Pour une écologie numérique [Veblen Institute for Economic Reforms ed.] 978-2-36383-261-0

Are the energy transition and the digital transition allies of ennemies? The former seems obvious. Isn’t dematerializati

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Pour une écologie numérique [Veblen Institute for Economic Reforms ed.]
 978-2-36383-261-0

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Pour une Écologie numérique

éric vidalenc

Pour une Écologie numérique

Conception graphique de la collection : Arnaud Lebassard Maquette : Marie-Édith Alouf Révision : Charlotte Thillaye La collection « Politiques de la transition » est dirigée par Philippe Frémeaux et Aurore Lalucq. © Les petits matins/Institut Veblen, 2019 Les petits matins, 31, rue Faidherbe, 75011 Paris www.lespetitsmatins.fr Institut Veblen pour les réformes économiques, 38, rue Saint-Sabin, 75011 Paris www.veblen-institute.org ISBN : 978-2-36383-261-0 Diffusion Interforum – Volumen Distribution Interforum Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Table

Introduction Quelles transitions ?7 Première partie Des transitions antagonistes… à réconcilier 1. La transition « imposée » : la transition énergétique 2. La transition « désirée » : la transition numérique  Deuxième partie L’optimisation du système énergétique grâce au numérique 1. Des maisons « intelligentes » 2. Des réseaux « communicants » 3. Des industries « 4.0 » 4. Des champs « numériques » et une alimentation « connectée » 5. Des villes « smart » 6. Des voitures « branchées » 7. Optimiser ou transformer ?  Troisième partie Les freins de la transition numérique 1. Noyés dans les données 2. La disruption comme stratégie permanente  3. Des innovations hors sujet 4. Des promesses pour demain plutôt que des actes aujourd’hui 5. La face bien cachée du numérique : l’augmentation des déchets 6. Une gouvernance évincée 7. La vulnérabilité liée au numérique 8. La tricherie grâce au numérique 9. La désillusion numérique

13 17 21

39 43 45 47 49 51 55 59

63 67 71 73 75 79 83 85 87 89

Quatrième partie Les conditions d’une écologie numérique 1. Remettre le numérique à sa place 2. Transformer le numérique 3. Changer nos pratiques avec le numérique 4. Apprendre à se passer du numérique

93 97 101 109 119

Conclusion Mettre le numérique au service de la transition énergétique123 Remerciements

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Introduction  Quelles transitions ? En quelques années, le numérique1 a envahi nos vies. Il semble qu’il soit désormais incontournable pour réaliser de nombreux actes du quotidien : prendre le bus, une voiture ou un vélo en libre-­ service, écouter de la musique, remplir un formulaire quelconque, s’orienter, regarder une série, préparer ses vacances, travailler à domicile… C’est ce qu’on appelle un monopole radical. À l’instar de la voiture dans les années d’après-guerre, le numérique s’est imposé au début de ce siècle. Il est possible, évidemment, de vivre individuellement sans y avoir recours, mais cela devient de plus en plus difficile, tant dans le cadre professionnel qu’au dehors. Dans nos sociétés industrialisées, on ne peut pas vivre « sans voiture », tout comme on ne peut plus vivre « sans numérique »… Dans le même temps, la question environnementale – avec au premier rang le changement climatique – s’est également imposée dans les champs politique, médiatique et même publicitaire. En 2015, lors de la COP 21, les 196 pays signataires de l’accord de Paris se sont engagés pour la première fois en faveur d’une limitation du réchauffement climatique à 2 °C maximum par rapport à la période préindustrielle. Les mutations du système énergétique que cela implique, tant pour produire que pour consommer, sont telles qu’elles nécessiteront plusieurs décennies d’action. Ces deux grandes transformations de notre quotidien – la transition numérique et la transition énergétique – vont donc nous accompagner dans les années à venir. Aussi faut-il chercher comment les articuler, tenter de les concilier – voire les réconcilier. Parce que, même si elles n’ont jamais cohabité par le passé, et 1. L’expression « le numérique », employée ici de manière générique, regroupe de manière globale (donc nécessairement imparfaite) les réseaux d’acteurs, les dispositifs techniques et la sphère culturelle qui leur est associée.

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qu’il ne s’agit pas de revenir à un supposé âge d’or pré-numérique ou préindustriel, il est temps de les faire aller dans le même sens. Après avoir analysé les similitudes et les divergences de ces deux transitions, nous listerons les optimisations permises par le numérique. Une fois ces possibilités ouvertes, nous détaillerons les freins à la transition énergétique qu’il peut au contraire engendrer, avant de considérer l’ensemble des pistes qui s’offrent à nous pour « remettre le numérique à sa place », le rendre plus soutenable et transformer nos pratiques et nos usages afin qu’ils soient plus écologiques. L’ambition de ce livre est de contribuer à ce mouvement en proposant une voie inédite. Radicale souvent, mais cohérente avec les enjeux auxquels nous sommes confrontés, et à élaborer collectivement. Deux époques, deux ambitions

La transition énergétique est un concept qui émerge dans les années 1980 en Allemagne au sein de l’ÖKO Institut (Institut d’écologie appliquée), mais ce n’est que dans le courant des années 2010 qu’il se retrouve au cœur des politiques énergétiques, notamment européennes. Aujourd’hui, de manière synthétique, la transition énergétique décrit le passage d’un modèle monolithique et massivement dépendant des énergies fossiles (pétrole pour les transports, gaz pour le chauffage et charbon pour l’électricité2) à un système majoritairement renouvelable et beaucoup plus diversifié, en fonction des ressources disponibles sur les territoires : bois, biogaz, solaire, éolien, hydraulique, géothermie, etc. L’intérêt de cette notion est de définir une ambition, un objectif à un horizon donné, puis de travailler sur les moyens à mettre en œuvre pour l’atteindre. En somme, il n’est pas possible de parler de transition sans parler de stratégie et de temporalité. Et dans le champ de l’écologie, ce cadre temporel est évidemment défini aujourd’hui par l’ambition climatique. Le Groupe 2. Exception française : l’uranium et le nucléaire pour ce dernier vecteur.

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Introduction

d’experts ­intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a présenté dans un rapport 3 rendu fin 2018 ce que l’accord de Paris implique : il faut diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 et atteindre la neutralité carbone (soit quasiment se passer des énergies fossiles) d’ici à 2050 si l’on vise collectivement un réchauffement inférieur à 2 °C. L’objectif est donc clair, mais les trajectoires, elles, sont multiples – comme le Giec l’illustre lui-même dans son rapport. La notion de transition énergétique permet en outre de sortir des concepts plus englobants ou systémiques (et parfois incantatoires) jusque-là utilisés, tel le « développement durable ». Souvent vagues ou non consensuels sur leur contenu (par exemple : la durabilité forte ou faible 4), ils sont en outre imprécis quant à la temporalité dans laquelle ils s’inscrivent. La transition numérique est une notion plus récente. Elle désigne le passage du monde de l’analogique au digital ou au numérique5. Travailler, se loger, se nourrir se divertir, se former : aucun de ces champs n’échappe aujourd’hui à la mise en données. Parfois, même, il n’est plus possible de réaliser ces activités sans avoir recours à un dispositif numérique, smartphone ou ordinateur personnel. Le numérique est partout (bien qu’avec une intensité et à des degrés variables), mais la société n’est pas encore intégralement numérique. En ce sens, nous sommes encore en transition – ou au tout début des courbes exponentielles de déploiement des objets connectés et des volumes de données. Cette transition n’est pas le passage au « multimédia », mais bien au « monomédia » ou à l’« unimédia6 », transportant sur le même support textes, sons et images, le tout traduit sous une forme 3. « Special report on the impacts of global warming of 1.5 °C above pre-industrial levels and related global greenhouse gas emission pathways, in the context of strengthening the global response to the threat of climate change, sustainable development, and efforts to eradicate poverty », Giec, 2018. 4. Pour plus de précisions, voir l’entretien avec Jacques Theys, « Nous n’avons jamais été “soutenables” : pourquoi revisiter aujourd’hui la notion de durabilité forte ? », Développement durable et Territoires, vol. 10, n° 1, avril 2019. 5. Le terme « digital » (anglicisme dérivé du mot digit, pour « compter », et du substantif « doigts ») correspond historiquement à l’usage que l’on fait de « numérique » actuellement, selon Fabrice Flipo. Norbert Wiener, père de la cybernétique, employait déjà les deux de manière indifférente. 6. Xavier Dalloz et André-Yves Portnoff, « Les promesses de l’unimédia », Futuribles, n° 191, octobre 1994.

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­ umérique constituée de 0 et de 1. Le smartphone en est l’illusn tration parfaite : à la fois téléphone et console de jeux, t­erminal de connexion, ordinateur de poche, appareil photo, lecteur de musique… Pour le grand public, cette transition pourrait être le signe d’une dématérialisation du monde. Or il n’en est rien. Internet repose au contraire sur une vaste infrastructure matérielle : ­réseaux de fibre optique, en cuivre ou sans fil, capteurs, centres de stockage de données (data centers) et terminaux des utilisateurs (smartphones, ordinateurs, tablettes et autres objets connectés). La transition numérique, c’est donc le développement d’un ensemble de services numériques concernant la totalité des sphères d’activité – personnelles et professionnelles –, appuyés sur une infrastructure technique et matérielle considérable. Pas de convergence des transitions, mais un chemin à dessiner

Les transitions énergétique et numérique sont souvent perçues, intuitivement, comme allant de pair, se renforçant mutuellement dans une grande transformation de notre monde qui allierait modernité technologique, dimension politique et préoccupation environnementale. Tel est par exemple le propos de Jeremy Rifkin à travers sa « troisième révolution industrielle7 ». Et les valeurs d’individualisation peuvent laisser penser que ces transitions convergent vers une grande transformation sociétale8. De fait, plusieurs implications sociales, économiques et environnementales de ces deux transitions vont bien dans la même direction : décentralisation, capacitation des individus, organisation de collectifs, renforcement des processus participatifs… Tout cela s’inscrit dans une dynamique à l’œuvre depuis quelques décennies. Pourtant, en même temps que l’énergie déconcentrée ou décentralisée et les ordinateurs personnels peuvent renforcer 7. Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Les Liens qui Libèrent, 2012. 8. Christine Afriat et Jacques Theys (dir.), La Grande Transition de l’humanité. De Sapiens à Deus, FYP éditions, 2018.

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Introduction

l’autonomie, l’émancipation des citoyens et les capacités de création, d’éducation et d’information, les oligopoles historiques dans le domaine de l’énergie sont les premiers à développer les énergies renouvelables dans des logiques très productivistes et centralisées – tout comme les Gafam, Natu ou BATX9 sont les nouveaux donneurs d’ordre dans le numérique. Nous sommes en réalité bien loin du « numérique citoyen » ou de « l’énergie 2.0 » – qui supposeraient que l’utilisateur ou le citoyen soient au centre de ces systèmes énergétiques ou numériques – mais plutôt passés « de l’enfermement au contrôle », comme Gilles Deleuze l’analysait déjà en 199010. Ces transitions sont donc beaucoup plus ambivalentes qu’une lecture rapide pourrait le laisser penser. Entre ceux qui affirment que le numérique, via l’intelligence artificielle (IA), notamment, va tout résoudre et ceux qui estiment que le numérique doit être mis de côté pour que l’on puisse mener la transition énergétique11, le rapprochement des deux trajectoires paraît un brin acrobatique.

9. Gafam : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Natu : Netflix, AirBnB, Tesla et Uber. BATX : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi. 10. Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », dans Pourparlers 1972-1990, Minuit, 1990. 11. Voir notamment Éloi Laurent, « Et si nous nous trompions de transition ? », Libération, 17 novembre 2018.

Première partie Des transitions antagonistes… à réconcilier

Deux grandes transformations sont à l’œuvre en ce début de xxie siècle : la transition énergétique, imposée par la disponibilité limitée des ressources et l’incapacité des écosystèmes à absorber nos pollutions, et la transition numérique, désirée pour tout ce qu’elle met à notre portée en quelques clics et pour la simplification du quotidien qu’elle induit. Comme Daniel Kaplan et JacquesFrançois Marchandise l’énonçaient au lancement de la réflexion « Transitions2 » de la Fondation Internet Nouvelle Génération (Fing)12 : la transition écologique a une fin, mais pas de moyens ; la transition numérique a des moyens, mais pas de but.

12. Voir Damien Demailly et al., « Faire converger les transitions numérique et écologique », Annales des Mines – Responsabilité et Environnement, n° 87, vol. 3, 2017.

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Chapitre 1 La transition « imposée » : la transition énergétique L’origine de la transition énergétique peut se résumer assez succinctement : elle est née de la nécessité de réduire, à l’échelle mondiale, les émissions de gaz à effet de serre au cours du siècle à venir, et plus précisément d’atteindre la neutralité carbone en une trentaine d’années, afin de diminuer les risques climatiques (montée des eaux, disparition des glaciers, hausse d’intensité des événements météorologiques tels que les inondations ou les canicules, baisse des rendements agricoles, etc.). La neutralité carbone consiste à ne pas émettre davantage de gaz à effet de serre (issus principalement de l’extraction et de la combustion des énergies fossiles13) que ce que l’environnement (forêts, prairies, sols et océans) est capable d’absorber annuellement14. Si, concernant les questions environnementales, les échelles sont parfois vastes et les lieux les plus concernés lointains, l’objectif ici est proche et concret : - 45 % d’émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 et zéro émission nette d’ici à 205015 ! Cette ambition est désormais la « feuille de route » internationale de l’accord de Paris, signé par 196 pays en décembre 2015 lors de la COP 21. En France, elle était déjà énoncée dans la loi de programmation énergétique de 2005, fixant comme objectif le « facteur 4 » (division par quatre des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050 par rapport à l’année de référence, 1990), et dans la loi dite « de transition énergétique pour la croissance verte » de 2015. Mais, si l’horizon et les objectifs sont ­largement 13. Plus des deux tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent du dioxyde de carbone (73 %). Les usages de l’énergie en sont la principale source, ainsi que la déforestation dans certains pays. Le reste des émissions vient principalement de l’agriculture pour le méthane (20 %) et de gaz industriels. Source : Giec, 3e groupe de travail, 2014. 14. Il est aussi possible d’avoir recours à la capture et au stockage géologique du carbone. Mais l’industrialisation de cette méthode, déployée aujourd’hui sur quelques dizaines de sites dans le monde, soulève des questions techniques et d’acceptabilité considérables. 15 « Special report on the impacts of global warming of 1.5 °C… », op. cit.

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partagés, les modalités pour y parvenir restent débattues. Parmi les scénarios envisagés, tous ne mettent pas l’accent sur les mêmes leviers. Pour certains, la décarbonation des vecteurs énergétiques doit être le seul but recherché, peu importent les moyens (le recours au nucléaire ou à la géo-ingénierie16, par exemple) ; pour d’autres, les moyens comptent au moins autant que la fin17. Le débat national sur la transition énergétique18, en 2013, illustrait cette différence de visions avec la douzaine de scénarios constituant la base de travail. Ceux-ci ont finalement été rassemblés selon quatre grandes trajectoires : décarbonation, diversification, efficacité et sobriété. En pratique, les leviers disponibles dans la transition énergétique peuvent se regrouper en trois familles principales : – la réduction des besoins énergétiques : la sobriété ; – l’amélioration des dispositifs techniques : l’efficacité ; – le remplacement d’énergies primaires (fossiles) par des sources décarbonées, renouvelables et/ou nucléaires : la substitution. Aucun des scénarios ne considère qu’il est possible de se passer d’un de ces trois leviers, bien qu’ils soient mobilisés à des degrés divers. D’autres pistes, en revanche, sont plus controversées, car risquées ou difficiles à déployer à l’échelle industrielle : la capture et le stockage géologique du carbone, par exemple. En tout cas, les premières démarches engagées en faveur de ces objectifs ambitieux sont encore chaotiques. Les émissions de gaz à effet de serre, qui avaient décru, sont reparties à la hausse ces dernières années en France, avant de diminuer à nouveau en 2018. Bref, nous sommes encore loin de la baisse structurelle de 5 % par an qui serait cohérente avec les objectifs fixés. Pourtant, les intérêts d’un changement de système énergétique sont nombreux, et les motivations diverses. 16. La géo-ingénierie regroupe les techniques visant à corriger les effets de la pression anthropique sur l’environnement, et plus particulièrement le climat, soit par l’élimination du CO2 dans l’atmosphère, soit par le contrôle du rayonnement solaire atteignant la Terre. 17. C’est ce que défend l’association négaWatt : la transition est l’occasion de repenser le système énergétique, d’abandonner des productions à risques comme le nucléaire et de promouvoir une vision sociétale nouvelle. 18. Alain Grandjean, Emmanuel Blanchet et Esther Findori, « Étude des 4 trajectoires du DNTE », ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, 2014.

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La transition « imposée » : la transition énergétique

Limiter la dépendance, reterritorialiser des emplois

Il faut décarboner le système énergétique19 mondial pour limiter le réchauffement climatique. Mais, aux échelles européenne et française, d’autres intérêts plus égoïstes nous incitent également à réduire fortement nos consommations d’énergies fossiles et non renouvelables. En effet, notre dépendance aux importations est souvent occultée. Même si certains pays disposent de quelques ressources sur leur territoire, comme le Royaume-Uni avec le pétrole, les Pays-Bas avec le gaz, ou encore l’Allemagne et la Pologne avec le charbon, la majeure partie de nos énergies primaires sont importées. En France, nous devons acheter à l’étranger l’intégralité du pétrole, du gaz et du charbon consommés pour une facture de 40 à 70 milliards d’euros par an selon les cours sur les marchés internationaux ! Et cela vaut aussi pour l’uranium, même si la facture reste bien moindre (inférieure à 1 milliard d’euros). Consommer moins d’énergie et valoriser des ressources locales et renouvelables réduirait donc notre dépendance. Et même dans le scénario le moins exigeant, cette transition permettrait une diversification en substituant à des énergies fossiles importées du Moyen-Orient (pétrole) et de Russie (gaz) certains métaux nécessaires à la production d’énergies renouvelables et provenant plutôt d’Asie ou d’Amérique Latine. Un autre argument, directement lié au précédent, concerne particulièrement la France : dès que l’on déplace un euro d’une branche de consommation « énergie » vers n’importe quelle autre branche d’activité, et plus particulièrement vers celles qui contribuent à la transition énergétique (rénovation des bâtiments, transports publics, etc.), on crée des emplois20. Certes, le bas niveau de salaire dans ces secteurs explique en partie cette dynamique, mais c’est loin d’être l’unique raison. Et, surtout, la question d’un revenu décent pour tous doit être englobée dans 19. On notera bien que la question énergétique est largement plus vaste que la seule question électrique. L’électricité représente environ 25 % de la consommation d’énergie finale en France. 20. Philippe Quirion et Quentin Perrier, « La transition énergétique est-elle favorable aux branches à fort contenu en emploi ? Une approche input-output pour la France », FAERE Working Paper, 2016.

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une réflexion plus large sur la nécessité d’inventer de nouveaux modèles économiques favorables à la transition écologique. Vivre mieux

Adopter un mode de consommation plus sobre – que ce soit à travers des choix personnels, comme la réduction des déplacements et de la vitesse à laquelle ils sont effectués, ou des solutions collectives telles que l’organisation des villes et du territoire – permet de retrouver de l’autonomie par rapport à un système technique toujours plus envahissant et aliénant. Comme le décrivait Ivan Illich21, une société énergivore renforce notre dépendance à un système technique sur lequel nous avons individuellement de moins en moins de prise. Concrètement, il est compliqué de parcourir 5 kilomètres à pied ou à vélo dès lors que toutes les infrastructures sont configurées pour faciliter d’abord la circulation automobile. Les vertus de la sobriété sont également notoires dans le secteur alimentaire : manger moins (en termes de kilocalories mais surtout de protéines animales) est un moyen d’être en meilleure santé, quand on sait que les consommations actuelles dépassent souvent les besoins physiologiques et sont notamment responsables de taux de diabète et d’obésité alarmants. Consommer moins d’énergie et émettre moins de gaz à effet de serre ne constituent donc pas un horizon régressif. À l’opposé de la consommation illimitée d’énergie ou de l’exploration extraterrestre pour aller chercher de nouveaux minerais, la transition énergétique peut représenter une nouvelle perspective collective mobilisatrice à de multiples échelles. Une société moins énergivore – outre le fait qu’elle dégrade moins l’environnement quotidien – est une société du renforcement de l’autonomie de toutes et tous.

21. Ivan Illich, Énergie et équité, Seuil, 1975.

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Chapitre 2 La transition « désirée » : la transition numérique Si la transition énergétique est nécessaire, imposée par les circonstances, rien ne nous oblige, a priori, à disposer d’un smartphone ni d’une connexion Internet fixe ou mobile. En quelques années, pourtant, les normes sociales ont fait du numérique un objet incontournable au cœur de nos vies. Il devient de plus en plus difficile de s’en passer, notamment pour accéder à des services publics ou profiter de biens et services de consommation courante. Le taux d’équipement en France atteint des proportions considérables : en 2018, 94 % des Français étaient propriétaires d’un téléphone mobile, dont 75 % d’un smartphone, et la couverture 4G concernait 58 % de la population22. Au domicile, 80 % des foyers disposaient d’un ordinateur (30 % en possédaient même plusieurs), 40 % d’une tablette. Fait notable, le niveau d’équipements fixes décroît légèrement depuis quelques années : l’Internet mobile est en train de s’imposer. Les politiques publiques dans le domaine du numérique sont révélatrices de la vision dominante. En 2003, déjà, le plan « France très haut débit » fixait à l’horizon 2022 l’objectif de déployer les infrastructures de l’Internet haut débit sur tout le territoire. La loi pour une République numérique de 2016 en facilite l’accès, de même qu’aux données publiques (open data), à travers la création d’un service public de la donnée. Mais point de visée normative dans ces mesures. Il ne s’agit pas d’assujettir le numérique à un quelconque objectif : celui-ci est considéré comme un facteur de progrès et de modernité en soi, susceptible d’encourager la croissance économique, la compétitivité, l’emploi, l’innovation, etc. Et cette conception est aussi celle de la Commission européenne, comme en témoigne sa stratégie 22. Credoc, « Baromètre du numérique. Conditions de vie et aspirations des Français », 2018.

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Pour une écologie numérique

économique « Europe 2020 » présentée en 2010. Pourtant, si le numérique change nos modes de vie, ce n’est pas seulement parce qu’il permet de nouvelles pratiques. C’est aussi parce que sa mise en œuvre par tel ou tel acteur implique une vision et un intérêt. La technique n’est pas neutre : elle embarque des choix politiques et des intérêts économiques souvent occultés. Une explosion d’objets et de données

Tandis que les sociétés industrielles semblent arrivées au bout des promesses de la société de consommation – avec des taux d’équipement en biens électroménagers qui ont atteint des niveaux records, proches de la saturation –, la croissance matérielle s’accélère encore dans le numérique, en termes d’équipements (le hard) comme de données et de logiciels (le soft). C’est donc la dynamique de numérisation, via le développement de l’Internet des objets (ou IOT, pour « Internet of things »), qui prend le relais pour maintenir la croissance dans une courbe exponentielle. Entre les toilettes branchées, les sacs à main de luxe avec écran tactile et interface numérique, les machines à laver connectées au wifi (pour suivre le programme sur son smartphone !) et les montres et bracelets « de sport », les déclinaisons semblent n’avoir de limites que celles des marchés à conquérir. On compte déjà quelque 10 milliards d’objets connectés dans le monde, qui s’ajoutent aux presque 6 milliards de smartphones. Ce phénomène se déploie désormais à l’échelle mondiale, ­impulsé par les pays industrialisés et riches, même s’il existe encore des disparités considérables : un États-unien possède en moyenne dix objets connectés quand un Européen en a cinq, et un Indien un seul. Corollaire de cet équipement matériel, le flux de données échangées croît dans des proportions considérables : il a triplé en trois ans. Les volumes par habitant, selon le think tank Shift Project, vont actuellement de 2 gigaoctets (Go) par mois (pour un Indien) à 140 Go (pour un États-unien). En 2012, 20 % du trafic Internet provenait déjà de capteurs physiques et de l’IOT. Ce qui représente – d’après Françoise Berthoud, informaticienne, ­ingénieure

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La transition « désirée » : la transition numérique

de recherche et directrice d’EcoInfo23, et le Shift Project – 10 à 13 % de la consommation mondiale d’électricité, et entre 3 et 4 % des émissions de gaz à effet de serre. En France, ce taux est de l’ordre de 10 % pour l’électricité. Pour bien prendre la mesure de ces chiffres, il faut avoir en tête l’ensemble de l’écosystème numérique. En effet, les consommations ne sont pas liées seulement à nos outils personnels, mais à toute une infrastructure souvent peu visible : dans ce domaine, 30 % de la consommation électrique mondiale est imputable aux terminaux de type ordinateur ou smartphone, 30 % aux data ­centers qui hébergent nos données (vidéos et photos principalement) et 40 % aux réseaux, les « autoroutes de l’information24 ». Plus problématique encore, l’expansion de ces objets et de ces usages va se renforcer : avec des taux de croissance de 9 % par an, la puissance de cette dynamique, hors de tout contrôle, ne peut qu’interpeller. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) anticipe 50 milliards d’objets connectés en 202525. Pour 2030, des projections vont jusqu’à 100 milliards. Derrière ces flux d’objets, c’est plus de 50 % de l’électricité mondiale qui pourrait être absorbée par le numérique. Au-delà de l’aspect quantitatif (en termes d’objets et de données), le constat du point de vue qualitatif (information, culture, apprentissage, diversité de l’offre…) est toutefois ambivalent parce que le numérique permet également la remise en question de ces logiques consuméristes et du « toujours plus ». En effet, outre des équipements et de l’infrastructure, le numérique est une culture : il implique des pratiques qui changent nombre de nos habitudes et comportements. Selon Mark Deuze, universitaire spécialiste des médias, cette culture numérique est caractérisée par trois dimensions : le bricolage, la remédiation et la participation. Concernant plus précisément le système énergétique, ces trois notions font écho à la demande d’autonomie, de décentralisation et de ­coopération 23. Groupe de travail du CNRS qui prône « une informatique éco-responsable ». 24. Laure Cailloce, « Numérique : le grand gâchis énergétique », CNRS, Le Journal, 16 mai 2018. 25. « More data, less energy. Making network standby more efficient in billions of connected devices », AIE, 2014.

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Pour une écologie numérique

ou d’investissements citoyens dans les moyens de production26. Elles questionnent, voire bouleversent, le système économique et culturel construit depuis l’après-guerre, caractérisé par la standardisation et une diffusion descendante. Le numérique dans l’énergie

Si le numérique s’est développé et imposé aussi facilement, c’est d’abord parce que toute l’infrastructure énergétique nécessaire à sa mise en place existait déjà. Il est trivial de le rappeler, mais sans énergie, et plus spécifiquement sans électricité, pas de numérique. Le numérique a besoin d’énergie, l’énergie n’a pas eu besoin du numérique – ou marginalement – jusqu’à ces dernières années. Donc le numérique ajoute d’abord des consommations à la consommation actuelle. Mais il permet aussi de mieux connaître les consommations sur les différents territoires grâce aux capteurs et à l’accès aux données. Le secteur de l’électricité a été l’un des premiers, dans les années 1970, à utiliser ces technologies, notamment pour piloter ses réseaux. Désormais, les données produites par les installations numériques permettent aux consommateurs, aux entreprises et aux collectivités d’avoir un niveau de connaissance de leurs consommations jamais atteint auparavant (données instantanées, courbes de charge journalières, etc.). Ainsi, en France, ce sont les compteurs Linky pour l’électricité et Gazpar pour le gaz qui sont déployés pour permettre un suivi précis des temps de consommation, la télé-relève et un ciblage des offres commerciales. Ces dispositifs contribuent aussi à l’intégration des énergies renouvelables diffuses (solaire, notamment) dans le système. En outre, les gestionnaires de réseaux doivent fournir aux collectivités de quoi exercer leur compétence énergétique avec des données de consommation par quartiers. Dans un contexte nouveau et pas encore vraiment stabilisé, notamment en termes d’offres pour les particuliers, l’accès aux données collectées par les gestionnaires pourrait permettre 26. « Le rapport des Français à l’énergie », étude d’Harris Interactive pour la Fondation Heinrich Böll et la Fabrique écologique, 2017.

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La transition « désirée » : la transition numérique

aux utilisateurs finaux de se réapproprier la question énergétique27, ce qui constitue un aspect fondamental du développement des projets d’autoconsommation28 – au-delà des polémiques sur le déploiement à grande échelle du compteur Linky (coût, vie privée, interrogations sanitaires…), que nous ne traitons pas ici. La troisième révolution industrielle, ou le choc des transitions antagonistes

Après l’agriculture et la sédentarité, l’écriture et les grandes civilisations, puis les révolutions scientifiques et industrielles, les transformations à l’œuvre font figure de « quatrième grande transition », notamment par la « convergence NBIC » (nanotechnologie, biotechnologie, information et communication). À l’instar des transformations cognitives et institutionnelles, les transitions numérique et écologique s’alimentent l’une l’autre et révèlent des impacts systémiques bien plus significatifs que si elles étaient considérées isolément 29. L’intuition, explorée notamment par le prospectiviste Jeremy Rifkin, que ces transitions sont conciliables, voire s’enrichissent mutuellement, conduit, sur une échelle de temps plus resserrée, à parler d’une « troisième révolution industrielle ». Dans son ouvrage éponyme, il montre que la convergence se trouve dans l’utilisation croissante des énergies renouvelables et d’Internet pour remplacer les ressources fossiles et les « mass media » du xxe siècle30. Effectivement, il existe bien quelques similitudes qui peuvent amener à penser que ces dynamiques sont interdépendantes et s’inscrivent dans une grande transition sociétale – « troisième révolution industrielle » ou « quatrième grande transition » selon la perspective historique adoptée. 27. Certes, les collectivités, propriétaires des réseaux en France, auraient pu avoir accès à ces données dans le cadre des concessions accordées aux gestionnaires de la distribution sans passer par le détour technique du numérique. Mais, dans un tel cas de figure, les ménages et les consommateurs individuels n’y auraient pas eu accès. 28. On entend par autoconsommation le fait de consommer soi-même l’énergie que l’on a produite sur place. 29. Christine Afriat et Jacques Theys (dir.), La Grande Transition de l’humanité. De Sapiens à Deus, op. cit. 30. Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, op. cit.

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Pour une écologie numérique

Quelques similarités à l’œuvre

Une gouvernance en pleine évolution Le monde de l’énergie est encore aujourd’hui un univers oligopolistique : les acteurs majeurs (magnats du pétrole, grands électriciens, gestionnaires de réseaux, équipementiers) se comptent sur les doigts de la main, que ce soit du côté de l’offre ou de la demande, et déterminent l’ensemble du marché. Il a beau y avoir des milliards de consommateurs, les ressources, les technologies et les équipements demeurent sous la maîtrise de quelques très grandes entreprises. Et ce ne sont pas les quelques citoyens autoconsommateurs ou investisseurs dans des parcs éoliens et des unités de production qui changent radicalement la donne, même si ce phénomène contribue à la reconfiguration du paysage énergétique. Du côté du numérique, l’émergence d’Internet s’est faite via une culture et une organisation beaucoup plus décentralisées. Le propre du réseau est justement de mettre en relation des entités relativement petites – tout du moins à l’origine. Historiquement, l’Internet, avant le web et les data centers, était fondé sur l’hébergement en propre et sur un fonctionnement de pair à pair, dans lequel « l’intelligence (ressources techniques et contenus) du réseau était dans ses extrémités, c’est-à-dire dans les ordinateurs des utilisateurs et utilisatrices31 ». La création du web puis son expansion phénoménale dans les années 1990 ont suscité le développement d’architectures techniques plus centralisées, créant des intermédiaires de plus en plus puissants entre les internautes. À première vue, on serait donc tenté de penser qu’on se trouve face à une différence fondamentale entre le secteur énergétique et celui du numérique (principalement à travers le web). Il y a pourtant une similitude : dans les deux cas, il existe des tensions entre acteurs et organisations. Avec le développement des énergies renouvelables, la décentralisation des moyens de production est envisagée, notamment par le Conseil mondial de 31. Dominique Cardon, Culture numérique, Les Presses de Sciences Po, 2019.

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l’énergie… mais elle est largement portée par les grands ­acteurs historiques. Pour le numérique, ce sont les mastodontes (les Gafam) qui prennent la main… et dessinent le futur de l’Internet. Les modèles d’organisation sont discutés plus ou moins collégialement et démocratiquement, mais la reconfiguration est bien un point commun aux deux transitions. Ces modes d’organisation pourraient converger – vers plus de décentralisation ou de concentration – ou bien se croiser et diverger fondamentalement… Les incertitudes, en la matière, sont encore nombreuses. La miniaturisation technique Au-delà de la question de la gouvernance, et d’un point de vue plus technique, la miniaturisation est un fait majeur commun aux secteurs numérique et énergétique. Tous deux se sont structurés, lors de leur déploiement massif et de leur industrialisation, de manière très descendante, centralisée. Ils connaissent désormais une dynamique de déconcentration et de miniaturisation de leurs dispositifs techniques. Avec les politiques climatiques et de soutien aux énergies renouvelables, le monde de l’énergie passe progressivement des grandes centrales de production thermique (en GW) aux petites unités de production d’énergies renouvelables plus diffuses (en MW : solaire, hydraulique, éolien, géothermie, biogaz…). Et le numérique se déploie en remplaçant – ou plus exactement en complétant – les supercalculateurs historiques par des smartphones qui tiennent dans les poches de chacun. Pour reprendre le descriptif schématique de Paul Baran datant du début des années 1960 : il s’agit de substituer un ­réseau distribué (ou décentralisé) à un réseau centralisé (voir figure page suivante).

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Pour une écologie numérique

Réseaux centralisé, décentralisé et distribué Hommage

Paul Baran, On Distributed Communications. I. Introduction to Distributed Communications Networks, Santa Monica, Schéma 1 – Réseaux centralisé, décentralisé et distribué. Paul Baran, On Distributed1964, Communications. I. Introduction to Distributed Communications Networks, Santa Monica, RAND CorpoRand Corporation, p. 2. ration, 1964, p. 2.

être distribués spatialement au lieu d’être centralisés, afin de préserver leur fonctionnement alors même que plusieurs nœuds en seraient endommagés par les frappes ennemies. Deuxièmement, les informations importantes doivent être transmises par des réseaux numériques et non plus analogiques. Cette proposition, jugée d’abord irréaliste, établit les prémisses du futur réseau mondial Internet. Réfléchissant dès le début des années 1960 aux échanges de données entre ordinateurs et réseaux, au même titre que Leonard

Kleinrock, Joseph Carl Robnet Licklider, Donald Watts Davies, et Lawrence Roberts, Paul Baran propose également d’adapter les techniques communicationnelles dites de message switching et de store-and-forward switching qui, à la différence du réseau téléphonique, vulnérable en cas de destruction partielle ou d’ingérence, impliquent le découpage d’un message en paquets de données et obligent toute entité de message cheminant dans le réseau informatique à comporter son identification d’origine, son adresse de des-

Nous sommes probablement aujourd’hui, et pour quelques décennies encore, dans une phase et une forme intermédiaires qui correspondent à la « réalité opérationnelle d’Internet », comme le dit Dominique Cardon32, et aussi à celle des systèmes. 222

HERMÈS 61, 2011

L’invisibilisation… qui cache des infrastructures lourdes Si l’infrastructure sous-jacente à ces équipements de plus en plus « petits et légers » existe bien, elle a tendance à être occultée. Depuis la révolution industrielle, le système énergétique s’est construit en s’effaçant de nos quotidiens et paysages. Le lien entre l’énergie consommée et sa mise à disposition ou sa production est de moins en moins perceptible par les consommateurs. L’exploitation du charbon avait permis de nous émanciper du territoire auquel la force hydraulique nous cantonnait33. Les autres énergies de stock (gaz, pétrole, uranium) ont poursuivi cette trajectoire en contribuant un peu plus à nous affranchir de l’espace et du temps. En concentrant les moyens de production d’énergie dans des lieux cachés et éloignés de la plupart des consommateurs – pour des livre-hermes61.indb 222

26/10/11 15:10

32. Ibid. 33. Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La Fabrique, 2017.

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questions de risques et de pollution plus que de paysage, bien souvent –, le système énergétique est devenu presque invisible. Les réseaux électriques et gaziers sont progressivement enterrés afin de renforcer leur résistance aux événements climatiques extrêmes et pour libérer le ciel des villes des câbles disgracieux. Ce phénomène encourage le sentiment que l’on peut consommer où l’on veut quand on veut – nonobstant quelques limites liées à l’existence même des réseaux (électrique et gaz) ou à certains appendices technologiques (batterie pour l’électricité ou réservoir pour l’essence). Ainsi, la distanciation de nos impacts environnementaux se poursuit aujourd’hui. Le constat est identique, bien que plus récent, concernant le numérique. Tout tend à faire croire à l’utilisateur que le monde dans lequel il évolue est dématérialisé. Les recharges de téléphone s’opèrent sans fil sur les nouveaux modèles, les piles de papiers et documents divers sont remplacés par des fichiers ­stockés dans le cloud, les DVD disparaissent au profit de plateformes de vidéo en ligne comme Netflix, les CD sont remplacés par des applications de streaming musical, les voitures électriques se rechargent « à la prise »… Tout cela, alors que rien n’est plus matériel (métaux, terres rares34…) et difficilement recyclable35 que l’infrastructure numérique. Ainsi, tout comme le secteur énergétique a besoin de grandes infrastructures pour fonctionner, le déploiement numérique nécessite une base matérielle. Notre smartphone fonctionne parce qu’il y a des serveurs en Île-de-France et en Islande, que des câbles traversent les océans, que des nœuds de raccordement optique (NRO) sont installés dans d’anciens locaux commerciaux en pied d’immeubles et que des antennes 4G sont posées sur les toits. Et notre voiture démarre parce qu’elle trouve à la pompe une essence raffinée après avoir été importée du Moyen-Orient à grand renfort de supertankers ou d’oléoducs. 34. Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les liens qui libèrent, 2018. 35. Laure Cailloce, « Numérique : le grand gâchis énergétique », op. cit. ; Kevin Marquet, Françoise Berthoud et Jacques Combaz, « Introduction aux impacts environnementaux du numérique », Bulletin de la société informatique de France, n° 13, avril 2019.

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Derrière ce nomadisme et cette « légèreté » de l’énergie ou du numérique se cachent des « macro-systèmes techniques36 » gigantesques que quelques lieux matérialisent ponctuellement et de manière concentrée. Les ports sont très représentatifs de cette organisation, comme Dunkerque, qui abrite un data center, une centrale nucléaire, un terminal méthanier, un gazoduc, une ancienne raffinerie et un futur parc éolien offshore, prévu en 2026… Mais, en dehors de ces lieux-là, les systèmes s’effacent de la vue. En résumé, si l’infrastructure matérielle des écosystèmes énergétique et numérique est reléguée à la marge de notre univers quotidien, elle n’en est pas moins considérable et n’a jamais été aussi lourde des points de vue physique et économique. Dès les années 2010, plusieurs auteurs37 pointaient le caractère problématique pour l’environnement de cette transition dans laquelle la dématérialisation n’est qu’en trompe-l’œil. Les données présentées dans le tableau ci-contre permettent de constater les particularités du numérique : à la fois le poids déterminant du secteur dans certaines consommations de ressources (par exemple, les deux tiers du tantale sont utilisés pour les écrans et les condensateurs) et le recyclage quasi-nul (inférieur à 1 %) de tous les métaux rares et « mineurs ». Constat qui n’étonne guère lorsque l’on connaît les taux de récupération et de recyclage des objets numériques : en France, environ 50 % des déchets électroniques sont récupérés et traités… et autour de 15 % le sont à l’échelle mondiale.

36. Alain Gras, Les Macro-systèmes techniques, PUF, 1997. 37. Fabrice Flipo, Michelle Dobré et Marion Michot, La Face cachée du numérique. L’impact environnemental des nouvelles technologies, L’Échappée, 2013 ; Philippe Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, 2014.

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Usage

Part de la production mondiale dédiée aux TIC

Réserves (années)

Recyclage

Argent

Contacts

21 %

15-30

>50 %

Cuivre

Câbles

42 %

40

>50 %

Indium

Écrans

>50 %

10-15