Einstein au Collège de France 9782722605503

In 1914, Albert Einstein was invited to deliver the Michonis Lectures at the Collège de France, which had been organized

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Einstein au Collège de France
 9782722605503

Table of contents :
Quelques réflexions sur le contexte scientifique de la visite d’Einstein à Paris en 1922
Les cours de physique au Collège de France dans les années précédant 1905
L’énigmatique « physique générale »
La « physique générale et expérimentale » : de D’Alembert au Collège de France
Le funeste aveuglement de Bertrand
Conclusion. Poincaré, justement…
Einstein, du Collège de France à la Société française de philosophie
À la Société française de philosophie
Durée et simultanéité
Priorité et invariance
Culture matérielle et technologique
Derniers mots
Bergson, Einstein, et le temps des jumeaux : une singulière obstination
Un livre maudit
Questions d’autorité
Les faits, rien que les faits
Cruel Zénon
« Dieu le pardonne ! »
Les microbes relativistes : problèmes de voisinage
6 avril 1922 : une rencontre au sommet
Pas de « troisième temps » ?
Le temps comme forme
Le temps local et le paradoxe de Langevin
Les faux jumeaux de Painlevé
Conclusion : le problème de la coexistence
Valéry et Einstein, ou le poème de la relativité
Quatre rencontres principales : 1919, 1926, 1929, 1933
Première affinité : criticisme
Deuxième affinité : perspectivisme
Troisième affinité : formalisme
Einstein, Russell, Whitehead et le paradigme moderniste anglo-saxon en 1922
Einstein en voyage et les nouvelles perspectives de la physique dans les années 1920 et 1930 : un aperçu
Introduction. Science et politique dans l’entre-deux guerres
L’année 1919 et la conjonction de deux événements au niveau mondial, de nature très différente
L’engagement et les voyages d’Einstein
Les premiers voyages d’Einstein dans l’après-guerre
En France : physique, mathématiques et philosophie
Inde, Japon, Palestine et Espagne
Einstein en Amérique du Sud
Derniers voyages avant l’exil
Einstein au bord de la falaise. Les attentes des historiens parisiens après ses conférences au Collège de France (1922-1943)
Henri Berr
Lucien Febvre
Relativité et relativisme
La constante cosmologique : la plus grande erreur d’Einstein
Possibilité de quintessence et boîte de Pandore
Un peu d’histoire sur notre connaissance de l’Univers
Les arguments du grand débat
Épilogue – Fin du débat
Modèle de Willem de Sitter
Einstein réalise son erreur
Le témoignage de Gamow
Le modèle d’Univers d’Einstein
Énergie du vide
Composition de l’Univers aujourd’hui
Le fond cosmique micro-onde : une mine d’informations
Le vide quantique
Problème de coïncidence
Réalité de cette énergie du vide
Découverte stupéfiante en 1998
Divers modèles d’univers possibles
Problèmes d’ajustement fin
Le satellite européen Euclid : observations ciblées sur l’époque de transition entre matière et énergie noire dominante, vers z = 0.5
Conclusion et perspectives
Témoignage
Témoignage
Du CNRS à l’énergie atomique
Remettre en marche la communauté internationale
Gérer la situation internationale après la bombe
La Fédération mondiale et l’Emergency Committee of Atomic Scientists
La Commission des Nations unies sur l’énergie atomique
La guerre froide et la chasse aux sorcières
Le CEA et la pile Zoé
Président du Conseil mondial de la paix et président de la FMTS
La course aux armes thermonucléaires et les essais
L’appel Einstein-Russell
1956-1958

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Einstein au Collège de France Antoine Compagnon et Céline Surprenant (dir.)

Éditeur : Collège de France Lieu d'édition : Paris Année d'édition : 2020 Date de mise en ligne : 25 mai 2020 Collection : Passage des disciplines ISBN électronique : 9782722605503

http://books.openedition.org   Référence électronique COMPAGNON, Antoine (dir.) ; SURPRENANT, Céline (dir.). Einstein au Collège de France. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de France, 2020 (généré le 25 mai 2020). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782722605503.

Ce document a été généré automatiquement le 25 mai 2020. © Collège de France, 2020 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

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En 1914, Albert Einstein avait été invité à donner les conférences Michonis au Collège de France, organisées à partir de 1905 grâce au mécène Georges Michonis, pour y accueillir des savants étrangers. L’entrée en guerre l’empêcha de venir à Paris. Sous l’impulsion de Paul Langevin, professeur de Physique générale et expérimentale (1909-1946), l’invitation fut renouvelée en février 1922, peu après les tests de la théorie de la relativité générale effectués par l’astronome Sir Arthur Eddington en 1919, qui contribuèrent à la renommée mondiale d’Einstein. Le Collège se singularisera encore par la suite dans la réception des idées d’Einstein, en créant, en 1933, une chaire pour le physicien, qui avait fui l’Allemagne. Ayant déjà accepté un poste à l’Institut des études avancées de Princeton nouvellement créé (1930), Einstein n’occupera jamais cette chaire. Avec pour fil conducteur la visite d’Einstein au Collège, ce 3 e volume de la collection s’intéresse à l’impact des idées d’Einstein sur la physique française et, plus largement, dans la formation des savoirs et des arts (des années 1910 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale) en France et au-delà. Contrairement à Freud et à Darwin, dont l’accueil au Collège a été difficile, accueil qui a fait l’objet de deux volumes précédents de la collection, la théorie de la relativité d’Einstein y a très tôt été présentée par Langevin, qui en a fait le sujet de ses cours dès 1910-1911. D’autres professeurs du Collège s’y sont intéressés (Léon Brillouin [Physique théorique, 1932-1949], Frédéric Joliot [Chimie nucléaire, 1937-1958] et André Lichnérowicz [Physique mathématique, 1952-1986], de même que des professeurs de philosophie, de poétique et d’histoire (Henri Bergson, Paul Valéry [Poétique, 1937-1945]), Lucien Febvre [Histoire de la civilisation moderne, 1933-1949], ou Maurice Merleau-Ponty [Philosophie, 1952-1961]) pour nous limiter à ces quelques noms. Ce volume découle d’un colloque organisé par Antoine Compagnon (Littérature française moderne et contemporaine), Jean Dalibard (Atomes et rayonnement) et Jean-François Joanny (Matière molle et biophysique) les 11 et 12 juin 2018, dans le cadre du projet « Passage des disciplines : histoire globale du Collège de France,

XIXe-XXe siècle »,

qui porte sur l’évolution des

matières enseignées aussi bien que celles qui n’y ont pas été admises et qui forment un « Collège virtuel », depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1960. Il est dirigé par Antoine Compagnon, avec la collaboration de Céline Surprenant et reçoit le soutien financier de PSL (2016-2019), et de la Fondation Hugot. In 1914, Albert Einstein was invited to deliver the Michonis Lectures at the Collège de France, which had been organized thanks to Georges Michonis from 1905 onwards to welcome foreign scholars to the Collège de France. The outbreak of the First World War however prevented Einstein from coming to Paris. At the instigation of Paul Langevin, professor of General and Experimental Physics (1909-1946), the invitation was renewed in February 1922, shortly after the astronomer Sir Arthur Eddington had tested the theory (in 1919) that contributed to Einstein’s international fame. Taking Einstein’s visit to the Collège as as the main thread, the 3 rd volume of the series focuses on the impact of his ideas on French physics and more generally on the formation of disciplines and the arts (from the 1910s until the Second World War) in France and beyond. Unlike the ideas of Freud and Darwin, which were not well received at the Collège and which were the subject of the first two volumes of the series, respectively, Einstein’s theory of relativity attracted the attention of Paul Langevin, who presented it as early as 1910-1911 in his teachings. Other professors at the Collège also took an interest in it, such as Léon Brillouin (Theoretical Physics, 1932-1949), Frédéric Joliot (Nuclear Physics, 1937-1958) and André Lichnérowicz (Mathematical Physics, 1952-1986), as well as philosophy, poetics and history professors (Henri Bergson [Modern Philosophy, 1904-1921], Paul Valéry [Poetics, 1937-1945], Lucien Febvre [History of Modern Civilization, 1933-1949], and Maurice Merleau-Ponty [Philosophy, 1952-1961]) to name but a few. Volume 3 of the “Passage des disciplines” series includes texts that were presented during the symposium “Einstein at the Collège de France” (11-12 June 2018), organized by Antoine

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Compagnon (Modern and Contemporary French Literature), Jean Dalibard (Atoms and Radiation), and Jean-François Joanny (Soft Matter and Biophysics), as part of “Passage des disciplines: Global history of the Collège de France, 19th-20th century”. This research programme and the series associated with it examines the genesis of scientific and literary fields of knowledge, their mapping and their evolution during the 19th and 20th centuries, on both national and international levels, from the standpoint afforded by the history of the renewal of academic Chairs at the Collège de France. It is headed by Antoine Compagnon, in collaboration with Céline Surprenant, and receives the financial support of PSL (2016-2019) and the Fondation Hugot.

ANTOINE COMPAGNON Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de Littérature française moderne et contemporaine : Histoire, critique, théorie

CÉLINE SURPRENANT Chercheur associée à la chaire de Littérature française moderne et contemporaine : Histoire, critique, théorie

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SOMMAIRE Quelques réflexions sur le contexte scientifique de la visite d’Einstein à Paris en 1922 Serge Haroche

Les cours de physique au Collège de France dans les années précédant 1905 Françoise Balibar

L’énigmatique « physique générale » La « physique générale et expérimentale » : de D’Alembert au Collège de France Le funeste aveuglement de Bertrand Conclusion. Poincaré, justement…

Einstein, du Collège de France à la Société française de philosophie Jimena Canales

À la Société française de philosophie Durée et simultanéité Priorité et invariance Culture matérielle et technologique Derniers mots

Bergson, Einstein, et le temps des jumeaux : une singulière obstination Élie During

Valéry et Einstein, ou le poème de la relativité William Marx

Quatre rencontres principales : 1919, 1926, 1929, 1933 Première affinité : criticisme Deuxième affinité : perspectivisme Troisième affinité : formalisme

Einstein, Russell, Whitehead et le paradigme moderniste anglo-saxon en 1922 Jean-Michel Rabaté

Einstein en voyage et les nouvelles perspectives de la physique dans les années 1920 et 1930 : un aperçu Michel Paty

Introduction. Science et politique dans l’entre-deux guerres L’année 1919 et la conjonction de deux événements au niveau mondial, de nature très différente L’engagement et les voyages d’Einstein Les premiers voyages d’Einstein dans l’après-guerre En France : physique, mathématiques et philosophie Inde, Japon, Palestine et Espagne Einstein en Amérique du Sud Derniers voyages avant l’exil

Einstein au bord de la falaise. Les attentes des historiens parisiens après ses conférences au Collège de France (1922-1943) Éric Brian

Henri Berr Lucien Febvre

Relativité et relativisme Claudine Tiercelin

La constante cosmologique : la plus grande erreur d’Einstein Françoise Combes

Témoignage Une certaine conception de la recherche Pierre Joliot

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Témoignage Une conception de la responsabilité des scientifiques Hélène Langevin-Joliot

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Quelques réflexions sur le contexte scientifique de la visite d’Einstein à Paris en 1922 Serge Haroche

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La visite qu’Einstein fit à Paris en 1922 à l’invitation de Paul Langevin a suscité un intérêt bien au-delà du cercle des physiciens et des scientifiques. Le savant allemand était devenu à la fin de la Grande Guerre une star mondiale suite à l’observation de la déflection des rayons lumineux provenant d’une étoile et rasant le Soleil au cours de l’éclipse de 1919. La théorie révolutionnaire de la relativité générale, basée sur la description géométrique d’un espace-temps courbe, avait prédit pour cette déflection une différence angulaire minuscule de 0,7 secondes d’arc par rapport à la prédiction de la physique newtonienne. La distance entre la position prévue par Newton et celle produite par la courbure de l’espace au voisinage du Soleil n’était que 1/2500 ème du diamètre apparent de notre astre. Cet effet minuscule avait été annoncé par l’astronome Anglais Eddington après une analyse statistique longue et complexe des plaques photographiques ramenées des expéditions qui avaient observé l’éclipse aux îles du Cap vert et dans le Nord-est du Brésil. Jamais une si grande notoriété n’avait été produite par un effet aussi petit !

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Les physiciens et mathématiciens qui comprenaient vraiment la théorie d’Einstein étaient très peu nombreux. Elle laissait aux non-scientifiques une impression d’étrangeté vaguement inquiétante. Comme une photographie en témoigne, les conférences qu’Einstein donna à Paris ont attiré une foule de messieurs en chapeau melon se pressant au portillon d’entrée du Collège de France pour écouter le grand homme. En assistant à ses conférences exposées dans un français hésitant, les auditeurs avaient le sentiment d’être les témoins d’une révolution aussi profonde que celle qui avait été initiée par Copernic et Galilée trois siècles auparavant.

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M. Painlevé fait lui-même la police afin d’empêcher l’entrée d’un public trop nombreux venu pour écouter M. Einstein, avril 1922

© BNF 3

Les débats techniques et philosophiques sur la nature du temps et de l’espace qui ont opposé Einstein à Paul Painlevé et Henri Bergson sont passés au-dessus de la tête de la plus grande partie de l’auditoire. Einstein était sûr de lui car toute sa théorie était la conséquence logique d’un principe fondamental qu’il n’avait fait que généraliser à partir des idées de Galilée, celui de l’invariance des lois de la physique par rapport au repère dans lequel on les observe. Qu’un jumeau voyageur revenant après un long voyage dans une fusée volant à une vitesse proche de celle de la lumière soit beaucoup plus jeune que son frère resté sur Terre était certes étrange, mais c’était une conséquence inéluctable de la théorie, même si cela entrait en conflit avec l’intuition bergsonienne. Paraphrasant le Epur si muove de Galilée (« et pourtant elle tourne »), Einstein aurait pu affirmer à ses contradicteurs : « et pourtant, le jumeau voyageur est plus jeune ». J’ai connu personnellement un témoin de ces discussions. Mon vieux professeur de maths en classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand nous avait raconté, au début des années 1960, qu’il avait été quarante ans auparavant un des auditeurs d’Einstein et qu’il n’avait rien compris aux débats auxquels il avait assisté.

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Pour un physicien, la visite d’Einstein à Paris pose une question intéressante. Pourquoi n’y a-t-il parlé que de la relativité ? S’il est surtout connu du grand public pour cette théorie, on oublie souvent que le savant allemand est aussi l’un des pères de la physique quantique, la théorie qui nous a ouvert les clés de l’infiniment petit. Avant même son article fondateur sur la relativité restreinte de l’été 1905, Einstein avait publié au printemps de la même année un papier introduisant le concept de photon et le dualisme onde-particule pour la description des phénomènes électromagnétiques. Einstein avait affirmé que la lumière se propage dans l’espace comme une onde donnant lieu à des phénomènes d’interférences et, qu’en même temps, elle interagit avec la matière de façon granulaire, comme un ensemble de particules. Ce modèle

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expliquait les propriétés du rayonnement thermique des corps chauffés et élucidait les caractéristiques étranges de l’effet photo-électrique nouvellement observé. 5

Alors même qu’il cherchait entre 1907 et 1915 à étendre son principe de relativité de 1905 à la gravitation, Einstein avait aussi généralisé sa théorie des quanta à la matière en décrivant les atomes d’un solide comme de petits oscillateurs vibrant autour de leurs positions d’équilibre, sautant d’un état de vibration à l’autre par quanta indivisibles. Ce modèle, exposé à la conférence Solvay de 1911, lui permit d’expliquer les propriétés de la chaleur spécifique des solides. La constante ℎ que Planck avait introduite de façon heuristique en physique jouait un rôle central dans cette théorie. Les quanta d’un oscillateur de fréquence 𝜈, qu’il s’agisse d’un champ électromagnétique ou d’un mode de vibration d’un atome, transportaient chacun une énergie ℎ𝜈. La constante ℎ, homogène à une énergie divisée par une fréquence, ou encore à une énergie multipliée par un temps a les dimensions de ce qu’on appelle une action en physique. Elle a une valeur extrêmement petite dans l’unité usuelle du système de mesure international, le joule-seconde (J · s). Sa valeur, 6.10 -34 J · s, s’écrit en notation décimale avec trente-trois zéros suivis par un 6 après la virgule ! C’est dire que tous les phénomènes macroscopiques impliquent des nombres de quanta si gigantesques et des actions si grandes devant ℎ que l’aspect granulaire de la physique est en général totalement indécelable.

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En un sens on peut dire que la physique quantique est encore beaucoup plus étrangère à l’expérience de notre vie quotidienne que la relativité. Dans notre monde où les objets macroscopiques bougent à des vitesses v d’au plus quelques kms/seconde – très faibles devant la vitesse de la lumière c = 300.000 km/s - les effets relativistes de dilatation des temps ou de contraction des longueurs, du second ordre en v/c, sont des corrections de l’ordre de 10-10 au plus. Elles sont certes très petites, mais restent énormes comparées au facteur 10-34 de la constante de Planck ! Si Einstein avait parlé de quanta à Paris en 1922, il aurait sans doute suscité encore plus d’étonnement et d’incrédulité auprès du grand public qu’en évoquant la relativité !

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Les travaux d’Einstein sur les quanta ne s’étaient pas limités à la découverte du photon et à celle des oscillateurs quantiques. Il avait aussi élucidé les mécanismes d’échange d’énergie entre la matière et la lumière et découvert en 1916 le phénomène d’émission stimulée qui fait qu’un atome porté dans un état électronique excité a tendance à amplifier de la lumière incidente en émettant un photon identique à ceux qui l’éclairent. Cet effet annonçait le laser, inventé quelques cinquante ans plus tard.

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Si Einstein n’a consacré aucune de ses conférences parisiennes de 1922 à ses recherches sur les quanta c’est sans doute parce que la théorie quantique était encore en gestation et qu’aucune idée simple n’émergeait d’un ensemble d’observations disparates et de modèles théoriques incomplets incapables de rendre compte de façon précise et unifiée des propriétés de la matière et de la lumière à l’échelle atomique. La physique des quanta était alors plus un sujet de discussions et d’analyses passionnées entre collègues qu’un thème à aborder devant un auditoire non spécialisé.

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Dans l’année où Einstein visita Paris et au cours des trois suivantes, des pans du voile qui recouvrait le monde quantique se levèrent progressivement, jusqu’à ce qu’une théorie complète émerge en 1925-1926, à la suite des travaux indépendants de Heisenberg, Schrödinger et Dirac. Einstein suivit pendant cette période de près l’évolution des recherches sur les quanta et y participa activement. À l’époque de sa visite au Collège de France et à la Sorbonne, il était sans doute intellectuellement plus

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intrigué par les mystères des quanta que par ceux qu’il considérait alors comme largement résolus de la relativité. Cette année 1922 est aussi celle où Einstein allait recevoir le prix Nobel de physique pour sa découverte des quanta de lumière et l’élucidation de l’effet photoélectrique, sans que la relativité ne soit mentionnée par l’Académie suédoise des sciences dans la motivation du prix. 10

Il y avait en 1922 à Paris un jeune homme passionné par la physique, qui s’intéressait aux deux faces de l’œuvre d’Einstein. Louis de Broglie comprenait en profondeur les implications de la relativité et était fasciné par les quanta. Frère de Maurice de Broglie – un physicien que connaissait bien Einstein – et étudiant en thèse de Langevin, Louis a probablement assisté aux conférences du Collège de France et de la Sorbonne. Il est bien possible qu’il ait eu l’occasion de parler personnellement à Einstein à Paris au printemps 1922. Il allait l’année suivante combiner les idées relativistes et quantiques pour faire une avancée décisive sur le chemin de l’élaboration de la mécanique quantique. Einstein avait annoncé que la lumière, vue par la physique classique comme une onde, était aussi formée de particules. Adoptant le point de vue inverse, de Broglie fit l’hypothèse que les constituants de la matière, électrons, noyaux et atomes – que la physique classique considérait comme des corpuscules – étaient aussi associés à des ondes. Le dualisme introduit par Einstein pour décrire la lumière devait s’étendre à toute la physique. La longueur de l’onde de matière associée à une particule de masse m et de vitesse v était égale à ℎ/mv. Cette relation était identique à celle qui reliait d’après la relativité la longueur d’onde des photons de fréquence 𝜈 à leur impulsion p= 𝜈/c.

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Paul Langevin, malgré sa profonde connaissance de la relativité, ne sut que penser de l’idée révolutionnaire de Louis de Broglie qui mariait en quelque sorte la relativité et les quanta. Il envoya pour avis à Einstein le manuscrit de la thèse de son étudiant. Einstein eut tout de suite l’intuition que le jeune Français avait levé un pan du grand voile. Il l’écrivit à Langevin qui, rassuré par l’appréciation enthousiaste de son collègue, fit soutenir sa thèse à de Broglie. Quelques mois plus tard, Einstein, suivant une idée que lui avait donné un autre jeune physicien, l’Indien Satyendranath Bose, devait confirmer la similarité entre photons et atomes en prédisant le phénomène de condensation de Bose-Einstein. À très basse température, certaines catégories d’atomes, appelés depuis bosons, devaient tous tomber dans le même état quantique et se comporter collectivement comme une onde de matière géante. Ce nouvel état de la matière quantique dans lequel les atomes d’un gaz peuvent être comparés aux photons d’un laser, ne devait être produit expérimentalement que soixante-dix ans plus tard, en 1995.

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Einstein revint à Paris en 1929 pour y recevoir un doctorat honoris causa. Ce nouveau séjour parisien s’intercala entre deux visites importantes qu’Einstein fit à Bruxelles en 1927 et 1930, pour assister aux fameux congrès Solvay où l’interprétation de la théorie quantique a été longuement et passionnément discutée. Einstein s’est alors opposé à Niels Bohr et à Werner Heisenberg, les tenants de l’École de Copenhague qui défendaient la validité des relations d’incertitude et le principe de complémentarité quantique. L’interprétation de Copenhague remet en cause le déterminisme de la physique classique. Elle décrit un monde microscopique où le hasard joue un rôle essentiel et où des quantités physiques telles que la position ou la vitesse d’une particule ne prennent de valeurs réelles que si un appareil de mesure extrait de l’information du système étudié en le perturbant de façon inévitable. Parler de la valeur d’une quantité physique sans spécifier la façon dont elle est observée n’a pas de

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sens en physique quantique. Einstein n’acceptait pas ce point de vue et ne pouvait concevoir comme achevée une théorie qui ne donnait pas un statut de réalité à des grandeurs physiques simplement parce qu’on ne les regardait pas. Les expériences de pensée qu’il a imaginées avec Bohr pour discuter des concepts quantiques sont restées fameuses. Leur analyse a toujours donné raison à Bohr et le principe de complémentarité est jusqu’à aujourd’hui la règle admise de la physique quantique. 13

En rapprochant les débats auxquels Einstein a participé à Paris en 1922 de ceux des Congrès bruxellois de la fin des années 1920, on mesure l’étendue du génie d’Einstein et aussi le drame personnel qu’il a vécu. En 1922, il a triomphé de ses contradicteurs qui remettaient en cause pour des raisons psychologiques et philosophiques ses conceptions de l’espace et du temps. Il n’avait qu’à s’appuyer pour cela sur l’analyse de ses expériences de pensée de trains et de fusées relativistes. Quelques années plus tard, il fut par contre vaincu par ses opposants dans l’interprétation de la mécanique quantique. Au lieu de venir à son secours, les expériences de pensée confirmèrent l’intuition de ses adversaires. On peut dire qu’il adopta dans le débat quantique une attitude similaire à celle de Bergson dans leurs discussions sur la relativité. Sans contester la validité et la puissance de la théorie quantique, il refusa d’accepter comme définitifs des principes qui heurtaient ses idées préconçues sur le monde, pour des raisons qui étaient finalement de nature plus psychologique et philosophique que scientifique.

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La contestation prudente de la relativité par Bergson était celle d’un outsider, philosophe et amateur éclairé des mathématiques et de la physique. Celle qu’Einstein opposait à la doxa de l’École de Copenhague était autrement plus sérieuse. Elle venait d’un acteur qui avait joué un rôle essentiel dans la genèse des concepts quantiques au cours du quart de siècle où ils s’étaient élaborés. Le conflit dans lequel Einstein se trouvait impliqué n’en était que plus douloureux. Son opposition à l’interprétation de Copenhague de la physique quantique fut pour lui un drame personnel, tant il s’était investi dans la recherche de la vérité dans les deux révolutions scientifiques qu’il avait initiées. La théorie de la relativité, qui ne l’a jamais déçu, a été son enfant chéri. La mécanique quantique a été l’enfant rebelle qui lui a échappé. Quand il visita Paris en 1922, il était le père heureux d’une théorie de la relativité triomphante et d’une jeune physique des quanta encore balbutiante mais prometteuse. Quelques années plus tard, son horizon s’était assombri. L’enfant rebelle triomphait, après avoir pris une direction qu’il désapprouvait.

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Le drame vécu par Einstein n’était pas seulement de nature intellectuelle et scientifique. Entre 1922 et 1930, d’autres tempêtes s’étaient levées qui allaient entraîner l’exil d’Einstein en Amérique. L’année 1922 les annonçait déjà. En revenant à Berlin, Einstein dut subir les reproches de ses collègues furieux qu’il ait pactisé avec l’ennemi Français. Deux mois plus tard, son ami Walther Rathenau, ministre des affaires étrangères de la République de Weimar fut assassiné par des nationalistes d’extrême droite. Rathenau avait fortement encouragé Einstein à accepter l’invitation de Paul Langevin pour marquer symboliquement la reprise des contacts entre la France et l’Allemagne. Le contexte de la visite d’Einstein à Paris m’a conduit ainsi à évoquer la science, mais aussi la philosophie, la politique et l’histoire. Les contributions à ce volume reviendront au fil des pages qui suivent sur ces différents aspects, dont la vie et l’œuvre d’Einstein ne peuvent être dissociées.

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AUTEUR SERGE HAROCHE Collège de France

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Les cours de physique au Collège de France dans les années précédant 1905 Françoise Balibar

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L’idée a longtemps prévalu parmi les historiens des sciences que les physiciens français de la fin du XIXe siècle n’avaient pas vu venir les bouleversements qui, dans la première moitié du siècle suivant, allaient ébranler la discipline intellectuelle nommée « physique » – et, subsidiairement, la civilisation matérielle du monde occidental – à savoir la théorie de la relativité et la théorie quantique qu’Étienne Klein, qui n’a pas peur des mots, appelle « la révolution quantique et relativiste ».

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Je me propose d’examiner la valeur de vérité de cette rumeur sur le cas particulier des cours de « physique » prononcés au Collège de France dans cette période.

L’énigmatique « physique générale » 3

Il convient d’abord de rappeler que la signification du mot « physique » a considérablement évolué au cours du temps : entre, par exemple, la physique d’Épicure ou de Descartes, et les connaissances déduites des développements de la physique contemporaine, l’écart est énorme. Toutes proportions gardées, la signification du mot « physique » a évolué dans le laps de temps qui nous intéresse ici : « les années précédant 1905 » – intervalle de temps relativement court qui, partant des dix ou quinze dernières années du XIXe siècle, va jusqu’en 19051. Un effet de ce changement mérite d’être signalé : le mot « physique », qui au cours du XIXe siècle n’était pour ainsi dire jamais employé sans que lui soit ajouté une caractérisation (physique des solides, physique expérimentale, etc.), a émergé de la période considérée complètement transformé, devenu autonome, tel un papillon hors de sa chrysalide, volant de ses propres ailes. Parler de « physique », sans plus de spécification, comme on le fait couramment aujourd’hui, ce qui jusqu’en 1905 n’allait pas de soi, est devenu non seulement correct mais également légitime.

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Cette remarque, portant sur le vocabulaire des physiciens et la manière dont ils désignent leur propre domaine de connaissances, est importante si l’on veut éviter un contre-sens sur le mot « physique » tel qu’il apparaît dans les intitulés des cours professés au Collège de France à cette époque charnière. Il se trouve que les deux chaires du Collège de France dont l’intitulé comporte le mot « physique » ont chacune été occupée pendant une longue période (de l’ordre de trente ans) par un seul professeur et n’ont changé de titulaire qu’en 1900 pour l’une, et en 1908 pour l’autre. Ce sont la chaire dite de « Physique mathématique », créée en 1769, dans laquelle fut élu en 1862 Joseph Bertrand, mathématicien qui a laissé un nom dans l’histoire des mathématiques et qui occupa cette chaire jusqu’à la fin de sa vie, en 1900. Dans l’autre chaire, créée en 1785 sous l’intitulé « Physique générale et expérimentale », avait été élu en 1872 le physicien Éleuthère Mascart, qui l’occupa officiellement jusqu’à sa mort en 1908, mais qui, à partir de 1903, se fit remplacer dans ses tâches d’enseignement par son suppléant, Paul Langevin, la création et le fonctionnement du tout nouveau Bureau central de la météorologie (l’ancêtre de Météo-France) lui semblant plus intéressants que l’enseignement au Collège de France des derniers développements de « la physique générale et expérimentale ».

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Si « physique mathématique » figurant dans l’intitulé du cours de Bertrand ne pose (apparemment, peut-être) guère de problème d’interprétation, il n’en va pas de même de l’intitulé de la chaire de Mascart : « physique générale et expérimentale ». Que fautil entendre par « physique générale » – plus même, par « physique générale et expérimentale » ?

La « physique générale et expérimentale » : de D’Alembert au Collège de France 6

Les circonstances de l’apparition de l’expression « physique générale » ne sont pas clairement établies. Une chose est sûre cependant : l’expression figure déjà sous la plume de D’Alembert dans le « Discours préliminaire » figurant en tête de l’Encyclopédie qu’il publia en collaboration avec Diderot, volume après volume, entre 1751 et 1772 2. Dans le « Discours préliminaire », D’Alembert se plaint de ce que « cette vaste science appelée en général Physique ou Étude de la Nature comporte tant de parties différentes » ; cette hétérogénéité des parties, si elle empêche d’attribuer un « genre » défini à la Physique en question, n’empêche pas de parler globalement, « en général3 », de l’ensemble de ces parties si différentes, et même de désigner cet ensemble hétéroclite par « physique générale » – par opposition aux « physiques particulières » qu’elle rassemble.

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Dans ce contexte, l’expression « physique générale et expérimentale », est introduite par D’Alembert pour désigner, tout ce qui, dans chacune des physiques particulières, ne relève pas de l’« application des calculs mathématiques à l’expérience » ; autrement dit, commente D’Alembert, ce qui n’est « proprement [à proprement parler] qu’un recueil raisonné d’expériences et d’observations4 ». À ce qui a été retiré, c’est-à-dire à l’ensemble de ce qui, dans chaque physique particulière, relève effectivement de l’application des calculs mathématiques, D’Alembert propose de donner le nom collectif de « physique mathématique ».

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8

On ne sera pas étonné d’apprendre que les physiciens et mathématiciens du XIXe siècle, en France, ont été de grands lecteurs de l’Encyclopédie. Ce qui n’empêcha pas AndréMarie Ampère (1775-1836) – le plus romantique des physiciens, poète et métaphysicien à ses heures, amoureux perpétuel, en proie à des accès de mélancolie qui le terrassaient – de se trouver fort embarrassé lorsqu’il fut élu, en 1824, au Collège de France dans la chaire de « Physique générale et expérimentale », qu’il a occupée jusqu’à sa mort : En 1829, lorsque je préparais le cours de physique générale et expérimentale dont je suis chargé au Collège de France, il s’offrit d’abord à moi deux questions à résoudre : 1) Qu’est-ce que la physique générale, et par quel caractère précis est-elle distinguée des autres sciences ? 2) Quelles sont les différentes branches de la physique générale ainsi circonscrite, qu’on peut considérer, à volonté, comme autant de sciences particulières, ou comme les diverses parties de la science plus étendue dont il est ici question 5.

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On le voit, l’absence de définition précise de la « physique générale » ne satisfaisait pas Ampère qui s’interrogeait sur ce mystérieux « caractère » supposé la distinguer de « la science plus étendue dont il est ici question » (celle dont, selon D’Alembert, la « physique générale et expérimentale » n’est qu’une partie, elle-même « vaste ».)

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Joseph Bertrand (1822-1900), lui aussi, avait lu très tôt l’Encyclopédie (d’ailleurs, que n’avait-il pas lu au berceau, lui qui parlait latin couramment à l’âge de neuf ans ?). Dès son installation, en 1862, au Collège de France (où il faisait la pluie et le beau temps en coulisse depuis déjà pas mal de temps6), Bertrand, qui était mathématicien, obtint que l’intitulé de « sa » chaire (« Physique mathématique ») fût changé en « Physique générale et mathématique » – expression démarquée de l’intitulé de l’autre chaire (« Physique générale et expérimentale »), alors occupée par Victor Regnault à partir de 1841 jusqu’en 1872, puis ensuite par Mascart (qui remplaça Regnault entre 1868 et 1871), et qui occupa la chaire de 1872 à 1908.

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Quelles étaient les intentions de Bertrand, en proposant ce changement d’intitulé ? Mettre de l’ordre, assurément. Mais sa volonté d’ordre et de symétrie ne reposait-elle pas sur une pétition de principe ? À savoir l’existence de quelque chose répondant au nom de « physique générale », susceptible de l’une ou l’autre (et non de l’une et l’autre) des deux qualifications : expérimentale ou mathématique. Autrement dit, Bertrand, sous prétexte de symétrie, installait au Collège de France, de son propre chef, une opposition qu’il ne cessa d’affuter par la suite entre « mathématique » et « expérimental », excluant tout mélange des genres. Et pour que les choses soient claires, Bertrand, dès ses premiers cours, fit savoir urbi et orbi que son cours ne comporterait aucun élément expérimental7 – à charge de revanche, bien sûr – son collègue occupant l’autre chaire, « générale et expérimentale », devant lui laisser l’entière disposition du domaine mathématique qu’il considérait comme sien. Pendant près de quarante ans, Bertrand s’est efforcé de construire une physique où l’expérimentation n’entrait en ligne de compte que sous la forme de résultats de mesure, données numériques sur lesquelles il exerçait sa (grande) maîtrise du calcul en vue de leur transformation en « lois », lois « empiriques » susceptibles d’être résumées via l’analyse mathématique en formules dont l’exactitude numérique était la qualité principale. « Le géomètre veut une erreur nulle » était, chez Bertrand, l’expression d’une conviction profonde.

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Le funeste aveuglement de Bertrand 12

C’est en raison de cette position épistémologique que Bertrand, dans les cours qu’il donna au Collège de France pendant trente-huit ans, ignora délibérément et systématiquement les travaux de Maxwell, son contemporain, principal auteur de ce qui occupa toute l’Europe savante entre 1830 et 1870 : la théorie dite « électromagnétique », théorie des phénomènes électriques et magnétiques débouchant comme par miracle sur une théorie de la lumière.

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Le nom de Maxwell n’apparaît que très rarement dans les cours de Bertrand au Collège de France – généralement sous forme de remarques caustiques. Ce n’est cependant pas faute d’avoir réellement étudié, pour lui-même et dans le secret de son bureau, l’évolution des travaux (parfois très élaborés du point de vue mathématique) de Maxwell au fur et à mesure de leur publication dans des journaux spécialisés. C’est donc en parfaite connaissance du sujet8 que Bertrand rédigea en 1873 le premier compterendu du Treatise on Electricity and Magnetism de Maxwell, tout juste sorti des presses 9, où celui-ci exposait de façon systématique sa théorie achevée 10.

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Ce compte-rendu est écrit sur un ton persifleur, mêlant expression emphatique d’une admiration de convenance et observations désobligeantes du type : « M. Maxwell cherche avec ardeur et invente avec hardiesse ». La raison de cette animosité est énoncée sans ambages : « L’expérience assurément doit être la base de toute théorie, et l’on peut même, Faraday l’a prouvé, obtenir par son seul secours, des résultats aussi admirables qu’imprévus, des théorèmes aussi féconds que précis. […] Il n’en est pas moins qu’une théorie mathématique dans laquelle l’expérience intervient ne saurait être parfaite11. » Autrement dit, Maxwell est accusé par Bertrand d’avoir transgressé le dogme dont ce dernier s’était fait le héraut au Collège de France, celui de la stricte séparation entre expérimental et mathématique, qualitatif et quantitatif ; faute d’avoir observé cette règle, Maxwell avait laissé l’inévitable indétermination des résultats expérimentaux pervertir la perfection des mathématiques. On s’étonne que Bertrand, homme cultivé, mathématicien en exercice, ait pu ne pas faire la distinction entre erreur et indétermination et identifier la perfection à l’absence d’erreur (l’« erreur nulle » propre au calcul mathématique).

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Mais là n’est pas le seul péché qu’ait commis Maxwell aux yeux de Bertrand. Plus grave si cela est possible, est le fait d’avoir abandonné « le modèle français » qui, pour Bertrand, faisait figure de dogme, du fait qu’il avait été inventé par les mathématiciens de la Révolution que Bertrand avait appris à admirer (principalement Joseph-Louis Lagrange) au cours de ses études. Ce modèle mécaniste, de type newtonien, reposait sur l’existence supposée de forces agissant à distance (à l’instar de la force gravitationnelle). Convaincu par les recherches expérimentales de Faraday, et par l’échec des tentatives d’adaptation du modèle français au traitement des phénomènes électriques, Maxwell avait opté pour une conception d’action locale (nommée « champ ») se propageant de proche en proche sur toute la distance séparant deux particules de matière.

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Bertrand fut attaqué par les partisans de la théorie de Maxwell, de plus en plus nombreux au fil des ans, même en France (la génération des glorieux mathématiciens français s’était éteinte dans les années 1810). Contesté par ses anciens collègues et étudiants, il poursuivit son entreprise de mise en formules des résultats expérimentaux au fur et à mesure de leur production par les expérimentateurs. Pendant trente-huit

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ans, il persista dans ce qui finit par ressembler à de la folie. Coupé du reste du monde savant, statutairement inexpugnable de sa chaire au Collège de France, comme envoûté par un mauvais sort, Bertrand, tel une Belle au bois dormant, semblait plongé dans un sommeil que l’on peut qualifier de « dogmatique », pendant qu’à deux pas du Collège de France, à l’École polytechnique et à la Sorbonne, les étudiants se pressaient aux cours du plus célèbre de ses anciens étudiants, Henri Poincaré, l’un des principaux porteparoles des conceptions de Maxwell.

Conclusion. Poincaré, justement… 17

En 1894, Henri Poincaré (qui avait alors 40 ans) fut prié de prononcer un éloge public de celui qui avait été son professeur. Après avoir rendu hommage à la fidélité indéfectible dont Bertrand avait fait preuve tout au long de sa vie, à l’endroit « des maîtres d’autrefois, ces Descartes, ces D’Alembert, ces Laplace dont vous parlez naturellement la langue » (allusion perfide au passé d’enfant prodige de Bertrand ?), Poincaré constate que, cependant, « les temps ont changé ». Ainsi « l’hypothèse sur laquelle se fondaient ces géants d’autrefois », l’hypothèse des actions à distance que Bertrand tenait pour une vérité éternelle et que Maxwell avait abandonnée, cette hypothèse, donc, n’est « plus recevable aujourd’hui ». Et Poincaré ajoute, insistant sans ménagement sur les raisons de l’échec de l’entreprise de Bertrand : « Vous saviez trop bien qu’ils [les géants d’autrefois] n’avaient pu soumettre à la règle de fer du calcul ce qui est, par essence, si incertain et si subjectif qu’à force d’accumuler les hypothèses tacites. Ces hypothèses, vous les avez dénoncées impitoyablement, portant vous-même de rudes coups à la science que vous aimez ». Poincaré ajoute (un peu plus tard, peut-être lors de la cérémonie ?), in cauda venenum : « M. Bertrand ne l’ignore pas, assurément, et cependant si nous l’avons rappelé c’est qu’il n’a pas jugé utile de l’apprendre à ses lecteurs12. »

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Pas plus, au demeurant, qu’à ses auditeurs du Collège de France. Où il apparaît que ce que les jeunes collègues de Bertrand lui reprochaient à la fin de sa vie n’était pas tant d’avoir ignoré la théorie de Maxwell, que d’avoir, sciemment, en pleine connaissance de cause, « jugé (in)utile de l’apprendre à ses lecteurs ». Tant de franchise étonne – qui plus est, dans des circonstances officielles : la scène se passe à la Société mathématique de France… En somme, Bertrand a failli à la tâche qui lui avait été assignée en devenant professeur au Collège de France : faire connaître la science en train de se faire.

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Or, comme le dira plus tard Einstein, ce qui est en train de se faire dans le dernier quart du XIXe siècle, c’est « la modification la plus profonde qu’ait connue la physique depuis Newton » : « un changement dans notre conception de la nature de la réalité physique : après Maxwell, il n’est plus possible de se la représenter comme un ensemble de points matériels obéissant à des équations différentielles totales [ordinaires] ; elle doit aussi être représentée par des champs continus qui obéissent à des équations aux dérivées partielles13. »

20

Mais, à considérer la manière dont Bertrand concevait les rapports entre physique et mathématiques, telle qu’elle est illustrée dans ses cours au Collège de France – les mathématiques étant pour l’essentiel réduites au rôle de traitement des données dans le but de les transformer en certitude mathématique (« erreur nulle ») –, il est peu probable que le passage des équations différentielles ordinaires aux équations aux dérivées partielles, structurellement dissemblables en tant qu’objets mathématiques, ait

16

pu apparaître à Bertrand comme l’indication d’un changement dans la manière de concevoir la réalité physique, les deux domaines, physique et mathématiques, devant, selon lui, rester rigoureusement étanches l’un à l’autre. 21

C’est précisément ce à quoi Einstein, en 1905, se refuse : les deux domaines, physique et mathématique, ne sont pas indépendants l’un de l’autre ; à toute différence dans l’un des domaines doit correspondre une différence dans l’autre. C’est pourquoi, constatant qu’il existe « une profonde différence formelle entre les représentations théoriques que se sont forgées les physiciens à propos des gaz et des autres corps pondérables [modèle newtonien corpusculaire d’action à distance], et la théorie de Maxwell des processus électromagnétiques [modèle maxwellien d’action locale avec propagation dans ce qu’il est convenu d’appeler “l’espace vide”]14 », Einstein prend cette différence formelle au sérieux et y voit l’indication d’une double nature de la réalité : le rayonnement ondulatoire, étudié par Maxwell, est (aussi) granulaire, corpusculaire ; et inversement, pourquoi les particules matérielles ne seraient-elles pas susceptibles d’une représentation sous forme de « paquets d’ondes » ?

22

Si, revenant à la question posée au début de cette intervention, je me demande dans quelle mesure la rumeur qui veut que les physiciens français n’aient pas vu venir la révolution quantique et relativiste, force est de constater que l’un d’entre eux, au moins, bien placé et influent, cultivé et savant, Joseph Bertrand, non seulement ne l’a pas vue venir, mais s’est caché la tête dans ses plumes, pour ne pas la voir.

23

Drôle d’homme.

NOTES 1. « 1905 » est, au même titre que « 1789 », par exemple, l’une de ces dates qui, par l’usage qui en est fait dans le discours, acquièrent, à côté de la signification que leur confère leur statut de repère dans le temps, simple encoche sur une échelle graduée, une deuxième signification, celle d’un événement survenu à cette date, suffisamment marquant pour délimiter un avant et un après dans le cours des choses. 1905 est l’année durant laquelle Einstein (qui avait 26 ans) a publié cinq articles qui tous, à des degrés divers et selon des perspectives différentes, ont modifié le cours de l’histoire de ce que nous nommons aujourd’hui « la physique ». Mais 1905 désigne aussi cet événement lui-même, en tant qu’il a « révolutionné » le cours des choses dans cette physique, installant un avant et un après, ce que Thomas S. Kuhn a appelé un « changement de paradigme » dans La Structure des révolutions scientifiques (1962), trad. Laure Meyer, Paris, Flammarion, coll. « Champs sciences », 1972. 2. D. Diderot, J. D’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (première édition 1751). 3. Dans tout ce paragraphe, c’est moi qui souligne. Par ailleurs, l’expression « en général » me semble devoir être entendue ici au sens de « souvent » (antonyme : « parfois »). 4. J. D’Alembert, « Discours préliminaire de l’Encyclopédie », François Picavet (éd.), Paris, Armand Colin,

1894,

p. 33.

Disponible

en

bpt6k75526p.texteImage, p. vii et p. xix.

ligne sur

Gallica :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/

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5. A.M. Ampère, Essai sur la philosophie des sciences ou Exposition analytique d’une classification naturelle de toutes les connaissances humaines, Paris, Bachelier, 1834. Sur les présupposés épistémologiques d’Ampère, voir Jacques Merleau-Ponty, Leçons sur la genèse des théories physiques, Galilée, Ampère, Einstein, Paris, Vrin, 1974, p. 69-93. 6. M. Zerner, « Le règne de Joseph Bertrand (1874-1900) », dans Hélène Gispert (dir.), La France mathématique. La Société mathématique de France, 1870-1914, Paris, Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 34, 1991, p. 298-322. 7. J. Bertrand, « L’étude expérimentale n’est pas abordée, les résultats qu’on en a déduits, sont supposés connus ; ils servent de base aux théories et de données aux problèmes résolus ». Préface au premier des volumes rassemblant les cours de Bertrand au Collège de France : Leçons sur la théorie mathématique de l’électricité professées au Collège de France, Paris, Gauthier-Villars, 1890. 8. Bertrand, mathématicien enseignant la physique, a peut-être été l’une des rares personnes en France capables de suivre pas à pas la construction de la théorie de Maxwell. 9. J.C. Maxwell, A Treatise on Electricity and Magnetism, 2 vols., Oxford, Clarendon Press, 1873. 10. J. Bertrand, « A Treatise on Electricity and Magnetism, by J.C. Maxwell », Journal des savants, 1873, p. 451-468. 11. Ibid., p. 453-454. 12. Lettre (encore manuscrite) de Poincaré à Bertrand le priant d’accepter l’hommage que la Société mathématique de France souhaite organiser pour ses 72 ans ; Scott A. Walter et al. (dir.), Henri

Poincaré

Papers,

http://henripoincarepapers.univ-nantes.fr/chp,

consulté

le

7 décembre 2018. 13. A. Einstein, « Maxwell’s Influence on the concept of physical reality », dans Thomson, Joseph John, et al., James Clerk Maxwell. A commemoration volume. 1831-1931, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1931. 14. A. Einstein, « Über einen die Erzeugung und Verwandlung des Lichtes betreffenden heuristischen Gesichtspunkt », Annalen der Physik, vol. XVII, 1905, p. 132-148.

AUTEUR FRANÇOISE BALIBAR Professeur émérite (Physique) de l’Université Paris Diderot

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Einstein, du Collège de France à la Société française de philosophie Jimena Canales

La visite d’Albert Einstein à Paris en 1922 a reçu une attention considérable de la part de nombreux historiens. La relation du physicien avec les scientifiques français, en particulier Henri Poincaré, a également été largement examinée. Dans ce qui suit nous étudierons les aspects les plus importants de la visite d’Einstein qui ont été négligés jusqu’à maintenant, et nous examinerons les importantes répercussions de cette visite pour la pensée scientifique et philosophique. Le point de vue nouveau, intime et quotidien que nous adoptons pour mieux comprendre cet épisode historique, met en lumière les grandes divisions entre les sciences et les sciences humaines au cours du XXe siècle, et qui se sont intensifiées jusqu’à aujourd’hui1. 1

« Tout s’est très bien passé », écrivit Albert Einstein à sa femme de Paris. Il préparait avec impatience son voyage de retour, tenant un « un sac bien rempli [nicht leere Ledertasche] » de l’argent que le baron de Rothschild lui avait donné. Au cours de son séjour parisien, il avait pu conserver « un morceau de savon de qualité et un tube de dentifrice » qu’il proposait d’offrir à sa femme à son retour 2. Étonné de découvrir que l’affranchissement d’une lettre « coûtait alors 17 marks », il avait dû utiliser la poste avec parcimonie. « Ainsi », avait-t-il expliqué à sa femme « je n’écrirai pas très souvent 3 ». En Allemagne, l’inflation était hors de contrôle. « Si seulement les Allemands savaient quels services je leur ai rendus ici en faisant cette visite », ils me remercieraient certainement, écrivait-il. « Mais ils sont trop étroits d’esprit [borniert] pour le comprendre », avait-il conclu4. Quand Einstein rentra à Berlin, il estima que la visite avait été « inoubliable, mais diablement fatigante 5 ».

2

La visite d’Einstein à Paris a été « un événement sensationnel que, par snobisme, les intellectuels de la capitale ne voulaient pas manquer6 ». Ceux-ci n’étaient pas les seuls à avoir été enthousiasmés par sa présence. « L’engouement de la foule pour une théorie qu’elle ne comprend manifestement pas » s’est répandu comme la peste à travers Paris7. Un observateur a décrit « la frénésie déchaînée dans le grand public par certains des commentateurs d’Einstein8 ». La venue d’Einstein à Paris « a ranimé et porté à son paroxysme la curiosité du public pour le savant et pour son œuvre 9 ».

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Einstein s’était rendu dans la Ville lumière de Berlin. À l’arrivée de son train à la Gare du Nord, « photographes, reporters, cinématographes et personnalités officielles et

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diplomatiques l’attend[aient] en masses imposantes10 ». Le célèbre scientifique décida pourtant de descendre de l’autre côté des voies, s’échappant subrepticement de la gare, comme un cambrioleur. Il s’était frayé un chemin à travers les câbles dangereux et la signalisation, avant d’arriver à une petite porte conduisant au boulevard de la Chapelle, qui, l’après-midi, était aussi vide que le désert du Sahara. À l’abri des caméras et des foules, Einstein avait ri comme un enfant. 4

Au cours de sa visite, on interrogea le scientifique sur presque tout, des détails mathématiques de sa théorie à ses implications philosophiques les plus larges 11. Cette rencontre fut difficile pour lui, puisqu’il connaissait bien le français, sans toutefois le parler couramment. « La langue me causera certainement quelques problèmes », avaitil expliqué à Paul Langevin, qui l’avait généreusement invité 12. Avant la réunion, Einstein avait élaboré des stratégies pour minimiser les effets perturbateurs qui pourraient découler de ses carences d’expression en français. « Je dois m’exprimer à Paris au Collège de France en français – je tremble rien qu’à l’idée », confessa-t-il 13. « Si seulement mon bec était mieux taillé en français [wenn nur mein Schnabel besser französisch gewetzt wäre] », déplorait-il de manière imagée 14. Après tout, cette langue avait toujours été la matière scolaire qu’Einstein appréciait le moins, dans laquelle il avait obtenu ses pires notes, et celle qui l’avait fait passer pour un mauvais élève 15. Pendant la conférence, un auditeur avait noté la manière dont Einstein prononçait « relativité » avec deux accents aigus sur les « e », et comment il prononçait mal « équations ». On disait qu’il avait en effet dit « rélativité » et « ékations » 16. Son ami Paul Langevin, professeur de Physique générale et expérimentale (1909-1946) au Collège de France, celui là-même qui l’avait invité à Paris, est venu à sa rescousse. Il s’est assis « près de lui » pour « lui souffler les mots français qui, quelquefois, ne venaient pas facilement aux lèvres du conférencier17 ».

5

« On me régale splendidement, comme jamais auparavant dans ma vie », écrivit Einstein à son épouse le vendredi soir avant qu’il ne rencontre Bergson 18. Le physicien Jean Becquerel lui avait ouvert les portes de sa maison et avait invité à cette occasion une centaine d’autres convives19. Les discussions à « la bibliothèque [des Becquerel], en petit comité », avaient été « un supplément aux conférences du Collège de France », selon un journaliste20. « Tout ce que Paris compte de hauts personnages scientifiques » y étaient présents21. L’astronome Charles Nordmann, qui suivit de près la visite d’Einstein, expliqua les objectifs du physicien : « S’il est en effet une opinion contre laquelle Einstein s’est toujours élevé avec vigueur et notamment, on s’en souvient, lors des débats du Collège de France, c’est celle qui attribue à sa théorie une valeur purement formelle et mathématique22. » À certains égards, il a réussi. « L’attitude que l’on a ici par rapport à vos théories est maintenant complètement différente de ce qu’elle était auparavant », avait affirmé Maurice Solovine à son ami Einstein, quelques semaines plus tard23.

À la Société française de philosophie 6

Le philosophe Henri Bergson a assisté à la conférence d’Einstein au Collège de France. Parmi de nombreux autres participants, « dont le nom ne vient pas sous ma plume », racontait Charles Nordmann, « et qui modestement s’étaient perdus dans cette assemblée de l’intelligence française […] le profil si fin de M. Bergson mettait une note vive24 ». Son statut parmi les intellectuels était tel qu’un étudiant du Collège de France

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avait qualifié l’institution de « maison de Bergson », en notant que même ceux qui « étudiaient la science ne connaissaient pas le nom de Langevin 25 ». 7

Les conférences au Collège de France n’ont été qu’un prélude au conflit qui allait exploser entre Einstein et Bergson. Lorsque le directeur de la Société française de philosophie apprit qu’Einstein avait accepté l’invitation du Collège de France, il y avait vu une occasion évidente de le faire intervenir devant les philosophes. Cette fois, Bergson ne resterait pas coi.

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En ce jour « vraiment historique » où les deux savants se sont rencontrés, Bergson a été entraîné dans une discussion qu’il avait expressément souhaité éviter 26. L’organisateur, qui espérait que la rencontre fût animée, a incité les participants à intervenir, comme l’a bien exprimé Édouard Le Roy, élève de Bergson et futur professeur de Philosophie moderne au Collège de France (1921-1940) : « Notre ami Xavier Léon [voulait] à tout prix que je parle. Face à son aimable insistance, je n’ai pas su m’y refuser. Mais au fond, je n’avais rien à dire ». Néanmoins, grâce aux « deux mots » prononcés par Le Roy, Bergson a été amené à prendre part à la discussion.

9

Le Roy estimait que le point de vue des philosophes et celui des physiciens étaient également légitimes « mais qu’ils étaient, en fin de compte, différents : Je crois en particulier que le problème du temps n’est pas la même chose pour Einstein et pour Bergson ». Le Roy avait conclu en disant que, puisque « Bergson était parmi nous », il serait plus approprié que « Bergson lui-même prenne la parole 27 ».

10

Après avoir assisté silencieusement à la conférence du Collège de France la veille, Bergson répondit cette fois à contrecœur en insistant sur le fait qu’il « était venu [à la Société française de philosophie] pour écouter ». Dans une première intervention, il a rendu hommage au physicien étranger, en soulignant qu’il n’avait pas l’intention de s’engager avec lui dans un débat. Bergson n’avait aucune objection à sa théorie : « Je ne soulève aucune objection à votre théorie de la simultanéité, pas plus que je ne le fais à la théorie de la relativité en général28. » Ce qu’il voulait dire, c’est que « tout n’aboutissait pas à la relativité ». Il était clair : « Tout ce que je veux établir est simplement ceci : une fois admise que la théorie de la relativité est une théorie physique, tout n’est pas terminé29. » La philosophie, avait-il modestement avancé, avait encore une place. La philosophie l’a amené à conclure qu’« on est plus einsteinien que vous, monsieur Einstein30 ».

11

Il n’a fallu qu’une minute au physicien pour répondre, et énoncer l’idée, accablante pour Bergson, phrase qui a été depuis fréquemment citée : « Il n’y a donc pas un temps des philosophes31. » Einstein considérait qu’il n’y avait que deux manières valides de comprendre le temps, celui de la physique et celui de la psychologie : « Il ne reste qu’un temps psychologique qui diffère de celui du physicien ». La perspective simple et dualiste sur le temps préconisée par Einstein a consterné Bergson. Le philosophe a répondu en consacrant un livre entier à la confrontation de ses idées à celles du physicien. La théorie d’Einstein est « une métaphysique greffée sur la science, ce n’est pas de la science », avait-t-il écrit32. Einstein a riposté de manière énergique, en mobilisant toutes ses forces et ses ressources. Dans les années qui ont suivi la visite d’Einstein à Paris, il était entendu que Bergson avait perdu la partie contre le jeune physicien.

12

Lors de sa rencontre avec Bergson, Einstein a défendu sa définition du temps en affirmant qu’elle avait une « signification objective » et claire, qualités que n’avaient

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pas d’autres définitions. « Il y a des événements objectifs indépendants des individus », avait-t-il insisté ce jour-là, en sous-entendant que sa notion du temps en était un 33. Sa théorie n’était pas seulement une hypothèse féconde ou une explication commode parmi d’autres. « On peut toujours choisir la représentation que l’on veut et qui nous est la plus commode pour le travail qu’on se propose ; mais celle-ci n’a pas de sens objectif34. » 13

Le débat entre les deux hommes s’est rapidement intensifié. Après leur première réunion, Bergson et Einstein se sont réunis de nouveau quelques mois plus tard, cette fois, dans un but tout autre. Bergson était président du Comité international de coopération intellectuelle (CICI), l’une des branches les plus prestigieuses de la Société des Nations, dont Einstein était membre.

14

Au début de l’automne 1922, Durée et Simultanéité, le livre controversé de Bergson a paru, car le philosophe pensait qu’il avait le « devoir » de défendre la philosophie contre l’empiètement de la science. Il n’y allait pas par quatre chemins : « L’idée que la science et la philosophie sont des disciplines différentes qui se complètent mutuellement […] suscite le désir et nous impose aussi le devoir de procéder à une confrontation35. » Bergson reproche à la théorie de la relativité, d’ailleurs très problématique, de passer « de la physique à la philosophie 36 ».

15

Bergson et Einstein se sont rencontrés encore quelques fois et ont échangé quelques lettres. Einstein a envoyé une carte postale amicale à Bergson de Rio de Janeiro après leur rencontre à Paris37. Ils n’ont toutefois jamais plus débattu ensemble en public. Au lieu de cela, ils ont diffusé leurs positions respectives dans des publications et des lettres envoyées à divers correspondants. Certaines de ces lettres ont finalement été rendues publiques ; d’autres sont restées dans le domaine privé jusqu’à ce qu’elles aboutissent aux archives d’Einstein à Jérusalem ou à celles de Bergson à Paris. Elles nous permettent d’étudier la manière dont ils ont médit l’un de l’autre. Quelques années avant leur mort respective, Bergson a fait référence, en 1937, à Einstein, qui a mentionné Bergson une dernière fois en 1953. Ils ont souligné – une fois de plus – à quel point la perspective de l’autre leur restait erronée.

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Les biographes du physicien ne mentionnent que rarement Bergson. Si le débat a été en grande partie effacé de la postérité en ce qui concerne Einstein, il a été périodiquement rappelé par beaucoup d’adeptes de Bergson38. Les années qui ont suivi la rencontre des deux savants à Paris peuvent être comparées à celles des guerres de religion – avec cette différence majeure : au lieu de débattre sur l’exégèse de la Bible, des grands penseurs appartenant à nombreuses disciplines ont débattu sur la façon de lire le déroulement complexe de la nature à travers le temps.

Durée et simultanéité 17

Dans la préface de la deuxième édition de Durée et Simultanéité, Bergson affirme que son message central était de « prouver explicitement qu’il n’y a pas de différence, en ce qui concerne le temps, entre un système animé d’un mouvement quelconque et un système en translation uniforme39 ». Dans le même ouvrage, il a déclaré catégoriquement que si une horloge voyageant à une vitesse proche de celle de la lumière était comparée à une horloge stationnaire, elle ne présenterait pas de retard lorsqu’elle retrouverait

22

l’horloge stationnaire à son retour40. Cette affirmation allait complètement à l’encontre du concept de dilatation temporelle de la théorie de la relativité. 18

La plupart des interprètes du débat Einstein-Bergson insistent sur le fait que Bergson a commis une erreur dans Durée et Simultanéité , parce qu’il n’aurait pas entièrement compris la physique de la relativité. On en veut pour preuve l’idée, énoncée dans l’ouvrage, que le temps n’est pas modifié selon la vitesse du système auquel il appartient. Plus tard, les commentateurs ont estimé que la remarque de Bergson selon laquelle « une fois de retour sur Terre, elle [une horloge] marque le même temps que l’autre » témoignait de sa profonde incompréhension de la relativité 41. Cette seule déclaration de la part de Bergson sur le retard de l’horloge a suffi à le discréditer aux yeux de la plupart des scientifiques et de certains philosophes.

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Dans l’avant-propos concerné, Bergson avait écrit le mot « Temps » en lettres majuscules. Il signalait ainsi à ses lecteurs qu’il ne faisait pas simplement référence au concept usuel de « temps » en lettres minuscules42. Le reste du livre indiquait clairement qu’il ne se référait pas au même concept de temps que celui des physiciens. Qu’est-ce que Bergson n’acceptait-il pas dans la relativité ? Dans une note en bas de page, il certifiait qu’il admettait pleinement ses résultats : « La vérité est que le groupe de transformation découvert par [Hendrik] Lorentz assure, d’une manière générale, l’invariance des équations de l’électromagnétisme43. » Ailleurs dans le livre, il insistait sur le fait que ses scrupules ne concernaient pas du tout les résultats ou les conclusions techniques de la physique. Aucun d’eux n’était censé porter sur la physique : « Seulement elle est étudiée en vue d’une réponse à la question posée par le philosophe, et non plus par le physicien ». « La question », ajouta-t-il, « n’est plus du ressort de la physique44. » Il ne fallait pas prendre au pied de la lettre l’idée qu’il n’y avait « aucune différence » entre le temps d’un système en mouvement et celui d’un système stationnaire. Car cela n’était « qu’une façon de parler », afin d’atteindre « le fond des choses », avait-t-il expliqué à Hendrik Lorentz45.

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Bergson indique bien dans la préface de Durée et Simultanéité qu’il n’avait pas l’intention de rejeter des faits d’observation : « Nous prenons les formules […] terme par terme, et nous découvrons à quelle réalité concrète, à quelle chose perçue ou perceptible correspond chaque terme46. » Bergson voulait que davantage, et non pas moins, de poids soit placé sur l’expérience et les mathématiques. Il voulait revenir aux résultats de l’expérience de Michelson-Morley, une expérience qui avait été au cœur des discussions sur la théorie de la relativité. Il ne s’est opposé qu’à certaines extensions philosophiques de la relativité. « Mais la physique rendrait service à la philosophie en abandonnant certaines façons de parler qui induisent la philosophie en erreur, et qui risquent de tromper le physicien lui-même sur la portée métaphysique de ses vues 47. » Selon lui, ces façons confuses de parler provenaient des savants comme Einstein, qui voulaient transformer « cette physique, telle quelle, en philosophie 48 ». Einstein, soutenait le philosophe, a suivi aveuglément les traces de Descartes, il est « le continuateur de Descartes49 ». Bergson était en désaccord avec les physiciens qui s’autorisaient des formules de la relativité « pour mettre tous les systèmes au même rang et pour déclarer que tous leurs Temps se valent50 ».

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Bergson trouvait en outre la définition du temps d’Einstein en termes d’horloges complètement aberrante. Il cherchait à établir une définition plus fondamentale de la simultanéité, qui ne s’arrêterait pas aux horloges mais qui expliquerait pourquoi cellesci sont utilisées. Si cette conception beaucoup plus fondamentale de la simultanéité

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n’existait pas, alors « les horloges ne serviraient à rien ». « Personne ne les fabriquerait, ou du moins personne ne les achèterait ». Certes, on achetait des horloges pour « connaître l’heure », affirmait Bergson. Mais « savoir quelle heure il est » présupposait que la correspondance entre le chronomètre et un « événement qui se produit » était significative pour la personne concernée, de sorte qu’elle commandât son attention. Que certaines correspondances entre les événements puissent être significatives pour nous, alors que la plupart des autres ne le sont pas, explique notre sens fondamental de la simultanéité et l’usage commun des horloges. Autrement « ce seraient des mécaniques qu’on s’amuserait à comparer les unes aux autres ; elles ne seraient pas employées à classer des événements ; bref, elles existeraient pour elles et non pas pour nous rendre service. Elles perdraient leur raison d’être pour le théoricien de la Relativité comme pour tout le monde, car il ne les fait intervenir, lui aussi, que pour marquer le temps d’un événement51 ». 22

Toute la force du travail d’Einstein, soutenait Bergson, était redevable à la façon dont la notion de temps dans sa théorie fonctionnait comme un « signe » qui appelait à un concept naturel et intuitif de la simultanéité : « la simultanéité savante, celle qu’on induit de la concordance entre horloges réglées optiquement l’une sur l’autre, coïncidait avec la simultanéité intuitive ou naturelle ; et c’est uniquement parce qu’elle vous servait à reconnaître cette simultanéité naturelle, parce qu’elle en était le signe, parce qu’elle était convertible en simultanéité intuitive, que vous l’appeliez simultanéité 52. »

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Bergson avait déjà considéré, en 1889, le temps en termes du « temps de l’horloge » et avait rapidement écarté le concept. Quelque chose de différent, de nouveau, d’important, et qui se situe en dehors du temps de l’horloge, devait être inclus dans notre compréhension du temps. En se concentrant exclusivement sur le monde réel et en estimant qu’il était éternellement fixe, on risquait de se fermer à de nouvelles possibilités. « Disons que dans la durée, considérée comme une évolution créatrice, il y a création perpétuelle de possibilité et non pas seulement de réalité », expliquait-il 53. Cette même idée a été reformulée dans Durée et Simultanéité : « Le temps est pour moi ce qu’il y a de plus réel et de plus nécessaire ; c’est la condition fondamentale de l’action ; – que dis-je ? c’est l’action même54. »

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Des mois après le débat, Einstein a écrit à Lord Richard Burdon Haldane, auteur d’un important livre sur la théorie de la relativité, pour lui dire qu’il avait « reçu le livre de Bergson et [qu’il] en avait lu une partie mais [qu’il n’avait] pas encore été en mesure de [s’]en faire une idée55 ». Plus tard cet automne-là, il avait finalement trouvé le temps de l’examiner plus attentivement en l’apportant avec lui lors de son long voyage en paquebot de Marseille au Japon. Il commença à le lire le jour du départ. Un « vacarme majeur » le réveilla tôt le lendemain matin, et il nota quelques mots rapides sur le livre dans son journal de voyage : « Les philosophes dansent constamment autour de la dichotomie : le psychologiquement réel et le physiquement réel et diffèrent seulement dans des évaluations à cet égard ». Ils sont donc cycliquement pris dans un débat éternel entre idéalisme et matérialisme. Reconnaissant cependant que Bergson avait pleinement « saisi la substance de la théorie de la relativité », il n’a pas vu comment les vues du philosophe sur le temps ont été précisément conçues pour dépasser ces deux catégories. La contribution de Bergson était, selon lui, « d’objectiver» les aspects psychologiques du temps56.

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Au cours du débat, Einstein a explicitement énoncé ce qu’il considérait comme le but de la philosophie et pourquoi, selon lui, elle ne devait pas jouer de rôle en ce qui concerne

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le temps. Devant son contradicteur, il a donné à la philosophie un rôle très limité et s’est expliqué sur les deux façons courantes de penser le temps, selon la psychologie et la physique. Mais dans la plupart des cas, les conceptions physiques et psychologiques du temps ne devraient pas trop différer l’une de l’autre. Or, face à des événements très rapides, c’est le contraire qui est vrai. Dans ces cas, le fait que l’on ne perçoive pas la simultanéité par rapport à la simultanéité déterminée par un instrument est évident ; ces déterminations diffèrent considérablement de celles qui sont établies à l’aide d’instruments. Dans un univers marqué par des événements se produisant à des vitesses proches de celle de la lumière, la différence entre les deux est extrême. 26

Selon Einstein, la philosophie a été utilisée pour expliquer la relation entre la psychologie et la physique. « Le temps du philosophe, je crois, est à la fois psychologique et physique », expliqua-t-il à Paris57. Mais la relativité, en se concentrant sur des phénomènes très rapides, a montré à quel point les perceptions psychologiques du temps sont vraiment erronées. Les conceptions psychologiques du temps, affirmait Einstein, ne sont pas seulement fausses, elles ne correspondent tout simplement à rien de concret. « Ce ne sont rien de plus que des constructions mentales, des entités logiques58. » En raison de l’énorme vitesse de la lumière, les humains ont « instinctivement » généralisé leur conception de la simultanéité et l’ont appliquée à tort au reste de l’Univers. La théorie d’Einstein corrigeait alors cette généralisation erronée. Au lieu de croire en une zone de chevauchements entre les conceptions psychologiques et physiques du temps (où les deux sont importantes, bien que l’une soit moins exacte que l’autre), il a fait valoir qu’il s’agissait en réalité de deux concepts distincts, soit une évaluation mentale (psychologique) qui n’était tout à fait insuffisante que par rapport au à un concept « objectif » : le temps physique.

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Pour Bergson, cette leçon – que les évaluations psychologiques et physiques du temps étaient différentes – au contraire, rendait la tâche du philosophe encore plus intéressante, surtout parce que personne, pas même les physiciens, ne peut se soustraire au problème du lien entre le temps instrumental et l’inquiétude humaine.

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Lorsque Bergson est entré dans la mêlée pour la première fois en 1922, il a insisté sur le fait qu’un seul des temps marqué par des horloges qui s'éloignent l’une de l’autre à des vitesses proches de celle de la lumière était « réel » tandis que l’autre était « fictif ». Selon lui, les deux temps ne pouvaient pas être comparés parce que l’un des deux était exactement l’image inverse de l’autre. Ils sont « absolument réciproques ». Le refus du philosophe de comprendre les deux temps en termes équivalents allait devenir son talon d’Achille – c’est en relation à ce refus que des légions de lecteurs ont pensé qu’il n’avait pas compris la théorie de la relativité.

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Après que Bergson a été vivement critiqué pour avoir considéré que les deux horloges de la théorie de la relativité étaient complètement interchangeables, il s’est expliqué plus longuement. Il avait, à diverses occasions, décrit les « conditions » particulières selon lesquelles les deux temps différaient l’un de l’autre : « Dans ces conditions, le temps de Paul est cent fois plus lent que celui de Pierre 59. » Mais l’écart entre les temps des voyageurs n’implique pas nécessairement qu’ils doivent tous deux être considérés sur un pied d’égalité. Après avoir reçu de nombreuses critiques de la part des ceux qui soutenaient Einstein, Bergson s’est concentré sur la question de savoir ce qu’impliquait l’idée de la différence entre les temps de l’horloge et ceux des voyageurs. C’est ce qu’il a formulé de plus clair à ce sujet deux ans après sa première rencontre avec Einstein dans « Les Temps fictifs et le temps réel » (mai 1924). Dans ce texte, il insiste sur le fait que

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même si les horloges des voyageurs différaient, son argument majeur restait valable : à savoir que la philosophie se devait d’étudier ces différences. Et si l’une des horloges des voyageurs présentait un temps différent de celui de l’autre, se demandait Bergson ? Cet écart ne signifiait pas nécessairement que le temps lui-même se dilatait et devait être compris selon Einstein. Dès lors qu’il y avait une différence, et que celle-ci était liée à une différence de temps, alors leurs temps n’étaient pas égaux dans tous les sens. Ces différences étaient extraordinaires, soutenait-il, et le physicien n’avait pas le droit de les écarter et de considérer les deux observateurs comme traitant d’une entité unique, précieuse et contestée : le temps. 30

Si l’on ne tenait pas compte de la dissymétrie, Bergson était prêt à concéder à Einstein qu’on « pourrait naturellement dire que [les horloges voyageant à des vitesses différentes] ne peuvent pas fonctionner en synchronicité ». Dans ce cas, « en effet, le temps ralentit lorsque la vitesse augmente ». Mais ces horloges ne sont pas équivalentes dans tous les sens parce que l’une d’entre elles a subi quelque chose que l’autre n’a pas subi. Considérées du « point de vue social », insista-t-il, ces distinctions importaient profondément60.

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Des physiciens influents travaillant alors sur la théorie de la relativité étaient d’accord avec Bergson, y compris Paul Painlevé, Henri Poincaré, Lorentz et Albert A. Michelson. Tout en admettant qu’aucune expérience ne leur permît de décider si l’un de ces deux temps pouvait avoir un statut spécial, ils refusèrent d’accepter qu’il fût impossible de ne pas en retenir un au détriment de l’autre. Selon eux, cette impossibilité technique ne signifiait pas non plus qu’il serait impossible à l’avenir de trouver un moyen d’isoler l’un des temps comme unique et spécial – ou du « point de vue social » comme l’a dit Bergson. Accepter « l’invariance des équations électromagnétiques » ne menait pas nécessairement à l’interprétation d’Einstein61.

Priorité et invariance 32

Les historiens se sont souvent demandé pourquoi Lorentz, Poincaré et Michelson – les trois hommes dont la recherche se rapprochait le plus de celle d’Einstein – n’ont pas retenu sa théorie de la relativité. Ils ont convenu que la théorie de la relativité telle que conçue par Einstein était acceptable mais ne l’était pas nécessairement. Ils ont soutenu, en fin de compte, que c'était aux scientifiques eux-mêmes de l’accepter ou non. Il a été essentiel pour eux de considérer le rôle de Bergson, en tant qu’individu, collègue, mentor, ami, et confident – en plus du rôle général et de l’impact de sa philosophie – dans leur prise de position vis-à-vis de la théorie de la relativité.

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Les historiens ont toujours considéré que Poincaré, comme Bergson, n’avait pas totalement compris la théorie de la relativité62. Mais l’histoire de sa relation à Einstein et à la théorie de la relativité est beaucoup plus complexe que ce jugement ne le laisserait penser. Le problème n’était pas qu’il ne la comprenait pas ; c’était plutôt qu’il ne voyait pas de raison de l’accepter. Poincaré avait mesuré certaines des implications les plus révolutionnaires de la relativité de nombreuses années avant les premières publications d’Einstein à ce sujet, parues en 1905, et c’est pourquoi il a attribué leur découverte à Lorentz – plutôt qu’à Einstein.

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En 1902, Poincaré a proposé la candidature de Lorentz pour le prix Nobel, qu’il a effectivement remporté. Dans sa lettre au comité du prix Nobel, Poincaré avait attribué à Lorentz le mérite d’avoir fait connaître le concept de dilatation temporelle, et décrit

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son « invention ingénieuse du “Temps réduit” », où « tout se passe comme si l’horloge en un seul endroit ralentissait par rapport à l’autre. » Lorentz, selon Poincaré, avait également noté qu’« aucune expérience concevable ne permettait de découvrir » une différence entre une horloge qui voyage et une autre stationnaire, outre le fait qu’aucune expérience ne permettait de nous prononcer sur un temps plutôt que sur un autre. Il a aussi attribué à Lorentz le mérite d’avoir transformé notre concept de la simultanéité. La découverte « surprenante » de Lorentz expliquait pourquoi « deux phénomènes se produisant dans deux endroits différents peuvent sembler simultanés même s’ils ne le sont pas63 ». Lorentz avait fait référence à l’une des deux mesures comme temps local (et dans les équations de longueur similaire, il l’appelait longueur apparente), mais Einstein a fini par croire que ce temps n’avait rien d’unique, encore moins de « local » ou d’« apparent ». La lettre de Poincaré a été signée par quelques-uns des physiciens les plus renommés de l’époque, y compris Wilhelm Röntgen, Henri Becquerel, et Max Planck, ce qui montre que la plupart de ces physiciens ont également attribué certaines des idées centrales de la théorie de la relativité à Lorentz. 35

Dans un rapport ultérieur sur le travail de Lorentz, Poincaré a repris certaines des affirmations qu’il avait faites lors de la candidature de Lorentz pour le prix Nobel. Il a notamment expliqué comment, dans le cas des horloges en mouvement, Lorentz avait montré qu’il était impossible de déclarer que l’une était exacte et que l’autre était en retard. Il a expliqué qu’il était « impossible de déceler autre chose que les vitesses relatives des corps les uns par rapport aux autres, mais [que] nous dev[i]ons renoncer à connaître aussi bien leurs vitesses relatives par rapport à l’éther que leurs vitesses absolues64 ».

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Poincaré, Lorentz et Bergson s’accordaient sur de nombreuses questions soulevées par l’interprétation de la théorie de la relativité. Bergson considérait que les idées qu’il avait développées dans Durée et Simultanéité étaient compatibles avec celles de Lorentz. Les discussions sur la physique du temps étaient particulièrement tendues en raison de l’implication de Einstein, Bergson et Lorentz dans le CICI, l’une des branches les plus prestigieuses de la Société des Nations, dont Bergson a été président entre 1922 et 1925. Lorentz a été appelé à remplacer Einstein après que le physicien, en colère, a démissionné du comité, citant la présence de Bergson au Comité comme l’une des raisons de sa démission. Plus tard, Lorentz a été choisi comme successeur à la présidence.

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Dans trois conférences données à Haarlem en 1913, Lorentz expliquait comment la question de savoir qui d’entre les deux avait raison ne pouvait être laissé à l’expérience et certainement pas à celle d’Einstein lui-même, car il s’agissait de questions épistémologiques : « L’évaluation de ces concepts appartient en grande partie à l’épistémologie, à qui le verdict peut également être laissé ». Lorentz a ensuite décrit tout ce qui clochait dans l’interprétation d’Einstein, en soulignant deux points centraux. Le premier problème avait trait à l’équivalence du temps et l’espace, qui n’étaient tout simplement pas interchangeables : « Une différence incomparable existe entre les concepts spatiaux et temporels, une différence qu’on ne peut certainement pas supprimer entièrement. Vous ne pouvez pas voir les coordonnées de temps comme totalement égales en statut avec les coordonnées spatiales65. » La deuxième question portait sur l’équivalence du statut des différents temps. Bien que Lorentz ait reconnu et ait découvert qu’aucune expérience ne pouvait nous permettre de différencier ces temps l’un de l’autre, néanmoins, il ne pensait pas qu’ils étaient tous deux équivalents.

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Quand Einstein a reçu le prix Nobel (en 1922 pour l’année 1921), le président du Comité Nobel expliqua que, bien que « la plupart des discussions [ait porté] sur sa théorie de la relativité », ce n’est pas au vu de cette théorie qu’Einstein a reçu le prix. Pourquoi donc ? Les raisons de cette attribution sont certainement variées et complexes, mais le coupable a été cité nommément ce soir-là : « Ce n’est un secret pour personne qu’à Paris, le célèbre philosophe Bergson a contesté cette théorie ». Bergson avait montré que la relativité « se rapporte à l’épistémologie » plutôt qu’à la physique – et ses propos ont « donc fait l’objet d’un débat animé dans les cercles philosophiques 66 ».

Culture matérielle et technologique 39

En s’interrogeant sur la validité du travail d’Einstein, les commentateurs ont souvent soupesé les idées de Bergson et celles d’Einstein en s’intéressant aux découvertes scientifiques qui ont présidé à l’invention de la télégraphie, du téléphone, et de la radio. Certains ont soutenu que ces technologies démontraient qu’il fallait accepter la théorie d’Einstein. Mais selon Bergson, celles-ci devaient être envisagées sous l’angle de la transmission du sens qu’elles rendent possible, et non pas seulement du point de vue de la technique. Le rappel des possibilités engendrées par les nouvelles technologies n’ont fait que créer plus de divisions entre les protagonistes du débat.

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Malgré le fait que Bergson a entièrement accepté « l’invariance des équations électromagnétiques », considérées comme les piliers de la théorie de relativité, il a refusé les conclusions qu’Einstein en a tirées. Le philosophe a soigneusement réfléchi au rapport entre un observateur stationnaire et un observateur voyageant en termes de communications électromagnétiques. Il a imaginé ce que serait un dialogue entre « Pierre » et « Paul », alors qu’ils s’éloignaient à toute vitesse l’un de l’autre, et l’a retranscrit en un dialogue entre les deux observateurs. Pierre dit à Paul : « au moment où tu t’es détaché de moi […] ton Temps s’est enflé, tes horloges se sont désaccordées ». Selon Bergson, il était « évident » que Paul « répondrait » à Pierre : que tout était normal pour lui (Paul) et que c’était le système de Pierre qui avait mal tourné 67.

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La conversation entre les deux voyageurs, telle que la raconte Bergson, n’a mené nulle part. Faite de répétitions alternatives des mêmes arguments entre les deux, elle est marquée par le malentendu et la méfiance. Pour examiner en profondeur les sujets de son intérêt – comment la science migrait du concret à l’abstrait –, Bergson a souligné les aspects du paradoxe des voyageurs, appelé plus tard « paradoxe des jumeaux », que le recours à de nouvelles technologies électromagnétiques ne permettait pas d’expliquer davantage. Le compte rendu technique des effets réciproques de la dilatation temporelle des voyageurs n’était pas à même de résoudre les questions philosophiques qui y étaient mises en jeu. Aucune explication technique, d’ailleurs, ne pouvait suffire à soutenir les idées d’Einstein à l’égard de la relativité, puisque ses affirmations sur le temps en général dépassait les limites de la technologie.

Derniers mots 42

Bergson a mentionné Einstein une dernière fois, par écrit, en 1937, à l’âge de soixantedix-huit ans. Dans un long courrier qu’il envoya au Congrès Descartes, il s’est d’abord excusé : il était trop malade pour y assister. Il a ensuite expliqué comment, en pensant à

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Descartes, Einstein lui était immédiatement venu à l’esprit, et qu’il était assez vieux pour se souvenir du premier Congrès. Mais presque quatre décennies plus tard, sa santé était si fragile qu’il pouvait à peine écrire. « Une nouvelle et grave poussée rhumatismale fait qu’écrire est devenu pour moi une véritable souffrance », avait-t-il expliqué à un ami pendant ces années. « D’autre part, je n’ai jamais pu dicter 68. » Faisant un effort vaillant pour surmonter son arthrite débilitante à cette occasion, Bergson a écrit sur Einstein une dernière fois. 43

Il a alors décrit Einstein comme quelqu’un de brillant, futé, et ambitieux, qui était autant porté par la discipline que par le plaisir. Einstein était selon lui un homme qui « avait pratiqué le grand art du tourisme, parcourant, comme soldat d’abord, puis pour son plaisir, l’Allemagne, la Hongrie, la Suisse, la Hollande, d’autres pays encore », jusqu’au moment où Einstein s’est fixé en Amérique pour organiser « sa vie de manière à avoir le plus de rayonnement possible69 ». Puis, Bergson a accusé Einstein d’avoir utilisé la Société des Nations non pas dans le but de promouvoir les relations parmi les scientifiques et les intellectuels, mais principalement comme un forum de réseautage utile; il « prenait contact avec les savants de divers pays, correspondait avec une princesse, enseignait à une reine. » Certes, Bergson se représentait Einstein plongé dans ses pensées. Mais il le voyait surtout comme un véritable héros : « mais je le vois aussi dans la barque où des bateliers complotent de le voler et de le jeter par-dessus bord, les devinant, tirant l’épée et tenant en respect les bandits 70 ». La scène décrite par Bergson ressemble à celles des nouveaux films à succès et les films de propagande qui conquéraient un public de plus en plus large pendant ces années.

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Einstein a survécu à Bergson pendant près d’une décennie et demie, mais il n’a pas arrêté de penser au philosophe. « Me voici assis pour écrire, à l’âge de 67 ans, quelque chose comme ma propre notice nécrologique71. » C’est ainsi qu’Einstein commençait un texte autobiographique sur sa vie et son travail. Besso, ayant lu cette auto-nécrologie, avait soumis quelques questions difficiles au savant. Lors du Réveillon de Noël 1951, Besso lui a demandé de renouveler les conversations sur Bergson. « J’aimerais formuler le désir de Bergson comme suit », expliquait son ami à Einstein: « rendre objectif le temps subjectif72 ». Dans les discussions qui ont duré jusqu’à leur mort, ces deux amis de longue date ont discuté de la flèche du temps, de son passage, et de Bergson.

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D’autres lettres de cette période montrent à quel point Bergson a continué d’être présent à l’esprit d’Einstein. En réponse à une lettre de la déléguée syndicale Ruth Levitova, Einstein a expliqué comment « la physique ne connaît que des valeurs différentes du temps », mais n’a aucune possibilité d’expression pour « maintenant » (présent), pour « passé » et pour « futur », et il concluait en disant que « cette caractéristique de la science exacte a été vivement ressentie et attaquée par Henri Bergson (à mon avis sans justification)73 ».

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Loin du vieux continent et vivant dans un cadre complètement différent au 112 rue Mercer à Princeton, New Jersey, Einstein ne lâchait pas prise dans le débat qui l’a opposé au philosophe français mort depuis longtemps. Comment Einstein a-t-il pu continuer à soutenir que le passage du temps était simplement subjectif ? Comment s’expliquait-il ses propres rides, sa propre santé qui se détériorait ? Avait-il légué aux physiciens un « monde sans temps », comme son ami le mathématicien Kurt Gödel l’accusait d’avoir fait74 ?

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Après avoir évoqué le nom de Bergson en cette veille de Noël, Besso lui écrivit de nouveau l’été suivant pour lui demander si la question de savoir ce qu’il y a de si étrangement contraignant dans l’écoulement du temps ne le préoccupait jamais. La question avait-elle de quoi contrarier Einstein ? Besso terminait sa lettre en demandant pardon à son interlocuteur : « Pardonne à ton Michele, qui est maintenant vraiment vieux » d’avoir encore une fois soulevé la question75. Peut-être Einstein répondrait-il alors différemment à cette question ? Ces songeries semblaient convenir à des vieillards forcés de faire le point et de contempler le passé au lieu de l’avenir. L’« écoulement forcé du temps », répondait Einstein, « se présente à nous de façon impérative ». Mais ce sens du temps qui passe est dû à un « bagage de conscience » subjectif que les scientifiques pourraient corriger76. Einstein se souvenait jusqu’à quel point sa conception du temps avait été contestée, en grande partie par Bergson. Il comprenait ce qui avait motivé Besso à faire allusion à une expérience subjective à la fin de sa vie. Il se permit de reformuler ainsi la question de Besso : « Tu affirmes que ce passage [du temps] est accompagné par une souffrance, qui – si on l’interprète en physicien – se rattache à des processus irréversibles. Je ne sais pas exactement comment t’aider », a-til d’abord répondu modestement, en soulignant que la différence entre notre expérience du passé, du présent et de l’avenir était due au fait que notre perspective subjective était limitée. « C’est ce qui chagrine particulièrement Bergson », réponditil77.

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Les lettres suivantes montrent qu’Einstein n’a pas réussi à convaincre son ami. Einstein cita Bergson une fois de plus dans leur correspondance, pour comparer ses points de vue avec ceux de Besso : « Tu ne peux te faire à l’idée que le temps subjectif avec son “maintenant” ne doit avoir aucune signification objective. Voir Bergson 78 ! »

NOTES 1. Les deux textes fondamentaux sur la visite d’Einstein à Paris en 1922 sont : Michel Biezunski, Einstein à Paris : le temps n’est plus..., Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Histoire de science », 1991, et Jean Langevin et Michel Paty, « Einstein et la philosophie en France : à propos du séjour d’Einstein en France en 1922 », Cahiers Fundamenta Scientiae, n° 33, 1979, p. 23-41. Nous traitons ces questions en détail dans The Physicist and the Philosopher: Einstein, Bergson and the debate that changed our understanding of time, Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 2015. 2. Einstein à Elsa Einstein, 9 [8] avril 1922 [Paris]. Pour la correspondance d’Einstein et son journal, voir The Collected Papers of Albert Einstein, Diana Kormos Buchwald et al. (dir.), 14 vols., Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 1987-. 3. Einstein à Elsa Einstein, [29 mars 1922, Paris]. 4. Einstein à Elsa Einstein, 9 [8] avril 1922 [Paris]. 5. Einstein à Maurice Solovine, 20 avril 1922. 6. Ambassadeur allemand à Paris ; rapport au ministère des Affaires étrangères, cité dans Siegfried Grundmann, Einsteins Akte, Berlin, Springer-Verlag, 1998, p. 212.

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7. Louis Dunoyer, « Einstein et la relativité (I) », La Revue universelle, vol. 9, n° 2, 15 avril 1922, p. 179-188, ici p. 180. 8. Ibid. 9. Ibid., p. 179. 10. Charles Nordmann, « Einstein à Paris », Revue des Deux Mondes, vol. 8, 1922, p. 926-937, ici p. 934. 11. La rencontre a été racontée dans « La Théorie de la relativité : séance du 6 avril 1922 », Bulletin de la Société française de philosophie, vol. 22, n° 3, 6 avril 1922, p. 91-113. Cet article a été réimprimé plusieurs fois, notamment dans Henri Bergson. Écrits et paroles, vol. 3, Rose-Marie Mossé-Bastide (éd.), Paris, PUF, coll. « Biblio. philosophie contemporaine », 1957, p. 497-503 ; Henri Bergson, « Discussion avec Einstein », dans H. Bergson, Mélanges, André Robinet et al. (éd.), Paris, PUF, 1972, p. 1340-1347 ; et H. Bergson, « Einstein et Bergson, 1922 », dans Durée et Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein, Frédéric Worms (dir.), Élie During (éd.), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009. On en trouve un extrait traduit dans P.A.Y. Gunter, Bergson and the Evolution of Physics, Knoxville, Univ. of Tennessee Press, 1969, p. 128-135. 12. Einstein à Paul Langevin, 6 mars [1922], Berlin. 13. Einstein à Paul Ehrenfest, 15 mars [1922], Berlin. 14. Einstein à Maurice Solovine, 14 mars 1922, Berlin. 15. Au cours de sa dernière année d’études secondaires à Aarau, c’est en français qu’Einstein avait obtenu sa plus basse note. « Introduction to the centenary edition », dans Einstein’s Miraculous Year: Five papers that changed the face of physics, John J. Stachel (dir.), Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 2005, p. xv-lxxii, ici p. xx. 16. Maurice Montabré, « Une heure avec Einstein », L’Intransigeant, 10 avril 1922, cité dans M. Biezunski, Einstein à Paris, op. cit., p. 45, p. 126-127. 17. Légende de la figure dans Lucien Jonas, L’Illustration, vol. 80, 8 avril 1922, p. 304. 18. Einstein à Elsa Einstein, [31 mars 1922], Paris. 19. M. Montabré, « Une heure avec Einstein », art. cit. 20. Ibid. 21. Ibid. 22. C. Nordmann, Notre maître le temps, Le Roman de la science, Paris, Hachette, 1924, p. 177. 23. M. Solovine à Einstein, 27 avril 1922. 24. C. Nordmann, « Einstein à Paris », art. cit., p. 937. 25. Marcel Bataillon, « At the Collège de France », The Bergsonian Heritage, Thomas Hanna (dir.), New York, Columbia Univ. Press, 1962, p. 107-118, ici p. 107. L’auteur fait référence aux années 1911-1912. 26. Isaac Benrubi, Souvenirs sur Henri Bergson, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1942, p. 104. 27. « La Théorie de la relativité », art. cit., p. 102. 28. Ibid, p. 107. 29. Ibid., 30. Ibid. Cette affirmation est devenue : « plus einsteinien qu’Einstein », dans H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 55. 31. Ibid. 32. Ibid. 33. « La Théorie de la relativité », art. cit., p. 99 ; « Il y a des événements objectifs », ibid., p. 107. 34. Ibid., p. 99. 35. Ibid. 36. Ibid., p. 2. 37. Bergson a remercié Einstein pour sa carte postale dans une lettre à Einstein, datée du 18 juin 1925, et citée dans Angelo Genovesi, « Henri Bergson : Lettre à Einstein », Filosofia, vol. 49,

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n° 1, 1998, p. 31, et dans A. Einstein, Correspondances françaises. Œuvres choisies, Françoise Balibar (dir.), 6 vols., Paris, Seuil/CNRS Éditions, 1989, vol. 4, p. 39. 38. Le commentaire de Bergson n’est pas inclus dans The Collected Papers of Albert Einstein, op. cit. Voir le document 131, vol. 13, p. 129-131. 39. Avant-propos de la deuxième édition élargie de 1923 (qui contenait déjà les trois annexes visant à répondre à certaines des objections les plus pertinentes soulevées par les physiciens), H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. viii. 40. Appendice 3 dans la deuxième édition élargie de 1923, Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 199-213, ici p. 208. 41. Alan D. Sokal et Jean Bricmont, Fashionable Nonsense: Postmodern intellectuals’ abuse of science, New York, Picador, 1998, p. 176. Les auteurs attribuent également cette erreur à la compréhension qu’avait Maurice Merleau-Ponty de la relativité. 42. Bien que ma lecture de cette phrase concorde avec celle d’Élie During (« Cet énoncé, pris à la lettre, est évidemment inacceptable pour un physicien »), je considère que la mise en majuscules du mot « Temps » indique une différence par rapport à la notion de physicien. É. During, « Dossier critique. I. Notes », H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 253. Pour une note sur le jeu subtil de Bergson avec la mise en majuscules, voir É. During, « Introduction au dossier critique », dans H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 237. 43. H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 24. 44. H. Bergson, « Les Temps fictifs et le temps réel », Revue de philosophie 31, n° 3, 1924, p. 248 ; réédité dans H. Bergson, Mélanges, op. cit., p. 1432-1449 et dans H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 417-430. 45. H. Bergson à Lorentz, 9 novembre 1924, Paris, dans H. Bergson, Correspondances, op. cit., p. 1119-1122 et p. 1121. Réédité et annoté dans H. Bergson, Écrits philosophiques, Arnaud Bouaniche et al. (dir.), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2011, p. 556-559. 46. H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. vi. 47. Ibid., p. 208. 48. Ibid., p. vi. 49. Ibid., p. 180. 50. Ibid., p. 206. 51. Ibid., p. 54. 52. Ibid., p. 96. 53. H. Bergson, La Pensée et le Mouvant. Essais et conférences, F. Worms (dir.), Arnaud Bouaniche et al. (éd.), Paris, PUF, 2009, p. 13. 54. Ibid., p. 162. 55. Einstein à Richard B. Haldane, 11 septembre 1922, Berlin. 56. Einstein, Journal de voyage au Japon, la Palestine et l’Espagne [le 6 octobre 1922 au 12 mars 1923]. Voir l’entrée pour le 9 octobre 1922 : « Hier j’ai examiné le livre de Bergson sur la relativité et le temps. Étrange que le temps seul soit problématique à lui, mais pas l’espace. Il me frappe comme ayant la compétence linguistique plus que la profondeur psychologique. Il n’est pas très scrupuleux concernant le traitement objectif de facteurs psychiques. Mais il semble vraiment saisir la substance de la théorie de la relativité et ne se met pas en opposition avec cela. Les philosophes dansent constamment autour de la dichotomie : le psychologiquement réel et le physiquement réel et diffèrent seulement dans des évaluations à cet égard. Soit celui-là apparaît comme une “simple expérience individuelle” ou celui-ci comme une “simple construction de la pensée”. Bergson appartient à la dernière sorte, mais il objective à sa façon sans s’en apercevoir ». 57. « La Théorie de la relativité », art. cit., p. 107. 58. Ibid. 59. H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 79.

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60. H. Bergson, « Les Temps fictifs et le temps réel », art. cit., p. 254. 61. H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 24. 62. « Poincaré n’a jamais compris la base de la relativité spéciale », et, plus tard : « pourquoi Poincaré n’a-t-il jamais compris la relativité spéciale ? », dans Abraham Pais, “Subtle is the Lord…”: The Science and the Life of Albert Einstein, Oxford, Oxford Univ. Press, 1982, 21, p. 164 ; « Pour sa part, Poincaré ne semble jamais avoir pleinement compris la percée d’Einstein », dans Walter Isaacson, Einstein: His Life and Universe, New York, Simon et Schuster, 2007, p. 135 ; « Lorsqu’il [Poincaré] s’est finalement penché sur la question de la relativité, en 1912, il était clair qu’il ne la comprenait pas », Dennis Overbye, Einstein in Love, New York, Penguin, 2000, p. 145. 63. H. Poincaré et al. au Comité du prix Nobel, v. 28 janvier 1902, à Scott Walter, dans Étienne Bolmont, André Coret (dir.), La Correspondance entre Henri Poincaré et les physiciens, chimistes et ingénieurs, Bâle, Birkhäuser, 2007, p. 399. 64. H. Poincaré, « Rapport sur les travaux de H.A. Lorentz, ca. 31 janvier 1910 », dans La Correspondance entre Henri Poincaré et les physiciens, chimiste, ingénieurs, op. cit., p. 438. 65. H.A. Lorentz, Das Relativitätsprinzip: Drei Vorlesungen gehalten in Teylers Stiftung zu Haarlem. Beihefte zur Zeitschrift für mathematischen und naturwissenschaftlichen Unterricht, Leipzig, B.G. Teubner, 1914, p. 23. 66. Svante Arrhenius, « Presentation Speech », 10 décembre 1922, dans Nobel Lectures in Physics (1901-1921), Singapore, World Scientific, 1998, p. 479, cité dans A. Pais, “Subtle is the Lord…”, op. cit. , p. 510 ; A. Pais, Einstein Lived Here, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 75. Bien que Pais ait mentionné la référence à Bergson au cours de la présentation, il ne lui a pas attribué de signification : « Pourquoi Einstein n’a-t-il pas reçu le prix Nobel de la relativité ? En grande partie, je crois, parce que l’Académie subissait tellement de pression pour lui accorder un prix ». « How Einstein Got the Nobel Prize », dans A. Pais, “Subtle is the Lord…”, op. cit., p. 511. 67. H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 16. 68. H. Bergson à Eugène Minkowski, 6 août 1936, Vevey, Suisse. 69. H. Bergson, « Message au Congrès Descartes », dans Écrits philosophiques, op. cit., p. 696-701, ici p. 700. 70. Ibid. 71. Einstein, « Autobiographical Notes », dans Albert Einstein: Philosopher-Scientist, Paul Arthur Schilpp (dir.), La Salle (Illinois), Open Court, 1949, p. 3. 72. Besso à Einstein, 24 décembre 1951, Genève. L’échange de lettres Besso-Einstein sont publiées dans Albert Einstein et Michele Besso, Correspondance 1903-1955, trad. Pierre Speziali, Paris, Hermann, 1972. 73. Einstein à Ruth Levitova, 13 mai 1952, Princeton. 74. Palle Yourgrau, A World Without Time: The Forgotten Legacy of Gödel and Einstein, New York, Basic Books, 2005. 75. Besso à Einstein, 13 juin 1952, Genève. 76. Einstein à Besso, 13 juillet 1952, [Princeton]. 77. Einstein à Besso, 13 juillet 1952, [Princeton]. 78. Einstein à Besso, 29 juillet [1953].

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AUTEUR JIMENA CANALES University of Illinois at Urbana-Champaign

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Bergson, Einstein, et le temps des jumeaux : une singulière obstination Élie During

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La discussion, ou plutôt le dialogue de sourds, qui opposa Bergson et Einstein dans une salle de la Sorbonne, le 6 avril 1922, en marge du cycle de conférences orchestré par le physicien Paul Langevin au Collège de France, mérite certainement de figurer dans les annales des grandes occasions manquées. La frustration éprouvée par l’auditoire fut à la mesure de l’attente qui entourait un événement relayé par la presse du jour. Cette frustration est bien entendu aussi la nôtre. On s’était pressé pour assister à une rencontre au sommet, mais des brefs échanges qui suivirent le trop long exposé de Bergson, on ne retint finalement pas grand-chose, sinon que tout cela augurait assez mal de la réception de l’essai qui devait suivre peu de temps après, vers la fin de l’été : Durée et Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein.

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C’est par là qu’il faut commencer ; le livre donne la clé du dialogue.

Un livre maudit 3

L’ambition de Durée et Simultanéité était clairement affichée : il s’agissait de donner un coup de sonde dans une théorie qui n’apportait « pas seulement une nouvelle physique mais certaines manières nouvelles de penser1 », afin de la replacer dans la bonne perspective philosophique. L’analyse portait plus spécialement sur les transformations que la relativité restreinte faisait subir à l’idée de temps en introduisant par exemple des durées « élastiques », multiplement dilatées et ralenties en fonction du mouvement. Au passage, Bergson se livrait à quelques clarifications d’ordre métaphysique sur la signification de la durée, mais aussi, chose plus risquée, à la rectification de certaines interprétations courantes associées aux notions physiques (en particulier, celle du temps comme variable locale, ou « temps propre »).

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On peut se demander si l’ouvrage d’un philosophe majeur a jamais été si mal et d’ailleurs si rarement lu. C’est peu dire qu’il a été mal reçu. Certains de ses admirateurs ont affirmé qu’il s’agissait du moins bon de ses livres, d’autres qu’il aurait mieux valu

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qu’il ne fut jamais écrit. Très vite, des contradicteurs plus ou moins bienveillants, encouragés dans certains cas par Einstein lui-même, lui ont reproché des erreurs et des incompréhensions touchant des questions de détail, mais aussi des questions d’interprétation globale. Bergson a répondu, il s’est agacé qu’on le reprenne comme un écolier ; loin de se rétracter, il a persisté et signé, réitérant et développant ses arguments dans des appendices ajoutés dès la réédition de 1923, et qui provoquèrent un nouveau flot de critiques. Devant l’accueil tumultueux réservé à son livre, Bergson, sans jamais le désavouer vraiment, n’a pas souhaité lui donner une traduction, ni le voir inclus parmi ses œuvres complètes. Il mit en suspens les rééditions futures, ce qui ne manqua pas d’être interprété par certains comme le signe d’un reniement 2. 5

On s’accorde aujourd’hui sur le fait que, pour qui voudrait simplement s’initier à la relativité sans souci particulier d’entrer dans les vues du philosophe, Durée et Simultanéité est plus utile par les critiques et les mises au point qu’il a suscitées et continue de susciter, que par l’exposé malgré tout souvent irréprochable qu’il donne, au passage, de la théorie d’Einstein. Au-delà de l’anecdote et de son intérêt strictement historique, après plus d’un siècle de discussions sur la signification de la relativité, quel regard un lecteur contemporain peut-il porter sur l’enjeu philosophique de cette affaire ?

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Faisons d’abord justice de quelques idées reçues. En voici deux parmi les plus tenaces : 1°) incompétent sur le fond, Bergson aurait cherché à critiquer la théorie de la relativité, et même à corriger Einstein sur certains points de physique ; 2°) Einstein aurait achevé le discrédit du philosophe en condamnant sévèrement son livre au vu de certaines erreurs matérielles élémentaires. Le premier point est absurde. Le deuxième appelle un jugement plus nuancé. Examinons-les tour à tour. Cela nous permettra de revenir un peu prévenus à la scène primitive du 6 avril 1922.

Questions d’autorité 7

Avant de chercher à décerner des brevets de compétence en matière scientifique, il faut tout de même garder à l’esprit que, hormis les éléments de trigonométrie hyperbolique impliqués dans les formules de transformation de Lorentz, les mathématiques de la relativité restreinte ne présentent aucune difficulté particulière ; elles sont à la portée de n’importe quel lycéen motivé. Bergson n’était certes pas entré à Normale par la voie du concours scientifique, comme cela se dit parfois, mais il avait obtenu par deux fois le premier prix au concours général de mathématiques – en classe de philosophie puis en math élem. À quoi il faut ajouter, car la chose n’est jamais mentionnée, un 5 e accessit au concours général de physique. Ce jeune homme qui avait dévoré durant toute sa scolarité normalienne des traités de physique et de philosophie des sciences, au point de songer à entreprendre une thèse sur les principes de la mécanique, ce philosophe qui avait conçu chacun de ses essais comme l’aboutissement d’un long travail d’assimilation de toute la littérature scientifique disponible sur le sujet (de la psychophysiologie à la biologie, en passant par les neurosciences et l’anthropologie), aurait-il été atteint, passée la soixantaine, d’une espèce de sénilité précoce qui l’aurait empêché de saisir certains raisonnements mathématiques élémentaires au point de fausser toute sa compréhension de la théorie d’Einstein et de s’entêter dans des erreurs manifestes ? C’est là une chose difficile à admettre.

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Il n’y a pas lieu de recourir ici à des arguments d’autorité, du reste bien fragiles. Ni le premier prix au concours général, ni même la publication d’une copie de lycéen dans les Annales de mathématiques3, ne font de vous un mathématicien. Bien des scientifiques de profession n’ont jamais compris ou jamais voulu comprendre le fond de la théorie d’Einstein. Aujourd’hui encore il n’est pas rare qu’un polytechnicien à la retraite s’imagine pouvoir déceler une erreur rédhibitoire, jusque-là inaperçue, au cœur de la relativité. S’il a paru opportun de rappeler le parcours de Bergson, c’est simplement pour écarter les accusations d’incompétence pure et simple, et pour dissiper du même coup ce soupçon plus diffus : le philosophe au style élégant, académicien et futur prix Nobel de littérature, aurait éprouvé des blocages psychologiques ou des résistances d’ordre cognitif qui l’auraient empêché d’entrer dans les raisonnements du physicien.

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Bergson n’était pas de ces « matamores de l’algèbre » que vilipendait Alain, mais il n’avait aucun mal à suivre ses contradicteurs sur leur propre terrain, du moins tant qu’il s’agissait de la théorie restreinte, celle de 1905, reformulée en mode géométrique par le mathématicien Hermann Minkowski. Il faut au moins lui faire ce crédit. Mais ce fait constitue d’une certaine manière une circonstance aggravante. Cela signifie que son entêtement à ne pas entendre les critiques était d’une autre nature que celle qui s’exprime chez un autodidacte animé d’une idée fixe.

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Sur le dossier de la relativité, comme sur chacun de ceux qu’il a traités, Bergson s’était entouré d’un luxe de précautions. Il consacrait beaucoup de temps à la préparation de ses ouvrages, qu’il rédigeait ensuite à grande vitesse dans les mois précédant leur publication. L’abondance de ses lectures relativistes peut être constatée de visu en consultant le fonds Bergson de la bibliothèque Jacques Doucet. Il avait à peu près tout lu de ce qui avait été publié à l’époque sur le sujet : les manuels d’introduction à la relativité de Silberstein, Weyl ou Eddington, les exposés philosophiques de Whitehead ou de Charles D. Broad (ce dernier étant dans le genre irréprochable), mais aussi les premières traductions en anglais des études publiées par les futurs membres du Cercle de Vienne (l’exemplaire du livre de Moritz Schlick sur l’espace et le temps est dûment annoté en trois couleurs). Pour le dire simplement, Bergson n’écrivait pas de manière impulsive, et il savait s’entourer des bons auteurs. Cela doit nous inciter à un peu de patience, et même d’obstination, lorsque vient le moment d’examiner à notre tour le dossier « Bergson et la relativité ».

Les faits, rien que les faits 11

En vérité, Bergson n’a cessé de proclamer à qui voulait l’entendre qu’il n’avait strictement rien à objecter à la théorie de la relativité en tant que telle. Son intention n’était nullement de défendre le temps absolu de Newton. Il ne s’agissait pas de redresser les équations de Lorentz, ni de réfuter les conclusions mathématiques qu’en tire Einstein. Bergson y revient de façon insistante dans Durée et Simultanéité, et déjà dans l’allocution du 6 avril 1922, en présence de l’intéressé.

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Le seul point sur lequel cette proclamation de principe peut être prise en défaut concerne le traitement réservé au « paradoxe des jumeaux » de Paul Langevin, paradoxe que Bergson semble vouloir traiter comme une simple expérience de pensée proposée à l’imagination scientifique4. C’est bien là le problème. Bergson n’a jamais sérieusement considéré que les arguments concernant la « dilatation des durées » dans le cas de systèmes accélérés puissent avoir une quelconque portée empirique. À sa

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décharge, aucun phénomène observé à l’époque n’offrait le début d’une confirmation expérimentale de ce supposé « ralentissement des horloges ». L’expérience souvent invoquée sur le temps de dégradation des muons propulsés vers la Terre depuis la haute atmosphère fut menée par Rossi et Hall en 1940. Encore n’offre-t-elle qu’une confirmation indirecte5. De même, les expériences de Kennedy-Thorndike en 1932, ou de Ives-Stillwell en 1938, si elles font intervenir à un titre ou à un autre le facteur de dilatation relativiste, n’offrent jamais que des confirmations de la théorie dans sa globalité, et non de tel élément pris à part. Il faut attendre 1971 pour que Hafele et Keating mettent en évidence un fait qui aurait, à coup sûr, conduit Bergson à reconsidérer entièrement sa vision de la théorie d’Einstein, si seulement il en avait eu connaissance : le retard d’horloges atomiques ayant effectué des mouvements circulaires autour de la Terre – phénomène confirmé dans l’accélérateur de particules du CERN par Ross et Bailey en 1977. 13

Tel est en effet le point essentiel : pour Bergson, une théorie scientifique, quand bien même elle serait indirectement confirmée par un faisceau d’expériences convergentes, doit finalement se mesurer à l’aune des faits nouveaux qu’elle est capable non seulement d’expliquer, mais de prédire et d’observer, de susciter et d’exhiber. En matière de science, Bergson ne reconnaît qu’une seule autorité : celle de faits bien établis. Les théories, aussi cohérentes et puissantes qu’elles puissent être, sont hypothétiques par défaut ; elles ne deviennent des conditions pour la pensée philosophique qu’à partir du moment où elles parviennent à produire un fait par cela même qu’elles l’expliquent.

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C’est en ce sens qu’on peut comprendre l’importance reconnue par Bergson à la constance de la vitesse de la lumière mise en scène par le dispositif expérimental de Michelson-Morley. Ici, la valeur de l’interprétation relativiste du phénomène est tout près de se confondre avec l’intuition directe d’un fait, même si Einstein lui-même l’élève au rang d’un axiome ou d’un postulat : il faut désormais compter avec l’existence d’un degré de vitesse absolu, non relativisable, et ce, quelles que soient les conséquences qu’on prétend en tirer en liant le destin du temps aux « figures » tracées par la lumière.

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Lorsqu’il est question de durée, la pierre de touche est la même : elle doit prendre la forme d’une confrontation directe entre des systèmes matériels dont le vieillissement relatif témoigne de durées effectivement écoulées. Dans le cas qui nous intéresse, le fait décisif n’est disponible qu’en 1971. Lorsqu’au terme du voyage, deux horloges initialement synchronisées sont placées côte à côte et s’avèrent ne pas avoir marqué le même nombre de nanosecondes, cette différence incompressible signale un fait concret ; son existence même ne doit rien aux transformations algébriques coordonnant l’expression des durées dans différents systèmes de référence.

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Ce qui est certain, c’est que rien de tout cela n’est connu en 1922. La théorie est en place, reformulée dans une version « généralisée » et déjà brillamment confirmée grâce aux observations menées par Eddington, mais quant à l’hypothèse de durées multiples et désaccordées, les « lignes de faits » relativistes susceptibles d’aiguillonner l’enquête philosophique restent presque entièrement à établir. Par ailleurs, Bergson a de bonnes raisons de considérer que les temps dilatés en fonction de la vitesse sont de simples « effets de perspective ». Liés à certaines conditions particulières de la mesure, ces effets sont en tant que tels incapables d’affecter le rythme d’écoulement interne des processus. Bergson part d’un constat simple : dans le cas idéal de deux systèmes animés l’un par rapport à l’autre d’un mouvement uniforme, une horloge ne « ralentit » que du

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point de vue du système relativement auquel elle est en mouvement. Considérée au repos dans son système propre, la même horloge continue à battre imperturbablement les secondes. C’est bien ce qu’exprime, dans cette situation, l’invariance du temps propre. C’est qu’il n’y a pas de ralentissement en soi : le ralentissement est nécessairement relatif, il s’apparente en ce sens au phénomène visuel du rétrécissement perspectif. Mais Bergson étend imprudemment cette analogie au cas des systèmes accélérés. Il en conclut que les temps dilatés sont « invérifiables en droit ». Pourtant, si aucune confirmation empirique directe n’en a encore été proposée à l’époque, il est bien clair que la dilatation temporelle peut se déduire rigoureusement de la structure mathématique de la théorie6. Rien n’interdit donc en principe que, dans des configurations plus complexes, des effets de dilatation puissent être directement vérifiés sous la forme de comparaisons locales entre horloges : pour cela, il suffit de quitter les conditions de stricte réciprocité associées à des systèmes animés de vitesses uniformes, pour envisager justement des systèmes accélérés qui, séparés puis réunis, tracent des trajectoires fermées dans l’espace.

Cruel Zénon 17

Si ce point a échappé à Bergson, c’est que les effets de perspective temporelle repérés dans le cas simple où n’interviennent que des translations uniformes lui semblaient porter une leçon beaucoup plus générale concernant la mesure des durées : les effets de perspective sont des artefacts mathématiques liés à la possibilité d’indexer les durées écoulées à des trajectoires tracées dans l’espace. Zénon avait voulu montrer, dans le paradoxe dit « du Stade », qu’une même durée, rapportée à divers espaces de référence en mouvement relatif, peut être comptée « double d’elle-même7 ». Il en va de même ici, et pour des raisons fondamentalement analogues. L’expression spatiale de la durée est vouée à subir des déformations au prisme de la vitesse : elle admet autant de projections qu’il existe de degrés de vitesse, et ceux-ci sont en droit indéfinis puisqu’ils ne dépendent que du choix arbitraire d’un système de référence. La relativité offre une théorie cohérente de ces perspectives cinématiques changeantes, en donnant une expression mathématique à ce qui demeure invariant sous la démultiplication des temps, à savoir certaines grandeurs à caractère spatio-temporel. Quant à la durée même, l’opération de mesure ne fait qu’en effleurer la surface ; le changement interne qui affecte la matière demeure indemne sous ses expressions spatiales et la variété des vues perspectives.

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Cette conviction profonde a conduit Bergson à fausser le sens des paradoxes relativistes. L’absence de « lignes de fait » l’encourageait à les aborder comme des constructions hypothétiques, ou mieux, des expériences de pensée semblables à celles imaginées par Mach ou Poincaré, dans l’esprit de Berkeley, pour critiquer l’espace absolu newtonien. Le principe de telles expériences de pensée consiste généralement à exploiter les symétries d’une situation physique pour faire apparaître une relation d’indiscernabilité entre des états de choses. Si l’univers se réduisait à deux particules en mouvement relatif, il n’y aurait certes pas moyen de dire laquelle est « vraiment » accélérée, ni laquelle subit directement les effets d’une dilatation temporelle. Elles seraient littéralement substituables, de sorte que tout ce qui se dit de l’une pourrait aussi bien se dire de l’autre… C’est dans cet esprit, on le verra, que Bergson aborde le paradoxe de Langevin. Ce faisant, il donne parfois l’impression de discuter une autre

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théorie que la relativité restreinte : une théorie de son invention, résultant d’une espèce de mélange des idées de Mach, de Poincaré et d’Einstein. De manière générale, les considérations de symétrie, de perspective et de relativité – au sens large que donnait Poincaré à ce terme lorsqu’il parlait de la « relativité de l’espace » et du principe de similitude des figures –, ont certainement joué pour Bergson le rôle d’obstacles épistémologiques dans son appréhension de la théorie d’Einstein. Cela n’est guère étonnant si l’on tient compte du contexte. 19

En 1922, la pédagogie relativiste n’était pas encore stabilisée ; la confusion entourant certains sujets semblait autoriser une certaine latitude interprétative. Aujourd’hui encore, on a coutume de présenter des effets absolus et invariants en recourant à des combinaisons d’effets strictement relatifs et réciproques. Mais le ralentissement des horloges accélérées est-il de même nature que le ralentissement des horloges en mouvement uniforme ? Le premier se déduit-il du second ? Ou n’est-ce pas plutôt l’inverse ? La variété même des stratégies d’exposition adoptées par les auteurs de manuels de physique atteste qu’on touche là à un point subtil, et peut-être à une difficulté d’ordre conceptuel liée à l’absence de correspondance stricte entre les schémas mathématiques et les formes d’expression de nos langues naturelles. Sans doute le facteur de dilatation peut-il se lire directement dans les équations de transformation de Lorentz. La dilatation est fonction de la vitesse, et non de l’accélération, et cela semble conférer un caractère fondamental au cas le plus simple, où n’interviennent que des mouvements uniformes. On considère généralement que la méthode infinitésimale permet d’étendre à l’analyse des mouvements variés les conséquences tirées sur la base de mouvements uniformes. Mais la difficulté persiste : comment expliquer qu’on obtienne une dilatation absolue (un effet réel) en combinant des dilatations relatives et réciproques (de simples effets de perspective) ? Bergson était conscient de ces difficultés. C’est pour tenter d’y remédier qu’il introduit la distinction entre « temps réels » et « temps fictifs », au prix d’en susciter de nouvelles.

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Il est clair en tout cas que l’analogie perspective atteint ici ses limites. Elle a certainement conduit Bergson à forcer l’interprétation des notions physiques au-delà de ce qui était défendable. Mais que les têtes les mieux faites à l’époque aient eu parfois du mal à s’y retrouver mérite également réflexion. Si même un mathématicien aussi aguerri que Paul Painlevé a pu se fourvoyer sur ce terrain, pourquoi s’étonner que Bergson ait cru bon d’y revenir, quitte à pousser plus loin dans certaines impasses ? Il conviendrait en somme d’appliquer ici un double principe de charité et de symétrie. Principe de charité : n’imputer qu’en dernier recours à son interlocuteur les thèses les plus extravagantes ou les erreurs les plus grossières. Principe de symétrie : appliquer les mêmes standards à tous les interlocuteurs, y compris ceux qui ont commencé par se tromper avant de se raviser. En somme, il faut partir du principe que Bergson, tout comme Painlevé, n’était pas plus bête qu’un autre, et que cela ne le prémunissait nullement contre l’erreur.

« Dieu le pardonne ! » 21

Venons-en plus rapidement au deuxième point : le jugement porté par l’auteur mentionné dans le sous-titre, à savoir Einstein lui-même. Malgré l’agacement manifesté lors de la rencontre du 6 avril 1922, ce dernier est loin d’avoir uniformément décrié l’essai de Bergson. On cite souvent son mot concernant les « bourdes » ou les

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« boulettes monstres » dont le philosophe se serait rendu coupable, mais sans préciser de quelles erreurs matérielles il s’agit au juste. Dans un échange avec André Metz il est question d’une « erreur » (« ein Irrtum ! ») qui plus est « d’ordre purement physique ». Einstein se serait même exclamé : « Que Dieu le pardonne ! » (« Gott verzeih ihm ! ») 8. Bergson était pour sa part persuadé qu’Einstein, peu familier du langage philosophique, et généralement peu à son aise avec le français, n’avait tout simplement pas lu son livre et n’avait pu en connaître que des rapports de seconde main, au fil de ses conversations avec des collègues physiciens. La vérité – peu connue, et il faut remercier Jimena Canales pour avoir bien mis ce point en valeur9 – c’est qu’Einstein a bien lu ou du moins parcouru le livre, en profitant d’un moment d’accalmie coïncidant avec son voyage en bateau vers le Japon, en 1924. Dans son journal personnel, il reconnaît que Bergson semble avoir une « compréhension réelle (sachlich) de la théorie de la relativité », et qu’en tout cas il ne prétend pas la contredire10. À quoi il ajoute, ce qui est plus curieux, que Bergson fait davantage preuve de talent littéraire que de profondeur psychologique. Sa tendance, écrit-il, le porte à tenir pour objectifs certains facteurs psychologiques. 22

La remarque est quelque peu sibylline, mais elle a le mérite de prendre à rebours l’idée commune selon laquelle Bergson aurait au contraire cherché à re-psychologiser certains concepts physiques (comme la simultanéité à distance) en les reconduisant systématiquement à leur source dans l’expérience subjective de la durée réelle, vivante, vécue. La vérité est que Bergson ne fait ni l’un ni l’autre. Il n’objective pas plus les facteurs subjectifs qu’il ne cherche à psychologiser les propriétés physiques. Et pour le comprendre, il faut tâcher justement de ne pas psychologiser à l’excès son obstination, en y voyant par exemple une espèce d’entêtement lié à la volonté opiniâtre d’appliquer sur le cas d’une nouvelle théorie certaines idées personnelles développées par ailleurs, touchant le primat de la perception ou le caractère dérivé des concepts physiques et des constructions conceptuelles en général. Bergson n’est pas phénoménologue. Il ne s’agit jamais pour lui de revenir à la source subjective du temps réel comme fondement ultime du sens. Toute sa doctrine est tendue vers une conception réaliste de la durée comme expression relationnelle du processus universel, en nous mais surtout hors de nous. Peut-être est-ce là ce qu’Einstein voulait dire en parlant d’une objectivation des facteurs psychologiques. Toujours est-il que dans un tel contexte, les opérations de raccord entre concepts physiques et temps subjectif sont nécessairement locales, et tactiques : elles doivent effectuer des liens, des unifications qui empêchent une notion, un problème, de voler en éclats sous l’effet de leur formalisation mathématique. Elles prennent d’ailleurs des formes inattendues. C’est ainsi que Bergson envisage, dans un passage de Durée et Simultanéité qui fournit l’essentiel de son allocution du 6 avril 1922, le point de vue que des « microbes savants », sensibles à des intervalles d’espace extrêmement ténus, pourraient adopter sur la simultanéité.

Les microbes relativistes : problèmes de voisinage 23

Tout porte à croire que c’est à ces microbes que songeait Einstein lorsqu’il suspectait chez Bergson une « erreur » d’ordre strictement physique. Voilà une bonne illustration du genre de malentendus suscités par le style subtil et insinuant de Bergson. À André Metz, Einstein écrit : « Bergson oublie que la simultanéité (ainsi que la nonsimultanéité) de deux événements qui affectent un seul et même être est quelque chose

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d’absolu, indépendant du système choisi11. » Bergson aurait méconnu que la théorie physique peut compter sur des faits de coïncidence spatio-temporelle entre événements ayant lieu ici et maintenant, autrement dit sur des relations de simultanéité strictement locales, et donc non relatives. Étrange reproche, en vérité : Bergson l’oublie si peu qu’il affirme au contraire qu’il est en pratique impossible de ne pas référer nos procédures de synchronisation à distance à des opérations locales de lecture d’horloges auxquelles nous reconnaissons spontanément un sens ultime et absolu ! 24

Sur ce point, un accord pouvait être trouvé entre le philosophe et le physicien, qui de son côté écrivait dans son article de 1905 intitulé « Sur l’électrodynamique des corps en mouvement » : « On ne traitera pas ici de l’imprécision que renferme le concept de simultanéité de deux événements se produisant au même endroit (ou presque). [Celleci] doit être […] éliminée grâce à l’abstraction12. » Mais précisément, Bergson voit dans le recours nécessaire à l’abstraction une preuve de l’impossibilité où se trouve le physicien vivant d’autonomiser entièrement le point de vue savant par rapport au point de vue intuitif. L’idée de coïncidence ponctuelle, à laquelle il rapporte en définitive toutes ses opérations, est elle-même le produit d’une idéalisation mathématique. Le savant s’appuie en réalité sur une compréhension du simultané qui n’est ni strictement locale au sens géométrique ou mathématique du mot, ni globale au sens de la simultanéité à distance établie sur la base d’échanges de signaux.

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L’argument des microbes a donc une signification différente de celle qu’Einstein paraît lui attribuer. Sa fonction exacte est d’exprimer une ambivalence. Pour un microbe, explique Bergson, il n’y a pas à strictement parler de simultanéité absolue sur le plan de l’expérience : la simultanéité de voisinage, aussi proche qu’on l’imagine de la simple coïncidence locale, peut toujours être traitée comme une simultanéité à distance, une simultanéité savante. Pourtant, si ce microbe est physicien, il lui faut compter par ailleurs sur un sens intuitif et trans-spatial du simultané sans lequel la simultanéité savante n’aurait aucune portée temporelle réelle. Nous sommes tous à cet égard des microbes savants : comme eux, ce que nous découvrons d’abord en la vivant est une simultanéité « épaisse », qui déborde l’ici-maintenant dans les deux directions du temps et de l’espace. Selon le temps : elle n’est pas strictement instantanée (Bergson parle de « simultanéité de flux »). Selon l’espace : elle ne se réduit pas à une coïncidence locale (elle est donc toujours « à distance »). Et cependant nous superposons à cette première approche un cadre d’analyse où le simultané prend un sens bien différent, puisque le type en est idéalement donné par un événement strictement localisé en un point de l’espace.

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D’un côté, les microbes sont les porte-voix de l’entendement scientifique, qui veut tout redéfinir en termes de simultanéité à distance et de réglages d’horloges. « Plus einsteiniens qu’Einstein », ils refusent de donner un sens physique immédiat à l’idée de coïncidence locale, ils rechignent à poser, telle quelle, une espèce de point de butée sous la forme d’une simultanéité contractant dans une même perception des flux d’événements distincts qui se recouperaient en un même point de l’espace. Si l’on accorde que les microbes peuvent être aussi petits, aussi sensibles qu’on voudra, on entrevoit une série convergente d’intervalles d’espace de plus en plus ténus, emboîtés les uns dans les autres, et dont la limite serait un strict point géométrique. En posant des faits de coïncidence locale, la théorie physique effectue le passage à la limite ; elle outrepasse les bornes de ce qui est effectivement observable et postule au fond de la

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réalité une science toute faite, déjà déployée comme un système de relations indifférent aux échelles de perception – en l’occurrence, « un système de simultanéités savantes indépendant des simultanéités intuitives », virtuellement disponible dans le format géométrique « espace-temps », avec son réseau de lignes d’univers et de pointsévénements. Whitehead critiquera en des termes proches ce « sophisme de la localisation simple13 » reposant sur l’hypostase d’une idéalité mathématique. 27

Mais d’un autre côté, la relativité de l’espace suggère qu’à l’autre bout de l’échelle des géants pourraient aussi bien contracter des distances immenses en traitant intuitivement des événements séparés comme s’ils avaient en effet lieu « sur place ». N’est-ce pas ce que font déjà en pratique les microbes et les physiciens lorsqu’ils conviennent d’effectuer des lectures d’horloges en s’autorisant à considérer des horloges « voisines » comme des approximations suffisantes d’une coïncidence ponctuelle ? Comme l’expliquera Bergson, l’extension naturelle du point de vue intuitif à des événements aussi éloignés qu’on voudra partage avec l’usage savant un même présupposé : la représentation mathématique d’un espace homogène et relatif. Elle s’appuie en même temps, tout du long, sur la nécessité de postuler, au voisinage des horloges, des observateurs virtuels capables de percevoir et d’interpréter les indications temporelles portées par ces instruments.

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À travers ce va-et-vient entre différentes échelles, mais aussi entre le plan de l’abstraction et celui de l’intuition, on comprend mieux les raisons qui autorisent le sens commun à étendre naturellement au « lointain » l’idée de simultanéité « après l’avoir puisée en effet dans la constatation de deux événements “voisins” 14 ». S’opère alors, « d’une simultanéité à l’autre, de la simultanéité naturelle à la simultanéité savante, une transfusion de réalité15 »… Reste à discerner ce qui, dans une telle situation, relève de l’expérience, de l’hypothèse, ou de la pure spéculation. C’est dans cette zone mouvante où ces différents plans jouent constamment les uns contre les autres que Bergson veut s’installer, afin de saisir sur le vif le glissement qui fait basculer le physicien – et le philosophe avec lui – dans une erreur d’ordre métaphysique : celle qui consiste à vouloir autonomiser pour de bon des constructions intellectuelles dont la signification proprement temporelle n’est pas séparable, en fait, des conditions dans lesquelles est vécue la simultanéité intuitive, au voisinage du réel. Voilà de quoi il fut question le 6 avril 1922, sous une forme trop compacte, hélas, pour donner lieu à un véritable dialogue.

6 avril 1922 : une rencontre au sommet 29

Il n’est pas nécessaire de s’étendre ici sur les circonstances de la rencontre quelque peu improvisée qui eut lieu ce jour-là à l’initiative de la Société française de philosophie 16. On n’a pas manqué d’évoquer certaines difficultés d’ordre purement linguistique, accentuées par le caractère un peu formel de l’intervention de Bergson. Celui-ci avait en effet choisi de donner lecture d’un morceau de son livre à paraître, et la densité de ces pages, présentées en dehors de leur contexte philosophique plus général, n’était pas de nature à arranger les choses. Mais les échanges relativement brefs qui ponctuèrent cette mémorable séance témoignent plus profondément d’une différence de tempo entre deux penseurs qui se croisent sur une même question en circulant dans des directions opposées, et surtout à des vitesses différentes.

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Rien de moins compatible, en effet, que ces deux tempéraments ou styles de pensée. D’un côté, l’impatience proverbiale d’Einstein en matière de philosophie, sa hâte d’en venir au fait, son goût des définitions et des distinctions tranchées, mais aussi – on y reviendra – des formules provocatrices. De l’autre, l’éloquence précise mais sinueuse de Bergson, cette manière d’envelopper la question par une série de manœuvres concentriques avant de resserrer brusquement le problème sur un point inattendu.

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Hegel décrivait l’activité philosophique comme un formidable ralentissement de la pensée : la patience du concept est une espèce de coup de frein imposé à la conversation ordinaire en même temps qu’à l’agilité mathématique. Ce n’est pourtant pas exactement de cela qu’il s’agit ici : à bien des égards, Bergson est plus proche, dans sa manière, du mathématicien que du philosophe spéculatif. Il voyait dans sa méthode de l’intuition quelque chose d’analogue, dans l’ordre qualitatif, aux gestes de différentiation et d’intégration du calcul infinitésimal. Mais il reste vrai qu’il ne se déplace pas à la même vitesse que le scientifique. De ce point de vue, il y a une évidente dissymétrie dans les positions relatives des protagonistes, une dissymétrie qu’il est bon de conserver à l’esprit. Il faut repartir de ce constat trivial : le physicien n’a généralement pas le temps pour la philosophie. Il s’y adonne le dimanche, ou quand il peut. En conséquence, son degré de pénétration dans le mode de conceptualité propre à la discipline philosophique, le temps consacré à assimiler l’état des questions – sans parler des corpus où ces questions sont travaillées –, sont sans commune mesure avec l’effort consenti de son côté par le philosophe pour se familiariser avec les derniers développements de la théorie physique. Cette dissymétrie est particulièrement évidente dans le cas qui nous intéresse.

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Chose curieuse, le propos du philosophe se concentre presque entièrement sur la question de la simultanéité et de sa signification temporelle – simultanéité vécue, pensée, construite… –, de sorte que le problème apparemment plus aigu des temps à « élasticité » variable de la théorie de la relativité, problème qui passera au premier plan dans Durée et Simultanéité au point d’occuper l’essentiel des futures polémiques, n’est pour ainsi dire jamais abordé de front. En particulier, s’il est bien question de microbes, à aucun moment n’est évoqué le fameux « paradoxe des jumeaux » qui avait tant frappé les esprits dix ans plus tôt, à l’occasion du Congrès international de philosophie réuni à Bologne en 1911. Langevin en avait alors présenté l’idée en termes imagés, pour illustrer une des conséquences les plus étranges de la nouvelle mécanique. Bergson était présent aux côtés de Poincaré, d’Ostwald, d’Enriques, mais aussi de Durkheim, de Russell et de quelques autres sommités du moment. L’exposé de Langevin lui avait fait forte impression. Mais la parenthèse de la guerre et la mise en train de plusieurs autres projets éditoriaux devaient retarder de quelques années son intervention publique sur le sujet. Lorsqu’il y revint enfin – et longuement – dans Durée et Simultanéité, ni Langevin ni Einstein n’étaient plus là pour lui répondre de vive voix. Concernant les jumeaux, il n’y eut d’explication qu’indirecte : via Jean Becquerel d’abord, puis André Metz et A. d’Abro, enfin plus près de nous, Hervé Barreau, mais aussi Jean Bricmont et Alan Sokal, tard venus dans la mêlée, et qui reprirent aux précédents tous leurs arguments en procédant, selon leur habitude, à une correction de copie17.

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Pas de « troisième temps » ? 33

Le 6 avril 1922, en tout cas, Bergson avait choisi de centrer son propos sur une question en apparence annexe, mais qui touchait selon lui au cœur du problème.

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Reportons-nous aux minutes reproduites dans le Bulletin de la Société française de philosophie. Le ton est à l’opposé de la polémique. Il s’agit de dégager ce qu’on pourrait appeler la « représentation naturelle ou spontanée de la simultanéité », afin de mieux prendre la mesure de la contrainte exercée sur la pensée par la thèse einsteinienne selon laquelle les relations de simultanéité entre événements distants dépendent du choix d’un système de référence, et ne peuvent donc être définies de manière univoque. En quel sens cette relativité de la simultanéité – d’ailleurs admise par Bergson dans les termes où la formule le physicien – contrarie-t-elle l’intuition d’une participation vécue de la durée consciente aux durées qui configurent son environnement ? Faut-il renoncer à la notion d’un temps un et universel de la matière, sous-tendant nos opérations perceptives ? Tel est le problème, ramené à sa formulation la plus générale.

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Les auditeurs attentifs, comme l’astronome Charles Nordmann, ont retenu de l’exposé bergsonien l’idée selon laquelle il n’y a pas de contradiction entre la conception relativiste du temps et la représentation du sens commun, si l’on admet que ce dernier ne se préoccupe jamais d’événements strictement instantanés, mais seulement de flux considérés comme contemporains. À quoi s’ajoute le fait que même le savant ne peut tout à fait se passer du point de vue intuitif auquel s’alimente le sentiment d’une participation vécue du temps de la conscience et du temps de la matière. N’était-ce pas là une thèse à laquelle le physicien pouvait aisément souscrire ?

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Le bref échange qui suit l’exposé de Bergson révèle pourtant l’étendue du malentendu. Il conforte le lieu commun d’une irréductible divergence de méthode entre scientifiques et philosophes, sans en éclairer les raisons. Quant aux problèmes de fond, ils sont à peine effleurés, et le dialogue tourne court. Force est bien de reconnaître qu’en comparaison, l’échange de vues qui eut lieu dans la foulée entre Einstein et le philosophe des sciences Émile Meyerson pouvait apparaître autrement substantiel et fécond ; il était en tout cas plus classiquement « technique », puisqu’il y était question par exemple de la relativité de l’espace ou de la signification épistémologique de la physique des quanta.

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Mais le dialogue de sourds porte, négativement, une remarquable leçon. Temps de la conscience, temps des horloges ; temps vécu, temps mesuré. Ces oppositions scolaires présentent peu d’intérêt si elles se limitent à catégoriser des registres d’expérience hétérogènes. Einstein s’empresse d’ailleurs de trancher le nœud gordien : à proprement parler il n’y a pas, outre le temps physique et le temps psychologique, un troisième temps qui serait l’exclusivité des philosophes. Ou tel que s’en souvient Nordmann : « [Einstein] estime que le temps des philosophes ne peut pas différer de celui des physiciens : c’est le même18. » Les minutes publiées par la Société française de philosophie font cependant apparaître une formulation plus brutale. Elle vient prolonger une première suggestion selon laquelle la notion philosophique serait en réalité une sorte d’hybride entre le temps physique et le temps psychologique : « Le temps du philosophe, je crois, est un temps psychologique et physique à la fois 19. » Mais Einstein conclut : « Il n’y a donc pas un temps des philosophes ; il n’y a qu’un temps psychologique différent du temps du physicien20. »

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Cet énoncé remarquable se prête à deux interprétations différentes. L’interprétation faible et conciliatrice, celle que semble suggérer Nordmann, consiste à reconnaître qu’une doctrine philosophique du temps doit, pour être tout à fait cohérente, se mettre en règle avec la science. Bergson, dont on a compris que les intentions ne sont nullement polémiques, est tout prêt à reconnaître la validité scientifique de la nouvelle théorie. Il serait donc le premier à souscrire à cette maxime. Mais l’interprétation forte conduit à faire un pas de plus. Affirmer, comme le fait Einstein, qu’il n’y a pas de « temps des philosophes », c’est refuser par principe qu’il puisse exister un problème proprement philosophique que le vocable « temps » aurait pour fonction de désigner dans la langue du philosophe. Autrement dit, il n’y a pas de problème philosophique du temps, tout au plus une tâche d’élucidation épistémologique de la signification et du statut des concepts qui permettent de définir un ordre du temps ajusté aux besoins de l’enquête physique ou psychologique. Cette tâche, le physicien peut s’en charger luimême, quitte à recevoir occasionnellement l’aide de collègues philosophes suffisamment instruits de physique, et disposant davantage de temps que lui pour exposer tout cela en langue naturelle. Quant au psychologue, qui est souvent un philosophe repenti, il semble n’avoir besoin de personne.

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Telle est bien, si on le lit attentivement, la position d’Einstein, partagée du reste par la grande majorité de ses collègues. Or cela, aucun philosophe sérieux ne peut l’accepter. Certainement pas Bergson. Mais pas davantage Russell, par exemple. Russell qui la même année n’a aucun scrupule à laisser republier, sans y changer une virgule, un passage qu’on pouvait déjà lire dans son livre de 1914, Our Knowledge of the External World. Ce passage, le voici : Sans me prononcer de façon catégorique sur les conséquences ultimes du principe de relativité, il me semble cependant pouvoir affirmer sans risque qu’il ne détruit pas la possibilité de coordonner les temps locaux, et qu’il n’a donc pas la portée philosophique considérable qu’on lui prête parfois. En réalité, et malgré les difficultés rencontrées du point de vue de la mesure, je pense que le temps un et universel [the one all-embracing time] sous-tend tout ce que la physique a à dire au sujet du mouvement. Nous disposons donc toujours en physique, tout comme à l’époque de Newton, d’un ensemble d’entités indestructibles que nous pouvons appeler des particules, et qui sont en mouvement les unes par rapport aux autres dans un espace unique et un temps unique21.

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En comparaison, Bergson se montre évidemment beaucoup plus prudent que son collègue britannique. C’est qu’il n’a pour sa part aucune intention de revenir au temps absolu de Newton, dont il n’a cessé de critiquer le caractère artificiel. La dernière partie de la citation, en particulier, devait lui paraître insoutenable. Russell supprimera d’ailleurs opportunément tout le passage dans l’édition révisée de son ouvrage, en 1926. Entre temps, Durée et Simultanéité et sa réception houleuse durent le réjouir secrètement : on sait qu’il avait peu de sympathie pour le penseur de l’« élan vital ». Mais les deux philosophes pouvaient au moins s’entendre sur un point : le droit de la philosophie à maintenir ouvert le problème du temps que signale couramment l’usage du syntagme « temps » dans une expression telle que « le temps un et universel ». Quoi qu’ait voulu dire Russell, ce n’est certainement pas pour suggérer que le temps absolu de Newton pouvait être maintenu tel quel en dépit des aménagements apportés par la théorie de la relativité. C’est au nom d’une thèse philosophique sur la nature du temps – et peut-être davantage sur la fonction du concept philosophique de temps – qu’il a pu écrire les lignes surprenantes qu’on vient de lire.

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Le temps comme forme 41

D’un autre point de vue, cependant, il faut bien reconnaître qu’Einstein a raison. Non pas subjectivement, au sens où il l’entend lui-même, mais objectivement. Car si le temps doit être un objet qui attend sa description adéquate (au même titre que l’éther ou que la matière noire), alors en effet il n’y a pas de troisième temps qui serait le temps des philosophes. Mais précisément, le temps est peut-être autre chose qu’un objet. De manière générale, le temps n’est pas une réalité dont il appartiendrait à la connaissance scientifique ou à la réflexion philosophique de révéler la nature. C’est pourquoi il y a quelque chose de proprement grotesque à vouloir « régler » le problème du temps en deux coups de cuiller à pot, en concluant par exemple qu’il n’existe pas (comme s’il s’agissait du Père Noël !) du fait que l’espace-temps relativiste n’autorise aucune détermination univoque du temps global, ou encore qu’il est irrémédiablement multiple parce qu’il existe autant de « temps » qu’il existe de systèmes en mouvement relatif (comme s’il s’agissait de compter des pommes dans un panier !). Ces considérations conduisent très naturellement à la représentation non moins problématique d’un « univers-bloc » parménidien déployé selon les quatre dimensions de l’espace-temps, où les événements et les processus coexisteraient pour ainsi dire dans l’éternité, sous prétexte que le bloc se laisse diversement découper et ne contient aucun principe d’animation interne (comme si les diagrammes d’espace-temps étaient les coupes virtuelles d’un hyper-cinématographe à quatre dimensions 22 !).

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Bergson a voulu faire justice de ces images cristallisées en philosophèmes douteux. Deux d’entre elles, en particulier, suscitaient chez lui ce sentiment d’impossibilité qui constitue à ses yeux la première expression négative de l’intuition philosophique. D’un côté, on nous explique que la seule réalité objective est celle de l’espace-temps luimême, ou plus exactement de cet univers-bloc qui oppose son unité massive à toute appréhension globale du devenir universel. De l’autre, mais cela revient au fond au même, on nous annonce que le temps est littéralement pulvérisé en une multitude de flux locaux : le long des lignes d’univers, nous pouvons prélever des « temps propres » variablement compressés ou dilatés ; ils expriment les vicissitudes des corps en mouvement, livrés à leur dispersion contingente et au caractère changeant de leur relation à tous les autres, mais sans aucun moyen de donner une expression unifiée à leur déploiement simultané, sinon sous la forme du bloc total où ils coexistent, dès lors, en un sens qui n’a plus rien de temporel.

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Faut-il s’étonner si à force d’assimiler le temps à un fluide éthéré, et les transformations de son concept à des phénomènes hydrodynamiques, on a effectivement fini par le perdre ? De manière générale, on s’épargnerait beaucoup de peine en commençant par reconnaître que dans son usage philosophique, le « temps » n’a rien d’un concept au sens habituel. Sans entrer dans les arcanes de la doctrine bergsonienne de l’intuition philosophique – qui n’est jamais rien d’autre, notons-le au passage, qu’un certain usage contrarié de l’intellect –, on peut tout de même relever ceci : pas plus chez lui que chez Kant le temps n’est un concept classifiant, catégorisant, qui permettrait de subsumer sous une forme générale une diversité de phénomènes « temporels ». Si c’était le cas, une fois énoncées, d’une part, les propriétés métriques du temps, et d’autre part ses caractères psychologiques en tant que durée vécue, il ne resterait pratiquement plus rien à en dire, sinon justement qu’il est possible de faire bifurquer son concept en propriétés objectives ou subjectives, et que certains traits qui

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nous paraissaient lui être naturellement attachés, comme la simultanéité globale ou l’uniformité de flux, peuvent être abandonnés en chemin au profit d’une définition plus souple qui en généralise l’idée. 44

Or le « temps » est d’abord le nom d’un problème, ou d’un faisceau de problèmes, à commencer par celui de l’unité d’une notion qui paraît présupposée par toutes ses différentiations en genres et sous-genres. Au titre des problèmes du temps, on pourrait encore citer l’exigence de penser, comme le suggérait Aristote, une « enveloppe » du devenir, et la possibilité de redéfinir la simultanéité au-delà des simples faits de coïncidence locale, sans l’assimiler pour autant à l’idée de « plans de simultanéité » instantanés recouvrant l’univers entier. Il y aurait ainsi des simultanéités régionales, des poches de présent partagé à l’image de l’intervalle de simultanéité défini par les jumeaux de Langevin durant le temps de leur séparation23. La relativité de la simultanéité qui a fait couler tant d’encre ne serait à cet égard qu’un symptôme superficiel du caractère dispersé et néanmoins essentiellement solidaire des durées au sein de l’univers.

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C’est à ce type de dialectiques internes que se reconnaît le caractère formel d’une notion. Canguilhem écrivait à propos de Bachelard : « travailler un concept, c’est en faire varier l’extension et la compréhension, le généraliser par l’incorporation de traits d’exception, l’exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref, lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d’une forme24. » Le temps du philosophe a bien le caractère d’une forme, non au sens d’un schéma général suffisamment large et inclusif pour s’appliquer indifféremment aux évolutions réelles, aux durées effectivement mesurées, et à leurs projections spatiales et diagrammatiques, mais au sens d’une matrice de questions solidaires, organisées autour d’un petit nombre de concepts critiques qu’une réflexion attentive rencontre à tous les niveaux d’analyse, sans que l’idée de temps se réduise à aucun d’entre eux.

Le temps local et le paradoxe de Langevin 46

Parmi ces concepts figure en bonne place celui de « temps local », illustré dans la théorie physique par la notion de « temps propre ». Nous l’avons plusieurs fois évoqué sans le nommer, il s’agit du temps d’un système mécanique tel que le mesureraient des horloges à chaque instant immobiles par rapport à lui. Le caractère problématique de ce temps mesuré « sur place », pour ainsi dire, apparaît dès qu’on prend conscience du fait qu’il ne livre aucune définition naturelle de la simultanéité au-delà des faits de coïncidence ponctuelle résultant, de loin en loin, de la rencontre d’autres systèmes mécaniques dans l’espace (rencontres symbolisées, dans les diagrammes d’espacetemps, par l’intersection de deux ou plusieurs lignes d’univers). Dans les intervalles qui séparent deux rencontres, comment ne pas verser dans une forme de solipsisme temporel ? Chacun dure « pour soi », et de fait, les temps propres associés à des systèmes en mouvement relatif sont généralement incommensurables : le caractère relatif de la simultanéité à distance interdit toute vue de surplomb sur le déploiement simultané de deux flux de durée spatialement séparés ; même des échanges continus de signaux n’en livrent jamais que des vues partielles. Il convient cependant de se demander si, isolé de la sorte, découplé de toute notion de perspective, le temps local a encore par lui-même un sens spécifiquement temporel. Bergson n’a cessé de le dire

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depuis son premier essai : cet usage paramétrique du temps, qui se le figure déroulé le long des trajectoires dessinées par des corps ou des systèmes de corps en mouvement, est tout près de se confondre avec l’opération consistant à compter, de proche en proche, les simultanéités locales marquées par les oscillations d’un pendule ou les vibrations d’un atome de césium. Or un tel compte des simultanéités équivaut à rabattre le riche contenu du concept de temps sur une seule dimension, homogène à l’espace. C’est cette figure du temps local qui est au cœur des discussions suscitées par le paradoxe des jumeaux. Pour lui redonner son épaisseur temporelle, il faut inévitablement réintroduire des considérations de simultanéité. Il faut remettre les jumeaux en perspective l’un par rapport à l’autre. 47

Pour autant, il ne faut pas oublier qu’avant de prendre un tour paradoxal la situation de base envisagée par Langevin a un sens physique très concret ; à force d’y voir une expérience de pensée de portée purement théorique, Bergson finit parfois par l’oublier. De quoi s’agit-il au juste ? Dans les conditions habituelles, en présence de corps massifs et donc de champs de gravitation, le mouvement d’un système mécanique connaît des variations d’intensité – des modifications de vitesse, des accélérations. Ces modifications se ressentent dans la mesure locale des temps écoulés. Telle est, en somme, l’intuition centrale de la théorie de la relativité, non seulement générale mais déjà restreinte. C’est aussi bien sûr un sujet de perplexité renouvelé pour le sens commun comme pour la pensée philosophique. Or c’est précisément ce point que Langevin avait à cœur d’expliquer à ses collègues philosophes réunis en 1911 au Congrès de Bologne. Il l’a fait dans les termes imagés d’un « voyage en boulet » : Cette remarque fournit un moyen concevable, à celui qui voudrait y consacrer deux années de sa vie, de savoir ce que sera la Terre dans deux cents ans […]. Il suffirait pour cela que notre voyageur consente à s’enfermer dans un projectile que la Terre lancerait avec une vitesse suffisamment voisine de la lumière, […] en s’arrangeant pour qu’une rencontre, avec une étoile par exemple, se produise au bout d’une année de la vie du voyageur et le renvoie vers la Terre avec la même vitesse. Revenu à la Terre ayant vieilli de deux ans, il trouvera en sortant de son arche notre globe vieilli de deux cents ans […]25.

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Ainsi des systèmes physiques en mouvement relatif, pourvu qu’ils subissent des accélérations, vieilliront différemment. Plus exactement : les temps propres écoulés de part et d’autre marqueront une différence globale. Ce phénomène tout à fait remarquable de désolidarisation des durées découle naturellement de la manière dont le temps propre intervient dans la théorie d’Einstein : à savoir comme une grandeur intrinsèque, mesurée localement, une grandeur qui n’est justement pas – comme on le dit trop souvent – relative au choix d’un référentiel, mais relative au chemin (ligne d’univers) décrit par le système concerné dans l’espace-temps. Le concept sous-jacent est celui, déjà évoqué, du temps local. Mais, dit autrement, la désynchronisation ou le déphasage continu des durées associées aux différents systèmes exprime simplement le fait qu’ils n’entretiennent pas la même relation avec le reste de l’univers 26.

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Langevin avait durablement fixé ce thème dès 1911. Aujourd’hui encore, c’est à son nom qu’est associée l’expression « paradoxe des jumeaux ». L’idée était pourtant déjà présentée in nucleo dans l’article fondateur de la relativité restreinte. Avant le Congrès de Bologne, il y eut en 1905 les horloges d’Einstein, qui fut aussi le premier à imaginer de comparer les « temps propres » associés à des organismes vivants en mouvement relatif. Il y eut ensuite, en 1913, le manuel de relativité de Max von Laue, qui popularisa l’idée d’un « paradoxe de Langevin » concernant des observateurs accélérés, suivi en

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1918 de Temps, Espace, Matière, le livre de Hermann Weyl, à qui l’on doit d’avoir introduit explicitement la mention des jumeaux. Ceux-ci n’intervenaient pas chez Einstein, ni chez Langevin d’ailleurs. Il y eut encore Paul Painlevé qui, au Collège de France en 1922, soumit à Einstein une version idéalisée du paradoxe en s’arrangeant pour faire intervenir uniquement des morceaux de trajectoire à vitesse uniforme, renforçant à dessein une fausse impression de symétrie. Enfin, il y eut Bergson, grâce à qui les jumeaux furent pour la première fois explicitement nommés. Durée et Simultanéité leur offre en effet un baptême philosophique en leur accolant deux prénoms familiers : Pierre et Paul27.

Les faux jumeaux de Painlevé 50

Or comme nous l’avons vu, il ne fut curieusement pas du tout question des jumeaux, ni d’un quelconque paradoxe, lors de la rencontre du 6 avril 1922. La raison n’est pas difficile à deviner ; on vient de l’évoquer : la veille, au Collège de France, l’éminent mathématicien Paul Painlevé avait eu l’audace de prétendre démontrer à Einstein, craie en main, au tableau noir, devant un parterre de non moins éminents confrères, ce qui lui apparaissait comme une erreur élémentaire dans la dérivation du temps déphasé des jumeaux. Pour davantage de clarté, Painlevé avait cru bon de remplacer le boulet accéléré de Langevin par un moyen de transport plus rustique : au voyage sidéral, digne des récits de Jules Verne, il avait substitué un train de campagne effectuant un allerretour ; en lieu et place des échanges de signaux électromagnétiques, il avait imaginé des mesures de durées faites respectivement par le chauffeur du train et par un chef de gare. Le point essentiel était de s’arranger pour n’avoir que des mouvements uniformes, de façon à suggérer une situation de parfaite symétrie ou réciprocité entre les observateurs. Si deux systèmes inertiels ou deux observateurs sont en mouvement l’un par rapport à l’autre, à vitesse uniforme, ce mouvement relatif doit se traduire par des « dilatations » réciproques, conformément aux équations de Lorentz. Ce sont, si l’on veut, de purs effets de perspective liés au fait que chacun évalue le temps de l’autre « à distance », en le rapportant au sien. La symétrie est en effet complète si l’on compare les tronçons de trajectoire deux à deux. Et Painlevé de conclure : il faut que les observateurs associés à ces systèmes, une fois réunis, se rendent compte qu’ils ont en réalité mesuré, chacun pour son compte, la même durée totale. Des effets purement réciproques ne sauraient concerner une seule des deux parties ; les effets de dilatation doivent donc se neutraliser mutuellement.

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Tel fut à peu près le langage que tint Painlevé. Le récit de l’échange qui suivit a été fait par Charles Nordmann28. Einstein eut beau jeu de faire remarquer à son confrère que la situation qu’il décrivait ne faisait pas intervenir deux référentiels en mouvement relatif, mais trois, dès lors que le train effectuait un demi-tour pour revenir à son point de départ. Il y avait donc bien, en réalité, rupture de symétrie. Un des observateurs changeait de référentiel à mi-parcours, l’autre non, et la différence globale dans les durées écoulées pouvait s’expliquer simplement par là. C.Q.F.D.

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Convaincu, Painlevé n’insista pas. L’affaire semblait ainsi réglée à la satisfaction de toutes les parties. On comprend que Bergson n’ait pas jugé bon d’y revenir dès le lendemain. Cela ne l’empêcha pas d’en traiter longuement dans son livre et dans ses appendices, reprenant l’argument de Painlevé dont il savait pourtant pertinemment de quelle manière il avait été réfuté par Einstein. S’il paraissait possible à Bergson d’en

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réaffirmer la validité philosophique, c’est qu’il persistait à envisager les jumeaux in abstracto, comme deux points de vue substituables dans un espace-temps privé de tout repère. 53

Sans entrer dans le détail, on peut au moins évoquer en conclusion certaines des raisons qui le poussèrent à ne pas tenir l’affaire pour définitivement classée, et même – comble d’audace – à vouloir rouvrir le dossier pour une demande en appel.

Conclusion : le problème de la coexistence 54

En vérité, le malentendu, ou plutôt l’équivoque, qui sous-tend toute la discussion avec Einstein témoigne d’une double obstination dont nous entrevoyons à présent les ressorts. Obstination, d’abord, de Bergson à défendre l’hypothèse d’un « temps un et universel » de la matière qui serait comme la contrepartie de la solidarité temporelle des consciences, avérée sur le terrain de l’expérience perceptive aux échelles de vitesse habituelles ; obstination surtout à vouloir démontrer que les célèbres « jumeaux » de Langevin, provisoirement séparés le temps d’une escapade astronautique, durent néanmoins ensemble tout du long, et qui plus est au même rythme, au point de ne pas perdre une ride l’un par rapport à l’autre et de se retrouver au même âge au terme du voyage, ayant vécu tous deux le même nombre de jours, d’heures et de minutes… Cette « bourde » ne lui a pas été pardonnée. Mais il faut souligner aussi, et tout autant, l’obstination d’Einstein à ne pas vouloir entrer dans les vues de Bergson, à ne pas comprendre les raisons qui pouvaient pousser le philosophe à maintenir contre vents et marées l’unité rythmique – et finalement métrique, c’est bien le problème – des flux de durée au sein d’un univers matériel qu’il se figurait comme une continuité indivisible, parcourue en tous sens de mouvements sans nombre, « comme autant de frissons29 ».

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L’invocation de « blocages » d’ordre psychologique ou de préférences subjectives n’est ici d’aucune utilité. Il faut simplement se souvenir que, contrairement à ce que s’imagine Einstein, le temps du philosophe n’a pas à s’aligner sur le temps du physicien, ni sur celui du psychologue, au point de se confondre avec eux. Si l’on accepte l’idée selon laquelle « temps » désigne un problème, ou un faisceau de problèmes, on conçoit que l’obstination du philosophe soit motivée par l’insistance d’une difficulté d’ordre conceptuel. En l’occurrence, il s’agit d’un problème de nature métaphysique, et plus précisément cosmologique, touchant à une des coordonnées principales de l’idée de temps : la coexistence ou la contemporanéité, c’est-à-dire le fait d’être ensemble temporellement. De la portée cosmique du « en même temps », l’unité du temps matériel doit offrir un analogon tangible. Comment pourrait-on autrement se représenter la solidarité des durées au sein d’un univers dont tout indique qu’il dure lui-même, mais en un sens qui n’a rien de trivial, qui ne se confond pas avec l’inexplicable nécessité, pour la nature, de ne pas être déployée d’un seul coup, de se dérouler de proche en proche, selon un ordre successif ?

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Bergson en est convaincu, au-delà de la forme universelle de la succession, l’idée de temps porte avec elle une exigence d’effectivité : s’il est autre chose qu’un schéma de relation, le temps doit être efficace, il doit faire quelque chose. Il doit être « ce qui fait que tout se fait30 ». Le physicien a d’excellentes raisons de ne pas adopter une telle vision des choses. Il pressent que rendre le temps solidaire de ce qui change au point d’identifier intégralement durée et changement réel, c’est s’interdire toute prise sur

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lui, ou du moins compromettre les conditions opérationnelles de sa mesure. S’il découple au contraire le temps et le devenir, c’est qu’il lui est essentiel de pouvoir compter sur une forme ou une structure mathématique unifiée, susceptible de coordonner en un schéma rationnel des mesures de durée et d’espace prélevées sur des phénomènes de toute nature. Pour cela, il est obligé de conserver au temps un certain caractère d’abstraction par rapport aux devenirs concrets. Bergson n’a pas cessé de revenir à ce point à travers toute son œuvre, en mettant au jour les opérations intellectuelles qui conduisent à assimiler le temps à un milieu homogène universel dans lequel s’écouleraient les choses – une dimension au sens mathématique, que la relativité einsteinienne laisse au fond intacte dans son usage local. On pourrait dire, à cet égard, que la principale leçon que porte la notion bergsonienne de durée est que le temps véritablement efficace est inséparable de ses contenus différenciés, qu’il n’est pas strictement assimilable à une forme extérieure. C’est pourquoi du reste il n’y a pas « la » durée, mais nécessairement une pluralité de durées diversement rythmées, correspondant à des degrés de tension variables. 57

Cela n’empêche pas, on l’a vu, que l’idée de temps assume la fonction philosophique d’une forme. C’est que le temps justement – y compris ce « temps réel » que Bergson veut retrouver sur le terrain de la mesure – ne s’identifie pas purement et simplement à la durée. Il y a donc place pour le temps à côté de la durée, et pas seulement pour le temps homogène et mathématique. Une des fonctions du temps – de l’idée de temps – est de rendre pensable l’unité des durées dans le « maintenant », ou tout au moins dans le « pendant ce temps », au-delà des simultanéités de voisinage, au-delà des relations de co-présence locale perçues de loin en loin par les consciences. Nul besoin pour cela d’hypostasier un « devenir en général » qui serait le suppôt des devenirs concrets. Il suffit de dégager le temps de l’univers matériel, un et universel. Le pari de Bergson fut d’y parvenir de l’intérieur d’une théorie qui, en relativisant et morcelant la durée, semblait pourtant interdire tout accès à cette unité et à cette universalité. Selon lui, il n’y avait qu’à se défaire de la philosophie spontanée des physiciens pour suivre les coutures du temps réel sous l’empilement des trames symboliques et la prolifération des temps fictifs, purement mathématiques.

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Rares furent ceux qui voulurent le suivre dans cette voie. La « bourde » commise au sujet des jumeaux ne les y incitait pas : Bergson était allé trop loin. C’est pourtant dans cette perspective générale qu’il faut tâcher de comprendre en quel sens l’hypothèse d’une multiplicité irréductible de durées se concilie chez lui avec l’idée d’un univers matériel qui dure en quelque sorte d’une seule pièce, de façon uniforme, malgré tous les accrocs et démaillages observés en surface, sur le plan des temps mesurés. Approfondir cette question supposerait de parcourir toute la philosophie bergsonienne pour y voir émerger le thème d’une matière qui, envisagée dans sa totalité, comme une continuité mouvante, ne serait que le degré le plus détendu de la durée. Qu’il y ait sens à le faire en travaillant à rebours, depuis la rencontre philosophique réelle que recouvrait pour Bergson le dialogue manqué avec Einstein, c’est ce qui apparaît peutêtre mieux à présent.

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NOTES 1. Henri Bergson, Durée et Simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein, Frédéric Worms (dir.), Élie During (éd.), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009, p. i. 2. Les enjeux liés à la réception du livre sont évoqués en détail dans notre dossier critique pour la réédition de Durée et Simultanéité aux PUF. Ce dossier contient également la transcription intégrale de la discussion entre Bergson et Einstein à la Société française de philosophie, le 6 avril 1922. 3. La résolution, jugée originale et élégante, d’un problème de géométrie évoqué par Pascal dans sa correspondance avec Fermat est, techniquement, la première « œuvre » publiée de Bergson. Il s’agit de sa copie du concours général de 1877. 4. Pour le contenu de ce paradoxe, on peut se reporter dès maintenant à la section intitulée « Le temps local et le paradoxe de Langevin » ci-dessous. 5. La dilatation du temps, proportionnelle à la vitesse relative de déplacement, intervient comme élément d’explication d’une observation dont la théorie classique a du mal à rendre compte : une part non négligeable des muons émis dans la haute atmosphère trouvent moyen d’atteindre la surface de la Terre avant de se désintégrer, alors même que la distance à couvrir semble incompatible avec leur durée de vie propre. Sachant que le temps propre d’un muon n’est nullement affecté par sa vitesse de déplacement à vitesse uniforme, comment expliquer que ces particules bénéficient d’un temps suffisant pour accomplir leur tâche ? En vérité deux explications sont possibles, et elles sont étroitement solidaires. 1°) Le temps mesuré à distance, dans le référentiel Terre, marque une « dilatation » par rapport à la durée de vie propre du muon : tout se passe comme si la perspective terrestre allouait un temps supplémentaire au muon. 2°) La distance à couvrir se trouve quant à elle « contractée » dans le référentiel du muon : sa durée de vie propre lui suffit pour parcourir l’espace qui, dans sa perspective, le sépare de la Terre. Les effets invoqués (dilatation des durées, contraction des longueurs) sont dans tous les cas réciproques : l’explication donnée peut être transposée dans chaque référentiel. 6. Plus précisément, de la métrique pseudo-euclidienne de l’espace-temps de Minkowski. 7. Dans le cas où les vitesses relatives sont dans un rapport de 1 à 2. Aristote rapporte ainsi les choses dans La Physique. Ce paradoxe n’est pas le plus connu de ceux qu’on attribue à Zénon, mais Bergson lui accorde une valeur spéciale parce qu’on y voit « étalé dans toute sa franchise le postulat dissimulé dans les trois autres. » (H. Bergson, Matière et Mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, Frédéric Worms (dir.), Camille Riquier (éd.), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2012, p. 214-215). 8. Voir Albert Einstein, Œuvres choisies, vol. 4, Correspondances françaises, M. Biezunski (dir.), Paris, Seuil, 1989, p. 287 ; Abraham Pais, “Subtle is the Lord…”: The Science and the Life of Albert Einstein (1982), Oxford, Oxford Univ. Press, 2005, p. 510 ; Isaac Benrubi, Souvenirs sur Henri Bergson, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1942, p. 108. Sur les « boulettes » de Bergson, je ne peux que renvoyer à l’excellent article de Jean-Marc Lévy-Leblond (dont on attend d’ailleurs sous peu une édition commentée de Durée et Simultanéité aux éditions Flammarion) : « Le boulet d’Einstein et les boulettes de Bergson », Annales bergsoniennes, t. III : Bergson et la science, Paris, PUF, 2007, p. 237-258. 9. Voir Jimena Canales, The Physicist and the Philosopher: Einstein, Bergson, and the debate that changed our understanding of time, Princeton, Princeton Univ. Press, 2015, p. 46, ainsi que le chapitre 2 ci-dessus. 10. On

peut

consulter

le

passage

en

question

einsteinpapers.press.princeton.edu/vol13-trans/327.

sur

le

site

suivant :

https://

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11. Lettre du 2 juillet à André Metz, citée dans Henri Bergson, Mélanges, A. Robinet (dir.), Paris, PUF, 1972, p. 1451. Il faut reconnaître que la formule d’Einstein n’est pas d’une clarté totale. Peutêtre voulait-il simplement rappeler que la durée d’un être mesurée en « temps propre », c’est-àdire par des horloges à chaque instant immobiles par rapport à lui, est indépendante du choix d’un système de référence. 12. A. Einstein, Œuvres choisies, vol. 2, Françoise Balibar (éd.), Paris, Seuil, 1993, p. 32, note a. 13. Alfred N. Whitehead, Science and the Modern World, New York, Macmillan, 1925, p. 69. 14. H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 56. 15. Ibid., p. 96. 16. On pourra notamment se reporter à Michel Biezunski, Einstein à Paris. Le temps n’est plus…, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Histoire des sciences », 1991, ainsi qu’au livre de Jimena Canales déjà cité. 17. Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997. 18. Voir Charles Nordmann, « Einstein expose et discute sa théorie », Revue des Deux Mondes, t. IX, 1922, p. 129-166, ici p. 161. 19. Bulletin de la Société française de philosophie, t. XXII, 1922, p. 113. Texte reproduit dans le dossier critique de Durée et Simultanéité, op. cit. 20. Michel Paty situe cette discussion dans le contexte des voyages de Einstein au chapitre 6 du présent volume. 21. « Without dogmatising as to the ultimate outcome of the principle of relativity, however, we may safely say, I think, that it does not destroy the possibility of correlating different local times, and does not therefore have such far-reaching philosophical consequences as is sometimes supposed. In fact, in spite of difficulties as to measurement, the one all-embracing time still, I think, underlies all that physics has to say about motion. We thus have still in physics, as we had in Newton’s time, a set of indestructible entities which may be called particles, moving relatively to each other in a single space and a single time. », dans Bertrand Russell, Our Knowledge of the External World as a Field for Scientific Method in Philosophy (1914), Londres, George Allen & Unwin, 1922, p. 104 [nous traduisons]. 22. Ce point est développé dans « Vie et mort du cinématographe : de L’Évolution créatrice à Durée et Simultanéité », dans C. Riquier (dir.), Bergson, Paris, Cerf, coll. « Les cahiers d’histoire de la philosophie », 2012. 23. Il faut être reconnaissant à Milic Capek d’avoir identifié ce thème au cœur du bergsonisme, notamment à partir d’une lecture de Whitehead. Voir par exemple « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans la critique bergsonienne de la relativité », Revue de synthèse, vol. 101, n o 99-100, 1980, p. 313-344. 24. Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1990, p. 206. 25. Paul Langevin, « L’évolution de l’espace et du temps », Scientia, vol. 10, 1911, p. 49-50. Texte reproduit dans P. Langevin, Le Paradoxe des jumeaux : deux conférences sur la relativité, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2016. 26. On parle ici de « désynchronisation » ou de « déphasage » de préférence à « dilatation » ou « ralentissement », expressions plus courantes mais qui suggèrent à tort une espèce de dérèglement interne affectant l’écoulement du temps le long des chemins respectifs d’espacetemps. Or, répétons-le, rien n’arrive au temps considéré en soi. Dans le cas des jumeaux le phénomène est bien d’essence locale, et en ce sens non relatif (les mesures de temps propre sont invariantes par changement de référentiel) ; il n’en reste pas moins intrinsèquement relationnel. 27. J’ai retracé en détail l’histoire de la constitution du « paradoxe des jumeaux de Langevin » dans E. During, «  Langevin ou le paradoxe introuvable  », Revue de métaphysique et de morale, vol. 4, décembre 2014.

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28. C. Nordmann, « Einstein expose et discute sa théorie », art. cit., p. 143-152. Passage reproduit en annexe de Paul Langevin, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p. 179-190. 29. C’est l’expression employée dans Matière et Mémoire, op. cit., p. 234. 30. H. Bergson, La Pensée et le Mouvant, Frédéric Worms (dir.), Arnaud Bouaniche et al. (éd.), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2013, p. 3.

AUTEUR ÉLIE DURING Université Paris Nanterre

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Valéry et Einstein, ou le poème de la relativité William Marx

1

L’historien Lucien Febvre parlait en 1943 du « grand drame de la relativité […] venu secouer, ébranler tout l’édifice des sciences1 ». Mais si la relativité était un poème plutôt qu’un drame ? Vingt ans plus tôt, Paul Valéry note en effet dans ses Cahiers ce « sujet de Poème » : « Einstein se rend à Zurich apprendre le calcul différentiel absolu qui lui est nécessaire pour construire sa théorie de la relativité générale 2. »

2

En réalité, Valéry n’écrivit pas le poème dont il pose ainsi le sujet. Le poème de la relativité est resté à l’état d’ébauche, de projet ou de rêve, parmi des dizaines d’autres de la même sorte. Cependant, tout portait le poète à faire d’Einstein le héros d’une de ses œuvres, et d’abord le fait que Valéry fut toujours l’homme des héros intellectuels. Lorsqu’en 1894 il se retire dans sa petite chambre de la rue Gay-Lussac pour couvrir son tableau noir de formules mathématiques, ses divinités se nomment Faraday, Maxwell et Lord Kelvin. Les protagonistes des textes intriguants qu’il publie lors de cette période postpoétique, Léonard et monsieur Teste, ne sont qu’intellects purs élevés jusqu’au point de l’incandescence.

3

De fait, seule la science passionne vraiment Valéry. La littérature occupe dans l’échelle de ses valeurs une place infiniment inférieure. Les choses littéraires l’ennuient parce qu’il les comprend trop bien. Il se considère écrivain par défaut ou « par faiblesse3 », comme il l’avoue un jour aux surréalistes.

4

Deux figures et deux seulement dominent ainsi le panthéon personnel de Valéry : Mallarmé et Einstein. Comme Mallarmé en littérature, Einstein fait office, aux yeux de Valéry, de grand dévaluateur de toutes les valeurs. Il est l’étalon-or en comparaison duquel se mesurent et, le plus souvent, s’annulent tous les autres phénomènes de la vie intellectuelle. En témoigne ce récit du premier congrès Solvay réuni à Bruxelles en 1911 : Einstein éblouit, et puis émerveille les autres par ses gamineries. Saute sur les épaules des gens. Langevin dit : Il ne se doute pas de son génie, etc. J’envie ces hommes – Rien de semblable dans les Lettres et les arts 4.

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5

Einstein est chez Valéry le grand déclencheur de tous les affects : l’admiration éperdue, comme on vient de le voir, et même l’amour. En 1920, Valéry a le coup de foudre pour une femme capable dans un dîner mondain de discuter aussi bien du principe de Carnot que de la théorie « du temps, quatrième dimension de l’espace 5 ». C’est le début d’une tumultueuse histoire passionnelle qui va, huit années durant, réunir parfois et surtout déchirer Paul Valéry et Catherine Pozzi. Entre eux deux, dans leur correspondance amoureuse, Einstein continue de servir de signe de reconnaissance et de complicité. Combien de couples pourraient-ils s’écrire le mot suivant, où la référence à la théorie de la relativité restreinte vient signifier la séparation des amants et la fin de leur amour ? 4h ¼ Je suis le laurier divisé. Cher autre, et vous vous êtes dans train. Train – Lumière – Einstein. Il n’est pas 4 h ¼ pour vous. Pour vous temps plus long6.

6

La figure d’Einstein non moins que ses idées appartiennent à l’univers mental personnel et intime de Valéry. Il a assez de familiarité avec la théorie de la relativité pour y faire de multiples références dans les Cahiers et dans ses œuvres publiées.

7

Ici, il applique la théorie de la relativité générale au domaine du désir et de l’amour : Amymone parut. C’est alors comme un champ créé. Modification de l’espace-temps. […] Le tropisme des biologistes ressemble à l’inégalité, au non-euclidien de la relativité7.

8

Là, il transpose sur le plan théologique l’expérience de Michelson-Morley, qui mit fin à la croyance en l’existence de l’éther : Croyance – Foi – Relativité. Rien ne peut déceler le dieu. Tout se passe comme si – Le croyant prétend avoir fait l’expérience de Michelson avec résultat positif 8.

9

La théorie de la relativité propose ainsi à Valéry, comme à tant d’autres de ses contemporains, ce qu’il faut bien appeler une topique, c’est-à-dire un ensemble d’images, d’idées et de lieux communs adaptable à de multiples domaines. Elle n’en constitue pas moins pour l’écrivain un objet qui l’intéresse pour lui-même et provoque sa propre réflexion. Il n’y a de poème de la relativité envisageable que parce qu’Einstein et ses théories appartiennent à la réalité fondamentale de la vie et de la pensée de Valéry. Et ce sont ces rencontres concrètes de Valéry avec les théories d’Einstein, puis avec Einstein lui-même, qu’il importe à présent de relater afin de montrer comment et pourquoi devint possible une entente intellectuelle inattendue entre le poète et le physicien.

Quatre rencontres principales : 1919, 1926, 1929, 1933 10

Les rencontres de Valéry avec Einstein s’échelonnent principalement sur quatre dates : 1919, 1926, 1929, 1933.

11

La première rencontre, d’ordre purement intellectuel, fut préparée par la revue britannique The Athenæum, où Valéry fait paraître en avril et mai 1919 l’essai qui l’établit comme l’un des penseurs politiques les plus en vue de l’Europe de l’aprèsguerre, La Crise de l’esprit. Au cours de cette même année, The Athenæum publie plusieurs contributions sur la théorie d’Einstein. Le 14 novembre, un article d’une page annonce

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la confirmation officielle de la validité de la théorie de la relativité générale après les vérifications effectuées par Arthur Eddington9. Valéry en est tellement impressionné qu’il propose à Jacques Rivière d’en publier la traduction dans La Nouvelle Revue française. D’habitude, la revue ne s’ouvre guère aux sciences, mais Rivière peut-il refuser quelque chose au poète de La Jeune Parque ? Aussi la livraison de décembre 1919 prend-elle un peu de cette physionomie pluridisciplinaire caractéristique des Cahiers de Valéry en publiant en même temps l’un de ses poèmes, « L’Abeille », et, à quelques pages de là, la traduction par ce même Valéry de l’article de The Athenæum, « La Théorie de la gravitation selon Einstein10 ». L’article était anonyme, mais on sait à présent que l’auteur en était Bertrand Russell. 12

La première rencontre personnelle de Valéry avec Einstein n’a pas lieu en 1922 : lorsque le physicien vient donner ses conférences au Collège de France ainsi qu’à la Société française de philosophie, le poète se trouve à Vence chez celle précisément à qui Einstein l’a réuni, Catherine Pozzi. Toutefois, au début des années 1920, Valéry se tient régulièrement informé des détails de ses travaux. Il lit le livre d’Arthur Eddington, Space, Time and Gravitation comme plus tard celui d’Einstein lui-même, La Théorie de la relativité restreinte et généralisée. Il s’entretient régulièrement de cette théorie avec son ami et disciple, le jeune poète ingénieur Lucien Fabre, dont il a préfacé le recueil poétique Connaissance de la déesse. Fabre lui-même publie en 1921 chez Payot un livre intitulé Les Théories d’Einstein, muni d’une préface extorquée à Einstein 11. Puis, à partir de 1923, Valéry fait la connaissance, dans les salons parisiens, des scientifiques Émile Borel, Jean Perrin et Paul Langevin, dont il devient l’ami et avec lesquels il s’entretient couramment des avancées de la physique12.

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C’est en fait à Berlin que Valéry rencontre personnellement Einstein pour la première fois. Le 3 novembre 1926, le poète prononce à l’ambassade de France une conférence sur l’intellectuel et la politique, où il aborde la question de l’Europe et de la place qu’y occupe l’Allemagne. Plaidant pour une réconciliation complète des deux anciens adversaires, il déclare : « Si l’Allemagne peut donner au peuple français le sentiment qu’elle n’a point de mauvaises intentions, aussitôt la face du monde aura changé 13. » La conférence fait grand bruit. Le lendemain, alors qu’il donne au PEN Club une lecture de ses poèmes, un homme vient s’asseoir au deuxième rang : c’est Albert Einstein, qui va ensuite lui serrer la main et le remercier de son action en faveur de la paix 14. Les propositions de Valéry sont en effet celles-là mêmes que défend depuis longtemps le physicien, notamment au sein du Comité international de coopération intellectuelle de la Société des Nations, et celles que Valéry, de son côté, s’efforce de faire valoir à la sous-commission des Lettres et Arts, dont il est membre depuis un an 15. Il y a là une vraie convergence politique.

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Le 11 décembre 1926, Einstein écrit brièvement à Valéry pour le remercier et le féliciter : Cher Monsieur P. Valéry, J’ai eu ici la joie de vous entendre et de vous serrer la main. La mission éprouvante dont vous vous êtes courageusement acquitté ne m’a pas permis d’en faire davantage. Il faut vivement se réjouir que les élites intellectuelles de la France et de l’Allemagne commencent à mettre leurs forces au service d’un rapprochement qui est pour nos deux pays d’une telle importance. C’est un travail pénible, et dont on leur sait trop peu de gré pour le moment, mais il est véritablement méritoire. Veuillez recevoir les salutations respectueuses de votre A. Einstein16

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À quoi répond Valéry en exprimant tous les sentiments d’admiration dont il est capable : Très honoré et illustre Professeur, J’ai été profondément touché de recevoir de vous le témoignage de sympathie que vous avez bien voulu m’adresser au sujet de mes conférences à Berlin. Aucune marque d’intérêt pour les idées que j’ai essayé d’exprimer ne pouvait m’être plus précieuse que celle qui m’a été accordée par le plus profond esprit de cette époque. Vous avez donné au monde un chef-d’œuvre d’unification et de coordination intrinsèque des lois physiques, et vous avec montré comment notre idée de l’univers pouvait être puissamment et hardiment transformée par une analyse, une critique préalable de toutes les données et variables de notre représentation. Je vous avoue que ce grand exemple m’a beaucoup frappé. J’ai pensé que, jusque dans le domaine beaucoup plus vague des notions politiques, bien des difficultés et des problèmes inextricables s’éclairciraient ou disparaîtraient, pour le plus grand bien des peuples et de la civilisation, si les idées fondamentales et les instincts nationaux étaient soumis à un examen rigoureux. L’analogie est grossière, sans doute ; mais elle peut être féconde, cependant. Il faut tenter ce que l’on peut pour que la direction et la disposition des choses humaines ne demeure pas sous la dépendance de réflexes élémentaires, d’impulsions primitives, d’excitations et de résonances illimitées. C’est dans cet esprit que j’ai cru devoir faire appel aux meilleurs esprits de l’Europe. Veuillez trouver ici, Monsieur et illustre Professeur, l’expression de mes remerciements très cordiaux et de mon admiration la plus profonde. Paul Valéry17

16

Après cette première brève rencontre de Valéry et d’Einstein, de caractère nettement politique, s’il n’est pas impossible que les deux hommes se soient retrouvés lors de réunions de coopération intellectuelle de la Société des Nations, les documents à ce sujet manquent encore18.

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La seconde rencontre attestée eut une tonalité plus scientifique et amicale. En novembre 1929, le physicien vient recevoir un doctorat honoris causa de l’université de Paris. Valéry assiste d’abord, le 7 novembre, à la conférence en Sorbonne : un peu déçu, il trouve « Einstein vieilli, lourd », « [exposant] très lentement avec accent et lacunes 19 ».

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Le lendemain, il revoit Einstein chez Émile Borel en compagnie d’autres savants dans une atmosphère plus détendue. Valéry sort un petit carnet pour noter une idée et demande au physicien s’il lui arrive d’en faire autant. « Oh moi, répond Einstein après un moment d’hésitation, c’est si rare que j’aie une idée20 ! » En raccompagnant Einstein à l’ambassade d’Allemagne, Valéry l’engage à rendre visite à Bergson, qui se remet d’une opération dans une clinique. Malgré la controverse qui l’oppose au philosophe depuis 1922, et malgré leur différend concernant l’emprise française sur la Commission internationale de coopération intellectuelle, Einstein annonce « qu’il ira le voir s’il peut21 ». Bergson, que Valéry va aussitôt retrouver, se dit touché de cette attention.

19

Le 12 novembre, Valéry assiste à la conférence donnée par Louis de Broglie à la Société française de philosophie sur « le déterminisme et la causalité dans la physique contemporaine », puis à la discussion qui lui succède avec Einstein, Borel et Langevin. Il va ensuite écouter la conférence d’Einstein à l’Institut Henri Poincaré. Cette seconde conférence l’enthousiasme et le « ravit » tellement qu’il en donne deux ans plus tard dans L’Idée fixe le témoignage suivant :

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À la fin de sa deuxième leçon, comme il venait d’écrire la suprême formule, Einstein se tourna vers l’auditoire… Il est plein de charme. Le corps assez alourdi. Le visage pâle et plein, aux yeux orientaux, noirs et très lumineux. Il a du virtuose. L’air d’un musicien. Je ne sais quoi de musical dans l’allure et la physionomie. D’ailleurs, l’homme le plus simple… Il sourit aisément et rit très volontiers… 22 20

Notable est ici, dans la description du personnage, l’utilisation laudative du stéréotype sémitique. D’autres raisons pourtant que le charme personnel d’Einstein expliquent l’enthousiasme de Valéry, mais, avant de les examiner, un mot encore du dernier contact entre les deux hommes.

21

Ce fut dans un contexte beaucoup plus sombre, en 1933. Einstein s’étant exilé de l’Allemagne nazie, Valéry lui écrit le 16 avril pour condamner avec émotion le sort qui lui est fait et le féliciter de la chaire que le Collège de France vient de lui proposer, avec des accents qui annoncent le fameux éloge funèbre qu’il prononcera en 1941 à la mort de Bergson : Cher Monsieur Einstein, J’ai lu avec tristesse et dégoût, dans les journaux, le traitement qu’une politique insensée et bestiale vous a infligé. Qu’un homme comme vous, qui êtes l’esprit le plus puissant, le caractère le plus noble et le plus simple de ce temps, soit chassé de sa chaire et de sa maison, dépouillé des fruits de son travail, – c’est là un événement dont la seule possibilité suffirait à condamner et à avilir une époque. Comme vous êtes l’orgueil du monde pensant, votre sort est la honte du monde agissant. Vous êtes un Homme d’Univers sacrifié à l’Idole de l’État. Mais je suis bien heureux d’apprendre que l’on vous a offert et que vous avez accepté une chaire au Collège de France. Veuillez recevoir tous les compliments et tous les hommages de Votre dévoué Paul Valéry23

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Une semaine plus tard, depuis la Belgique où il réside provisoirement, Einstein adresse à Valéry une réponse à forte charge politique, déplorant l’inaction coupable des membres étrangers des académies et sociétés savantes allemandes et appelant à la résistance les élites intellectuelles étrangères : Cher Monsieur Paul Valéry, Votre merveilleuse lettre me fut une pure joie en ces temps affreux. Mon sort personnel mérite à peine qu’on s’y attarde. Terrible toutefois est le destin des juifs et des esprits libéraux qui n’ont d’autre choix que de demeurer en Allemagne, et plus terrible encore le fait que ne se soient trouvés dans ce grand pays presque aucun homme et en tout cas aucune organisation pour oser protester au nom de la civilisation et de la justice contre l’éviction de tant de travailleurs intellectuels de valeur et contre leur anéantissement matériel. Un tel défaut de sens des responsabilités est ce qui, de loin, m’a le plus gravement affecté. Peut-il y avoir plus grave manquement à ses obligations, pour une académie ou pour toute autre société savante, que d’assister sans mot dire et sans intervenir à un anéantissement à ce point criminel des forces de création scientifiques et artistiques ? Quant aux membres étrangers de ces sociétés, ils n’ont pas même, semble-t-il, usé d’une manière ou d’une autre de leur influence pour appeler les classes de l’élite intellectuelle allemande à la résistance morale et au sentiment des graves responsabilités qui leur incombent. Voilà, c’est ma conviction, une mission importante pour les représentants des élites intellectuelles à l’étranger. Car il ne s’agit pas seulement de faire son possible pour sauver les victimes en Allemagne. Si, dans les nations encore libres, les élites intellectuelles restées fidèles aux idéaux de l’humanité ne se rassemblent pas en une action concertée d’opposition et de défense, alors le poison ira dans ces nations

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infiltrer lentement les couches les moins capables de résistance et les moins affermies politiquement et s’y propager sans frein jusqu’à paralyser les capacités d’action de la classe dirigeante. Quiconque a vécu les récents développements en Allemagne ne saurait s’affranchir d’une telle inquiétude. Mais cette lettre est déjà trop longue, alors que je ne voulais que vous remercier de tout cœur. Votre A. Einstein Je vous prie de disposer de cette lettre dans une confidentialité telle qu’elle ne parvienne pas à la presse24. 23

La lettre d’Einstein résonne encore aujourd’hui comme un terrible avertissement. Il faut remarquer, dans l’habile post-scriptum, comment le savant s’efforce de gérer le lien complexe entre écrit privé et semi-privé (dont il espère néanmoins une influence) et parole publique (dont il tient à maîtriser la diffusion et les effets).

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Or, si cette lettre marque la fin des relations personnelles entre les deux hommes, séparés désormais par un océan que Valéry ne franchira jamais, elle ne signe en rien la fin de l’admiration et de l’affinité particulière que le penseur et poète éprouva pour le travail du physicien. Ce sont les raisons de cette affinité intellectuelle qu’il convient à présent de mettre au clair. On en peut discerner trois principales : criticisme, perspectivisme et, plus important encore, formalisme.

Première affinité : criticisme 25

Dans les Cahiers, la première allusion de Valéry à la question de la relativité date d’octobre 1915, et très vite il voit le parti qu’il en peut tirer pour appuyer son criticisme de principe. Il ne s’agit encore que de la version de la relativité donnée par Poincaré dans Science et Méthode, et Einstein n’est pas nommé 25. Ce qui attire fondamentalement Valéry dans cette théorie, c’est sa dimension critique, sa remise en cause des concepts à l’aide desquels l’habitude nous contraint de penser le monde. Tout son effort depuis 1894 consiste en effet à se défier des mots qui servent à nommer l’expérience, tout particulièrement lorsque ces mots ont eu une histoire philosophique. Or, la théorie de la relativité a l’avantage de déconstruire les idées d’espace et de temps : Le temps, l’espace sont des mots, – au cas le plus favorable ce sont des fonctions-dechoses. Trouvez ces fonctions – mais n’allez pas croire à l’existence séparée de ces notions. Vous verrez que dans certains cas ces fonctions se confondent et sont indiscernables. Ainsi dans la notion d’intervalle. […] Confusions d’un problème de notation et d’un problème d’existence 26.

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Valéry résume l’histoire de la physique moderne à la recherche d’une économie nominaliste ou, pour ainsi dire, à un concours de rasage d’Ockham, visant à éliminer les concepts inutiles : Le pas fait par Newton quand il a résumé Kepler-Galilée en introduisant l’entité gravitation – Einstein l’a fait en arrière. C’est un pas analogue en arrière qu’il faudrait faire en éliminant l’entité Temps (des philosophes). L’entité Temps a été créée en intégrant grossièrement27.

27

Les mots que nous employons conduisent à des paradoxes, mais ces paradoxes ne sont qu’apparents, liés simplement au système de notation. « La table des catégories peut être considérée comme non encore réalisée28 », écrit encore Valéry dans une sorte

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d’inspiration kantienne, mais un kantisme généralisé, tel que le définit lui-même Einstein pour décrire sa propre conception : L’attitude théorique ici défendue est distincte de celle de Kant en ceci seulement que nous ne concevons pas les « catégories » comme immuables (conditionnées par la nature de l’entendement), mais (au sens logique) comme des conventions libres. Elles semblent être a priori dans la seule mesure où il n’est pas plus possible de penser sans poser de catégories et de concepts généraux qu’il ne l’est de respirer dans le vide29. 28

Ce kantisme généralisé se double chez Valéry d’une interrogation sur les images qui servent à représenter les nouveaux objets de la physique. Lors de la séance de la Société française de philosophie du 1er mars 1930, où parle Langevin, il pose la question : Pouvons-nous raisonnablement parler en termes visuels de choses que suppose la vision ? Tenter d’imaginer un photon, n’est-ce pas introduire insidieusement un photon du photon30 ?

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En effet, si le photon est l’unité de base de toute vision, comment lui supposer une forme ou un aspect propre, puisque toute forme ou tout aspect requiert l’action d’une multitude de photons ? Valéry trouve une semaine plus tard confirmation de ses doutes en demandant à de Broglie « ce qu’il voit comme image naïve de son électron » : « il ne voit rien ». De même avec Langevin, « sur ce qu’il voit comme charge électrique » : « il dit des mots31 ». Ces « fluctuations de l’imagination physique32 » nous ont conduits, dit Valéry, à « une crise de l’imaginabilité33 », qu’il croit retrouver, peut-être à tort, chez Einstein, dont on lui raconte le « désespoir de ne pas pouvoir penser en quanta 34 ».

Deuxième affinité : perspectivisme 30

Si l’imagerie physique traditionnelle s’est dissoute, selon Valéry, c’est parce qu’elle prend en compte désormais la présence de l’observateur : l’observation est toujours relative à un point de vue sans lequel aucune réalité n’est proprement représentable. De ce perspectivisme35 on trouve l’illustration chez Valéry lorsqu’il commente la formule du facteur de contraction de Lorentz comme l’introduction, « dans les anciennes équations du mouvement, [de] la vitesse de la lumière », c’est-à-dire comme la prise en compte, « dans l’expression de la loi », des conditions mêmes de l’expérience et de l’observation scientifique, et donc du « point de vue36 ». « La relativité », écrit encore Valéry, « résulte nécessairement d’une description plus complète de l’observation par laquelle celle-ci n’est plus omise37. »

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Or, une telle irréductibilité de la place de l’observateur dans la représentation forme la base de la conception valéryenne de l’art. L’artiste véritable, selon Valéry, est celui qui rend compte précisément de sa perception réelle et localisée du monde sans lui substituer des concepts vagues et préconstruits : La plupart des gens y voient par l’intellect bien plus souvent que par les yeux. Au lieu d’espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux : la Maison ! Idée complexe, accord de qualités abstraites. S’ils se déplacent, le mouvement des files de fenêtres, la translation des surfaces qui défigure continûment leur sensation, leur échappent, – car le concept ne change pas38.

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La poésie de Valéry trouve dans ce perspectivisme l’un de ses traits les plus fondamentaux : c’est parce que l’image y a principalement pour vocation de restituer

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avec une force presque hallucinatoire le détail concret d’une perception que la mer chargée de navires, par exemple, peut apparaître au début du « Cimetière marin » comme un « toit tranquille où marchent des colombes39 », au risque de dérouter les premiers lecteurs du poème, habitués au fonctionnement plus rhétorique de l’imagerie traditionnelle40. En effet, « sachant horizontal le niveau des eaux tranquilles, ils méconnaissent que la mer est debout au fond de la vue 41 ». 33

Très tôt, les contemporains d’Einstein sentirent qu’une aspiration commune rassemblait les dernières avancées de la physique et les développements les plus récents de l’art et de la pensée. En 1933, le critique et publiciste conservateur Harvey Wickham publiait un pamphlet où il réunissait sous la même bannière, The Unrealists (les « irréalistes » ou plutôt les « non-réalistes »), des savants et penseurs aussi divers que William James, Bergson, Einstein, Russell ou Dewey 42. La charge est évidemment injuste et exagérée, mais elle dit quelque chose du sentiment alors largement partagé d’une crise de la représentation ainsi que de la notion même de réalité. Valéry l’exprime à sa manière en 1925 : Einstein a créé un point de vue, mais il n’y a pas d’œil humain qui s’y puisse placer. Il n’y a pas d’œil qui puisse voir à la fois la face et le profil d’un homme, d’un seul tenant43.

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Pas d’œil ? Il y a évidemment l’œil du peintre, celui de Pablo Picasso quand il peint une femme les yeux de face et le nez de profil, celui de Georges Braque lorsqu’il décompose une guitare en une multitude de vignettes déployées dans l’espace. Et c’est bien au cubisme sans doute que songe Valéry en résumant la théorie de la relativité à la coexistence simultanée d’une multitude de points de vue.

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Einstein lui-même s’insurgea toutefois contre ce précoce poncif de l’histoire comparée des arts et des sciences, qui mettait en parallèle cubisme et théorie de la relativité, et de manière générale contre toute interprétation bassement relativiste de sa théorie 44. En 1946, dans une lettre à un historien de l’art, il explique que le but commun de l’activité scientifique et artistique consiste au contraire à « tenter d’assembler à partir de morceaux une totalité par elle-même confuse de façon que l’ordre qui en résulte produise netteté et clarté, la netteté et la clarté ainsi produites nous donnant une satisfaction d’ordre supérieur45 ». Ce qui est fondamental dans l’œuvre d’art, poursuit Einstein, c’est son « unité » et sa « régularité ».

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On laissera de côté la question de savoir si le physicien a ou non raison de refuser cette unité aux œuvres d’inspiration cubiste. Valéry en tout cas eût pu signer cette page. Bien plus encore que dans le criticisme ou le perspectivisme, la fascination du poète pour l’œuvre d’Einstein trouve en effet sa source profonde dans l’importance essentielle qu’il accorde aux questions d’unité, de totalité et de cohérence dans l’activité artistique et intellectuelle en général.

Troisième affinité : formalisme 37

De ce point de vue, l’arrivée d’Einstein dans l’univers mental de Valéry avait été longuement préparée par sa lecture d’Edgar Allan Poe et en particulier du long poème cosmogonique en prose Eurêka, lu à l’âge de vingt ans, et sur lequel revient l’écrivain dans un commentaire de 1921. Les idées de Poe s’y mêlent presque indissolublement à celles d’Einstein. Ce qui impressionne Valéry dans Eurêka, c’est le principe de

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« Consistance » (consistency) ou de cohérence que met en avant Poe pour construire son système du monde : Dans le système de Poe, la consistance est à la fois le moyen de la découverte et la découverte elle-même. […] L’univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de notre esprit. […] Chaque loi de la nature dépend en tous points de toutes les autres lois. N’est-ce point, sinon une formule, du moins l’expression d’une volonté de relativité généralisée ? La parenté de cette tendance avec les conceptions récentes s’accuse, lorsque l’on découvre dans le poème dont je parle l’affirmation de relations symétriques et réciproques entre la matière, le temps, l’espace, la gravitation et la lumière. J’ai souligné le mot symétrique : c’est en effet, une symétrie formelle qui est le caractère essentiel de la représentation de l’univers selon Einstein. Elle en fait la beauté 46. 38

Aussi Valéry est-il comme transporté lorsqu’en 1929, à l’Institut Henri Poincaré, il entend Einstein dire que « la distance entre la réalité et la théorie est telle qu’il faut trouver des points de vue d’architecture ». C’est là l’intuition d’Einstein, c’est aussi celle de Valéry, et c’était celle de Poe. Le savant est un constructeur de formes, comme le poète : Il [Einstein] se montre en grand artiste, et c’est le seul artiste au milieu de tous ces savants. Il développe son incertitude et sa FOI fondée sur l’architecture (ou beauté des formes). Ceci me touche intimement. Einstein peut procéder comme j’aurais voulu procéder – par voie des formes. […] Rien ne me fait plus de plaisir à entendre. Rien ne me confirme plus dans mes idées, car, dans le domaine psychophysiologique, c’est des millions de fois plus vrai que dans le domaine physique47.

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Les concepts et propositions construisent en effet selon Einstein une totalité logique indépendante, dont l’architecture doit avoir sa cohérence propre, et dont la valeur réside en la correspondance avec la totalité des expériences sensorielles : Une proposition est exacte quand elle est déduite à l’intérieur d’un système logique selon les règles logiques admises. Le contenu de vérité d’un système se mesure à la certitude et à l’exhaustivité de la capacité de coordination de ce système avec la totalité de l’expérience48.

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Cette nature « essentiellement constructive et spéculative49 » de la pensée scientifique, pour reprendre les mots d’Einstein, correspond également à la façon dont Valéry a toujours envisagé le travail même de la littérature et de la poésie, dans une conception formaliste dont il est l’un des premiers promoteurs. Tout texte littéraire est pris dans une tension entre une exigence formelle interne, qui est première, et une correspondance avec le réel, qui se surimpose à la nécessité formelle sans la remplacer : La littérature, aussi, se meut entre le réalisme et le nominalisme – entre la croyance à la description exacte, à la création d’objets par les mots – et le libre jeu de mots 50.

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Aucun texte de Valéry n’illustre mieux cette tension que les premières pages de l’« Introduction à la méthode de Léonard de Vinci », composée précisément à l’époque où la lecture de Poe exerçait son plein effet sur le jeune auteur : Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y en aura pas de plus étendue. […] Un nom manque à cette créature de pensée, pour contenir l’expansion de termes trop éloignés d’ordinaire et qui se déroberaient. Aucun ne me paraît plus convenir que celui de Léonard de Vinci. Celui qui se représente un arbre est forcé de se représenter un ciel ou un fond pour l’y voir s’y tenir. Il y a là une sorte de logique presque sensible et presque inconnue. Le personnage que je désigne se réduit à une déduction de ce genre. Presque rien de ce que j’en saurai dire ne devra s’entendre

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de l’homme qui a illustré ce nom : je ne poursuis pas une coïncidence que je juge impossible à mal définir51. 42

Dans ce préambule célèbre, Valéry annonce qu’il ne parlera pas du Léonard de Vinci historique, mais d’une image du peintre ingénieur qu’il a construite abstraitement en son esprit. Léonard est ainsi le nom que donne Valéry à un « modèle […] grossier » dont la correspondance avec le réel relève d’un « acte de foi52 ». « Acte de foi », c’est la réponse même que fait Einstein au poète en 1929 lorsque celui-ci lui demande une preuve de cette unité de la nature que suppose la théorie scientifique. Einstein apparaît ainsi à Valéry comme un « mystique », mais un « mystique sans Dieu » à la manière de M. Teste. C’est en ce sens qu’il faut sans doute comprendre et traduire la fameuse formule où le physicien se déclare un « gläubiger Physiker53 » (un physicien croyant ou mystique) : c’est la correspondance entre théorie et réalité qui relève fondamentalement d’une foi ou d’une croyance, alimentée, il est vrai, par les données de l’expérience54. En 1949, le physicien continue d’insister sur sa conception de la « réalité » comme construction mentale : L’« être » est toujours quelque chose que nous construisons mentalement, quelque chose que nous posons librement (au sens logique). La justification de telles constructions ne repose pas sur le fait qu’elles dériveraient des données sensorielles. Un tel genre de dérivation (au sens d’une inférence logique) ne se produit nulle part, pas même dans le domaine de la pensée préscientifique. La justification des constructions qui représentent pour nous la « réalité » ne repose que sur leur capacité à rendre intelligible ce qui est donné par les sens (le caractère vague de cette formulation est ici imposé par mon souci de brièveté 55).

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Le parallèle avec le début de l’« Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » est assez frappant, même si Valéry s’y montre moins soucieux qu’Einstein de correspondance avec le réel : chez les deux penseurs, l’idée de construction mentale domine, avec ses qualités d’unité, de complétude et de cohérence. « Mais, alors, ce n’est qu’une espèce d’artiste… », s’exclame à propos d’Einstein le personnage du médecin dans L’Idée fixe. Oui, et l’artiste est aussi une espèce de savant ou de géomètre. La théorie de la relativité est structurée comme un poème, et le poème valéryen est structuré comme un système scientifique ou, du moins, mathématique. *

44

Au-delà des circonstances toujours contingentes, la rencontre intellectuelle de Valéry avec Einstein répondait à une détermination profonde, qu’au terme de ce parcours il est à présent possible de mettre en lumière et vers laquelle fait signe à sa manière la lecture que donnait de Valéry dans The Athenæum le directeur de la revue, John Middleton Murry, en 1919, soit l’année même où Einstein y fut tellement mis à l’honneur et où Valéry y publia La Crise de l’esprit : Une curieuse lucidité absolue baigne La Soirée avec M. Teste : le refus délibéré d’admettre le caractère vague du moindre symbole. Non que la chose soit facile ou même claire, pas plus que La Jeune Parque n’était claire ou que ne l’est la théorie électromagnétique. Une réalité subtile demeure subtile, et demande toujours un vrai travail de réflexion pour être comprise56.

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Moderniste est la période où, à l’instar de Murry, l’on peut comparer un poème à la théorie électromagnétique. Si un tel croisement de l’histoire des sciences et de l’histoire de la poésie peut avoir lieu, c’est, en premier lieu, parce que la littérature ellemême est alors devenue une science ou du moins aspire à en devenir une – telle est

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l’ambition de Valéry en tant que théoricien formaliste de la littérature, en particulier dans son cours au Collège de France57 – et, en second lieu, parce que la théorie scientifique semble, avec Einstein, prendre le pas sur l’expérience et inventer, en quelque sorte, le réel mieux qu’aucun écrivain n’avait osé l’imaginer. Le point de rencontre de ces deux histoires n’est autre que l’idée de forme, commune aux arts et aux sciences. 46

Ce qui explique les affinités entre Einstein et Valéry, beaucoup plus que le hasard trop aisément annulable de leurs rencontres successives, est aussi ce qui rend possible leur existence à tous deux, ou du moins celle de leurs œuvres, si différentes qu’elles puissent paraître à première vue. Et ce qui rend possible à la fois Einstein et Valéry, c’est en fin de compte une certaine croyance partagée, par eux et autour d’eux, dans la puissance et l’efficacité d’un formalisme rigoureux.

NOTES 1. Lucien Febvre, « Propos d’initiation : vivre l’histoire », Mélanges d’histoire sociale, n° 3, 1943, p. 12. 2. Paul Valéry, C, IX, p. 751 (C2, p. 1324) (1923). C désigne l’édition phototypique des Cahiers en vingt-neuf volumes publiée par le CNRS entre 1957 et 1962. C1 et C2 renvoient à l’anthologie des Cahiers en deux tomes procurée par Judith Robinson-Valéry dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard en 1973 et 1974. 3. P. Valéry, Œ, II, 1485. Œ désigne l’édition des Œuvres de Valéry en deux tomes procurée par Jean Hytier dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard en 1957 et 1960. La réponse de Valéry parut dans le n° 10 de la revue Littérature en décembre 1919. 4. P. Valéry, C, IX, 856 (C2, 855) (1923). 5. Le 28 juin 1920, dans Catherine Pozzi, Journal 1913-1934, Claire Paulhan (éd.), Paris, Phébus, 2005, p. 145. 6. C. Pozzi, lettre à P. Valéry, 5 mai 1922, dans C. Pozzi et P. Valéry, La Flamme et la Cendre : correspondance, Lawrence Joseph (éd.), Paris, Gallimard, 2006, p. 386. 7. P. Valéry, C, XV, 680 (C2, 508) (1931). 8. P. Valéry, C, IX, 297 (C2, 614) (1923). 9. « Einstein’s Theory of Gravitation », The Athenæum: A Journal of English & Foreign Literature, Science, the Fine Arts, Music, & the Drama, n° 4672, 14 novembre 1919, p. 1189. Voir aussi « On Relative Motion », 16 mai 1919, p. 337 ; « The Notion of Simultaneity », 23 mai 1919, p. 369 ; « The Union of Space and Time », 30 mai 1919, p. 402. La décision de la Royal Society et de la Royal Astronomical Society fut annoncée le 6 novembre 1919. 10. [Bertrand Russell], « La Théorie de la gravitation selon Einstein », trad. P. Valéry, La Nouvelle Revue française, 1er décembre 1919, n° 75, p. 1118-1122. Sur l’attribution de l’article à Russell, voir la bibliographie proposée par la Bertrand Russell Society, https://users.drew.edu/jlenz/br-bibarticles.html, consultée le 2 janvier 2019. 11. Voir Alexandre Moatti, « Lucien Fabre, homme de science », Revue du Tarn, n° 228, hiver 2012, . 12. Voir Michel Jarrety, Paul Valéry, Paris, Fayard, 2008, p. 447-448, p. 473, p. 533, p. 550 et p. 573. 13. P. Valéry, C, XI, 883.

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14. P. Valéry, C, XI, 776. Voir André Germain, « Valéry in Berlin », Berliner Tageblatt, 4 novembre 1926, nº 521, p. 2 ; Jürgen Schmidt-Radefeldt, « Valéry und Einstein », Forschungen zu Paul Valéry/Recherches valéryennes, nº 18, 2005, p. 8-42 ; M. Jarrety, op. cit., p. 656-659. 15. La sous-commission devient ensuite Comité permanent des Lettres et Arts, que Valéry préside à partir de 1936. 16. A. Einstein, lettre à P. Valéry, 11 décembre 1926, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, NAF 19172, f. 120 : « Berlin 11.XII.26 / Verehrter Herr P. Valéry ! / Ich hatte die Freude, Sie hier zu hören und Ihnen die Hand zu drücken. Mehr liess Ihre mühselige und tapfer zu Ende geförderte Mission nicht zu. Es ist hoch erfreulich, daß die geistig Führenden in Frankreich und Deutschland anfangen, ihre Kräfte in dem Dienst der für beide Länder so wichtigen Annäherung zu stellen. Es ist harte und für den Augenblick wenig dankbare Arbeit, aber wahrhaft verdienstlich. / Es grüsst Sie mit aller Hochachtung, / Ihr / A. Einstein ». Nous traduisons, comme dans les autres citations. 17. P. Valéry, lettre à A. Einstein, 2 janvier 1927 (datée 1926 par erreur par Valéry), archives Albert Einstein, université hébraïque de Jérusalem, cote 34-288. La lettre effectivement envoyée par Valéry présente de légères différences par rapport à la minute conservée à la BNF, Manuscrits, sous la cote NAF 28620 (59), f. 55. 18. Est fautive en particulier l’identification de Valéry sur une photographie prise le 25 juillet 1930 lors d’une réunion de la Commission internationale de coopération intellectuelle à Thoiry (Ain), à laquelle participait Einstein. Voir J. Schmidt-Radefeldt, op. cit., p. 8 et p. 19, et comparer avec la photographie prise sous un autre angle dans Jean Tordeur et al., Jules Destrée le multiple, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 1995, p. 186. 19. P. Valéry, C, XIV, 98 (C2, 874). 20. Anecdote rapportée par Léon Brillouin à André Langevin, Paul Langevin, mon père, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1971, p. 92 ; cité par M. Jarrety, op. cit., p. 749. 21. P. Valéry, C2, 876-877 (passage non reproduit dans l’édition CNRS). Voir M. Jarrety, op. cit., p. 748-750. 22. P. Valéry, L’Idée fixe (1932), Œ, II, p. 264. 23. P. Valéry, lettre à A. Einstein, 16 avril 1933, archives Albert Einstein, université hébraïque de Jérusalem, cote 34-289. Comparer avec la minute conservée à la BNF, Manuscrits, NAF 28620 (59), f. 56. 24. A. Einstein, lettre à P. Valéry, 24 avril 1933, NAF 19172, f. 122 : « Le Coq bei Ostende, 24.IV.33 / Verehrter Herr Paul Valéry ! / Ihr wundervoller Brief war mir eine reine Freude in dieser furchtbaren Zeit. Was mir persönlich geschehen ist, verdient kaum der Erwähnung. Schlimm aber ist das Schicksal der Juden und der liberalen Geister, die in Deutschland ausharren müssen, und noch schlimmer die Thatsache, dass sich in jenem grossen Lande kaum ein Mensch und überhaupt keine Organisation gefunden hat, die es gewagt hätte, im Namen der Kultur und der Gerechtigkeit gegen die Ausschaltung so vieler wertvoller geistiger Arbeiter und gegen deren materielle Vernichtung aufzutreten. Dieser Mangel an Verantwortungsgefühl ist es, was mich am allerschwersten getroffen hat. Kann es eine schwerere Pflichtverletzung für eine Akademie oder eine sonstige wissenschaftliche Gesellschaft geben, als dass sie einer so frevelhaften Vernichtung wissenschaftlicher und künstlerischer Schaffenskraft schweigend und teilnahmslos zusieht ? Nicht einmal von ausländischen Mitgliedern jener Gesellschaften hat man vernommmen, dass sie ihren Einfluss irgendsowie dahin geltend gemacht hätten, dass der moralische Widerstand und das Gefühl der schweren Verantwortung in den geistig führenden Schichten Deutschlands wachgerufen wird. / Hier liegt nach meiner Überzeugung eine wichtige Aufgabe für die geistig führenden Männer des Auslands. Denn es gilt nicht nur, die Opfer in Deutschland nach Möglichkeit zu retten. Wenn die den humanen Idealen treu gebliebenen geistigen Führer der frei gebliebenen

Nationen

sich

nicht

zu

planvoller

Gegenwirkung

und

Verteidigung

zusammenfinden, so wird das Gift langsam in die wenig widerstandsfähigen und politisch nicht

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gefestigten Schichten jener Nationen eindringen und sich solange ungestört ausbreiten, bis die führende Schicht in ihren Wirkungsmöglichkeiten lahmgelegt wird. Wer die Entwicklung in Deutschland miterlebt hat, kann diese Sorge nicht loswerden. / Der Brief ist aber schon zu lang geworden! Es wollte Ihnen ja nur herzlich danken / Ihr / A. Einstein // Ich bitte Sie, diesen Brief insoweit als vertraulich zu behandeln, dass er nicht in die Presse kommt. » 25. P. Valéry, C, V, 706, 711 et 738-739 (Cahier 77). Voir J. Schmidt-Radefeldt, op. cit. ; Masahiko Kimura, Le Mythe du savoir : naissance et évolution de la pensée scientifique chez Paul Valéry (1880-1920), Francfort, Peter Lang, 2008, p. 262-291. Sur Poincaré et Einstein, voir Michel Paty, « Pensée rationnelle et création scientifique chez Poincaré », colloque Henri Poincaré « Science et pensée », table ronde 1, Sophia-Antipolis Nice, janvier 2005, . 26. P. Valéry, C, VI, 458 (1917). Sur la question de la « notation » chez Valéry et son rapport avec le kantisme, voir Atsuo Morimoto, De la psychologie à la poïétique, l’Imaginaire et la genèse du sujet : Paul Valéry, Caen, Lettres modernes Minard, 2009, p. 111-133. 27. P. Valéry, C, XIII, 607 (C2, 870) (1929). Voir aussi C, XXII, 893-894 (C1, 1359) (1940). 28. P. Valéry, C, VI, 285 (1916). 29. A. Einstein, « Reply to Criticisms », dans Paul Arthur Schilpp (dir.), Albert Einstein: PhilosopherScientist, La Salle (Illinois), Open Court, 1949, p. 674 : « The theoretical attitude here advocated is distinct from that of Kant only by the fact that we do not conceive of the “categories” as unalterable (conditioned by the nature of the understanding) but as (in the logical sense) free conventions. They appear to be a priori only insofar as thinking without the positing of categories and of concepts in general would be as impossible as is breathing in a vacuum. » 30. Compte rendu de la séance du 1 er mars 1930, Bulletin de la Société française de philosophie, vol. XXX, 1930, p. 68. 31. P. Valéry, C, XIV, 325 (C2, 878) (8 mars 1930). 32. P. Valéry, C, XXII, 748 (C2, 903) (1939-1940). 33. Bulletin de la Société française de philosophie, art. cit. 34. P. Valéry, C, X, 552 (C2, 856) (1925). Il s’agit d’une confidence faite à Valéry par le physicien Pierre Weiss. 35. Ce terme est sans doute préférable au descriptionnisme dont parle Michael H. Whitworth, Einstein’s Wake: Relativity, Metaphor, and Modernist Literature, Oxford, Oxford Univ. Press, 2001, p. 83. 36. P. Valéry, C, VII, 808 (C2, 847) (1921). Voir aussi C, VIII, 443 (C2, 850-851) (1921). 37. P. Valéry, C, XX, 63 (C2, 900) (1937). 38. P. Valéry, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » (1895), Œ, I, p. 1165. 39. P. Valéry, « Le Cimetière marin » (1920), dans Charmes, Œ, I, p. 147. 40. Voir William Marx, « Valéry, Flaubert et les oiseaux qui marchent : généalogie d’une image », Revue d’histoire littéraire de la France, 103e année, nº 4, octobre-décembre 2003, p. 919-931. 41. P. Valéry, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci », Œ, I, p. 1166. 42. Harvey Wickham, The Unrealists: William James, Bergson, Santayana, Einstein, Bertrand Russell, John Dewey, Alexander and Whitehead, Londres, Sheed & Ward, 1933. 43. P. Valéry, C, X, 562 (C1, 816) (1925). 44. Voir, par exemple, Arthur I. Miller, Einstein, Picasso: Space, time and the beauty that causes havoc, New York, Basic Books, 2001. 45. A. Einstein, lettre du 4 mai 1946, dans Paul M. Laporte, « Cubism and Relativity », Leonardo, vol. 21, nº 3, 1988, p. 313-315, ici p. 313 (l’article de Laporte était d’abord paru dans Art Journal, vol. 25, nº 3, 1966, p. 246-248) : « Both [the scientific and artistic activity] attempt to assemble from parts a whole which by itself is indistinct [ein an sich unübersichtlich Ganzes] in such a way that the resulting order creates distinctness and clarity. The distinctness and clarity thus achieved give us a satisfaction of a high order. » 46. P. Valéry, « Au sujet d’Eurêka » (1921), Œ, I, p. 857-858.

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47. P. Valéry, C, XIV, 107 (1929). Voir aussi L’Idée fixe (1932), Œ, II, p. 262-265. 48. A. Einstein, « Autobiographical Notes », dans P.A. Schilpp (dir.), Albert Einstein: PhilosopherScientist, op. cit., p. 12 : « Ein Satz ist richtig, wenn er innerhalb eines logischen Systems nach den acceptierten logischen Regeln abgeleitet ist. Ein System hat Wahrheitsgehalt, entsprechend der Sicherheit und Vollständigkeit seiner Zuordnungs-Möglichkeit zu der Erlebnis-Gesamtheit. » 49. A. Einstein, « Notes for an Autobiography », The Saturday Review, 26 novembre 1949, p. 11 : « the essentially constructive and speculative nature of thought and more especially of scientific thought ». 50. P. Valéry, « Rhumbs » (1926), dans Tel quel, Œ, II, p. 639. 51. P. Valéry, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci », Œ, I, p. 1155-1156. 52. P. Valéry, L’Idée fixe (1932), Œ, II, p. 263. 53. A. Einstein, lettre à Vero et Bice (Beatrice) Besso, 21 mars 1955, archives Albert Einstein, cote 75-839. 54. Telle est l’interprétation, par exemple, de Heinz-Dieter Zeh, The Physical Basis of the Direction of Time (1989), Berlin, Springer, 4e éd., 2001, p. 199. 55. A. Einstein, « Reply to Criticisms » (1949), dans P.A. Schilpp (dir.), Albert Einstein: PhilosopherScientist, op. cit., p. 669: « “Being” [Das ‘Sein’] is always something which is mentally constructed by us, that is, something which we freely posit [Gesetztes] (in the logical sense). The justification of such constructs [Setzungen] does not lie in their derivation from what is given by the senses. Such a type of derivation (in the sense of logical deducibility) is nowhere to be had, not even in the domain of pre-scientific thinking. The justification of the constructs, which represent “reality” [das ‘Reale’] for us, lies alone in their quality of making intelligible what is sensorily given (the vague character of this expression is here forced upon me by my striving for brevity). » 56. John Middleton Murry, « The Sideways Vision », The Athenæum, 15 août 1919, p. 763 : « A curious utter lucidity pervades it; a deliberate refusal to admit the vagueness of a symbol. Not that the thing is facile or even clear, any more than “La Jeune Parque” was clear, or the electromagnetic theory is. A subtle reality remains subtle, and still demands hard thinking to be comprehended. » 57. Voir W. Marx, Naissance de la critique moderne : la littérature selon Eliot et Valéry (1889-1945), Arras, Artois Presses Université, 2002, p. 153-154.

AUTEUR WILLIAM MARX Collège de France

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Einstein, Russell, Whitehead et le paradigme moderniste anglo-saxon en 1922 Jean-Michel Rabaté

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Pour le propos qui suivra, je me suis abondamment servi de deux livres parus tous deux en 2015 ; le premier, un recueil dont j’ai été responsable, intitulé 1922, Literature, Culture, Politics, qui comporte un essai de Steven Meyer, « Principle of Relativity: Whitehead versus Russell », et de Gregg Lambert « Durée et Simultanéité and Tractatus logicophilosophicus: Time and logic in 19221 ». Le second ouvrage, est le livre influent de Jimena Canales : The Physicist and The Philosopher: Einstein, Bergson, and the debate that changed our understanding of time2. Dans son article, Lambert se fonde en partie sur un article préliminaire de Canales dans lequel, dès 2005, elle survolait son abondant corpus et annonçait la thèse de son livre : ce paradigme d’incompréhension réciproque lui permet de relire presque toute la philosophie du siècle dernier. Un troisième ouvrage m’a également inspiré. Il s’agit du livre d’Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead : une libre et sauvage création de concepts3. Stengers nous aide à traduire la langue difficile du philosophe anglais, et la philosophe a ainsi beaucoup fait pour introduire Alfred North Whitehead sur la scène intellectuelle française. Bruno Latour, qui a préfacé sa traduction anglaise, annonce que, selon lui, Whitehead est plus important que Wittgenstein4. De fait, pour quiconque a lu Gilles Deleuze, ouvrir n’importe quel ouvrage de Whitehead au hasard provoque la surprise : les thèses de Deleuze semblent contenues dans l’ontologie plastique des événements, des flux et du devenir de Whitehead.

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Pourquoi, donc, insister sur l’année 1922 dans le domaine littéraire et artistique, sans laisser de côté la science, la philosophie, l’anthropologie, ce qui était le pari de notre recueil sur 1922 ? Alors que cette date peut rester invisible pour ceux dont l’accès à cette année est limité à la culture française, la réponse saute aux yeux de ceux qui sont familiers du modernisme anglo-saxon. C’est en effet l’année de la parution d’Ulysses de James Joyce, des Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke, de Jacob’s Room de Virginia Woolf, du Waste Land de T.S. Eliot, de The Enormous Room de E.E. Cummings, pour ne

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citer que les plus marquants. Cette année-là, Proust meurt persuadé qu’il a terminé À la recherche du temps perdu ; Kafka entame furieusement la rédaction du Château en janvier, puis se résigne à l’abandonner dès l’automne. 3

Que se passait-il en Europe en cette année ? Si nous repensons à la Grande Guerre, bornée par les dates de 1914 et 1918, il convient de noter que quatre années séparent 1922 de 1918, qui marque la fin d’un conflit de quatre ans, qui a bouleversé l’Europe de fond en comble. Un temps équivalent était nécessaire, d’une part pour que le public commence à y voir plus clair (c’est-à-dire en France, ne soit plus étourdi par le patriotisme revanchard) et pour que les créateurs puissent mener à bout des projets lancés avant-guerre. Cela nous amène à repenser les promesses du renouveau, qui existaient dès 1913, sinon avant, que ce soit dans le monde de l’art ou de la science. Car, à bien des égards, la ligne temporelle du modernisme français redouble exactement celle des découvertes successives d’Einstein, de l’Annus mirabilis de 1905 jusqu’à la confirmation empirique de 1919, et la grande dissémination de ses théories dans les années 1920. L’axe va d’Alfred Jarry inventant sa « pataphysique » au début du siècle, à Marcel Duchamp se détournant de son Grand Verre ( La Mariée mise à nu par ses célibataires, même), pour décider que l’œuvre serait « définitivement inachevée » en 1923. Ceci ne l’empêcha pas de la montrer dans des musées. Voici un bref arc culturel qui recoupe chronologiquement du moins la trajectoire de la relativité.

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L’Europe postérieure au traité de Versailles espérait à la fois refaire la carte du monde à son avantage, et saisir les sources obscures de sa propre folie meurtrière. Ce moment d’intense maturation permit aux chefs-d’œuvre que la guerre avait retardé, sinon dans leur conception du moins dans leur production matérielle (comme la rareté du papier), de paraître enfin, magnifiés, agrandis, soumis à des programmes plus ambitieux. Leurs créateurs ne pouvaient éviter de se confronter à la catégorie de la totalité, un des termes-clefs de cette période, sur lequel je j’insisterai.

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Ce mouvement conduisit à une répétition de l’affrontement entre l’ancien et le nouveau qui était perceptible en 1913, même si un plus grand optimisme régnait à l’époque où le nouveau était vraiment neuf et l’ancien visiblement suranné. Or, en 1922, les ambiguïtés abondent. Par exemple, il devient clair que le futurisme italien va se rallier au fascisme, cela après la marche sur Rome de Mussolini. C’est en 1922 qu’Antonio Gramsci confirmait, dans une lettre à Trotsky, que le futurisme fusionnait avec le fascisme. En même temps, les formalistes russes devenaient suspects en Russie soviétique juste avant la disparition de Lénine, et Viktor Chlovski dut d’ailleurs s’enfuir de son pays. Le dadaïsme s’éteignait lentement pour donner naissance au surréalisme. Une tension entre, d’une part, les avant-gardes qui avaient réussi à s’imposer, tout en ayant abandonné leurs premiers objectifs, tel le pacifisme ironique, qu’elles avaient déployé pendant la guerre, et qui ne pouvaient toutefois que persévérer dans la provocation, et, d’autre part, le désir général de revenir au calme, sinon à l’ordre, dominait en Europe.

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Ce qui se profilait était moins la perception du nouveau comme rupture avec le passé que la volonté de reconfigurer l’ensemble des valeurs qui sous-tendent ce qu’on nomme « culture », terme lui-même repensé dans un nouveau sens pluraliste. Cette mutation fondamentale allait susciter une révision des bases de la culture européenne. En 1922, Malinowski découvrait les échanges circulaires de l’économie de la kula chez ses Argonautes du Pacifique occidental, dont il dressait la carte. Carl Schmitt inventait une nouvelle théologie politique permettant de comprendre le phénomène de l’exception,

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soit ce qui arrive lorsqu’un État décide d’abolir ses fondements juridiques et de suspendre tous les droits des citoyens. Wittgenstein donnait un verdict critique sur les liens entre vérité et langage, questionnant l’idée que la philosophie se doit de décrire le monde dans le Tractatus logico-philosophicus. L’édition du texte de 1922 du texte bilingue anglais-allemand connut un succès immédiat dans le monde philosophique international. La tâche de la philosophie s’orientait vers la guérison du langage luimême. 7

De son côté, Walter Benjamin entrevoyait la nécessité de relier les domaines de la critique littéraire, de la philosophie, de la politique et de la théologie, afin de refonder le lien entre « symbole » et « totalité », comme on le voit dans un fragment de 1920-1921 : Nous appelons symbole : 1) la totalité (par exemple la croix du Christ), 2) la partie sensible de ceci (par exemple la croix).

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Benjamin ajoute : Qu’est-ce que la totalité ? À part l’identité, rien ne peut en être dit […]. En dernière analyse le grec sumballein n’est pas crucial parce qu’il s’applique seulement à la matérialité réelle du symbole5.

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Ces notes prises en vue d’une introduction à la thèse de doctorat qui sera l’Origine du drame baroque allemand6 annoncent les thèses originales sur l’allégorie qui y sont développées. L’allégorie, découverte à la fois chez les dramaturges allemands de l’âge baroque, chez Baudelaire et chez Proust, se voit définie de manière originale : l’allégorie est toujours une « ruine », c’est un fragment qui récuse violemment la pensée organiciste des romantiques. Cependant sa négativité présuppose une totalité, au moins au sens historique, totalité qu’il s’agit de mettre à bas et de saccager, avant de la retrouver par d’autres voies dans la pensée marxiste – d’où le rôle clef joué par Georg Lukács, lu et admiré par Benjamin.

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Les concepts sous-jacents à ces nouveaux paradigmes proposés en 1922 se déplacent des simples oppositions binaires (ordre/chaos, ancien/nouveau, même/autre) pour tenter d’inclure des hiérarchies plus complexes ; un nouveau sens de l’exception vient confirmer les règles, tout en repoussant leurs bases vers d’autres horizons. Je proposerai ainsi deux couples principaux : le couple totalité/exception, et le couple absolu/relatif.

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Pour donner un exemple de cette articulation dans le domaine littéraire, je prendrai le problème de l’inachèvement du Château de Kafka. Ce grand roman se présentait au départ comme une reprise du motif épique, avec la lutte homérique de K., héros dérisoire, intrus solitaire dans le monde du village, en lutte contre les pesanteurs contradictoires de la bureaucratie du château. Or Kafka ne pouvait renoncer complètement à la problématique d’un absolu religieux en voie de dépérissement. Ce qu’on constate en lisant le roman est que, plus K. avance dans son examen critique des rites et mythes du village, plus il se rend compte que sa croyance en la toute-puissance des officiels du château est fausse. Ce qu’il découvre peu à peu se réduit à de sordides histoires de pouvoir et de sexualité. Plus son trajet zigzaguant produit une salutaire démystification, moins il garde vivant le souci d’arriver au centre obscur de l’énigme. Cette tension logique amène les plans narratifs parallèles à proliférer, les intrigues mineures à se multiplier. Une telle profusion entrave la linéarité du récit tout en mimant l’épuisement progressif du protagoniste ; finalement, toute progression narrative devint impossible. Kafka se voyait incapable de recouvrir la totalité épique,

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problématique qui présidait encore aux grandes œuvres de Joyce et de Proust, avec la question de cet absolu en lequel il ne peut croire vraiment. C’est pourquoi il lui fallut abandonner son roman et en revenir à l’écriture fragmentaire, genre dans lequel il excellait, seule manière d’habiter la logique de l’exception. Cette logique caractérisait mieux son être d’écrivain et d’exclu volontaire de tous les systèmes de signes dominants. 12

Ainsi l’idée d’un travail sur l’année 1922 ne signifie pas seulement une étude de tous les objets culturels – romans, musique, arts plastiques, films, etc. – qui ont vu le jour en 1922. Il fallait plutôt évaluer un dynamisme logique nouveau, même s’il doit se solder par un renoncement, comme pour Kafka. À cet égard, le rôle de la nouvelle cosmologie lancée par Einstein, une cosmologie sinon comprise du moins rendue publique en 1919, reste symptomatique. Si peu de gens étaient réellement capables de saisir les détails de la théorie de la relativité générale en 1922, personne ne pouvait l’ignorer. Son auteur était devenu une célébrité mondiale, à l’instar de son double physique, Charlie Chaplin. Or les liens de Chaplin et de Einstein avec ce que l’on appelle high modernism ne sont pas évidents, et ils peuvent induire en erreur.

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Admettons donc que ce qui distingue les œuvres modernistes majeures de 1922 de celles d’avant-guerre, ce serait le sens d’une mission nouvelle donnée à la culture, mission que le surréalisme encore en germe reprit à son compte en 1924 contre le dadaïsme. La destruction massive de la guerre faisait naître une responsabilité supplémentaire. Les penseurs, les écrivains, les artistes voulaient donner naissance à quelque chose qui s’approcherait d’une totalité d’expérience. On pourrait dire que l’objet principal du high modernism est la totalité juste avant qu’elle ne se transforme en totalitarisme – et sur ce point Whitehead apparaît comme le penseur-clef.

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La « totalité » était aussi le terme critique utilisé par les marxistes, ainsi Lukács lorsqu’il soulignait la différence entre la pensée bourgeoise et la théorie matérialiste. Tout commence par la production économique et la lutte des classes dans une dialectique historique encadrée par Hegel, suivie par Marx, Engels et Lénine. Pour Lukács, l’histoire devait être pensée du point de vue du prolétariat ; la conscience de classe ne peut être donnée comme un point de départ mais résulte d’un effort pour saisir la « totalité concrète » d’un processus historique. Ceci implique une critique approfondie du mécanisme de l’exploitation capitaliste. Dans un sens assez différent, « totalité » était le terme utilisé par Wittgenstein lorsqu’il affirmait que « la totalité des faits détermine ce qui est le cas » dans Tractatus logico-philosophicus. D’où la célèbre phrase : « 2.04. La totalité des faits atomiques existants est le monde. » Mais comme toujours le concept de totalité inclut l’exception à la totalité : « 2.05. La totalité des faits atomiques existants détermine également quels faits atomiques n’existent pas. » On a noté que Wittgenstein se disait volontiers « communiste » lui-même, en dépit des divergences entre sa pensée et celle de Lukács.

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Le terme de « totalité » se retrouve au centre des œuvres de May Sinclair, romancière et philosophe britannique, la seule des modernistes qui puisse à l’époque gagner sa vie seulement de ses ouvrages. Celle-ci nous intéresse aussi parce qu’en philosophie, elle se disait disciple de Whitehead. Pour Sinclair, le terme de « configuration totale de l’Univers » devait remplacer l’ancien concept d’« absolu » dominant chez Hegel et les romantiques allemands. La synthèse philosophique que Sinclair donne en 1922 des nouvelles tendances se résume en ce qu’elle appelle un « Nouvel idéalisme ». Sinclair avait lu attentivement Kant et Hegel et mis à profit ses connaissances de manière

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créative dans son autobiographie intellectuelle, Mary Oliver, publié en 1922. Selon elle, en 1922, personne ne pouvait plus croire à l’« absolu » hégélien. Elle suppose cependant que le « Nouveau réalisme » inauguré par Bertrand Russell n’a pas encore gagné la partie et qu’il devrait être relayé par un idéalisme « reconstruit ». Cet idéalisme réconcilierait le pragmatisme critique de Russell et le concept dynamique de la nature mis en avant par Whitehead. De plus, pour elle, qui avait lu Freud et Jung, ce nouvel idéalisme pouvait prendre en compte l’inconscient : le Dieu de Whitehead, si vague dans ses présentations, serait défini comme la somme de tout ce que nous ne savons pas, comme la projection de ce qu’un « grand Autre » peut penser à travers nous. Un point de vue mystique, affirmé sous une forme romanesque à la fin de Mary Oliver et Vie et mort d’Harriett Frean, se rapprocherait de la perspective finale du Tractacus de Wittgenstein affirmant la prépondérance de « l’élément mystique », qui ne peut se dire mais ne peut être éliminé (comme le voulait Bertrand Russell). En lui résiderait l’essentiel de ce que nous visons dans nos recherches intellectuelles et artistiques. 16

Le concept de « totalité » se donne donc la tâche ardue de relier des points de vue très différents en se dirigeant vers une synthèse non dialectique des contraires. Comme le répète le romancier, philosophe et mathématicien Hermann Broch dans ses romans et ses essais, le rationnel et l’irrationnel doivent fusionner pour se fondre dans la totalité. Comme la science ne peut fournir cette synthèse, vu qu’elle est toujours en mouvement, allant d’une découverte à l’autre, ce sera à la culture de la réaliser. La totalité moderniste ne conduit pourtant pas toujours à l’immense forme symphonique déployée majestueusement par Proust et par Joyce. Elle peut apparaître plus minimaliste grâce à une mise en creux du centre absent, comme on le voit dans ce qui reste de la mort et de la guerre dans Jacob’s Room de Woolf.

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Cela suggère que la totalité n’est pas seulement formelle ou mythique ; en 1922, elle laisse loin derrière elle le wagnérisme tardif des symbolistes qui semblent toujours hantés par le mirage du Gesamtkunstwerk [l’œuvre d’art totale]. Pour les modernistes de 1922, la « totalité » était trop sérieuse pour être subsumée par le mythe – cela est devenu le thème critique de Benjamin et d’Adorno un peu plus tard. Même si Proust, Joyce, Eliot et Woolf trahissent encore une certaine révérence pour la synthèse opératique de Wagner, ils visent une autre sorte de « tout » : un « tout » capable de réconcilier le quotidien et le lointain mythique, d’englober le corps dans ses fonctions organiques les plus obscures et l’esprit dans ses aspirations vertigineuses, conduisant les lecteurs à de vraies épiphanies néo-platoniciennes.

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Un mouvement comme le surréalisme est donc né à cause de son rejet du négativisme systématique, parce que vide, du dadaïsme. Le dadaïsme utilisait l’absurde pour détruire les idéaux néfastes d’une culture condamnée. Pouvait-on faire une carrière littéraire à partir de la destruction pure ? Alliant sa notion freudienne des sources inconscientes de la créativité et sa croyance au pouvoir qu’a l’artiste de continuer à faire figure de prophète, André Breton rompit avec Tristan Tzara en 1922 dans le but explicite de créer une nouvelle synthèse fondée sur une pensée de l’histoire et un possible « esprit nouveau ». Il revient à la totalité poétique du jour et de la nuit de combler le fossé entre les rêves et la vie éveillée, entre l’art et les préoccupations quotidiennes. De la même manière, The Waste Land fournit une sommation déchiquetée d’une culture européenne en partie en ruines. Le diagnostic d’Eliot vise à analyser les racines d’une névrose sexuelle qui s’est propagée à partir de la « dissociation de la sensibilité » engagée depuis le XVIIe siècle.

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S’il est vrai que la spécificité du modernisme en 1922 est de postuler une totalité avant de passer à l’étape suivante qui serait le véritable totalitarisme, il faut y repérer des moments de transition. En 1922, il n’était pas évident de savoir qu’Eliot deviendrait un réactionnaire anglo-catholique six ans plus tard, ou qu’Ezra Pound hésiterait entre Lénine et Mussolini, qu’il finirait par préférer. On ne savait pas que les méditations de George Sorel sur la violence inspireraient la droite plutôt que la gauche (Sorel venait de publier son dernier ouvrage, Matériaux d’une théorie du prolétariat [1914] 7).

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Plus significativement encore, 1922 est l’année où Le Corbusier dévoilait pour la première fois sa vision utopique des villes du futur dans Une ville contemporaine 8. Cette nouvelle cartographie urbaine est celle à laquelle nous sommes devenus habitués : immenses tours de béton, routes droites, espaces verts fonctionnels, une belle mais assez terrifiante symétrie. Il s’agissait moins de contrôler les masses indisciplinées comme pour l’urbanisation moderniste de la fin du XIXe siècle dans le nouveau Paris du baron Hausmann, que d’« inaugurer une “machine à vivre” qui serait forcément « radieuse ». La ville contemporaine de Le Corbusier lance un modernisme si « total » que le concept universalisant se targue de guérir tous les maux laissés par les périodes précédentes. L’harmonie sociale, la fonctionnalité urbaine et le bien-être moral doivent être pensés et produits ensemble. Ceci sera rendu possible par une utopie urbaine combinant l’éthique et l’esthétique, le pratique et le spirituel. Joyce était-il si loin de ce rêve quand il disait avoir écrit Ulysse afin que sa ville natale puisse être reconstruite à partir de ses pages si elle venait à être détruite au cours la guerre civile irlandaise ?

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L’une des révolutions de 1922 qui a des conséquences aujourd’hui est le fait que cette année apparaît comme une charnière entre un vitalisme romantique, qui semble encore affleurer chez Bergson, et un nouveau positivisme scientifique. Tel est en gros la thèse du livre d’Ann Banfield, The Phantom Table: Woolf, Fry, Russell and the Epistemology of Modernism9. Elle démontre non seulement les conséquences multiples des liens entre Russell et le monde artistique de Bloomsbury, mais aussi que l’abandon assez rapide des idées de Bergson reposant sur l’intuition, le sens de la vie comme un élan, allaient opérer rapidement une rupture entre deux cultures, rupture qui perdure encore dans les départements de philosophie anglo-saxons, où l’on considère toujours avec suspicion la « philosophie continentale ».

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Banfield ne mentionne guère Einstein, sinon deux fois brièvement. Elle analyse le rôle des horloges dans Mrs. Dalloway pour les comparer à la version du temps posteinsteinien que donne Russell dans son célèbre ouvrage de vulgarisation intitulé ABC of Relativity10 paru la même année, en 1925. En fait son point de départ est plutôt l’année 1910, mise en avant par Woolf comme on le sait, et marquée par la publication du premier volume des Principia Mathematica, dont trois tomes furent coécrits par Russell et Whitehead, un ouvrage qui fut un événement dans le monde de la pensée : les deux philosophes tentaient de déduire toutes les mathématiques de quelques propositions logiques de base. Leur titre faisait écho au non moins célèbre Principia Ethica de G.E. Moore paru en 1903.

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L’image centrale de ce beau livre est cette table fantôme postulée par Russell dans Problems of Philosophy (1912) 11. C’est le thème bien connu de ruminations de Monsieur Ramsay dans To the Lighthouse (1927) 12. Or, dans la conclusion de son livre sur la relativité, Russell revient sur ce motif de la table fantôme. Alors qu’en 1912 il se bornait à citer les définitions de la table si différentes d’un philosophe à un autre, en 1925, la

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non-existence de la table ne supprime pas son être matériel ; c’est plutôt une ontologie potentielle que notre cerveau doit reconstruire : Le sens commun imagine que quand il voit une table il voit une table. C’est une illusion grossière. Quand le sens commun voit une table, certaines ondes lumineuses touchent ses yeux, qui sont d’une sorte qui, dans ses expériences antérieures, furent associées avec des sensations du toucher, ainsi qu’avec les témoignages d’autres personnes disant qu’ils voient la table. Mais rien de ceci ne nous a jamais apporté la table elle-même. Les ondes lumineuses ont causé des réactions dans nos yeux, qui ont causé des réactions dans le nerf optique, qui a agi sur le cerveau. N’importe lequel de ces phénomènes, se produisant sans les préliminaires habituels, aurait fait que nous avons la sensation de « voir la table » comme nous le disons, même s’il n’y avait pas eu de table 13. 24

Ce passage sert de démonstration pour la conception scientifique du monde prônée par Russell. C’est un monde dans lequel on peut mesurer la vitesse et la distance des ondes lumineuses sans erreur. Un monde dans lequel nous pouvons nous imaginer filant à la vitesse de la lumière pour prendre une distance quasi infinie avec les atomes, tout en continuant à les observer et à les mesurer. C’est pourquoi dans ABC of Relativity, Einstein joue à la fois le rôle d’un savant qui nie qu’il y ait une connaissance spécifique à la philosophie, et de celui qui pense le monde de manière stricte, rigoureuse, impersonnelle. Comme le conclut Françoise Balibar dans son superbe livre sur Galilée, Newton et Einstein14, Einstein suppose toujours la possibilité d’une connaissance absolue. C’est sur ce point principal que Whitehead a interposé toutes ses objections. Pour lui, comme il l’avance dans The Concept of Nature (1920), tout point de vue absolu, comme par exemple sur l’espace et le temps, peut être invalidé par une reductio ad absurdum, car l’absolu engendre toujours l’absurde15.

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Le point de vue absolu, en une dérivation entièrement conforme à l’étymologie du mot (la racine est le verbe latin solvere, d’où vient « solvant ») contribue à une dissolution – un processus déjà entrevu par les romantiques allemands comme le rappelle Jean-Luc Nancy16. Il dominerait tant dans la physique moderne que dans l’évolution de la société. Ainsi, dans son étude canonique, All That Is Solid Melts into Air 17 (« Tout ce qui est solide s’évapore dans l’air », selon la phrase de Marx et Engels tirée du Manifeste du parti communiste [1848] pour définir la portée révolutionnaire du capitalisme), Marshall Berman qualifie l’expérience de la modernité comme une paradoxale « unité de la désunion », qui serait capable de nous plonger dans un tourbillon de désintégration perpétuelle, de lutte et de contradiction. Un tel « tourbillon » s’appliquerait à Russell et à Whitehead à l’époque de leur collaboration, philosophes et mathématiciens s’efforçant de réconcilier science et pensée logique dans leur recherche. Ils traversèrent une guerre qui les obligea à repenser le « tourbillon », tout en cherchant à l’appréhender comme une totalité.

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Dans sa philosophie, Whitehead acceptait comme une évidence première la centralité du concept de « tourbillon », signe évident pour lui de toute vie naturelle. Ce tourbillon est ainsi posé au fondement des constructions abstraites. Russell, craignant au contraire le tourbillon, voulait en éliminer toute trace. Dans leurs réponses diamétralement opposées sur ce point, Whitehead et Russell présentent deux faces caractéristiques de la modernité. Cette exceptionnelle divergence prend naissance dans les attendus différents et les interprétations contrastées de la controverse qui opposa Bergson et Einstein à Paris en 1922.

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Le débat Einstein-Bergson au Collège de France donna naissance au livre publié plus tard cette année-là, Durée et Simultanéité18. Lors de leur première rencontre au Collège de France en avril, la célèbre confrontation de Bergson avec la théorie de la relativité du physicien le livre était encore sous presse. Bergson annonça qu’il venait seulement « écouter » Einstein. Il prodigua ses éloges sur le physicien dans son introduction. Néanmoins, des tensions apparurent lorsqu’Einstein répondit succinctement à la remarque de Bergson selon laquelle, même une fois la théorie de la relativité acceptée comme une réalité, « tout n’est pas fini19 ». Pour Bergson, la philosophie avait quelque chose à apporter à la théorie du temps ; dans sa réponse, Einstein fut catégorique : « Il n’y a donc pas un temps des philosophes20 ».

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Einstein ne reconnaissait en effet que la différence entre le temps psychologique et le temps physique, le premier étant réduit aux constructions mentales, ce qui impliquait qu’elles étaient fictives ou imaginaires. Pour lui, il n’y avait pas de points communs entre les conceptions psychologiques et physiques du temps, et donc aucune base possible pour une division du travail.

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Dans l’appendice ajouté peu après, « Les temps fictifs et le temps réel », Bergson répondit à cette vision étroite de la psychologie ainsi qu’au rôle assigné à la philosophie en introduisant la « différence de la différence » entre une théorie physique et une théorie philosophique du temps. Son argumentation revenait vers cette conséquence de la théorie de la relativité dite « paradoxe des jumeaux » : deux jumeaux dont l’un quitte la terre à une vitesse proche de celle de la vitesse de la lumière tandis que l’autre reste au sol. S’ils se rencontrent plus tard, ils voient que leurs horloges et calendriers ne concordent pas. De plus, le jumeau resté sur terre a vieilli plus rapidement tandis que le temps a ralenti pour le voyageur21.

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Il apparut à de nombreux critiques qu’en interrogeant la validité de cette preuve dans les pages de Durée et Simultanéité, Bergson s’opposait au ralentissement du calendrier ou de l’heure pour le jumeau qui voyage. En fait, son argument était plus subtil ; il soutenait qu’une fois le désaccord résolu en termes de mesure, il restait des différences essentielles résultant de la mémoire et du degré d’effort subis par chaque jumeau (c’est-à-dire la durée intime de chacun). Selon Bergson, ce dont le temps prédominerait sur terre dépendrait de la façon dont leur désaccord aurait été négocié, non seulement scientifiquement, mais psychologiquement, socialement, politiquement et philosophiquement.

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L’essentiel de l’argument de Bergson venait de son travail sur la mémoire et la durée dans Matière et Mémoire22 (1896). La nature du désaccord entre les deux jumeaux imaginaires dont Paul Langevin, professeur de Physique générale et expérimentale au Collège de France entre 1909-1946, faisait beaucoup de cas après Einstein, semble allégoriser le désaccord entre le physicien et le philosophe. Bergson exprimait essentiellement une intuition qui a été reprise plus tard par Werner Heisenberg. Quant à Einstein, il n’a jamais renoncé au déterminisme, c’est-à-dire à l’idée de science comme art des mesures objectives. Cependant, Einstein et les critiques qui se rallièrent à sa cause en grand nombre, virent dans l’attitude de Bergson un « profond malentendu ». L’opinion populaire a amené Bergson à décider de ne pas republier Durée et Simultanéité après 1931, aveu sinon d’une erreur, du moins d’une défaite.

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Deux conséquences découlent des échanges entre Bergson et Einstein, ainsi qu’entre leurs partisans. Einstein semble avoir pris le désaccord assez à cœur, et refuse ensuite de participer à la Commission internationale de coopération intellectuelle (CICI) de la

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Société des Nations parce que Bergson avait été son président en 1920. La réponse de Bergson à la théorie de la relativité aurait été l’une des raisons de sa décision. De manière plus critique, à cause de la controverse autour de l’affaire, l’influence du bergsonisme allait s’éteindre dans les débats philosophiques français à partir des années 1930, jusqu’à sa résurrection par Gilles Deleuze au début des années 1960. 33

Lorsque Paul Valéry ouvrit La Pensée et le Mouvant (1934), il y lut la longue note de bas de page sur « la grande affaire de la relativité23 ». Il écrivit à Bergson pour lui demander si les découvertes récentes en microphysique, et surtout en mécanique quantique ne pourraient pas sembler revenir à ses propres théories de l’indétermination et de la durée. Peut-on dire que le conflit entre Heisenberg et Einstein rejouait, plus de dix ans plus tard, le conflit entre Bergson et Einstein ? Une analyse précise du travail des deux philosophes anglais, Russell et Whitehead, permettrait de comprendre que ce même débat se produisit déjà en 1922-1925.

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Pendant dix ans et depuis 1901, Russell et Whitehead avaient collaboré aux Principia Mathematica. Les trois volumes de cette somme théorique (1910-1913) marquèrent leur époque. Leur but était de redéfinir les fondements logiques des mathématiques, et l’on sait que Gödel ne put réfuter cette hypothèse qu’en 1931, rendant hommage à leur effort de clarté. Pendant dix ans donc, Russell et Whitehead ont échangé des idées originales sur la science et la philosophie. Russell s’en remettait à son aîné Whitehead et attendait souvent ses remarques, annotations, émendations et son approbation avant de publier ses propres travaux. Cette dynamique trouva toutefois une limite. Après leur refroidissement personnel, Whitehead fit les plans d’un quatrième volume des Principia dont il aurait eu la responsabilité exclusive.

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Whitehead avait publié des essais sur la géométrie pure et appliquée. Ceci lui permit d’affiner son sens de la logique de la géométrie, poursuivie le long des lignes développées dans Principia. Dans son texte de 1914 sur « La théorie relationnelle de l’espace », il analyse les théories relationnelles et absolues pré-einsteiniennes de l’espace et applique l’appareil logique des Principia Mathematica aux concepts spatiaux. Après la guerre, Whitehead publie Une enquête sur les principes du savoir naturel (1919) 24, The Concept of Nature (1920), et Le principe de la relativité avec applications aux sciences physiques (1922) dans lesquels il étendait l’étude de relativité physique à la théorie spéciale d’Einstein, dans les deux premiers volumes et à la théorie générale, dans le troisième. Considéré comme une autorité sur la relativité, il fut chargé de rendre compte de la théorie d’Einstein en 1919. Il publia un premier article sur la confirmation de la théorie d’Einstein dans The Nation sous le titre de « Une révolution dans la science25 ». Mais quand on lui demanda de continuer ses explications et de donner son opinion sur la théorie d’Einstein pour les lecteurs du supplément éducationnel du Times, ce qu’il fit le 12 février 1920, le ton devint plus critique, ce qu’il explicite dès la première phrase. Sa conclusion esquissait l’exposé de sa théorie différente de la gravitation26.

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Au départ, Russell partageait les recherches de Whitehead à propos de sa philosophie de la physique. Quarante ans plus tard, il évoque le moment où il découvrit ce programme nouveau, l’apport de Whitehead au développement d’une nouvelle logique qui lui permettait de croire que « le nombre, l’espace, le temps et la matière [...] étaient aussi réels que n’importe quel mathématicien pourrait le souhaiter 27 ». Ce point de départ confirme son réalisme mathématique assurant la nature réelle des points et des instants. Whitehead déclara alors : « Vous pensez le monde par beau temps à midi ; moi,

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je pense à ce qu’il ressemble au petit matin quand on se réveille en sursaut d’un sommeil profond28 ». Même s’il s’avoua être choqué, Russell ne pouvait justifier sa position. Car à la même époque, vers 1913, Whitehead lui expliquait comment appliquer la technique de la logique mathématique à ce monde vague et sans queue ni tête – Whitehead appelait ceci une « méthode d’abstraction extensive ». Cette méthode devait permettre d’« habiller » le monde anarchique et chaotique de Whitehead, de le présenter « en une tenue de dimanche, telle qu’un mathématicien pourrait le voir sans s’offusquer29 ». 37

Russell publia Notre connaissance du monde extérieur30 en 1914, où il tentait de trier entre les idées qu’il partageait avec Whitehead et leurs désaccords, ce qui amena Whitehead à mettre fin à leur collaboration. Quand Russell publia son Analyse de l’esprit en 1921, sa thèse centrale était que l’esprit humain devait s’accorder avec une compréhension scientifique de la matière, mais il comptait encore sur Whitehead pour mesurer les conséquences de la théorie de la relativité d’Einstein selon les termes de la logique des Principia. Il dût attendre la publication de The Principe of Relativity en 1922 pour comprendre à quoi tenait la critique que Whitehead donnait d’Einstein. Ce ne fut qu’après le livre de 1922 qu’il put à son tour interpréter la relativité, quitte à le faire en ses propres termes.

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Dans Process and Reality (1927-1928), Whitehead comparait sa pensée avec celle de Spinoza pour qui Dieu est l’absolu ; sa propre pensée des organismes en flux avait plus en commun avec les systèmes de pensée indoues ou chinoises : pour eux, ce qui reste « ultime » est le processus31. Russell ne pouvait partager cette perspective qui, selon lui, menait vers la mystique idéaliste qu’il associait à Bergson et qu’il détestait. Dans un article de 1924 sur « La philosophie au vingtième siècle », il suggéra que les livres de Whitehead comme Le Principe de la relativité, qui servit de base pour son propre travail de vulgarisation, ABC de la relativité, « emploie les méthodes des réalistes [c’est-à-dire les siennes] pour défendre une métaphysique plus ou moins bergsonienne 32 ». Pour Russell donc, la philosophie et la science, y compris les mathématiques, devaient offrir une protection contre la menace de la dissolution moderniste. Il était effrayé de voir Whitehead embrasser le tourbillon des sensations, ce qui rebondit dans le refus de Russell de continuer à « philosopher » sur les idées d’Einstein.

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Ce que Russell développe de manière brillante dans ABC de la relativité se voit encore plus condensé dans un article qu’il rédigea pour la treizième édition de l’Encyclopedia Britannica parue en 1926. Russell insiste de manière typique sur le « réalisme » de la relativité : C’est une erreur de supposer que la relativité adopte une image idéaliste du monde […]. L’« observateur » qui est souvent mentionné dans les exposés de la relativité n’a pas besoin d’être un esprit, mais peut être une plaque photographique ou n’importe quel type d’instrument d’enregistrement. L’hypothèse fondamentale de la relativité est réaliste, à savoir que les aspects dans lesquels tous les observateurs sont d’accord lorsqu’ils enregistrent un phénomène donné peuvent être considérés comme objectifs et non pas comme les observateurs. Cette hypothèse est celle du bon sens. Les tailles apparentes et les formes des objets diffèrent selon le point de vue, mais le bon sens ne tient pas compte de ces différences. La théorie de la relativité ne fait qu’étendre ce processus. En tenant compte non seulement des observateurs humains, qui partagent tous le mouvement de la terre, mais aussi des « observateurs » possibles en mouvement très rapide par rapport à la terre, on constate que beaucoup plus de choses dépendent du point de vue de l’observateur que ce que l’on pensait autrefois. Mais il se trouve un résidu qui n’est pas si

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dépendant ; c’est la partie qui peut être exprimée par la méthode des « tenseurs ». L’importance de cette méthode peut difficilement être exagérée ; il est cependant tout à fait impossible de l’expliquer en termes non mathématiques 33. 40

Si Whitehead est prudent sur ce point-ci, s’il peut comparer l’impact d’Einstein sur lui à celui de David Hume réveillant Emmanuel Kant de son sommeil dogmatique 34, ceci l’oblige à esquisser une philosophie qui serait aussi une « pan-physique » 35. Cela ne suppose pas pour lui que tout ce qui est solide se dissoudra dans l’air : la solidité est bien conservée, mais une fois réinterprétée comme solidarité. Une telle solidarité coexiste avec des atomes d’activité qui ne sont pas matériels mais qui sont ou bien énergétiques ou bien émotionnels. Ils sont constitués par ce que Whitehead avance pour comprendre les sentiments ou « préhensions » afin de généraliser à partir des sentiments ordinaires.

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Whitehead avait une vision de la relativité très différente de celle de Russell. Ce qui distingue la version que donne Whitehead de la théorie d’Einstein ne tient pas uniquement au principe de la relativité. La différence ne vient pas des résultats mais de la façon dont Whitehead et Einstein arrivent à ces mêmes résultats. Le défi porté par Whitehead à ce qui est devenu l’interprétation acceptée de la gravitation (ou du moins ce qui avait été considéré comme une force gravitationnelle et qui est maintenant reconnu comme un champ gravitationnel) réside dans des résultats comparables mais suppose à la fois une formalisation mathématique et un ensemble d’hypothèses différentes, la plus controversée parmi celles-ci étant la décision de Whitehead de postuler la courbure de l’espace uniforme plutôt que variable comme le faisait Einstein.

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Les recherches de Whitehead en philosophie de la science, leurs applications multiples à la métaphysique et à la cosmologie diffèrent aussi de celles de Russell. D’une part, Whitehead n’hésitait pas à contester les bases de la science einsteinienne, ce qu’il osait faire parce que, contrairement à Russell, il avait une formation avancée en physique. Russell, au contraire, simplifiait et interprétait l’image du monde einsteinien en termes d’ « atomisme logique », multipliant ses brillantes images et métaphores mais le faisant dans le but de se donner une arme absolue dans sa controverse contre Bergson.

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La deuxième différence entre Russell et Whitehead est plus cruciale. Dans leurs œuvres techniques, Whitehead dans The Principe of Relativity, Russell dans The Analysis of Matter (1927), ils utilisent tous deux l’analyse logique développée dans les Principia pour repenser la pensée physique la plus avancée de l’époque, mais il reste sur ce point une différence de méthode. Cette différence est obscurcie par le fait que Russell présente dans sa variante une méthode d’abstraction extensive à partir d’une base de données sensorielles, et qu’il part de ce qu’il propose comme des événements plus concrets, comme la Nouvelle physique. Or Whitehead, lui aussi, s’approche de ces pensées scientifiques en termes d’événements.

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Il s’agit de faire une distinction entre « événements » et « événements ». Russell était un « atomiste » qui comprenait les événements comme des entités discrètes. Au contraire, l’événement de Whitehead était à la fois discret et continu. Pour lui, tout événement était nécessairement relié à tous les autres, non pas d’un point de vue moniste, comme une chose énorme, mais d’un point de vue pluraliste : c’étaient des parties différentes qui se touchent et se chevauchent en de multiples points. Il finit par les conceptualiser sous forme de « préhensions » positives ou négatives, raffinant le concept d’« événement » en le ramenant à ce qu’il appelle une « occasion réelle ». La « parenté » d’un événement avec un autre implique tous les autres mais de manière

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sélective. Certains événements sont « préhendés » positivement, et beaucoup seront rejetés et donc « préhendés » négativement. 45

Russell dira plus tard de son ancien ami qu’il « était obsédé par une vision de l’unité dans l’univers ; [qu’]il considérait que c’était seulement par cet aspect que les inférences scientifiques pouvaient être justifiées. [...] Mon tempérament m’a conduit dans la direction opposée36. » La philosophie de Whitehead lui restait obscure, étrangère. Russell répétait qu’il n’avait jamais réussi à la comprendre, de même qu’il avait renoncé à suivre Wittgenstein dans ses raisonnements sur les usages de langage. Quand, dans un essai de 1944, Einstein critiqua Russell pour « la conception fatidique [...] selon laquelle les concepts proviennent de l’expérience par abstraction » plutôt que d’être, comme le soulignait Einstein, « les créations libres de la pensée qui ne peuvent être induites à partir d’expériences sensorielles », il décrivait une limitation dans l’approche de Russell, surtout si l’on oppose à celle de Whitehead 37. Pourtant, l’alternative proposée par Einstein parlant « des créations libres de la pensée », et son insistance sur l’abîme « logiquement infranchissable – séparant le monde de l’expérience sensorielle du monde des concepts et des propositions 38 » n’eussent pu satisfaire Whitehead. Comme Russell bien que pour des raisons très différentes, en 1922, Einstein ne pouvait comprendre la critique de Whitehead à son égard, encore moins la correction proposée.

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Le chapitre central du livre de Whitehead sur la relativité s’intitule de manière typique « The Relatedness of Nature39 ». Il fut présenté en juin 1922 devant la Royal Society of Edinburgh. Whitehead y définit la nature comme « un devenir d’événements [a becomingness of events] mutuellement signifiants, de telle sorte qu’ils forment une structure systématique. L’espace et le temps sont des abstractions à partir de cette structure40 ». Présentant cette complexité de la signification des événements, il avance que les événements sont mutuellement significatifs l’un de l’autre. La signification uniforme des événements devient ainsi la structure spatio-temporelle uniforme des événements. En ceci, nous devons être en désaccord avec Einstein qui admet une hétérogénéité occasionnelle pour cette structure, laquelle provient de relations contingentes. Notre conscience nous révèle aussi que cette structure est uniformément stratifiée en durées qui sont des natures complètes pendant nos présents spécieux. Ces stratifications révèlent la patience du fait pour une conscience finie, mais alors ils sont en vérité des caractères de la nature et non des illusions de la conscience 41.

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L’une des conséquences de cette idée est qu’aucun événement n’est isolé. Ceci amène Whitehead à poser trois concepts principaux : la structure du continuum à quatre dimensions ; les adjectifs « pervasifs » et les particules adjectivales ; et enfin, le champ atomique d’une particule adjectivale42. Suit un graphe assez obscur distinguant divers moments du temps entre le présent, le passé et l’avenir, mais tous étant reliés, qui peut faire penser aux schémas de Bergson dans Matière et Mémoire 43. Le projet philosophique déclaré reviendrait à remplacer la « substance » de Descartes par le procès 44.

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Whitehead propose sa définition du temps comme suit : « Le temps est une stratification de la nature45 » pour rejeter l’opposition établie par Einstein entre un temps psychologique et un temps objectif et scientifique. Il continue de croire à la simultanéité comme avant l’époque d’Einstein, mais conclut son livre en reconnaissant le génie d’Einstein qui a assimilé le temps et l’espace : « Le pire hommage que l’on peut donner au génie est d’accepter de manière non critique la formulation des vérités que nous lui devons46 ». Comme le montre Stengers, pour Whitehead, le modèle d’Einstein

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n’était qu’un cas particulier qui généralise et développe le monde newtonien. Whitehead refuse la géométrisation de l’espace-temps qui y est impliquée 47. Elle reconnaît que sa théorie des espace-temps multiples n’a pas la grande simplicité des équations d’Einstein, mais ajoute qu’elle pourrait encore prouver son utilité au vu des difficultés de la physique contemporaine à unifier les forces gravitationnelles et les autres interactions observables, car pour Whitehead, les propriétés métriques de l’espace-temps ne devraient pas être prises comme un a priori de la science 48. 49

On voit le problème créé par le style caractéristique de Whitehead, qui diffère tant de celui d’Einstein que de celui de Russell ; c’est la conséquence de sa vision de l’unité de l’univers. Pour Russell, cette vision ne peut qu’être idéaliste et moniste, alors que pour Whitehead une telle unification des termes devait mener à un pluralisme empiriste. Comme le dit Deleuze, c’était peut-être la dernière grande philosophie angloaméricaine « juste avant que les disciples de Wittgenstein n’étendent leurs brumes, leur suffisance et leur terreur49 ». Selon Deleuze, Whitehead renouait avec Leibnitz, son nouveau baroque introduisant un « chaosmos » avec des sentiers toujours bifurquants qui évoquaient autant les univers parallèles de Borges ou Gombrowicz que la synthèse polyglotte de Joyce dans Finnegans Wake50 (1939).

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Pour Whitehead et Russell, la Grande Guerre n’avait pu qu’accroître leurs différences théoriques et idéologiques. Russell, comme Einstein, était un pacifiste qui fit de la prison pour ses positions courageuses ; Whitehead, comme Bergson, était patriote, et perdit l’un de ses deux fils, un pilote d’avion, tombé au combat en 1918. D’où la question de savoir comment gérer au mieux les différences, qu’il s’agisse de les exagérer jusqu’à la contradiction et le paradoxe (Russell) ou de les combiner de manière créative, sans pour autant supprimer le fait que nous vivons dans un monde chaotique. La façon dont on interprète le principe de relativité se révèle être l’une des clefs de ce problème. Elle reste centrale, que ce soit dans la forme particulière de la science physique, ou dans la forme métaphysique générale que Whitehead propose plus tard dans Process and Reality51.

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Canales nous apprend qu’Einstein donna son verdict tardivement au sujet de la réécriture de la relativité par Whitehead. Cette scène se passe aux États-Unis en 1941, quand le philosophe Filmer Stuart Cuckow Northrop, professeur à Yale, rendit visite à Einstein alors en résidence à Princeton52. Un peu plus tard, Northrop fut co-responsable de la meilleure anthologie des écrits de Whitehead. Northrop était par ailleurs resté fidèle à Whitehead qui lui avait enseigné la philosophie à l’université d’Harvard.

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Northrop tenta d’expliquer à Einstein les objections de Whitehead : pour lui, tous les paradoxes de la relativité venaient de sa faiblesse épistémologique. Au fondement demeurait la différence entre le local et le distant. Puisqu’il nous est impossible de définir cette différence, il nous est également impossible de distinguer ce qui est perçu réellement, donc localement, de ce qui est défini rationnellement. Il faut donc rejeter la définition du temps que donne Einstein comme consistant en un simple calcul de deux événements dans un même lieu. Einstein fut d’abord assez heureux et dit : « Ce serait merveilleux ! On pourrait résoudre tant de problèmes si c’était vrai ! »

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Whitehead se refusait à distinguer entre ce qui était perçu par les sens et ce qui pouvait être déduit mentalement. Il critiquait ce qu’il appelait « l’erreur d’Einstein » concernant un décalage local du concret [the fallacy of misplaced concreteness]. Comme Bergson, donc, Whitehead ne distinguait pas les impressions dues aux sens des idées de l’esprit : il lui semblait impossible de fixer une limite claire entre l’esprit et la matière.

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La conséquence de cette erreur logique avait amené Einstein à une réduction de l’esprit au pur domaine psychologique, oubliant que ce qui importe était le lien entre le mental et la nature physique. Ayant enfin saisi en quoi résidaient les objections de Bergson et de Whitehead, Einstein réfléchit un moment, puis s’exclama : « Oh, c’est ce qu’il veut dire ? Malheureusement, c’est une fable. Notre monde n’est pas aussi simple que cela53. » 54

Pourtant Whitehead lui-même avait critiqué le danger d’une simplification des belles formules d’Einstein. Ce à quoi il tendait devait allier une certaine complexité – parfois, il est vrai, trop « baroque » et chaotique, et un sens de la surprise. C’est comme cela qu’il explique son objectif philosophique dans Le Concept de la nature : « On peut décrire ce but comme celui de conférer un air bizarre à des choses évidentes. Nous ne pouvons les envisager si nous ne nous arrangeons pas pour les investir d’un peu de la fraîcheur qui est due à l’étrangeté54. »

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Pour conclure sans conclure dans ce débat qui semble interminable sinon infini, et afin de combiner l’affirmation de la complexité avec ce principe d’étrangeté, revenons brièvement vers la logique de l’exception de Kafka. Cette logique prend appui sur un absolu disparu mais qui agit toujours à distance, tel un trou noir épistémologique. Elle ne supprime pas la subjectivité mais se borne à récuser toute « psychologie ». C’est la logique que mettait en œuvre Kafka, dont on peut citer deux aphorismes de Zürau (1917-1918). Numéro 52 : « Dans la lutte entre toi et le monde, prends le parti du monde ». Numéro 80 : « La vérité est indivisible, donc elle ne peut se reconnaître ellemême ; quiconque veut la reconnaître doit être mensonge55. »

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Et enfin ce court extrait du Journal du 9 janvier 1920 : « On lui a découpé dans le derrière de la tête un morceau de crâne affectant la forme d’un segment. Avec le soleil, le monde entier regarde à l’intérieur. Cela le rend nerveux, le distrait de son travail et il se fâche de devoir, lui précisément, être exclu du spectacle 56. »

NOTES 1. Jean-Michel Rabaté (dir.), 1922. Literature, Culture, Politics, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2015. 2. Jimena Canales, The Physicist and the Philosopher: Einstein, Bergson, and the debate that changed our understanding of time, Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 2015. Gregg Lambert cite l’article de J. Canales « Einstein, Bergson and the Experiment that Failed: Intellectual Cooperation at the League of Nations », MLN, n° 120, 2005, p. 1168-1191. Voir la contribution de Jimena Canales dans ce volume, chapitre 2. 3. Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead : une libre et sauvage création de concepts, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2002. 4. Bruno Latour, « What is given in experience? », dans Thinking with Whitehead: a free and wild creation of concepts, trad. M. Chase, Cambridge, MA, Harvard Univ. Press, 2011, p. ix-xv, ici, p. ix. 5. Walter Benjamin, « Outline for a habilitation thesis », dans Selected Writings. Vol. 1 1913-1926, Marcus Bullock et Michael W. Jennings (dir.), Cambridge, MA, Harvard Univ. Press, 1996, p. 270.

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6. W. Benjamin, L’Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, coll. « La Philosophie en effet », 1985. 7. Georges Sorel, Matériaux d’une théorie du prolétariat (1914), Paris-Genève, Éditions Slatkine, coll. « Ressources », 1981. Réimp. 1921. 8. Le projet de Le Corbusier, Ville Contemporaine, fut exposé au Salon d'Automne de Paris en 1922. 9. Ann Banfield, The Phantom Table: Woolf, Fry, Russell and the Epistemology of Modernism, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2000. 10. Bertrand Russell, ABC of Relativity, Londres, Routledge, coll. « Routledge Classics », 2009, p. 135. 11. Voir les premières pages de Bertrand Russell, Problems of Philosophy (1912), « Appearance and Reality », The Project Gutenberg Ebook, s. p. 12. Un des personnages principaux de To the Lighthouse [ La Promenade au phare], Monsieur Ramsay, est un philosophe qui ne cesse de méditer sur la réalité de la table de cuisine lorsqu’elle n’est perçue par personne, problème typique de l’idéalisme de George Berkeley traité par Russell dans Problems of Philosophy. 13. Bertrand Russell, ABC of Relativity, op. cit., p. 135. 14. Françoise Balibar, Galilée, Newton, lus par Einstein. Espace et relativité, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1984, p. 122. 15. A.N. Whitehead, The Concept of Nature, dans A.N. Whitehead, An Anthology, F.S.C. Northrop and Mason W. Gross (éd.), New York, Macmillan, 1953, p. 225. 16. Voir Jean-Luc Nancy, « En guise de prologue – Menstruum universale : la dissolution littéraire », dans Demandes, littérature et philosophie, Paris, Galilée, coll. « La Philosophie en effet », 2015, p. 15-33. 17. Marshall Berman, All That Is Solid Melts into Air. The Experience of Modernity, New York, Penguin, 1988. 18. Élie During, « Introduction au dossier critique », dans H. Bergson, Durée et Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein (1922), Frédéric Worms (dir.), Élie During (éd.), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009, p. 219-244. Voir la contribution de Élie During, au chapitre 3 du présent volume. 19. Ibid. 20. Ibid., p. 234. 21. Voir l’Appendice I « Le voyage en boulet » (1929), dans H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit ., p. 183-193. 22. H. Bergson, Matière et Mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, F. Worms (dir.), Camille Riquier (éd.), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2012. 23. P. Valéry cité dans J. Canales, The Physicist and the Philosopher, op. cit., p. 234. 24. A.N. Whitehead, An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1919. 25. A.N. Whitehead, « A Revolution of Science », The Nation, London, 15 novembre 1919, p. 232– 233. 26. A.N. Whitehead, « Einstein’s theory », The Times Educational Supplement, 12 février 1920, p. 83. 27. B. Russell, « Beliefs: Discarded and Retained », dans Portraits from Memory and Other Essays, New York, Simon & Schuster, 1956, p. 39. 28. Ibid. 29. Ibid., p. 39-40. 30. Bertrand Russell, Our Knowledge of the External World as a Field for Scientific Method in Philosophy, London, The Open Court, 1914. 31. A.N. Whitehead, Process and Reality , chap. 1, IIIe partie, dans A.N. Whitehead, An Anthology, op. cit., p. 572.

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32. B. Russell, « Philosophy in the Twentieth Century », The Dial, n° 77, 1924, p. 271-290, ici p. 272, cité dans Steven Meyer, « Principles of Relativity: Whitehead versus Russell », J.M. Rabaté (dir.), 1922: Literature, Culture, Politics, op. cit., p. 235-247, ici p. 240. 33. B. Russell, « Relativity: Philosophical Consequences », Encyclopædia Britannica, 13 e edition, 1926, online, s. p. 34. A.N. Whitehead, The Principle of Relativity, New York, Barnes & Nobles, 2005, p. xv. 35. Ibid., p. 4. 36. B. Russell, « Beliefs: Discarded and Retained », art. cit., p. 101. 37. Paul Arthur Schilpp (dir.), The Philosophy of Bertrand Russell, Evanston and Chicago, Northwestern University, 1944, p. 287. 38. A. Einstein cité dans P.A. Schilpp (dir.), The Philosophy of Bertrand Russell, op. cit. 39. A.N. Whitehead, « The Relatedness of Nature » (1922), dans The Principle of Relativity, op. cit., p. 12-33. 40. Ibid., p. 19. 41. Ibid., p. 22. 42. Ibid., p. 25. 43. H. Bergson, Matière et Mémoire, Paris, Alcan, 1934, éd. numérique La Gaya Scienza, 2011, p. 124, p. 161, p. 183, p. 196. 44. A.N. Whitehead, The Principle of Relativity, op. cit., p. 33. 45. Ibid., p. 55. 46. Ibid., p. 74. 47. I. Stengers, Penser avec Whitehead, op. cit., p. 193. 48. Ibid., p. 193-194. 49. Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1988, p. 103. 50. Ibid., p. 111. 51. A.N. Whitehead, Process and Reality: An Essay in Cosmology (1929), Lectures delivered in 1927-1928, David R. Griffin et Donald W. Sherburne (éd.), New York, The Free Press, 1978. 52. Voir J. Canales, « Einstein reconsiders Bergson’s point: “That would be wonderful!” », dans The Physicist and the Philosopher, op. cit., p. 339-340. 53. A.N. Whitehead cité dans J. Canales, The Physicist and the Philosopher, op. cit., p. 340. 54. A.N. Whitehead, The Concept of Nature, cité dans I. Stengers, Penser avec Whitehead, op. cit, p. 79. 55. Nous traduisons Franz Kafka, « Betrachtungen über Sünde, Leid, Hoffnung und dem wahren Weg », dans Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande und andere Prosa, Francfort, Fischer, 1983, p. 34 et 36. 56. Franz Kafka, Journal, trad. Marthe Robert, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio », 1984, p. 513.

AUTEUR JEAN-MICHEL RABATÉ University of Pennsylvania

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Einstein en voyage et les nouvelles perspectives de la physique dans les années 1920 et 1930 : un aperçu Michel Paty

Introduction. Science et politique dans l’entre-deux guerres 1

Si les grandes contributions d’Einstein à la physique, qui lui ont valu sa renommée exceptionnelle, remontent aux deux premières décennies du XXe siècle, la période de l’entre-deux-guerres, présente un intérêt particulier sur les deux plans, de sa pensée scientifique d’une part, qui ne cesse pas d’être créative (contrairement à ce qui a pu souvent être dit et à trop d’idées reçues), et d’autre part, de son engagement politique et social motivé par des convictions profondément réfléchies. De cette période, qui s’étend de la fin de la Première Guerre mondiale, ou « Grande Guerre » de 1914-1918, au début de la Deuxième Guerre mondiale de 1939-1945, nous nous en tiendrons ici aux années ayant précédé la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne en 1933, qui détermina l’exil d’Einstein hors de son pays natal vers les États-Unis, où une chaire lui fut offerte à l’Institute of Advanced Study de Princeton.

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La période qui nous occupe ici, de 1918 à 1933, fut pour Einstein celle d’une activité intense sur les deux plans, scientifique et socio-politique. Du point de vue scientifique, les nouvelles perspectives ouvertes en physique par les avancées récentes concernaient deux domaines bien distincts, auxquels Einstein avait contribué de manière exceptionnelle : celui de la physique moléculaire, atomique et des quanta d’une part, celui de la théorie de la relativité, restreinte et générale d’autre part.

3

Malgré des débuts difficiles dans sa carrière professionnelle, Einstein fut très vite reconnu par ses pairs, physiciens théoriciens et expérimentateurs, et mathématiciens (pour ce qui concerne la théorie de la relativité générale), en raison de l’importance et de l’originalité de ses travaux de recherche. Il jouissait de cette estime dans les pays de

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langue allemande comme au niveau international. C’était lui, déjà, qui « donnait le ton » dans les rencontres des spécialistes, dès le Conseil Solvay de 1911, portant sur le rayonnement et les quanta, où il fut invité et auquel participèrent notamment Max Planck, Hendrik Lorentz, Paul Langevin, Henri Poincaré, Marie Curie… Cette reconnaissance par le milieu scientifique fut débordée, en 1919, par une célébrité soudaine et mondiale qui atteignit, au-delà des sphères savantes, l’« homme de la rue » et les responsables politiques. 4

Einstein était depuis sa jeunesse préoccupé par les questions humaines, sociales et politiques, mais elles lui paraissaient si complexes qu’il préférait trouver refuge dans la pensée scientifique. Il éprouva toujours un sentiment de révolte profonde contre l’autoritarisme, le conformisme, l’esprit nationaliste et militariste, dont il avait souffert durant ses années d’écolier et de collégien dans l’Allemagne impériale dominée par la Prusse1. Ceci au point qu’il avait renoncé à la nationalité allemande, dès qu’il eût rejoint sa famille en Italie, au printemps 1894, acquérant la nationalité suisse dans la période de ses études supérieures à Aarau puis à Zurich, période qui fut très importante pour sa formation, pour le développement de ses aspirations personnelles et de sa liberté d’esprit.

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Ayant été nommé en 1913 à l’Académie des sciences et à l’Institut Kaiser Wilhelm, Einstein se trouvait à Berlin lorsque la Grande Guerre éclata. Il y manifesta déjà avec courage ses idées, refusant de s’associer aux initiatives nationalistes et bellicistes de collègues, en soutenant d’autres, d’orientation opposée, qui prônaient le dialogue et la coopération entre les nations. Dès que la guerre se termina, il se trouva en sympathie avec la République socialiste de Weimar, et soutint sans réserve les efforts pour établir une véritable démocratie en Allemagne.

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Pendant le conflit, Einstein avait entretenu des relations avec Romain Rolland, épistolaires dès mars 1915, puis directes et d’amitié réciproque. Einstein s’était ainsi rendu pendant la guerre à deux reprises en Suisse pour visiter l’écrivain français, militant pacifiste, qu’il admirait, et qui s’était fixé à Vevey 2.

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Les deux préoccupations, scientifique et socio-politique (la seconde centrée alors sur la question de la paix et de la coopération culturelle et scientifique), forment le fond de tableau des voyages d’Einstein et l’on se voit tenu, sur un tel sujet, de ne pas négliger l’une au profit de l’autre, sans pour autant les mélanger. La vie de la pensée, et de la pensée scientifique en particulier, est indissociable de la vie humaine, personnelle et sociale, et la pensée est tributaire de l’expérience vécue dans des circonstances sociales et historiques données.

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Nous nous situerons dans le contexte de quelques-unes des invitations, particulièrement significatives, faites à Einstein pour des conférences et des cours au long de ces années-là, dont certains ont été publiés. Nous nous appuierons dans ce qui suit sur ces textes, sur ses notes personnelles (il tenait un journal de voyage dans ses longs déplacements, du moins à partir de celui de 1921 en Orient et en Palestine 3), sur sa correspondance, sur les relations de ces séjours qui furent données à l’époque, ainsi que sur les études historiques disponibles.

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L’année 1919 et la conjonction de deux événements au niveau mondial, de nature très différente L’événement de l’éclipse solaire de 1919 : observation de la courbure de l’espace au voisinage d’une grande masse de matière 9

Parmi le nombre très restreint de spécialistes qui comprenaient vraiment et suivaient de près la théorie de la relativité générale d’Einstein figurait l’astronome britannique Arthur Eddington. C’est à son initiative qu’en Grande Bretagne la Royal Astronomical Society s’était préoccupée, dès 1917, de préparer une expédition scientifique pour mettre à profit les circonstances astronomiques exceptionnellement favorables de l’éclipse solaire qui devait avoir lieu le 29 mai 1919, visible sur la ligne de l’Équateur. Au moment de l’éclipse, le disque solaire, dans l’ombre de la Lune, se trouverait alors dans la région du Ciel des Hyades, un groupement d’étoiles particulièrement brillantes, et donc très visibles sur des plaques photographiques : il serait possible d’observer la déviation de leurs images due, selon la théorie d’Einstein, à la courbure des rayons lumineux qui en proviennent lorsqu’ils passent dans le voisinage de la masse solaire, par comparaison à leurs positions observées lorsque les rayons parviennent en ligne droite, sans corps céleste pour perturber leur parcours. L’expédition scientifique fut dédoublée, envoyée en deux lieux situés dans la zone autour de l’Équateur terrestre où aurait lieu l’éclipse totale : l’une à Principe (sur les côtes de Guinée en Afrique), et l’autre à Sobral (à l’intérieur semi-désertique de l’État de Ceará dans le Nordeste du Brésil). Les images des étoiles enregistrées sur les photographies, ensuite mesurées et analysées à l’Observatoire de Greenwich, montraient nettement le déplacement prédit par la théorie d’Einstein4. Ce résultat fut proclamé lors d’une réunion conjointe de la Royal Society et de la Royal Astronomical Society à Londres, le 6 novembre 1919. Il constituait une confirmation éclatante de la théorie de la relativité générale. La nouvelle fut très vite propagée dans le monde entier, débordant très largement les milieux scientifiques, et enflammant aussi bien (sinon davantage) le grand public profane, conférant à Einstein une soudaine célébrité.

Un autre événement de 1919 : la fin de la Première Guerre mondiale 10

Un mois après l’observation de l’éclipse solaire, eut lieu un autre événement d’une nature bien différente, politique et historique : la fin officielle de la guerre de 1914-1918. Les puissances belligérantes signèrent en effet à Versailles, le 28 juin 1919, le traité de Versailles. Le traité de paix scellait la victoire des Alliés après les quatre terribles années de la Grande Guerre. La défaite de l’Allemagne, à la fin de l’année précédente, avait entraîné la chute du pouvoir impérial : Guillaume II, contraint d’abdiquer le 9 novembre 1918, la République fut proclamée à Weimar. Le gouvernement de la nouvelle république allemande signa l’Armistice dans la forêt de Compiègne, dans les environs de Rethondes, le 11 novembre 1918. L’Assemblée de Weimar ayant voté, le 25 juin 1919, à une très forte majorité l’acceptation de la paix sans condition, celle-ci fut signée et proclamée trois jours après, le 28.

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Une conjonction de grande portée à la fois sur les plans scientifique, politique et social 11

La conjonction entre les deux événements de signification si différente fut probablement l’une des raisons de l’engouement du grand public pour une théorie scientifique à laquelle il n’avait pas vraiment accès. Du moins pourrait-il assez vite se faire une idée de son importance, dans les grandes lignes, par les nombreuses publications de divulgation à différents niveaux qui fleurirent au long des années suivantes : la théorie d’Einstein remplaçait celle de Newton (Einstein était vu comme le nouveau Newton), l’espace et le temps étaient liés à la matière, etc.

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De surcroît, la circonstance particulière qui entourait la formulation et la confirmation de cette théorie scientifique fondamentale pouvait apparaître surprenante dans le contexte du conflit entre les deux groupes de nations : elle avait été conçue en pleine guerre par un « savant allemand » et c’étaient des « savants britanniques » qui avaient rendu possible sa vérification, en mettant en œuvre les conditions de l’observation correspondante. Un scientifique britannique resté anonyme décrivit « à chaud » la situation de la manière suivante : « Le fait qu’une théorie formulée par un Allemand ait été confirmée par des observations effectuées par des Anglais a offert la possibilité d’une coopération plus étroite entre ces deux nations tournées vers la science [scientifically minded]. Indépendamment de la grande valeur de sa brillante théorie, Einstein a rendu à l’humanité un immense service5. » Cela résume somme toute assez bien, pour l’essentiel, et la coloration particulière de la popularité d’Einstein et la perspective de son double engagement en tant que personnalité publique. Les invitations qu’il reçut dans de nombreux pays en raison de cette aura exceptionnelle furent pour lui l’occasion d’œuvrer sur les deux plans : scientifique, en poursuivant ses recherches et en les communiquant et discutant, et politique, en contribuant à la reprise de la coopération culturelle et scientifique aux niveaux européen et mondial.

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Les voyages d’Einstein s’inscrivent dans ce contexte où ils prennent toute leur signification.

L’engagement et les voyages d’Einstein La situation politique internationale de l’après-guerre 14

Einstein estimait, étant donné le contexte international, qu’il devait mettre sa récente notoriété sur le plan scientifique au service de la cause de la paix et de l’entente entre les peuples et les nations. Il s’agissait désormais, à ses yeux comme à ceux des personnes dont il était politiquement proche, de reconstruire au niveau international le dialogue et la coopération dans le domaine intellectuel. Cette nécessité devait contribuer à donner une marque particulière à ses activités publiques. Il ne s’agissait pas, pour lui, de tenir un rôle purement symbolique et passif, mais de s’engager par des actions effectives, qu’il entreprit résolument, tout en mesurant les inconvénients et les risques de prises de position publiques dans des matières touchant à la politique, et il le ferait sans jamais abdiquer sa liberté de jugement.

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Conscience et engagement du citoyen (du monde) 15

Dès juin 1919, Einstein s’associa à la « Déclaration de l’indépendance de l’Esprit », rédigée par Romain Rolland et lancée par celui-ci et plusieurs autres personnalités, parmi lesquelles Henri Barbusse, Benedetto Croce, Bertrand Russell, Rabindranath Tagore, Stefan Zweig6. L’appel s’adressait aux « travailleurs de l’esprit », c’est-à-dire aux intellectuels, pour qu’ils retrouvent leur « union fraternelle » brisée par un conflit qui avait vu l’abdication de l’intelligence au bénéfice des nationalismes étroits, pour qu’ils œuvrent, dans une compréhension mutuelle, à la recherche de la vérité (« la seule vérité, libre, sans frontières, sans limites, sans préjugés de race ou de castes »), au développement de la pensée (de l’« Esprit », qui est « libre, un et multiple, universel ») dans la perspective de l’humanité considérée comme un tout.

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En 1922, Einstein fut ainsi appelé à faire partie de la Commission internationale de coopération intellectuelle (CICI) dès sa création7 dans le cadre de la Société des nations fondée deux ans plus tôt. Cette commission comprenait des personnalités représentatives, choisies parmi les pays membres, parmi lesquelles Einstein, Marie Curie, Henri Bergson, Hendryk A. Lorentz, George Gilbert Murray (historien de la littérature, britannique et australien), Robert Andrews Millikan (américain), Devendra N. Banerjee (économiste et juriste indien), Leopoldo Lugones (écrivain et poète argentin). Einstein y fit la connaissance de représentants de ces pays où il fut ensuite invité. Son nom avait été choisi avant même que l’Allemagne ne se joigne à la Société des Nations (ce qui n’eût lieu, en fait, que quatre ans plus tard), et il hésita à accepter en raison des malentendus possibles (notamment en Allemagne) : mais, assurément, il était hautement représentatif de cette dimension internationale de la culture que la Commission se proposait de promouvoir8.

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Rappelons très brièvement quelques éléments sur les idées et les engagements politiques d’Einstein. La responsabilité des scientifiques portait à ses yeux non seulement sur le partage des connaissances auprès des collègues et des étudiants, ainsi que du grand public, mais également sur les problèmes de société 9. Ses idées « progressistes » sont bien connues : résolument démocrate, il revendiquait la justice sociale, le droit de tous à l’éducation et à la culture, prônait la tolérance, le cosmopolitisme (dans le sens kantien) et la paix entre les nations. Pacifiste longtemps affirmé, il était conscient des limites de cette position, et ne la maintint que jusqu’à la prise du pouvoir en Allemagne par le Parti nazi, qu’il sentit venir avec clairvoyance. Il s’engagea désormais sans réserve dans la lutte contre ce régime. Il dut quitter l’Allemagne et trouva refuge aux États-Unis.

Les premiers voyages d’Einstein dans l’après-guerre 18

On comprend dès lors la signification de ces voyages, nombreux et parfois lointains, qu’Einstein effectua au long de toute cette partie de l’entre-deux-guerres où il était en poste et résidait à Berlin, jusqu’à son exil, soit quatorze années, de 1919 à 1933. Ses voyages en Europe, aux États-Unis, en Orient et Extrême-Orient, de l’Inde au Japon, en Palestine et en Amérique du Sud, furent suscités autant par une motivation sociale et politique, sans compter une curiosité naturelle à l’égard des autres peuples et cultures, que par le souci d’éclairer les nouvelles perspectives de la physique et du dialogue avec d’autres sur les connaissances d’une manière générale. Les invitations auxquelles il

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répondait furent faites pour une bonne part en concertation avec ses confrères de la Commission intellectuelle de la SDN. 19

C’est à partir de 1920 qu’il entreprit la série de voyages, de portée tant scientifique que politique pour des destinations diversifiées, qui nous retiendront maintenant. Nous ne pourrons pas les évoquer tous, ni complètement, dans les limites du présent travail 10.

Leyde et Prague 20

Einstein fut invité en Hollande, à l’université de Leyde où enseignait Paul Ehrenfest, pour donner une conférence, le 5 mai 1920, devant un public inhabituellement nombreux pour lui de 1 400 personnes, principalement constitué d’étudiants et d’enseignants. Son exposé sur « L’éther et la théorie de la relativité » se proposait de clarifier un sujet souvent mal compris même par bien des physiciens, celui du rapport de l’espace de la physique avec la géométrie et de la grande différence à cet égard entre les concepts d’espace dans la théorie de la relativité restreinte (le concept physique de champ se suffit à lui-même et n’a pas besoin du support traditionnel d’un éther : l’ espace-temps y est absolu, non-physique), et dans celle de la relativité générale (l’espacetemps n’est plus seulement un référentiel pour la cinématique, il porte un contenu physique, qui intervient dans la dynamique, étant engendré et structuré par les champs de gravitation en chaque point, qui y déterminent l’élément de métrique ds 2). L’espace de la relativité générale est donc pleinement physique et l’on peut, pour cette raison, le qualifier d’« éther », dans un sens d’ailleurs cartésien. Cette conférence importante, publiée peu après, a suscité des malentendus et a servi d’argument aux détracteurs d’Einstein (nombreux et souvent idéologiquement motivés), qui dénonçaient son « incohérence » en ayant supprimé l’éther avec la relativité restreinte et en le rétablissant avec la relativité générale, alors que les significations physiques du concept invoqué d’éther sont bien différentes dans les deux cas – Einstein insistait précisément sur cette différence.

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L’université de Leyde le nomma « professeur invité régulier » avec un statut particulier : sa seule obligation était d’y enseigner quelques semaines par an. Il s’y rendit à nouveau le 27 octobre de la même année pour donner sa leçon inaugurale, et s’aquitta de sa tâche les années suivantes, de 1921 jusqu’en 1925, puis seulement en 193011.

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On le retrouve en janvier 1921 à Prague, ville de son premier poste universitaire : il y avait occupé la chaire de Physique théorique avant la guerre jusqu’en 1912. Philip Frank, qui lui avait succédé, sur sa recommandation, le reçut dans son laboratoire. Frank se tournait alors vers la philosophie, dans la tradition d’Ernst Mach (qui avait enseigné à Prague) : il devait rejoindre plus tard le Cercle de Vienne, comme l’un des membres fondateurs, avec Rudolf Carnap et d’autres. Le Manifeste du Cercle de Vienne 12, publié en 1929, revendiquait Albert Einstein parmi ses inspirateurs « pour la physique » (aux côtés de Wittgenstein pour la philosophie, de Poincaré pour les mathématiques, etc.13).

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La Société Urania de Prague invita Einstein dans son programme de conférences à l’intention du public de langue allemande, devant une vaste audience, pour deux séances sur la théorie de la relativité, dont une de discussions, où se manifestèrent oppositions, malentendus, ignorances, et hostilité de caractère idéologique, comme en Allemagne à la même époque. Einstein était désireux de se rendre compte du nouveau

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cours des choses dans cette République de Tchécoslovaquie, constituée désormais en É tat indépendant et démocratique après la ruine de l’Empire des Habsbourg, avec Prague pour capitale, et de lui manifester sa sympathie et son soutien. Le Président de la jeune République Tchèque était Tomáš Masaryk, un intellectuel humaniste et démocrate, défenseur des minorités, qu’Einstein appréciait beaucoup.

Premier voyage aux États-Unis 24

C’est en 1921 encore qu’Einstein fit son premier voyage aux États-Unis, pour deux mois, du 2 avril au 30 mai, en premier lieu à New York, où il accompagnait Chaim Weizmann, le dirigeant du mouvement sioniste, afin de recueillir des fonds pour la fondation d’une université hébraïque à Jérusalem. Lui-même n’était pas sioniste, mais désireux surtout de contribuer par sa présence « à améliorer le sort des persécutés » : en effet, avant, puis après la guerre, dans la plupart des pays d’Europe centrale, les jeunes gens catalogués comme « Juifs » se voyaient refuser la possibilité de poursuivre des études universitaires. Einstein avait accueilli avec enthousiasme l’idée d’une telle université. À son arrivée à New- York, une foule l’attendait. Sa descente de la passerelle de débarquement fut abondamment décrite par la presse, avec sa tête ébouriffée, sa pipe à la bouche et son étui de violon à la main. Durant son séjour, il visita des institutions universitaires et donna des conférences sur la physique, notamment à l’université de Princeton ; elles furent publiées peu de temps après en un livre resté à juste titre important14. À New York on lui remit la médaille Barnard à l’université Columbia. À Washington, il fut reçu à la Maison Blanche par le président Harding. Il fut aussi invité à Chicago, à Boston, et à Harvard où il rencontra le physicien Theodore Lyman, auteur de travaux importants en optique. Le public américain lui réserva un accueil invariablement enthousiaste.

Royaume-Uni et Italie 25

Einstein rentra en Europe en passant par le Royaume-Uni, où il s’arrêta à Londres, à l’invitation de l’homme d’État Lord Haldane15, dans la perspective de redonner vie aux relations scientifiques entre le Royaume-Uni et l’Allemagne, interrompues par la guerre. Il donna une conférence au King’s College, une autre à l’université de Manchester, et rencontra des personnalités aussi diverses que Lloyd George, Bernard Shaw, mais aussi, bien sûr, le grand mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead (auteur, avec Bertrand Russell, des Principia Mathematica). Il demanda à être conduit sur la tombe de Newton, devant laquelle il s’inclina, geste hautement symbolique de la part de celui que beaucoup désignaient comme un « nouveau Newton », dont il avait supplanté les théories. Lord Haldane le qualifia lui-même ainsi dans l’introduction qu’il fit de la conférence d’Einstein au King’s College.

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En octobre 1921, il entreprit un voyage en Italie, pays de Galilée et des mathématiciens contemporains Gregorio Ricci-Curbastro et Tullio Levi-Civita qui lui avaient fourni l’outil mathématique de la relativité générale, le « calcul différentiel absolu » ou calcul tensoriel. L’Académie des sciences italienne, la prestigieuse Accademia dei Lincei, la plus ancienne d’Europe, avait élu Einstein comme membre correspondant au printemps précédent, et il y parla de ses travaux en séance restreinte. L’invitation principale venait de l’université de Bologne, plus particulièrement du mathématicien et philosophe Federigo Enriques. Il y donna (en italien) trois conférences sur la théorie de

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la relativité ; la troisième, sous le titre « La conception relativiste de l’Univers » abordait les perspectives ouvertes par la théorie de la relativité générale vers une cosmologie scientifique. Le 27, c’est à l’université de Padoue, où Galilée avait enseigné trois siècles auparavant, qu’il prononça une conférence sur sa théorie. La théorie d’Einstein fut reçue dans un contexte où les idéologies, la religion et la politique (Mussolini venait d’accéder au pouvoir) influaient beaucoup sur l’appréciation des nouvelles conceptions scientifiques, dans le grand public comme dans le milieu universitaire16.

En France : physique, mathématiques et philosophie 27

Au début de l’année 1922, Einstein termina son premier article portant sur sa recherche d’une théorie du champ continu gravitationnel et électromagnétique unifié, le premier d’une longue série, car ce devait être désormais le thème principal et bientôt pratiquement exclusif de son programme théorique. Ce fut aussi l’année de son premier voyage en France depuis la guerre de 1914-1918.

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Einstein était déjà venu en France avant la guerre, au printemps 1913, à l’invitation de Paul Langevin, professeur de Physique générale et expérimentale (1909-1946). Tous deux se connaissaient par leurs travaux respectifs, mais aussi personnellement par leur participation aux Conseils Solvay17, et s’étaient liés d’une amitié solide sur les plans humain et intellectuel. Langevin avait alors décidé de l’inviter pour donner les « Conférences Michonis » de 1914, projet différé en raison des hostilités.

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Huit ans plus tard le projet fut repris et Einstein se rendit à Paris, où il séjourna du 1 er au 9 avril, pour exposer ses théories de la relativité et en débattre avec ses collègues français. Les circonstances, tant du point de vue scientifique que politique, étaient bien différentes de ce qu’elles étaient en 1913. Les travaux scientifiques d’Einstein n’étaient alors connus que de quelques spécialistes, et il n’était alors que sur le chemin de sa théorie de la relativité généralisée. En 1922, sa renommée était devenue immense, malgré la difficulté de sa théorie qui bouleversait les notions les plus communes, comme l’espace et le temps, et des connaissances scientifiques que l’on pensait définitivement acquises, comme la théorie newtonienne de la gravitation 18.

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Quant au contexte politique, il était marqué par les traumatismes récents de la guerre et les passions encore vives de l’antagonisme violent qui avait opposé la France et l’Allemagne depuis une cinquantaine d’années. Le séjour d’Einstein eut lieu dans un climat politique délicat, marqué par l’hostilité d’une partie des savants français contre un savant de Berlin : ni l’Académie des sciences ni la Société française de physique ne l’invitèrent. Et, d’Allemagne, l’Académie des sciences berlinoise fit hautement savoir sa réprobation de l’acceptation par Einstein de l’invitation française. Einstein avait cependant pris le risque de se rendre à Paris, fortement soutenu par le ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar, Walther Rathenau. Son voyage et son séjour furent en fin de compte un succès sur tous les plans et ils eurent une grande portée.

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En réalité, Einstein avait cru devoir, dans un premier temps et à son grand regret, décliner l’invitation, pour ces raisons politiques précisément. Mais le ministre Rathenau lui ayant fait valoir l’importance de ce voyage pour la reprise de bonnes

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relations entre les deux pays, Einstein accepta l’invitation. Langevin lui répondit aussitôt : Vous m’avez rendu très heureux en acceptant l’invitation du Collège de France. Vous avez compris, et vos collègues comprendront certainement, ce que signifie le geste par lequel nous désirons, non seulement rendre un hommage mérité à votre personne et à vos idées, mais encore ouvrir la voie à des relations meilleures, qu’exige l’intérêt supérieur de l’esprit. Vous rendez, en acceptant, un grand service à la cause du travail qui nous réunit tous19.

Les séances au Collège de France 32

Einstein suggéra à Langevin de consacrer la plus grande partie des séances à des échanges où il répondrait à des questions, comme à « une sorte de petit congrès de la relativité », ce qui serait « plus agréable et plus utile » que de simples exposés de la théorie à partir d’un texte tout préparé comme il l’avait fait lors de ses voyages récents. Son séjour fut bien rempli. Il donna (en français) cinq séances de conférences et débats au Collège de France20, puis il fut au centre d’une séance mémorable et particulièrement significative de la Société française de philosophie, et il fut également reçu par la Société astronomique de France21.

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Pour préparer une partie de l’auditoire attendu, mais aussi le grand public, Langevin avait donné la veille de la venue d’Einstein (le 30 mars) une conférence pour les étudiants, intitulée « L’aspect général de la théorie de la relativité », et aussitôt publiée dans le Bulletin scientifique des étudiants de Paris en avril-mai 1922 22.

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L’exposé d’Einstein à la première séance au Collège de France porta donc sur la théorie de la relativité, dont il présenta les idées directrices dans ses deux phases, restreinte et généralisée, et les raisonnements suivis dans son élaboration : les principes et les notions physiques, le rapport à l’expérience, le rôle des mathématiques. Il en proposait une approche critique, anticipant les objections à venir dans les débats, et soulignant que la théorie de la relativité était une théorie physique, dans laquelle les relations formelles, mathématiques, correspondent à des réalités physiques. C’est un point sur lequel il insistait particulièrement dans les conférences, car sa théorie de la relativité générale était très souvent considérée comme une théorie mathématique, en raison de sa forme et des mathématiques avancées qu’elle mettait en œuvre (les géométries noneuclidiennes et le calcul tensoriel).

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Les quatre séances suivantes, consacrées aux questions et discussions, eurent lieu dans l’amphithéâtre de physique du Collège, du 4 au 7 avril, devant un auditoire plus restreint d’ « initiés », principalement des scientifiques, mathématiciens, physiciens, astronomes (ce fut d’eux qu’émanèrent les interventions), mais aussi, comme nous le savons, quelques philosophes (dont Henri Bergson et Édouard Le Roy). Relevons, parmi les éléments marquants des questions débattues, deux problèmes, désormais « classiques », relatifs à la signification physique de la théorie.

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Le premier fut posé par Paul Painlevé (mathématicien et homme politique) qui présenta à la formulation de la relativité restreinte une objection en forme de paradoxe : la relativité du mouvement d’inertie de deux référentiels peut s’accompagner d’une dissymétrie entre leurs durées propres malgré la réciprocité de leurs mouvements. Painlevé s’appuyait sur l’expérience de pensée d’un train en mouvement par rapport à une gare qui reste immobile, le train allant puis revenant avec une vitesse égale en sens inverse : pour un même événement, les durées propres

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écoulées respectives dans le train et dans la gare lorsqu’ils se rejoignent, indiquées par leurs horloges et que l’on peut calculer, sont différentes, malgré le caractère relatif du mouvement. Einstein leva l’objection en faisant valoir que le problème portait non sur deux référentiels mais sur trois, puisqu’il y avait eu retournement du mouvement du mobile entre la fin de son trajet aller et le début de son trajet retour, retournement (de -v à +v) qui supposait une accélération (aussi quasi instantanée fût-elle), laquelle échappait à la considération de la relativité restreinte. Painlevé se déclara convaincu. Langevin fut chargé par Einstein et Painlevé de résumer la réponse à l’objection, tous les auditeurs n’ayant pas nécessairement bien suivi le débat, détaillé principalement au tableau noir. La réponse d’Einstein à l’objection de Painlevé mettait certes en évidence la cohérence conceptuelle et logique de la relativité restreinte, mais en même temps sa limite à ne considérer que les mouvements d’inertie, et aussi bien la voie de son dépassement par la relativité générale, qui étend le principe de relativité à tous les mouvements d’accélération quelconque et, par le principe d’équivalence (de la masse inertielle et de la masse gravitationnelle), formule ce faisant la dynamique du champ de gravitation. 37

L’autre problème marquant fut celui, soulevé par le mathématicien Jacques Hadamard (professeur de Mécanique analytique et céleste au Collège de France de 1909 à 1937), d’une éventuelle singularité dans l’équation de Schwarzschild, forme simple de l’équation de la relativité générale appliquée à l’astronomie, pour caractériser le mouvement d’un point matériel mobile dans le champ de gravitation d’un corps massif. Cette singularité apparaît pour une certaine valeur du rapport entre le rayon vecteur du point considéré et la masse du corps autour duquel ce point gravite : « que pourraitil se produire lorsque le terme devient infini ? » se demandait Hadamard. Dans un premier temps, Einstein se déclara embarrassé, la formule cessant d’être applicable si un tel cas venait à se présenter : il le baptisa du nom de « catastrophe Hadamard ». Suivit alors une discussion sur la possibilité effective ou non de l’existence physique d’un astre pour lequel les grandeurs considérées correspondraient à la singularité (il était clair que ce n’était pas le cas du Soleil, mais cela ne suffisait évidemment pas comme réponse). À la séance suivante et dernière, le vendredi 7 avril en fin d’aprèsmidi, Einstein apporta le résultat d’un calcul qu’il avait effectué entretemps, relativement aux propriétés physiques d’astres dont les masses seraient très grandes, en l’occurrence leurs pressions internes correspondantes, qui devraient être également très grandes, de telle sorte que l’excès de masse se transformerait en rayonnement alors émis. Mais il ne pouvait en dire plus en l’état des connaissances. Hadamard et le reste des participants s’estimèrent satisfaits23. En fait, l’avenir dirait que la « catastrophe Hadamard » est en quelque sorte empêchée par l’existence physique des « trous noirs ». (Il s’agit aujourd’hui d’une curiosité mathématique, qui n’a pas de contrepartie en physique, laquelle impose des conditions pour lesquelles l’équation de Schwarzschild n’est plus valide.)

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Ces séances furent, de l’aveu général, très réussies. Mis à part quelques opposants irréductibles (notamment les physiciens Georges Sagnac et Édouard Guillaume), la plupart des auditeurs et des interlocuteurs d’Einstein se déclarèrent en faveur de ces idées nouvelles et de cette théorie qui avait montré la cohérence de ses propositions et sa puissance quant à la représentation des phénomènes, et ils manifestèrent une vive sympathie pour le travail d’Einstein et sa personnalité. D’autres, tout en admirant la belle construction abstraite et formelle qu’est la théorie de la relativité, demeuraient encore sceptiques à l’égard de sa pertinence comme théorie physique. Tel l’astronome É

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mile Picard, qui indiquait ne s’être pas encore fait « une opinion sur la place que l’avenir réservera à l’édifice si séduisant par certains côtés construit par Einstein », se demandant « si c’est un progrès que de chercher à ramener la physique à la géométrie », mais en étant « plein d’admiration pour l’effort accompli 24 ». Painlevé résistait lui-même à admettre le système de la théorie de la relativité dans son ensemble, car cela reviendrait à « reléguer aux vieilles lunes l’édifice majestueux de la physique classique », pour reprendre l’expression de Charles Nordmann.

Aux Sociétés astronomique et de philosophie 39

Einstein participa également à une séance de la Société astronomique de France consacrée aux « Applications astronomiques de la relativité ». Il y fit un bref exposé sur les trois tests alors pensables de la théorie de la relativité générale 25. Il indiquait qu’à l’inverse, ces phénomènes pouvaient fournir des informations importantes pour l’astronomie, telles que la détermination des masses de corps célestes. Paul Langevin ajouta ensuite un commentaire complémentaire sur des « questions cosmogoniques », touchant à la finitude d’un Univers pourtant sans limites, qui ressortait de la théorie de la relativité à partir de la considération des rapports entre les masses des corps de l’Univers26.

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La séance de la Société française de philosophie, qui eut lieu dans un amphithéâtre de la Sorbonne, fut également un événement exceptionnel, réunissant des philosophes, des mathématiciens, des physiciens et des astronomes. Cette rencontre fut l’occasion d’approfondir philosophiquement les significations de ces connaissances nouvelles 27. Mentionnons seulement ici les noms des intervenants : Langevin, Hadamard, Élie Cartan, Painlevé, Paul Lévy, Jean Becquerel, pour les scientifiques ; Xavier Léon, Léon Brunschvicg, Édouard Le Roy, Henri Bergson, Émile Meyerson, pour les philosophes, et le psychologue Henri Piéron (futur professeur de Physiologie des sensations au Collège de France de 1923 à 1951). Et, bien entendu Einstein, qui répondit notamment à Bergson et à sa conception du temps opposant le temps du physicien et le temps réel de l’expérience humaine, en situant la différence, non pas selon un temps qui serait celui des philosophes, mais selon « un temps psychologique différent du temps du physicien ». Henri Piéron intervint dans le même sens pour réfuter la durée bergsonienne, considérant que le temps psychologique était trop imprécis face au temps physique28.

Visite aux champs de ruines de la Grande Guerre 41

Einstein avait manifesté son désir, avant de quitter la France, de se rendre sur « les lieux dévastés par la guerre », ce qu’il fit le 10 avril, sur le chemin du retour, accompagné en voiture par Paul Langevin, Charles Nordmann et Maurice Solovine. Ils s’arrêtèrent notamment à Saint-Quentin et à Jeumont dans le Nord, villes particulièrement meurtries, et se recueillirent devant les ruines. Quelques jours plus tard, Einstein exprimait dans un petit article de Clarté, la revue que Romain Rolland venait de fonder avec Henri Barbusse et d’autres, toute sa satisfaction des journées passées à Paris, tant par les intérêts scientifiques partagés que par les discussions de caractère politique lors de sessions privées. Il admirait, dans ces dernières, de la part de ses interlocuteurs, l’absence de haine et de sentiment de revanche avec la victoire, et seulement le vif souci et le chagrin de tout ce qui était arrivé. Et il remarquait que le

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ressassement des tragiques événements subis ne serait pas d’une grande utilité pour le rétablissement moral des deux pays. Ce qui lui semblait le plus important, concluait-il, c’était la coopération entre eux dans la reconstruction des zones dévastées : une telle coopération ne pouvait se fonder que sur la confiance mutuelle, et celle-ci ne pouvait être créée que par la culture de relations personnelles ; et la courageuse invitation que le Collège de France lui avait faite était un premier pas significatif dans cette direction29. 42

L’arrière-plan politique en Allemagne restait toujours sombre. Le 24 juin 1922 Walther Rathenau était assassiné par des militants d’extrême droite 30. Einstein, qui avait entretenu avec lui des relations étroites, en fut vivement affecté. Le bruit commença à courir qu’il figurait lui-même sur une liste de personnalités à assassiner en priorité, établie par la même mouvance politique.

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Il trouva une certaine tranquillité en s’absentant de Berlin quelques temps, répondant à des invitations provenant d’universités du nord de l’Allemagne, notamment à Hambourg, où il eut le loisir de converser longuement chez le philosophe Ernst Cassirer, de l’école néo-kantienne de Marbourg, qui s’intéressait de près à la physique nouvelle et à la théorie de la relativité, et avait proposé des modifications originales et très appropriées à la doctrine de Kant pour tenir compte de leurs leçons épistémologiques31.

Inde, Japon, Palestine et Espagne 44

De début octobre 1922 à mars 1923, Einstein, accompagné de sa femme Elsa, s’embarqua à Marseille sur un vapeur japonais pour un voyage de six mois en Orient et ExtrêmeOrient (Ceylan, Inde, Chine, Japon), avec un retour par la Palestine et l’Espagne 32. Après Ceylan, il passa par Shangaï, le 15 novembre, et parvint à Kobe, au Japon, le 20 novembre. Il resta plus de deux mois au Japon, où il fut reçu par l’Impératrice qui s’entretint avec lui (en français), et donna des conférences (en allemand, avec traduction). L’une d’elle, à l’université de Kyoto (le 14 décembre), portait sur son cheminement propre vers la théorie de la relativité33 et éclairait sa démarche intellectuelle (choix des principes, rôle de l’expérience, analyse critique des concepts).

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Einstein fut marqué par ce contact avec l’Orient. Il avait constaté de ses yeux la grande misère de la plus grande partie des populations notamment en Inde et en Chine, et sa motivation pour s’engager en faveur de la justice sociale et du partage de l’éducation, ne pouvait que s’en trouver renforcée. D’un autre côté, il s’enchanta des qualités traditionnelles de l’humanité orientale, tant en Inde qu’en Chine et au Japon, – le calme et la modération, la méditation, la politesse, le goût pour la beauté –, qui contrastaient avec ce qu’il avait côtoyé en Europe au long de ces années troublées, et il en garda un souvenir lumineux.

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En février, il reprit la mer pour le trajet du retour, faisant une première escale d’une douzaine de jours en Palestine, où il fut l’objet d’un accueil officiel de la part des autorités (le gouverneur britannique, Lord Herbert Samuel tint à l’héberger chez lui), et où il observa les réalisations (il visita des kibboutz) et les problèmes de la cohabitation des Juifs et des Arabes, se faisant l’avocat du dialogue et de la compréhension (cela fut mal perçu par les sionistes extrémistes)34. De Palestine il regagna l’Europe en passant par l’Espagne. Il arriva à Barcelone, puis se rendit à Madrid et à Saragosse, donnant

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dans ces trois villes des conférences (en français). À Madrid, il fut reçu par le roi Alphonse XIII, avec qui il eut un entretien. La conférence qu’il donna à la résidence des étudiants fut introduite par le philosophe José Ortega y Gasset. Celui-ci, qui avait publié l’année précédente un essai sur La signification historique de la théorie d’Einstein (portant sur la relativité restreinte), fit un vibrant éloge du savant qu’il plaçait dans la lignée des Copernic, Galilée, Kepler et Newton. Mais dans le public, à part quelques mathématiciens, bien peu étaient en mesure de comprendre exactement de quoi il s’agissait35. 47

Ce fut au cours de ce long voyage qu’il reçut l’information que le prix Nobel lui avait été décerné au mois de décembre 1922 (au titre de l’année 1921). Comme il n’avait pu être présent à la séance officielle, il se rendit à Göteborg au mois de juillet 1923 pour prononcer sa conférence en présence du roi de Suède.

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L’année 1924 ne fut pas pour Einstein une année de voyages. Mais ce fut celle où il composa deux articles fondamentaux sur la statistique des systèmes quantiques (rayonnement et atomes de spin entier) identiques indiscernables, dite « de BoseEinstein » (1924-1925) qui, avec la statistique de Fermi-Dirac pour les électrons et autres particules de spin demi-entier (formulée vers la même époque), allait s’avérer l’une des propriétés caractéristiques majeures des systèmes physiques quantiques. Le travail d’Einstein démontrait, par une autre voie que Louis de Broglie, mais convergente avec celle-ci, les propriétés ondulatoires des corpuscules quantiques 36.

Einstein en Amérique du Sud 49

Au printemps de 1925, Einstein fit un voyage d’un peu plus de deux mois en Amérique du Sud, de mars à mai, qui le mena en Argentine, en Uruguay et au Brésil, à l’invitation des universités ou écoles supérieures et des Académies des sciences, récemment fondées ou en voie de l’être.

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La communauté scientifique argentine avait pris l’initiative, dès la fin de 1923, par une action conjointe des universités de Buenos Aires – qui en fut l’instigatrice –, de Córdoba et de Tucumán, d’inviter l’auteur de la théorie de la relativité pour un séjour d’un mois, dans la perspective, semble-t-il, d’une invitation permanente ultérieure éventuelle, étant donné la recrudescence en Allemagne du nationalisme et de l’antisémitisme, la montée déjà perceptible du nazisme, et les menaces adressées à Einstein 37. L’invitation lui avait été transmise par Leopoldo Lugones lors d’un passage en Allemagne. Lugones était écrivain, journaliste et professeur à l’université de La Plata ; Einstein et lui se connaissaient par la Commission de coopération intellectuelle de la SDN dont Lugones faisait partie, comme également, pour le Brésil, Aloyso de Castro 38.

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Lors de ses séjours dans les trois pays latino-américains, Einstein s’exprimait en français, sauf lors de ses rencontres avec les communautés allemandes et israélites. Outre les comptes rendus parus dans la presse et les revues plus spécialisées, nous disposons des textes – peu connus – de certaines de ses conférences et communications aux Académies, ainsi que de son propre Journal de voyage en Amérique du Sud, encore inédit39, où il notait au jour le jour, d’une manière télégraphique, quelques impressions de ce voyage. D’une manière générale, les séjours d’Einstein, les exposés qu’il présenta, leur réception, les contacts avec les scientifiques rencontrés, ses réactions elles-mêmes, témoignent de la situation de la physique théorique et des mathématiques dans les pays

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visités, des « pays jeunes », qui étaient politiquement indépendants depuis seulement un siècle, de régimes affirmés démocratiques mais aux sociétés inégales et complexes, et qui cherchaient leur voie vers le développement.

Buenos Aires 52

Parti de Hambourg le 5 mars 1925, le navire de Einstein parvint à Buenos Aires vingt jours plus tard, après avoir fait escale en chemin à Rio de Janeiro le 21, puis à Montevideo, le 24, escales au cours desquelles il eut un premier contact avec des représentants des institutions qui l’invitaient.

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Durant son séjour d’un mois en Argentine, du 24 mars au 23 avril, Einstein resta principalement à Buenos Aires. Mais ses hôtes l’emmenèrent aussi à La Plata (le 2 avril) et à Cordoba, où il passa trois jours (du 11 au 14 avril) et prononça une conférence devant les universitaires réunis en session solennelle40. À Buenos Aires, il donna des conférences et fut reçu comme membre d’honneur par l’Académie des sciences récemment fondée. À la séance de l’Académie, il lui fut demandé de répondre à des questions posées par des spécialistes sur la physique atomique et du rayonnement ainsi que sur la théorie de la relativité générale. Il donna à la faculté des sciences physiques et naturelles une série de huit exposés. L’un d’eux retient particulièrement l’attention. Publié en espagnol, il a pour titre « La géométrie non euclidienne et la physique ». Einstein y indique, en partant de l’interrogation de Bernhard Riemann dans sa dissertation de 1854 sur la nature de la géométrie de l’espace physique, comment la théorie de la relativité générale s’est trouvée formulée pour y répondre 41. Il prononça également, à la faculté de philosophie, une conférence intitulée « Positivisme et idéalisme : la géométrie et l’espace fini et sans limite », qu’il mentionne dans son Journal comme « la représentation intuitive de l’espace sphérique 42 ».

Montevideo 54

Sur le chemin du retour de Buenos Aires vers l’Europe, il fit deux escales et séjours d’une semaine chacune. La première, à Montevideo, du 24 avril au 2 mai, où il donna trois conférences43. Il eut l’occasion de s’entretenir avec le philosophe Carlos Vaz Ferreira, qui lui donna son livre sur William James. Après l’avoir lu, Einstein lui exprima dans une lettre son accord avec James pour dire que « la vérité ne peut être entendue dans le sens pragmatiste44 ».

Rio de Janeiro 55

La seconde longue escale eut lieu, pour un séjour du 4 au 12 mai, à Rio de Janeiro, alors capitale du Brésil, le pays où avaient été effectuées six ans auparavant, en 1919, une partie des observations de la courbure des rayons lumineux passant près de la masse solaire, cachée aux yeux au moment de l’éclipse. Mais c’était à Sobral, dans l’état de Ceará, bien loin de Rio45.

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Il fut reçu (le 7 mai) à l’Académie brésilienne des sciences, alors en formation (elle s’appelait alors Société brésilienne des sciences), comme membre correspondant, y donnant une communication originale sur la signification d’une expérience importante alors en cours sur la physique quantique, sous le titre « La situation actuelle de la

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nature de la lumière ». Il s’agit de l’expérience de Bothe et Geiger, qui précisa le résultat obtenu deux ans auparavant sur les propriétés corpusculaires de la lumière par la mise en évidence de l’effet Compton. L’expérience étudiait les éventuelles corrélations angulaires entre le photon et l’électron émis dans une collision entre un rayon lumineux et un atome. Une telle corrélation signa l’individualité des systèmes quantiques, par-delà les informations statistiques, individualité qu’Einstein estimait nécessaire pour des systèmes physiques réels (à juste titre, comme l’avenir l’a confirmé), et dont il pensait que la théorie quantique à venir devrait rendre compte. Cette problématique (conclue positivement quelque temps plus tard par le résultat dans ce sens de l’expérience) précéda de peu la véritable explosion théorique que représenta à partir de l’année suivante l’apparition de la mécanique quantique. Et la question de l’ individualité resta désormais au cœur des interrogations d’Einstein après l’avènement de celle-ci46. 57

Il prononça également une conférence au Club des ingénieurs (le 6 mai, sur la relativité restreinte) et une autre à l’École polytechnique (le 8 mai, sur la relativité générale). Ces conférences furent l’occasion de débats passionnés chez les scientifiques, mais aussi dans la société intellectuelle47, même s’ils furent plutôt décevants. Einstein le note dans son Journal de voyage en Amérique du Sud : il n’a pas rencontré de véritable interlocuteur au Brésil sur les questions scientifiques abordées48. Amoroso Costa, pionnier des idées relativistes au Brésil, voyageait alors en Europe, et la génération des physiciens et des mathématiciens connaissant la nouvelle théorie était encore fort limité 49. Le Brésil disposait alors de peu d’écoles d’ingénieurs et ses premières universités ne furent fondées que dans la décennie suivante.

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Einstein rentra en Europe à la fin du mois de mai. Il avait pu durant ce long voyage, notamment pendant les traversées, travailler à sa nouvelle théorie unifiée : déjà à l’aller (le problème est mentionné dans son Journal de voyage aux dates des 12 et 17 mars), et au retour, entre Rio et le port européen d’arrivée, Hambourg (avec escale au Havre). Mais aussi durant les séjours à terre : son Journal est ponctué de temps à autres de brèves notes, laconiques, mais suffisamment expressives de l’enthousiasme du chercheur sans cesse en éveil : « Idée magnifique sur la nouvelle théorie d’unification Gravitation-Électricité50 ».

Derniers voyages avant l’exil Bruxelles, le Conseil Solvay de 1927 : présentation de la mécanique quantique 59

La période que nous abordons maintenant (trop rapidement et brièvement) est celle des derniers voyages d’Einstein avant son exil. Elle commence par un déplacement à Bruxelles pour participer au cinquième Conseil de physique Solvay de 1927. Celui-ci, qui avait pour thème « Électrons et Photons », est resté le plus célèbre de l’histoire de cette institution, car il marqua également de manière durable l’histoire de la physique 51. Il rassembla les principaux protagonistes (souvent très jeunes52) du nouveau cours de toute une partie de la physique, que l’on peut qualifier de « révolution quantique », aboutissement de l’ensemble des recherches tâtonnantes depuis l’introduction en 1900 du quantum d’action par Planck. Ce Congrès fut en effet consacré pour l’essentiel à la présentation de la mécanique quantique53, qui constitua dans les années suivantes et

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jusqu’à nos jours la base théorique fondamentale de tout le domaine de la physique atomique et subatomique. La nouvelle théorie semblait poser des problèmes d’interprétation inédits, par son degré de formalisation mathématique et son éloignement apparent des phénomènes directement accessibles par l’expérience, problèmes que Niels Bohr proposa d’élucider par une approche mixte, physique et philosophique, qu’il présenta devant le Conseil, et connue depuis comme « interprétation de Copenhague » ou « philosophie de la complémentarité ». L’interprétation de Bohr mettait en avant la nécessité d’introduire dans la théorie même la présence de l’observateur, ce qui avait des incidences sur des conceptions aussi générales que l’objectivité et la réalité physique. 60

Einstein avait accompagné de très près tous les développements physiques proprement dits, pour lesquels il avait marqué son intérêt et son approbation. Cependant il n’était pas persuadé que la nouvelle théorie fût aussi fondamentale et définitive que la plupart des physiciens le pensaient. Sollicité de présenter une contribution au Conseil, il déclina l’offre. La suite est une longue histoire, qui excède les limites de cet exposé 54.

Paris, 1929 : enclenchement de la collaboration Einstein-Élie Cartan sur le « parallélisme distant » et la théorie physique unifiée 61

Einstein fut invité à Paris, en novembre 1929, pour la séance solennelle de remise du titre de docteur honoris causa de l’université de Paris qui venait de lui être conféré et pour donner deux conférences à l’Institut Henri Poincaré sur ses tentatives en direction d’une théorie unitaire55. Paul Valéry, qui y assista, rapporte avoir été frappé par l’expression remarquable employée par Einstein qui disait rechercher, en l’absence de données plus précises, « un point de vue d’architecture56 ». Ce séjour fut l’occasion de la seconde rencontre, suscitée par Langevin, d’Einstein avec le mathématicien Élie Cartan57, qui fut le début d’une étroite et fructueuse collaboration épistolaire entre Einstein et Cartan au long des trois années suivantes sur la question du « parallélisme distant », notion développée par Cartan avec celle de « torsion » : ces idées suscitèrent l’intérêt d’Einstein en rapport à sa recherche d’une théorie unifiée de la gravitation et de l’électromagnétisme58.

1930-1933. À Pasadena (Californie) 62

Nous suivrons encore Einstein dans un nouveau voyage aux États-Unis, de décembre 1930 à février 1931. Il était accompagné par son épouse Elsa, par sa secrétaire, Helen Dukas, et par son assistant et proche collaborateur, Walther Mayer, avec lequel il travaillait depuis deux ans sur sa théorie unifiée. Partis d’Anvers le 2 décembre, les voyageurs étaient en route vers Pasadena en Californie, où Einstein était invité, ainsi que Michelson, au Caltech (California Institute of Technology) par le directeur de l’Institut, Robert Millikan, lauréat du prix Nobel de physique de 1923, et membre de la Commission de coopération intellectuelle de la SDN. Dans l’esprit d’Einstein, et sans doute aussi dans celui de Millikan, le voyage avait une dimension politique, sa collaboration scientifique pouvant contribuer à encourager le peuple et le gouvernement américains à agir en faveur de la paix internationale, comme il l’exprima dans une déclaration publique faite lors de son arrivée 59.

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En escale à New York, Einstein prononça à l’université de Yale sa conférence « Sur l’état actuel de la théorie de la relativité générale », publiée peu après 60. Après une autre escale de 30 heures à Cuba, les 19 et 20 décembre61, et la traversée du canal de Panama, Einstein et ses compagnons de voyage débarquèrent à San Diego en Californie, puis poursuivirent par train jusqu’à Pasadena, où ils parvinrent au seuil de la nouvelle année, le 1er janvier 1931. Einstein eut en particulier, pendant les deux mois de son séjour, l’occasion de visiter l’Observatoire du Mont Wilson (où eurent ensuite lieu plusieurs observations importantes en rapport avec la théorie de la relativité générale).

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Après son retour en Europe, Einstein reprit la mer moins d’un an plus tard pour un nouveau séjour aux États-Unis, toujours en Californie, en décembre 1931, avec un programme semblable au précédent. Avant son départ d’Anvers, son ami Paul Langevin fit le voyage depuis Paris pour le rencontrer62. Cela a sans doute à voir avec le projet en cours, à son initiative, de créer une chaire pour Einstein au Collège de France.

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En fait, lors de ce séjour aux États-Unis, on proposa à Einstein un poste de professeur à l’Institute for Advanced Study de Princeton (New Jersey). Il rentra à Berlin au printemps de 1932, « juste à temps pour être témoin de l’agonie de la République allemande », selon les mots de Philipp Frank63. En effet, les élections présidentielles en Allemagne qui eurent lieu au mois de mars portèrent au pouvoir le vieux maréchal Hindenburg, candidat des républicains, mais en fait conservateur et partisan nostalgique de l’ancienne monarchie, qui fit le jeu de la droite et de l’extrême droite. Il désigna d’ailleurs, à la fin de janvier 1933, Adolf Hitler comme chancelier.

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Einstein fit un troisième séjour à Pasadena au cours de l’hiver 1932-1933. En quittant Berlin, à l’automne, il pressentait déjà ces événements, et avertit sa femme qu’elle ne reverrait probablement jamais leur villa idyllique de Caputh, dans la banlieue berlinoise. De fait, lorsqu’ils revinrent en Europe au printemps de 1933, les nazis avaient totalement pris le pouvoir et s’occupaient activement de la nazification de l’Allemagne et en particulier des universités, soumises à une « aryanisation » forcée et massive, soutenue par de nombreux universitaires, tels Philipp Lenard, membre du parti nazi et contempteur de longue date de la théorie de la relativité, déclarée « science juive et dégénérée », qui poursuivit Einstein d’une haine opiniâtre.

1933-1946. Une chaire au Collège de France 67

Einstein décida de ne pas rentrer en Allemagne, et séjourna plusieurs mois à Coq-surMer, en Belgique, à l’invitation du couple royal, dans la résidence que celui-ci mettait régulièrement à sa disposition lors des Conseils Solvay. C’est de là qu’il démissionna publiquement avec fracas des Académies des sciences de Prusse et de Bavière. Son jugement sur la situation politique en Allemagne fut d’une lucidité sans concession, comme en témoigne sa lettre à Paul Langevin, en date du 5 mai 1933, dans laquelle il écrivait : Ce qui est aujourd’hui une menace contre la culture deviendra bientôt une grave menace au point de vue militaire, si tous les pays qui sont encore régis par des parlements ne se ressaisissent pas pour exercer une action énergique, qui aujourd’hui encore pourrait avoir un caractère purement économique64.

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Entretemps, les démarches pour la création d’une chaire au Collège de France avaient abouti et Einstein exprima, dans la même lettre à Langevin, sa reconnaissance en ces termes :

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Le merveilleux comportement du gouvernement français et de mes collègues français à mon égard m’a apporté une très grande joie. Je n’ai pas encore pu remercier officiellement car je n’ai pas encore eu la communication officielle de mon élection au Collège de France. Je vous serais très obligé de le faire savoir à M. de Monzie pour qu’il ne s’étonne pas de mon silence 65. 69

Mais lorsque la notification officielle lui parvint, il s’était déjà installé à Princeton, où il resta jusqu’à la fin de ses jours, et il dut renoncer à la chaire du Collège. Sept années plus tard, dans la France occupée, Langevin était arrêté par les Allemands, le 30 octobre 1940, jeté en prison puis placé en résidence surveillée à Troyes. Le gouvernement de Vichy le fit aussitôt démettre de ses fonctions au Collège de France et à l’École de physique et chimie.

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Inutile de dire qu’Einstein fit tout son possible pour aider son ami, dès qu’il eût connaissance de l’arrestation de Langevin, menacé en raison de son antifasciste militant66. Il tenta de faire intervenir les autorités des États-Unis, écrivit des lettres pour susciter l’invitation dans une université américaine de celui qu’il considérait comme « l’un des plus éminents savants contemporains ». Langevin ne put s’évader de sa résidence surveillée de Troyes qu’en mai 1944, grâce à Frédéric Joliot et à des réseaux de la Résistance qui le firent passer clandestinement en Suisse. Il revint à Paris (qui avait été libéré le 25 août) au mois de septembre. Quelque temps après, il écrivit à Einstein une lettre émouvante, datée du 25 janvier 1946, dans laquelle il résume les tribulations des années noires, les siennes et celles de ses proches (notamment sa fille Hélène, déportée, et son gendre Jacques Solomon, fusillé par les nazis).

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Paul Langevin mourut fin 1946. Einstein écrivit une très belle lettre en son hommage, adressée à la revue La Pensée – dont Langevin avait été l’un des fondateurs, et que celleci publia aussitôt. La lettre commençait ainsi : « La nouvelle de la mort de Paul Langevin m’a bouleversé plus que la plupart des événements arrivés pendant ces décevantes et tragiques années… ». Mu par la mémoire d’une proximité profonde de leurs pensées et de leurs convictions, et des engagements correspondants, Einstein poursuivait : « C’est qu’il y a dans une génération si peu d’hommes qui réunissent l’intuition claire de l’essence des choses avec le sentiment intense des exigences vraiment humanitaires et la capacité d’agir avec énergie. Quand un homme comme celui-là nous quitte, il y a un vide qui paraît insupportable pour ceux qui restent67 ».

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Ici s’arrête, en forme d’épilogue, cette évocation des voyages d’Einstein 68.

NOTES 1. Voir Philip Frank, Einstein, his Life and Times, trad. G. Rosen, Suichi Kusaka, New York, Knopf, 1947, p. 10-11. Sur la biographie d’Einstein, voir notamment Rudolf Kayser, Albert Einstein. A Biographical Portrait, New York, Boni, 1930 ; Carl Seelig, Albert Einstein. A Documentary Biography (1954), trad. M. Savill, Londres, Staples Press, 1956 ; Banesh Hoffmann, Albert Einstein, créateur et rebelle (1972), trad. P. Manly, Paris, Seuil, 1975 ; B. Hoffmann et Helen Dukas, Albert Einstein. The Human Side, Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 1979 ; Abraham Pais, Albert Einstein. La vie et l’œuvre : « subtil est le Seigneur », trad. C. Jeanmougin et H. Seyrès, Paris, InterEd, 1993.

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2. Romain Rolland évoque les visites d’Einstein dans son Journal des années de guerre 1914-1919, Paris, Albin Michel, 1952, p. 510. Voir aussi P. Frank, Einstein, his Life and Times, op. cit., p. 13-21. Romain Rolland avait publié Au-dessus de la mêlée (Genève, Ollendorf, 1915), traduit aussitôt en plusieurs langues sauf en allemand. Le titre initialement choisi était Au-dessus de la haine. 3. Albert Einstein, The Travel Diaries of Albert Einstein: The Far East, Palestine & Spain, 1922-1923, Z. Rosenkranz (éd.), Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 2018 ; A. Einstein, Journal de voyage : Extrême-Orient, Palestine, Espagne, 1922-1923, trad. S. Zékian, préface de William Marx, Paris, PayotRivages, 2019. Le texte allemand du journal a été publié dans The Collected Papers of Albert Einstein, vol. 13: The Berlin years: Writings and Correspondence, January 1922-March 1923, trad. A. M. Hentschel and O. Moses, Diana K. Buchwald et al. (éd.), Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 2012. 4. La déviation moyenne obtenue était de 1,64 seconde d’arc, la théorie prédisant 1,75 seconde. 5. Cité dans Otto Nathan et Heinz Norden (dir.), Einstein on Peace (1960), préface de Bertrand Russell, New York, Schoken Books, 1968, p. 27-28. 6. Déclaration publiée le 26 juin 1919 en première page du quotidien socialiste L’Humanité (fondé par Jean Jaurès), au moment de la signature du traité de Versailles. Dans une perspective semblable, Romain Rolland fonda la revue Europe en 1923. 7. La Commission a existé jusqu’en 1939. Après la Deuxième Guerre mondiale, c’est dans la même intention qu’est créé l’UNESCO dans le cadre de l’ONU qui remplaça la SDN. 8. Sur ces circonstances, voir O. Nathan et H. Norden (dir.), Einstein on Peace, op. cit., p. 58-89. 9. Voir Michel Paty, « Einstein et l’arme atomique : la responsabilité des scientifiques », La Pensée, n° 250, mars-avril 1986, p. 51-62. 10. On trouvera une évocation et une analyse plus détaillée dans une extension du présent essai, jointe à d’autres textes complémentaires composés antérieurement, dans un livre à paraître sous le titre Einstein en voyage. Science, culture, politique et société (en préparation). 11. A. Pais, Albert Einstein. La vie et l’œuvre : « subtil est le Seigneur », op. cit., p. 515. 12. Rudolf Carnap, Hans Hahn et Otto Neurath, Wissenschaftliche Weltauffassung. Der Wiener Kreis, Artur Wolf Verlag, Wien 1929 ; trad. fr., La Conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne (1929), dans Antonia Soulez (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, PUF, 1985. 13. Quelques décennies plus tard, Franck donna lui-même un récit très vivant de ce séjour d’Einstein à Prague dans P. Frank, Einstein, his Life and Times, op. cit., p. 169-174. 14. A. Einstein, Quatre conférences sur la théorie de la relativité faites à l’université de Princeton, trad. M. Solovine, Paris, Gauthier-Villars, 1955. 15. Lord Richard Burdon Haldane (1856-1928) fut ministre de la Guerre au début de la guerre de 1914-1918, et joua à nouveau un rôle politique important à partir de 1924. Il s’intéressait de très près aux questions d’éducation et de science. 16. Pour une description détaillée du « climat » scientifique et politique en Italie à l’époque en rapport à la relativité, voir Barbara J. Reeves, « Einstein politicized: The early reception of relativity in Italy », dans Thomas Glick (dir.), The Comparative Reception of Relativity, Dordrecht, Reidel, coll. « Boston Studies in the Philosophy of Sciences », 1987, p. 189-229, et sur la visite d’Einstein, p. 190, p. 199, p. 200, p. 225. 17. Voir M. Paty, « Poincaré, Langevin et Einstein », Épistémologiques. Philosophie, sciences, histoire. (Philosophy, Science, History, Paris/São Paulo), vol. 2, n° 1-2, janvier-juin 2002, p. 33-73 et M. Paty, « Paul Langevin (1872-1946), la relativité et les quanta », Bulletin de la Société française de physique, n° 119, mai 1999, p. 15-20. 18. Voir M. Paty, « The Scientific Reception of Relativity in France », trad. W.K. Ishikawa, dans T. Glick (dir.), The Comparative Reception of Relativity, op. cit., p. 113-167. 19. Paul Langevin, lettre à Einstein du 27 février 1922, dans Luce Langevin, « Paul Langevin et Albert Einstein d’après une correspondance et des documents inédits », La Pensée, n° 161, janvierfévrier 1972, p. 3-40, p. 11-18. La lettre d’acceptation d’Einstein à Langevin du début mars a été perdue depuis, mais Charles Nordmann en donne un extrait dans sa relation sur les conférences

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d’Einstein (C. Nordmann, « Einstein expose et discute sa théorie », Revue des Deux Mondes, t. 9, n° 92, 1922, p. 129-166, ici p. 130), auquel nous nous référons dans le paragraphe suivant : les expressions entre guillemets y sont reprises de cet extrait de la lettre d’Einstein à Langevin. 20. Le 31 mars (exposé magistral) et les 3, 5 matin et après-midi, et 7 avril (séances de discussions). L’audience était réservée aux invités et aux auditeurs préalablement inscrits, pour éviter des infiltrations intempestives de groupes nationalistes (d’extrême droite) qui s’étaient déchaînés dans la presse les jours précédents. 21. Je ne peux ici qu’en faire une évocation rapide, renvoyant aux comptes rendus détaillés qui en ont été proposés par ailleurs, notamment les deux récits qu’en ont donné à l’époque l’astronome Charles Nordmann (« Einstein expose et discute sa théorie », art. cit.) et J.B. Pomey, « Les conférences d’Einstein au Collège de France », Le Producteur, 1922, t. VIII, n° 19, p. 201-206 ; Émile Borel, « Einstein à Paris » (1922), dans Maurice Fréchet, Émile Borel. Philosophe et homme d’action, Paris, Gauthier-Villars, 1967. Voir aussi P. Frank, Einstein, his Life and Times, op. cit., p. 194 ; O. Nathan et H. Norden (dir.), Einstein on Peace, op. cit., p. 47 ; Jean Langevin, « À propos du séjour d’Einstein en France organisé par Paul Langevin au printemps de 1922 », Cahiers Fundamenta Scientiae, n° 79, 1979 ; Michel Biezunski, « Einstein à Paris », La Recherche, n° 132, avril 1982, p. 502-510 ; M. Paty, « Einstein et la philosophie en France : à propos du séjour de 1922 », Cahiers Fundamenta Scientiae, n° 93, 1979, p. 23-41 (voir également Bulletin de la Société française de physique, n° 35, janvier 1980, p. 9-12 ; La Pensée, n° 210, février 1980, p. 3-11). 22. L. Langevin, « L’aspect général de la théorie de la relativité », Bulletin scientifique des étudiants de Paris, avril-mai 1922. 23. Voir C. Nordmann, « Einstein expose et discute sa théorie », art. cit., p. 154-156. 24. Émile Picard, « La théorie de relativité et ses applications à l’astronomie », Annuaire du Bureau des longitudes, Paris, 1922, p. B 1-29. 25. Ces trois tests étaient : l’avance séculaire du périhélie de Mercure, observée par Le Verrier au XIXe siècle,

la courbure des rayons lumineux an voisinage de grandes masses, confirmée en 1919

(voir plus haut), et la déviation du spectre lumineux dans un champ de gravitation (objet d’observations alors en cours). 26. Voir le compte-rendu des interventions d’Albert Einstein et de Paul Langevin, « Applications astronomiques de la relativité, séance du mercredi 5 avril 1922 », dans Bulletin de la Société astronomique de France, 36e année, 1922, p. 196-205. 27. M. Paty, « Einstein et la philosophie en France : à propos du séjour de 1922 », art. cit. 28. Société Française de Philosophie (1922). La théorie de la relativité, Séance du 6 avril 1922, interventions de Xavier Léon, Paul Langevin, Jacques Hadamard, Albert Einstein, Élie Cartan, Paul Painlevé, Paul Lévy, Jean Perrin, Jacques Becquerel, Édouard Le Roy, Henri Bergson, Émile Meyerson, Henri Piéron, Bulletin de la Société française de philosophie, t. XVII, 1922, p. 91-112 ; voir M. Paty, « Einstein et la philosophie en France : à propos du séjour de 1922 », op. cit. 29. Voir O. Nathan et H. Norden, Einstein on Peace, op. cit., p. 47-54. 30. Voir P. Frank, Einstein, his Life and Times, op. cit., p. 50-52. 31. Voir M. Paty, Einstein philosophe. La physique comme pratique philosophique, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1993, p. 323-333. 32. Voir A. Einstein, Journal de voyage : Extrême-Orient, Palestine, Espagne, 1922-1923, op. cit. 33. Jun Ishiwara, « The record of professor Einstein’s lectures » (1923), trad. Y. Ono, dans Spencer Weart et Melba Philipps (dir.), History of Physics. Readings from Physics Today, n° 2, New York, American Institute of Physics, 1985, p. 243-245. Sur le séjour d’Einstein au Japon, voir Ippei Okamoto et Kenchichiro Koizumi, « Albert Einstein in Japan », American Journal of Physics, vol. 49, n° 10, 1981, p. 930-939. 34. P. Frank, Einstein, his Life and Times, op. cit., p. 198-201.

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35. T. Glick, « Relativity in Spain », dans T. Glick (dir.), The Comparative Reception of Relativity, op. cit., p. 231-263, en particulier p. 248-268 ; voir aussi T. Glick, Einstein in Spain. Relativity and the Recovery of Science, Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 1988. 36. A. Einstein, « Théorie quantique du gaz parfait monoatomique (en deux parties) » (1924-1925), dans A. Einstein, Œuvres choisies. vol. 1, Quanta. Mécanique statistique et physique quantique, F. Balibar, O. Darrigol et B. Jech (éd.), Paris, Seuil/CNRS Éditions, coll. « Sources du savoir », 1989, p. 172-192. 37. Selon le témoignage de Guido Beck, rapporté dans Roberto Vergara Caffarelli, « Einstein e o Brasil », Ciencia e Cultura, 1979, p. 1435-1455. 38. Aloyso de Castro (1881-1959), professeur à la faculté de médecine de Rio de Janeiro et Membre des Académies brésiliennes de médecine et des lettres. 39. Journal de voyage en Amérique du Sud, Argentine, Uruguay, Brésil, mars-avril-mai 1925, inédit ; manuscrit et transcription dactylographiée, Archives Albert Einstein, université hébraïque de Jérusalem et université de Boston. 40. Ibid. 41. A. Einstein, « Geometria no euclidea y fisica »,

Revista mathematica hispano-america

(Buenos Aires), vol. 2, 1926, p. 72-76 (trad. espagnole de l’original en allemand, non retrouvé). Voir chapitre 7, « Physique et Géométrie, 2 : interprétation et construction », dans M. Paty, Einstein philosophe. La physique comme pratique philosophique, op. cit., pour une analyse détaillée de ce texte et de sa place dans la pensée épistémologique et philosophique d’Einstein. 42. A. Einstein, Journal de voyage en Amérique du Sud, Argentine, Uruguay, Brésil, op. cit. 43. Ibid., du 24 avril au 2 mai 1925. 44. Einstein, lettre à Carlos Vaz Ferreira, aimablement communiquée par M. Uruguay A. Rossani, de l’Université de Montevideo dans un courrier à l’auteur (M.P.) en date du 6 mars 1995. Voir M. Paty, « La réception de la théorie de la relativité au Brésil et l’influence des traditions scientifiques européennes », Archives internationales d’histoire des sciences, vol. 49, n° 143, 2000, p. 331-368. 45. Signalons la parution, à l’occasion du centenaire de l’observation de l’éclipse, du volume riche en informations inédites et mises au point, et bien illustré, que vient de publier l’Observatoire de Rio de Janeiro, en édition bilingue (portugais et anglais) : Alba Livia Tallon Bozi et Marilia Pessoa (dir.), O eclipse de 1919 (A comprovação da teoria da relatividade geral, a física moderna e o observatório nacional). – The Eclipse of 1919 (The evidence of the theory of general relativity, modern physics and the national observatory), Observatório Nacional, Rio de Janeiro, 2019. 46. A. Einstein, « Observações sobre a situação actual da theoria da luz », Revista da Academia brasileira de sciencias, n° 1, avril 1926, p. 1-3 (communication à l’Académie brésilienne des sciences, 7 mai 1925), trad. R. Marinho. Pour une analyse de cette conférence, voir M. Paty, « Einstein e a física quântica no periodo da sua viagem à America latina », trad. F. Morais, dans A.T. Tolmasquim, M. de Almeida, M. Vergara (dir.), Einstein para além do seu tempo, Rio de Janeiro, Museu de Astronomia, Bruxedo, 2008, p. 115-136 et M. Paty, « Considerações sobre o caminho original de Einstein rumo a uma teoria quântica da radiação (A propósito do artigo « Einstein y el efecto Compton ») », trad. M.-A. Corrêa, Scientiae Studia (Revista Latino Americana de Filosofia e História da Ciência), São Paulo, vol. 11, n° 1, janvier-mars 2013, p. 221-242 et annexes, p. 210, p. 220). 47. R.V. Caffarelli, « Einstein e o Brasil », art. cit. 48. A. Einstein, Journal de voyage en Amérique du Sud, Argentine, Uruguay, Brésil, op. cit., mars-avrilmai 1925. 49. Henrique Morizé, président de l’Académie, qui avait participé à l’expédition à Sobral (mais pour l’étude de la couronne solaire) se trouvait malade pendant une partie du séjour d’Einstein et n'était d’ailleurs pas spécialiste de la théorie de la relativité. 50. « Prächtige Idee für neue Theorie des Zus. Gravitation Elektrizität » (8-10 avril 1925).

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51. Conseil de physique Solvay (1928) ; Électrons et photons. Rapports et discussions du cinquième Conseil de physique tenu à Bruxelles du 24 au 29 octobre 1927 sous les auspices de l’Institut international de physique Solvay, Gauthier-Villars, Paris, 1928. Voir Max Jammer, The Conceptual Development of Quantum Mechanics, New York, Mc Graw-Hill, 1966, ainsi que Jagdish Mehra et Helmut Rechenberg, The Historical Development of Quantum Theory. The Completion of Quantum Mechanics, 1926-1941, vol. 6, Berlin, Springer, 2000. 52. Dix-sept sur les vingt-neuf participants invités étaient (ou allaient être dans les années suivantes) lauréats du prix Nobel. 53. Les deux versions proposées, mécanique ondulatoire et mécanique quantique, étant équivalentes quant aux phénomènes. 54. Voir, par exemple, M. Paty, « The nature of Einstein’s objections to the Copenhagen interpretation of quantum mechanics », Foundations of Physics, vol. 25, n° 1, 1995, p. 183-204. 55. A. Einstein, « Théorie unitaire du champ physique », Annales de l’Institut Henri Poincaré I, 1930, p. 1-24. 56. Voir Paul Valéry, Cahiers, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Biblio. de la Pléiade », 1974. Voir également la note de Robert Debever à propos de la lettre d’Élie Cartan à Einstein du 3 décembre 1929, dans É. Cartan et A. Einstein, Letters on Absolute Parallelism [allemand et français], trad. J. Leroy et J. Ritter, Robert Debever (dir.), Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 1979, p. 22. 57. La première avait eu lieu en 1922. 58. É. Cartan et A. Einstein, Letters on Absolute Parallelism, op. cit. Voir M. Paty, Einstein philosophe. La physique comme pratique philosophique, op. cit., chap. 5 ; M. Paty, « La réception de la relativité au Brésil et l’influence des traditions scientifiques européennes », Archives internationales d’histoire des sciences, vol. 49, n° 143, 2000, p. 331-368. 59. P. Frank, Einstein, his Life and Times, op. cit., p. 224-225. 60. A. Einstein, « Über den gegenwärtigen Stand des allgemeinen Relativitätstheorie. On the present status of the general relativity theory. », Yale University Library Gazette, n° 6, 1930, p. 3-10. (Original allemand, p. 3-6 et traduction anglaise, p. 7-10). 61. Le récit en a été reconstitué par José Altschuler dans Las 30 horas de Einstein en Cuba – Einstein’s 30 hours in Cuba, La Havane, Editoria Academia, 1993. 62. Voir L. Langevin, « Paul Langevin et Albert Einstein d’après une correspondance et des documents inédits », art. cit., p. 27. Le voyage de Langevin est également évoqué dans une lettre postérieure d’Einstein que nous citons ci-dessous (ibid., p. 28). 63. P. Frank, Einstein, his Life and Times, op. cit., p. 225. 64. L. Langevin, « Paul Langevin et Albert Einstein d’après une correspondance et des documents inédits », art. cit., p. 28. 65. Anatole de Monzie (1876-1947) était alors ministre de l’Éducation nationale. 66. P. Langevin, lettre à A. Einstein, 25 janvier 1946, dans L. Langevin, « Paul Langevin et Albert Einstein d’après une correspondance et des documents inédits », art. cit., p. 39. A. Einstein, lettre à P. Langevin du 5 mai 1933 dans L. Langevin, « Paul Langevin et Albert Einstein d’après une correspondance et des documents inédits », art. cit., p. 28-29. 67. A. Einstein, lettre (début 1947) à la revue La Pensée à la mort de Paul Langevin, dans L. Langevin, « Paul Langevin et Albert Einstein d’après une correspondance et des documents inédits », art. cit., p. 39-40. 68. Einstein mourut à Princeton le 18 avril 1955.

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AUTEUR MICHEL PATY CNRS et Université Paris Diderot

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Einstein au bord de la falaise. Les attentes des historiens parisiens après ses conférences au Collège de France (1922-1943) Éric Brian

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Considérant les interactions entre Albert Einstein et le Collège de France, il s’agira ici de rendre compte des attentes à son égard, et à l’égard de son œuvre, de deux des principaux historiens de la première moitié du XXe siècle. On considèrera tout d’abord Henri Berr (1863-1954), en 1900, le fondateur de la Revue de synthèse historique, devenue une trentaine d’années plus tard, La Revue de Synthèse. Berr fut un formidable entrepreneur intellectuel auquel l’historiographie accorde l’impulsion initiale de ce qui deviendra la Nouvelle histoire. Comment a-t-il écouté et entendu Einstein lors de son passage à Paris en 1922, puis les discussions savantes et philosophiques parisiennes qui s’en sont suivies au cours des deux décennies ultérieures ? Ensuite il s’agira de Lucien Febvre (1878-1956), qui fut professeur au Collège de France, où il a occupé la chaire d’Histoire de la civilisation moderne (1933-1949). Très actif collaborateur du précédent à la Synthèse – comme on disait jadis – et non moins entreprenant, car il prit en 1932 la direction de L’Encyclopédie française, alors que trois ans plus tôt il avait fondé avec le médiéviste Marc Bloch la nouvelle revue Les Annales. Histoire économique et sociale, comme il fondera en 1948, la VIe section de l’École pratique des hautes études, dévolue, comme Les Annales, à l’histoire et aux sciences économiques et sociales.

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Le socle de la révolution historiographique propre à la première moitié du XXe siècle a ainsi été scellé par ces deux savants, et c’est seulement dans les années 1980-1990 qu’a circulé de manière auto-critique l’expression « crise de l’histoire » pour désigner une certaine crise du modèle historiographique issu des Annales, il est vrai, refaçonné entre temps par Fernand Braudel, professeur d’Histoire de la civilisation moderne, 1950-1972. Pourtant, dans les colonnes de la Revue de synthèse historique, Berr employait déjà cette expression pour en critiquer les usages. La prétendue crise a suscité parmi les historiens des années 1990 une tentation de mise en abîme que Roger Chartier a

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élégamment résumé par la formule « Au bord de la falaise 1 ». L’anamnèse de ce sentiment passe sans doute par une analyse de l’impact des bouleversements de la Nouvelle physique sur la formation de la Nouvelle histoire. 3

Or, précisément en 1998, le philosophe romain Enrico Castelli-Gattinara – élève d’Ernest Coumet – et dont le grand-père, homonyme, avait lui-même fréquenté en son temps la Revue de synthèse historique, publiait sa thèse Les Inquiétudes de la raison et mettait en évidence l’impact sur la Nouvelle histoire des interrogations phénoménologiques, programme husserlien provenu lui-même de l’apparition de la Nouvelle physique, et d’autres bouleversements scientifiques antérieurs 2. CastelliGattinara a œuvré en philosophe aussi attentif aux concepts qu’aux contextes intellectuels.

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Revenons au décor historiographique qui a accueilli Einstein en 1922 au Collège de France entre le 28 mars et le 10 avril 1922. Il y a donné une conférence le 31 mars, puis trois séances de discussion, les 3, 5 et 7 avril. Le 8 novembre 1929, le physicien était de retour à Paris, pour y recevoir un doctorat honoris causa de l’université de Paris. Il a donné à l’occasion de ce séjour de nouvelles conférences à l’Institut Henri Poincaré nouvellement créé. Michèle Audin a reconstitué ces venues en mettant en évidence les perplexités et les clivages idéologiques qu’elles ont occasionnée jusque dans la presse 3.

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Au-delà de cette étude générale et de ses propres sources (la presse notamment), de quelles autres sources dispose-t-on pour traiter la question qui se pose ici ? Il s’agit d’abord de traces nombreuses dans les archives du Collège de France ; puis, des correspondances entre les principaux protagonistes français, publiées depuis maintenant une vingtaine d’années4, et enfin des articles et ouvrages qu’ils ont alors fait paraître. Les bibliographies des deux historiens sont aujourd’hui accomplies et disponibles5. On trouve des interventions pertinentes pour la question qui est posée ici jusqu’au milieu des années 1950, moment où décèdent le physicien et les deux historiens.

Henri Berr 6

Berr était très disert dans les colonnes des périodiques du Centre international de synthèse qu’il avait fondé, c’est-à-dire dans les colonnes de son organe, la Revue de Synthèse, et dans celles du Bulletin bisannuel du Centre où il a exposé ses projets et rendu compte de son activité. Les discussions du 3 au 7 avril 1922 l’ont bouleversé : elles lui ont donné la démonstration d’un véritable dialogue scientifique et philosophique propre au XXe siècle, dialogue comparable à ceux entretenus en leurs temps par ses modèles, Pierre Gassendi (1592-1655) ou Bernard Le Boyer de Fontenelle (1657-1757), qui chacun furent contemporains de bouleversements scientifiques radicaux, cartésiens et galiléens, pour Gassendi, Newtonien et Leibnizien pour le second. Berr avait approfondi l’œuvre de Gassendi au cours de sa thèse complémentaire 6. Le second et les encyclopédistes du XVIIIe siècle, D’Alembert et Condorcet principalement, relevaient à ses yeux d’une même lignée où il se plaçait lui-même. L’une des activités du Centre international fut de réunir régulièrement des Semaines de synthèse dévolues aux dialogues entre les sciences. La quinzième d’entre elles, réunie en juin 1949, eut pour titre La Synthèse, idée-force dans l’évolution de la pensée7 ? Ce fut une vaste discussion collective qui passa en revue plusieurs occurrences historiques de l’esprit de synthèse, mais ce fut aussi un testament philosophique laissé par Berr aux générations futures.

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L’infatigable animateur ouvre la Semaine, en citant une analyse récemment parue en Allemagne d’un recueil de textes de Max Planck : Je reviendrai probablement dans la suite sur tout un passage dans lequel ce grand savant parle de la synthèse, sans employer ce mot, en se servant d’un terme équivalent : Universalwissenshaft. Dans ce livre qui est un ensemble de communications faites à l’Académie de Berlin, il aboutit à des considérations que je vais vous lire. Tout, maintenant, dit-il, réclame une conception du monde scientifique ; mais une telle conception, pour être saine, ne doit pas être en l’air ; elle doit être fondée sur des faits solides qui ne peuvent être acquis et assurés que par la recherche inductive8.

8

Plus loin, il commente un exposé sur Gassendi : [Le premier mérite de Gassendi comme atomiste] est d’avoir été un bon historien : que ce soit la pensé d’Épicure ou celle de bien d’autres rencontrés au passage, il l’expose sans la trahir. Il ne traite d’ailleurs aucune question sans rappeler ce qui en a été dit – comme faisait Aristote : mais chez ce dernier l’historien est subordonné au dialecticien […] et parfois, quand le système exposé ne se prête pas au dessein du Stagyrite, il reçoit simplement les modifications nécessaires ! Rien de pareil chez Gassendi, qui ressuscite le passé dans un esprit vraiment historique, ce qui veut dire : en toute objectivité : et cela vaut aussi pour ses Vies d’astronomes récents ou contemporains, écrites en 1654. Mais par là, Gassendi est de notre temps plus encore que du sien9.

9

Berr a obtenu du président de la République Paul Doumer dont il était proche, un soutien décisif pour la création d’un Centre international de coordination scientifique, la fondation « Pour la science, Centre international de synthèse », reconnue d’utilité publique par un décret du 26 novembre 1925. L’œuvre et la disponibilité d’Einstein, en 1922, montrent à Berr que le temps est venu.

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La liste des membres du conseil d’administration de la fondation comporte, dès 1926, les noms de Einstein (Berlin), de l’anthropologue James G. Frazer (Cambridge), du physicien Albert A. Michelson (Chicago), de l’historien Henri Pirenne (Gand), du physicien Ernest Rutherford (Cambridge) ou encore du mathématicien Vito Volterra (Rome). En fait, dès sa thèse principale sur La Synthèse des connaissances et l’histoire. Essai sur l’avenir de la philosophie10, et jusqu’à ses derniers écrits, Berr a plaidé pour un travail collectif qui, partant de l’état des connaissances scientifiques, passant par le travail de synthèse philosophique, viserait une réforme de l’histoire : la Revue de synthèse historique fut ainsi de 1900 à 1930, le forum européen des débats sur la méthode historique et l’historiographie. En 1913, Berr a considéré que le nouveau programme historiographique était accompli, conçu pour dépasser le clivage entre les travaux d’érudition ponctuels (l’histoire historisante conduite sans réflexion) d’une part et les exposés de philosophie de l’histoire d’autre part.

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Après la création de la Fondation « Pour la science », il a réorganisé la Revue en deux sections : l’une était dévolue à la Synthèse historique, et l’autre à la Synthèse générale dont la visée n’était pas seulement l’histoire, mais un dialogue entre la Nouvelle histoire, désormais portée par Les Annales, les sciences sociales, issues de l’école durkheimienne, et les sciences mathématiques, physiques et biologiques en mutation. Il s’agissait d’alimenter une théorie historique des connaissances que les conditions de ce XXe siècle et un peu de coordination internationale devraient tout de même bien favoriser ! Les Semaines de synthèse furent les grands rendez-vous de ces dialogues. Les premiers temps, elles ont touché deux thèmes distincts, l’un issu des sciences humaines, l’autre des sciences physiques ou biologiques. Les mots-clés « Civilisation » et « Évolution » ont

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circonscrit les discussions de la première Semaine, tenue en 1929. En 1930, ce furent « Origines de la société » et… « Relativité », puis en 1931 « lndividualité » et « Théorie des quanta ». Ces appariements ont parfois étonné les commentateurs récents 11. 12

Berr ne fut pas le seul philosophe à éprouver le besoin de mobiliser la relativité pour renouveler la réflexion sur les rapports entre les conceptions scientifiques et celles du sens commun des objets ou des a priori de ces sciences. Fin 1922 est paru un fascicule entier de la Revue philosophique de la France et de l’étranger, dirigée par Lucien Lévy-Bruhl, qui ne comporte pas moins de six articles de fond sur la question, chacun tout à fait informés sur le plan scientifique12.

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Ainsi, pour Berr, la venue d’Einstein, ses exposés, les discussions transdisciplinaires qu’ils ont suscitées et la réflexion sur les conceptions nouvelles des objets de la physique, tout cela a ouvert devant lui un horizon de renouvellement du programme philosophique qu’il avait forgé à la fin du siècle précédent, en lisant ses prédécesseurs des XVIIe et XVIIIe siècles. La bienveillance du physicien à l’égard des objectifs de la Fondation « Pour la science » a ajouté à cette dimension intellectuelle une dimension institutionnelle : pour Berr, Einstein fut à ce double égard à la fois un allié et un trophée.

Lucien Febvre 14

Chez Lucien Febvre on observe de la même manière des considérations institutionnelles et une dimension intellectuelle profonde. Les premières se situent dans le contexte des tentatives de l’historien visant à faire admettre son partenaire co-fondateur des Annales, Marc Bloch, au Collège de France. Les correspondances sont ici précieuses. Quant aux préoccupations plus fondamentales, Febvre les a réservées après la Seconde Guerre mondiale aux générations les plus jeunes alors qu’il se savait âgé et survivant aussi bien du physicien que du fondateur de la Revue de Synthèse.

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Les sources administratives montrent que le ministre de l’Éducation nationale, Anatole de Monzie, a joué un rôle déterminant au printemps 1933 dans la création de la chaire du Collège de France proposée à Einstein. Le 17 ou le 18 avril 1933, l’historien, familier de ce ministre ne serait-ce qu’au titre de leur action commune à la tête de l’Encyclopédie française, écrivit à son complice Marc Bloch, alors que le médiéviste ambitionnait d’accéder à la haute institution et que le moderniste l’informait de l’accueil qu’il pouvait y recevoir : « J’ai déjà contribué, activement, et modestement à la fois, à écarter le péril Einstein : La chaire sera créée mais ce ne sera pas la chaire d’Andler » récemment disparu, laissant ainsi une chaire vacante13.

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Pour l’historien, l’urgence qu’éprouvait le ministre à accueillir le célèbre physicien, était une entrave dans le plan de promotion, à Paris, au moyen du Collège de France, de la Nouvelle histoire, cela d’autant plus que Paul Langevin et Louis de Broglie étaient assez proches, à sa main, pour engager le dialogue qu’il espérait avec la Nouvelle physique. Ce dialogue a été concrétisé par la réunion de la deuxième Semaine de synthèse (1930) et par la publication du second tome de l’Encyclopédie française. Pourtant les échanges entre Febvre et Langevin paraissent quelque peu brouillés en 1932 14. L’historien s’en plaint dans ses lettres à Berr. Le 29 juin 1932, il lui confie : « Quant à Langevin, depuis un an je comprends mal son attitude. Amabilité extérieure et

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réticence. Est-ce personnel ? A-t-on fait campagne contre moi auprès de lui ? Est-ce un anti-historicisme plus ou moins conscient ? Je ne sais pas mais le fait est là 15. » 17

Il est vrai que Langevin, accueilli à bras ouvert à La Synthèse, fit en 1932 cavalier seul en publiant en six fascicules, chez l’éditeur Hermann, les conférences et la conclusion issues de la deuxième Semaine de synthèse. Le physicien, observateur de la scène philosophique parisienne, et promoteur à Paris des avancées relativistes, paraît avoir voulu les orchestrer et préféré publier un dossier strictement scientifique, à l’écart du dialogue avec les historiens16. Cette publication séparée, alors même que le Centre de synthèse entretenait un flux continu de nouvelles parutions chez son éditeur 17, semble être l’indice de l’échec de la tentative berrienne qui a consisté à faire du renouveau apporté par Einstein le levier qui aurait actionné l’idée maîtresse de la synthèse dans des conditions propres au XXe siècle.

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Quant au dialogue entre les sciences et à son importance en vue de renouvellements historiographiques, Febvre a partagé la conception berrienne de la synthèse historique. Il a aussi partagé sa curiosité pour les travaux sociologiques, linguistiques et anthropologiques. Dans son grand livre Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La Religion de Rabelais (1942), le voici qui réfute l’anachronisme de l’histoire des idées. Febvre plaide alors pour une reconstitution rigoureuse des conditions de la connaissance18, comme ailleurs Berr l’avait fait : À chaque civilisation son outillage mental ; bien plus, à chaque époque d’une même civilisation, à chaque progrès, soit des techniques soit des sciences, qui la caractérise – un outillage renouvelé, un peu plus développé pour certains emplois, un peu moins pour d’autres. Un outillage mental que cette civilisation, que cette époque, n’est point assurée de pouvoir transmettre, intégralement, aux civilisations, aux époques qui vont lui succéder ; il pourra connaître des mutilations, des retours en arrière, des déformations d’importance. Ou des progrès au contraire, des enrichissements, des complications nouvelles. Il vaut pour la civilisation qui l’a su forger ; il vaut pour l’époque qui l’utilise ; il ne vaut pas pour l’éternité, ni pour l’humanité : pas même pour le cours restreint d’une évolution interne de civilisation. S’agissant des hommes du XVIe siècle, ni leurs façons de raisonner ni leurs exigences de preuve ne sont les nôtres. Elles ne sont pas même les façons de raisonner, les exigences de preuve de leurs petits-fils 19.

19

Cet extrait de la conclusion du livre premier de la première partie du Rabelais est commenté dans la préface que Henri Berr a donné à l’ouvrage 20. Celui-ci ajoute : « Febvre ne parle-t-il pas lui-même de “l’effort persévérant de l’intelligence humaine” 21 ». Voici ce qu’ils ont scruté l’un et l’autre avec l’occasion offerte par Nouvelle physique : les traces actuelles de cette persévérance. Le tome I de L’Encyclopédie française, dirigé par Febvre, inventorie « L’outillage mental contemporain, (mathématique, et langage)22 », et son tome II, « l’effort persévérant des physiciens du XXe siècle ». Telle fut l’attention que Febvre a portée aux travaux d’Einstein, ou – qu’il soit permis de l’écrire de manière réflexive : l’outillage mental avec lequel il a lui-même entendu le physicien.

20

Deux textes brefs de l’historien, qu’il a publiés dans Les Annales en 1943 et 1955 ont visé à entraîner les jeunes historiens dans le monde ultérieur aux avancées de la Nouvelle physique :

21

À la rentrée 1941, la conférence « Vivre l’histoire » s’adresse aux nouveaux élèves de l’École normale supérieure, son texte est paru en 1943 dans Les Mélanges qui ont continué Les Annales pendant l’Occupation23 :

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Il y aurait un bien bel article à écrire, aujourd’hui, sur ce fait étonnant que, depuis trente ou quarante ans, sous la poussée de la physique moderne, tous les vieux systèmes scientifiques sur quoi nous reposions notre quiétude, se sont ébranlés et renversés ; et pas seulement les systèmes, mais les notions de base qu’il faut considérer à nouveau, et remettre au point. Car les historiens peuvent ne pas s’en apercevoir : la crise de l’histoire n’a pas été une maladie spécifique frappant l’histoire seule. Elle a été, elle est un des aspects – l’aspect proprement historique d’une grande crise de l’esprit humain. Ou plus précisément, elle n’est qu’un des signes, et qu’une des conséquences d’une transformation très nette, et toute récente, de l’attitude des hommes de science, des savants, vis-à-vis de la science. 22

Le pathétique de cet appel est éclairé par les méditations que Febvre a publié douze ans plus tard, après le décès d’Einstein, toujours dans Les Annales 24 : Einstein vient de mourir […]. Par la nouveauté des idées qu’il conçut, par leur profondeur, par les répercussions de toute nature qu’elles ont eues sur la pensée des hommes d’aujourd’hui, il a mérité d’être inscrit, de son vivant, sur la courte et magnifique liste des huit ou dix plus grands esprits scientifiques de tous les temps et de tous les pays. Mais pourquoi, mais en quoi peut-il nous intéresser ici, en tant qu’historiens ? En quoi et pourquoi l’apparition et l’œuvre de cet homme, […] cet extraordinaire « éclatement » d’intelligence doit-il être rappelé dans une revue tout entière consacrée à l’élaboration d’une histoire « science de l’homme » ? […] L’histoire ne se sépare pas des disciplines qui l’entourent. Aucune discipline ne se sépare jamais de ses voisines. Toutes sont liées entre elles par une solidarité effective et puissante. Il se peut que cette solidarité ne soit pas perçue spontanément par les hommes qui cultivent tel ou tel domaine particulier du savoir. Il se peut que ces hommes se réduisent, volontairement, au rôle de spécialistes, dont une paire de solides œillères constitue l’équipement essentiel. Cet aveuglement n’empêche pas les sciences, à la même époque – toutes les sciences – de baigner dans un identique climat. […] La science ne se sépare pas du milieu social dans lequel elle s’élabore. […] Son histoire – loin de figurer une promenade morose dans un conservatoire de théories mortes et d’explications périmées – constitue, au contraire, un chapitre bien vivant de l’histoire générale de la pensée humaine. Disons qu’elle est le plus fidèle des instruments de mesure qui permette d’apprécier les avances et les reculs, les piétinements et les élans soudains de la pensée constructive des générations. […] Tout cela est l’aspect spécifiquement historique d’une grande crise de l’esprit. Mieux, elle n’est qu’un des signes, et à la fois qu’une des conséquences, d’une transformation toute récente de l’attitude des hommes de science. Transformation qui naquit des progrès révolutionnaires de la physique. Constatation un peu effarante pour beaucoup d’entre nous. La physique, l’histoire, quel rapport, et comment lier entre elles deux sciences dont les objectifs se trouvent si éloignés ? Comment ? En ne perdant jamais de vue l’unité de la science. Une unité qui n’est pas dans les notions acquises, mais dans les méthodes et dans l’esprit qui dirige et qui lie25 […] En fait, il est bien vrai qu’au point de départ de toutes les conceptions neuves que les savants « actifs », ceux qui inventent et organisent, mettent sur pied, – il est bien vrai qu’à ce point d’origine il y a ce grand drame de la relativité qui est venu secouer et ébranler l’édifice des sciences tel que les hommes de ma génération se le figuraient au temps de leur jeunesse. Nous vivions, sans effort ni crainte, sur des notions élaborées au cours des temps, à partir de données dont les références et les mesures étaient toutes d’ordre humain 26 […] Ainsi, toute une conception du monde s’effondrait d’un coup. […] Toute une représentation élaborée par des générations, au prix d’un magnifique effort. Brusquement nos connaissances débordaient notre raison. La tentative d’explication du monde par la mécanique rationnelle se soldait par un échec brutal. Une révolution s’imposait. Ce qu’elle fut – impossible de l’indiquer ici en détail. Elle dure toujours du reste. […] Qu’ils prennent garde, ceux qui s’obstinent, ceux qui en 1955, chiffonniers attardés de Clio, s’en vont ramasser leurs sujets d’étude dans

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cette poubelle symbolique que prospectait avec délices le maître de Claude Bernard, Magendie – qu’ils prennent garde. Ne sentent-ils point combien vite la roue tourne et les laisse en dehors du jeu ? Ne sentent-ils pas, autour d’eux, et qui les déborde, ce pullulement extraordinaire de philosophies de l’histoire à la manque. […] Autrefois, l’homme seul et tout à la mesure de l’homme, de son pas, de sa taille, de sa force physique, de son esprit et de son cœur. Aujourd’hui, les normes de l’humain sont dépassées, toutes les « barrières du son » franchies, les temps de l’inhumain s’annoncent. Plus moyen de s’arrêter. De réfléchir. D’assimiler. Déjà nos organismes s’essoufflent, dans cette course hors mesure. Et donc la perte de la liberté – cette grandeur, faut-il dire périmée ? Allons-nous rester indifférents, nous historiens, devant cette marée d’inhumanité qui menace de submerger notre « civilisation » décivilisée ? Ce n’est pas un problème de technique. C’est un problème de vie ou de mort. » 23

Tel était l’enjeu pour l’historien : la subversion de l’outillage mental induisait la ruine de la civilisation moderne, l’objet même de la chaire à laquelle il consacrait son enseignement. Ses jeunes auditeurs ou lecteurs, littéraires ou philosophes étaient alors préparés à l’entendre après la lecture de Paul Valéry, et d’Edmund Husserl. Le premier avait, juste après la paix de 1918, proclamé, face à l’Europe : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles27 ». Le programme phénoménologique du second, dont les motifs ont coïncidé avec les desseins de philosophes français aussi différents que Henri Berr, Lucien Lévy-Bruhl ou Gaston Bachelard, a commencé à être connu à Paris depuis les conférences qu’il avait donné en Sorbonne en 192928.

24

Ainsi, ce furent des générations de jeunes historiens et de jeunes philosophes à qui le commandeur, fondateur de la toute nouvelle VIe section de l’École pratique des hautes études demandait de se familiariser avec la Nouvelle physique au nom de l’unité de la science de leur temps. Faut-il s’étonner qu’il y en eût pour jongler ensuite au moyen d’analogies commodes avec les a priori et avec les sciences du siècle sans mesurer les périls auxquels ils se sont alors exposés. Il y en eut, et bon nombre de leurs disciples les imitèrent en Europe ou bien outre-Atlantique, attirés par ce chic parisien dont Febvre lui-même décrivait déjà les travers. Au bout de quarante ans, ce fut la Science War internationale que nous avons connue, il y a maintenant vingt ans.

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Pour sortir de cette ornière globale, il m’apparaît impératif, et l’actuelle Revue de Synthèse s’y emploie depuis près de vingt-cinq ans, de procurer, en les combinant, des ressources méthodologiques issues des disciplines concernées : par exemple celle de l’histoire intellectuelle, telle que Febvre l’a conçue, suivi plus récemment par l’historien Jean-Claude Perrot29 ; de la sociologie de la mémoire scientifique, tant on a vu l’importance des questions de transmission des outillages mentaux – ici on suivra Maurice Halbwachs30 ; et, toujours pour ces raisons de double rapport au passé et à l’avenir des connaissances, de l’impulsion surrationaliste donnée par Gaston Bachelard31, en somme un triple agenda en vue de l’étude de la dynamique de « l’effort persévérant » des sciences. Tels furent à mon sens les effets lointains de la rencontre entre Einstein et les attentes des deux historiens, et telle est à mon sens, en conséquence, l’action rigoriste à mener aujourd’hui.

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NOTES 1. Roger Chartier, Au bord de la falaise : l’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, coll. « Biblio. de l’Évolution de l’humanité », 1998. 2. Enrico Castelli-Gattinara, Les inquiétudes de la raison : épistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Vrin-EHESS, 1998. Voir aussi Agnès Biard, Dominique Bourel et Éric Brian (dir.), Henri Berr et la culture du

XXe siècle :

histoire, science et philosophie, Paris, Albin Michel/

Centre international de synthèse, coll. « Biblio. Albin Michel idées », 1997. 3. Michèle Audin, « Einstein à Paris », dans Images des mathématiques, publié en ligne le 25 décembre 2014, puis rediffusé le 29 novembre 2016 [http://images.math.cnrs.fr/Einstein-aParis]. 4. Marc Bloch et Lucien Febvre, Correspondance, 3 vols., Bertrand Müller (éd.), Paris, Fayard, 1994-2003. Lucien Febvre, De la « Revue de synthèse » aux « Annales » : lettres à Henri Berr, 1911-1954, Gilles Candar et Jacqueline Pluet-Despatin (éd.), Paris, Fayard, 1997. 5. Dans le cas de Berr, voir J. Pluet-Despatin, « Bibliographie des écrits d’Henri Berr », dans A. Biard, D. Bourel et É. Brian, Henri Berr et la culture du

XXe siècle :

histoire, science et philosophie,

op. cit., p. 301-339, et dans celui de Febvre, Bertrand Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique, Paris, Albin Michel, 2003. 6. Henri Berr, An jure inter scepticos Gassendus numeratus fuerit, Paris, Hachette, 1898. 7. H. Berr (dir.), Quinzième semaine de Synthèse : La Synthèse, Idée-force dans l’évolution de la pensée, Paris, Albin Michel, 1951. 8. H. Berr, « Introduction », Quinzième semaine de Synthèse, op. cit., p. 2. 9. Ibid., p. 74 [nous soulignons]. 10. H. Berr, La Synthèse des connaissances et l’histoire. Essai sur l’avenir de la philosophie, Paris, Hachette, 1898. 11. Bernadette Bensaude-Vincent, « Présences scientifiques aux Semaines de Synthèse », dans A. Biard, D. Bourel et É. Brian, Henri Berr et la culture du XXe siècle : histoire, science et philosophie, op. cit., p. 219-230. 12. Il s’agit du tome XCIV (juillet-décembre 1922), avec, sur le sujet, des articles de Georges Cerf, Edmond Goblot, Hans Reichenbach, Abel Rey et Émile R. Roy. 13. M. Bloch et L. Febvre, Correspondance, op. cit., p. 352 (lettre de Febvre à Bloch, datée 13 avril 1933), p. 356 (lettre de Febvre à Bloch, datée 17 ou 18 avril 1933, dont l’extrait provient), p. 358, (lettre de Bloch à Febvre, datée du 19 avril 1933 : « Merci de la peine que vous vous êtes donnée si affectueusement, et de votre intervention dans le cas Einstein »). 14. L. de Broglie, Avant-propos au tome II de l’Encyclopédie française, 1955 ; ce tome avait été annoncé en 1935, dès le premier tome paru, avec pour titre Problèmes physiques, Paul Langevin (dir.). Lucien Febvre indique que les travaux préparatoires à ce volume avaient débuté « aux environs de 1938 » (p. 1 de l’avant-propos du tome II). 15. L. Febvre, De la « Revue de Synthèse » aux « Annales ». Lettre à Henri Berr, 1911-1954, Gilles Candar et Jacqueline Pluet-Despatin, Paris, Fayard, 1997, p. 484. 16. P. Langevin (dir.), Deuxième semaine de synthèse : la relativité, 6 fascicules [Edmond Bauer (1) ; Francis Perrin (2) ; Louis de Broglie (3) ; Georges Darmois (4) ; Élie Cartan (5) et la conclusion générale de Paul Langevin (6)], Paris, Hermann, 1932. 17. Les archives de la fondation « Pour la Science », qui couvrent ces années, sont conservées à l’IMEC (Institut pour la mémoire de l’édition contemporaine). Un dossier sur la deuxième semaine de synthèse s’y trouve sans doute. Il éclairerait ce point. Nous n’avons malheureusement pas eu l’occasion de le consulter. Quoi qu’il en puisse avoir été, la publication chez Hermann

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coïncide avec le froid entre les deux professeurs au Collège de France, vers 1932, qu’a déploré l’historien dans sa correspondance avec son maître. 18. P. Langevin (dir.), Deuxième Semaine de synthèse : la relativité, op. cit. 19. L. Febvre, Le problème de l’incroyance au

XVIe siècle.

La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel,

coll. « Biblio. de synthèse historique », 1942, p. 157-158. 20. H. Berr, « Préface », Le problème de l’incroyance au XVIe siècle, op. cit., p. xxiii-xxiv. 21. Ibid., p. 384 22. L. Febvre (dir.), Encyclopédie française, t. I, L’outillage mental, Paris, Société de gestion de l’ Encyclopédie française/Larousse, 1937. 23. L. Febvre, « Propos d’initiation : vivre l’histoire », Mélanges d’histoire sociale, n° 3, 1943, p. 5-18. 24. L. Febvre, « Sur Einstein et sur l’histoire. Méditation de circonstance », Les Annales, n° 10-3, 1955, p. 305-312. 25. Voici bien le lieu de l’outillage mental, propre à un état de civilisation, comme l’écrivait l’historien en 1942. 26. Suit une esquisse d’histoire générale et contextuelle des sciences. 27. Paul Valéry, « La Crise de l’esprit », Nouvelle revue française, tome XIII, 1919, p. 321-337. 28. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. Les conférences de Paris, Marc de Launay (éd. et trad.), Paris, PUF, coll. « Épithémée », 1994. 29. Jean-Claude Perrot, « Histoire des sciences, histoire concrète de l’abstraction », dans Roger Guesnerie et François Hartog (dir.), Des sciences et des techniques : un débat, Paris, Éd. de l’EHESS, coll. « Cahiers des Annales, vol. 45 », 1998, p. 25-37. 30. É. Brian, « Portée du lexique halbwachsien de la mémoire », dans Maurice Halbwachs, La Topographie des évangiles en Terre sainte, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008, p. 113-146. 31. Charles Alunni, Spectres de Bachelard : Gaston Bachelard et l’école surrationaliste, Paris, Hermann, 2018.

AUTEUR ÉRIC BRIAN Historien des sciences et sociologue est Directeur d’études à L’École des hautes études en sciences sociales, il est le directeur de la Revue de Synthèse aujourd’hui publiée chez Brill.

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Relativité et relativisme Claudine Tiercelin

1

Contre toute évidence, nombre d’esprits s’obstinent encore à associer la théorie einsteinienne de la relativité à la défense d’une forme de relativisme au moins au double sens suivant : non content de rejoindre la pléiade de ceux pour qui la connaissance ne peut être que « relative au sujet connaissant », Einstein aurait accompli la prouesse de ne même plus en excepter la connaissance scientifique. C’est du moins ainsi qu’André Metz croit pouvoir présenter ce qu’il tient pour un injuste chef d’accusation, dans le fameux article de 1926 « Relativité et relativisme 1 », où il reproche en particulier à Henri Bergson, mais aussi à ceux qu’il range, non sans raison, sous la bannière des idéalistes, Léon Brunschvicg ou Édouard Le Roy, de ne pas voir que la position d’Einstein est bel et bien à l’opposé d’une telle conception, et que loin d’être un idéaliste relativiste, Einstein est en fait, un réaliste absolutiste.

2

Malgré certains raccourcis que les Bergsoniens notamment se sont empressés de noter, ce texte est intéressant à plus d’un titre : il montre assurément que la « relativité einsteinienne » est étrangère au relativisme sous la forme qu’on lui impute, mais il permet aussi de réfléchir à ce que peut avoir d’incohérent le relativisme comme tel, notamment si on l’entend comme un pur relativisme ou constructivisme des faits.

3

Après avoir brièvement rappelé les points forts de la lecture de Metz, qui mettent bien en évidence certaines raisons pour lesquelles on tend souvent encore à associer relativité et relativisme, et pas seulement Einstein à ces deux concepts, je présenterai les principaux ressorts du relativisme, puis ses difficultés, après quoi j’indiquerai quelques-unes des raisons pour lesquelles la théorie d’Einstein n’est pas coupable des accusations de relativisme qui lui ont été faites, avant d’indiquer pour finir, quelles implications je crois possible d’y trouver, sur le plan éthique, à rebours du relativisme ambiant et du cynisme qui, le plus souvent, l’accompagne.

4

Mais commençons, en relisant Metz, par tâcher de comprendre pourquoi on a pu et tend encore parfois à interpréter les réflexions d’Einstein sur la relativité et, plus généralement, la théorie de la relativité elle-même comme un « relativisme » :

5

On le fait tout d’abord, parce que, non sans raison, on associe Einstein au courant d’idées, foncièrement idéaliste, issu de la science moderne, et dont Metz note « la

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prédominance […] dans la philosophie contemporaine », qui, depuis Descartes et Kant, s’est « détourné de l’étude du monde et des objets extérieurs, considérés désormais comme inaccessibles ou même comme inexistants, et s’est orienté vers l’étude de l’esprit et de ses modifications, de la conscience et de ses “données immédiates” 2 ». « On a parfois donné, à juste titre, à ce mouvement d’idées et aux systèmes qui en découlent le nom de relativisme, observe Metz, parce que toute connaissance y est considérée comme relative au sujet connaissant » (je souligne). C’est là, du reste, « plutôt qu’une doctrine déterminée, une tendance générale, comportant une infinité de nuances différentes, depuis le scepticisme littéraire jusqu’au solipsisme, en passant par les ondoyantes formes diverses du pragmatisme : tous les systèmes peuvent se ranger sous le nom de relativisme, du moment qu’ils s’opposent à quelque philosophie plus dogmatique, du moment qu’ils contribuent à la destruction des illusions de l’absolu, si profondément chevillées, prend-il soin d’ajouter, dans l’esprit humain par la routine du sens commun3 ». 6

C’est donc, très généralement « à toutes les formes de la connaissance que s’applique l’action destructive du relativisme », dit Metz, à ceci près que, du moins jusqu’à une date récente, il semblait que « la science, cette reine de toutes les connaissances modernes, ait échappé à cette action ». Toutefois, « elle y échappait, il est vrai, grâce à un compromis, ou, si l’on veut, grâce à une vaste concession de principe faite par les théoriciens de la science aux relativistes et aux philosophes en général 4 ».

7

Ce compromis, on le connaît, c’est celui déjà proposé par Osiander à Copernic, et par Bellarmin à Galilée, raconté par Pierre Duhem dans « Sōzein ta phaïnomena 5 » : « la science, disait-on, ne s’occupe que de faits positifs, des faits expérimentaux ; elle cherche à les réunir par des liens qu’elle appelle lois, théories, principes… Mais elle ne prétend pas par là toucher le fond des choses6. » Compromis que l’on retrouve dans les différentes versions du pragmatisme, du positivisme, mais aussi du conventionalisme. Si le « langage précis, brutal parfois, des mathématiques, qu’elle est contrainte d’employer, peut faire illusion par son dogmatisme apparent », on sauve la mise, car il suffit de dire qu’il n’y a en réalité dans les grands principes de la physique que des conventions plus ou moins commodes... Ce dernier terme évoque les thèses célèbres de Henri Poincaré. Et ce que Poincaré disait ainsi des grands principes, M. Le Roy a été jusqu’à l’appliquer au fait scientifique lui-même en l’opposant au « fait brut ». Ainsi derrière les affirmations des « philosophes scientifiques », les savants pouvaient poursuivre en paix leur systématisation du monde, toujours plus mathématique et plus dogmatique... On raconte dans les romans d’aventure, poursuit Metz, que dans la brousse américaine les hommes qui vivent là-bas, chasseurs ou trappeurs, blancs et indigènes, lorsqu’ils veulent se défendre contre les incendies de forêts, sacrifient autour de leur campement une bande de terrain à laquelle ils mettent le feu – mais un feu prudemment surveillé – de manière que l’incendie venant ensuite rencontre là une zone déjà détruite où il ne peut plus mordre ; c’est ce qu’on appelle faire la part du feu. Il semble que par leurs affirmations de principe, Poincaré et Le Roy aient fait la « part du feu » autour de la science, de manière à permettre au dogmatisme mathématique de continuer à se développer malgré les progrès partout ailleurs irrésistibles du relativisme philosophique7.

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Or, où est « particulièrement visible » « l’absolu de la science physico-mathématique, qui caractérise celle-ci depuis qu’elle existe » ? Dans « les principes du système de Newton […] à la base de la mécanique rationnelle, qui elle-même a servi pendant longtemps de modèle étroitement suivi pour toutes les branches de la physique moderne8 », et qui « part, comme on sait, des notions d’espace euclidien et de temps

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universel, considérées comme données d’une façon absolue par la nature même de la réalité extérieure ; l’un et l’autre y sont considérés comme logiquement antérieurs à ce qu’ils contiennent ; les objets se placent dans l’espace et les événements s’inscrivent dans le temps en occupant une partie de celui-ci ou de celui-là ». Tout en « ayant mis en évidence de façon péremptoire les difficultés philosophiques de cette théorie », et étant conduit, pour préserver l’apodicticité des principes de la géométrie euclidienne de la mécanique newtonienne, à la notion des formes a priori de la sensibilité, Kant a continué à préserver « la “part du feu” en faveur des principes de la science physicomathématique9 ». D’où le sens révolutionnaire et dévastateur que pouvait avoir d’emblée pour ses contemporains la théorie de la relativité d’Einstein : Or voici qu’une théorie nouvelle a surgi depuis quelques années, partant de résultats expérimentaux qu’elle prétend interpréter suivant les méthodes classiques de la science, et cette théorie, en deux étapes rapidement franchies, a successivement affirmé l’abandon nécessaire de la notion de temps universel, puis l’abandon de celle d’espace euclidien. Ce système nouveau a justement pris le nom de théorie de la Relativité. Il semble donc, malgré les efforts des philosophes de la science depuis Kant jusqu’à Poincaré et Le Roy en passant par Auguste Comte, malgré la part du feu qu’ils avaient faite largement pour séparer la science du relativisme envahissant, il semble que l’incendie ait fini par gagner le domaine qu’on avait réussi à protéger jusque-là, celui des principes intrinsèques de la science physico-mathématique. Et c’est bien ainsi que l’ont interprété la plupart des philosophes contemporains, qui ont salué dans l’avènement des théories d’Einstein l’embrasement général de la science par la tendance philosophique relativiste. Ce qu’ils ont vu surtout dans le système nouveau, c’est que l’espace et le temps y sont considérés, non plus comme des données absolues a priori données par la nature de la réalité extérieure, d’après Newton, ou par celle de l’esprit lui-même, d’après Kant, – mais comme dépendant de la mesure faite par l’homme10. 9

Telle est bien l’interprétation de la révolution einsteinienne par Léon Brunschvicg, dans L’Expérience humaine et la causalité physique : « Ce à quoi les faits ont conduit M. Einstein […] ce qui demeurera dans la pensée humaine, c’est une conception générale de la mesure. Tout le monde sans doute reconnaissait que la mesure est un moyen pour mettre en évidence le cours intrinsèque des choses. Néanmoins la détermination des moyens était érigée en moment séparé qui se suffisait à lui-même préalablement à son application, qui devenait une sorte de fin en soi ; de sorte que pour étayer la validité du procédé de mesure, il fallait se tourner vers un monde de concepts ou de préconcepts, comme celui que Newton définit au début des Principes, ne lui laissant d’autre alternative que de résider en Dieu ou de s’effondrer dans le vide. De cette alternative à laquelle sont liées les oscillations de la philosophie scientifique à la fin du XIXe siècle, M. Einstein nous a définitivement délivrés, parce qu’il a su orienter la définition de la mesure vers la réalité à mesurer et définir cette réalité en fonction même de l’instrument de mesure11. »

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Dans la même veine, Brunschvicg écrit encore que, dans la théorie de la relativité, « le temps naît du moment où il est mesuré12 » et « l’espace n’est pas antérieur à la mesure, il naît de la mesure13 ». Et Metz, dont la cible est au moins autant que Brunschvicg, Bergson, de s’empresser de noter que ce dernier, « dans le livre qu’il a consacré spécialement à l’étude de la théorie d’Einstein, s’exprime d’une façon analogue : “Le principe même de la théorie de la relativité… est de ne jamais rien supposer au-delà de ce qui est actuellement constaté et de la mesure effectivement prise 14.” »

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Toute l’argumentation de Metz sera alors de montrer premièrement, que « le livre entier de M. Bergson, Durée et Simultanéité, est consacré à une thèse qui est tout à l’opposé de celles des physiciens relativistes, et qui n’est autre que le rétablissement de la notion de temps absolu », deuxièmement, que ce faisant, Bergson, fait « constamment appel […] à des notions qui sont celles de l’ancienne mécanique et qui sont formellement répudiées par la nouvelle, comme c’est le cas de la vision instantanée à distance 15 », alors que « d’après la théorie d’Einstein, non seulement toute vision de ce genre est impossible, mais encore cette impossibilité tient à la nature même des choses, de sorte qu’en l’introduisant, même par la pensée, dans un raisonnement, on affecte ce raisonnement d’un vice fondamental16 ». Il s’agit en troisième lieu, et plus généralement, de montrer qu’une telle lecture constitue « une interprétation particulière de la théorie de la Relativité17 », qui, en particulier, ne tient aucun compte : premièrement, des « faits physiques » sur lesquels « MM. Lorentz, Einstein et leurs disciples ont basé leur système18 », alors que « ce sont des expériences qui ont conduit les théoriciens à le construire pour sauver les phénomènes ; ce sont des expériences qui, après coup, l’ont vérifié » et que « [c]e monument mathématique aux proportions colossales n’aurait aucune raison d’être s’il ne rejoignait pas de tous côtés les faits – faits observés et non imaginés – s’il ne les comprenait pas dans sa construction même, étroitement cimentés aux autres pierres de l’édifice19. » Mais qui ne tient pas compte, deuxièmement, du fait qu’il n’y a pas lieu, comme le pense Bergson, de distinguer le temps « ralenti » et réel, bref, le « temps » des philosophes, et le temps, lui « fictif » des physiciens, qui n’est pas le « temps réellement écoulé20 », ni davantage, de « distinguer deux espèces de simultanéité », celle qui serait « intérieure aux événements » et qui ne se règle « pas sur des réglages d’horloge », mais « exprime quelque chose du système lui-même », laquelle serait, selon Bergson « absolue », et celle, « changeante, relative, fictive » du « physicien », qui, elle, serait « plaquée sur les événements par un observateur extérieur ».

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Par où l’on voit qu’« éclate l’opposition entre le point de vue de M. Bergson et celui de M. Einstein », pour qui « il n’y a pas de simultanéité pour ce qui se passe en des endroits distincts les uns des autres dans l’espace si l’on ne précise pas le système de référence choisi », là où « pour M. Bergson, au contraire, il existe une simultanéité “intérieure aux événements” et “absolue” ». Mais l’on voit aussi, selon Metz, que « M. Bergson est retombé dans l’absolu beaucoup plus profondément encore21... »

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La conclusion s’impose : « Les deux relativités, celle des physiciens et celle de MM. Bergson et Brunschvicg, conduisent donc à des divergences irréductibles lorsqu’il s’agit de l’application à des phénomènes physiques22 ». D’où la conclusion de Metz : Relativité, relativisme... Les mots ont une valeur magique. Le nom de la théorie nouvelle, qui est justifié par des raisons historiques et scientifiques respectables, a pu faire illusion à beaucoup. Il ne doit pas nous faire oublier la signification profonde de toute science, qui comme telle est une recherche de l’absolu ; nous avons vu d’ailleurs que la théorie d’Einstein, bien loin de marquer un recul à ce point de vue sur les systèmes antérieurs, affirme l’absolu des lois de la nature à un degré qui n’avait pas été atteint jusqu’alors23.

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Plutôt que de se demander si Metz voit juste dans sa critique des thèses de Bergson que l’on a depuis (et lui le premier, par plusieurs échanges) tenté de sauver en montrant que, à la différence d’Einstein et de son supposé mépris pour la métaphysique (« il n’y a donc pas un temps des philosophes ; il n’y a qu’un temps psychologique différent du temps du physicien24 »), Bergson se placerait lui, sur le plan – dès lors supposément

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différent, voire antithétique – de la métaphysique25, et avant encore de se demander si Metz a raison ou non dans son analyse, appliquée cette fois à Einstein, sa lecture a le mérite de montrer pourquoi et comment le relativisme est souvent associé à diverses formes d’idéalisme, de conventionalisme, de pragmatisme, de positivisme, et aussi de scepticisme. Mais pour mieux comprendre en quoi cette lecture se justifie, il convient de préciser ce que ce concept même de « relativisme » recouvre et s’il est même tout simplement cohérent. 15

Relativisme est un terme qui désigne toute une famille de doctrines, selon le domaine auquel il s’applique (ontologique, linguistique, moral, esthétique, culturel, social, etc.) et le degré aussi qu’on veut bien lui donner : concerne-t-il les faits, la justification de nos croyances, nos raisons épistémiques, morales, esthétiques ? La seule introduction d’un quelconque paramètre de relativité engage-t-elle ou non à une position relativiste ? Selon les cas, le relativisme peut apparaître comme tout bonnement incohérent, ou comme absolument inévitable sans que cela s’accompagne nécessairement d’un rejet de l’idée même de connaissance ni même de la valeur que cette dernière pourrait avoir. Ainsi, selon cette dernière acception du concept, un relativiste, dit-on, peut admettre que différentes cultures et communautés épousent des valeurs esthétiques, morales ou épistémiques différentes, n’ayant de sens que relativement à telle culture ou communauté, sans pour cela accorder le contextualisme épistémique intégral que défend par exemple Richard Rorty, et encore moins des formes radicales de constructivisme social. Un relativiste peut encore partager, par exemple, les thèses quiniennes (relativité de l’ontologie, inscrutabilité de la référence, indétermination de la traduction), celle de la relativité linguistique de Benjamin L. Whorf, ou encore l’argument de la relativité conceptuelle de Hilary Putnam (il ne peut y avoir d’engagements métaphysiques qui ne soient relatifs au langage ; la signification et la référence sont relatifs à certains schèmes conceptuels ou linguistiques), ou encore la thèse de l’incommensurabilité des paradigmes de Thomas S. Kuhn, sans être obligé d’admettre que la seule option possible soit alors de défendre une forme d’irréalisme pluraliste dans le style que propose par exemple un Nelson Goodman. Soit. Mais tout le défi est alors pour lui de se frayer un chemin entre ces précipices sans jeter forcément le bébé avec l’eau du bain.

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Rappelons d’abord pourquoi, bien qu’il faille les distinguer, relativité, relativisme et scepticisme, vont si souvent de pair. Un examen rapide des dix modes ou tropes de Sextus Empiricus – le sens qu’y revêt notamment le mode du relatif – permet de voir pourquoi il ne faut pas conclure trop vite que relatif et relativité conduisent au relativisme. Le premier [mode] nous dit Sextus, se fait d’après la variété des animaux, le deuxième d’après la différence entre les humains, le troisième d’après les différentes constitutions des organes des sens, le quatrième d’après les circonstances extérieures, le cinquième d’après les positions, les distances et les lieux, le sixième d’après les mélanges, le septième d’après la quantité et la constitution des objets, le huitième d’après le relatif, le neuvième d’après le caractère continu ou rare des rencontres, le dixième d’après les modes de vie, les coutumes, les lois, les croyances aux mythes et les suppositions dogmatiques 26.

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Sextus Empiricus classe ces dix modes de manière hiérarchique, en les subordonnant à trois autres modes, eux-mêmes subordonnés au relatif : le relatif, 1) d’après ce qui juge, 2) d’après ce qui est jugé, 3) d’après les deux précédents. Ceci donne : A) d’après ce qui juge : 1) d’après la variété des animaux ; 2) d’après la différence entre les humains ;

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3) d’après les différentes constitutions des organes des sens ; 4) d’après les circonstances extérieures) ; B) d’après ce qui est jugé : 7) d’après la quantité et la constitution des objets ; 10) d’après les modes de vie) ; C) d’après les deux précédents. 5) d’après les positions, les distances et les lieux ; 6) d’après les mélanges ; 8) relatif ; 9) d’après le caractère continu ou rare des rencontres. 18

L’argumentation générale repose bien sur la relativité au sens où l’on procède à un jeu de remplacement des variables. Ainsi, dans le premier mode, on remplacera les variables par deux espèces animales : l’huile d’olive est bonne pour les hommes, mais mauvaise pour les abeilles ; dans le second, les variables seront différentes personnes : le soleil est bon pour moi, mais insupportable pour mon voisin ; dans le troisième, remplaçons les mêmes variables par différents organes sensoriels : une image peut présenter des reliefs à l’œil, mais pas au toucher, etc. Cette argumentation générale repose, on le voit, sur le huitième mode, celui de la relativité, qui est comme présupposé par tous les autres, et subordonné à trois modes supplémentaires : celui du sujet qui juge, celui de l’objet jugé et celui combinant les deux précédents. Mais les dix modes ne conduisent pas au relativisme. Lorsque Sextus affirme, à l’occasion du huitième mode, que tout est relatif, il veut dire que tout est apparemment relatif. Sextus avertit qu’« ici comme ailleurs nous utilisons approximativement “est” à la place de “paraît”, voulant signifier par-là : “toute chose paraît relative” ». Le relativisme n’est pas non plus synonyme de scepticisme. Là où le sceptique suspend son jugement, le relativiste, lui, prétend au savoir. La nature des choses, qui est opaque au sceptique, est la lucidité ellemême aux yeux du relativiste27. Toutefois, sceptiques et relativistes ont en commun de rejeter l’idée d’une réalité objective, d’une vérité à connaître. Or ont-ils, l’un comme l’autre, tort ou raison ? Comme l’a bien analysé Paul Boghossian, celui qui s’oppose au relativisme ne nie pas « que la quête de connaissance puisse manifester une forte dimension sociale », par exemple, « que la connaissance est souvent produite collectivement par des membres d’un même groupe social, et que certains faits contingents relatifs à ce groupe peuvent expliquer pourquoi ses membres se sont tournés vers certains problèmes de préférence à d’autres28 ». Il ne nie pas non plus que « les membres d’un groupe de chercheurs puissent avoir certaines valeurs politiques ou sociales, ni que ces valeurs puissent avoir une influence sur la façon dont ils conduisent leurs travaux, sur les observations qu’ils font ou sur la façon dont ils interprètent les données recueillies29 ». En revanche, il insiste sur l’indépendance de la connaissance à l’égard des circonstances sociales contingentes et affirme, premièrement, que « de nombreux faits concernant le monde sont indépendants de nous, et donc indépendants de nos valeurs et intérêts sociaux. Le fait par exemple que les dinosaures ont jadis peuplé la terre n’est pas dépendant de nous : c’est un fait naturel qui n’a pas eu besoin de nous pour exister30 » ; deuxièmement, que ce qui est visé est moins la vérité que les justifications qui sont les nôtres à croire que quelque chose est vrai. Que nous ayons découvert une preuve de l’existence des dinosaures n’est peut-être pas indépendant de notre environnement social, mais qu’il s’agisse d’une preuve en faveur de cette hypothèse l’est31. En troisième lieu, contester le relativisme, c’est aussi se faire une certaine idée du « rôle que jouent nos raisons épistémiques pour expliquer pourquoi nous croyons ce que nous croyons ». Ainsi, « être confrontés à des preuves empiriques qui justifient la croyance qu’il y a eu des dinosaures peut, dans certains cas, expliquer à soi seul pourquoi nous croyons qu’il y a eu des dinosaures. Il n’est pas toujours nécessaire d’invoquer d’autres facteurs, et en particulier, d’invoquer nos valeurs et intérêts sociaux

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contingents32. » L’adversaire du relativiste oppose donc à ce dernier un objectivisme portant sur les faits, la justification, et l’explication rationnelle. 19

Attardons-nous sur la première caractérisation, laquelle est en un sens la plus radicale, la plus contre intuitive, et pourtant, à bien des égards, la plus influente 33 : pourquoi l’idée même d’un relativisme intégral (ou constructivisme) des faits (qui suppose donc que tout est construit) est-elle incohérente ? Tout simplement, parce que le monde ne nous a pas attendus pour exister et que de nombreux faits ont existé avant nous. Mais cette thèse, dans certaines de ces versions, affirme plus subtilement que nous construisons un fait parce que nous acceptons une façon de parler ou de penser qui décrit ce fait (c’est ce que suggère par exemple Nelson Goodman dans Ways of Worldmaking34). En d’autres termes, pour parler cette fois comme Richard Rorty, il n’y a pas de façon dont est le monde qui soit indépendante d’une description, en dehors de toute description. À quoi l’on peut répondre : sans doute. Certains faits dépendent de leur description ou de l’esprit : il ne pourrait y avoir d’argent, ni de baignoire, de prêtre ou d’homosexuel si personne n’était ou n’avait été disposé à un moment à les décrire de la sorte. Mais, d’une part, cela n’est pas nécessairement vrai de tous les faits (montagnes, dinosaures, électrons), et d’autre part, la relativité sociale des descriptions est une chose, le constructivisme des faits en est une autre. Putnam, certes, propose une version subtile, celle de la « relativité de l’analyse conceptuelle 35 », qui lui fait dire qu’il n’y a pas de façon dont sont les choses en elles-mêmes indépendamment du choix d’un schème conceptuel, et qu’il peut y avoir plusieurs descriptions également vraies du monde ou d’une certaine de ses parties, dès lors qu’elles sont cohérentes, même si, de fait, elles impliquent des notions d’objet distinctes. Ainsi, selon Putnam, on peut parler de huit personnes ou de quatre couples. Mais pour qu’un objectiviste ne trouve rien à y redire, il sera bien obligé d’admettre qu’il existe des « faits de base », une sorte de « pâte primitive » [dough] du monde, s’il veut pouvoir opérer sur elle 36.

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Aussi bien donc pour des raisons touchant à la causalité (il n’y a pas de causalité à rebours (backward causation), que pour des raisons de compétence conceptuelle (cela fait partie du concept de dinosaure qu’il n’a pas été construit par nous), ou de violation du principe de non-contradiction (puisqu’on affirme que nécessairement, ce n’est pas à la fois le cas que p et que non-p ; ou encore, dès lors que les constructions sont tenues pour contingentes, comment comprendre qu’on puisse construire simultanément des faits logiquement ou métaphysiquement incompatibles ?), le relativisme des faits est impossible à soutenir. Sans doute relativiser les faits à une théorie permet-il d’éviter certains problèmes. Ainsi on dira qu’il n’y a pas de faits absolus de forme p et que si nos jugements factuels doivent avoir une chance d’être vrais, il ne faut pas interpréter les énoncés de la forme p comme exprimant l’affirmation p, mais comme affirmant plutôt ceci : « selon une théorie T, que nous acceptons, p », en nous appuyant donc sur le pluralisme des faits suivants : « Il y a de nombreuses théories alternatives pour décrire le monde, mais il n’y a pas de faits en vertu desquels l’une serait plus fidèle qu’une autre à la façon dont les choses sont en elles-mêmes37 ». Mais si une telle formulation peut sembler cohérente, appliquée à tel ou tel relativisme local (moral, esthétique, culturel), elle devient absurde, dès qu’on la généralise. En effet, tout relativiste a besoin de présupposer l’existence d’au moins quelques vérités absolues ; or il affirme qu’il n’y en a aucune. Il se trouve donc face à un dilemme insurmontable : ou bien il cesse d’être relativiste, ou bien il perd toute intelligibilité38. Nous n’avons donc d’autre choix que de reconnaître qu’il doit exister des faits objectifs, indépendants de l’esprit.

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Sans doute cela ne nous dit-il rien sur ce qu’ils sont, ni, quels sont, parmi les faits qui existent, ceux qui sont indépendants de l’esprit et ceux qui ne le sont pas. Mais l’essentiel est acquis. Le relativiste ne nous a pas non plus donné de sérieuses raisons de penser que nous avions tort de considérer qu’il y a autour de nous certains faits (des dinosaures, des girafes ou des montagnes. « Le monde est le monde tout simplement 39 », finit du reste par admettre Putnam en évoluant dans son réalisme). Dans une très large mesure, le monde extérieur est ce qu’il est, indépendamment de nous et de ce que nous en faisons40.

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Sans doute, pour être complet, faudrait-il aussi s’attarder sur le relativisme épistémique 41, touchant cette fois à la question des critères dont nous disposons ou non pour justifier nos croyances, car c’est peut-être là que l’argument relativiste revêt quelque force (notamment sous la forme de l’argument dit « renforcé » en faveur du « pluralisme », ou sous la forme de l’argument selon lequel les systèmes épistémiques ne seraient ni vrais ni faux, mais seraient des impératifs). Même dans ce cas, pourtant, on pourrait montrer que le relativisme ne résiste pas à l’examen, notamment parce qu’il repose sur des ambiguïtés dont on peut mesurer les effets, en particulier, dans la question du désaccord42.

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Après ce sommaire éventail de certains des écueils propres au relativisme, tâchons de voir si, oui ou non, la théorie de la relativité d’Einstein est coupable des vices relativistes qu’on a pu lui prêter.

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On mesure à quel point il existe au moins un sens du relativisme dont on peut être sûr qu’Einstein n’épouserait pas : celui qui consisterait à croire que tout dans la réalité est le fruit d’une construction. Il suffit de citer ce passage où l’on voit Einstein ironiser sur la manière dont on peut raconter les faits de plusieurs manières et comment la presse, par le biais du storytellling, peut être amenée à faire dire à une personne qu’elle interroge l’exact opposé de ce qu’elle a dit : Si, publiquement, on vous demande une justification pour tout ce que vous avez déclaré, même en plaisantant, dans un moment d’humeur capricieuse ou de dépit momentané, c’est en général, désagréable, mais après tout normal. Mais si, publiquement, on vous demande une justification pour ce que d’autres ont déclaré en votre propre nom, sans que l’on puisse l’interdire, alors votre situation se découvre pitoyable ? « Qui serait donc tant à plaindre ? » interrogez-vous. En fait, tout homme dont la popularité suffit à justifier la visite des interviewers ! Vous restez sceptiques ! J’ai tellement d’expérience à ce sujet que je n’hésite pas à vous la livrer. Imaginez, un matin, un reporter vous rend visite et vous prie aimablement de donner votre opinion sur votre ami N. Vous vous sentez d’abord comme irrité devant une telle prétention. Mais vous réalisez vite qu’il n’existe aucune échappatoire. Car si vous refusez une réponse, cela donnera ceci : « J’ai interrogé l’homme qui passe pour le meilleur ami de N. mais il s’est prudemment récusé. » De cette attitude, le lecteur tirera d’inévitables conclusions. Alors, puisqu’il n’existe aucune échappatoire, vous déclarez : « N. a un caractère gai, franc, aimé de tous ses amis. Il sait voir le bon côté de chaque situation. Il peut prendre des responsabilités et arrive à les réaliser sans restriction de temps. Son métier le passionne, mais il aime sa famille et donne à sa femme tout ce qu’il a… » Cela donnera : « N. ne prend rien trop au sérieux. Il possède le rare talent de se faire aimer de tous, et il s’y ingénie par un comportement exubérant et flatteur. Mais il est tellement esclave de son métier qu’il ne peut réfléchir à des sujets personnels ou s’intéresser à des questions étrangères à sa recherche. Il gâte sa femme outre mesure, esclave aboulique de ses désirs… »

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Un véritable professionnel du reportage dirait même tout cela dans un style encore plus percutant. Mais pour vous et votre ami N. c’est hélas suffisant. Car le lendemain, dans le journal, N. lit cela et d’autres phrases du même genre et sa colère contre vous éclate, illimitée, malgré son caractère gai et franc. L’offense qu’on lui a faite vous bouleverse profondément, car vous aimez réellement votre ami. Eh bien, mon ami, que faites-vous, dans cette situation ? Si vous découvrez une méthode, je vous en supplie, communiquez-la moi pour que je puisse l’appliquer immédiatement43. 25

Mais il est encore plus facile de montrer, évidemment, s’agissant de la théorie de la relativité, et Metz n’a aucun mal, naturellement, à le faire, pourquoi elle est tout le contraire du relativisme : ce que Metz met en valeur dans son texte est bien connu des physiciens. Il s’agit non pas de relativisme mais de « perspectivisme », comme Françoise Balibar n’a cessé de souligner44 : « L’idée de relativité – nous n’avons cessé de le répéter au cours de ce livre – se résume en une recherche de points de vue équivalents ». Et elle note au passage que « dans une conversation privée avec l’un de ses collègues, Einstein a proposé de remplacer les termes de théorie de la relativité par Standpunktslehre [théorie du point de vue] ». Idée du reste qui n’est pas propre à Einstein, et que l’on trouve déjà chez Galilée, comme chez Newton et qui repose sur le postulat « selon lequel les lois de la physique sont invariantes pour un certain nombre d’opérations (on parle encore de “transformations”)45 ». Et « l’invariance dont il s’agit porte sur les relations entre grandeurs physiques (ce que l’on appelle les “lois” physiques) et non sur les valeurs de ces grandeurs elles-mêmes. Lors des transformations mentionnées plus haut, les valeurs des grandeurs physiques peuvent très bien changer (il est même rare qu’elles restent invariantes) ; mais les relations entre ces grandeurs doivent rester invariantes46. » C’est du reste « dans la découverte de cette invariance entre grandeurs relatives que réside la nouveauté de l’œuvre de Galilée-Newton 47 », contrainte forte avec laquelle, naturellement, Einstein n’a aucunement l’intention de rompre. « Le principe de relativité n’est qu’une exigence d’invariance parmi d’autres […] l’une de ces “superlois” auxquelles les lois de la physique sont soumises 48. » Ainsi l’idée de relativité débouche-t-elle finalement sur une recherche de grandeurs invariantes qui structurent l’espace-temps. Si l’on ajoute à cela que l’idée de relativité se résume en une recherche de relations invariantes, on voit que le nom « relativité » est bien mal venu. Le but de toute théorie de la relativité est, comme le faisait déjà remarquer Sommerfeld, la recherche de ce qui n’est pas relatif, de l’absolu en quelque sorte49.

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De même, ce que montre l’analyse de la notion de « transformation de coordonnées 50 » et ce qu’elle implique, comme le souligne Metz, c’est que « l’objet dont on prend les coordonnées préexiste aux systèmes d’axes qui permettent de le repérer ; une fois ce repérage exécuté par rapport à l’un des systèmes donnés et traduit par les nombres qui sont les coordonnées, d’autres repérages s’en déduisent mathématiquement, pourvu qu’au milieu des modifications des systèmes l’objet reste ce qu’il était 51 ». Il est notamment important de noter aussi que, contrairement à la lecture qu’en proposent les idéalistes, l’observateur n’intervient pas du tout dans le processus.

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Commentant l’exemple qu’il a pris d’un livre que l’on déplace, dans son étude d’un problème-type de changement de coordonnées, Metz fait observer que l’on aurait pu : pour la commodité du discours, parler d’un observateur humain qui aurait, par exemple, commencé par se placer en face du livre et aurait ensuite changé d’orientation en même temps que les instruments de mesure. Nous aurions dit, dans ce cas, que la longueur relative est la dimension lue sur le pied à coulisse

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parallèle à la ligne des yeux de l’observateur, et la largeur relative la dimension lue sur le pied à coulisse placé perpendiculairement à cette ligne (ou inversement : peu importe). Mais cette manière de présenter les choses, excellente sans doute pour un livre de vulgarisation, risquerait fort de tromper complètement un philosophe habitué à rechercher et à discerner partout l’influence du sujet pensant sur les représentations des objets : on arriverait peut-être en effet à faire croire à ce philosophe que c’est l’orientation même de l’observateur qui l’empêche de lire les mêmes nombres dans les différentes positions qu’il peut prendre autour de l’objet à mesurer. Or ce n’est pas l’orientation de l’observateur qui intervient, c’est celle des axes de coordonnées ; et l’observateur, quelle que soit son orientation, lira toujours, pour chaque position des instruments, des nombres qui ne dépendront que de cette position et non de la sienne propre. Nous pouvons donc définir avec précision ce que nous appelons longueur relative à une orientation donnée, largeur relative à une orientation donnée, ces expressions se rapportant à des propriétés de l’objet (le livre) ou mieux à des rapports entre l’objet et les directions choisies, mais non à des propriétés du sujet ou à des rapports entre l’un et l’autre. Cette remarque est extrêmement importante parce qu’elle permet de dissiper une confusion du même genre qui a été commise fréquemment dans l’interprétation de la Relativité 52. 28

D’où la conclusion décidément réaliste qu’il faut tirer de cela « au sujet de la signification philosophique de la mesure dans l’esprit du physicien ». Pour celui-ci, en effet, nous aurions pu ne pas mesurer le livre, ses dimensions, relatives à chaque orientation, donnée ou possible, n’en auraient pas moins existé. Le savant, lorsqu’il fait de la science, croit fermement à la réalité du monde extérieur et particulièrement des choses introduites par la science 53.

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Pour le savant, donc, les choses comme le « courant » existent par elles-mêmes, en dehors de leur constatation ou de leur mesure par qui que ce soit. Einstein, conclut Metz, est donc au rebours des « conceptions “relativistes” des deux philosophes [Brunschvicg et Bergson] » qui « voient, dans la théorie nouvelle, le réel dépendant de la mesure et même, en quelque sorte, créé par la mesure. M. Bergson va même un peu plus loin lorsqu’il dit : “C’est bien dans la direction idéaliste, croyons-nous, qu’il faudrait orienter cette physique si l’on voulait l’ériger en philosophie 54”. » À l’inverse, « la théorie d’Einstein, bien loin d’affirmer la relativité de la connaissance scientifique à l’esprit du sujet connaissant, pousse au contraire l’affirmation de l’absolu de la nature bien au-delà de ce qu’avaient posé les théories antérieures55 ».

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J’ai souligné pour commencer la place énorme qu’occupe aujourd’hui encore le relativisme, sous de multiples formes. J’ai indiqué, au passage, les risques d’idéalisme ou de scepticisme qu’il induit, si on le pousse jusqu’à une forme exacerbée de constructivisme intégral des faits. Ses implications éthiques désastreuses, notamment, par le cynisme qui va le plus souvent de pair avec le relativisme (comme souvent aussi avec le scepticisme), sont sûrement des aspects auxquels Einstein, a fortiori dans le contexte historique calamiteux qui était le sien, ne pouvait manquer d’être sensible.

31

Je n’ai pas le temps de montrer ici, pourquoi et comment, une approche réaliste, scientifique et métaphysique, qui reste donc simultanément soucieuse de la science et farouchement opposée au positivisme scientiste (auxquels certains métaphysiciens accusent parfois à tort Einstein de succomber) est, en effet, comme semble l’indiquer Einstein, à de nombreuses reprises et sous diverses formes, l’un des moyens les plus sûrs de contourner, de vaincre même le relativiste56. Mais il me semble qu’on peut en distinguer aussi, chez Einstein, plusieurs signes : dans son souci, par exemple, de caractériser la théorie de la relativité comme une théorie des principes plutôt que comme une théorie constructive57, dans son souhait de trouver les fondements de la

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théorie, dans sa recherche de la simplicité et de l’unité, couplée à un sens aigu de la modestie58, qui doit accompagner en toute circonstance le scientifique 59, dont le sens de « l’absolu » ou de ce qu’il appelle parfois la « religiosité cosmique 60 » a plus à voir avec la capacité de l’étonnement qu’avec l’adhésion à proprement parler à telle ou telle « religion », ou encore, comme le montre son analyse subtile de Russell, avec l’adhésion béate aussi bien à un « réalisme », « simplet » ou « naïf », qu’à une forme exacerbée de « réalisme métaphysique », qui ne laisserait aucune place au rôle, à la créativité de l’esprit dans la constitution même de la science. Même si, comme je le crois, on peut trouver d’autres arguments pour contrer des positions de ce genre, il est clair que pour Einstein, le kantisme était déjà, un garde-fou suffisant. 32

Enfin, j’ai aussi suggéré que, si le relativisme entendu comme un constructivisme des faits est tout bonnement incohérent et indéfendable, il est d’autres formes moins extrêmes, notamment dans le domaine de l’éthique ou de l’esthétique, qui peuvent constituer une version un peu plus acceptable, sans nous faire sombrer dans un relativisme culturaliste ou historiciste échevelé où les notions classiques de vérité, de justification ou de connaissance auraient perdu toute raison d’être, sans nous offrir vraiment de solution de rechange satisfaisante.

33

Il me semble que c’est un peu une suggestion de ce genre à laquelle nous convie, non sans ironie, Einstein, si attentif à la nécessité de poursuivre le progrès moral de l’existence sociale et individuelle, qu’il ne concevait pas en dehors de la défense ferme de certains idéaux, au premier rang desquels l’idéal capable de réunir les hommes, l’idéal républicain61, et c’est donc par ce texte que je souhaiterais conclure.

34

Dans la remarque additionnelle au fameux texte « Qu’est-ce que la théorie de la relativité, » parue le 28 novembre 1919 dans le London Times, Einstein écrivit ceci : Quelques-unes des affirmations de votre journal concernant ma vie et ma personne doivent leur origine à la vive imagination de l’auteur. Voici encore une autre application du principe de relativité qui ne sera pas pour déplaire au lecteur : aujourd’hui, on me qualifie en Allemagne de « savant allemand » et en Angleterre de « juif suisse ». Si le destin voulait que je sois un jour signalé comme une bête noire [en français dans le texte], il faudrait au contraire, que je devienne un « juif suisse » pour les Allemands et un « savant allemand » pour les Anglais 62.

NOTES 1. André Metz, « Relativité et relativisme », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 101, 1926, p. 63-87. 2. Ibid., p. 63. 3. Ibid. 4. Ibid. 5. Pierre Duhem, Sōzein ta phaïnomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Paris, Vrin, coll. « Mathesis », 1989. 6. A. Metz, « Relativité et relativisme », op. cit., p. 64. 7. Ibid., p. 64.

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8. Ibid. 9. Ibid., p. 64-65. 10. Ibid., p. 65-66. 11. Léon Brunschvicg, L’Expérience humaine et la causalité physique, Paris, Félix Alcan, 1922, p. 555, cité dans Metz, « Relativité et relativisme », art. cit., p. 66. 12. Ibid., p. 410, cité dans A. Metz, « Relativité et relativisme », art. cit., p. 66. 13. Ibid., p. 430, cité dans A. Metz, « Relativité et relativisme », art. cit., p. 66. 14. H. Bergson, Durée et Simultanéité. À propos de la théorie de la relativité d’Einstein, Paris, Félix Alcan, 1922, note p. 117, cité dans A. Metz, « Relativité et relativisme », art. cit., p. 66. 15. H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 122, p. 126, p. 142 et p. 153, cité dans A. Metz, « Relativité et relativisme », art. cit., p. 67. 16. Ibid. 17. Ibid. 18. Ibid., p. 69. 19. Ibid. 20. Ibid., p. 68. 21. Ibid., p. 70. 22. Ibid., p. 71. 23. Ibid., p. 87. 24. Bulletin de la Société française de philosophie, t. XXII, 1922, p. 113. 25. Voir chapitres 2, 3 et 6 dans ce volume. 26. Esquisses Pyrrhoniennes, livre I, 14, 36-37, trad. P. Pellegrin (notons que ces tropes sont également exposés par Diogène Laërce [IX, 79] dans un ordre différent.) Voir « Nous n’avons recours à cet ordre que conventionnellement. Au-dessus de ceux-ci il y a trois modes : celui d’après ce qui juge, celui d’après ce qui est jugé, celui qui vient des deux. Sous celui d’après ce qui juge tombent les quatre premiers – car ce qui juge est soit un animal, soit un humain, soit un sens et il se trouve dans des circonstances déterminées –, à celui qui provient de ce qui est jugé se ramènent le septième et le dixième, à celui qui est composé des deux se ramènent le cinquième, le sixième, le huitième et le neuvième. », Esquisses Pyrrhoniennes, livre I, 14, 38, op. cit., p. 77). 27. Voir Julia Annas et Johnathan Barnes (dir.), The Modes of Scepticism. Ancient Texts and Modern Interpretations, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1985, p. 97-98. 28. Paul Boghossian, Fear of Knowledge. Against Relativism and Constructivism, Oxford, Oxford Univ. Press, 2006, trad. O. Deroy, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009, p. 25. 29. Ibid. 30. Ibid., p. 26. 31. Ibid. 32. Ibid., p. 26-27. 33. Ibid., p. 33 et sq. 34. N. Goodman, Ways of Worldmaking, Indianapolis, Hackett, 1978. 35. Voir Hilary Putnam, Le Réalisme à visage humain [ Realism with a Human Face, 1990], trad. C. Tiercelin, Paris, Seuil, 1994, p. 241. 36. Ibid., p. 47. 37. Ibid., p. 65. 38. Ibid., p. 65. 39. In P. Clarke et B. Hales (dir.), Reading Putnam, Oxford, Blackwell, 1994, p. 242. J’ai analysé en détail les arguments de Putnam contre le relativisme et en faveur de la relativité conceptuelle, indissociables de sa position sur le réalisme, dans Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste, PUF, 2002. Voir sur ce point précis, le chapitre 3. Ouvrage épuisé et en ligne : https:// books.openedition.org/cdf/2026?lang=fr

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40. P. Boghossian, La Peur du savoir, op. cit., p. 71. 41. Voir P. Boghossian, La Peur du savoir, op. cit., chap. V. 42. Ibid., p. 137. 43. A. Einstein, Comment je vois le monde, Paris, Champs-Flammarion, coll. « Champs-Sciences », 1979, p. 44-45. 44. Voir Françoise Balibar, Galilée, Newton, lus par Einstein. Espace et relativité, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1984. 45. Ibid., p. 119. 46. Ibid. 47. Ibid., p. 120. 48. Ibid., p. 121. 49. Ibid., p. 122. 50. A. Metz, « Relativité et relativisme », art. cit., p. 71 et sq. 51. Ibid., p. 72. 52. Ibid., p. 74. 53. Ibid., p. 74-75. Voir ce qu’en dit Émile Meyerson dans De l’Explication dans les sciences (1921), p. 25-26, cité dans Metz, « Relativité et relativisme », art. cit., p. 75. 54. H. Bergson, Durée et Simultanéité, op. cit., p. 110, cité dans A. Metz, « Relativité et relativisme », art. cit., p. 71. 55. Ibid., p. 80. 56. Pour les détails de ma position en ce sens, voir C. Tiercelin, Le Ciment des choses, petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Paris, Éditions d’Ithaque, coll. « Sciences et métaphysique », 2011. 57. On sait qu’Einstein entend la théorie de la relativité comme une « théorie à principes » (voir « Qu’est-ce que la théorie de la relativité ? », dans Conceptions scientifiques (1952), trad. M. Solovine, revue et complétée par D. Fargue et P. Fleury, Paris, Flammarion, coll. « ChampsSciences », 2016, p. 13. 58. « Tout chercheur sérieux éprouve un jour cette évidence douloureuse de la limitation. Malgré lui, il voit le cercle de son savoir se rétrécir de plus en plus. Il perd alors le sens des grandes architectures et se transforme en ouvrier aveugle dans un immense ensemble », A. Einstein, « Qu’est-ce que la théorie de la relativité ? », dans Conceptions scientifiques, op. cit., p. 36-37. 59. Voir par exemple, A. Einstein, « Qu’est-ce que la théorie de la relativité ? », dans Conceptions scientifiques, op. cit., p. 8-9. 60. Ibid., p. 16-20. 61. Voir par exemple, Ibid., p. 13, p. 15, p. 22, p. 25, p. 27, p. 29 et p. 32. 62. A. Einstein, « Qu’est-ce que la théorie de la relativité ? », dans Conceptions scientifiques, op. cit., p. 18.

AUTEUR CLAUDINE TIERCELIN Collège de France

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La constante cosmologique : la plus grande erreur d’Einstein Françoise Combes

1

L’introduction de la constante cosmologique dans ses équations de relativité générale par Einstein au début du XXe siècle a été considérée comme sa plus grande erreur. Pourtant cette constante est réapparue à la fin du XXe siècle, cette fois par la grande porte, confortée par des observations. L’expansion de l’Univers s’accélère et cela ne peut être dû qu’à une énergie noire, de pression négative et d’effet répulsif, contrairement à la gravité attractive de la matière, qui ne peut que décélérer l’expansion. Énergie noire, ou constante cosmologique ? La question est encore ouverte.

2

C’est en 1917, peu après la publication, en 1915, de sa théorie majeure, portant sur la relativité générale, qu’Einstein introduit la constante cosmologique 𝜆 dans ses équations : R𝜇𝜐 –𝜆g𝜇𝜐 = -𝜅 (T𝜇𝜐 -1/2 g𝜇𝜐 T)

3

Dès 1918, Erwin Schrödinger écrit une note pour interpréter ce terme autrement : au lieu de le considérer comme une constante dans la géométrie de l’Univers, il l’interprète comme un terme supplémentaire du côté du tenseur énergie-impulsion ! Il faut alors rajouter un composant au contenu de l’Univers. R𝜇𝜐 = 𝜆g𝜇𝜐 -𝜅 (T𝜇𝜐 -1/2 g𝜇𝜐 T)

4

Il remarque que, dans ce cas, la constante 𝜆 équivaut à supposer l’existence d’une pression négative. Einstein répond qu’il a bien vu cette possibilité, mais ne l’a pas considérée comme digne d’être mentionnée.

Possibilité de quintessence et boîte de Pandore 5

Einstein écrit dans une note en réponse à Schrödinger, que ce dernier n’a rien précisé sur la valeur de cette pression négative P, selon lui il y a deux possibilités : • Soit P est constante, et l’on revient à sa proposition initiale.

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• Soit P n’est pas constante, et il faut ajouter la loi de variation de P avec les coordonnées et les variables physiques. 6

Ces réflexions amènent à penser que peut-être Einstein avait-il le pressentiment du champ scalaire de quintessence, actuellement considéré et étudié, avec équation d’état P = w 𝜌, et w négatif, inférieur à -1/3. En fait, les problèmes abordés à l’époque étaient tout autres. Il s’agissait d’unifier les champs de gravitation et d’électromagnétisme, de considérer une théorie non dualiste des champs et des particules. Ces dernières étaient à cette époque seulement les protons et les électrons (pas de neutrons, neutrinos, mésons, etc.).

7

Einstein refuse alors de considérer l’énergie noire, de peur d’ouvrir une boîte de Pandore. Et il était loin de penser à l’énergie du vide qui, avec la théorie des champs quantiques aujourd’hui, est évaluée à 10120 fois ce qui est observé1.

Un peu d’histoire sur notre connaissance de l’Univers 8

Au début du XXe siècle, l’existence même des galaxies posait problème. Un grand débat a eu lieu parmi les astronomes en 1920 pour connaître la taille de notre Univers (voir figure 1). Les nébuleuses étaient bien connues, comme celle d’Orion, ainsi que les amas d’étoiles, qui permettaient de distinguer les étoiles individuelles. Mais ce que nous appelons « galaxies » aujourd’hui est si éloigné qu’il était impossible avec les instruments d’alors de distinguer des étoiles. On les appelait également « nébuleuses », comme la nébuleuse d’Andromède, la galaxie spirale la plus proche de nous. Ces systèmes pouvaient être des nuages diffus de gaz, comme la nébuleuse d’Orion, dans notre Galaxie. Comment est-il possible d’en déterminer la distance ? Figure 1 : Le grand débat de 1920 a opposé deux astronomes éminents, Harlow Shapley (1885-1972) à gauche, partisan d’une Voie lactée très grande, contenant toutes les nébuleuses, et Heber Doust Curtis (1872-1942), à droite, attribuant à la Voie lactée une taille plus modeste, et faisant l’hypothèse que la nébuleuse d’Andromède et les spirales du même type sont des galaxies extérieures à la Voie lactée, des mondes à part, ou des « univers-îles », comme l’avait imaginé plus d’un siècle auparavant le philosophe Emmanuel Kant.

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9

L’astronome américain Vesto Slipher commençait à mesurer, par effet Doppler sur les spectres en émission de ces « nébuleuses », les vitesses par rapport à nous, qui étaient curieusement en majorité des vitesses d’éloignement (pas celle d’Andromède toutefois).

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Jacobus Kapteyn, à Groningue, avait étudié en détail la Voie lactée, le mouvement de rotation de ses étoiles, et s’accordait sur une petite taille de 8000 pc de rayon (le parsec = pc = 3,26 années-lumière). Sans doute par anthropomorphisme, et oubliant les leçons de Copernic, il positionnait le Soleil au centre de la Voie lactée ! (voir figure 2).

11

Le progrès des connaissances ne fut pas un long fleuve tranquille. Certaines erreurs peuvent en effet provoquer des retours en arrière. Van Maanen, dont les travaux sur les mouvements propres étaient très respectés à l’époque, a prétendu mesurer la rotation des « nébuleuses » par le mouvement propre des étoiles de leurs bras spiraux, observation erronée, qui obscurcit le débat. Il lui était impossible de mesurer ces mouvements, et d’en déduire des vitesses angulaires, même pour les spirales les plus proches, comme Messier 31 ou 33. Les vitesses mesurées étaient si exagérées que si ces nébuleuses avaient été en-dehors de notre Galaxie, leur vitesse réelle de rotation aurait été plus grande que la vitesse de la lumière. Cela remettait les nébuleuses à l’intérieur de la Voie lactée, comme le proposait Shapley.

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C’était aussi l’opinion de Cornelius Easton, astrophysicien d’Amsterdam, bien que ses images de notre Galaxie en 1900 aient ressemblé à celles des nébuleuses (voir figure 2). Notons que le Soleil, et son système de planètes est toujours placé près du centre de la Galaxie, sans doute par ignorance des problèmes d’extinction des étoiles lointaines par la poussière du plan de la Voie lactée. Figure 2 : Vision de notre Galaxie, la Voie lactée, au début du XXe siècle : en haut, celle de Jacobus Kapteyn, astronome néerlandais, avait un rayon de 8 kpc2 ; et en bas, celle de Cornelius Easton, son compatriote, établissant la structure spirale3. Dans les deux cas, le Soleil est près du centre de la Galaxie.

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Les arguments du grand débat 13

En 1920, on connaissait pourtant la relation période-luminosité des Céphéides, un indicateur précieux de distance. Henrietta Leavitt avait publié sa découverte en 1909 : après avoir minutieusement noté les magnitudes des étoiles variables et leur période de variation, elle remarqua cette relation (voir figure 3), qui permet d’obtenir la luminosité absolue d’une étoile à partir de la mesure de sa période. Comme on mesure facilement sa luminosité apparente, on peut en déduire précisément sa distance. Edwin Hubble, qui se servit de cet indicateur, reconnut qu’elle méritait le prix Nobel pour cette découverte (mais Henrietta, malade, disparut prématurément).

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Figure 3 : Henrietta Leavitt (1868-1921) a découvert des milliers d’étoiles variables à l’Observatoire de l’université d’Harvard, aux États-Unis. Elle a montré qu’il existait pour certaines étoiles variables, les Céphéides, une relation entre luminosité et période P (ici magnitudes en couleurs I et V, en fonction de log (P)).

© Observatoire de Paris 14

Dans le grand débat de 1920, les deux protagonistes avaient à la fois raison et tort. D’un côté, Harlow Shapley prétendait que les nébuleuses faisaient partie de notre Galaxie, de même que les amas globulaires. Pour cela, la taille de sa Voie lactée était de 100 kpc (dix fois trop grande !). Mais il fut le premier à remarquer que les amas globulaires pouvaient donner une meilleure idée de la taille et de la forme de la Galaxie, comme système sphérique, moins affecté par la poussière du disque. Il établit que le Soleil n’était pas au centre. Comme les amas globulaires étaient selon lui beaucoup trop loin, les étoiles dans ces amas s’avéraient géantes. Il croyait à la relation période-luminosité des Céphéides, mais estimait que la vitesse d’éloignement des nébuleuses était due à la pression de radiation.

15

Heber Curtis avait raison de penser que les nébuleuses, comme Andromède, sont des galaxies externes à la Voie lactée, et sa taille était raisonnable, même si un peu petite, de diamètre de 10 kpc. La vraie taille de la Galaxie, et la vraie position du Soleil ne seront déterminées qu’après 1950. Les étoiles des amas globulaires étaient alors minuscules. Curtis ne croyait pas à la relation période-luminosité des Céphéides, réellement incompatible avec sa vision. Il pensait que les statistiques étaient insuffisantes pour établir précisément cet indicateur de distance et n’expliquait pas la vitesse de récession des galaxies.

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Épilogue – Fin du débat 16

Les deux astronomes avaient chacun partiellement raison. Même si Shapley plaçait les nébuleuses dans une trop grande Voie lactée, il ne mettait pas le Soleil au centre, et se basait sur les Céphéides pour donner les distances, contrairement à Curtis, qui avait raison sur les galaxies extérieures, considérées comme des mondes à part. Quelques années plus tard, Hubble (1925 et 1926) identifie des Céphéides dans Andromède (Messier 31), et sa voisine Messier 33. Ce sont des galaxies extérieures, distantes de ~1000 kpc. D’autre part, en 1929, il interprète les vitesses majoritairement positives, i.e. d’éloignement, des galaxies comme une expansion de l’Univers. Avec Milton Humason, il étendit le travail de Vesto Slipher, détermina les vitesses de nombreuses galaxies, et s’aperçut que non seulement elles s’éloignaient de nous, mais que cela avait lieu d’autant plus vite qu’elles étaient éloignées. Il put même faire passer une droite parmi tous ces points, et montrer la relation de proportionnalité entre Vitesse V et Distance D, avec une constante H qui porte son nom, V = HD. À l’époque, la valeur de la constante était très incertaine, égale à 500 km/s/Mpc (aujourd’hui, elle vaut 70 km/s/ Mpc !).

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C’est au cours de ces mêmes années qu’Albert Einstein publia ses grandes découvertes qui révolutionnèrent la physique. En ce qui concerne l’astrophysique en particulier, en 1905, la relativité restreinte établit la notion d’espace-temps, qui relativise les événements ; dès lors on ne pourra plus jamais observer la vie des étoiles dans les autres galaxies de façon contemporaine ; plus on regarde loin, plus on remonte dans le passé. L’énergie équivaut à une masse, et la masse est de l’énergie, d’après la fameuse formule E = mc2. Et surtout, en 1915, la théorie de la relativité générale change notre façon de voir la gravitation. La gravité n’est plus une force comme les autres, c’est une déformation de l’espace et le champ de la gravité, c’est l’espace lui-même. Einstein était sûr de lui, et n’attendait rien de l’expérience de vérification menée par Arthur Eddington lors d’une éclipse de soleil en 1919. Si l’expérience n’avait pas été concluante, cela aurait été une erreur de mesure ! Par contre, dès 1917, il commença à exploiter les équations de la relativité générale pour construire des modèles d’Univers. La principale question pour lui était de savoir si la relativité pouvait expliquer l’Univers ou si elle conduisait à des contradictions.

18

En 1917, on concevait l’Univers comme étant statique, stable, et en équilibre. Einstein pense effectivement que les autres possibilités sont irréalistes, et propose un modèle d’univers fermé (voir figure 4), avec courbure positive, et rajoute une constante 𝜆 dans ses équations pour forcer le caractère statique. En 1919, le rajout de la constante 𝜆 est une nécessité, au détriment de la beauté de la théorie.

Modèle de Willem de Sitter 19

Pendant ce temps-là, Willem de Sitter, aux Pays-Bas en 1917, développe à partir des équations d’Einstein où la constante a été rajoutée, un modèle d’Univers en expansion, complètement vide, sans matière. Ce modèle déplaît fortement à Einstein, car il est contraire aux idées du philosophe Ernst Mach, où la courbure de l’Univers est due à son contenu en matière. Ces idées ont en effet beaucoup inspiré Einstein, qui parle du « principe de Mach » pour dire que l’inertie des corps provient de l’existence de la matière dans l’Univers. Einstein tourne en dérision le modèle de Willem de Sitter,

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objectant que son univers explose ! Ironie du sort, nous savons aujourd’hui que notre Univers s’approche précisément de ce modèle, car l’expansion s’accélère, et devient exponentielle, comme Willem de Sitter l’avait envisagé. Si R(t) est l’échelle caractéristique de l’Univers, dans le modèle de de Sitter, sans matière, R(t) = R 0 exp(Ht), avec la constante de Hubble H = (𝜆/3)1/2. 20

D’autres modèles d’univers en expansion, non-statiques, sont proposés durant la décennie suivante par le russe Alexander Friedmann en 1922, et le belge Georges Lemaître en 1927. L’abbé Lemaître résout les équations de Friedmann, et propose un modèle d’univers en expansion, qui a commencé par ce qu’il appelle « l’atome primitif », un état très condensé. Pour le tourner en dérision, Fred Hoyle parle en 1949 de « Big Bang » dans une émission de la BBC, et le terme restera. Lemaître a été le premier à faire le lien avec les résultats de Slipher et Hubble, pour lesquels les vitesses des galaxies autour de nous étaient proportionnelles à leur distance. Il pressent aussi que le rayonnement cosmique devrait porter les traces de cette explosion initiale. Juste un an avant sa mort, Arno Penzias et Bob Wilson découvrent en 1965 ce rayonnement vestige du Big Bang, que Lemaître avait appelé « écho disparu de la formation des mondes ». Figure 4 : Modèles d’expansion de l’Univers : à gauche, l’évolution de la taille relative de l’Univers est tracée pour quatre ensembles de valeurs de la densité de matière totale 𝛺m et d’énergie noire 𝛺 𝜐. Notre Univers correspond à la courbe rouge. À droite, sont représentées les diverses géométries possibles, pour un univers fermé, à courbure positive (𝛺 > 1), ouvert hyperbolique, à courbure négative (𝛺 < 1), et un univers plat (𝛺 = 1). 𝛺 est la densité normalisée à la densité critique de l’Univers, égale aujourd’hui à 10-29 g/cm3.

Einstein réalise son erreur 21

C’est en 1931, juste après l’observation de Hubble que l’Univers est en expansion, qu’Einstein écrit que la constante 𝜆 est inutile. Les modèles à l’époque ne sont pas encore très cohérents. Il subsiste encore une contradiction entre l’âge de l’Univers, et celui des étoiles qui le composent, et même de la Terre ! Et la constante 𝜆 aurait pu être utile pour résoudre le problème. Mais elle sera enterrée pendant de nombreuses années, jusqu’à la fin du XXe siècle.

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22

Avec de Sitter, Einstein signe en 1932 un modèle d’Univers sans courbure, sans constante cosmologique, où le rayon de l’Univers est relié à la densité de matière. Ce modèle Einstein-de Sitter resta populaire pendant le XXe siècle, et bien que de nombreux chercheurs utilisaient encore la constante 𝜆, Einstein ne voulut plus jamais en entendre parler !

Le témoignage de Gamow 23

Certains historiens se sont penchés sur la réalité de « la plus grande erreur » reconnue par Einstein4. C’est George Gamow qui, à plusieurs reprises (conférences, publications), parle de « the biggest blunder » reconnue par Einstein5. Est-ce que Einstein l’a vraiment dit ? Mario Livio (2013) en doute dans son livre Brilliant Blunders, from Darwin to Einstein 6.

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Gamow avait en effet un grand sens de l’humour. Par exemple, il est resté célèbre pour son article sur la nucléosynthèse primordiale, i.e. la formation dans les trois premières minutes après le Big Bang des éléments légers comme le deutérium, l’hélium ou le lithium, qui ne peuvent pas se former dans les étoiles avec leur abondance observée. Parmi les auteurs de cet article qu’il a écrit avec son étudiant Ralph Alpher, il a rajouté Hans Bethe, un physicien américain, pour faire une liste des auteurs « Alpher, Bethe, Gamow », ou 𝛼𝛽𝛾. L’article fut publié le 1er avril 1948 dans Physical Review.

Le modèle d’Univers d’Einstein 25

Revenons sur l’idée première d’Einstein, qui introduit sa constante 𝜆 en 1917 pour rendre compte d’un univers statique. Pour se représenter cet univers, on peut prendre une analogie à deux dimensions : ce serait la surface d’une sphère (voir figure 4). Son modèle d’univers était comme une sphère de masse finie. L’Univers est fermé, de courbure positive, il n’a pas de bords, et si des observateurs se déplacent dans une direction donnée, ils finissent par revenir au même endroit. Dans les équations de Friedmann, découlant des équations d’Einstein :

où k est le paramètre de courbure (sans dimension, = + 1 pour un modèle fermé), H la constante de Hubble, 𝜌 la densité de matière et P la pression, la constante 𝛬 est homogène à c2/R2. Pour Einstein, R est la taille caractéristique de son univers sphérique, tous les termes dépendants du temps sont nuls, et H = 0. Ainsi, l’estimation de l’âge de l’Univers, t ~ 1/H est infini. L’Univers a toujours existé, et continuera. Aujourd’hui nous avons établi que H = 70 km/s/Mpc, et l’âge de l’Univers est de 13,8 milliards d’années.

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Énergie du vide 26

L’autre révolution de la physique du début du XXe siècle est la mécanique quantique. Il n’avait pas échappé aux physiciens à l’époque que celle-ci devait intervenir dans des circonstances spéciales de fort champ gravitationnel, autour des objets compacts comme les trous noirs, ou au début de l’Univers, près du Big Bang. Dès 1920, Wolfgang Pauli essaie de rapprocher l’énergie du vide connue en mécanique quantique, avec le terme 𝛬, proposant que l’énergie du vide ait une action gravitationnelle. Ses calculs montrèrent que le rayon de l’univers d’Einstein n’arrivait pas à la Lune !

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Si on essaie en effet d’avoir l’ordre de grandeur de l’énergie du vide prévue en mécanique quantique, on doit sommer sur tous les degrés de liberté possibles, l’énergie fondamentale de chaque oscillateur harmonique, de fréquence w, dont l’énergie est au minimum h𝜔/(4𝜋), soit la densité d’énergie du vide 𝜌 V serait : 𝜌 V = ∫ h𝜔 4𝜋 𝜔2 d𝜔 / (2𝜋)3 ~ 𝜔4max. Pauli propose d’arrêter la sommation jusqu’à une fréquence 𝜐 max = 𝜔max/ 2𝜋 correspondant au rayon de l’électron, ce qui était la plus petite taille connue à l’époque. Mais la densité d’énergie est si grande que le rayon de l’univers d’Einstein est de 31 km ! (car 𝛬 = c2/R2).

Composition de l’Univers aujourd’hui 28

Grâce à un faisceau concordant d’observations complètement indépendantes, notamment le fond cosmique micro-onde, les lentilles gravitationnelles, les supernovae lointaines comme chandelles standard (voir plus loin), nous avons une idée précise du contenu de l’Univers aujourd’hui (voir figure 5). Nous avons 5 % de matière ordinaire, ou particules bien connues, protons, neutrons, que l’on appelle les baryons, faits de 3 quarks. Tous les baryons n’ont pas été identifiés dans l’Univers, seule une faible fraction (6 %) sont visibles dans les galaxies, sous forme d’étoiles et de gaz interstellaire (la majorité se trouve dans les filaments cosmiques). La matière noire exotique, nonbaryonique, représente 25 % du total. Enfin l’énergie noire représente 70 % du contenu total.

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Ces proportions n’ont pas toujours été les mêmes dans le passé, et évolueront dans l’avenir, comme le montre la figure 5. Tout près du Big Bang, l’Univers est très chaud et le rayonnement domine. Mais sa densité d’énergie se dilue comme 1/R 4 dans l’expansion de l’Univers. La matière, elle, voit sa densité décroître comme 1/R 3 et finit par dominer sur la radiation. Enfin l’énergie noire est un terme quasi constant dans le temps, et ne se dilue pas dans l’expansion. Il est négligeable au début, et ne commence à être sensible qu’il y a 5 milliards d’années, où il provoque l’accélération de l’expansion, seulement décélérée par la matière jusque-là. Enfin, l’importance de l’énergie noire ne fait que croître, et elle dominera l’Univers : l’évolution de l’Univers sera exactement comme le calculait Willem de Sitter, en expansion exponentielle, avec une « constante » de Hubble enfin vraiment constante.

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Figure 5 : Composition de l’Univers aujourd’hui (en haut à gauche) : la matière ordinaire (les protons, neutrons, les baryons du modèle standard, faits de quarks) ne représente que 5 % du total, le reste est la matière noire exotique (non-baryonique) pour 25 %, et l’énergie noire pour 70 %. Ces deux dernières sont encore complètement inconnues. La proportion change en fonction du temps, car l’énergie noire se comporte comme une constante, tandis que la matière se dilue dans l’expansion de l’Univers. La fraction d’énergie noire était négligeable au début de l’Univers (en haut à droite), et par contre dominera complètement, à dix fois son âge actuel.

Le fond cosmique micro-onde : une mine d’informations 30

Revenons sur les progrès récents des observations qui ont fait de la cosmologie une science de précision. Comment sait-on que l’Univers est plat, i.e. a une courbure nulle ? Une grande mine d’informations provient de l’étude du fond cosmique micro-onde. Durant les premiers 400 000 ans après le Big Bang, les baryons ionisés et les photons sont en équilibre et oscillent dans des ondes sonores, qui produisent des fluctuations observées dans le rayonnement de corps noir à 2,7 degrés Kelvin aujourd’hui. La plus grande taille possible est l’horizon sonore, c’est-à-dire le chemin parcouru par le son pendant ces 400 000 ans. Ensuite, les oscillations sont gelées, les protons et les électrons se recombinent en atomes d’hydrogène, et la matière neutre se découple des photons. Cette taille bien connue (150 kpc, ou 1 degré environ sur le ciel) sert de règle standard, et l’angle sous laquelle nous la voyons aujourd’hui, nous dit si le chemin des photons était en ligne droite ou courbe, comme le montre la figure 6. Le fond micro-onde a été observé successivement par les satellites COBE (années 1990), WMAP (années 2000) et récemment Planck (années 2010), avec des sensibilités et des précisions croissantes. L’ensemble des observations nous donne le contenu de l’Univers, l’amplitude des fluctuations qui ont donné naissance aux galaxies et aux grandes structures, l’âge de l’Univers, etc. Ces paramètres sont aussi étayés par les lentilles gravitationnelles, qui

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sont sensibles à toute la matière et peuvent cartographier la matière noire, et les supernovae lointaines (voir plus loin). Figure 6 : L’étude du fond cosmique micro-onde nous apporte de nombreuses informations sur notre Univers (voir carte du ciel du satellite Planck, à droite). Les ondes sonores qui se développent dans le milieu (entre la matière et le rayonnement), ont une taille maximum caractéristique (l’horizon sonore) connue avec précision. L’observation de leur taille angulaire aujourd’hui nous renseigne sur la courbure de l’Univers. Si l’Univers était ouvert (courbe grise, panneau de gauche), avec une géométrie hyperbolique et une courbure négative, le premier pic des ondes sonores serait observé à de plus petits angles. L’observation très précise de la courbe rouge nous indique que l’Univers est plat.

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Le vide quantique 31

En parallèle, la mécanique quantique et la théorie des champs ont beaucoup progressé dans la deuxième moitié du XXe siècle. Dans les années 1960-1970, les particules élémentaires du modèle standard et les champs se sont rapprochés, la théorie des champs et la chromodynamique quantique (QCD) décrivent les interactions nucléaires fortes et faibles. Il est alors possible de poursuivre de manière plus réaliste le calcul de Pauli sur l’énergie du vide.

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La densité du vide de l’Univers (𝛺𝜆 = 0.7) est proche de la densité critique, soit ~ 10-29 g/ cm3 aujourd’hui. En unités d’énergie, en postulant dans ce système pour simplifier que h/(2𝜋) = c = 1, cette densité vaut 10-47 GeV4. Le calcul de l’énergie du vide revient à sommer tous les degrés de liberté de tous les champs quantiques possibles. Le résultat final dépend de l’échelle de coupure, et on trouve : • 2 109 GeV4, si la coupure est l’échelle de l’interaction électrofaible (soit 10 56 fois l’énergie observée) • 1072 GeV4, si la coupure est l’échelle de Planck (soit 10119 fois l’énergie observée).

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Une autre possibilité serait l’échelle de renormalisation de la chromodynamique quantique, 𝛬QCD, le résultat est alors 10-6 GeV4, encore 41 ordres de grandeur supérieur à l’énergie noire observée !

Problème de coïncidence 34

Une autre façon de voir est que l’énergie du vide quantique, qui serait bien calculée, devrait être compensée pour presque s’annuler, par un autre terme d’énergie 𝛬 E ou une constante cosmologique.

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L’énergie du vide quantique doit apparaître dans l’équation d’Einstein ou Friedmann comme un terme de densité 𝛬q = 8𝜋G 𝜌q. Dans la réalité, on mesure 𝛬 = 𝛬E+𝛬q, une valeur quasi-nulle. Il faut donc un réglage extrêmement fin entre ces deux quantités à 60 ou 120 ordres de grandeur près !

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Comment annuler cette constante ? Les fermions contribuent à donner une énergie positive à l’énergie du vide quantique, et les bosons une énergie négative, mais ils sont en minorité ! Dans l’hypothèse de la supersymétrie, il y aurait toute une famille de particules correspondant comme dans un « miroir », et tous les fermions auraient des supersymétriques bosons. Mais il faudrait garder une parfaite symétrie, ce qui n’a lieu qu’au début de l’Univers. Aujourd’hui la symétrie est brisée.

Réalité de cette énergie du vide 37

Bien sûr, il est possible que l’intégration et l’extrapolation dans le calcul de l’énergie du vide quantique soit erronée. Pourtant, il est possible de mesurer ces effets quantiques, et de donner un ordre de grandeur à l’énergie du vide, par l’expérience. La force de Casimir, découverte par le chercheur hollandais Hendrik Casimir en 1948, a été mesurée entre deux plaques conductrices non chargées. L’énergie du vide est partout, mais quantifiée. Il existe des photons virtuels, qui produisent un champ électromagnétique, et son énergie correspondante.

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Entre les plaques, il faut que la longueur d’onde soit un sous-multiple de l’espacement, par réflexion sur les plaques. Le nombre de photons est alors limité, par rapport à ceux qui existent en dehors. Il y a donc moins d’énergie, et les plaques tendent à se rapprocher. Il existe une force attractive entre les plaques, mesurée dans plusieurs expériences, depuis plus de trente ans.

Découverte stupéfiante en 1998 39

Jusque vers la fin du siècle dernier, la constante cosmologique rajoutée par Einstein, était supposée nulle par les astronomes, par le principe de simplicité du rasoir d’Occam. Aucune observation directe n’était venue nous renseigner sur sa valeur. Tout a changé en 1998, lorsque Adam Riess et ses collaborateurs publient leurs observations de 10 supernovae de type Ia, assez lointaines, de décalages vers le rouge z compris entre 0.16 et 0.62, i.e. remontant dans le passé de 6 milliards d’années. Ils avaient aussi 16 de ces supernovae encore plus distantes, et 34 locales pour calibrer. Ces supernovae Ia sont des calibrateurs de distance, des chandelles standard, qui permettent d’aller bien plus loin que les Céphéides. Pendant l’explosion de la supernova, l’étoile est largement plus brillante qu’une étoile ordinaire ou une galaxie. Il est possible de suivre sa courbe de lumière pendant un mois ou deux mois environ. Le maximum de brillance est relié à la durée de l’événement. Ainsi il est possible de déduire la luminosité absolue, et la distance en la comparant à la luminosité apparente. Cette distance est obtenue indépendamment de l’expansion de l’Univers, donc du décalage vers le rouge. Mais la mesure du spectre permet aussi de comparer la distance à laquelle on les attendrait si l’expansion suivait sa décélération, due à la gravité. La grande surprise a été que les supernovae se trouvaient 10-15 % plus lointaines que prévu, pour une constante cosmologique nulle (voir figure 7). Une deuxième équipe est venue confirmer ce résultat, et avec plus de statistiques ; le résultat ressortait à 7 sigma au-dessus du bruit.

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Figure 7 : Représentation schématique de l’évolution des divers composants au cours de l’expansion de l’Univers. Le Big Bang a eu lieu il y a 13,8 milliards d’années. L’accélération de l’expansion (l’énergie noire) ne se fait sentir que depuis 5 milliards d’années. Alors que la gravité tend à décélérer l’expansion, l’énergie noire et sa force répulsive, tend à l’accélérer. La composition relative de l’Univers est indiquée en bas : vert clair, les baryons ; vert foncé, la matière noire, et en noir, l’énergie noire.

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Les supernovae Ia ne sont pas à proprement parler des chandelles standard, mais des chandelles standardisables, c’est-à-dire que leur maximum du pic de lumière n’est pas une constante, mais dépend de paramètres qu’il est possible de connaître, en mesurant précisément leur courbe de lumière en fonction du temps. La largeur à mi-hauteur dépend de la luminosité intrinsèque. On effectue aussi une correction de couleur. Ce genre de supernovae ne correspond pas à la fin de vie d’une étoile massive, qui va se transformer en étoile à neutrons ou en trou noir (il s’agit là de supernovae de type II, comme celle du Crabe). Mais il s’agit d’une étoile binaire, composée d’une naine blanche, étoile dégénérée, dont la pression de Pauli des électrons compense la gravité. L’étoile compagnon continue de vivre sa vie, et continue à consommer son combustible nucléaire. Son enveloppe peut dépasser le lobe de Roche et tomber sur la naine blanche. C’est l’explosion. La courbe d’énergie produite a toujours la même forme, et cela est essentiellement dû à la radioactivité du nickel.

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Le prix Nobel de physique 2011 a été attribué aux deux équipes ayant découvert l’accélération de l’expansion de l’Univers : d’un côté, Saul Perlmutter, et l’équipe du « The Supernova Cosmology Project », de Berkeley, et de l’autre côté, Adam Riess (Baltimore) et Brian Schmidt (Australie), avec leur équipe, du « The High-z Supernova Search Team ». Au total, environ 50 supernovae Ia avec une courbe de lumière bien calibrée, ont permis de démontrer l’accélération de l’expansion de l’Univers avec certitude.

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Dans le diagramme de Hubble, portant la distance des supernovae en fonction de leur décalage vers le rouge, la solution 𝛺m = 0.3, 𝛺𝛬 = 0.7 est nettement privilégiée par rapport à toutes les autres valeurs possibles, et notamment 𝛺 𝛬 = 0.

Divers modèles d’univers possibles 43

La découverte de l’accélération de l’expansion, et de l’existence d’une valeur non-nulle de 𝛺𝛬 a résolu bien des problèmes. Il faut savoir que la taille caractéristique de l’Univers ne dépend que du décalage vers le rouge (ou redshift z). À une taille donnée, R(t), correspond un redshift donné z, R = R0 / (1+z). La taille aujourd’hui R0 correspond à z = 0. Si les supernovae apparaissent plus faibles dans un univers en accélération, c’est que l’âge de l’Univers est plus grand. C’est la solution au problème posé par certaines étoiles de la Galaxie, qui semblaient plus vieilles que l’Univers. Les avancées récentes des observations, que ce soit d’autres supernovae, avec une plus grande valeur statistique, l’étude du fond cosmique avec le satellite Planck, ou les observations des oscillations acoustiques baryoniques à plusieurs époques, qui sont gelées dans la matière, ont confirmé la valeur de 𝛺𝛬 et permettent d’aller plus loin. Aujourd’hui, nous connaissons la valeur de la densité d’énergie noire, mais nous ne savons pas encore si ce composant est dynamique, s’il varie avec le temps, ou bien s’il est compatible avec une constante cosmologique. Toutes les expériences tentent de déterminer l’équation d’état de l’énergie noire en fonction du temps. Aujourd’hui sa pression P s’écrit P = w 𝜌, en fonction de sa densité 𝜌, avec w = -1, comme valeur la plus probable (i.e. compatible avec une constante). Mais on cherche à connaître le développement w = w0 + wa a(t), avec a(t) = R(t)/R0. Le comportement de l’énergie noire en fonction du temps va déterminer le destin de notre Univers, et sélectionner parmi les divers modèles possibles (voir figure 8).

Problèmes d’ajustement fin 44

Bien que la cosmologie ait fait d’immenses progrès ces dernières années, nous sommes encore loin d’avoir compris l’essentiel, au vu de l’énorme secteur noir (95 %) de l’Univers. D’autre part, comme le soulignent nombre d’astrophysiciens, le modèle standard actuel, comprenant 70 % d’énergie noire, semble provenir de coïncidences extraordinaires. Si le rapport entre matière noire et matière baryonique reste constant et égal à 5 au cours du temps, le terme d’énergie noire, qui était négligeable, devient dominant à notre époque. Pourquoi juste maintenant ? Sommes-nous à nouveau dans un moment/point privilégié de l’Univers ? Bien que ce modèle fasse la course en tête, il ne semble pas très naturel. D’autres possibilités seraient de penser que l’existence d’un secteur noir aussi développé n’est que le reflet d’un changement de la loi de la gravité : il faudrait à nouveau étendre la relativité générale, et peut-être introduire un champ scalaire, une cinquième force ? Les modèles de gravité modifiée seront testés dans les prochaines années, grâce à des expériences menées sur des nouveaux télescopes en construction, le satellite Euclid (voir plus loin), le télescope grand champ LSST, l’interféromètre SKA (Square Kilometer Array), etc.

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Déjà une autre possibilité a été explorée et ne semble pas résoudre le problème : l’Univers serait-il très inhomogène ? L’hypothèse que nous vivons dans une bulle sous-

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dense en expansion accélérée, par rapport au reste de l’Univers ne s’est pas vérifiée. Par contre, il se pourrait que l’hypothèse d’écrire les équations de l’expansion de l’Univers dans une métrique régulière et homogène ne soit plus valable, dès que des structures très non-linéaires se développent, justement il y a environ 5 milliards d’années. Les inhomogénéités pourraient-elles produire un effet appelé « backreaction » ? Qualitativement, l’effet à z = 0 va dans le bon sens, quantitativement, cela reste à prouver. Plusieurs chercheurs s’y emploient et effectuent des simulations. Des résultats contradictoires ont été publiés, mais il semble se dégager un consensus que l’effet n’en serait pas suffisant. Figure 8 : Les destins possibles de l’Univers. Les diverses courbes montrent l’évolution de la taille caractéristique R(t) de l’Univers en fonction du temps. L’accélération de l’expansion a débuté il y a 5 milliards d’années, et se prolongerait selon la courbe rouge, si l’énergie noire se comportait comme une constante cosmologique. Par contre, elle pourrait avoir un comportement dynamique, et soit provoquer un effondrement (Big Crunch), soit une dilution destructrice (Big Rip) de l’Univers.

Le satellite européen Euclid : observations ciblées sur l’époque de transition entre matière et énergie noire dominante, vers z = 0.5 46

L’énergie sombre ne devient significative que récemment z~0.5. La transition est très proche et on peut la voir en optique (dans le visible) et proche infrarouge, vu que le décalage vers le rouge est très léger. C’est justement le domaine de longueurs d’onde choisi pour Euclid. Plusieurs outils seront utilisés pour tester l’équation d’état de l’énergie noire : l’observation des oscillations acoustiques baryoniques, les lentilles gravitationnelles, les amas de galaxies et plusieurs effets théoriques de distorsions entre espace et décalage vers le rouge. Les pics acoustiques baryoniques sont des ondes

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déjà détectées dans la distribution des baryons, avec seulement 50 000 galaxies du relevé Sloan. Mais il faut aller au-delà de la détection, pour atteindre une grande précision, et pouvoir mesurer en fonction du temps cette règle standard de l’Univers. L’observation des amas de galaxies et des grandes structures de l’Univers peuvent apporter des tests complémentaires de l’énergie noire. Celle-ci s’oppose à la gravité et limite la croissance des structures. La vitesse de croissance des amas teste les modèles de gravité modifiée, aux très grandes échelles. 47

Le taux de croissance des structures sera mesuré comme test de la gravité par la technique des lentilles faibles et du cisaillement cosmique, et leur tomographie, et par la mesure de l’abondance des amas de galaxies et des distorsions entre dimension d’espace et décalage vers le rouge (temps). L’effet Sachs-Wolfe intégré (ISW) détecte la présence d’énergie noire, lorsque les photons sortant d’une grande structure sont observés plus bleus qu’ils n’y sont rentrés.

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Euclid est une mission de l’ESA, l’agence spatiale européenne, prévue pour un lancement vers 2022. Il est constitué d’un télescope de 1.2 m de diamètre. Deux instruments sont construits, dans le visible et l’infrarouge. Le satellite sera lancé au point de Lagrange L2 (pour éviter les émissions infrarouges de la Terre). La durée de la mission est prévue de 6 ans. Pendant ce temps, il sera possible d’observer 15 000 degrés carrés du ciel, et de détecter 12 milliards de sources, et de produire 50 millions de spectres.

Conclusion et perspectives 49

La cosmologie est aujourd’hui une science de précision. Malgré les énormes progrès de ces dernières années, il reste d’énormes incertitudes, notamment sur le secteur noir de l’Univers, qui représente 95 % de son contenu. Nous savons aujourd’hui qu’Einstein avait finalement raison d’introduire une constante cosmologique dans ses équations, puisqu’une valeur non-nulle a été mesurée avec certitude. Pourtant, une solution pour expliquer la présence de matière et d’énergie noire est peut-être de modifier la relativité générale, et rajouter encore des éléments physiques, une cinquième force ou quintessence, qui va généraliser la théorie d’Einstein dans un ensemble plus vaste. Cette nouvelle physique devra sans doute inclure de façon cohérente la mécanique quantique, afin que l’énergie du vide n’apparaisse plus comme ridiculement surdimensionnée.

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De nombreuses missions et télescopes se préparent à observer le ciel sur des grands champs, afin de récolter la physique des galaxies avec une grande précision statistique. Le principal but du satellite Euclid à partir de ~2022 sera de déterminer la nature de l’énergie noire et son évolution dans le temps, à partir de cinq tests cosmologiques : lentilles gravitationnelles, distorsions de l’espace, ondes acoustiques baryoniques, amas de galaxies et effet Sachs-Wolfe intégré. Ces tests sont basés sur deux méthodes indépendantes, la géométrie de l’Univers et le taux de croissance des structures. À côté de son but principal, l’héritage de la mission Euclid sera une immense base de données pour l’étude de la formation des galaxies (12 milliards de sources, 50 millions de redshifts), une mine d’images et de spectres pour la communauté, un réservoir de cibles pour les instruments futurs dans l’espace (futur James Webb Space Telescope), au sol E-ELT (Extremely Large Telescope de 39 m, européen), etc.

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NOTES 1. Voir A. Harvey, E. Schucking, « Einstein’s mistake and the cosmological constant », American Journal of Physics, vol. 68, 2000, p. 723, https://doi.org/10.1119/1.19534 ; A. Harvey, « How Einstein discovered dark energy », History and Philosophy of Physics, 2012, https://arxiv.org/abs/1211.6338. 2. J. Kapteyn, « First attempt at a theory of the arrangement and motion of the sidereal system », Astrophysical Journal, vol. 55, 1922, p. 302. 3. Voir C. Easton, « A new theory of the Milky Way », Astrophysical Journal, vol. 12, 1900, p. 136. 4. Voir C. O’Raifeartaign & C. Mitton, « Interrogating the legend of Einstein’s “Biggest Blunder” », Physics in perspective, 20, 2018, p. 318-341. 5. Voir G. Gamow dans son autobiographie posthume, « My World line » (1970), et dans son article « The Evolutionary Universe », Scientific American, vol. 195, n° 3, Septembre 1956, p. 136-156. 6. M. Livio, Fabuleuses erreurs. De Darwin à Einstein, trad. Jean Audouze, Paris, CNRS éditions, 2017.

AUTEUR FRANÇOISE COMBES Collège de France et Observatoire de Paris

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Témoignage Une certaine conception de la recherche Pierre Joliot

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J’évoquerai dans cet exposé quelques souvenirs personnels qui concernent la vision de la science et de la recherche que m’a transmise dans ma jeunesse mon père Frédéric Joliot-Curie, professeur de Chimie nucléaire (1937-1958). Pendant mon adolescence, puis comme étudiant et jeune chercheur, j’ai beaucoup communiqué avec lui. Ces discussions étaient animées et même parfois violentes. Le seul domaine dans lequel j’acceptai l’opinion de mon père concernait sa vision de la recherche. Après soixantesept années de pratique du métier de chercheur, il m’est parfois difficile de distinguer mes propres idées de celles qui m’ont été communiquées par mon père. Notre seul point d’opposition dans ce domaine concernait le Collège de France, ce magnifique établissement auquel il appartenait depuis 1937. J’ai passé toute ma jeunesse, y compris ma jeunesse de chercheur, à tenter de lui démontrer qu’il était absurde d’être professeur dans un établissement sans étudiants. Cette opinion mettait mon père très en colère car, en dépit de son esprit contestataire, le Collège de France restait pour lui un lieu sacré. Il m’a fallu une trentaine d’années, lorsque j’ai eu l’honneur d’être proposé, puis élu dans cette maison, pour comprendre le profond attachement de Frédéric Joliot pour celle-ci. C’est au cours des visites d’usage auprès de mes futurs collègues, avant mon élection, visites que je redoutais d’ailleurs tout particulièrement, que j’ai pu connaître et dialoguer avec un ensemble de personnalités fascinantes, se consacrant à des domaines de recherche très éloignés de mes compétences et de mes préoccupations. J’ai pu alors apprécier à sa juste valeur la richesse exceptionnelle que représentait la vocation multidisciplinaire du Collège de France. Mon père aurait été heureux de participer au colloque « Einstein au Collège de France », à partir duquel ce volume est élaboré, organisé par un professeur de Littérature française moderne et contemporaine associé à un professeur de physique (Jean Dalibard, Atomes et rayonnement, 2013-) et à un professeur de chimie (Jean-François Joanny, Matière molle et biophysique, 2018-). Cette collaboration témoigne parfaitement de l’esprit de l’établissement.

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Pour mieux comprendre la conception de la recherche que mon père m’a transmise, il est nécessaire de faire un peu d’histoire. Frédéric Joliot est né à Paris en 1900 dans une

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famille de la moyenne bourgeoisie. Il a fait des études honorables au lycée Lakanal à Sceaux et a manifesté très tôt un intérêt pour la science. Cependant sa véritable passion de l’époque était le football. Il me montrait toujours avec beaucoup de fierté un entrefilet de journal dans lequel on lisait qu’une équipe représentant la France avait été invitée en Angleterre et que s’y était distingué un jeune avant particulièrement brillant. Une maladie providentielle l’a écarté des stades à la fin de ses études secondaires et lui a permis de se consacrer entièrement à ses études. Il a alors choisi une carrière d’ingénieur et a intégré l’École de physique et chimie industrielles de la ville de Paris (aujourd’hui l’ESPCI Paris). Je rappelle qu’à cette époque le concours d’entrée impliquait une année de cours préparatoire, à laquelle on pouvait avoir accès sans être titulaire du second baccalauréat. Mon père est donc entré à l’École de physique et chimie, dont le directeur des études était alors Paul Langevin, dont la personnalité exceptionnelle est largement évoquée dans ce volume. Paul Langevin a été le maître à penser de mon père, élève préféré du physicien. Cette influence décisive s’est manifestée aussi bien dans le domaine scientifique que dans des domaines plus politiques et, en particulier, en ce qui concerne les rapports entre science et société. L’École de physique et chimie se distinguait par l’importance qu’elle accordait à la pratique expérimentale et aux approches techniques. Cette formation explique certainement le goût et le talent que mon père a manifestés pour le développement de techniques originales et qui sont en partie à l’origine de ses futurs succès scientifiques. Indépendamment des aspects conceptuels, mon père a toujours apprécié le caractère artisanal de la recherche scientifique. J’ai pu mesurer dans la dernière année de sa vie cette passion pour la pratique expérimentale, dont il avait été éloigné en raison des nombreuses responsabilités qu’il a assumées. Il était alors malade et restait confiné dans sa maison de Sceaux. À cette époque, une affaire judiciaire très célèbre : l’affaire Marie Besnard, accusée d’avoir empoisonné de nombreuses personnes à l’arsenic, occupait le devant de la scène. À la suite d’une première série d’expertises infructueuses et contradictoires, mon père a été nommé par le tribunal comme nouvel expert, charge qu’il a volontiers accepté d’assumer. Pour ce faire, il avait installé un petit laboratoire au dernier étage de sa maison où il entreprit d’effectuer lui-même le travail technique d’expertise, en développant un moyen de mesurer le dosage de l’arsenic dans les cheveux par une méthode d’activation. Il a alors réalisé ce travail purement technique avec succès mais je m’abstiendrai pour des raisons que vous comprendrez d’en divulguer les conclusions. Alors jeune chercheur, je m’étonnais que mon père puisse se passionner pour un sujet qui me paraissait sans intérêt sur le plan conceptuel. Aujourd’hui âgé de 86 ans, je comprends mieux cette attitude car j’ai la chance de pouvoir continuer une activité expérimentale qui me permet de retrouver les joies et le plaisir que j’ai éprouvés lors de mes débuts dans la recherche. 3

Mon père termina brillamment l’École de physique et chimie dans la promotion des physiciens. Il fit tout d’abord un stage dans une usine sidérurgique du Luxembourg. Ce fut cependant Paul Langevin qui le décida à s’orienter vers la recherche. Sur sa recommandation, il fut recruté en 1924 comme préparateur particulier de Marie Curie. Mon père s’est alors trouvé confronté à un monde qui lui était totalement étranger. Marie Curie faisait partie d’un groupe d’universitaires très particulier qui s’était formé au début du XXe siècle. Ce groupe, qui avait quelques analogies avec le Collège de France par son caractère multidisciplinaire, comportait de nombreux scientifiques comme Émile Borel, Charles Maurain, Jean Perrin, Pierre et Marie Curie, Paul Langevin, mais également des historiens comme Charles Seignobos et Georges Pagès, ainsi que Édouard

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Chavannes, professeur de Langue et littérature chinoises et tartares-mandchoues (1893-1918) au Collège de France. Ces personnalités exceptionnelles s’étaient très probablement connues et appréciées lors du combat mené pour la défense du capitaine Dreyfus. Elles ont finalement décidé de concrétiser cette amitié en passant leurs vacances ensemble dans une petite localité de Bretagne nord : l’Arcouest – plus tard surnommée « Sorbonne Plage ». Ces savants et leurs enfants formaient une tribu isolée du monde extérieur, avec ses codes, ses traditions, et pratiquait avec passion des activités sportives très diverses telles le bateau, la nage, le tennis, le ski et le canoë. On peut cependant s’étonner que ces savants, qui étaient si soucieux du progrès social, aient pu délibérément élever leurs enfants dans un tel contexte si élitiste, parmi un groupe s’isolant du monde extérieur et dans lequel il n’était pas facile de pénétrer. Mon père s’est trouvé dans une situation rendue d’autant plus difficile que Marie Curie avait confié sa formation à Irène, sa fille et sa plus proche collaboratrice. Celle-ci, un peu plus âgée que mon père, était déjà un chercheur confirmé. Elle préparait une thèse de doctorat qu’elle devait soutenir un an après l’entrée de Frédéric Joliot au laboratoire. Je crois que les premiers contacts entre mon père et ma mère ont été pour le moins pénibles car l’éducation qu’Irène avait reçue ne l’avait pas préparée aux contacts avec le monde extérieur, à tel point que mon père avait d’abord envisagé de quitter rapidement le laboratoire. Cependant, quelques semaines après son arrivée, il avouait à son ami Pierre Biquard, avec qui il avait fait ses études à l’École de physique et chimie, et qui s’étonnait qu’il soit toujours présent au laboratoire, qu’il s’était trompé sur la personnalité d’Irène Curie : sous un aspect froid et réservé, se dissimulait beaucoup de sensibilité. Leur collaboration est devenue très rapidement de plus en plus étroite ; ils se sont mariés deux ans plus tard en 1926. Cela présuppose que père ait fait également la conquête de Marie Curie, qui était tout d’abord très réticente à l’idée que sa fille et principale collaboratrice puise lui échapper. Il semble que Marie Curie ait vite révisé son opinion et porté un jugement définitif sur lui : « Ce garçon est un véritable feu d’artifices1 ». Cette reconnaissance témoignait effectivement de l’intronisation de mon père dans le groupe de l’Arcouest. En fait, Frédéric Joliot s’est facilement imposé auprès des membres de l’ancienne génération, tel que Jean Perrin, qui a su rapidement reconnaître ses qualités exceptionnelles, mais a éprouvé plus de difficultés avec les plus jeunes. Ce n’est qu’après avoir présenté sa thèse de doctorat en 1930 que mon père a été reconnu par eux, notamment par Pierre Auger et Francis Perrin, qui étaient venus lui dire après la soutenance : « c’était vraiment très bien », ce qui, de la part de ces deux physiciens, témoignait d’une reconnaissance certaine. 4

À ce sujet, je rappellerais une anecdote qui avait beaucoup marqué mon père. Déjà engagé dans la recherche, il avait dû passer son second baccalauréat ainsi qu’une licence en physique, conditions indispensables pour la préparation d’une thèse de doctorat. Lors de l’examen du certificat de physique générale, il produisit une copie particulièrement brillante qui avait vivement impressionné Aimé Cotton, grand physicien titulaire de la chaire de physique générale à la faculté des sciences de l’université de Paris (1922-1941). Celui-ci avait même convoqué certains de ses élèves à l’oral de mon père. Cet oral fut remarquable, Cotton le félicita et conclut avec une certaine tristesse : « quel dommage que vous n’ayez pas fait l’École normale supérieure, vous n’avez aucune chance dans l’enseignement supérieur ». Cette phrase a fortement marqué mon père, qui a toujours porté un regard critique sur les privilèges accordés aux élèves des grandes écoles telles que Normale ou Polytechnique. Il m’a quelque peu communiqué cette méfiance. Peut-être est-ce la raison pour laquelle j’ai fait des études

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à la faculté ? Il serait cependant plus honnête de ma part de reconnaître que je n’avais pas les capacités requises pour y être admis. 5

Quelles que soient ses réserves vis-à-vis de cet environnement particulier, mon père a adopté les valeurs essentielles défendues par ce groupe de savants prestigieux, notamment par les normaliens Paul Langevin et Jean Perrin, ainsi que par Marie Curie. L’une de ces valeurs était la défense d’une recherche fondamentale « pure et désintéressée », selon le vocabulaire de l’époque, recherche dont la vocation exclusive était le progrès des connaissances, et qui devait être menée en l’absence de toutes perspectives d’application à court ou moyen terme. Ils estimaient qu’une telle recherche était une étape préalable indispensable pour permettre l’émergence de recherches conduisant à des applications utiles à la société. Dans l’exercice des nombreuses responsabilités qu’il a assuré au sein de grands organismes de recherche tels que le CNRS et le CEA, Fréderic Joliot a toujours défendu la recherche fondamentale, qui devait être associée à la recherche appliquée et industrielle. Mon père refusait d’introduire une hiérarchie entre ces différents types de recherche qu’il considérait comme d’égale valeur. Il pensait que les laboratoires de recherche fondamentale doivent s’efforcer « d’accroître nos connaissances des phénomènes naturels, de découvrir la nature, sans que le choix des sujet de recherches soit dicté par un souci d’application industrielle. Toute connaissance nouvelle a toujours, tôt ou tard, une application pratique2. » Il justifiait ainsi l’effort que l’État devait faire financièrement pour la recherche fondamentale. Ce sont ces principes qui sont actuellement abandonnés dans le monde actuel, où des administrateurs, souvent incompétents, privilégient des programmes de recherche fondamentale en évaluant leurs applications possibles à court terme, qui sont le plus souvent illusoires. La recherche sur projet que l’on nous impose conduit souvent à financer une mauvaise recherche fondamentale et une mauvaise recherche appliquée. Fréderic Joliot avait, dans ce domaine, une position que l’on pourrait presque qualifier d’« intégriste ». Je le cite de nouveau : « il serait préjudiciable […] d’orienter l’activité du laboratoire de recherche pure vers la mise en œuvre de l’application3. » Je ne le suivrai pas sur ce point, d’autant plus qu’il a donné lui-même de nombreux exemples de ce passage d’un type de recherche à l’autre, qui ont démontré sa capacité à s’impliquer dans des programmes de recherche appliquée. Mentionnons, par exemple, ses travaux poursuivis en collaboration avec Hans von Halban, Lew Korwarski et Francis Perrin sur la mesure du nombre de neutrons émis lors de la fission, qui ont davantage relevés de la recherche appliquée que de la recherche fondamentale.

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Fréderic Joliot-Curie a toujours été convaincu des profondes analogies entre les métiers artistiques et scientifiques. Il écrivait : « Les mobiles qui conduisent l’artiste et le savant ainsi que les qualités de pensée et d’action exigées sont les mêmes 4. » Cette phrase résume l’attitude de mon père vis-à-vis de la recherche, dont l’aspect le plus important était la créativité. Selon lui, et c’est une idée qu’il a plusieurs fois répétée, la recherche était à la fois un jeu passionnant et un plaisir. Cet aspect ludique de la recherche a été pour moi l’une des motivations principales de ma carrière de chercheur.

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Je parlerai maintenant de l’attitude de mon père vis-à-vis de l’esprit de compétition, comme facteur de sélection, que l’on tente maintenant d’imposer dans le monde de la recherche, et notamment aux jeunes chercheurs. Bien que mon père ait toujours eu un goût certain pour la compétition, elle inhibait selon lui plutôt qu’elle ne favorisait l’expression de la créativité. La plupart des grands artistes, peintres, écrivains, ou

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musiciens ne sont pas motivés par le désir forcené de supplanter un concurrent éventuel. Albert Einstein écrivait : « L’intérêt d’un étudiant doit être stimulé non par la compétition, qui encourage principalement le culte de l’ego, mais en éveillant la forme de plaisir que représente un travail créatif5. » Il faut souligner à quel point cette vision s’oppose à la réalité des chercheurs et des enseignants actuels. Mon cas personnel me permet d’illustrer l’attitude de mon père. Lors de mes études primaires et secondaires, j’étais un élève médiocre. Ni mon père, ni ma mère, n’ont jamais exercé de pression pour que je sois un brillant élève, au vu de mes origines. Seuls certains de mes enseignants m’ont reproché ma médiocrité, en évoquant la réussite de mes parents et de mes grands-parents. Certes ma mère, pourtant dépourvue de tout esprit de compétition, se permettait, de temps en temps et à juste titre, de me faire comprendre qu’un peu plus de travail de ma part serait souhaitable. Quant à mon père, il veillait avant tout à ce que je ne développe pas de complexe d’infériorité vis-à-vis de ma sœur qui était, elle, une élève très brillante. Il ne se rendait pas compte à quel point j’étais protégé de toute forme de complexe par mon immense paresse. Ce qui m’étonnait et que j’admirais le plus chez ma sœur était sa capacité à travailler sans effort. Les seuls reproches souvent violents que j’aie subis dans ce domaine concernaient mon absence d’esprit de compétition sur un court de tennis. 8

Il me semble important que, dans un volume consacré à Einstein et au Collège de France, d’évoquer les rapports que mon père entretenait avec la théorie et les théoriciens. Frédéric Joliot était avant tout un grand expérimentateur, qui a vécu à l’époque où la physique nucléaire a connu une phase exceptionnelle de développement, marquée par les contributions d’une pléiade d’expérimentateurs et de théoriciens de génie. Le Congrès Solvay de 1933, auquel Fréderic et Irène Joliot-Curie ont participé, symbolise parfaitement ce dialogue fécond associant des compétences et des modes de pensée différents.

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Paul Langevin représentait pour mon père un exemple exceptionnel, celui d’un physicien dont l’œuvre s’est exprimée avec autant de succès dans les domaines de la physique théorique que de la physique expérimentale. Cette double compétence explique le rôle capital joué par Paul Langevin dans l’histoire de la physique française et internationale pendant la première moitié du XXe siècle. Mon père avait de l’admiration pour les grands théoriciens de l’époque mais il se montrait très réservé par rapport à l’école théorique française dont la formation, privilégiant l’abstraction mathématique, rendait ses membres peu aptes à établir des relations constructives avec les expérimentateurs. Pour lui, les grands théoriciens étaient ceux qui étaient capables d’allier une vision théorique, basée sur l’abstraction mathématique, à une vision plus intuitive, leur permettant mettre à profit et d’intégrer la richesse de l’expérience. Il me citait toujours, comme un représentant de ces qualités, Victor Weisskopf, et j’ai pu apprécier, lors d’une des visites de ce physicien à mon père, sa capacité à communiquer une vision intuitive de la physique au jeune étudiant que j’étais.

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Je terminerai en évoquant une préoccupation devenue de plus en plus présente à la fin de la vie de mon père. Après avoir contribué au développement de la physique lourde en France à travers la création du Commissariat à l’énergie atomique en [DATE] (CEA) puis en succédant à Irène Joliot-Curie à la direction de nouveau laboratoire de physique nucléaire d’Orsay fondé en [DATE], il a pris progressivement conscience que la pratique de la recherche nucléaire moderne, qu’il avait contribué à construire s’écartait de plus

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en plus de celle qu’il avait vécue et toujours défendue. Il se plaisait toujours à me rappeler que les expériences décisives ayant conduit à la découverte de la radioactivité artificielle avaient représenté deux jours de travail et que l’ensemble du dispositif expérimental tenait sur une table en bois. Lors de l’inauguration du Laboratoire de physique nucléaire d’Orsay, il s’exprimait précisément à ce sujet : Le chercheur […] ne se sent plus libre de procéder par ratures comme autrefois. Il sent sa responsabilité fortement engagée pour entreprendre un travail. Expérimenter avec peu de chance de succès, simplement « pour voir », présente maintenant de réelles difficultés et pourtant la découverte n’est-elle pas souvent une surprise. Dans cette transition de l’échelle artisanale à l’échelle industrielle, il me semble indispensable d’être conscient de ces dangers et de trouver les conditions d’utilisation de l’équipement qui n’étouffent pas la personnalité du chercheur. On ne peut faire œuvre originale à la chaîne6. 11

Il s’interrogeait là sur l’un des problèmes majeurs de la science moderne. J’ai eu, il y a une vingtaine d’années, l’occasion de participer à un congrès avec Maurice Jacob, directeur de la division de physique théorique au CERN. Nous étions tous deux chargés d’exposer et de confronter nos visions de la recherche. Lors de son intervention, Maurice Jacob expliquait comment dans le cadre de projets particulièrement coûteux, impliquant des programmes dont réalisation suppose de très longs délais, il essayait de réserver quelques créneaux représentant des espaces de liberté, qui pourraient permettre à des idées non conventionnelles et à faible chance de succès de pouvoir s’exprimer. J’ai toujours considéré que l’élaboration d’un programme de recherche ne peut s’appuyer que sur ce qui est déjà connu et par essence, qu’il est impossible d’y découvrir de l’inconnu. Je conçois cependant qu’il est difficile, et même parfois impossible, de prendre le risque de se projeter dans l’inconnu, lorsqu’une expérience coûte quelques milliards d’euros et doit être programmée plusieurs années à l’avance. Ce problème a touché tout d’abord certains domaines de la physique, pour se poser progressivement dans tous les domaines de la science, y compris, bien entendu, en biologie. Ces difficultés sont aggravées par les modes d’évaluation quantitatifs de la recherche actuelle qui inhibent la créativité. On constate aujourd’hui qu’il est maintenant nécessaire, pour obtenir un financement, de présenter un programme ambitieux et irréaliste, proposant des possibilités d’applications à court terme de découvertes qui n’ont pas encore été faites. Il y a de moins en moins de place pour une recherche créative qui, par définition, ne nous permet pas de prévoir des résultats futurs et dont il est, a fortiori, impossible de déterminer les applications potentielles. Il y donc un combat à mener pour essayer d’inverser la tendance actuelle vers une recherche programmée coûteuse, et qui se révèle une méthode efficace pour dilapider inutilement l’argent public et privé. Ce combat concerne avant tout les jeunes chercheurs. Il est difficile à mener dans une société entièrement orientée vers le court terme.

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Il faut tenter de préserver suffisamment d’espaces de liberté afin que la créativité et le plaisir de la recherche puissent continuer à s’épanouir. Mon père, dans les derniers textes qu’il a écrits, restait optimiste à ce sujet. C’est aux jeunes chercheurs d’aujourd’hui de veiller à lui donner raison.

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NOTES 1. Frédéric Joliot-Curie, Textes choisis (1959), Paris, Éditions sociales, 1963, p. 190. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. “Message to the Atlantic City Convention of the New Jersey Education Association”, Otto Nathan et Heinz Norden (dir.), Einstein on Peace (1960), préface de Bertrand Russell, New York, Schoken Books, 1968, p. 310. 5. O. Nathan et H. Norden (dir.), Einstein on Peace (1960), op. cit., p. 272. 6. « Le nouveau centre de recherches fondamentales en physique nucléaire à Orsay et la formation des chercheurs », dans F. Joliot-Curie, Textes choisis, op. cit.

AUTEUR PIERRE JOLIOT Collège de France, Professeur de Bioénergétique cellulaire (1981-2002)

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Témoignage Une conception de la responsabilité des scientifiques Hélène Langevin-Joliot

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Cette intervention porte essentiellement sur le rôle de Frédéric Joliot et la responsabilité des scientifiques dans les tumultueuses années d’après-guerre. J’ai complété et ordonné mes souvenirs en m’appuyant sur le travail de thèse de l’historien Michel Pinault1.

2

La conception générale de la science qui sous-tend les réactions et les prises de position de mon père dans cette période de sa vie doit beaucoup à l’influence profonde de Paul Langevin, à celle de Jean Perrin aussi. Un livre, The Social Function of Science, publié en 19392, l’a inspiré, comme il a inspiré nombre de scientifiques de sa génération. John Desmond Bernal, un physicien de premier plan à Cambridge, y mettait en perspective le rôle de la science et présentait une conception d’ensemble de ce qu’il devrait être à l’avenir pour la société.

3

Les 6 et 9 août 1945, deux bombes atomiques ont, comme on le sait, détruit les villes d’Hiroshima et de Nagasaki. Ces bombardements signent alors pour les uns la fin de la guerre, et pour d’autres, selon les termes du physicien Patrick Blackett, ils constituent le premier acte de la guerre froide à venir. L’événement interpelle particulièrement les physiciens atomistes, directement impliqués dans le projet Manhattan, mais aussi ceux dont les recherches ont contribué à le rendre possible, mon père en particulier. L’utilisation de la bombe interpelle Einstein, dont la lettre qu’il a signée en 1940 a informé Roosevelt de la possibilité de l’arme atomique.

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Nous étions, en ce mois d’août, en vacances en Bretagne.

5

Mon père était directeur du CNRS depuis la Libération. L’annonce du bombardement d’Hiroshima fit l’objet d’un communiqué technique de celui-ci. On y souligne l’importance du rôle de la France dans les débuts de l’aventure atomique, ce qui est une manière de s’affirmer face à la toute-puissance américaine. L’interview donnée dans le journal L’Humanité du 10 août ne prend pas non plus toute la mesure de l’événement. La journée passe entre ses commentaires en famille et la préparation de son intervention. Il n’est pas surpris, et son optimisme naturel l’emporte malgré tout : « En dépit des

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sentiments provoqués par l’application à des fins destructrices de l’énergie atomique, celle-ci rendra aux hommes dans la paix des services inestimables 3 », conclue-t-il. 6

On est loin de l’intuition d’Albert Camus lorsqu’il écrit dans le journal Combat : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques4 ». On sortait de la guerre. Hiroshima détruite par une seule bombe ne soulevait pas plus l’horreur que celle de nombreuses autres villes détruites par des milliers de bombes. Les photographies de la ville bombardée et des victimes sont restées sous embargo des années.

Du CNRS à l’énergie atomique 7

Jusqu’à l’été 1945, le CNRS, la recherche, et ses relations, pas toujours faciles, avec l’enseignement supérieur avaient tenu la première place dans les propos de mon père. Dès le mois de septembre, le sujet principal devint l’énergie atomique : les discussions sont engagées sur la création d’un commissariat, rattaché au Premier Ministre, pour prendre en charge cette question. Les rapports officiels américains et anglais sur les travaux de guerre viennent par ailleurs d’arriver en France. Le rapport Smith, rendit mon père furieux. L’introduction de ce rapport américain rappelait les découvertes qui avaient ouvert la voie au projet Manhattan : elle faisait totalement l’impasse sur les travaux menés avant la défaite par l’équipe du Collège de France. Cette équipe, que mon père avait constituée avec Hans von Halban et Lew Kowarski, auxquels s’était joint Francis Perrin, avait pourtant avancé vers la réalisation d’un prototype et déposé des brevets. Il n’y avait pas un mot sur l’évacuation de von Halban et de Kowarski vers l’Angleterre avec les résultats des travaux et le stock mondial d’eau lourde ! Cela ne pouvait que renforcer les conclusions qu’il avait tirées de ses contacts à Londres en septembre 1944 : un développement de l’énergie atomique en France n’était souhaité ni par les autorités américaines ni par les britanniques avec lesquels les Français avaient pourtant collaboré.

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Indépendamment du rapport officiel, les objections émises par des scientifiques de Los Alamos ou d’Oak Ridge contre l’utilisation de la bombe sur les villes commencèrent à passer dans le domaine public. Le rapport Franck en particulier, qui anticipait les conséquences humanitaires et politiques des bombardements, frappa beaucoup mon père. Des déclarations de scientifiques atomistes connus mettaient en garde l’opinion publique et l’administration Truman contre l’illusion du secret de la bombe, contre la gravité sans précédent que pourrait avoir une guerre atomique, concluant à la nécessité de la prévenir en discutant avec l’adversaire potentiel. Einstein n’avait pas participé au projet Manhattan mais se trouvait directement impliqué par les conséquences de sa lettre de 1940 au Président Roosevelt. Il fit connaître aussitôt sa conviction sur le caractère impératif d’un accord international rapide sur l’énergie atomique, tout en se projetant dans un avenir plus lointain. Ses déclarations portaient la marque des opinions pacifistes qu’il avait défendues après la première guerre mondiale : « The only salvation for civilisation and the human race lies in the creation of a world goverment with security of nations founded upon law 5.»

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Remettre en marche la communauté internationale 9

Mon père suivit évidemment de près les discussions sur l’énergie atomique aux ÉtatsUnis et en Angleterre. Les scientifiques étaient tous d’accord pour travailler sur des solutions excluant une future guerre atomique, pensait-il, encore optimiste en cette fin d’année 1945. Il échangeait notamment par lettre avec Niels Bohr sur les moyens de contrôle possibles de l’énergie atomique. Le souhait de tous, de mon père en particulier, était alors de reprendre au plus vite les recherches interrompues par la guerre, et de renouer les liens entre chercheurs des différents pays : en somme, de remettre en état de marche la communauté scientifique internationale. Le 200 e anniversaire de l’Académie des sciences célébré à Moscou en juin 1945 avait été l’occasion de premiers et larges contacts. Français et Britanniques en particulier s’y étaient retrouvés nombreux. Peu de scientifiques américains par contre avaient été autorisés à s’y rendre. Le décès de Roosevelt avait marqué un tournant : les scientifiques n’avaient plus de canaux pour faire passer leurs demandes ou avis vers le Président.

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L’emprise des militaires sur l’administration Truman, fortement relayée dans les journaux américains, freine le retour aux institutions civiles des responsabilités confiées aux militaires pendant la guerre. Un projet de loi, présenté au Congrès, envisage en particulier de garder sous contrôle militaire en temps de paix, non seulement le développement de l’énergie atomique, mais aussi la physique nucléaire fondamentale associée. Les protestations des physiciens, celles d’autres scientifiques inquiets d’un tel précédent pour l’ensemble de la recherche, firent capoter le projet de loi. Einstein y contribua pour sa part, en interpellant ses promoteurs : « Science is international, gentlemen, whether you like it or not6. »

Gérer la situation internationale après la bombe 11

La tentation était grande pour les militaires de considérer que les États-Unis avaient acquis avec la bombe une supériorité qui leur permettraient de dicter leurs conditions à tous. Cette opinion était loin d’être majoritairement partagée par les scientifiques, des physiciens en particulier qui affirmaient que la bombe était un « objet technique » dont les États-Unis n’auraient pas longtemps le monopole. Ces physiciens insistaient aussi sur le danger d’un maintien du secret avec le temps. Ils demandaient que leurs avis soient pris en considération dans de futures conversations entre gouvernements…

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Mon père exprima des idées analogues à l’automne 1945, dans un contexte français bien différent. À l’initiative de l’Union rationaliste, il donna une conférence sur l’énergie atomique pour couvrir tous les sujets d’actualité. Je me souviens d’une invraisemblable cohue dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Chacun voulait en savoir plus sur l’énergie atomique et entendre le futur haut-commissaire parler du programme du futur CEA. L’objectif de ce dernier, annonça mon père, n’était pas de construire des bombes, mais de construire des premiers réacteurs, en particulier pour produire des radioéléments artificiels. Il enchaîna sur la bombe, peut-être utilisable pour des objectifs civils… puis sur ses craintes devant l’évolution de la situation politique internationale et les risques engendrés par une guerre atomique. Il poursuivit sur l’un de ses thèmes favoris en disant : « Les scientifiques sont conscients de leur

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responsabilité et acceptent de moins en moins d’être mis hors circuit lorsqu’il s’agit de prendre des décisions sur l’utilisation de leurs découvertes et inventions 7. »

La Fédération mondiale et l’Emergency Committee of Atomic Scientists 13

Les scientifiques cherchèrent donc à s’organiser, de part et d’autre de l’Atlantique, pour se faire mieux entendre. En Europe, c’est l’Association des travailleurs scientifiques britanniques qui en fut à l’initiative. Les discussions se concluèrent par la création en juillet 1946 de la Fédération mondiale des travailleurs scientifiques (FMTS), dont Frédéric Joliot devient le président. Parmi les buts de la fédération : « Œuvrer pour la pleine utilisation de la science pour la paix et le bien-être de l’humanité…, favoriser la coopération scientifique en liaison avec l’UNESCO…, préserver et encourager la liberté et la coordination du travail scientifique national et international… 8 ». Nombre d’associations européennes et au-delà y adhérèrent, mais les Soviétiques ne furent pas, au départ, intéressés.

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Aux États-Unis, l’Emergency Committee of Atomic Scientists fut créé aussi en juillet 1946, sous l’impulsion de Leó Szilárd. Albert Einstein accepte d’en devenir le président. Ce comité de huit scientifiques de premier plan lance des appels de fonds pour soutenir les campagnes menées par différentes associations engagées pour prévenir la guerre atomique ; on note en particulier la création et le soutien du Bulletin of Atomic Scientists. Les objectifs généraux sont d’utiliser l’énergie atomique au bénéfice de l’humanité, d’informer l’opinion sur la nécessité de changer les modes de pensée. L’Emergency Committee a des buts plus ciblés que ceux de la FMTS, mais bien des idées communes.

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Einstein met ses espoirs à long terme pour sortir du risque d’anéantissement de la civilisation dans un gouvernement mondial, dont le pouvoir serait limité aux questions d’armement. Il bataille cependant pour des mesures de confiance, à contre-courant de décisions prises par le gouvernement américain, comme dans cette déclaration : « We are still making bombs and the bombs are making hate. We are keeping secret and secret breed distrust and suspicion9 ».

La Commission des Nations unies sur l’énergie atomique 16

Le mois de juillet 1946 avait mal commencé avec la démonstration d’une bombe atomique à Bikini. Une opération de communication devant des militaires, des diplomates et des scientifiques en service commandé. C’est dans ce contexte que Frédéric Joliot se rend aux États-Unis en juillet et septembre 1946 pour participer comme expert aux premières réunions de la Commission des Nations unies pour l’énergie atomique.

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Diplomates et experts se trouvent face au plan Baruch, présenté comme base de négociation par les États-Unis. Le plan Baruch était bien issu de propositions du rapport Acheson-Liliental préparé par des scientifiques, mais les mesures introduites par les diplomates, Baruch en particulier, ne laissaient que peu de chances de succès à la négociation. Les Soviétiques firent eux aussi des propositions, contradictoires, sur les modes de contrôle et sur un calendrier d’interdiction des bombes. Les Français

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annoncèrent que le CEA se limiterait aux applications civiles. Mon père resta un temps assez optimiste : « Il y des idées à creuser dans les propositions des uns et des autres », écrivit-il à ma mère. Je me souviens de ses remarques, lorsqu’il fut de retour à Paris : « Si on nous laissait travailler entre scientifiques, nous trouverions des solutions ». Ce ne fut pas le cas. Après deux ans d’échecs, l’Organisation des Nations unies (ONU) mit fin au fonctionnement de la Commission pour l’énergie atomique, en mai 1948. 18

Les désaccords se multiplient entre l’Ouest et l’Est dans les années suivantes. Aux ÉtatsUnis, militaires et industriels poussent à la constitution d’un stock de bombes toujours plus important. Des clauses économiques et politiques contraignantes (peu publiques à l’époque) sont imposées, y compris aux alliés des États-Unis en contre-partie du Plan Marshall : ces clauses donnent à ces derniers l’exclusivité de l’achat de matières stratégiques, l’uranium en particulier. De l’autre côté de l’atlantique, des évènements, tels le changement de régime en Tchécoslovaquie ou le blocus de Berlin en particulier, ne peuvent être interprétés que comme l’emprise croissante de l’Union soviétique et inquiètent l’opinion. La recherche de solutions d’intérêt mutuel pour le contrôle et l’élimination des armes atomiques est abandonnée, laissant libre cours à la course aux armements. Dans les débats publics, la question atomique est provisoirement occultée par les affrontements sur les systèmes capitalistes et socialistes, la liberté d’expression et de déplacement.

La guerre froide et la chasse aux sorcières 19

La guerre froide ne cesse dès lors de monter en puissance, chaque camp s’organisant et rejetant la responsabilité de la situation sur l’autre, devenu le potentiel agresseur. Rassembler les scientifiques pour élaborer une déclaration commune, ou simplement discuter, par-delà les opinions politiques devient problématique. Des associations nationales se retirent de la FMTS, considérée à l’Ouest comme inféodée au camp soviétique. Celle-ci reçoit le renfort d’associations de pays non-alignés, celle de l’Inde en particulier. Nehru en devient membre d’honneur. Les Soviétiques décident finalement de la rejoindre.

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De l’autre côté de l’Atlantique, l’Emergency Committee interrompt ses activités à l’été 1948. L’opinion publique dérive aux États-Unis vers une peur hystérique du communisme, laissant le champ libre au déploiement des initiatives de la commission parlementaire sur les activités antiaméricaines, et bientôt à la chasse aux sorcières du maccarthysme. Il se trouve que ma mère s’y trouva brièvement confrontée.

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Elle reçut début 1948 une demande du docteur Barski, président du Joint Antifascist Committee, de venir faire une tournée de conférences aux États-Unis en soutien des réfugiés républicains espagnols. Elle donna son accord et obtint son visa. Pourtant, lorsqu’elle se présenta au poste de contrôle au sortir de l’avion, on lui refusa l’entrée. Elle passa la nuit et le jour suivant à Ellis-Island. Ce fut un beau scandale, au terme duquel elle obtint l’autorisation d’entrer et de donner les conférences promises. Elle fût heureuse de pouvoir rendre visite à Einstein, qu’elle connaissait depuis un séjour commun en montagne en 1913, et qui était alors l’un des principaux soutiens du comité.

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Le CEA et la pile Zoé 22

Mon père, depuis la création du CEA en janvier 1946, consacrait toute son énergie au développement du nouvel organisme. Le haut-commissaire avait alors l’entière responsabilité du programme scientifique. Je ne dirai rien des difficultés de l’installation dans l’ancien fort de Chatillon et des solutions apportées… pas toujours orthodoxes selon mes souvenirs des dîners en famille. L’uranium et l’eau lourde disponibles permettaient d’entreprendre la construction d’un premier réacteur. Mais il fallait aussi se procurer des matériels de toutes sortes, que l’industrie française ne produisait pas encore. Les surplus américains furent, en toute discrétion, largement mis à contribution.

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L’année 1948 fur une année chargée en divers événements au sein de notre famille. À l’automne 1948, ma mère fut atteinte d’une mastoïdite gravissime et sauvée par la streptomycine envoyée des États-Unis. Le soutien à la grève des mineurs se traduisit par l’hébergement à la maison de deux petites filles de 7 et 8 ans. J’ai épousé Michel Langevin en novembre. L’année se termine avec la divergence réussie de la pile atomique Zoé, le 15 décembre. Cette réussite est saluée par la visite du Président de la République et fait événement dans la presse. Certains journaux français en oublient pour la circonstance de relayer les attaques américaines contre la présence du communiste Joliot à la tête du CEA. Celui-ci n’allait-t-il pas en effet livrer des secrets à l’Est ? L’accusation était choquante et stupide. Le premier essai d’une bombe atomique soviétique allait avoir lieu dès l’année suivante.

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Après la divergence de Zoé, la réduction inquiétante des budgets alloués au CEA crée une situation particulièrement difficile pour mon père, qui estime que c’est sa présence à la tête du CEA qui en est en partie la cause. Il me semble par ailleurs qu’à cette époque la direction du CEA ne l’intéressait plus autant qu’avant. Ses préoccupations portaient de plus en plus sur la situation internationale et la course aux armes nucléaires. Ce fut le moment d’une réflexion sur l’échec de son action, celle des scientifiques plus généralement, à faire prévaloir des solutions de contrôle et d’interdiction de l’arme atomique. Il en conclut que pour stopper la course vers l’abîme, il fallait conjuguer l’action spécifique des scientifiques « comme membres de la grande communauté des travailleurs », une formule qu’il affectionne, avec leur participation à des initiatives d’ampleur mobilisant les citoyens eux-mêmes. Il n’avait jusque-là participé qu’épisodiquement à de telles initiatives. Il s’y investit presque totalement, en acceptant de préparer et de présider le rassemblement international pour la paix organisé en avril 1949 à la salle Pleyel.

Président du Conseil mondial de la paix et président de la FMTS 25

Le rassemblant de Pleyel fût un grand succès, et se termina par un discours de mon père au stade Buffalo, où avaient convergé les participants. J’ai le souvenir de son sourire pendant qu’il parlait. La création d’un Conseil mondial de la paix résulta de cette initiative. Il accepta d’en être le président, et y consacra pendant plusieurs années un temps considérable. Je retiens un seul épisode de cette période : le Congrès des partisans de la paix organisé à Stockholm en mars 1950, qui s’est achevé avec la

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décision de lancer une grande campagne internationale pour l’interdiction et le contrôle de la bombe atomique, que les deux camps possédaient alors. L’appel de Stockholm, prononcé par mon père en conclusion de son discours et qu’il signe en premier ce 19 mars 1950, jour de ses cinquante ans, aura un impact considérable sur des opinions publiques inquiètes. Il est signé massivement dans le monde entier, par des dizaines, voire des centaines de millions de personnes. 26

Le cas Joliot, un communiste à la tête d’un organisme de recherche important, est réglé fin avril. Mon père est révoqué de son poste de haut-commissaire au CEA, un poste donnant jusqu’alors à son titulaire l’entière responsabilité des programmes scientifiques. Il s’y attendait. Le choc fut cependant rude. Ma mère était toutefois plutôt soulagée de le voir sortir d’une situation infernale. L’accueil chaleureux qu’il reçût lorsqu’il revint donner son cours au Collège de France, la famille et les amis l’aidèrent à reprendre pied. Je ne sais si les longues conversations que j’ai eues avec lui – mon mari et moi habitions encore chez mes parents –, l’ont aidé. Ce dont je suis sûre, c’est du bonheur que lui apporta la naissance opportune de sa petite-fille Françoise en ce difficile mois de mai.

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Dans les années suivantes, les interventions de mon père deviennent plus politiques, notamment sur les armes atomiques, mais aussi sur les conflits et les événements de toutes sortes qui marquèrent la première partie des années 1950. La question de la responsabilité des scientifiques n’était jamais loin. Mon père résumait souvent dans une formule, peut-être nostalgique, ce devoir de responsabilité : « Le temps n’est plus où le scientifique pouvait dire “voilà ce que j’ai trouvé”, il doit se préoccuper de l’utilisation de ses découvertes. »

La course aux armes thermonucléaires et les essais 28

L’essai de la première bombe thermonucléaire américaine en 1952, suivi de celui de la bombe soviétique l’année suivante, l’escalade des essais de bombes de plus en plus puissantes remirent bientôt au premier plan le risque d’anéantissement de la civilisation. De part et d’autre de l’Atlantique les physiciens s’exprimèrent à nouveau pour alerter les opinions publiques. D’abord en ordre dispersé, en fonction des opinions diverses de chacun. Renouer les contacts rompus entre les uns et les autres pour parvenir à des appréciations collectives, plus efficaces, prit du temps. Mon père évoquait en famille ses préoccupations à ce sujet, les initiatives prises avec la FMTS et les informations sur celles prises aux États-Unis, notamment par Szilárd. Les unes comme les autres visaient l’organisation de congrès ou de rencontres internationales pour dégager entre scientifiques des positions communes sur la course aux armes nucléaires.

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Le 6 mars 1954, suite à une mauvaise appréciation des vents, un nouvel essai américain se traduit par d’importantes retombées radioactives sur une région déclarée sûre. Un bateau de pêche japonais est atteint, l’un des pêcheurs mourra suite à l’accident. L’opinion publique prend alors conscience que les risques dont on lui parle sont bien réels et d’actualité.

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L’émotion créée a certainement joué un rôle dans les efforts des scientifiques pour se coordonner. Fin 1954, une nouvelle lettre de mon père à Bertrand Russell lui propose

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de joindre leurs efforts en vue de réunir un colloque scientifique et sert de déclencheur à la rédaction par Russell de ce qui deviendra l’appel Einstein-Russell.

L’appel Einstein-Russell 31

Russell ne rédigea pas un simple projet d’appel pour un colloque mais bel et bien un manifeste à proposer à la signature d’un très petit nombre de personnalités choisies pour avoir des opinions politiques opposées : l’anti-communiste Russell et le communiste Joliot en particulier. Les suggestions des uns et des autres se retrouvent dans ce manifeste, qui affirme ne vouloir soutenir aucun camp. Einstein le signa quelques jours avant son décès. Avec Russell, neuf autres scientifiques, dont mon père, le seul français, et Powell, alors vice-président de la FMTS complètent la liste des signataires10.

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Le texte fait appel aux hommes de science pour se réunir en conférence afin de prendre la mesure des périls créés par le développement d’armes de destruction massive. Il les somme d’oublier leurs opinions sur les affaires du monde et de s’exprimer comme membre de l’espèce humaine, de rechercher des mesures susceptibles de rendre la guerre atomique définitivement impossible… Le but de la conférence est de rassembler autour d’une résolution extrêmement simple qui dit en substance : « Les armes nucléaires mettent en péril la survie de l’humanité. Nous invitons les gouvernements du monde à comprendre et à admettre publiquement qu’ils ne sauraient atteindre leurs objectifs par une guerre mondiale et nous leur demandons instamment de s’employer à régler par des moyens pacifiques tous leurs différends ».

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La conférence projetée n’eut lieu que deux ans plus tard, et la santé de mon père l’empêcha d’y participer. Mais elle donna le coup d’envoi des cycles de conférences Pugwash, qui ont peu à peu affirmé des convergences entre scientifiques sur nombre de questions importantes. Il fallut toutefois beaucoup de temps encore pour que ceux-ci osent rendre publiques leurs conclusions unanimes contre la poursuite des essais nucléaires, sans craindre de sembler soutenir un camp plutôt que l’autre.

1956-1958 34

Après le décès de ma mère, en 1956, mon père se consacra presqu’entièrement à la construction de l’Institut de physique nucléaire à Orsay, que celle-ci venait de lancer. Sa santé était inquiétante. Dans les périodes de repos auxquelles il s’est astreint, il trouva le temps de mettre par écrit quelques réflexions sur l’énergie et sur la science que nous l’entendions souvent exprimer.

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« La science, écrit-t-il dans “Quelques réflexions sur la valeur humaine de la science 11”, un titre emprunté à Paul Langevin, est un puissant facteur d’unité entre les hommes. L’histoire montre tout ce que la civilisation lui doit, à commencer par le sens de l’effort collectif, poursuivi de générations en générations ». « L’humanité est jeune, comme il aimait dire, depuis la préhistoire nous n’avons que deux cents grands-pères ». Il reste beaucoup de chemin à parcourir. « Je voudrais affirmer ma confiance dans la science et dans l’homme », écrivait-il en conclusion de cet article.

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NOTES 1. M. Pinault, Frédéric Joliot-Curie, la science et la société. Un itinéraire de la physique nucléaire à la politique nucléaire (1900-1958), Thèse soutenue en mars 1999 à l’Université Paris-I – Panthéon Sorbonne en 1999, publiée sous le titre : Frédéric Joliot-Curie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2000. 2. John Desmond Bernal, The Social Function of Science, Londres, G. Routledge, 1939. 3. F. Joliot-Curie, « Interview », L’Humanité, 10 août 1945, p. 1. 4. A. Camus, Éditorial, Combat, 8 août 1945, p. 1. 5. Voir A. Einstein, Einstein on Peace (1960), Otto Nathan et Heinz Norden (dir.), préface de Bertrand Russell, New York, Schoken Books, 1968, qui donne accès à l’ensemble, aussi complet que possible, des interviews, des interventions, des lettres et des prises de position d’Einstein contre le militarisme et la guerre, depuis 1914. 6. Voir A. Einstein, Einstein on Peace, op. cit. 7. Frédéric Joliot-Curie, Textes choisis (1959), Paris, Éditions sociales, 1963. Archives Joliot-Curie, Bibliothèque nationale de France (déposées au Musée Curie). 8. M. Pinault, Frédéric Joliot-Curie, op. cit. 9. Ibid. 10. Londres, Communiqué de presse de Bertrand Russell, 9 juillet 1955. 11. F. Joliot-Curie, La Nef, n° 2, janvier 1957. Voir F. Joliot-Curie, Textes choisis, op. cit.

AUTEUR HÉLÈNE LANGEVIN-JOLIOT CNRS, Institut de physique nucléaire d’Orsay