Questionner l'effondrement : Reconfigurations théoriques et nouvelles pratiques 9782757436547

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Questionner l'effondrement : Reconfigurations théoriques et nouvelles pratiques
 9782757436547

Table of contents :
Introduction. L’effondrement, last call pour les sociologues€?
Paul Cary, Nadia Garnoussi, Yann Le Lann
Première partie. La catastrophe à l’épreuve des sciences sociales
Introduction de la première partie. La catastrophe pour réactiver l’utopie€?
Paul Cary
Chapitre€1. Quelques réflexions sur l’idée de catastrophe en lisant Adorno
Laurent Plet
Chapitre€2. La collapsologie, variante de l’écologie catastrophiste, et son analyse
Paul Cary
Chapitre€3. Rééquiper la sociologie pour faire face à la catastrophe€?
Jacques Rodriguez
Deuxième partie. Qui se mobilise contre l’effondrement ?
Introduction de la deuxième partie. Les terreaux sociaux des mobilisations à l’ombre de l’effondrement
Yann Le Lann
Chapitre€4. Enjeux écologiques et effondrements€: de la collapsophobie à la collapsosophie
Dylan Michot, Loïc Steffan, Pierre-Éric Sutter
Chapitre€5. Marcher pour conjurer l’effondrement€? Dispositions effondristes au sein des grèves climats
Collectif Quantité Critique
Chapitre€6. Altérités effondristes et diplomaties sociologiques. Faire atterrir socialement le public de l’effondrement
Cyprien Tasset
Troisième partie. Les espaces du discours effondriste
Introduction de la troisième partie. Des effondrements et des territoires€: cycles communs, vécus singuliers
Paul Cary, Hélène Melin
Chapitre€7. L’effondrement à tous les étages€: échelles de pensées et d’actions face à l’irréversible
Hélène Melin
Chapitre€8. L’effondrement vu d’«€en bas€», entre logiques de distinction et quêtes de justice sociale
Karl Berthelot
Chapitre€9. Que se passe-t-il quand l’effondrement a déjà commencé€? L’éolien offshore, une construction industrielle et inspirée
Arnaud Le Marchand
Chapitre€10. Détruire les «€prises sensibles€». Risque d’effondrement et expériences du monde dans la formation d’hydrocarbure de Vaca Muerta, Argentine
Tobias Etienne-Greenwood
Quatrième partie. Comment faire face à l’effondrement€? Repenser les luttes sociales
Introduction de la quatrième partie. La «€politicit逻 de l’effondrement en questions
Nadia Garnoussi
Chapitre€11. Aux racines de la collapsologie. Apocalyptique écologique, écopsychologie et courants spirituels alternatifs
Jean Chamel
Chapitre€12. Ce que la contamination du monde fait aux femmes€: perspectives «€alter-féministes€» sur l’effondrement
Magali Della Sudda
Chapitre€13. «€Y’a toujours à penser, à trouver mieux€». Moments effondristes et activisme du quotidien face à la catastrophe écologique
Alexandra Bidet, Solène Sarnowski
Conclusion. Le paradigme effondriste, entre consensus factuels et conflictualités politiques des luttes écologistes
Nadia Garnoussi
Bibliographie
Les auteurs

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RÉSUMÉS L’idée d’effondrement, médiatisée par la collapsologie comme destin probable de nos sociétés face aux crises écologiques, fait l’objet de multiples critiques alors même que les illustrations récentes d’effondrements en cours, de l’épidémie de Covid-19 aux mégafeux, ne cessent de se multiplier. Devant ce paradoxe, les auteurs réunis ici prennent au sérieux l’hypothèse d’un coup d’arrêt majeur de nos dynamiques socio-économiques et politiques, tout en montrant que le rythme des effondrements se révèle variable selon les territoires. À partir d’enquêtes de terrain plurielles, ils examinent également la façon dont se mobilisent des acteurs, au Nord et au Sud, militants engagés ou citoyens discrets, pour tenter d’y faire face. L’ouvrage souligne l’impérieuse nécessité pour les sciences sociales de renouveler leurs approches des questions écologiques et esquisse les premiers jalons d’un paradigme de l’effondrement. The idea of collapse, mediated as the probable fate of our societies dealing with ecological crises, has been facing much criticism, even though recent illustrations of ongoing collapses, from Covid-19 to mega-fires, continue to multiply. Faced with this paradox, the authors adress the hypothesis of a major halt in our socio-economic and political dynamics, and show that the pace of collapse varies according to the territory. Based on multiple field surveys, they also examine the way in which actors, in the North and in the South, committed activists or discreet citizens, are mobilizing to try to deal with it. The book underlines the urgent need for the social sciences to renew their approaches to ecological questions and outlines the first milestones of a paradigm of collapse.

PAUL CARY (DIR.) Maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille, chercheur au Centre de recherche « Individus Épreuves Sociétés »

NADIA GARNOUSSI (DIR.) Maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille, chercheur au Centre de recherche « Individus Épreuves Sociétés »

YANN LE LANN (DIR.) Maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille, chercheur au Centre de recherche « Individus Épreuves Sociétés »

Questionner l’effondrement Reconfigurations théoriques et nouvelles pratiques

Illustration de couverture : How can you not be afraid? Crédits : iStock, marcoventuriniautieri. Maquette : Chloé Gaillard.

le regard sociolog iqu e – Presses univer sita ires du S eptentr ion

Paul Cary, Nadia Garnoussi et Yann Le Lann sont maîtres de conférences en sociologie à l’Université de Lille, chercheurs au Centre de recherche « Individus Épreuves Sociétés ».

L’idée d’effondrement, médiatisée par la collapsologie comme destin probable de nos sociétés face aux crises écologiques, fait l’objet de multiples critiques alors même que les illustrations récentes d’effondrements en cours, de l’épidémie de Covid-19 aux mégafeux, ne cessent de se multiplier. Devant ce paradoxe, les auteurs réunis ici prennent au sérieux l’hypothèse d’un coup d’arrêt majeur de nos dynamiques socio-économiques et politiques, tout en montrant que le rythme des effondrements se révèle variable selon les territoires. À partir d’enquêtes de terrain plurielles, ils examinent également la façon dont se mobilisent des acteurs, au Nord et au Sud, militants engagés ou citoyens discrets, pour tenter d’y faire face. L’ouvrage souligne l’impérieuse nécessité pour les sciences sociales de renouveler leurs approches des questions écologiques et esquisse les premiers jalons d’un paradigme de l’effondrement. Contributeurs : Karl Berthelot · Alexandra Bidet · Paul Cary · Jean Chamel · Collectif Quantité Critique · Magali Della Sudda · Tobias Etienne-Greenwood · Nadia Garnoussi · Yann Le Lann · Arnaud Le Marchand · Hélène Melin · Dylan Michot · Laurent Plet · Jacques Rodriguez · Solène Sarnowski · Loïc Steffan · Pierre-Éric Sutter · Cyprien Tasset.

ISBN : 978-2-7574-3654-7 ISSN : 1764-9587 (imprimé) ISSN : 2780-7959 (en ligne)

19 €

La collection

Le regard sociologique est dirigée par Vincent Caradec & Danilo Martucelli Cet ouvrage est publié après l’expertise éditoriale du comité Sciences Sociales et d’une double expertise externe. Le comité est composé de : Bruno Ambroise, Centre national de la recherche scientifique Corinne Baujard, Université de Lille Denis Bernardeau-Moreau, Université de Lille Vincent Caradec (coordinateur), Université de Lille Christelle Hinnewinkel, Université de Lille Rémi Lefebvre (coordinateur), Université de Lille Patrick Lehingue, Université de Picardie - Jules Verne Marie Saiget, Université Lille Richard Sobel, Université Lille

Les Presses universitaires du Septentrion sont une association de cinq universités : • Université de Lille, • Université du Littoral – Côte d’Opale, • Université Polytechnique Hauts-de-France, • Université Catholique de Lille, • Université Picardie Jules-Verne.

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Paul Cary, Nadia Garnoussi, Yann Le Lann (dir.) avec les contributions de

Karl Berthelot, Alexandra Bidet, Paul Cary, Jean Chamel, Collectif Quantité Critique, Magali Della Sudda, Tobias Etienne-Greenwood, Nadia Garnoussi, Yann Le Lann, Arnaud Le Marchand, Hélène Melin, Dylan Michot, Laurent Plet, Jacques Rodriguez, Solène Sarnowski, Loïc Steffan, Pierre-Éric Sutter, Cyprien Tasset

Questionner l’effondrement Reconfigurations théoriques et nouvelles pratiques

Publié avec le soutien du Centre de Recherche Individus Épreuves Sociétés (CeRIES – EA 3589), Université de Lille

Presses universitaires du Septentrion 2022

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Pour plus d'informations, consultez le site internet des Presses Universitaires du Septentrion www.septentrion.com.

Table des matières Introduction. L’effondrement, last call pour les sociologues ? ........................................ 11 Paul Cary, Nadia Garnoussi, Yann Le Lann

Première partie La catastrophe à l’épreuve des sciences sociales Introduction de la première partie. La catastrophe pour réactiver l’utopie ? ............ 41 Paul Cary

Chapitre 1. Quelques réflexions sur l’idée de catastrophe en lisant Adorno .............45 Laurent Plet

Chapitre 2. La collapsologie, variante de l’écologie catastrophiste, et son analyse.............................................................55 Paul Cary

Chapitre 3. Rééquiper la sociologie pour faire face à la catastrophe ?.......................... 71 Jacques Rodriguez

Deuxième partie Qui se mobilise contre l’effondrement ? Introduction de la deuxième partie. Les terreaux sociaux des mobilisations à l’ombre de l’effondrement ......................................................................83 Yann Le Lann

Chapitre 4. Enjeux écologiques et effondrements : de la collapsophobie à la collapsosophie .................................................................................87 Pierre-Éric Sutter, Loïc Steffan, Dylan Michot

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Chapitre 5. Marcher pour conjurer l’effondrement ? Dispositions effondristes au sein des grèves climats ..........................................................119 Collectif Quantité Critique

Chapitre 6. Altérités effondristes et diplomaties sociologiques. Faire atterrir socialement le public de l’effondrement ......................................................137 Cyprien Tasset

Troisième partie Les espaces du discours effondriste Introduction de la troisième partie. Des effondrements et des territoires : cycles communs, vécus singuliers................... 155 Paul Cary, Hélène Melin

Chapitre 7. L’effondrement à tous les étages : échelles de pensées et d’actions face à l’irréversible ...........................................................159 Hélène Melin

Chapitre 8. L’effondrement vu d’« en bas », entre logiques de distinction et quêtes de justice sociale ................................................ 177 Karl Berthelot

Chapitre 9. Que se passe-t-il quand l’effondrement a déjà commencé ? L’éolien offshore, une construction industrielle et inspirée .......................................... 197 Arnaud Le Marchand

Chapitre 10. Détruire les « prises sensibles ». Risque d’effondrement et expériences du monde dans la formation d’hydrocarbures de Vaca Muerta, Argentine ...................................213 Tobias Etienne-Greenwood

Quatrième partie Comment faire face à l’effondrement ? Repenser les luttes sociales Introduction de la quatrième partie. La « politicité » de l’effondrement en questions ..............................................................233 Nadia Garnoussi

Chapitre 11. Aux racines de la collapsologie. Apocalyptique écologique, écopsychologie et courants spirituels alternatifs ......... 237 Jean Chamel

Chapitre 12. Ce que la contamination du monde fait aux femmes : perspectives « alter-féministes » sur l’effondrement .......................................................255 Magali Della Sudda

Chapitre 13. « Y’a toujours à penser, à trouver mieux ». Moments effondristes et activisme du quotidien face à la catastrophe écologique................................................................................................ 271 Alexandra Bidet, Solène Sarnowski

Conclusion. Le paradigme effondriste, entre consensus factuels et conflictualités politiques des luttes écologistes.............287 Nadia Garnoussi

Bibliographie ................................................................................................................................... 293 Les auteurs .........................................................................................................................................317

Introduction. L’effondrement, last call pour les sociologues ? Paul Cary, Nadia Garnoussi, Yann Le Lann

Cet ouvrage tente de poser quelques jalons à propos de l’importance prise récemment par le terme d’effondrement dans les champs universitaire et médiatique et, de manière plus générale, dans les représentations communes1. L’ouvrage mettra en perspective comment le terme d’effondrement (ou plutôt d’effondrements) prend place, dans les débats théoriques, à côté de celui de catastrophe ou encore de celui de risque. Mais il s’agira surtout pour nous de tenir deux dimensions simultanément. D’une part, nous souhaitons décrire, par des études de cas, ce que signifie, dans des espaces différents, vivre l’effondrement ou vivre avec l’effondrement ou son anticipation. Ainsi, nous décrirons de nouvelles mobilisations, de nouveaux collectifs qui, par exemple, se revendiquent de la collapsologie ; mais également des pratiques sociales banales sur fond d’effondrement. D’autre part, nous nous demanderons si les sciences sociales, et en particulier la sociologie, peuvent saisir ce moment pour transformer un certain nombre d’outils ou de concepts en vue de contribuer à une sociologie responsable à l’égard du vivant.

Un contexte nouveau ? De nouvelles mobilisations… L’émergence de nouvelles pratiques et mobilisations constitue, depuis quelques années, un trait marquant qui renouvelle ou re-problématise les questions liées à l’écologie. 1.– Les coordinateurs de l’ouvrage tiennent à remercier Alexandra Célié qui a contribué à éveiller leur intérêt pour le thématique de l’effondrement et les a aidés à organiser la journée d’études « Questionner l’effondrement » en novembre 2019 à l’Université de Lille, dont plusieurs contributions de l’ouvrage sont issues.

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Paul Cary, Nadia Garnoussi, Yann Le Lann

D’abord, des initiatives comme celles de la transition (au sens de Rob Hopkins, 2017) émergent dès les années 2000 autour de l’importance conférée à la préparation concrète, hic et nunc, d’un monde post-carbone, sans attendre que les institutions publiques n’impulsent le mouvement. De manière plus générale, le foisonnement d’actions à sensibilité environnementale – augmentation des ventes des produits bio, zéro déchet, jardins partagés ; nouvelles revues et publications sur le jardinage, la permaculture, le recyclage, etc. – témoigne d’un accroissement de l’audience de ces idées. On pourrait donc observer un arrière-plan sociétal dans lequel infusent certaines pratiques et idées plus sensibles – au moins en apparence – à l’environnement. Il faut également prendre acte de transformations dans les mobilisations les plus visibles : croissance des participants dans les manifestations de rue, émergence de nouvelles organisations ou de nouveaux répertoires d’action en sont des révélateurs. D’un côté, la croissance numérique des personnes mobilisées ponctuellement est indéniable, notamment dans l’émergence des Marches pour le climat – qui se développent puis s’amplifient dans les années 2010. En France, les mobilisations ont ainsi pu atteindre 150 000 personnes lors de certaines journées en 2018 et 2019. L’émergence d’une figure de proue, Greta Thunberg, a permis d’incarner, par un visage jeune et féminin, et avec une rhétorique accusatrice envers les institutions, l’urgence de la situation. Les appels à la grève scolaire ont également eu un certain écho et un mouvement international, Youth for climate, a pu se structurer. De l’autre côté, les registres et les terrains de mobilisation se diversifient aux niveaux national et international. Ainsi, en France, « l’Affaire du siècle » investit le terrain juridique. Porté par quatre organisations – Notre Affaire à Tous, la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme (FNH), Greenpeace France et Oxfam France – ce mouvement cherche à faire condamner les institutions publiques pour inaction face aux changements climatiques. De par le monde, des recours semblables se multiplient, avec des fortunes diverses. Bien souvent d’ailleurs, les mouvements observés se révèlent multi-scalaires et croisent le fer avec les pouvoirs publics ou les firmes privées en mettant en œuvre des registres variés. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes en est un exemple frappant, laquelle regroupe des groupes et individus aux sensibilités diverses, dont les formes d’action sont multiples : opposition frontale à l’État, mise en place concrète d’expériences alternatives très variées, mobilisations en réseaux, recours juridiques face aux décisions des pouvoirs publics, développement de nouveaux instruments juridiques et financiers, notamment pour racheter des terrains, etc. Enfin, de nouveaux mouvements, à portée internationale, se développent. Ainsi, Extinction Rebellion, né au Royaume-Uni en 2018, est-il aujourd’hui bien identifié avec son logo évocateur (le sablier, qui représente l’urgence) et ses actions, très médiatisées et qui prônent la non-violence. Pour sa part, Deep

Introduction. L’effondrement, last call pour les sociologues ?

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Green Resistance, fondé en 2011, propose une tonalité plus radicale, qualifiée de « Guerre écologique décisive2 », laquelle ferait coexister deux faces : « les organisations à visage découvert et les organisations clandestines, les militants et les non-violents3 ». En France, enfin, on notera l’importance d’Alternatiba, mouvement citoyen qui émerge lors d’un village des alternatives à Bayonne en 2013, puis essaime localement et joue un rôle significatif dans la structuration des mobilisations.

…face à un diagnostic scientifique sombre Ces mobilisations vont de pair avec la dégradation très rapide des équilibres écologiques de la planète – qui n’est aujourd’hui plus à démontrer. La « grande accélération » (Mc Neill, 2014) ou le dépassement de plusieurs « seuils planétaires » (Steffen et al., 20114) figurent parmi les publications les plus commentées aujourd’hui. On peut évidemment leur adjoindre les rapports du GIEC, lesquels ne semblent désormais même plus considérer comme plausible l’hypothèse d’une trajectoire moyenne de réchauffement à moins de 2 °C pour la fin du siècle – tant les conditions pour sa survenue semblent improbables à réaliser. Notons également les résultats mis en évidence par des indicateurs comme l’empreinte écologique – qui montre que nous consommons plus de ressources renouvelables que la planète ne peut en fournir – ou encore l’Indice Planète Vivante qui souligne une érosion constante de la biodiversité, ainsi que les écrits sur la 6e extinction de masse (Kolbert, 2014 ; David, 2021). La liste serait interminable et nos lecteurs pourront se référer aux ouvrages de collapsologie, lesquels compilent de façon pédagogique certaines de ces études (cf. Servigne et Stevens, 2015). Il s’avère ainsi indubitable que la situation s’est nettement dégradée, notamment par rapport aux publications pourtant alarmistes et médiatisées à partir de la fin des années 1960 (Le rapport The Limits to Growth sous la plume des époux Meadows ou The Population Bomb de Paul Ehrlich, etc.). En particulier, si, dans les années 1970, un certain nombre de scénarios envisageaient la possibilité d’une transition comme alternative à la catastrophe, cette fenêtre de tir qui aurait pu nous permettre d’agir semble s’être refermée. Comme le dit Nathaniel Rich (2019), il se pourrait que nous ayons « perdu la terre » alors même que 2.– https://www.deepgreenresistance.fr/a-propos-de-deep-green-resistance/. 3.– Ibid. 4.– Ces seuils ou limites concernent neuf processus qui régulent la stabilité de la planète  : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère, l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère.

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les gouvernants disposaient d’un nombre significatif d’éléments pour agir. Pour certains auteurs, qui avaient pourtant, à leur époque, pu être optimistes à l’égard de l’essor du développement durable, l’espoir d’une planète vivante et vivable semble s’être envolé. Ainsi Olivier Godard (2015) considère-t-il que le monde à venir, pris globalement, ne sera plus soutenable et que la seule tâche à laquelle nous pouvons nous atteler désormais est celle de la construction d’îlots locaux de soutenabilité. En d’autres termes, nous vivrions un effondrement ou des effondrements (cf. ci-dessous). Les sciences de la vie et de la terre, notamment, ont donc joué un rôle tout à fait central dans la mise en évidence des transformations actuelles dans la biosphère. Elles ont également développé des approches à la croisée de leurs sous-disciplines permettant ainsi des diagnostics éclairants comme dans le cas des « limites planétaires ». De nombreuses revues et projets ont également accueilli des chercheurs venus des sciences sociales pour compléter et affiner les analyses, notamment dans des champs polémiques comme celui de la conservation (Kopnina, 2016), où la prise en compte des populations locales a longtemps été le parent pauvre des travaux. Ces dernières années, des chercheurs se sont engagés avec force dans les débats : pensons par exemple à l’initiative Half Earth pilotée par Edward O. Wilson (2016) plaidant pour un engagement très rapide dans l’extension de réserves de nature sauvage.

Des sciences sociales en question Les sciences sociales, et la sociologie en particulier, de leur côté, ont accompagné ces évolutions à distance, souvent par leurs prismes disciplinaires. Dans le cadre d’une sociologie de l’environnement, des avancées ont certes eu lieu. On peut noter le travail conjoint des sciences sociales et des humanités avec les autres disciplines dans une perspective de soutenabilité, que ce soit dans le « cadrage » des problèmes environnementaux en soulignant la possibilité d’autres scénarios, dans la mise en évidence des injustices environnementales ou encore dans des approches défendant l’implication des populations concernées par les transformations de la biosphère. Des travaux cruciaux ont décrit les mécanismes à l’œuvre dans les négociations climatiques par le concept du « schisme de réalité » (Aykut et Dahan, 2014) ; d’autres ont magistralement mis en évidence les mécanismes du « déni » dans des contextes très variés (Dunlap et McCright, 2015 ; Norgaard, 2006). Pourtant, à côté d’une frange très active de chercheurs, l’appréhension des questions liées au vivant demeure très problématique. Beaucoup de chercheurs plaident pour s’abstenir d’évoquer des thématiques qu’ils ne maîtrisent pas ; d’autres se contentent d’analyser les « discours », les « pratiques », les « représentations » comme si elles étaient équivalentes.

Introduction. L’effondrement, last call pour les sociologues ?

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La mise à distance de la nature en sociologie… Tel n’est pas le moindre des paradoxes. Alors même que la sociologie, du moins celle qui ne se pare pas des vertus du scientisme – et qui a depuis longtemps mis à distance la vision caricaturale de la neutralité axiologique (Becker, 1967) – ne se prive pas de s’engager pour dénoncer des inégalités sociales, ethniques ou sexuelles, elle opère, du moins pour son courant central, un repli prudent lorsqu’il s’agit de se prononcer sur les évolutions de la biosphère. Ce faisant, elle persiste dans ce qui aura été une grande partie de sa ligne directrice au long du xxe siècle, à savoir la conviction – bien identifiée par William R. Catton et Riley E. Dunlap (1978) sous l’appellation « HEP » – de l’existence d’un Paradigme de l’Exceptionnalité humaine qui fait la part belle à la culture par rapport aux déterminismes naturels ou biologiques. Quatre éléments en rendent compte : 1. « Les humains sont uniques parmi les créatures de la Terre, parce qu’ils possèdent la culture » ; 2. « La culture peut varier presque infiniment et peut changer beaucoup plus rapidement que les traits biologiques » ; 3. « Pour cette raison, beaucoup des différences entre humains sont acquises plutôt qu’innées […] et des différences gênantes peuvent être éliminées » ; 4. Grâce aux évolutions culturelles, « le progrès peut continuer sans limite, ce qui permet de résoudre l’ensemble des problèmes sociaux » (Catton et Dunlap, 1978, p. 42-43). Dans ce paradigme de l’exceptionnalité humaine, le naturel, comme le biologique, apparaissent principalement comme des « construits sociaux ». Face aux déterminants racistes et biologiques, de tels travaux ont démontré l’influence notamment de la socialisation dans l’incorporation de pratiques, contre tout déterminisme. Persiste cependant un malentendu qui tient au degré de pertinence de cette analyse. Certes, évidemment, de multiples déterminants sociaux influencent et modèlent les fonctions biologiques. De là à considérer que les déterminants biologiques sont nuls, il y a pourtant un fossé que certains franchissent sans aucune prudence, en particulier dans une certaine vulgate sociologique. À l’inverse, bien d’autres, depuis la fin du xixe et tout au long du xxe siècle (Dunlap et Riley, 1978 ; Bookchin, 1997), ont mis en évidence l’impasse sur laquelle débouchait le caractère binaire d’une telle pensée – c’est notamment un des acquis de la pensée écoféministe (Plumwood, 2020). On peut d’ailleurs résumer le rapport de la discipline sociologique avec la nature – comme réalité et comme concept – selon trois modalités : absence, distance, méfiance (Cary et Rodriguez, 2020). Tout d’abord, la nature brille par son absence dans les théories sociologiques : non pas que les sociologues, en particulier les fondateurs, aient été aveugles aux changements des environnements naturels qui les entourent mais ils se sont attachés pendant longtemps à définir l’objet de la discipline en dehors de ceux-ci. Bien entendu, en particulier en France, des voix se sont élevées pour critiquer et renverser cette tendance. Pour Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos (2014), qui soulignent que

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l’environnement est « un objet fantôme » (p. 283) et parlent « d’aveuglement » des sociologues français, par exemple, on décèle dès les années 1980 des remises en cause de cette absence, que ce soit dans le cadre de la sociologie des sciences (autour notamment de Michel Callon et Bruno Latour), de la sociologie pragmatique à propos notamment des controverses portant sur les crises écologiques et sanitaires (Chateauraynaud et Debaz, 2016) ou dans la sociologie de l’action publique, même si c’est de façon sporadique (Pierre Lascoumes, Daniel Boy). Mais de manière générale, la France est longtemps apparue en retard par rapport aux pays anglo-saxons en ce qui concerne la pensée écologiste (Mouhot et Mathis, 2012 ; Sachs, 2007). Ensuite, lorsque l’environnement est mentionné, il apparaît comme l’arrièreplan sur lequel se déploient les pratiques sociales, arrière-plan certes contraignant mais distant des thèses de la discipline, quand les anthropologues y sont nettement plus attentifs. Au fond, alors qu’une discipline comme l’économie considère la nature comme une ressource, ou que l’anthropologie intègre les rapports à l’environnement comme décisifs, la sociologie ne s’intéresse finalement qu’aux modalités de la distribution des fruits de la croissance que l’exploitation de cette ressource (et des pays du Sud) favorise. Alain Touraine (1976, 1980), par exemple, lorsqu’il étudie les nouvelles mobilisations écologistes des années 1970, considère que leur critique de la croissance ne fait pas sens. Enfin, comme la nature fait l’objet d’une méfiance répétée, liée sans aucun doute au fait que les pensées conservatrices (de l’Ancien Régime) et totalitaires (l’idéologie nazie en particulier) se soient bien souvent placées du côté du biologique pour justifier leurs exactions et massacres, la sociologie se méfie de ceux qui prétendent défendre ou parler pour la nature, suspects que leur amour de la nature ne masque en fait leur « haine des hommes » (Gauchet, 1990). Cette critique de la dimension antimoderne de la pensée écologique demeure fortement marquante aujourd’hui. Cela a eu pour conséquence une certaine difficulté à traiter des questions écologiques, au moins pour le courant central de la discipline. Si des analyses pionnières sont dressées dès la fin de la seconde guerre mondiale à propos du caractère insoutenable de nos rapports à la nature, elles viennent plutôt de la philosophie (Theodor Adorno et Max Horkheimer ; Günther Anders) et elles n’ont qu’une diffusion limitée dans la discipline qui ira s’affaiblissant avec la dynamique du Progrès et des États-Providence des décennies suivantes. On peut faire l’hypothèse que la dénonciation de la menace technique, notamment celles de Jacques Ellul ou Ivan Illich, a suscité un intérêt limité, parfois condescendant d’ailleurs tant la radicalité de l’analyse (le système technicien de J. Ellul se moque des usages) la rendait difficilement compatible avec les outils habituels de validation par enquêtes de la discipline.

Introduction. L’effondrement, last call pour les sociologues ?

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Les pensées sociologiques qui ont eu le vent en poupe par la suite ont annoncé que la nature n’existait pas ou plus (ou n’avait jamais existé). Ulrich Beck (1986) ainsi, soulignait que toute nature vierge aurait disparu sous la pression anthropique croissante, forme de validation ex post de la nature comme construction sociale des origines, radicalisée par les débats qui faisaient rage en Allemagne notamment sur les pluies acides et la déforestation ou encore sur le nucléaire. Bruno Latour, de son côté, on y reviendra, entamait un travail de déconstruction du dualisme nature/culture issu de la modernité occidentale, en soulignant que cette division ne résistait pas à l’analyse de la prolifération des hybrides, ces phénomènes qui relient indubitablement nature et culture – OGM, virus, changements climatiques, etc. (Latour, 1991). De telles pensées ont renforcé, parfois à leur corps défendant, les poncifs de la discipline en accréditant la thèse d’une construction complète de la nature par nos actions. En outre, que ce soit U. Beck, avec ses espoirs placés dans une modernité réflexive ou B. Latour5 (qui jusqu’à récemment considérait que le déchaînement technique n’était pas problématique car il permettait au contraire, par les facultés accrues qu’il nous procure, de mieux réguler les événements contemporains) se sont positionnés à bonne distance des thématiques portées par l’écologie politique… Là encore, l’idée d’un vivant qui nous échapperait n’a pas bonne presse dans le mainstream sociologique. La situation se révèle ainsi très paradoxale. Une grande partie des sociologues admettent que l’action humaine modèle l’environnement en profondeur mais, inversement, ils refusent bien souvent de se prononcer sur la nature des changements environnementaux sous prétexte qu’ils ne seraient pas compétents en la matière.

Les mobilisations écologistes, un objet plus classique Puisque la nature (ou l’environnement) n’apparaît pas dans les objets nobles ou centraux de la discipline, ses défenseurs vont alors bien souvent apparaître comme des populations originales, mues par des croyances incertaines ou à la recherche de distinction : ce fut le cas dans les années 1970 avec l’analyse des communautés utopiques ou des mouvements anti-nucléaires.

5.– Dans un entretien de 2018, B. Latour considère qu’« avec la multiplication du numérique, l’on est enfin face à un dispositif qui commence sérieusement à ressembler à un système nerveux planétaire. […] Il ne faut pas oublier qu’il est tout de même sensationnel de pouvoir suivre microseconde par microseconde les affects et les intérêts de bientôt 8 milliards de personnes ». Dans cette optique latourienne, ainsi, « La technique n’est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre. Elle n’existe pas en tant que telle, elle est une partie de la capacité à construire les relations sociales ».

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Le retour à la terre Par exemple, certaines caractéristiques des mouvements de « retour à la terre » ou « à la nature » mises en évidence par la littérature sociologique, des années 1960 à aujourd’hui, ont pu servir à alimenter la mise à distance de l’écologie de luttes politiques perçues comme plus fondamentales ou plus nobles. Ainsi, la circonspection quant à la légitimité et la cohérence idéologiques de ces mouvements, dont ont témoigné par exemple les réactions à l’arrivée des générations successives de « néo-ruraux » dans les campagnes (Hervieu et Léger, 1979), n’est-elle pas étrangère à leur origine sociale et au capital culturel qui y est rattaché. De ce fait, les premières communautés, porteuses des valeurs de la contreculture, ont été marginalisées du point de vue de leur relation au travail, auquel elles affirmaient pouvoir échapper, loin des « réalités » et des contraintes quotidiennes des populations locales. « Naïveté » dont ont aussi pu être rendus coupables les plus « volontaires », apprentis paysans « découvrant » les exigences et la dureté du travail agricole. Dans tous les cas, leur recherche d’une vie bonne a questionné le rapport des néo-ruraux à l’utopie et la nature de leur projet politique et social de ces « immigrants de l’utopie » (Hervieu et Léger, 1979). Mise en question qui a aussi été celle des paradoxes de la critique sociale alimentée par la « petite bourgeoisie nouvelle », venant de la tension entre ses aspirations anti-autoritaristes et émancipatoires et ses stratégies de distinction culturelle (Bidou, 2004 ; Boltanski et Chiapello, 1999). Les mouvements de « retour à la terre » n’ont pas échappé à cet examen critique qui met l’accent sur l’attachement des acteurs à la construction d’un « art de vivre », fondé sur l’authenticité, la qualité de l’environnement, la valorisation du beau et de l’essentiel, la culture de la santé « globale ». Conception de la vie bonne qui d’une part questionne la consistance des intentions anticapitalistes que les acteurs mobilisent pour justifier leur départ de la ville et leur refus du modèle bourgeois d’existence et, d’autre part, la manière dont ils redéfinissent à leur avantage la bonne relation à la nature et à ses ressources, en commençant par s’arroger des espaces préservés et en se soustrayant dans le même mouvement à la conflictualité de la vie sociale ordinaire. À cet égard, la teinte spirituelle particulière que peuvent revêtir les mouvements divers de « retour à la terre » a aussi pu participer de la marginalisation des dynamiques écologistes. Ainsi, alors même que la référence à « Gaïa » opère un étonnant retour dans les propos de certains scientifiques et intellectuels (Latour, 2017), elle a longtemps distingué le lexique du Nouvel Âge, mouvance millénariste dans laquelle les spiritualités « nouvelles », animées par la recherche d’« alternatives » aux valeurs de la modernité dualiste et instrumentale, ont plus ou moins puisé. Liées par leur même opposition aux idéologies « officielles » et mêlant une diversité de références, ces nouvelles spiritualités ont souvent pu être perçues

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comme de véritables « brics à brac » (Champion, 2004), pouvant là aussi être rapportées à la « quête de sens » des classes moyennes supérieures des sociétés individualistes et sécularisées.

Les nouveaux mouvements sociaux Les sociologues ou politistes, pour analyser les questions écologiques, ont également pu déployer les outils d’analyse des mobilisations (répertoire d’actions) ainsi que les grilles prévalaient alors, notamment en termes de nouveaux mouvements sociaux (Touraine, 1978, 1980, 1984). Alain Touraine, qui avait misé sur la lutte anti-nucléaire comme point central de la lutte écologiste, voyait en elle un pré-mouvement social, susceptible de détenir l’historicité, puisque l’opposition à l’atome était pour lui l’opposition à la technocratie, appuyée sur la rationalité technique et la rationalité économique6. Pour le théoricien des nouveaux mouvements sociaux, il était à l’époque indispensable que les opposants au nucléaire se dotent de revendications politiques crédibles, dépassant la lutte (locale) de rejet, et susceptibles de faire basculer la pensée écologiste vers la « société programmée » qu’il appelait de ses vœux, en alliant modernisation et contestation démocratique, ce que les tendances diverses du mouvement anti-nucléaire n’allaient pas favoriser. On voit bien que cette analyse faisait finalement peu de cas de la dimension résolument écologiste de ces mobilisations (au sens de mouvements de défense du vivant). Pour A. Touraine, les militants écologistes étaient caractérisés par la recherche d’une alternative à une société dont le nucléaire révélait des potentialités totalitaires. Si c’était effectivement au moins en partie le cas, A. Touraine considérait pourtant que les critiques de la croissance qui en ressortaient également n’étaient pas fondées, et il reprenait l’argument classique du fait que l’ensemble des sociétés humaines avaient transformé leur environnement : « Il est artificiel d’opposer une société acceptant sa niche dans un écosystème à une société dévastatrice. Toutes les sociétés historiques ont transformé leurs rapports à leur environnement ; c’est la définition même de leur historicité » (Touraine, 1978, p. 21). Dans le même ouvrage (p. 36), il soulignait que « l’appel aux limites naturelles de la croissance est plus dangereux encore car s’il était vraiment entendu, il rendrait inutile toute critique sociale et par lui-même il entretient l’illusion de la naturalité de l’organisation sociale ». 6.– Cette citation, par exemple, est tout à fait révélatrice : « Il est vrai que la lutte anti-nucléaire hésite parfois à franchir le pas, qu’elle appelle encore parfois à un soulèvement contre les dangers propres du nucléaire, mais, on le sait maintenant, ces campagnes au nom du danger et de la peur s’épuisent et la lutte apprend à nommer son véritable adversaire : non pas l’énergie nucléaire ou le plutonium mais la politique nucléaire et le pouvoir technocratique qui la détermine » (Touraine, 1980, p. 337). A. Touraine souligne d’ailleurs que les luttes anti-nucléaire en France, puisqu’elles ne s’opposent qu’au nucléaire civil, ne sont pas des luttes contre la technique en soi mais contre la technocratie d’État.

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Comme l’ont souligné de nombreux auteurs (Vrignon, 2017 ; Chamel, 2019), cette conceptualisation du mouvement écologiste n’allait pas sans poser problème, en postulant une forme d’unité des mobilisations (or, c’est bien au contraire une variété des trajectoires qui le caractérisait) et en leur assignant « une identité politique spécifique faisant d’eux des créations endogènes d’une période déterminée : le crépuscule des Trente Glorieuses et la société postindustrielle » (Vrignon, 2017, p. 9), bref des enfants de Mai 1968.

La fable de la modernité avancée et réflexive On pourrait même avancer l’hypothèse que les sciences économiques et sociales ont conforté l’installation de l’optimisme selon lequel les sociétés humaines allaient pouvoir maîtriser les événements. D’abord en transformant les résultats des mesures sur le réchauffement climatique en instruments de gestion (marché des droits à polluer, compensations) pour les économistes ou en décrivant l’émergence d’un nouvel âge de la conscience humaine capable d’intégrer les risques liés au développement technique pour les sociologues. La croyance dans l’émergence d’une nouvelle gouvernance du marché, capable d’orienter le système à partir d’un cadre international de négociation et de la responsabilité sociale des entreprises (Giddens, 2007), a de façon complémentaire participé à décrire les sociétés capitalistes comme ayant déjà engagé leur mutation écologique. Les thèses de Beck sur la modernité réflexive ont favorisé un temps l’hypothèse qu’on assistait à la naissance d’une gestion efficace des risques sur la base d’une critique de la réification du progrès technique. Or, comme nous l’avons vu, les projets politiques d’une modernité ou d’un marché maîtrisés se sont brisés sur le « schisme de réalité » (Aykut et Dahan, 2014). L’incapacité du « développement durable » à se transformer en un registre d’action capable d’endiguer les émissions de CO2 ou la sixième extinction des espèces s’est progressivement dévoilée au cours des années 2000. Les vicissitudes des sommets internationaux, depuis Johannesburg (2002) jusqu’aux échecs de l’accord de Paris (2015), ont rendu évidents les blocages institutionnels, et l’incapacité de la société civile à secréter un modèle alternatif par la responsabilité sociale des entreprises est devenue flagrante.

Une approche par le déni et la récupération de la critique Dans cette configuration, plusieurs travaux ont ainsi interrogé la situation contemporaine en termes de « déni ». De ce point de vue, il faut noter combien les analyses de Jared Diamond (2006) ont pu jouer un rôle de catalyseur : il s’est attaché à mettre en évidence, dans des cas très variés (allant des Pascuans aux Vikings), les mécanismes d’aveuglement favorisant le processus d’effondrement. Si les études de cas de J. Diamond sont critiquées, sa perspective générale demeure

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marquante : les sociétés s’effondrent de par leur incapacité à répondre aux défis de la dégradation de leur environnement. Or, énonce-t-il, dans aucun cas, une situation d’effondrement n’est inéluctable ex ante et des actions correctrices peuvent corriger la trajectoire. J. Diamond souligne également, contre les tenants d’une approche dite « linéaire » du rapport entre connaissance et action, que la connaissance des mécanismes d’un processus n’est pas une condition suffisante à sa régulation, comme le montre le rapport contemporain à l’égard du changement climatique. Dans une veine proche, plusieurs chercheurs ont démontré que le déni avait fait l’objet d’une production par les grands groupes et acteurs économiques, lesquels ont massivement financé de fausses études destinées, notamment, à minimiser leur poids dans le réchauffement climatique (Dunlap et McCright, 2015). Des travaux récents soulignent par exemple combien certaines compagnies pétrolières, dont Exxon, connaissaient dès 1981 les effets de leurs pratiques sur le réchauffement climatique7 et ont tenté de dissimuler ces connaissances, par exemple en dissolvant les collectifs de recherche. De façon plus subtile encore, certains travaux insistent sur l’importance quotidienne du déni pour justifier le maintien d’activités au quotidien. En Norvège, Kari M. Norgaard (2006) a souligné l’existence de discours et pratiques, allant des actions quotidiennes des citoyens jusqu’à la rhétorique gouvernementale, qui permettent de minimiser la responsabilité individuelle ou nationale dans ces processus. Dans ce pays producteur de gaz naturel, ainsi, c’est en permanence la responsabilité des pays importateurs qui est mise en cause. Notre propos dans cet ouvrage vise à re-problématiser cette question du déni en la mettant en perspective d’un point de vue historique. En effet, des travaux d’historiens récents (Bonneuil et Fressoz, 2014) tendent à défendre la thèse que l’entrée dans l’industrialisation, au xixe, se serait faite en pleine connaissance des effets sur l’environnement qu’elle provoquait. D’une certaine manière, nous disposions déjà de travaux scientifiques sur un certain nombre d’effets délétères des pollutions industrielles, ou dans un autre registre, de la déforestation. En outre, dans une France à dominante rurale et paysanne, les populations étaient beaucoup plus sensibles aux variations de l’environnement. Or, pendant un court siècle, le climat va disparaître des interrogations publiques majeures. Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher (2020) indiquent ainsi que « si le réchauffement global a été et reste un choc pour les consciences, c’est parce que le depuis le début du xxe siècle la civilisation industrielle et la science nous ont indiqué deux idées confortables mais fausses. D’une part, que l’agir humain ne saurait perturber le climat, de l’autre que les sociétés riches n’avaient pour l’essentiel, plus rien à 7.– https://www.ucsusa.org/resources/climate-deception-dossiers.

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craindre de ses soubresauts » (p. 227). En ce sens, nous disent les auteurs, il y a eu « la fabrication industrielle et scientifique d’une forme d’apathie face à l’agir climatique » (ibid.). Ce récit central, appuyé par la consommation de masse, a permis de faire comme si de rien n’était, en particulier pendant les 30 Glorieuses. De nombreux écrits sur le monde paysan, rendent bien compte de cette semiillusion, à propos de laquelle nombre d’agriculteurs n’étaient pas dupes8. Cette production massive d’une apathie ou d’un déni explique ainsi bien comment un certain nombre de penseurs, au sein par exemple des sciences sociales, ont vu leurs analyses marginalisées (de Frédéric Le Play9 à Bernard Charbonneau en passant par Günther Anders), d’autant qu’un Le Play défendait des perspectives réactionnaires d’un point de vue social. La réédition contemporaine de leurs écrits visionnaires10 ne doit pas masquer leur isolement intellectuel, voire le dénigrement dont ils faisaient l’objet, en particulier au sein d’une sociologie qui s’affichait du côté des classes populaires et du progrès social. Le discours des sciences sociales demeure, au moins jusque dans les années 1970, marqué par un optimisme lié au schéma développementiste de l’après-guerre. Une telle grille d’analyse permet de mieux saisir la force des analyses « catastrophistes » dont G. Anders ou J. Ellul ont pu être des fers de lance. D’abord, la connaissance des effets (néfastes) d’une politique n’a jamais été une condition suffisante pour ne pas la mettre en œuvre. Comme le soulignent bien les penseurs d’une écologie catastrophiste, qui a pu s’exprimer notamment dans les fauchages volontaires de plantations OGM en plein champ, « tout ce qui peut être expérimenté le sera ». D’autre part il faut souligner, en particulier dans l’après-guerre combien les moyens de l’État étaient au service du mouvement vers le Progrès. Point n’est besoin de revenir sur l’émergence de la politique industrielle nucléaire en France de ce point de vue. Il faudra des luttes et mobilisations locales majeures, pour que, certains sites échappent au destin nucléaire qui leur avait été promis – par exemple au Cap Gris Nez, dans le Pas-de-Calais aujourd’hui, classé grand site de France.

La récupération : l’exemple du développement durable Si le déni des conséquences écologiques de la croissance a été une face de la modernité triomphante, il faut également mentionner deux tendances importantes : la récupération et l’institutionnalisation, d’un côté ; la répression de l’autre. La première – la récupération – renvoie à la capacité qu’a eu le capitalisme à intégrer les critiques qui lui étaient adressées. Luc Boltanski et Ève Chiapello 8.– Le roman de Serge Joncour, Nature humaine (2020) décrit admirablement ce basculement. 9.– Comme le souligne Kalaora (1998). 10.– Par exemple, l’ouvrage initialement paru en 1969 – Bernard Charbonneau, 2002, Le jardin de Babylone, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances.

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(1999) l’ont démontré en soulignant combien les managers avaient su intégrer la « critique artiste » des années 1960, pour sécuriser l’adhésion des cadres au projet capitaliste, notamment en leur procurant plus d’autonomie au travail, dont témoigne l’essor massif du fonctionnement par projet. La plasticité du capitalisme n’est de fait plus à démontrer et sa capacité à aspirer les critiques fait l’objet, depuis une vingtaine d’années d’une réflexion importante chez les universitaires soucieux de penser les alternatives. Dans Utopies réelles, Erik O. Wright (2017) souligne en effet l’importance de la stratégie de « transformation symbiotique » du capitalisme, laquelle peut aussi être conçue comme une intégration des alternatives sous une forme institutionnalisée mais euphémisée. En matière environnementale, on peut évoquer deux grandes tendances. D’une part, les pouvoirs publics, à partir des années 1970-80, ont créé de très nombreux dispositifs institutionnels destinés à traiter les « problèmes environnementaux ». À cet égard, beaucoup de militants écologistes locaux ont pu intégrer des instances scientifiques et institutionnelles de gestion, par exemple des littoraux, des espaces protégés, etc. (Ollitrault, 2001). Des instruments comme les Agendas 21 ou les Plans Climat Air Énergie Territoriaux soulignent ces dynamiques, en favorisant une expertise technicienne aux outils standardisés (Angot, 2014). À un niveau international, la multiplication des sommets internationaux a donné l’impression d’une mobilisation tous azimuts en faveur de l’environnement. Le développement durable a été le symbole de cette institutionnalisation non dénuée d’idéologie tant ses documents fondateurs misent fortement sur la perpétuation de la croissance (Rapport Brundtland, 1986 ; Rist, 1999). Ainsi, il est indéniable que l’institutionnalisation de l’environnement dans de multiples dispositifs locaux, nationaux et internationaux a permis la cooptation d’un certain nombre de militants et contribué à fragiliser les mobilisations. Ces dimensions ont d’ailleurs été très bien analysées dans l’histoire des partis politiques écologistes (Déléage, 1994, 2004). D’autre part, les entreprises capitalistes n’ont pas été en reste. Si certaines ont sapé par des moyens illicites les mobilisations ou contribué à retarder la prise en charge de certains problèmes, d’autres ont massivement investi dans le potentiel de croissance qu’une optimisation des ressources (Bonneuil et Fressoz, 2014) ou une décarbonation partielle des économies semble pouvoir leur offrir : le boom actuel des voitures électriques en est un bon exemple. Dès les années 1990, de nombreuses multinationales ont suivi les conseils de Maurice Strong en s’engageant notamment dans le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) dans l’élan de la conférence de Rio (1992), en multipliant les chartes et les pseudo-engagements. Il serait cependant trop simpliste de limiter ces mouvements à un simple « greenwashing ». Dans le même temps, en s’appuyant sur les travaux des économistes permettant une évaluation des dommages ou des biens environnementaux, elles ont pu développer à la fois de nouveaux discours et de

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nouvelles pratiques justifiant une nouvelle exploitation des ressources naturelles. L’initiative REDD (Reducing emissions from deforestation and forest degradation), qui implique États et acteurs privés, est de ce point de vue un nouvel avatar, puisqu’elle tend à promouvoir un modèle de « plantations d’arbres » contribuant à l’aggravation de la crise écologique, sous couvert de labels et de bonnes pratiques. En parallèle, il faut également souligner combien les mouvements écologistes font l’objet de répressions importantes11. En France, le déploiement massif de forces de l’ordre (1 500 personnes mobilisées en 2012) sur la ZAD de NotreDame-des-Landes ou encore les luttes autour du Barrage de Sivens ayant conduit à la mort d’un militant écologiste, Rémi Fraisse, en 2014, témoignent de cet emballement. Pourtant, ces affrontements ne sont que la face immergée de l’iceberg. À Bure, les militants opposés à l’enfouissement de déchets nucléaires font l’objet d’un harcèlement policier et judiciaire ; les faucheurs volontaires de parcelles OGM, de leur côté, ont subi des peines de prison ferme12. Plus récemment, alors qu’on constate des pressions majeures sur des lanceurs d’alerte comme Morgan Large13 (journaliste en Bretagne qui dénonce le phénomène des algues vertes), l’État français a créé fin 2019 la Cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole (Demeter), qui s’accompagne d’une convention avec la FNSEA et les Jeunes agriculteurs14. Elle prévoit notamment la prévention et le suivi « des actions de nature idéologique, qu’il s’agisse de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ou d’actions dures ayant des répercussions matérielles ou physiques15 ». En ce sens, les militants opposés à l’élevage intensif ou au glyphosate peuvent faire l’objet de mesure de contrôle et de mesures d’intimidation « officielles », dont les médias se sont fait l’écho16. 11.– Or, paradoxalement, l’usage de la violence dans les mobilisations écologistes a fortement décru. Les méthodes action d’Extinction Rebellion, par exemple, fortement médiatisées, sont basées sur la non-violence. Notons que ce ne fut pas le cas, loin s’en faut, dans de nombreuses mobilisations écologistes pourtant pas si éloignées. En particulier, le répertoire d’action des militants d’Earth First, opposés notamment au plan d’expansion des réseaux routiers au RU dans les années 1990, incluait le sabotage de façon très commune (cf. Earth First, 2020, À bas l’empire. Vive le printemps. Stratégie pour une écologie radicale, Paris, Divergences). 12.– Cf. René Riesel, 2001, Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au CIRAD le 5 juin 1999, Paris, Encyclopédies des Nuisances. 13.– Stéphane Foucart, « Déboulonner une roue de la voiture de la journaliste Morgan Lage n’est pas un geste d’intimidation mais une tentative de blesser ou de tuer », Le Monde, 11 avril 2021. 14.– https://www.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-ministres-de-l-Interieur/ArchivesChristophe-Castaner/Dossiers-de-presse/Presentation-de-DEMETER-la-cellulenationale-de-suivi-des-atteintes-au-monde-agricole, consulté le 20 juin 2021. 15.– Ibid. 16.– Stéphane Horel, « Vives critiques contre Demeter, la cellule de gendarmerie surveillant “les atteintes au monde agricole” », Le Monde, 13 février 2020.

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Ce bref panorama critique ne rend certes pas justice à des travaux pionniers en sociologie ou science politique (Villalba, 2006 par exemple) mais il vise à rendre compte des difficultés à transformer les grilles d’analyse dominantes au sein de la sociologie, en particulier en France. Depuis vingt ans, cependant, les lignes ont bougé, la sociologie accompagnant de ce point de vue les indéniables transformations de notre conception des rapports à l’environnement, au moins en ce qui concerne les constats. Ces changements ont-ils pour autant provoqué un changement dans les paradigmes centraux de la discipline ? L’épistémologie a-t-elle été transformée ? Cela nous semble peu évident.

Une perspective renouvelée pour la sociologie : l’effondrement comme paradigme ? Cet ouvrage collectif réfléchit sur les manières dont la sociologie peut se saisir de ces nouvelles mobilisations, en particulier celles qui considèrent que la question de la catastrophe/l’effondrement est déterminante, tout en choisissant de la mettre en dialogue avec d’autres disciplines. En effet, la sociologie d’un côté est interrogée quant à la spécificité des connaissances qu’elle est susceptible de pouvoir produire, ce qui souligne le caractère inédit que la situation actuelle revêt à des niveaux multiples. De l’autre, cela réactive un questionnement plus profond et ancien sur le rôle social de la sociologie. En ce sens, la catastrophe met à l’épreuve un certain nombre de logiques voire de réflexes qui définissent son fonctionnement habituel, en commençant par le réglage de la bonne distance aux objets dont elle se saisit, que réinterroge précisément l’accélération des catastrophes. Un aspect central de la mise à l’épreuve de la discipline aujourd’hui concerne la confiance – à laquelle elle contribue plus ou moins directement en donnant à voir l’« intelligence » du social – dans les capacités de réinvention des sociétés et de leur organisation. Non seulement car elle s’est donnée pour objet les faits proprement sociaux, à l’exclusion d’autres, mais aussi car elle a déconsidéré la profondeur des conséquences destructrices d’une accumulation capitaliste sur les équilibres environnementaux. À ce jour, ni la « prise de conscience », ni « les alertes scientifiques » n’ont permis de questionner la façon dont le système capitaliste produit les désastres en cours. Le rapport au capital et à la forme prise par le « progrès » est devenu un point de clivage au sein des mouvements écologistes. Comment la sociologie peut-elle se repositionner face à cet héritage ? Nous voyons l’ouverture à d’autres disciplines comme pouvant enrichir cette réflexion, parce qu’elles permettent d’opérer des formes de décentrement, de réinterroger les constructions du rapport nature-société, et de proposer d’autres manières de raisonner autour de la catastrophe. Les concepts d’effondrement et de catastrophe permettent plus précisément d’appréhender la multi-dimensionnalité de cette

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dernière, et d’élargir ainsi l’horizon de réflexion de la sociologie sur les mondes et les utopies qui succèdent à la modernité « sûre d’elle-même ». Nous reviendrons d’abord sur ces deux concepts avant d’en tirer quelques leçons épistémologiques.

L’effondrement : un concept heuristique mais totalisant Si on tente une définition synthétique de l’effondrement tel qu’il ressort des principaux auteurs du champ, on peut considérer qu’il renvoie à un processus dans lequel les principales institutions économiques, financières, politiques, sociales ou juridiques ne sont plus à même de fonctionner, ce qui provoque l’incapacité d’une société à maintenir les formes habituelles de réponses aux besoins (alimentaires notamment) des populations et débouche sur un exil et/ou une diminution de la population (Tainter, 1988 ; Diamond, 2006). Cette définition assez large permet d’inclure des processus s’étalant sur des années ou des décennies – lorsque les institutions font face, tant bien que mal, à une situation qui se dégrade jusqu’à ce qu’elles se transforment radicalement (nouveau système économique ou politique) – mais également des dégradations rapides comme celles qui découleraient d’une rupture des systèmes d’approvisionnement en eau ou en nourriture des métropoles. Plusieurs chapitres de l’ouvrage reviendront en détail sur le concept et son histoire. La singularité contemporaine résiderait dans la grande complexité de nos systèmes sociaux, d’une part et, dans le cadre des déséquilibres biologiques contemporains, par une grande difficulté à anticiper les différentes interactions/ rétroactions des dégradations en cours, d’autre part. Cependant, la perspective de l’effondrement n’est pas, comme le mentionnent de nombreux auteurs (Bonneuil et Fressoz, 2014), une nouveauté puisqu’elle renvoie au récit bien connu du déclin des civilisations (la « chute » de Rome ou plus généralement des Empires). Dans cette optique, parler d’effondrement ne permettrait pas de rendre compte des spécificités de notre situation, liée à la civilisation thermo-industrielle. D’autres auteurs, soulignent en outre que bien des effondrements contemporains sont en cours ou ont déjà eu lieu – qu’on pense aux réfugiés climatiques, au déclin ou la disparition de populations animales – ce qui tend là encore à souligner que derrière l’effondrement se trouvent de multiples effondrements. Enfin, bien des auteurs souligneront que l’effondrement contemporain en cours ne touche pas les populations de la même façon : le millionnaire étatsunien s’en sort mieux a priori que le paysan indien17. 17.– Dans la littérature d’anticipation et dans les récits indigènes, notons que c’est souvent l’inverse : les « Blancs » occidentaux sont condamnés tandis que les populations ayant maintenu d’autres types de relations à la nature semblent moins affectées (voir le chapitre d’Hélène Melin).

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La contribution récente de Jérôme Baschet (2021) résume bien l’ambivalence du terme en soulignant que deux scénarios d’effondrement ne sauraient se confondre : celui du vivant et celui du capitalisme. Quel rapport entre ces deux dynamiques ? « En simplifiant quelque peu, il s’agit de savoir si le capitalisme épuisera ses conditions de possibilité assez tôt pour éviter une dévastation complète du vivant sur terre, ou bien si un tel extrême sera atteint sous l’effet de la perpétuation du productivisme capitaliste (ce qui signifierait aussi, par voie de conséquence, la disparition du capitalisme lui-même) » (Baschet, 2021, p. 56). J. Baschet préfère ainsi parler de « crise structurelle », laquelle pourra « donner lieu à des effondrements partiels » et expose trois scénarios (plus un) : le premier, « la poursuite des dynamiques actuelles du capitalisme », va conduire une aggravation de toutes les dimensions actuelles, laquelle débouchera selon lui sur une accentuation des « modes les plus brutaux de gestion des populations à travers la peur et le chaos » ; le second, « la possibilité d’un capitalisme vert », appuyé sur la transition énergétique et la marchandisation de la nature, adoucira temporairement la conflictualité sociale ; le troisième, « le modèle chinois », est une alliance entre la croissance d’une économie largement fossile, un système politique autoritaire et le « contrôle social total des populations ». Enfin, le « scénario “plus un” », que J. Baschet n’ose guère espérer, et mise de son côté sur l’intensification des mouvements collectifs d’insubordination explore « la matrice des possibles non capitalistes » (p. 66). Ainsi, l’auteur préfère le terme de « basculements », qui met l’accent, malgré tout, sur la pluralité des scénarios possibles. Cette approche permet selon lui de rompre avec une conception linéaire de l’histoire (que la modernité véhicule et dont l’effondrement serait un avatar) et met l’accent sur les discontinuités. Sans « minimiser l’ampleur des catastrophes en cours », elle offre l’avantage « de faire place à des dynamiques très diverses : situations incertaines et multiplicité des scénarios possibles ; effets de seuil entraînant des accélérations soudaines… » (ibid., p. 19). On perçoit donc que l’effondrement revêt des significations et usages divers : au singulier ou au pluriel, uniformisant ou différencié socialement, rapide ou s’étalant sur plusieurs décennies, le terme devient aujourd’hui presque trop plastique ou totalisant. Il permet néanmoins, comme le souligne bien Luc Semal (2019a) de raisonner dans une dynamique transition/effondrement, laquelle éclaire les marges d’action qui s’offrent aux sociétés contemporaines. La transition, dans ce cadre, renvoie à l’idée d’une transformation des institutions qui serait maîtrisée, pilotée, et processuelle. L’effondrement à l’inverse renvoie aux conséquences de l’absence de transitions ou tout au moins de transitions d’ampleur suffisante18. 18.– Entre ces deux alternatives, L.  Semal (2017) plaide de façon originale pour des «  transitions en catastrophe », différenciées localement, permettant d’éviter un effondrement complet tout en transformant à marche forcée les institutions contemporaines dont la logique nous entraîne au bord de l’abîme.

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Notre positionnement dans le cadre de cet ouvrage collectif pourrait donc être résumé comme suit. Certes, le concept d’effondrement ne semble pas être nécessairement le plus robuste empiriquement s’il s’agit de le mettre à l’épreuve des situations du passé et du présent, au Nord et au Sud, de regrouper sous son aile des effondrements brutaux ou particulièrement lents. En particulier, l’effondrement de certaines civilisations ne saurait être perçu comme une catastrophe, si tant est qu’il ait permis le déploiement ultérieur d’institutions plus justes. Ainsi, dans une perspective optimiste, la perspective de l’effondrement du système capitaliste contemporain n’apparaît pas comme un repoussoir si elle s’accompagne de nouvelles institutions plus démocratiques ou plus écologiques. Pourtant, ce scénario « optimiste » apparaît comme peu probable étant donné la puissance de nuisance écologique de nos sociétés. Les scénarios aussi divers de Joseph A. Tainter (1988), Yves Cochet (2020) ou du rapport Meadows (1972) nous promettent plutôt un déclin brutal des productions et des populations. Cette « brutalité » de l’effondrement à venir, ainsi, ne saurait être écartée de l’analyse et le terme d’effondrement (ou collapse) présente donc le mérite de la clarté. Pour autant, la mise au pluriel du terme nous apparaît plus cohérente, en particulier pour souligner que des effondrements ont déjà eu lieu, pour des sociétés humaines et pour des espèces végétales et animales, et que la perspective n’est pas totalement fermée pour les processus en cours.

Catastrophe et catastrophisme Il nous apparaît nécessaire de présenter ici la notion de catastrophe. Cela tient en partie au fait que notre monde est aujourd’hui saturé, notamment par les médias, de références à des catastrophes, parfois « naturelles » (des raz-de-marée, des tremblements de terre), parfois d’origine humaine (catastrophe aérienne), même si dès la catastrophe de Lisbonne, cette division prête à discussion (cf. Chapitre 1). La notion de catastrophe revêt, d’un point de vue conceptuel, une épaisseur historique et philosophique bien plus dense que celle d’effondrement. Pourtant de nombreux auteurs qui l’utilisent, dans le monde académique, ne prennent pas la peine de le définir. Après une première tentative pour le faire, nous reviendrons ici brièvement sur deux points : d’abord, la nécessité de penser la catastrophe dans une continuité historique, et, à l’époque moderne, de la relier à la question du Progrès. Ensuite, nous soulignerons quelques enjeux du catastrophisme. Frédéric Worms définit comme la catastrophe comme suit : « Ce que j’entends par “la catastrophe” c’est la disparition ou le retournement complet de quelque chose de précis, d’individuel, de discernable. Ce n’est donc pas un risque ponctuel qui affecte une partie d’un tout, mais ce n’est pas non plus la disparition de “tout”. Son objet est toujours précis. On peut certes penser la catastrophe globale, mais

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la “fin de tout”, la “fin du monde” n’est pas une chose contre laquelle on peut lutter » (Worms, 2011, p. 57). Cette définition se rapproche de celle que donne Aristote, dans La Poétique, lorsqu’il décrit la tragédie, quand il souligne le rôle central de la catastrophe dans le dénouement final – où les personnages passent du bonheur au malheur. De façon plus précise, la catastrophe est l’événement par lequel le héros bascule dans le malheur et qui provoque pitié et terreur chez le spectateur. De ce fait, il faut penser la catastrophe dans une continuité. Dans l’histoire des idées, c’est d’ailleurs sous cette acception que l’idée de catastrophe sera retenue. Elle apparaît bien souvent dialectiquement avec celle de progrès, dans une perspective, comme le souligne Orietta Ombrosi (2006), d’une philosophie de l’histoire en route vers ce dernier. Pour elle, ainsi, chez Hegel, si « l’histoire nous met effectivement devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants » et si « l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu des individus » (Hegel, 1830, p. 115-116) « autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu des individus », et si la question de la fin de cette histoire est posée, le philosophe ne lamente pas le processus dans lequel il voit à l’œuvre une ruse de la raison. Dans cette lignée, nombre de philosophes ont souligné le côté « positif » du négatif, i. e. de la catastrophe. Ainsi « la catastrophe ne révèle pas seulement la menace qui pèse sur la vie, mais aussi l’activité de la vie pour y répondre » (Worms, 2011, p. 57). Comme le rappelle Laurent Plet dans le Chapitre 2, la pensée de Walter Benjamin tranche fortement avec cette dialectique. Chez W. Benjamin, la catastrophe ne renvoie pas à un événement particulier mais au fait que tout continue comme avant, que « les choses continuent à “aller ainsi” », que l’histoire soit écrite de façon ininterrompue par les oppresseurs, sous fond de violences : « Répétition du même récit, de la même violence, de la même insignifiance attribuée aux victimes, attribuée à ceux qui ont été asservis, soumis, exploités, battus, détruits, violés, anéantis » (Ombrosi, 2006, p. 173). Cette interprétation permet, ainsi, de battre en brèche la thèse des « accidents de l’histoire » et des mauvais usages du Progrès : la catastrophe ne renvoie donc plus à un mal nécessaire ou salvateur ; elle est l’environnement dans lequel nous baignons. Cette perspective sera consolidée par G. Anders dans l’après-guerre, qui donnera une assise majeure à cette pensée, en considérant que nous sommes entrés dans « le temps de la fin » (1956), soulignant que la répétition du « monstrueux », déjà advenu avec la Shoah ou les camps de concentration, est « possible et vraisemblable » (Anders, 2003, p. 50). Chez G. Anders, notre capacité à nous auto-détruire par une apocalypse nucléaire transforme ainsi notre représentation

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du temps et du futur. Jean-Pierre Dupuy, finalement, a très justement défini la nouvelle perspective ouverte par ce raisonnement : « La catastrophe a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire alors même qu’on a toutes les raisons de savoir qu’elle va se produire, mais qu’une fois qu’elle s’est produite elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses. Sa réalité même la rend banale » (Dupuy, 2002, p. 84-85). Ainsi, on peut dégager deux perspectives. D’un côté, la catastrophe peut certes être pensée de façon dialectique avec l’idée de Progrès – mais la répétition du monstrueux tend à renverser la perspective. Aujourd’hui, la catastrophe n’est pas le revers de la médaille du Progrès, mais c’est bien l’idée et la pratique du Progrès qui est la catastrophe. De l’autre, et c’est un corolaire, une pensée « catastrophiste » n’est plus un choix mais bien un impératif. Comme le dit J.-P. Dupuy après G. Anders, l’autodestruction de l’humanité apparaît comme certaine. Il s’agit donc, avec le catastrophisme éclairé « de penser la continuation de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction – une auto-destruction qui serait comme inscrite dans son avenir figé en destin. Avec l’espoir comme l’écrit Borges, que cet avenir, bien qu’inéluctable, n’ait pas lieu » (Dupuy, 2002, p. 216). Cette conception catastrophiste, celle du prophète de malheur, apparaît majeure dans l’écologie (politique) depuis les années 1960. La conséquence que nous tirons de cette lecture, certes rapide, de l’idée de catastrophe, est que la perspective catastrophiste – au sens de G. Anders et de J.-P. Dupuy – s’impose comme un élément décisif du débat sur la Modernité. Elle trouve d’ailleurs de nombreuses traductions dans les mouvements militant contre toute réhabilitation de l’idée de Progrès. Elle n’est cependant pas hégémonique dans le mouvement écologique car le temps de la destruction en cours constitue également un moment de questionnement profond sur des modèles sociaux qui cherchent à dépasser les manques de la modernité réflexive. Même si la conscience de la catastrophe n’a jusqu’à ce jour produit aucun endiguement des processus de pollution, la conquête d’une transition écologique capable de conjurer la catastrophe reste un horizon d’action crédible pour de nombreux militants et institutions. Dans ces deux perspectives qui se distinguent par leur degré de radicalité critique à l’égard du Progrès, l’intensification des conflits contre les projets productivistes irrigue encore trop peu les arènes politiques internationales. Ainsi, l’échec des stratégies de négociation « déconflictualisées » a amené nombre d’associations à réinvestir les stratégies de désobéissance civile ou d’occupation. Cet ouvrage adopte donc la perspective catastrophiste, en l’appliquant aux effondrements en cours. De ce point de vue, dans les chapitres de l’ouvrage, on fera peu de différence entre les perspectives « effondriste » et « catastrophiste ».

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Par rapport aux définitions classiques, notre seule inflexion notable, mais déjà mentionnée par d’autres (Semal, 2019a) est d’élargir le concept d’effondrement au reste du vivant et de l’utiliser au pluriel.

La perspective catastrophiste et l’effondrement comme marqueurs épistémologiques Le concept d’effondrement implique également, comme Bruno Villalba (2008) l’avait souligné de façon précoce à propos de la crise écologique, de mener « une réflexion sur les conditions de production du savoir ». Il défendait à l’époque trois points : une approche systémique incitant le chercheur à se penser comme partie prenant des « héritages naturels, anthropiques, institutionnels » (2008, p. 86) desquels il est partie prenante ; une approche interdisciplinaire ; et une approche politique des questions scientifiques. Si nous ne pouvons qu’opiner à cette suggestion, nous développerons trois points spécifiques : l’importance d’un détour par les Suds et en particulier par la proposition de Boaventura de Sousa Santos (2006) d’une sociologie des émergences ; le fait que la question écologique ne peut se résumer à l’anticapitalisme ; et enfin la question des nouvelles alliances avec le vivant.

Pour une sociologie des émergences La question du positionnement des chercheurs dans ce contexte de dégradation très rapide de la biosphère fait l’objet de discussions complexes. En effet, nombre de chercheurs en sciences de la vie et de la terre se retrouvent dans des instances (le GIEC, l’UICN) dans lesquelles sont émises des recommandations, ellesmêmes parfois liées à des négociations avec les représentants des gouvernements. Or, l’absence de mesures suffisamment importantes pour freiner les tendances actuelles pose à ces chercheurs des problèmes moraux que plusieurs ont exprimé publiquement (notamment Jean Jouzel). À cet égard, l’expérience des travaux sociologiques peut se révéler précieuse. Plutôt que de feindre une indifférence à l’objet, nombre de sociologues assument clairement la position d’énonciation dans laquelle ils se trouvent, ce qui n’empêche pas l’objectivation de leur démonstration à la fois par l’exposé de leurs méthodes et raisonnements et par l’évaluation des travaux par les pairs. C’est exactement ce que nous souhaitons faire ici, en affirmant que nous prenons très au sérieux à la fois les indicateurs annonçant des transformations irréversibles et les mobilisations des acteurs pour y faire face. À côté de cette position scientifique « classique », nous souhaitons en outre développer ce que B. de S. Santos (2006) a qualifié de « sociologie des émergences ». Ainsi, nous mettrons dans l’ouvrage particulièrement l’accent sur la façon dont les « alternatives » et leurs représentants aspirent à transformer le monde. En ce sens, nous prendrons le parti de ne pas céder aux sirènes d’une

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théorie critique parfois devenue stérile tant elle se focalise sur la critique des institutions et sur le caractère irréaliste des alternatives. Bien entendu, une telle perspective critique est indispensable lorsqu’il s’agit de décrire, notamment dans le cadre du « déni », les multiples mécanismes institutionnels ayant conduit à la situation contemporaine. Mais l’ampleur des défis contemporains est telle qu’elle suppose une certaine indulgence à l’égard des initiatives en cours. Prenons un exemple : les collapsologues sont souvent critiqués a priori comme des classes moyennes aisées occidentales jouant à se faire peur et proposant comme toute alternative un repli individualiste. Cette critique comporte certainement une part de vérité. Pour autant, les collapsologues, dans le même temps, contribuent activement à mettre en débat notre modèle de société, ils s’investissent dans de multiples collectifs d’action locale, municipale, pour militer, expérimenter, etc. Plutôt que de s’acharner à révéler les impasses de la collapsologie en lui attribuant un sens qu’elle ne possède d’ailleurs pas uniformément, une sociologie des émergences insistera sur les potentialités des actions et sur les passerelles tissées avec d’autres formes de mobilisation et de contestation du système.

Ne pas limiter la question écologique à l’anticapitalisme Alors qu’historiquement, de nombreux penseurs ont appréhendé la lutte écologique comme autonome de l’affrontement entre socialisme et capitalisme, la question est désormais ouverte (Malm, 2017 ; Lordon, 2019 ; Tanuro, 2019). En effet, aujourd’hui, une grande partie des luttes écologiques sont nécessairement anticapitalistes, dans grand nombre de régions du monde, qu’on pense aux multiples résistances à la déforestation en Amazonie ou en Asie du Sud-Est ou aux ZAD occidentales. Certains insistent cependant sur le fait qu’assimiler la situation de l’anthropocène au capitalocène ne va pas sans poser problème. L’un des arguments évidents renvoie à la très faible attention portée à la nature par les régimes soviétiques. Mais de façon plus générale, une réflexion sur la montée en puissance progressive de la technoscience (depuis son avènement au xviie siècle), sur le caractère systémique de la technique contemporaine (Ellul, 1977 ; Anders, 1956) ou encore sur le consensus dont a longtemps bénéficié le discours du développement, ne pourra se limiter à la critique du capitalisme, qu’elle excède. Dans tous les cas, les luttes écologiques restent aujourd’hui très éclatées et ne disposent pas d’une culture politique commune, indiquant plutôt une reconfiguration générale des problématiques et des projets qui sont formulés, dont la radicalité apparaît extrêmement variable, y compris au sein des mouvements qui se réclament de l’anticapitalisme, ce qui signale la généralisation du motif en même temps que la diversité des conceptions des autres mondes possibles et des moyens d’y parvenir. À une autre échelle, les expériences collectives telles que la vie en ZAD, tout en réactivant de façon puissante l’utopie du « vivre sans » (Lordon,

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2019), recouvrent, elles aussi, des conceptions bien distinctes des conditions de l’autonomie et du rapport au vivant. À cet égard, l’analyse des transformations de la question écologiste justifie l’intérêt de se pencher sur la mécanique des trajectoires individuelles et des bifurcations, que les expériences ou les prises de connaissance de la catastrophe occasionnent. Sans parler de déprise des institutions, il s’agira plutôt dans cette perspective de comprendre comment les nouvelles formes de l’engagement défont et refont l’institution (de façon plus ou moins volontaire et conflictuelle), suivant, notamment, les renégociations de leur espace d’action et de leur référentiel politique et utopique.

Nouvelles alliances avec le vivant ? La dernière hypothèse est celle qu’on pourrait qualifier, dans la lignée de Baptiste Morizot notamment, de « nouvelles alliances avec le vivant ». La question est complexe et nous retiendrons ici deux perspectives. La première est celle d’une éthique de la terre, à laquelle ont contribué Aldo Leopold (2000) puis John B. Callicott (2010) dans le domaine de la philosophie, qui étend la responsabilité des humains à la communauté biotique dont ils font partie. Cette éthique, pour A. Leopold, pose la limite suivante dans nos actions : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste quand elle tend à l’inverse » (Leopold, 2000 [1949], p. 283). Cette éthique « élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre. […] » (ibid., p. 258). Dans son prolongement, John B. Callicott ajoute que cette éthique possède deux versants : à la fois, du « point de vue vivant et sensible qu’est celui du membre de la communauté biotique », une éthique du devoir, qui implique « une attitude affective et cognitive » mêlant respect, admiration et obligation, qui reconnaît l’existence d’une valeur intrinsèque et de droits à la communauté biotique ; et « d’un point de vue extérieur, scientifique, objectif et analytique, l’éthique de la terre est une éthique de la prudence » (Callicott, 2010, p. 84). Une telle éthique supposerait pour la sociologie un redéploiement important, notamment en direction des paradigmes susceptibles de l’accueillir, comme ceux du don et du care (Cary, 2020 ; Cary et Rodriguez, 2020) : mais, si l’accent mis sur les interdépendances tisse des passerelles, il n’en reste pas moins que ces paradigmes demeurent marqués par l’anthropocentrisme et une conception du politique limitée aux humains. C’est dans une autre veine, que, dans la lignée de B. Latour (2007) ou Philippe Descola (2018), de nombreux penseurs ont proposé de sortir du dualisme Nature/ Culture associé à la pensée occidentale. B. Latour, a considéré, comme d’autres, que liquider l’héritage de l’idée de nature, allait permettre, non seulement de

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mieux comprendre les multiples collectifs hybrides que nous avons contribué à créer (du trou dans la couche d’ozone au réchauffement climatique), mais également de mieux les contrôler, en scellant une forme de réconciliation – puisque nous aurons enfin reconnu ces créations comme les nôtres. Dans une perspective écologiste, la proposition latourienne pose question au moins sur deux points (Neyrat, 2016). D’une part, B. Latour évacue la question des limites et de la critique de la technique. D’autre part, il se garde bien de poser la question des formes de représentation politique liée à la nouvelle situation, sauf quand il souligne l’importance de nouvelles diplomaties avec le vivant. En clair, si on voit bien que les sciences sont mises en démocratie par l’interconnexion croissante des questions scientifiques et des enjeux politiques, on voit mal quels dispositifs démocratiques pourraient s’intégrer à telle analyse. De façon plus subtile, B. Morizot a creusé ce sillon mais en l’articulant avec une réflexion pratique tangible : « si on ne se pense plus comme des “humains” face à la “nature”, mais comme des vivants parmi les vivants, on ne protège plus la nature comme altérité-sauvage, ni la nature comme altérité-ressource fragile : on défend la communauté des vivants dont nous sommes des membres et qui nous maintient en vie, et qui nous a faits » (Morizot, 2020, p. 186). Cette position, d’ailleurs, l’incite à appeler à remplacer un pseudo culte de la nature par « pas d’autre culte que la lutte radicale contre les forces économiques et politiques qui les fragilisent et les détruisent (les forces du vivant [ndlr]) ». (ibid., p. 199). Il prône ainsi des alliances interspécifiques, à négocier en permanence, et qui peuvent varier fortement (de la nature en ville aux zones de préservation intégrale, selon les contextes19). Assumant son rôle de diplomate, B. Morizot a ainsi contribué à la mise en place par l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) de réserves de vie sauvage, dans lesquelles seules les activités humaines contemplatives sont autorisées. 19.– D’autres approches tendent cependant à défendre un autre point de vue. Frédéric Neyrat et Virginie Maris prônent le leur côté le maintien d’une représentation forte de la nature sauvage, qui les amène à défendre « la part inconstructible de la terre » (Neyrat, 2016) ou « la part sauvage du monde » (Maris, 2018). S’inscrivant en faux contre l’idée d’une anthropisation totale de la planète, ils considèrent que l’indistinction généralisée ouvre la porte à la triple absorption de la nature, technique, économique et bureaucratique. Pour V. Maris, qui, dans une synthèse des différentes conceptions de la nature, distingue la nature-normalité (au sens de ce qui devrait être), la nature-totalité (l’ensemble des phénomènes observables) et la nature-altérité («  la part sauvage du monde  ») il s’agit de maintenir en vie le projet de protection de cette dernière : « En soulignant la différence qu’il y a entre nature-altérité et nature-totalité, nous comprenons qu’il n’y a pas d’incohérence à vouloir préserver la nature-altérité et que, faire cela, c’est nécessairement protéger quelque chose de l’influence humaine » (Maris, 2018, p. 27). Cette réflexion s’appuie sur l’analyse que la pensée moderne (ou naturaliste) visant à séparer nature et culture a finalement servi à « acculturer la nature, et donc finalement l’absorber dans des modalités qui lui sont étrangères, niant tout à la fois son extériorité, son altérité et son autonomie » (Maris, op. cit., p. 68).

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Plan de l’ouvrage Quatre parties composent cet ouvrage dans l’optique que cette introduction a définie : prendre au sérieux les nouvelles mobilisations autour de l’effondrement ; les analyser au croisement de plusieurs disciplines ; souligner le caractère différencié des effondrements en cours. Quelques chapitres (notamment ceux de Tobias Etienne-Greenwood, Arnaud Le Marchand ou Hélène Melin) abordent la question des interdépendances concrètes avec le vivant ; d’autres ont une dimension théorique plus affirmée (Laurent Plet, Jacques Rodriguez) ; la majorité, enfin, s’attarde de façon détaillée sur différentes organisations ou mobilisations liées aux effondrements. Dans un souci de clarté, quatre interrogations ont balisé le plan : Quoi ? Qui ? Où ? Comment ? In fine, les auteurs de l’ouvrage se demandent si la perspective de l’effondrement peut contribuer à un renouveau des pratiques sociales et des engagements politiques : en quoi fait-elle bouger les lignes ? La première partie fait un détour par l’histoire des idées pour tenter de saisir la spécificité des réflexions contemporaines, en particulier autour de l’idée de catastrophe. Comme le souligne Laurent Plet, (Chapitre 1) en l’interrogeant par une lecture d’Adorno, celle-ci nous oblige à une réflexion dans le temps long, a minima celle de l’histoire industrielle, autant qu’elle questionne l’idée, qui reste prégnante, d’un progrès à l’œuvre dans l’histoire. Si la catastrophe renvoie, comme le souligne W. Benjamin, à l’idée que tout continue comme avant, il nous faut, dans la lignée de T. Adorno, déployer une pensée critique dans laquelle l’utopie apparaît avant tout comme un coup d’arrêt à ce mouvement. Dans le Chapitre 2, Paul Cary tente de contextualiser les ambitions de la collapsologie, qui naît dans le sillage de l’ouvrage de P. Servigne et R. Stevens (2015), puis revient sur les critiques qui lui ont été adressées. Il insiste sur la filiation entre ces critiques et celles adressées à l’effondrement ou encore à l’anthropocène. Jacques Rodriguez (Chapitre 3), de son côté, s’intéresse aux métamorphoses de la catastrophe dans la pensée sociologique – notamment en pointant les limites de l’appréhension sociologique par le risque. Il plaide pour que la sociologie investisse le fossé chaque jour plus béant entre une course en avant des techniques et la pauvreté de la « culture écologique » qui devrait pourtant en discuter les promesses. Sous l’angle de la prudence, les sociologues pourraient ainsi faire œuvre de vigilance critique et publique. La deuxième partie est résolument empirique. Il s’agit pour les auteurs, psychologues et sociologues, de disposer de données afin « d’observer la façon dont la prise de conscience écologique s’opère dans la population française » (Pierre-Éric Sutter, Loïc Steffan et Dylan Michot). Dans le Chapitre 4, les auteurs proposent une analyse détaillée de la connaissance et de la réception des idées

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collapsologiques au sein de la société française tout en se demandant de quelle manière les individus pourraient passer d’une attitude de rejet (collapsophobie) à une démarche d’action réflexive (collapsosophie). Comme le souligne le collectif Quantité critique, au sein même des mobilisations, la pensée de l’effondrement se révèle très minoritaire et surtout bien peu homogène, révélant aussi des positionnements politiques différenciés (Chapitre 5). Cyprien Tasset, qui s’intéresse à une association dont la ligne se veut « scientifique » sur ces questions, considère cependant, dans une étude très fine, la capacité du discours effondriste à ébranler les convictions et pratiques de populations pourtant protégées socialement : en ce sens, la peur serait mobilisatrice (Chapitre 6). La troisième partie regroupe quatre contributions liées par leur dimension spatiale. Car, comme le souligne Hélène Melin dans le Chapitre 7, l’effondrement se déploie en effondrements localisés spatialement et aux échelles temporelles diverses. En ce sens, les chercheurs en sciences sociales étudient ce que l’effondrement fait aux populations mais également la façon dont elles font face. À Hull, au Royaume-Uni, comme le montre Arnaud Le Marchand, l’effondrement (de la pêche notamment) a déjà eu lieu et le discours de la renaissance par l’éolien ne manque pas d’interroger, dans ce paysage sinistre de bidonvilles et de mobilhomes, dont la production est l’une des rares industries florissantes du lieu (Chapitre 8). Dans un quartier populaire français en réhabilitation, où les discours publics incitent à des pratiques « éco-citoyennes », force est de constater, nous dit Karl Berthelot dans le Chapitre 9, que « les rapports de classe révèlent des positionnements contrastés et surtout inégaux face à l’écologie et à l’effondrement ». Enfin, dans des terrains argentins où l’exploitation d’hydrocarbures bat son plein, Tobias Etienne-Greenwood souligne l’importance des « prises sensibles », usages non utilitaires des milieux pour s’opposer à la détérioration des milieux de vie (Chapitre 10). La dernière partie met de son côté l’accent sur la façon dont l’avancée de la catastrophe peut contribuer à faire émerger de nouvelles idées et mobilisations – lesquelles ne sont pas univoques. Telle perspective a d’ailleurs clairement été identifiée, souligne Jean Chamel dans le Chapitre 11, par les précurseurs de la collapsologie (notamment l’Institut Momentum et le Réseau romand d’écopsychologie), qui prônent une écologie relationnelle mettant l’accent sur les interdépendances avec le Vivant. Dans ce cadre, comme il le résume, agir pour soi et agir pour la planète sont les deux faces d’une même pratique. Dans le chapitre 12, Magali Della Sudda s’intéresse à la façon dont l’effondrement est réinterprété au sein d’un milieu qu’elle définit comme « alterféministe », proche notamment de la « Manif pour tous ». Elle décrit comment émerge « un courant qui allie la cause des femmes et celle de la nature en promouvant la complémentarité des sexes », soit l’illustration d’une écologie conservatrice, qui en appelle à l’ordre

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naturel des choses. Enfin, Alexandra Bidet et Solène Sarnowsi, soulignent dans le chapitre 13 que la confrontation au quotidien avec l’effondrement (« quoi faire, où habiter, avec qui, comment s’associer, où se rencontrer ? ») permet de développer des formes d’engagement qui remettent en cause les catégories dominantes du « politique ». En ce sens, toute perspective d’engagement écologique et a fortiori effondriste est éminemment politique : elle oblige, par « un activisme du quotidien », à instituer du nouveau pour faire face.

PREMIÈRE PARTIE LA CATASTROPHE À L’ÉPREUVE DES SCIENCES SOCIALES

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Introduction de la première partie. La catastrophe pour réactiver l’utopie ? Paul Cary

Survenu le 1er novembre 1755, le tremblement de terre de Lisbonne, qui déclencha un Tsunami, a inspiré de nombreuses réflexions à propos de la catastrophe et du rôle du hasard ou de la Providence dans son accomplissement. De cet événement épouvantable, les philosophes des Lumières tirèrent des leçons divergentes. On notera en particulier que Voltaire (1756) y fait référence pour critiquer l’idée d’un dessein divin, par lequel émergerait d’un mal un bien plus grand. Il défend ainsi l’idée du hasard à l’œuvre dans l’histoire. Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien », Accourez, contemplez ces ruines affreuses, Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses, […] Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes, Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ? Direz-vous, en voyant cet amas de victimes : « Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes » ? Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants Sur le sein maternel écrasés et sanglants ? Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), extraits.

Telle n’est pas la réaction d’un Rousseau qui souligne combien cette catastrophe apparemment « naturelle » a, au contraire, été démultipliée par les actions humaines. Que ce soit par le choix d’une installation en bord de mer (« Seroit-ce donc à dire que l’ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos loix, et que pour lui interdire un tremblement de terre 41

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Paul Cary

en quelque lieu, nous n’avons qu’à y bâtir une ville1 ? ») ou par une réaction inadéquate lors de la survenue de l’évènement, qui s’est traduite par des scènes de pillage au lieu d’une fuite ordonnée ? (« Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent2 ? »). Plus tard, Rousseau en vient à exempter la Providence de toute responsabilité en soulignant « que de tous ces maux, il n’y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui n’eût sa source dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même3 ». Ce propos liminaire permet certainement de mieux distinguer les catastrophes (et leur variété, au cours des siècles, Lisbonne en étant une parmi d’autres), de la catastrophe, pour laquelle Rousseau esquisse un élément central, qui en fait un précurseur de Lumières écologiques (Audier, 2017) : la catastrophe renvoie aux abus des Humains, auxquels la Modernité, appuyée sur l’émergence de la technoscience, va conférer une ampleur inédite. W. Benjamin a, dans cette optique, donné une orientation déterminante4, que fera sienne, très largement, l’École de Francfort, notamment T. Adorno et M. Horkheimer dans La dialectique de la Raison : « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de la catastrophe. Que “les choses continuent comme avant [à aller ainsi]”, voilà la catastrophe. Elle ne réside pas dans ce qui va arriver, mais dans ce qui, dans chaque situation, est donné » (Benjamin, 1989, p. 491). Les deux catastrophes que furent le Génocide juif, d’un côté et le double bombardement atomique de 1945, de l’autre pendant la seconde guerre mondiale, ont provoqué des réflexions majeures, comme celles précoces, de G. Anders (cf. L’Obsolescence de l’Homme) sur la capacité des Humains à empêcher toute forme de vie future sur la planète. En ce sens, il est notable que le retournement de la promesse du Progrès a été l’objet de diagnostics pessimistes dans le contexte post-1945. Cependant, force est de reconnaître que ces réflexions n’auront que peu d’écho ou peu d’effet, en particulier dans la réflexion sociologique, laquelle va continuer à épouser, dans son courant mainstream, la cause du Progrès. Les trois contributions rassemblées dans cette première partie interrogent finalement la façon dont la philosophie et la sociologie ont « réagi » aux catastrophes ou, si on le dit autrement, ce que les catastrophes ou la catastrophe ont pu leur faire. Si la question n’est pas nouvelle, nous sommes aujourd’hui confrontés à un contexte inédit, celui de la dégradation croissante des indicateurs écologiques. La catastrophe provoquée par la Covid témoigne notamment de l’internationalisation des problèmes et surtout de l’incroyable vitesse de leur propagation liée 1.– Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Monsieur De Voltaire, le 18 août 1756. 2.– Ibid. 3.– Rousseau Jean-Jacques, 1767, Confessions, IX, Paris. 4.– Cf. Ombrosi, 2006.

Introduction de la première partie (…)

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à la mondialisation. Indépendamment de leurs points de départ, les trois auteurs de cette partie réfléchissent aux lignes de fuite que la réflexion sur la catastrophe peut nous ouvrir. Le détour par T. Adorno, de ce point de vue, se révèle, pour Laurent Plet dans le Chapitre 1, tout à fait précieux, dans la double exigence de mener à bien l’exercice de la pensée critique, face à la catastrophe et à l’injonction quotidienne du wishful thinking, mais également dans la nécessité de préserver une dimension d’utopie, qui renvoie, pour L. Plet à « ce pouvoir d’imagination et d’invention qui commence par le refus », refus, en particulier, que les choses repartent à l’identique après la Covid. Or, nous dit Paul Cary dans le Chapitre 2, les sociologues ont de leur côté peu porté l’utopie : en particulier, la tendance longtemps dominante à considérer la nature uniquement comme un construit social et à analyser les mouvements écologistes en large partie par les concepts de domination et de distinction n’a guère aidé à dessiner des alternatives. En ce sens, l’analyse contemporaine de la « collapsologie », qui réactive la dimension effondriste de la pensée écologique, gagnerait à éviter de reproduire ces poncifs, et, s’il ne s’agit pas de tomber dans une approche acritique de ses défenseurs, force est d’en reconnaître la nouveauté et la capacité à reconfigurer, dans les médiations opérées par les collapsologues, les rapports entre le savoir et l’agir. Comme le disait G. Anders, la peur ou la panique peuvent se révéler bonnes conseillères. Enfin, Jacques Rodriguez (Chapitre 3) revient sur l’analyse sociologique de la catastrophe par Z. Bauman (1989) ou celle du risque par U. Beck (1986). Il pointe en particulier une forme de délaissement de la notion de culture, victime collatérale de la critique du Progrès. Il souligne également combien l’Encyclique Laudato Si’ du Pape François parvient à remplir le double défi qui laisse souvent sans réaction les sociologues, à savoir articuler la critique de la modernité à la proposition d’une alternative : force est de constater que le décentrement proposé, à rebours du récit de la domination de la nature comme moteur du christianisme, et la violente critique du déchaînement technique sont porteurs de cohérence et d’espérance. Si J. Rodriguez ne prêche pas pour une sociologie franciscaine, néanmoins, il considère que la sociologie aurait tout intérêt à investir ce schisme grandissant entre culture et technique et à faire œuvre publique et critique de vigilance : bref, à s’extirper du discours périmé du Progrès.

Chapitre 1. Quelques réflexions sur l’idée de catastrophe en lisant Adorno Laurent Plet

Notre actualité – celle d’une longue durée que l’on pourrait faire remonter, schématiquement, à l’émergence du capitalisme à la fin du xvie siècle – oblige à la réflexion, donc à la formulation d’hypothèses. Chacune d’entre elles devra entrer dans le jeu de la discussion, de la confrontation critique sans prétendre parvenir à l’unité d’une théorie qui aurait pour vocation de rendre raison d’un ordre du monde échappant dans nombre de ses dimensions à la raison critique la plus modeste. Seule la folie pourrait, prétend-on parfois, en dire la vérité, celle d’une histoire absurde où le temps de la finitude humaine est sorti de ses gonds. Notre hypothèse repose sur deux moments solidaires. D’une part l’idée de catastrophe, dont les usages inflationnistes peuvent devenir un obstacle à la pensée, met nécessairement en jeu la liberté. Nous n’entendons pas par là le concept abstrait de liberté, même si on ne peut en éviter les usages, pas plus seulement que ce que l’on nomme en pays libéral les libertés individuelles fondamentales, mais la liberté politique, celle donc qui renvoie aux questions des formes de pouvoirs en vigueur dans les sociétés historiques. Cela revient à dire que nous sommes nécessairement interpellés par les déterminations devenues problématiques des catégories traditionnelles de la pensée politique, qu’il s’agisse de démocratie, de pouvoir oligarchique, autoritaire, fascisant, etc. D’autre part toute idée de catastrophe ne peut être pensée qu’en présupposant des tendances historiques à l’œuvre dans nos sociétés dites avancées, tendances qui, d’une manière ou d’une autre, recouperaient l’idée controversée de progrès d’abord conçu comme un processus de civilisation vers un « avant » irrésistible.

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Toute hypothèse de pensée, comme expérience de pensée, doit chercher à s’orienter de façon conséquente, quand bien même elle reconnaît ses limites et ses failles. Pour ce faire, on peut recourir à différentes formes d’analyse et d’interprétation, sociologique, anthropologique, philosophique, et dans ce cas, phénoménologique, analytique ou encore dialectique. Mais le risque d’un repli sur une ou des traditions réifiées n’est pas des moindres, pas plus que les certitudes qu’elles peuvent engendrer. À savoir, notamment, qu’on trouverait déjà des réponses si on savait bien lire ceux qui l’ont déjà dit. Concernant l’idée de catastrophe, il suffirait de renvoyer à Günther Anders (L’obsolescence de l’homme, Tomes I et II) pour se persuader qu’on trouve dans son œuvre bien des anticipations du monde présent. Pourtant, il faut encore une fois chercher et faire jouer les forces de réflexion pour labourer ces mêmes terres en reconnaissant notre dette mais sans renoncer à ce que l’on nomme pensée critique. Nous aurons donc la faiblesse de considérer qu’on trouvera aujourd’hui encore des impulsions nécessaires à la critique dans l’École de Francfort et plus particulièrement chez Adorno. Nul n’est exempt de contradictions si l’on juge qu’une telle tradition est elle-même devenue académique et n’a plus guère, par conséquent, qu’une valeur antiquaire. Il est sans doute nécessaire de commencer par préciser de façon schématique ce qu’Adorno entend dans les concepts de catastrophe, de totalitarisme, d’utopie, concepts solidaires du point de vue d’une analyse d’une configuration ou d’une constellation historique, même si la ligne de front du différend passe bien évidemment entre l’utopie et les deux formes radicales de ce qu’on nomme aujourd’hui dystopie : les catastrophes et le totalitarisme. Faisons d’ailleurs immédiatement cette remarque qu’Adorno n’use guère du terme de totalitarisme comme d’un concept – ce que fait par exemple Hannah Arendt – mais recourt sans cesse au qualificatif de « totalitaire ». Est totalitaire une forme de domination totale de la nature extérieure et de la nature intérieure, intime, des individus intégralement socialisés au moyen de « la terreur de la bonne humeur, qui intériorise la contrainte sociale (en français dans le texte) » (Adorno, 1992, p. 254) comme seconde nature. Il va de soi qu’un tel raccourci peut irriter le lecteur scrupuleux mais nous l’offrons en quelque sorte à la réflexion en rappelant que nous avons peut-être été l’un de ces lecteurs scrupuleux de la Dialectique négative. Le risque de l’égarement n’est donc pas si grand. Quant à l’« utopie », concept clé de l’ouvrage précédemment nommé et de tout le travail de pensée d’Adorno, elle ne désigne pas l’image préformée d’un monde désirable, réconcilié avec lui-même, mais nomme l’intention latente de toute pensée critique, comme un moment constitutif opposé à la réification des catégories de pensée ou encore à ce qu’il nomme « idéologie », ces représentations sédimentées dans la psyché des individus et dans les formations sociales et

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historiques qui les subordonnent à une totalité objective, celle de la loi de la valeur dans le capitalisme par exemple. L’utopie, conscience du possible, se rapporte à l’ouvert, à l’écart ou encore l’hétérogène au sens étymologique, elle est protestation contre le mythe1, c’est-àdire la répétition du même (ibid., p. 51) – d’un passé qui se répète inexorablement comme un destin ou une loi de la nature. Ainsi dira-t-on du capitalisme et de ses légitimations diverses qu’il est mythique parce qu’il s’imposerait, selon l’idéologie bourgeoise du xixe et xxe siècles, comme une loi inaliénable de la nature. Elle dessine négativement un champ des possibles en affirmant que ce qui devrait être autre – autre que la domination, la souffrance, la réduction de la vie à la jouissance vide de la consommation – n’a pas encore commencé. L’utopie qui regarde vers le futur est bien la formule d’une espérance dont on a répété qu’elle n’était qu’une espérance désespérée. Curieusement pourtant puisque les premiers mots d’Adorno dans la Dialectique négative vont à l’encontre de toute forme de résignation, de fatalisme et d’abdication de la raison (Adorno, 1992, p. 11). Quant à l’idée de catastrophe elle est d’abord une idée héritée de Walter Benjamin qui écrivait qu’il fallait fonder l’idée de progrès sur celle de catastrophe dont la signification est que « tout continue ainsi », que la catastrophe n’est donc ni le passé ni le futur, mais le présent comme enfer, comme cette vie « que nous menons ici » (Benjamin, 1989, p. 491). Certes on pourra objecter que cette caractérisation de la catastrophe avait un sens très concret sous le nazisme mais qu’elle ne peut plus nous concerner comme telle aujourd’hui, à moins de verser dans de sombres prédictions apocalyptiques. Il faut croire qu’Adorno n’était pas de cet avis après la Seconde guerre mondiale si l’on relève ce qu’il écrit en 1966 dans la Dialectique négative : « À la catastrophe qui se prépare correspond plutôt l’hypothèse d’une catastrophe irrationnelle aux commencements. Aujourd’hui, la possibilité avortée de l’Autre (ce que l’on peut nommer un horizon utopique, commentaire de l’auteur) s’est concentrée en celle d’éviter malgré tout la catastrophe » (Adorno, 1992, p. 252). Cette réflexion conclut une hypothèse spéculative pour penser la continuité/discontinuité de l’histoire comme histoire de la domination « qui conduit de la fronde à la bombe atomique » (ibid., p. 250). De spéculative, nous pouvons en faire une hypothèse politique : la domination, d’abord celle de la nature pour son autoconservation puis celle de l’homme, est-elle une loi de nature ou bien une catastrophe, un renversement où commence l’histoire d’une humanité vouée à toutes les formes de destruction et d’autodestruction 1.– Adorno fait un usage critique spécifique de ce terme qui se distingue de ses significations anthropologiques ou encore de ses usages dans l’histoire des religions. Si on ne trouve guère de définition formelle, puisqu’il est le plus souvent utilisé comme prédicat, on peut toutefois comprendre qu’il caractérise une forme de rationalisation aveugle – dans le substantif mythologie il y a déjà le terme de logos, discours rationnel sur.

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suffisamment documentées pour pouvoir les nier ? Kant ne déplorait-il pas déjà que « la grande scène du monde ne nous présente, à part quelques rares exceptions, qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction ». Les termes de catastrophe, de formes de domination totalitaire, d’utopie dessinent donc les contours d’une « constellation historique » qui serait encore la nôtre. Rappelons que le concept de « constellation » désigne la forme de déchiffrement, d’interprétation de l’histoire comprise comme le devenir de contenus, de significations sédimentées, voire refoulées et déniées, qui façonnent les individus jusque dans leur vie la plus privée, intime, façonnement qu’Adorno n’hésite pas à nommer dès les années 1939 « la vie mutilée », ce que pour sa part Anders appelle la « vie vide » (Anders, 2011, p. 31). Il faut reconnaître que, pour nos contemporains narcissiques, une telle représentation est plus qu’inacceptable : elle est scandaleuse, parce qu’elle nie les subjectivités singulières qui se réalisent dans des formes de jouissances multipliées ou de prétendues résistances qui arborent le drapeau de la liberté. Bref elle est à ce point généralisante, abstraite, totalisante qu’elle manque son but, celui de l’utopie. D’où, aura-t-on sans cesse répété, le repli dans l’esthétique. Fort de ces premières déterminations il peut être fécond cependant de tenter de les appliquer à l’actualité dont il faudrait faire tout d’abord un diagnostic. Il n’en manque pas et comme toujours on pourra multiplier les perspectives, les objections. La question persiste cependant : quelles sont les tendances historiques dominantes, contradictions comprises ? Comment s’orienter aussi bien à l’échelle macroscopique que microscopique ? Où se logent le ou les pouvoirs, les effets de pouvoirs, sont-ils nécessairement des formes de domination, d’assujettissement, de déshumanisation ? Toutes ces questions intéressent au plus haut point les pensées politiques, anthropologiques, philosophiques actuelles, à tel point qu’Adorno une fois encore pourrait paraître inactuel, dans un sens négatif. Penser la liberté dans sa positivité comme non liberté, c’est une inutile proposition spéculative, formulée notamment dans l’analyse critique de l’impératif moral kantien, et c’est une atteinte à ce qu’il resterait de démocratie2. Pourtant si la pensée de l’utopie chez Adorno veut sauver quelque chose, c’est bien la liberté, non pas celle simplement individuelle mais celle d’une société libérée de ce qui 2.– Cet énoncé de type spéculatif est paradoxal – il faut savoir qu’Adorno présente la forme de la pensée mise en œuvre dans la Dialectique négative comme un développement des paradoxes propres à l’histoire de la pensée occidentale auxquels elle reste le plus souvent aveugle –, en disant que la liberté sous condition, telle qu’elle est décrétée et subie sous l’état d’urgence sanitaire actuel se nie dans son principe même d’autonomie même si cela n’autorise pas à parler de servitude totale. De même pourrait-on ironiser sur le postulat selon lequel le travailleur, dans le capitalisme, propose librement sa force de travail sur le marché.

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la domine de part en part et la détruit. L’idée de sauvetage n’est pas par ailleurs une simple formule puisqu’elle est intrinsèquement liée à ce qu’Adorno nomme utopie. Face à de telles difficultés, il ne faut sans doute pas se précipiter vers des réponses pratiques voire pragmatiques comme on en réclame le plus souvent en méconnaissant les questions posées – après tout, il serait très présomptueux de prétendre que les individus singuliers ne parviennent pas dans leur propre vie à sauver des moments réels de liberté – il faut plutôt, comme le dit Frédéric Lordon discutant la philosophie antipolitique d’Agamben, accepter le long détour de la spéculation dès lors que les thèses à discuter présupposent des énoncés ontologiques (Lordon, 2019, p. 63). Chez Adorno, il est clair que le lieu privilégié de la spéculation est l’idéalisme allemand, Kant et Hegel, et ses descendants, Husserl, Heidegger, y compris certaines composantes du marxisme. La raison la plus simple que l’on puisse avancer est que, pour Adorno, toute pensée implique une ou des décisions préalables idéalistes, ou encore abstraites, puisqu’elle fait usage de catégories de la réflexion – comme l’identité, l’essence, l’apparence, etc., qui excèdent les simples faits. Vieille idée que l’on trouvera sans peine chez Kant ou Hegel. Mais les choses se compliquent dès qu’il s’agit de reconduire la spéculation dans le monde de l’effectivité, de l’objectivité historique : les concepts explosent face au monde fragmenté, disloqué, face à l’excès de ce qui est à penser, à savoir la différence contre l’identité à soi du concept et de la raison, la discordance de la liberté dans un monde qui s’emploie à en supprimer tout contenu substantiel tout en en faisant chaque jour l’apologie au nom de l’individu. La logique dialectique mise en œuvre par Adorno consiste en une dislocation des concepts et des formes prétendument pures de la pensée afin de les reconduire à leurs déterminations socio-historiques. Mais ce n’est pas un réductionnisme sociologique : il y a bien une autonomie de la pensée, qui cependant s’annule dès que l’autoréflexion cède à l’ensorcellement – la fascination ou encore le fétichisme – des concepts qui dicteraient le cours du monde. Ce processus a plusieurs noms chez Adorno, et avant tout celui de mythologisation, comprise comme une forme de rationalisation aveugle et de réification des catégories de pensée faisant obstacle à toute autoréflexion et donc à toute critique radicale. La rationalité scientifique – celle de ce qu’Adorno nomme d’abord le positivisme – comme rejet du mythe y succombe tout autant que les philosophies idéalistes, celle de Heidegger valant chez Adorno comme paradigme, dans la mesure où à chaque fois elles (la science et l’idéalisme) justifient l’ordre des choses en le décrétant immuable. Sans préjuger de ce rapport à Heidegger, il suffit de rappeler que le véritable enjeu est politique, c’est-à-dire, là encore, de l’ordre de la liberté. Succomber à l’emprise de l’être comme à la domination du capitalisme avancé relève à chaque fois du mythe, de la mythologie qui signifie, selon les termes d’Adorno, une révocation de la liberté (Adorno, 2002, p. 247).

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Dans quelle mesure pourrait-on rapprocher cette mythologie de l’imaginaire social et historique qui a déterminé les sociétés occidentales depuis les Lumières, à savoir cette croyance dans le progrès comme émancipation, nous ne pouvons que le suggérer. Mais ce qui est certain, c’est que la catastrophe – plutôt les catastrophes – ou encore l’effondrement du monde dans l’inhumain, est une thèse qui inquiète toute l’œuvre d’Adorno et s’accentue dans les cours des années 1950-1966. Si le pluriel est nécessaire pour parler de catastrophes aujourd’hui, il n’en reste pas moins vrai que chez Adorno, il y a une logique de la catastrophe qui a pour nom le « principe d’identité ». Saut dans le spéculatif inévitable. Pour le dire de manière extrêmement simplifiée, le cours du monde a suivi cette logique de l’identité qui refuse, rejette, exècre toute altérité, toute différence indissoluble dans l’Un. Cet Un de l’universel qui s’est emparé de la planète tout entière en la réduisant au principe de l’échange ou encore de l’équivalence comme alibi de l’autoconservation du genre humain prend des formes historiques spécifiques, des variations sur un même et unique thème si l’on fait usage du langage musical. Il doit alors être possible de donner des noms, des contenus déterminés à cette logique de l’inhumain, d’hier et d’aujourd’hui. On parlera de raison néolibérale, de capitalisme numérique, d’utopies technologiques en tout genre (Internet et l’Intelligence artificielle dont les premiers développements ont leur berceau dans la recherche militaire), de dévastation de la terre, de disparition irréversible d’espèces vivantes, etc. On peut aujourd’hui parcourir des bibliothèques entières qui documentent précisément ces dimensions de ce qu’on nomme l’innovation, autre nom du progrès, et ses indénombrables voire incommensurables contradictions. Là où bute alors véritablement la pensée, la nôtre en premier, c’est de nommer la ou les puissances qui se jouent dans un tel combat de géant, où l’individu et ses simples revendications d’une vie réellement vécue semblent n’être qu’un fétu de paille. La question des résistances à ces puissances est bien évidemment une question politique : quelles forces, quelles pratiques, quelles espérances faut-il convoquer pour s’engager dans une lutte qui paraît si inégale que l’on serait tenté de se replier dans la sphère individuelle d’une vie hédoniste ou bien dans de petites collectivités à l’abri du monde ? Mais peut-on être à l’abri de ce monde-ci, qui est là et qui vient, de ce monde du contrôle, de la surveillance, de l’exposition permanente, bref un monde où tous les jours l’individu doit acquitter sa dette à une société qu’il ne désire pas ? Si Adorno, comme nous l’avons souligné, n’emploie guère le concept de totalitarisme, il use sans cesse du qualificatif de totalitaire pour caractériser aussi bien la raison, la domination, l’emprise de la société sur les individus – ce qu’il nomme « socialisation totale ». C’est donc le concept de totalité qu’il faut comprendre pour préciser les dimensions de ce qu’il nomme catastrophe.

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Tout d’abord il convient de rappeler que pour Adorno nous ne pouvons pas penser sans un tel concept, de même que nous ne pouvons pas penser sans les concepts d’identité, d’universel, de particulier, d’essence ou encore d’apparence. Il est vrai qu’on a dit que ces concepts étaient obsolètes, et par suite Adorno. Nous répondrons : que nous importe puisqu’Anders a déjà depuis longtemps montré l’obsolescence de l’homme. Supposons donc que ce concept ait un sens. Tout d’abord la totalité comme concept de la réflexion est en même temps le monde effectif comme système. Non pas un système consistant comme diraient les logiciens mais un système qui tient par ses contradictions, ses antagonismes, c’est-à-dire en même temps par les violences qui leur sont immanentes. Système paradoxalement fragmenté voire chaotique mais qui tient malgré tout : si on veut un nom, disons le système capitaliste3 qui tient depuis plus de trois siècles en obéissant à une même logique de l’identité malgré ses formes historiques renouvelées, voire démultipliées. Mais si nous ne pouvons penser le monde effectif sans cette catégorie de totalité (système), Adorno nous rappelle une évidence : nous ne faisons pas l’expérience immédiate de cette totalité, d’une quelconque totalité. Il use d’un exemple très simple pour l’illustrer et rendre plus concrète l’idée de constellation comme « méthode » de déchiffrement de l’histoire. Sous le nazisme une perquisition s’abattant sur l’individu et qui peut le conduire à la mort est une expérience immédiate. Mais pour que cette perquisition sans aucune garantie juridique soit possible, il faut reconstruire l’histoire ou la genèse du nazisme, en remontant jusqu’à la République de Weimar. La domination totale, la terreur qui lui est inhérente, exige ces médiations réfléchies afin de ne pas succomber à la simple positivité, au fétichisme des faits (Dialectique négative, p. 236). Toute théorie, en ce sens, a besoin de la catégorie de totalité pour la disloquer, la faire exploser comme le dit Adorno. C’est donc une catégorie critique indispensable, comme celle de médiation. Mais de catégorie critique elle peut se renverser en catégorie idéologique, par abstraction ou hypostase – comme cela se produit dans le rapport de l’universel et du particulier où l’universel s’objectivise, devient indépendant et se retourne contre les individus. Dans les termes d’une analyse politique, on dira que l’instituant se réifie en institué, de sorte que le pouvoir de la multitude se transforme en assujettissement de cette même multitude (Lordon, 2020 ; Castoriadis, 1975). L’abstraction devient donc idéologie. Mais Adorno se démarque du concept marxiste d’idéologie – nous ne chercherons pas à discuter plus avant cet argument théorique – lorsqu’il écrit : « L’idéologie n’est plus un voile mais uniquement la face menaçante du monde. 3.– Étienne Balibar discute de manière détaillée et féconde les concepts de capitalisme historique et du capitalisme comme système-monde d’Immanuel Wallenstein dans un ouvrage récemment paru qui regroupe des interventions ou essais plus ou moins récents dans divers colloques ou institutions universitaires. Cf. Balibar, 2020, notamment p. 213-245.

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Ce n’est pas seulement en vertu de son entrelacement avec la propagande mais d’après sa propre figure qu’elle passe en terreur. Mais du fait qu’idéologie et réalité convergent de la sorte l’une vers l’autre, du fait que la réalité, à défaut de toute idéologie convaincante, devient idéologie d’elle-même, il ne serait besoin que d’un infime effort de l’esprit pour se débarrasser de l’apparence à la fois toute puissante et nulle » (Adorno, 2011, p. 154). En termes adorniens, mais hégéliens aussi, ce qu’on ne manquera de lui reprocher, l’idéologie est l’indifférenciation de l’essence et de l’apparence, du vrai et du non-vrai, du juste et de l’injuste, etc. Cette indifférenciation, il la nomme aussi mythologie ; mythe d’une origine qui téléologiquement est déjà comprise dans la fin, de même que la fin est déjà dans l’origine, ce qu’implique toute bonne dialectique qu’il faut bien sûr se garder de simplifier en cherchant notamment une quelconque synthèse. Chez Adorno, contre Hegel, il n’y en a pas. Mais cette dialectique n’est pas si inoffensive que cela puisqu’elle fait apparaître une fois encore ce qu’Adorno nomme catastrophe. Ainsi l’idéologie de notre actualité, d’un présent qui ne fait qu’actualiser les tendances historiques à l’origine de la modernité capitaliste, serait celle de l’autodestruction – comme lorsque l’on parle de système auto-immun. La civilisation occidentale bâtie sur une pulsion de mort refoulée, déniée, c’est ce qu’Adorno écrit dans la Dialectique négative4. C’est de cette société obscène, société de l’abjection et du déchet que nous hériterions. Ce qui ne fait guère plaisir à ceux qui font valoir les Humanités au sens classique et que nous envions d’une certaine manière. Mais le xxe siècle, l’âge des extrêmes selon Hobsbawm, et ce début de xxie siècle, nous laissent-ils le loisir de nous adonner à l’otium des anciens, en jugeant que le monde ira sans doute à sa perte et que seul ce point de fuite pourrait faire espérer le sauvetage dans une transcendance au nom inconnu ? Cela, à vrai dire, ne peut nous satisfaire. Il faudrait alors ouvrir une autre perspective en recourant à cette idée que l’on rencontre chez Lacan mais aussi Beckett5 et Adorno, à savoir que les poubelles, leurs riches contenus révéleraient en elles-mêmes une civilisation, comme sa teneur de vérité historique dissimulée. Dans son commentaire de Fin de partie de Beckett Adorno écrit : « Les poubelles de Beckett sont les emblèmes de la culture reconstruite après Auschwitz » (Adorno, 1984, p. 229). Transposons : les poubelles de nos sociétés ultra-industrielles6, néolibérales, technocratiques sont les emblèmes d’une civilisation fondée sur l’oubli des catastrophes de l’histoire qu’elle n’a jamais cessé de produire. Dans une perspective écologique, il est plus que facile de justifier ce visage de la mort, de la pétrification, en observant l’état 4.– Voir notamment dans Dialectique négative le paragraphe Métaphysique et culture, p. 286-288. 5.– Lacan la reprenant de toute évidence de ce dernier. Cf. Lacan, 2001, p. 261. 6.– Terme employé par Étienne Balibar pour caractériser le « capitalisme absolu » comme une « nouvelle révolution industrielle » fondée sur l’« informatique et les débuts de l’intelligence artificielle » ce qui inclut par conséquent les nouvelles technologies, la technoscience (Balibar, op. cit., p. 275).

Chapitre 1. Quelques réflexions sur l’idée de catastrophe (…)

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des océans, les décharges à ciel ouvert dans les pays sous-développés, la disparition accélérée de milliers d’espèces animales, etc. Déchets matériels qui sont inextricablement entremêlés aux déchets humains, au rebut de l’humanité que nos sociétés pleines de ressources – ce Prométhée déchaîné – fabriquent, produisent en série. L’homme-individu devenu matériau, Anders nous le disait déjà dès les années 1950 (Anders, 2011, p. 21). Et bien d’autres ! Et pourtant, le cours des choses ne continue-t-il pas ainsi (la catastrophe donc), alors que nous n’avons même plus l’excuse de ne pas savoir ? Combien de documentaires, d’ouvrages témoignent de cette réalité globale, planétaire ? Certains s’empresseront d’objecter qu’il ne faut tout de même pas exagérer, ce à quoi Adorno répondait déjà dans Minima Moralia que cette réponse est précisément le refus de penser ce qui est, l’oubli de ce que les hommes font aux hommes, et le souhait de trouver une consolation dans les plaisirs mondains et autres. Et si on se prenait à exagérer ? On dirait alors, comme Benjamin repris par Adorno que « tant qu’il y aura encore un mendiant il restera du mythe » (Adorno, 1992, p. 161), au sens où nous avons déjà employé ce terme. Irrationalité d’un monde où la souffrance elle-même est une valeur d’échange, où le mendiant, comme type d’une humanité dégradée en chose, visible, est cependant invisible, voué à l’inexistence. Où donc la liberté peut-elle trouver un asile dans un tel monde, ce monde obéissant à l’impératif de produire et consommer de sorte que l’individu doit se produire et reproduire lui-même comme consommateur, et cela indéfiniment, pour que la machinerie sociale fonctionne. Cet impératif, qu’il est difficile de méconnaître aujourd’hui dans ce temps de pandémie – n’a-t-on pas entendu dire récemment qu’il fallait que les consommateurs se lancent dans la consommation dès le premier déconfinement – afin de remettre en marche l’économie ? Comme malgré nous, cette question nous conduit à en poser une autre, plus délicate s’il en est : qu’en est-il de ce qu’on nomme « besoins humains », quels rapports la pensée entretient-elle avec ce besoin élémentaire, premier, de se nourrir ? Mais il ne s’agit pas là d’une ruse de la réflexion ou d’un artifice rhétorique. Voici ce qu’écrit Adorno dans le paragraphe conclusif de la Dialectique négative : « Mais le penser qui est lui-même un comportement, contient en lui le besoin – et en premier lieu la nécessité vitale. On pense à partir du besoin, même quand le wishful thinking est rejeté. Le moteur du besoin est celui de l’effort qui comprend le penser comme faire. C’est pour cette raison que l’objet de la critique n’est pas le besoin dans le penser mais le rapport entre les deux. Mais le besoin dans le penser veut qu’on pense. Il exige sa négation par le penser, il faut qu’il disparaisse dans le penser si toutefois il doit réellement se satisfaire, et dans cette négation il perdure, il soutient dans la cellule la plus intime de la pensée ce qui n’est pas son semblable » (Adorno, 1992, p. 317). Et si ce qu’on nomme catastrophe aujourd’hui trouvait dans cette réflexion l’un de ces lieux tout d’abord

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aporétique de réflexion ? Certes, le premier besoin à satisfaire est la faim, ce que les philosophes n’ont guère pris la peine de penser remarque Anders (2006, p. 19 et sq.). Mais pour ce vivant qui se nomme homme – et nous préférons laisser en paix nos proches que sont les animaux – ce besoin n’est jamais d’ordre simplement biologique, comme le montre suffisamment l’ethnologie. Symbolique, spirituel si l’on veut, il est aussi ce besoin essentiel d’une liberté autre que celle promue par des sociétés où la vie est déterminée par le capital, la valorisation, l’entreprise et toute son idéologie de la libre entreprise de soi comme projet de vie. D’où l’insistance de la question politique, celle d’une forme d’humanité instituée non pour s’autodétruire en détruisant son autre, la nature ou l’étranger – sous ses différentes figures : la mesure de cette insistance est en proportion de notre apparente impuissance à transformer radicalement l’ordre social – mondial7 ? – avant que n’advienne la fin du monde. Nulle prédiction ici, pas plus que d’attrait pour l’apocalypse, mais effet de sidération devant ce présent d’une pandémie où tout laisse à penser que l’après sera comme avant voire pire. Ce sont là les propos récents du ministre français des affaires étrangères, J.-Y. Le Drian8. C’est dire à quel point il y a bien des points aveugles qui ne pourront être réfléchis que collectivement. Le pluriel des catastrophes renvoie à la pluralité constitutive des sociétés, pluralité qui doit se constituer dans une forme politique à inventer. Que dire de plus ici ? Sinon que la part d’utopie dont parle Adorno et à laquelle nous sommes attachés fait appel à ce pouvoir d’imagination et d’invention qui commence par le refus : que les choses reprennent leurs cours. Ne pas jouer le jeu dit Adorno. Il faut un arrêt autre que celui dicté par les gestionnaires étatiques de la pandémie, un arrêt désiré par les individus politiques que nous devrions être.

7.– Dans le «  capitalisme absolu  » dont parle Étienne Balibar (2020), on pourrait montrer que le terme d’absolu, associé à celui de système, correspond, par bien des aspects, avec ce qu’Adorno qualifie de totalitaire. 8.– Christophe Châtelot, Piotr Smolar et Cyril Bensimon, « “Ma crainte, c’est que le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire”, dit Jean-Yves Le Drian  », Le  Monde, 20 avril 2020.

Chapitre 2. La collapsologie, variante de l’écologie catastrophiste, et son analyse Paul Cary

De nombreux auteurs ont mis en évidence, au sein de la galaxie de l’écologie politique une tendance catastrophiste ou effondriste. Elle renvoie d’abord pour Dominique Bourg et Kerry Whiteside (2017) à « ceux pour qui elle (la catastrophe [ndlr]) est l’objet premier d’intérêt et d’études » et ce, au moins depuis l’émergence de l’écologie comme discipline au xixe siècle. Ensuite, pour Luc Semal (2019a), la pensée catastrophiste doit s’interpréter de façon dialectique avec celle de la transition, qui offre un cadre rassurant, celui d’un atterrissage en douceur, maîtrisé, planifié. Or, l’effondrement pointe la possibilité que ce scénario ne se réalise pas. Troisièmement, comme le souligne L. Semal, « si le scénario d’effondrement est fréquemment brandi comme avertissement, son contenu concret n’est que rarement détaillé » (ibid.). C’est précisément cette lacune que de nombreux ouvrages ont tenté de combler à partir des années 1980 (Tainter, 1988 ; Diamond, 2006) en détaillant les mécanismes du processus. Notons enfin que si la pensée effondriste a toujours été opérante au sein de l’écologie politique, sa légitimité se renforce d’autant plus quand la possibilité d’une transition s’éloigne. Si cela fut temporairement le cas dans les années 1970, la tendance semble être plus forte depuis la décennie 2010. Au sein du monde académique francophone, cette perspective s’est trouvée incarnée par plusieurs ouvrages dans les années 2010, avec une prédominance philosophique d’ailleurs (Bourg, 2013 ; Lesourt, 2018 ; Afeissa, 2014). Si la mise à l’agenda universitaire de la notion d’effondrement est aujourd’hui importante, c’est en partie à cause de la croissance de la thématique au sein des milieux militants. L’écologie politique des années 1970 mettait l’accent – à 55

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propos principalement du nucléaire – sur le lien indissociable entre la possibilité de la catastrophe et des formes sociales technocratiques, soit un héritage de la critique de la Modernité (déjà déployée à propos des catastrophes de la seconde guerre mondiale) re-problématisé par la montée des enjeux liés à l’environnement (Touraine, 1980). Cette perspective n’a jamais disparu des mobilisations mais elle a perdu en vigueur au début des années 1980. Dans les années 1980-1990, on la retrouve dans des milieux confidentiels comme les Éditions de l’Encyclopédie des nuisances : cette pensée critique croise alors le fer avec l’illusion néotechnologique (Mandosio, 2000 ; Riesel, 2000). À partir des années 2000, si les réflexions sur la fin du pétrole émergent (Cochet, 2005), on voit aussi naître des mobilisations inédites autour de la conception de la transition de Rob Hopkins, laquelle insiste sur l’importance du faire. La publication en 2015 de l’ouvrage de P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer, et l’invention du terme de collapsologie provoque alors un emballement en France, que ce soit dans au sein des mobilisations, dans les médias et dans le monde académique. Nous montrerons dans ce chapitre que la collapsologie apparaît comme une variante de l’« écologie effondriste ». Après avoir tenté de la caractériser (1) ; nous soulignerons que les fortes critiques qui lui ont été adressées dupliquent très largement celles qui traversent les débats sur l’anthropocène et l’effondrement (2) ; nous conclurons sur les apports d’une sociologie des émergences dans une perspective d’analyse de la collapsologie (3).

Encadré 1. La sociologie face à ces questions : une approche par le déni et les mobilisations Depuis une vingtaine d’années, un certain nombre de travaux (Norgaard, 2006 ; Dunlap et McCright, 2015 ; Aykut et Dahan, 2014 ; Diamond, 2006  ; Cary et  al., 2018) s’interrogent sur l’absence de mobilisations des populations ou responsables politiques face à la catastrophe en cours, que ce soit dans des enquêtes localisées sur un territoire, à un niveau national ou du point de vue des négociations internationales. Comme l’introduction de l’ouvrage l’a souligné, les travaux des sociologues (entre autres) ont réussi à appréhender les mobilisations écologistes sous deux angles importants : le déni et les mobilisations. Ces deux approches se révèlent complémentaires : d’un côté analyser les conditions de production du déni ; de l’autre, scruter les dynamiques permettant de sortir des impasses contemporaines. Dans cette perspective, le déni et sa production est en effet essentiel pour que la marche des sociétés ne soit pas infléchie. Sont ainsi mis en évidence des mécanismes « actifs » de production du déni, qui renvoient par exemple à la production de contre-vérités, de «  fausse science  »,

Chapitre 2. La collapsologie, variante de l’écologie catastrophiste (…)

notamment par les industriels. Certains travaux ont mis en évidence le poids des lobbies et des firmes dans la production de contre-discours, par exemple à propos du réchauffement climatique. En outre, cette production du déni a été démontrée au quotidien par l’analyse de tout un ensemble de récits, d’attitudes d’évitement qui lient une position sociale avec un contexte politique et économique singulier. Ainsi, pour Kari M.  Norgaard (2006), les Norvégiens, qui bénéficient directement des gisements de gaz de la mer du Nord, tendent à développer de multiples stratégies de minimisation de leur responsabilité dans le réchauffement climatique, qui prennent des formes allant des discours quotidiens aux récits nationaux, et qui constituent une mécanique structurelle du déni. J.  Diamond (2006) a également bien illustré qu’un certain nombre de mécanismes de type psychologique ne favorisent pas l’analyse des transformations en cours. En particulier, les transformations de l’environnement sont souvent incrémentales et peu visibles d’une année sur l’autre. Ainsi, entre une approche institutionnelle et des mécanismes psychologiques, il existe toute une gamme de pratiques qui conduisent à un déni actif ou un aveuglement. On peut également appréhender le problème par une autre voie : pour qu’un discours fasse sens, il faut que le contexte social puisse s’y prêter. J. Chamel (2019) a bien souligné que l’absence d’un contexte social favorable à l’explication par les faits ou la science – qui voudrait, par exemple, que les émissions de GES étant responsables du réchauffement, il serait nécessaire de prendre des mesures politiques et individuelles pour les limiter – devrait faire l’objet de davantage d’attention. Les errements de la gouvernance climatique internationale ont également bien été analysés par des chercheurs qui ont pris au sérieux les dynamiques (géo)politiques et nationales en son sein (Aykut et Dahan, 2014 ; Dahan et Guillemot, 2015). Pourtant à l’heure où émerge une forme de consensus, certes souvent dépolitisé, autour de l’urgence écologique, les mesures politiques restent déconnectées des enjeux et les pratiques citoyennes évoluent peu. Ainsi, plusieurs travaux (Semal, 2019a  ; Chamel, 2019) vont plutôt se focaliser sur les valeurs et les pratiques de ceux qui s’engagent face à la catastrophe – groupes décroissants, initiatives de transition, etc. – dans l’espoir de mettre en évidence des facteurs favorables (et reproductibles) à ce type de dynamiques. Ces approches débordent les approches classiques des mobilisations qui tentent principalement d’assimiler les écologistes à un groupe social particulier, doté de dispositions favorables à un type d’action.

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La collapsologie, variante des mobilisations effondristes Comment la caractériser ? Depuis quelques années, de nombreux ouvrages ont été publiés autour du thème de l’effondrement et ont contribué à amplifier les débats et leur audience. Sans nul doute, l’ouvrage de P. Servigne et R. Stevens (2015), Comment tout peut s’effondrer, a eu une influence majeure dans la structuration des débats en France1. Ces deux auteurs sont à l’origine du néologisme « collapsologie », « choisi avec une certaine autodérision » (2015, p. 20), par lequel ils souhaitent appliquer à l’effondrement une rigueur de type scientifique. Notons d’ailleurs que P. Servigne avait auparavant travaillé sur les systèmes alimentaires (Comment nourrir l’Europe en temps de crise) et développe avec Gauthier Chapelle une réflexion sur l’entraide comme représentation alternative du monde, notamment en revisitant les travaux d’éthologie animale, de théorie des systèmes complexes ou de sociobiologie (Servigne et Chapelle, 2019). Pour les auteurs, l’effondrement ne relève pas « de la fin du monde ni de l’apocalypse » (Servigne et Stevens, 2015, p. 15) mais d’un moment où la civilisation thermo-industrielle ne peut plus fonctionner, entraînant des chocs économiques, politiques et démographiques. Yves Cochet l’a défini de façon plus précise comme « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus satisfaits pour une majorité de la population par des services encadrés par la loi. Ce processus concerne tous les pays et tous les domaines des activités humaines, individuelles et collectives » (Cochet, 2020, p. 33-34). Il a d’ailleurs défini un calendrier en trois étapes qu’il a décliné dans plusieurs ouvrages ou tribunes : « la fin du monde tel que nous le connaissons (2020-2030), l’intervalle de survie (2030-2040), le début d’une renaissance (2040-2050) ». L’effondrement mondial « dû au triple crunch énergétique, climatique, alimentaire » (Cochet, 2017) est considéré comme certain avant 2030 par l’analyse des ruptures irréversibles décrites par de multiples publications. L’idéologie productiviste lui paraît si fortement ancrée qu’elle crée des dissonances cognitives, de manière à ce qu’aucune inflexion ne soit possible : « le système-Terre se comportant comme un automate qu’aucune force humaine ne peut contrôler » (ibid.) nous conduit à la fin de la civilisation actuelle. 1.– Outre l’ouvrage de Servigne et Stevens (2015), on peut également mentionner dans la catégorie des ouvrages grand public celui de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, 2018, Une autre fin du monde est possible, Paris, Seuil ; Yves Cochet, 2020, Devant l’effondrement. Essai de collapsologie, Paris, Les liens qui libèrent ; Fred Vargas, 2019, L’Humanité en péril. Virons de bord, toute, Paris, Flammarion ; Aurélien Barrau, 2019, Le plus grand défi de l’humanité, Paris, Michel Lafon ; Dmitry Orlov, 2016, Les cinq stades de l’effondrement : manuel du survivant, Paris, Le retour aux sources. Néanmoins ces productions d’ouvrages ne forment que la partie immergée de l’iceberg car les conférences, souvent en ligne, de personnalités comme Vincent Mignerot sont très regardées dans la galaxie collapsonaute.

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La collapsologie présente ainsi deux versants. Le premier est de recenser les connaissances sur l’effondrement et de compiler les preuves montrant que nos sociétés sont entrées dans un tel processus. En particulier, les auteurs mobilisent les indicateurs écologiques et mettent l’accent sur la question énergétique. Il s’agit ainsi de mener une analyse systémique pour visualiser ce que pourrait être un effondrement. De ce fait, les auteurs font référence à de nombreuses publications scientifiques, notamment autour des questions de seuils ou de production énergétique. Le second versant consiste à recenser un certain nombre de connaissances à même de nous aider à y faire face. En ce sens, au-delà d’un « best of des mauvaises nouvelles du siècle », les auteurs entendent donc proposer « un cadre théorique pour entendre, comprendre et accueillir toutes les petites initiatives qui vivent déjà dans le monde “post-carbone” et qui émergent à une vitesse folle » (Servigne et Stevens, op. cit., p. 22). Dans un essai de synthèse, Bruno Villalba considère que si « les filiations théoriques de la collapsologie sont encore à établir solidement » (2021, p. 15) quelques convergences apparaissent entre les auteurs de ce courant : accent mis sur les irréversibilités environnementales ; dépassement du dualisme nature/culture ; critique du productivisme et mise en lumière de temps douloureux à venir.

Une galaxie hétérogène Les premières analyses des « mobilisations » des collapsologues demeurent éparses, la plupart se focalisant davantage sur la littérature produite que sur les pratiques (Citton et Rasmi, 2020). Je ne ferai ici état que de quelques éléments. Au-delà de la face visible et quantifiable du succès éditorial des ouvrages (plus de 70 000 exemplaires pour Comment tout peut s’effondrer fin 2019), on pourra d’abord noter l’importance des mobilisations sur les réseaux sociaux, en particulier les forums et groupes Facebook (« Transition 2030 » ; « La collapso heureuse », etc.). Les adhérents à ces groupes, aux tendances variées, se comptent en milliers voire dizaines de milliers. Cette mobilisation favorise l’émergence de groupes locaux de petite taille et autonomes. Ensuite, la pédagogie y est omniprésente. Les collaspologues ont multiplié les conférences physiques ou sur Internet – conférences qui présentent bien souvent un diagnostic vulgarisant les grands articles sur l’anthropocène ou les limites planétaires. Des figures tutélaires sont très souvent mentionnées, comme Pablo Servigne, Vincent Mignerot ou Jean-Marc Jancovici. Pour ces exposants, le souci de rigueur scientifique apparaît comme un moyen de légitimation important. Cependant, les différences ne sauraient être sous-estimées entre les tenants d’une approche très rationnelle et scientifique et ceux qui ont fortement mis l’accent sur l’importance des intuitions et de la mise en procès de la science occidentale

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comme unique mode de connaissance (Servigne et al., 2018). À ces « grands discours » font écho de multiples conseils disponibles en ligne ou dans des revues spécialisées (pour réaliser un jardin en permaculture, acheter un terrain, etc.). Troisièmement, bien davantage qu’une mouvance homogène, on peut également noter l’existence d’une galaxie collaspologiste, avec beaucoup d’organisations écologistes qui gravitent autour, bien souvent davantage par des implications locales personnelles qu’à cause d’une ligne de l’organisation (par exemple des membres de groupes locaux de Greenpeace). De même, au sein de cette galaxie on peut repérer des groupes militants de création récente : en particulier, on mentionnera Extinction Rebellion mais également les deep ecologists à la ligne beaucoup plus radicale de Deep Green Resistance, ces deux groupes pouvant apparaître en concurrence pour recruter de nouveaux membres dans les réseaux de collapsologues (Célié, 2019). Enfin, la question des émotions me semble être tout à fait centrale. Ce point n’est pas nouveau dans les groupes écologistes. Rob Hopkins (2010, 2017), en particulier, a beaucoup insisté sur l’accueil des émotions négatives et l’importance, pour les groupes, de ne pas sous-estimer les conflits internes et de tenter de les surmonter notamment par la célébration des réalisations concrètes. Dans le cas de la collaspologie, le « choc émotionnel » s’avère parfois rude pour certains participants aux conférences. Si ce choc favorise une prise de conscience, nombre d’écrits soulignent les risques de tristesse ou de dépression qui y sont associés (Célié, 2019). Cette question des émotions, son lien avec le développement personnel, occupe une place importante dans la revue Yggdrasil, dont P. Servigne est un des moteurs (ainsi 9 pages sur Strahawk dans le n° 3 ; de nombreux articles comme « L’énergie sexuelle, une énergie propre, disponible et gratuite » ou le thème « Effondrement et sacré » dans le n° 4). Pour conclure de façon provisoire, la collapsologie apparaît comme un « champ de forces » au sens de Pierre Bourdieu, où émergent des références spécifiques, figures tutélaires, lectures, revues, films, séries, forums, organisations qui permettent de dégager certaines lignes de fracture. Au sein de ce champ naviguent des militants à l’implication très variable. La collapsologie a suscité un emballement médiatique tout à fait considérable et une couverture importante des grands médias nationaux (presse écrite, télévision, etc.). Ce traitement médiatique présente la question de façon binaire – « Les collapsologues en font-ils trop ? », demande par exemple le titre d’une double page du Monde2 – quand il ne se moque pas des collapsologues – « Les prophètes de l’Apocalypse » dans Le Journal du dimanche3. Ce processus de « normalisation » pourrait entraîner 2.– Daté du 29 novembre 2019. 3.– Daté du 27 octobre 2019.

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la collapsologie à rejoindre, dans sa trajectoire, les thèmes du développement durable ou de la transition, au sens de notions dont la vertu critique, si tant est qu’elle ait jamais existé, disparaît peu à peu. Pour P. Servigne, ainsi, la lassitude de passer pour l’oiseau de mauvais augure l’avait conduit à « tempérer (ses [ndlr]) propos4 ». Finalement, on peut s’interroger sur la consistance effective de la collapsologie. S’il existe indéniablement des « collapsonautes » (Citton et Rasmi, 2020) qui s’en revendiquent, le spectre apparaît particulièrement large. Doit-on ainsi inclure les survivalistes, qui se caractérisent par le fait que leur préparation au monde d’après prend moins en compte les dimensions collectives ? B. Vidal (2018) a bien souligné que les diagnostics des survivalistes se révélaient finalement très proches de ceux des collapsonautes. En outre, un certain nombre de pratiques les rapprochent (disposer d’une base, à la campagne, maîtriser les techniques de jardinage ou de permaculture, anticiper l’absence d’énergie, etc.). La revue Yggdrasil ouvre d’ailleurs ses lignes à des survivalistes et leur consacre des reportages. Néanmoins, alors que les premiers envisagent avant tout la question de la survie dans un monde hostile, les seconds tentent plutôt de réfléchir à des solutions plus collectives et plus solidaires.

La collapsologie sous le feu des critiques médiatiques et académiques Des critiques tous azimuts Les collapsologues se sont attiré les foudres de nombreux universitaires. Infantilisation, fatalisme, « ton impérieux » ou « aveuglement » (Larrère et Larrère, 2020), nouvelle eschatologie, pensée réactionnaire, la liste des critiques s’avère particulièrement longue. Les universitaires ne se privent pas pour fustiger leur non-académisme : « Les auteurs ont beaucoup lu mais pas forcément les bonnes sources, ou bien ils ne les ont pas bien comprises » (Dupuy, 2019) ; ni « rigueur » ni « profondeur » (Charbonnier, 2019, p. 90). B. Villalba a d’ailleurs tenté un travail de classification des critiques, en trois registres – « épistémologique, spirituel et politique » (p. 27) – eux-mêmes subdivisés en 10 groupes (irrationalité, illégitimité, minimisation ; psychologisation, religiosité ; incapacitante, réactionnaire, dépolitisée, occidentalocentrée, anthropocentrée). De telles critiques apparaissent comme disproportionnées pour des ouvrages grand public, d’autant plus que les collapsologues tentent – chose rare dans le monde universitaire – de présenter simultanément les différents enjeux contemporains. Nous 4.– Audrey Garric, entretien avec Pablo Servigne, Le Monde, 10 avril 2020.

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reviendrons ici sur un texte critique et pionnier, celui de Pierre Charbonnier, assez représentatif des critiques redondantes adressées aux collapsologues – son propos est ainsi très proche du propos de l’ouvrage de Larrère et Larrère (2020). Dans La Revue du Crieur, P. Charbonnier souligne dans un premier temps son accord sur les grands constats dressés par les collapsologues (en l’occurrence, il part de la lecture des deux ouvrages les plus connus en France). Cependant, il leur oppose plusieurs objections. Sa première critique est de considérer que la collapsologie revient à « lâcher prise », à « abandonner tout espoir » (2019, p. 90). Telle perspective lui semble inacceptable car elle revient à négliger les luttes sociales, à abandonner le présent. Il reprend l’argument de Benedikte Zitouni et François Thoreau (2018) considérant que le scénario de l’effondrement, qui considère l’Histoire sous le prisme d’une rupture totale et globalisante, empêche de penser les continuités et affaiblit encore davantage les luttes contemporaines5. Surtout, et c’est sa deuxième critique, un tel récit permet aux collapsologues de « tirer un profit maximal de la sidération » (p. 91) qu’ils décrivent, en proposant d’accueillir les naufragés de l’effondrement, en leur proposant un récit « au croisement du développement personnel et de la promotion de la vie simple » (ibid.). Cette accusation de « nouveaux prophètes » (ibid.) apparaît d’ailleurs au diapason des approches médiatiques. Or, une telle critique résiste difficilement à l’analyse de ce que les collapsologues suggèrent et proposent comme pratiques dans les multiples forums ou vidéos en ligne liés à la question. On ne manque pas d’être surpris du fait qu’abandonner un certain nombre de pratiques de consommation ou tenter de devenir autonome en matière énergétique ou alimentaire constitue une nouvelle hérésie pour la gauche anticapitaliste. Cependant, au-delà de cette critique de la dépolitisation et du fatalisme, aux yeux de P. Charbonnier, le crime suprême des collapsologues est de nous faire passer, dans leur projection sur un monde post-effondrement « de l’univers de Mad Max à celui de la Petite Maison dans la prairie » (p. 92), vision à laquelle il oppose deux grandes objections. D’abord, les nouveaux élus (ceux qui survivront) ne seront qu’une minorité, « communautés de cultivateurs capables d’autosubsistance » (ibid.), ceux qui auront pu se (re)convertir rapidement. Or, telle perspective est pour P. Charbonnier inacceptable car elle revient à un choix binaire : « la conversion ou la mort » (p. 93). Ainsi, tous ceux qui « ne peuvent accéder au luxe que constitue trop souvent un mode de vie écologique » (p. 95), en particulier tous ceux, notamment au Sud, qui ont déjà été frappés par les catastrophes climatiques, se verraient exclus. Telle vision serait un renoncement à un idéal de justice. Ensuite, et c’est la conséquence de la première objection, 5.– Cet argument revient sous de nombreuses plumes ; comme si le recrutement de nouveaux militants affaiblissait les luttes antérieures.

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la « philosophie politique » d’un tel projet serait une « néolithisation des humains » (p. 94). En d’autres termes, les collapsologues révéraient de l’état de nature décrit par Rousseau (avant l’instauration de la propriété) mais en oubliant la thèse rousseauiste fondamentale, à savoir qu’un tel retour est impossible. Impossible, pour P. Charbonnier de revenir « à un stade où la rareté et la compétition seront éliminées à la racine ». La seule solution serait ainsi de réfléchir à de « nouvelles demandes de justice » allant de pair avec « une nouvelle conflictualité sociale » (p. 95). Le raisonnement de P. Charbonnier repose sur deux postulats. D’un côté les collapsologues (en fait Servigne) auraient « la responsabilité », face à leurs annonces, de proposer un scénario politique autrement plus consistant. Or, telle objection ne va pas de soi : à ce qu’on sache, P. Servigne ne prétend pas aux responsabilités exécutives ; il ne prétend pas non plus sauver le monde. Et les collapsologues ne sont pas les seuls, au sein de l’écologie politique, à considérer que la catastrophe est imminente. De l’autre, il projette sur les collapsologues une analyse les faisant adhérer à un idéal de type rousseauiste. On pourrait lui objecter que la critique anarchiste contemporaine est également une critique en règle des formes de propriété et de l’organisation par l’État des sociétés contemporaines – et qu’elle n’entend pas, au Chiapas ou ailleurs, revenir au Néolithique et abdiquer les idéaux de justice. Quant à la figure du cultivateur et de la petite propriété paysanne, elle fait l’objet de relectures théoriques ambitieuses comme pilier d’un régime démocratique (Zask, 2016). Notons d’ailleurs que cette projection « rousseauiste » est l’exact inverse du procès que J.-B. Fressoz (2018) ou B. Zitouni et F. Thoreau (2018) leur font, à savoir que les collapsologues valideraient un scénario « anthropocènique », proche du GIEC et du Club de Rome, qui viserait à mettre la planète sous coupe réglée. Au fond, les collapsologues apparaissent comme des cibles faciles pour la pensée critique. Ils proposent des analyses à la croisée de plusieurs champs (ce que l’université peine à faire) et prêtent le flanc aux critiques disciplinaires ; ils évitent de considérer qu’un scénario politique (de type révolutionnaire) nous sortira de l’ornière ; ils considèrent que la lutte contre le capitalisme est insuffisante s’il s’agit de sauver les grands équilibres du système-Terre. Pour la gauche anticapitaliste s’appliquent ainsi à la collapsologie les mêmes critiques qu’à l’effondrement : « ils naturalisent les rapports sociaux et font planer sur nos têtes une menace aux accents bibliques. À partir de là, toutes les dérives idéologiques sont possibles, et Une autre fin du monde, hélas, n’en manque pas… » (Tanuro, 2019). On peut certes émettre l’hypothèse que les collaspologues, à l’instar des mouvements des « transition towns » (Hopkins, 2017) apparaissent aux yeux des mouvements plus contestataires comme le symbole d’une approche plus individuelle de la résistance aux processus collectifs (Chatterton et Cutler, 2013).

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Cette lecture comporte certainement une part de vérité puisque les collapsologues pensent à préparer leur survie dans un monde en voie d’effondrement, et de façon pratique, cette survie est conçue à un niveau plutôt familial ou amical. En outre, nos propres travaux de terrain sur les mobilisations écologistes dans la région Hauts-de-France tendent à se faire écho d’une problématique proche, à savoir le peu d’entrain des militants effondristes, notamment d’Extinction Rebellion, à reprendre les répertoires de mobilisation plus classiques. De ce fait, les militants des organisations plus anciennes (comme les Amis de la Terre) leur reprochent de sous-estimer les rapports de force réels. Cependant, on peine à comprendre en quoi la « conversion » de franges variées de la population à des formes de vie et de production plus autonomes et plus résilientes pose tant problème à la gauche anticapitaliste et aux universitaires qui s’en veulent les représentants légitimes. Pour ces derniers, leurs pratiques les détourneraient de la lutte centrale, celle qui doit être menée contre le capitalisme : bref, il s’agirait d’une nouvelle idéologie, dissimulant les rapports d’opposition réels. La seule pratique valable, pour ces critiques, serait celle de l’organisation collective des luttes. Un tel raisonnement assimile la dégradation de la planète au capitalisme. Or, si le capitalisme est déterminant dans la destruction de la planète, des collectifs et des subjectivités, son renversement n’offre pas les garanties d’une réorientation du projet développementiste. B. Villlalba pointe à juste titre « trois causes d’incompréhension » qui rendent compte du décalage « entre ce que disent les collapsologues et ce qu’en interprètent les critiques » (op. cit., p. 172), lesquelles préfèrent demeurer en terrain connu plutôt que d’entamer un dialogue effectif. La première renvoie selon lui à l’enracinement du concept de domination en sciences sociales, qui permet, pour le mainstream, d’expliquer les conflits politiques dans les luttes de redistribution ou de reconnaissance (« eux » vs « nous »). Or, les collapsologues récusent cette opposition entre dominants et dominés car les uns et les autres doivent affronter un défi commun, celui de la dégradation de notre environnement. Ainsi, et c’est la deuxième cause d’incompréhension, la collapsologie soutient que « la dimension relationnelle est centrale » (p. 182) et suppose de se démarquer du naturalisme, qui sépare nature et culture : les effondrements et crises écologiques ne sont pas un décor duquel on pourrait s’arracher, mais le destin commun que nous partageons avec le vivant. En ce sens, la question sociale, sans s’effacer, doit être a minima complétée. Enfin, B. Villalba rappelle que l’idée de limites, déterminante pour les collapsologues, a été évacuée des sciences sociales issues de la modernité, tant l’horizon démocratique s’est accompagné de la promesse de l’abondance, via la consommation de masse.

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Une reproduction de débats antérieurs Les débats autour de la collapsologie sont finalement une extension de ceux qui, au sein du monde académique, se sont déroulés autour des notions d’effondrement et d’anthropocène. La charge contre la collapsologie, en ce sens, n’apparaît que comme une duplication des critiques récurrentes adressées à ceux qui souhaitent élargir les débats politiques à l’environnement, ou de façon plus précise, au vivant. Reprenons-les rapidement à propos du terme d’effondrement.

Effondrement, histoire, définition La réflexion sur la fin des civilisations n’est pas nouvelle et les risques de la civilisation industrielle ont été pointés de longue date, dans des contextes divers. Comme le soulignent C. Bonneuil et J.-B. Fressoz (2016), les militaires et les industriels ont développé de nombreux scénarios catastrophistes – notamment dans le cadre de stratégies destinées à détruire l’ennemi ou anticiper des attaques. Cependant, pour le grand public, on considère que c’est un contexte plus spécifique, celui de la recomposition du système économique mondial au début des années 1970, dans un contexte de tensions géopolitiques et économiques sur le pétrole et de forte croissance démographique, accompagné par des mouvements sociaux « post-matérialistes », qui introduit la perspective d’un effondrement. Le rapport Meadows (1972) est célèbre pour avoir pointé, si les tendances des années 1970 n’étaient pas jugulées, un risque d’effondrement autour de 2030. Ces publications subissent cependant une forme d’oubli dans les décennies 1980 et 1990, notamment sous l’impulsion – optimiste – des débats autour du développement durable, notion qui tend à faire croire qu’une synthèse vertueuse entre économie, social et environnement serait envisageable. La reprise par de multiples institutions, de l’ONU aux ONG, en passant par les entreprises, de ce discours, va déboucher sur une forme de mystification (Godard, 2005), tendant à masquer la dégradation écologique en cours. En parallèle cependant, les travaux de J. A. Tainter (1988) sur les liens entre complexité des sociétés, énergies disponibles et effondrement, puis ceux de J. Diamond (2006) mettant en évidence le caractère primordial de la façon dont les sociétés réagissent aux défis des transformations de leur environnement, vont connaître un retentissement important, en particulier les seconds. Si on reprend la définition donnée par J. Diamond (2006, p. 15) – « j’entends par effondrement une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale sur une zone étendue et une durée importante » – l’effondrement peut être considéré, en reprenant les termes de M. Mauss (1968) comme un « fait social total », c’est-à-dire un phénomène mettant en branle la majorité ou la totalité des institutions d’une société. Cette réflexion provoque des

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conséquences en ce qui concerne son appréhension : l’effondrement imbrique de multiples dimensions – politiques, économiques, sociales, culturelles, religieuses, psychologiques – tout comme il réinterroge notre rapport à l’espace (où aller si le monde s’effondre ?) et au temps (c’est une nouvelle eschatologie).

Controverses La notion d’effondrement apparaît comme par trop monolithique. Nombre d’auteurs ont pointé le fait que ce sont plutôt « des » effondrements qui sont aujourd’hui en cours. D’abord, du point de vue écologique, les effondrements renvoient à des diminutions massives ou des disparitions complètes de populations (mammifères, insectes, oiseaux, etc.). Ainsi, Y. Bar-On et ses co-auteurs (2018) soulignent que la biomasse des mammifères sauvages ne représente aujourd’hui qu’un poids infime par rapport à celui des humains et de leur bétail et que les humains sont à l’origine de la disparition de la moitié de biomasse de la flore terrestre6. Pour rendre compte du caractère processuel du phénomène, L. Semal (2019a) utilise par exemple le terme d’« effritement », ce qui intègre mieux l’échelle d’une vie humaine pour qualifier le phénomène. Ensuite, les effondrements sont très différenciés selon les pays, régions ou peuples qui les subissent ou les ont déjà subis (comme les populations qui peuplaient l’Amérique latine avant la colonisation). Sans trop s’avancer, on peut considérer que pour une partie de sa population, le Venezuela contemporain s’est effondré. De même, l’effondrement a déjà eu lieu pour nombre de « réfugiés climatiques ». Dans cet ouvrage, A. Le Marchand défend également la thèse d’un effondrement autour de la ville de Hull au Royaume-Uni, lié au déclin des industries et de la pêche. Enfin, bien entendu, du point de vue sociologique, les populations d’un même territoire ne sont pas exposées de la même manière. Ainsi, lorsque le système d’approvisionnement public en eau subit de graves crises – qui évoquent un effondrement, avec un rationnement très sévère – les populations aisées peuvent compter sur leurs puits privés et autres sources d’approvisionnement alternatives, alors que les plus pauvres se révèlent beaucoup plus vulnérables (Cary et al., 2018). Ces analyses sont utilisées par J.-B. Fressoz (2018) pour considérer que l’effondrement serait anthropocentrique et représentatif d’une « écologie de riches », lesquels peuvent s’en extraire. En ce sens, le terme, qui nomme mal la réalité, nous égarerait dans l’interprétation des processus en cours. Au fond, pour ses détracteurs, le terme d’effondrement éluderait la spécificité de la situation contemporaine, en tant qu’il renvoie au récit classique de la fin d’une civilisation (l’Empire romain, les Aztèques, les Incas, etc.). Or, pour J.-B. Fressoz (2018), de tels récits, qui opposent civilisation et barbarie, font fi 6.– Avec des données de référence il y a 50 000 ans.

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de la complexité historique et nous projettent dans une forme de représentation binaire : notre civilisation ou le chaos. Réfléchir comme J. Diamond le fait, sur de multiples exemples historiques, tendrait ainsi à masquer le caractère inédit des transformations de l’âge contemporain et de ses défis qui sont d’une ampleur considérable car globaux. Cette critique en amène une autre, qui est liée à la question du capitalisme. On distingue clairement des enjeux d’ordre politique : la question environnementale ne doit pas être, pour de nombreux auteurs, le prétexte à un recul de la lutte ou de la critique anticapitaliste. C’est ainsi le cas de F. Lordon (2019), qui affirme : « Pour moi la question première, ça a toujours été “ce qu’on fait aux hommes”. “Ce qu’on fait à la Terre” est une question seconde, j’entends : qui ne fait sens que comme déclinaison de la question première – oui, à force de bousiller la Terre, ça va faire quelque chose aux hommes7 ». Ce prisme se retrouve dans une grande partie de la littérature académique critique. Il est marquant que les débats sur l’effondrement apparaissent également comme un décalque de ceux autour du concept d’anthropocène. L’historien indien D. Chakrabarty (2009), qui avait défendu l’intérêt du concept d’anthropocène, en soulignant que le capitalisme disparaîtrait avant la planète, s’est notamment vu reprocher une tendance à l’essentialisation du capitalisme. En effet, le concept d’anthropocène semble a priori permettre de « déconstruire les phénomènes naturels », puisque l’anthropocène fait de l’humain une force de la nature. Dans ce cadre, la dimension résolument anthropique des rapides transformations actuelles contraste avec le temps long des ères géologiques. Pourtant, certains auteurs ont vu dans ce plaidoyer une forme de re-naturalisation, les processus de l’anthropocène étant assimilés à « un trait humain inné » (Malm, 2017, p. 9). Pour le dire autrement, la rhétorique de l’Anthropocène substituerait aux groupes sociaux en lutte un groupe humain homogène (homo sapiens), empêchant une analyse différenciée des responsabilités de la catastrophe en cours. De ce fait, le terme d’anthropocène tendrait à recouvrir les processus historiques concrets – en mettant un peu vite l’éleveur Sami et le financier britannique d’un groupe pétrolier sur le même plan : il serait une négation des responsabilités différenciées des groupes sociaux. De notre point de vue, un certain nombre de mobilisations contemporaines, autour de la décroissance, des transitions towns ou de la justice environnementale s’opposent avant tout aux objectifs de croissance, ce qui inclue et dépasse la question du capitalisme. En particulier, dans le cadre de la collapsologie, c’est bien la préparation d’un monde post-croissance à laquelle s’attellent les collapsonautes.

7.– Frédéric Lordon, «  Le capitalisme ne rendra pas les clés gentiment  », blog Le Monde Diplomatique, le 22  novembre 2019. Disponible sur https://blog.mondediplo.net/lecapitalisme-ne-rendra-pas-les-cles-gentiment.

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Conclusion L’effondrement (la catastrophe) dans le monde contemporain est indissociablement lié à la critique de la société industrielle et des dégâts environnementaux qu’elle produit. Souvent reléguée aux oubliettes de l’histoire8, la pensée écologique qui en rend compte connaît un regain d’intérêt. Après la parenthèse des années 1970, les années 2000 et 2010 marquent une nette accélération. Au sein des mobilisations écologistes contemporaines, les effondristes ne participent guère d’une lecture de l’histoire comme progrès et prennent leurs distances avec les pensées de l’utopie qui promettent un avenir meilleur. Dans le sillage d’H. Jonas (1979) et d’une heuristique de la peur, les collapsologues dressent un tableau noir de notre futur proche et ne cachent pas leur pessimisme. Ils opposent aux évolutions contemporaines, non pas des grands récits, non pas des organisations collectives top-down, mais des théories bricolées et un ensemble hétéroclite de pratiques. Assumer une sociologie des émergences (Santos, 2006) revient ainsi à considérer que les mobilisations des collapsologues, pour imparfaites et imprécises qu’elles soient, ne méritent pas le travail de dénigrement réalisé par la majorité des universitaires ayant pignon sur rue9 (Charbonnier, 2019 ; Larrère et Larrère, 2020). Si leurs ouvrages, revues ou conférences ont obtenu un tel succès, c’est probablement parce que le déni sur ces questions écologiques a été remis en cause à deux niveaux. D’une part, le débat public ne saurait désormais les ignorer suite 8.– L’histoire des idées démontre (Audier, 2016) que les critiques de la Modernité ont fait l’objet de déconsidérations multiples, soulignant tantôt leur conservatisme social, tantôt leur naïveté, leur impuissance ou leur irréalisme. L’association des écologistes à une forme de retrait du monde leur a également valu d’être considérés comme égoïstes. La figure de Heidegger, penseur majeur de l’autonomie de la technique et de ses menaces, dont le retrait du monde est allé de pair avec une position particulièrement ambiguë face au nazisme, a desservi la cause. De même, dans les combats de la Modernité, pour la grande majorité des sociologues, la question sociale apparaissait prioritaire. Ainsi, les travaux sociologiques sur la question écologique se sont principalement intéressés aux déterminants sociaux de l’engagement, tendant assimiler les pratiques écologiques des acteurs à la recherche de distinction propre aux classes moyennes, quand les écologistes ne sont pas, sous la plume de M. Gauchet les «  hypocrites du système  » (1990) ou, sous celle d’U.  Beck (1986), parmi les principaux émetteurs de polluants. Dans cette optique, pour B. Vidal (2018), les survivalistes ne seraient que des Occidentaux aisés qui jouent à se faire peur. En somme, la dégradation perçue de l’environnement fournirait à toutes ces populations l’occasion d’une attitude sociale distinguée face à une masse consumériste. 9.– Au sein du milieu militant, les approches critiques peuvent d’ailleurs être plus subtiles. Cf. Jérémie Cravatte, 2019, L’effondrement, parlons-en… Les limites de la collapsologie, Barricade, Liège. Dans un propos final intitulé Perspectives pour Effondré·e·s, il indique notamment  : « Pour revenir sur les discours collapsos, il est très important de parler collectivement de ces constats, si possible en s’émancipant un peu de l’imaginaire et du récit de l’effondrement » (p. 39). En quelque sorte, si la collaspologie offre une entrée puissante sur les problématiques écologiques, sa perspective prête trop à confusion, autour d’un effondrement généralisé qu’il juge improbable.

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au long travail, notamment des scientifiques du GIEC, pour les faire émerger : à cet égard, les positions négationnistes de D. Trump ou J. Bolsonaro ne peuvent plus faire mine de s’appuyer sur des travaux scientifiques crédibles. Or, il y a 20 ans, les termes du débat étaient différents. D’autre part, les collapsologues et collapsonautes participent à remettre en cause un autre « déni », celui qui consiste à faire croire qu’une transition pourra se faire ceteris paribus, c’est-à-dire sans transformations socio-économiques majeures. En soulignant que la sobriété va s’imposer à nous, la collapsologie réactive des débats anciens – mais qui sont aujourd’hui portés par d’autres publics que ceux des années 1970 par exemple. Leurs critiques, pour la plupart, n’ont d’ailleurs pas daigné se pencher sur les pratiques et les participants. Or, ce que montrent les travaux sur la collapsologie (Tasset, 2019), c’est notamment que la découverte de cette littérature entraîne des bifurcations individuelles, qui sont loin d’être homogènes. Si certains se découvrent un goût pour le survivalisme, bien d’autres se dirigeront vers des actions collectives (dans le voisinage, dans des réseaux de transition), iront manifester pour le climat ou s’impliqueront dans des organisations militantes. En ce sens, ils manifestent un libre arbitre qui leur est trop rapidement dénié par ceux qui, par leur passé militant ou leurs diplômes universitaires, se font les défenseurs de la « bonne » écologie.

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Comment le sociologue peut-il se positionner face à la perspective d’un effondrement de la civilisation thermo-industrielle  ? S’agit-il seulement d’un phénomène ou d’un processus pouvant devenir, pour lui, un objet d’enquête et d’étude ? La question peut sembler dérisoire au regard de l’enjeu. En effet, de nombreux signaux – convergents – sont désormais au rouge et les scientifiques indiquent que plusieurs « frontières planétaires » ont été franchies. Le diagnostic posé par Will Steffen et ses collègues en 2015 est à cet égard implacable : le réchauffement climatique, les changements dans les usages des sols, le déséquilibre des cycles biochimiques (azote et phosphore) ainsi que la réduction de la biodiversité auront, inévitablement, des conséquences considérables sur les conditions de vie sur Terre – et ce, sans compter que d’autres seuils, tels que la consommation d’eau douce ou la déplétion de l’ozone atmosphérique, pourraient, eux aussi, être rapidement dépassés (Steffen et al., 2015). Certes, ces constats on fait l’objet de critiques importantes, en particulier parce que l’approche par les seuils ou les limites s’est largement révélée inopérante depuis trente ans dans la sphère des négociations internationales (Biermann et Kim, 2020 ; Schlosberg, 2017), mais ils nourrissent l’inquiétude et alimentent parfois un certain catastrophisme, que les collapsologues présentent volontiers comme un trait de lucidité (Servigne et Stevens, 2015). Car si l’effondrement ne désigne pas plus la « fin de l’histoire » que la « fin du monde », il annonce bel et bien, en revanche, la « fin d’un monde » et, partant, la remise en cause radicale d’un mode de vie associé aux sociétés occidentales (Salerno, 2018). Dès lors, aussi insignifiante puisse-t-elle sembler, la question de l’éclairage sociologique vaut d’être posée : que peut dire 71

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le sociologue de ces changements a priori irrésistibles qui menacent d’emporter le type de société qu’il a fait métier de scruter ? La réponse ne va pas de soi étant donné la nature même de l’effondrement. La sociologie, en effet, ne s’aventure pas à conjecturer ; elle ne relève pas de la futurologie et, de même, elle se défie depuis longtemps de l’historicisme, des prophéties ou des discours messianiques – ceux-là mêmes qui irriguent parfois le courant de la collapsologie. Or, porter son attention sur l’effondrement c’est, précisément, tenter de saisir un processus dont les conséquences les plus brutales sont encore à venir et dont les implications sociales et politiques peuvent, au mieux, être présumées. Si cet exercice peut s’avérer tout à fait heuristique pour le philosophe qui s’intéresse, par exemple, aux formes du « mal qui vient » (Castel, 2018), il ne correspond pas au type de travail que mènent les sociologues. Et ce d’autant plus que l’effondrement s’apparente en réalité à un effritement progressif, un effritement dont les effets se conjuguent et se cumulent mais qu’il serait quelque peu hasardeux de considérer comme les étapes d’un enchaînement funeste. De fait, les incendies qui ont ravagé l’Australie en 2019 sont-ils forcément le prélude à des bouleversements de plus grande ampleur ? Et peut-on valablement interpréter certains troubles géopolitiques comme le prodrome de futures guerres climatiques (Tertrais, 2015) ? On le sait : « ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol », selon la formule d’Hegel, et l’analyse doit toujours porter sur ce qui est d’ores et déjà accompli. Le sociologue doit-il alors attendre les premiers signes de la catastrophe – mais lesquels ? – ou bien se contenter d’étudier les mobilisations sociales et les réactions politiques suscitées par la perspective de l’effondrement ? Dans ce court texte, on voudrait défricher une autre piste, en faisant l’hypothèse que l’éventualité d’un effondrement traduit l’existence d’un écart grandissant entre des techniques de plus en plus performantes et une culture qui peine à en discuter les enjeux ou les promesses. Sous cet éclairage, il existe alors un espace que le sociologue pourrait valablement investir, non pas pour rejeter en bloc les innovations technologiques, à la manière de ces « Luddites naturels » évoqués par Charles Snow (1993), mais pour exercer une fonction salutaire de vigilance critique.

Par-delà la crise et le risque Pour les uns, la catastrophe est imminente et elle imposera, à brève échéance, de « s’entraider » pour ne pas « s’entretuer » (Cochet, 2019). Pour d’autres, l’effondrement procède de changements plus lents mais ses conséquences ne seront pas moins violentes que les dérèglements climatiques actuels ne le laissent présager. Toutefois, quel que soit le calendrier dans lequel s’inscrirait un tel scénario, le sociologue, qui se range classiquement du côté du progrès et de sa maîtrise, se

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trouve pris à contre-pied. Plus exactement, face à la perspective d’une destruction de la civilisation industrielle, la sociologie, qui en a accompagné l’essor, se trouve finalement assez démunie – conceptuellement et analytiquement. Les « crises », de manière générale, aiguisent assez peu la curiosité des sociologues, pas plus celle de 1929 que l’« effondrement boursier » de 2008 (Wieviorka, 2009). À la différence des politistes qui, dans le sillage de Michel Dobry, s’intéressent à ces états critiques successifs, les sociologues ont plutôt tendance à associer les crises à des états pathologiques transitoires, ou alors à les dissoudre dans les mutations sociales qu’elles favoriseraient – décomposition puis recomposition. La crise n’a donc pas vraiment d’unité dans le discours sociologique, seulement des expressions ou des déclinaisons variables au sein des divers compartiments du monde social. De plus, parce qu’elle se traduit par le surgissement de l’incertitude, l’irruption de la nouveauté, voire la rupture, la crise déjoue les schèmes d’intelligibilité que les sciences sociales s’efforcent de produire et constitue donc, à bien des égards, un impensé de la pensée sociologique. Sans doute est-ce pourquoi cette « crisologie », qu’Edgar Morin (1976) appelait de ses vœux, est demeurée largement lettre morte : c’est davantage vers le risque, autrement dit la potentialité de la crise, que les chercheurs ont porté leur attention (Bouilloud, 2012). Sous le signe du risque, le sociologue se tourne vers le futur, vers cet avenir gros de menaces qu’incarne, notamment, l’effondrement. Comme le souligne à cet égard Philippe Bouilloud (2012, p. 157), en remplaçant la crise par le risque, la sociologie substitue à l’étude de la « rupture constatée » l’évaluation du « drame possible ». Or, pour Ulrich Beck, qui a porté cette notion sur les fonts baptismaux, le risque est désormais omniprésent dans une société où le degré d’exposition aux dangers a pris le pas sur la répartition des richesses, une société où, selon la formule de Bruno Latour, la répartition des « maux » compte plus que celle des « biens ». D’une certaine façon, le risque traduit ainsi la fin des certitudes sur lesquelles reposaient naguère nos sociétés – la science, la raison, le progrès, etc. – et, comme tel, il peut a priori ouvrir la réflexion sur l’éventualité de leur effondrement. Pourtant, si Beck affirme que nous sommes bel et bien « sur le volcan de la civilisation », il installe néanmoins la réflexivité au centre de son modèle, avec comme conséquence que nous sommes aussi, selon lui, conscients des risques encourus – individuellement ou collectivement – et en capacité de nous y adapter (Beck, 2001). Autrement dit, Beck souligne opportunément la vulnérabilité de nos sociétés aux « méga-menaces », il renouvelle le projet moderne, personnifié jadis par un Cournot, mais continue néanmoins de s’y inscrire : en majorant l’importance de la réflexivité, en pointant la capacité qu’ont désormais les sociétés à démocratiser les choix technoscientifiques, il veut croire en une possible maîtrise du progrès et des dangers qu’il engendre.

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On comprend dès lors que la thèse d’une « société du risque », telle que popularisée par Beck, ait été discutée et critiquée. Ainsi, le risque n’est-il pas, dans cette optique, une catégorie fourre-tout qui rassemble pêle-mêle des dangers très hétérogènes, et en particulier ces « dommages transcendantaux » compromettant l’avenir même de la biosphère (Castel, 2003 ; Bourg, 2013, p. 109-126) ? Par ailleurs, la réflexivité est-elle vraiment l’attribut des seules sociétés contemporaines qui, mieux informées des dangers auxquels elles sont exposées, interviendraient lucidement pour conjurer le spectre de « l’apocalypse joyeuse » ? Assurément non, et les historiens montrent bien que, dans le passé, la connaissance des menaces planant sur l’environnement ou la santé n’a jamais freiné le développement des activités à risques. Pourquoi, alors, en serait-il autrement aujourd’hui (Fressoz, 2012)1 ? Et enfin, n’est-ce pas une grille d’analyse qui, en s’interrogeant davantage sur la maîtrise des risques que sur la finalité du processus de modernisation sociale, qui les amplifie et les multiplie, passe en fait à côté des questions les plus substantielles aujourd’hui ? De sorte que, finalement, la notion de risque n’est apparemment guère plus mobilisable que celle de crise pour penser l’effondrement ou la catastrophe – à telle enseigne, d’ailleurs, que certains auteurs suggèrent de s’en défaire (Bourg et al., 2013). L’effondrement, en effet, renvoie à un ensemble de perturbations majeures, géophysiques, climatiques ou encore économiques, à leurs emballements soudains ou leurs enchaînements. Or, non seulement de tels bouleversements échappent en grande partie à ces formes de prévision et de calcul qui sont au cœur de la notion de risque, mais ils incitent en outre à élargir la focale en considérant, au-delà des dommages irréversibles causés à l’environnement, la dynamique collective qui les provoque.

Le crash-test de la Modernité Si les analyses de Beck peuvent prêter le flanc à la critique, elles comportent toutefois une définition du risque tout à fait heuristique. L’auteur indique en effet que les dangers qui nous menacent désormais sont pour la plupart dépourvus de causes « externes » imputables, par exemple, à une Nature indocile qui échapperait à notre contrôle (Beck, 2001, p. 399 sq.). Dans cette perspective, le risque n’est donc pas une imperfection du progrès ni un événement perturbateur exogène – un accident – mais bien la contrepartie des activités humaines et, pour ainsi dire, la marque du « succès du processus de modernisation » (id., p. 29). En d’autres termes, nos sociétés « fabriquent » des risques à mesure qu’elles réalisent leur programme, sinon leur essence : le progrès économique et social. Sous cet 1.– Pour une illustration de l’échec actuel des tentatives de réduction des risques, voir par exemple Michel Lepetit, « Les degrés du chaos », Le Monde, 12-13 juillet 2020, p. 28.

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éclairage, la réflexion de Beck entre en résonnance avec les travaux qui décrivent l’avènement depuis deux siècles d’une nouvelle époque géologique, l’anthropocène, au cours de laquelle l’espèce humaine est devenue « une force d’ampleur tellurique » (Bonneuil et Fressoz, 2013, p. 17). Surtout, en faisant du risque un contrepoint du progrès, l’ombre projetée sur l’avenir par l’activité ordinaire des Hommes, Beck entrouvre la réflexion sur cette dynamique collective pouvant, in fine, compromettre la survie même du type de société dans lequel nous vivons. De fait, à l’instar des risques qu’engendre notre emprise grandissante sur le monde, la catastrophe et l’effondrement ne sont-ils pas inscrits dans la matrice de la Modernité et l’issue possible du mésusage des énergies qu’elle libère ? Ce type d’hypothèse est celui que mobilise Zygmunt Bauman dans son étude célèbre sur l’Holocauste, une étude qui, du reste, illustre aussi les limites de l’analyse sociologique des « crises ». La thèse de Bauman peut être présentée comme suit. L’auteur souligne que les chercheurs, à l’unisson, analysent l’Holocauste, ce déchaînement de la plus abjecte barbarie, comme le résultat de différents facteurs ayant conduit à évacuer tout bonnement les acquis de la civilisation. Et là encore, la sociologie, en particulier, serait prisonnière du « cadre théorique du dysfonctionnel » (Bauman, 2008, p. 31) en concevant l’Holocauste comme un dérapage sinistre mais transitoire, une erreur, une dérobade de la raison réclamant à l’avenir, pour en conjurer la menace, un « surcroît de civilisation » – à l’instar des risques qui, pour Beck, imposent l’exercice d’une réflexivité plus aiguisée. Or, dans le sillage de Richard Rubinstein, Bauman considère que l’Holocauste n’est « ni une anomalie ni un dysfonctionnement », mais qu’au contraire il « témoigne des progrès de la civilisation » (id., p. 189, 36). L’auteur propose ainsi une relecture critique du « processus de civilisation » de type eliassien, présenté comme un « mythe étiologique » : un tel processus, en effet, ne conduit pas seulement à l’élimination progressive des pulsions irrationnelles ; selon Bauman, il porte aussi en germe la plus extrême des violences, à telle enseigne que l’Holocauste peut être vu comme « le résultat normal des tendances civilisatrices » (id., p. 64). Si le rapprochement entre l’Holocauste et l’effondrement peut sembler hasardeux ou audacieux, il mérite toutefois d’être établi, non pour comparer d’une quelconque façon ce traumatisme historique à la perspective encore hypothétique d’un écroulement de nos écosystèmes sociaux, mais parce que l’un et l’autre illustrent à bien des égards les dynamiques mortifères de la Modernité. Bien sûr, Bauman ne soutient pas que les normes ou les institutions de la société « moderne » ont été le facteur déclenchant, encore moins le primum movens de l’Holocauste : il suggère plutôt qu’elles ont été incapables de s’y opposer et, plus encore, qu’elles demeurent aujourd’hui inchangées – si elles ne se sont pas renforcées. En cause : l’attention extrême que les Modernes ont accordé à

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la planification des activités et à leur exécution méthodique par une bureaucratie « donnant des ordres sans avoir une réelle connaissance de leurs effets » (Bauman, 2008, p. 164) ; la confiance aveugle dans les vertus émancipatrices de la science, des techniques ou d’autres outils d’ingénierie sociale ; et surtout, le mouvement de rationalisation du monde, dont les instruments ou les objectifs sont rendus étanches à toute forme d’évaluation sur des critères autres que ceux de la performance et de l’efficacité. Le réquisitoire de Bauman rejoint ici bien des thèmes qui ont sous-tendu la philosophie critique allemande du second xxe siècle, celle d’Adorno, Habermas ou Marcuse. Il entre en résonnance avec de nombreux travaux sur la nomenklatura, la technostructure et les dérives bureaucratiques, mais aussi sur ces formes de management qui auraient apparemment survécu au régime nazi (Chapoutot, 2020). Il présente également des affinités évidentes avec les analyses de Günther Anders sur l’avènement d’un monde, non pas éclairé, mais progressivement « obscurci » par la science et les techniques, un monde échappant toujours davantage à notre entendement en raison de l’écart abyssal qui se creuse entre, d’une part, ce que nous faisons ou produisons et, d’autre part, notre capacité à nous représenter réellement ce que nous faisons. Or, ce monde peu à peu assujetti au « principe de la machine » et devenu lui-même « machine » ne tolère nul reste ni aucune extériorité, pas plus la Nature que les valeurs susceptibles d’entraver son expansion (Anders, 2003, p. 89 sq.). Considérant l’Holocauste comme un véritable «  test […] des possibilités cachées de la société moderne » (Bauman, 2008, p. 40), Bauman suggère finalement que ce potentiel, qui s’est jadis exprimé dans cette entreprise génocidaire, méthodique et abjecte, est encore intact. Hier, la Modernité a réuni les conditions nécessaires – bien que non suffisantes – à la mise en œuvre d’une politique qui a fait céder toutes les digues de la civilisation ; aujourd’hui encore, elle porte en elle les forces qui semblent conduire, inexorablement, au franchissement irréversible de plusieurs « frontières planétaires ». Peut-on, dès lors, croire encore à son innocuité et en défendre le projet ? Longtemps, la civilisation occidentale moderne s’est présentée comme une « force morale » doublée d’une entreprise salutaire de domestication d’une Nature hostile : elle s’opposait ainsi à la barbarie, à laquelle elle ne pouvait en aucun cas être assimilée sous peine de perdre la justification de ses ambitions et de son hégémonie (Bauman, 2008, p. 50 sq.). Et comme le souligne fort bien Bauman, la sociologie, qui s’est édifiée en miroir de son objet, a toujours cautionné ce récit tronqué de la Modernité en minorant, justement, les tensions ou les ambivalences qui travaillent le « processus de civilisation ». Or, quand bien même faudrait-il nuancer ou affiner l’analyse de Bauman en insistant sur la variété des interprétations sociologiques de la Modernité (Martuccelli, 1999), une question demeure : devant l’éventualité de perturbations majeures du système Terre, face à la perspective d’un effondrement

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de cette civilisation dont elle a longtemps défendu le programme, la sociologie peut-elle se contenter d’étudier la modernisation des sociétés afin, pour l’essentiel, d’en hâter l’avènement ou d’en harmoniser les effets ? En d’autres termes, doit-elle rester sourde aux menaces qui pèsent sur la société thermo-industrielle, ou bien les prendre au sérieux au risque de renoncer, alors, à faire du progrès l’horizon de ses analyses ?

Pour une sociologie « phronésique » À lire Bauman, la possibilité de l’Holocauste était donc, pour ainsi dire, enracinée dans les caractéristiques de la Modernité et de la civilisation qu’elle a fait éclore. Car rien dans la culture bureaucratique, dans la volonté d’assujettir la Nature, dans la dévotion à la rationalité instrumentale ne peut faire obstacle à un tel désastre lorsqu’il est esquissé. La crise environnementale actuelle et les sombres prévisions qui l’accompagnent puisent apparemment aux mêmes sources et invitent, par conséquent, à réfléchir au rôle que pourraient endosser – cette fois-ci – les sociologues. Bien sûr, les sciences sociales ont déjà largement critiqué les excès ou les errements du projet moderne, la destruction irrémédiable des cultures traditionnelles, dénoncée notamment par Claude Lévi-Strauss, ou encore les mirages de la raison technicienne, épinglés par les théoriciens de l’École de Francfort. Mais les sociologues, de leur côté, soucieux de défendre le progrès, contraints par le schéma de la « modernité réflexive » ou attachés à une épistémè centrée sur l’acteur, peinent à combiner une critique raisonnée de la Modernité et l’élaboration d’une alternative répondant aux défis écologiques de l’heure. Une piste inattendue a pourtant été récemment défrichée par le pape François (2015), dont la dernière encyclique, Laudato Si’ (ci-après LS), dépoussière le débat sur les racines judéo-chrétiennes de l’exploitation de la Nature tout en faisant des propositions assez fécondes. Sans doute ne s’agit-il pas d’un texte révolutionnaire et, sans grande surprise, le pape plaide in fine pour une « sobriété » libératrice et émancipatrice armée par la foi. Reste que cette encyclique est importante à plus d’un titre. D’abord, elle exonère la religion chrétienne de la responsabilité qui lui a parfois été reconnue dans le processus séculaire d’arraisonnement et d’exploitation de la Nature2. Avec comme conséquence, déjà pointée par John Passmore (1974), entre autres, que le christianisme peut alors devenir le socle d’une éthique de la 2.– Cette interprétation critique se fonde en particulier sur l’Ancien Testament, notamment la Genèse, où l’on peut lire par exemple : « qu’il [l’homme] soit le maître des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre » (I, 26) ; ou encore, « soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre » (I, 28).

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préservation de l’environnement. Sur cette base, le pape dresse ensuite un inventaire sans concession de la Modernité : passent au fil de la critique le « paradigme technocratique » ou « technoscientifique », la « confiance irrationnelle dans le progrès », le discours sur la « croissance durable » ou sur la « responsabilité sociale et environnementale des entreprises », la « rationalité instrumentale », la « culture des déchets » ou encore la « richesse fictive » créée par la finance. On objectera, peut-être avec raison, que l’Église catholique se situe rarement à l’avant-garde de la Modernité et qu’une telle charge n’est donc guère surprenante. Sans doute. Mais ici, elle vient en défense d’une « culture écologique » adossée à une conception rénovée du progrès. Car « il ne suffit pas de concilier, en un juste milieu, la protection de la nature et le profit financier, ou la préservation de l’environnement et le progrès. Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement. Il s’agit simplement de redéfinir le progrès » (LS, p. 63). L’encyclique soutient en effet, à cet égard, que « la liberté humaine est capable de limiter la technique, de l’orienter, comme de la mettre au service d’un autre type de progrès, plus sain, plus humain, plus social, plus intégral » (LS, p. 37). Sauf qu’instaurer ce « type de progrès », fut-il dépouillé des oripeaux spirituels dont il est paré dans ce texte, suppose de réduire le hiatus entre une technique toute-puissante et une culture souvent incapable d’en saisir les enjeux. C’est là un autre élément de réflexion important ici : « l’homme moderne n’a pas reçu l’éducation nécessaire pour faire un bon usage de son pouvoir, (et…) l’immense progrès technologique n’a pas été accompagné d’un développement de l’être humain en responsabilité, en valeurs, en conscience » (LS, p. 35). Le texte du pape François est évidemment pétri de valeurs chrétiennes et comporte des prises de position, en particulier une hostilité au malthusianisme, qui lui ont valu – aussi – d’être critiqué. En outre, les idées présentées ne sont pas toujours inédites ou d’une grande originalité, hormis les développements consacrés à l’influence de la pensée judéo-chrétienne dans l’entreprise de domination de la Terre. D’une part, en effet, ces idées s’inscrivent dans le sillage de plusieurs encycliques évoquant déjà, depuis 1971, date anniversaire de Rerum Novarum, la problématique environnementale (Le Bot, 2017) ; et d’autre part, elles sont parfois empruntées aux travaux de Romano Guardini (1885-1968), théologien et philosophe dont les réflexions sur La puissance et La fin des temps modernes présentent par ailleurs certaines parentés avec celles de son contemporain Günther Anders, par exemple. Pour autant, en mettant en relation la perspective d’un désastre écologique, conséquence de ce « rêve prométhéen de domination du monde » (LS, p. 37), le déchaînement technique auquel s’identifie largement le progrès de la civilisation et, enfin, l’absence d’une « culture nécessaire pour faire face à la crise » (LS, p. 18), ce texte invite opportunément les sociologues, en particulier, à sortir de leur réserve. De fait, si l’effondrement

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est une perspective raisonnable et si la « croissance durable » est une chimère, alors il est urgent de soumettre le « paradigme technoscientifique » à l’exercice vigilant de la critique, et la rationalité instrumentale à la morale, quitte à redéfinir ce que pourrait être alors le progrès. Cette exigence redimensionne l’agenda scientifique de la sociologie. Dans cette perspective, il lui reviendrait de discuter cette entreprise débridée de rationalisation du monde, que la Modernité porte en elle, de favoriser une prise de conscience environnementale pour, finalement, contribuer à penser le progrès sans l’hubris. La sociologie, outillée par l’enquête, viendrait ainsi, aux côtés de la thermodynamique de jadis ou de l’économie de la nature, compléter ces « grammaires de la réflexivité environnementale » identifiées à la « phronocène » (Bonneuil, Fressoz, 2013, p. 195 sq.). Mais une sociologie « phronésique » se définit autant par son objet, la prudence environnementale, que par son projet : discuter des buts que poursuit la société et guider les choix politiques. C’est, en particulier, le rôle que lui assigne Bent Flyvbjerg (2001), pour qui les sciences sociales sont sans doute incapables de rivaliser avec les sciences de la nature sur la base du même programme épistémique mais elles sont pertinentes, en revanche, là où ces dernières ne le sont pas. Dans l’acception qu’il en donne, en effet, une sociologie « phronésique3 » permet d’éclairer le débat public et de sensibiliser l’opinion sur des questions, notamment d’ordre technique, qui sont parfois d’autant moins discutées qu’elles engagent l’avenir de façon irréversible. On objectera alors que le sociologue n’est pas un ingénieur et qu’il dispose au mieux, comme Charles Snow (1993) l’avait judicieusement observé, d’une culture technique très élémentaire. Sans doute, mais son rôle n’est pas ici celui d’un expert : il consiste à équilibrer la rationalité instrumentale (technè) par un questionnement salutaire sur le sens et les valeurs – « Où allons-nous ? », « Est-ce souhaitable ? », « Que devrait-on faire ? » (Flyvbjerg, 2001). Il s’ensuit, pour finir, une dernière remarque. S’il peut sembler heuristique, face à la catastrophe, de mettre en avant la discursivité normative de la sociologie, discipline à laquelle il reviendrait ici de se positionner sur le terrain des valeurs, de l’éthique ou de la politique, cette évolution ne va pas de soi. En effet, la crédibilité et la scientificité même de la sociologie ne sont-elles pas entamées si les chercheurs investissent ainsi l’arène publique, au risque de confondre sans cesse analyse et évaluation, jugement de fait et jugement de valeur – pour reprendre les catégories weberiennes ? Ce problème, en réalité, a été bien identifié par Bauman 3.– L’auteur mobilise les trois grandes vertus intellectuelles distinguées par Aristote dans L’Éthique. Elles diffèrent selon la nature des objets à connaître : l’épistémè renvoie à la rationalité analytique, à la connaissance scientifique de ce qui est invariant ; la techné est fondée sur la rationalité instrumentale et concerne, en revanche, ce qui change ; la phronésis, enfin, fait référence à la rationalité en valeur, à l’éthique pratique qui doit orienter les délibérations.

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(2008, p. 65-66) lorsqu’il s’interrogeait sur la posture intellectuelle des chercheurs confrontés à l’Holocauste : parce qu’elle épouse la cause de la Modernité, la sociologie se place rapidement du côté de la rationalisation, au point de s’affliger du principe de « l’irrecevabilité des problématiques morales ». Elle participe alors pleinement d’une culture scientifique qui renforce à bien des égards cette dissociation mortifère entre, d’un côté, le savoir, la décision ou l’action, et de l’autre, les considérations éthiques. Mais la sociologie est ipso facto moins ouverte aux questions qui risquent de mettre en cause le processus auquel elle est intégrée. Gageons cependant qu’à l’approche de la catastrophe elle saura s’affranchir du « silence moral » qu’elle s’est imposée à elle-même.

DEUXIÈME PARTIE QUI SE MOBILISE CONTRE L’EFFONDREMENT ?

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Introduction de la deuxième partie. Les terreaux sociaux des mobilisations à l’ombre de l’effondrement Yann Le Lann

La prise de conscience de l’effondrement est souvent présentée comme un choc. Elle consisterait en une expérience provoquant des ruptures biographiques à même de faire bifurquer des parcours extrêmement hétéroclites. En tant qu’elle propose un discours totalisant sur le présent et le destin de l’humanité, nombre d’intellectuels supposent que la conscience de l’effondrement peut se développer dans toutes les classes sociales et les courants idéologiques. Parce que ce diagnostic s’appuie sur des résultats scientifiques, une partie des penseurs de l’effondrement considère qu’il participe à construire un constat dont la globalité et l’intensité ne s’adressent pas à un public particulier. Inversement, les adversaires des thèses catastrophistes tendent parfois à les réduire à une expression de radicalité émanant d’un courant écologique supposé très sectorisé, essentiellement localisé chez les groupes les plus diplômés et les mieux dotés financièrement. Le faible intérêt des sociologues pour cette thématique a favorisé l’absence de réflexion sur les qualités sociales du lectorat, du public ou des militants de l’effondrement. Pourtant, comme nous le verrons dans cette partie, les apports d’une sociographie des groupes conscientisés ou mobilisés peuvent permettre de dépasser les impensés de la réception et de la diffusion des thèses autour de la catastrophe et de l’effondrement. En effet, si la prise de conscience de la catastrophe écologique est très largement répandue, elle est loin de constituer systématiquement une rupture biographique. Ainsi que l’a montré J.-P. Bozonnet (in Bréchon et Galland, 2010), le consensus trans-classe et trans-courant sur les risques environnementaux est avant tout un accord minimal, constitué sur une écologie « à bas bruit ». Les thèses des instituts de sondage sur l’hégémonie 83

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idéologique de l’écologie1 ou de la pensée de la catastrophe sont quantifiées à partir d’indicateurs très limités mesurant un pessimisme diffus parmi l’ensemble des groupes sociaux sans qu’il soit possible d’en saisir les conséquences en termes d’engagement politique. À partir de terrains très divers (associations, marches pour le climat, échantillon national…) cette partie propose un recensement des principales qualités sociales des personnes saisies par l’action dans la catastrophe. Elle se fixe pour objectif de localiser les conditions sociales préalables à la transformation de la conscience de l’effondrement en un engagement structurant de nouvelles pratiques économiques ou politiques et, à l’inverse, celles qui favorisent au contraire une forme de passivité. Les trois contributions cartographient la manière dont les variables lourdes (CSP, Diplôme, Genre, Âge, etc.) se déploient en une diversité de terreaux faisant naître des régimes d’engagement spécifiques malgré le fait qu’ils se situent tous à l’ombre de la catastrophe. Le premier texte, rédigé par Pierre-Éric Sutter, Loïc Steffan et Dylan Michot, se fixe pour objectif de saisir les rapports au collapse dans un contexte où l’effondrement devient une question pour une partie de plus en plus importante de la population. Fondée notamment sur une enquête nationale conduite par l’Observatoire des vécus du collapse (OBVECO, 2020), cette étude menée par des psychosociologues cherche à caractériser les différents rapports à l’effondrement en fonction de la capacité des individus à établir un rapport optimiste à leur place dans le collapse et de l’intensité de l’activité écologique qu’il provoque. Cette contribution permet de caractériser, à partir d’un échantillon représentatif, les sociotypes de rapports à l’effondrement et les terreaux sociaux qui favorisent le fait de dépasser la sidération et la passivité pour articuler le constat de la catastrophe écologique avec une activité écocitoyenne parfois intensive. Elle souligne notamment les rôles joués par l’âge, le genre et le niveau de diplôme dans le dépassement de la collapsophobie. Dans le Chapitre 5, les membres du collectif Quantité Critique proposent d’analyser les propriétés sociales et idéologiques des dispositions catastrophistes au sein de la manifestation contre l’inaction climatique. À propos de cette mobilisation très ancrée dans le salariat qualifié, qui cherche à conjurer la catastrophe, cette contribution établit l’importance des orientations idéologiques dans l’élaboration d’une position qui considère la catastrophe comme inévitable ou imminente. Comme la première contribution, elle démontre que la certitude du désastre à venir peut s’articuler à différents profils d’engagement très actifs dans les écogestes ou dans des mouvements sociaux parfois en apparence relativement éloignés de la cause écologiste. 1.– Cf. https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2019-09/fractures_francaises_2019.pdf, consulté le 20 novembre 2020.

Introduction de la deuxième partie (…)

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Enfin, dans sa contribution du Chapitre 6, Cyprien Tasset montre que la collaspologie est non seulement un terrain provoquant l’intérêt des sondeurs mais également celui des communautés engagées dans la préparation à l’effondrement, qui cherchent parfois dans le cadre d’enquêtes indigènes à s’informer sur eux-mêmes. Cette curiosité, teintée de mauvaise conscience sociale liée au sentiment d’appartenir à un groupe favorisé, facilite parfois les entrées de terrain pour le sociologue. Grâce à ce questionnement des collaspologues sur leur communauté, C. Tasset collecte des données sur les participants à l’association Adrastia, qui se fixe l’objectif d’apporter de l’information « fiable, non simplifiée, transdisciplinaire sur les sujets de l’effondrement ». Il établit, comme les autres contributions, l’ancrage de la collaspologie dans le salariat très qualifié, mais il montre également la difficulté à caractériser socialement les nombreux membres de l’association qui connaissent le chômage ou des périodes de bifurcation professionnelle. Il signale de ce point de vue la réflexivité nécessaire pour l’établissement des classements statistiques dans l’étude de la collapsologie. La logique d’inférence du raisonnement sur échantillon représentatif se trouve ici complétée par des études de cas. La diversité des méthodes mobilisées au sein de cette partie permet de saisir le rapport à la catastrophe tel qu’il se présente tout autant parmi l’ensemble des Français que chez des personnes dont l’attachement à cet enjeu s’ancre dans un engagement collectif plus poussé (association, manifestation, écologie du quotidien, etc.).

Chapitre 4. Enjeux écologiques et effondrements : de la collapsophobie à la collapsosophie Pierre-Éric Sutter, Loïc Steffan, Dylan Michot

Pour un public de plus en plus large, la question n’est plus de savoir si le collapse va arriver, mais quand. Pour un Français sur cinq, la prise de conscience de l’imminence d’effondrements en cascade constitue un véritable trauma, comme le montre l’étude nationale conduite par l’Observatoire des vécus du collapse (OBVECO, 2020). Ce n’est plus une vague perspective faite de chiffres abstraits mais une concrétisation progressive de faits qui envahissent les expériences vécues et l’univers mental de nombreux citoyens. Dans la continuité de la cohorte de mauvaises nouvelles relatives à l’environnement, la collapsologie réactive l’angoisse de finitude, à la fois individuelle (peur de la mort) mais aussi collective ou eschatologique (peur de la fin des temps). Il devient malaisé de se projeter vers l’avenir, ce qui provoque divers « effrois », se déclinant en modalités bornées par deux extrêmes : la collapsophobie (refouler, dénier, mettre à distance les effrois causés par le collapse), et la collapsosophie (assumer le collapse et vivre avec). Tout l’enjeu consiste à comprendre si cette peur mobilise ou immobilise, qui, comment et pourquoi. De fait, le présent chapitre s’intéresse à l’impact de la collapsologie sur les vécus des Français, bornés par deux pôles-type : 1) les collapsophobes qui sont dans le déni, la passivité, voire le refoulement face aux enjeux écologiques et au collapse qui pourrait en résulter ; 2) les collapsosophes qui ont dépassé ces effrois, ce déni et qui apprennent à vivre avec l’idée du collapse et non plus contre en passant à l’action, forts d’une nouvelle philosophie de vie. Les résultats sont présentés selon une grille d’analyse constituée de quatre sociotypes, selon deux axes : l’un concernant l’attitude dominante (du pessimisme à l’optimisme), 87

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Pierre-Éric Sutter, Loïc Steffan, Dylan Michot

l’autre concernant l’engagement perçu (de la passivité à l’activisme). Cette grille permet de révéler les modalités de vécus des Français vis-à-vis des enjeux écologiques, hors des idées reçues ou des préjugés, en classant la population en quatre sous-catégories, selon les données recueillies : pessimiste-passif, pessimiste-actif, optimiste-passif, optimiste-actif. L’étude OBVECO (2020) s’appuie d’une part sur les paradigmes de la psychologie sociale et d’autre part sur ceux de la psychométrie via le développement d’un instrument de mesure. Cet instrument est construit et validé selon les exigences méthodologiques de cette branche de la psychologie différentielle, c’est-à-dire en portant une attention particulière à ses mesures de sensibilité, de fidélité, et de validité afin d’objectiver quantitativement les différentes modalités de vécus du collapse en France. Conduite en plusieurs étapes (d’octobre 2018 à décembre 2019), l’étude s’est appuyée sur une double approche qualitative et quantitative. Au préalable, une enquête en ligne a été menée auprès d’un échantillon volontaire de 1 600 collapsonautes ou « collapsos », personnes cherchant à intégrer la collapsologie dans leur vie quotidienne (Servigne et al., 2018). Ensuite, une enquête qualitative compréhensive, conduite via des entretiens individuels semi-directifs en face-à-face, s’est effectuée auprès de 18 collapsonautes « confirmés », en rupture existentielle radicale du fait de leur prise de conscience du collapse. Il s’agissait de comprendre les étapes successives de leur métamorphose, déroulée sur plusieurs mois, voire plusieurs années (de la conscientisation du collapse à leur engagement dans une activité pro-environnementale, en passant par la gestion des émotions afférentes et leurs nouveaux modes d’être assumés comme la sobriété ou la vie en communauté selon les cas). Ces entretiens ont permis de formaliser puis d’affiner in labo les items d’un questionnaire quantitatif au travers de deux enquêtes de prétest entre avril et août 2019 (l’une auprès de 95 étudiants, l’autre auprès de 169 professionnels) qui ont permis de valider une échelle psychométrique ad hoc. Enfin à l’aide de cette dernière, une nouvelle enquête a été conduite in vivo auprès d’un nouvel échantillon national de 998 répondants entre octobre et décembre 2019.

La montée des questions liées aux préoccupations environnementales Lien entre activités humaines et atteintes à l’environnement Les rapports du GIEC se succèdent et semblent de plus en plus alarmants, notamment si la température du globe venait à dépasser le seuil de réchauffement de 1,5 °C. Ces sujets sur le climat ont envahi les médias grand public. Tant et si bien qu’on pourrait penser que les autres sujets sont occultés comme le postule « Le climat qui cache la forêt » (Sainteny, 2015). Bien sûr, nombre

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d’études scientifiques ont confirmé ce danger. Or, si le changement climatique constitue incontestablement un enjeu environnemental majeur, il n’apparaît pas plus important que la pollution de l’air ou de l’eau, l’érosion de la biodiversité voire la dégradation des sols, si on considère leurs impacts sur la santé des citoyens, les décès prématurés ou les coûts économiques. Une méta-étude publiée dans Biological conservation (Sánchez-Bayoa et Wyckhuys, 2019) brosse un portrait inquiétant quant à la disparition des insectes. L’observatoire national de la biodiversité (ONB, 2018) dresse un bilan alarmant de la biodiversité en France. « Sixième extinction de masse » (Kolbert, 2014) est un best-seller qui a reçu le prix Pulitzer. Le lien a été clairement établi entre réchauffement climatique et activité humaine. Désormais, différents travaux montrent que la croissance est co-intégrée à l’utilisation d’énergie pour créer de la richesse (Giraud et Kahraman, 2014). Le mix énergétique mondial est composé à 81 % d’énergie carbonée. Toute activité humaine a donc un impact sur les écosystèmes car on ne sait pas découpler production de richesse et utilisation d’énergie (Caminel, 2015). Le corollaire de ces affirmations, en l’état des connaissances actuelles, est que la décarbonation de l’économie générera des tensions sur la création de richesse voire de la décroissance subie. Le développement durable s’était développé sur l’idée d’un possible découplage entre croissance et production de gaz à effet de serre. Son rôle est resté ambivalent (Gond et al., 2011). Il peut être vu comme un phare pour éclairer l’avenir ou un rétroviseur renvoyant à la nostalgie du passé. Dans un livre issu d’un rapport parlementaire ( Jackson, 2010), l’auteur montre que le découplage entre croissance et carbone paraît bien illusoire. L’auteur indique que le dépassement des limites écologiques de la planète nous oblige aujourd’hui à remettre en cause cette vision du monde de la prospérité fondée sur la croissance. C’est une question de capacité porteuse de la planète (Hixon, 2008). Dans ce contexte, les citoyens, acteurs et bénéficiaires de la création de richesse, vont être de plus en plus questionnés sur leur légitimité à continuer à poursuivre un tel but. C’est cette vision du monde que la narration collapsologique vient ébranler tout en la remettant en cause.

Émergence du concept de collapse La critique de la société consumériste par les tenants d’une écologie radicale n’est pas nouvelle. On peut penser à la revue Le sauvage dans les années 1970, revue fondée par Alain Hervé dans laquelle écrira André Gorz sous le pseudonyme de Michel Bosquet ou Survivre et vivre et La Gueule Ouverte autour d’Alexandre Grothendieck et Pierre Fournier (Pessis, 2014 ; Gollain, 2018). Mais elle avait reflué. Une littérature émergente fait apparaître comme hypothèse probable l’effondrement de nos sociétés. En France, les chefs de file de ce courant sont

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Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Servigne et Stevens, 2015). Le terme collapsologie, choisi par ces auteurs, est composé des mots collapse (qui en anglais ou latin signifie s’effondrer ou tomber en un seul bloc) et logos (qui signifie champ de connaissances). La collapsologie est la science de l’étude interdisciplinaire de la possibilité d’un effondrement de nos civilisations thermo-industrielles fondées sur l’exploitation des énergies fossiles. Cela fait suite à l’actualisation du modèle de Meadows (Turner, 2014) ou au modèle HANDY, dit modèle de la Nasa (Motesharreia et al., 2014). Dans le monde anglophone, les livres de Tainter (1988), de Diamond (2005) ou d’Orlov (2013) avaient déjà popularisé cette hypothèse. Pour Igalens (2017), la collapsologie est balbutiante. Il note que « La collapsologie ne produira pas de connaissance nouvelle (ce sont les sciences dont elle dépend qui le feront), mais elle produira une narration nouvelle de notre vie en commun, et c’est certainement aussi utile ». Mais, il est notable de constater que malgré ces défauts de jeunesse, la collapsologie paraît crédible auprès d’un public grandissant du fait qu’elle s’appuie sur des données scientifiques et des statistiques prédictives qui ont fait leur preuve, si l’on en juge celles du rapport Meadows. On peut émettre l’hypothèse que ce discours cybernétique alternatif à la narration dominante de la croissance et fondé sur l’analyse de courbes et bases de données, de chiffres et de modèles computationnels correspond mieux à la manière actuelle de penser le monde par rapport à une contestation historique qu’on pouvait observer dans « la Gueule ouverte », « Survivre et vivre » ou d’autres productions qui émettaient déjà un constat analogue. La contestation de la croissance infinie dans un monde fini est d’abord scientifique avant d’être morale ou politique. La conclusion de l’effondrement résulte d’une prolongation des modèles. Pas d’un discours apocalyptique. C’est bien à cet imaginaire émergent que devront répondre les citoyens en questionnant le récit tant explicite (visibilité des politiques environnementales) qu’implicite (écart entre les discours et les actes) des politiciens sur le développement durable, notamment en incitant les acteurs les plus concernés par la création de valeur à traiter les externalités négatives (rejet de diverses pollutions dans l’environnement), i. e. les entreprises.

La réponse des citoyens aux questions environnementales Faire face aux enjeux du collapse Comme le montre Chefurka (2012), la narration collapsologique provoque une « métanoïa » (Hadot, 2002) qui élargit les champs de conscience et influe sur les modes d’être, en une nouvelle « herméneutique du sujet » (Foucault, 2001). Le sujet ayant pris conscience que tout peut s’arrêter, vit une « conversion du regard » (Hadot, 2002) qui change radicalement sa vision du monde, ses émotions

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et ses actes. Une métamorphose se met alors en place : « le dégoût de soi et le dégoût du monde » (Pascal, 1976) s’instaure, poussant l’individu à rechercher une situation (personnelle et/ou professionnelle) conforme à sa métanoïa personnelle. Les écogestes suggérés par la société paraissent alors dérisoires au regard des enjeux que pose le collapse, quand bien même chaque écogeste compte, plus par souci de praxis personnelle (en phase avec la nouvelle éthique « éco-existentielle »), que par souci d’efficacité opérationnelle pour « le monde d’avant » (régi par un système de croissance continue perçu comme in[sou] tenable) (Sutter et Steffan, 2020). La compréhension de ces enjeux nécessite d’avoir une conscience suffisamment aiguisée pour en prendre la pleine mesure. Chefurka a suggéré que la conscientisation est lente et progressive. Ce n’est pas parce que l’on dispose d’informations sur le sujet qu’on prend conscience de son importance et de la nécessité d’agir en conséquence. Peu de personnes ont intégré l’effet systémique du collapse et son imminence. Cela suppose d’avoir traité nombre d’informations sur le sujet dans des disciplines diverses. De plus, cette prise de conscience est particulièrement traumatisante tant émotionnellement (peur, colère, tristesse) que noétiquement (crise de sens ; Frankl, 2006), comme le rapporte Servigne et al. (2018), puisque le collapse active tant l’angoisse de finitude (peur de sa propre mort) que les angoisses eschatologiques (peur de la fin de l’humanité, Delumeau, 1978), susceptibles de provoquer une dépression réactionnelle. Du fait de cette charge émotionnelle forte et de cette crise de sens éprouvante, la narration collapsologique aurait tendance à d’abord provoquer une forme de « collapsophobie » relativement contreproductive pour les moins avertis, ce qui défavorise l’engagement le plus efficace. On peut avoir des phénomènes de dissonance cognitive (Festinger, 1957) ou de réactance (Brehm, 1966). Pourtant, en l’état actuel des connaissances collapsologiques, il semble que l’enjeu pour la plupart des acteurs du mouvement n’est pas de savoir si l’effondrement va se produire mais comment. Pour les « collapsonautes », il est déjà à l’œuvre, même s’il n’est pas encore systémique dans les faits. Selon un groupe de chercheurs stockholmois (Rockström, 2009), du fait de ses activités industrielles, l’humanité a fait franchir à la planète quatre de ses neuf limites : le changement climatique, la perte de biodiversité, les changements de cycles d’azote et de phosphore et la proportion de terres utilisées pour l’agriculture ; le collapse, entendu comme effet boule de neige de différents effondrements combinés, semble inévitable. Des écogestes épars ne peuvent inverser cette tendance, ils peuvent tout au plus la ralentir à la marge, quand bien même ils seraient systématiques et coordonnés au niveau planétaire. Pour les collapsonautes avertis, adeptes du collapse conscientisé, il faut se préparer dès maintenant à cet effondrement. Mais ce n’est pas simple. Quand ils évoquent ces sujets éminemment anxiogènes avec leurs collègues, ils se heurtent à leur « collapsophobie » (Sutter, 2019) ou

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à leur éco-anxiété (Roszak, 1992), réactivant les angoisses eschatologiques avec une tonalité post-moderniste et non plus religieuse. À l’instar des avertissements faits aux fumeurs sur les paquets de cigarettes (« fumer tue »), ils découvrent que crier haut et fort « polluer tue » fait plus peur que convertir les regards ou élargir les champs de conscience. Leur discours, tellement anxiogène, les ostracise. Il ne leur reste plus, pour se sentir alignés avec eux-mêmes, qu’à se jeter à corps perdu dans l’action pour se préparer à affronter l’effondrement, quitte à consentir à une rupture existentielle (sociale, familiale…) radicale.

Rupture existentielle radicale et cheminement « collapsosophique » Dans ce contexte de collapse, l’enjeu d’engagement, en termes d’éco-comportement, se situerait donc dans la capacité à se mobiliser de manière à vivre avec l’effondrement plutôt que de lutter contre. Pour l’instant, seule une minorité de collapsonautes « éveillés » (que Servigne et al. nomment « collapsosophes ») œuvrerait pour se préparer à l’après-collapse. Ils ont intégré que rien ne sera plus comme avant lorsque l’effondrement systémique adviendra, dans une dizaine d’années pour les experts les plus pessimistes (Bardi, 2018). Aussi, comme le montre leur récit de vie, face à l’énormité des enjeux, après une période de crise (émotionnelle et noétique) puis de maturation (métanoïa et métamorphose), ces collapsosophes réalisent une rupture existentielle radicale (Sutter et Steffan, 2020). Certains, après avoir quitté un emploi parfois très bien payé, se sont engagés dans une action alternative pleine de sens, le plus souvent aux antipodes de leur ancien travail (Sutter, 2019). Après être passés par diverses phases de tristesse voire de dépression, ils ont changé leurs modes de vie et modes d’être ; ils sont porteurs d’une espérance, celle que par leurs activités il leur sera possible de faire face au collapse. Grâce à leur engagement dans l’action, ils ont réussi à reconstruire un optimisme éclairé et une résilience solide qui leur ont permis de dépasser leurs angoisses existentielles et de rebâtir une vision du monde post-collapse. Se préparant à affronter concrètement les conséquences du collapse, ils apprennent à vivre en autarcie énergétique, alimentaire ou technologique, le plus souvent en communauté. L’analyse des caractéristiques de cette population de collapsosophes « early birds » et de leur cheminement favorise la compréhension des leviers d’engagement pro-environnemental et de résilience. L’étude de Steffan (2018) confirme leur implication importante dans des pratiques d’atténuation de l’empreinte carbone. L’information seule ne permet pas le passage à l’acte : l’engagement « durable » n’est possible qu’à la condition de cette prise de conscience du collapse systémique et d’une métanoïa appropriée. La compréhension de ce processus permet de mieux cerner l’engagement éco-comportemental et de

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proposer un questionnaire psychométrique ad hoc. Comme l’aurait dit Peter Drucker, « we can’t manage what we can’t measure ». La mesure du niveau de conscience des citoyens et de leur état émotionnel quant au collapse permettra aux décideurs (politiciens ou chefs d’entreprise) d’ajuster les messages relatifs aux politiques environnementales, entre « collapsophobie » et « collapsosophie », et de réenchanter l’avenir, par une incitation à l’action dans le présent plus ciblée pour l’environnement, et non plus contre.

Principaux résultats Les résultats obtenus peuvent se résumer comme suit (Sutter et Steffan, 2020). Passer de la collapsophobie à la collapsosophie suppose tout un processus de prise de conscience qui passe par une metanoïa stimulée par les angoisses de finitude (mort et perspectives eschatologiques) collective et individuelle puis par un passage à l’action fait d’expérimentations de type « essai-erreur » pour se préparer au collapse, selon un triple processus : − D’abord, une réaction proche du processus de deuil : après le choc initial de la prise de conscience provoqué par divers types d’effrois (peur somatique, anxiété psychique, angoisse noétique), un cheminement se dessine, fait de divers états cognitivo-émotionnels pour généralement aboutir à une résilience psychique progressive, sauf pour ceux qui basculent dans la dépression (ou plus rarement dans des pathologies mentales plus graves). − Parallèlement, l’univers mental étant bouleversé par cet afflux d’informations à forte charge émotionnelle, la vision du monde en est profondément affectée : la fin (de soi, du monde) paraît tangible. L’angoisse de finitude se réactive sous un nouvel angle, à dimension plus eschatologique. Un processus de reconfiguration de la vision du monde se met alors en place pour gérer le reste de l’existence (la sienne, avec autrui, dans le monde). − Enfin pour les personnes les plus avancées dans leur prise de conscience, un processus de reconstruction se met en place par un passage à l’acte approprié (évolution des modes de vie et des modes d’être), individuellement et/ou collectivement, aligné à la nouvelle vision du monde. Ainsi, plusieurs scenarii coexistent, oscillant entre le pessimisme inactif (qui immobilise) et l’optimisme actif (qui mobilise). Ainsi, selon l’état de maturation de l’individu vis-à-vis de l’information écologique ou collapsologique, il se situe dans l’un des quatre sociotypes présentés ci-après. Abordons d’abord la manière dont les Français se représentent la collapsologie.

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« Collapsologie » : contenu sémantique et représentation sociale La collapsologie est-elle un épiphénomène, une mode destinée à disparaître ou au contraire est-elle un phénomène social en plein essor, un objet psychosociologique au sens où l’entendent les tenants de l’école de Moscovici ? En quoi cette notion fait-elle sens ou non-sens ? Qu’en retiennent les Français, quel « prêtà-penser » et quelle connaissance engendre-t-elle ? Que provoque-t-elle dans l’esprit des personnes concernées, en quoi influe-t-elle sur leurs comportements ? Pour répondre à cette série de questions l’approche a été double : quantitative et qualitative. Quantitative pour cerner le nombre de Français qui connaissent la notion, qualitative pour révéler son contenu sémantique et représentationnel. Commençons par les résultats quantitatifs. Quatre ans après que le concept a été forgé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, près d’un Français sur cinq a entendu parler de la collapsologie (18,8 % en tout : un peu 7,1 %, moyennement 7,2 %, très 3,7 %, extrêmement 0,8 %). La croissance des publications sur les médias confirme l’importance du phénomène : plus 650 % de 2018 à 2019 (source Europresse) ! Si 18 % de Français déclarent connaître peu ou prou la collapsologie et que les médias se sont emparés de la notion, il est possible de s’intéresser à son contenu sémantique et représentationnel pour cerner en quoi elle semble être devenue un objet social et en quoi elle fait sens ou non-sens. De fait, il s’est avéré pertinent d’analyser ce contenu de deux manières, via deux populations différentes. Durant l’enquête qualitative compréhensive auprès des 18 collapsonautes, est apparue la résurgence de l’angoisse de finitude. L’hypothèse suivante s’est dessinée : la narration collapsologique réactive l’angoisse de finitude, comme cela était également apparu dans le matériau recueilli durant des séances de psychothérapies de personnes éco-anxieuses (Sutter et Steffan, 2020). Deux approches qualitatives différentes mais complémentaires ont été conduites de façon diachronique afin de valider cette hypothèse et de renforcer l’objectivation des matériaux recueillis. D’abord une analyse sémantique auprès de 1 600 collapsonautes (Steffan, 2018) puis une analyse prototypique avec la technique de Vergès (OBVECO, 2020) révélant le contenu de la représentation sociale des personnes ayant déclaré connaître la collapsologie dans l’échantillon national de l’étude OBVECO (2020). Que ressort-il de commun de ces deux études ? Comme le montrent les deux figures qui suivent, la collapsologie provoque un « retour du refoulé », en réactivant l’angoisse de finitude, sous deux volets complémentaires : peur de la mort individuelle et peur eschatologique de la fin de ce monde. En effet, les Français connaissant la collapsologie se la représentent de façon angoissante. Le terme « fin » est plébiscité par la très grande majorité d’entre eux pour la

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caractériser. À ce mot central (comme le montre la carte sémantique ci-après) les termes les plus cités sont « guerre », « catastrophe », « mort », « crise », « peur ». En ce sens, on peut mieux comprendre à quel point la narration collapsologique provoque une sorte de collapsophobie qui va varier dans ses modalités d’un individu à un autre, mais qui renvoie pour la très grande majorité d’entre eux à la notion de finitude et donc à la pulsion de mort qui entraîne l’individu vers un vécu dépressif réactionnel, comme l’ont indiqué la majorité des 18 collapsonautes interviewés durant l’analyse qualitative compréhensive. Selon l’écologie psychique de l’individu concerné et ses ressources tant affectives que mentales, la sortie de cette phase dépressive est plus ou moins rapide mais passe systématiquement par l’action, comme le montre l’approche par la grille des quatre sociotypes dans le paragraphe qui suit les deux figures ci-après.

Figure 1. Analyse lexicologique du discours de 1 600 collapsos sur leur vécu en matière de collapsologie. Le nœud central vers lequel converge l’ensemble des discours des collapsos est le mot « fin ». Il est relié à 3 thématiques que l’on retrouve dans le noyau central de la représentation sociale (cf. figure ci-dessous). Les rhizomes révèlent la dynamique du sens de la finitude (existence, eschatologie écologique, violence).

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Figure 2. Analyse de la représentation sociale par la technique du noyau central de Vergès. Le noyau central (en noir) regroupe les éléments centraux de la représentation sociale des participants (éléments produits spontanément sans concertation) après leur avoir demandé de lister 4 termes à l’évocation du mot « collapsologie ». Le mot le plus fréquemment cité dont le rang d’apparition est le plus élevé est « fin ».

Résultats par sociotype Rappelons que l’étude OBVECO (2020) synthétise le moral des Français et leur engagement selon quatre sociotypes caractérisés par leur optimisme vs leur pessimisme ainsi que par leur attitude d’action, active vs passive, au travers de cinq échelles de mesure psychométriques (voir annexes). Les sociotypes sont définis comme suit, en supposant que l’individu progresse ou régresse de l’un vers l’autre, au fil de son questionnement et de ses réalisations vis-à-vis de l’environnement. − Le pessimiste passif est celui qui pense que tout est perdu, qu’il n’y a plus rien à espérer ni à faire, que l’on ne s’en sortira pas  ; à quoi bon agir  ? Il est conscient des problèmes environnementaux, mais ne recherche pas de moyens d’agir pour résoudre le problème. Il n’a foi ni dans l’action individuelle ni dans l’action collective, et a tendance à penser que les problèmes environnementaux sont en dehors de son contrôle. − L’optimiste passif pense qu’il n’a pas lieu de s’inquiéter de l’effondrement à venir. Le progrès étant ce qu’il est, les problèmes environnementaux trouveront une réponse scientifique ou technologique. Il continue à vivre sans changer ses habitudes (cf. éco-myopie, Casagrande et al., 2017) : « business

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as usual!  ». Sa conscience du problème est minimale, il adopte même des comportements d’évitement vis-à-vis de l’information. Il a foi dans l’action des autres, mais n’agit pas lui-même, il n’a pas foi dans l’action à l’échelle individuelle. Il pense que les problèmes environnementaux sont en dehors de son contrôle car leur évolution est entre les mains des « spécialistes ». − Le pessimiste actif a intégré l’imminence du collapse. Il s’y prépare individuellement ou en très petit groupe pour en éviter certaines de ses composantes ou en atténuer d’autres. Tel est le cas des survivalistes qui préparent un abri bourré de vivres ou qui suivent des stages de survie. Il est conscient du collapse et recherche activement des informations pour son propre bénéfice. Il a foi en l’efficacité de sa propre action, mais pas (ou plus) en l’action collective. Il perçoit que sa propre situation est sous son contrôle. − L’optimiste actif a lui aussi intégré le collapse. Il agit avec autrui, croyant à la coopération, car il pense que l’action collective vaut mieux que le repli sur soi. Il se prépare à vivre plutôt qu’à survivre dans le monde qui arrive. Il recherche proactivement de nouvelles informations et a foi dans la portée des actions individuelles et collectives. Il pense que ses actions peuvent exercer une influence sur son environnement. Les résultats au global de la population analysée (998 répondants) se répartissent par sociotype de la façon suivante : − Optimistes-actifs : 29,5 %. Ce sociotype est celui qui se distingue le plus par son éco-engagement. − Optimistes-passifs : 24,1 %. − Pessimistes-actifs : 20,2 %. − Pessimistes-passifs : 26,2 %. Tableau 1. Caractéristiques sociodémographiques du sociotype « optimiste-actif ».

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Influence des données sociodémographiques, résultats-clés en quelques chiffres Abordons les résultats-clés de l’analyse des données sociodémographiques de l’étude quantitative nationale (on trouvera en annexe les détails sociodémographiques de la population). Un Français sur deux (52,6 %) s’estime engagé pour l’environnement. C’est le cas pour 76,5 % d’optimistes-actifs (contre 30 % pour les optimistes-passifs). Par ailleurs, les optimistes-actifs sont 73,4 % à penser qu’ils ont plus d’impact potentiel sur l’environnement que les autres (38 % pour les pessimistes passifs) du fait de leur action. Ainsi, la posture « optimiste-actif » surdétermine le moral et l’engagement pour la planète. Le genre, la région comme le niveau de diplôme sont également déterminants dans la posture vis-à-vis de l’environnement mais pas l’âge, comme le montrent les éléments qui suivent. − Les femmes sont globalement plus optimistes et plus actives que les hommes : pour les femmes, 34,2  % sont optimistes actives et 21,5  % pessimistes-passives contre 23,5  % d’optimistes actifs et 32  % de pessimistes passifs pour les hommes. − La moitié ouest de la France compte deux fois plus d’optimistes-actifs que la moitié est : on compte 43,3 % d’optimistes-actifs à Rennes et 35,4 % à Bordeaux contre 18,6 % à Strasbourg et 14,6 % à Marseille. − Les niveaux Master sont 34 % à être optimistes-actifs (30 % pour les niveaux Licence et 30,6 % pour les niveaux Doctorat). Ce nombre reste à 26,3 % pour les niveaux Bac et 19,6 % pour les niveaux CAP/BEP, qui sont 40,2 % à être optimistes-passifs. Les cadres et professions intellectuelles supérieures sont 31,3 % à être optimistes-actifs. − Les jeunes ne sont pas plus éco-engagés que leurs aînés, contrairement aux idées reçues.

Écogestes et éco-comportements Les quatre principaux écogestes adoptés par les Français (par ordre décroissant) et la part des optimistes-actifs sont les suivants (les tableaux qui suivent détaillent d’autres écogestes et comparent ceux des optimistes-actifs avec la population générale) : − 76,3 % des Français effectuent du tri sélectif. C’est le cas aussi pour 87,1 % d’optimistes-actifs. − 66,5 % privilégient les transports en commun, la marche et le vélo à la voiture. Les optimistes-actifs sont 88,1 % à les utiliser. − 59,3 % veillent à acheter des produits locaux et de saison ; idem pour 72,4 % d’optimistes-actifs. − 54 % baissent le thermostat du chauffage, c’est le cas de 69,4 % d’optimistesactifs.

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− 6,5 % déclarent manger vegan (contre 14,3 % des optimistes-actifs) tandis que 35,7 % affirment réduire leur consommation de viande et de produits laitiers (contre 55,6 % des optimistes-actifs). − 24,7 % affirment enfin que leur choix d’un nouvel employeur dépendrait de l’attitude de celui-ci par rapport à l’environnement (44,2  % d’optimistesactifs contre 11,6 % d’optimistes passifs). Tableau 2. Écogestes les plus pratiqués par ordre décroissant. «

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Tableau 3. Écogestes les moins pratiqués par ordre décroissant. «

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Tableau 4. Comparaison des écogestes entre les optimistes-actifs et la population générale.

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Spécificités des « collapsos » La sous-population des collapsos est plus féminine que masculine, elle prédomine sur la région nord-ouest de la France, elle se caractérise par un haut niveau de diplôme et concerne à la fois un tiers de CSP élevée et des jeunes sans activités professionnelles (étudiants et demandeurs d’emploi). Tableau 5. Caractéristiques des collapsos vs non-collapsos.

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Écogestes et éco-engagement des collapsos La narration collapsologique a une influence certaine sur les écogestes adoptés, comme le montrent les deux tableaux qui suivent. Les individus familiers avec le concept de collapsologie sont nettement plus éco-engagés que les autres. Tableau 6. Comparaison des écogestes entre collapsos et non-collapsos. «

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Tableau 7. Comparaison des attitudes entre collapsos et non-collapsos. «

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Influence de l’âge sur la prévalence des écogestes Tableau 8. Âge et écogestes. Écogeste

Âge moyen Âge moyen (groupe « non ») (groupe « oui »)

Différence moyenne

Niveau de significativité

Manger vegan

36,7 ans

32,3 ans

4,35

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