Chimie et nouvelles thérapies 9782759824786

Acteurs ou bénéficiaires, nous sommes tous spectateurs sidérés de l’ampleur des progrès de la médecine. Ils sont la cons

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French Pages 256 [246] Year 2020

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Chimie et nouvelles thérapies
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Chimie et nouvelles

thérapies

Cet ouvrage est issu du colloque « Chimie et nouvelles thérapies », qui s’est déroulé le 13 novembre 2019 à la Maison de la Chimie.

« COLLECTION CHIMIE ET ... » Collection dirigée par Bernard Bigot Président de la Fondation internationale de la Maison de la Chimie

Chimie et nouvelles

thérapies Jean-Pierre Armand, Marie-Priscille Brun, Janine Cossy, Joël Doré, Philippe Duchateau, Gérard Guillamot, Jean-François Haeuw, Patricia Melnyk, Alexandre Pachot, Sophie Postel-Vinay, Raphaël Rodriguez, Nathalie Strub-Wourgaft, Bruno Villoutreix, Bernard Meunier Coordonné par Minh-Thu Dinh-Audouin, Danièle Olivier et Paul Rigny

Conception de la maquette intérieure et de la couverture : Pascal Ferrari et Minh-Thu Dinh-Audouin Crédits couverture : Centre d’Études Alexandrines et Atelier de Recherche et Conservation-Nucléart/CEA Grenoble Iconographie : Minh-Thu Dinh-Audouin Mise en pages et couverture : Patrick Leleux PAO (Caen)

Imprimé en France

ISBN (papier) : 978-2-7598-2469-4 ISBN (ebook) : 978-2-7598-2478-6

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, ­réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de ­l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, ­«  toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette ­représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.

© EDP Sciences 2020

EDP Sciences 17, avenue du Hoggar, P.A. de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France

Ont contribué à la rédaction de cet ouvrage : Jean-Pierre Armand Consultant Senior oncologie DépartementEarly drug and therapeutic innovation (DITEP) Gustave Roussy Marie-Priscille Brun Responsable du groupe Immunoconjugués Sanofi R&D, Integrated Drug Discovery Janine Cossy Professeure ESPCI Académie des sciences Joël Doré Directeur de recherche à l’INRA Directeur scientifique MetaGenoPolis Philippe Duchateau Directeur scientifique Cellectis Gérard Guillamot Directeur scientifique Seqens

Jean-François Haeuw Directeur du département Biochimie et caractérisation des biologiques Centre d’immunologie (CIPF) Institut de recherche Pierre Fabre Patricia Melnyk Professeure à l’Université de Lille, Faculté de pharmacie Centre de Recherches « Lille Neuroscience et Cognition » Alexandre Pachot Directeur des Partenariats de recherche bioMérieux

Nathalie Strub-Wourgaft Directrice, Maladies Tropicales Négligées (NTD) Drugs for Neglected Diseases initiative (DNDi) Bruno Villoutreix Directeur de recherche INSERM Bernard Meunier Directeur émérite de recherche au CNRS Académie des sciences Académie nationale de pharmacie

Sophie Postel-Vinay Médecin-chercheure Gustave Roussy/INSERM Raphaël Rodriguez Directeur de recherche au CNRS Institut Curie

Équipe éditoriale : Minh-Thu Dinh-Audouin, Danièle Olivier et Paul Rigny

Sommaire Avant-propos : par Danièle Olivier et Paul Rigny...................................................... 9 Préface : par Bernard Bigot............................... 13

Partie 1 : Nouvelles thérapies Chapitre 1 : Chimie et médicaments : un bel avenir ! d’après la conférence de Bernard Meunier......... 19 Chapitre 2 : Nature et chimie : des alliées pour accéder à de nouveaux médicaments par Janine Cossy................................................ 37 Chapitre 3 : Nouvelle molécule triple action : une piste pour le traitement de la maladie d’Alzheimer ? par Patricia Melnyk............................................ 59 Chapitre 4 : Reprogrammation de la réactivité du fer dans le cancer d’après la conférence de Raphaël Rodriguez...... 77 Chapitre 5 : Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale par Nathalie Strub–Wourgaft............................ 85

Partie 2 : Nouvelles approches thérapeutiques Chapitre 6 : Petites et grosses molécules dans le traitement des cancers par Jean-Pierre Armand................................... 107 Chapitre 7 : Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique par Sophie Postel-Vinay.................................... 125

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Chimie et nouvelles thérapies

Chapitre 8 : Recherche de sondes pharmacologiques et candidats-médicaments dans le cyber-espace par Bruno Villoutreix......................................... 147 Chapitre 9 : Le microbiote, acteur et levier de santé par Joël Doré...................................................... 171

Partie 3 : Vecteurs d’innovation industrielle Chapitre 10 : Immunoconjugués cytotoxiques, anticorps « armés » contre le cancer par Marie-Priscille Brun.................................... 189 Chapitre 11 : Développement d’un immunoconjugué cytotoxique ciblant le récepteur de l’IGF-1 par Jean-François Haeuw.................................. 201 Chapitre 12 : L’innovation diagnostique au service de la médecine personnalisée pour la prise en charge du sepsis et des maladies infectieuses d’après la conférence d’Alexandre Pachot.......... 215 Chapitre 13 : Chimie fine et pharmacie par Gérard Guillamot......................................... 229 Chapitre 14 : L’édition du génome : une révolution en marche d’après la conférence de Philippe Duchateau..... 241

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La Fondation de la Maison de la Chimie s’attache à faire prendre conscience à tous que les sciences de la chimie, dans l’industrie, dans la recherche scientifique et dans le développement, sont essentielles à nos vies quotidiennes. Elle se penche ainsi sur la réalité de ce qui nous entoure : les objets quotidiens, les vêtements, nos habitations, nos loisirs, nos médicaments, etc. Certains de ces objets et de ces usages sont, pourrait-on dire, « vieux comme le monde », mais aujourd’hui, tous, sans exception, sont marqués pas les progrès de la recherche dans les laboratoires publics et industriels, et souvent dans le cadre d’un partenariat étroit entre les deux. La Fondation a ainsi créé, en 2007, un cycle de colloques « Chimie et », qui traite successivement des domaines d’application de la chimie. Ces colloques ont donné naissance à une collection d’ouvrages, la collection des « Chimie et… », qui en diffusent les enseignements. De La chimie et la mer, le premier de la série, au présent volume, Chimie et nouvelles thérapies,

ce sont vingt-deux volumes qui sont ainsi présentés sur vingt-deux thématiques importantes pour la vie quotidienne et qui n’existeraient pas sans la chimie. La santé humaine et l’environnement hantent chacun des citoyens du x xi e siècle, en particulier dans les pays technologiquement développés. Elle a fait l’objet, dans la collection « Chimie et… », des volumes Chimie et santé et Chimie et alimentation en 2010, Chimie et nature en 2012, Chimie et cerveau en 2015, Chimie et biologie de synthèse en 2018, thématiques pour lesquelles elle a mobilisé les sciences biologiques les plus performantes. Depuis l’avènement de la biologie moléculaire, marquée par la découverte de la structure de l’ADN en 1968 et depuis la fin du xx e siècle par l’explosion de l’informatique et de ses multiples conséquences sur les progrès de l’instrumentation et sur le traitement de l’information, la biologie s’est complètement transformée. Elle a révolutionné, et révolutionne encore, la médecine. Ce sont ces transformations scientifiques et techniques

Danièle Olivier et Paul Rigny, Fondation de la Maison de la Chimie

Avantpropos

Chimie et nouvelles thérapies

que nous verrons à nouveau à l’œuvre dans le présent ouvrage, Chimie et nouvelles thérapies. Nul ne s’étonnera que la chimie soit un acteur essentiel et incontournable en la matière : il s’agit bien d’agir sur le vivant et donc, comme le dirait le prix Nobel de chimie Jean-Marie Lehn, sur des systèmes chimiques. C’est l’approche « médicament » qui sera l’objet de la première partie du livre. On y verra expliqué tout l’art du chimiste de synthèse pour collaborer avec les biologistes, définir des médicaments appropriés et les synthétiser en laboratoire, pour mettre les médicaments à la disposition des patients, par exemple par la création des puissantes entreprises pharmaceutiques, ou par un travail associatif par exemple pour lutter contre les maladies tropicales. Une deuxième partie nous emmènera dans un monde qui ressemble aux laboratoires de science-fiction, celui des techniques qui se préparent pour la médecine des années qui viennent. Les exemples décrits sur les nouveaux traitements des cancers sont particulièrement impressionnants parce qu’ils nous font découvrir la complexité du vivant à l’échelle moléculaire et notre capacité à la connaître et à la ­comprendre pour la traiter. Le « microbiote », acteur naguère négligé par la science, à la fois « intriguant » et prometteur pour améliorer la santé, n’est pas absent des présentations.

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Ces évolutions scientifiques ne restent pas l’apanage des grands laboratoires.

Des recherches de pointe travaillent à les mettre à disposition des patients, et la troisième par tie de cet ouvrage présente des recherches industr ielles très ciblées qui adaptent les concepts modernes (immunoconjugués, édition du génome, diagnostics immunitaires, nouvelle chimie de synthèse) à l’élaboration de nouveaux médicaments ou de nouveaux traitements qui font déjà l’objet d’essais en clinique. Toute cette richesse d’informations scientifiques et techniques, économiques même puisque c’est l ’industrie d’aujourd’hui qui est concernée, est précieuse et doit être valorisée. C’est un des rôles du site Internet Médiachmie (www.mediachimie.org), que la Fondation a créé en 2012. Ce site est consulté tant pour l’enseignement de la chimie pour aider enseignants, étudiants et élèves à intégrer la recherche actuelle que pour répondre au besoin du grand public, curieux de connaître la réalité technique. Que nos lecteurs se rendent sur ce site et cherchent les réponses à leurs questions… Nul doute qu’ils ne reviennent, pour approfondir leurs connaissances, à la lecture des nombreuses ressources proposées qui, bien entendu, font bon usage des volumes de la collection « Chimie et… » ! Liste des ouvrages de la ­collection « Chimie et … » La chimie et la mer ; La chimie et la santé ; La chimie et l’art ; La chimie et l’alimentation ; La chimie et le sport ; La chimie et l’habitat ; La chimie

biologie de synthèse ; Chimie, nanomatériaux, nanotechnologies ; Chimie et Alexandrie dans l’Antiquité, Chimie et nouvelles thérapies (le présent ouvrage), Chimie et lumière (à paraître).

Avant-propos

et la nature ; Chimie et enjeux énergétiques ; Chimie et transports : vers des transports décarbonés ; Chimie et technologies de l’information ; Chimie et expertise : sécurité des biens et des personnes ; Chimie et cerveau ; Chimie et expertise : santé et environnement ; Chimie et changements climatiques ; Chimie, dermo-cosmétique et beauté ; La chimie et les grandes villes ; La chimie et les sens ; Chimie, aéronautique et espace ; Chimie et

Danièle Olivier Vice-présidente de la Fondation de la Maison de la Chimie Paul Rigny Conseiller scientifique auprès du président de la Fondation de la Maison de la Chimie

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Ce 21e ouvrage de notre série « Chimie et…. », dont tous les thèmes sont différents depuis sa création en 2009, illustre la richesse des domaines qui bénéficient du savoir et du savoir-faire de la chimie. C e s ou v r age s montr ent l’utilité incontestable des applications de la chimie et la diversité de ses interfaces avec les autres disciplines. Cette réalité est peu conforme à ce que l’on entend et lit bien souvent, avec des discours alarmistes qui non seulement peuvent inquiéter nos concitoyens, mais surtout éloigner les jeunes de l’étude de cette discipline indispensable à la qualité de notre vie quotidienne. Pour relever le défi de l’information juste, les auteurs que nous retenons pour la rédaction des chapitres de ces ouvrages, qui visent à vous éclairer au mieux sur la réalité des faits, sont tous reconnus pour leur haute compétence, leur rigueur et leur objectivité scientifique. Avec plus de 1 300 participants au colloque à l’origine de cet ouvrage, dont environ 40 % de lycéens, l’intérêt renouvelé pour l’interface entre la chimie et les sciences de la

vie apparaît sans ambiguïté, et nous nous en réjouissons. Grâce à la participation de quelques-uns des meilleurs experts du domaine, vous sont ainsi présentés les résultats les plus récents de la recherche publique et industrielle en termes d’innovation médicale, domaine dans lesquels la chimie joue un rôle majeur avec notamment la mise au point de nouveaux médicaments. Nous sommes par ticulièrement reconnaissants aux auteurs d’avoir accepté, malgré leurs lourdes charges professionnelles, le défi de rédiger un ouvrage de vulgarisation scientifique de haut niveau accessible au plus grand nombre. Un ouvrage sur le thème « chimie et santé » est paru il y a neuf ans, mais depuis lors, de nouveaux médicaments issus notamment d’une meilleure compréhension du vivant ont ouvert la voie à des progrès thérapeutiques majeurs qu’il est important de faire largement connaître. La médecine de précision est en passe de devenir la composante majeure des thérapies qui bénéficient de nombreuses

Bernard Bigot, Président de la Fondation internationale de la Maison de la Chimie

Préface

Chimie et nouvelles thérapies

avancées scientifiques dont nous avons déjà présenté des exemples dans les ouvrages Chimie et biologie de synthèse et Chimie et nanotechnologies de la même collection. Vous verrez que, comme dans beaucoup d’autres domaines porteurs d’innovation, ces nouvelles façons de traiter les maladies impliquent la coopération entre les disciplines, et notamment entre les chimistes, les biologistes et les médecins. Le premier chapitre présente quelques exemples importants de l’apport des chimistes dans la mise au point de ces nouvelles thérapies. Bernard Meunier montre que la chimie thérapeutique avec les médicaments appelés « petites molécules » constitue, depuis une trentaine d’années, 65 % de la source des nouveaux médicaments mis sur le marché.

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Bien que la nature fournisse de nombreux produits dotés de propriétés intéressantes sur le plan thérapeutique, les chimistes doivent les produire en quantité suffisante pour que les médecins puissent les utiliser, par exemple dans les chimiothérapies cytotoxiques. S’inspirer de la nature pour accéder à des antitumoraux efficaces, c’est ce que fit Pierre Potier, ancien président de notre Fondation, en mettant au point la synthèse, il y a environ quarante ans, de deux médicaments toujours utilisés dans la lutte contre le cancer, le Taxotère (extrait de l’if ) et la Navelbine (extrait de la pervenche de Madagascar). Cette même approche permet

maintenant au chimiste de mettre au point de nouvelles méthodes pour mieux diriger les médicaments anticancéreux vers la tumeur et ainsi d’en diminuer les effets secondaires. Patricia Melnyk présente une nouvelle piste de traitement de la maladie d’Alzheimer qui touche actuellement plus de 800 000 personnes en France, avec environ 140 000 nouveaux cas chaque année. Raphaël Rodriguez explique pour sa part le rôle central joué par le fer dans la production d’espèces qui réagissent avec l’oxygène pour induire la mort de cellules cancéreuses résistantes et les perspectives pharmaco-chimiques que l’on peut en espérer. La Fondation internationale NTD (Neglected Tropical Deseases) finance la recher­ che sur des maladies tropicales, qui sont un fléau dans de nombreux pays en l’absence de traitement connu. Nathalie Str ub -Wourgaf t décrit les défis et les résultats d’un programme dont l’objectif est de développer de nouveaux médicaments pour six de ces maladies négligées par de nombreux laboratoires pharmaceutiques en raison de l’insolvabilité des populations concernées. Quelques nouvelles appro­ ches thérapeutiques importantes sont présentées dans la seconde partie. Alors que les chimiothérapies cy totoxiques classiques ciblent toutes les cellules, qu’elles soient en voie de prolifération ou non, les nouvelles chimiothérapies utilisent des molécules capables de cibler

Préface seulement les altérations de la cellule cancéreuse. JeanPierre Armand montre, sur des exemples cliniques, que ces nouvelles molécules qui ouvrent la voie à une médecine de précision ne peuvent être mises au point que grâce à la coopération entre chimistes, biologistes et cliniciens. Les chimiothérapies cytotoxiques traditionnelles sont basées sur la connaissance des défauts des mécanismes de réparation de l’ADN qui participent au développement tumoral. La connaissance approfondie de ces mécanismes et des inhibiteurs a permis le développement de nouveaux médicaments ciblant des acteurs de la réparation d’ADN et ouvrent donc la voie à de nouvelles approches thérapeutiques prometteuses. Sophie PostelVinay, médecin chercheure de l’Institut Gustave Roussy, présente en détail ces résultats. On parle beaucoup de la gestion en médecine, parfois avec crainte, de l’intelligence artificielle et de ses apports espérés dans le futur. Nous avons souhaité faire le point dans le domaine de la santé, où le nombre de données biomédicales et chimiques disponibles sur Internet devrait assister les laboratoires dans la recherche de nouvelles sondes pharmacologiques et faciliter la découverte de nouveaux médicaments. Bruno Villoutreix fait le bilan des outils et bases de données disponibles, des ser vices développés dans les différents pays, dont la France, et des défis scientifiques et technologiques de ces activités qui viennent de se révéler

particulièrement utiles dans la gestion de la crise sanitaire liée au Covid 19. On considère maintenant le microbiote comme un élément clé de notre santé. On sait que le microbiote, que l’on appelait autrefois la flore intestinale, a des fonctions majeures dans notre organisme et son altération a été observée comme une origine possible de beaucoup de maladies chroniques. Joël Doré fait le point sur ce sujet et sur les opportunités d’innovation dans ce domaine. Quelques vecteurs importants d’innovation industrielle sont ensuite présentés. Le développement des nouveaux antitumoraux sera illustré par les apports de deux grands groupes pharmaceutiques, Sanofi et Pierre Fabre, dans le domaine des médicaments dits « immunoconjugués cytotoxiques ». Dans le cas des maladies infectieuses, qui sont toujours la première cause de décès au monde, le diagnostic doit être très rapide et nous verrez comment l’entreprise BioMérieux a augmenté les performances des outils diagnostiques en s’appuyant sur la chimie. La relance de l’innovation thérapeutique dans la lutte contre la résistance aux antibiotiques est aussi traitée. Le groupe Seqens est spécialisé dans la synthèse pharmaceutique et Gérard Guillamot illustre, sur des exemples particuliers, la place importante de la chimie fine dans le développement des nouveaux médicaments. L’entreprise Selectis est spé­ cialisée dans l’ingénierie

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Chimie et nouvelles thérapies 16

génétique par thérapie cellulaire et Philippe Duchateau explique comment les nouveaux outils, tels que la connaissance du génome, révolutionnent la biologie tant leurs applications sont diverses et multiples.

virus jusqu’alors inconnu nous rappelle combien l’humanité est dépendante du savoir des médecins, biologistes et chimistes. Puissions-nous ne pas nous en rappeler seulement dans ces funestes circonstances !

À travers la lecture de cet ouvrage, je vous souhaite une passionnante exploration de ces nouveaux domaines scientifiques et industriels en pleine évolution qui concernent la santé de tous. La récente crise mondiale sanitaire en cours liée à la diffusion hors contrôle d’un

Je vous souhaite une agréable lecture. Bernard Bigot Président de la Fondation internationale de la Maison de la Chimie Directeur général d’ITER Organization

et

médicaments : un

bel

avenir ! Bernard Meunier est directeur de recherche émérite au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), dont il a été le président de 2004 à 2006. Professeur invité au Collège de France (2014-2015), il est membre de l’Académie des Sciences dont il a aussi été le président de 2015 à 2016. Il est aussi membre de l’Académie Nationale de Pharmacie. Il est depuis 2012 professeur en Chine, au département de chimie de l’Université de Technologie de Guangdong à Canton. Spécialiste de chimie bioinorganique, il a développé de nombreux travaux en chimie thérapeutique dans le domaine des antitumoraux et dans le domaine des antipaludiques. Il a créé, dans ce domaine, la société Palumed 1 (2000-2017). Il travaille actuellement sur la régulation de l’homéostasie du cuivre dans la maladie d’Alzheimer.

La France a été un pays très important pour le développement des médicaments. Dans les années 1960, la France avait une balance commerciale extrêmement positive dans le domaine du médicament, et était sur le podium avec les États-Unis, la Suisse et la Grande Bretagne pour le 1. www.palumed.fr

développement des médicaments. Cela a changé : depuis deux ans, nous sommes passés d’exportateurs nets à importateurs nets dans ce domaine, ce qui appelle des réflexions à haut niveau avec les autorités, les différentes instances et différents ministères, sur certains points que nous allons aborder dans ce chapitre.

D’après la conférence de Bernard Meunier

Chimie

Chimie et nouvelles thérapies

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1.1. De la plante au principe actif

Pour comprendre comment l’innovation thérapeutique est devenue de plus en plus coûteuse, il est toujours bon de se pencher sur l’histoire et le développement de la pensée de l’industrie et de la recherche. Il y a des enjeux difficiles dans le domaine de la découverte, et, on le voit par exemple dans le Chapitre de P. Melnyk sur la maladie d’Alzheimer (dans cet ouvrage Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020). Les origines de ces maladies neurodégénératives sont encore mal connues, rendant difficile la découverte de nouveaux médicaments.

Le passage de la plante au principe actif est un point essentiel dans l’histoire de la pharmacologie. En 18201830, c’est l’époque où l’on commence à extraire les alcaloïdes2 de certaines plantes. Par exemple, on passe de l’utilisation de l’écorce de quinquina (Figure 1) à la poudre blanche de quinine par extraction. Pelletier et Caventou sont les deux pharmaciens de la Faculté de pharmacie de Paris qui ont purifié la quinine. Cette découverte est immortalisée par un monument en haut du boulevard Saint-Michel (Paris), avec une représentation très artistique du paludisme (Figure 1).

L’industrie pharmaceutique : un peu d’histoire

Il existe aussi certains tabous qui gênent le développement de la chimie thérapeutique. Par exemple, le « politiquement correct » en sciences fait que l’on ne parle plus de molécules chimiques mais de petites molécules.

Figure 1 La quinine est extraite de l’écorce de quinquina. La statue boulevard Saint-Michel sculptée par Pierre Ponson (1951) rend hommage à P. J. Pelletier et J. B. Caventou qui découvrirent la quinine en 1820. La jeune femme est une allégorie de la fièvre finie et de la guérison.

La présentation de l’évolution de notre industrie pharmaceutique tient compte du contexte international et se terminera par quelques propositions pour développer l’innovation dans le domaine de la chimie thérapeutique. H

N

H HO H3CO

N

20

Quinquina

Quinine

Pelletier and Cavantou, 1820

L’extraction de la quinine représente un moment clé dans le développement de la pharmacologie. Pour la première fois on peut peser cette poudre blanche de quinine, analyser sa pureté et faire ce qu’on n’avait pas réussi à faire dans les siècles précédents, 2. Acaloïde : molécule comportant de l’azote (N), très souvent hétérocyclique (qui comporte un cycle d’atomes dont au moins deux sont différents). Les alcaloïdes sont souvent d’origine végétale.

Dès 1830 se posait déjà le débat : le produit naturel extrait par le chimiste a-t-il les mêmes propriétés que le produit naturel qui est resté dans l’écorce de quinquina ? Certaines personnes n’hésitaient pas à dire que cette poudre blanche n’avait pas tout à fait les activités de l’écorce de quinquina, parce que dans l’écorce de quinquina il y a d’autres choses qui contribuent à l’activité. Les extraits non purifiés étaient parés de vertus complémentaires. C’est l’époque de la préparation des boissons dites hygiéniques à base de vins cuits, contenant des extraits de quinquina. Qui se souvient du « Quinquina » ou du « Byrrh », capables de guérir du paludisme selon la réclame de l’époque ? Sur la Figure 2 sont représentées les molécules d’une génération d’antipaludiques apparue à la sortie de la seconde Guerre mondiale et utilisée jusque dans les années 1980-1990 avant la description de la structure de l’artémisinine3 par Mme Youyou Tu : la chloroquine, connue sous le nom de Nivaquine, et la méfloquine, connue sous le nom de Lariam. On retrouve (en bleu) une partie du squelette de la quinine dans ces deux antipaludiques.

3. Artémisinine : substance médicamenteuse d’origine végétale à la base des médicaments antipaludiques.

1.2. L’évolution de la recherche dans les grands groupes pharmaceutiques Le couple chimie-biochimie a été un formidable vecteur d’innovation thérapeutique tout au long du xxe siècle. Deux concepts ont servi de base au développement de la pharmacologie et des médicaments au cours de ce siècle : le concept de « clé-serrure », développé par Emil Fischer en 1894, et le concept de récepteur, développé par Paul Erlich en 1906, avec les protéines réceptrices d’une petite molécule, un médicament dont on peut modifier la structure chimique pour améliorer son activité pharmacologique. Ces deux éléments vont permettre de construire toute l’industrie pharmaceutique au cours du xxe siècle. On va fabriquer des molécules actives et essayer de trouver les bons récepteurs correspondant à ces molécules. Le duo entre le chimiste et le biochimiste, ainsi installé, va permettre de créer une grande partie de la pharmacopée4 actuelle. 70 à 80 % des médicaments accessibles actuellement en pharmacie d’officine sont des produits issus de cette stratégie de conception des médicaments (Figure 3).

H

N

N

Chloroquine (Nivaquine) N

Cl

HO

N

N CF3

CF3

Méfloquine (Lariam)

Chimie et médicaments : un bel avenir !

à savoir définir une réponse pharmacologique en fonction de la dose du principe actif préparé à l’état pur (notion essentielle de la doseréponse).

Figure 2 La méfloquine et la chloroquine sont des molécules antipaludiques possédant des structures analogues à celle de la quinine. La méfloquine est utilisée quand certaines souches de paludisme sont devenues résistantes à la chloroquine, médicament qui a été le plus employé, en préventif comme en curatif, contre le paludisme.

Cette vision intégrée de la construction du médicament a donné naissance aux grands groupes pharmaceutiques qui faisaient à la fois la chimie, la pharmacologie et la 4. Pharmacopée : recueil qui regroupe toutes les substances à visée thérapeutique, ainsi que les critères permettant d’analyser ces dernières ou de vérifier leur pureté.

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Chimie et nouvelles thérapies

Figure 3 La majorité des médicaments sont issus d’une collaboration entre chimistes et biologistes, venant principalement des « big pharma ».

distribution du médicament. Ces grands groupes se sont construits autour de quelques molécules, puis se sont agrégés pour former des sociétés dont les noms ont totalement disparu. Qui se souvient encore de ICI en Angleterre, RhônePoulenc en France, Hoechst en Allemagne, Merck (il y a deux Merck, un en Allemagne et un Merck aux États-Unis), Sandoz, Ciba-Geigy, Pfizer, Smith-Kline, qui s’est ensuite associé avec Beecham ? Les changements apparaissent vers les années 19601970. Chacun de ces groupes avait 4-5 % du marché des médicaments. Avec l’augmentation du coût du développement des médicaments, qui vont atteindre et dépasser des centaines de millions de francs de l’époque (ce que serait maintenant un équivalent du demi-milliard d’euros), les groupes de taille moyenne n’arrivent plus à soutenir l’innovation, on voit apparaître la fusion plus ou moins forcée et acceptée des groupes.

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Prenons l’exemple de l’histoire de Sanofi. Cette société a été créée en 1973 par le groupe pétrolier Elf avec Jean-René Sautier et Jean-François Dehecq. Sanofi n’est à ses débuts qu’une « startup » de dix salariés, alors dénommée

Omnium Financier Aquitaine pour l’Hygiène et la Santé. L’entreprise est dotée de 500 millions de francs à sa création. Sautier avait une vision dynamique de ce secteur industriel et croyait à l’évolution rapide de l’industrie pharmaceutique comme il y avait eu le développement rapide de l’industrie du pétrole. Pour créer le groupe Sanofi, il a racheté toute une collection de petites entreprises pharmaceutiques (dont on peut trouver la liste dans l’historique de Sanofi), qui avaient été créées dans les années 1950-1960. Ensuite, le groupe Sanofi a fusionné avec Synthélabo, qui avait été créé par l’Oréal. Par ailleurs la société Aventis était issue de la fusion de Rhône-Poulenc avec Roussel-Uclaf-MarionMerrell-Dow et Hoechst. La fusion de Sanofi avec Aventis a conduit au groupe SanofiAventis. Nommé à nouveau Sanofi, ce groupe rachète ensuite la société américaine Genzyme pour devenir un groupe maintenant de taille internationale situé dans les dix premières sociétés pharmaceutiques mondiales. Cette concentration extraordinaire des groupes pharmaceutiques, à la fin du xxe siècle

Le financement de l’innovation est très important dans l’industrie pharmaceutique, cela nécessite l’investissement de beaucoup de capitaux : on parle de milliards d’euros pour concevoir un nouveau médicament, c’est à comparer avec les coûts de la conception d’un nouveau modèle d’Airbus, qui nécessite trois à quatre milliards d’euros. Mais, alors que dans

l’aéronautique le succès d’un tel investissement est pratiquement de 100 %, c’est beaucoup moins le cas dans l’industrie pharmaceutique. La situation est bien plus délicate et il est difficile de réaliser les équilibres financiers entre les projets court terme, qui rapportent plus, tout en les voulant innovants, et les projets à long terme, plus risqués mais nécessaires pour affronter les maladies les plus difficiles à guérir (comme par exemple les maladies neurodégénératives, telle que la maladie d’Alzheimer).

Chimie et médicaments : un bel avenir !

et au début du xxie siècle, a conduit à ce qu’on appelle les « Big Pharma », dans lesquelles la conception des médicaments est très différente de celle qu’elle était dans les structures plus petites. Une grande partie de l’innovation provient de l’acquisition de médicaments découverts dans des petites sociétés. Ces grandes sociétés peuvent parfois souffrir d’une structuration trop forte dans leur gestion. Comme aimait à le dire Pierre Potier (voir le Chapitre de J.-P. Armand, dans Chimie et nouvelles thérapies), « il faut faire la différence entre la bureaucratie et l’administration », et c’est l’une des difficultés des Big Pharma de très grande taille. « L’administration est importante, c’est un système de cellules saines. Mais la bureaucratie, c’est le développement du cancer sur des cellules saines ». Plus un organisme est de taille importante, plus il est difficile de contrôler la bonne évolution du système et d’éviter la tendance à une bureaucratisation qui fait disparaître la dynamique et l’esprit d’innovation des « start­ups » et petites entreprises. Les structures compliquées ne favorisent pas l’innovation thérapeutique.

Un autre handicap, ­commun aux grands groupes industriels, est la prolifération de la bureaucratie via l’informatique. Elle permet la multiplication des formulaires abscons et inutiles qui embolisent le temps des chercheurs. Ceux-ci passent de plus en plus de temps à remplir des « templates » pour répondre à des appels à projets de différentes agences de financement de la recherche et à écrire de nombreux rapports, souvent peu lus tellement ils sont nombreux et longs, alors qu’ils devraient consacrer bien plus de temps à la recherche elle-même, aux étudiants et au tri des informations provenant des publications, dont la prolifération est accélérée par le passage au numérique. Il faut privilégier la qualité à la quantité. Dans le monde du xxie siècle, dompter la circulation de l’information et surtout s’écarter de la pseudo-information va devenir essentiel, non seulement dans la vie quotidienne des chercheurs, mais aussi dans celle des citoyens.

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Chimie et nouvelles thérapies

Figure 4 Le taxotère a été un blockbuster pour Rhône-Poulenc à l’époque (Sanofi aujourd’hui).

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Il n’y aura pas de nouveaux médicaments sans créativité, dans tous les domaines scientifiques, de manière globale et associée. À titre d’exemple, le Chapitre de B. Villoutreix dans Chimie et nouvelles thérapies montre qu’il est maintenant possible d’optimiser un certain nombre de petites molécules avec les approches en ligne de l’intelligence artificielle pour accélérer la conception de nouveaux médicaments chimiques. Les capacités croissantes des calculateurs aident à trier un certain nombre de molécules et permet ainsi de gagner du temps. N’oublions pas l’« intelligence naturelle » et le travail en laboratoire. La découverte du taxotère5, par Pierre Potier, est un cas absolument non prédictible avec un ordinateur, et qui résulte de l’intelligence intuitive de Pierre Potier. Dans certain cas, cette intelligence devient même trop artificielle, comme le montre l’exemple du nouveau logiciel de correction censé aider à lutter contre le décrochage intempestif sur certains avions. Ces avions ont continué à être fabriqués, et pourtant, sans logiciels de qualité contrôlée, ils sont parqués dans à peu près 5. Le taxotère (docétaxel) est un alcaloïde anticancéreux, extrait des feuilles de l’if européen.

quarante aéroports américains et attendent depuis plusieurs mois un logiciel sécurisé pour pouvoir décoller à nouveau. Beaucoup de nouvelles stratégies de recherche ont été essayées dans l’industrie pharmaceutique. Le « Highthroughput screening 6 », ou criblage haut débit, a permis de robotiser et d’améliorer le criblage sans toutefois apporter la moisson de nouveaux médicaments comme cela été imaginé dans les années 19902000. L’industrie pharmaceutique est toujours à la recherche de « blockbusters », c’est-à-dire de molécules qui remportent un grand succès commercial : ce fut le cas d’un certain nombre de molécules dans les quarante dernières années, avec des brevets tenant dixquinze ans après l’autorisation de mise sur le marché, et des molécules qui font 2-3 milliards de chiffre d’affaires par an. Le taxotère de Pierre Potier (Figure 4) est un exemple d’innovation très rentable ayant créé de nombreux emplois en France avec Rhône Poulenc, et ayant aussi rapporté de l’argent au CNRS (voir les Chapitres de J.-P. Armand et de J. Cossy dans Chimie et nouvelles thérapies). Une des difficultés de l’innovation pharmaceutique est celle du délai qui s’allonge 6. High-throughput screening (criblage à haut débit) : technique permettant d’étudier et identifier des molécules biologiquement actives. Elle consiste à faire réagir une grande quantité de molécules avec une substance donnée, pour identifier celles qui agissent le plus vite et le mieux en fonction du résultat escompté.

Pour les domaines thérapeutiques à haut risque, les financiers classiques sont réticents, il reste à inventer des systèmes de défiscalisation à un niveau très élevé. Le coût de développement des médicaments devient de plus en plus élevé avec la croissance permanente du coût des essais cliniques des phases 2 et 3. La maladie d’Alzheimer est un cas typique de difficulté pour l’industrie pharmaceutique. C’est une maladie pour laquelle a été dépensé beaucoup d’argent sur les quatre dernières années. Probablement entre 50 et 70 milliards d’euros ont été investis dans la recherche sur le plan mondial, à la fois dans la recherche académique et dans l’industrie, sans arriver à trouver de nouveaux médicaments efficaces pour traiter les différents stades de la maladie d’Alzheimer. La prise de risque financier est toujours très importante, même avec un médicament efficace. Il est rare de trouver un médicament aussi efficace et peu coûteux comme l’artémisinine, le médicament

10 000 000 $ 1 000 000 $ 100 000 $ 10 000 $

de référence dans le paludisme, capable d’éliminer en deux comprimés le parasite chez un patient atteint d’un Plasmodium falciparum chloroquino-résistant. Certains parasites du paludisme commencent à être résistants à l’artémisinine, il sera difficile de trouver de nouveaux médicaments antipaludiques avec une efficacité telle que les données statistiques en sortie de phase 3 ne donneront pas lieu aux discussions parfois biaisées pour des produits dont l’efficacité est souvent difficile à démontrer.

août 13

oct. 11

sept. 12

nov. 10

déc. 09

janv. 09

févr. 08

avr. 06

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mai 05

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Chimie et médicaments : un bel avenir !

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toujours plus entre le dépôt de brevet et la mise sur le marché du médicament. Malgré les critiques qui apparaissent contre la notion de brevet, le modèle économique du médicament ne peut se développer sans brevet dans l’industrie pharmaceutique. Aucun groupe financier n’accepterait d’investir de l’argent à hauteur d’un milliard d’euros pour développer un médicament sans avoir une garantie sur le retour d’investissement. Seul le brevet permet cette garantie.

Figure 5 Évolution du coût de séquençage du génome humain en fonction du temps. Source : NHGRI.

La biologie est devenue une science moléculaire depuis les travaux de Crick-Watson en 1953. La connaissance des génomes s’est brutalement accrue avec l’accélération formidable de l’efficacité des méthodes de séquençage7 des génomes et l’abaissement des coûts associés. Les coûts de séquençage ont diminué en une dizaine d’années d’un facteur 100 000 (Figure 5). Il suffit maintenant d’un prélèvement avec petit coton tige et d’une enveloppe pour 7. Séquençage : détermination de l’ordre d’enchaînement des nucléotides.

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Chimie et nouvelles thérapies

faire réaliser rapidement le séquençage de son propre ADN pour un coût de 800 à 900 €.

Figure 6 La PCR, « Polymerase chain reaction », a été une révolution pour synthétiser en grande quantité des séquences d’ADN. Source : © Richard LAMOUREUX/ CNRS Photothèque.

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On obtient alors une information génétique qui vous permet de savoir si vous avez de la famille à l’autre bout du monde dont vous n’aviez pas soupçonné l’existence, ou encore de savoir que vous portez des gènes de maladies orphelines qui ne sont pas exprimés dans votre cas mais, qui s’expriment chez d’autres… C’est une révolution formidable qui permet, pour un prix très abordable, d’accéder à tous les génomes de toutes les espèces vivantes (homme, animal, bactérie, virus, plante...). C’est la grande révolution des « -omiques » (protéomique, métabolomique...) et l’avènement d’une pharmacologie véritablement « moléculaire », examinant les macromolécules biologiques comme l’on regardait les petites molécules chimiques il y a une vingtaine d’années. Qui se souvient du travail long et délicat des biochimistes pour isoler des protéines par

chromatographie d’extraction8 il y a à peine trente-cinq ou quarante ans, alors que maintenant la technique PCR9 permet de dupliquer en grand nombre une séquence d’ADN à partir d’une très faible quantité (Figure 5) et d’avoir accès très rapidement à l’information sur la séquence codant pour une protéine. Nous disposons maintenant d’outils diagnostics ayant totalement intégré toutes ces technologies permettant d’obtenir les informations génétiques précises, pour chaque patient, et rendant ainsi possible la cancérologie dite personnalisée.

2

La recherche de nouveaux médicaments

Au niveau des sphères gouvernementales, quelle que soit la taille du pays, le risque est grand de raisonner entre noir et blanc, le système de décision devient binaire et il est souvent difficile de faire percevoir les nuances d’un monde de plus en plus complexe. L’exacerbation de certains phénomènes par les médias, ayant besoin de sensationnel pour survivre, pose 8. Chromatographie : technique permettant de séparer et d’analyser les différents constituants d’un mélange. On parle de chromatographie d’extraction quand on se sert de cette technique pour séparer ces constituants grâce à leurs propriétés, comme par exemple leur taille. 9. La PCR, « Polymerase chain reaction » (réaction en chaîne à l’aide d’une polymérase) : méthode de biologie moléculaire permettant de dupliquer en grand nombre une séquence d’ADN connue, à partir d’une très faible quantité.

Depuis plus de vingt ans, mais c’est peut-être en train de changer, on a pensé que les « petites molécules » (médicaments chimiques) allaient disparaitre au profit de ce qu’on appelle les « biopharmaceutiques », c’est-à-dire des molécules biologiques, essentiellement des anticorps monoclonaux. Il n’en est rien. Si l’on examine l’évolution du marché, en particulier des autorisations de mise sur le marché des médicaments aux États-Unis, à partir des excellentes statistiques accessibles au public de l’agence américaine du médicament (FDA), on constate que sur les trente dernières années, 60-70 % des produits mis sur le marché des médicaments sont des molécules chimiques pour 40-30 % de molécules biologiques. Cette proportion ne changera probablement pas pour les vingt-trente prochaines années, avec les « petites molécules » traitant de nombreuses maladies communes et les biomolécules ciblées sur des domaines thérapeutiques particuliers comme la cancérologie. Plusieurs chapitres de cet ouvrage montrent que dans le cancer, l’arrivée des anticorps monoclonaux et de l’immunothérapie, ainsi que la compréhension de la façon de moduler le système immunitaire d’un patient pour l’aider à cibler sur ses propres cellules tumorales, ont réalisé des progrès formidables. En cancérologie, des anticorps portant des antitumoraux chimiques sont également développés.

Mais il y a aussi des domaines où les molécules biologiques ne sont pas actives. C’est le cas dans le domaine d’Alzheimer, car il ne faut pas oublier que notre cerveau est protégé par un filtre très efficace, la barrière hémato-encéphalique10. Notre cerveau a besoin de glucose, d’oxygène et d’un certain nombre de composants biologiques de petite taille, tout en évitant la pénétration de molécules non nécessaires à son fonctionnement. Par contre, certaines molécules exogènes passent bien, trop bien, la barrière hémato-encéphalique comme la nicotine et toutes les drogues, psychotropes et autres. Quant aux anticorps, qui sont des molécules de taille importante, ils ne passent pas facilement et même pas du tout la barrière hémato-encéphalique. Tous les efforts qui ont été déployés, parce que c’était à la mode, sur l’utilisation d’anticorps monoclonaux pour traiter la maladie d’Alzheimer ont été des échecs coûteux. Pour la maladie d’Alzheimer il est urgent de revenir aux petites molécules chimiques capables de passer facilement la barrière hémato-encéphalique et d’exercer leur activité pharmacologique à l’intérieur du cerveau des patients.

Chimie et médicaments : un bel avenir !

des difficultés d’évaluation et rend difficile la prise de décisions.

La discussion des rapports coûts/bénéfices/risques a été évoquée dans le Chapitre de J.-P. Armand dans cet ouvrage 10. Barrière hémato-encéphalique : barrière présente dans le cerveau de tous les vertébrés terrestres. Elle permet de réguler le milieu dans le cerveau en le séparant du sang et le protégeant des agents pathogènes, des hormones et des toxines du sang.

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Chimie et nouvelles thérapies

Chimie et nouvelles thérapies. Il est vrai que l’arrivée d’une nouvelle thérapie coûte très cher, mais qu’ensuite il y a des économies d’échelle permettant de réduire le coût des médicaments. Néanmoins pour certains traitements, il s’agit parfois d’un coût d’un demi-million d’euros ou d’un million d’euros pour un seul patient, au moment où les budgets de santé des pays ont quelques difficultés. Il sera difficile d’aller au delà de 12 à 17 % du produit intérieur brut (PIB) des pays.

le Chapitre de P. Duchateau) restent encore limitées à des domaines encore confidentiels. On parle du traitement de certaines leucémies 13 , mais nous sommes encore loin du développement massif des outils conventionnels de la pharmacologie utilisée pour traiter des millions de patients. La reprogrammation des cellules pour la thérapie cellulaire, pour laquelle Shinya Yamanaka a obtenu le prix Nobel en 2012, est en train de se mettre en marche de manière prudente.

Aux États-Unis, 17 % du PIB américain sont consacrés au budget de santé, l’Allemagne et la France sont à peu près au même niveau avec 11,3 et 11,5 %. Il n’est pas évident d’expliquer la différence entre ces deux pays européens et les États-Unis. Certains évoquent le fait que les aspects juridiques jouent un rôle important dans le système de santé américain. Les avocats français et allemands semblent être moins coûteux que leurs confrères américains. Les risques juridiques aux États-Unis entraînent des frais élevés d’assurances pour chacun des acteurs de santé, praticiens ou hospitaliers.

En résumé, la pharmacologie du futur va se situer dans un système complexe avec un curseur qui se déplace, entre d’un côté les biopharmaceutiques, les biomolécules, et de l’autre côté les petites molécules chimiques. En fonction de la maladie, de la cible, de la thérapie, du nombre de patients et d’autres facteurs, l’une ou l’autre de ces deux approches sera développée avec un rapport efficacité/coût qui soit le meilleur possible.

Les thérapies géniques11 et cellulaires12 (évoquées dans

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11. Thérapie génique : méthode médicale qui consiste à faire pénétrer des gènes dans les cellules ou les tissus d’un individu pour traiter une maladie. 12. Thérapie cellulaire : méthode médicale qui consiste à soigner tout ou partie d’un organe défaillant par l’implantation de cellules saines dans le but de remplacer les cellules malades de l’organe en question.

Pour les décideurs politiques, il est important de garder à l’esprit qu’il n’y a pas une nouvelle pharmacologie (biologique) qui va éliminer l’ancienne pharmacologie (chimique). Il va y avoir une pharmacologie globale tenant compte du meilleur de ces deux pharmacologies. C’est cet ensemble qui va nous permettre de continuer à combattre au xxie siècle les maladies déjà connues et des maladies émergentes. La facilité de circulation internationale des objets et des personnes fait que des virus 13. Leucémie : cancer des cellules de la moelle osseuse.

3

Les « biotechs »

Les sociétés de biotechnologie, dites « biotechs », ont évolué au fur et à mesure de leur croissance. Elles ont été créées autour de quelques universités prestigieuse sur les deux côtes des États-Unis dans les années 1980-1990 grâce à leur haut niveau de recherche fondamentale en biologie moléculaire et en génétique. L’Europe a suivi avec une quinzaine d’années de retard sans arriver à combler le déficit de taille avec les premières biotechs américaines, qui maintenant ont la taille des grands groupes pharmaceutiques internationaux. Les grandes sociétés de biotechnologie ont maintenant totalement intégré la chimie, la biochimie et la biologie moléculaire, sans faire de particularisme de discipline scientifique. La société Gilead est un exemple intéressant. Elle a été créée en 1987, à l’époque où l’on pensait qu’avec les oligonucléotides antisens 14 on allait régler de manière efficace l’expression des 14. Oligonucléotides antisens : forme de traitement contre les maladies génétiques.

gènes. Gilead a investi des milliards de dollars dans une stratégie qui n’a pas été très fructueuse. Mais le miracle américain du financement des sociétés a permis aux créateurs de retourner vers les investisseurs en disant : nous avons raté nos objectifs, mais en fait nous avons une équipe formidable de scientifiques et nous allons nous lancer vers d’autres défis thérapeutiques. Gilead est maintenant dans les dix premiers groupes pharmaceutiques mondiaux. La société ne fabrique plus d’oligonucléotides antisens, mais des petites molécules chimiques, comme le sofosbuvir (Solvadi) de 529 Daltons pour traiter l’hépatite C.

Chimie et médicaments : un bel avenir !

qui sont dans un petit coin du monde peuvent se développer rapidement et déclencher des épidémies au niveau mondial, comme l’avons vu avec le virus Ebola et comme nous le voyons avec le Covid-19. Il faut pouvoir les arrêter dès le début avec des vaccins et des antiviraux pour éviter des pandémies dévastatrices.

Ces ex-biotechs ont maintenant la capacité financière pour racheter d’autres petites biotechs. Elles grandissent en gardant leur agilité initiale. Dans le monde de l’industrie pharmaceutique, des sommes colossales sont en jeu parce que le développement des médicaments est coûteux. Il faudra réfléchir sur la façon d’améliorer l’efficacité de cette recherche afin de couvrir l’ensemble des domaines thérapeutiques, pas seulement ceux considérés comme les plus rentables. Ainsi dans l’avenir, le monde des médicaments se développera autour d’un équilibre entre les molécules chimiques et les molécules biologiques. Pour un développement harmonieux de l’ensemble, il est essentiel qu’au niveau recherche fondamentale dans les universités, des centres de recherche de l’industrie pharmaceutique et des comités

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Chimie et nouvelles thérapies

décideurs, qu’il n’y ait pas une monoculture intellectuelle mais une capacité réelle à faire interagir plusieurs disciplines. L’approche transdisciplinaire est en fait compliquée car il faut à la fois que les interlocuteurs soient solidement ancrés sur leur discipline mais qu’ils soient aussi capables de discuter avec leurs collègues des disciplines du couloir ou du bâtiment voisin, ou de l’université qui est à une centaine ou à des milliers de kilomètres. Cette multidisciplinarité est difficile à mettre en œuvre et à gérer dans les comités de décideurs, dans lesquels il est indispensable qu’il y ait une diversité intellectuelle réelle, respectueuse de la discipline de l’autre, pour que ces comités favorisent les créateurs – pas seulement les « bons présentateurs » – de sa propre discipline.

4

Évolution de la chimie thérapeutique

La chimie thérapeutique a beaucoup évolué au cours des quarante dernières années avec le perfectionnement des instruments de physico-chimie permettant de caractériser rapidement les structures moléculaires complexes et sur des quantités très faibles. L’univers des molécules chimiques est très loin d’avoir été totalement exploré.

30

Basé sur les connaissances actuelles de la synthèse organique, on considère que moins de 5 % des molécules que l’on peut créer avec une douzaine d’atomes de carbone, d’azote, d’oxygène ou de fluor ont été préparées, montrant ainsi

que nous sommes loin d’avoir tout exploré dans l’espace des molécules chimiques. Par ailleurs, n’oublions pas que tous les produits naturels n’ont pas encore été identifiés et que ceux qui sont connus servent d’inspiration pour faire de nouveaux analogues (« chimie bio-inspirée »). À titre d’exemple, à partir de quelques microlitres de venin de scorpion, des chercheurs ont identifié deux petites quinones15 (Figure 7), dont l’une est active sur le staphylocoque doré16 résistant à la méticilline17, et l’autre sur l’agent de la tuberculose, bien que leurs structures ne soient pas très différentes. Il faut s’attendre à ce que dans les prochaines années, à partir de ces deux squelettes, les chimistes dans les laboratoires académiques ou industriels vont effectuer des modifications et mettre au point de nouveaux médicaments anti-infectieux. Ce serait un formidable progrès thérapeutique que de pouvoir traiter les tuberculoses résistantes aux traitements classiques, non pas en six mois ou un an, mais en quinze jours avec l’association de deux ou trois médicaments à l’activité foudroyante. De même, nous sommes actuellement démunis pour 15. Quinone : noyau benzylique avec deux cétones dont certains dérivés sont utilisés en pharmacologie. 16. Staphylocoque doré : bactérie qui se trouve naturellement sur la peau de l’homme et de celle des animaux pouvant causer de graves infections. 17. Méticilline : antibiotique essentiellement utilisé contre le staphylocoque doré non résistant.

La biologie synthétique est un nouvel outil entre les mains des chimistes. Par exemple, l’introduction dans la levure, par modification génétique, d’une demi-douzaine d’enzymes, des cytochromes19, des réductases et une déshydrogénase, permet de produire en quantité importante l’acide artémisinique (Figure 8), un précurseur de l’artémisinine. Ce projet de recherche a été soutenu par la fondation Bill Gates avec une équipe universitaire aux États-Unis, puis industrialisé par le groupe Sanofi. Maintenant, pratiquement la moitié de la production mondiale d’artémisinine est réalisée partir de ce procédé d’autant plus remarquable que l’on récupère 25 grammes de produit par litre du milieu de culture. L’avenir sera brillant pour la chimie thérapeutique. Il s’agit de découvrir de nouveaux médicaments chimiques efficaces, faciles à produire à un coût raisonnable, pour traiter les maladies communes comme les infections nosocomiales et les infections virales, qui touchent des millions de personnes. Sur des virus très agressifs, on ne dispose de pas 18. Infections nosocomiales : infections contractées au cours d’un séjour dans un établissement de santé. 19. Cytochrome : enzyme de la chaîne respiratoire.

grand chose comme on l’a vu lors de la lutte contre Ebola et contre Covid-19 depuis fin 2019. Il est difficile d’enrayer la propagation d’une épidémie liée à un nouveau virus en l’absence d’un vaccin à caractère universel. La mise en quarantaine et le confinement des personnes sont les seuls moyens. En virologie, on aimerait bien avoir des antiviraux extrêmement efficaces contre un certain nombre de virus, ce qui n’est pas le cas, en dehors du VIH dont on a pu limiter la diffusion grâce à des antirétroviraux. Pour une maladie parasitaire comme la bilharziose20, depuis quarante ans, on ne dispose que du praziquantel. Pour obtenir de nouveaux médicaments, il est essentiel de faire une place aux créateurs. Cette évidence est parfois oubliée. Dans chaque génération de chercheurs, certains sont plus créatifs. Il faut les soutenir, aider leurs recherches. Cela ne veut pas dire qu’il faut éliminer les autres chercheurs. Non, parce qu’ils peuvent faire de très bonnes recherches qui seront utiles à un moment donné à un créateur, qui saura combiner deux idées chez deux chercheurs différents qui n’avaient pas réussi à combiner. L’équilibre entre le financement de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée est souvent compliqué à trouver et on aimerait avoir une bonne grille d’évaluation des projets. Dans son 20. Bilharziose : maladie parasitaire due à un ver, le schistosome. Elle est présente dans les zones tropicales.

O H3CO

O OCH3 H3CO

O

SCH3

SCH3

O

Figure 7 Structure de deux quinones naturelles extraites du venin de scorpion.

SCH3

Chimie et médicaments : un bel avenir !

traiter les infections nosocomiales18, qui sont à l’origine de 4 000 à 5 000 décès chaque année. Il est nécessaire de renouveler l’arsenal des antibactériens. Plus de 95 % de nos antibiotiques ont plus de cinquante ans d’âge.

H Amorphadiène

CYP71AV1, CPR1 CYB5 H Alcool artémisinique HO

H

ADH1 H Aldéhyde artémisinique H

H

O

ALDH1

H Acide artémisinique HO

H

O

Figure 8 Schéma de synthèse de l’acide artémisinique, précurseur de l’artémisinine.

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Chimie et nouvelles thérapies

livre sur ce sujet intitulé The Pasteur’s Quadrant, Donald Stockes, un économiste de l’université de Princeton, présente les choses de manière simple (Figure 9) à partir d’un carré magique. Ce qui compte avant tout c’est la qualité de la recherche, qu’elle soit fondamentale ou appliquée. Thomas Edison, le monsieur aux mille brevets, représente l’excellence pour la recherche appliquée. Niels Bohr est un des premiers physiciens à proposer un modèle de la structure des atomes avec les électrons qui tournent autour du noyau pour que les atomes soient stables. Au moment où il propose son modèle, au tout début du xxe siècle, peu de personnes imaginaient que la compréhension de la structure des atomes allait permettre de faire des bombes atomiques ou des centrales nucléaires, celles qui produisent 80 % de l’électricité en France. Bohr est l’exemple de l’excellence dans la recherche fondamentale.

la personne qui comprend les problèmes de chiralité21 avec des cristaux de tartrate. Dans ce travail très fondamental, Pasteur n’imaginait pas qu’il y avait des problèmes de chiralité dans les récepteurs biologiques. On le sait maintenant, des médicaments peuvent avoir une activité pharmacologique ou une toxicologie différente selon qu’il s’agisse de l’un ou l’autre des énantiomères22.

Pour Stockes, le carré magique c’est le carré de Pasteur. En choisissant ce nom, il rend un formidable hommage à ce qu’a été l’œuvre de Louis Pasteur. D’une part, Louis Pasteur est

21. Un composé chimique est dit chiral s’il n’est pas superposable à son image dans un miroir plan. 22. Deux molécules sont dites énantiomères lorsqu’elles sont images l’une de l’autre dans un miroir.

Recherche appliquée (qualité)

Figure 9

32

Graphique liant la qualité de la recherche appliquée et celle de la recherche fondamentale et illustrant le « carré magique » de Pasteur. D’après D. E. Stokes, « The Pasteur’s quadrant », Princeton, 1997.

D’autre part Pasteur s’intéressait à des choses très pratiques. Au siège social de la bière Carlsberg, à Copenhague, il y a une statue de Pasteur. Avec Émile Hansen, il met au point une méthode culture de levure pure pour améliorer la qualité de la production de la bière. C’est un travail très appliqué qui aura un développement industriel dans le monde entier. Il faut financer trois des quatre carrés, en n’hésitant pas à privilégier le carré magique, celui de Pasteur !

Edison

Pasteur

Zone à éviter !

Bohr

Recherche fondamentale (qualité)

Le carré magique ! (recherche + innovation)

La Chine est maintenant devenue un acteur économique important au niveau mondial. En délocalisant de manière massive de très nombreuses usines en Asie, et en particulier en Chine (textiles, chimie, électronique, etc.), au début des années 2000, on pensait que l’Europe et les États-Unis n’avaient plus besoin d’usines et que la Chine ne pourrait jamais concevoir des téléphones portables ! C’était oublier qu’il y a deux choses qui sont extrêmement bien réparties sur la planète : la bêtise et l’intelligence. Donc sur une population de 1 300 000 000 personnes, il est évident qu’il y a des gens très intelligents qui finissent par faire des choses très intelligentes. Actuellement dans le domaine de l’informatique et de l’électronique (la 5G), force est de constater que les sociétés chinoises ont fait un bond technologique et sont devenues incontournables. Après l’affaire du lait contaminé à la mélamine en 2008, la Chine a très vite amélioré la qualité des produits de consommation, y compris en s’appuyant sur les citoyens à l’aide des réseaux sociaux (Weibo). À l’époque de l’enfant unique, perdre un enfant était particulièrement dramatique. Cette tragédie du lait frelaté a amené les autorités chinoises à nouer des partenariats avec des sociétés laitières françaises. Des co-entreprises ont été créées en Normandie pour assurer une consommation de lait en forte croissance en Chine, pays ayant peu de pâturages pour des vaches laitières. Dans le domaine des médicaments, il en est de même pour le Plavix23, les patients chinois font confiance au Plavix fabriqué en France, alors 23. Plavix : médicament qui diminue l’agrégation des plaquettes sanguines.

Chimie et médicaments : un bel avenir !

La place de la France dans l’évolution du marché mondial des médicaments

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Chimie et nouvelles thérapies

Figure 10 Évolution de la part des exportations françaises (en %), en médicaments et pour l’ensemble des produits, dans les exportations de la zone euro depuis le début des années 2000. Source : Document LEEM sept. 2019, « La compétitivité française en 2018 ».

que Sanofi pensait que cette fabrication allait disparaître devant les produits génériques produits en Asie. Le label France est apprécié dans le domaine du médicament, mais aussi dans le domaine de la dermato-cosmétologie, et dans les produits de luxe. Pour un pays comme la France, se dire qu’on peut avoir un certain nombre d’industries exportatrices, y compris sur la Chine, est rassurant. Dans domaine de la pharmacie, il est facile de prédire que la Chine va devenir un pays très compétitif. La Chine a eu une période florissante à l’époque des empereurs Ming, c’était la première économie mondiale avec l’exportation de la porcelaine et de la soie. Puis il y a eu une période très difficile où la Chine était devenue un pays qui comptait pour moins de 2 % du PIB mondial (au moment de la Révolution culturelle). Actuellement la Chine remonte : elle représentait 13 % du PIB mondial en 2014 alors que les États-Unis étaient à 19 %. En 2018, la Chine et les États-Unis sont au coude à coude. Il est clair que l’objectif chinois est d’atteindre les 25 à 30 % du PIB mondial, comme à l’époque des Ming. La France est devenue importatrice nette de médicaments et non plus exportatrice. La diminution de la part des exportations des industries pharmaceutiques françaises est indiquée sur la Figure 10. Le pourcentage des exporta-

23 21 19 Médicament 17

Ensemble des produits

15 13

34

11 2001

2003

2005

2007

2009

2011

2013

2015

2017

2019

24. Programme interdisciplinaire de recherche sur le médicament créé par le CNRS et dirigé par Pierre Potier de 1978 à 1984.

Chimie et médicaments : un bel avenir !

tions françaises de médicaments par rapport à la zone euro est marqué en rouge. Alors que nous étions à 23 % dans les années 2000, nous sommes tombés en dessous de 13 %. La courbe en bleu montre l’évolution de l’ensemble des produits français exportés dans la zone euro, elle a diminué de 17 % à 12 %. Cette évolution pose problème. La France ne pourra pas continuer à avoir le niveau actuel avec des exportations en décroissance continuelle. Dans le domaine du médicament, il faut relancer la recherche fondamentale sur l’innovation thérapeutique, avec des objectifs précis, en insistant sur la chimie thérapeutique, essentielle pour traiter les maladies communes, celles du plus grand nombre (maladies infectieuses). Les appels à projets doivent être simples, focalisés sur l’aspect scientifique et examinés par des comités composés de gens compétents. Il faut des chimistes et des pharmacologues pour évaluer les projets en chimie thérapeutique. Dans les années 1980-1990, le programme interdisciplinaire du CNRS sur les médicaments PIRMED24 a été un accélérateur formidable dans le domaine du médicament. Comme premier message, il est essentiel de relancer des programmes de ce type avec des chefs de projets de l’envergure de Pierre Potier pour les mener à bien. Un second message, plus politique, est qu’il nous faut en France un ministère de l’industrie à part entière. Tant que nous n’aurons pas de ministère de l’industrie pour soutenir les projets industriels, la France perdra son importance dans le domaine industriel.

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Janine Cossy

Nature et chimie :

alliées

des pour de

accéder

à

nouveaux

médicaments

Janine Cossy est professeure à l’ESPCI Paris1 et membre de l’Académie des Sciences.

La chimie a mauvaise presse et pourtant, elle peut être utile et vitale. Parfois on fait même de la chimie sans le savoir – comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Imaginons deux personnes qui se retrouvent à déjeuner dans un restaurant, le jeune homme commence à dire à la jeune femme : « Ha… Ce sourire, ces dents blanches : merci la chimie pour le dentifrice… » (Figure 1A) ; puis il 1. www.espci.fr

poursuit : « Vos cheveux sont doux et soyeux : sans chimie, pas de shampooings ! » (Figure 1B), et d’ajouter : « Votre parfum sucré et envoûtant : encore la chimie !!! » (Figure 1C) ; « Et ce ravissant chemisier en fibre synthétique : la chimie !!! » (Figure 1D). Évidemment, après tant de compliments, ce qui doit se passer, arrive : ils tombent amoureux : le coup de foudre (Figure 1E). Le coup de foudre, ajoute-t-il, il est dû à la libération de phényléthylamine

Chimie et nouvelles thérapies

A

D

Figure 1 Un couple s’aperçoit que la chimie est omniprésente. Source : L’Actualité Chimique, n° 229, nov. 1999.

B

C

E

par les amoureux2, c’est donc encore de la chimie ! N’allez pas dire aux gens : « Ne tombez pas amoureux sinon vous allez polluer la planète ! ». Mais les situations ne sont pas toujours aussi agréables que le coup de foudre, en particulier les maladies, qui peuvent rendre la vie difficile (Figure 2). Citons, par exemple, les maladies cardiovasculaires et la dépression, qui sont en augmentation parmi les populations, le diabète, qui affecte même les enfants, la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson, les migraines, le cancer, le sida, l’herpès… Où peut-on trouver des solutions à ces fléaux ? Peut-être

38

2. Phényléthylamine : neurotransmetteur qui stimule la sécrétion de dopamine et de norépinephrine, à l’origine de la sensation de plaisir.

dans la nature, appelée « le magasin du Bon Dieu » par un grand chimiste et pharmacien, Pierre Potier. Si le Bon Dieu a créé les produits naturels biologiquement actifs, en même temps il a dû créer le vent car ces produits sont dispersés dans la terre, dans la mer, dans les airs… (Figure 3). S’il y a une grande diversité de produits biologiquement actifs, en général ils sont présents en très faible quantité dans la nature, et c’est pourquoi le Bon Dieu a créé le « chimiste organicien », en lui donnant trois missions : chercher, extraire et synthétiser (Figure 4).

1

Chercher

En France, 60 % des médicaments sur le marché sont issus de produits naturels ou

DÉPRESSION

ALZHEIMER PARKINSON

DIABÈTE

MIGRAINES

HERPÈS

Figure 2

Nature et chimie : des alliées pour accéder à de nouveaux médicaments

CARDIO-VASCULAIRE

De nombreuses maladies sont en augmentation.

Figure 3 La nature recèle de nombreux produits biologiquement actifs, mais en très faible quantité.

Cherche

Synthétise

Figure 4 Le « chimiste organicien », chimiste qui fait de la chimie organique, conçoit, cherche, extrait et synthétise des molécules.

Extrait

39

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 5 Les sources de médicaments en 2017. Source : d’après Journal of Natural product (2017).

6% Produits naturels 39 %

32 %

23 %

sont des dérivés de produits naturels : 6 % sont sous leur forme originelle, 32 % sont des dérivés de produits naturels, 23 % sont des mimes de produits naturels, et les 40 % restants sont des produits purement synthétiques (Figure 5). Dans le cas des anticancéreux, 70 % sont des produits naturels. Signalons qu’il reste encore beaucoup de produits biologiquement actifs à découvrir car seuls 2 % des ressources naturelles ont été explorés ! Pour trouver des produits naturels bioactifs, il faut savoir observer, avoir du bon sens et

Figure 6

40

Les propriétés multiples (somnifères, sédatives, analgésiques, ou encore stupéfiantes) des extraits des graines de pavot ont été découvertes trois siècles avant J.-C.

Dérivés de produits naturels Mimes de produits naturels Produits purement synthétiques

ne pas négliger les médecines traditionnelles. Prenons le cas du pavot : trois mille ans avant Jésus-Christ, les Sumériens s’étaient rendus compte que les capsules de pavot extrudaient un latex et, lorsque les hommes mâchaient ce latex, ils étaient somnolents et ne ressentaient plus la douleur. Quand ce latex était fumé, les fumeurs voyaient la « vie en rose », ce latex contient donc un stupéfiant, l’opium (Figure 6). Quelle est la substance responsable des propriétés observées ? Pour le savoir, il faut extraire cette substance et effectuer son identification.

Extraire

Comment procèdent les chimistes pour isoler le principe actif d’une plante ? (Figure 7) Reprenons le cas du pavot. Pour isoler la substance active du pavot, on récolte la fleur, on la sèche puis on réalise une extraction avec de l’eau et un solvant (alcool, éther, acétone…), lequel est évaporé pour obtenir ce qu’on appelle un extrait brut, que l’on va purifier en utilisant des techniques de séparation à l’aide, par exemple, d’une colonne remplie de silice. L’extrait brut va être fractionné et les fractions vont être collectées dans différents récipients (représentées en couleur sur la Figure 8). Ce qu’il faut savoir, c’est que les

produits sont plus ou moins bien retenus sur la silice selon leur structure et ne vont donc pas sortir en même temps de la colonne. On va réaliser des fractions et rechercher celles qui possèdent le même effet que celui du latex. Dans le cas du pavot, les premières fractions ne contiennent pas le produit avec l’effet recherché, en revanche on trouve l’effet recherché dans la quatrième fraction. Celle-ci contient donc le principe actif mais il est accompagné d’autres produits (impuretés), qu’il faut donc éliminer et pour obtenir le produit actif pur. Une fois le produit débarrassé de ces impuretés (par chromatographie, distillation, cristallisation...), sa structure est déterminée par différentes méthodes d’analyse telles que la résonance

Figure 7 Les chimistes ont depuis longtemps extrait des molécules biologiquement actives à partir du milieu naturel.

Nature et chimie : des alliées pour accéder à de nouveaux médicaments

2

Figure 8 Étapes d’une purification dirigée d’un principe actif. Cette purification donne une première molécule, la morphine (en haut à droite), qui est un produit naturel. Ce produit a été modifié par les chimistes (transformation des groupements -OH, en bleu, en acétates, en rouge) et ils ont obtenu l’héroïne.

41

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 9 Paracelse, médecin suisse du e xvi  siècle, déclarait : « Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison. »

42

magnétique nucléaire (RMN), la spectrométrie de masse (SM), la spectrométrie ultraviolet (UV), l’infrarouge (IR), etc. (Figure 8). Le produit actif présent dans le latex du pavot est la morphine. Il faut savoir que chaque fois que les chimistes trouvent un produit naturel, ils vont effectuer des modifications chimiques pour avoir un produit soit plus actif, soit moins toxique et/ou plus spécifique. Dans le cas de la morphine, un groupement hydroxyle (-OH, en bleu) a été transformé en acétate (en rouge) et les chimistes ont eu accès à… l’héroïne ! (Figure 8). Le pavot étant une plante annuelle, sa récolte et son extraction ne sont pas néfastes à la flore puisque tous les ans le pavot peut repousser. Signalons que la morphine, connue pour être dangereuse, peut être donnée à des enfants dans certaines pathologies, mais évidemment en très petite quantité. Dans ce cadre, citons la phrase d’un médecin suisse du xvie siècle, Paracelse, qui déclarait « Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison » (Figure 9). Il faut faire attention à quelques idées reçues et fausses concernant les produits naturels. Ce n’est pas parce qu’on traite une maladie avec un produit naturel qu’il n’est pas dénudé d’effets secondaires et/ou de toxicité. Citons le cas d’une femme qui avait lu que les huiles essentielles pouvaient avoir un effet bénéfique sur la santé, si bien qu’elle en a enduit son enfant,lequel en est décédé du fait de l’utilisation d’une quantité trop importante de ce produit.

Prenons maintenant l’exemple de l’if. Au Moyen Âge : on s’était rendu compte que ce conifère était un empoisonneur de bétail. Les ifs ont donc été supprimés des pâtures et on les a plantés à côté des cimetières afin que le bétail n’aille pas les brouter. Or, lors de leurs longues courses, les cavaliers s’arrêtaient sous les ifs avec leurs chevaux, lesquels mouraient trois jours après. Il a fallu attendre les années 1960 pour que des chercheurs américains s’intéressent à l’if de Californie et essaient de trouver le principe actif responsable de la mort des animaux. Les chercheurs ont réalisé des extractions grossières de l’écorce, des aiguilles et des fruits de l’if afin d’extraire le principe actif responsable de la toxicité. Ces chercheurs se sont rendus compte que l’écorce contenait un produit toxique contre les cellules cancéreuses qu’ils ont appelé taxol. Il est à noter qu’à partir de 20 kg d’écorce sèche, seul 1 g de taxol est extrait (Figure 10). Or, si on veut guérir tous les cancéreux de la Terre avec le produit extrait de l’écorce d’if, il va falloir détruire toutes les forêts d’ifs du monde, ce qui conduirait non seulement à un désastre écologique – un if ne repousse pas en un an –, mais on ne pourrait d’ailleurs pas guérir tous les cancéreux. Il fallait donc trouver une solution. À l’époque, Pierre Potier, directeur de l’Institut de Chimie des Substances Naturelles (ICSN, associé au CNRS), s’était dit que s’il y avait un principe actif dans l’écorce d’if, il y avait peut-être

à extraire les produits présents dans les aiguilles d’if… Et ils n’ont pas trouvé le taxol, mais ils ont extrait un autre produit, la déacétylbaccatine (Figure 11). Celle-ci semble

Figure 10 Issu de l’if, le taxol est une molécule toxique contre les cellules cancéreuses.

Nature et chimie : des alliées pour accéder à de nouveaux médicaments

le même principe actif dans ses aiguilles. Si c’est le cas, les forêts d’ifs ne seraient plus détruites puisque les aiguilles repoussent annuellement. Son équipe s’était donc mise

Figure 11 L’équipe de Pierre Potier à l’Institut de Chimie des Substances Naturelles (ICSN, Gif-sur-Yvette) a synthétisé le Taxotère®, anticancéreux actuellement commercialisé par Sanofi.

43

Chimie et nouvelles thérapies

être un précurseur du taxol et, pour la transformer en taxol, il suffit de rajouter chimiquement un petit fragment, ce qu’un chimiste organicien est capable de faire. Au cours de ce travail de transformation chimique de la déacétylbaccatine, les chimistes de l’ICSN ont obtenu un intermédiaire qui s’est révélé être très actif sur les cellules cancéreuses et qu’ils ont appelé Taxotère®. Ce produit a été mis sur le marché par Rhône-Poulenc à l’époque, et il est actuellement commercialisé par Sanofi. Pour notre part, nous nous intéressons à la synthèse d’antibiotiques, d’anti-inflammatoires et principalement à la synthèse d’antitumoraux/anticancéreux. Le cancer est un véritable fléau qu’il faut éradiquer. En France, on compte environ 1 000 nouveaux cas de cancer par jour et 400 décès par jour. Trois millions de personnes vivent avec un cancer latent. La détection précoce est l’une des conditions pour avoir des chances de guérir d’un cancer, en recourant à des thérapies telles que la

Division cellulaire (mitose) Cellule se préparant à se diviser

chimiothérapie, la radiothérapie et/ou la chirurgie. La chimiothérapie utilise souvent des produits de faible index thérapeutique, ce qui signifie qu’il faut beaucoup de produit pour avoir une activité anticancéreuse intéressante. De plus, les anticancéreux sont toujours associés à des effets secondaires importants tels que la diminution du nombre de cellules sanguines, une grande fatigue, des nausées, des vomissements, la chute des cheveux, la perte des ongles… Le cancer est une maladie complexe, il n’y a pas un cancer mais une diversité de cancers. Comme chacun sait, il s’agit d’une prolifération anormale de cellules. Cependant, cette prolifération peut être stoppée à différents stades du cycle cellulaire (Figure 12). Ce cycle peut être arrêté au moment où il commence ou lorsque la cellule grossit, au stade de la réplication de l’ADN, lorsque la cellule commence à se diviser, ou encore au stade de la mitose (Figure 12).

Début du cycle croissance de la cellule

Tumeur

Figure 12

44

La prolifération des cellules cancéreuses peut être stoppée à différents stades du cycle cellulaire.

Réplication de l’ADN

Réplication de l’ADN

Décision de la cellule de continuer ou non

Une tumeur de 2 mm ne peut pas grossir en l’absence d’un minimum de nutriments et d’oxygène.

2 mm

oxygène, nutriments 2 mm

Si on ne peut pas arrêter la division cellulaire, une tumeur va se développer. Il faut savoir qu’une tumeur de 2 mm ne pourra pas se développer si elle n’a pas de nutriments et/ ou d’oxygène (Figure 13). Cependant, pour survivre, la tumeur va envoyer un signal : le facteur de croissance de l’endothélium vasculaire (VEGF), qui est un petit peptide3. Ce dernier va se fixer sur un récepteur porté par les vaisseaux sanguins, dont il va entraîner la prolifération autour de la tumeur. Celle-ci sera alors alimentée en nutriments et en oxygène,et pourra grossir (Figure 14). Pour que le petit peptide soit actif, il faut qu’il adopte une conformation 3D repliée (Figure 15). Or, dans les cellules cancéreuses, les petits 3. Peptide : enchaînement d’un petit nombre d’acides aminés.

peptides et les protéines sont sous la forme non repliée, donc non actifs. C’est là qu’intervient la protéine Hsp 90, une protéine dite « chaperone », qui permet le repliement des peptides dans une conformation 3D, leur permettant de devenir actifs. L’obtention d’un peptide actif à partir d’un peptide non actif passe par la formation d’un « complexe intermédiaire » du peptide non replié avec Hsp 90 et, grâce à l’ATP (source d’énergie), le complexe intermédiaire est alors transformé en « complexe mature », qui va se dissocier et donner naissance au peptide dans sa conformation 3D repliée. Celui-ci devient actif, entraînant le développement de la tumeur. La lutte contre le cancer passe donc par l’inactivation de la protéine chaperone Hsp 90 en bloquant la

Départ

Figure 14 Les vaisseaux sanguins apportent à la tumeur l’oxygène et les nutriments nécessaire à sa croissance.

Arrivée

Hsp 90

Protéine non repliée Non active

Nature et chimie : des alliées pour accéder à de nouveaux médicaments

Figure 13

pas d’oxygène, pas de nutriments

Figure 15

Protéine repliée Conformation active

Les protéines ou les peptides sont actifs lorsqu’ils sont dans une conformation 3D repliée. Ce repliement est induit par la protéine chaperoneHsp 90.

45

Chimie et nouvelles thérapies

ATP Hsp90

ATP

Hsp90

Il faut donc trouver un inhibiteur plus actif sur la protéine Hsp 90 présente dans les cellules cancéreuses que sur la protéine Hsp 90 présente dans les cellules normales (Figure 17).

ATP Hsp90

Hsp90

Inhibiteur

Complexe mature

Complexe intermédiaire

Inhibiteur Hsp90

Inhibiteur Hsp90

Protéine mal depliée

Mort de la tumeur

Figure 16 Mécanisme d’action de la protéine chaperone Hsp 90 (sans inhibiteur et avec inhibiteur).

Dégradation Protéine correctement repliée

formation du complexe mature (Figure 16). À ce stade, une difficulté apparaît. Dans les cellules normales sous stress (dû à une augmentation de température, à un pH anormal, à l’absence de nutriments, à des métaux lourds, ou encore à la cigarette...), il va y avoir une accumulation de peptides non repliés dans la cellule normale et la protéine chaperone Hsp 90 va également intervenir pour régénérer les peptides dans leur conformation 3D repliée, devenant actifs et assurant la vie de la cellule normale. Comme dans le cas des cellules cancéreuses, un inhibiteur de la protéine chaperone Hsp 90 entraînera le non repliement des peptides, ce qui induira la mort des cellules normales qu’il faut absolument éviter...

46

Ce produit est très peu abondant dans la nature, seuls quelques microgrammes ont été isolés et il n’y a pas de précurseur pour atteindre cette molécule (Figure 19). Le recours à la synthèse chimique devient alors indispensable pour obtenir l’herbimycine en quantités appréciables.

protéine chaperone Hsp90

Figure 17 Un inhibiteur de la protéine chaperoneHsp 90 permet d’arrêter le repliement des protéines dans leur conformation 3D repliée, induisant la mort de la cellule.

En 1979, des inhibiteurs de Hsp 90 ont pu être isolés d’une espèce de champignon, en particulier l’herbimycine. La structure de cette molécule a été établie comme étant une benzoquinone (en noir) incluse dans un macrocycle (en rouge) (Figure 18). Des tests biologiques effectués au National Cancer Institute (NCI, ÉtatsUnis) ont permis de constater que ce produit inhibait la croissance des cellules cancéreuses avec un IC50 de 10 nanomolaires (nM) (Figure 19). L’IC50 est la quantité de produit nécessaire pour inhiber le processus de développement cellulaire de 50 %, elle représente donc l’efficacité du produit. L’herbimycine est un inhibiteur de la protéine chaperone Hsp 90 et elle est 500 fois plus active dans les cellules cancéreuses que dans les cellules normales.

Accumulation de protéines non repliées

Mort de la cellule Protéine repliée Confirmation active

BOÎTES DE PÉTRI CONTENANT DES CELLULES CANCÉREUSES O

MeO O

Me

Me

N H MeO

MeO

OCONH2

MeO Me

Me

Figure 18 L’herbimicyne A est un inhibiteur de Hsp 90.

3

Figure 19

Synthétiser

Le chimiste doit trouver des stratégies et des méthodes, ainsi que des outils synthétiques appropriés, pour obtenir efficacement les molécules cibles. Dans un premier temps, le chimiste va concevoir une stratégie (analyse rétrosynthétique) et, dans un deuxième temps, il réalisera la construction de la molécule au laboratoire selon la stratégie qu’il aura établie (Figure 20). 3.1. Analyse rétrosynthétique et stratégie Comment établit-on des stratégies de synthèse ? En

L’herbimycine a une meilleure affinité pour les cellules cancéreuses que pour les cellules normales. Une diminution de la croissance des cellules cancéreuses est observée en présence d’herbimycine dans une boîte de Pétri.

réalisant une analyse rétrosynthétique, qui consiste à dessiner la molécule et à rompre virtuellement des liaisons qui semblent stratégiques afin de pouvoir les construire ensuite expérimentalement au laboratoire. Si on représente l’herbimycine par des sphères telles que dessinées sur la Figure 21, certaines liaisons vont être coupées virtuellement pour avoir des petits fragments, représentés par les billes rouge, bleue, noire et violette. Une fois ce

Nature et chimie : des alliées pour accéder à de nouveaux médicaments

O

Figure 20 Les chimistes effectuent la synthèse des molécules d’origine naturelle ou synthétique selon des stratégies préalablement établies.

Molécule à synthétiser

O O MeO O

Me MeO

Me

N H MeO

OCONH2

MeO Me

Me

Figure 21 La rétrosynthèse consiste à imaginer des coupures de liaisons pour accéder à des fragments qui seront synthétisés puis assemblés pour accéder à la molécule désirée.

47

Chimie et nouvelles thérapies

travail effectué, le chimiste va réaliser la synthèse de ces billes et les assembler pour obtenir la molécule désirée. Il existe plusieurs façons de réaliser la synthèse d’une molécule complexe à partir de fragments, soit selon une stratégie linéaire, soit selon une stratégie convergente. Dans le cas de la stratégie linéaire, les fragments rouge et bleu sont synthétisés puis assemblés pour obtenir une molécule rouge-bleue (Figure 22). On réalise ensuite la synthèse du fragment noir qui est assemblé avec la molécule rouge-bleue pour obtenir la molécule rougebleue-noire. Le fragment violet est ensuite synthétisé et assemblé avec la molécule rouge-bleue-noire pour obtenir la molécule finale. En Synthèse linéaire

Rendement global de 12 %

Figure 22 Synthèse linéaire.

Synthèse convergente

considérant cette voie de synthèse linéaire, si pour chaque étape le rendement est de 50 %, le rendement global en produit désiré est de 12 %. Une autre stratégie, beaucoup plus intéressante que la synthèse linéaire, est la synthèse convergente (Figure 23). La synthèse des mêmes fragments rouge, bleu, noir et violet sera toujours réalisée, mais l’assemblage de ces fragments va être différent. Dans un premier temps, les fragments rouge et bleu vont être assemblés pour donner la molécule rouge-bleue, et, en parallèle, on va réaliser l’assemblage du fragment noir avec le fragment violet pour accéder à la molécule noire-violette. Dans un deuxième temps, les molécules rouge-bleue et noire-violette vont être assemblées pour accéder à la molécule finale. Selon cette stratégie, la molécule désirée sera obtenue avec un rendement de 25 % si les étapes A et B ont un rendement de 50 % (Figure 23). C’est la stratégie convergente, beaucoup plus intéressante que la stratégie linéaire, qui a été utilisée pour réaliser la synthèse de l’herbimycine. Les liaisons indiquées par des traits pointillés sur la Figure 24 ont été coupés virtuellement, et quatre fragments doivent alors être synthétisés. 3.2. Synthèse

Rendement global de 25 %

Figure 23 48

Synthèse convergente.

Les quatre fragments résultants de l’analyse rétrosynthétique ont donc été synthétisés et assemblés (Figure 25). Il restait ensuite à construire le macrocycle de l’herbimycine.

O

Figure 24

O MeO O

Me

O Me

N H

MeO

MeO

OCONH2 Me

MeO

Me

Me

Me

Herbimycine A

Analyse rétrosynthétique de l’herbimycine A.

MeO

MeO

MeO

Me

N H

O

Me MeO

Nature et chimie : des alliées pour accéder à de nouveaux médicaments

O

OCONH2

O O X

NH2 O

Me

HO

O Me MeO

MeO Y

MeO Me

O

OCONH2 Me

O

O

O MeO

MeO

X

O

O

Me

Me

MeO

MeO

MeO

Y O Me

Me MeO

MeO OCONH2

Me

OCONH2

MeO Me

MeO

MeO MeO

OCONH2

Me

Me

Me

O

O O

MeO

O Me

N H

O

Me

Me

N H

X

MeO

NH2

MeO 1ère étape

O

Me MeO

MeO MeO

MeO

MeO OCONH2

Me

Me

Me

N H

MeO

OCONH2 Me

Me

Figure 25 Étapes de synthèse de l’herbimicyne A.

49

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 26 Yves Chauvin, Robert H. Grubbs et Richard R. Shrock, prix Nobel de chimie 2005 pour la métathèse des oléfines. Source : R. Paz, L. B. Hetherington, www. nobelprize.org.

La fermeture du cycle, qui est l’une des étapes finales, doit se faire rapidement et efficacement pour ne pas perdre la matière précieuse synthétisée auparavant. Grâce aux travaux sur la métathèse d’oléfines4, effectués par Y. Chauvin, R. H. Grubbs, et R. R. Shrock (prix Nobel de chimie en 2005) (Figure 26), et l’utilisation d’un catalyseur puissant mis au point par Grubbs, l’herbymycine a été formée

Figure 27 Étape de fermeture de cycle par métathèse intramoléculaire.

50

4. Métathèse : réaction chimique qui se traduit par l’échange d’un ou de plusieurs atomes entre des espèces structurellement apparentées (ici des oléfines).

efficacement par construction d’une double liaison, présente dans le macrocycle de l’herbimycine (Figure 27, en rouge à droite), grâce à une métathèse d’oléfines (liaisons bleue et rouge à gauche). Cette synthèse a été réalisée en deux ans, mais le côté positif de la synthèse est que nous avons pu avoir accès à des dérivés qui se sont révélés plus actifs et plus sélectifs que le produit naturel lui-même. C’est ainsi qu’en remplaçant un groupe méthyle (-CH 3), indiqué par une chaîne en rose (Figure 28), l’activité de l’herbimycine a été améliorée (Figure 28).

Après avoir déterminé l’activité des molécules sur les cellules, il faut les tester in vivo, c’est-à-dire sur des souris et d’autres animaux vivants, avant d’étudier leur efficacité chez l’homme. Il faut savoir que tout produit peut avoir des effets secondaires indésirables et qu’il est important de pouvoir les minimiser. Comment peut-on diminuer les effets secondaires d’un candidat-médicament ? Une réponse peut être le ciblage spécifique des cellules cancéreuses (Figure 29). Comparons le médicament à une roquette et la cellule cancéreuse à un ballon de baudruche. Si on veut faire éclater uniquement le ballon de baudruche par la roquette, il faut que la roquette soit attirée spécifiquement vers ce ballon.

Protéine (serrure)

Molécule active (clé)

O O

MeO O

Me

N H

MeO Me

Modification

Me

O

MeO

Me

MeO

MeO

O

O

Me MeO

MeO

MeO

OCONH2

Me

N H

Me

OCONH2 R

Augmentation de l’activité

Sachant que les cellules cancéreuses possèdent à leur surface des antigènes, et qu’il existe des anticorps qui les reconnaissent spécifiquement, l’idée était donc d’attacher un anticorps à la roquette (le médicament). L’anticorps attaché à la roquette reconnaîtra uniquement l’antigène de la cellule cancéreuse, si bien que celle-ci sera détruite spécifiquement (Figure 30).

Figure 28 L’ajout d’une chaîne (en bas en rose) augmente l’activité de la molécule.

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3.3. Vectorisation de drogues vers la tumeur

Figure 29 Pour tuer les cellules cancéreuses (symbolisées par le ballon de baudruche) par une roquette (anticancéreux), il est important de les cibler spécifiquement.

Antigène

Figure 30 Cellule

Cellule Anticorps

Ciblage spécifique des cellules cancéreuses par la roquette (médicament) armée de l’anticorps.

51

Chimie et nouvelles thérapies

La roquette armée d’un anticorps spécifique des cellules cancéreuses s’appelle un immunoconjugué (voir aussi le Chapitre de M.-P. Brun dans cet ouvrage Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020). Un immunoconjugué est constitué d’une molécule anticancéreuse (une petite molécule toxique) que l’on raccorde

Figure 31 Action des immunoconjugués sur les cellules cancéreuses. Couplage

Fonction polaire

Lien

Couplage Molécule antitumorale

Fonction polaire

Lien

Ant

Fonction aminée de l’AC

Pour notre part, nous nous sommes intéressés aux tumeurs de la vessie, dont on compte environ 100 000 cas par

Fonction aminée de l’AC

ps

ps

icor

icor

Ant

Molécule antitumorale

à un anticorps à l’aide d’un lien. L’anticorps va reconnaître l’antigène et, après pénétration de l’immunoconjugué dans la cellule (internalisation), la cellule cancéreuse sera détruite (Figure 31).

Cellule

Couplage Molécule antitumorale

Fonction polaire

Lien

Fonction polaire

Lien

Fonction aminée de l’AC

Ant ps

icor Cellule

52

Fonction aminée de l’AC

ps

Couplage

Lien

icor

ps Cellule

Molécule antitumorale

Molécule antitumorale

Fonction polaire

Ant

icor

Ant

Fonction aminée de l’AC

Couplage

Cellule

Tumeurs superficielles pTis

pTa

pT1

Tumeurs infiltrantes pT2a

pT2b

Les différents types de tumeurs de la vessie. pT3

pTa

Muqueuse : Urothélium Chorion Muscle superficiel Muscle profond Graisse péri-vésicale Organes voisins Terminologie des Tumeurs pathologistes : non invasives

an en France. Certaines de ces tumeurs sont superficielles (Figure 32, à gauche) et vont probablement pouvoir être éradiquées, mais certaines sont invasives (Figure 32, à droite) et beaucoup plus difficiles voire impossible à éradiquer. Pour le traitement du cancer de la vessie, seuls quelques traitements sont efficaces, en particulier le BCG, qui permet de traiter 60 % des tumeurs superficielles avec succès. Cependant, 40 % des cas ne répondent pas au traitement et une ablation de la vessie doit être effectuée, ce qui est extrêmement invalidant. Au sein de la société Acanthe Biotech, créée avec le Dr L. Edelman, des anticorps de la tumeur de la vessie ont été préparés et des immunoconjugués ont donc été synthétisés à partir de ces anticorps. Les tests effectués avec ces immunoconjugués ont montré que l’on avait bien internalisation de l’immunoconjugué dans les cellules cancéreuses et leur destruction. Des essais sur des souris ayant des tumeurs vésicales devront

Tumeurs invasives

être effectués pour montrer l’efficacité de ces immunoconjugués in vivo. Signalons que la synthèse de ces immunoconjugués est longue et les purifications sont parfois difficiles.

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Figure 32

Terminologie des urologues :

Quel autre moyen simple peut-on envisager pour vectoriser spécifiquement les molécules anticancéreuses vers la tumeur ? Nous avons envisagé d’encapsuler l’anticancéreux dans une « coquille » (Figure 33). Ce principe peut être représenté par un œuf : l’anticancéreux Coquille

liquide volatile Drogue Explosion

TUMEUR

Figure 33 Le défi est de pouvoir larguer le médicament au niveau la tumeur.

53

Chimie et nouvelles thérapies

étant le jaune d’œuf, le blanc d’œuf un liquide volatile non toxique, et la coquille permettant d’isoler le liquide contenant l’anticancéreux du milieu extérieur. Si on arrive à vectoriser l’œuf au niveau de la tumeur et si on arrive à le casser au niveau de la tumeur, on devrait pouvoir avoir le dépôt de l’anticancéreux juste au niveau de la tumeur, ce qui permettrait de la détruire spécifiquement et de minimiser et/ou supprimer les effets secondaires. Dans le but de larguer le produit au niveau de la tumeur, nous avons encapsulé des produits dans des microgouttelettes (Figure 34A), qui sont elles-mêmes encapsulées dans des microgouttelettes (« microgouttelettes composites ») afin d’éviter les fuites du produit vers le milieu extérieur. La « coquille » est

Figure 34 A) Système microfluidique permettant de générer des microgouttelettes contenant un produit ; B) encapsulation des médicaments dans des microgouttelettes composites ; C) microgouttelettes contenant de la fluorescéine et préparées par microfluidique.

A

constituée d’un fluorosurfactant (tensioactif fluoré), le blanc de l’œuf est un solvant fluoré et le jaune d’œuf correspond au produit. Nous avons pu obtenir ces microgouttelettes composites grâce à des techniques de microfluidique (Figure 34B) et la preuve de concept a été réalisée avec de la fluorescéine (Figure 34C). Les microgouttelettes fabriquées ont une haute capacité de stockage des produits, puisque les deux tiers du volume de la microgouttelette sont occupés par le produit. Notons qu’avec ce système d’encapsulation, il est important de trouver le bon tensioactif pour qu’il n’y ait pas de fuite du produit vers l’extérieur. Ayant ces microgouttelettes en main, la phase suivante consiste à effectuer le largage

B

Médicaments hydrophiles H

Liquide perfluorocarboné Solution aqueuse

P

Tensioactif fluoré 1,5-4 µm

C

54

Transducteur à ultrasons

Perle de fer

Coussin de gel

Point de concentration Foie

Coussin chauffant

Nature et chimie : des alliées pour accéder à de nouveaux médicaments

Injection de microgouttelettes contenant de la fluorescéine

Figure 35 Test sur une souris et largage de la fluorescéine encapsulée au niveau du foie à l’aide d’un échographe ultrasonique.

du produit au niveau de la tumeur (Figure 35). Le largage du produit contenu dans les microgouttelettes s’effectue à l’aide d’ultrasons. Les ultrasons peuvent être produits par des échographes ultrasoniques commerciaux (Figure 35) présents dans les hôpitaux et les cliniques. L’avantage des échographes ultrasoniques est qu’ils permettent à la fois de visualiser la tumeur, et d’effectuer le largage du produit encapsulé au niveau de la tumeur par éclatement des microgouttelettes. Pour établir la preuve de concept, des microgouttelettes contenant de la fluorescéine ont été injectées à une souris par voie intraveineuse et, après avoir repéré le foie

à l’aide de l’échographe, des ultrasons ont été envoyés sur ce foie. À chaque impulsion d’ultrason, on observe l’éclatement des microgouttelettes et le largage de la fluorescéine (Figure 35).

4

Tests biologiques et mise sur le marché d’un médicament

Après avoir isolé une molécule active et/ou réalisé sa synthèse, et avant de mettre un composé sur le marché, il faut effectuer des tests biologiques in vitro (sur des cellules), puis in vivo, sur des souris et autres animaux avant de pouvoir les tester sur l’homme en respectant un protocole précis qui consiste en une phase 1, 2, 3

55

Chimie et nouvelles thérapies

et 4 de tests biologiques (Figure 36). Pour la phase 1, qui dure en général un an, on fait appel à des volontaires sains, 10 à 20 personnes, pour confirmer la tolérance du produit et avoir des paramètres pharmacocinétiques, c’est-à-dire son devenir après son administration, son adsorption, sa distribution, son métabolisme…

Figure 36 De la phase d’isolement de la molécule aux tests in vitro et in vivo.

Isolement de la molécule

Une troisième phase est alors mise en œuvre. La phase 3,

100 molécules

10 molécules

1 molécule

Synthèse et tests Dépôt de brevet

Phases 1, 2, 3

AMM Prix

10-15 ans

56

Si la phase 1 est concluante, la phase 2 est alors entreprise. Celle-ci dure de un à trois ans et elle est réalisée sur 100 à 200 patients. À ce stade, la preuve de concept est réalisée. L’efficacité et la tolérance du produit, ainsi que les effets secondaires et la toxicité, sont étudiés. La dose active est déterminée avant de passer à la phase suivante. Les tests sont tous réalisés « en double aveugle ». À ce stade, la formulation du médicament – additifs, présentation sous forme de gélules, de comprimés… – est effectuée.

2-3 ans

qui dure deux à quatre ans, est réalisée sur 1 000 à 5 000 patients. Cette phase coûte extrêmement cher, 2 000 à 10 000 euros par patient. Elle implique une vérification statistique de l’efficacité sur un nombre limité d’indications, avant d’être étendue à d’autres indications (présence d’anomalies, boutons, démangeaisons, etc.). De l’isolement de la molécule ou de sa conception et/ou à sa synthèse jusqu’à la phase 3, il se passe dix à quinze ans pour réaliser tous les tests. Dans le cas des anticancéreux, le processus peut être plus rapide. L’aboutissement du processus est l’obtention d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) et, à ce stade, le prix de la molécule est déterminé et les conditions commerciales vont être établies. Cette phase peut durer de deux à trois ans. La dernière phase, la phase 4, est la commercialisation du médicament. Il faut savoir qu’un médicament est toujours sous pharmacovigilance

Phases 4, Commercialisation Pharmacovigilance 10-15 ans Fin du brevet

Un produit peut rester environ une quinzaine d’années sur le marché avant de tomber dans le domaine public. De la découverte de la molécule active à la

fin du brevet, qui permet de couvrir les intérêts de l’industriel, une trentaine d’années se sont écoulées (Figure 37). Le parcours d’un médicament n’est pas un long fleuve tranquille, c’est un jeu de pistes et malgré tous les tests réalisés, les doses établies pour éviter les problèmes, le succès d’un médicament n’est jamais assuré. De la découverte de la molécule active à la preuve de concept, aux tests biologiques, aux preuves d’efficacité et de bénéfice pour les patients, en passant par les étapes de production industrielles et de commercialisation…, auxquelles s’ajoutent les difficultés d’ordre juridique, et en prenant en compte les succès et les échecs, cela coûte très cher, environ 1 milliard de dollars, ce qui représente plus de six airbus.

Nature et chimie : des alliées pour accéder à de nouveaux médicaments

et qu’il peut être retiré du marché à tout moment si des effets indésirables apparaissent chez les patients. C’est ainsi que le Vioxx, un anti-inflammatoire efficace mis sur le marché par Merck aux États-Unis, a été retiré du marché. Après la prise de ce médicament, quelques personnes sont décédées. Pourquoi ? Est-ce à cause du médicament par lui-même ? Est-ce que les patients avaient pris des doses trop importantes ? Est-ce que la prise de ce médicamentavait été associée à la prise d’un autre médicament entraînant un effet néfaste ? Quelle que soit la raison, les autorités ont décidé de retirer cet antiinflammatoire du marché.

Des défis à relever pour les chimistes Les chimistes ont des défis à relever, en particulier trouver des molécules pour lutter contre les maladies et guérir les patients. Même si la nature regorge de produits biologiques actifs, ils peuvent être imparfaits, mais comme le disait Leonard de Vinci « Quand la nature finit de produire ses propres espèces, l’homme commence, avec l’aide de la nature, à créer une infinité d’espèces ». C’est le cas des chimistes qui savent créer de nouvelles molécules. Essayons d’imaginer l’inimaginable pour éradiquer ces fléaux que sont les maladies, tout en respectant la Nature car elle le vaut bien !

57

Chimie et nouvelles thérapies 58

Remerciements : Merci à toutes les personnes qui ont travaillé sur les projets décrits dans cet article en particulier : V. Bellosta, S. Canova, S. Arseniyadis, M. Bézagu, L. Edelman, P. Tabeling, M. Tanter, O. Couture, F. Monti. Merci à ESPCI Paris, au CNRS, au Ministère de la Recherche, à Sanofi, à Acanthe Biotech et à la Fondation Pierre-Gilles de Gennes pour les financements.

Patricia Melnyk

Nouvelle

molécule triple une le

action :

piste

pour

traitement

de la

maladie

Alzheimer ?

d’

Patricia Melnyk est professeure à la Faculté de Pharmacie de l’Université de Lille1 où elle dirige l’équipe « Brain Biology&Chemistry » du Centre de Recherches « Lille Neurosciences & Cognition ».

1

La maladie d’Alzheimer

1.1. La quatrième cause de mortalité La maladie d’Alzheimer est dans les pays occidentaux la 1. http://pharmacie.univ-lille.fr/ faculte-de-pharmacie-de-lille.html

quatrième cause de mortalité après les maladies cardiovasculaires, les cancers et les accidents vasculaires cérébraux. Sont ainsi touchés environ un million de cas en France et 36 millions dans le monde. La maladie d’Alzheimer est une « démence », désignation clinique des maladies

Chimie et nouvelles thérapies

neurodégénératives qui affectent trois fonctions cognitives dont la mémoire à court terme. Elle représente 70 % des démences neurodégénératives.

Figure 1 Le neuropsychiatre allemand Alois Alzheimer avait décrit en 1906 la maladie qui porte maintenant son nom, à l’aide de l’analyse post mortem du cerveau d’une patiente décédée à l’âge de 54 ans.

C’est une maladie neurodégénérative liée à l’âge mais très différente du vieillissement cérébral classique. Elle touche essentiellement nos aînés avec une probabilité proche d’une personne sur trois à partir de l’âge de 80 ans et environ cinq femmes pour quatre hommes. Avec le vieillissement de la population et l’absence de traitement à ce jour, le nombre de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer pourra dépasser 110 millions d’ici une trentaine d’années. Cette pathologie doit son nom à Alois Alzheimer (Figure 1), le neuropsychiatre allemand qui l’a décrite il y a un peu plus d’un siècle lorsqu’il a observé au microscope les lésions du cerveau d’une patiente décédée à l’âge de 54 ans. 1.2. Une maladie multifactorielle La maladie d’Alzheimer a de nombreuses causes possibles qui peuvent agir en synergie (Figure 2). Il peut s’agir de Facteurs environnementaux

facteurs génétiques, comme la présence de « l’allèle epsilon 4 du gène de la lipoprotéine E4 », de facteurs environnementaux, de la présence de certains facteurs co-morbides associés comme le diabète, plus généralement la façon de vivre, de se nourrir, l’activité physique, les toxines environnementales telles les pesticides, qui sont tous des facteurs contribuant à augmenter le risque de développer une maladie d’Alzheimer. À l’inverse, plus on favorise l’activité de son cerveau, mieux on sera protégé contre le développement de la maladie. Il s’agit véritablement d’une maladie multifactorielle. 1.3. Les deux mécanismes de la maladie De façon surprenante, le diagnostic définitif de la maladie repose sur l’observation dans le cerveau des patients décédés des mêmes lésions que celles déjà dessinées en 1907 par Alois Alzheimer. C’est d’ailleurs bien la singularité de la maladie puisqu’elle regroupe deux lésions que sont les plaques « séniles » et les dégénérescences neurofibrillaires. Alimentation

Facteurs génétiques Sport

Figure 2

60

La maladie d’Alzheimer est une maladie multifactorielle. De nombreux facteurs peuvent favoriser le développement de la maladie : facteurs génétiques, environnementaux...

Pesticides ApoE4 Maladies

Éducation

2. Peptide : chaîne d’acides aminés de petite taille (plus courte qu’une protéine). 3. Pathophysiologie : atteinte aux conditions physiologiques de fonctionnement normal des cellules. 4. Neuro-inflammation : inflammation des tissus nerveux. 5. Neurotransmetteur : peptide ou petite molécule ayant une affinité avec les récepteurs membranaires de cellules du système nerveux et provoquant un effet dans la cellule cible. La liaison de ces molécules aux récepteurs entraîne des chaînes de réactions (réactions chimiques/physiques) dans les cellules. 6. Acétylcholine : neurotransmetteur jouant un rôle important au niveau central (mémoire, apprentissage), mais aussi périphérique (contraction musculaire par exemple lorsque le mucle est relâché par les neurones au niveau des synapses neuromusculaires).

Aggrégation extraneuronale de peptides Aβ

Accumulation intraneuronale et aggrégation de protéines Tau

toujours identique pour finalement aboutir à l’émergence de la démence. 1.4. L’évolution clinique La Figure 4 résume le développement de la normalité à la pathologie en considérant les biomarqueurs (Aβ et Tau) et des signes cliniques de la maladie. On voit d’abord se développer les plaques, qu’on appelle les plaques séniles, les plaques amyloïdes, dans le cerveau. S’ensuit le dépôt de protéines Tau. Toute cette

Figure 3 La maladie d’Alzheimer se caractérise par deux mécanismes pathophysiologiques : l’agrégation extraneuronale de peptides amyloïdes Aβ et la pathologie Tau, issue de l’accumulation de protéines Tau à l’intérieur des neurones.

Nouvelle molécule triple action : une piste pour le traitement de la maladie d’Alzheimer ?

Pathologie amyloïde et pathologie Tau

Anormal Biomarqueur de la maladie

La première est formée de dépôts sphériques d’un peptide2 appelé peptide amyloïde et constituant la pathologie amyloïde. La seconde se retrouve dans des grands neurones de forme pyramidale, et l’accumulation d’enchevêtrements fibrillaires de nature protéique qui la constitue s’appelle pathologie Tau, du nom de la protéine constitutive des fibrilles. Il est compréhensible, dès lors, de mesurer toute la complexité de cette maladie dont nous n’avons pour l’heure pas toutes les explications (Figure 3). Ces deux mécanismes pathophysiologiques 3 déclenchent la neuro-inflammation4, la mort neuronale et un déficit dans certains neurotransmetteurs5 tels que l’acétylcholine6 (ACh). Il faut des années pour que ces lésions envahissent invariablement toujours les mêmes régions du cerveau et suivent un cheminement qui est

Normal

Mémoire



Structure cerveau Tau

Mémoire normale

Déclin

Fonctions basiques

Démence

DIAGNOSTIC CLINIQUE

Figure 4 L’évolution clinique de la maladie d’Alzheimer commence par la modification de la structure du cerveau, avant apparition des problèmes mnésiques. Enfin, les fonctions basiques de l’individu se dégradent. Il faut noter que les biomarqueurs de la maladie sont présents lors d’une phase présymptomatique, pendant laquelle aucun problème clinique n’est à signaler.

61

Chimie et nouvelles thérapies

phase est pré-symptomatique puisqu’il n’y a absolument aucun symptôme associé, les malades ne se rendent pas compte que ces dépôts sont en train de se former dans le cerveau. À la suite de ces dépôts de protéines agrégées, on commence à observer des perturbations, des modifications de la structure du cerveau puis des problèmes mnésiques, et enfin des problèmes comportementaux majeurs ; les fonctions basiques de l’individu se dégradent de manière très importante. 1.5. Les médicaments actuels Quatre médicaments symptomatiques existent sur le marché pour traiter cette maladie. Trois sont des inhibiteurs de l’acétylcholinestérase, l’enzyme responsable de la dégradation de l’acétylcholine ; le quatrième, la Mémantine, approuvée en 2003, est un antagoniste d’un récepteur au glutamate7. 7. Glutamate : forme ionisée de l’acide aminé acide glutamique, avec le rôle de neurotransmetteur excitateur le plus répandu du système nerveux central.

Figure 5

62

Pipeline représentant l’état des molécules en développement clinique : 40 % sont des molécules agissant sur les causes (pathologie amyloïde et pathologie Tau), 37 % des molécules (souvent des petites molécules organiques) agissent sur les symptômes. Enfin, 23 % sont des molécules biologiques. Le nombre de molécules agissant sur les symptômes est en train d’augmenter, ce quipourrait améliorer la qualité de vie de ces patients âgés.

Depuis 2003, aucune nouvelle molécule n’est arrivée sur le marché pour cette maladie. La Figure 5 donne le « pipeline », à savoir la liste des molécules en développement et inscrites dans les programmes d’essais cliniques. L’étoile rose du milieu correspond à ces quatre médicaments sur le marché ; leur faible efficacité a conduit les autorités de santé en France à en arrêter le remboursement depuis août 2018. Si on regarde les molécules en phase 1, phase 2, puis phase 3 de développement (au cœur du camembert), environ 40 % des molécules agissent sur les marqueurs biologiques, c’est-à-dire essentiellement la pathologie amyloïde et la pathologie Tau. Environ 37 % sont des petites molécules organiques jouant sur les symptômes. Un gros quart des molécules envisagées ou utilisées sont des « molécules biologiques » : anticorps monoclonaux8 (voir le Chapitre 8. Anticorps monoclonaux : molécules naturellement produites par le système immunitaire en vue de déclencher une attaque ciblée sur un danger déjà rencontré. Bien manipulés, ces derniers peuvent être utilisés pour des thérapies. Biologiques 23 %

phase 1

Amyloïde Tau Autres

3

5

phase 2

6

5

phase 3

6 Molécules agissant sur les symptômes 37 %

4

26

9

2

12

7 1

4 1

10 6

Molécules agissant sur les causes 40 %

Les voies d’action des molécules sont indiquées sur la Figure 5 : celles qui visent la pathologie amyloïde, celles qui visent la pathologie Tau, qui est une stratégie thérapeutique développée après la pathologie amyloïde. Parmi les molécules en développement, beaucoup sont des « molécules symptomatiques ». Faute d’avoir sur le marché des molécules qui traitent véritablement les causes de la maladie, les laboratoires étudient et essaient de développer ces molécules, susceptibles d’améliorer le bien-être des malades, leur pourcentage est en train d’augmenter. La Figure 5 correspond au pipeline de 2018 ; en 2016, il n’y en avait que 25 %. Aujourd’hui, de plus en plus de composés ciblant les voies des neurotransmetteurs sont à l’étude.

microtubules10. La Figure 6 la représente dans son état normal et dans des états pathologiques. On voit le neurone en pleine santé avec le microtubule constitué de tubuline11 (Figure 6) et la protéine Tau liant le microtubule et le stabilisant. En condition pathologique, 10. Microtubule : assemblage de protéines formant des tubes arrangés autour d’un centriole. Ces structures servent de « rails » pour les déplacements des organites/vésicule dans la cellule. Il s’agit des fibres du cytosquelette. 11. Tubuline : protéine tubulaire, « brique » assemblée/dissociée de manière dynamique pour former les microtubules.

Figure 6 En condition pathologique, la protéine Tau subit à la fois de l’hyperphosphorylation et des phosphorylations anormales. Cela entraîne le détachement de la protéine du microtubule du neurone et provoque la dissociation du microtubule, menant à la mort du neurone. DNF : dégénérescence neurofibrillaire ; ENF : enchevêtrement neurofibrillaire. Source : d’après Brunden et coll. (2009). Nature Reviews Drug Discovery, 783.

Neurone en bonne santé

Microtubules

Tau se lie aux microtubules et les stabilise Tau

Neurone malade

Tau ne se lie aux microtubules qui se dissocient

La mauvaise nouvelle, c’est qu’entre 2018 et 2019, presque tous les anticorps monoclonaux ont été arrêtés en phase 3 en raison de leur inefficacité.

Microtubules déficients Tau séquestré dans des ENF

2

ENF

Les mécanismes des deux pathologies de la maladie d’Alzheimer Tau

2.1. La pathologie Tau

Nouvelle molécule triple action : une piste pour le traitement de la maladie d’Alzheimer ?

de M.-P. Brun dans cet ouvrage Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020), oligoantisens9, etc.

Phosphorylation normale

N-ter

Une des activités de la protéine Tau est la stabilisation des 9. Oligo-antisens : petits brins d’ARN (polynucléotides) pouvant se lier à un ou plusieurs motifs d’ARN messager pour en moduler la traduction (par exemple la répression de la traduction).

C-ter

DNF =

Hyperphosphorylation

Phosphorylation anormale

63

A) Dans la voie amyloïdogénique, les peptides Aβ sont issus d’une protéine APP (protéine précurseur de l’amyloïde). L’enzyme BACE 1, aussi appelée β-secrétase, coupe au-dessus de la structure du peptide Aβ. La γ-secrétase libère ensuite les peptides formant les plaques amyloïdes. B) L’une des pistes pour diminuer la formation des plaques amyloïdes est d’inhiber les enzymes les unes après les autres. Cette piste s’est avérée peu efficace au vu des performances des molécules en cours de développement. L’exaltation de la voie non amyloïdogénique est une piste de réflexion intéressante puisqu’elle produit des fragments neuroprotecteurs.

γ-secrétase C83

Dépôts amyloïdes

Voie amyloïdogénique

a-secrétase

γ-secrétase C83

A

C99

Voie non amyloïdogénique

64

Voie amyloïdogénique

a-secrétase

Voie non amyloïdogénique

12. Phosphoryllé : qui possède un groupement phosphate (-PO4³–).

γ-secrétase

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 7

la protéine Tau est hyperphosphorylée 12. Les conséquences de l’ajout d’excédent de groupements phosphates change la charge globale de la protéine, qui s’acidifie. Ce changement de chargement favorise le détachement de la protéine Tau des microtubules. Se retrouvant ainsi libre, elle s’auto-assemble en structures formées d’un petit nombre de molécules formant ainsi les premières structures fibrillaires qui, en s’accumulant, aboutissent à la dégénérescence neurofibrillaire (DNF). Les microtubules, qui sont les rails de transport de l’information chimique – les neurotransmetteurs –, se désorganisent

C99

B

et l’information véhiculée est perturbée pour finalement aboutir à la mort du neurone. 2.2. La pathologie amyloïde La pathologie amyloïde fait intervenir des plaques constituées d’agrégats de peptides Aβ à l’extérieur des neurones. Ce peptide Aβ qui s’agrège, comme schématisé sur la Figure 7A, est issu d’une protéine APP (« Amyloide Precursor Protein », protéine précurseur de l’amyloïde). Cette protéine transmembranaire peut être métabolisée selon deux voies représentées sur la Figure 7. La voie amyloïdogénique est celle qui conduit à la formation du peptide β-amyloïde, l’unité de constitution des plaques amyloïdes. Elle commence par une enzyme BACE 1, la β- secrétase, qui coupe la séquence protéique de l’APP juste au démarrage de la séquence du peptide Aβ. Elle se poursuit par un autre clivage par la γ-secrétase, qui coupe à la fin de la séquence de peptide Aβ et permet donc sa libération. Normalement, cette dernière enzyme continue à grignoter le peptide pour le raccourcir et ainsi favoriser son élimination. Dans la maladie d’Alzheimer, des peptides longs sont en majorité produits, et plus ces peptides Aβ sont longs, plus ils sont toxiques et plus ils s’agrègent. Ainsi, pour éviter la formation de ces plaques amyloïdes, on peut appliquer une stratégie qui consiste à diminuer la quantité des peptides Aβ produits en inhibant les enzymes du processus les unes après les autres (Figure 7B).

3

Stratégie thérapeutique

La stratégie que nous avons utilisée au laboratoire pour diminuer la pathologie amyloïdogénique consiste à favoriser la voie non amyloïdogénique. Celle-ci commence par l’action d’une a-secrétase, qui coupe l’APP au milieu de la séquence du peptide Aβ, et en empêche donc l’émission. Cela est d’autant plus intéressant que les fragments issus de cette voie non amyloïdogénique, c’est-à-dire le fragment soluble APPa ou les fragments carboxyterminaux 13 (CTFa), sont neuroprotecteurs 14 et neurotrophiques15. En favorisant cette voie, on pourrait donc augmenter la production des facteurs protecteurs, diminuer la formation des peptides Aβ, et donc des plaques amyloïdes. Cette stratégie, qui implique les fragments carboxyterminaux de l’APP, a été proposée il y a plus de quinze ans par l’équipe d’André Delacourte, 13. Fragments carboxyterminaux : fragments de la protéine APP du côté C-terminal de la protéine. 14. Neuroprotecteur : qui a un rôle de protection pour les cellules du système nerveux. 15. Neurotrophique : qui a un rôle de nutrition pour les cellules du système nerveux.

neurobiologiste à Lille. Au fur et à mesure du développement clinique de la pathologie Alzheimer, c’est-à-dire le développement de la pathologie Tau, cette équipe a montré que les fragments carboxyterminaux diminuent en nombre. Ce résultat a été obtenu par des analyses biochimiques de cerveaux issus de la cérébrothèque de l’hôpital. Ces travaux ont ensuite montré que l’accumulation et la quantité des fragments carboxyterminaux dans la cellule étaient régulées par le pH. En fait, ces fragments sont dégradés à pH acide dans des organelles16 (endosomes17, lysosomes18). Pour lutter contre ce mécanisme, on pourrait utiliser des molécules basiques, qui vont modifier le pH de ces endosomes et empêcher la dégradation et la disparition de ces fragments. 3.1. Repositionnement d’une molécule antipaludique et d’analogues

Nouvelle molécule triple action : une piste pour le traitement de la maladie d’Alzheimer ?

Un travail important a été mené sur des inhibiteurs de β-secrétase, des inhibiteurs ou des modulateurs de γ-secrétase, ou sur des molécules qui empêchent l’agrégation du peptide Aβ. À ce jour, il y a encore dans le camembert de la Figure 5 quelques composés agissant sur cette voie.

La première molécule qui a démontré cet effet est la chloroquine, une molécule antipaludique qui a été développée au moment de la seconde Guerre mondiale et n’est maintenant 16. Organelle : compartiment intracellulaire ayant un rôle spécifique (détoxication de la cellule pour le lysosome, création d’ATP pour la mitochondrie, protection de l’ADN pour le noyau). 17. Endosome : organelle sur laquelle les vésicules d’endocytose s’accrochent et fusionnent pour relarguer leur contenu. 18. Lysosome : organelle à pH très acide qui permettent de détoxifier la cellule par la destruction de molécules/protéines non actives.

65

MAF 2058

STB 0183

STB 0182

LCP 0349

CQ

OH-CQ

EGCG

EGCG 1 µM

Contrôle

Chimie et nouvelles thérapies

5 µM

CTF-a AICD

Figure 8 Après criblage de notre chimiothèque d’analogues de la chloroquine, les différents candidats-médicaments ont été testés en observant le taux de fragments carboxyterminaux de l’APP : certaines molécules s’avèrent être actives.

plus administrée car les parasites lui sont devenus résistants. Cette petite molécule, simple à synthétiser, est une molécule pléiotrope19, testée dans de nombreuses pathologies et modèles biologiques. Elle est active sur un grand nombre de pathologies : des maladies parasitaires autres que le paludisme, des maladies virales, des maladies auto-immunes20 telles que le lupus érythémateux ou la polyarthrite rhumatoïde, certains cancers, des maladies neurodégénératives… Afin d’identifier des analogues de la chloroquine qui auraient des effets plus puissants, un criblage a été réalisé parmi tous les analogues de la chloroquine de notre chimiothèque en utilisant un modèle cellulaire qui surexprime l’APP humain. Les composés actifs sont ceux qui permettent de diminuer l’Aβ et d’augmenter 19. Molécule pléiotrope : molécule présentant plusieurs actions. 20. Maladie auto-immune : maladie se caractérisant par la production d’anticorps dirigés vers les antigènes propres au malade. Cette maladie entraîne une réaction immunitaire des cellules endogènes et, à terme, un dysfonctionnement généralisé des organes et tissus dans tout le corps.

les fragments carboxyterminaux de l’APP. Par rapport aux conditions contrôle, on voit que la chloroquine (CQ) ou l’hydroxychloroquine (OH-CQ) augmentent bien les fragments carboxyterminaux CTFa et AICD ; on voit aussi des molécules beaucoup plus actives que la chloroquine (LCP0349 ou MAF2058), et d’autres qui ne fonctionnent pas comme STB0183 (Figure 8). Notons qu’une comparaison a aussi été effectuée avec l’épigallocatéchine gallate (EGCG), qui est le constituant majeur du thé vert, connu comme activateur de l’a-secrétase, donc de la voie non amyloïdogénique. Ces analogues de la chloroquine donnent de bons résultats sur la voie non amyloïdogénique mais permettent aussi de diminuer la quantité de peptides Aβ. C’est notamment le cas sur l’Aβ1-42, qui est plus long, plus agrégeant et plus toxique (Figure 9). La stratégie chimique a donc été la suivante : nous sommes partis de la chloroquine et nous l’avons modifiée pour favoriser l’accumulation des molécules dans les organelles acides, exactement comme nous l’avions fait pour augmenter l’accumulation des molécules

secreted Aβ1-42 (Elisa)

Figure 9

66

Sur ces mêmes molécules candidates, une diminution de la sécrétion des peptides Aβ est également observée (ici le peptide Aβ1-42).

Abeta 6H Abeta 24H

120

120

100

100

80

80

60

60

40

40

20

20

0

témoin

OH-Chloroquine Chloroquine 1 µM 1 µM

LCP0349 1 µM

1 µM, 6 h et 24 h

MAF2058 1 µM

0

témoin

OH-Chloroquine Chloroquine 1 µM 1 µM

5 µM, 6 h et 24 h

LCP0349 1 µM

MAF2058 1 µM

La meilleure molécule de cette famille MSBD est celle où l’on a un benzimidazole à la place de la sous-structure 4-chloroquinoline. Cette molécule, sous le nom d’AZP2006, est développée par AlzProtect ; elle est en phase 2 des essais cliniques pour le traitement de la Paralysie Supranucléaire Progressive (PSP 22 ), une Tauopathie orpheline apparentée à la maladie d’Alzheimer. 21. Vacuole digestive : organelle des micro-organismes permettant la digestion. 22. Paralysie supranucléaire progressive : maladie neurodégénérative due à la destruction progressive des neurones de différentes régions du cerveau : le striatum, la formation réticulée du tronc cérébral, le locus...

HN

Cl

N

N

Nouvelle molécule triple action : une piste pour le traitement de la maladie d’Alzheimer ?

dans la vacuole digestive21 du parasite. Cela a été réalisé en ajoutant des fonctions amine. Dans un deuxième temps, nous avons joué sur la structure de la molécule (Figure 10) : la fonction 4-aminoquinoline, qui est la signature des molécules antipaludiques de cette famille, a été remplacée par d’autres hétérocycles pour obtenir une famille de molécules qu’on appelle les MSBD (ces lettres sont les initiales des quatre inventeurs du brevet déposé).

3.2. Recherche de nouvelles voies Les travaux qui viennent d’être décrits ont débuté en 2003. On a découvert que nos molécules avaient une activité sur la pathologie amyloïde ; un brevet a été déposé, puis la société AlzProtecta été créée en 2007 (Figure 11). Le criblage de toutes nos molécules a été repris pour être sûr de bien identifier dans les mêmes conditions la meilleure molécule, et c’est bien cette molécule AZP2006 qui a été confirmée. Citons une deuxième découverte, particulièrement intéressante pour nous : non seulement cette molécule est active sur la voie amyloïde, mais elle l’est aussi sur le deuxième mécanisme, la pathologie Tau. En 2013, elle est rentrée en essai préclinique et, en 2015, en phase 1. Elle a obtenu le statut de médicament orphelin23 pour la PSP ; en 2019, elle vient d’obtenir l’autorisation de phase 2. Figure 10 23. Médicament orphelin : médicament destiné au traitement de maladies si rares que les promoteurs sont peu disposés à les développer dans les conditions de commercialisation habituelles.

Ajout d’une chaîne aminée

HN Cl

N

N

R1 N

R2

En partant de la chloroquine, la famille MSBD a été développée en ajoutant plusieurs fonctions chimiques. La molécule la plus efficace, AZP2006, comporte un groupement benzimidazole.

( )n Remplacement R3 N N de la quinoline R4

N

N

( )m

R1 N

R2

MSBD N N H

N H

N

N

N

AZP2006

67

Chimie et nouvelles thérapies

2007 2004 1er brevet : MSBD

2009 Screening de 250 candidats : AZP2006

2011 2e découverte : AZP2006 actif sur la voie Tau

2013 AZP2006 essais précliniques

2003 1re découverte : activité sur la voie Aβ

Figure 11 Le développement de l’AZP2006 a commencé en 2003. La société AlzProtect a été créée en 2007 afin de réaliser des tests cliniques et de refaire un criblage complet. En 2011, une deuxième activité de la molécule a été découverte sur la pathologie Tau. Actuellement, la molécule est en phase 2.

2019 AZP2006 phase 2

2015 AZP2006 phase 1 Médicament orphelin pour la PSP

N N H

Les maladies neurodégénératives ont un certain nombre de caractéristiques communes sur lesquelles les médicaments doivent agir : le stress oxydant24, l’autophagie altérée25, toute la voie endosome/ 24. Stress oxydant : stress cellulaire empêchant l’élimination efficace des radicaux libres dans la cellule. Les radicaux libres peuvent entraîner des mutations de l’ADN et la formation de cellules cancéreuses. 25. Autophagie altérée : processus biologique d’auto-cannibalisme qui conduit à la dégradation par le lysosome de constituants cellulaires (agrégats protéiques, organites endommagés ou surnuméraires).

N H

N

N

N

lysosome citée plus haut, la mort cellulaire, des agrégations de protéines, des phénomènes de cognition ou encore de locomotion altérés (Figure 12). L’AZP2006 affecte de manière très positive tous ces marqueurs, à la fois in vitro et in vivo, mais elle ne joue pas sur les déficits cholinergiques26, elle n’a pas d’activité sur l’acétylcholinestérase27. 26. Déficit cholinergique : manque du neurotransmetteur acétylcholine. 27. Acétylcholinestérase : enzyme responsable de la dégradation de l’acétylcholine (voir note 6).

Stress oxydant Atrophie du cerveau

Autophagie altérée

prévention

prévention

régulation NEURO DÉGÉNÉRESCENCE Locomotion /cognition altérées

Protéines agrégées

Figure 12 68

Les marqueurs des maladies neurodégénératives.

élimination

Mort cellulaire

neuroprotection

prévention Déficits cholinergiques

Pas d’inhibition

L’étude de l’évolution de la maladie montre l’intérêt qu’il pourrait y avoir à agir sur la maladie sur plusieurs plans (Figure 13). Sans traitement, l’état du patient va s’aggraver. Si on utilise une molécule qui agit sur les causes, on va avoir une évolution lente de l’état clinique du patient. Si on utilise un composé qui joue sur les symptômes sans jouer sur les causes de la maladie, on va déclencher une petite amélioration dans un premier temps, booster un peu la mémoire par exemple, mais la maladie va continuer à se développer avec une évolution qui va être parallèle à celle qu’elle pourrait avoir en absence de traitement. En cumulant les deux activités, activité symptomatique et activité sur les causes, on devrait obtenir de meilleures performances. C’est ce qu’on a essayé avec une molécule mixte entre les MSBD cités plus haut et les inhibiteurs d’acétylcholinestérase. Pour faire un traitement à double effet, il existe plusieurs stratégies : − on peut tout simplement prendre deux médicaments : c’est ce que font les thérapeutes classiquement ; − on peut concevoir une formulation combinée (Figure 14A).

Évolution de la maladie

aggravation

Composé agissant sur les symptômes Composé agissant sur les causes Composé mixte temps

amélioration

Pour l’Alzheimer, le Namzarica été mis sur le marché en 2014 et comporte du Donépézil et de la Mémantine à l’intérieur de la gélule ; − on peut aussi créer une molécule unique qui soit multi-cibles (Figure 14B). Si une molécule A joue sur une cible rouge et une molécule B sur une cible bleue, on peut les lier de deux façons. Soit directement avec un bras espaceur (« linker »), qui peut être soit un morceau peptidique soit un morceau de type polyéthylène glycol ou polyamine. C’est la voie que Bernard Meunier (voir

Figure 13 La représentation de l’aggravation de la maladie en fonction du temps montre qu’un composé agissant uniquement sur les symptômes ne permet qu’une aggravation plus lente de la maladie. Un composé agissant uniquement sur les causes permettra éventuellement un développement plus lent de la maladie. Un composé mixte peut apparaître comme le meilleur moyen de combattre la maladie.

Nouvelle molécule triple action : une piste pour le traitement de la maladie d’Alzheimer ?

Au laboratoire, nous nous sommes proposé de rajouter à la structure de l’AZP2006 un composant inhibiteur d’acétylcholinestérase. On avait là une molécule qui jouait sur Aβ et Tau, donc on voulait une action supplémentaire pour jouer non seulement sur les causes de la maladie mais aussi apporter un effet symptomatique.

A Donépézil + Memantine

B

A

A

B

Composé hybride

Namzaric

B

A

B

Composé fusionné

Figure 14 Il existe plusieurs façons de faire des composés mixtes : A) réaliser une thérapie combinée au cours de laquelle deux médicaments distincts sont administrés ; B) réaliser une thérapie multi-cibles dans laquelle le médicament est unique et multifonctionnel. Il est alors possible de développer soit un composé hybride, soit un composé fusionné, en s’appuyant sur les points communs chimiques des deux molécules.

69

Chimie et nouvelles thérapies

le Chapitre de B. Meunier dans Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020) a mise en œuvre avec les trioxaquines, dérivées d’artémizinine et de chloroquine – c’est une méthode qui fonctionne bien. On peut autrement réaliser un composé fusionné ; on repère ce qui est commun dans la structure de A et dans la structure de B, afin d’obtenir une molécule plus compacte (Encart : « Fusionner deux principes actifs : la chimie à l’œuvre ! »).

3.3. La Tacrine et la Rivastigmine La Tacrine et la Rivastigmine (Figure 16) ne sont pas les meilleurs inhibiteurs de l’acétylcholine que l’on puisse imaginer. Nous les avons choisis parce qu’ils respectent les relations structure-activité et permettraient de réaliser des molécules multi-actions avec la famille MSBD. On a réalisé un mixte Tacrine (que l’on appellera RPEL par la suite) et Rivastigmine (appelé MAG) – les noms correspondent

FUSIONNER DEUX PRINCIPES ACTIFS : LA CHIMIE À L’ŒUVRE ! Cette voie implique de bien connaître les relations structure-activité des molécules (Figure 15). Sur l’AZP2006, on a vu qu’il était nécessaire d’avoir trois groupements -CH2 de part et d’autre du cycle central pipérazine (cycle à six chaînons avec deux atomes d’azote à des sommets opposés). Si on a deux fois trois carbones de manière symétrique, cela fonctionne ; si on rétrécie à deux, si on allonge à quatre, si on crée un système dissymétrique, ce sera moins bon (B). Il faut donc préserver un enchaînement symétrique à deux fois trois carbones. Sur la partie droite (C), les groupements sont deux chaînes aliphatiques : cela fonctionne bien ; avec un aromatique ou deux aromatiques : on perd l’activité. À gauche (A), sur le -NH, on peut avoir un petit groupement de type méthyle (-CH3), mais si la chaîne est plus longue, on perd toute l’activité. Ce groupement benzimidazole présent pourrait être remplacé par d’autres hétérocycles : les dérivés de chloroquine ou ceux de type benzylique. Celui-ci a été remplacé par des sous-structures d’inhibiteurs d’acétylcholinestérase connus. A

N H

C

B

N

aryle ou benzyle

N H

2 aliphatiques

N N

H ou petit R

N 1 ou 2 aromatiques

2 chaînes aliphatiques 2 ou 4 C Partie de la molécule la plus adaptée à la conception de molécules fusionnées

3C

symétrie

Figure 15 Comprendre les relations structure-activité pour fusionner des activités biologiques. 70

Rivastigmine

NH2

N

O

Figure 16

N

O

N RHN

N

N

N

MSBD HN N

N

N N

N

Les résultats

La question de l’efficacité de ces molécules mixtes a été abordée par des expériences de modélisation moléculaire. L’acétylcholinestérase a été cristallisée avec un certain nombre de ses inhibiteurs. On voit sur la Figure 17 la gorge de l’acétylcholinestérase, avec son site enzymatique29 dans le fond, cristallisée avec la tacrine en bleu marine, ou le Donépézil en turquoise ; notre molécule mixte RPEL, en marron, se superpose bien avec la Tacrine dans le fond et va interagir avec le site périphérique à l’extérieur (à gauche). Pour la Rivastigmine, il en va de même : on prend l’acétylcholinestérase cristallisée avec la Rivastigmine en bleu, et on 28. In silico : utilisation d’outils informatiques pour prédire l’activité de molécules. 29. L’activité des enzymes est liée à la présence dans leur structure d’un site particulier appelé le site actif, qui a la forme d’une cavité ou d’un sillon. C’est le lieu où la molécule se fixe et interagit avec l’enzyme.

N H

N

N

N

MAG

RPEL

encore à ceux des chimistes qui ont synthétisé ces molécules ! Ils ont d’abord été testés in silico28.

4

O O

RPEL et MAG sont des molécules mixtes : en rajoutant à une molécule déjà active (MSBD) des sous-structures d’inhibiteur d’acétylcholinestérase, il a été possible d’envisager une molécule triple action.

observe que notre molécule mixte (MAG), en marron, se superpose bien au niveau du site actif (à droite). Il s’agissait d’expériences sur ordinateur (in silico) ; tout va bien pour le moment ! Dans une phase expérimentale réelle, l’activité enzymatique a été testée en mesurant l’IC50 (la concentration qui inhibe de 50 % l’activité enzymatique). Plus le chiffre est petit, plus la concentration nécessaire est faible pour avoir l’activité, et donc plus la molécule est active. Il fallait une concentration de 40 nM pour la Tacrine, on est en dessous de

Bleu : Tacrine Marron : RPEL Turquoise : Donépézil

Logiciel GOLD suite 5.1 PDB 4YE7 et 4MOE

Nouvelle molécule triple action : une piste pour le traitement de la maladie d’Alzheimer ?

Tacrine

Bleu : Rivastigmine Marron : MAG

Figure 17 La modélisation moléculaire est une bonne première approche pour cerner l’activité biologique d’un principe actif. Ici, les deux molécules mixtes candidates (en marron) se superposent bien au niveau du site actif avec les molécules de départ (en bleu).

71

Chimie et nouvelles thérapies

Tableau Activité enzymatique sur l’acétylcholinestérase humaine. L’IC50 mesuré pour la RPEL est 500 fois plus faible que pour la Tacrine. Pour MAG, l’IC50 est 85 fois plus faible. Cela signifie que ces deux molécules sont bien plus efficaces vis-à-vis de l’inhibition de l’activité de l’acétylcholinestérase. MAG reste tout de même bien moins efficace que RPEL.

Molécule

MAG

Rivastigmine

RPEL

Tacrine

Donépézil

IC50hAChE (nM)

398 ± 25

3 030

0,84 ± 0,15

424

4,8 ± 0,6

× 85

× 500

1 pour notre molécule mixte RPEL (Tableau), qui est donc 500 fois plus efficace. Pour la Rivastigmine, la molécule mixte MAG est également plus efficace, mais par un facteur plus modeste de 85. −− L’étape suivante, avant celle des tests cellulaires, est de vérifier que la molécule n’est pas cytotoxique30. La Figure 18 montre que jusqu’à des concentrations de 10 µM, on ne prévoit aucun problème de toxicité de ces composés. Les tests ont été conduits sur des cellules de neuroblastome.

MTS

Contrôle %

150

100

50

0

0 M M M M M M M M M M M 5µ 5µ 1µ 3µ 5µ 0µ ,5µ 1µ 3µ 5µ 0µ lQ G 0, AG AG AG G 1 L 0 EL EL EL L 1 h C A M M M MA PE RP RP RP PE M R R

Figure 18

72

Les deux molécules ne présentent aucun problème de toxicité pour les cellules. Le test MTS est un test colorimétrique montrant la viabilité cellulaire. La condition contrôle (sans molécule) montre 100 % de cellules en vie. Les données sont représentées en pourcentage de cellules viables.

L’activité des molécules a ensuite été étudiée dans nos cellules SY5Y (Figure 19). Sur la voie non amyloïdogénique, les molécules augmentent bien la production des fragments carboxyterminaux (CTFα et AICD), et la molécule RPEL (le mixte Tacrine) est plus efficace que la molécule MAG. Sur la voie amyloïdogénique, qui joue sur la diminution de la sécrétion du peptide Ab, on a aussi une bonne activité, la molécule mixte (RPEL) étant encore la plus efficace (Figure 19). Des expériences ont ensuite été conduites sur modèles de 30. Cytotoxicité : propriété d’un agent chimique ou biologique à être toxique pour les cellules, éventuellement jusqu’à les détruire.

souris transgéniques31. Dans un premier modèle qui mime la pathologie amyloïde (modèle APPxPS1), on a administré à des souris, à t0, la molécule dans l’eau de boisson, dans le biberon ; les souris ont été traitées pendant trois mois, puis des tests comportementaux ont été effectués. Les animaux ont ensuite été sacrifiés (Figure 20). Le test comportemental est celui du labyrinthe en Y, qui met en évidence la curiosité naturelle de l’animal et sa mémoire spatiale à court terme. On laisse l’animal explorer deux des trois bras pendant cinq minutes, puis on ouvre le troisième bras et l’animal est laissé libre d’explorer l’espace. On observe qu’une souris « wild type » (souris normale), qu’elle ait été traitée ou pas, si on lui propose de se promener dans un nouveau bras (N) qu’elle n’a pas encore exploré, passe plus de temps dans le nouveau que dans les anciens bras (O pour « others  »). En revanche, une souris transgénique (mimant la pathologie amyloïde) passe autant de temps dans le nouveau bras 31. Modèle transgénique : animal génétiquement modifié afin d’exprimer une pathologie dans ce cas-ci.

600

MAG

400

γ-secrétase

γ-secrétase

Contrôle %

CTFa 800

Dépôts amyloïdes

a-secrétase

SY5Y-APPwt

Voie amyloïdogénique

RPEL

200 0 Contrôle 0,5µM

1µM

5µM

10µM

Conc.

C83

C99

AICD 600

100

Contrôle %

Contrôle %

500 400 300

MAG

200

RPEL

100

Aβ38

50 60

Aβ40

40

Aβ42

20 0

0 Contrôle 0,5µM

1µM

5µM

10µM

Conc.

le rô

nt

Co

AG

M



0,

M

AG

M

M



AG

M



M

AG

M

µM

10

L

E RP

M



0,

M

M

EL





EL

L

E RP

RP

RP

µM

10

Figure 19 Les fragments carboxyterminaux CTFa et AICD augmentent en présence de RPEL et MAG. La sécrétion du peptide Aβ diminue également. RPEL reste la molécule la plus efficace sur toutes les analyses.

Comportement Sacrifice (15 semaines)

WT

mois 3

4

Femelles de 4 mois, RPEL (chlorhydrate) dans eau de boisson, n = 10

80

60 40 20

1 mg/kg

**

80

N

O

% du temps

eau 0,5 mg/kg 1 mg/kg

2

% du temps passé

1

0 mg/kg

0

*** **

60 40 20

N

O

0

APPxPS1

Hauteur du bras 35 cm Longueur du bras 40 cm Largueur du bras 10-12 cm

% du temps passé

0 mg/kg

40

0

N

*

80

60

20

1 mg/kg

ns

80

O

% du temps

Protocole

Nouvelle molécule triple action : une piste pour le traitement de la maladie d’Alzheimer ?

Voie non amyloïdogénique

60 40 20

N

O

0

Figure 20 Les tests comportementaux sur les souris montrent l’efficacité de RPEL. Sur un modèle transgénique mimant la pathologie amyloïde, il est possible, grâce au traitement, de restaurer la mémoire spatiale à court terme.

73

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 21 La vérification par immunohistochimie confirme bien la diminution du nombre de plaques amyloïdes dans le cerveau après administration du composé RPEL.

Hippocampe 15 10 5 0 0

kg

g/

m

1

kg

g/

m

Cortex 80 60 40 20 0 0

que dans les anciens : elle a oublié qu’elle s’était déjà promenée dans les anciens bras. Lorsqu’elle est traitée trois mois avec le composé RPEL, on retrouve le même comportement que les souris « wild type » : la mémoire spatiale à court terme a été restaurée. Après sacrifice des animaux, on peut vérifier par immunohistochimie32 et quantification qu’on a bien une diminution

74

32. Immunohistochimie (IHC) : méthode de localisation de protéines dans les cellules d’une coupe de tissu, par la détection d’antigènes au moyen d’anticorps. L’immunohistochimie exploite le fait qu’un anticorps se lie spécifiquement à des antigènes dans les tissus biologiques.

kg

g/

m

1

kg

g/

m

des plaques amyloïdes dans le cerveau (Figure 21). Dans un deuxième modèle, le modèle Thy-Tau 22, le modèle transgénique qui mime la pathologie Tau, on suit le même type de protocole (durée de traitement, dose…), mais cette fois-ci le test comportemental est celui dit de la piscine de Morris, où les souris, pendant une semaine, apprennent à retrouver une plateforme qu’elles peuvent identifier avec des repères spatiaux externes. Que les souris soient transgéniques ou non, traitées ou non, elles ont la capacité d’apprentissage : elles mettent de moins en moins de temps de la même façon pour retrouver leur plateforme (Figure 22A).

Comportement Sacrifice (15 semaines)

Protocole mois 1

Jour

3

4

Femelles de 4 mois, RPEL (chlorhydrate) dans eau de boisson, n = 10

1 500

Chemin parcouru (cm)

A

2

WT WT RPEL 0,5 mg/kg Thy-Tau22 Thy-Tau22 RPEL 0,5 mg/kg

1 000

500

0

Jour 1

Jour 2

Jour 3

Jour 4

Jour 5

B

Temps passé dans chaque quadran (%)

eau 0,5 mg/kg 1 mg/kg

WT 0 mg/kg

ns

40

WT 0,5 mg/kg Thy-Tau22 0 mg/kg Thy-Tau22 0,5 mg/kg

20

0

T

W

0

CDGO kg g/ m

T

W

5

0,

CDGO kg g/ m

22

0

CDGO kg g/ m

22

au -T

y Th

5

0,

CDGO kg g/ m

u Ta

hy

T

Nouvelle molécule triple action : une piste pour le traitement de la maladie d’Alzheimer ?

Après sacrifice et évaluation immunohistochimique, on observe que ces améliorations cognitives sont corrélées avec une diminution avec la pathologie Tau, c’est-à-dire avec la présence ou l’absence des agrégats de protéines.

L’expérience est la suivante : on place dans la piscine une souris transgénique, on voit qu’elle cherche sa plateforme. Mais au bout de trois mois de traitement avec la molécule à 0,5 mg/kg, elle la retrouve véritablement très vite, aussi vite qu’une souris « wild type ». Elle a retrouvé ses capacités (Figure 22B) !

Figure 22 Sur un modèle transgénique mimant la pathologie Tau, il est également possible grâce au traitement de restaurer la mémoire spatiale à court terme. A) Toutes les souris ont la même capacité d’apprentissage ; B) temps passé dans chaque quadran (C : cible, quadran où se trouve la plateforme ; D : droite ; G : gauche ; O : opposé).

75

Chimie et nouvelles thérapies

Le repositionnement des médicaments : une vraie stratégie pour des nouvelles indications mais aussi un point de départ pour de nouvelles molécules actives Une nouvelle stratégie est apparue ces dernières années : le « repositionnement des médicaments ». Il s’agit de réutiliser un médicament pour une nouvelle activité. Cette stratégie permet d’accélérer la mise sur le marché et la prescription de composés autorisés car les étapes d’innocuité sur l’homme ont déjà été réalisées. C’est le cas des essais sur de nombreux médicaments dans la crise du Covid-19. Dans notre cas, nous avons démarré par cette stratégie mais avec le souhait de trouver des dérivés plus performants et surtout plus sûrs étant donné l’âge avancé des patients atteints de maladies neurodégénératives. Réévaluer la chloroquine nous a permis d’identifier une nouvelle famille de molécules, les MSBD, dont la tête de série (« lead  ») est maintenant en phase 2 des essais cliniques. La preuve de concept « molécule tri-action » a été établie avec notre composé RPEL en ajoutant une activité acétylcholinestérase. La molécule maintient son activité sur les deux aspects de la maladie d’Alzheimer avec les mêmes effets que l’AZP2006, et elle présente en outre une activité acétylcholinestérase. Suite aux résultats intéressants obtenus, d’autres molécules multi-cibles sont envisagées au laboratoire à partir de cette famille de molécules.

76

de la du le

réactivité

fer dans cancer

Raphaël Rodriguez est chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et dirige une équipe à l’Institut Curie1. Il est ancien élève de Sir Jack E. Baldwin, célèbre pour la synthèse totale des beta-lactames.

1

Les différents types de cellules cancéreuses et la résistance aux thérapies

1.1. La reprogrammation de la réactivité du fer Quand on envisage la chimie du fer dans le cancer, on s’intéresse à ses propriétés chimiques et à son rôle potentiel dans la régulation de tâches fonctionnelles importantes pour la prolifération, la survie, la migration, l’invasion, et autres fonction physiologiques importantes pour la formation de métastases. 1. https://curie.fr/

Le but des chimistes dans ces études est double : empêcher la fonction nocive du fer dans le cancer d’une part ; chercher d’autre part à reprogrammer la réactivité du fer pour créer un stress oxydant afin d’éradiquer une population particulière de cellules, en l’occurrence celle responsable des récidives et résistances aux chimiothérapies conventionnelles. 1.2. Les différents types de cellules On considère ici les tumeurs solides et les carcinomes 2, 2. Carcinome : cancer développé à partir d’un tissu épithélial (peau, muqueuse).

D’après la conférence de Raphaël Rodriguez

Reprogrammation

Chimie et nouvelles thérapies

laissant de côté les tumeurs hématologiques (du sang). Dans ces tumeurs, il n’y a pas un type cellulaire unique mais plusieurs : c’est l’hétérogénéité tumorale. Pour agir sur la tumeur, il faut donc cibler plusieurs types de mécanismes et donc agir avec plusieurs types de molécules. Sur la Figure 1 figurent différents types de cellules : des cellules stromales3 (en bleu), des fibroblastes 4, des cellules normales et des petites cellules (en rouge), que l’on appelle « cancer stem cells », soit « cellules souches cancéreuses ». Ce dernier terme pose d’ailleurs un problème de sémantique pour certains chercheurs (Encart : « Un problème de sémantique »).

3. Cellules stromales : variétés de cellules majoritairement présentes dans les tissus graisseux et possédant les capacités des cellules souches. 4. Fibroblastes : cellules jeunes, peu différenciées, présentes dans le derme (composant de la peau).

Les cellules cancéreuses souches ont la capacité de générer une tumeur à partir d’une seule cellule. Elles ont aussi la propriété de sortir de la masse tumorale (ce qu’on appelle la tumeur primaire), de rentrer dans le réseau sanguin et d’en sortir pour donner ce qu’on appelle tumeur secondaire, c’est la métastase (Figure 1). 1.3. Le problème des cellules souches cancéreuses La masse tumorale contient en général une faible proportion de « cancer stem cells », mais quand on utilise un principe actif, les cellules que l’on cible prioritairement sont celles qui portent la propriété la plus évidente de la masse tumorale, qui est de proliférer de manière plus rapide que les autres cellules. Cela s’applique à la majorité des médicaments utilisés de manière conventionnelle en chimiothérapie : taxol, doxorubicine, cisplatine, etc.

UN PROBLÈME DE SÉMANTIQUE Il est important de faire attention au sens des mots afin d’éviter de mauvaises interprétations, ce qui est fréquemment le cas dans la biologie du cancer. L’attachement à l’expression « cancer stem cell » (CSC) a dans une certaine mesure figé le fil de recherche correspondant. Cela a bloqué la recherche, qui est devenue dichotomique : il y a des gens qui croient de manière religieuse à l’existence des « cancer stem cells », et d’autres qui n’y croient pas. Le problème est que le mot « cancer stem cell » est une sorte de connexion avec les cellules souches normales ; un parallèle est créé entre les cellules capables de générer un tissu à partir de la cellule unique.

78

La première capacité à retenir d’une cellule souche est en fait celle-ci : une cellule unique indifférenciée peut donner naissance à un tissu différencié.

Métastase E

EM1

EM2/3

M

TAM

CAF

Invasion Cellules cancéreuses migratrices Extravasation

Intravasation Cellules tumorales circulantes enduites de plaquettes

Invadopodes Groupe de cellules tumorales circulantes Pericyte

Lorsque l’on traite une tumeur primaire avec un traitement antiprolifératif, on détruit les cellules qui se divisent rapidement (cellules épithéliales), mais pas les cellules souches cancéreuses, qui ne se divisent pas ou peu (cellules mésenchymateuses). Pendant les premiers mois du traitement on observe la masse tumorale réduire, à la satisfaction de tous, en se disant que le traitement est bénéfique. Mais plus tard, les cellules souches mésenchymateuses, qui se divisent peu, se sont néanmoins multipliées. La tumeur résiduelle s’est enrichie en cellules souches cancéreuses et on retrouve un cancer absolument impossible à traiter avec les médicaments actuels. L’utilisation du taxol ou d’autres médicaments est bien entendu importante, mais il faut tenir compte du fait que dans les cancers qui ont des propriétés métastatiques, les traitements antiprolifératifs favorisent la survie des cellules souches cancéreuses. Les cellules ont des propriétés de « plasticité » et, sous l’action des médicaments, peuvent passer d’un état hyper-prolifératif à un état non prolifératif ou, en d’autres termes, d’un état épithélial à un état

mésenchymateux. Dans l’état épithélial, les cellules sont rattachées l’une à l’autre et font la masse tumorale mais ne sont pas mobiles ; dans l’état mésenchymateux, les cellules souches ont la capacité de se détacher l’une de l’autre et de migrer : ce sont les agents de la formation de métastases. La population de cellules souches localisées à l’intérieur de la tumeur est difficile à détecter et difficile à étudier car on ne peut facilement la maintenir en culture. La masse tumorale elle-même permet à ces cellules souches de maintenir ce caractère, mais les fibroblastes ou les cellules cancéreuses normales qu’elle contient produisent des molécules (facteurs de croissance ou cytokines5) qui confèrent un caractère mésenchymateux. Cependant, dès que la cellule mésenchymateuse sort de la masse tumorale et qu’elle migre, elle peut retrouver rapidement des propriétés épithéliales et peut générer un tissu tumoral.

Figure 1 Illustration de la transition épithélio-mésenchymateuse (EM) de cellules cancéreuses à différents stades du processus métastatique. E = épithélium ; M = mésen­ chymateux ; TAM = macrophages associés aux tumeurs ; CAF = fibroblastes associés au cancer. Source : d’après Nieto M.A. et coll. (2016). Cell, 166 : 21.

Reprogrammation de la réactivité du fer dans le cancer

Tumeur primaire

Lorsqu’on isole les cellules souches mésenchymateuses, 5. Cytokines : substances élaborées par le système immunitaire et qui régulent la prolifération de cellules.

79

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 2 Article paru en 2009 sur l’identification d’inhibiteurs sélectifs conduisant à la mort cellulaire de cellules cancéreuses.

et qu’on les met en culture dans une boîte de Pétri, elles deviennent épithéliales ; les médicaments que l’on va ainsi évaluer sur ces cellules seront efficaces pour cibler les cellules dans un état épithélial et pas mésenchymateux. Ce problème a été persistant pendant une cinquantaine d’années et a empêché le développement des thérapies appropriées pour cibler cette population de cellules souches cancéreuses, les cellules mésenchymateuses (ou « persister cancer cell », ou encore « drugtolerant cancer cells »).

2

Induction de la mort des cellules cancéreuses par ferroptose

2.1. Cultiver des cellules mésenchymateuses

Figure 3

80

Structure cristallographique de la salinomycine. Source : Reproduit avec l’autorisation de Erich F. Paulus, Michael Kurz, Hans Matter et coll. Copyright (1998) American Chemical Society.

Robert Weinberg, auteur du livre Biology of cancer, a compris que l’on pouvait modifier génétiquement une cellule épithéliale afin de lui conférer des propriétés mésenchymateuses permettant de cultiver ces cellules en boîte de Pétri et de les maintenir dans un état mésenchymateux. De cette façon, il est possible de les utiliser pour une évaluation et

d’identifier des molécules qui permettraient de les éradiquer sélectivement (Figure 2). 2.2. La salinomycine et ses dérivés : des anticancéreux prometteurs Ces auteurs, par un passage au crible (« criblage ») de seize mille petites molécules et produits naturels, ont identifié la salinomycine, qui a été catégorisée comme « ionophore », c’est-à-dire capable d’interagir avec un métal alcalin (sodium ou potassium). La Figure 3 représente la structure cristallographique de la salinomycine, qui forme une couche lipophile autour du sodium. Dans des conditions normales, le sodium ne rentre pas dans la cellule parce qu’il est polaire, mais si on l’entoure d’une couche apolaire par l’action du ionophore, on lui permet de pénétrer dans la cellule de manière passive. Leur article a été publié dans le journal Cell en 2009 et a été cité plus de 2 000 fois, ce qui est énorme pour un article en sciences : il s’agit vraiment d’un travail pionnier. L’article propose cependant une description du mécanisme d’action contestable, largement biaisé par la structure de la

Le mécanisme qui fut alors mis en avant indique que si l’on fait rentrer beaucoup de sodium dans la cellule, il va y avoir un déséquilibre en sodium : certaines membranes vont perdre leur potentiel membranaire, en particulier l’organelle6 en charge de la production d’énergie qu’est la mitochondrie7, et cela induit un mécanisme de mort cellulaire par apoptose. Pour notre part, nous avons voulu revenir sur ce mécanisme et voir s’il y avait une autre explication possible. Dans cet objectif, nous avons développé une série d’analogues synthétiques de la salinomycine très puissants pour pouvoir travailler à des doses très basses et rendre ainsi négligeable le rôle du transport de potassium ou de sodium. Ce travail nous a conduit à identifier le rôle du fer. La salinomycine, présentée sur la Figure 4A, est un polyéther. Les « chimistes organiciens » noteront facilement la présence de différents types de fonctions alcool (un alcool 6. Organelle : ensemble des éléments présents dans une cellule vivante. 7. Mitochondries : organites que l’on trouve dans les cellules et qui sont impliquées dans différents processus tels que la communication, la différenciation, l’apoptose et la régulation du cycle cellulaire.

tertiaire, un alcool allylique, un alcool secondaire et un alcool acide). Ils maîtriseront par conséquent la réactivité de ce produit naturel et saurons le transformer en ironomycine (Figure 4B). Sans entrer dans le détail des analogues synthétisés, citons seulement le fragment alcyne, qui a joué ici un rôle clé par la possibilité qu’il ouvre de « faire de la chimie clic8 dans la cellule » : en le couplant avec un fluorophore in situ9, il permet de visualiser tout produit naturel ou toute molécule biologiquement active dans la cellule. Sans cette capacité de visualisation, on ne peut savoir où le produit va dans la cellule et on peut difficilement établir un mécanisme d’action robuste. L’absence d’un tel mécanisme d’action serait un frein majeur pour le développement de ce type de molécules pour des applications cliniques.

A

OH O

H

O

O

H

O

O

O HO OH

OH

OH Salinomycine

B OH O

H

O

O

H

O

O

O HO NH

OH Ironomycine

Figure 4 Structures chimiques de la salinomycine (A) et de son dérivé l’ironomycine (B).

OH

Reprogrammation de la réactivité du fer dans le cancer

Figure 3 puisque la salinomycine interagit avec le sodium, on est tenté de déduire que c’est le sodium qui est impliqué dans le mécanisme de sa toxicité, et cela oriente vers l’idée de développer des produits ionophores pour lutter contre la toxicité.

2.3. Mécanisme d’action de la salinomycine et ses dérivés Le mécanisme que nous avons élucidé est le suivant (Figure 5) : dans des conditions normales, les cellules souches cancéreuses (les « persister cells ») comportent 8. En synthèse organique, la « chimie clic » (« click chemistry » en anglais) est un type de réactions chimiques biocompatibles utilisées pour connecter une molécule à une biomolécule selon une réaction spécifique (réaction de couplage, par exemple des cycloadditions). La chimie clic est souvent inspirée de la nature. 9. Fluorophore : substance chimi­ que capable d’émettre de la lumière de fluorescence après excitation.

81

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 5 Mécanisme d’action de la salinomycine et de son dérivé l’ironomycine sur les cellules cancéreuses mésenchymateuses : mort cellulaire par ferroptose. ROS = « Reactive Oxygen Species » (dérivés réactifs de l’oxygène).

ROS

Ironomycine

Réaction de Fenton

Lysosomes

Accumulation en fer

Noyau

« Persister cancer cell »

Appauvrissement en fer

du fer dans le noyau, dans le compartiment lysosomal10 et dans d’autres endroits de la cellule, en particulier dans les mitochondries et le noyau. Les réactions de chimie clic montrent que l’ironomycine s’accumule de manière quantitative dans le lysosome et que le métal privilégié avec laquelle elle interagit n’est pas le sodium, mais le fer. La formation du complexe organométallique qui se forme dans le lysosome empêche le fer d’en sortir pour être distribué dans la cellule. Au cours du traitement, les cellules se retrouvent appauvries en fer à l’intérieur du noyau et du cytosol11, mais se retrouvent enrichies en fer dans le compartiment lysosomal. Quelle en est la conséquence chimique ? À partir du fer, se produisent des espèces réactives de l’oxygène (par « réaction de Fenton »), en particulier des radicaux libres, qui vont peroxyder les lipides de la membrane du lysosome. Le compartiment lysosomal va alors se rompre et libérer tout

82

10. Compartiment lysosomal : organite cellulaire qui a pour fonction d’effectuer la digestion intracellulaire 11. Cytosol : phase liquide dans laquelle baignent les organites cytoplasmiques présents à l’intérieur des cellules.

Ferroptose

son contenu à l’intérieur de la cellule. Or, le compartiment lysosomal est une sorte d’appareil enzymatique « digestif » de la cellule. À partir du moment où tout ce contenu lysosomal se retrouve répandu dans la cellule, celle-ci va mourir d’une sorte de septicémie12 : les enzymes vont commencer à cliver des protéines, ce qui peut potentiellement induire l’apoptose 13, et les espèces réactives de l’oxygène qui s’étaient accumulées au cours du traitement vont se répandre dans la cellule et commencer à peroxyder tous les lipides. Les cellules vont mourir par une voie nouvelle, la voie de ferroptose, qui est une mort cellulaire programmée dépendante du fer et mise en œuvre par des radicaux libres. Les deux processus de transport de fer et de sodium existent, mais les conséquences physiologiques de transport de sodium sont moins perceptibles à faible concentration alors que le ciblage du fer lysosomal est 12. Septicémie : infection grave, qui se propage dans l’organisme par voie sanguine. 13. Apoptose (ou mort cellulaire programmée) : processus par lequel des cellules déclenchent leur autodestruction en réponse à un signal.

3

La régulation du fer

3.1. Les cellules mésenchymateuses et l’addiction au fer Une question qui se pose est : pourquoi les cellules souches cancéreuses sont-elles plus sensibles aux ions fer que les autres ? Nous avons mesuré les taux de fer d’une population épithéliale et d’une population mésenchymateuse – deux types cellulaires complètement identiques (mêmes génomes), mais à phénotypes différents. En titrant le fer, la différence de sensibilité est apparue : il y avait cinq à six fois plus de fer dans les cellules mésenchymateuses que dans les cellules épithéliales (Figure 6). 3.2. Stockage du fer et développement du cancer À côté de ce constat statique, juste déduit d’un titrage de fer, nous avons établi un constat fonctionnel, à savoir ce qui se passe quand on nourrit en fer une population de cellules épithéliales. La Figure 7 montre la comparaison des niveaux de protéines entre deux types

Cette expérience relativement simple montre que si on nourrit avec du fer des cellules épithéliales, on obtient des cellules avec un caractère plus mésenchymateux. Cette observation a des conséquences pratiques tout à fait importantes et pose des questions quant au rôle de l’alimentation. Un patient atteint d’un cancer pro-métastatique et qui suit une chimiothérapie doit-il être alimenté en fer s’il souffre d’anémie ? À ce stade, une remarque peut être faite sur l’homéostasie du fer. La régulation de la concentration en fer libre dans la cellule est assurée entre autres par la transferrine14, qui forme un complexe avec le fer et le fait entrer dans la cellule. Mais l’excès de fer dans la cellule réprime l’expression de la transferrine. La concentration de fer dans la cellule est ainsi autorégulée ! Ces mécanismes régulateurs compliquent fortement la pharmacologie.

14. Ferritine : protéine qui transporte le fer dans le sang.

Reprogrammation de la réactivité du fer dans le cancer

Après notre article, publié en 2017, deux autres ont été publiés par nos collègues de Boston dans la revue Nature. Ils ont montré qu’effectivement, dans d’autres tissus cancéreux, les « persister cells » étaient vulnérables à la ferroptose, en accord avec nos travaux.

cellulaires, la population de cellules épithéliales qui n’a pas été traitée et la population épithéliale qui a été traitée (nourrie avec du fer pendant quinze jours). La protéine épithéliale (ici E-cadhérine), commence à être réduite. La protéine mésenchymateuse, la vimentine, qui est peu exprimée dans l’état normal, commence à augmenter, et il en est de même pour la ferritine, protéine de stockage du fer, ce qui est normal puisqu’on traite avec du fer créant un besoin de stockage.

** 60 Fer (ng) / 7.106 cellules

toxique à cette basse concentration.

50 40 30 20 10 0

les

lia



it Ep

h

nc

se



s

se

teu

a ym

Figure 6 Comparaison de la concentration en fer dans les cellules épithéliales et mésenchymateuses.

Épithéliales Unt.

Fe (III)

E-cadhérine

Vimentine

Ferritine

β-Actine

Figure 7 Comparaison des niveaux de protéines dans des cellules non traitées et des cellules dopées au fer. Dans la colonne Fe(III), on a affaire à des cellules épithéliales initialement traitées par du Fe(III), ayant donc acquis un statut mésenchymateux. Le fer transforme les cellules souches d’épithéliales en mésenchymateuses. E-cadhérine : cellules épithéliales ; vimentine : cellules mésenchyma­ teuses ; Unt = sans ajout de fer.

83

Chimie et nouvelles thérapies 84

La biologie et la chimie, appelées à une véritable aventure policière ! Les cellules souches cancéreuses existent sous plusieurs formes, épithéliale et mésenchymateuse, entre lesquelles elles transitent sous l’effet de l’environnement. Cela rend extrêmement compliquée leur identification dans les tumeurs et donc leur destruction thérapeutique. Celle-ci est pourtant critique dans la lutte contre le cancer puisque les cellules épithéliales constituent l’essentiel de la tumeur, ne bougent pas et sont détruites par les médicaments anticancéreux classiques, alors que les cellules mésenchymateuses quittent la tumeur, vont en reformer une ailleurs par métastase, et elles sont peu sensibles aux médicaments classiques. Tout le but de cette impressionnante enquête scientifique, qui mobilise la chimie et la biologie modernes, est de comprendre la « vie » de ces cellules afin de trouver des médicaments anti-métastatiques efficaces.

maladies

tropicales

négligées : un modèle collaboratif au

service de

l’innovation

scientifique et médicale Nathalie Strub-Wourgaft est directrice des « Maladies Tropicales Négligées » de l’ONG « Drugs for Neglected Diseases initiative » (DNDi1).

1

Le contexte des maladies tropicales négligées

1.1. Une maladie touchant les populations pauvres Les maladies tropicales (MTN) négligées touchent 1. www.dndi.org

une population importante et pauvre, en particulier vivant loin des villes (Figure 1). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit les MTN comme tropicales, infectieuses et touchant des populations pauvres qui vivent souvent dans des zones rurales excentrées, et qu’on

Nathalie Strub-Wourgaft

Les

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 1 Une population importante et pauvre, vivant loin des villes, est touchée par des maladies tropicales.

qualifie de « populations sans voix », qui n’ont pas de pouvoir de plaidoyer. Elles sont affectées par des maladies souvent parasitaires, bactériennes ou fongiques, transmissibles, souvent attachées à une forte morbidité2 (voire mortalité) et très souvent négligées par la recherche scientifique. Il ne s’agit pas de maladies orphelines3 stricto sensu ; elles sont Figure 2 Le cercle de pauvreté : les populations pauvres vivent dans des mauvaises conditions, elles attrapent plus facilement des maladies et n’ont pas accès aux traitements.

2. Morbidité : ensemble des effets liés à une maladie ou un traumatisme. Il s’agit principalement des répercussions sur la santé, pour des durées de moyen à long terme. 3. Maladie orpheline : maladie ne bénéficiant pas de traitement efficace.

orphelines de médicaments mais ne le sont pas du tout par le nombre de patients affectés. La Figure 2 représente ce qu’on appelle le cercle vicieux de pauvreté : les patients sont pauvres, vivent dans de mauvaises conditions. Cela favorise l’émergence de maladies tropicales infectieuses, qui, ellesmêmes, entraînent le besoin d’aller chercher un traitement, de perdre le peu dont elles disposent pour aller à l’hôpital en quête d’un traitement, perdre de l’argent à l’hôpital, revenir, être encore plus pauvre qu’avant, et ainsi entretenir un cycle, un cercle très vicieux de pauvreté. 1.2. La recherche de médicaments

Pauvreté et marginalisation

Vulnérabilités sociale et économique

Cycle de pauvreté et de maladies négligées

Invalidité, défiguration ou décès

Zones rurales éloignées, déplacements dus à l’insécurité

Maladie

Manque de traitements et de soins

86

Conditions de vie pauvres

La littérature compte plus de quarante « maladies tropicales négligées » : l’OMS a décidé d’en fixer une liste précise (Encart « Liste des maladies tropicales négligées de l’OMS ») car elle a une obligation de montrer des résultats, mettre en place des programmes et mettre en œuvre des tentatives de solutions. Sur la base de critères, comme l’accès à des thérapies, à de la recherche ou à des méthodes d’administration de traitement de masse, l’OMS a classé vingt maladies comme prioritaires. Le fait que ces maladies soient

Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale

LISTE DES MALADIES TROPICALES NÉGLIGÉES DE L’OMS (en gras les maladies spécialement considérées par DNDi) – Ulcère de Buruli – Dengue et Chikungunya – Dracunculose (vers de Guinée) – Trypanosomiase humaine africaine (maladie du sommeil) – Leishmanioses (viscérales et cutanées) – Lèpre – Filaire lymphatique – Onchocercose (cécité des rivières) – Rage – Schistosomiases (bilharziose) – Géohelminthiases – Trachome – Pian – Maladie de Chagas – Taeniasis et cysticercoses – Echinococcoses – Infections par trematodes (douve du foie) – Mycétome et chromoblastomycose et autres mycoses profondes – Gale et ectoparasites – Envenimations par morsure de serpent (2018)

listées par l’OMS permet aussi à des organisations comme Drugs for Neglected Deseases initiative (DNDi) d’aller chercher des financements pour financer la recherche en vue de traiter ces maladies. DNDi est en recherche de nouveaux traitements pour les maladies suivantes : la trypanosomiase humaine africaine (la maladie du sommeil), les leishmanioses, l’onchocercose, la maladie de Chagas et le mycétome. La Figure 3 est la photo d’une patiente qui pourrait être en République Démocratique du Congo ; elle montre les conditions toutes simples dans lesquelles elle vit. Face à ses difficultés à traiter les patients suivis dans le cadre de ses missions de terrain, une équipe de Médecins

Sans Frontières s’est demandée (article publié en 2002) pourquoi il n’y n’avait pas de traitement pour ces maladies. Ils ont analysé tous les médicaments mis sur le marché jusqu’aux années 2000 et ceux d’entre d’eux qui s’adressaient aux maladies tropicales négligées. Cela a mis en évidence ce qu’on appelle le déséquilibre fatal (Figure 4A) : 1,1 % seulement des nouveaux médicaments ou des médicaments enregistrés étaient consacrés à ces maladies tropicales, qui pourtant représentent 12 % de la morbidité dans le monde4 : un déséquilibre très choquant. Figure 3 4. MSF & the DND Working Group, 2001. Fatal Imbalance: The Crisis in R&D for Neglected Diseases. Médecins Sans Frontières.

Les mauvaises conditions d’hygiène et de vie favorisent le développement des maladies tropicales négligées.

87

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 4

A

Le « fatal imbalance » (déséquilibre fatal) : avant 2002, 1,1 % des nouveaux médicaments étaient consacrés aux maladies tropicales négligées (A) ; elles représentent 3,8 % en 2013 (B).

2013 Total de 1 393 produits approuvés 1975-1999

1,1 % 16 nouveaux médicaments pour les maladies négligées

Nouvelles entités chimiques Autres produits

Ce même travail a été réitéré en 2012 et publié en 20135, afin d’analyser l’impact de la création de plusieurs organisations comme celle de DNDi. Effectivement, nous avons noté une amélioration puisque 3,8 % des médicaments enregistrés ont été développés pour des maladies tropicales négligées (Figure 4B). Mais on est encore très loin du compte : le déséquilibre persiste.

2

Les maladies tropicales négligées

2.1. La maladie du sommeil

Figure 5 88

La mouche Tsé-Tsé est vecteur de la maladie du sommeil.

B

Autres maladies

3,8 % de nouveaux médicaments pour les maladies négligées Pour les maladies négligées

plus vite mais est moins fréquente. La maladie se manifeste sous la forme de deux stades cliniques ; le premier évoluant toujours vers le second, et le second évoluant vers le décès du patient en l’absence de traitement. Le premier stade n’est pas très symptomatique et le deuxième donne le nom à la maladie : il y a une inversion du cycle de sommeil et de veille, et les patients présentent des signes psychiatriques très importants (ils sont très volubiles, ont des rires qui font peur). C’est une maladie qui est connotée dans les familles, dans les régions : on pense que des mauvais sorts ont été jetés, ce qui conduit à un contexte très compliqué où ces malades sont parfois cachés.

La maladie du sommeil est transmise par la mouche TséTsé (Figure 5) et on la trouve essentiellement en région Subsaharienne, en Afrique Centrale, et très majoritairement en République Démocratique du Congo. Il existe deux parasites, mais on privilégie la forme la plus prévalente qui est celle de l’Afrique Centrale. Une forme en Afrique de l’Est tue encore

Le traitement qu’on donne dans le premier stade de la maladie ne traverse pas la barrière hémato-méningée6 ; il ne peut donc tuer le parasite qui se trouve dans le système nerveux central et est responsable des symptômes neurologiques.

5. Pedrique et coll. The drug and vaccine landscape for neglected diseases (2000 -11): a systematic assessment. Lancet Global Health 2013.

6. Barrière hémato-méningée : barrière présente dans le cerveau entre la circulation sanguine et le système nerveux central (elle sert à réguler le milieu dans le cerveau, en le séparant du sang).

L’occurrence de cette maladie, est décrite sur la Figure 7. Nous sommes à un moment dans l’histoire de la THA où l’endémicité de la maladie a atteint un taux historiquement bas et diminué drastiquement grâce aux campagnes de dépistage actif et aux nouveaux traitements. La situation s’améliore donc, mais on sait que cette maladie peut resurgir, particulièrement dans des zones de conflits où l’on ne peut plus aller dépister les patients et les traiter, ce qui laisse un réservoir humain. Les besoins thérapeutiques pour cette maladie restent très importants.

et invalidante (Figure 8), et se répand au rythme d’un nouveau cas toutes les deux minutes. La forme viscérale qui entraîne la mort du patient en l’absence de traitement. Dans la forme cutanée, certains patients guérissent spontanément, mais d’autres vont avoir des lésions très stigmatisantes, ou, dans la forme « dermatite post kalaazar7 », créent des « papules »,

Figure 6 Une ponction lombaire peut être effectuée par un médecin pour soigner les patients atteints de la maladie du sommeil.

7. Dermatite post kala-azar : lésions cutanés multiples qui peuvent apparaître dans le cas d’un traitement insuffisant pour la leishmaniose.

3 500 3 000 2 500 2 000

Nouveaux cas

1 500 1 000 500

Les leishmanioses sont des maladies transmises par une petite mouche des sables. Il existe une forme dite « viscérale » et une forme cutanée. Celle-ci peut être stigmatisante

2010

2006

2002

1998

1994

1990

1986

1982

1974

1970

1966

1962

1958

1954

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1942

1938

1934

1930

1926

1922

1918

1914

2.2. Les leishmanioses

1910

0

Figure 7 Une recrudescence du nombre de nouveaux cas de la maladie du sommeil de 1910 à 2010 se fait ressentir par période (de 1998 à 2002 par exemple), et ce nombre ne cesse d’être plus grand pendant ces périodes qui durent une dizaine d’années à chaque fois.

Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale

Afin de déterminer le stade de la maladie, on effectue une ponction lombaire au patient. Sur la Figure 6, on voit qu’elle est réalisée sans anesthésie, dans les conditions de terrain, c’est douloureux. Si la maladie est confirmée, on passe au traitement qui, jusqu’à peu, était un traitement hospitalier.

Figure 8 Les leishmanioses (forme cutanée) ont des conséquences corporelles, telles que des déformations du visage. Source : WHO weekly Epidemiological record, juin 2019.

89

Chimie et nouvelles thérapies

ASIE DU SUD-EST < 15 000 cas/an • Traitement de 1ère ligne : SD AmBisome® • Traitement de 2nde ligne : PM+MF

BRÉSIL 3 500 cas/an • Traitement de 1ère ligne : Glucantime • Traitement de 2nde ligne : Ambisome® sous examen après l’essai LV au Brésil

Figure 9 On recense trois foyers principaux de leishmaniose viscérale dans le monde : le Brésil, l’Afrique de l’Est et l’Asie du Sud-Est.

AFRIQUE DE L’EST ~ 30-40 000 cas/an • Traitement de 1ère ligne : SSG&PM • Traitement de 2nde ligne : AmBisome® ou SSG

qui constituent un stigmate et empêchent notamment les femmes de se marier parce qu’elles en ont honte. La Figure 9 illustre la distribution géographique de ces maladies. La forme viscérale est très répandue en Afrique de l’Est : Soudan, Kenya, Ouganda, Éthiopie. Elle est aussi prévalente en Inde, en particulier dans l’État du Bihar, l’État le plus pauvre du sous-continent indien. La forme cutanée touche l’ancien comme le nouveau monde : le

Brésil, la Colombie, le Pérou, la Bolivie, de nombreux pays latino-américains qui ne disposent que de traitements très insuffisants. 2.3. La maladie de Chagas La maladie de Chagas est une maladie très compliquée (Figure 10). Il s’agit d’une maladie parasitaire, transmise par la « vinchuca », une grosse punaise, insecte peu ragoûtant, qui se cache dans les fissures de murs de maisons très

Nombre de cas estimés ~ 500 Aucune donnée disponible 500-89 000 Non applicable 90 000-899 000 + 900 000

Figure 10 90

La maladie de Chagas est présente en Amérique Latine.

On estime qu’il y a environ huit millions de personnes infectées. Moins de 1 % de ces personnes sont traitées, car les traitements actuels ne sont pas satisfaisants. La maladie est encore compliquée à diagnostiquer, et il n’y a pas de volonté politique d’investir dans la prise en charge complète de ces patients… La maladie évolue donc de manière très silencieuse chez les patients de la maladie de Chagas. Sa transmission reste compliquée et elle peut aussi être transmise au cours de la grossesse. Le professeur Peter Hotez, éminent médecin chercheur américain, spécialiste des MTNs, a publié, il y a quelques années, un article très provocateur qui avait secoué la communauté : il y développait une comparaison avec la séropositivité au virus VIH. Cette maladie est la seule des « maladies tropicales négligées » pour laquelle 8. Cardiomyopathie : nom générique de toutes les maladies du cœur.

il existe des associations de patients : elles essayent de mobiliser les communautés à comprendre, trouver des thérapies qui peut-être pourront prévenir l’évolution de la maladie. 2.4. L’onchocercose L’onchocercose, ou « cécité des rivières », est une maladie transmise par une mouche noire, de la famille des « similés ». C’est une maladie endémique. Elle est liée à un gros ver (Figure 11), qui va se nicher dans des nodules cutanés ou sous-cutanés9 ; le ver femelle, caché, est régulièrement fertilisé par des vers mâles. Pendant quinze ans, elle va vivre et pondre des larves, qui vont aller sous la peau et dans les yeux, et créer les symptômes de la maladie. Pour l’instant, le traitement consiste à éliminer les formes juvéniles de l’onchocercose. Le programme de R&D de DNDi se focalise sur l’identification d’un médicament qui éliminerait la cause de la maladie, c’est-à-dire ayant un effet sur le ver adulte, mais pour l’instant, tout ce qu’on sait faire, c’est atteindre les larves. Cette maladie entraîne des cécités : sur 36 millions de personnes, 265 000 aveugles ont été recensés (Figure 12A), chiffre probablement très en dessous de la réalité car avec 9. Nodules cutanés ou sous-cutanés : sensation sous la peau d’une sorte de nœud ou de boule mal délimitée, irrégulière, qui donne l’impression d’être enchâssée dans la peau (elles peuvent soulever la peau qui reste normale ou provoquer une réaction inflammatoire).

Figure 11 L’onchocercose est due à un nématode parasite, Onchocerca volvulus.

Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale

rudimentaires. Le parasite est transmis après transmission des parasites par les déjections de l’insecte, après une petite piqûre qui peut passer inaperçue. Mais pour 20 à 30 % des individus atteints, on ne sait pas qui est atteint ni pourquoi, et c’est l’un des problèmes de ces maladies tropicales négligées. Certains patients vont développer silencieusement, peut-être au bout de deux ou trois dizaines d’années, une pathologie cardiaque (ou digestive parfois) dont ils vont mourir liée à une cardiomyopathie8 pour laquelle il n’y a à ce jour pas de thérapie.

91

Chimie et nouvelles thérapies

A

B

C

Figure 12 Les patients atteints d’onchocercose présentent différents symptômes, comme des démangeaisons violentes ou des troubles de la vue. Toutes les générations sont touchées et les populations pauvres sont les premières victimes car elles n’ont pas accès aux traitements.

ces maladies, l’épidémiologie est loin d’être parfaite. De nombreux patients ont des troubles de la vue, et certains souffrent de terribles prurits10 (Figure 12B) : celles-ci sont tellement violentes que certains patients se suicident de leur fait. En effet, comme indiqué plus tôt, ces populations sont très pauvres et n’ont pas accès à des antihistaminiques. Actuellement, la prise en charge consiste en campagnes massives de traitements : des Figure 13 Les cas de mycétome se localisent au Mexique, en Inde, en Afrique subsaharienne.

10. Prurit : symptôme fréquent qui recouvre une sensation de démangeaison de la peau.

Ceinture du mycétome

92

agents de santé vont tous les six mois ou tous les ans dans un village et donnent systématiquement des comprimés à toute la population parce que c’est une sorte de vaccination thérapeutique préventive. On essaye de trouver des traitements meilleurs, mais nous n’y sommes pas encore. 2.5. Le mycétome La dernière maladie ajoutée sur la liste de l’OMS en 2016 est le mycétome, une maladie qui est très méconnue. Le Soudan dispose actuellement d’une base de données de huit mille cas, un rien par rapport à la réalité de l’épidémiologie (Figure 13). Cette maladie est liée à un champignon ou une bactérie, et on pense que la manière dont elle est transmise pourrait être le contact avec des écorces d’acacia quand les patients marchent pieds nus ou qu’ils s’accroupissent pour déféquer. Toujours estil qu’une fois que le fongus pénètre dans l’organisme, il commence par faire une petite lésion (Figure 14A), une masse qui ne ressemble

B

C

Figure 14 Le mycétome est lié à un champignon qui se développe et rentre dans le tissu cutané, faisant apparaître une masse, une boursouflure sur la peau, qui va elle-même croître.

à rien avant de grossir ; le fongus va alors commencer à rentrer dans le tissu cutané, sous-cutané, voire dans l’os. Il va y avoir une production de grains noirs, rouges, jaunes, qui contiennent le fongus. Il n’y a pas pour l’instant de traitement anti-infectieux et le seul recours est celui de la chirurgie. C’est un chirurgien qui est devenu la figure emblématique de cette maladie. Celui-ci réalise des amputations ; la Figure 14C montre une photo d’une patiente qui a été amputée. La maladie évolue lentement mais elle est très souvent récidivante : de nouvelles lésions apparaissent et vont devoir faire l’objet de nouvelles amputations jusqu’à parfois atteindre un certain stade où il n’est plus possible d’amputer. Devant toutes ces maladies, de quoi a-t-on besoin ? C’est simple : de traitements plus efficaces (Figure 15). On a également besoin de traitements qui ne soient plus dangereux, alors que la « médecine d’avant » proposait des traitements à base d’arsenic ou d’antimoine, très toxiques. Les conditions dans lesquelles vivent les patients doivent être

prises en compte : il faut des produits qu’on puisse administrer dans les conditions de terrain, des traitements qui ne soient pas à répéter cinq fois par jour, qui ne nécessitent pas des infirmières toute la journée, qui ne soient pas injectables, qui puissent être stables dans les conditions de température et d’humidité tropicales. Il faut prendre conscience que le déplacement à l’hôpital est coûteux, ne bénéficiant jamais de remboursement, et qu’une prise en charge à l’hôpital entretient le cycle vicieux de pauvreté décrit précédemment.

Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale

A

Figure 15 Pour ces maladies tropicales négligées, on a besoin de traitements plus efficaces (bien tolérés, adaptés aux conditions d’utilisation de terrain, abordables financièrement), de partenaires industriels, d’un engagement des pays.

93

Chimie et nouvelles thérapies

Il faut également, et c’est très important, des partenariats industriels pour produire et distribuer ces médicaments, à un prix raisonnable et pour un accès durable. Il faut aussi un engagement des pays : le soutien des politiques de santé nationales est indispensable.

3

La recherche pour lutter contre les maladies tropicales

3.1. Une organisation émanant du prix Nobel de la paix DNDi est une fondation de recherche à but non-lucratif fondée en 2003 avec les fonds du prix Nobel de la paix reçu par Médecins Sans Frontières (MSF) en 1999 et ayant comme autres membres fondateurs des instituts de recherche des pays où ces MTN sont présentes, et avec l’OMS comme membre permanent observateur. En France, l’Institut Pasteur fait partie du conseil d’administration (Figure 16). Figure 16 Des partenaires de recherche publics et privés se sont associés pour créer DNDi depuis 1999.

94

En 2011, DNDi a ajouté à son portefeuille le développement de traitements pour le sida pédiatrique, bien que ce ne

soit pas une maladie négligée stricto sensu. Le sida chez les enfants de moins de deux ans était complètement négligé par la recherche car les pays qui pouvaient se le permettre faisaient une bonne utilisation de la prévention de transmission materno-infantile du VIH ; cependant, celle-ci n’est pas aussi efficace et n’est pas mise à disposition assez largement en Afrique subsaharienne, donnant lieu à de trop nombreuses naissances de nouveaux-nés infectées par le VIH et pour lesquels les options thérapeutiques sont très mal adaptées. En 2015, DNDi a aussi ajouté un programme pour l’hépatite C destiné à obtenir un traitement efficace sur tous les génotypes « à un prix acceptable pour ces patients vivant dans ces zones reculées », celui-ci étant alors tout à fait inabordable et de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Le mycétome a ensuite été ajouté au portefeuille de DNDi, puis l’antibiorésistance, dont GARDP a pris l’initiative séparément. DNDi coordonne, en quelque sorte, un « orchestre visuel » (Figure 17). Elle possède

PDPs Universités & Instituts de Recherche

Biotechs CROs

> 180 partenaires dans le monde

Partenaires du projet Recherche Translation Développement Implementation Pays membres de la plateforme Partenaires fondateurs DNDi dans le monde

un bureau à Genève et des bureaux dans les différents pays, notamment où sont présents ses membres fondateurs : l’Afrique du Sud, le Brésil, les États-Unis, l’Inde, le Kenya, la Malaisie, la République Démocratique du Congo, le Japon. Elle a par ailleurs des partenariats multiples, bénéficiant des collaborations et des compétences complémentaires avec qui développer des projets communs. Il s’agit d’organisations internationales comme MSF, des PDP (« Product Development Partnership »), des biotech, l’industrie pharmaceutique, des CRO (« Clinical Research Organisation ») et beaucoup de groupes académiques pour aider à identifier ses molécules, les optimiser, les développer, les enregistrer, les produire… : faire de la R&D.

(Figure 18) et d’investir en même temps sur des projets plus en amont. Pourquoi ? L’expérience de MSF appelait à des réponses urgentes : selon leur témoignages du terrain dans le cas de la THA, ils rappelaient la peur des médecins de MSF au moment d’injecter le mélarsoprol aux patients, en se disant « j’espère que je ne vais pas tuer mon patient », car ils savaient en effet qu’un patient sur vingt allait mourir en recevant l’injection d’arsenic. Il a été décidé rapidement de changer d’approche : après de petites études préliminaires,

Il a été décidé, depuis le début, d’adopter une approche pragmatique et dynamique, de trouver des solutions rapidement

Figure 17 Les centres de recherche, les partenaires et les centres de développement de DNDi sont implantés partout dans le monde.

Nouvelles entités chimiques (NCEs)

Nouvelles formulations Nouvelles indications

Extension géographique Complément de dossier réglementaire

LONG TERME

MOYEN TERME

COURT TERME

Découverte

Translation > 5 ans

3.2. Une approche pragmatique et dynamique

Industrie pharmaceutique

Développement clinique 3-5 ans

Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale

Org. Int. & ONGs

Implémentation 1-2 ans

Figure 18 DNDi a essayé dès le début d’avoir une approche pragmatique et dynamique, d’avoir des projets à court terme (extension géographique) ou moyen et long terme (allant du développement clinique à la formulation de nouvelles entités chimiques).

95

Chimie et nouvelles thérapies

est venue l’idée à des partenaires de DNDi de combiner le nifurtimox, développé alors pour la maladie de Chagas, avec l’eflornithine, qui par ailleurs avait été initialement développée pour le cancer, et était utilisée avec succès pour la THA, mais à raison de cinquante six perfusions étalées sur quatorze jours. L’idée a donc été de développer rapidement un traitement beaucoup moins toxique pour la trypanosomiase africaine… Pour chaque maladie, l’idée a donc été de chercher des projets apportant des solutions à court terme, comme l’extension d’un traitement à une autre zone géographique, à moyen terme comme des combinaisons de traitements ou des extensions d’indications de médicaments déjà disponibles et enregistrés, et enfin à plus long terme avec la création d’un portefeuille complet de développement. 3.3. Les médicaments

96

La Figure 19 décrit le portefeuille de recherche et développement de DNDi. À gauche : identification de molécules qui vont être testées ; une cible biologique est choisie pour cela, et lorsque le test est bon, la molécule est optimisée pour qu’elle soit absorbable et qu’elle puisse être administrée  ; on effectue alors des tests in vitro (activité intrinsèque du produit sur l’agent infectieux) puis in vivo chez l’animal (souris, rat, chien, singe parfois), où l’on recherche les doses et expositions nécessaires à l’efficacité chez des animaux infectés ; on teste également la toxicité potentielle du médicament

en cherchant à identifier les organes-cible potentiels. Les essais sont ensuite menés chez des volontaires sains (non infectés) en commençant à tester des doses bien inférieures (dix ou vingt fois) au seuil de détection de toxicité testé chez l’animal. Les doses sont progressivement augmentées, généralement jusqu’à identifier les doses maximales tolérées. Une fois cette phase (dite phase 1) terminée, les études de preuve d’efficacité chez les malades vont pouvoir débuter : une ou plusieurs études seront mises en place, comparant l’efficacité du nouveau traitement au traitement de référence. L’étape suivante consiste à passer à l’enregistrement par les autorités de santé afin d’obtenir l’autorisation de mise sur le marché (AMM), ou plus exactement, dans notre cas, de mise à disposition des patients. Sur la droite de la Figure 19 se trouve la liste des traitements développés par DNDi, puis en allant vers la gauche, le degré d’avancement des projets de R&D par maladie. Dans la maladie du sommeil, DNDi est en train de développer une molécule très originale qui appartient à la classe des oxaboroles : l’acoziborole. C’est une nouvelle entité chimique qui n’a jamais été enregistrée auparavant chez l’homme par voie systémique. Nous sommes en train de tester le fexinidazole chez les patients présentant la THA à T. brhodesiense11, qu’on trouve 11. Trypanosoma bruceirhodesiense : forme de la maladie du sommeil (3 % des cas) qui provoque une infection aiguë.

Dans la leishmaniose, le portefeuille est très riche, satisfaisant. Les efforts des équipes de recherche de DNDi et ses partenaires ont permis d’identifier de nouvelles molécules, 12. Trypanosoma bruceigambiense : forme de maladie du sommeil (97 % des cas) qui provoque une infection chronique.

en cours de test chez l’animal, et que l’on espère pouvoir combiner pour arriver à un traitement oral. Certaines de ces molécules sont en phase 1 ou 2. En attendant, le traitement actuel préconisé en Afrique de l’Est, et incluant encore un sel d’antimoine, est en cours d’amélioration avec une étude de phase 3 testant une combinaison efficace en Inde, et dénuée d’antimoine. De nouvelles approches thérapeutiques sont également en cours d’étude clinique pour la forme cutanée liée à la complication de la leishmaniose viscérale, « post-kala-azar dermal leishmaniasis ». Pour la maladie de Chagas, une formulation pédiatrique du benznidazole, le traitement de référence pour la maladie de Chagas, avec le nifurtimox, a d’abord été développée. C’est un nitro-imidazole, donné pendant soixante jours, deux fois par jour, un traitement compliqué mais dont l’administration devenait très difficile pour la prise en

Figure 19 Pour chaque maladie étudiée, le développement des médicaments passe par plusieurs stades (découverte, translation, développement, implémentation).

Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale

en Afrique de l’Est dans des zones forestières. Le fexinidazole est la molécule que nous avions mise sur le marché dernièrement en partenariat avec Sanofi pour la maladie du sommeil à gambiense12, la forme la plus prévalente, présente en Afrique Centrale. La forme clinique de T. brhodesiense est sinon fulgurante du moins très rapide, encore traitée actuellement par le mélarsoprol, c’està-dire par l’arsenic. Après avoir démontré son efficacité dans la forme T. bgambiense, beaucoup plus répandue, nous avons réussi à convaincre des bailleurs de fonds de l’intérêt de tester le fexinidazole dans cette forme grave, mais plus rare, de la THA.

97

Chimie et nouvelles thérapies 98

charge des bébés infectés : cela impliquait en effet de couper en quatre ou en douze un comprimé de 100 mg et de le donner deux fois par jour. Le développement a été réalisé en partenariat avec Lafepe, un laboratoire public brésilien, aboutissant à un comprimé dispersible de 12,5 mg évitant de couper, écraser, et permettant d’assurer une concentration plasmatique adéquate et régulière tout au long du traitement. C’est une amélioration thérapeutique qui semble minime, mais qui change complètement la prise en charge thérapeutique. Des combinaisons thérapeutiques ont été tentées associant une nouvelle molécule, le fosravuconazole, qui était développé dans l’onychomycose13 (aussi appelée mycose des ongles ou mycose unguéale) et le benznidazole, pour en réduire la durée de traitement. Le fosravuconazole appartient à la classe des azoles et avait préalablement été étudié en monothérapie mais avec des résultats insuffisants. Dans la même étude, un régime court de benznidazole en monothérapie a aussi été testé. L’étude a montré que deux semaines de ce traitement aboutissaient à des résultats semblables à ceux après huit semaines du traitement sans combinaison. Cela permet d’observer moins d’effets secondaires qu’avec un traitement classique, ce qui constitue une amélioration importante. Une discussion est en cours avec les autorités de santé quant au type de données 13. Trypanosoma brucei rhodesiense : forme de la maladie du sommeil (3 % des cas) qui provoque une infection aiguë.

supplémentaires à apporter pour aboutir à un changement sur la recommandation d’utilisation de ce médicament. Par ailleurs, le fexinidazole, la molécule enregistrée pour la maladie du sommeil, est testée pour la maladie de Chagas. Deux autres molécules sont dédiées au traitement de l’onchocercose par un macrofilaricide : une première molécule venant de la médecine vétérinaire, l’emodepside, utilisée chez le chien, et une autre provenant du portefeuille du laboratoire AbbVie ; les deux molécules ayant un mécanisme d’action très différent : la première tuerait directement le ver adulte ; la deuxième, d’une certaine manière, l’affamerait en agissant sur la bactérie wolbachian, une bactérie permettant la survie du ver adulte s’attaquant au Wolbachia, on affame et donc élimine le ver adulte. Sur le mycétome, le fosravuconazole, qui avait été testé pour la maladie de Chagas, s’est montré efficace in vitro sur le fongus, pour laquelle il n’existe pour l’instant pas de modèle animal et est testé en combinaison avec de la chirurgie chez des patients présentant une forme modérée de la maladie. 3.4. Les partenaires La Figure 20 donne la liste des partenaires industriels qui travaillent avec DNDi, les classe selon les types. Une importante collaboration est établie avec des groupes académiques : ce sont 32 % des partenaires qui nous aident avec la constitution de modèles, l’épidémiologie

MoH/Gouv/Hos

Tableau présentant la liste des partenaires industriels de DNDi. Les partenaires changent selon la phase de développement du médicament et la maladie étudiée. Recherche HAT Lehmaniose Chagas

Filaria

Anac./Pfizer AstraZen Celgene Dalichi S. Eisai

MSD Sanofi Shionogi Takeda Novartis

Anacor/Pfizer Bayer Sanofi

Translation

Développement

AbbVie Anacor/Pfizer Eisai GSK

Implémentation Bayer Gilead Lafepe Sanofi Mundo Sano/ELEA

Eisai Gilead Sanofi

PDP

18 % 32 %

AbbVie Bayer

HCV Pediatric HIV Mycetoma

Explicitons ici le contenu des collaborations. La phase primordiale dans la définition des programmes de DNDi est la « définition des besoins ». Les partenaires et collaborateurs sont réunis en « plateformes » : une plateforme par maladie qui consiste en un regroupement d’universités et instituts de recherche (toujours les mêmes), d’industriels, de responsables des politiques de santé par pays impliqué, de représentants des techniciens de laboratoire, des infirmiers, des médecins, des chercheurs, et de tous ceux qui vont traiter ces patients (Figure 21).

28 %

Pharco/Presidio/Pharm aniaga/Elea/Doppel

4% 9%

Cipia

9%

Eisai Sanofi Farmanguinhos Cipia Zenufa

Malaria

et la rédaction de protocoles de recherche. Les CRO sont des organisations que DNDi finance pour qu’elles réalisent des statistiques, des rapports médicaux, etc. Les partenaires pays (autorités gouvernementales, ministères, hôpitaux) sont également majeurs pour la coordination avec les différentes politiques de santé.

CRO Int. Org/NGO Universités/ Instituts de Recherche

Figure 20 Les partenaires de DNDi.

La question primordiale abordée par la plateforme est : « de quoi sont faits les besoins pour

THA/Trypanosomiase Humaine Africaine (Maladie du sommeil)

Un rôle clé pour les plateformes pour les maladies régionales :

CHAGAS

définition des besoins des patients et des TPP (« Target Product Profile ») ; renforcement des capacités locales ; conduite d’essais cliniques (études phases 2/3) ; facilitation de l’enregistrement de nouvelles thérapies ; accélération, mise en œuvre de nouvelles thérapies, assurance que les thérapies atteignent les patients

Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale

Pharma/Biotech

Tableau

LEISHMANIOSES

LEISHMANIOSES

Figure 21 Des plateformes « Regional Disease Platforms » (plateformes pour les maladies régionales) ont été mises en place pour regrouper les différents partenaires afin de discuter des différentes MTN, de proposer des projets et de trouver des solutions.

99

Chimie et nouvelles thérapies

chaque maladie ? Quelles sont les caractéristiques du traitement dont on a besoin pour cette maladie ? » (listées en début de chapitre). On dira par exemple : « pour la maladie du sommeil, on a besoin d’un médicament oral, de ne plus faire de ponction lombaire, de ne plus aller à l’hôpital, d’un traitement qui coûte moins de 300 €… ». Les personnes impliquées viennent expliquer leurs besoins et l’objectif est d’aboutir à un consensus qui n’est pas centré sur les performances attendues d’un produit connu, mais aspirationnel sur ce qui est attendu d’un nouveau traitement. L’OMS publie aussi des TPP (« Target Product Profile »), qui constituent une référence publique importante. Les plateformes sont aussi dédiées à promouvoir et proposer des activités de formation à la recherche clinique. Beaucoup de temps est consacré à écouter et à former les différents acteurs de terrain. Au début des études dans la leishmaniose par exemple, les acteurs de terrain n’avaient pas effectué de recherches cliniques, ne connaissaient pas les bonnes pratiques cliniques, ne disposaient pas de dossiers médicaux standardisés et

Figure 22

100

Pour l’identification des molécules (exemple de l’acoziborole ici), de nombreuses connexions et échanges (argent, licences...) se font entre les partenaires, DNDi et les universités partenaires. NTD = Neglected Tropical Disease.

Anacor • Boron-based coupounds • Input on product développement

IP Financement

fournis parce que les patients ne viennent consulter que lorsqu’ils souffrent d’une pathologie aiguë puis s’en vont. Les antécédents médicaux sont très peu connus : on ne sait pas s’ils sont diabétiques, s’ils ont été hypertendus, s’ils sont déprimés, etc. Ils ne viennent que pour cette pathologie, et souvent après un long parcours les amenant finalement à un centre spécialisé. On forme les acteurs de terrain à conduire de la recherche. C’est une collaboration qui est essentielle et qui nous apprend beaucoup à réfléchir autrement, à travailler autrement, à écouter et à nous adapter. 3.5. L’identification des molécules L’organigramme d’identification de molécules est schématisé sur la Figure 22 sur l’exemple de l’acoziborole. Anacor est un laboratoire qui a été racheté par Pfizer et qui est situé en Californie. Il avait identifié des molécules et les avaient envoyées par l’intermédiaire de DND à une CRO qui s’appelait Scynexis, qui a optimisé et testé la molécule

Molécules Licences sur les NTD DNDi • Management du projet • Financement • Obtention des droits PI pour les maladies négligées

Candidat(s) clinique(s)

SCYNEXIS • Criblage des molécules • Développement des « leads » en candidats cliniques

Pace University et Swiss Tropical and Public Health Institute • Modèles in vivo • Tests sur animaux

DNDi travaille avec de nombreux partenaires sur chaque projet, et chaque partenaire partage ses données dans un concept d’« open source ».

pour DNDi. À la suite de ce travail, DNDi a décidé de poursuivre les recherches de qualification et de la tester chez l’homme. Sur la Figure 23 est schématisé le concept d’« open source ». Ce sont des partenariats ouverts, liés par des contrats intelligents où les différentes personnes mettent leurs données en commun dans une base avec une anonymisation de l’origine. On essaye de trouver de nouvelles molécules, on met tout dans un pot, on regarde ce qui fonctionne, puis on retourne à celui qui

a une molécule qui marche et qui accepte de partager ses ressources. Cette organisation, gérée par notre équipe de découverte (« discovery »), commence à porter ses fruits. 3.6. La réglementation L’existence et le respect de procédures réglementaires est essentiel et incontournable (Figure 24). Le but de la recherche est d’amener un médicament « sur le marché », c’est-à-dire à son enregistrement. Il faut d’abord que les essais cliniques soient

Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale

Figure 23

Figure 24 La mise sur le marché des futurs médicaments est soumise à une autorité réglementaire ; l’autorisation des essais cliniques requiert en plus les autorisations de comités d’éthique. L’Agence Africaine de Médecine sera déployée dans 55 pays sur le continent africain pour la régulation éthique des médicaments.

101

Chimie et nouvelles thérapies

autorisés par les agences réglementaires et les comités d’éthique : il faut une autorité qui vérifie que la science est correcte et que la protection des patients est assurée, rôle critique des comités d’éthique. Les dispositifs réglementaires sont souvent incomplets dans les pays où sévissent ces maladies tropicales négligées : les comités d’éthique et/ou les agences règlementaires n’ont pas toujours une expérience suffisante ; beaucoup ont évalué des molécules génériques, mais très peu ont eu à assurer seuls l’expertise, l’expertise chimique, préclinique, clinique, statistique de nouveaux traitements ou de nouvelles entités chimiques. Des processus de collaboration ont été mis en place depuis une dizaine d’années, beaucoup autour de l’OMS. Ce sont des mécanismes préconisés par DNDi car permettant d’assurer le plus possible qu’une évaluation du rapport bénéfice/risque sera conduite principalement par les destinataires, c’est-à-dire les pays qui sont responsables des décisions d’autoriser l’introduction d’un nouveau médicament chez eux, en combinant

UE 4% NL

Autres publics

Figure 25

102

558 M€ sont levés (sur 730 M€) par des fonds publics et privés pour délivrer seize à dix-huit traitements d’ici 2023.

Royaume-Uni

une garantie indispensable d’une revue solide des aspects scientifiques du dossier. Dans le cadre du médicament de la maladie du sommeil, DNDi a pu effectuer un exercice extrêmement riche grâce au soutien du comité d’éthique de l’Hôpital Necker, qui a joué le jeu, et qui a accepté pendant un jour et demi de mener une évaluation d’un protocole de recherche clinique avec des experts du Soudan, du Kenya, d’Afrique du Sud, de République Démocratique du Congo. Il s’agissait de partager l’expertise technique de Necker avec les confrères des pays d’Afrique, et aussi pour les confrères africains de partager leurs questions et réflexion sur le même projet. Ce fut un exercice vraiment formidable… Pour le futur, une Agence Africaine sera en mesure de conduire l’ensemble des fonctions réglementaires. 3.7. Le financement DNDi dispose de financements équilibrés entre des bailleurs publics et privés. La distribution des bailleurs est décrite sur la Figure 25. Les financements

Bill and Melinda Gates Foundation 17 %

58 % Public

Médecins sans frontières 16 %

42 % Privé

Autres Privés GARDP 4%

DNDi a développé huit traitements depuis 2007 (Figure 26). Le dernier est une nouvelle entité chimique enregistrée à l’Agence Européenne du Médicament et depuis peu en

République Démocratique du Congo ; il s’agit d’un traitement entièrement oral pour les deux stades de la maladie du sommeil : il n’est plus nécessaire de faire une ponction lombaire pour tous les patients, ce qui constitue une amélioration thérapeutique majeure.

2007

2009

2011

2016

ASAQ

NIECT pour la maladie du sommeil

Benznidazole

Thérapie superbooster

2010

2011

2018

SSG + PM leishmanione viscérale en Afrique de l’Est

Nouveau traitement de la leishmaniose viscérale en Asie

Fexinidazole : un changement de paradigme pour la maladie du sommeil

Une nouvelle combinaison pour simplifier le traitement contre le paludisme > 500 millions de traitements distribués

2008 ASMQ pour le paludisme

Utilisé en Afrique et en Asie

Facile à utiliser

100 % des patients en phase 2

Maintenant 1re ligne dans tous les pays

Traitement plus facile et plus sûr pour les enfants atteints de la maladie de Chagas

Aide à l'élimination des maladies

Abordable

Adapté au terrain

Figure 26 Huit traitements ont été développés par DNDi depuis 2007.

La clé est dans le partenariat : leçons pour le futur Le modèle collaboratif de DNDi est dédié à l’innovation (Figure 26). Il est fondé sur le partenariat. Depuis quinze ans, nous en avons appris les clés : partager une vision globale, partager les objectifs, partager les succès, se compléter, ne pas dupliquer, se faire confiance, apprendre à se connaître… C’est le fondement que DNDi tente de réaliser dans tous nos projets, développés dans des cultures et partenariats toujours différents.

Un traitement plus efficace pour les enfants séropositifs qui souffrent aussi de tuberculose

Non breveté

Les maladies tropicales négligées : un modèle collaboratif au service de l’innovation scientifique et médicale

privés proviennent de MSF, la Fondation Bill Gates, et d’autres fondations.

103

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 27 Il faut continuer à encourager la collaboration dans la recherche de traitements.

Cette stratégie est généralement gagnante : TB-Alliance vient de mettre sur le marché le prétomanide dans la tuberculose multirésistante ; MMV a développé un nouveau traitement dans le paludisme... Ce modèle montre qu’il est possible d’apporter l’innovation aux malades jusque-là négligés.

104

molécules dans le traitement

des

cancers

Jean-Pierre Armand est médecin cancérologue, senior consultant à l’Institut Gustave Roussy1 où il a créé le Département d’innovation thérapeutique et d’essais précoces (DITEP), qui développe des recherches en phase clinique 1 sur les médicaments anticancéreux.

En tant que médecin, cancérologue, j’ai développé des recherches dans la phase clinique 1, à savoir celle qui consiste à proposer, en cancérologie, des nouveaux médicaments à des malades en échec thérapeutique. Le médecin devient alors un avocat qui a suivi le travail de recherche de molécules actives synthétisées par les chimistes, souvent depuis quinze ans, et qui essaye de faire de cette molécule un médicament. Les médecins n’ont jamais inventé de médicament, leur art consiste simplement à 1. www.gustaveroussy.fr

prendre un poison, à doser son action, à l’améliorer et puis essayer de démontrer que le rapport bénéfice/risque est positif. Il faut de la volonté pour ce développement très particulier et il faut être très proche des chimistes et/ou des biologistes qui ont inventé les médicaments. Le médecin travaille avec eux, respecte leur travail et essaie de faire en sorte que le résultat de cette coopération aboutisse à une molécule utile pour les malades. Dans ce cadre, le chimiste Pierre Potier, ancien président de la Fondation de la Maison de la chimie, avait eu la grande gentillesse et la grande

Jean-Pierre Armand

Petites et grosses

Chimie et nouvelles thérapies

A

Figure 1 Tumeur dans un cancer du sein : A) mammographie du sein porteur de la tumeur ; B) photographie de la tumeur.

amitié de me confier l’étude en phase 1 de ses deux grands médicaments anticancéreux, le Taxotère et la Navelbine, quand ces molécules ont quitté la dernière souris pour être proposées à l’homme.

1

A

B

Figure 2

108

les cancers. L’un des premiers progrès a été la radiothérapie qui, au-delà du scalpel, permettait de réaliser une destruction tumorale par des radiations ionisantes dans un volume défini autour de la tumeur primitive. On arrivait donc ainsi à un bien meilleur contrôle local du traitement et une limitation de son extension à distance.

B

Image issue d'une IRM (Imagerie de Résonance Magnétique) du cerveau d'un patient avec des métastases. A) Non contrasté ; B) non contrasté après administration d'un révélateur (motexafin gadolinium).

Les traitements anticancéreux

La Figure 1A est la mammographie d’un sein cancéreux et la Figure 1B est la photo de la tumeur de ce cancer du sein enlevée par le chirurgien quand il a réalisé une mastectomie, c’est-à-dire l’ablation du sein. Sur la pièce opératoire, on voit la tumeur (en blanc), avec tous ces aspects stellaires qui témoignent de l’envahissement des tissus, comme on le voit déjà sur la mammographie. On est devant une situation liée à une maladie locale, pour laquelle on utilisait la plupart du temps des traitements locaux. Il existe différents moyens de traitement des cancers. Les premiers traitements locaux dans l’histoire étaient chirurgicaux : les Égyptiens traitaient déjà chirurgicalement

En effet, lors du développement de métastases2, le traitement local ne suffit plus et un traitement systémique devient nécessaire. Dans ce but, audelà des cytotoxiques3, deux types de molécules ciblées sont utilisées, des grosses et des petites, qui présentent chacune un intérêt spécifique, comme nous allons le voir par la suite. Le cancer du cerveau en particulier a des métastases (Figure 2), alors qu’elles sont moins fréquentes dans le cancer du sein au moment du diagnostic (entre 4 et 6 % des cas). La plupart du temps, on retrouve, avec des pourcentages différents, ces métastases au niveau de l’os, de la plèvre, du poumon, du foie ou des ganglions. On ne peut pas les traiter toutes individuellement par radiothérapie, d’où l’utilisation de traitements systémiques, qui sont la plupart du temps injectés par voie intraveineuse et par voie orale dans certains cas. 2. Métastase : tumeur formée à partir de cellules cancéreuses qui se sont détachées d’une première tumeur (tumeur primitive) et qui ont migré par les vaisseaux lymphatiques ou les vaisseaux sanguins dans une autre partie du corps où elles se sont installées. 3. Cytotoxique : se dit d’une substance toxique pour une espèce de cellule.

2

Le traitement médical des cancers

2.1. La chimiothérapie Dans la Figure 3, trois dames en hôpital de jour de chimiothérapie sont traitées pour un cancer du sein. Elles portent un fichu sur la tête car ces chimiothérapies utilisent des molécules antiprolifératives détruisant tout ce qui prolifère : les cellules malignes4, mais aussi les globules blancs, les racines des cheveux et la muqueuse intestinale. Ces thérapies sont assez brutales, avec des effets secondaires difficilement acceptables, mais elles ont guéri, par exemple des cancers généralisés des testicules, des maladies d’Hodgkin5, ou encore des lymphomes6. Le terme chimiothérapie, signifiant un traitement d’origine chimique, est devenu un mot générique pour parler des traitements du cancer du sein et des autres types de maladies.

Figure 3 Une salle de chimiothérapie du cancer du sein.

semblable à celle vécue avec les antibiotiques où Pasteur découvrait le microbe mais n’avait aucun outil pour le contrôler, et cinquante ans après, Fleming, mais après beaucoup de recherches, découvrait, certes, un peu par hasard la pénicilline (Figure 4). Il a fallu cinquante ans pour passer de la reconnaissance d’une cible, le microbe, à un médicament utile.

Petites et grosses molécules dans le traitement des cancers

La dernière voie qui se développe est le traitement spécifique, qui va permettre la médecine de précision.

Pour le cancer, ce délai de cinquante ans est maintenant raccourci parce que dès qu’on

A

B

2.2. De la découverte d’une cible au médicament utile Les traitements anticancéreux évoluent. Actuellement, nous sommes dans une situation 4. Cellules malignes : tumeurs dont la tendance est à une croissance rapide et à une généralisation. 5. Maladie d'Hodgkin : forme de cancer du système lymphatique. 6. Lymphome : cancer du système lymphatique qui se développe aux dépens des lymphocytes.

Figure 4 A) Louis Pasteur a découvert les microbes ; B) Fleming, cinquante ans plus tard, a découvert la pénicilline.

109

Chimie et nouvelles thérapies

Noyau

? Cytoplasme

Figure 5 Biologie de la cellule telle que représentée en 1975 : les cellules étaient décrites à partir d’un noyau et d’un cytoplasme.

découvre une cible mutée responsable d’un cancer, on recherche un médicament pour la contrôler. La reconnaissance d’une cible permet ainsi le dépôt d’un brevet. On sait donc maintenant télescoper le temps qu’il fallait entre la découverte de la cible et la et la mise à disposition de la molécule utile.

avec toute une série de voies de signalisation. C’est l’étude de la cellule cancéreuse ellemême qui a permis d’identifier toutes ces voies et leurs altérations. Celles-ci comportent elles-mêmes toute une série d’étapes, qui seront des cibles à une intervention par chimie, à un certain stade du développement cellulaire.

Les connaissances sur la cellule se sont développées en cinquante ans. En 1975, quand j’ai commencé mes études en cancérologie à Toulouse, j’apprenais que la cellule était faite d’un noyau et d’un cytoplasme (Figure 5), on n’en savait pas grand-chose d’autre. Certaines se multipliaient très vite, et c’était hélas l’un des privilèges des cellules cancéreuses.

La complexité de ce réseau des voies de signalisation cellulaires, qui trouve une analogie étrange avec le métro parisien (Figure 7), explique l’une des difficultés du traitement du cancer. Chaque fois qu’on intervient sur une de ces étapes pour bloquer une signalisation, il se passe un évènement adaptatif : la cellule trouve le moyen de contourner ce blocage par d’autres voies et d’aboutir finalement à la multiplication cellulaire.

La Figure 6 illustre ce que l’on connaît actuellement sur la cellule, à savoir un système beaucoup plus complexe,

Nous travaillons donc sur un système qui est complexe et pour lequel nous devrons prévoir plusieurs cibles pour que nos interventions soient efficaces. Ainsi, alors que la vision simple du cancer de 1970 à 2000 était celle d’une cellule qui se reproduisait plus ou moins vite et dont il fallait bloquer la prolifération (Figure 8), cette vision a évolué dans le temps.

3

Le xxe siècle et les premières molécules anticancéreuses

Figure 6 110

Biologie de la cellule actuellement : une cellule possède une organisation complexe, avec toute une série de voies de signalisation.

Pierre Potier (Figure 9) était un grand chimiste, directeur d’un important laboratoire de recherche du CNRS, l’Institut de chimie des substances naturelles (ICSN). Quand le cancer a touché sa famille, il a décidé de le combattre et s’y

Petites et grosses molécules dans le traitement des cancers

Figure 7 Schématisation des voies de signalisation d’une cellule cancéreuse, qui se comparent au métro parisien !

investir à travers son domaine d’expertise : la chimie. Il a mis au point la dernière molécule cytotoxique du xxe siècle. Il en a confié le développement à une société française, RhônePoulenc (devenue Aventis puis Sanofi) pour fabriquer un premier médicament qui a actuellement une dimension mondiale et qui a rapporté des revenus importants au CNRS

grâce au brevet qu’il a déposé. Pierre Potier a permis, par son travail de chimiste à l’ICSN, d’aboutir à l’hémisynthèse du Taxol, et à la synthèse complète d’un analogue beaucoup plus puissant et plus actif, le Taxotère (Figure 9), médicament essentiel en 2020 dans le traitement du cancer du sein. Et ce n’était pas sa seule molécule anticancéreuse ! Il est rare Figure 8 On est passé d’une vision simple du cancer à une vision complexe.

Figure 9 Pierre Potier a découvert ce qu’on peut considérer comme l’un des grands médicaments du xxe siècle, à savoir le Taxotère, molécule anticancéreuse dérivée des feuilles d’if.

111

Chimie et nouvelles thérapies

qu’une personne crée deux molécules actives dans sa vie. Pierre Potier en a inventé une deuxième, la Navelbine, dont il a confié le développement aux laboratoires Pierre Fabre et qui est devenue un médicament de référence dans les cancers du poumon et du sein. Les chimistes français furent très actifs dans cette ­deuxième moitié du xxe siècle, qui fut une période excessivement riche dans le développement de molécules qui ont eu un développement mondial à partir d’inventions provenant la plupart du temps du CNRS, de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) ou de petites Biotech proposant secondairement leurs molécules au développement clinique des grandes compagnies pharmaceutiques.

4

Le xxie siècle et le développement de la médecine de précision

4.1. La thérapie de ciblage des cellules tumorales On s’oriente à présent vers de nouveaux types de médicaments

Chromosome 9

avec un meilleur ciblage des cellules tumorales. Le premier de ces anticancéreux cible un gène de fusion d’un chromosome : BCR-ABL (Figure 10). Les chimistes d’une société suisse ont créé des molécules actives pour bloquer son activité : c’est la naissance du médicament Glyvec (STI-571), actif sur les leucémies et une forme de sarcome, le GIST. Ce médicament a d’ailleurs failli disparaître parce que son marché n’était pas suffisant pour être rentable, bien que les cliniciens lui aient reconnu une activité authentique. Les médecins ont dû se battre pendant dix ans pour obtenir que cette molécule devienne un médicament, c’est-à-dire qu’elle soit développée en phases 1, 2 et 3, et enregistrée à la FDA puis proposée pour le soin. Ce type de situation n’est, hélàs, pas exceptionnel pour les molécules efficaces dans les maladies orphelines. La vision du cancer a changé entre 2000 et 2010 : la cellule tumorale peut maintenant être définie par une mutation (Figure 11).

Chromosome 9+

Ph Chromosome 22 BCR

ABL

Figure 10 112

Médicament Glyvec (STI-571).

BCR-ABL

Au xxie siècle, la cellule cancéreuse est définie par une mutation.

Cellule tumorale

Figure 12

Thérapies de ciblage des tumeurs

La médecine de précision révolutionne les thérapies anticancéreuses en ciblant la mutation seule.

é

cit cifi

Petites et grosses molécules dans le traitement des cancers

Figure 11

é Sp

Personnalisé et prédictif

La thérapie devient ciblée sur la mutation quand elle existe et est reconnue comme responsable du développement anarchique de la cellule (Figure 12), c’est pourquoi on parle de médecine de précision. On est passé à une vision différente de ce qu’était la maladie d’un organe (qu’il s’agisse du poumon ou d’une tumeur cérébrale) à une maladie identifiée par une ou plusieurs mutations, précise, prédictive de l’effet thérapeutique. Il n’y a pas un cancer du sein mais différents cancers du sein dont certains partagent des mutations avec d’autres cancers (estomac) dont le

traitement ciblé sera le même (Herceptine). 4.2. Les grosses molécules en thérapie anticancéreuse : les anticorps monoclonaux Les thérapeutiques ciblées utilisent soit de grosses molécules, soit de petites molécules : ce sont les anticorps monoclonaux issus de la biothérapie (Figure 13). Leur nom se termine par mab. À leur côté, on retrouve les petites molécules issues de la recherche chimique, qui sont souvent des inhibiteurs de l’action de protéines, et dont les noms se terminent par nib.

Figure 13 Les anticorps monoclonaux font partie des grosses molécules utilisées en thérapies anticancéreuses.

113

Chimie et nouvelles thérapies

Actuellement, les anticancéreux de nouvelle génération se distribuent entre ces deux types de molécules. Les grosses molécules sont beaucoup plus souvent issues du domaine de la biologie associée à la chimie que du domaine de la chimie pure. Ces molécules, fabriquées à partir de cellules mères, sont spécialement préparées et immortalisées pour produire des anticorps monoclonaux spécifiques dont la fabrication est coûteuse. Contrairement à la synthèse par réaction chimique des petites molécules, il est très difficile de fabriquer des génériques de ces grosses molécules ; on obtient ce qui est appelé des « bio-similaires », c’est-à-dire quelque chose qui ressemble à la grosse molécule mais qui n’en est pas une copie exacte. Ces grosses molécules doivent être injectées par voie intraveineuse, car par voie orale, elles sont détruites par l’acide chlorhydrique dans l’estomac

Figure 14 Les anticorps monoclonaux acceptés par la FDA connaissent une croissance constante depuis 1997.

4 2

ofatumumab, siltuximab, ramucinrumab, pembrolizumab

ofatumumab

panitumumab

bevacizumab

tositumomab

denosumab , brentuximab vedotin

6

rituximab

8

trastuzumab

10

cetuximab

12

alemtuzumab

gemtuzumab ozogamicin

14

ibritumomab tiuxetan

16

ipilimumab

18

pertuzumab obinutuzumab, ado-trastuzumab emtansine

20

114

2014

2013

2012

2011

2010

2009

2008

2007

2006

2005

2004

2003

2002

2001

2000

1999

1998

1997

0

et n’auront donc aucun effet. Elles ciblent les antigènes de la surface de la cellule cancéreuse. Leur fabrication est complexe. Les laboratoires Pierre Fabre de Saint-Julienen-Genevois (voir le Chapitre de J.-F. Haeuw dans cet ouvrage Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020) possèdent une unité de recherche qui découvre et fabrique des anticorps monoclonaux. La Figure 14 montre le nombre des nouvelles molécules de ce type produites depuis 1997 : chaque année, un nouveau médicament est enregistré à la Food and Drug Administration (FDA). Ces nouveaux médicaments ont fait le succès de laboratoires comme Roche, qui actuellement a inventé beaucoup de ces molécules à travers sa filiale Genetech. Les anticorps monoclonaux sont produits par un clone de cellules spécialisées du système immunitaire, les plasmocytes. Ils sont très largement utilisés en biologie et en médecine, à la fois comme outils de diagnostic et dans des buts thérapeutiques. Leur production in vitro est très difficile à cause de la faible durée de vie des plasmocytes. In vivo, leur production était obtenue en injectant chez l’animal un antigène donné puis en extrayant dans le sang des anticorps produits. Cette méthode très coûteuse et peu productrice a été révolutionnée : l’élaboration de la technique des hybridomes par César Milstein et Georges Köhleren en 1975 a permis d’obtenir une plus grande quantité d’anticorps monoclonaux à faible coût. Cette avancée majeure leur a valu

L’intérêt de l’utilisation des anticorps monoclonaux pour un traitement anticancéreux réside dans leur spécificité à détruire les antigènes ciblés des cellules tumorales. On peut soit utiliser les anticorps produits seuls (anticorps nus) qui, en s’attachant à la cellule, entraîneront sa mort, soit les anticorps associés à une autre molécule comme une toxine ou un produit radioactif. L’anticorps sert dans ce cas à amener à la cellule tumorale l’élément qui va la détruire. Cependant, comme la plupart des anticorps monoclonaux sont produits par des cellules de rongeurs, on peut observer une réaction immunitaire lors de leur injection chez un

Petites et grosses molécules dans le traitement des cancers

le prix Nobel de médecine en 1984. Cette technique consiste à injecter l’antigène que l’on cible à une souris puis à en prélever, au bout de quelques semaines, les cellules de la rate. Parmi ces cellules se trouvent des plasmocytes, qui secrètent des anticorps dirigés spécifiquement contre l’antigène injecté. Ces plasmocytes sont fusionnés avec des cellules de tumeur appelées cellules myélomateuses (cellules cancéreuses immortelles) grâce à l’ajout de polyéthylène glycol (PEG), qui induit la fusion membranaire. Cela permet d’obtenir des hybridomes, qui ont la capacité de se multiplier plus rapidement que les cellules de départ et de fabriquer indéfiniment dans des incubateurs les anticorps spécifiques. On isole ainsi quelques clones cellulaires producteurs qui pourront être conservées dans l’azote liquide et font l’objet d’un brevet de fabrication particulier.

patient. Cette réponse inactive progressivement l’action bénéfique de l’anticorps monoclonal ; pour remédier à ce problème, on produit des « anticorps chimériques » et des « anticorps humanisés ». Les anticorps chimériques sont obtenus par greffe de parties d’immunoglobuline humaine sur des anticorps de souris. Les anticorps humanisés sont produits par fermentation microbienne ou par des souris transgéniques. Ils sont ainsi potentiellement mieux tolérés dans l’organisme humain. La Figure 15 montre ces différents types d’anticorps pouvant se fixer sur les antigènes de la surface de la cellule cancéreuse pour conduire à sa destruction. Leur nom permet de les reconnaître : ceux produits totalement par l’animal se termine par momab, les chimériques se terminent par ximab, les humanisés par zumab, et ceux produits dans des cellules humaines par mumab. On peut combiner l’action thérapeutique de ces anticorps avec celle des molécules cytotoxiques en utilisant des anticorps armés par une molécule cytotoxique très agressive que l’on ne pourrait pas injecter mais qui est ainsi guidée vers sa cible par l’anticorps : on cumule ainsi les actions destructrices de l’anticorps sur l’antigène et du cytotoxique

Figure 15 Les différents types d’anticorps monoclonaux.

Fab Fc Anticorps de murin « momab »

Anticorps chimérique souris-humain « ximab »

Anticorps humanisé « zumab »

Anticorps humain « mumab »

115

Chimie et nouvelles thérapies

par voie orale, mais il faut rigoureusement respecter le traitement et la posologie car elles sont toxiques. Ce sont des molécules qui sont actives sur des cibles mutées ou amplifiées.

sur la cellule et son environnement. L’Herceptine, anticorps monoclonal humanisé du type zumab, est le médicament qui, s’il n’a pas révolutionné le traitement de tous les cancers du sein, a néanmoins révolutionné les 20 % de ces cancers qu’on n’arrivait pas à contrôler. Ces 20 % ont une mutation dite Her2 positive d’un antigène de surface de la cellule cancéreuse. Quand cette expression est détectée, on propose d’emblée au malade la combinaison de deux outils thérapeutiques : la chimiothérapie classique plus proche du Taxotère, combinée à l’Herceptine, ou mieux, une molécule hybride.

La Figure 16 montre quelques exemples de ce type de molécules prometteuses. On peut citer le le Sugen 11249, qui a plusieurs cibles, dont la plus importante est la protéine endothéliale de croissance VEGF7. Elle favorise l’angiogenèse, indispensable à la prolifération des cellules cancéreuses. La première étude clinique, réalisée à l’Institut Gustave Roussy, a contrôlé la maladie de trois cancers du rein très résistants sur quatre, résultat ensuite confirmé sur des centaines de malades.

4.3. L’action des petites molécules : un rôle inhibiteur

Figure 16

7. VEGF : protéine dont le rôle dans l’organisme est de déclencher la formation de nouveaux vaisseaux sanguins (angiogenèse) nécessaire pour accompagner la croissance des tissus et le développement des organes du corps humain.

Ces petites molécules peuvent être facilement administrées

Des petites molécules qui ont été prometteuses contre le cancer.

N

O

SU5416 MW = 238,29

N OH

N H

116

De la même biothèque Sugen, cette autre molécule, le Crizotinib, ciblant Alk, une mutation rare (5 %) du cancer du poumon, a été le premier médicament de référence dans les traitements ciblés des cancers du poumon ayant cette mutation, car 90 % des malades répondent au traitement.

Les petites molécules de la seconde famille, d’origine chimique, sont souvent des inhibiteurs de la thyrosine kinase, enzyme jouant un rôle essentiel dans la signalisation cellulaire. C’est une approche difficile de chimiste pour concevoir ces molécules qui doivent pénétrer dans la cellule pour aller cibler et inhiber avec précison la protéine en cause. Contrairement aux anticorps monoclonaux, la recherche est ici longue, mais une fois reconnue, la fabrication est peu coûteuse.

Sugen 5416

O

SU11248 MW = 398,48

N O H

F N H

O H

SU6668 MW = 310,36

N N H

Sugen 11248

N O H

N H

Sugen 6668

N N

NH2

Cl F

O Cl

HN

Sugen (pfizer) Crizotinib

4.4. La médecine de précision et la sélectivité génétique des mutations Pour être efficace, la médecine de précision doit sélectionner les malades pour identifier la mutation à cibler. La Figure 17 montre une cohorte de malades atteints de cancers du sein par exemple, pour lesquels, quand on dispose d’une molécule comme l’Herceptine, on obtiendra un taux de réponse de l’ordre de 10 % peut-être, ce qui est peu, puisque 90 % auront reçu le médicament inutile. Il faut donc identifier préalablement la mutation et ne traiter avec la molécule que les malades qui ont la mutation sur laquelle la molécule est active ; on obtient alors des réponses positives de l’ordre de 50 à 60 %. Actuellement, on identifie ainsi dans le cancer du sein toute une série de maladies différentes qui ont des profils différents. Les mutations

sont identifiées en phases cliniques 1/2 à partir de biopsies réalisées sur les tumeurs. La Figure 18 montre l’exemple d’une biopsie réalisée sur une métastase du cancer du foie : une aiguille creuse, avec un système à guillotine, est plantée dans la métastase, et le prélèvement est analysé par un biologiste moléculaire. Ce profil génomique évolue chez un même malade avec l’évolution dans le temps de la maladie.

Génotypage

Figure 17 La médecine de précision nécessite un génotypage préalable.

Le génotypage de l’ADN des biopsies est alors réalisé par des robots ; un exemple des résultats est représenté Figure 19. On y observe une des mutations FGFR très peu fréquente de thyrosine-kinase qui amplifie le développement anarchique cellulaire et qui est observée dans le cancer des voies biliaires. Comme nous disposions d’une molécule connue comme ciblant la mutation FGFR, nous l’avons proposée à ces malades, et c’est devenu le médicament de référence dans ce cancer du cholédoque avec cette mutation. Ce cancer est certes moins fréquent que le cancer du poumon ou du mélanome. Ainsi, le traitement des vingt premiers malades qui ont une mutation spécifique a donné

Foie

Petites et grosses molécules dans le traitement des cancers

C’est donc une thérapie de précision, très ciblée selon le sous-type de cancer rare du poumon. Les médecins ont encore dû se battre pour faire avancer le développement de cette molécule pour une maladie orpheline.

m

Figure 18 Schématisation d’une biopsie : l’aiguille est plantée dans la métastase.

Figure 19 Le génotypage d’une tumeur met en évidence la mutation FGFR.

117

Chimie et nouvelles thérapies

les résultats représentés sur la Figure 20. Tout ce qui est en dessous de la ligne de base montre que la tumeur a diminué, ce qui est au-dessus montre qu’elle a progressé. Quand la mutation commande effectivement la multiplication cellulaire, les résultats de disparition de tumeur sont impressionnants. 4.5. Les limites rencontrées

Figure 20 Effet d’une molécule inhibitrice sur une mutation qui commande la multiplication cellulaire

Inhibiteur du gène B-RAF dans le mélanome (Mutation du V600E BRAF) NEJM 2010

118

La Figure 21 montre l’exemple d’un mélanome pour lequel 1 kg de métastase sous-cutanée s’est développé à partir de cette tumeur noire de la peau (Figure 21A). La cible identifiée est ici la mutation de la protéine BRAF, qui joue un rôle fondamental dans la croissance et la survie des cellules cancéreuses. Le malade a été traité avec un inhibiteur de cette mutation. Sans traitement, il serait décédé en deux mois. Après quinze semaines de traitement, la maladie a complètement disparu (Figure 21B). Malheureusement après vingttrois semaines de traitement, on observe une rechute et une situation aussi désespérante qu’au début. Le génotypage de la biopsie sur cette deuxième maladie, qui est toujours un mélanome, n’identifie plus la Inhibiteur de la voie de Hedgehog dans le carcinome basocellulaire (Mutation du PTCH) NEJM 2010

mutation BRAF mais une autre nouvelle mutation, MEK. C’est là que se situe le problème du cancérologue actuellement : il n’y a pas un seul turbo par cancer mais toutes une série de turbos potentiels, et quand on réussit à contrôler une première mutation, une deuxième se met en marche. Dans le cas de ce malade, on a contrôlé la rechute avec un anti-MEK qui a marché une deuxième fois, puis un an et demi après, il peut y avoir un redémarrage de la maladie avec une nouvelle mutation (Figure 22). Dans l’exemple du mélanome, après l’échec de l’anti-BRAF, nous avons donné un anti-MEK qui a fonctionné un moment, avec le même problème de rechute et d’échappement à MEK (Figure 23). On doit finalement considérer deux types de cancer : celui qu’on voudrait voir mais qu’on ne voit pratiquement jamais, le « cancer stupide », pour lequel il n’y a qu’un type de mutation, ou peu de mutations avec une seule qui est dominante. Dans ce cas, le traitement est efficace et la résistance est rare. Mais la plupart du temps, on a des cas de « cancers très intelligents », très adaptatifs avec plusieurs mutations « driver » Inhibiteur du lymphome kinase dans le cancer du poumon non à petites cellules (Translocation du lymphome kinase) NEJM 2010

0 0

Mois

12

Avant BRAFi

Après 15 semaines de BRAFi

Après 23 semaines de BRAFi

Figure 21 Photographie d’un malade atteint d’un mélanome : A) au début du traitement ; B) après quinze semaines de traitement ; C) vingt-trois semaines après le traitement.

Figure 22 Les cancers sont adaptatifs.

Petites et grosses molécules dans le traitement des cancers

Survie (%)

100

Figure 23 Les mutations possibles du mélanome sont nombreuses.

119

Chimie et nouvelles thérapies

qui commandent la multiplication ; il faut dans ce cas lutter avec plusieurs molécules ensemble. On a l’impression de courir en vain après la guérison. Cette adaptabilité des cellules cancéreuses explique la limite des thérapeutiques ciblées et cela, qu’elles utilisent des grosses ou des petites molécules.

5

L’immunothérapie : la thérapie qui met en jeu les cellules immunitaires

Toutes les thérapies précédentes ciblent la cellule cancéreuse soit avec un anticorps monoclonal, soit avec une petite molécule inhibitrice de la tyrosine kinase. L’immunothérapie, elle, change de paradigme et cible directement les cellules immunitaires, les lymphocytes, dont l’action se trouve donc paralysée dans le cancer, permet son éclosion et son développement (Figure 24), alors qu’elle est reconnue comme « non soi ». À partir du schéma relativement complexe de la Figure 25, il faut retenir que le lymphocyte T est l’acteur le plus important. C’est une cellule dendritique présentatrice d’antigènes (APC) qui va lui apporter les informations utiles à combattre le cancer (Figure 25A).

120

Ces informations passent par quelques vecteurs : antigène 4 associé au lymphocyte T cytotoxique (CTLA4), protéine programmée 1 (PD1) ou ligand de mort cellulaire programmée (PDL1) (Figure 25B). On a découvert que les vecteurs

PDL1 et CTLA4 paralysaient l’activité des lymphocytes et on a fabriqué des anticorps monoclonaux anti-PDL1 et CTLA4. Deux prix Nobel de médecine ont récompensé ces travaux en 2018. On voit sur la Figure 26A l’image d’un cancer du poumon avec toutes les opacités qui montrent une situation métastatique. Sur la biopsie correspondante (en bas), on peut voir quelques rares éléments cellulaires noirs, qui sont des lymphocytes mais qui n’ont pas d’activité et n’arrivent pas à contrôler la maladie. Après un traitement par un anti-PD1 (Figure 26B), l’image de la biopsie montre la présence de nombreux éléments cellulaires noirs, donc de lymphocytes ; ils ne sont plus inhibés mais sont actifs, comme le montre la réduction des métastases sur l’image scanner correspondante du poumon. Ce nouveau champ de recherche est énorme. La Figure 27 présente quelquesuns des anticorps actuellement en développement sur des récepteurs d’activation ou des récepteurs d’inhibition. Ils peuvent être combinés pour une plus grande efficacité (PD-1 + CTLA-4). Un autre intérêt de l’immunothérapie est que ces lymphocytes existent dans tous les types de cancer, chez tous les malades et que l’on peut prétendre les activer pratiquement dans toutes les situations. La Figure 28 représente la trentaine de cancers identifiés comme étant sensibles aux immunothérapies antiPDL1. Par exemple, alors

patient jeune que nous avons traité et qui avait 100 g de métastase de mélanome dans le cerveau ; ces métastases ont disparu après deux mois de traitement, et de façon définitive après cinq mois

Paradigme historique : ciblage de cellules tumorales

Nouveau paradigme : ciblage de cellules immunitaires

Lymphocyte

Figure 24 Dans le paradigme historique, on cible la cellule cancéreuse par une petite molécule ou un anticorps monoclonal. Avec l’immunothérapie, on passe par le lymphocyte et d’autres cellules immunologiques.

Petites et grosses molécules dans le traitement des cancers

qu’avec le mélanome on allait d’échec en échec, on observe maintenant une disparition complète et permanente même, après l’arrêt du traitement, sur 10 % des malades. C’est le cas par exemple d’un

Cellule tumorale

Lymphocyte T

Cellule présentatrice d’antigène Production de cytokines

Récepteur des lymphocytes T

Cellule présentatrice d’antigène Lymphocyte T Récepteur des Antigène lymphocytes T Complexe majeur d’histocompatibilité

Antigène Signaux coinhibiteurs précoces

Complexe majeur d’histocompatibilité

Activation du lymphocyte T

CD28

CTLA4

B7

B7

PD1

PDL1

PD1

PDL1

CD28

VISTA

B

Post-cycle 2

Pré-traitement

A

TIM3

Schéma des interactions entre cellules et lymphocytes par ses antigènes et les récepteurs : A) lorsque le lymphocyte est activé ; B) lorsqu’il est inhibé.

B7

CTLA4

Signaux co-inhibiteurs tardifs Nouveaux signaux coinhibiteurs

Figure 25

En traitement ~ 4 semaines

CD8

Pré-traitement

CD8

A

B

Figure 26 Photographie et biopsie de métastases dans un cancer du poumon, avant (A) et après traitement par anti-PD1 (B).

121

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 27 Anticorps de récepteurs d’activation ou d’inhibition de lymphocyte T en cours de développement.

Activation des récepteurs

Inhibition des récepteurs

Anticorps agonistes

Anticorps bloqués Stimulation des lymphocytes T

Figure 28 Les cancers sensibles aux immunothérapies anti-PDL1.

122

de traitement. Le travail du cancérologue a ensuite été de convaincre son entourage professionnel qu’il pouvait sans problème reprendre son activité professionnelle antérieure de pilote d’avion, trois ans après sa guérison.

Ce sont des situations qu’on n’imaginait pas avec les chimiothérapies antiprolifératives précédentes. L’objectif actuellement est donc d’améliorer ces 10 % de réponses positives, et notamment dans le cas de l’échec

des thérapeutiques petites molécules ciblées et de ces anticorps monoclonaux d’immunothérapie dans plusieurs situations d’évaluation.

Thérapie immunitaire ciblée

Thérapie immunitaire ciblée

Figure 29

100

La combinaison des thérapies petites molécules ciblées et immunothérapie par anticorps monoclonaux sera-t-elle la solution d’avenir ?

Survie (%)

Survie (%)

100

0

0 0

Mois

12

0

Mois

12

Survie (%)

100

Petites et grosses molécules dans le traitement des cancers

des petites molécules. La stratégie consiste donc à coupler les deux approches (Figure 29). On commence à mettre en place la combinaison à la fois

Thérapie de ciblage de tumeur et immunitaire ciblée 

?

0 0

Mois

12

Le futur des traitements anticancéreux Les immunothérapies sont porteuses d’espoirs mais leur toxicité reste un problème. Aucun médicament efficace n’est dénué de toxicité. Plusieurs types de toxicité se retrouvent en immunologie. La toxicité cutanée n’est pas très grave, elle peut être responsable d’un prurit (Figure 30). En revanche on peut avoir des toxicités hépatiques, intestinales (type maladie de Crohn), ou cela peut même conduire à une destruction de l’hypophyse8. On a donc des médicaments immunologiques qui sont très puissants, qui certes détruisent la tumeur, mais qui parfois sont mal équilibrés et se retournent contre les cellules normales de l’organisme. 8. Hypophyse : glande qui sécrète de nombreuses hormones.

Figure 30 Prurit sur des jambes, conséquence d’un traitement immunologique.

123

Évolution du prix mensuel d’un traitement contre le cancer de 1960 à nos jours. Le coût du traitement du cancer monte en flèche avec les immunothérapies.

40 Médicaments individuels Prix mensuel médian (par période de 5 ans) Prix mensuel du traitement (milliers de dollars)

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 31

30

20

10

0 1960

1970

1980

1990

2000

2010

Prix mensuel médian (par période de 5 ans)

124

Il faut donc trouver un ajustement subtil dans cette immunothérapie pour garder l’efficacité, éviter la toxicité et surtout la reconnaître assez tôt pour ne pas poursuivre quand on a obtenu un bon résultat sur le contrôle de la cellule cancéreuse. Le second handicap est le coût très élevé des traitements, en particulier à leur sortie. Les prix, certes, diminuent dans le temps quand l’utilisation du médicament est élargie à un plus grand marché (Figure 31), mais n’a rien de comparable aux cytotoxiques classiques. Au-delà de la cancérologie, l’immunothérapie devrait demain avoir une place privilégiée dans les maladies neurodégénératives, ainsi que d’autres maladies chroniques. Ainsi, en ce début du xxie siècle, petites et grosses molécules ciblées ont bouleversé les résultats observés dans le traitement des cancers. La recherche translationnelle approfondie des cancers et de leur résistance au traitement conduit à l’identification de nouvelles cibles thérapeutiques devant des maladies, hélas encore, aux capacités d’adaptabilité et de résistance d’une remarquable efficacité.

de

réparation

de l’ADN : nouvelles

molécules

et approches

thérapeutiques utilisant la létalité

synthétique Sophie Postel-Vinay est médecin chercheure à l’Institut Gustave Roussy1 dans le Département d’Innovation Thérapeutique et d’Essais Précoces (DITEP), qui est dédié aux essais cliniques de phase 1. Elle dirige une équipe ATIP-Avenir INSERM depuis 2018, avec une labellisation ARC recherche fondamentale, attribuée en 2019. Elle est lauréate du Prix Irène Joliot-Curie 2019 de l’Académie des Sciences.

L’objectif de ce chapitre est de présenter les développements récents de médicaments ciblant la réparation de l’ADN, un axe dans lequel des 1. https://www.gustaveroussy.fr/fr/ linstitut

progrès importants en thérapeutique cancéreuse ont été réalisés au cours des dix dernières années. Nous verrons brièvement les différentes voies de réparation de l’ADN et parlerons en particulier des inhibiteurs de

Sophie Postel-Vinay

Ciblage des défauts

Chimie et nouvelles thérapies

1

Maintien de la signalisation proliférative Contournement des suppresseurs de croissance

Résistance à la mort cellulaire

Activation de l’invasion et des métastases

Induction de l’angiogenèse

Activation de l’immortalité réplicative

Figure 1 Caractéristiques de la cellule cancéreuse Source : Hanahan D. et Weinberg R. A. (2000). Cell.

la protéine PARP réparatrice de l’ADN, qui sont des médicaments maintenant approuvés et qui ont été développés il y a une dizaine d’années. Nous verrons comment on peut aussi utiliser ces médicaments en combinaison avec d’autres thérapies pour jouer sur d’autres caractéristiques de la cellule cancéreuse et augmenter encore leur efficacité thérapeutique.

Poinçons émergents

Empêchement de la destruction immunitaire

Dérégulation de l’énergie cellulaire

Inflammation favorisant les tumeurs

Instabilité et mutation du génome

Caractéristiques habilitantes

Figure 2

126

Caractéristiques de la cellule cancéreuse, version actualisée en 2011 par ajout de la caractéristique instabilité génétique. Source : Hanahan D. et Weinberg R. A. (2011). Cell.

Le cancer et la réparation de l’ADN

1.1. Les caractéristiques de la cellule tumorale Les caractéristiques de la cellule tumorale sont résumées sur la Figure 1 : une prolifération incontrôlée, une insensibilité aux signaux antiprolifératifs, une angiogenèse2 incontrôlée, la capacité de métastaser3, etc. Le schéma de Figure 1, paru en 2000, a été repris en 2011 avec l’ajout d’une caractéristique importante, à savoir l’instabilité génétique avec la présence de mutations en nombre beaucoup plus élevé que dans le reste des cellules de l’organisme (Figure 2). 1.2. Les syndromes de prédisposition au cancer Des études montrent que les anomalies de la réparation de l’ADN et les syndromes de prédisposition au cancer sont très liés. Un exemple connu en observation clinique de syndrome de prédisposition au cancer est l’anémie4 de Fanconi, dans laquelle les patients ont une mutation dans une voie de réparation 2. Angiogenèse : formation de nouveaux vaisseaux sanguins à partir de vaisseaux déjà existants, permettant à la cellule tumorale d’être approvisionnée en oxygène et en substances nutritives. 3. Métastase : migration de cellules à partir d’une tumeur primitive pour migrer vers une autre partie du corps et former un second foyer tumoral. 4. Anémie : appauvrissement du sang, caractérisé par la diminution des globules rouges et provoquant un état de faiblesse.

Un autre exemple de syndrome de prédisposition au cancer concerne les anomalies de BRCA1 et BRCA2, qui sont deux gènes intervenant dans certaines voies de réparation de l’ADN et qui prédisposent aussi à certains types de cancers. Là encore, il est intéressant de voir que les patients présentant des mutations de ces gènes dans toutes les cellules de leur organisme ne vont pas développer tous les types de cancer mais plutôt des cancers du sein, des cancers de l’ovaire, des cancers de la prostate, et plus rarement des cancers du pancréas, des cholangiocarcinomes5. Ces patients sont traités en ciblant les inhibiteurs de la protéine PARP, qui intervient dans la réparation de l’ADN. Enfin, un troisième exemple est le syndrome de Lynch, lié à une autre mutation dans une autre protéine qui joue un rôle dans la réparation de l’ADN et induit d’autres types d’anomalies au niveau de la cellule cancéreuse. Il est intéressant de noter que, si certains de ces cancers répondent bien aux agents ciblant la réparation de l’ADN, ils peuvent aussi 5. Cholangiocarcinome : cancer des voies biliaires.

être sensibles à l’immunothérapie6. Nous verrons que c’est, entre autres, parce qu’ils accumulent certains types de mutations à la surface de la cellule cancéreuse, ce qui permet une reconnaissance beaucoup plus facile de cette cellule par les cellules immunitaires. Ces cancers sont extrêmement sensibles à de nouveaux médicaments d’immunothérapie, les anti-PD-1 (voir le Chapitre de J.-P. Armand dans cet ouvrage Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020).

2

Monothérapies anticancéreuses à base d’inhibiteurs de la réparation de l’ADN

2.1. Résumé des voies de réparation de l’ADN Plusieurs voies de réparation existent qui sont activées selon le type de dommage de l’ADN (Figure 3) : −− on peut avoir de petits dommages comme une cassure d’un simple brin ou une petite anomalie au niveau d’une base de l’ADN. La réparation passe par la voie « Base Excision Repair » (notée BER sur la Figure 3) ; −− des dommages plus compliqués peuvent se produire, comme des ponts entre deux bases, qui peuvent se situer au niveau du même brin ou au niveau de deux brins différents. Ce type d’anomalie est réparé par la voie « Nucleotid Excision Repair » (NER, Figure 3), qui

6. Immunothérapie : traitement qui vise à stimuler les défenses immunitaires de l’organisme pour lutter contre les cellules cancéreuses.

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

de l’ADN dans toutes les cellules de leur organisme. Ces patients sont prédisposés à développer un type particulier de cancer, généralement des cancers du sang, mais ils développent aussi des hémopathies, des taches sur la peau, des malformations des pouces. Ils sont généralement traités par chimiothérapie cytotoxique.

127

Chimie et nouvelles thérapies

IR Dommage dû à l’alkylation

BER

Sels de platine Agents UV alkylants

NER

DR

Erreurs de réplication

MMR

Erreurs de réplication

DBS-R + RS

Figure 3 Les principales voies de réparation de l’ADN, selon le type de lésion.

est plus compliquée que la voie BER ; − une anomalie très simple est la présence d’une base alkylée, ce qui peut être réparé par la voie « Direct Repair » (DR, Figure 3) ; − la dernière anomalie, qui intervient dans le syndrome de Lynch, est la voie de réparation des mésappariements (MMR) : c’est ce qui se produit si l’on a par exemple une adénine qui est mise face à une cytosine7. Il faut bien comprendre que, lorsqu’une cellule réplique son ADN, si n’importe laquelle de ces lésions n’est pas correctement réparée, cela va conduire à des cassures double brin, qui sont des lésions extrêmement toxiques pour la cellule (Figure 3). Si les deux brins de l’ADN sont cassés, la réparation peut néanmoins se faire par des voies spécialisées du « double strand repair » (DSB-R). Nous parlerons en particulier par la suite des protéines suivantes : les protéines PARP1 interviennent dans la voie

128

7. Rappelons qu’en temps normal, l’adénine s’apparie à la thymine, et la cytosine s’apparie à la guanine.

de réparation de la cassure simple brin (BER) ; les protéines BRCA1 et 2 jouent un rôle dans la voie de réparation double brin ; ERCC1 est une protéine intervenant principalement dans la voie de réparation NER. Enfin, ATM (« Ataxia Telangectasia Mutated ») et ATR (« Ataxia Telangectasia and Rad3-related ») sont deux protéines jouant également un rôle dans la régulation du cycle cellulaire et la réparation des cassures double brins. Il faut aussi souligner que tous ces mécanismes de réparation dépendent aussi de la phase du cycle cellulaire (Figure 4). L’industrie a maintenant réussi à développer des médicaments très ciblés contre pratiquement chacune des protéines qui sont importantes dans les différentes phases de ce cycle cellulaire et qui participent à la réparation de l’ADN et au contrôle de la qualité de l’ADN de la cellule. Notamment, on a des médicaments qui ciblent ATM, qui ciblent ATR, CHK1, qui jouent ici au niveau du checkpoint de S (mécanisme de détection des anomalies agissant pendant la phase de réplication de l’ADN) et de G2/M (mécanisme de détection des anomalies agissant pendant la phase de croissance et de préparation de la mitose), juste avant la mitose8. Ceux qui ciblent DNA-PK sont plus beaucoup plus récents et ont été développées il y a moins de cinq ans. WEE-1 est également une

8. Mitose : division de la cellule au cours de laquelle chaque chromosome se divise pour donner lieu à deux cellules filles.

G1 = Phase I de croissance S = Phase de réplication de l’ADN G2 = Phase II de croissance M = Phase de division cellulaire = Checkpoint du cycle cellulaire

M

G1

G2 S

Checkpoint de S Retardement du processus de réplication pour laisser le temps de traiter les dommages non réparés de l’ADN ou les dommages de l’ADN résultant d’un effondrement de la fourche de réplication Cibles des réparations des dommages sur l’ADN ATR CHK1 DNA-PK WEE1

protéine qui joue au niveau de ces checkpoints S/G2 et G2/M. Nous disposons donc maintenant de tout un arsenal thérapeutique de médicaments inhibiteurs de ces protéines pour cibler (donc empêcher) la réparation de l’ADN à différentes phases du cycle cellulaire. 2.2. Les monothérapies anticancéreuses et le principe de la létalité synthétique La majorité des anomalies dans le cancer sont souvent des anomalies où la protéine acquiert une fonction anormale (appelée anomalie gain de fonction) ; on cherche alors à cibler cette protéine pour l’inhiber ou la dégrader. Cibler une protéine non fonctionnelle

comme BRCA est plus difficile : comment cibler quelque chose qui est absent ou déjà endommagé ? Le concept de létalité synthétique provient d’études réalisées sur la mouche drosophile. Il a été remarqué que si dans certaines drosophiles on inactive un gène, elles se développent correctement ; si on inactive un autre gène, elles se développent encore correctement, mais si on inactive les deux, cela aboutit à une létalité, c’est-à-dire à la mort, très tôt au cours du développement. Ce principe pourrait être applicable dans les cellules cancéreuses. Considérons une cellule normale, avec le gène A, par exemple BRCA, et un autre gène B, par exemple PARP, qui fonctionnent correctement.

Checkpoint de G1/S Laisse le temps de réparer les dommages sur l’ADN avant le début de la réplication Cibles des réparations des dommages sur l’ADN ATM CHK2 p53

Figure 4 Mécanismes de réparation de l’ADN et médicaments adaptés selon la phase du cycle cellulaire. Source : d’après O’Connor (2015). Molecular Cell.

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

Checkpoint de G2/M Laisse le temps de réparer tout ADN résiduel Cassures de double brin avant tentative de division cellulaire Cibles des réparations des dommages sur l’ADN CHK1 MYT1 WEE1

129

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 5 Principe de la létalité synthétique, ou recherche de la perte de fonctionnalité : la déficience de chaque gène séparément n’entraîne pas la mort cellulaire, contrairement à la déficience simultanée des deux gènes.

Cellule normale

Cellule normale

Gène B Gène A

Gène A

Survie cellulaire

Survie cellulaire

Le premier inhibiteur de PARP développé a été l’Olaparib. La Figure 6 représente une courbe de survie de la cellule cancéreuse en présence de ce médicament. La concentration du médicament est portée en abscisse. Les courbes en pointillés sont celles quand

Logarithme de la fraction de cellules survivantes

130

Comparaison des courbes de survie (représentatives du logarithme de la fraction de cellules survivantes en fonction de la concentration de médicament) pour des cellules ayant un BRCA fonctionnel et celles ayant un BRCA inactivé (shBRCA2). WT = Sauvage. Source : d’après Farmer et coll. (2005). Nature.

Logarithme de la fraction de cellules survivantes

Figure 6

Contrôle

0

0

–1

–1

–2

–2

–3

–3

–8

–7

–6

–5

–4

–4

10 10 10 10 10 10

0

0

–1

–1

–2

–2

–3

–3

–4

0

–9

–8

–7

–6

Mort cellulaire

2.2.1. Inhibiteurs de PARP

PARPi

–9

Gène B

la réparation de l’ADN dans le cancer.

C’est ce principe qui est utilisé dans le développement des médicaments qui ciblent

0

Gène A

Gène B

S’il y a une mutation de BRCA, la cellule peut survivre. Si on inhibe PARP avec un médicament, la cellule survit encore si BRCA est présent. Si en revanche on a une cellule cancéreuse avec une mutation de BRCA et que l’on inhibe PARP, la cellule va mourir (Figure 5).

–4

Cellule cancéreuse

–5

–4

10 10 10 10 10 10

Concentration (M)

–4

WT shCTL shBRCA2 0

–9

–8

–7

–6

–5

–4

10 10 10 10 10 10

WT shCTL shBRCA2 0

–9

–8

–7

–6

–5

–4

10 10 10 10 10 10

fonctionnel à un inhibiteur de PARP, elle déclenche la voie de réparation de l’ADN. Quand la cellule est BRCA déficiente, elle ne réagit pas, donc la cellule ne répare plus les lésions et va mourir. Développement des inhibiteurs de PARP Ces études précliniques ont conduit au développement de six inhibiteurs de PARP (Figure 7). On peut voir que toutes les molécules inhibitrices possèdent un noyau

Lorsqu’on expose une cellule témoin dans laquelle BRCA est

O

NH2

O

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

l’expression de la protéine BRCA est inactivée. On voit sur les courbes de gauche que dans ce dernier cas, lorsqu’on utilise un inhibiteur de PARP (PARPi), les cellules commencent à mourir pour des concentrations faibles (10-8) de l’inhibiteur, alors qu’il faut utiliser des concentrations en inhibiteur de 10-4 pour que les cellules commencent à mourir lorsque BRCA est actif.

NH

O

H H3C

Veliparib (ABT-888)

Veliparib NH

NH NH2

NH2

O

NH

N

Niraparib (MK-4827)

Niraparib

N

O H N

O

F

N

N

Olaparib

N

Olaparib (AZD-2281)

O

O

H N

CH3

Rucaparib

NH

Rucaparib (AGO14699)

NH

F O

NH

N

H3C N

N

Talazoparib

N

Talazoparib (BMN-673)

NH

F

F O

NH2

NH2

O– O N

NAD

O

O

O O

OH

P

N

OH

P

N O

N N

O

O–

NAD OH

OH

Figure 7 Les six médicaments inhibiteurs de PARP ont tous un noyau nicotinamide. Source : d’après la présentation d’Y. Pommier, TAT 2017.

131

Chimie et nouvelles thérapies

nicotinamide. La grosse molécule de la protéine PARP a en effet besoin d’un cofacteur, le NAD+9 (nicotinamide adénine dicluéotide) pour fonctionner. Les médicaments inhibiteurs vont se mettre à la place de ce cofacteur, dans la poche du NAD+ de PARP, ce qui empêche PARP de fonctionner correctement donc de réparer l’ADN. Tous les inhibiteurs développés agissent de la même manière.

Figure 8 A) Modélisation de la protéine PARP coincée sur l’ADN ; B) échelle comparative des pouvoirs de piégeage de PARP par les différents médicaments existants ; C) mécanisme de formation d’un collapsus de la fourche de réplication de l’ADN. Sources : d’après Langelier (2012). Science ; Lord (2017). Science ; Postel-Vinay (2013), Oncogene.

Leur différence d’efficacité réside dans leur seconde 9. NAD : Nicotinamide adénine dinucléotide, cofacteur présent dans la cellule et qui est nécessaire au bon fonctionnement de PARP.

A

propriété qui consiste à coincer PARP sur le noyau d’ADN. Quand la protéine PARP détecte une lésion de l’ADN, elle se fixe, répare puis repart. Quand un médicament inhibiteur bloque son activité, elle reste coincée, piégée. La différence entre les inhibiteurs développés est la qualité du piégeage. Mécanismes d’action des inhibiteurs de PARP La Figure 8A montre que la taille de la protéine PARP est énorme par rapport à celle de la double hélice d’ADN, donc quand PARP est coincé sur l’ADN par l’inhibiteur de PARP, la fourche de réplication de l’ADN est bloquée par

C

O F

N N

O N O

Site actif

Réplication de l’ADN

Réponse de γH2AX Coupure de l’ADN

B

Fourche de réplication au point mort

Potentiel de piégeage de PARP (élevé à faible) Réponse de γH2AX NH

O

N

NH2

O

H3C N

N

NH

F

NH

N N

Échec de la fourche de réplication

2 Niraparib

N

H N

O

1 Talazoparib

CH3

F

NH

3 Rucaparib

NH

F

Induction de la réponse de RAD51

O O

H N

N

O

F

N

H H3C

N

132

O

NH2

4 Olaparib

NH

NH

5 Veliparib

B

C

Fonction normale de PARP1

Inhibition de PARP1 Mouvement de fourche de réplication PARPi PARP1 ADN nouvellement synthétisé

ADN double-brin Formation de liaisons simple brin Évènements de PARylation

Recombinaison homologue : invasion de brins d’ADN et restauration de la fourche de réplication RAD51

PARP1

AutoPARylation de PARP1

Libération Repère de PARP1 de l’ADN

une cassure double brin, très toxique pour la cellule, et qui peut la faire mourir (Figure 8C). La Figure 9 permet d’approfondir la compréhension du mécanisme d’inhibition de l’ADN. Elle montre comment PARP intervient pour réparer la coupure d’un brin d’ADN (Figure 9A). Et comment la fourche de réplication de l’ADN est bloquée en présence de l’inhibiteur de PARP (Figure 9B), ce qui entraîne l’effondrement de la fourche, conduisant à la mort de la cellule. Mais si BRCA reste présent et actif (Figure 9C), la fourche bloquée peut être réparée et la réplication de l’ADN pourra se faire. Développement des inhibiteurs de PARP dans le cancer de l’ovaire PARP a été clonée en 1966 et le gène BRCA a été découvert en 1984, son rôle dans le cancer initial du sein et de l’ovaire, ainsi que dans d’autres types de cancers (prostate, pancréas, etc.) (Figure 10), n’ayant été

Calage de la fourche de réplication par PARPi

Effondrement de la fourchette de réplication

Réplication des redémarrages de fourche

découvert que plus tard. Le principe de la létalité synthétique, qui était connu depuis longtemps, a été réutilisé dans le traitement du cancer à partir de 2005, mais ce n’est qu’en 2014 que les inhibiteurs de PARP ont été approuvés dans le traitement du cancer de l’ovaire ; ils ont ensuite été approuvés par la FDA en 2018 dans le cancer de la prostate, du sein, et en 2020 dans le cancer du pancréas.

Figure 9 A) Mécanisme de fonctionnement de PARP dans la réplication de l’ADN ; B) mécanisme de formation d’un collapsus de fourche, du fait de la présence d’un inhibiteur de PARP ; C) mécanisme de réparation de la fourche de réplication, par BRCA.

Il a donc fallu dix ans de développement entre le premier patient traité par le médicament issu de la découverte de la létalité synthétique jusqu’à l’approbation de ces médicaments en clinique. Dans le cadre d’études cliniques en phase 1, le traitement à l’Olaparib d’une patiente atteinte d’un cancer PARP1

gène BRCA

1966

1984

SL

OC

PC/BC

2005

2014

2018

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

A

Figure 10 Dates clés pour le développement des inhibiteurs de PARP.

133

Chimie et nouvelles thérapies

de l’ovaire a conduit à la diminution d’un nodule péritonéal10 après quatre mois de traitement. Chez une autre patiente, le nodule péritonéal a même complètement disparu après ces quatre mois de traitement, ce qui montre l’efficacité de

ces médicaments inhibiteurs de PARP. Cette efficacité est également bien illustrée par les courbes de survie sans progression (Figure 11), dans lesquelles le pourcentage de patients dont la tumeur n’a pas progressé est représenté en fonction de la durée de traitement par l’Olaparib (en bleu), inhibiteur de PARP, ou par un placebo

10. Péritonéal : du péritoine, membrane tapissant l’intérieur de l’abdomen.

A

Olaparib Placebo Évènements/totalité 60/136 (44 %) 94/129 (73 %) des patients (%) Survie moyenne sans 8·4 (7·4-11·5) 4·8 (4·0-5·5) progression, mois (95 % Cl) HR 0-35 (95 % Cl 0·25-0·49) : p < 0·0001

Tous les patients (n = 265) 100

Survie sans progression

90 80 70 60 50 40 30 20 10 0

Nombre de 0 patients à risque Olaparib 136 Placebo 129

3

6

9

106 172

53 24

24 17

12

15

7 1

0 0

Patients avec le type sauvage de BRCA (n = 136) Olaparib Évènements/totalité 26/4 (35 %) 100 des patients (%) Survie moyenne sans 11·2 (8·3-NC) 90 progression, mois (95 % Cl) 80 HR 0-18 (95 % Cl 0·10-0·31) : p < 0·0001

Survie sans progression

B

Olaparib Placebo

Placebo 46/62 (24 %) 4·3 (3·0-5·4)

70 60 50 40 30 20 10

0

Nombre de 0 patients à risque Olaparib 74 Placebo 62

Figure 11

134

Comparaison des courbes de survie pour les patients traités par Olaparib (en bleu) et par placebo (en rouge). Soruce : d’après Lederman (2014). Lancet Oncol.

6

9

34 13

15 12

12

15

5 0

0 0

Patients avec le type sauvage de BRCA (n = 118) Olaparib 100 Évènements/totalité 32/57 (55 %) des patients (%) 90 Survie moyenne sans 7·4 (5·5-10·3) 80 progression, mois (95 % Cl) HR 0-54 (95 % Cl 0·34-0·82) : p < 0·0075 70

Survie sans progression

C

3

59 35

Placebo 44/61 (72 %) 5·5 (3·7-5·6)

60 50 40 30 20 10 0

Nombre de 0 patients à risque Olaparib 57 Placebo 61

3

6

9

12

15

2 1

0 0

Temps depuis la randomisation (mois) 45 35

18 10

9 4

Les inhibiteurs de PARP sont administrés par voie orale et leur toxicité générale est connue. Pour développer un nouveau médicament, on commence par l’administrer à des patients en phases relativement avancées de la maladie et ayant déjà reçu plusieurs traitements, ce n’est donc pas forcément la meilleure population pour obtenir un maximum d’activité d’un nouveau médicament. Le médicament est ensuite administré à des patients moins prétraités, puis enfin à des patients qui sont potentiellement curables et n’ont jamais reçu d’autres traitements. Les effets toxiques de l’Olaparib sont résumés dans le Tableau.

Tableau Principaux effets secondaires de l’Olaparib.

Fréquence

Type

Effet secondaire commun (30 %) – principalement Grade 1-2 (peu sévère)

Rare (< 1 %) mais sévère

Anémie, thrombocytopénie

Biochimie

Augmentation de la créatinine sérique

Gastro-intestinal

Nausée, vomissement, anorexie, stomatite, diarrhée, dysgueusie

Général

Maux de tête, fatigue

Hématologique

MDS/AML

Immunologique

Pneumonie

Les inhibiteurs de PARP ont ensuite été développés en première ligne dans un programme particulier, appelé « la maintenance » (Figure 12). Dans ce cas, le patient a déjà été soumis à un traitement standard de chimiothérapie qui a dû être arrêté malgré son efficacité, car le poursuivre aurait été trop toxique pour le patient. Les inhibiteurs de PARP ont été évalués très récemment dans ce type d’essais cliniques,

Chimio­ thérapie

Effet secondaire

Hématologique

Si réponse à la chimiothérapie

Figure 12 Exemple d’étude évaluant l’Olaparib en première ligne dans un traitement de maintenance.

Maintien du traitement Critère d’évaluation principal

• Nouvellement diagnostiqué, FIGO stade 3-4, ovaire séreux ou endométrioïde de haut grade, péritonéale primaire du cancer de la trompe de Fallope • BRCAm germinal ou somatique • Statut de performance de ECOG 0-1 • Chirurgie cytoréductrice • En réponse clinique complète ou en réponse partielle après une chimiothérapie à base de platine

Olaparib 300 mg bd (N = 260) 2:1 randomisation Stratifiés par réponse à une chimiothérapie à base de platine Placebo (N = 131)

• Poursuite de l’étude du traitement jusqu’à la progression de la maladie • Arrêt du traitement pour les patients sans signe de maladie au bout de 2 ans • Poursuite du traitement pour les patients présentant une réponse partielle au bout de 2 ans

Traitement de 2 ans si aucun signe de maladie

• Évalué par l’investigateur RECIST 1.1 modifié

Critère d’évaluation secondaire

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

(en rouge), dans le cancer de l’ovaire. Ces courbes représentent les résultats du premier essai clinique réalisé sur les patientes atteintes d’un cancer de l’ovaire sensible aux sels de platine ou muté BRCA, qui a permis l’enregistrement de ce médicament en Europe.

• Survie moyenne sans progression utilisant BICR • PFS2 • Survie globale • Temps écoulé entre la randomisation et la première thérapie suivante ou le décès • Temps écoulé entre la randomisation et la première thérapie suivante ou le décès • HRQoL (Score FACT-O TOI)

135

Évènements (%) [50,6 % maturité] Survie de la progression évaluée par l’investigateur (%)

Chimie et nouvelles thérapies

Survie sans progression selon l’évaluation de l’investigateur

Placebo (N = 131)

102 (39,2)

96 (73,3)

NR

13,8

Moyenne de survie sans progression, mois

100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0

HR 0,30

60,4 % sans progression à trois ans

95 % CL 0,23, 0,41 ; P < 0,001

26,9 % sans progression à trois ans

Placebo

3 6 9 12 15 18 21 24 27 30 33 36 39 42

48 51 54 57 60

Nombre de mois depuis la randomisation 260 240 229 221 212 201 194 184 172 149 138 133 111 88 45 36 4 3 0 0 0 131 118 103 182 165 156 153 147 141 139 138 131 128 22 16 15 1 0 0 0 0

Figure 13 Comparaison des courbes de survie des patients traités en maintenant avec l’Olaparib, et avec placebo.

Relative PARPtrapping capacityA (nM) (refs. 23/28-

Single-agent dose

Olaparib

Rucaparib

Niraparib

PamiparibE

Talazoparib



++

++

++

++

+++

400 mg PO PIB

300 mg PO PIB

600 mg PO PIB

300 mg PO PIB

60 mg PO PIB

1 mg PO PIB

Nausée (58-76 %) Fatigue (29-66 %) Diarrhée (21-33 %) Dysgeusia (27 %) Headache (20-25 %)

Nausée (75 %) Fatigue (69 %) Vomissement (37 %) Diarrhée (21-33 %) Dysgeusia (27 %) LFT élévation (34 %)

Nausée (74 %) Fatigue (59 %) LFT élévation (36 %) Vomissement (34 %) Headache (26 %) Insomnie (24 %) HTN (19 %) Thrombocytopénia (34 %) Anémie (25 %) Neutropénie (20 %)

Limited early-phase trial data from abstract only : nausée (56 %), fatigue (40 %)

Toxicities Nausée (30 %) Most frequent Fatigue (25 %) Lymphopenia (16 %) Grade ≥ 3 hematological NTD toxicities in ≥ 5 % of study population

D

Approvals

les résultats sont parus en 2019 (Figure 13). Les courbes de survie montrent que parmi ces patients ayant déjà reçu une chimiothérapie, 60 % de ceux recevant un inhibiteur de PARP ont une maladie qui n’a pas progressé trois ans après le début du traitement, face aux 30 % pour ceux qui ont

Plusieurs inhibiteurs de PARP qui se sont révélés actifs dans les essais cliniques ont été développés (Figure 14). Ils présentent des profils de toxicité légèrement différents, et cela peut être intéressant pour les patients d’avoir le choix entre deux inhibiteurs de PARP, par exemple en cas de problème au niveau du foie ou si le patient craint beaucoup la perte des cheveux, ce qui est très fréquent et compréhensible. Tant qu’ils ont des profils de toxicité ou d’autres caractéristiques

VeliparibE

B

Clinical benefitC

reçu le placebo. Ces médicaments sont donc intéressants et efficaces dans ces maladies qui présentent les défauts de réparation de l’ADN. Développement des inhibiteurs de PARP dans d’autres types tumoraux

Olaparib

0

Sans risque Olaparib Placebo

Olaparib (N = 260)

Anémie (16-19 %) Neutropénie (5-9 %)

Anémie (19 %) Neutropénie (7 %)

NTD

OlympiAD (Her2breast), HR 0,50, PFS benefit SOLO2 (relapsed ovarian maintenance), HR 0,30, PFS benefit SOLO1 (ovarian maintenance), HR 0,30, PFS benefit

ARIEL2 (relapsed NOVA (relapsed ovarian ovarian), HR 0,27, maintenance), HR 0,27, PFS benefit PFS benefit ARIEL3 (relapsed ovarian maintenance), HR 0,23, PFS benefit

Nausée

Anémie

Foie

Plaquettes

NTD

Ovarian Breast

Ovarian

Ovarian

Nausée (49 %) Fatigue (50 %) Headache (33 %) Vomissement (25 %) Alopécie (25 %) Diarrhée (22 %)

Limited early-phase trial data from abstract only : anémie Anémie (39 %) (10,3 %), neutropénie Neutropénie (21 %) (8,8 %) Thrombocytopénia (15 %) Ongoing, data not mature (NCT03427814)

EMBRACA (Her2-breast), HR 0,54, PFS benefit

Still early

Alopédie

NTD

Breast (FDA)

© 2019 American Association for Cancer Research

Figure 14 136

Différents inhibiteurs de PARP, profils de toxicité et effets secondaires variés.

Cancer du pancréas Désignation de Olaparib comme médicament orphelin par la FDA

Cancer de la prostate Désignation de la percée de l’Olaparib Multiples essais de Phase 3 en cours

Cholangiocarcinome ?

Cancer du sein Plusieurs PARPi approuvés à partir de la 2nde ligne

Cancer du poumon En cours (ERCC1 > BRCA

différentes et sont aussi efficaces, il est intéressant de développer plusieurs molécules agissant sur la même cible. La Figure 15 fait le point des essais utilisant des inhibiteurs de PARP dans le cas de plusieurs cancers liés aux défauts de BRCA. Plusieurs inhibiteurs ont été approuvés pour traiter le cancer de l’ovaire. Dans le cas du cancer de la prostate, ils sont en cours de développement et les résultats d’essais cliniques de phase 3 sont attendus pour bientôt. Ils sont aussi approuvés pour les cancers du sein liés à une mutation BRCA. Des résultats encourageants ont également été obtenus dans le cancer du pancréas muté pour BRCA – ce cancer étant particulièrement agressif et habituellement résistant à la chimiothérapie. Enfin, le cholangiocarcinome correspond à un cancer des voies biliaires dans lequel certains patients ont des mutations BRCA. L’efficacité des inhibiteurs de PARP n’a pas encore été explorée dans cette maladie, probablement car c’est une maladie rare. Le cas du cancer du poumon est particulier : les mutations

Figure 15 État des essais des inhibiteurs de PARP sur des maladies liées aux défauts de BRCA.

BRCA sont très rares, mais il y a d’autres défauts de réparation de l’ADN qui peuvent sensibiliser aux inhibiteurs de PARP. Dans le cancer du poumon, une autre enzyme de réparation de l’ADN, ERCC1, est fréquemment déficiente. Cette enzyme répare les lésions qui distordent la double hélice d’ADN (Figure 16). Dans 30 % des cancers du poumon, cette enzyme ERCC1 ne fonctionne plus, et ces cancers sont sensibles aux inhibiteurs de PARP. En effet, nous avons vu précédemment que quand PARP est coincée, cela bloque la fourche de réplication et

Liaison covalente aux bases puriques de l’ADN

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

Cancer de l’ovaire Plusieurs PARPi approuvés à partir de la maintenance de première ligne

Liens croisées inter-brins

Figure 16 ERCC1, enzyme importante pour la réparation des lésions distordant la double hélice d’ADN. Source : d’après Fagbemi et coll. (2011). DNA repair.

137

Chimie et nouvelles thérapies

C I

H

Les cellules déficientes en ERCC1 meurent

O H O

Réplication de l’ADN

Réponse de γH2AX

Réponse de γH2AX

Fourche de réplication bloquée

Excision de PARP et réparation de la cassure double brin par recombinaison homologue

Comblement des bases manquantes

Effondrement de la fourche de réplication

Recombinaison homologue Redémarrage de la réplication dans les cellules possédant ERCC1

Induction de la réponse de RAD51

Figure 17 Létalité synthétique appliquée aux inhibiteurs de PARP et à l’ERCC1. Source : d’après Postel-Vinay et coll. (2013). Oncogene.

crée une cassure très toxique pour la cellule. Si l’enzyme de réparation ERCCI fonctionnait encore, elle chasserait PARP de l’ADN, et la cellule pourrait alors réparer son ADN et repartir. Par contre, quand ERCCI ne fonctionne plus, la cassure ne peut être réparée et la cellule cancéreuse va mourir (Figure 17). La Figure 18 illustre un essai clinique développé pour évaluer l’efficacité des inhibiteurs de PARP dans le cancer du poumon, dont les résultats sont attendus pour 2020. Identification des patients pouvant bénéficier des inhibiteurs de PARP

138

Au-delà des mutations des gènes, comment sélectionner les patients pouvant bénéficier des inhibiteurs de PARP ? Pour identifier les tumeurs déficientes en une protéine donnée, on peut étudier si le gène est normal, doser la protéine et rechercher si elle est

effectivement mutée, mais on peut aussi analyser l’ensemble du génome et chercher une « signature » qui résulte d’un problème de fonctionnement au niveau de cette protéine. Cette approche est intéressante car, lorsque l’une des voies de réparation de l’ADN ne fonctionne pas dans une tumeur (Figure 19), que ce soit la protéine A, B, C ou D qui soit impliquée, il y aura la même signature au niveau du génome, et le même type de mutation sera accumulé. Ces tumeurs répondront donc au même traitement, car ce qui compte est la manière dont la voie fonctionne, davantage que de savoir exactement quelle protéine est absente ou mutée. Cette signature peut maintenant être identifiée lorsqu’on réalise un séquençage d’ADN : par exemple, on peut identifier des transversions, des transitions, des changements de telles bases, des changements de deux nucléotides, de quatre

Brevets NSCLC avancés stade 3-4

180 500 Pas d’altération EGFR ou ChimioALK thérapie basée sur le platine

Inscription actuelle

PD/ SD

57 114 PR/ CR

60 placebo

progression

olaparib

progression

R

NCT02679963 57

Academy-sponsored, industrie-funded trial

Critère d’évaluation principal = PAS from R

Figure 18 Essai PIPSeN, évaluant l’Olaparib en maintenance dans le cancer du poumon.

Mutation passagère due à un déficit de réparation de l’ADN acquis

Cassures du double brin

Mésappariement des paires de bases

Altérations génétiques héritées

Lignée germinale

Signature mutationnelle

Altérations de la voie de réparation de l’ADN

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

Nombre de patients prévu

Somatique

Figure 19 Procédé de détection des mutations par analyse du génome. Source : d’après Ma et coll. (2018). Nature Communications.

139

Chimie et nouvelles thérapies

nucléotides, etc. On peut ainsi identifier des signatures qui sont par exemple associées aux problèmes de fonctionnement de BRCA, et aux problèmes de la voie dans laquelle il est impliqué, qui est la voie de recombinaison homologue.

Figure 20 Mécanisme de résistance aux inhibiteurs de PARP. Source : d’après D’Andrea et coll. (2018). DNA repair.

1.

Réversion somatique ou restauration de la phase ouverte de lecture Réversion épigéné-

Cette identification des défauts de fonctionnalité des voies de réparation de l’ADN permet de mieux sélectionner les patients pouvant bénéficier d’un traitement par inhibiteur de PARP. Prenons l’exemple du cancer de l’ovaire : certaines patientes présentent une mutation BRCA au niveau de toutes les cellules de l’organisme, d’autres ont cette mutation BRCA au niveau de la tumeur uniquement, d’autres encore n’ont pas de mutation BRCA mais ont le même défaut fonctionnel que si elles avaient une mutation BRCA ou en tout cas quelque chose de proche. Toutes ces patientes pourraient potentiellement bénéficier de traitements par des inhibiteurs de

Protéine mutante

Protéine fonctionelle

Expression réduite

Expression normale

2. tique de l’hyperméthylation du promoteur BRCA1

3.

Allèle BRCA1 ou BRCA2 hypomorphe

4.

Perte de l’expression de PARP1

BRCA1 hypomorphe ou allèle BRCA2 Protéine mutante Épissage exon PARP1

PARP1–/–

PARP1–/–

5. 140

Perte de régulation de la résection terminale

53BP1 ou REV7

53BP1 –/– ou REV7 –/–

PARP, alors que si on regardait juste la mutation BRCA, certaines d’entre elles ne seraient pas traitées. Il est donc intéressant d’identifier les défauts de fonctionnalité des voies de réparation de l’ADN dans les différents types de cancer avec les techniques de séquençage à haut débit. Résistance des cancers aux inhibiteurs de PARP La résistance des cancers aux médicaments anticancéreux est un gros problème et la cellule cancéreuse retrouve presque toujours la façon de continuer à proliférer malgré les traitements (voir le Chapitre J.-P. Armand dans Chimie et nouvelles thérapies). Dans ce cadre de la résistance aux inhibiteurs de PARP, la cellule est capable, si BRCA est muté, par exemple par perte de quelques acides aminés, d’introduire une seconde mutation, qui permet de restaurer un cadre de lecture fonctionnant correctement pour que la protéine redevienne fonctionnelle. Les mécanismes de résistance possibles sont nombreux (Figure 20). Il faut donc essayer d’avoir des combinaisons thérapeutiques et divers angles d’attaque au niveau de la cellule afin de limiter cette résistance. 2.2.2. Inhibition de la réparation de l’ADN par les inhibiteurs d’ATR Les inhibiteurs d’ATR sont un autre exemple d’inhibiteurs de la réparation de l’ADN. Le principe est le même que pour les inhibiteurs de PARP, avec le mécanisme suivant (Figure 21) : quand une fourche de réplication de l’ADN est

Cassures de double brin

Figure 21 ATM et ATR ont des rôles distincts, mais qui se chevauchent : la létalité synthétique s’applique donc.

Survie

coincée, la protéine ATR est activée, mais si cette fourche n’est pas correctement réparée, cela conduit à une cassure double brin qui peut être réparée par la protéine ATM. Ainsi, dans les cancers qui ont une mutation ATM, si on inhibe ATR, la réparation de l’ADN ne peut se faire, ce qui conduit à la mort cellulaire. Des mutations d’ATM sont observées dans de nombreux cancers, notamment des cancers gastriques. Des inhibiteurs d’ATR sont actuellement en étude clinique de phase 1. La Figure 22 montre l’image du scanner d’un patient atteint d’un cancer colorectal ayant perdu l’expression d’ATM ; on y voit la réduction d’un ganglion iliaque 11 sous l’effet d’un 11. Ganglion iliaque : organe lymphoïde situé au niveau du bassin représentant un site de migration des cellules tumorales et d’établissement des métastases.

traitement par inhibiteur d’ATR (zone cerclée en rouge). Sur l’image de droite, après quinze mois de traitement par un inhibiteur d’ATR, le ganglion a totalement disparu. Les inhibiteurs d’ATR sont donc, comme les inhibiteurs de PARP, des médicaments qui ciblent la réparation de l’ADN en utilisant le concept de la létalité synthétique. Il existe encore d’autres exemples de médicaments utilisant ce concept.

3

Utilisation d’inhibiteurs de réparation de l’ADN en combinaison

3.1. Combinaison avec la chimiothérapie Il est intéressant d’utiliser ces médicaments en combinaison afin d’augmenter la fenêtre thérapeutique, augmenter leur

Ganglion lymphatique iliaque commun gauche

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

Stress réplicatif

Figure 22

Ligne de base

15 mois sur VX-970

Diminution d’un ganglion iliaque chez un patient atteint d’un cancer colorectal sous l’effet d’un traitement inhibiteur d’ATR en présence d’une mutation ATM. Source : d’après Yap et coll. (2016). EORTC-NCI-AACR.

141

Chimie et nouvelles thérapies

effectué dans le cas du cancer de l’ovaire, car les anti-angiogéniques et les inhibiteurs de PARP sont tous deux actifs dans le traitement de ce cancer.

effet ou pour limiter la survenue des résistances. L’une des premières combinaisons qui a été évaluée, notamment en préclinique, est celle avec la chimiothérapie. Mais si toutes les combinaisons réalisées avec la chimiothérapie en préclinique sont extrêmement efficaces, elles sont extrêmement toxiques pour les patients. À quelques exceptions près, il est généralement difficile d’administrer au patient la pleine dose de l’un ou l’autre des médicaments. Bien que des recherches soient en cours, ce n’est pas la voie qui paraît la plus prometteuse.

Il a été observé un très fort bénéfice de la combinaison des deux types de médicaments versus l’inhibiteur de PARP seul, et cela chez toutes les patientes, même chez celles pour lesquelles BRCA est demeuré fonctionnel (Figure 23). Cet effet a récemment été compris : les anti-angiogéniques induisent des changements au niveau des cellules tumorales, entraînant une diminution de l’expression de certaines protéines importantes dans la voie de réparation de l’ADN par recombinaison homologue, donc créent un défaut fonctionnel de cette voie, comme si BRCA était muté. Cette piste

3.2. Combinaison avec les anti-angiogéniques Un essai de combinaison avec les anti-angiogéniques a été

Olaparibcaps 200 mg bd + Cediranib 30 mg od

Platine-S HGSO Patients platine-sensibles en rechute ou mutation BRCA germinale

Olaparibcaps 400 mg bd

80

9 vs 17,7 mois

60

40

80 60 40 20 0

BRCA-Mut 0

6

12

18

24

30

38

42

48

54

60

Temps pour inscription (mois)

Olaparib Olaparib/Cedinarib

Survie globale

0

6

12

46 44

27 38

13 24

Nombre à risque

Mois

18

24

30

6 11

1 3

0 0

Pourcentage de patients vivants

20

0

Olaparib groupe Cedinarib + Olaparib

Pourcentage de patients vivants

Olaparib groupe Cedinarib + olaparib

Survie sans progression (%)

100

Survie globale 100

100 80 60 40 20 0

BRCA-WT 0

6

12

18

24

30

38

42

48

Temps pour inscription (mois)

54

60

Figure 23 142

Comparaisons des courbes de survie pour des patients traités avec un inhibiteur de PARP seul, l’Olaparib, et avec une combinaison inhibiteur de PARP (Olaparib)-agent anti-angiogénique (Cediranib).

Volume moyen de la tumeur (mm3)

Véhicule Olaparib 1 000

ATRi

500

Olaparib + ATRi 0

0

7

14

21

28

35

42

Ligne de base

49

Temps (jours)

12 semaines (RECIST PR)

de combinaison est donc assez prometteuse pour les inhibiteurs de PARP. 3.3. Combinaison de plusieurs inhibiteurs de la réparation de l’ADN La Figure 24 montre l’efficacité thérapeutique de la combinaison d’un inhibiteur de PARP et d’un inhibiteur d’ATR sur un exemple de tumeur chez des souris qui résiste à l’Olaparib (qui est l’inhibiteur de PARP), et qui est aussi résistante aux inhibiteurs d’ATR. On voit qu’en donnant les deux médicaments, le volume de la tumeur diminue et l’on obtient une très bonne efficacité thérapeutique. Ce type de traitement est en cours d’exploration chez les patients avec des résultats encourageants. 3.4. Combinaison avec l’immunothérapie Dans le cancer du poumon déficient en ERCC1, la thérapie standard est maintenant la

combinaison de l’immunothérapie avec la chimiothérapie à base de sel de platine. Nous avons étudié s’il y avait un lien exploitable entre l’immunothérapie et le ciblage de la réparation de l’ADN avec les inhibiteurs de PARP.

Figure 24 Efficacité thérapeutique de la combinaison entre inhibiteur de PARP et inhibiteur d’ATR, chez la souris (à gauche) et chez un patient (à droite). Source : d’après Yap et coll. (2016). EORTC-NCI-AACR.

Normalement, l’ADN est localisé dans le noyau cellulaire, mais une partie peut entrer dans le cytoplasme, par exemple lors d’une infection virale, et cela génère un signal de danger dans la cellule qui induit une réponse immunitaire appelée la voie cgas-sting (Encart : « La voie cGAS- STING »).

LA VOIE CGAS-STING La voie cGAS-STING est une composante du système immunitaire qui fonctionne pour détecter la présence d’ADN dans le cytoplasme et, en réponse, déclencher l’expression de gènes de l’immunité innée favorisant la réponse immunitaire et l’activation de mécanismes de défense. L’ADN se trouve normalement dans le noyau de la cellule. La localisation anormale de l’ADN dans le cytoplasme déclenche cette voie, car la cellule pense qu’il s’agit d’une infection virale ou bactérienne et cherche à se défendre.

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

Modèle d’explantation primaire du sein triple négatif 1 500

143

Chimie et nouvelles thérapies

Nous avons fait l’hypothèse qu’un médicament inhibiteur de PARP pourrait augmenter la quantité d’ADN cytoplasmique et déclencher cette réponse immunitaire, qui pourrait être bénéfique pour l’immunothérapie anticancéreuse. Afin de tester cela, nous avons réalisé de nombreuses expériences in vitro (Figure 25). Lorsque la protéine ERCC1 est absente, la quantité d’ADN cytoplasmique augmente. Lorsque la cellule est en plus exposée à un inhibiteur de PARP, cette quantité augmente très fortement et passe au-dessus d’un seuil permettant d’activer cGAS-STING. Cela résulte en le relargage de cytokines12, qui favorisent la reconnaissance de la cellule cancéreuse par les cellules

Figure 25 Mécanisme d’activation de la voie cGAS-STING par les inhibiteurs de PARP dans une cellule de cancer du poumon déficiente en ERCC1.

12. Cytokine : substance régulant le recrutement et l’activation des cellules immunitaires.

Perte de ERCC1 Dommages endogènes de l’ADN

immunitaires. En parallèle, les inhibiteurs de PARP induisent l’expression de récepteurs de PD-L1 à la surface de la cellule (petits triangles noirs). Les traitements d’immunothérapie utilisant les anticorps anti PD-L1 qui bloquent ces récepteurs et permettent de restaurer l’activité des lymphocytes paraissent donc appropriés en combinaison avec les inhibiteurs de PARP. Un phénomène similaire est observé avec les cellules de cancer du sein déficientes en BRCA1. Un seul ensemble de tests cliniques a été réalisé dans plusieurs types de cancer pour évaluer cette combinaison. La Figure 26 résume les résultats sous une forme statistique appelée « table des nageurs », qui montre les réponses de plusieurs patients à cette combinaison. Chaque bande horizontale représente un patient, codé

Fourches de réplication bloquées Accumulation de niveaux élevés de CCF

cGAS/STING cascade activation

PARP1

AntiPD-(L)1

Lymphocyte T

144

CR PR SD PD (RECIST) NE Arrêt en raison de AE Arrêt en raison de la décision du patient Décès Sur le traitement à l’étude

DCR à 12 semaines : 81 % (90 % Cl 66 %, 92 %) 0

28

56

84

112

12 semaines

par couleur selon la réponse de la maladie au traitement. On peut voir que les patients des lignes rouges sont en réponse complète (CR, rond rouge) pour des durées très prolongées, avec des résultats

140

168

196

224

252

280

308

336

364

392

420

448

Études par jour

probablement assez encourageants de cette combinaison. Plus d’une cinquantaine d’essais sont actuellement en cours pour évaluer ce type de combinaison dans plusieurs types tumoraux.

L’inhibition de la réparation de l’ADN : une approche thérapeutique d’avenir en oncologie La létalité synthétique est un mécanisme potentiellement intéressant pour cibler les mutations appelées « perte-de-fonction », donc à chaque fois que l’enzyme ou la protéine ne fonctionne pas ou n’est pas présente dans la cellule. La preuve de l’efficacité clinique du concept a été établie avec les premiers inhibiteurs de PARP il y a une dizaine d’années, et, depuis, beaucoup d’inhibiteurs de PARP ont été développés ; six sont actuellement en développement clinique ou enregistrés. Beaucoup d’autres médicaments ciblant la réparation de l’ADN sont en

Figure 26 Exemple d’essai évaluant la combinaison inhibiteur de PARP et anti-PD-L1 dans le cancer de l’ovaire (essai MEDIOLA). Source : d’après Drew (2018). SGO.

Ciblage des défauts de réparation de l’ADN : nouvelles molécules et approches thérapeutiques utilisant la létalité synthétique

Lignes de chimiothérapies antérieures

145

Chimie et nouvelles thérapies 146

cours d’évaluation clinique chez l’homme, dont les inhibiteurs d’ATR. Comme toujours en cancérologie, il faudra étudier les mécanismes de résistance, c’est-àdire comment réussir à faire mourir la cellule lorsqu’elle trouve un moyen de contourner l’efficacité des médicaments. Les perspectives d’avenir sont les combinaisons de traitements utilisant ces inhibiteurs de réparation de l’ADN avec l’immunothérapie, avec d’autres inhibiteurs de réparation de l’ADN, et potentiellement aussi des anti-­angiogéniques.

de

sondes

pharmacologiques et candidats-

médicaments dans le cyberespace Bruno Villoutreix est directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)1.

Le volume croissant de données biomédicales et chimiques en libre accès sur Internet ainsi que des logiciels et centres de calcul puissants permettant de les manipuler devraient aider à la découverte de sondes pharmacologiques et de candidats-médicaments. 1. www.inserm.fr

Nous allons présenter les grands concepts du domaine, plusieurs bases de données et des outils logiciels en ligne qui facilitent l’étude des cibles thérapeutiques et des petites molécules chimiques, notamment le criblage virtuel, les prédictions ADME-Tox et le repositionnement in silico des médicaments (Figure 1).

Bruno Villoutreix

Recherche

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 1 La croissance exponentielle des données récoltées dans le domaine de la pharmacologie et les multiples algorithmes publiés chaque semaine permettent de réaliser des calculs divers sur les macromolécules et les composés chimiques, et de générer de nouvelles connaissances.

1

Introduction à la pharmacologie informatique

Le processus de découverte d’un nouveau médicament s’étale sur plus de dix ans, comme schématisé sur la Figure 2. La réalité est infiniment plus complexe que sur ce type de schéma : on commence en théorie par chercher des cibles (« targets » en anglais) potentiellement thérapeutiques ou des voies de signalisation dérégulées, puis on essaye de trouver des petites molécules capables de moduler ces cibles (« hits » en anglais). Ensuite, ces

molécules doivent être optimisées à plusieurs niveaux, notamment sur les plans pharmacocinétique, pharmacodynamique et toxicologique (ADME-Tox2), avant d’être testées en phase clinique. Ce processus est très long, très coûteux, et connaît beaucoup d’échecs. Les approches in silico devraient pouvoir aider et permettre de générer des hypothèses à chacune des étapes. Dans une revue 2. ADME-Tox : les propriétés d’Absorption, de Distribution, de Métabolisme, d’Excrétion et de Toxicité des petites molécules doivent être optimisées.

2-3 ans Recherche de cible(s)

2 ans Touches

2-3 ans Optimisation

2-5 ans ADME-Tox/Formulation

5-6 ans Essais cliniques

8-13 ans

Figure 2

148

Le processus de développement d’un médicament n’est en réalité pas aussi linéaire que suggéré par le diagramme. Il comprend plusieurs étapes complexes qui s’étalent sur plus de dix ans (NB : la longueur des flèches n’est pas proportionnelle à la durée).

Dans les années 2000, il existait environ 300 URL (adresse web qui permet d’identifier la ressource, son emplacement et le protocole Internet pour la récupérer) qui renvoyaient vers des bases de données et des logiciels dans le domaine du médicament au sens large. En 2019-2020 il y en a environ 3 500. Cette augmentation conséquente représente des millions d’heures de travail réalisées par des milliers de scientifiques dans le monde entier. Comme il est assez difficile d’identifier tous ces outils et services, une petite base de données a été créée, http://www.vls3d.com, pour les répertorier. Certains de ces outils ne sont pas directement accessibles en ligne et doivent être installés localement. Cependant, nous nous focaliserons essentiellement ici sur les logiciels et bases de données facilement utilisables en ligne permettant de manipuler les cibles thérapeutiques comme certaines protéines et les petites molécules chimiques. Il est néanmoins important de souligner qu’il existe d’autres outils, pour par exemple faciliter le développement d’autres types de médicaments, comme les anticorps monoclonaux3. 3. Anticorps monoclonaux : anticorps produits par des lymphocytes clonés partir d’une unique cellule, ce qui résulte en une homogénéité des protéines obtenues.

Les services web que nous allons aborder peuvent se regrouper en grandes catégories (Figure 3). Parmi ces outils, 34 % concernent des approches pour identifier et analyser les cibles thérapeutiques et les protéines, 19 % prédisent les poches de fixation des candidats-médicaments, environ 20 % concernent le criblage4 virtuel, 13 % les prévisions pharmacocinétiques et toxicité (« ADME-Tox ») et 5 % permettent de développer des modèles statistiques prédictifs. Une dizaine de pourcents des sites en ligne sont dédiés au repositionnement des médicaments, et on note qu’environ 8 % de ces sites sont des bases de données consacrées aux petites molécules chimiques. Les principaux pays dans le monde qui offrent des services in silico dans le domaine du médicament, petites molécules et macromolécules, sont visibles sur la Figure 4. Ces pays ont été identifiés via de multiples recherches, notamment avec PubMed, un moteur de recherche donnant accès à la base de données bibliographique MEDLINE rassemblant en 2020 environ 30 millions d’articles scientifiques spécialisés en biologie, chimie, approches in silico et médecine.

4. Criblage : en pharmacologie, désigne généralement les techniques visant à identifier dans une chimiothèque des petites molécules chimiques biologiquement actives pouvant servir de base au développement de candidatsmédicaments.

Composés annotés 8% Repositionnement 9% Modèles statistiques prédictifs 4% ADME-Tox 13 %

Cibles thérapeutiques 34 %

265 outils en ligne pour aider à la conception de sondes chimiques candidatsmédicaments en 2019

Criblage virtuel in silico 13 %

Poches de fixation des candidats-médicaments 19 %

Figure 3 Répartition en 2019-2020 des 265 principaux outils en ligne et bases de données dans le domaine du médicament. Ces approches peuvent par exemple aider à la conception de molécules thérapeutiques, à la recherche de cibles impliquées dans une pathologie ou pour prédire la toxicité de certains composés chimiques.

Recherche de sondes pharmacologiques et candidats-médicaments dans le cyber-espace

de Bayer publiée en 2015, on note que déjà 50 % des vingt nouvelles entités chimiques testées en phase clinique 1 avaient bénéficié d’approches bioinformatiques et chémoinformatiques.

149

Chimie et nouvelles thérapies

en 2019 30 millions d’articles

Principaux serveurs Web et bases de données pour la découverte de médicaments (surface colorée) – Nous allons visiter…

Figure 4 Les serveurs web dédiés à la conception de molécules thérapeutiques et aux études des petites molécules et macromolécules émanent de nombreux États, répartis sur les cinq continents.

150

2

Cibles thérapeutiques et poches de fixation des ligands

cibles potentiellement thérapeutiques, et la rendre accessible à tous (Figure 5).

La recherche de cibles, souvent des protéines, est une étape critique dans la recherche de nouveaux agents thérapeutiques. Les connaissances sur ces cibles d’intérêt thérapeutique et des voies de signalisation émanent des travaux de multiples laboratoires de recherche dans le monde et de grands programmes internationaux. À titre d’exemples et en nous limitant à des projets américains et européens récents, nous pouvons mentionner plusieurs bases de données qui permettent de recueillir, structurer et organiser l’information sur les

Dans ces bases de données, les scientifiques vont notamment chercher si certaines cibles protéiques sont déjà connues pour être impliquées dans une pathologie, quelles sont les cibles ou les voies de signalisation qui ne sont pas encore modulées par des médicaments, et celles pour lesquelles on pourrait faire de la conception (« design ») de nouvelles molécules (PHAROS et Open Targets). Ces bases de données peuvent être spécialisées sur les cibles pharmacologiques (IUPHAR), et certaines entièrement dédiées au vieillissement

Recueillir/organiser les informations sur les cibles potentielles et les maladies – partenariat public-privé (UK et +) Cibles pharmacologiques

• Connaissance • Nouvelles idées • Aide à la conception de nouveaux médicaments

Protéines humaines (CH)

Structure 3D des molécules (USA) aussi EU, Japon…

(DrugAge). En Suisse, neXtProt est une base de données spécialisée sur les protéines humaines. La Protein Data Bank (PDB) répertorie les structures 3D des molécules identifiées essentiellement par cristallographie des rayons X5 ou RMN6. Ce type d’information va permettre de générer de nouvelles idées et de se focaliser sur certaines niches encore très peu étudiées. Pour qu’une petite molécule chimique puisse moduler l’activité d’une protéine cible (par exemple une protéine surexprimée dans une pathologie), il faut en général que celle-ci présente une poche de fixation ; il existe des algorithmes qui permettent de prédire ces poches et les zones 5. Cristallographie des rayons X : technique d’analyse structurale fondée sur la diffraction des rayons X. 6. RMN : Résonance Magnétique Nucléaire, phénomène basé sur les propriétés magnétiques des spins nucléaires, à l’origine d’une technique de spectroscopie permettant la détermination de structures moléculaires.

importantes pour les interactions moléculaires. Ces outils peuvent faire des prédictions avec juste la séquence d’acides aminés de la protéine, mais ils sont plus précis si l’on connaît la structure tridimensionnelle de la macromolécule en question (Figure 6). Ces algorithmes prévisionnels sont basés soit sur la géométrie de la macromolécule (c’est le cas de services en ligne français comme Fpocket, ou indien comme PocketDepth), soit ils sont basés sur des calculs d’énergies. En effet, lorsqu’on bombarde la surface d’une macromolécule potentiellement impliquée dans une pathologie avec une petite liste d’atomes ou des fragments chimiques, il est possible de construire des cartes d’affinité d’interaction, et définir certaines zones appelées « hotspots », où des candidatsmédicaments s’accrochent préférentiellement. Ces zones sont donc utilisées pour faire de la conception de molécules capables de s’y accrocher.

Figure 5 Des bases de données pour l’innovation visant à rassembler les connaissances sur les cibles potentiellement thérapeutiques émanent souvent de grands projets internationaux.

Recherche de sondes pharmacologiques et candidats-médicaments dans le cyber-espace

Recueillir/organiser les informations sur les cibles potentielles et les maladies (USA)

151

Chimie et nouvelles thérapies

Prediction des « poches »

Géométrie

Énergie

Fpocket (FR) PocketDepth (IN)…

« RMN in silico »

Meta-Servers metaPocket2 (DE)…

Carte d’affinité d’interaction

Amarrage de fragments chimiques

Simulation – IA

FTMap (USA)…

Figure 6 Deux grands types d’approches pour la prédiction des « poches » existent quand on connaît la structure 3D de la cible : les approches géométriques et les approches énergétiques. Ces méthodes permettent par exemple de définir des zones où une petite molécule pourrait se fixer et ainsi fournir des informations précieuses pour d’autres types de calculs, comme le criblage virtuel.

152

Par exemple dans une approche comme FTMap aux États-Unis, des petits fragments chimiques bombardent virtuellement la surface de la protéine cible et, à partir de calculs d’affinité, il est alors possible de prédire des zones où des petites molécules chimiques peuvent s’accrocher. Dans ce type de prédiction, il faut cependant aussi prendre en compte la flexibilité des macromolécules. Il existe ainsi des serveurs dédiés à l’étude de la flexibilité des poches, notamment en Chine avec D3Pockets. De plus, certains outils utilisent des méthodes d’apprentissage automatique, comme P2RANK en Tchécoslovaquie pour prédire ces poches, et combinent alors des approches statistiques, géométriques et/ou énergétiques. Pour illustrer la notion de flexibilité, prenons l’exemple du système interleukine et son récepteur impliqué dans un certain nombre de pathologies.

D3Pockets dynamics (CN) P2RANK (CZ)…

Bloquer cette interaction protéine-protéine avec une petite molécule chimique pourrait être intéressant pour le développement de nouveaux médicaments, mais il faut trouver la bonne poche. Il existe plusieurs structures 3D de l’interleukine et en fonction de la structure sélectionnée, on distingue que la poche à la surface présente des cavités et des protubérances variables (Figure 7). Par exemple, si l’on compare la protéine cristallisée seule (forme apo) et la protéine cristallisée en présence d’une petite molécule chimique (forme holo), il est possible de voir qu’une protubérance est présente dans la forme apo juste au milieu de la poche où se fixe le candidat-médicament. Cela correspond à un acide aminé qui bouge et se réoriente pour que le composé chimique puisse se fixer. Ainsi, si un scientifique utilise la structure apo pour rechercher une petite molécule modulatrice, les chances

Il est aussi possible d’obtenir des informations sur l’importance d’une protéine et/ou d’une région de la protéine, ou encore de la poche de fixation, dans une pathologie en analysant les données du séquençage stockées dans de nombreuses bases de données. Prenons l’exemple d’une protéine anticoagulante appelée antithrombine, qui fixe des médicaments comme le fondaparinux (un pentasaccharide anticoagulant qui se lie à l’antithrombine, et en se liant à cette protéine, le facteur Xa est inhibé). Nous avons travaillé avec des collaborateurs aux États-Unis et en Chine sur des familles de patients présentant des problèmes de coagulation ; ces personnes avaient une mutation ponctuelle dans certaines régions de l’antithrombine. Il existe de très nombreuses approches in silico pour analyser ce type de mutations. Un des objectifs est d’essayer de comprendre la relation entre le changement

Figure 7 À l’aide des données disponibles dans la PDB, il est possible de déterminer la zone de fixation d’une petite molécule chimique sur une protéine avec un outil comme FTMap et d’explorer la flexibilité possible de la poche identifiée avec par exemple le serveur TRAPP. Source : Structures 3D des protéines utilisées dans cet exemple : Arkin et coll. (2003). PNAS.

Recherche de sondes pharmacologiques et candidats-médicaments dans le cyber-espace

de succès sont pratiquement nulles. Pourtant, au début d’un projet, seule la structure apo d’une protéine est généralement connue (structure expérimentale ou prédite par des approches théoriques). Comment faire dans cette situation ? Il est possible d’utiliser un outil comme FTMap, qui va prédire des poches, même sur la forme apo de la protéine. Les petits fragments sont positionnés pratiquement dans toute la poche de fixation du ligand sauf au niveau de la protubérance (Figure 7). Il faudra ensuite utiliser un outil d’ouverture de poche, comme le serveur TRAPP en Allemagne, pour générer des conformations alternatives de la poche. Ainsi, en combinant les approches, même à partir d’une structure apo, il est possible de prédire plusieurs poches et de les cribler ensuite in silico dans l’espoir d’identifier des petits composés chimiques qui iront moduler l’activité biologique de la cible en question.

IL2 et son récepteur (maladies autoimmunes)

IL-2 (apo, PDB ID : 1M47)

TRAPP : simulation rapide des poches (DE) heures vs semaines

IL-2 (apo, 1M47) Début de projet : APO

IL2-ligand X ray (holo, PDB ID : 1M48)

FTMap (USA)

153

Chimie et nouvelles thérapies 154

d’acide aminé et le phénotype observé chez le malade. Nous avons dans un premier temps localisé les mutations ponctuelles identifiées chez les patients sur la structure 3D de la protéine avec des logiciels gratuits comme Chimera (https://www.cgl.ucsf.edu/ chimera/) ou PyMol (https:// pymol.org/) (Figure 8A). Dans ce cas précis, nous avions l’avantage de disposer de la protéine co-cristallisée avec un médicament. On pouvait donc voir qu’une mutation était directement dans la poche de fixation du médicament et pourrait donc altérer la liaison entre la petite molécule et la protéine. L’autre mutation était plus loin de cette poche, elle pourrait jouer plusieurs rôles, sur la stabilité de la protéine ou encore sur la dynamique du système avec perturbation à distance de la fixation du médicament, etc. Pour aller plus loin dans l’analyse des mutations ou dans le cas où il n’y a pas de structure 3D protéine-­médicament, il peut être intéressant de calculer, à partir du fichier PDB de la protéine étudiée, toutes interactions non covalentes entre tous les acides aminés de la protéine et créer ainsi un réseau d’interactions (Figure 8B). Cette analyse a été réalisée avec le serveur Italien RING. Chaque cercle représente un acide aminé (les nœuds du réseau) et, entre les cercles, les petits traits (les arêtes du réseau) représentent les interactions non covalentes. Il est alors possible de visualiser en 2D des informations tridimensionnelles telles que les liaisons hydrogène, les ponts salins…

(Figure 8B). On peut ensuite transformer ces données d’interactions complexes en un autre type de visualisation avec le logiciel gratuit Cytoscape (https://cytoscape. org/) : ici tous les acides aminés sont projetés sur un cercle (petits points rouges) et ils sont classés selon le nombre d’interactions non covalentes (Figure 8C). Les résidus qui ont un grand nombre d’interactions non covalentes ont généralement un rôle majeur dans la structure et stabilité de la protéine. Une mutation dans ces régions peut entraîner un déficit de la protéine étudiée et une pathologie associée à la fonction de celleci. Une mutation d’un résidu faiblement connecté avec son environnement mais qui a un effet important sur le traitement peut donner des pistes sur l’importance de certaines régions de la poche de fixation du médicament et aider à la conception de nouvelles molécules si la mutation est fréquente dans la population. Dans le cas de l’antithrombine, les résultats des approches in silico suggéraient une perturbation directe et indirecte de la fixation du médicament induite par les mutations, en accord avec les travaux expérimentaux. Plus généralement, en analysant les substitutions d’acides aminés chez les patients avec plusieurs outils informatiques et diverses approches expérimentales (biochimie, biologie moléculaire et biophysique), il devient possible dans certains cas de comprendre pourquoi les malades réagissent ou pas à un traitement, et ainsi de générer des nouvelles

B

C

Bases de données de mutations

Cytoscape (USA) Antithrombine

Fondaparinux UCSF Chimera Residue Interaction Network Generator (RING)

(IT)

Figure 8 Les outils de visualisation permettent de gagner en connaissance. A) Structure 3D de la protéine antithrombine co-cristallisée avec un médicament anticoagulant, le fondaparinux, visualisée avec le logiciel Chimera. Des mutations ponctuelles identifiées dans des bases de données ou après séquençage de patients sont soulignées par des cercles ; B) visualisation du réseau d’interactions non covalentes présent dans cette protéine avec localisation des acides aminés mutés après traitement par le logiciel RING ; C) utilisation du logiciel Cytoscape pour analyser les données de RING afin de caractériser les interactions non covalentes de chaque acide aminé. Ce type d’analyse aide à comprendre l’impact des substitutions sur la structure et la fonction de la protéine, et dans certains cas facilite la conception de candidats-médicaments. Source : Dinarvand et coll. (2018). J. Thromb Haemost.

hypothèses pour changer de traitement ou pour rechercher de nouveaux médicaments. Toutes ces bases de données dédiées aux cibles et tous ces outils logiciels permettant de les analyser vont donc constituer une étape importante dans la recherche de candidats-médicaments ou de sondes pharmacologiques. L’étape suivante consiste à rechercher des petites molécules qui modulent ces cibles.

bases de données. On y trouve des petites molécules provenant des extraits de plantes : des plantes utilisées pour la médecine traditionnelle chinoise, des plantes utilisées pour la médecine ayurvédique7, d’autres venant d’un certain nombre de régions du monde (Figure 9).

Les petites molécules et le criblage virtuel

D’autres bases de données donnent accès aux propriétés physiques de ces petites molécules chimiques. Dans la « Protein Data Bank », on trouve des macromolécules et des petites molécules cocristallisées avec une cible

Les petites molécules chimiques sont aussi stockées dans un certain nombre de

7. Médecine ayurvédique : médecine traditionnelle originaire de l’Inde.

3

Recherche de sondes pharmacologiques et candidats-médicaments dans le cyber-espace

A

155

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 9 De très nombreuses bases de données spécialisées et contenant des informations au format adapté pour le traitement informatique sont disponibles sur Internet.

thérapeutique ou une macromolécule. Dans la Cambridge Structural Database ou dans la Crystallography Open Database, les structures 3D expérimentales de plus d’un million de petites molécules chimiques sont répertoriées. Certaines bases de données sont spécifiquement dédiées aux inhibiteurs d’interactions protéine-protéine. On trouve aussi des petites molécules virtuelles, c’est-à-dire qui n’ont pas encore été synthétisées. C’est le cas de la base de données Suisse (GDB-17), qui contient 166 milliards de molécules qui n’ont pas encore été synthétisées. La navigation dans cet espace chimique quasiment infini, avec des outils informatiques, va certainement permettre à terme de générer de nouvelles connaissances et des nouveaux médicaments.

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Afin d’identifier rapidement des molécules chimiques qui modulent les cibles thérapeutiques potentielles, il est pertinent d’acheter les composés car on ne peut pas tous les synthétiser. En effet, pour synthétiser 1 000 composés en quantité suffisante, il faut souvent plusieurs mois de travail. Pour aider les scientifiques, plusieurs bases de données

contiennent des catalogues de molécules que l’on peut acheter à des sociétés de chimie. Par exemple, à San Francisco, la base ZINC répertorie environ 80 millions de petites molécules existantes auprès des vendeurs et plus d’un milliard de composés virtuels facilement synthétisables. On peut aussi sélectionner pour certains projets des bases de données plus spécifiques comme par exemple celles qui contiennent uniquement des macrocycles, ou uniquement des petits peptides. Il existe également des bases de données contenant des médicaments qui sont déjà sur le marché et des molécules en phase clinique comme DrugBank au Canada. Certaines bases répertorient des petites molécules qui ont été testées avec des approches de criblage expérimental haut débit, comme par exemple PubChem et ChEMBL. Ces bases de données annotées sont très intéressantes pour réaliser des études grande échelle in silico sur par exemple tout le protéome humain, ou pour développer des modèles statistiques prédictifs. D’autres bases de données concernent les extraits de produits alimentaires ou

Une quantité d’informations considérable est donc maintenant disponible et augmente de jour en jour. Ces informations ne peuvent pas être traitées par le cerveau humain. Il faut donc des logiciels et des applications informatiques pour manipuler les données et en extraire de la connaissance. Le logiciel DataWarrior (http://www.openmolecules. org/datawarrior/), gratuitement disponible, permet de manipuler assez facilement autour d’un million de molécules. Il fonctionne sur tous les systèmes informatiques. L’utilisateur peut ouvrir un fichier de molécules téléchargé d’une base de données ou récupérer directement des molécules sur ChEMBL ou Wikipédia (Figure 10). Des tutoriels en français sont disponibles sur Radar web création (https://www. radarweb.fr/), ils expliquent

comment prendre en main ce logiciel un peu complexe. En ouvrant DataWarrior, plusieurs fenêtres sont visibles. Une sorte de tableau Excel décrit les composés, avec des représentations 2D et/ou 3D des molécules. Dans l’exemple sur la Figure 10, une base de médicaments est ouverte et visualisée via des graphes en 2D et 3D. Ces molécules peuvent alors être classées par années, en fonction de leur origine, naturelle ou synthétique, de leur nature biochimique, de leur poids moléculaire, ou encore de leur mode d’administration. Le criblage expérimental (ou « high-throughput screening », HTS, pour souligner le caractère haut débit de l’approche) est une technique de référence pour la recherche de petites molécules agissants sur une cible. Dans la pratique, il consiste à tester en parallèle l’action de dizaines de milliers de petites molécules chimiques sur une cible que

Figure 10 Le logiciel de visualisation et d’analyse de données DataWarrior (www.openmolecules.org ; tutoriel : www.radarweb.fr) est disponible gratuitement et marche sur tous les OS.

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des molécules annotées sur Wikipédia.

157

Chimie et nouvelles thérapies

l’on estime importante pour une pathologie ou une fonction biologique au moyen d’un automate dans le but d’identifier des touches qui vont agir sur la cible. Avec la miniaturisation et l’automatisation des tests biologiques, l’automate peut évaluer 100 000 molécules par jour environ (voire plus), mais les coûts sont énormes. Le criblage virtuel, dans sa version la plus simple, transpose in silico certaines idées du criblage expérimental. Le criblage virtuel a pour objectif principal de réduire le nombre de molécules à tester expérimentalement. Ainsi, une chimiothèque de plusieurs millions (ou milliards) de composés ou de milliers de médicaments peut être utilisée. Ensuite, le criblage virtuel per se sera initié. On distingue deux grandes stratégies de criblage virtuel qui peuvent être couplées dans certaines circonstances : celles qui utilisent les propriétés structurales des petites molécules chimiques bioactives – on parle alors de criblage virtuel basé sur la structure des ligands (« ligand-based virtual screening », LBVS) – et des approches basées sur la structure tridimensionnelle (3D) de la cible (« structure-based virtual screening », SBVS).

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Dans la pratique et à titre d’exemple, à partir d’une chimiothèque électronique initiale contenant un million de petites molécules, le criblage virtuel permettra, en quelques heures de calculs (ou en quelques minutes de calcul sur un cluster puissant), de générer une liste d’environ

500 composés potentiellement actifs à tester expérimentalement. Sur ces 500 molécules analysées en tubes à essai, il y aura immanquablement un nombre important de molécules inactives mais aussi une petite liste de molécules bioactives. Dès lors, au lieu de tester expérimentalement un million de composés, seules 500 molécules seront analysées dans le tube à essai.

4

Intelligence artificielle et apprentissage automatique

Les approches d’intelligence artificielle pour prédire l’importance d’une cible ou certaines propriétés des composés chimiques sont encore émergentes. Dans d’autres domaines que le médicament ou la chimie, on connaît par exemple le traitement du langage naturel, qui est un sousdomaine de l’intelligence artificielle. Ces approches regroupent par exemple les programmes de reconnaissance vocale et les autres applications liées aux mots dits ou écrits. Certaines de ces approches sont modifiées pour faciliter la recherche de molécules potentiellement thérapeutiques. L’intelligence artificielle est aussi connue dans le domaine du traitement et de la reconnaissance des images. Ces algorithmes peuvent être adaptés pour le traitement d’images de petites molécules chimiques et ainsi aider à par exemple prédire la toxicité d’un composé. Toute une série d’autres algorithmes permet de classer ou de construire des

Dans le domaine de la chimie, certaines de ces approches sont plus connues sous le nom de méthodes QSAR (« Quantitative Structure Activity Relationship »). Ces techniques permettent de relier par une relation mathématique les descripteurs moléculaires, soit à l’activité biologique, soit à une propriété (physico-chimique ou pharmacociné tique). De tels modè les statistiques, basés sur des descripteurs moléculaires calculés, sont le point de départ de nombreux processus de sélection de molécules. Ces modèles sont souvent construits à partir d’un jeu de référence (par exemple des molécules annotées de ChEMBL), appelé jeu d’apprentissage, permettant de sé lectionner le(s) descripteur(s) le(s) plus adapté(s) dans la construction d’un modèle. Les modes de construction de ces modèles peuvent ê tre relativement

simples (régression linéaire…) ou plus sophistiqué s (algorithmes génétiques, réseaux de neurones, forêts aléatoires…). De nos jours, d’autres algorithmes peuvent être utilisés comme les réseaux de neurones convolutifs (exemple du « deeplearning »). Le calcul des descripteurs et le développement des modèles statistiques sont complexes. Heureusement, certains services dédiés aux petites molécules sont disponibles en ligne, comme ChemSAR en Chine (Figure 12). Dans ce cas, l’utilisateur récupère les informations à partir d’une base de données comme ChEMBL, PubChem ou DrugBank. Les molécules sont insérées dans le système informatique qui nettoie les données et calcule toute une série de descripteurs moléculaires. Le système va ensuite utiliser différentes approches statistiques pour créer des modèles statistiques prédictifs. La qualité et la performance des modèles peuvent alors être visualisées. Le modèle statistique mathématique généré par le système

Apprentissage automatique

Figure 11 L’intelligence artificielle et les méthodes d’apprentissage automatique permettent d’apprendre des données et de développer des modèles mathématiques prédictifs. Certaines de ces prédictions visent à évaluer les propriétés ADMETox des petites molécules et ainsi réduire la nécessité de recourir à l’expérimentation animale.

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modèles statistiques, notamment de prédire si un composé peut être actif sur une cible ou toxique chez l’homme (Figure 11).

Traitement du langage

Forêt d’arbres décisionnels… Stat bayésienne

IA



Machine à vecteurs de support Réduction de dimensionnalité

Réseau de neurones

arbre de décision

Représentation des connaissances

Vision artificielle

159

Chimie et nouvelles thérapies

de manière quasi automatique peut ensuite être utilisé et appliqué pour prédire l’activité de nouveaux composés.

5

Prédictions ADME et de la toxicité

Dans le cadre du développement thérapeutique, les composés chimiques doivent non seulement être actifs sur les bonnes cibles mais ils vont aussi devoir être absorbés, distribués, métabolisés, et excrétés (« ADEME »). De plus, ils doivent être peu ou pas toxiques. Le voyage d’un médicament dans l’organisme est représenté de façon très schématisée sur la Figure 13. L’administration par voie orale d’un médicament fait intervenir le passage à travers toute une série de membranes biologiques et les petites molécules vont aussi interagir avec un grand nombre de macromolécules. Certains de ces processus et évènements peuvent être reproduit in silico. Généralement, deux séries d’analyses sont effectuées

sur les petites molécules. Une première étape implique le nettoyage des chimiothèques. Il s’agit de la standardisation de l’écriture des molécules et d’un filtrage ADME-Tox faisant appel à plusieurs règles empiriques s’appuyant souvent sur l’analyse de molécules connues et des médicaments existants. Nous avons développé un logiciel gratuit en ligne, FAF-Drugs, qui permet de préparer une chimiothèque avant un criblage ou de filtrer des molécules virtuelles avant la synthèse. Les fichiers sont soumis à toute une série de calculs et de filtres, à l’issue desquels les molécules sont soit rejetées car elles ne respectent pas des règles ADME simples ou parce qu’elles sont potentiellement toxiques, soit acceptées ou soit considérées comme de qualité intermédiaire (Figure 14). On dispose aussi de toute une série d’outils de visualisation qui permettent de mieux caractériser les produits. Des règles développées dans l’industrie pharmaceutique sont aussi

Prétraitement des données

Figure 12

160

Des systèmes de gestion des données permettent un traitement automatisé des informations récoltées sur les bases de données afin de développer des modèles statistiques prédictifs. Source: d’après Dong et coll. (2017). J. Cheminform.

Rapports aux utilisateurs

ChemSAR

Développement de modèles statistiques : SVM, RF, DT…

Calcul des descripteurs moléculaires

log P log D HBD HBA…

Cibles ADME-Tox

Intestin Foie

Sang

Effets biologiques

Métabolites Excrétion intestinale

ADME quatre processus (pharmacocinétique) – absorption – distribution – métabolisme – excrétion + – toxicité Il faut trouver une molécule qui agisse sur des cibles/pathologies sans induire de toxicité

Excrétion pulmonaire rénale…

Figure 13 Le devenir d’un médicament administré oralement dans l’organisme : un voyage en plusieurs étapes. La pharmacocinétique, parfois désignée sous le nom de « ADME », étudie le devenir du médicament dans l’organisme après son administration. On distingue généralement plusieurs phases : absorption, distribution, métabolisme (transformation en produit actif ou inactif) et élimination (excrétion). Certaines de ces phases peuvent être prédites in silico. De plus, il est important de prédire si un composé peut être toxique. Dans ce cas, certains modèles prédictifs sont utilisés en parallèle des approches expérimentales et peuvent même dans certaines circonstances remplacer l’expérimentation animale.

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Tissus Administration par voie orale

Descriptors & QED values CSV File FAF-QED

Open Babel

Descriptions & Alerte detections

ChemAxon

Data Curation

multi or unique multi or SDF unique

Lilly-Medchemrules

FAF-Drugs4

Inorganics – Salts – Mixtures Standardization Duplicates

Physchem ADME-tox

Descriptions & Strutural Alerts & PAINS Filtering tuned byusers

500 PAINS (Baell-Holloway) 140 structural alerts

Quantitative estimate of drug-likeness

(Hopkin’s group, 2012) Descriptors & Alerts CSV Files Files after filtering SDF Files PAINS Rejected Intermediate Accepted

Figure 14 FAF-Drugs est un logiciel en ligne accessible gratuitement qui permet, grâce à un traitement de données, de prédire certaines propriétés ADME-Tox simples et filtrer une chimiothèque avant ou après un criblage expérimental ou virtuel.

161

Chimie et nouvelles thérapies

implémentées. Si une molécule commence à allumer plusieurs feux rouges et se projette en outre assez mal dans un certain nombre de diagrammes ADME, alors le composé est rejeté. Ce premier niveau de filtrage est utilisé en amont du développement du candidat-médicament. Ensuite, pendant les phases d’optimisation des molécules (par exemple optimisation de l’affinité pour la cible, amélioration des paramètres ADME…), il est nécessaire d’affiner de plus en plus la recherche de toxicité potentielle, sachant qu’il y a des liens étroits et très complexes entre paramètres ADME et toxicité. Après des années d’optimisation, une molécule peut par exemple atteindre le stade de la pharmacologie de sécurité préclinique. À ce stade, il est possible de coupler certaines approches expérimentales avec l’utilisation de modèles statistiques prédictifs beaucoup plus spécifiques que ceux utilisés dans un outil comme FAF-Drugs. L’objectif de cette étape est notamment d’essayer au maximum d’anticiper des interactions possibles entre une petite molécule et certaines cibles connues pour être dangereuses pour la santé si elles sont touchées par un composé. L’idée sous-jacente est de protéger les volontaires sains qui rentrent en phase 1, et ensuite les patients qui vont participer aux phases cliniques, et au final d’essayer de minimiser les échecs au cours du développement, ou même après la mise sur le marché.

162

Il est donc critique de détecter le plus tôt possible si une

petite molécule chimique « touche » peut avoir des effets indésirables sur les systèmes physiologiques, et notamment sur les organes vitaux comme le cerveau, le cœur, le poumon. Il existe des listes de protéines cibles qui ont été publiées par l’industrie pharmaceutique et dans les laboratoires de recherche académiques qu’il faut éviter. Un premier jeu fait état d’une quarantaine de cibles à ne pas toucher ou à toucher de manière contrôlée. Dans la pratique, il y en a environ 150, ou 200 si on veut être plus exhaustif. Au niveau in silico, un objectif peut être de développer des modèles statistiques mathématiques prédictifs pour chacune de ces cibles et répondre à la question : est-ce que cette molécule qui inhibe une cible thérapeutique va aussi interagir avec une cible dangereuse pour la santé ? Prenons l’exemple du canal potassique, hERG, qui est très important puisque son blocage par une petite molécule peut entraîner des arrêts cardiaques. Un certain nombre de médicaments ont été retirées du marché parce qu’ils bloquent ce canal hERG, notamment certains antihistaminiques, mais aussi d’autres molécules. L’astémizole, retiré du marché (dont on voit la formule en 2D sur la Figure 15), est un exemple type. Cette molécule peut aussi être représentée par un code beaucoup plus adapté à une manipulation informatique qu’une image, le code SMILES. Ce code peut être copié et collé dans un outil suédois, PTP, qui va évaluer (un modèle statistique pour

pharmb.io

PTP – Predictive Target Profile

If you use this service, please cite: Lampa, Samuel, et al. “Predicting Off-Target Binding Profiles With Confidence Using Conformal Prediction.” Frontiers in pharmacology 9 (2018). https://doi.org/10.3389/fphar.2018.01256

Instructions: Draw your molecule in the editor, the prediction underneath will update as you draw. Structure de l’astémizole

SVM 31 cibles données manquantes

retiré du marché SMILES

[Masquer] COc1ccc(CCN2CCC(CC2)Nc2nc3ccccc3n2Cc2ccc(F)cc2)cc1 PubChem (archive), vue 3D (archive) Confidence:

Profile

Le repositionnement de molécules au service de l’innovation

Pour certains projets, comme dans le cas d’urgence sanitaire ou des maladies rares, il peut être pertinent d’utiliser des médicaments qui existent déjà pour essayer de traiter ou soulager les patients. Le repositionnement ou la réutilisation des médicaments signifie tester des molécules déjà connues pour une maladie différente de celle pour laquelle elles ont été développées. Cela peut se faire avec des approches expérimentales de criblage, mais les méthodes in silico peuvent être beaucoup plus rapides et/ou

Figure 15 Le service PTP en Suède (http:// ptp.service.pharmb.io/) permet de tenter de prédire l’interaction entre une molécule chimique et 31 cibles à ne pas toucher pour un développement thérapeutique comme le canal potassique hERG.

Synthèse ou Une certaine découverte de efficacité in Optimisation ADME et chimique toxicologie médicament vitro-in vivo

3-5 ans

2-3 ans

1-2 ans

Formulation et fabrication

Essais cliniques

1-2 ans

Approbation FDA

6

complémentaires. En comparant les étapes de découvertes classiques d’un médicament et les étapes de repositionnement, on note une réduction de temps de développement considérable (Figure 16). En effet, dans le cas du repositionnement, plusieurs étapes ne sont plus nécessaires et un certain nombre de connaissances ADME-Tox sont déjà établies. Plusieurs composés

7-12 ans Observation de nouvelle activité

Une certaine efficacité in vitro-in vivo

Formulation et fabrication

1-3 ans

1-2 ans

Essais cliniques

Approbation FDA

chaque cible a été construit à partir de molécules annotées extraites notamment de ChEMBL) si ce composé peut interagir avec 31 cibles dangereuses pour la santé. À ce jour, il n’y a pas encore assez de données libres pour construite un modèle mathématique pour toutes les cibles à éviter, mais c’est une étape.

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Astémizole

2-5 ans

Figure 16 Les approches informatiques peuvent guider les projets de repositionnement de médicaments.

163

Chimie et nouvelles thérapies

ont déjà été repositionnés sur d’autres pathologies ces dernières années comme par exemple le thalidomide. Plusieurs approches in silico peuvent être utilisées pour le repositionnement comme par exemple les méthodes basées sur les signatures transcriptomiques8, sur les connaissances des ligands et sur la connaissance tridimensionnelle des cibles. On dispose dans les bases de données ouvertes d’environ 12 000 molécules thérapeutiques qui sont sur le marché dans tous les pays ou seulement dans certains pays, et donc de composés chimiques qui sont déjà connus et administrés chez l’homme. Pour illustrer cette notion de repositionnement in silico, nous allons nous limiter à deux grands types de méthodes : les approches basées sur la connaissance des ligands et les approches basées sur la connaissance de la structure 3D des cibles (Figure 17). Dans certains cas, nous savons que des cibles sont importantes dans une pathologie. Pour identifier les cibles qui pourraient être touchées

164

8. Signature transcriptomique : le transcriptome est l’ensemble des ARN issus de la transcription du génome. L’analyse transcriptomique peut caractériser le transcriptome d’un tissu particulier, d’un type cellulaire, ou de comparer les transcriptomes entre différentes conditions cliniques. Ce type d’étude peut donner des pistes sur des cibles importantes pour une pathologie et sur des molécules qui pourraient rééquilibrer le système biologique perturbé.

par des médicaments connus, nous pouvons effectuer un criblage virtuel basé sur la connaissance des ligands. Sur l’exemple présenté sur la Figure 17, la molécule à tester («  query ») est constituée de plusieurs groupes chimiques, elle est transformée en un vecteur de 1 et de 0 (notion d’empreintes moléculaires). Chaque fois qu’un fragment chimique (par exemple un cycle aromatique) du composé étudié se trouve dans une petite base de données sélectionnée par l’utilisateur, on donne la valeur 1, et quand le fragment chimique est absent, on lui met la valeur 0. Chaque médicament à tester est ainsi transformé en une suite de 0 et 1, ce qui permet de traiter rapidement les informations en informatique. Nous procédons de la même manière sur des millions de molécules annotées (nous connaissons au niveau expérimental certaines cibles touchées par ces composés) présentes dans des bases de données comme ChEMBL ou PubChem. Il est ensuite possible de calculer la similarité entre un médicament étudié et une petite molécule annotée. Si cette similarité est importante, nous pouvons suggérer que le médicament étudié se fixe aussi sur la cible de la petite molécule de ChEMBL ou PubChem. Prenons l’exemple d’une molécule anticoagulante bloquant le facteur 10 de la coagulation. Il est possible de traduire sa formule chimique en une série de 0 et 1. Ce médicament peut être comparé, après un calcul de similarité, à toutes les molécules

Target-annotated compounds

Kallikrein

query input: a drug

output similarity

Criblage virtuel basé sur la connaissance des ligands

List of putative targets

Kinase

Rivaroxaban inhibitor of coagulation FXa Acetylcholinesterase…

Amarrage Médicaments approuvés 12 000 molécules (base de données ouverte)

qui se trouvent dans une base de données, donc actuellement à environ deux millions de composés. Le calcul suggère que la molécule anticoagulante peut aussi se fixer sur d’autres cibles, comme certaines kallikreines. Si ces kallikreines sont importantes pour la pathologie que l’on étudie, il est alors possible de tester expérimentalement cette hypothèse pour valider ou non la prédiction in silico. L’autre approche, présentée sur la Figure 17, est géométrique et énergétique, basée sur la structure de la cible et sur l’amarrage de la petite molécule. On connaît la structure 3D expérimentale de milliers de cibles (environ 150 000 en 2020), mais on a aussi environ 35 millions de modèles structuraux théoriques construits par homologie déposés dans des bases de données. On dispose ainsi d’une certaine couverture

du protéome9 humain, couverture qui devrait être pratiquement complète dans les dix années à venir. Dans cette approche de repositionnement basée sur la connaissance de la structure 3D des cibles, un calcul d’amarrage des petites molécules-médicaments sur chacune de ces cibles est réalisé afin d’obtenir un score prédictif d’affinité entre toutes les petites molécules étudiées et toutes les cibles. Cela permet de tester rapidement un grand nombre de composés sur de multiples cibles. Même si les calculs d’affinités sont encore peu précis, on réalise bien le gain de temps et la réduction des coûts que peut constituer ce type d’approche. En effet, on n’a plus à tester tous les composés 9. Protéome : ensemble des protéines exprimées au sein d’un système biologique défini.

Figure 17 Deux exemples d’approches in silico pour repositionner des molécules chimiques. Des approches sont basées sur la structure chimique des ligands et sur la connaissance de ligands annotés présents dans des bases de données, d’autres approches sont basées sur des techniques d’amarrage moléculaire.

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Beaucoup d'approches… :

Avec ou sans apprentissage automatique

165

MTiAutoDock

MTiOpenScreen

Blind docking

Up to 10 ligands

Docking mode

1 protein

Virtual screening Input

Docking

Blind site docking

AutoDock

Visualisation

Export

• Protein and top scored • 10 poses * 10 ligands poses of 10 ligands in 3D • Binding energies • Binding energies

Figure 18 MTiOpenScreen (http://drugmod. rpbs.univ-paris-diderot.fr/index. ph) est un serveur pour le criblage virtuel basé sur la structure 3D des cibles.

166

Results

Chimie et nouvelles thérapies

MTiOpenScreen: A service to dock small compounds

1 protein

Up to 5000 ligands

5 in-house libraries

diverse-lib iPPi-lib Drugs-lib FOOD-lib NP-lib

Virtual screening AutoDock Vina

Visualisation

• Protein and top scored poses of 100 top ranked ligands in 3D • Binding energies

Export

• The 3 top scored poses of the 1500 top ranked ligands • Binding energies

expérimentalement, mais seulement ceux identifiés par les approches in silico. Nous avons développé un serveur, MTiOpenScreen, dédié à l’amarrage des petites molécules et au criblage virtuel. Plusieurs banques de molécules sont déjà préparées pour les utilisateurs et notamment une banque de médicaments : Drugs-lib (Figure 18). Pour développer ce serveur, il faut dans un premier temps préparer les banques de petites molécules. Pour cela, il est nécessaire d’extraire les données publiées dans différents pays, les agréger, éliminer les doublons et certains toxicophores, et effectuer toute une série de calculs pour aboutir à la base de données finale. Il faut aussi prédéfinir un certain nombre de règles pour ne sélectionner que les molécules qui sont adaptées à l’amarrage (Figure 19).

Ensuite, il faut un algorithme d’amarrage. Dans notre cas, nous n’avons pas redéveloppé une méthode mais implémenté deux outils libres publiés aux États-Unis, AutoDock et AutoDock Vina. La prochaine étape de développement du serveur est d’automatiser les processus pour faciliter le travail des utilisateurs, créer une interface intuitive et tester les outils afin de valider sur des exemples connus que les calculs sont corrects. Enfin, nous pouvons tester le serveur sur des nouvelles cibles et valider expérimentalement la pertinence de l’approche. Pour ce faire, nous avons par exemple étudié une protéine impliquée dans l’angiogenèse10 et le cancer avec nos collaborateurs de Bordeaux (Figure 20). Cette protéine est cristallisée et on 10. Angiogenèse : processus de formation de nouveaux vaisseaux sanguins.

de cette protéine. Ces composés antifongiques ont été validés expérimentalement et des brevets ont été déposés.

Figure 19 Un travail de nettoyage, de sélection et de fusion des bases de données est nécessaire afin de les rendre prêtes à l’emploi. Les critères ont été définis par les concepteurs du serveur.

Recherche de sondes pharmacologiques et candidats-médicaments dans le cyber-espace

a pu, avec ce type d’approche et en moins d’une heure de calculs, identifier plusieurs antifongiques qui semblent bloquer l’activité catalytique

Repositionnement de plusieurs médicaments antifongiques sur une protéines convertase (1 h) Les PC peuvent activer une métalloprotéase (métalloprotéinase matricielle) et jouer un rôle dans l’angiogenèse tumorale

Figure 20 Utilisation du serveur MTiOpenScreen : il a été possible d’identifier des médicaments antifongiques qui ne sont pas connus pour se fixer sur les protéines convertases par notre approche informatique. Ces médicaments semblent bloquer l’activité de cette protéine impliquée dans l’angiogenèse et certains cancers. C’est une première étape dans notre processus de repositionnement.

167

Chimie et nouvelles thérapies 168

Les perspectives de la pharmaceutique in silico La conception de molécules candidats-médicaments en ligne est maintenant possible : les bases de données et les algorithmes peuvent être utilisés pour faire la conception de ces molécules (Figure 21). Il reste encore des points complexes à résoudre : – les données manquantes : par exemple dans le cadre du profilage pharmacologique, toute une série d’informations manquent sur un certain nombre de cibles ; il en est de même pour plusieurs types de prédictions de toxicité ; - le manque d’uniformité de l’étiquetage des données : un travail de nettoyage important est à faire ; - les options dans les services en ligne et l’identification des erreurs dans les prédictions : les algorithmes implémentés en ligne ne peuvent pas offrir toutes les options possibles aux utilisateurs car il est nécessaire de simplifier l’interface afin de permettre à des scientifiques qui ne travaillent pas dans le domaine in silico d’utiliser les services sans avoir besoin de coder ou sans se perdre dans des dizaines d’options complexes. Pour identifier les erreurs, il est possible dans certains cas de fournir un score de pertinence des calculs, mais le meilleur moyen reste encore d’étudier l’algorithme et de bien comprendre la force et la faiblesse des méthodes qui sont utilisées en arrière-plan. Néanmoins le côté positif est qu’il est maintenant possible de concevoir des petites molécules-médicaments ou d’essayer d’optimiser des petites molécules « touches » avec ces approches en ligne. Ces observations sur les petites molécules chimiques sont aussi pertinentes pour les peptides et pour toute une

Recherche de sondes pharmacologiques et candidats-médicaments dans le cyber-espace

série de produits biologiques, protéines thérapeutiques et anticorps monoclonaux, pour lesquels l’utilisation de l’intelligence artificielle couplée à la bioinformatique structurale est en train d’émerger à très grande vitesse. Avec ces approches in silico, il est possible de tester de nombreuses hypothèses dans un délai très court, ce qui permet de réduire un certain nombre de travaux expérimentaux et de se focaliser sur ce qui est le plus important. De plus, ce type de recherche génère de nouvelles idées et, dans un certain nombre de cas, permet même de réduire de manière significative l’expérimentation animale. Comme nous l’avons évoqué précédemment, ces ressources in silico sont non seulement importantes pour la recherche mais aussi pour l’enseignement. En effet, elles aident les étudiants à mieux comprendre certains sujets de recherche et certaines notions complexes. De plus, les services en ligne représentent une véritable vitrine de compétences, d’ailleurs on voit qu’un pays comme la Chine, qui était peu présent sur les outils en ligne dans le domaine du médicament il y a 5-6 ans, y est maintenant extrêmement actif avec pratiquement une publication scientifique dans le domaine toutes les semaines. Ces approches in silico sont incontournables et pourtant restent insuffisamment utilisées en France. De plus, ces approches ne sont pas encore implémentées en France en cas d’urgence sanitaire alors qu’elles sont rapides et peuvent donner un éclairage nouveau sur de multiples questions scientifiques. Il va donc falloir combler au plus vite cette lacune. Le manque d’experts en bioinformatique structurale, chemoinformatique et autres disciplines récentes dans les cercles décisionnels et l’entre-soi expliquent en partie cette situation.

169

Le

acteur et levier de

santé

Joël Doré est directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et directeur scientifique de MetaGenoPolis1.

Nous sommes microbiens, les microbes interagissent avec nous en permanence et nous sommes en symbiose 2 avec eux. En termes de connaissance scientifique, le microbiote est un domaine en évolution rapide, notamment celui du microbiote intestinal.

1

L’humain microbien : écosystème, symbiose

La relation symbiotique entre le microbiote et l’humain s’installe dès la naissance, où, venant d’un environnement virtuellement stérile, nous rencontrons les microorganismes, en commençant par ceux d’origine maternelle lors d’une naissance par voie 1. www.mgps.eu 2. Une symbiose décrit une relation durable entre deux organismes vivants qui profite à chacun d’eux.

basse. Dans les premiers mois de la vie nous développons notre microbiote en même temps que nous construisons nos défenses naturelles – notre système immunitaire (Figure 1). Cette évolution conduit à une symbiose unique où le microbiote, comme n’importe quelle cellule ou n’importe quel organe, est reconnu par les défenses naturelles comme faisant partie du soi, et quand il n’y a pas cette reconnaissance, quand il n’y a pas symbiose, il y a maladie. Cette symbiose est essentielle pour le maintien dans la durée de la santé et du bien-être. Le microbiote contribue à un grand nombre des fonctions trophiques 3, il accompagne 3. Fonction trophique : contribution à la nutrition et à la croissance des organes et des tissus.

Joël Doré

microbiote,

Chimie et nouvelles thérapies

Maturation immunitaire & développement du microbiote

Symbiose « unique » : le microbiote reconnu comme une composante du « soi »

Maintien de la symbiose : santé et bien-être Rupture de l’équilibre écologique : risques infectieux Rupture de la tolérance : risque de maladies immunes ou auto-immunes

Prévention et thérapeutique de l’homme symbiotique : évaluation, monitoring et traitements

Figure 1 La relation symbiotique hôtemicrobes est initiée à la naissance par la rencontre avec des micro-organismes d’origine maternelle et environnementale. Après la naissance, le nouveauné va simultanément développer son microbiote et maturer ses défenses naturelles.

le développement de nos organes. Il contribue, sur le plan métabolique, à la dégradation de certains composés alimentaires que les enzymes humaines ne savent pas dégrader. Il exerce une fonction de barrière, protection contre la prolifération de microbes de l’environnement. Quand il est installé et stable, il nous protège. Il stimule en permanence le système de défenses naturelles, produit également des petites molécules qui exercent un rôle signal, et agissent à tous les niveaux de l’organisme, y compris au niveau du cerveau. Quand le système se dérègle et que l’on a une rupture d’équilibre, au niveau écologique, de cette organisation de microbes les uns avec les autres, la fonction de barrière disparaît avec apparition d’un risque infectieux. Quand la rupture est au niveau de la tolérance immunitaire, ce déséquilibre est associé à un risque accru de maladie auto-immune ou immune en général.

172

La construction de connaissances dans ce domaine a pour vocation d’aider à développer des stratégies de prévention ou de thérapeutique de l’homme microbien symbiotique pour

mieux évaluer, mieux suivre et mieux traiter cette symbiose. Cinquante mille milliards, c’est le nombre de bactéries avec lequel chacun de nous interagit en permanence, chaque seconde de notre vie ; et c’est seulement le nombre des bactéries, car il y a aussi des virus, des champignons, des levures et de nombreux autres micro-organismes. Ils sont présents sur la peau, mais aussi dans le système urogénital, au niveau de la sphère orale, dans la bouche, dans les bronches, jusque dans les poumons, et bien sûr au niveau du tube digestif où se trouve la plus grande richesse et la plus grande diversité de microbes (Figure 2). Nous savons maintenant qu’il y a 23 000 gènes dans le génome humain, mais en face de ces 23 000 gènes, et notamment au niveau intestinal, on est capable de compter en moyenne, par individu, 600 000 gènes microbiens qui contribuent, de façon essentielle, à de nombreuses fonctions (Figure 3).

2

Le scanner métagénomique

Le scanner métagénomique4 est l’information génétique qui concerne le microbiote intestinal, la génomique fait référence au génome de l’homme, la métagénomique fait référence à ce qu’on appelle le métagénome, qui est l’ensemble des génomes 4. La métagénomique étudie le microbiote par séquençage et analyse des génomes de plusieurs individus d’espèces différentes dans un milieu donné.

Le microbiote, acteur et levier de santé

< 4 % de gènes humains

Figure 2 Localisation des microbiotes associés à l’organisme humain : ils sont autochtones (nul besoin d’être réalimentés en micro-organismes) et spécifiques des niches écologiques qu’ils occupent.

combinés des microbes dominants d’un écosystème, en l’occurrence de l’intestin. C’est une révolution technologique dont le développement a commencé dans les années 2001-2002 : le principe est d’extraire, à partir d’un échantillon intestinal humain (selles ou contenus d’intestin), l’information génétique et de séquencer de façon massive les gènes présents, en vue de construire un catalogue de référence des gènes (Figure 4). La construction de ce catalogue de référence a fait Fraction bactérienne

Figure 3 Le nombre de gènes humains représente moins de 4 % du génome microbien par individu.

l’objet de grands projets à l’international : à la fois au niveau américain (le « Human Microbiome Program ») et au niveau européen : les projets Meta HIT (« Metagenomics of the Human Intestinal Tract ») et IHMS, qui ont été portés par la Commission européenne. Ces derniers ont permis de construire un catalogue de références sur dix millions de gènes et d’établir des procédures standardisées aujourd’hui appliquées dans le monde entier, ce qui représente un atout majeur pour le futur de la métagénomique.

ADN métagénomique Extraction séquençage massif d’ADN Assemblage et annotation

Catalogue de référence des gènes et comptages

Figure 4 Principe du scanner metagénomique à partir d’un prélèvement intestinal humain. Source : d’après Qin Nature (2010) ; Li Nature Biotech (2014).

173

Nombre de gènes non redondants en fonction du nombre d’individus caractérisés. Chacune des courbes est associée à un groupe de gènes présent sur un pourcentage donné dans la population caractérisée.

% de gènes non redondants (millions)

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 5

10

gènes rares toujours en croissance

8 6 4

gènes communs « connus »

2 0

Probablement les plus utiles pour les grandes maladies 0

300

600

900

1 200

% d’échantillons inclus

La Figure 5 est extraite d’une étude de 2014 du programmeMeta HIT qui portait sur un échantillon de 1 267 individus, européens, chinois et américains. On observe que plus le nombre d’individus caractérisés est grand, plus le nombre de gènes rares augmente, le plateau n’étant pas encore atteint. En revanche, les points rouges de la Figure 5 correspondent aux gènes présents sur environ la moitié de la population étudiée. On atteint dans ce cas rapidement un plateau, qui indique que l’on caractérise assez bien les gènes qui sont les plus partagés dans la population humaine. Ils correspondent à des gènes de micro-organismes conservés entre individus : le noyau métagénomique (Figure 5). Un travail semblable réalisé à l’Institut national de la recherche sur l’alimentation, l’agriculture et l’environnement (INRAe) sur

Figure 6

174

Noms de micro-organismes très conservés au sein d’une grande population d’individus occidentaux.

Faecalibacterium prausnitzii SL3 3 Roseburia intestinalis M50 1 Bacteroides vulgatus ATCC 8482 Bacteroides sp. 9_1_42FAA Ruminococcus sp SR1 5 Coprococcus comes SL7 1 Bacteroides sp. 2_1_7 Bacteriodes xylanisolvens XB1A Ruminococcus torques L2-14

des animaux, notamment sur le porc et le poulet, a conduit à des observations comparables au sens où l’on met en évidence une énorme richesse en espèces métagénomiques, mais dont une grande partie n’est pas connue par la culture au laboratoire. Au sein du microbiote humain on identifie une petite vingtaine d’espèces qui sont retrouvées presque systématiquement quand on caractérise un grand nombre des individus humains dans la partie occidentale de la planète (Figure 6). C’est une petite vingtaine par rapport à en moyenne deux cents espèces par individu, donc une toute petite fraction de la richesse microbienne que l’on héberge en permanence. La question s’est posée de savoir si l’on pouvait caractériser la composition du microbiote de l’individu « humain moyen ». Sur la Figure 7 est représentée, sous la forme de Bacteroides sp. 2_2_4 Bacteroides sp. D4 Bacteroides dorei Ruminococcus obeum A2-162 Ruminococcus lactaris Bacteroides capillosus Bacteroides finegoldii Clostridium sp. M62 1 Clostridium nexile

Le microbiote, acteur et levier de santé

dômes, la densité de la population humaine en fonction de la composition de son microbiote intestinal. On observe que l’on a non pas une, mais des organisations préférentielles, qui sont appelées entérotypes5, et qui sont dominées, pour chacune des trois (Figure 7), par un genre bactérien particulier.

La courbe en bleu de la Figure 8 représente le nombre d’individus observés, dans une cohorte de trois cents, en fonction du nombre de gènes observés dans le métagénome, par individu. La moyenne du nombre de gènes est d’environ 600 000, mais avec des variations d’un individu à l’autre allant de moins de 200 000 à plus de 800 000 gènes. Remarquons que la courbe de distribution des gènes présente un épaulement, du côté 5. Entérotype : organisation préférentielle de la composition du microbiote et dominée par un des trois types bactériens : le type Bacteroides, le type Prevotella et le type Ruminococcus.

des microbiotes pauvres, et un vrai pic du côté des microbiotes riches (Figure 8). Dans la population humaine on trouve effectivement des individus à microbiote pauvre, potentiellement de façon stable toute leur vie, et des individus à microbiote riche. On a même su identifier des espèces qui sont des signatures de l’appartenance à l’une ou l’autre de ces deux catégories.

Figure 7 Représentation de la densité de population humaine sous forme de dômes qui traduit des organisations préférentielles des microbiomes humains appelées les entérotypes. Source : Arumugam (2011). Nature ; Costea (2018). Nature Microbiol.

80

Total

70

Nombre d’individus

Pour comprendre ce résultat vraiment inattendu, l’importance de nombreux paramètres a été étudiée. Une relation entre cette distribution de l’écologie intestinale humaine et des habitudes alimentaires a rapidement été mise en évidence. Il a été montré que les habitudes alimentaires occidentales, notamment dominées par des aliments transformés, favorisaient l’entérotype Bacteroides, tandis qu’une alimentation riche en fruits et légumes favorisait les entérotypes Ruminococcus et Prevotella. Ce travail a aussi montré qu’il y avait une relation entre l’entérotype et la richesse en gènes du microbiote intestinal.

Microbiote pauvre

60 50

n = 277

Bacteroides Prevotella

40

Ruminococcus

30

Microbiote riche

20 10 0 0

200 000

bas

400 000

600 000

Richesse en gènes faible à haute

800 000

1 000 000

haut

Figure 8 Nombre d’individus en fonction de la richesse en gènes qui traduit la répartition de la population entre des individus qui ont un microbiote pauvre et des individus qui ont un microbiote riche. Source : d’après Le Chatelier (2013). Nature ; Cotillard (2013). Nature.

175

Incidence des maladies infectieuses

Chimie et nouvelles thérapies

100

3

La dysbiose, une symbiose altérée dans les maladies auto-immunes

Rhumatisme articulaire aigu Hépatite A

Tuberculose

50

Rougeole 0 1950 1960

Oreillons

1970 1980

1990 2000

Figure 9

Incidence des maladies infectieuses

Courbe de l’incidence des maladies infectieuses en fonction du temps entre 1950 et 2000 qui traduit une diminution voire une éradication de ces maladies grâce aux progrès médicaux et à l’hygiène de vie qui évolue. Source : d’après Bach J.-F., N. Eng. J. Med(2002).

400

300

Des modifications du microbiote ont été identifiées entre des individus en bonne santé et des malades, notamment des malades atteints de maladies chroniques. Ce déséquilibre du microbiote a été appelé dysbiose. On se rend compte aujourd’hui que la dysbiose est en fait une altération de la symbiose entre le microbiote et l’hôte. L’un des éléments moteurs des recherches menées dans ce domaine a été l’observation, dans le contexte d’études épidémiologiques, d’une augmentation progressive, régulière et incontrôlée des maladies chroniques, alors que dans le même temps les progrès fantastiques de la médecine entre 1950 et 2000 avaient conduit à une réduction impressionnante de

l’incidence des maladies infectieuses, voire une éradication pour certaines (Figure 9). Les maladies chroniques sont des maladies qui touchent le système immunitaire (Figure 10). C’est le cas des maladies inflammatoires de l’intestin comme la maladie de Crohn, des maladies autoimmunes comme la sclérose en plaques ou le diabète de type 1, des maladies allergiques comme l’asthme. Dans la même tendance, on a le diabète de type 2, l’obésité, certains cancers, et aujourd’hui des maladies neurologiques, neurodégénératives comme Parkinson ou Alzheimer, ou neuropsychiatriques comme la schizophrénie, l’autisme, la dépression résistante ou le syndrome bipolaire. Dans ce contexte, la courbe d’augmentation d’incidence de l’autisme (Figure 11) est impressionnante avec aujourd’hui, selon 1 sur 88

Maladie de Crohn Sclérose en plaque

200

1 sur 110

Diabètes de type 1 Asthme

100 1950 1960

1970 1980

1 sur 150

1990 2000

1 sur 166

Figure 10 Courbe de l’incidence des maladies chroniques en fonction du temps entre 1950 et 2000, qui traduit une évolution croissante et incontrôlée de ces maladies en raison des transitions récentes telles que le mode et l’environnement de naissance, la nutrition, les habitudes de vie et l’exposition aux xénobiotiques.

176

1 sur 250

1 sur 500 1 sur 5000 1975

1 sur 2500 1985

1995

2001

2004

2007 2009

2012

Dates de publication

Figure 11 Courbe de l’incidence de l’autisme aux États-Unis d’Amérique entre 1975 et 2012. Source : CDC, 2012.

Il est difficile d’être catégorique sur les changements potentiellement déclencheurs de cette augmentation des maladies chroniques. On évoque des changements autour de tout ce qui entoure la naissance, le mode de naissance, l’environnement de naissance, notamment l’augmentation vertigineuse du recourt à la césarienne dans certains pays ; quelques pays ont recours à la césarienne pour neuf naissances sur dix, Altération du microbiote + Syndrome de « leaky gut » + Inflammation (à minima bas-grade) + Stress oxydatif

Le microbiote, acteur et levier de santé

le dernier recensement, une naissance sur cinquante aux États-Unis qui est, ou sera pendant sa vie, concernée par l’autisme, et une sur cent cinquante en Europe, dans des pays comme la France ou le Royaume-Uni. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) nous dit qu’une personne sur quatre sera concernée en 2025 par l’une ou l’autre de ces maladies chroniques dont on ne contrôle pas l’augmentation aujourd’hui. Cette « épidémie » pourrait représenter une menace globale en termes de santé, et dans tous les cas c’est un moyen de souligner un besoin urgent de repenser la nutrition préventive et la médecine par rapport à cette situation.

aussi à travers plusieurs générations on imagine bien que cela aurait un effet majeur sur la biologie humaine. Les habitudes alimentaires, notamment la diminution des fibres alimentaires, ont un impact fort, il en est de même pour l’exposition aux composés xénobiotiques6, issus de la chimie et auxquels notre organisme humain n’était pas tout à fait préparé. Notre corps est capable de s’adapter, mais peut-être pas aussi rapidement que ce à quoi nous sommes exposés. La comparaison de patients atteints de ces maladies chroniques avec des sujets en bonne santé a d’abord et avant tout mis en évidence une altération du microbiote intestinal pour les premiers (Figure 12). Il est apparu progressivement que l’on avait en réalité affaire à une altération de la symbiose entre l’hôte et ses microbes. L’altération du microbiote s’accompagne ainsi très souvent d’une perméabilité intestinale, d’une inflammation, qui, 6. Xénobiotique : substance étrangère présente dans le corps d’un organisme vivant (exemples : additifs alimentaires, pesticides, médicaments…).

• Troubles du spectre autistique • Troubles majeurs dépressifs • Sclérose en plaques

CNS

Gastro

Métabolisme

• IBD (CD, UC) • IBS • Stéato-hépatite non alcoolique (NASH) • Cirrhose • Résistance à l’insuline • Syndrome métabolique • Obésité

Immunité

• Allergies • Maladies auto-immunes • Immunothérapie du cancer

Figure 12 Altération du microbiote intestinal : la dysbiose vue comme une altération de la symbiose microbiotes-hôte.

177

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 13

Microbiote faible richesse

Stress oxydatif

Altération de la symbiose entre l’hôte et ses microbes illustrant les quatre « leviers » s’entretenant par causalités circulaires.

• Troubles du spectre autistique • Troubles majeurs dépressifs • Sclérose en plaques

CNS

Gastro

Symbiose altérée Métabolisme

Immunité

Inflammation

à minima, va être ce que l’on appelle une inflammation de bas-grade, d’un stress oxydatif7 chronique. On peut ainsi avoir une altération du microbiote qui est, même si c’est une conséquence, un facteur d’augmentation de la perméabilité intestinale ; les deux se combinent pour entraîner de l’inflammation qui elle-même va entraîner du stress oxydatif, 7. Stress oxydatif : dans l’organisme, des molécules liées à l’oxygène, appelées radicaux libres, sont très réactives et, bien que nécessaires à l’organisme, lorsqu’elles sont en excès et que les protecteurs antioxydants ne peuvent plus les contrôler, conduisent à un état de stress oxydatif : elles attaquent les constituants du vivant et favorisent les maladies chroniques.

Perméabilité intestinale

• IBD (CD, UC) • IBS • Stéato-hépatite non alcoolique (NASH) • Cirrhose • Résistance à l’insuline • Syndrome métabolique • Obésité • Allergies • Maladies auto-immunes • Immunothérapie du cancer

lequel va potentiellement altérer encore plus le microbiote intestinal. Dans ces conditions, pour la grande majorité, il n’existe pas de prévention ni de de traitement aujourd’hui pour ce qui implique un cercle vicieux (Figure 13). Quand on a de telles causalités circulaires, il n’y a plus de continuum entre un état A initial de santé et un état B final de maladie, mais potentiellement une situation de rupture, le cercle vicieux entretenant un nouvel équilibre pathologique. Ce point est illustré par les travaux de René Thom (Figure 14A), un mathématicien français qui, en 1983, avait commencé à parler d’hystérésis : quand il existe un continuum (Figure 14B), on

178

Continuum entre deux états. On a un équilibre entre les états de santé et de maladie avec passage d’un état à un autre sous l’impact de conditions de stress avec une aptitude à revenir à l’état initial. C’est le cas le plus fréquent pour le microbiote lors d’un traitement d’antibiotiques. Ces comportements de systèmes complexes ont été transcrits dans Paraboles et catastrophes, entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, René Thom (1983).

État du système

Figure 14

A

B

Conditions

Mais en cas de causalités circulaires, on a une situation où il existe deux états d’équilibre, par exemple l’état de santé et l’état de maladie, mais où la bascule de l’état de santé vers l’état de maladie active le cercle vicieux, fait perdurer l’état de maladie.

bascule, l’écosystème peut rester longtemps dans cet état perturbé, qui est peut-être l’état caractérisant un grand nombre de maladies chroniques aujourd’hui. Il faudra peut-être supprimer tous les stress possibles pour espérer repasser à un état de santé, et potentiellement pouvoir reconstruire complètement le système. Cette discussion s’appuie sur les travaux de Marten Scheffer8 sur la transition critique, concept qui s’applique à la fois dans des systèmes naturels (changements climatiques), mais aussi dans la société (crises économiques). Dans le cas de l’altération de la symbiose hôte-microbiote, avec effectivement cette situation d’altération avec des causalités circulaires, le concept de la transition critique conduit à proposer l’existence d’au moins quatre leviers actionnables, à la fois pour le diagnostic, pour la prédiction, pour la prévention et pour la thérapie (Figure 16). 8. Scheffer M., Critical transition in nature and society (2009).

État du système

Si le système est peu stressé, dans la plupart des cas la résilience reste possible, mais si le stress pousse le système (l’écosystème) au-delà de sa robustesse, il va potentiellement basculer dans l’état d’équilibre alternatif avec un cercle vicieux (Figure 15). Dans ce cas, la transition est comme une bille qui bascule d’une vallée vers une autre vallée, d’un attracteur vers un autre. Dans ces situations, le retour à l’état initial devient très compliqué, et, même si on élimine les conditions de stress qui ont conduit à cette

Le microbiote, acteur et levier de santé

a finalement, sous l’impact de conditions de stress, une modification du système (flèche rouge) ; mais si on enlève les conditions de stress, on observe une résilience, c’est-à-dire l’aptitude du système à revenir à son état initial (flèche verte).

Figure 15 Conditions

En réalité, on a un équilibre entre deux états : une situation de possible résilience (vert) et un état d’équilibre alternatif (rouge). Audelà d’un seuil de stress défini par l’écosystème, le système bascule dans l’état d’équilibre alternatif.

179

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 16

Microbiote faible richesse

Stress oxydatif

Quatre domaines pour rétablir la symbiose hôte-microbes.

CNS

Gastro

Symbiose altérée Métabolisme

Immunité

Inflammation

Perméabilité intestinale

Aujourd’hui, la prévention s’intéresse principalement à la nutrition préventive via la modulation du microbiote intestinal, tandis que la thérapie et la médecine ciblent principalement la modulation de l’inflammation. On peut envisager des perspectives d’innovation assez importantes si l’on intègre cette vision plus globale du système pour gérer les altérations de la symbiose hôtemicrobes.

4

Altération de la symbiose hôtemicrobes et implications translationnelles

Quatre domaines peuvent être identifiés comme cibles potentielles d’innovation liées au microbiote pour prévenir et soigner les altérations de la symbiose hôte-microbe (Figure 17).

• Troubles du spectre autistique • Troubles majeurs dépressifs • Sclérose en plaques • IBD (CD, UC) • IBS • Stéato-hépatite non alcoolique (NASH) • Cirrhose • Résistance à l’insuline • Syndrome métabolique • Obésité • Allergies • Maladies auto-immunes • Immunothérapie du cancer

4.1. Stratification et monitoring par le microbiote Le premier domaine concerne l’utilisation de la connaissance du microbiote pour aider à suivre et stratifier la population en fonction du microbiote intestinal. Revenons sur la courbe de distribution de la population en fonction de la richesse en gènes (Figure 18). La partie gauche concerne les populations de faible richesse en gènes (appelée paucibiose, pauci pour peu et biose pour vie), et la partie droite les populations riches en gènes. Si on sépare, au sein de ces populations, les individus obèses (courbe en orange) des individus non obèses (courbe en vert), on observe alors une distribution qui est vraiment bimodale, avec une zone de rupture entre les deux. Il a été montré que la paucibiose est associée, dans

Microbiome Figure 17

180

Quatre leviers sont actionnables dans l’altération de la symbiose hôte-microbes avec des causalités circulaires.

Stratification & monitoring Cible de modulation

Traitement à part entière Source/cible de traitements

Tous

Nombre d’individus

70

Obèses

60

Non obèses

50

Paucibiose

40

Haute richesse

30 20 10

Figure 18 Distribution bimodale avec rupture du nombre d’individus en fonction de la richesse en gènes qui traduit la répartition de la population entre des individus avec une faible richesse en gènes, la paucibiose et d’autres individus qui ont un microbiote riche.

0 0

200 000

400 000

600 000

800 000

1 000 000

Richesse en gènes faible à haute

On a également montré que dans l’immunothérapie du cancer par des molécules biologiques, la paucibiose peut être associée à une nonréponse au traitement. On voit donc que la paucibiose est un stratifiant important en termes de santé. 4.2. Le microbiote comme cible de modulation Le microbiote peut être une cible de modulation en thérapie. Prenons l’exemple d’une intervention nutritionnelle

La CRP est un marqueur d’inflammation globale que l’on peut faire baisser beaucoup plus facilement chez les individus ayant un microbiote riche que chez les individus ayant un microbiote pauvre (Figure 20). La paucibiose est un prédicteur de non-réponse au régime alimentaire. Mais on a aussi montré qu’avec le régime qui contenait une grande richesse et une grande diversité de fibres alimentaires, on est capable d’accroître la richesse du microbiote des individus qui au départ avaient un microbiote appauvri d’environ 25 %, et de

Richesse des gènes

chez les sujets en surpoids et obèses qui consistait à leur apporter un régime ne contenant que 1 500 kcal par jour, avec peu de graisse, un peu plus de protéines pour jouer sur la perception de satiété, une grande richesse et une grande diversité de fibres alimentaires. Il a été montré que les réponses de cette population, qu’on pouvait séparer au départ en microbiotes riches et microbiotes pauvres, évoluaient beaucoup : dans ce cas, la paucibiose peut être corrigée par le régime (Figure 19).

600 000

intervention ***

550 000

stabilisation *

HGC

500 000 450 000

LGC

400 000 350 000 0

2

4

6

8

10

12

Temps (semaines)

Figure 19 La paucibiose peut être corrigée par le régime alimentaire. HGC : microbistes riches ; LGC : microbistes pauvres.

hsCRP HGC LGC

8 6

mg/dl

le contexte particulier du surpoids et de l’obésité, à des paramètres métaboliques de santé altérés comme le taux de cholestérol dans le sang, ou à des phénomènes inflammatoires. Cette population, dans le cas du surpoids et de l’obésité, ne répond pas à une restriction calorique et à un régime alimentaire qui a vocation à faire perdre du poids. De la même façon, c’est dans ce fragment de population, dans le contexte des maladies hépatiques graves, qu’on observe les conditions les plus sévères et celles qui progressent le plus rapidement.

650 000

Le microbiote, acteur et levier de santé

80

*

4

#

2 0

0 semaines

6 semaines

12 semaines

Figure 20 Réponse à un régime alimentaire riche en fibre : évolution de la CRP, marqueur d’inflammation en fonction du temps pour les microbiotes riches (HGC) et les microbiotes pauvres (LGC), traduisant une décroissance plus facile de ce marqueur pour les microbiotes riches. HGC : high gene count ; LGC : low gene count.

181

Chimie et nouvelles thérapies

les amener presque au niveau des individus qui au départ avaient un microbiote riche. On peut ainsi espérer, ce faisant, les mettre dans une situation plus favorable pour répondre au régime alimentaire. 4.3. Le microbiote comme source et cible de traitements Le microbiote peut être une source ou/et une cible de traitements. On utilise les connaissances générées par la métagénomique pour étudier ce qu’on appelle le dialogue entre les bactéries et les cellules. Ce sujet a énormément été étudié pour caractériser l’interaction délétère entre les microbes pathogènes agresseurs et nos cellules. Les études sont réalisées sur des cellules humaines cultivées dans des plaques de microfiltration. Ces systèmes cellulaires sont ensuite activés par une souche pathogène afin d’étudier le dérèglement du fonctionnement de la cellule (Figure 21).

Une approche analogue permet d’étudier la relation entre bactéries non pathogènes du microbiote dominant et systèmes cellulaires modèles. Dans ce cas, une fraction bactérienne est obtenue à partir d’échantillons intestinaux humains afin d’en extraire l’ADN (l’information métagénomique). L’ADN est découpé en morceaux de quarante à cinquante gènes, qui sont injectés dans un vecteur d’expression et introduits dans Escherichia coli, une bactérie très facile à cultiver au laboratoire. Ces bactéries, porteuses d’un bout de génome d’une bactérie intestinale, sont mises en contact avec les cellules humaines afin d’identifier les gènes et les molécules qui confèrent la bio-activité, en l’occurrence la possibilité de dialoguer avec nos cellules. Ce type d’étude a permis d’explorer les mécanismes du dialogue qui concernent la modulation des défenses immunitaires mais aussi la prolifération cellulaire, la

Fragments d’ADN métagénomiques

Fraction bactérienne

Extraction d’ADN

Vecteurs : fosmides

Clonage

Cellules humaines avec système rapporteur Souches cultivées & Librairies génomiques

Figure 21

182

Processus expérimental de construction de banques métagénomiques et de reconnaissance des dialogues entre les bactéries et les cellules humaines.

E. coli DH10B

librairies métagénomiques dans E. coli

clones d’E. coli

clones

gènes

molécules…

Ces recherches sur la connaissance du dialogue entre les bactéries et les cellules vont avoir une pertinence dans les maladies inflammatoires, dans les cancers, dans les maladies métaboliques comme l’obésité-diabète, ainsi que dans les maladies neurodégénératives ou neuropsychiatriques. 4.4. Le microbiote comme traitement à part entière La caractérisation des microorganismes intestinaux présentant un intérêt dans des fonctions telles que la modulation de l’immunité, l’inflammation, la perméabilité intestinale, a mis en évidence des espèces bactériennes particulièrement intéressantes. Leur bio-activité est bien documentée et un tout nouveau domaine de traitement propose aujourd’hui de les utiliser comme bio-thérapeutiques vivants, c’est-à-dire de les cultiver en masse, de les encapsuler dans des gélules pour les administrer aux patients. Cette approche a conduit à la création d’un grand nombre de petites sociétés (Figure 22) qui se donnent comme objectif de tester ces bactéries dans des essais cliniques de phases 1, 2 et 3. Ces nouveaux médicaments contiennent des microorganismes vivants dans les gélules qui, à travers le transit

Bacteroides fragilis PSA Faecalibacterium prausnitzii MAM? Eubacterium hallii ? Akkermansia muciniphila Amuc_1100 Roseburia intestinalis flagellin Blautia hydrogenotrophica metabolism Hafnia alveï clpb Mixed spore formers ? Segmented filamentous bacteria ? Christensella spp ? …oncobiotics… ?

intestinal, vont se réactiver et vont potentiellement pouvoir s’installer dans l’intestin. À l’extrême, si l’objectif est de remplacer un microbiote intestinal déséquilibré par celui d’un individu en bonne santé, l’ensemble de l’écosystème peut alors être utilisé comme médicament, c’est le transfert complet du microbiote intestinal, ce qu’on appelle la transplantation fécale (Figure 23).

Mazmanian – Sokol, Langella Netbiotix Nieuwdorp Caelus Cani, de Vos A-mansia Kelly 4D Pharma Bernallier “ “ Fetissov Targedys Honda Vedanta Cerf-Bensussan – Ley LNC Zytvogel Everlmmune

Le microbiote, acteur et levier de santé

différenciation cellulaire, la production du mucus au niveau intestinal, le métabolisme et notamment la fixation des graisses, ainsi que des signaux appelés endocrines, qui sont des signaux de la relation entre l’intestin et le cerveau.

Figure 22 Liste de bactéries (genre et espèces) exprimant des fonctions bénéfiques, molécules actives parfois identifiées par les équipes scientifiques et sociétés qui travaillent sur les bactériesmédicaments issues du microbiote normal.

Cela est pratiqué aujourd’hui quotidiennement dans un contexte particulier. Cette option thérapeutique est approuvée, reconnue par les agences réglementaires à

Dysbiose

Eubiose

Figure 23 L’homme de Vitruve de Léonard de Vinci présenté ici pour illustrer le remplacement d’un microbiote en état de dysbiose par un microbiote en état d’eubiose.

183

Chimie et nouvelles thérapies

travers le monde, pour une seule indication qu’on appelle l’infection récidivante à Clostridium difficile. Clostridium difficile est une bactérie pathogène qui, à l’hôpital, peut parfois s’implanter dans l’intestin d’un individu qui a été traité par exemple par un antibiotique et qui a un microbiote intestinal déséquilibré, ce qui ouvre une porte écologique pour le pathogène qui va dans ce cas s’implanter. La transplantation fécale est dans ce cas un traitement écologique pour une maladie écologique.

transfert de microbiote et on atteint plus de 90 % de succès quand on en fait un deuxième ou un troisième, alors que la Vancomycine donne au mieux une éradication chez 30 % des patients (Figure 24). L’effet d’un transfert autologue de microbiote (où le patient est son propre donneur) a été étudié par la Société Maat Pharma sur vingt-cinq patients atteints de leucémie aiguë myéloide. Un échantillon de selles est prélevé sur le patient au moment du diagnostic, avant le traitement par chimiothérapie. Cet échantillon est conditionné, congelé à - 80 °C puis réadministré au patient après les premières phases de traitement. Le microbiote est caractérisé avant le prélèvement, puis après le traitement de chimiothérapie, et enfin dix jours après la réadministration (Figure 25).

Des chercheurs hollandais et américains ont montré que, par comparaison avec la Vancomycine, qui est le traitement standard, la transplantation fécale peut guérir, au sens d’éradiquer le pathogène, beaucoup plus efficacement. Plus de 80 % de succès sont obtenus avec un seul

100

93,8

90 Pourcentage guéri sans rechute

81,3

Figure 24

184

Histogramme comparant le pourcentage d’éradication du pathogène pour les méthodes de transfert de microbiote fécal et de traitement standard par Vancomycine. Source : d’après van Nood (2013). New England Journal of Medicine.

80 70 60 50 40 30,8 30

23,1

20 10 0 1

>1

Transfert de microbiote fécal (n = 16/bras)

simple

lavement

Traitement standard Vancomycine (n = 13/bras)

Début d’essais Diagnostic de LAM & inclusion

Chimiothérapie d’induction

Antibiotiq Alplasie

Suivi des patients Collecte des informations cliniques

Chimiothérapie de consolidation

Jour 29 Jour 40

Jour 0

V1-V3: Blood and stool samples collected V4: Stool sample only

Jour 70

Mois 6

Une altération atténuée

Un microbiote normal restauré

Une immunité apaisée

MMRB/Autologue

MMRB/Autologue

MMRB/Autologue

ASH Dec. 2018

Mois 12

Le microbiote, acteur et levier de santé

MMRB/Autologue

90 % Microbiote reconstruit (espèces et diversité) 84 % de survie à un an (contre 70 % chez les contrôles historiques)

On voit que le microbiote intestinal est considérablement altéré par le traitement, chimiothérapie et antibiotiques, puis reconstruit à près de 90 % au niveau des espèces et de la diversité. Les composantes du microbiote normal les plus partagées dans la population humaine sont fortement diminuées mais peuvent être

réimplantées complètement à l’identique. Dans le même temps, l’orage inflammatoire faisant suite au traitement disparaît. Sur ce petit nombre de patients, la survie à un an est améliorée et passe de 70 à 84 %. Bien que ce chiffre n’ait pas une grande valeur statistique, ce traitement présente néanmoins un potentiel thérapeutique intéressant.

Figure 25 Biothérapie Maat Pharma de restauration du microbiote : preuve du concept dans la leucémie myéloïde aiguë.

Symbiose et santé : les messages de vos microbiotes Le microbiote est personnel, il est assez stable au fil du temps, et c’est donc une source de biomarqueurs intéressants. La faible richesse en gènes et en espèces du microbiote est vraiment un marqueur récurrent des pathologies immunes dont l’incidence augmente depuis soixante ans. Le microbiote peut fournir des signatures de risques de maladies, d’aggravations ou de réponses ou de non réponses à un traitement nutritionnel ou à un traitement de

185

Chimie et nouvelles thérapies 186

thérapie, par exemple dans le cancer. La valorisation des signatures (cliniques/population générale) exigerait : - un processus complètement standardisé pour le rendre opérationnel ; - un support numérique sécurisé, validé au plan éthique et réglementaire ; - l’inscription dans un processus de remboursement. Le suivi à envisager à terme est celui de la symbiose. Aujourd’hui on est capable de photographier le microbiote intestinal de façon très fine, mais on n’a pas encore développé tous les outils pour caractériser pleinement la symbiose. Caractériser finement l’état de l’immunité est compliqué et pas encore complétement établi. La nutrition est un levier majeur à travers notamment le végétal, les fibres alimentaires, les polyphénols, et aussi à travers les microbes vivants qu’on ingère, et ce sont des bioactifs stratégiques pour à la fois maintenir, préserver, ou quand elle a été déréglée, restaurer la symbiose entre l’hôte et ses microbes.

cytotoxiques, anticorps « armés » contre le

cancer

Marie-Priscille Brun est responsable du groupe Immunoconjugués au sein de la plateforme Integrated Drug Discovery chez Sanofi1 R&D.

1

Les immunoconjugués, une réalité thérapeutique

Les immunoconjugués cytotoxiques sont des anticorps armés pour combattre le cancer. Ils sont une réalité thérapeutique pour un certain nombre de patients : cinq ont été approuvés sur le marché, dont quatre sont dédiés aux tumeurs liquides, que ce soit des leucémies2 ou des lymphomes 3, et un au cancer 1. www.sanofi.com/fr 2. Leucémie : cancer du sang. 3. Lymphome : cancer qui touche les globules blancs.

du sein (Figure 1). Ce dernier immunoconjugué est la combi­naison du trastuzumab avec l’emtansine, une drogue de chimiothérapie (voir le Chapitre de J.-P. Armand dans cet ouvrage Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020). Aujourd’hui la recherche est très active dans ce domaine avec plus de quatre-vingts produits en développement clinique autour de plus de 600 essais cliniques. Cinq de ces produits sont dans des phases très avancées de préenregistrement, et on espère que davantage arriveront sur le marché pour les patients.

Marie-Priscille Brun

Immunoconjugués

Chimie et nouvelles thérapies

Kadcyla® Cancer du sein (2013) Mylotarg™ Leucémie myéloïde aiguë (2017)

Adcetris® Lymphome de Hodgkin (2011)

Polivy® Lymphome diffus à grandes cellules B (2019)

Figure 1 Les immunoconjugués sur le marché en novembre 2019.

190

Besponsa™ Leucémie lymphoblastique aiguë (2017)

1.1. Définition d’un immunoconjugué

ainsi d’utiliser ce type d’agent cytotoxique en clinique.

Un immunoconjugué (en anglais antibody-drugconjugate, ADC) est une molécule complexe qui résulte de la conjugaison (accrochage) entre un anticorps et un agent cytotoxique par le biais d’un « agent de liaison » (espaceur, « linker » en anglais) (Figure 2). L’agent cytotoxique (cyto, cellule en grec) est une molécule tueuse de cellules.

Un paramètre important pour ces immunoconjugués est le nombre de molécules cytotoxiques que l’on conjugue par anticorps et qui définit ce qu’on appelle le DAR, « drug-to-antibody ratio ».

Les immunoconjugués cytotoxiques utilisent des molécules très puissantes : 100 à 1 000 plus puissantes que le Taxotère® (voir le Chapitre J. Cossy dans Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020). Ces molécules ne sont pas utilisables en tant que telles en chimiothérapie car elles sont beaucoup trop toxiques. En revanche, les conjuguer à un anticorps qui cible un antigène de surface spécifique de la tumeur permet de faire une chimiothérapie ciblée à la tumeur, et

Les immunoconjugués sont des molécules complexes. Les anticorps sont produits par culture cellulaire. L’agent cytotoxique et l’agent de liaison, puis le produit d’assemblage entre l’espaceur et l’agent cytotoxique, sont produits par la chimie organique de synthèse. Il s’agit ensuite de conjuguer cette entité chimique sur l’anticorps. L’immunoconjugué est donc obtenu par mariage de la petite molécule chimique avec la grosse molécule biologique. 1.2. Mode d’action d’un immunoconjugué Ce type de molécule, administré par injection intraveineuse,

Culture cellulaire Agent cytotoxique Hautement actif, non utilisable en chimiothérapie Espaceur Stable en cirulation, libérant de la drogue dans la cellule

circule dans le sang. À l’approche de la tumeur, l’ADC reconnaît l’antigène de surface de la tumeur qu’il cible. Il se fixe à l’antigène pour former un complexe immunoconjugué-antigène, qui peut alors être internalisé par la cellule, c’est-à-dire qu’il pénètre dans la cellule par un mécanisme d’endocytose4, et forme une vésicule5. Cette vésicule subit ensuite différents processus intracellulaires, entre autres l’acidification, la fusion avec des vésicules contenant des enzymes protéolytiques 6, la dernière étape étant la formation du lysosome 7 , où l’anticorps est dégradé et la molécule active libérée soit par la dégradation de l’anticorps, soit parce que l’agent de liaison est clivable. Dans tous les cas, la molécule cytotoxique libérée peut alors atteindre sa cible dans la cellule cancéreuse, que ce soit la 4. Endocytose : mécanisme qui permet à des molécules de pénétrer dans certains types de cellules. 5. Vésicule : cavité, petit sac membraneux. 6. Enzyme protéolytique : enzyme brisant les liaisons des protéines. 7. Lysosome : organite cellulaire contenant des enzymes qui dégradent la plupart des molécules biologiques.

tubuline8 (dans l’exemple de la Figure 3) ou l’ADN. Une fois

Chimie

Figure 2 L’immunoconjugué est l’association d’un anticorps et d’un cytotoxique par le biais d’un agent de liaison (« espaceur »).

8. Tubuline : protéine structurelle des microtubules, un constituant majeur du cytosquelette. Celui-ci est le squelette filamenteux (ensemble de polymères) formé dans le cytoplasme, qui est la partie située entre le noyau et la membrane de la cellule, dont le rôle est de contrôler la forme des cellules.

Immunoconjugués cytotoxiques, anticorps « armés » contre le cancer

Anticorps Ciblant un antigène de surface de cellule tumorale

1

2 3

4

5

6

Figure 3 Les étapes du fonctionnement de l’immunoconjugué : 1) fixation sur l’antigène de surface ; 2) et 3) endocytose ; 4) dégradation à l’intérieur du lysosome formé ; 5) rupture de l’agent de liaison et libération de la molécule cytotoxique qui cible la tubuline ; 6) mort de la cellule cancéreuse.

191

Chimie et nouvelles thérapies

la cible atteinte, la molécule exerce son activité pharmacologique et induit la mort de la cellule tumorale. Le but de cette approche « immunoconjugués » est d’améliorer la fenêtre thérapeutique de la chimiothérapie (Figure 4). La chimiothérapie présente une fenêtre thérapeutique étroite définie par le ratio entre la dose maximale tolérée et la dose minimale active, et, le plus souvent, ces deux doses sont très proches. L’approche « immunoconjugués » permet non seulement d’augmenter la dose maximale tolérée en diminuant la toxicité via le ciblage de la tumeur par l’anticorps, mais aussi d’augmenter l’efficacité par une distribution optimale de molécules cytotoxiques très actives dans la tumeur.

2

Optimisation d’un immunoconjugué cytotoxique

Pour optimiser l’efficacité d’un immunoconjugué, on peut agir sur les trois de ses composantes, mais également sur l’antigène tumoral (Figure 5). L’optimisation de ce type de composé est complexe. L’antigène tumoral, protéine de surface de la cellule tumorale que va reconnaître

Chimiothérapie

l’anticorps, doit être le plus fortement exprimé possible sur la tumeur avec une expression moindre dans les tissus normaux. Idéalement, on aimerait avoir un anticorps qui soit spécifique de la tumeur, mais ce type d’antigène est rarissime, en particulier dans le cas du cancer, et on a plutôt un antigène qui est surexprimé sur la tumeur par rapport aux tissus normaux ; il faut donc chercher un antigène qui ait le différentiel le plus important possible. L’antigène doit aussi avoir la capacité d’internaliser de façon efficace le cytotoxique à l’intérieur de la cellule cancéreuse. L’anticorps est responsable de la distribution de la molécule à la tumeur, donc de la pénétration et de l’accumulation du cytotoxique dans la tumeur. Du fait de la taille de ce type de molécule, l’anticorps influence la pharmacocinétique de la molécule, c’est-à-dire, entre autres, sa durée de vie et sa distribution dans l’organisme. Par ailleurs, il est possible, grâce aux progrès importants réalisés ces dernières années en ingénierie des protéines, de modifier de façon spécifique cet anticorps pour conférer à l’immunoconjugué des propriétés telles que ses effets secondaires soient diminués.

Immunoconjugués

Augmenter la DMT

en diminuant la toxicité via une distribution sélective de la drogue à la tumeur

192

L’utilisation d’immunoconjugués permet de diminuer la toxicité tout en augmentant l’efficacité du traitement.

dose

Dose maximale tolérée (DMT

Figure 4

Fenêtre thérapeutique Dose minimale efficace (DME) Diminuer la DME

en augmentant l’efficacité via une distribution optimale de molécules hautement puissantes aux cellules tumorales

L’agent cytotoxique • Mécanisme d’action vs indication • Définition d’une molécule active « conjugable » • Propriétés physico-chimiques et pharmacocinétiques favorables

L’anticorps ciblant la tumeur • Pénétration et accumulation efficaces dans la tumeur • Propriétés pharmacocinétiques favorables • Ingénierie de l’anticorps pour diminuer les effets secondaires

L’espaceur et la conjugaison • Choix de la méthode de conjugaison (stochastique ou site-spécifique) • Définition du DAR et des sites de conjugaison optimaux • Choix du type d’espaceurs • Définition de l’espaceur optimal pour chaque agent cytotoxique

Les propriétés des anticorps relevant davantage du domaine de la biologie et de la biotechnologie, focalisons-nous sur l’optimisation chimique du système, c’est-à-dire sur l’agent cytotoxique, sur l’agent de liaison et sur la conjugaison des molécules. L’objectif de cette optimisation multiparamétrique est de maximiser l’index thérapeutique de ce type de composé. 2.1. Les types d’agents cytotoxiques et les paramètres d’optimisation Cette approche nécessite l’utilisation de molécules cytotoxiques très puissantes. Au début du développement des immunoconjugués, ont été conjuguées des molécules de chimiothérapie classique, qui en fait n’étaient pas suffisamment puissantes pour avoir

une efficacité clinique. On utilise maintenant des molécules actives à des concentrations de l’ordre du picomolaire (10 -12 moles par litre), soit mille fois plus actives que le Taxotère®.

Figure 5 Les paramètres d’optimisation des immunoconjugués.

La connaissance du mécanisme d’action de la molécule est très importante pour optimiser l’efficacité (Figure 6). Comme pour une petite molécule cytotoxique classique, il faut optimiser les propriétés physico-chimiques, à savoir les propriétés d’absorption, de distribution, de métabolisation 9 et d’excrétion. La molécule doit pouvoir être conjuguée avec l’anticorps, donc il faut pouvoir introduire, 9. Métabolisation : transformation biochimique dans le cadre du métabolisme, c’est-à-dire processus de dégradation et de synthèse organique chez l’être vivant.

Agents ciblant la tubuline

Immunoconjugués cytotoxiques, anticorps « armés » contre le cancer

L’antigène tumoral • Fort différentiel d’expression sur la tumeur vs les tissus normaux • Forte capacité à délivrer l’agent cytotoxique dans la cellule tumorale (dentité, internalisation)

Figure 6 Exemples d’agents cytotoxiques composant des immunoconjugués sur le marché.

Agents ciblant l’ADN

auristatine (MMAE) maytransinoïde (DM1, DM4)

calicheamycine

193

Chimie et nouvelles thérapies

à un endroit sur la molécule, un agent de liaison (espaceur) qui permettra ensuite de libérer la molécule active dans la cellule. Enfin, il faut que la synthèse chimique de tout cet ensemble soit relativement aisée. Les composés qui sont utilisés sont dans une très grande majorité, voire quasiment à 100 %, des molécules dérivées de produits naturels (voir le Chapitre de J. Cossy dans Chimie et nouvelles thérapies). Pour les cinq produits sur le marché en novembre 2019, les agents cytotoxiques se divisent en deux grands mécanismes d’action (Figure 6) : − les agents qui ciblent la tubuline : la tubuline est l’un des constituants du cytosquelette de la cellule qui intervient au moment de la division cellulaire et sur laquelle les chromosomes vont aller se positionner pour être répartis entre les deux cellules filles ; Figure 7 Données d’efficacité de deux immunoconjugués dans deux modèles de cancers différents.

− les agents qui ciblent l’ADN, composant vital pour toute cellule. On trouve, dans la famille des agents ciblant la tubuline,

Modèle de cancer du poumon Contrôle

Volume de la tumeur

Immunoconjugué se liant à la tubuline (NCL) 750

Immunoconjugué se liant à l’ADN (NCL)

250

0 20

194

Immunoconjugué se liant à la tubuline (CL) Immunoconjugué se liant à l’ADN (CL)

500

Chez Sanofi, nous avons commencé à travailler dans le domaine des ADC en collaboration avec ImmunoGen, Inc., et nous avons démarré la phase clinique 3 d’un ADC au premier trimestre 2020, avec le DM4. Nous avons également développé, en interne, nos propres cytotoxiques, un agent ciblant la tubuline et un agent ciblant l’ADN que nous utilisons désormais dans nos projets de recherche. Selon le type de cancer, l’efficacité de l’ADC dépend du mécanisme d’action de l’agent cytotoxique qui le compose. Sur la Figure 7 sont représentées des données d’efficacité préclinique observées chez la souris dans un modèle du cancer du poumon et dans un modèle du cancer du côlon. Dans les deux cas, ont été

Modèle de cancer du côlon 1250 Volume moyen de la tumeur (mm3) ± MAD

1000

l’auristatine (MMAE) et les maytansinoïdes (DM1, DM4), dérivés du maytansinol. Comme agent ciblant l’ADN, citons la calichéamicine. De nombreux autres cytotoxiques ont été développés, qui ciblent la tubuline ou l’ADN, ou présentent d’autres mécanismes d’action.

Contrôle Immuno se liant à la tubuline Immuno se liant à l’ADN (CL)

1000 750 500 250 0

30 40 50 60 70 80 90 100 110 120 Nombre de jours après l’implantation

15

20 25 30 35 40 45 50 Nombre de jours après implantation de la tumeur

Il a été montré, dans le Chapitre de J.-P. Armand (dans Chimie et nouvelles thérapies), qu’en fonction de leur mécanisme d’action, les agents de chimiothérapie ne sont pas actifs de la même façon dans toutes les indications, et c’est vrai aussi dans le cas des immunoconjugués.

Deux autres types d’agents de liaison clivables sont également utilisés, que l’on retrouve par exemple dans les immunoconjugués avec la calichémicine, antibiotique antitumoral qui a été testé sur les hémopathies myéloïdes : −− le premier motif clivable est du type hydrazide10, sensible au pH. Cette sensibilité va permettre le clivage dans l’endosome11, c’est-à-dire la

2.2. Optimisation de l’agent de liaison La nature de l’agent de liaison va définir la structure de la molécule active qui sera libérée dans la cellule. La Figure 8 montre l’exemple de la monométhylauristatine E (MMAE). Il s’agit d’un agent antimitotique qui inhibe la division cellulaire en bloquant la polymérisation de la tubuline. L’agent de liaison à l’anticorps monoclonal est dans ce cas peptidique. Il est stable en circulation mais clivé après internalisation

MAB

10. Fonction hydrazide : une liaison simple azote-azote (hydrazine) avec quatre substituants, l’un d’eux étant un groupe acyle –COR. 11. Endosomes : sous-compartiments de la cellule, ou organites (organelles), sur lesquels les vésicules d’endocytose s’accrochent et fusionnent pour relarguer leur contenu (les molécules qui étaient à la surface de la cellule et qui ont été internalisées à l’intérieur d’une vésicule d’endocytose).

Espaceur clivable par la cathepsine Agent de liaison



O N

O

O

H N

N H

O

Figure 8 Structure d’un immunoconjugué anticorps (MAB)-MMAE. La partie de l’agent de liaison composé des acides aminés valine (Val) et citrulline (Cit) est clivée par la cathepsine à l’intérieur des cellules tumorales.

Espaceur

Cit

Val

S

Immunoconjugués cytotoxiques, anticorps « armés » contre le cancer

dans les cellules par une enzyme présente dans les lysosomes, la cathepsine (qui reconnaît le motif entouré en bleu sur la Figure 8). Comme décrit sur la Figure 9, après clivage par l’enzyme, l’espaceur para-aminobenzylcarbamate (entouré en vert sur la Figure 8) subit une élimination intramoléculaire pour relarguer la monométhylauristatine E (MMAE, entourée en rouge sur la Figure 8).

testés des ADC composés du même anticorps conjugué soit à un agent ciblant la tubuline, soit à un agent ciblant l’ADN. On voit que dans le cas du cancer du poumon, seuls les immunoconjugués avec un agent ciblant l’ADN sont actifs. Dans le cadre du cancer du côlon, c’est l’ADC avec un agent ciblant la tubuline qui se révèle être le plus puissant.

MMAE O

O

O N H

H N

N O

O

H N

N

N O

O

O

OH

O

HN O

NH2

195

Chimie et nouvelles thérapies

première petite vésicule formée après l’internalisation de la molécule dans la cellule ; − le deuxième motif clivable est une liaison disulfure12, qui va être réduite dans le cytoplasme de la cellule pour y libérer le dérivé de calichéamicine, qui agit ensuite sur l’ADN. Sont également utilisés des agents de liaison non clivables du fait de leur nature chimique, comme par exemple dans les immunoconjugués avec le maytansinoïde DM1. Il n’y a pas de motif entre l’anticorps et la molécule cytotoxique qui puisse être clivé, que ce soit par une enzyme ou par des conditions physiologiques. En revanche, dans le lysosome, la partie anticorps va être dégradée par les protéases et va finir par libérer l’ensemble agent cytotoxique, espaceur et acide aminé sur lequel l’agent cytotoxique a été conjugué (Figure 9). Dans ce cadre, il se forme un métabolite avec un

Figure 9 Les différents types d’agents de liaison et leur mode de clivage pour libérer la molécule cytotoxique.

Espaceur clivable par une enzyme

12. Liaison disulfure : liaison simple entre deux atomes de soufre, -S-S-.

acide aminé, donc zwiterrionique13. Ce type de molécule passe difficilement les membranes et il lui est difficile par exemple de sortir de la cellule dans laquelle il a été internalisé pour être actif sur les cellules voisines, contrairement au dérivé MMAE beaucoup plus polaire, qui, lui, sera capable de sortir de la cellule pour entrer dans une cellule voisine et exercer son activité toxique à distance. Le type d’agent de liaison et le mécanisme de dégradation peuvent se traduire par une différence d’efficacité in vivo des conjugués. La Figure 10 présente des données obtenues à partir d’immunoconjugués réalisés avec le même anticorps, le même cytotoxique, ils ne diffèrent que par la nature de l’agent de liaison. Un agent de liaison non clivable, que ce soit à la dose de 0,3 mg/kg ou de 0,6 mg/ kg, n’est pas efficace, seul un 13. Zwiterrionique : ion qui comporte une charge positive et une charge négative.

mc-vc-PABC-MMAE ADC MMAE

Espaceur clivable sensible au pH Espaceur clivable disulfure n-acétyl-calicheamicine 1,2-diméthyl hydrazine ADC

Espaceur non clivable SMCC-DM1 ADC

196

Lysine-SMCC-DM1

750 500 250

Volume de la tumeur (mm3)

1500

0,24 mg/kg cytotoxique

1000 750 500 250

léger retard de croissance des cellules cancéreuses est observé à la plus forte dose. Quand l’agent de liaison non clivable est remplacé pour un agent de liaison clivable, les deux doses induisent des régressions importantes de la tumeur, encore plus flagrantes avec la dose la plus forte. La nature chimique de l’agent de liaison joue donc un rôle critique dans l’activité in vivo des molécules. 2.3. Les méthodes de conjugaison Les méthodes historiques et conventionnelles consistent à conjuguer les cytotoxiques sur les acides aminés présents à l’état naturel sur les anticorps. Ces acides aminés naturels sont de deux types : − les lysines, qui portent une amine primaire sur leur chaîne latérale (Figure 11), sont nombreuses et accessibles à la

1000 750 500 250

1500

15 25 35 45 55 65 75 85 95 105 115 Nombre de jours après l’implantation

surface d’un anticorps (étoiles rouges de la Figure 11), donc on peut aisément les conjuguer. − les cystéines, qui proviennent de ponts disulfure (-S-S-) formés entre les différentes chaînes de l’anticorps, peuvent être réduites pour générer une fonction thiol (-SH), que l’on peut utiliser pour la conjugaison. Dans les deux cas, l’immunoconjugué est un mélange d’espèces, et le nombre de molécules cytotoxiques greffées par anticorps, ou DAR, (« drug-to-antibody ratio », drugs/Ab de la Figure 10), est une moyenne. Dans le cas des lysines, pour un DAR moyen de 4, on observe une répartition gaussienne avec des DAR allant de 0 à 9. Dans le cas des cystéines provenant des ponts disulfure naturels, l’hétérogénéité du mélange est plus faible dans la mesure où il n’y a que quatre ponts disulfure qui peuvent être réduits.

0,58 mg/kg cytotoxique

1250

0

15 25 35 45 55 65 75 85 95 105 115 Nombre de jours après l’implantation

1250

0

1500

15 25 35 45 55 65 75 85 95 105 115 Nombre de jours après l’implantation

0,48 mg/kg cytotoxique

1250 1000 750 500 250 0

15 25 35 45 55 65 75 85 95 105 115 Nombre de jours après l’implantation

Figure 10

Immunoconjugués cytotoxiques, anticorps « armés » contre le cancer

1000

0

Espaceur clivable

0,29 mg/kg cytotoxique

Volume de la tumeur (mm3)

1250

Volume de la tumeur (mm3)

Espaceur non-clivable

Volume de la tumeur (mm3)

1500

La nature de l’agent de liaison joue un rôle critique sur d’efficacité cytotoxique in vivo des immunoconjugués.

197

Chimie et nouvelles thérapies

Depuis quelques années, avec le développement de l’ingénierie des protéines, on a évolué vers des conjugaisons sur des sites spécifiques. Sur le bas de la Figure 11, est représentée

une conjugaison avec un DAR de 2 quasiment exclusif qui permet d’avoir un produit homogène, une caractérisation analytique facilitée, et aussi de pouvoir moduler plus aisément

Cystéines (liaisons SS réduites)

Lysines Conjugaison conventionnelle Acides aminés naturellement présents et accessibles

•Conjugaison stochastique : l’ADC est un mélange, le DAR est une moyenne Un grand nombre de méthodes de conjugaison site-spécifique : introduction d’acides aminés naturels ou non naturels, conjugaison enzymatique, modifications post-traductionnelles

Conjugaison site-spécifique

• Produit homogène avec DAR défini • Caractérisation analytique facilitée • Modulation possible des propriétés pharmacocinétiques et physico-chimiques

Figure 11 Méthodes de conjugaison et influence du site de conjugaison sur la stabilité et l’efficacité de l’immunoconjugué.

LC-V205

Même niveau d’activité cellulaire in vitro

Fc-S396 Pourcentage de viabilité cellulaire

HC-A114

Différentes stabilités en circulation in vivo

120 LC-V205C-ADC HC-A114C-ADC Fc-S396C-ADC HC-A114C-Anticorps Contrôle ADC

90 60 30 0 0,0001

0,001

0,01 µg/ml

0,1

1

Différentes niveaux d’efficacitén in vivo

100 10

Anticorps totaux LC-V205C-ADC HC-A114C-ADC

1 0,1 0,01 0,001

Fc-S396C-ADC 0

7

14 21 Temps (jours)

28

Pourcentage de survie

Concentration (µg/mg)

1,000 LC-V205C-ADC HC-A114C-ADC Fc-S396C-ADC Véhicule

80 40 0

0

20 40 Jour d’étude (jour de dosage 0)

Figure 12 198

Le site de conjugaison a une influence importante sur la stabilité et l’efficacité de l’immunoconjugué. Source : Shen B.-Q. et coll. (2012). Nat Biotechnology, 30 :184.

Non seulement le type de conjugaison est important, mais aussi la position où cette conjugaison est réalisée. Sur la Figure 12 sont comparés trois ADC avec trois sites de conjugaison spécifiques différents indiqués en vert, toutes choses égales par ailleurs (anticorps, agent

cytotoxique, agent de liaison, chimie de conjugaison et DAR). In vitro, sur un modèle cellulaire, on ne voit pas de différence en termes d’activité entre les trois molécules. La différence est observée quand on passe in vivo à la fois en termes de stabilité en circulation et en termes d’efficacité : la molécule la plus stable (en rouge) s’avère être la molécule la plus efficace.

L’avenir des immunoconjugués cytotoxiques Les immunoconjugués cytotoxiques sont aujourd’hui une réalité thérapeutique pour les patients atteints de certains cancers. La fenêtre thérapeutique est clairement le paramètre clé à optimiser et maximiser pour atteindre le succès en clinique, c’est-à-dire atteindre l’efficacité avant la toxicité. Ces molécules complexes résultent d’une combinaison unique entre biotechnologie et chimie. Leur optimisation est multiparamétrique au niveau de leurs différents composants : l’anticorps, l’agent cytotoxique, l’agent de liaison et la conjugaison. Le développement de ces nouveaux médicaments demande un travail d’équipe pluridisciplinaire.

Immunoconjugués cytotoxiques, anticorps « armés » contre le cancer

les propriétés pharmacocinétiques et physico-chimiques de la molécule.

199

immunoconjugué

cytotoxique ciblant le récepteur

IGF-1

de l’

Jean-François Haeuw travaille au Centre d’immunologie1 des Laboratoires Pierre Fabre situé à proximité de la frontière suisse.

La Figure 1 représente le site de Saint-Julien-en-Genevois des Laboratoires Pierre Fabre, situé dans la vallée genevoise.

1

Présentation du récepteur du facteur de croissance IGF-1

1.1. Un récepteur membranaire Le récepteur de l’IGF-1 est un récepteur du facteur de croissance IGF-1, ou « Insulin-like 1. www.cipf.com

Growth Factor 1 » ; on parle aussi de l’IGF-1 récepteur, IGF-1R. Il appartient à la même famille que le récepteur de l’insuline2 (Figure 2), avec lequel il partage une forte homologie (environ 60 %). Ces récepteurs sont des protéines transmembranaires exprimées à la surface de certaines cellules des épithéliums glandulaires.

2. Insuline : hormone protéique sécrétée dans le pancréas et favorisant l’absorption du glucose (sucre) dans le sang vers les cellules du corps.

Jean-François Haeuw

Développement d’un

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 1 Site R&D du Centre d’Immunologie Pierre Fabre (CIPF) à Saint-Julien-en-Genevois. À droite, le bâtiment de recherche et développement, à gauche, l’unité de production pour les études cliniques.

Figure 2 La famille des récepteurs membranaires des facteurs de croissance : insuline, IGF-1 et IGF-2. Les récepteurs de l’insuline (INSR-A et B) et de l’IGF-1 (IGF1R) sont des hétérotétramères, tandis que le récepteur de l’IGF-2 (IGF-2R) est un monomère. Les récepteurs hybrides sont constitués d’hétérodimères INSR/ IGF-1R.

Insuline

IGF-2

Extracellulaire Intracellulaire

INSR-B

INSR-A

L’IGF-1R est un tétramère3 formé de deux sous-unités alpha extracellulaires et deux sous-unités béta, qui sont en

202

IGF-1

3. Tétramère : polymère composé de quatre sous-unités d’oligomères (petits polymères).

Hybrides INSR/IGF-1R

IGF-1R

IGF-2R

partie intracellulaires et possèdent un domaine tyrosine kinase4. Il peut fixer les ligands 4. Tyrosine kinase : enzyme agissant comme « interrupteur » d’activation/désactivation de nombreuses fonctions cellulaires.

Développement d’un immunoconjugué cytotoxique ciblant le récepteur de l’IGF-1

intracellulaires des MAPkinases (MEK, ERK) et de la PI3-kinase (AKT, mTOR). Ces mécanismes sont utiles pour la croissance des cellules normales, mais particulièrement appréciés des cellules tumorales pour leur permettre notamment de se multiplier au sein de la tumeur. Chez l’homme, l’IGF-1R est essentiel pour le développement de l’embryon et possède aussi d’importantes fonctions chez l’adulte.

IGF-1 et IGF-2, mais l’affinité de l’IGF-1 est quinze à vingt fois plus forte que celle de l’IGF-2. 1.2. Un acteur de la croissance cellulaire L’IGF-1R est généralement considéré comme un récepteur contrôlant la croissance cellulaire, alors que l’IR est plutôt considéré comme un récepteur contrôlant le métabolisme énergétique. La liaison de l’IGF-1 à son récepteur induit à l’intérieur de la cellule une cascade de signalisations conduisant à la croissance, à la différentiation cellulaire et finalement à la survie cellulaire (Figure 3). La fixation du ligand provoque l’autophosphorylation du domaine tyrosine kinase sur certains résidus tyrosine, ce qui stimule l’activité tyrosine kinase envers certains substrats ou adaptateurs protéiques (Shc et IRS). La transduction du signal active ensuite les voies

Au niveau de la tumeur, l’IGF1R est impliqué dans les phénomènes de tumorigenèse5, d’angiogenèse6 et de métastase7 ; il joue aussi un rôle 5. Tumorigenèse : étapes de formation de tumeurs. 6. Angiogenèse : processus de croissance de nouveaux vaisseaux sanguins à partir de vaisseaux déjà existants. 7. Métastase : expansion de la tumeur cancéreuse dans une autre partie du corps par migration de cellules tumorales par voie sanguine.

IGF-1 IGF-1R

PIP2

PIP3

Raf Pl 3-kinase MEK ERK Différenciation, croissance cellulaire Synthèse protéique Phosphorylation de résidus Tyrosine

Survie cellulaire Effets métaboliques

Migration/Invasion

Figure 3 Schéma des mécanismes intracellulaires impliquant l’IFG-1 et l’IFG-1R.

203

Chimie et nouvelles thérapies

contre l’apoptose 8 dans les cellules tumorales. 1.3. Pourquoi cibler l’IGF-1R ? Quatre raisons ont motivé l’équipe du CIPF à cibler ce récepteur et à développer une approche de type immunoconjugué cytotoxique : − l’IGF-1R est associé à la tumorigenèse, à la métastase et à la résistance à certains traitements anticancéreux ; − une expression différentielle de ce récepteur, entre les tissus normaux et les tissus tumoraux, est observée dans de nombreux types de cancers, incluant des cancers majeurs comme le cancer du poumon et le cancer du sein ; − de nombreuses études cliniques réalisées dans le domaine de l’oncologie ont montré l’innocuité de certains anticorps nus, non armés, dirigés contre cette cible chez l’homme et dont les essais ont pour la plupart été arrêtés, principalement pour manque d’efficacité ; Figure 4 Expression de l’IGF-1R sur des coupes de tissus normaux (A) et tumoraux (B). Photographies microscopiques obtenues après marquage de coupes tissulaires avec un anticorps anti-IGF-1R.

A

Cœur

Colon

Pancréas

− et enfin, l’IGF-1R est aussi internalisé après liaison du ligand et de certains anticorps. 8. Apoptose : mécanisme de déclenchement d’autodestruction des cellules.

Rein

Jejunum

Glande surrénale

Un immunoconjugué cytotoxique (« antibody drug conjugate », ADC, en anglais) est une molécule complexe qui résulte de la conjugaison entre un anticorps et un agent cytotoxique par le biais d’un linker (espaceur) (voir aussi le Chapitre de M.-P. Brun dans cet ouvrage Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020). 1.4. Expression de l’IGF-1R Un différentiel d’expression de l’IGF-1R entre les tissus normaux et les tissus tumoraux a été démontré par immunohistochimie9. La Figure 4 compare les photographies obtenues à partir de tissus normaux (Figure 4A) et tumoraux (Figure 4B). L’expression de ce récepteur est majoritairement intracytoplasmique10 dans la majorité des organes vitaux humains, ce qui limitera le ciblage de ces tissus par un anticorps. Une expression membranaire de l’IGF1R à la surface des cellules,

9. Immunohistochimie : méthode de localisation de protéines dans les cellules d’un échantillon de tissu par l’utilisation d’anticorps. 10. Intracytoplasmique : à l’intérieur du cytoplasme de la cellule.

B

Cancer

Sein

Vessie

Placenta

Prostate

Endomètre Poumon

204

Normal

phase clinique12 3. L’anticorps Ganitumab de la société Amgen est actuellement en phase 3 pour différents types de sarcomes.

La Figure 4B permet d’observer la forte expression de l’IGF-1R sur des échantillons prélevés dans la tumeur (cancer du sein et du poumon), en comparaison avec des échantillons normaux adjacents prélevés chez les mêmes patients juste à côté de la tumeur.

Le seul immunoconjugué cytotoxique en cours d’évaluation clinique est développé par les Laboratoires Pierre Fabre. Il est actuellement en phase clinique 1.

2

Des immunoconjugués pour cibler l’IGF-1R

2.1. État de l’art Plusieurs groupes pharmaceutiques, dont les Laboratoires Pierre Fabre en partenariat avec Merck & Co (Figure 5), ont développé des anticorps antiIGF-1R non armés mais, par manque d’efficacité, le développement de ces anticorps en oncologie a été stoppé entre la phase clinique 1 et la

11. Cellules endothéliales : cellules « épineuses » étant liées entre elles et permettant de créer une couche protectrice continue.

Développement d’un immunoconjugué cytotoxique ciblant le récepteur de l’IGF-1

notamment épithéliales11, est observée dans la vessie, le placenta, la prostate et l’endomètre. Pour ces tissus, l’expression est modérée à forte.

2.2. Mécanisme d’action de l’immunoconjugué cytotoxique Après fixation sur l’IGF-1R, l’ADC est internalisé dans des vésicules mantelées13, qui fusionnent ensuite avec les lysosomes14. À l’intérieur des lysosomes, l’anticorps et l’antigène sont dégradés. Enfin, la libération du médicament dans 12. Phase clinique : phase de test d’un médicament ou d’un traitement pour évaluer son efficacité et la tolérance de l’homme vis-à-vis de celui-ci. 13. Vésicule mantelée : structure dans le cytoplasme pouvant stocker, transporter ou encore digérer des déchets cellulaires. 14. Lysosome : organite cellulaire présent dans le cytoplasme des cellules, responsable de la digestion intracellulaire.

Figure 5 Programmes ciblant l’IGF-1R et ses ligands stoppés et en cours de développement clinique en oncologie. Mab = « monoclonal antibody » : anticorps monoclonal.

Immunoconjugués IGF/IGF1R Anticorps nus Anticorps nus

Phase 1

Phase 2

Phase 3

Anticorps nus

Anticorps nus

Anticorps nus

205

Chimie et nouvelles thérapies

le cytoplasme aboutit à la mort de la cellule (Figure 6). 2.3. Génération et sélection de l’anticorps pour l’immunoconjugué L’anticorps anti-IGF-1R sélectionné pour synthétiser l’ADC a été généré chez la souris par la technique dite des hybridomes15. Trois étapes de criblage successives, basées sur différents tests in vitro et in silico, ont permis de sélectionner l’anticorps 208F2 (Figure 7A) : − criblage primaire : test in vitro de liaison sur cellules tumorales (lignée humaine de cancer du sein MCF-7) et d’internalisation : sélection de 20 anticorps ; − criblage secondaire : mesures d’affinité pour la cible ; tests de réactivité croisée avec l’IGF-1R de macaque et de liaison à l’IR : sélection de 5 anticorps ;

Figure 6 Mécanisme d’action de l’ADC.

15. Hybridome : cellule provenant de l’hybridation entre des globules blancs (cellules lymphoïdes) et des cellules cancéreuses provenant de la moëlle osseuse (cellules myélomateuses).

− criblage tertiaire : cartographie épitopique, effets sur la prolifération cellulaire et la phosphorylation du récepteur, études in silico de dévelopabilité et d’humanisabilité : sélection de l’anticorps 208F2. La mesure par cytométrie de flux16 (Figure 7B) de la fixation de l’anticorps 208F2 sur des cellules tumorales (MCF-7) en fonction du temps montre qu’il disparait de la surface des cellules assez rapidement, avec un temps de demi-vie17 d’environ 11 minutes. La cytométrie montre également que le 208F2 ne se fixe pas sur des cellules exprimant uniquement le récepteur de l’insuline, contrairement à un anticorps anti-insuline récepteur commercial (Figure 7C).

16. Cytométrie de flux : technique de comptage et de mesure des propriétés des cellules (taille, morphologie, présence de marqueurs). 17. Temps de demi-vie : temps pour lequel il ne reste que la moitié de la concentration initiale du composé.

Reconnaissance et fixation de l’ADC sur le récepteur Puits tapissé

Internalisation du complexe ADC/récepteur

Clathrine

Fusion des endosomes avec les lysosomes Libération de l’agent cytotoxique Inhibition de la polymérisation des microtubules Mort cellulaire

206

Vésicule mantelée

F50085

IGF-1R

Inhibition de la tubuline

Lysosome

578

Internalisation Criblage secondaire Affinité

Réaction croisée Criblage tertiaire

Cartographie épitopique

Prolifération cellulaire

pigf-1R

20 Spécificité (IGF1R vs IR) 5 Dévelopabilité Humanisabisité

C

500 400 300 200 100 0

208F2/Cinétique d’internalisation T1/2 = 11 +/– 4 min

Incubation 4° Incubation 37°

0

400

30

60 90 Temps (minutes)

120

Cellules IR+

300 200 hz208F2-4 Ac anti-IR

100 0

0

5 10 Concentration (µg/ml)

15

Sélection 208F2

2.4. Synthèse et purification de l’ADC Une fois sélectionné, cet anticorps obtenu chez la souris a été « humanisé » (voir le Chapitre de J.-P. Armand dans cet ouvrage Chimie et nouvelles thérapies), pour aboutir à sa forme hz18. La Figure 8 montre la structure de l’immunoconjugé cytotoxique hz208F2, sur lequel a été réalisée la conjugaison de l’agent cytotoxique (lien avec un espaceur). Plusieurs agents cytotoxiques dérivés de l’Auristatine, ciblant

18. Forme hz : forme humanisée d’un anticorps, c’est-à-dire utilisable en thérapie.

Anticorps Espaceur maléihz208F2-4 midocaproyle

la polymérisation19 de la tubuline20, ont été évalués afin de sélectionner le composé codé F556311, comportant l’agent cytotoxique F554443 et un espaceur de type maléimidocaproyle (Figure 8). Ce composé est ensuite couplé sur les résidus cystéine inter-chaîne de l’anticorps

Figure 7 Génération et sélection de l’anticorps anti-IGF-1R 208F2. A) Étapes de criblage des anticorps ; B) internalisation du complexe 208F2/récepteur dans les cellules tumorales MCF-7 en fonction du temps ; C) évaluation de la fixation du 208F2 sur des cellules exprimant uniquement l’IR.

Développement d’un immunoconjugué cytotoxique ciblant le récepteur de l’IGF-1

Criblage primaire

Intensité de fluorescence

B

Immunisation rhlGF1R

Intensité de fluorescence

A

19. Polymérisation : formation d’un polymère (macromolécule) à partir d’un grand nombre d’une ou plusieurs unités de répétition appelées monomères. 20. Tubuline : protéine structurelle des microtubules, soit le constituant majeur du cytosquelette, la partie permettant à la cellule de se déplacer et de se nourrir.

Agent cytotoxique F554443 Dérivé F556311

ADC hz208F2-4-F556311 (W0101)

Figure 8 Structure de l’immunoconjugué cytotoxique hz208F2-F556311.

207

Chimie et nouvelles thérapies

Aitocorps hz208F2-4

Dérivé F556311

Couplage sur les résidus Cystéine inter-chaîne

Réduction ménagée

Couplage

Purification (UF)

Réduction ménagée

mAb

Conjugaison spécifique sur groupements

ADC

Mélange de formes possédant différents ratios drogue/Ac

Formulation (DF)

ADC hz208F2-4-F556311 (W0101)

ratio drogue/anticorps

Figure 9 Synthèse, purification et formulation de l’ADC.

après réduction 21 ménagée (Figure 9). Le résultat de la synthèse est un mélange : on mesure un DAR22 (« drug-toantibody ratio ») de 4, mais il s’agit en fait d’un mélange d’entités comportant zéro à huit composés cytotoxiques (Figure 9, D0 à D8). La Figure 9 décrit les différentes étapes du procédé de production de l’ADC. Après opérations de couplage, l’ADC est purifié par ultrafiltration tangentielle23 afin d’éliminer le dérivé cytotoxique résiduel non couplé et formulé dans un tampon de conservation.

208

21. Réduction : réaction chimique où des ions ou des atomes d’une molécule gagnent des électrons. 22. DAR (« drug-to-antibody ratio ») : nombre de molécules cytotoxiques conjuguées à un anticorps. 23. Ultrafiltration tangentielle : ultrafiltration très fine avec une membrane laissant passer les molécules ayant une masse moléculaire inférieure à 30 kDa.

2.5. Analyse de l’ADC Différentes méthodes physicochimiques permettent d’analyser l’ADC W0101. À titre d’exemple, on peut citer les méthodes chromatographiques de tamisage moléculaire 24 et d’interaction hydrophobe utilisées pour déterminer respectivement le pourcentage de formes agrégées et le DAR. La Figure 10 présente les résultats d’analyse de lots d’ADC produits à différentes échelles, comprises entre 4 mg et 40 g, par chromatographie d’interaction hydrophobe. Les profils chromatographiques et les mesures du DAR moyen, comprises entre 3,7 et 4,3, confirment une très grande reproductibilité du procédé.

24. Tamisage moléculaire : technique de séparation des molécules en fonction de leur taille et de leur forme.

D2 D4

DAR 4,2

D4 D6

D0

DAR 4,3

D2 D4

D0

D8

DAR 4,3

DAR 4,3

D2 D4

DAR 3,7

D2 D4

D6 D8

D6 D8

D0

D6 D8

D0

D0

D6 D8

4 mg (tube)

50 mg (réacteur 100 ml) × 12,5

5 mg (réacteur 1 l)

4 000 mg (réacteur 5 l)40 000 mg (réacteur 100 l)

× 10

×8

× 10 (× 10 000)

Figure 10 Analyse de lots d’ADC produits à différentes échelles par chromatographie d’interaction hydrophobe. Cette analyse permet de déterminer le DAR moyen pour chaque lot.

2.7. Analyse de l’activité de l’immunoconjugué sur des cellules La cinétique d’internalisation de l’ADC a été étudiée par microscopie confocale25 après incubation à 37 °C à différents temps, sur des cellules tumorales (MCF-7) exprimant assez fortement l’IGF-1 récepteur (Figure 13). Sur les clichés, on repère : le noyau cellulaire coloré en bleu, l’ADC en vert, un marqueur du lysosome (la protéine Lamp-1) en rouge et, 25. Microscopie confocale : technique de microscopie permettant d’obtenir une représentation tridimensionnelle d’un objet macromoléculaire (ici, cellules).

À t0, la localisation de l’ADC est essentiellement au niveau membranaire ; après 15 minutes d’incubation, une forte proportion de l’ADC se situe dans des vésicules à l’intérieur de la cellule, et celleci augmente encore après 30 et 60 minutes d’incubation. De plus, une colocalisation avec le marqueur des lysosomes est observée après 30 et 60 minutes d’incubation. Après 2 heures, l’ADC n’est plus détecté, celui-ci étant dégradé dans les lysosomes.

Liaison au récepteur

Internalisation 100

600 500

75

400 300

hz208F2-4

200

hz208F2-4-F556311

100 0

0

-10

-9

-8

-7

-6

%

Des analyses de cytométrie de flux ont été réalisées afin de vérifier que le couplage ne modifiait pas les propriétés fonctionnelles de l’anticorps. Les Figures 11 et 12 montrent une superposition des courbes de fixation et d’internalisation de l’anticorps non conjugué et de l’ADC, confirmant que les propriétés fonctionnelles de l’anticorps sont conservées après synthèse de l’ADC.

lorsqu’il y a colocalisation, une coloration jaune apparaît.

Intensité de fluorescence

2.6. Le couplage ne modifie pas les propriétés fonctionnelles de l’anticorps

Développement d’un immunoconjugué cytotoxique ciblant le récepteur de l’IGF-1

D2

hz208F2-4

50

hz208F2-4-F556311

25 0

0

-10

log (M)

Figure 11 Comparaison de la fixation de l’anticorps non conjugué et de l’ADC sur des cellules tumorales exprimant l’IGF-1R. Des cellules MCF-7 sont incubées à 4 °C en présence de concentrations croissantes de l’anticorps et de l’ADC. La fixation est mesurée par cytométrie de flux.

-9

-8

-7

-6

log (M)

Figure 12 Comparaison de l’internalisation des anticorps seuls ou conjugués (ADC) par des cellules tumorales exprimant l’IGF-1R. Des cellules MCF-7 sont incubées à 37 °C en présence de concentrations croissantes de l’anticorps et de l’ADC. Le pourcentage d’internalisation est déterminé après analyse par cytométrie de flux.

209

Chimie et nouvelles thérapies

T0

15 min

30 min

60 min

120 min

Superposition

Lamp-1

ADC

Figure 13 Mécanisme d’internalisation de l’ADC W0101 par les cellules tumorales.

3

Activité anti-tumorale de l’immunoconjugué

3.1. Cytotoxicité in vitro sur cellules tumorales et normales

210

La cytotoxicité de l’immunoconjugué a été évaluée dans un premier temps sur une série de lignées tumorales d’origine humaine – en fait six types de cellules listés sur la Figure 14, avec des niveaux d’expression d’IGF-1R faibles pour la lignée Hs746t, à forts pour les cellules MCF-7. La viabilité des cellules in vitro a été mesurée après incubation pendant 6 jours à 37 °C en présence de concentrations croissantes en ADC. L’ADC induit une très forte cytotoxicité sur les

lignées MCF-7 et NCI-H2122 exprimant fortement l’IGF-1R, avec une viabilité < 10 % aux concentrations d’ADC les plus élevées. Une faible cytotoxicité est par contre observée pour les lignées Hs746t et SBC5 exprimant très faiblement l’IGF-1R. Ces résultats démontrent une étroite corrélation entre le niveau d’expression d’IGF-1R et la cytotoxicité induite par l’ADC. Cette corrélation entre cytotoxicité et niveau d’expression a ensuite été démontrée sur des cellules humaines normales. En effet, la cytotoxicité observée sur les cellules normales, qui expriment plus faiblement l’IGF-1R, est beaucoup plus faible que celle

Lignées cellulaires

Origine de la lignée cellulaire

Niveau d’expression de l’IGF-1R

MCF-7

Sein

103556

NCI-H2122

NCI-H2122

Poumon

32071

SBC5

NCI-H2122

Poumon

52893

CaoV3

Ovaire

24423

SBC5

Poumon

16053

Hs746t

Gastrique

93

MCF7 HS746T CaOV3 NCI-H292

-12

-11

-10

-9

-8

-7

-6

log (M)

Figure 14 Cytotoxicité in vitro de l’ADC W0101 sur des cellules tumorales de différents organes humains.

120 110 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0

W0101 Isotype contrôle ADC -12

-11

-10

-11

-10

-9

log (M)

-8

-7

-6

-8

-7

-6

120 110 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0

W0101 Isotype contrôle ADC -12

-11

-10

W0101 Isotype contrôle ADC -12

-11

-10

-9

log (M)

-9

log (M)

-8

-7

-6

-8

-7

-6

HAoEC

% viabilité

W0101 Isotype contrôle ADC -12

-9

log (M)

120 110 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0

HREpC

% viabilité

% viabilité

HBSMC 120 110 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0

HPEpiC

% viabilité

HUC

% viabilité

Cellules humaines évaluées HUC Cellules de l’urothélium HPEpiC Cellules de l’épithélium prostatique HBSMC Cellules musculaires lisses bronchiques HREpC Cellules de l’épithélium rénal HAoEC Cellules de l’endothélium aortique

-8

-7

-6

120 110 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0

Développement d’un immunoconjugué cytotoxique ciblant le récepteur de l’IGF-1

% viabilité

120 110 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 -13

W0101 Isotype contrôle ADC -12

-11

-10

-9

log (M)

Figure 15 Cytotoxicité in vitro de l’ADC W0101 sur différentes cellules normales. L’effet de l’ADC W0101 est comparé à celui d’un ADC contrôle.

induite sur les cellules tumorales exprimant fortement l’IGF-1R (Figure 15). 3.2. Activité antitumorale in vivo L’activité antitumorale de l’ADC a été évaluée dans des modèles de xénogreffe chez la souris (Figure 16). Une très forte activité, avec régression de la tumeur, est observée sur le modèle de cancer du sein

MCF-7 exprimant fortement l’IGF-1R (expression 3+).Cette activité est plus faible sur les modèles exprimant plus modestement la cible (2+) : régression tumorale partielle dans le modèle de cancer de l’ovaire CaoV3 et progression stabilisée dans le modèle de cancer du poumon NCI-H2122. Aucune activité n’est observée dans les autres modèles exprimant très faiblement l’IGF-1R.

211

Chimie et nouvelles thérapies

A

Véhicule ACD W0101

Temps (jours)

Volume moyen de la tumeur (mm3)

Temps (jours) Volume moyen de la tumeur (mm3)

Volume moyen de la tumeur (mm3)

Temps (jours)

Véhicule ACD Isotype contrôle ACD W0101

Véhicule ACD Isotype contrôle ACD W0101

Temps (jours)

Véhicule ACD Isotype contrôle ACD W0101

Temps (jours) Volume moyen de la tumeur (mm3)

Véhicule ACD Isotype contrôle ACD W0101

Volume moyen de la tumeur (mm3)

Volume moyen de la tumeur (mm3)

B

Véhicule ACD Isotype contrôle ACD W0101

Temps (jours)

Figure 16 Activité antitumorale de l’ADC W0101 sur différents modèles de xénogreffe. A) Évaluation du niveau d’expression de l’IGF1R par immunohistochimie sur des coupes de tumeurs. Photographies obtenues après marquage de coupes de tumeurs prélevées chez des souris greffées avec des cellules tumorales humaines ; B) Activité antitumorale dans des modèles de cancer du sein (MCF-7), du poumon (NCI-H2122 et SBC5), de l’ovaire (CaoV3) et gastrique (Hs746t). Des doses de 3 mg/kg de l’ADC sont administrées aux animaux greffés par voie intraveineuse. Deux schémas d’administration ont été évalués : un schéma Q4d4 consistant en quatre injections espacées de quatre jours, et un schéma consistant en une dose unique. L’activité de l’ADC W0101 est comparée à celle d’un ADC contrôle.

Un immunoconjugué cytotoxique prometteur dans la lutte contre le cancer

212

Les études précliniques décrites dans ce chapitre ont permis de démontrer la spécificité de l’ADC W0101 pour l’IGF-1R et l’absence de liaison à l’IR. Les activités antitumorales in vitro et in vivo sont étroitement corrélées au niveau d’expression de la cible. Cet ADC constitue une nouvelle option thérapeutique très prometteuse pour les patients dont la tumeur surexprimera

L’auteur remercie Barbara Akla, Matthieu Broussas, Alain Beck, Mariya Pavlyuk, Éric Chetaille et Nathalie Corvaïa pour leur contribution au travail décrit dans ce chapitre.

Développement d’un immunoconjugué cytotoxique ciblant le récepteur de l’IGF-1

l’IGF-1R. Un premier essai clinique est en cours chez des patients ayant des tumeurs solides (référence de l’essai : NCT03316638). L’objectif de cet essai est d’évaluer la tolérance des patients au traitement et identifier les éventuels effets secondaires.

213

diagnostique au

service de la

médecine

personnalisée pour la prise en

charge du sepsis et des maladies

infectieuses Alexandre Pachot est Directeur des Partenariats de recherche chez Biomérieux1, une société française, historiquement lyonnaise, fondée en 1963 par Alain Mérieux, dont le grand-père était un élève de Louis Pasteur, et maintenant pilotée par son fils Alexandre Mérieux.

1. www.biomerieux.com

D’après la conférence d’Alexandre Pachot

innovation

L’

Chimie et nouvelles thérapies

Ce chapitre a pour objet d’illustrer l’importance que représente le diagnostic dans la prise en charge des patients, et en particulier pour des maladies infectieuses. Le diagnostic in vitro est considéré aujourd’hui comme étant essentiel dans environ 70 % des décisions médicales, pour autant, il ne représente que 2 % des dépenses de santé. C’est sans doute quelque chose qui va évoluer dans le temps puisque c’est la pierre angulaire de ce qu’on appelle la médecine personnalisée, qui a réellement transformé le domaine de l’oncologie et qui est en train de transformer aussi le domaine des maladies infectieuses.

DÉFINITION DU SEPSIS Dysfonctionnement d’organes potentiellement mortel

CAUSÉ PAR

réponse dérégulée de l’hôte à l’infection

LE DIAGNOSTIC EST CLÉ IDENTIFICATION ET PROFIL DE RÉSISTANCE

1

Présentation du sepsis

1.1. Les symptômes du sepsis Prenons l’exemple d’un patient que nous appellerons Maxime : il a 54 ans, il n’a pas particulièrement d’antécédents médicaux. Il est en pleine forme, il travaille. Son chirurgien cardiologue lui diagnostique un anévrisme aortique1. Il a une chirurgie programmée et est pris en charge dans un grand centre hospitalo-universitaire. La chirurgie se passe très bien mais trois jours plus tard, il a un pic de fièvre et a des difficultés à respirer. Cinq jours plus tard, il se retrouve dans un service de réanimation avec une défaillance pulmonaire importante qui nécessite une assistance de ventilation. Il a également une défaillance cardiovasculaire majeure avec une chute de tension persistante. Ce patient a un choc septique. Le sepsis, ou le choc septique, qui est la forme la plus grave du sepsis, est défini comme étant une infection grave. C’est un syndrome, une situation clinique qui est provoquée par une infection, et en réponse à cette infection, l’organisme va surréagir, aboutissant au final à des défaillances d’organes, en l’occurrence ici, une défaillance pulmonaire et cardiovasculaire (Figure 1). Cet exemple est loin d’être un cas isolé, puisqu’on considère

Figure 1

216

Le choc septique est une infection qui touche des organes vitaux et qui peut causer le décès du patient. Il est essentiel de mettre en place rapidement une antibiothérapie à spectre large car le retard de traitement par un antibiotique adapté augmente la mortalité.

1. Anévrisme aortique : dilatation locale de l’aorte, qui est la plus grosse artère du corps, elle part du cœur et se divise en bas du dos pour irriguer les jambes.

1.2. Le diagnostic : clé pour l’identification des agents pathogènes et du profil de résistance aux antibiotiques Quand un patient est pris en charge pour un sepsis, le clinicien et le réanimateur sécurisent les organes vitaux, ce qu’ils font très bien pendant les toutes premières heures, notamment dans les pays occidentaux. L’objectif du clinicien est d’identifier l’origine du sepsis, en l’occurrence l’infection, et de mettre le patient sous antibiotiques le plus rapidement possible. On sait en effet que chaque heure de retard de mise en place d’une antibiothérapie efficace est fortement corrélée à une augmentation du décès du patient dans les heures ou les jours qui suivent. À ce moment-là, le problème du clinicien est qu’il ne connaît pas l’identité de la bactérie ou du pathogène responsable de l’infection. Il est donc obligé d’utiliser une antibiothérapie à large spectre, généralement un cocktail d’antibiotiques,

Le deuxième objectif du clinicien est d’ajuster ce traitement antibiotique le plus rapidement possible, et cela, pour deux raisons principales : − éviter que le patient soit traité par des médicaments dont il n’a pas besoin : certains de ces antibiotiques peuvent en effet être toxiques pour certains organes, notamment au niveau du rein. Cela peut également complètement perturber son microbiote intestinal, dont on connaît de plus en plus l’importance pour la santé humaine (voir le Chapitre de J. Doré dans cet ouvrage Chimie et nouvelles thérapies, EDP Sciences, 2020) ; − une raison sociétale : les résistances aux antibiotiques émergent du fait de leur surutilisation. Or, de moins en moins de nouveaux antibiotiques sont découverts et sont mis sur le marché. Nous avons donc une sorte de bombe à retardement entre nos mains, et on envisage, d’ici 2050, environ dix millions de morts liés au fait que nous n’aurons plus d’antibiotiques efficaces dans certaines situations cliniques. Pour ces deux raisons, individuelle et sociétale, il est vraiment important d’adapter l’antibiothérapie du patient. C’est pourquoi le diagnostic est un facteur clé qui prend à ce niveau toute sa valeur. Afin d’identifier les agents pathogènes et leur profil de résistance aux antibiotiques, on réalise deux prélèvements sur le patient : − un prélèvement sanguin pour réaliser une hémoculture, car le clinicien et le

Maxime Commerciel, 54 ans Aucun antécédent médical Anévrisme aortique Chirurgie programmée

Syndrome fébrile

Ventilation mécanique Vasopresseur

Pneumonie Choc septique

Figure 2 Les problème du traitement du choc septique par une antibiothérapie à spectre large est la résistance aux antibiotiques qui augmente, tandis que le retard de traitement par un antibiotique adapté augmente la mortalité.

L’innovation diagnostique au service de la médecine personnalisée pour la prise en charge du sepsis et des maladies infectieuses

Pour autant, c’est très peu connu du grand public, une des raisons pour lesquelles, notamment, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en a fait une priorité mondiale depuis 2017.

pour pouvoir couvrir la bactérie responsable (Figure 2). Chirurgie

qu’il y a environ trente millions de cas de sepsis dans le monde chaque année, et c’est probablement sous-estimé. On envisage que ce chiffre va doubler d’ici 2050, notamment à cause du vieillissement de la population. On considère également qu’il y a un décès lié au sepsis toutes les trois à quatre secondes dans le monde.

217

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 3 Les étapes microbiologiques pour identifier les agents pathogènes et leurs profils de résistance aux antibiotiques.

réanimateur veulent écarter l’hypothèse d’une généralisation de l’infection au niveau systémique, au niveau du sang, qui est un signe d’aggravation ; − un prélèvement pulmonaire puisque, au vu de la clinique de l’exemple choisi, on envisage qu’il y a une grande chance que l’infection soit d’origine pulmonaire.

2

Identification et profil de résistance des agents pathogènes responsables de l’infection

L’objectif de la microbiologie est de fournir le plus rapidement possible au clinicien la carte d’identité du ou des pathogènes responsables de l’infection, ainsi que leurs profil de résistance aux antibiotiques ou de susceptibilité aux antibiotiques. C’est un domaine qui a, comme beaucoup de domaines de la biologie, bénéficié de deux types d’innovations : − les innovations incrémentales, à savoir celles qui permettent de faire évoluer des approches anciennes en les rendant plus performantes ; Figure 4

218

L’hémoculture, un examen bactériologique consistant à rechercher la présence de germes (microbes) dans le sang, est maintenant automatisée. À droite : capteur de CO2 contenant un indicateur de pH.

− les innovations de rupture grâce à de nouvelles approches technologiques. L’analyse microbiologique repose généralement sur trois ou quatre étapes : la mise en culture pour faire proliférer la bactérie au laboratoire, l’isolement des agents pathogènes,

puis l’utilisation de différentes techniques qui permettent de les identifier et de définir leur profil de résistance (Figure 3). 2.1. La mise en culture L’hémoculture fait partie des examens bactériologiques anciens ayant bénéficié d’innovations en termes d’automatisation pour avoir des lectures des bouteilles d’hémoculture le plus régulièrement possible et rendre le résultat au clinicien plus rapidement (Figure 4). Les hémocultures ont également bénéficié d’innovations au niveau de la composition du milieu de culture à l’intérieur des bouteilles, afin d’optimiser la capacité de prolifération des bactéries et donc d’avoir un rendu de résultat plus rapide auprès du clinicien. Le deuxième type de prélèvement qui, dans notre exemple, est un prélèvement pulmonaire est directement ensemencé dans des boîtes de Pétri. Ces milieux de culture solides font aussi partie des approches anciennes de la microbiologie, mais qui ont énormément bénéficié d’innovations chimiques dans leur composition pour les rendre de plus en plus riches et de plus en plus spécifiques. Par exemple, sur la Figure 5 (à droite), on observe ce qu’on appelle des milieux chromogéniques : à partir de la morphologie de la colonie qui a poussé sur la boîte de Pétri ou de sa couleur dans différents milieux

B

37 °C 24 h

(à gauche), on peut déjà avoir une information sur l’espèce bactérienne responsable de l’infection. 2.2. Isolement des pathogènes Historiquement, l’identification des pathogènes repose sur des techniques colorimétriques qui analysent leurs caractéristiques biochimiques et enzymatiques (Figure 6A). Ces outils ont également été automatisés ces dernières décennies. Un antibiogramme est une technique de laboratoire visant à tester la sensibilité d’une souche bactérienne vis-à-vis d’un ou plusieurs antibiotiques

supposés ou connus. On utilise du papier buvard imprégné d’antibiotiques à une certaine dose et que l’on dépose sur la boîte de Pétri : la bactérie sensible va disparaître autour du papier buvard (Figure 6B).

Figure 5 Boîte de Pétri pour l’analyse des agents pathogènes.

2.3. Les nouvelles technologies d’identification 2.3.1. La spectrométrie de masse La spectrométrie de masse est la première technologie de rupture qui, ces dernières années, a réellement transformé la microbiologie. La colonie bactérienne est récupérée à la surface de la boîte de culture, puis déposée sur

A

Figure 6 ONPG GLU

B

ARA

LDC

ODC

CIT

H2S

URE

TDA

IND

A) Les techniques colorimétriques permettent d’analyser les caractères biochimiques et enzymatiques des pathogènes ; B) l’antibiogramme permet de tester la sensibilité d’une souche bactérienne vis-à-vis d’antibiotiques.

L’innovation diagnostique au service de la médecine personnalisée pour la prise en charge du sepsis et des maladies infectieuses

A

219

Chimie et nouvelles thérapies

une lame (Figure 7 à gauche) et protégée par une matrice d’ionisation2 à la surface de la colonie. L’ensemble est déposé dans le spectromètre de masse du type MaldiTof3, où un rayonnement laser provoque une désorption, puis une ionisation des molécules. Un panel de molécules avec des poids et des charges différentes est émis. En fonction du temps de vol de ces molécules jusqu’au détecteur, on obtient un profil spécifique de l’espèce bactérienne présente dans la colonie. Le très grand progrès pour l’analyse microbiologique est l’obtention de l’information en quelques minutes alors qu’auparavant, plusieurs heures voire plusieurs jours étaient nécessaires pour identifier la colonie bactérienne.

2. Matrice d’ionisation : sert à protéger la molécule qui pourrait être endommagée par le faisceau laser. 3. MaldiTof : appareil de spectrométrie de masse couplant une source d’ionisation laser, qui va exciter la molécule, avec un analyseur à temps de vol, qui permet de différencier les molécules.

2.3.2. Le FilmArray© pour un ajustement rapide et ciblé des antibiothérapies Les progrès de la biologie moléculaire ont transformé la microbiologie. La PCR (« polymerase chain reaction ») est une technique d’amplification enzymatique permettant d’obtenir des millions de copies de fragments d’ADN. Cette technique ancienne consiste à utiliser des enzymes d’amplification d’acides nucléiques4, soit pour détecter la présence d’un gène, soit pour quantifier le nombre de copie d’acides nucléiques dans un prélèvement biologique (Figure 8). Utilisée dans le domaine de la recherche au départ, cette technologie est maintenant largement utilisée dans le domaine du diagnostic. Son accès de manière intégrée et automatisée a été rendu possible grâce à de nouveaux outils, notamment la technologie FilmArray ©, développée par Biofire, une société de Salt Lake City devenue 4. Acides nucléiques : motifs moléculaires constitutifs de notre ADN et de notre ARN.

Détection Tube de vol

Laser

Temps de vol

Séparation

Streptococcus pneumoniae

Accération

Escherichia coli

Ionisation

Matrice d’ionisation

Pseudomonas aeruginosa

Désorption

Figure 7 220

La spectrométrie de masse permet d’analyser les agents pathogènes présents dans une colonie bactérienne.

Principe de la PCR (« polymerase chain reaction »), technique d’amplification de l’ADN.

Amorce Nucléotides Taq polymérase

Dénaturation

Séparation des deux brins d’Adn

Nouveau cycle

Élongation

Synthèse d’un brin complémentaire par la Taq polymérase

maintenant une société du groupe Biomérieux. Le principe repose sur l’utilisation d’un dispositif médical automatisé, de la taille d’une main environ, dans lequel toutes les étapes de la technique PCR sont intégrées (Figure 9). Le prélèvement biologique du patient (dans notre exemple, un prélèvement pulmonaire) est déposé dans le « port d’injection » ; à l’autre extrémité est déposé un tampon qui réhydrate les réactifs à l’intérieur de la poche réactionnelle. Toutes les étapes de la PCR sont intégrées à l’intérieur de la poche : la lyse des cellules (destruction de la membrane cellulaire), l’extraction des acides nucléiques, puis une première PCR1 qui cible les pathogènes généralement responsables d’infections pulmonaires. Ensuite, une deuxième PCR (que l’on appelle PCR nichée, ou nested-PCR) est mise en place sur la partie à droite pour rechercher la présence d’un certain nombre de bactéries ou de virus responsables d’infections pulmonaires à partir

Hybridation Fixation d’un couple d’amorces

de l’analyse des gènes de ces agents pathogènes. On peut même obtenir une information sur le profil de résistance puisqu’on peut rechercher la présence ou non de certains gènes liés à la résistance aux antibiotiques. Cette technique est réellement une avancée importante dans la mesure où elle permet en moins d’une heure d’avoir Port d’injection de l’échantillon

Purification AND/ARN

PCR1

PCR2

Port d’injection de tampon

Lyse des cellules

120 puits de 1 µL

L’innovation diagnostique au service de la médecine personnalisée pour la prise en charge du sepsis et des maladies infectieuses

Figure 8

ADN à amplifier

Figure 9 Principe de fonctionnement de la technologie de BioFire, FilmArray®, qui permet de cibler les pathogènes responsables de l’infection, puis de faire une analyse génétique des pathogènes qui donnera la liste des virus et bactéries présents.

221

Chimie et nouvelles thérapies

l’information permettant au clinicien d’ajuster rapidement l’antibiothérapie. 2.3.3. Le séquençage Les cliniciens utilisent beaucoup l’information phénotypique, c’est-à-dire l’ensemble des données observables d’un organisme, notamment à l’échelle cellulaire. La prochaine révolution technologique qui va impacter la microbiologie est probablement le séquençage5. Le séquençage a énormément progressé en termes de délai de rendu de résultats, ainsi qu’en termes de profondeur de séquençage et de robustesse (Figure 10). Il trouvera naturellement une place dans le domaine de la microbiologie parce qu’il permet en particulier d’avoir une analyse beaucoup plus globale du génome bactérien.

Figure 10

222

Le séquençage a considérablement progressé en termes de robustesse grâce à l’outil informatique.

Aujourd’hui, le séquençage n’est pas encore un outil utilisé en routine, mais plutôt dans des laboratoires spécialisés. Mais les techniques de séquençage auront incontestablement, dans quelques années, une place dans le domaine de la microbiologie. Certains suggèrent que l’analyse par séquençage permettra peut-être de remplacer toutes les étapes de la microbiologie et que l’on pourrait avoir l’identification, le profil de résistance, et même prédire le dosage d’antibiotiques qui est nécessaire d’être administré au patient. Il y a néanmoins encore énormément de chemin pour le démontrer. 5. Séquençage : détermination de l’ordre des nucléotides présents dans l’ADN.

3

Les nouveaux systèmes de diagnostic en développement

3.1. L’évaluation du statut immunitaire des patients Reprenons l’exemple initial du patient sur lequel a été identifiée, au niveau pulmonaire, une bactérie appelée Klebsiella Pneumoniae (Figure 11), qui n’est pas particulièrement résistante, ce qui a permis au clinicien d’adapter l’antibiothérapie et d’utiliser un antibiotique classique, moins toxique, l’Augmentin®. Puisque le patient a été pris en charge correctement et rapidement, dans un service clinique spécialisé, on pouvait penser que les choses allaient bien se dérouler. Pour autant, le patient n’a pas évolué de cette façon puisque trois semaines après son arrivée en réanimation, il a également fait une infection urinaire. Six semaines après son arrivée en réanimation, il fait une nouvelle infection pulmonaire : il a une bactériémie6 avec une hémoculture positive. Au total, il est resté 42 jours en réanimation. Quand il pouvait finalement quitter la réanimation, il était incapable de se lever, parce qu’il était resté alité pendant très longtemps, ce qui avait entraîné une fonte musculaire majeure. Il a donc été envoyé dans un service de convalescence pendant plus de 80 jours. Au final, il présentait des troubles cognitifs et une fatigue chroniques. Un an plus

6. Bactériémie : présence de bactéries dans le sang.

Chirurgie

Ventilation mécanique Vasopresseur

Syndrome fébrile

Pas de signe clinique spécifique Aucun test diagnostic pour évaluer le statut immunitaire

ATB adaptée amoxicilline acide clavulanique

88 jours en centre de convalescence

42 jours en réanimation

Pneumonie Choc septique

Infection urinaire

tard, il n’a ainsi toujours pas repris le travail. Au total, il aura été traité 35 jours par des antibiotiques, et le coût direct de son hospitalisation aura été de plus de 275 000 euros, le coût d’un jour de réanimation, d’hospitalisation et de réanimation étant extrêmement élevé. Comment cela peut-il arriver alors que la prise en charge précoce du patient a été optimale ? Tout simplement parce qu’on ne s’est en fait intéressé qu’à une facette du problème, l’infection, qui n’est que le déclencheur du syndrome septique, alors que le patient est finalement entré dans une phase de défaillance immunitaire profonde et persistante qui explique la récurrence de ses infections pendant son séjour en réanimation, malgré le fait que les antibiotiques étaient efficaces dès le départ. Aujourd’hui on ne dispose strictement d’aucun outil pour caractériser le statut

Pneumonie Bactériémie

Maxime ne peut pas reprendre le travail, Maxime n’est pas il souffre de fatigue capable de se lever chronique et de du fait de la fonte troubles cognitifs musculaire

immunitaire des patients de manière reproductible et standardisée, permettant d’avoir une information assez globale de l’état de bonne santé ou de mauvaise santé immunitaire, information pouvant être transmise au clinicien et au réanimateur pour adapter la prise en charge du patient. Deux nouvelles technologies arrivent, qui semblent avoir une chance de pouvoir résoudre ce problème. 3.2. Le test fonctionnel immunitaire (IFA) La première technologie, qui est considérée comme étant le test de référence pour les immunologistes, consiste à mesurer si le système immunitaire du patient est fonctionnel ou pas. Des cellules prélevées sur le patient sont stimulées ex vivo avec un agent stimulant assez général et global. Ces cellules sont incubées pendant quelques heures à 37 °C,

Figure 11 Évolution de l’état de santé du patient Maxime.

L’innovation diagnostique au service de la médecine personnalisée pour la prise en charge du sepsis et des maladies infectieuses

Maxime est devenu profondément immunodéprimé

223

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 12 La stimulation ex vivo des cellules pour tester le système immunitaire n’est pas utilisée en clinique de routine.

sérum cellules sanguines

ELISA

et leur capacité de réponse est mesurée, notamment en dosant une cytokine7 qui est produite par les cellules circulantes comme les lymphocytes8 et les monocytes9 ; cette mesure permet de voir si le système immunitaire est fonctionnel (Figure 12). Le problème est que ces outils ne sont pas du tout reproductibles, pas du tout pratiques à utiliser au laboratoire, donc encore assez peu utilisés en clinique de routine. Des efforts d’automatisation sont en cours de développement notamment basée sur la microfluidique en gouttes développée avec les laboratoires de recherche de l’École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI). Elle consiste 7. Cytokine : substance fabriquée par le système immunitaire qui permet de réguler la production de différentes cellules. 8. Lymphocyte : cellule présente dans le sang ayant pour but de défendre le système immunitaire. 9. Monocyte : type de lymphocyte.

Figure 13

224

La microfluidique permet d’encapsuler les cellules du patient dans des gouttes, à l’intérieur desquelles leur réponse à une stimulation peut être mesurée plus rapidement.

à encapsuler les cellules du patient dans des gouttes (Figure 13). Dans la matrice de la goutte, a été mis un stimulant permettant de stimuler la cellule à l’intérieur, donc dans un milieu de réaction extrêmement confiné. Cela permet de mesurer la réaction cellulaire très rapidement après la simulation. À ce stade, cette technologie est encore assez futuriste, mais prometteuse. 3.3. Biomarqueurs transcriptomiques Le deuxième test en cours de développement est basé sur la transcriptomique (Figure 14), qui est l’étude des ARN messagers. Ces molécules remplissent dans les cellules vivantes une fonction de support intermédiaire de l’information contenue dans l’ADN (gènes). Elles sont formées par la transcription de gènes de l’ADN dont elles sont une copie. Leur rôle est de transporter cette information recueillie dans le noyau de la

fragmentation

Fonction de sonde hybride Cible d’ADN simple brin, marqué par fluorescence

mRNA

Sonde oligonucléotidique Chaque sonde contient des millions de copies de sondes oligonucléotidiques spécifiques Plus de 200 000 sondes différentes complémentaires aux informations génétiques d’intérêt

Transcription

Réplication

Translation

RT

Bibliothèque de séquences RT

Transcription inverse

fragmentation

Protéine ADN

Courtes séquences lues

ARN

Non applicable à la clinique de routine aujourd’hui

Non applicable à la clinique de routine aujourd’hui

Figure 14 La transcriptomique permet, grâce à l’analyse des ARN messagers, d’identifier des biomarqueurs caractérisant le système immunitaire du patient.

cellule vers le cytoplasme où elle sera traduite en protéine. Les puces à ADN, et plus récemment le séquençage ARN, permettent la quantification systématique de ces ARN messagers et donc d’avoir une indication relative du taux de transcription de différents gènes dans des conditions données. Ces technologies sont toutefois réservées à la recherche et ne peuvent pas

être utilisés en routine, et en l’occurrence dans le domaine de la réanimation. Ces outils nous ont néanmoins permis d’identifier des marqueurs intéressants que l’on peut maintenant quantifier de manière totalement automatisée grâce à la technologie FilmArray® décrite plus haut (Figure 15), et ce, avec un délai de rendu de résultats tout à fait adapté à la clinique et un

L’innovation diagnostique au service de la médecine personnalisée pour la prise en charge du sepsis et des maladies infectieuses

Sonde Geneship®

Figure 15 Identification d’ARN messagers (en rouge), marqueurs de l’état immunitaire du patient.

225

Chimie et nouvelles thérapies

accès 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. L’utilisation de ce test fonctionnel immunitaire et de ces biomarqueurs aurait permis au clinicien de caractériser l’état immunitaire du patient que nous avons pris comme exemple. Il aurait même été intéressant d’avoir un niveau basal du statut immunitaire du patient avant la chirurgie et de mesurer ensuite en réponse l’évolution de son statut immunitaire (Figure 16). Si dans un cas, le patient montrait une récupération progressive de son statut immunitaire vers l’homéostasie, le clinicien aurait pu continuer à le prendre en charge normalement, voire même anticiper, peut-être, sa sortie de réanimation. En l’occurrence, dans l’exemple traité, le patient a sans doute eu une persistance de la défaillance immunitaire, qui explique ses infections

Chirurgie

Ventilation mécanique Vasopresseur

Syndrome fébrile

ATB adaptée amoxicilline acide clavulanique

Pneumonie Choc septique

Statut immunitaire en phase de normalisation = risque faible

récurrentes. Le clinicien, s’il avait eu connaissance de cette défaillance, aurait pu optimiser sa prise en charge et diminuer le risque infectieux. On peut également envisager, dans un futur probablement proche, d’utiliser des immunothérapies qui permettraient de restaurer le statut immunitaire du patient, l’aideraient à récupérer, et donc à prévenir les infections secondaires. Ce qui est très intéressant, c’est que les thérapeutiques qui ont été énormément développés dans le domaine de l’oncologie (voir le Chapitre de J.-P. Armand dans Chimie et nouvelles thérapies) ont également un potentiel pour ce genre d’application, en particulier les thérapeutiques qui permettent de réveiller le système immunitaire et donc de pouvoir l’aider lui-même à se protéger contre les complications infectieuses.

Prise en charge standard

Sortie précose de réanimation

Prise en charge optimisée

Immunothérapie ?

IPP/IFA

Statut immunitaire défaillant = risque élevé

Figure 16 Prise en charge du patient si les deux techniques, test fonctionnel immunitaire (IFA) et identification des biomarqueurs du système immunitaire, sont disponibles. 226

Il est clair que dans le domaine des maladies infectieuses, la médecine personnalisée est nettement moins avancée que dans le domaine de l’oncologie avec, sans doute une dizaine ou une quinzaine d’années de retard, même si un antibiogramme permet une thérapeutique plus personnalisée. Il est clair que les choses vont évoluer et que la biologie moléculaire va jouer un rôle sans doute essentiel dans cette évolution, à la fois sur le volet pathogène, mais également sur le volet de la réponse de l’hôte. Comme dans beaucoup de domaines, on va évoluer vers des technologies d’analyse beaucoup plus complexes permettant de caractériser le système immunitaire des patients. Nous avons vu que de nouveaux outils vont être mis sur le marché, mais la R&D s’intéresse aussi à beaucoup d’autres répertoires : la métabolomique10, la génomique11, etc., qui vont générer une énorme quantité de données très difficiles à interpréter pour le clinicien. Donc l’avenir repose aussi sur la création des outils qui permettront d’intégrer ces informations et les rendre facilement utilisables par le clinicien.

10. Métabolomique : étude des différents métabolites, qui sont créés lors d’un métabolisme comme les acides gras dans le corps humain. 11. Génomique : étude des génomes, ensembles de gènes dont on étudie le fonctionnement à l’échelle génomique.

L’innovation diagnostique au service de la médecine personnalisée pour la prise en charge du sepsis et des maladies infectieuses

L’avenir de la médecine personnalisée dans les maladies infectieuses

227

et

pharmacie

Gérard Guillamot est directeur scientifique dans l’entreprise pharmaceutique Seqens1.

Afin d’illustrer la contribution des sociétés de chimie fine au développement des molécules actives et de montrer comment elles participent à la chaîne de valeurs du médicament aujourd’hui, remettons tout d’abord le marché pharmaceutique dans son contexte, avant d’expliciter quatre expertises typiques du travail des sociétés de chimie fine.

1

Contexte général

1.1. Contexte économique Le marché pharmaceutique mondial est un marché de 1 000 milliards d’euros en 2018. Les principes actifs représentent environ 7 % de cette somme, soit 82 milliards, dont 75 sur les petites molécules inférieures à 1 000 daltons 2, avec une croissance 1. www.seqens.com/fr/ 2. Dalton : unité de masse atomique utilisée en biologie, correspondant environ à 1 g/mol.

annuelle de 6 à 7 %. Les entités biologiques représentent aujourd’hui 7 milliards d’euros avec une croissance plus importante. Les sociétés communément appelées CRO 3 (« Contract Research Organization ») s’occupent des « phases amont » de la caractérisation (évaluation, toxicologie) et représentent 50 % des capacités nécessaires et qui sont sous-traitées par les sociétés pharmaceutiques. Les CDMO4 («  Chemical Development Manufacturing Organization ») comme Seqens, plutôt présentes sur les phases aval, ne représentent que 25 % des capacités sous-traitées par ces mêmes sociétés. 3. CRO : « Contract Research Organization », soit société de recherche contractuelle, entreprise qui fournit ses services dans le domaine de la recherche biomédicale. 4. CDMO : entreprise sous-­traitante ou d’externalisation dans la fabrication de produits pharmaceutiques.

Gérard Guillamot

Chimie fine

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 1

A

Contexte économique des entreprises de chimie fine sur le développement et la production de matières premières spécifiques, d’intermédiaires avancés et de principes actifs : A) petites molécules ; B) entités biologiques.

B « petites molécules » (Poids moléculaires < 1 000 daltons)

Marché mondial évalué à 7 milliards d’euros

Marché mondial évalué à 75 milliards d’euros

Croissance estimée à 10 % annuellement

Croissance estimée à 6-7 % annuellement

Un rappel pour bien se représenter la taille relative des entités moléculaires thérapeutiques : les « petites molécules thérapeutiques » sont inférieures à 1 000 daltons, les polypeptides inférieurs à 5 000, les fragments d’anticorps à 25 000, les protéines enzymatiques de 50 000 à 100 000 daltons et les anticorps monoclonaux 5 sont supérieurs à 100 000 daltons. Seqens est actif sur la partie verte de la Figure 1 : les petites molécules thérapeutiques et les protéines enzymatiques.

5. Anticorps monoclonal (ou MAB, « monoclonal antibody » en anglais) : anticorps reconnaissant le même antigène créé par une même lignée de lymphocytes B.

160 140

Profitabilité supérieure à celle des petites molécules

1.2. Contexte scientifique Début 2019, date historique, la 150 000 000e structure a été enregistrée par le Chemical Abstract de l’American Chemical Society (Figure 2), l’institution qui donne un numéro à chaque molécule nouvelle identifiée (base de données C.A.S-R.N.). De 1962 à 2005, 25 millions de molécules ont ainsi été enregistrées. De 2005 à 2015, 75 millions ont été rajoutées, ce qui est considérable. Et de 2015 à 2019, il y a encore eu 50 millions de molécules de plus d’inventoriées, et cette tendance va encore s’accroître. La Figure 3 donne une molécule dont Seqens est le premier producteur mondial, la molécule d’aspirine, qui a été la première molécule active découverte et isolée ; plus

Enregistrement des nouvelles entités au C.A.S.-Registry Number 54 années

50 années

40 années

120 100

Figure 2

230

Évolution de l’enregistrement des molécules de synthèse dans la Base de données du Chemical Abstract (C.A.S.-R.N.).

80 60 40 20 0

Nbre E.C.-2005

Nbre E.C.-2015

Nbre E.C.-2019

Chimie fine et pharmacie Figure 3 Molécule d’aspirine (acide acétylsalicylique).

précisément découverte en 1829, synthétisée en 1853 et obtenue industriellement en 1897. Il a donc fallu quarante ans pour qu’elle soit industrialisée. La consommation française, aujourd’hui, est de 1 500 tonnes par an. Sur la Figure 4 est représentée la molécule d’insuline6. Elle est constituée d’un 6. Insuline : hormone protéique créée dans le pancréas qui favorise l’absorption du sucre (glucose) dans le sang.

enchaînement d’aminoacides, deux chaînes polypeptidiques liées par des liaisons (des ponts disulfure7). Cette molécule est trente fois plus grosse que l’aspirine. Ici, il s’agit de l’insuline humaine ; il existe de nombreuses autres insulines qui sont toutes distinguées dans les bases de données par un identifiant propre.

7. Pont disulfure : liaison entre deux atomes de soufre (-S-S-).

Figure 4 Représentation spatiale de l’insuline humaine. Source : Wikipédia, licence cc-by-2.5, Isaac Yonemoto.

231

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 5 Représentation spatiale d’un anticorps monoclonal (« KEYTRUDA », 149 000 Da).

La Figure 5 donne un exemple d’anticorps monoclonal qui comprend plusieurs chaînes protéiniques. C’est encore trente fois plus gros que l’insuline donc neuf cents fois plus gros que l’aspirine. On peut concevoir qu’une telle molécule puisse traverser les membranes cellulaires et pénétrer dans les cellules.

avait été réalisée au laboratoire, et cette molécule servait à cibler les récepteurs de la sérotonine8 (Figure 7). À l’époque, on accédait uniquement à des enzymes commercialement disponibles. Ces enzymes étaient essentiellement efficaces dans des milieux aqueux et avec une limitation de température à 40 °C.

2

Cela nous a amenés par la suite, dans les années 20002005, à acquérir une société de biotechnologies francaise, Proteus, basée à Nîmes, spécialisée dans les microorganismes extrémophiles et disposant d’une large gamme de protéines catalytiques. Cela nous donnait également accès aux techniques de criblage à haut débit9 pour obtenir les meilleurs clones possibles (Figure 8). De plus, la possibilité d’utiliser des

Comparaison des exemples actuels et passés

La société Seqens (Encart : « Seqens, en quelques chiffres ») a acquis au fil des ans quatre expertises typiques de son métier : la chimie enzymatique, la chimie en flux, l’étude des formes solides et le développement de méthodes analytiques. 2.1. La chimie enzymatique

232

La chimie enzymatique a considérablement évolué en cinquante ans. En 1987 à titre d’exemple, la résolution de l’hydroxyméthylbenzodioxane

8. Sérotonine : neurotransmetteur dans le système nerveux central. 9. Criblage à haut débit : technique combinatoire, souvent automatisée, visant réaliser la synthèse de grandes quantités de molécules en même temps.

Seqens (Figure 6) est une CDMO, 3 200 collaborateurs, 1 milliard de chiffre d’affaires, 1 000 clients sur trois continents (en Asie, en Europe et au Canada) et 300 scientifiques.

Chimie fine et pharmacie

SEQENS, EN QUELQUES CHIFFRES

1bn Chiffre d’affaires 2018

3 200

1 000 +

Canada

Collaborateurs

Finlande

Clients

Chine

GB France

USA

Allemagne Singapour 24

3 Centres R&D 300 Scientifiques

Sites de production

Thaïlande

et experts

Figure 6 Seqens dans le monde.

1987

2015 Enzymes commerciales

Enzymes sur mesure ou cellules entières (Proteus by SEQENS)

Résolution d’un centre stéréogène unique par une lipase

Dé-racémisation d’un produit « prochiral »

Développement d’une méthodologie simple en milieu solvant pour résoudre un centre stéréogène

Développement d’une méthodologie élaborée combinant capacités de fermentation, isolation des cellules entières-stockage-utilisation-élimination

Rendement cible de 50 %

Compétences xxe siècle Enzymes commerciales disponibles uniquement Réactions essentiellement en milieu aqueux et début des premiers essais en milieu solvant Limitation à des températures < 40 °C

Rendement cible de 100 %

Compétences xxie siècle Large gamme de protéines catalytiques disponibles Criblage à haut débit pour cibler les meilleurs clones Utilisation d’extrémophiles pour atteindre des températures > 100 °C Nécessité de compétences diverses

Implantations Implantation mondiale en Europe, aux États-Unis et en Asie Installations flexibles pour la fabrication de molécules complexes Outils de production compétitifs pour les principes actifs, intermédiaires et à grande échelle

Figure 7 Histoire de la chimie enzymatique dans le secteur de la pharmacologique et évolution des rendements de production.

233

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 8 Le criblage à haut débit permet de tester une large gamme de variants permettant de cibler le plus actif. Source : Proteus, Nîmes.

micro-organismes extrêmophiles donnait accès à des systèmes enzymatiques opérant à des températures supérieures à 100 °C, ce qui nous a permis de cibler le précurseur du baclofène10 avec un rendement de 100 % grâce à la présence d’un carbone prochiral11 dans la structure d’un précurseur de cette molécule. La Figure 8 montre, à titre d’exemple, des plaques à 96 puits qui permettent de faire du criblage avec différentes protéines et de localiser les clones les plus actifs, mis en évidence par une réaction colorimétrique.

Une deuxième expertise qui se développe aujourd’hui est la chimie en flux12 (Figure 9). Notre première expérience date de 1988, où il s’agissait de travailler sur un

Début 2019, un appareil commercial a été acheté pour faire ce qu’on appelle de la « flow » (la fluidique), « flow chemical » ou « flow synthesis », une technique qui nous permet de réaliser des réactions qui avaient été jusque-là sous-traitées en Asie sur les vingt à trente dernières années. Ces réactions, notamment de dimérisation14, de nitration 15, de réduction, aujourd’hui, peuvent désormais être reprises dans nos usines françaises. Les techniques de « flow » permettent d’atteindre des pressions et

10. Baclofène : molécule ayant un effet myorelaxant c’est-à-dire un effet de relaxation musculaire. 11. Carbone prochiral : carbone achiral pouvant être converti en carbone chiral en une seule étape de reaction chimique. 12. Chimie en flux : utilisation d’installations permettant de réaliser des réactions chimiques en continu sans utiliser des réacteurs fermés.

13. Réarrangement de Claisen : réaction chimique faisant intervenir des alcènes et conduisant à la formation d’une liaison carbonecarbone. 14. Dimérisation : production d’un polymère (ici avec deux motifs répétitifs) à partir de deux monomères (motifs) différents. 15. Nitration : réaction permettant d’introduire un ou plusieurs groupements nitro (-NO2) dans une molécule.

2.2. La chimie en flux (fluidique)

234

réarrangement de type Claisen [3,3]13, une réaction qui dégageait tant de chaleur qu’on était incapable de la mener au-delà de 50 ou 100 grammes faute de savoir évacuer les calories produites. Le problème avait été résolu, à l’époque, en réalisant un montage artisanal et en réalisant la mise au point par une approche méthodologique de type « essai-erreur ».

Utilisation d’un réacteur en continu de 50 mL

2019

Utilisation d’un système polyvalent de mise au au point de chimie en flux

Contrôle de l’exothermie d’un réarrangement Type Claisen (3,3) d’un éther mixte allylique et vinylique

Utilisation de réactifs énergétiques et/ou faible durée de vie dans des conditions de sécurité optimum

Première approche de la chimie en flux pour contrôler le dégagement de chaleur

Contrôle des réactions de nitration, azidation, cyanuration…

Compétences xxe siècle

Compétences xxie siècle

Montages « réalisés » de manière artisanale Réalisations et mises au point faites par essais-erreurs

des températures importantes (20 bars/150 °C), ce qui conduit à des accélérations de cinétiques d’un facteur 1 000. La Figure 10A montre un montage tel qu’on en faisait en 1992. En l’occurrence, c’est un montage pour faire de l’ozonolyse16. Pour comparaison, le type d’appareil utilisé en 2019 qui est maintenant disponible commercialement et qui est devenu commun dans les sociétés de chimie fine : Figure 10B. Pour illustrer le progrès accompli : dans un réacteur industriel, il n’est pas rare de voir des temps de 10 heures de réaction, pendant lesquelles le réactif réagit avec un substrat. Grâce aux technologies de « flow », il est possible de réaliser la même réaction en 36 secondes. Les 16. Réaction chimique faisant intervenir de l’ozone (O3) et permettant d’oxyder un alcène et ainsi produire deux fonctions carbonyle (C=O).

Chimie fine et pharmacie

1988

Impact

Appareillages commercieux disponibles, optimisés et pilotés Capacité à travailler sous pression (20 bars & 150 °C) Accélération des cinétiques de réaction (× 1 000) Réactions téléscopées sans isolation des intermédiaires

Coûts d’investissement et d’exploitation moindre Accélération des développements Installations flexibles pour la fabrication de molécules complexes Outils de producton compétitifs pour les principes actifs (1-10T)

conséquences sont fondamentales et il en résulte des possibilités démultipliées pour la chimie fine d’aujourd’hui. 2.3. L’étude des formes solides

Figure 9 La chimie en flux a connu des progrès considérables depuis une trentaine d’années (comparaison 1988-2019).

La plupart des médicaments ou des principes actifs A

B

Figure 10 Pour la chimie en flux, nous sommes passés d’un montage dédié (A) à une unité flexible multi-réactionnelle (B) (comparaison 1992-2019). Source : B) www.vapourtec.com/

235

Chimie et nouvelles thérapies

commercialisés sont des formes solides (Figure 11). Dans les années 1990, ces formes solides étaient caractérisées par une approche classique : mesure des points de fusion, et présence de solvates ou d’hydrates, la forme cristalline était observée au microscope optique. Mais en 1998, il y a eu un problème grave de polymorphisme 17 sur un médicament antisida, le Ritonavir. La société productrice a ainsi dû retirer l’ensemble de sa production du marché car les profils de dissolution n’étaient plus les mêmes et l’efficacité du médicament n’était plus la même dans les conditions habituelles d’administration. Maintenant, en 2019, les caractérisations des formes Figure 11 Évolution des différents types d’analyse des formes solides (comparaison 1990-2019).

1990

17. Polymorphisme : capacité d’un composé à changer de forme spontanément en fonction des conditions du milieu dans lequel il est présent.

2019

Approche « macroscopique » et générale Point de fusion Solvates/hydrates Microscopie (optique : × 4 à × 40) Polymorphisme sur le Ritonavir (1998)

solides sont considérablement plus approfondies. On regarde la taille des cristaux, le polymorphisme, la filtrabilité, la microscopie électronique à balayage18, la diffraction X19 sur les poudres et les analyses thermogravimétriques20 sont devenus des méthodes de routine. Sur la Figure 12, par exemple, sont représentées des photos de cristaux obtenus au laboratoire dans le cadre d’un contrôle de cristallisation 18. Microscopie électronique à balayage : technique de microscopie ayant une résolution comprise entre 0,4 et 20 nanomètres. 19. Diffraction des rayons X : technique d’analyse de solides reposant sur la diffusion élastique de rayons X par un solide donnant lieu à des interférences d’autant plus marquées que la matière est ordonnée (cristallin). 20. Thermogravimétrie : techniques d’analyse étudiant la variation de masse d’un échantillon par rapport au temps, à une température donnée.

Approche « microscopique » et détaillée Filtrabilité/coulabilité/taille des cristaux/étude du polymorphisme Microscope électronique à balayage (électronique : × 10 000) Diffraction X sur poudres (X.R.P.D.) Calorimètre à balayage différencié (D.S.C.) Analyse thermogravimétrique (T.G.A.) Sortion de vapeur en mode dynamique (D.V.S.)

236

Compétences xxe siècle

Compétences xxie siècle

Cristallisation standard, voire précipitation du produit solide Contrôle de la répartition de la taille des cristaux (P.S.D. distribution)

Contrôle de la cristallisation Contrôle systématique des formes polymorphiques Contrôle de la filtrabitilité → Capacité à obtenir la plupart des molécules complexes

Implantations Implantation mondiale en Europe, aux États-Unis et en Asie Installations flexibles pour la fabrication de molécules complexes Outils de production compétitifs pour les principes actifs, intermédiaires et à grande échelle

Chimie fine et pharmacie pratiqué aujourd’hui. D’un côté, on observe un maclage21, de l’autre, c’est beaucoup plus erratique ; la présence d’un mélange de formes cristallines peut ainsi être mise en évidence. 21. Maclage : association orientée de deux ou plusieurs cristaux identiques.

1990

2.4. Développement et validation de méthodes analytiques

Figure 12 Des cristaux contrôlés en laboratoire.

Les méthodes analytiques, à la fois basées sur des appareillages et des méthodologies d’utilisation (Figure 13), sont devenues des facteurs de sélection extrêmement importants dans le choix des

Approche traditionnelle et générale

Approche actuelle

2019

Suivi de réaction, qualité du P.F. Définition des spécifications par extrapolation des essais Labo Méthode analytique pour le suivi des impuretés (syntèses & dégradation) C.C.M./CLHP-UV/CPG-FID Peu de contraintes réglementaires, « fenêtre BPF restreinte » 5-10 scientifiques

Développements analytiques de méthodes spécifiques réalisées par plan d’expériences : spécificité, répétabilité, exactitude, robustesse… Suivi des reports d’impuretés au travers des différentes étapes et transformations Criblage d’une variété importante de colonnes idoines pour le développement d'une méthode analytique Beaucoup de contraintes réglementaires (intégrité des données, harmonisation des méthodes) « fenêtre BPF élergie » 50-60 scientifiques

Compétences xxe siècle

Compétences xxie siècle

Spectrométrie de masse R.M.N. 100 MHz Chromatographie gazeuse Chromatographie liquide sous haute pression

Spectrométrie de masse R.M.N. 400 MHz-600 MHz Chromatographie liquide sous très haute pression Chromatographie ionique Chromatographie gazeuse

Implantations Implantation mondiale en Europe, aux États-Unis et en Asie Installations flexibles pour la fabrication de molécules complexes Outils de production compétitifs pour les principes actifs, intermédiaires et à grande échelle

Figure 13 Évolution des techniques d’analyse dans l’élaboration de procédés industriels (comparaison 1990-2019). CCM : chromatographie sur couche mince ; CLHP-UV : chromatographie liquide haute pression ultra-violet ; CG-FID : chromatographie gazeuse à ionisation de flamme.

237

Chimie et nouvelles thérapies

sociétés de sous-traitance. En 1990, des suivis de réactions étaient effectués, la qualité du produit fini était bien-sûr contrôlée. Des méthodes analytiques étaient établies pour le suivi des impuretés de synthèse ou de dégradation, mais avec des contraintes règlementaires nettement plus légères que celles appliquées aujourd’hui. Pour un groupe de vingt scientifiques

au laboratoire de synthèse, entre cinq et dix scientifiques se trouvaient en développement analytique. En 2019, il y a plus de scientifiques en développement analytique qu’en laboratoire de synthèse parce que les contraintes qualité et réglementaires sont devenues beaucoup plus importantes : le nombre d’étapes de synthèses augmente, les séquences deviennent de plus

LES PROGRÈS DE LA QUALITÉ GRÂCE À LA TECHNOLOGIE Pour récapituler l’évolution de ces trente dernières années dans la chimie pharmaceutique, on peut souligner qu’elle a permis une offre beaucoup plus importante de structures chimiques beaucoup plus complexes (Figure 14). C’est le résultat de l’évolution des méthodes de synthèse en chimie, accompagnées par des méthodes analytiques rapides et pertinentes et appuyées par la maîtrise de cristallisations très élaborées. L’implication pour des sociétés comme Seqens consiste à maîtriser un panel élargi de technologies, comme le criblage à haut débit, mais aussi la maîtrise précise des conditions de réactions rendue accessible par des analyses en continu extrêmement rapides. Il est clair que toutes ces évolutions technologiques ont permis l’émergence de nouvelles expertises qui contribuent à un meilleur contrôle des productions et à une plus grande variété dans l’offre de structures chimiques disponibles. Pharmaceutiques

Offre importante de structures, beaucoup plus complexes

C.D.M.O.

Autorisée par l’évolution des méthodes de synthèse en chimie Accompagnée par des méthodes analytiques rapides et pertinentes (suivi des impuretés/contrôle des intermédiaires et ensuite du P.F.) Appuyée par des études de cristallisation très élaborées pour rechercher « polymorphisme » et cristallinité…

Compétences analytiques Spectrométrie de masse en routine R.M.N. 400 MHz Analyse aux rayons X Chromatographie liquide sous très haute pression Études approfondies des solides

Nécessité d’une approche optimisée piur obtenir les produits cibles Nécessité d’avoir un panel élargi de technologies disponibles Criblage à haut débit des paramètres « critiques » de réaction (cf. enzymes) Importance de l’application et du suivi d’un cadre réglementaire strict Approche systématique de la qualité par la conception avec généralisation des plans d’expériences

Compétences méthodologiques Appareil de chimie en flux Outils de criblage haut débit Nouvelles méthodologies de synthèse : multi-catalyse & réactions télescopées Développement analytique Expertises multiples disponibles

Impacts Implantation mondiale en Europe, aux États-Unis et en Asie requises Installations flexibles pour la fabrication de molécules complexes Outils de production compétitifs pour les principes actifs, intermédiaires et à grande échelle

Figure 14 Lien entre l’industrie pharmaceutique et les évolutions de protocoles de développement dans les CDMO. 238

3

La nouvelle industrie pharmaceutique

Ni sur le plan de l’approche technique de la synthèse chimique, ni sur les performances de niveau de qualité si essentielles à l’industrie pharmaceutique, les entreprises du e xx siècle n’approchaient celles d’aujourd’hui. On en trouve des exemples dans les progrès relatifs à la qualité et aux façons dont l’industrie d’aujourd’hui approche la question par des nouveaux protocoles, par exemple la gestion « totale » de la qualité

Chimie fine et pharmacie

en plus compliquées, et il y a nécessité de suivi des impuretés au travers des différentes étapes, un criblage préalable pour le choix des colonnes dans le développement de méthodes analytiques, des plans d’expériences pour obtenir les meilleures conditions expérimentales… Cela a été un bouleversement et cette évolution reste un point d’inflexion sur nos métiers.

« de la conception au produit fini » (Encart : « Les progrès de la qualité grâce à la technologie »). On en voit aussi l’illustration dans l’élargissement stupéfiant des performances de cette industrie en termes de complexité des structures moléculaires qu’elle sait aujourd’hui synthétiser et caractériser. Tout cela est la conséquence des formidables progrès scientifiques et techniques des cinquante dernières années.

Figure 15 Le Voxilaprevir.

Le Voxilaprevir (Figure 15) fait partie du panel de molécules qui ont permis de pratiquement éradiquer l’hépatite C. Il est présenté ici pour illustrer la complexité des molécules que l’industrie est aujourd’hui capable de produire : 8 centres stéréogènes 22 , une masse molaire de 868 daltons et une synthèse qui nécessite 40 étapes ! 22. Centre stéréogène : centre asymétrique (par exemple un carbone dans une structure tégragonale).

Les défis à portée de main pour le XXIe siècle Qu’est ce qui nous permet de contribuer avec tant d’efficacité à l’élaboration des entités chimiques et thérapeutiques du xxie siècle ? C’est la capacité à prendre en compte la complexité croissante de ces molécules parce que nous maîtrisons un éventail d’outils analytiques très performants, et le fait de disposer de l’expertise scientifique nécessaire pour en extraire le potentiel, pour ensuite adapter les protocoles

239

Chimie et nouvelles thérapies 240

expérimentaux et appliquer les méthodologies idoines. Cela nous permet de mettre en place des méthodologies de développement pertinentes : criblages à haut débit, optimisation des séquences, approches systématiques de la qualité par la conception. Par ailleurs, nous sommes capables d’optimiser une transposition industrielle à partir des études au laboratoire, que ce soit en rationalisant le choix des séquences réactionnelles, ou celui des techniques de mise en œuvre (utilisation de la fluidique ? Sélection de réacteurs spécifiques ou réacteurs classiques à double enveloppe par exemple ?). Les succès spectaculaires déjà obtenus vont se généraliser. À l’horizon, se trouve une chimie capable de relever les défis, de traiter les problèmes, qu’ils soient techniques, économiques ou environnementaux, et surtout d’offrir à l’homme des solutions préservant l’avenir.

génome : une en

révolution

marche

Philippe Duchateau est directeur Scientifique du groupe Cellectis1.

1

Histoire et origine de l’édition génomique

L’édition génomique est une révolution en marche. Elle permet de changer un gène de façon sélective à un endroit voulu. Si cette technologie peut faire peur, elle entrera dans tous les cas de plus en plus dans les laboratoires de biologie. Telle la voiture Ford T, symbole de la révolution industrielle (Figure 1), l’édition du génome en est une aussi importante. Tout a commencé il y a dix-huit mille ans quand les hommes 1. www.cellectis.com

ont commencé à se sédentariser. Ils ont dû alors domestiquer l’environnement – les animaux, les plantes – et ont créé l’agriculture (Figure 2). Avec l’agriculture, nous avons commencé à améliorer les plantes en les hybridant, en les croisant, en les sélectionnant… Nous faisions ainsi de la modification du génome sans le savoir. Il y a neuf mille ans, l’épi de maïs d’origine n’était pas aussi grand qu’un petit doigt ; on arrive aujourd’hui à des épis de trente centimètres. C’est aussi le cas pour les bovins, on arrive aujourd’hui, juste par sélections et croisements, à

D’après la conférence de Philippe Duchateau

édition du

L’

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 1 Des revues prestigieuses comme Science, « 2015-Breakthrough of the year », ou le National Geographic, « The DNA Revolution », mentionnent sur leurs couvertures une révolution dans la génomique qui serait comparable à la révolution industrielle du xixe siècle.

Figure 2 Les processus de sédentarisation des hommes sont aussi synonymes des débuts de l’intérêt des hommes pour l’agriculture.

242

des vaches qui peuvent produire jusqu’à soixante litres de lait par jour. Toute cette évolution de l’agriculture relevait déjà de la modification du génome. Ce n’est qu’en 1953 que la structure de l’ADN a été élucidée, avec sa célèbre double

hélice et cette structure en fermeture éclair appariant différentes bases nucléiques, A, G, T, C – A avec T et G avec C (Figure 3). L’ADN se constitue en chromosomes (vingt-deux chromosomes plus les chromosomes sexuels chez l’homme), qui

Figure 3 L’ADN, dont la structure a été découvertes par James Watson et Fredrick Crick, a une forme hélicoïdale et a pour caractéristique l’emboîtement des paires de bases, A avec T et G avec C. Un génome correspond à 2x3 milliards de paires de bases, soit 20 000 gènes.

sont contenus dans un noyau, lui-même contenu dans une cellule. C’est l’assemblage de cellules, environ 1013 dans notre organisme, qui nous constitue (Figure 4). Les gènes portés par l’ADN définissent tout être vivant (Figure 5) : de la bactérie, du virus, à la forme de notre oreille et à notre taille ; ils peuvent aussi présenter un défaut et être responsables de maladies génétiques.

2

Mise en pratique de l’édition du génome

2.1. Principe L’édition du génome consiste à aller directement d’un génome A à un génome modifié. Alors qu’auparavant tout se faisait par sélection, mutations

aléatoires et croisements, aujourd’hui on a développé des outils d’une précision remarquable qui permettent d’aller modifier finement l’ADN, à la base près. On ne fait plus confiance au hasard, on décide exactement de la modification qu’on veut faire dans le génome, avec une meilleure sécurité du résultat, car on sait exactement ce qu’on fait, alors que la plupart des plantes que nous avons aujourd’hui dans nos champs ont été générées aléatoirement par des bombardements de rayons ionisants, suite à quoi on sélectionnait simplement la plante aux propriétés qui nous intéressaient.

L’édition du génome : une révolution en marche

Liaison hydrogène

ADN Humain Cellule

Noyau

Chromosome contenant les gènes

Figure 4 L’ADN dans l’organisme est contenu dans des chromosomes contenus dans des noyaux, qui eux-mêmes appartiennent aux cellules de l’organisme humain.

Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, mais nous sommes entrés dans l’aire de la précision chirurgicale. Cela

Figure 5 La diversification du vivant s’illustre par la forme des oreilles, les différentes races de chiens, ainsi que par les maladies génétiques comme le gigantisme et le gonflement de certaines parties du corps telles que le visage (enfant bulge2). 2. Bulge en anglais signifie renflement, bombement : l’enfant est donc ici atteint d’une maladie qui fait gonfler son épiderme.

243

Chimie et nouvelles thérapies

s’obtient évidemment grâce à des outils : on veut aller adresser le point où l’on veut effectuer une modification et couper dans le génome à ce point précis. Pour cela, on utilise des enzymes, qu’on appelle des nucléases3 (Figure 6). La Figure 7 représente la structure tridimensionnelle d’une nucléase. L’ADN est constitué de briques, les nucléotides A, T, 3. Nucléase : enzyme capable de couper des liaisons d’acide nucléique, par exemple qui relie deux bases de l’ADN.

Figure 6

Sélection

Ciseaux

A

B

244

L’ADN est constitué par deux brins hélicoïdaux emboîtés, sur lesquels s’entortillent des nucléases qui reconnaissent des séquences d’ADN qu’ils vont couper.

Si l’on considère douze nucléotides, on a seize millions de

Génome modifié

Génome

Coupure d’un brin hélicoïdal d’ADN pour y remplacer un gène.

Figure 7

G et C. Une succession de six briques (Figure 7A) correspond à 4 096 combinaisons possibles (Figure 7B). Si on les compare à un génome composé de trois milliards de bases paires, les chances d’avoir des coupures dans le génome sont innombrables. Avec des enzymes qui reconnaissent six nucléotides, leur spécificité est faible, et ce sont approximativement plus d’un million de coupures dans le génome qui vont intervenir. Autant dire que la cellule est morte.

Coupure de l’ADN

réparation

Plus les nucléases reconnaissent des séquences d’ADN longues, plus le ciblage sera sélectif.

B

combinaisons possibles (Figure 8A). Il reste encore environ quatre cents coupures possibles aléatoires dans le génome ; c’est encore très imprécis. Au laboratoire, on utilise des nucléases qui reconnaissent trente-deux paires de bases ; donc cela donne des combinaisons de l’ordre de deux cent quatrevingt billions de possibilités (Figure 8B). Si on compare ce chiffre au chiffre de trois milliards de paires de bases dans le génome, on voit que les chances de trouver cette séquence aléatoirement dans le génome sont virtuellement de zéro. Ce qui veut dire que quand on crée une enzyme pour cibler une séquence précise dans le génome, la probabilité pour qu’elle aille couper ailleurs est pratiquement nulle. On arrive ainsi à des outils assez spécifiques pour qu’on se permette de

L’édition du génome : une révolution en marche

Figure 8

A

faire de l’édition de génome dans des grands génomes tels que le génome humain. 2.2. Les outils Aujourd’hui quatre grands outils sont à notre disposition pour cibler des séquences longues sur un ADN. Dans les années 1980, on a mis au point des méganucléases (Figure 9A), des enzymes qui viennent de la levure et reconnaissaient entre douze et quarante nucléotides, ce qui est assez spécifique. Malheureusement, l’ingénierie des protéines nécessaire pour créer les séquences artificielles était difficile et demandait plusieurs mois de travail. Ensuite sont arrivées les protéines à doigts de zinc (Figure 9B), un peu plus simples, puisque c’était un assemblage d’unités dont chacune reconnaît trois paires de bases. On pouvait assembler

245

Chimie et nouvelles thérapies

ces unités pour aller cibler une séquence spécifique dans l’ADN. Malheureusement, les spécificités de ces unités sont interdépendantes, donc pas complètement prédictibles : la spécificité globale de la nucléase à doigts de zinc en pâtit donc. Dans les années 2010, sont arrivées les TALEN (Figure 9C), comme les protéines à doigts de zinc, ce sont des enzymes chimériques dans le sens où l’on associe une protéine qui va se lier à l’ADN avec un site catalytique4 qui, lui, a la propriété de couper l’ADN. Cette protéine qui se fixe à l’ADN est constituée d’une série de répétitions absolument identiques, à l’exception de deux acides aminés responsables de l’interaction avec un seul nucléotide. On définit alors un code où l’un de ces domaines Figure 9 De nombreuses expériences utilisant différentes nucléases ont été réalisées de 1985 à 2012.

4. Site catalytique : site particulier d’une enzyme où ont lieu les différentes interactions.

Méganucléase (1985)

(en jaune), va reconnaître le G, le bleu va reconnaître le A, le vert va reconnaître le T. Il suffit d’assembler ces petites répétitions pour former une protéine qui va reconnaître la séquence ADN choisie. Il est relativement simple de créer ce genre de protéines et en une semaine on obtient une nucléase qui va couper exactement la séquence souhaitée. Très récemment est apparue la technique CRISPR (Figure 9D) (voir aussi Chimie et biologie de synthèse, les applications, EDP Sciences, 2019). Le principe est le même, la seule différence est que la fixation à l’ADN est commandée par un brin d’ARN. C’est l’enzyme Cas9, un complexe protéineARN, qui va se fixer à l’ADN génomique en fonction de la séquence d’ARN, ce qui est très pratique et rapide. Tous les laboratoires peuvent maintenant se dispenser de faire de l’ingénierie de protéines : on commande un brin d’ARN

Nucléase à doigs de zinc, ZF, (2003) Left ZFN Spacer 9 nt target site 5-7 nt

12-40 nt target site

Fokl Fokl Right ZFN 9 nt target site

A

B Nucléase, CRISR (2012)

Tale nucléase, TALEN (2010)

Clustered Regularly-Interspaced Short Palindromic Repeats

Left TALE, 16-17 nt target site

PAM sequence

20 nt target site

Fokl Fokl

Guide RNA

Right TALEN 16-17 nt target site

Cas 9

246

C

D

Tous ces outils, qui ne servent qu’à couper les brins d’ADN, constituent en fait seulement la toute première étape de l’édition de génome. Ensuite, c’est la cellule qui fait le reste. 2.3. Méthode L’édition de génome du gène A peut être effectuée de plusieurs façons (Figure 10). On fait d’abord agir une nucléase pour couper le gène. La cellule met ensuite en jeu son système de réparation de son ADN pour pouvoir survivre et continuer à se multiplier. Éventuellement cette opération peut reconstituer la cible de la nucléase et celle-ci va continuer à couper. Une succession de coupures/ religation5 s’installe. Les procédés de réparation de l’ADN ne sont pas infaillibles, 5. Ligation : signifie, en biochimie, la fixation d’une enzyme coupée. Ici, on va donc avoir une ligation après une coupure induite dans l’ADN.

Nucléase

L’édition du génome : une révolution en marche

choisi, on le reçoit le lendemain, et l’on peut réaliser les expériences.

ils vont faire des erreurs. Au bout d’un certain temps on va avoir une petite délétion d’ADN ou une petite insertion d’ADN (des erreurs dans sa séquence), qui aboutissent à l’inactivation de ce gène. C’est ce que schématise la Figure 10 (à droite) avec l’image d’une ampoule : l’ampoule brille (jaune) et les nucléases viennent l’éteindre définitivement. Maintenant, si en plus de la nucléase on amène un morceau d’ADN complémentaire à chaque côté de la coupure, des mécanismes de réparation de l’ADN vont faire que la cellule va utiliser cet ADN pour recopier et intégrer tout ce qu’il y a dans ce morceau d’ADN complémentaire. C’est grâce à ce mécanisme qu’on arrive maintenant à corriger des mutations. Une maladie génétique avec une mutation peut être corrigée avec ce genre d’approche. On peut même aller beaucoup plus loin, et faire en sorte que cette portion d’ADN que l’on amène avec la nucléase soit un nouveau gène, ou même

Imparfaite réparation par ligation

Figure 10 Une nucléase, en agissant sur un gène, peut induire différents types de réparation : si la réparation est imparfaite (si elle se fait par ligation), cela mènera à l’inactivation du gène. Si la réparation se fait par homologie, le gène sera soit corrigé, soit remplacé. L’édition de génome est donc analogue à une ampoule qui s’éteint (en haut, synonyme de l’inactivation du gène) ou qui change de couleur (en bas, synonyme de la réparation ou de la correction du gène).

Éteindre Gène A Inactivation

Nucléase Gène A

Réparation dirigée par homologie

ADN donneur Nucléase

Réparation dirigée par homologie

ADN donneur

Gène A

Réparer

Correction Changer Gène B

Remplacement

247

Chimie et nouvelles thérapies

une série de gènes. Grâce à ce mécanisme où la cellule va recopier le morceau d’ADN ajouté, on arrive même à remplacer un gène A par un gène B.

ce contrôle de la population d’insectes est à l’étude pour la suppression du paludisme ;

C’est ce qui est schématisé avec notre ampoule qui ne marche plus : on peut la réparer – c’est la correction de mutation – ou on peut carrément lui faire changer de couleur – c’est le remplacement de gène.

−− on peut créer des modèles pour étudier les maladies comme le cancer ;

3

Une révolution en devenir

3.1. Une multitude d’applications

Figure 11 L’édition de gènes est déjà une réalité : des applications sont possibles en élevage d’insectes, agriculture, maladies infectieuses, création de modèles de maladies sur des souris, des vers…

Ces possibilités d’édition du génome ouvrent des perspectives d’applications phénoménales. Citons quelques exemples dans le domaine thérapeutique (Figure 11) : −− on peut créer des moustiques qui propagent les nucléases et rendent stérile leur population ;

−− on peut aller couper des virus ou des voies d’entrée des virus dans les cellules ;

−− on peut étudier finement, à la base près, la fonction d’un gène ; −− ces techniques ont également des possibilités phénoménales en agriculture. On a aujourd’hui des sojas par exemple, qui produisent une huile très proche des caractéristiques de l’huile d’olive ; −− on sait faire des pommes de terre qui ne produisent pas d’acrylamide6 lorsqu’elles sont 6. Acrylamide : 2-propénamide (amide acrylique), un composé organique qui se forme lors de la cuisson à haute température de certains composés (notamment les aliments riches en glucides et en protéines).

Thérapie génique ciblée Moustique contre le paludisme

Contrôle de populations d’insectes

Vache, cochon, chèvre, …

Éditions des gènes

Soja, pomme de terre, blé, maïs, champignon…

Agriculture

Création de modèles de maladies Maladie infectieuse

248

Les possibilités sont vastes : il n’y a pas une journée sans que cent publications n’apparaissent sur des applications de l’édition du génome en biologie. Sans aller plus loin, donnons en revanche deux exemples de traitement par la thérapie génique : sur le sida et sur le lymphome. Le xxe siècle a été le siècle de la chimie, mais le xxie siècle verra l’avènement de tout ce qui est produit biologique, de ce qu’on appelle les « cellules- médicaments », mot qui implique la combinaison du « genome editing » et de la thérapie cellulaire (Figure 12). Pour les réaliser, on prend par exemple les cellules d’un patient d’une maladie génétique, on les met en culture, on réalise une édition de génome pour supprimer l’origine de la maladie (correction ou insertion de matériel génétique) ; on lui réinfuse ensuite les cellules modifiées (Figure 13).

Collecte des cellules

3.1. Exemple du sida Un des premiers essais de thérapie génique a porté sur des applications antisida. Timothy Brown (Figure 14A, à gauche) avait le sida et aussi la malchance d’avoir une leucémie, pour laquelle il a été traité par une greffe de moelle. À leur grande surprise, les médecins se sont aperçus que le patient était également guéri de son sida.

Figure 12 La médecine du xxie siècle va s’appuyer sur les connaissances acquises en édition de génome au e xx siècle, et combiner l’édition de génome et la thérapie cellulaire, en créant des cellules-médicaments.

Ils se sont aperçus que le donneur de moelle en fait avait une mutation dans un gène, le gène CCR5. La proteine codée par ce gène est la porte d’entrée du virus dans les lymphocytes T (cellules du système immunitaire). Cette mutation inhibait l’entrée du virus et le développement du sida. Leur démarche a été de généraliser : « alors on va reproduire cela avec l’édition des génomes ! ». Matt Sharp (Figure 14B à droite) est le

L’édition du génome : une révolution en marche

au froid et qui donc vont se conserver.

A

Réinjection des cellules modifiées

VIRUS

CCR5 : porte d’entrée du virus Édition de leurs génomes

Figure 13 On suit un processus cyclique d’extraction des cellules, d’édition de leur génome et de réinjection des cellules modifiées dans l’organisme.

B Figure 14 A) Timothy Brown (à gauche) a été la première personne guérie du sida ; Matt Sharp (à droite) est la personne ayant bénéficié du premier essai de thérapie génique anti-VIH. B) Le virus du sida entre dans l’organisme et le contamine via le gène CCR5, qui, pour Timothy Brown, avait subi une mutation.

249

Chimie et nouvelles thérapies

Figure 15 Des lymphocytes T (cellules immunitaires) ont été collectés chez le patient, sur lesquelles on a fait agir une nucléase, empêchant l’atteinte par le VIH. Ces cellules ont été cultivées pendant quelques jours pour être réinfusées chez le patient, se retrouvant ainsi avec des lymphocytes T résistants à l’infection du virus HIV.

1) Collecte des lymphocytes T Système immunitaire résistant au VIH

4) Injection chez le même patient

premier malade à avoir été traité de cette façon. On a donc collecté des lymphocytes T de Matt Sharp, avec la porte grande ouverte pour l’entrée du virus du sida à l’intérieur (Figure 15). On a ensuite fait agir une nucléase sur ces cellules, de sorte à condamner l’entrée, on a cultivé pendant quelques jours les cellules, que l’on a ré-infusé chez le patient. Les lymphocytes T de ce patient étaient devenus résistants à l’infection du virus VIH. 3.2. Exemple du lymphome

Figure 16

250

Les cellules cancéreuses développent des mécanismes d’induction de tolérance face à l’organisme. L’immunothérapie consiste à abolir peu à peu cette tolérance : elle permet par exemple de faire disparaître, après douze jours, un gonflement de la peau.

Un autre exemple sur lequel nous travaillons au laboratoire concerne l’immunothérapie. Nous nous intéressons à l’aspect de l’immunothérapie qui consiste à travailler sur les lymphocytes T. Notre système immunitaire est une police qui surveille notre organisme pour savoir si tout va bien : pas d’infections, de virus, de bactéries ni de cellules hors contrôle. Ce sont les lymphocytes T qui effectuent ce travail de reconnaissance et destruction des cellules cancéreuses. Mais celles-ci ont développé des moyens pour paralyser ces lymphocytes T censés les attaquer.

CCR5

3) Expansion des cellules modifiées

Le patient représenté sur la Figure 16 était atteint d’un lymphome 7 ; on lui a prélevé de ses lymphocytes T, on les a modifiés et réinjectés ; quelques temps après on voit que son lymphome a complètement disparu. L’immunothérapie ici consiste ainsi à rééduquer le système immunitaire, qui a été déréglé par les cellules tumorales, et lui permettre de passer outre les signaux négatifs qu’elles lui envoient. Pour mettre en œuvre cela, on part de cellules de donneurs sains. On isole les lymphocytes T et on y introduit un récepteur artificiel spécifique d’un antigène exprimé sur les tumeurs (Figure 17) afin que le lymphocyte T puisse s’y fixer et détruire la tumeur. Le schéma de la Figure 17 ne fonctionne cependant pas car le lymphocyte T venant d’un donneur sain, en plus d’agir sur la tumeur, reconnaît l’ensemble des molécules de l’organisme du patient comme cellules étrangères et va les détruire, entraînant sa mort ! 7. Lymphome : cancer du système lymphatique, qui est le principal élément du système immunitaire de l’organisme.

Des centaines de patients peuvent être traités

Injection des lymphocytes T chez les patients

Collecte des cellules sanguines

Lymphocytes T T-CELL GENE EDITED & CAR-ARMED

Récepteur artificiel

Introduction de la « tête chercheuse »

Amplification-purification

L’édition du génome : une révolution en marche

Un donneur sain

(récepteur artificiel spécifique)

Introduction des TALEN

Édition du génome

– Évite l’attaque de l’hôte par le greffon – Insensible aux inhibiteurs tumoraux – Compatible avec les traitements actuels – Sécrétion de molécules thérapeutiques…

Figure 17 L’immunothérapie se met en pratique en collectant des cellules sanguines, ici des lymphocytes T, extraites d’un organisme sain, en introduisant des têtes chercheuses (ici TALEN), puis en les injectant à des patients malades après un processus d’amplification et de purification.

L’édition de génome permet de contourner cette difficulté fondamentale. Nous introduisons des TALEN pour inhiber par édition de génome les gènes responsables de cette attaque de l’autre par les lymphocytes T exogènes. On peut d’ailleurs en outre amener d’autres fonctionnalités à ces lymphocytes T. L’édition de gène peut être utilisée pour modifier des récepteurs inhibiteurs ou pour rendre les cellules compa­ tibles avec les traitements actuels. On peut même faire mieux ; on peut insérer des gènes, qui ne seront actifs que quand les lymphocytes T seront au contact de la tumeur, et commenceront à ce momentlà à sécréter des molécules à intérêt thérapeutique, qui

aideront les lymphocytes T à éradiquer la tumeur. 3.3. Exemple de la leucémie Finissons par l’exemple du traitement de la leucémie, dont la preuve de principe a été établie en 2016. Deux jeunes enfants étaient atteints de leucémie ; tous les traitements avaient été tentés mais à chaque fois le cancer récidivait. Les parents, par l’intermédiaire de leur médecin, ont contacté Cellectis pour demander accès à cette nouvelle technologie qui n’avait jamais été testée chez un patient. En une seule dose, ces leucémies ont été vaincues. Le traitement n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît car l’immunothérapie par les lymphocytes T peut induire des

251

Chimie et nouvelles thérapies

effets secondaires graves : au contact de la tumeur, le lymphocyte T non seulement va commencer à tuer la tumeur, mais aussi il va se multiplier, envoyant des signaux d’inflammation à tout l’organisme. Chez cette petite patiente, nous n’avons pas utilisé ses propres lymphocytes T, mais des cellules provenant d’un donneur sain modifiées pour exprimer un récepteur spécifique de sa leucémie (Figure 18). Figure 18 Il est maintenant possible de traiter et guérir des patients de leucémie, même de jeunes enfants.

On a également retiré un récepteur situé à la surface des lymphocytes T pour éviter

l’attaque de tout son organisme, et pour que ces lymphocytes T soient vraiment spécifiques de la tumeur. Par ailleurs, on a retiré un autre gène, CD52, qui était cible d’un anticorps utilisé pour le traitement de ces leucémies. Une seule injection, en 2006, a suffi. Aujourd’hui cette petite fille est complètement guérie, sans aucun traitement en cours contre son cancer. Ce n’est encore que le début de ces techniques, l’enfance de l’immunothérapie, l’enfance de l’édition du génome.

L’édition du génome : un avenir prometteur Nous pouvons rêver sur les possibilités que l’édition du génome ouvre dans le domaine de la thérapie. Pour penser « biologie moderne » aujourd’hui, il faut intégrer la génomique, la métabolique, l’édition de gènes, la synthèse d’ADN. Aujourd’hui on peut synthétiser des chromosomes entiers. Dans le futur, il est sûr que l’on pourra synthétiser des micro-organismes complètement de novo8, sans support. Et on commence déjà à penser à faire revivre des espèces éteintes...

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8. De novo : terme utilisé en biologie pour caractériser quelque chose de nouvellement synthétisé.