Pour une école publique émancipatrice 2377290825, 9782377290826

« Si l’école recule, ce n’est pas la responsabilité des maths modernes, des méthodes globales, du collège unique, c’est

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Pour une école publique émancipatrice
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VÉRONIQUE DECKER

POUR UNE ÉCOLE PUBLIQUE ÉMANCIPATRICE N’AUTRE ÉCOLE 11

© Éditions Libertalia, 2019

À Gaston Fanton, instituteur de la Creuse, qui a participé au blocage du départ des réservistes à La Courtine le 7 mai 1956, afin de refuser la guerre en Algérie. Il sera condamné pour l’exemple, avec René Romanet, maire du village, et Antoine Meunier, vétéran invalide de la Seconde Guerre mondiale. Nulle école n’honore sa mémoire. Que ce petit ouvrage ravive son souvenir et celui de ses amis.

GLOSSAIRE ABCD de l’égalité : programme proposé par la ministre Najat Vallaud-Belkacem en 2013 afin de lutter contre le sexisme et les stéréotypes de genre. Créant une vaste polémique, il sera abandonné. AME : aide médicale d’État. BCD : bibliothèque centre documentaire. BTJ : bibliothèque de travail junior. CMU : couverture maladie universelle. GFEN : Groupe français d’éducation nouvelle. IUFM : Institut universitaire de formation des maîtres. OCCE : Office central de la coopération à l’école. Onde : outil numérique pour la direction d’école. OQTF : obligation de quitter le territoire français. PAI : projet d’accueil individualisé. PMI : Protection maternelle et infantile. PPRE : programme personnalisé de réussite éducative. RAR : réseaux ambition réussite. Rased : réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté. REP / REP + : réseau d’éducation prioritaire. Segpa : sections d’enseignement général et professionnel adapté. ZEP : zone d’éducation prioritaire.

1. « TIERCE FOIS, C’EST DROIT » Ce serait l’origine de l’expression « jamais deux sans trois ». En fait c’était la procédure de validation des travaux des apprentis, c’est-à-dire que lorsqu’un travail était réussi trois fois, on pouvait considérer cela comme un acquis. Quand j’ai fini le deuxième livre, j’avais pris l’habitude de me détendre en écrivant de temps en temps le récit du jour, ce qui me permettait de moins pester contre un quotidien de plus en plus dur à vivre. Mais aussi, avec l’arrivée de ma dernière promotion d’étudiants à l’université (j’assure un petit TD de graphisme scolaire à Nanterre), j’ai pris conscience de l’écart gigantesque entre ce que j’ai vécu et les petits enfants de ce siècle. Alors, j’ai souhaité porter à bout de bras, avant de partir à la retraite, l’idée que seule l’école publique peut développer un projet émancipateur, mais qu’elle ne peut le faire que s’il y a en son sein des militantes et des militants enthousiastes quant aux idées de progrès social ; des institutrices et des instituteurs engagé·e·s auprès de leurs élèves. Bien sûr tout cela est vieillot, mais les enfants ont toujours la même fraîcheur devant le monde qui se découvre devant eux. Et il me restait des histoires, des idées, des récits. Alors, tierce fois, c’est droit, et promis, je ne le ferai plus. Ma vie d’institutrice s’éteint bientôt. Ensuite, il me faudra construire d’autres projets qui s’impatientent déjà dans mes pensées, peut-être de la littérature jeunesse. J’espère juste que ces trois petits livres vous auront donné l’envie de voir l’école autrement.

2. LE PDMQDC (PLUS DE MAÎTRES QUE DE CLASSES) Derrière ce sigle invraisemblable, imaginé sans aucun doute par des communicants hyperformés qui ne voulaient pas réutiliser l’appellation « maître supplémentaire », à une époque où tout supplément de moyens dans la fonction publique apparaît comme un invraisemblable gâchis comparativement aux performances uberisées du privé, derrière ce sigle, il y a eu une année pleine de richesses. C’est génial d’avoir une enseignante en plus et surtout d’avoir la latitude d’organiser l’aide qu’elle peut apporter. Surtout dans une équipe rompue aux travaux coopératifs, et donc sans aucun souci pour organiser de la co-intervention, de la coanimation, des ateliers, des projets… Surtout lorsque l’enseignante est une enseignante militante Freinet, qui a des idées progressistes et bien arrêtées sur l’égalité filles-garçons, sur l’audace et l’éducation à l’affirmation de soi. Naïvement (je ne dirai jamais assez combien de gens sur le terrain restent fidèlement naïfs et croient que les réformes vont durer, même nous…), nous avons investi des moyens, du matériel de sciences pour de petits ateliers d’expériences en demi-classe, des séries de livres pour les décloisonnements en lecture… et évidemment, le poste a disparu au bout d’un an. Transformé en « CP à 12, 100 % de réussite ». Nous avions déjà eu une enseignante supplémentaire, Laurence s’était occupée de la bibliothèque et des ateliers autour de la langue et de l’écrit. Cela avait duré une année, peut-être en 2002-2003. Là encore, nous avions acheté des livres, fait imprimer des cartes de bibliothèque, organisé deux BCD, et une fois tout mis au point, zou, le poste avait été perdu. Les deux fois, le poste a disparu sans aucune évaluation de l’apport, sans aucune explication rationnelle, car les à-coups n’ont pour fonction que de faire « mousser » politiquement ceux qui les pilotent et qui se targuent d’avoir chaque année l’idée du siècle.

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3. LA FRACTURE PÉDAGOGIQUE J’étais directrice d’une école maternelle de six classes, en ZEP, et à ce titre j’avais droit à une « demi-décharge ». C’est-à-dire que chaque année une jeune enseignante fraîchement émoulue de l’IUFM venait deux jours dans mon école et deux jours dans une autre, en général pas trop loin. Cette année-là, j’étais assez contente, car la jeune Clara paraissait vraiment engagée et décidée à apprendre le métier. Mais au bout de deux jours avec moi, elle n’avait aucune nouvelle de l’Inspection au sujet de l’autre école. Alors l’Inspection m’a proposé de la garder, en attendant de lui trouver un complément. Puis, elle a été un peu oubliée. Mais moi, je ne voulais pas lui laisser ma classe de grande section à temps plein, car je voulais que mes élèves soient tout de même mes élèves et que la classe fonctionne selon mes principes. Alors, durant deux jours je prenais la classe avec elle, et les deux jours suivants, j’allais au bureau, mais en préparant tout de même un peu avec Clara, très volontaire pour partager mes principes. Comme elle n’avait pas beaucoup d’expérience, elle a vraiment cru que le fonctionnement Freinet, à base d’ateliers libres, de tableaux à doubles entrées, de contrats, avec des conseils d’élèves et des responsabilités qui rappellent les métiers du réel, était la norme. Hélas, quelques semaines après la rentrée, elle a fini par recevoir son affectation dans une autre école, et elle a eu envie d’installer les mêmes choses. Oups. Il a fallu lui dire à quel point cette pédagogie était minoritaire politiquement et inconnue dans la plupart des écoles. Après une année de fracture pédagogique, elle a choisi de se faire nommer sur un poste à temps plein dans mon école et nous nous sommes régalées en travaillant ensemble avec deux classes parallèles de moyenne section / grande section.

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4. JE SUIS DÉSOLÉE Lorsque l’incendie du bidonville a tué une petite fille de l’école en 2014, nous avons fait une marche blanche, pour que dans la ville une cérémonie permette aux parents, aux enseignants et aux élèves de se rassembler pour un hommage. J’ai prononcé ce discours : « Tout d’abord, je voudrais saluer la mémoire de cette petite fille, en tant que directrice de l’école, parce qu’elle était à l’école depuis un an, qu’elle avait commencé à apprendre à parler français, à apprendre à lire, à apprendre à écrire et que c’était une toute mignonne petite fille, comme le sont les petites filles de 7 ans dans les écoles. Et que, pour nous, les enseignants de cette enfant, elle laisse un vide immense. Je voudrais aussi qu’on se souvienne du petit Diego, qui est mort il y a cinq ans dans les mêmes circonstances, c’est-à-dire l’incendie d’un bidonville à Bobigny. Si Diego était d’origine roumaine, Mélisa était d’origine bulgare, mais la mort de ces deux enfants doit nous conduire à nous mobiliser pour dire que cela suffit, que nous n’en pouvons plus et qu’il faut absolument faire quelque chose d’utile et d’efficace pour permettre que chacun d’entre nous puisse vivre dans un logement digne de ce nom. Je ne sais pas quoi dire de plus, si ce n’est que nous avons un immense chagrin, et que cet immense chagrin n’a pas de nom, car nous ne devrions jamais avoir à enterrer des enfants, que la France est la septième puissance mondiale et qu’elle devrait être capable de protéger tous les enfants qui vivent sur son sol, à égalité d’origines et de droits. Ses parents ont tout perdu. Ils ont perdu leur fille, mais aussi tous leurs biens et leurs papiers, c’est pour cela que l’école organise une collecte et qu’il y a auprès de moi des boîtes blanches pour vous permettre de donner un peu d’argent pour aider ses parents à payer le billet d’avion pour aller enterrer leur fille en Bulgarie, comme ils le souhaitent. Nous avons collecté à l’école toutes les traces que nous pouvions avoir de cette petite fille, ses dessins, ses cahiers, ses

photos, et je remercie Francine Lalande, journaliste à L’Humanité, qui nous a offert les plus belles photos de l’enfant, puisqu’elles étaient prises par une photographe professionnelle. Nous avons collecté ses dessins, ses travaux, mais aussi des dessins qui ont été faits par les enfants de l’école, par ceux qui étaient ses amis, par Slavi, par Gyunaydan, par d’autres enfants, par Darius, car nous avons demandé aux enfants de faire, s’ils le souhaitaient, un dessin pour Mélisa. » Mais à ce moment-là, je regarde la mère de Mélisa, et les larmes m’étouffent. Je parviens à balbutier un « je suis désolée » qui n’a pas de sens. Année après année, je sens toujours cette désolation. Intacte. Avec le goût des larmes au fond de ma gorge.

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5. LE CONSEIL ÉCONOMIQUE, SOCIAL ET ENVIRONNEMENTAL Le Conseil économique, social et environnemental m’a invitée et souhaite m’auditionner sur la médecine scolaire. J’ai davantage l’habitude des cercles militants que des ors de la République, mais je ne vois pas de raison de refuser. Si les représentants souhaitent m’entendre c’est déjà qu’ils ont perçu qu’il y avait un problème, et c’est un premier pas. C’est la rançon du succès de mes livres. Je suis désormais considérée comme une « experte de la banlieue », comme si j’étais une intellectuelle qui avait produit des études documentées. Les petits fours sont délicieux et le café est parfait, l’accueil est charmant. À mes côtés, il y a deux représentantes d’associations de parents d’élèves, mais chacun sait que dans les banlieues les plus complexes, il n’y a plus d’associations de parents d’élèves réellement, et la parole des associations porte plutôt sur les secteurs mixtes socialement que sur les zones où l’éducation devrait être prioritaire. Je ne sais pas vraiment qui siège à ce conseil, mais je reconnais un ancien dirigeant syndical. Chacune de nous introduit sa problématique. La mienne, c’est que le niveau de santé et de suivi médical des enfants n’est plus suffisant pour nous permettre d’enseigner sans en être préoccupés. Les syndicats enseignants de mon département ont déposé des plaintes de parents d’élèves au tribunal administratif, il y a désormais des villes sans aucun médecin scolaire, et à Bobigny, il reste un médecin à mi-temps pour trois postes, censés assurer la santé des élèves de 27 écoles, quatre collèges et trois lycées. Soit environ 12 000 gamins. Heureusement que la majorité d’entre eux sont en bonne santé ! Mais il y a les dossiers d’enfants handicapés, les dyslexiques, les asthmatiques, les drépanocytaires, les épileptiques, les élèves atteints de maladies orphelines, les trisomiques, les diabétiques, et tous les enfants mal soignés, pour lesquels un suivi est

indispensable pour accompagner les parents dans des démarches hospitalières complexes. Or, il est de plus en plus difficile d’avoir un rendez-vous dans un hôpital, dans un centre de santé afin de voir un spécialiste, et bien des praticiens libéraux refusent les parents disposant de l’aide médicale, et encore plus les enfants. L’arrivée des enfants handicapés a alourdi considérablement la tâche de la médecine scolaire et, en même temps, les conditions de travail et de salaire n’attirent plus aucun diplômé de médecine. Je tâche de convaincre : il faut impérativement une médecine de prévention, avec des PMI pour les bébés et les jeunes enfants, et une médecine scolaire pour les enfants et les ados. Il faut une médecine hospitalière de qualité et un réseau de centres de santé accessible à tous. Comme une chaise avec quatre pieds qui ne pourrait tenir droite que lorsque les quatre sont bien solides. J’ai le sentiment que les gens dans la salle m’écoutent attentivement, mais il me reste un doute sur l’efficacité des recommandations du Conseil auprès du gouvernement. Un gros doute.

6. MOHAND ET AWATIF Mohand et Awatif vivaient avec leurs parents dans un squat d’Aubervilliers. Mohand était l’aîné, et Awatif la petite sœur. Leur squat était insalubre, et les enfants avaient poussé comme des pissenlits entre deux pavés, au milieu des soucis de leurs parents. Puis ils avaient été relogés à Bobigny, ville toujours accueillante à la misère d’autrui. Mohand ne parlait pas un mot de français, alors qu’il était né en France. Une bouillie incompréhensible, qui ne lui permettait pas de s’ajuster aux autres, de négocier une place dans le monde, d’interroger la vie qui s’offrait. Je ne le comprenais pas, et Clara, la jeune enseignante qui faisait la moitié du temps de la classe de grande section pour me « décharger » et me permettre d’aller au bureau, ne le comprenait pas plus. Nous avons fait preuve de patience, car Mohand était extrêmement violent et ne connaissait que ce mode de communication. Il frappait sa petite sœur de toutes ses forces, et la petite Awatif semblait en avoir pris son parti, mais nos élèves étaient d’une autre trempe, habitués à une plus grande civilité, et nous aussi. Notre classe était régie par des lois et des règles édifiées patiemment en conseil avec les élèves, et Mohand a fini par accepter, et par faire des efforts pour articuler suffisamment pour être compris, même si les constructions grammaticales des phrases restaient hésitantes. Disons qu’au moins une fois par jour, il transgressait, frappait, hurlait, et que la maîtrise de ses émotions était pour lui une lourde tâche. Clara et moi nous nous souvenons encore de son premier M, tracé malhabilement, mais qui était une si grande victoire, marquant la volonté de signer son dessin de son nom. Et de ce spectacle de Noël sur la musique du ballet de CasseNoisette. Mohand était obligé de danser avec une fille, un peu terrorisée d’avoir récupéré un tel partenaire. Pour finir l’année, nous étions parties toutes les deux en classe verte, grâce à un arrangement avec l’école dans laquelle Clara travaillait la moitié de la semaine : elle passerait une semaine avec moi, puis elle irait une semaine entière dans leur école, et moi je me débrouillerais avec le

bureau. Clara se souvient que nous avions emmené des draisiennes (des vélos sans pédales qui permettent aux petits de trouver leur équilibre). Nous autorisions les enfants à descendre la pelouse en pente derrière le château, puis il fallait remonter en poussant l’engin. Soudain, Clara a vu Mohand pousser le vélo d’une petite fille. La petite fille semblait fâchée, avec le visage un peu fermé. Clara craignit alors que Mohand n’ait « rapté » la draisienne et s’apprêtait à le gronder, mais de loin il cria « aider, aider maîtresse ». Mohand s’était mis à coopérer. Ouf. La grande section allait se finir mais on était encore tellement loin du niveau minimal pour apprendre en CP. Awatif, elle, allait de mieux en mieux. Elle parlait et ne mordait presque plus. Mais pour elle il nous restait une année, ce qui nous permettait de garder confiance et enthousiasme. Comme le dit le dernier invariant écrit par Célestin Freinet : « Il y a un invariant aussi qui justifie tous nos tâtonnements et authentifie notre action : c’est l’optimiste espoir en la vie. »

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7. LA GÉMINATION Pendant les décennies du début du XXe siècle, dans les communes reculées de la France profonde, il y avait deux classes : une pour les filles et l’autre pour les garçons. Les instituteurs et les institutrices nommées (souvent des couples), plutôt que d’avoir à gérer l’éducation d’enfants entre 5 et 13 ans, préféraient faire une classe mixte de « petits » du CP au CE, et une autre de « grands » du CM au CS (cours supérieur). Cela s’appelait la « gémination ». C’était sans compter la puissance de l’Union des associations catholiques des chefs de famille. Sous le titre « La lèpre de la laïcité », elle distribua le tract suivant : « La coéducation des sexes par la gémination des écoles a fait depuis la guerre des progrès effrayants. Par milliers se comptent les écoles géminées, c’est-à-dire les couples d’écoles dont l’une réunit les grands garçons et les grandes filles sous la direction de l’instituteur, l’autre petits garçons et petites filles sous la direction de l’institutrice. La coéducation et la gémination sont immorales. Par la promiscuité des filles et des garçons, elle excite leurs sens plus tôt qu’on ne le pense, elle enlève aux jeunes filles la réserve et la pudeur et en fait des garçonnes dès l’âge de 13 ans. N’oublions pas que l’âge de la scolarité va être prolongé jusqu’à 14 ans et avec lui la promiscuité, et que les cours complémentaires poursuivent jusqu’à 16 ans et avec eux la promiscuité. Que la coéducation a été établie dans les collèges et les lycées des classes supérieures et avec elle la promiscuité jusqu’à l’âge de 17 ou 18 ans. La promiscuité se pratique en classe et à la récréation, et cela suffit pour que plus d’une élève soit déjà allée se faire soigner aux maternités. Que sera-ce lorsque, à l’exemple des soviets, abominables apôtres de la coéducation, la promiscuité des sexes se pratiquera à

l’internat et dans la serre surchauffée des dortoirs après que dans la journée on aura donné à filles et garçons réunis l’enseignement sexuel avec exercices pratiques de pièces anatomiques articulées ? N’y a-t-il pas là un plan abominable de déchristianisation par la corruption de l’âme et du corps de la jeunesse ? » Ainsi, lorsqu’en 2014, Farida Belghoul inventa la « journée de retrait » de l’école pour lutter contre les ABCD de l’égalité et la « théorie du genre », elle arrivait avec un siècle de retard… Mais tout de même, dans mon école, il manquait 12 élèves. Les parents avaient reçu des textos effrayants et certains les avaient crus. Moi j’ai pris le parti d’appeler chaque famille pour savoir pourquoi l’enfant était absent. Les plus timides m’assuraient qu’il était fiévreux. Mais certains ont assumé et à chacun j’ai proposé de venir me voir au bureau, afin de guérir les fiévreux et de récupérer tout le monde. Le lendemain, la maman de Soumiya est venue. Elle m’a montré le texto et m’a raconté ce qui se disait dans la cité : les écoles auraient reçu des pénis en peluche et des vagins en peluche pour mimer l’acte de pénétration dans les CP. Mais la maman de Soumiya, je la connais bien. J’ai déjà eu les quatre grands à l’école. Alors je la regarde et lui demande : « Et lorsqu’on vous a raconté cela, vous l’avez cru ? » Gênée, elle me répond : « Moi j’ai dit à mon mari, Mme Decker, elle fera sûrement pas ça. » Et elle avait raison. Même si les soviets m’envoyaient des pièces anatomiques articulées, et même si elles étaient recouvertes de peluche par le gouvernement, je ne crois pas que j’irais mimer des actes de pénétration sexuelle dans les classes de CP.

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8. LA NOTORIÉTÉ Écrire deux petits livres, qui ne sont ni des travaux universitaires ni des ouvrages pédagogiques, mais simplement des récits de vie simples, m’a offert une notoriété qui me surprend. Au début, j’allais faire des « rencontres » dans quelques librairies. Puis j’ai animé des stages syndicaux. Puis le Conseil économique et social m’a invitée, puis l’Assemblée nationale, et la semaine prochaine c’est la direction de la prospective du cabinet du Premier ministre. Bien sûr, ces petits récits simples, mis bout à bout, racontent davantage que le sujet de chaque histoire. Mais ils étaient destinés à laisser trace d’un moment singulier de l’Éducation nationale en banlieue, de la fin des réformes progressistes qui apportaient de meilleures conditions de vie et de travail jusqu’à la mode des réformes libérales qui nous font jour après jour redescendre l’escalier que nos parents avaient monté. Alors, qu’est-ce qui pousse les gens qui organisent la descente à m’écouter raconter les récits qui expliquent à quel point ce qu’ils font ne va pas ? Je ne sais pas.

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9. JAMAIS FACE AUX ÉLÈVES, TOUJOURS À LEURS CÔTÉS Dans tous les textes de l’administration, dans les stages de formation, le tic de langage consiste à parler des situations pédagogiques dans lesquelles nous sommes face aux élèves. Moi, même lorsque je suis devant eux, je ne suis jamais dans le camp d’en face, et pour moi c’est important. Je suis avec eux. Je suis de leur côté. Je suis à leurs côtés pour les soutenir, pour les encourager, pour les accompagner. Alors, ce soir, dans cette librairie où je dédicace mes livres, en voyant la jeune femme prochainement professeure de lettres classiques s’avancer doucement vers moi et me tendre l’ouvrage, j’écris : « Ne soyez jamais face aux élèves, soyez à leurs côtés », et je regrette déjà de ne pas avoir ainsi dédicacé tous les livres destinés à des enseignants.

10. LA CLASSE AUTOBUS Comment organiser les tables dans une classe ? Parfois, on n’a pas le choix, car lorsque la classe fait 50 mètres carrés et qu’il y a plus de 30 élèves, on ne peut que faire des lignes de deux face au tableau. Dans les mouvements pédagogiques progressistes, cela s’appelle « la classe autobus ». Dans bien des équipes pédagogiques il y a des discussions sur « l’aménagement de la classe ». Faut-il faire travailler les enfants en « îlots » de 4 ou de 6 ? Faut-il créer des U face au tableau pour accroître les interactions et la solidarité ? Comme si la disposition des tables allait modifier les pratiques pédagogiques des enseignants. C’est l’inverse. Lorsque les enseignants utilisent du matériel de manipulation, font travailler les enfants en équipe, ont des temps d’ateliers ou de travail individualisés différenciés, à ce moment-là, la nécessité de bouger les tables apparaît. Mais tant que la maîtresse décide de tout, explique tout, montre tout au tableau, on peut rester face au tableau comme dans un autobus. Au moins, les enfants voient ce qu’elle montre. Ne croyez jamais qu’un élément matériel va à lui seul permettre aux pratiques de changer. Ce qui décide une maîtresse d’école (ou un maître) de changer de pratique, c’est l’envie de construire un monde nouveau, un monde meilleur, avec des élèves plus solidaires et coopératifs. Tant que l’enseignant·e ne cherche que les « performances brutes » par des « dispositifs efficients », la position directive d’un coach sportif peut lui convenir parfaitement. Hop hop hop, en rangs par deux, face au tableau.

11. FAROOQ De loin, on aurait pu croire à une famille. À l’arrivée à l’aéroport de Roissy, il y avait un homme d’environ 30 ans, une femme un peu plus jeune et un enfant de 8 ans. Mais l’homme et la femme ont passé le contrôle avant l’enfant, et ont disparu dans la foule, en voyant que le contrôle ne se passait pas bien pour ce dernier. Les policiers avaient remarqué que le passeport semblait faux et avaient bloqué l’enfant près d’eux en attendant des vérifications. Sauf que personne ne parlait le pendjabi ni l’ourdou, et qu’il a fallu faire venir le traducteur pakistanais agréé par le tribunal de Bobigny. L’enfant affirma que les adultes n’étaient pas ses parents, que ses parents étaient restés au Pakistan, mais il ne savait pas où au Pakistan, qui est un pays très peuplé. Des recherches furent lancées, en vain, et comme personne ne savait quoi faire du petit Pakistanais égaré, le traducteur proposa de le prendre, ce qui dut bien arranger le juge des enfants qui lui accorda un titre de « tiers digne de confiance » lui conférant la tutelle. Alors Farooq fut inscrit dans notre école, et en attendant la procédure d’adoption – car la famille du traducteur décida de l’adopter –, il coupla le nom sans doute fictif de son ancien passeport à celui bien réel de sa nouvelle famille. Son père adoptif était très ému en faisant l’inscription et en me racontant par quel mystère il m’apportait un enfant de 8 ans alors que je pensais en avoir fini avec sa famille, après avoir scolarisé ses quatre enfants. Il me dit « Dieu a voulu que nous ayons un enfant de plus ». Moi qui ne crois à rien, je me suis dit que Dieu aurait mieux fait de ne pas arracher cet enfant à sa famille d’origine et qu’il devrait permettre à chaque enfant qui naît d’avoir une enfance heureuse au milieu de son pays et de sa culture. Mais, bon, c’était fait, et tant qu’à vivre à Bobigny, finalement Dieu n’avait pas si mal choisi une nouvelle famille pour Farook.

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12. LE SOUS-RÉGISSEUR Pendant des décennies, les parents payaient en espèces dans les écoles les frais de cantine et d’étude. Alors, nous, les directeurs des grosses écoles, nous nous retrouvions avec l’équivalent de plusieurs milliers d’euros (l’époque était encore au franc) stockés dans des coffres parfois minuscules, dans des bureaux fermés par une simple porte en contreplaqué. Heureusement, beaucoup de parents ne payaient pas à temps et devaient ensuite se présenter à la mairie. Pour les parents qui payaient, nous avions un petit carnet à souche autocopiant dont nous détachions de longues bandes d’un centimètre de haut sur lesquelles nous devions reporter les montants, le nom des parents et la date. Pour effectuer ces encaissements, nous étions tous nommés « sous-régisseurs » de la ville de Bobigny. Mais voici qu’un jour, un directeur distrait s’est fait voler sa cassette pleine. Il s’absente quelques instants de son bureau, ne ferme pas bien la porte à clé, et voilà le magot disparu. La municipalité tempête, accuse, menace. Une réunion est prévue le soir même dans son bureau à 18 heures. Mais à cette heure-ci, dans le couloir devant son bureau, il y a tous les « sous-régisseurs » de la ville, conscients que cela aurait pu arriver à chacun d’entre nous et certains de l’honnêteté de leur collègue. Les responsables municipaux se détendent, s’amadouent, et devant la bronca des directeurs d’école de la ville, cessent d’exiger le remboursement sur sa paye. La solidarité, c’est important de la vivre pour pouvoir la mettre en œuvre dans les écoles. Lorsque chacun ne se préoccupe que de lui-même, il fait violence à celui qui aurait besoin d’aide et ne la trouve pas.

13. LES PORTABLES Si un enfant de 8 ou 10 ans disait à ses parents « Papa, papa, je voudrais une perceuse électrique pour mon anniversaire », la plupart des parents réfléchiraient et comprendraient vite qu’une perceuse c’est dangereux, qu’il faut apprendre à s’en servir et qu’avant d’avoir sa propre perceuse, il faut déjà s’entraîner, être accompagné, car on peut se blesser gravement. Mais actuellement, plus personne ne semble voir que les tablettes, les smartphones, ce sont des objets qui permettent à l’enfant d’accéder à toutes sortes d’univers inconnus, dont il ne comprend ni les règles ni les limites, et qu’évidemment il peut se blesser gravement. Il n’y aura pas de sang, il n’y aura pas de plaie, mais les blessures psychiques sont bien plus douloureuses et profondes. Alors, comme pour une perceuse, il est indispensable de partager des temps d’apprentissage et de veiller à une autonomie progressive, qui doit se construire pendant l’adolescence et non durant l’enfance. Hélas, dans la plupart des familles, tout le monde est fier d’avoir pu offrir une tablette dès 7 ans, un smartphone dès 9 ans. Que la tablette permette de voir Rocco Siffredi tout entier, ou que le smartphone permette d’aller sur les réseaux sociaux sans limite n’effraie personne. Plus inquiétant encore, des parents semblent ravis que leur enfant de 8 ans soit une « youtubeuse » et crée sa propre chaîne, avec un contentement hystérique de voir leur gamine se trémousser en ligne, sans se douter que dans trente ans, son futur employeur pourra sans doute encore la voir et entendre sa mère l’encourager stupidement. C’est le monde réel que l’enfance a besoin de découvrir, ce sont les véritables vagues de la mer, les véritables sentiers des montagnes, les véritables êtres humains au club de sport, car tant que les limites du réel ne sont pas bien comprises, les limites du virtuel sont incertaines et dangereuses. Il faut être capable d’analyser ce que te dit quelqu’un qui est en face de toi, avant d’être

capable de réfléchir à ce que te dit ou ce qu’écrit quelqu’un via un support dématérialisé. D’abord, est-il vraiment celui qu’il prétend être ? Ensuite, dit-il la vérité ? Alors, beaucoup de gens pensent que c’est le rôle de l’école de faire ce travail d’apprentissage des mondes virtuels. Mais personne ne se soucie de vérifier que nous disposons de la formation, du matériel et du temps d’enseignement indispensable pour le faire. En revanche, tout le monde abreuve les enfants d’écrans et de supports, sans aucune veille éducative. La connexion Internet des classes de CM1 et de CM2 de mon école est en panne depuis… plus d’un an. Qui s’en soucie ? On fait le point à chaque conseil d’école. La mairie ne répond rien et ne répare pas. Mais nous avons des « youtubeuses » dans nos CE2…

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14. ATOUCOULÉ Atoucoulé est née dans un grand pays africain. Grand, mais pauvre. Et Atoucoulé était malade. Dans ce pays, lorsque l’on est malade, soit on est pauvre et on en meurt, soit on est riche et on peut payer les soins, ce qui n’empêche pas toujours de mourir car le système hospitalier local a été bien mis à mal par le FMI qui exige que le grand pays rembourse ses dettes plutôt que se préoccuper de la santé de ses enfants. Atoucoulé n’était pas pauvre, mais elle n’était pas riche non plus, et surtout elle vivait dans une campagne lointaine, dans laquelle nul hôpital n’était construit. Alors, elle n’a pas pu être soignée ni opérée. L’oncle et la tante d’Atoucoulé habitent à Bobigny et, lorsqu’ils sont venus en vacances dans leur pays d’origine, toute la famille s’est accordée sur l’adoption d’Atoucoulé par son oncle qui lui donnerait de nouvelles chances. Ce qui fut fait. L’état civil local a établi un jugement de garde et d’adoption par son oncle et elle est arrivée en France avec eux il y a deux ans. Il fallut faire des centaines de papiers, aller voir un juge pour avaliser par la justice française des affaires familiales l’accord africain, obtenir que la petite soit ajoutée sur la Carte vitale de son oncle, commencer les soins dans différents services hospitaliers, car Atoucoulé souffre de plusieurs maladies, et surtout, l’inscrire à l’école. Mais voilà, la mairie exigeait le carnet de santé de l’enfant et, dans le grand pays africain, les enfants ont juste des certificats de vaccination. La mairie exigeait le jugement de garde et ne voulait pas du document provisoire fait par le tribunal, qui pourtant était légalement suffisant. Alors, Atoucoulé resta à la maison. Et comme sa tante venait d’avoir un CDI, c’est son oncle qui a sacrifié son travail de jour, pour basculer de nuit et garder la petite en journée. Le retard de la justice ordinaire en Seine-Saint-Denis a fait le reste. L’enfant est restée dix-huit mois enfermée, à attendre que son oncle puisse enfin l’inscrire à l’école. Avec cette inscription on

pouvait enfin la montrer au médecin scolaire, créer un dossier d’enfant handicapé en attendant les opérations et les soins, et la prendre temporairement en CP en attendant l’affectation dans une classe spécialisée. On ne le répètera jamais assez : l’école doit rester obligatoire pour tous les enfants vivant sur le sol français et même pour ceux qui ne peuvent pas remplir toutes les cases du logiciel d’inscription. Cela doit être la réalité humaine – et non les structures prédéfinies par des informaticiens qui se cachent derrière des algorithmes – qui guide les décisions concernant les humains. Au siècle dernier, les maires devaient déclarer aux inspecteurs chaque mois la liste des enfants non scolarisés et en donner les motifs. La loi est tombée en désuétude dans les années 1980, on pensait qu’avec l’informatique, tout cela ne servait plus à rien. Mais si, il faut continuer à obliger les mairies à rendre des comptes sur la situation des enfants non scolarisés, sans quoi certaines peuvent abuser de leur pouvoir d’inscription pour refuser l’école aux plus pauvres, aux plus fragiles et aux plus démunis. Ce dont elles ne se privent pas, car qui voudrait avoir plus de pauvres, plus de fragiles et plus de démunis ?

15. LORIS Loris est triste. Lorsqu’il n’est pas triste, Loris est furieux, tape, se débat, refuse tout. Loris dit « je veux mourir ». Et son maître, qui est un bon maître et aussi un papa, ne supporte plus la souffrance de Loris. Chaque jour, le maître me demande des conseils pédagogiques, des idées d’activités pour lui redonner confiance en lui, des rendezvous avec la psychologue scolaire pour avoir son avis. Mais les parents de Loris ne veulent rien savoir, et ils ne veulent surtout pas emmener leur enfant voir un psychologue, car de leur point de vue, il n’en a pas besoin. Mais Loris parle de mourir et c’est tout de même rare chez les CE1, l’envie de mourir déjà. Il tente de s’étrangler avec son écharpe, et il s’enfuit de sa classe. Il boude dans le couloir et refuse de rentrer. Il tente de se pendre au portemanteau et le maître ne veut plus le laisser dans le couloir, même lorsqu’il est en crise. Alors, il m’envoie un élève pour que je « monte », la classe est au deuxième étage, afin de prendre Loris avec moi. Mais Loris est grand et fort, et lorsqu’il est déchaîné, je peine à le contenir physiquement, d’autant que mon bras droit n’a plus de force, car j’ai été opérée et la cicatrice reste fragile. Bon, Loris accepte de me suivre. Mais sitôt arrivé dans l’escalier, le voilà qui enjambe la rambarde pour se jeter dans le vide. Je me jette sur lui. Je le contiens, mais il se débat et je sais que je ne tiendrai pas longtemps avec un seul bras. Alors, je me sers de mon poids (quelques kilos de trop sont parfois utiles) et je m’affaisse sur lui, l’obligeant à porter mes 65 kilos. Il lâche prise et tombe au sol. Je reste allongée sur lui. Les portes anti-incendie de l’escalier se sont refermées et personne ne m’entend appeler. Tout doucement, je rampe jusqu’à la classe en le maintenant sous moi. Ouf, le maître m’entend et vient à mon secours, sous le regard ébahi des autres élèves de CE1. Là c’est trop pour moi. Nous sommes des pédagogues, des gens formés pour aider les enfants à apprendre tout ce qui est nécessaire pour grandir. Mais il y a un seuil de souffrance que nous ne pouvons pas accueillir. Chercher des solutions pédagogiques à des

problèmes qui nous dépassent nous conduit à de mauvais choix. Il fallait appeler le juge des enfants. La « cellule de recueil des informations préoccupantes » (Crip) l’a fait et je l’en remercie. Pour redevenir un enfant qui apprend et qui grandit, Loris avait d’abord besoin de soins et c’est ce qu’il nous disait en refusant d’entrer en classe, en refusant de travailler pour apprendre, en refusant d’entrer dans le fonctionnement de la classe. Nous aurions dû l’écouter avant qu’il se trouve au bord du gouffre.

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16. LE PETIT POT DE THÉ Elle avance vers moi, à l’entrée de l’école. Elle est détendue, souriante, et elle porte à la main un petit paquet emballé avec grâce. Elle arrive de Chine et elle a raté quatre jours d’école, car les deux semaines de vacances d’hiver étaient trop courtes pour aller jusqu’au fond de la Chine et en revenir. Je sais déjà que c’est un cadeau pour moi. Elle sait déjà que je l’ai vu. Elle m’envoie un sourire de connivence. Je lui souris en retour. Dans le cadeau, il y a une petite boîte bleue contenant du véritable thé vert. Elle tient une place particulière dans mon cœur, car c’est ma première petite fille « refusée ». Lorsqu’elle est arrivée à Bobigny avec ses parents, il y a quatre ans, son grand frère a été inscrit à l’école, car il avait plus de 6 ans. Mais pour elle, « il n’y avait plus de place ». En tout cas, c’est ce que la mairie a répondu à ses parents, sans envoyer les parents voir le directeur de la maternelle, sans chercher avec eux une autre solution, sans prévenir l’inspectrice. Comme elle, ses parents sont bien sages et bien sérieux. Alors, ils ont gardé la petite fille à la maison, en attendant la prochaine rentrée. Un jour, son grand frère a parlé d’elle en classe, et la maîtresse est venue me le dire, et j’ai demandé à son frère de faire venir ses parents, puis une fois sa présence attestée, évidemment elle a été accueillie à la maternelle d’à côté. Mais que se serait-il passé si personne ne nous en avait parlé ? Du coup, ses parents m’aiment bien, et elle aussi. Et donc me voilà propriétaire d’un petit pot de thé que je regarde le matin en repensant à son arrivée à l’école, il y a quatre ans. À l’époque je ne me doutais pas encore que cette situation allait devenir courante.

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17. LA GRÈVE, ÇA SERT À RIEN Je te parle à toi, jeune enseignante qui s’exprime sur Facebook pour expliquer que tu ne les fais pas, les grèves, car « ça sert à rien ». Et je vais prendre le temps d’expliquer à quoi cela sert une grève dans les écoles. Dans une école, je ne produis pas de boulons et mon patron n’est pas triste le soir de voir qu’il n’a pas assez de boulons à vendre. La pression que j’exerce en faisant grève est ailleurs. Pour moi, maîtresse d’école, faire grève impose de prendre le temps que je ne donne pas aux enfants pour expliquer patiemment (et ça, c’est dans mes qualités de métier) aux citoyens de ce pays ce qui ne va plus, ce qui ne va pas, ce qui n’ira pas et me fâche au point que je préfère perdre une journée de salaire plutôt que de laisser faire. Ma grève doit être active : je dois me réunir avec les autres enseignants, préparer des tracts pour les parents, manifester dans la rue, interpeller les élus et les médias, car certes, je ne produis pas de boulons, mais je sais expliquer clairement (ça aussi, c’est dans mes qualités de métier) et produire des écrits accessibles à tous. La grève ça sert à rien si les maîtresses des écoles en profitent pour finir leurs livrets scolaires, pour organiser leurs préparations en retard, pour finir le repassage qui s’empile au-dessus de la machine à laver ou même pour simplement se reposer. La grève c’est un travail et, si on le fait bien, il porte ses fruits. Cela nous permet de défendre le service public, même lorsque les syndicats ne sont pas parvenus à négocier positivement, et même lorsque les médias s’encouragent mutuellement pour dénigrer notre travail, notre action et notre engagement. Les grands progrès sociaux, en 1936, en 1945, en 1968 sont le résultat de grèves massives. Ne l’oublie pas. Et n’oublie pas de te syndiquer, car toute seule, on n’est rien.

18. LE NIVEAU D’EXIGENCE Il n’y a pas de contradiction entre un niveau d’exigence scolaire important et une bonne ambiance : au contraire. Les collègues qui font « le petit-déjeuner en espagnol » dans lequel les enfants doivent se parler en espagnol pour manger des churros, ceux qui font sport en anglais (trop facile : dribble, foot, même en français la moitié de la consigne est déjà en anglais), ceux qui participent au Printemps des poètes ou à « Maths en jeans » ne perdent pas de temps : au contraire. Seuls les enseignants qui travaillent dans des établissements très sélectifs peuvent avoir des élèves qui font tout cela avec leurs parents et peuvent venir uniquement pour des cours formels. C’est comme la « syllabique » en élémentaire. Les enfants qui ont chez eux un niveau d’accès au livre, la familiarité avec la structure de l’écrit et l’usage de la langue écrite avant l’entrée au CP ont essentiellement besoin de comprendre le mécanisme… Mais les autres ? Pour les autres, il faut tout faire à l’école. Lire des livres à voix haute en classe, montrer où se trouve le titre, ce qu’est un sommaire, expliciter une évocation… Ce n’est pas une perte de temps, c’est une structure pédagogique nécessaire. Alors les réactionnaires hurlent : « Le niveau d’exigence baisse. » Ils ont raison. À l’époque où seuls les enfants des familles cultivées allaient dans le secondaire, l’exigence scolaire formelle pouvait être plus élevée, car les familles faisaient le reste. Et derrière leurs hurlements, on entend bien le violon de la sélection qui commence à grincer. Eh oui, si tous ces enfants du peuple n’allaient plus dans le secondaire, ou plus dans le même, tout n’irait-il pas mieux ? On ne les verrait plus. On leur offrirait des formations professionnelles pour des « métiers ». Mais qui sait si les métiers des CAP existeront encore dans dix ans ? Dans vingt ans ? À l’évidence, il faut que tous les enfants puissent avoir un parcours de base comprenant toutes les complexités du collège et du lycée pour pouvoir s’adapter demain aux situations inédites qui vont être les leurs. La lutte pour le

« niveau d’exigence » c’est de parvenir à cela en gardant tout le monde.

19. LA ROBE VERTE Il fait beau et chaud. Après un hiver pluvieux cela fait du bien. La jolie maîtresse des CP a donc choisi une belle robe verte qui met en valeur sa peau dorée de jeune femme issue d’une immigration qui sent bon le sable chaud. Mais voilà, en traversant Bobigny par le centre commercial, elle entend derrière elle : « Ben, dis donc ! » Elle fait semblant de ne pas avoir entendu. Alors, la voix dit plus fort : « Ben, dis donc, c’est un peu court pour une Rebeu ! » Impossible de nier davantage le réel, la maîtresse se retourne et rétorque : « Premièrement, je ne t’ai pas demandé de me regarder, et deuxièmement, je ne savais pas qu’il y avait une longueur réglementaire pour les Rebeus. » Et vlan, voilà le recadrage sec. Le sinistre individu lui répond qu’elle n’a aucune éducation et qu’elle aurait besoin d’en recevoir. Là, c’est vraiment trop. La maîtresse de CP se met en colère, vraiment en colère, car elle n’a aucune envie de « recevoir l’éducation » d’un pauvre débile qui pense avoir des droits parce qu’il partagerait une origine culturelle qu’il croit commune. Elle se fâche bien fort et ne cède pas d’un demi-pouce. Mais non, la maîtresse des CP, elle est intelligente, cultivée et bien élevée. Lui, c’est tout le contraire. Elle arrive à l’école révoltée, prête à faire une journée de la jupe, une semaine du short, rien que pour défendre son droit à s’habiller comme elle le souhaite. Alors, je me dis que dans le discours de la directrice à la fête de l’école, je vais parler de la belle robe verte.

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20. ÉLUE Elle est maîtresse des CE2, et en même temps parent isolée élevant deux garçons, dans une banlieue limitrophe de Bobigny. Elle s’applique à veiller sur ses garçons comme à la prunelle de ses yeux, car elle a laissé les deux au collège public, et ici, le collège public, cela suppose une implication sans faille des parents, pour exiger que le prof de maths absent deux mois soit remplacé, que le prof d’italien contractuel fraîchement nommé parle réellement l’italien, que la prof de français enceinte tienne le trimestre sans faillir. Alors, elle a adhéré à l’association des parents d’élèves et, tout en s’engageant pour sa classe, elle s’engage aussi à soutenir le collège, elle est de tous les combats, de toutes les revendications pour aider à maintenir le radeau à flot. J’aime son engagement courageux. Si tous les élus en faisaient autant et laissaient leurs enfants dans le public, nous serions plus nombreux à nous battre pour la qualité de l’école publique. Mais voilà, son fils n’a pas eu cours de tout le mois de juin, l’an passé, et elle est revenue assez remontée, elle attend le conseil d’administration pour en parler. Les cours ont été supprimés, car « il n’y avait pas assez d’élèves présents ». « Les élèves de troisième ne viennent presque plus en juin. » Alors les profs refusent de faire cours devant trois ou quatre élèves. Elle s’insurge, car elle est seule et elle s’est inquiétée de devoir aller travailler en laissant son fils seul et inoccupé. Et puis elle paye la cantine et ce n’est pas normal de renvoyer des enfants sans même les faire manger. Elle demande que la direction de l’établissement envoie cette année un message à tous les parents exigeant que tous les enfants viennent, et que les professeurs assurent les cours pour lesquels ils sont payés, même s’il n’y a que quatre ou cinq présents. Silence gêné. Le principal et les enseignants ne souhaitent pas le faire. Voilà où mène « l’autonomie des établissements ». Ici, où les parents ont peu de poids, l’autonomie permet toutes les dérives nuisant aux élèves. Là où les parents sont tout-puissants, les équipes pédagogiques seront mises à leur botte. Bref, l’école doit

rester une institution, avec un cadre qui se détermine dans l’intérêt de la génération à venir. On en est de plus en plus loin.

21. LA NUANCE Un père d’élève converti (appelons-le Gérard Bouchard) est convoqué dans mon bureau. En effet, ses deux fils qui sont tous deux en CM1 (le papa est bigame) arrivent chaque après-midi à des horaires fantaisistes. Le papa, adepte d’un islam rigoriste, exige qu’ils fassent leur prière avant de retourner à l’école et les horaires de l’école ne correspondent pas aux horaires de prière. Je me dispute avec lui à ce sujet, exigeant que les enfants se présentent aux horaires d’accueil. Il finit de très mauvais gré par entendre que je vais signaler la situation aux autorités pour absentéisme scolaire s’il n’envoie pas ses enfants à 13 h 20. Les enfants sont auprès de lui pendant l’entretien, mais la sonnerie de montée en classe résonne, alors je dis aux deux enfants d’aller se ranger : « Mouhamad et Abd-el-Krim, rejoignez votre classe ! » Le père alors me reprend et me demande de prononcer « Mourhhamad » mais sans doute il ne parle pas arabe plus que moi, il veut seulement que je me plie à ses exigences. Alors, je lui réponds que s’il veut des enseignants qui prononcent parfaitement bien le prénom de ses enfants avec une prononciation arabe, il doit aller vivre dans un pays de langue arabe, comme le Qatar ou les Émirats. Mais que, comme il est français, que ses enfants sont français, les enfants s’appellent Mouhamad et Abd-el-Krim, comme de nombreux enfants français et que je ne singerai pas l’accent d’une langue que je ne maîtrise pas pour lui faire plaisir. Au revoir monsieur Bouchard. Mon projet c’est seulement que Mouhamad Bouchard et Abd-elKrim Bouchard puissent avoir une scolarité complète. Je n’ai évoqué cette histoire devant les journalistes que pour leur dire qu’en fait ce sont souvent les convertis les militants les plus pénibles dans leur relation à l’école. Et que plus ils étaient fraîchement convertis, plus ils en faisaient des tonnes pour prouver leur engagement sans faille, en comprenant parfois tout de guingois. Car parmi les parents d’élèves les plus religieux de l’école, jamais je n’avais eu cette exigence d’horaires adaptés aux horaires de prières, exigence qui n’est par ailleurs pas possible dans les pays du

Maghreb ni d’Afrique, d’après ce que me racontent les parents d’autres élèves, venant eux, de ces pays. Je ne demande à personne de m’appeler Daickeur, et pourtant en allemand, Decker ne se prononce pas Dequairre. Et pourtant, la germanophobie, en France, elle existe encore un peu, non ? « Allez, bois un verre, encore un coup que les Boches n’auront pas. » Mais voilà, certains journalistes ne s’intéressent qu’à l’affrontement et non aux nuances. Et donc ils conservent l’anecdote. Comme ils vont conserver celle où Abd-el-Krim (il s’agit donc du même papa, car en fait je ne me dispute pas souvent avec les gens sur cette question, mes anecdotes sont donc issues d’affrontements avec un petit groupe de parents) doit faire son arbre généalogique et travailler sur ses origines. Abd-el-Krim ne veut pas être français, il ne veut pas que son père le soit, et bien que sa maman s’appelle Graziella Iorio (ou quelque chose d’approchant), il ne veut pas qu’elle soit italienne ni d’origine italienne. Il marque arabe, et lorsque la maîtresse lui demande de revoir la question avec ses parents, il écrit musulman. Cela m’a permis d’avoir à nouveau les parents au bureau, pour parler avec eux de l’origine de nos noms, de l’histoire de chaque famille, qui croise celle des pays et des migrations. Dire que tout va bien tout le temps, et que l’école publique ne s’affronte pas avec des militants religieux, des principes religieux ou des exigences religieuses, ce ne serait pas raisonnable. Alors j’ai tenté d’en témoigner. Mais j’ai oublié naïvement qu’il suffit d’écrire « islam » pour vendre sur la peur irraisonnée qui fait fourrer tout ensemble dans une même djellabah. Donc voilà, lorsque des jeunes journalistes sont venus me voir, j’ai raconté quelques anecdotes, qui montraient qu’il y avait des affrontements parfois, qu’on n’était pas obligé de céder parce qu’un militant venait poser des exigences, que l’affrontement n’était pas entre « l’islam » et « la République », et que la majorité des croyants ne s’affrontaient pas avec l’école. Grave erreur de ma part, car les anecdotes ont bien été reprises, mais pour faire la démonstration inverse, et donnent, une fois compilées bout à bout, l’impression que je suis une warrior antimusulmans, ce qui n’est pas du tout vrai. Alors à la fin, est-ce qu’il y a une « montée de l’islamisme » dans le 93 ? Il faudrait définir ce qu’est l’islamisme. Moi, ce que je vois surtout, c’est qu’il y a un

départ de Bobigny de tous les gens qui vont bien, y compris des familles de culture musulmane, pour en faire un concentré de gens qui sont assignés à résidence ici. Pour le reste du département, cela peut être très différent : Montreuil est une ville assez bobo, Les Lilas ou Le Raincy sont des villes assez chics, d’autres ont des quartiers plus en difficulté, mais pas toute la ville… Bobigny, c’est une ville assez particulière, qui n’a ni structure ni centre, et dont la reconstruction brutale des années 1970 a très mal vieilli. Je vois la montée de la religiosité, et parfois même des crédulités complotistes. Mais cette montée touche tout le monde, les Antillais protestants comme les musulmans. En revanche, ce que toute la France semble refuser de voir, c’est l’effondrement social du département : tous les services sociaux, tous les services publics sont dégraissés au point de ne plus pouvoir rendre les services qu’ils devraient, et la fracture entre la vie réelle des gens et la norme officielle s’agrandit chaque jour. Alors chacun se replie, et dans ce repli, la revendication identitaire reprend sa place pour relier les gens entre eux, sur des bases ethniques, que ce soit dans la Somme où les enfants refusent d’étudier un livre écrit par un auteur franco-algérien, ou ici lorsqu’ils contestent les propos des enseignants en s’appuyant sur des informations issues de sites complotistes. Mais parler de ce repli, qui aggrave l’emprise de différentes sectes religieuses ou prétendues telles, n’est apparemment pas possible sans alimenter le moulin des « terrorisés par les méchants islamistes ». En banlieue, on ne peut pas parler des politiques qui la détruisent, car elle a longtemps fait accord entre la « droite » et la « gauche ». Tout le monde a voté les crédits de la rénovation urbaine, avant de s’apercevoir que plus aucun jeune ne peut désormais avoir un HLM et que l’obtention d’un logement seulement par des procédures Dalo concentrait des familles avec de grandes difficultés sociales, ce qui n’était pas le cas dans les années 1970 ou 1980. Tous les syndicats ont approuvé les « points mutation » offerts aux enseignants qui venaient dans les quartiers sans réaliser qu’évidemment les enseignants qui les obtiennent mutent ensuite le plus vite possible. Tout le monde réalise que vivre dans le 93, c’est avoir un coût de logement invraisemblable pour des services sociaux

et publics très dégradés, et que tous les fonctionnaires ont intérêt matériellement à en partir le plus vite possible. Alors, comme l’école publique permet tout de même par sa gratuité aux enfants des immigrés de poursuivre des études, il y a ici de nombreux fonctionnaires désormais issus de la culture et ou de la religion musulmane, et comme les autres, ils cherchent déjà à partir pour vivre dans des départements qui fonctionnent un peu mieux. Or, ce n’est pas l’expression de « l’islamophobie » qui les fait partir. C’est parce que vivre et travailler ici, ce n’est pas facile : on a des élèves fatigués, des parents excédés, des gens sans cesse sous tension de difficultés sociales, des familles soumises aux discriminations dès qu’elles sortent de la cité, et malgré tout, il faut garder l’espoir, et tâcher d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple.

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22. L’ACCOMPAGNEMENT ÉDUCATIF Au départ, cela a l’air d’être une bonne idée : confier aux enseignants des ateliers « culturels » ou « de soutien » le soir après l’école, pour permettre aux enfants de bénéficier dans les zones « difficiles » d’un entourage pédagogique et culturel accru. On trouve toujours des enseignants engagés, volontaires pour partager avec les petits leur passion de la musique, des échecs, de la peinture, du graphisme, de la natation ou d’autres sports inabordables. Et puis à l’arrivée, c’est un désordre sans nom. Il faut « écrire des projets », sans connaître les heures qui seront attribuées. Donc tout le monde écrit des déroulés de séquences bidon, puisque pour écrire une programmation, il faut impérativement savoir si on va la faire en dix heures ou en cinquante heures annuelles… Puis on est payé de temps en temps, sans la moindre explication, juste une ligne sur la fiche de paie « HS accomp. éducatif rappel année courante » ou « rappel années antérieures ». Impossible de vérifier si toutes les heures ont été payées, car on ne sait jamais de quelle année il s’agit. À la rentrée de septembre, ce qui est important, c’est de ne rien démarrer, car les ateliers ne sont validés financièrement qu’en octobre, plutôt fin octobre. Cette année, c’était même mi-novembre, car la direction académique voulait mettre le maximum d’heures sur le dispositif « devoirs faits » du collège, et se proposait sans doute de déshabiller Pierrette de l’élémentaire pour habiller Paulo du collège. Pour finir, en cours d’année, il semblerait qu’il y ait des collègues qui abandonnent ou qui capitulent, et il y a parfois un reliquat d’heures à se partager, ce qui fait que les ateliers qui devaient s’arrêter début mai vont parfois jusqu’en juin. À la fin, on écrit un bilan, mais en général, ce n’est pas une analyse des bénéfices réels ou supposés des ateliers. Franchement, si un instit débutant présentait une programmation aussi décousue à sa conseillère pédagogique pendant sa première

année d’enseignement, je pense qu’il pourrait essuyer des reproches. Mais la hiérarchie travaille de plus en plus en « temps réel », en « flux tendu », et les conseillers pédagogiques passent davantage de temps à remplir des interfaces dans le portail Arena et des fichiers Excel qu’à travailler avec les équipes pédagogiques sur le terrain. Au bénéfice de qui ? Pour construire quoi ? Plus personne ne semble en avoir vision, le numérique appelle d’autres interfaces, qui permettent d’accéder à de nouveaux portails qui tournent en manège entre eux.

23. LA LOI Chez Bérangère, tout le monde finit son assiette. Si un enfant ne la finit pas, il reste à table sous le regard courroucé du père et, bon gré mal gré, il la finit. Chez Mariamou, les petits mangent d’abord, et les parents et les grands ensuite. Chez Natacha, c’est maman qui finit les assiettes des enfants lorsque les enfants ne veulent plus manger. Chez Gaétan, personne ne mange à table : chacun pioche dans le frigo et va se nourrir en regardant son écran personnel, tablette, télé ou ordinateur. Chez Souleymane, tout le monde mange en mettant la main ensemble dans le même plat, mais la télé est allumée et personne ne parle. Chez Inayah, tout le monde parle, rit à table, ceux qui ont faim finissent et les autres laissent la croûte de la pizza, la semoule ou le riz, il y a deux salaires et les moyens de jeter sans souci. Chez Mugurel, il y a un repas sans sel pour lui car il a des problèmes rénaux et un autre repas pour le reste de la famille. Sa maman mange auprès de lui, pour veiller à ce qu’il ne prenne rien d’autre sur la table que ce à quoi il a droit. Elle a toujours peur qu’il prenne autre chose. Alors, dans la classe, quand on réunit les enfants pour partager les crêpes de la Chandeleur, le gâteau d’anniversaire de Samuel ou la soupe de légumes qu’on a cuisinée ensemble, il faut se souvenir que les enfants arrivent avec toutes sortes de législations différentes, qu’il s’agisse de la nourriture, de la violence, de la transmission des valeurs morales, et que c’est le rôle de l’école d’avoir un enseignement explicite de ce qui est légal, de ce qui est habituel, de ce qui est convenable. Sans jugement de valeur sur ce qui peut sembler convenable à telle ou telle famille, sur ce qui est habituel à tel lieu et à telle époque, mais sans tolérance à des pratiques illégales. Finir son assiette, c’est mieux que de jeter de la nourriture, mais ce n’est pas illégal de ne pas finir. Taper son petit frère, c’est illégal et dangereux. Ne pas dire bonjour à la voisine, ce n’est pas convenable, mais ce n’est pas illégal.

Les temps des « débats philo » sont indispensables en classe pour permettre aux enfants de se constituer un cadre personnel qui s’appuie sur la transmission de leurs parents, mais sans y être réduit, car la société se doit également de transmettre de nouvelles règles, de nouveaux droits : en 1956, il était légal de donner de l’alcool aux enfants dans les cantines scolaires, aujourd’hui c’est illégal. Dans certaines familles, les filles ont moins de droits que les garçons, et donc c’est à l’école de faire bouger les lignes. Nous devons transmettre les lois, nous devons construire avec les enfants des règles usuelles de fonctionnement et de respect mutuel. Nous ne sommes pas là ensemble sans raison. Nous sommes là pour travailler et permettre aux enfants de progresser.

24. LA LETTRE La pédagogie Freinet tente toujours d’installer les savoirs en pouvoirs sur le monde. Alors, puisque désormais les enfants savent écrire, dès le début du CP, ils écrivent. Ils écrivent des textes qui commentent leurs dessins. Ils écrivent des lettres à leurs correspondants. Ils écrivent des critiques et des félicitations qui seront lues en réunion. Les plus audacieux m’écrivent. J’ai une boîte aux lettres dans la salle des maîtres, qui permet aux enseignants de me rendre tous les documents (PAI, PPRE et autres documents obligatoires et urgents), sans risquer que je les perde. Un matin, au milieu de mon courrier, je trouve cette missive : Objet : étude Chère directrice, Je voudrais vous demander si je peux aller dans l’étude noire parce que normalement, je devrais être à l’étude noire. Cordialement Signé : Fatou, classe CE2. J’adore le « objet : étude ». Où donc Fatou a-t-elle appris à rédiger une lettre de motivation ? Je ne sais pas, mais elle en a fait bon usage. Dans notre école, il y a cinq groupes d’étude, tous nommés par une couleur. Certaines classes sont partagées en deux groupes, et c’est le cas de la classe de Fatou. Certains élèves sont dans l’étude noire et d’autres dans l’étude verte. Je lui réponds donc : Chère Fatou, Je transmets ta demande aux enseignantes de l’étude noire afin qu’elles te répondent. Avec mon amitié, Mme Decker.

Je fais vite deux photocopies, car l’étude est dirigée par deux collègues et elles doivent répondre rapidement pour que cela fasse sens pour Fatou. Elles vont refuser, car l’étude noire est très chargée, bien plus que la verte. Sans doute des enfants de la noire vont glisser vers la verte, et non l’inverse. Mais Fatou, en lisant leur argumentation, prend confiance dans sa possibilité d’utiliser l’écrit pour ses propres projets. Et c’est ce qui est important.

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25. LE SOLDAT ET LE FIANCÉ Dans le célèbre texte des invariants pédagogiques, Célestin Freinet parle de la motivation du travail. C’est une question que les enseignants se posent de moins en moins. Alors que le monde s’effondre autour de nous, que le réchauffement climatique s’aggrave, que la crise économique et sociale ne semble pas avoir de fin et que les guerres engraissent les vendeurs d’armes sur toute la planète, il faudrait que les enfants imperturbables s’engagent dans les programmes scolaires la fleur au fusil comme en 14, de la maternelle à l’université. Et pourtant, en 14, Freinet observe l’attitude des soldats face à la corvée de pluches (épluchage des pommes de terre). L’adjudant aboie, les soldats obéissent mais tentent d’éplucher le plus lentement possible, et le « travail de soldat » s’effectue, mais le plus mal possible. Mais lorsque les mêmes soldats rentrent en permission dans leur famille, retrouvent leurs fiancées, ils épluchent avec entrain les pommes de terre du repas de famille. Pour un même acte, le travail de soldat et le travail de fiancé n’ont aucun rapport. Alors, patiemment, il faut rechercher en classe les signes du « travail de fiancé », celui dans lequel les enfants s’engagent avec joie, et dont les progrès sont source d’estime pour eux-mêmes. Souvent, trop souvent, les enseignants, les parents houspillent, grognent, menacent et c’est le travail de soldat qui reprend le dessus.

26. L’ALTERNATIVE Est-ce que la pédagogie Freinet est une pédagogie « alternative » ? Pour moi, non. L’alternative, c’est la construction d’écoles modèles, de crèches modèles, de jardins d’enfants mirifiques, avec des moyens et un public trié qui ne sont pas ceux des services publics. Mais sommes-nous favorables à la pédagogie du modèle ? Non, ni pour les enfants ni pour nous-même. Ce n’est pas en regardant des modèles au loin qu’on construit son chemin. Cela peut juste nous rendre envieux et jaloux. Est-ce que pour construire une société plus juste demain, il faudra avoir élevé des enfants dans des bulles alternatives écologiques et bio, bienveillantes et délicates, et que deviendront-ils lorsqu’ils réaliseront l’étendue du mensonge, lorsqu’ils verront les mers de déchets, la violence des frontières et la guerre qui effondre le monde au-delà de la bulle ? La pédagogie Freinet est d’abord une pédagogie qui se soucie d’un monde meilleur pour tout le monde dans les campagnes, dans les banlieues, dans les quartiers favorisés et dans les bidonvilles. Les classes transplantées, la correspondance scolaire, cela doit être l’occasion de rencontres, d’échanges, de partages. La qualité du service public pour tous doit être défendue par tout le monde, et pour se battre ensemble, il faut y rester.

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27. LA DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE Avec ma fiche de paye de la mairie (comme la plupart des directeurs et directrices d’écoles de banlieue, je suis responsable du temps périscolaire de 16 heures à 18 heures, et rémunérée par la mairie à ce titre), j’ai reçu un document d’information de la direction générale de la Ville. La démocratie, c’est sûr, commence par le partage de l’information. Chers collègues, Comme vous le savez, la ville de Bobigny s’est lancée fin 2017 dans l’élaboration de son plan de déplacements en établissement (PDE), dans le cadre de la mise en place du plan Climat air énergie territorial (les déplacements représentant 18 % des émissions carbone), lui-même inscrit dans le plan de protection de l’Île-deFrance. Et bla bla bla… Je vous fais grâce de la totalité de la missive. Mais un doute continue de m’étreindre : le plan de protection de l’Île-de-France, il n’est inclus dans rien ? J’espère tout de même qu’il y a un plan français, inclus dans un plan européen, et articulé sur le plan mondial. Sans quoi je ne me sens pas rassurée… En attendant, je ne sais pas où sont formés les directeurs généraux des mairies, mais avant que la population de la ville participe à quoi que ce soit, il faudrait que des formations à la rédaction en langue simple leur soient dispensées.

28. LES PIZZAS La base de la pédagogie Freinet, ce sont les « textes libres ». Dans une bonne classe Freinet, dictées et rédactions sont remplacées par des productions d’écrits pour des exposés, pour le journal de l’école, pour le projet de poésies… mais aussi des « textes libres » permettant aux enfants d’apprendre à conjuguer la maîtrise d’un récit, la structure grammaticale et l’orthographe d’usage pour une production dont ils sont les auteurs. J’adore les textes libres et je me régale en les lisant dans les cahiers qui traînent dans les classes. Voilà donc l’histoire d’un petit garçon qui rêvait d’être très très riche. Il achète plusieurs maisons, et il achète aussi de l’or pour faire des bijoux pour sa maman, et aussi, comme il est très très riche, il commande des pizzas pour toute sa famille. Je vis donc dans un univers où les signes extérieurs de richesse, ce n’est pas d’aller en jet privé chercher des huîtres MarennesOléron pour les faire livrer au Brésil, ce n’est pas de créer des SCI défiscalisantes basées à Saint-Martin, ce n’est pas d’aller à Mayrhofen faire du ski d’altitude en se faisant déposer en hélicoptère en haut de la montagne, ce n’est pas de recevoir des dividendes de sommes judicieusement placées au Luxembourg. Non, ici, la richesse dont rêvent les enfants c’est de faire livrer des pizzas à toute leur famille.

29. LA RENCONTRE Je suis invitée par « France Stratégie » à une rencontre autour de « la défiance envers les politiques publiques ». Je trouve étonnant qu’ils me demandent de venir, mais aussi amusant d’y aller (et surtout de demander une autorisation d’absence pour me rendre dans les ministères…). Le rendez-vous est à 14 heures et je dois traverser Paris. J’ai horreur du métro, mais aucune autre possibilité, me voici donc dans le métro. Face à moi, au départ de Bobigny, une dame et un petit garçon de 4 ou 5 ans. Je les observe. Elle fixe son téléphone. Il s’ennuie. Puis elle appelle quelqu’un. Il se tortille. Elle ne le regarde jamais. Nous sommes à Hoche, elle n’a pas eu un regard pour l’enfant. Il tripote la vitre. Sans un mot, elle lui frappe la main. Elle sort un mouchoir, sans cesser de téléphoner, jette un peu de gel nettoyant dessus et le tend à l’enfant, mais sans le regarder. Elle recommence à fixer son téléphone. Jaurès. Je souris à l’enfant. Il le voit et me sourit aussi. J’aurais envie de lui parler, mais je n’ose pas. Elle téléphone à nouveau. Voilà gare de l’Est. Je descends. Je change de métro. Là, je m’assois avec toute une famille. Le père, la mère, deux enfants. Les deux parents regardent leurs écrans. Personne ne se parle. Les enfants sont côte à côte. Un enfant demande à sa mère de prêter le smartphone. La mère refuse sans lever les yeux sur l’enfant. Elle recommence à fixer l’écran. Le père n’a pas levé les yeux. Je me sens comme dans un film d’horreur, lorsque les héros se rendent compte qu’en fait les êtres humains qui les entourent sont devenus des zombies. Une armée de zombies hallucinés par les écrans. Et donc, quelle place pour les « politiques publiques » ? Je ne sais pas plus que tout à l’heure. Mais comme tout le monde je vais écouter la « table ronde » et entendre les « chercheurs » dont les travaux sont des « ressources » accessibles puisque « mises en ligne sur le site du ministère », mais ma défiance monte de jour en jour, car entre le réel

et ces sommes de réflexions, la vallée se creuse. On ferait mieux de se parler vraiment, de prendre le temps de s’écouter, de construire une société dans laquelle nous aurions du temps pour nos enfants et nos parents, et pour laquelle les politiques publiques viseraient réellement la construction d’un monde meilleur pour la génération qui nous suit.

30. LA FORMATION SYNDICALE Un des effets de la notoriété acquise par la publication des deux premiers livres, c’est que je suis invitée à des stages de formations syndicales et pédagogiques. Comme il n’y a plus de formations continues, les syndicats ont pris le relais et utilisent une partie des douze jours par an auxquels nous avons tous droit pour organiser des formations qui lient les pratiques et les revendications. Et souvent, les gens me demandent par quoi commencer : pour démarrer en pédagogie coopérative, ou en pédagogie Freinet, ce qu’il faut, c’est fermer les yeux. Fermer les yeux et respirer lentement. Réfléchir à la société que nous voudrions voir advenir. Une petite dictature où la maîtresse décide de tout sans aucun débat ? Une petite démocratie dans laquelle une partie des décisions sont données aux enfants pour qu’ils s’exercent à faire des choix ? Une société plus écologiste dans laquelle dès l’enfance, des « métiers » de classe feraient prendre conscience qu’il faut éteindre les lumières, régler le chauffage, fermer les fenêtres, ne pas gaspiller l’énergie sans réflexion sur la nécessité de son renouvellement ? Une société plus égalitaire, plus féministe, plus inclusive, plus apaisée ? Pour démarrer en pédagogie coopérative, il faut avoir rompu avec l’idée que la compétition est le moteur du monde. Et c’est en premier un choix politique, qui seul peut porter des choix de techniques pédagogiques. Freinet parlait de « techniques Freinet », et non de méthode pour cette raison. Les techniques sont au service d’un projet politique sur le monde et, avant de se lancer, il faut savoir pourquoi, car au fur et à mesure qu’on avancera dans la pratique, il faudra faire des choix, et ces choix seront portés par une vision à long terme.

31. LA TABLETTE Parfois je dis aux parents que laisser son enfant seul dans sa chambre avec une tablette, un ordinateur ou un smartphone c’est exactement comme le laisser seul dans une chambre dont une porte serait ouverte sur la rue. On ne sait pas où il peut aller. On ne sait pas qui peut venir le rencontrer.

32. LE SOUTIEN SCOLAIRE Le soutien scolaire, c’est un terme fourbe, qui a deux sens : l’un consistant à aider un élève qui a des difficultés, l’autre à obtenir une performance remarquable permettant une orientation remarquable. Mais qu’en est-il vraiment ? L’élève qui a des difficultés à avaler la soupe en classe aura-t-il faim le soir à la maison lors d’un dîner aux chandelles ? Il arrive que le repas soit alors plus appétissant, présenté dans la belle vaisselle dorée. Mais peut-être que les raisons qui font qu’en classe il n’apprend pas seront toujours là le soir. Parfois le soutien scolaire permet d’abord aux parents d’éviter de se poser les bonnes questions. L’élève qui doit porter un projet d’excellence peut y adhérer et avoir envie, comme ses parents – voire mieux qu’eux –, de grimper l’échelle scolaire, sociale et culturelle. Mais il peut aussi souffrir d’avoir à porter tant que cela l’ego de sa famille. En banlieue, le soutien scolaire, c’est aussi un miroir aux alouettes, qui permet à nombre de gens de mettre du beurre dans les épinards, en montant des « associations » dont les buts affichés sont l’éveil culturel et le soutien scolaire, mais dont le fonctionnement réel reste obscur. Il en fleurit partout, et partout des subventions publiques et privées arrivent pour aider ce bénévolat sympathique. Mais pour quel résultat ? Personne n’en sait rien. Parfois même, en lisant huit fautes d’orthographe dans les cinq lignes de texte écrites sur le « site Internet » de l’association, on pourrait douter de leur intérêt pédagogique.

33. LA PYRAMIDE DE MASLOW Ils sont énervants à ATD Quart Monde. Ils passent leur temps à dire que c’est scandaleux, car on oriente dans les filières Segpa des gamins surtout issus de la misère sociale et c’est injuste. Mais franchement, nous, les enseignants, on fait de notre mieux, et pour effectuer les orientations, on fait passer des tests, des bilans, on prend toutes les précautions, et on voit bien que ce sont les enfants de la misère sociale qui sont en grande difficulté à l’école. Ben oui, mais si on enlevait la misère ? Si ces enfants étaient plus entourés socialement ? Que se passerait-il ? On va me répondre qu’il y a des élèves très pauvres et qui font de très bonnes études. Sans doute, mais tout de même pas beaucoup. Et surtout, surtout, on ne voit jamais des élèves des familles très riches dans ces filières. Or, là où ATD a raison, c’est que c’est injuste qu’on en soit encore là puisqu’on pourrait faire autrement. Pour éradiquer la grande difficulté scolaire, il faut remonter pas à pas la pyramide de Maslow : – s’assurer que les enfants n’ont pas froid, pas faim, pas soif, pas sommeil, qu’ils ne sont pas malades et qu’ils ont bien fait caca (sauf que certains dorment dans une chambre d’hôtel qu’ils partagent avec leurs parents, que d’autres sont dans un bidonville sans chauffage, que l’accès aux soins est compliqué depuis que les dispensaires ont été fermés et que les toilettes de l’école sont mal nettoyées car parfois trois agents de service sont absents et pas remplacés – sinon, chez nous c’est toujours super propre, en général lorsque les parents visitent l’école, cela leur fait toujours bonne impression) ; – s’assurer qu’ils vivent en sécurité, qu’ils sont élevés dans un monde qui ne souffre ni d’anxiété ni de violence (sauf que, pour certains, leur papa est au chômage, que leur maman est intérimaire, que leur famille a des dettes de loyer et que leur grand frère zone en bas de la cité et s’amuse à taper les petits puisque plus personne n’a de temps pour lui) ;

– s’assurer qu’ils disposent de l’amour d’une famille (quelle que soit la forme de cette famille, ordinaire, recomposée, hétéro ou homoparentale, du moment que l’amour porte le lien) et de la stabilité de leurs racines (sauf qu’au milieu de toutes ces difficultés, parfois leurs parents ne sont plus suffisamment disponibles psychiquement pour soutenir leurs propres enfants) ; – s’assurer qu’ils sont élevés dans la confiance et qu’ils sont aidés à construire l’estime d’eux-mêmes (sauf qu’ils sont en butte au racisme, aux moqueries, aux discriminations qui humilient les pauvres…). Et là, seulement là, les enfants peuvent construire un besoin d’accomplissement, qui permet de se dépasser et de faire des apprentissages. Quand on regarde de près la pyramide de Maslow, on comprend alors que le GFEN a raison : « Tous les enfants sont capables. » ATD Quart Monde a raison : « C’est scandaleux que des enfants issus du quart-monde soient massivement orientés en Segpa. » On pourrait faire autrement. Il faudrait reconstruire pas à pas, marche par marche, les conditions du progrès social qui entraînerait les progrès scolaires des enfants. Et comme on ne le fait pas, les souffrances sociales abattent les possibles. Jusqu’à l’orientation implacable des enfants qui n’ont pas pu apprendre alors que génétiquement tous les apprentissages auraient été possibles. Et si on se battait ensemble pour obtenir tout cela, notre estime de nous-mêmes en sortirait grandie, la leur aussi et on trouverait alors de vrais points d’appuis pour construire des progrès scolaires. Mais on ne le fait pas, et on oriente en Segpa.

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34. ÊTRE DÉJÀ LÀ Le secret, c’est de rester. D’être plus vieux que les élèves. D’être arrivé avant eux. C’est le « déjà là » qui fonde l’autorité. D’avoir installé des rites, des fêtes, des rythmes précis, qui se transmettent par la tradition orale et qui font que les petits qui entrent en CP chez nous savent déjà presque tous qu’il y a des « ceintures » de comportement, des « messages clairs », des « réunions de conseil ». Leur grande sœur leur a expliqué, leur cousin leur en a parlé… Même les nouveaux parents ont déjà des dizaines d’infos, sur l’absence de notes, sur la « libre circulation », ils ont entendu des rumeurs. Parfois pas tellement favorables. Ici, c’était tout de même l’école des Roms, l’école des HLM, et nombreux sont ceux qui préféreraient l’école d’à côté, la belle toute neuve, celle des copropriétaires… L’autre secret, c’est d’être accueillant, empathique, et capable d’ouvrir l’école et le bureau de la directrice chaque fois qu’un parent est fâché, qu’un élève ne va pas bien, qu’une famille souhaite être reçue. Mais sans lâcher prise. Sans dire oui à tout ce que les enfants ou les parents demandent. Parfois le conseil des élèves vote des demandes impossibles. Parfois les parents souhaitent imposer leur rythme familial à l’école, alors que c’est le contraire qui fait loi… Pour finir, il faut aimer son métier. Ceux qui l’exercent à contrecœur finissent toujours par être aigris et à en vouloir aux élèves. Il faut vraiment aimer enseigner, aimer partager la fraîcheur des moments où, subitement, après plusieurs essais infructueux, le savoir explose et fonde le ravissement de l’enfant. C’est toute une équipe qui est restée vraiment longtemps. Et cette année, nous repartons d’un peu plus bas, avec beaucoup de nouveaux, mais avec une assise qui devrait tenir – en tout cas, je l’espère. Pour les équipes qui arrivent, je recommande de mettre en place tout de suite des conseils d’élèves dans toutes les classes. Pas pour que les élèves critiquent, non, ça au début, ce n’est pas possible. Il faut mettre en place des conseils pour gérer les projets, l’argent de la coopérative de la classe (on fait une sortie ? On achète des

Kapla ? On achète des plantes vertes ? Des graines à planter ? Un poisson rouge ? On élève des escargots ? On ouvre un poulailler ? On va au cinéma ?). Ensuite, il faut apprendre aux enfants à se féliciter, et laisser un temps au conseil pour que des enfants qui ont envie de féliciter quelqu’un puissent le faire. Une fois qu’ils savent proposer, organiser, féliciter, on peut commencer à leur apprendre des techniques de résolution de conflits, on peut commencer à former des élèves médiateurs, on peut commencer à avoir un cahier de critiques et à accepter des critiques fondées, clairement exprimées, ayant déjà eu une tentative de médiation entre enfants, et chercher ensemble des solutions (la sanction n’est pas une solution, elle est nécessaire, mais ne résout pas le problème de Gustave qui donne des coups de pied à tout le monde, ni celui de Géraldine qui dit des gros mots, ni les soucis de Gontran qui refuse les filles dans la partie de foot). Le conseil doit permettre à Gustave de défouler sa nervosité sans faire mal aux autres, imposer à Géraldine un autre registre de langue en la félicitant dès qu’elle se contient, et permettre à toutes les filles qui veulent jouer au foot, comme à tous les garçons qui souhaitent avoir des cordes, d’y parvenir, grâce à un habile système d’inscription hebdomadaire, piloté par un enfant responsable.

35. BTJ On ne le sait pas assez, mais le mouvement Freinet a inventé le documentaire pour enfant, à cette différence près que ces documentaires, écrits par les enfants, pour les enfants, constituent désormais une gigantesque mémoire de la vie des villes et des campagnes. D’un bout à l’autre de la France, les enfants ont écrit des textes documentaires sur leur environnement et leurs questionnements. Bien sûr, on trouve aujourd’hui des dizaines de livres documentaires chez tous les éditeurs, et ces livres sont bien faits, abondamment illustrés. Mais hélas, ils portent toujours sur des sujets convenus. Quinze livres sur les éléphants, mais aucun sur les poux, qui sont pourtant davantage un animal de compagnie pour l’enfant. Dix sur les métiers des parents : pilote de ligne, dentiste, pompier, chef de travaux, policier, architecte, fermier, vétérinaire, artiste de cirque… mais personne, en France, ne semble être caissière de supermarché, ouvrier d’industrie, agent de service des écoles, balayeur, éboueur, plombier, réparateur d’ascenseur… Seules les BTJ, qui ont été écrites par des enfants, les véritables enfants des gens du peuple, ont souhaité parler du métier de leurs parents : on trouve donc tous ces métiers décrits dans les BTJ du XXe siècle. BTJ existe toujours, des classes rédigent des textes sur les étangs de leur région, les satellites, les palmiers, la Palestine et Israël ou le changement climatique. C’est à la fois une des dernières revues pour enfant sans publicité, et une revue documentaire écrite pour et par des enfants. Avec de véritables questions. Car le but de l’école, c’est que les enfants continuent toute leur vie à s’interroger sur la marche du monde et à vouloir y prendre part.

36. LE CHÂTEAU Je venais d’arriver dans l’école, sur les hauteurs de Montreuil, et je ne connaissais pas vraiment le quartier. Alors quand mes élèves de moyenne section ont commencé à parler du château, je n’ai pas compris tout de suite. Un château ? À la Boissière ? Je n’en voyais aucun. Il y avait certes une belle bâtisse au centre du parc Montreau, mais c’était loin de l’école et cela ne ressemblait tout de même pas à un château. Mais les élèves racontaient « Quand je suis passé devant le château… », « J’étais dans la rue du château ». J’ai fini par demander à une collègue qui habitait le quartier. Et elle m’a montré… Le château était un pavillon de banlieue, construit de bric et de broc, à l’époque où les plans d’occupation des sols et les permis de construire n’existaient sans doute pas. Et au bord du pavillon, le propriétaire avait construit une tour, avec des créneaux et des mâchicoulis, les enfants l’avaient alors baptisé « château ». Mais dès la grande section, une fois que les enfants avaient visité le château de Vincennes, le château de Champs-sur-Marne et la forteresse de Blandy-les-Tours, évidemment, ils arrêtaient de croire au père Noël et qu’il pouvait y avoir un château fort dans les ruelles de la Boissière à Montreuil.

37. LA NATION Je n’ai pas envie de laisser l’adjectif « national » à Marine Le Pen et à ses amis. Qui peut croire encore que la nation est constituée des descendants des habitants du territoire à l’époque de Jules César ? La France, tout le monde est passé dessus, en commençant par les Romains, les Francs, les Normands, les Arabes, les Goths, Wisigoths et autres Ostrogoths. J’en oublie sûrement : des Bretons, des Basques, des Alamans… La nation se cuisine à chaque génération, avec ceux qui sont là, et la cuisson est parfois vive. Mais à la longue la soupe se fait. Alors, désormais dirigée par des gens qui passent en jet de New York à Doha, qui déclarent vivre en Suisse alors que leur maison est aux Antilles, qui vont faire les soldes à Los Angeles avant de retourner aux Maldives, la nation est sans doute ce qui reste aux petites gens. L’erreur consiste à penser que les descendants des immigrés n’en feront pas partie. L’été, mes élèves retournent massivement en vacances dans le pays de leurs parents. Là-bas, ils se font traiter de « Français » par leurs cousins. Et c’est vrai qu’ils sont de plus en plus français. Alors, lorsqu’en France on les traite d’Arabes, ils ne comprennent plus et cherchent la faille. L’école a une place particulière dans la cuisson de la soupe de la génération d’après : même lorsque les vies les séparent, cette enfance partagée à l’école publique permet aux enfants de comprendre qu’ils font partie de la même nation, puisqu’ils ont partagé les billes, le foot, les cordes, les courses, et toutes les bêtises pour lesquelles nous prenons le temps d’expliquer que ce n’est vraiment pas possible et qu’au XXIe siècle il faut comprendre qu’il ne faut pas faire pipi par terre car les agents de service de l’école vont être très très fâchés. La nation se construit à chaque récréation, au moins autant qu’en classe, à chaque sortie scolaire, pendant les classes vertes, et en se faisant réciter mutuellement les tables pendant le temps de l’étude du soir. Alors, bien sûr, elle n’est pas l’alpha et l’oméga de la vie, qui

est traversée par les différences de classe sociale, de sexe, de race, de religion. Mais la nation relie un peu les humains qui partagent le même territoire.

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38. L’ARGENT À L’ÉCOLE J’observe sur les listes Facebook d’enseignants des questions récurrentes sur l’argent à l’école. Plus personne ne tient à se dévouer pour tenir les comptes de la coopérative, plus personne ne comprend pourquoi il faudrait verser de l’argent à l’Usep ou à l’OCCE pour avoir le droit de faire une coopérative dans l’école, et parfois même, certains s’interrogent sur ce qui serait le « moins cher », comme si les comparateurs de prix avaient un sens… Les fonctionnaires n’ont pas le droit de percevoir de l’argent de la part des citoyens. Ils sont rémunérés par l’État, et l’école est gratuite, c’est-à-dire qu’il est formellement interdit de demander aux parents de verser ne serait-ce qu’une obole. Cela porte un nom : la prévarication. Sauf que dans une école, en vrai, il faut des livres, des cahiers, des ballons, des étagères, des livres, et toutes sortes de choses. C’est aux municipalités de les payer. Certaines sont ravies et volontaires pour faire vivre l’école publique. D’autres perçoivent tout comme des charges insupportables et tentent par tous les moyens de dépenser le moins possible en cumulant les interdictions liées à un code des marchés publics mal compris. Et puis, il reste tout ce qu’on ne trouve pas dans les catalogues de fournitures scolaires : comment payer l’autocar pour aller au musée ? Comment payer l’entrée du cinéma ? Comment acheter des daphnies pour le poisson rouge de la classe ? Comment avoir des graines de persil pour les semis de printemps ? Là, une seule ressource possible : la coopérative scolaire qui permet aux enfants d’une école de fonder une association avec leurs enseignants pour apprendre à gérer un budget et des projets. Magnifique idée, surtout sur le papier. Car personne ou presque (il ne doit rester que les militants de l’Icempédagogie Freinet et quelques militants de l’OCCE ou du GFEN) ne fonctionne de la sorte. Il faut en effet prendre le temps de réunir les élèves, d’organiser des votes, de mettre en œuvre les décisions. La coopérative scolaire permet aux enseignants de réclamer de l’argent aux parents, mais l’argent n’est en général jamais géré avec les élèves. Cela devient le petit compte en banque des instits, voire

parfois de la seule directrice qui décide d’acheter ceci ou cela, même en dehors de tout projet avec les élèves. Cartouches d’encre pour les imprimantes (achetées elles aussi avec l’argent de la coopérative, puisque la mairie refuse de le faire), logiciel de gestion d’école (tellement pratique, surtout depuis que l’assistante administrative est partie), abonnement à des revues d’enseignants, comme les élèves ne cogèrent plus rien, il n’y a souvent rien de coopératif dans les coopératives scolaires. Alors, parfois, les instits préfèrent fonder leur propre association, ou utiliser celle des parents d’élèves. Le seul objectif affiché, c’est d’avoir un compte en banque et d’en avoir le pouvoir de décision. Et après, on se plaint : « Les enfants sont individualistes », « les enfants ne coopèrent plus ». Mais qui aurait dû leur apprendre à le faire ?

39. POUR QUE TOUT LE MONDE APPRENNE À LIRE Il faut un travail de toute la société, une implication de tous : des cours d’alphabétisation pour tous les parents qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école ; des cours de remise à niveau pour tous les adultes qui n’ont pas eu la possibilité d’apprendre suffisamment ; un service de santé scolaire qui dépiste à temps toutes les difficultés d’ordre pathologique ; un logement décent pour chaque famille ; une bibliothèque dans chaque quartier ; sans oublier, évidemment, des enseignants formés à l’enseignement de la lecture et des équipes stables dans chaque école ; des associations de parents suffisamment actives pour aider l’école et les élèves ; des municipalités qui s’impliquent financièrement, pour que l’énergie des enseignants ne s’épuise pas à trouver du carton, du tissu et des chutes de papier dans les poubelles… Et ce n’est pas tout : une fois que le service de santé a dépisté quelque chose, il faut des centres de santé qui soignent les élèves malades, même ceux qui sont trop « riches » pour bénéficier de la couverture maladie universelle (l’adjectif « universelle » de la CMU étant largement surfait) mais encore trop pauvres pour se payer une mutuelle, même ceux qui ne sont pas éligibles à l’AME (aide médicale des étrangers), tout en n’étant pas non plus en situation d’avoir une autre couverture sociale… Ça fait beaucoup de conditions ? Moi, je trouve que c’est le minimum. Nous en sommes bien loin. Voilà quels sont, dans notre école, très concrètement, au quotidien, les principaux obstacles à l’apprentissage de la lecture et aux apprentissages en général. C’est avec cela que nous nous débattons, que nous luttons pour n’abandonner personne au bord du chemin. Il n’y aura pas de progression de l’école sans progression de l’ensemble de la société. Croire que les neurosciences pourraient remplacer un effort social est un leurre. Les neurosciences décrivent le fonctionnement du

cerveau, mais ne peuvent à elles seules construire une pédagogie permettant les progrès de tous.

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40. LES DÉCLINISTES ET LES DÉCLINAISONS Pour écrire un best-seller sur l’école, rien ne vaut une critique âpre du réel assortie de propositions validées par l’expérience du passé. C’est très simple : il suffit de réinventer le passé. On affirme haut et fort que tous les enfants avaient des blouses pour marquer l’égalité et la laïcité de l’école, alors que c’était surtout pour éviter les inéluctables taches d’encre liées à l’écriture à la plume SergentMajor (en vigueur jusqu’en 1968…). Puis on reprend l’excellent niveau d’orthographe du certificat d’études en 1928 en oubliant qu’à l’époque on pouvait faire tripler chaque classe et que certains élèves quittaient l’école à 14 ans en n’ayant été que jusqu’au CM1. Pour finir, on exige le latin comme si les déclinaisons avaient été le sel des études du peuple, alors que justement, c’était l’étude du latin au lycée dès la 6e qui interdisait aux enfants du peuple de poursuivre dans le secondaire après le certificat d’études. Pour autant, faut-il se résoudre au déclin ? Sûrement pas : l’école publique est un acquis social des enfants et elle doit fonctionner, permettre aux enfants d’expérimenter, de découvrir, d’apprendre, d’exercer, de mémoriser tous les savoirs du monde. Il n’y a rien de progressiste à penser que l’orthographe n’est pas nécessaire, car elle est la dentelle de la compréhension de la langue. Il n’y a rien de réfléchi lorsque des gens affirment que désormais tout se trouve sur Internet et qu’il n’est nul besoin de savoirs en histoire, en géographie, en sciences. Pour chercher quelque chose, il faut avoir une idée de son existence, de sa signification. L’école n’a pas à être une garderie qui ne sert qu’à masquer le chômage de la jeunesse. Mais ce que proposent les déclinistes, c’est de supprimer l’école aux enfants par l’évaluation, la sanction et l’orientation, c’est-à-dire d’acter le déclin au lieu de le masquer. Alors que les progressistes proposent de l’améliorer, d’aider les enfants à apprendre, de prendre davantage soin de leurs conditions de vie et de travail, d’améliorer les locaux, le matériel, la formation des enseignants, l’aide humaine,

de baisser le nombre d’élèves par classe et le nombre de classe par établissement, jusqu’à générer les améliorations que tout le monde attend. Voilà ce qui guide les revendications syndicales et pédagogiques : améliorer les conditions d’apprentissage des enfants. Et pour avoir des enseignants bienveillants et exigeants, il faut qu’ils aient reçu une formation exigeante, et qu’on les traite avec bienveillance. On mesure le chemin qu’il reste à parcourir !

41. LE FROMAGE Nous étions partis en classe de neige, dans le massif des Bauges, une jolie station familiale, dans un village charmant, avec une ferme et une fromagerie. Avec leur argent de poche, les enfants avaient acheté de la confiture de myrtilles et de la tome des Bauges pour rapporter dans leur famille. Alors nous avions prévenu les parents (car nous rentrions courageusement le dimanche) d’acheter du pain car ils auraient une surprise à l’arrivée. Chaque enfant était rentré chez lui, fatigué et content du séjour. Mais le lendemain matin, la maman de Djamilatou passe me voir au bureau et me demande : « On peut en acheter où du fromage comme ça à Bobigny ? — Nulle part, hélas. On ne trouve ici ni confiture de myrtilles sauvages ni tome de fromage fait avec du lait de vaches nourries aux herbes de l’alpage. Il faudra attendre l’année prochaine et, si on retourne au ski avec une autre classe, penser à nous donner l’argent d’un fromage entier, qu’on vous rapportera. »

42. LA MAÎTRESSE Il était né sur un quai du métro, car sa maman était SDF lorsqu’elle était enceinte de lui. Puis sa situation s’était améliorée, et elle avait eu une place en foyer mère-enfant, puis un travail et un logement, puis d’autres enfants qui, eux, avaient un père qui les avait reconnus. Il était ravi de partir à Oléron en classe de mer, et ravi de tout sur place. Content de faire du vélo, même sous une petite pluie, content d’aller à la plage, même sans se baigner, content de manger du poisson, jusqu’au dernier soir, celui de la « boum ». Là, il s’était mis à pleurer, et rien ne semblait pouvoir le consoler. La maîtresse en avait eu le cœur pincé, et elle avait tenté de le consoler, mais il n’avait pas envie de rentrer. Le lendemain, le voyage les ramena à Bobigny, et à l’arrêt de bus, la maîtresse attendait son mari qui devait venir la chercher. L’enfant habitait juste en face, et à peine remonté chez lui, il s’était mis à la fenêtre et, avec la main, faisait coucou, comme un tout-petit, avec un visage tout triste, à la gentille maîtresse des écoles. Moi, j’étais en train de charger les derniers bagages que je devais rapporter à l’école. J’ai vu la maîtresse qui regardait l’enfant, et j’ai vu ses yeux se mouiller. Alors, vite, je l’ai fait monter dans ma voiture, car ce n’est pas possible que les maîtresses pleurent du chagrin de leurs élèves. Puis j’ai garé la voiture un peu plus loin, pour héler son mari dès l’arrivée. En ZEP, il est indispensable de s’endurcir un peu, car la vie des enfants est parfois extrêmement poignante.

43. L’ORDRE DES SONS Et voilà que notre ministre nous impose tout. La taille des cahiers, la fréquence des dictées, le nombre de livres à étudier, et même jusqu’à l’ordre des sons à étudier en CP avec interdiction d’utiliser des mots contenant des sons pas étudiés. On n’est pas près de parler des femmes en classe, car la lettre « e » lue « a » n’est pas fréquente en français… Cela me rappelle un remplacement en CP d’il y a longtemps. Les élèves venaient de visiter une ferme, et dans la classe il y avait des affiches avec tous les animaux de la ferme, des vaches, des poules, des canards, et les mots écrits pour permettre aux enfants de les apprendre. Mais ni mouton ni cochon. Juste une brebis, une truie, des porcelets. Alors, je demande aux enfants ce qu’ils avaient vu, et eux me parlent de moutons et de cochons. J’ajoute donc une nouvelle affiche avec les animaux et leurs images. Mais au retour de la maîtresse, je lui demande pourquoi elle n’avait pas fait cette affiche. Elle me répond horrifiée : « Mais on n’avait pas vu le son “on”… » Et comment font les enseignantes de maternelles ? Elles ne parlent de rien ? Elles ne font aucun affichage d’écrit ? Avant qu’un son soit étudié en classe, tout ce qui est nommé par ce son doit disparaître de l’existence des enfants ? Sans compter les élèves dont les prénoms utilisent des lettres qui se prononcent totalement différemment de la prononciation du français… On ne leur adresse plus la parole ? À vouloir tout encadrer, le ministre finira par basculer dans les mêmes abîmes délétères que ses prédécesseurs, car lorsqu’on demande aux gens ce qui ne peut être fait, on finit par être désavoué par le pragmatisme des enseignants de terrain. Je préfère ne pas parler des dix livres à étudier par an, pour lesquels le ministre n’a débloqué aucun fonds, alors que l’école est gratuite et qu’on ne peut pas en réclamer l’achat aux parents, et que les municipalités vont probablement refuser de commander : mon école a 280 élèves, ce qui ferait 2 800 livres, en moyenne à 8 euros le livre (car on prendrait des livres pas trop chers…), il faudrait juste

22 400 euros. Une paille, lorsqu’on sait que la totalité des budgets de l’État ont été supprimés par les mêmes énarques qui ont écrit le discours du ministre et le petit livre orange qui doit devenir notre bible à la rentrée 2019.

44. INSTITUTRICE Une institutrice institue le monde dans sa classe. Elle ne professe pas, car elle n’enseigne pas seulement par des paroles, mais aussi par des gestes professionnels. Elle chante, elle danse, elle joue au coin poupée, elle compte les bûchettes, elle aide à trouver les lettres dans les casiers de l’alphabet. Elle sait écrire en cursive modélisante, elle sait faire monter un rang d’élèves dans le calme, elle sait organiser une réunion de conseil de coopérative, elle est imbattable au défi maths, elle connaît le nom des arbres et des oiseaux, et elle peut faire danser dans le préau la Terre autour du Soleil et la Lune autour de la Terre. Non, la classe primaire, de la maternelle à la fin du CM2, ne sera jamais une classe composée d’une succession de cours. C’est d’abord un lieu, un groupe, qui unit ses forces pour avancer ensemble et instituer le monde de demain. Alors, institutrice, cela me va bien.

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45. LE TRAVAIL INDIVIDUALISÉ C’est un des piliers de la pédagogie Freinet. Permettre aux enfants de s’entraîner individuellement, en équipe, en groupe, en binôme, selon un « plan de travail » qui impose un rythme sans dicter l’ordre des tâches. Les enfants choisissent de s’entraîner sur telle ou telle fiche, de commencer par les maths ou par la grammaire, de finir leur exposé sur les araignées, le rugby, la Suisse ou Nelson Mandela ou de recopier la poésie qu’ils souhaitent apprendre et réciter. Pour les enfants qui n’ont jamais travaillé de la sorte, cela commence par un petit tableau à double entrée, avec trois tâches différentes, à faire dans l’ordre qu’on veut. Au départ, les enfants ont le même, puis rapidement, cela se différencie, car certains avancent vite, d’autres souhaitent faire deux exposés, trois ont besoin d’entraînement en graphisme, cinq doivent réviser les tables d’addition… La maîtresse doit préparer les plans avec eux et prendre le temps d’un bilan, car il faut une scansion claire du plan de travail, avec des étapes plus ou moins longues selon l’autonomie des enfants. Il faut avoir quelques « fichiers Freinet », c’est-à-dire avec l’autocorrection, qui permettent aux enfants de faire plusieurs fiches en se corrigeant eux-mêmes ou avec un tuteur. Bien sûr, certains trichent et recopient la correction sur leur cahier sans même chercher à faire les exercices… Mais parfois, ces exercices leur permettent de comprendre et de passer le « test », qui est un exercice pour lequel il faut demander la correction à la maîtresse. Parfois non, et c’est l’échec au test qui permet de reprendre en groupe (car souvent l’enfant n’est pas seul à ne pas avoir compris) le concept, de réfléchir en petit groupe, de manipuler et de surmonter la difficulté. On a l’impression qu’il s’agit d’un travail épuisant. Mais pas du tout. Au lieu de corriger 23 cahiers identiques, au lieu de vérifier 23 fois le même texte de poésie, au lieu de marcher d’un pas militaire et sans fantaisie, la classe devient un lieu de vie, dans

lequel les enfants engagent leur personnalité, et pour laquelle l’enseignante garde la place de référente des apprentissages, avec des tableaux à double entrée dans lesquels elle coche les progressions au fur et à mesure de la vérification des plans de travail et des travaux réalisés. Et puis, les enfants s’encouragent davantage, et si les premiers exposés sont une épreuve pour la timidité, chaque lecture à voix haute, chaque récitation devant tout le monde est un exercice de confiance en soi, de confiance dans le groupe. Dans une classe coopérative, on ne s’ennuie jamais, et la part du maître n’est pas plus complexe que dans une classe ordinaire. Elle est différente, car l’entraide et la coopération qu’on demande aux élèves doivent pouvoir être construites également dans l’équipe de l’école.

46. TENIR UN POINT Pour avoir une parole efficace, il faut que cette parole ne soit pas « hors sol ». Il faut tenir un point. Rester quelque part. On voit tant de « personnages politiques » qui changent de vestes et de chemises au gré des vents, et qui ne s’engagent que pour dégager des bénéfices matériels et des aires de pouvoir. On ne choisit pas toujours son destin. Je suis restée en banlieue. Je suis restée en ZEP, et j’ai suivi les changements de lettres qui ne changeaient rien au quotidien, Clair, Éclair, REP, REP +, mais dont les injonctions changeaient au gré des ministres, tous convaincus de laisser leur « empreinte » dans le sol pédagogique. Alors, je suis devenue la « miss Marpel » des ZEP de banlieue. Je ne connais presque rien de l’éducation, juste l’école primaire, de la maternelle à la fin du CM2. Je ne connais que Montreuil et Bobigny. Mais de cette connaissance fine de cette petite parcelle de terrain, j’ai fait une force. Car à la longue on s’enracine, même dans une plate-bande, et il n’est nul besoin d’une hauteur de vue pour voir jour après jour les actions des politiques publiques. Au contraire, c’est près du sol qu’on en sent le mieux l’humus.

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47. JAVELLISÉE Oumarou était en grande section et sa petite sœur Halimatou dans la classe des tout-petits. Leurs parents, propriétaires d’un petit pavillon au bord de la cité, travaillaient tous les deux et n’avaient que deux enfants. La maman, très jeune, née en France, travaillait comme aide-soignante. Un soir, alors que je traînais au bureau dans l’espoir d’amoindrir la pile des choses à terminer en urgence, je la vois passer, apparemment au bord des larmes. Je lui propose de s’asseoir un peu au bureau. Son mari est rentré en Afrique pour voir sa famille et elle vient d’apprendre qu’il a épousé une deuxième femme et qu’il rentrera avec elle. Or elle ne souhaite absolument pas cohabiter avec une coépouse, la nourrir de son salaire, qu’elle destine strictement à ses enfants. Je lui conseille d’aller voir un juge aux affaires familiales et de se faire accompagner par une association du quartier qui défend les droits des femmes. Elle y est allée, et lorsque son mari est revenu, l’usage du pavillon était pour elle, la garde des enfants était pour elle et il s’est retrouvé bêtement à la rue avec sa jeune épouse de 18 ans, obligé d’aller dormir chez des amis tout en payant une lourde pension alimentaire. Sauf que la jeune épouse souhaitait une vie plus agréable, et elle l’a quitté au bout d’un mois, partant vivre chez une cousine dans une autre banlieue. Alors, Gros-Jean comme devant, il arrive furieux dans mon bureau, persuadé qu’il s’agit d’une « machination » de ma part. Je tente de lui expliquer que sa femme vit désormais selon des normes européennes, avec des espoirs de promotion sociale pour ses enfants, et qu’ici, aucune femme n’habite avec la maîtresse de son mari. Et qu’ici, les femmes ont la liberté de divorcer et de demander au père des enfants de payer une partie des frais de leur éducation. Bref, il perçoit petit à petit que sa femme s’est « javellisée », et qu’en choisissant de faire plaisir à sa mère (qui était ravie de lui avoir trouvé une jolie coépouse), il avait reculé de trois cases perdant femmes, enfants, pavillon et espoir de stabilité sociale. Il n’était plus furieux en sortant de mon bureau. Il était triste, simplement triste.

Un descendant d’immigré colonial est « javellisé » lorsqu’il se comporte comme un habitant non issu de l’immigration. J’ai découvert cette expression en lisant l’excellent livre de Stéphane Beaud, La France des Belhoumi (La Découverte, 2018).

48. FEU ROUGE, FEU ORANGE, FEU VERT C’était dans les années 1990, à l’époque où en ZEP, toutes les équipes pédagogiques réfléchissaient ensemble pour trouver des projets, pour faire reculer les difficultés scolaires. Et dans notre maternelle de cité, notre principale difficulté, c’était le comportement problématique, voire violent, d’enfants qui supportaient de plus en plus difficilement la frustration. Comment faire, sans violence, pour obtenir une gestion acceptable des rapports avec les autres ? On ne le dit pas souvent en banlieue car tous les médias sont focalisés sur la violence des collèges et des lycées, mais l’école la plus violente, c’est de loin la maternelle. Les tout-petits, quel que soit leur milieu d’origine, ne savent pas encore gérer leurs pulsions, leurs colères, leurs frustrations. Les cris, les larmes, les comportements asociaux peuplent les classes de maternelle. Et tout cela s’aggrave lorsque les enfants doivent en plus découvrir une nouvelle langue, de nouvelles règles, un contrat social dont ils n’avaient jamais entendu parler. D’autant que selon les familles, les règles sont très différentes. Chez Mme Michu, on prend une claque dès qu’elle est énervée, pour des motifs très divers. Chez M. Machin, on n’en prend jamais, vu qu’on est tout le temps dehors et qu’on peut faire mille bêtises sans aucune sanction. Chez Mme Michou, on n’est jamais puni, car Mme Michou pense que c’est normal que les garçons tapent, crient et mordent, c’est dans leur nature. Alors, l’arrivée en maternelle est un grand saut dans le vide pour beaucoup de petits. Nous avions décidé de transmettre à la fois des valeurs communes, d’en parler avec les parents et de le travailler avec les enfants. Comme ils étaient encore petits, il y avait trois cases : – feu rouge pour ce qui est totalement interdit et qui impose des sanctions (taper, mordre, blesser, pousser…) ;

– feu orange pour les mille et une petites bêtises ennuyeuses mais réparables facilement (reverser le puzzle par terre, vider son assiette à côté de la poubelle, crier dans les couloirs quand les petits dorment encore…) ; – feu vert pour tout ce qui fait plaisir, tout ce qui encourage, tout ce qui est sympa. Nous en parlions chaque semaine à la réunion de conseil et les enfants avaient beaucoup d’idées, puis nous faisions des affiches avec eux. Une photo explicite et un texte simple. On avait bien sûr pris le soin de faire mimer les actes les plus répréhensibles par les élèves les plus sages afin que tout le monde comprenne que le roman-photo était un roman. Et c’était Vinitha, la petite Tamoule si timide, qui devait mimer « feu rouge : il est interdit de mordre les autres », alors qu’on aurait bien aimé qu’elle soit un peu moins sage parfois. Alors qu’on avait pris l’abominable Kyllian pour mimer « feu vert : on peut aider un petit à fermer les boutons de son manteau », ce qu’il s’est mis à faire pendant quelques jours. Quelques jours seulement, hélas, le bonheur pédagogique n’a parfois qu’un temps. Marwan, élève de ma classe de grands, avait proposé « feu orange : il ne faut pas péter dans la classe ». Et il avait trouvé un candidat acteur pour se déhancher de profil sur la photo et il avait redessiné des traits marron sortant des fesses pour signifier les gaz du pet. Bon, comme toute la classe était d’accord, et d’accord pour que ce soit feu orange, car on peut tout de même ouvrir la porte pour aérer, je l’avais affiché. Lorsque l’Inspection académique est venue voir le projet, pour féliciter l’équipe de son « innovation pédagogique », l’inspecteur m’a interrogée pour savoir si les phrases venaient ou non des enfants. Alors j’ai montré la trouvaille de Marwan, et il a été convaincu que je n’aurais sans doute pas affiché cela si j’avais pris seule la décision.

49. LES REVENDICATIONS Comment commencer dès aujourd’hui à transformer l’école ? La pédagogie coopérative c’est un peu comme le féminisme ou la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Bien sûr, partager les tâches de vaisselle et de ménage, ou empêcher un nouvel aéroport inutile, cela ne renverse pas le cours de l’histoire du monde. Mais c’est une défense des droits, et tout ce qui produit de l’égalité de droit, tout ce qui lève la coercition et l’oppression, même à petite échelle, est bon à prendre. La pédagogie coopérative, c’est pareil, en mieux. Car en donnant des habitudes démocratiques (prendre des décisions ensemble, s’y tenir, mener les projets jusqu’au bout, être capable de résoudre ses conflits sans violence, accepter d’aider les autres et d’être aidé dans son travail, s’entraîner pour apprendre avec des amis, lire attentivement et comprendre clairement avant de se prononcer sur un texte, calculer le coût d’une décision avant de se lancer sans modération et toujours privilégier les droits de l’humanité sur les coûts…), en donnant donc des véritables habitudes démocratiques, nous formons les militants de demain. Voilà ce qui pourrait être le véritable succès de l’école publique, former des gens capables de remettre les objectifs politiques du monde dans le droit chemin, celui de l’écologie, de la préservation de la nature, de l’attention à tous les peuples, de la fin des racismes et des ostracismes, de l’égalité réelle entre les hommes et les femmes dans tous les pays, c’est-à-dire ce qui pourrait être l’unique réussite de l’humanité. Pour l’instant, les programmes ne visent que la « performance » à court terme, les parents veulent des « résultats », et les élèves stressent de leur avenir passé à la moulinette. Mais c’est la planète qui n’a plus beaucoup d’avenir et, comme les Shadoks, nous continuons de pomper dans le vide.

50. LES TEXTES RIDICULES Dans ma salle à manger, j’ai un tableau de lecture datant des années 1910. À l’époque, les manuels étaient trop chers, le maître montrait un tableau de lecture et tous les enfants ânonnaient des textes ridicules. Moi j’ai un tableau sur le x : ta xi - bo xe - ri xe. Sa me di La za re a bo xé. Après l’énoncé des syllabes, il faut comprendre que samedi, Lazare est allé boxer. En général, les enfants qui lisent cela ne comprennent rien, et c’est normal, car le texte ne porte aucun sens réel. On retourne vers cela avec, dans le petit livre orange du gouvernement, la proposition de phrase à faire lire : Lassé Issa s’assit. Je pense que la plupart des enfants qui auront compris la phonologie liront « la ssé i ssa sa ssi » et que lorsque l’enseignante leur demandera ce qu’ils ont lu, ils n’en sauront rien. J’adore aussi la phrase « la sirène a sonné à l’arsenal », tellement en phase avec la vie des enfants de Bobigny, et « une sole séchée allèche la souris ». Mais qui ferait sécher une sole (par ailleurs dont le prix au kilo fait qu’il s’agit d’un poisson totalement inconnu des quartiers populaires… et en plus au prix où on l’achète, on est tout de même tenté de la manger et non de la faire sécher…). Je ne parle même pas du concept d’égalité filles-garçons lorsqu’on donne à lire « Élie rassure Lola ». Pauvre Lola qui a déjà besoin d’être rassurée par un garçon, même en CP… Est-ce qu’il y a vraiment des gens qui croient qu’on peut enseigner la lecture avec des textes aussi ridicules ? Alors qu’il est possible de s’appuyer sur des écrits réels, qui ont du sens pour les enfants, qui partent de l’activité réelle de la classe, des prénoms des enfants (franchement, Fatoumata, c’est super pour faire de la phono… Belaxayhayaila, ce n’est pas l’idéal, mais Mehdi, il finit comme dimanche…). Toutes les maîtresses de CP savent qu’il faut encourager les enfants à s’engager dans l’aventure de l’apprentissage de la lecture, et que cet encouragement naît d’une vie de classe riche et variée et non d’une succession de pensums harassants.

Si on veut vraiment améliorer les performances des enfants, c’est d’abord le suivi social et médical qu’il faut remettre sur pied, car nos plus gros échecs, ce sont les enfants des hôtels sociaux, ceux qui intègrent huit classes différentes l’année du CP, ce sont les enfants malades non pris en charge, ceux dont les caries les font tant souffrir que leur cerveau ne veut plus rien d’autre, ce sont les enfants élevés au désastre social de la précarité, ceux qui n’ont plus que la télé et la tablette comme interlocuteur disponible.

51. LES PONTS Toute la France s’émeut, comme chaque année au mois de mai, de la succession de ponts, de viaducs, de fêtes civiles et religieuses. D’autant qu’en région parisienne, on rentre de vacances. Alors, lors des semaines « à trous », il y a un réel absentéisme scolaire entre les piliers des ponts. Je ne m’inquiète pas trop, car mes parents d’élèves sont peu susceptibles d’aller chercher les dernières neiges à Morzine ou les premières baignades à Collioure, et je suis tout de même surprise d’avoir plus de 20 absents chaque jour. J’envoie des mots rappelant aux parents l’exigence que ces absences soient excusées. Le boulot des directrices d’école, ce n’est pas toujours d’être sympa avec les parents, car lorsque l’école est ouverte, les enfants doivent y venir. Sinon, comment faire pour assurer un enseignement réel ? Et les parents m’appellent, gênés. Voilà, massivement, les intérimaires ont été licenciés pour la semaine dans laquelle il y a deux jours fériés. Massivement, ils n’avaient pas de paye pour cette semaine-là. Alors, ils ont choisi d’aller se reposer, d’aller se faire nourrir chez leur tante Adèle qui vit à Soissons, chez leur grand-mère Rachida qui habite à Lille. Pendant que le gouvernement culpabilise les parents à longueur de journée sur les ondes de la télévision et de la radio, les employeurs évitent de payer les jours fériés, les écoles privées suppriment le 8 mai pour le décaler au 11 et permettre aux plus aisés de partir en viaduc. Il reste les instits de la publique, ferrés dans leurs classes au quart vidées qui se demandent où est la logique dans tout cela. Sans compter le charmant reportage du « 20 heures » de France 2 en Russie, sur la Coupe du monde, dans lequel le petit Léo se gausse de ses pauvres camarades restés en classe, en plein mois de juin pendant que lui regarde les matchs de foot… Moi je rentrais d’une réunion au cours de laquelle le gouvernement nous expliquait à quel point la bonne fréquentation scolaire est importante.

52. LES TECHNIQUES AUDIOVISUELLES Le questionnement sur l’intérêt qu’il y a à utiliser la radio, la photo, le cinéma, la télévision, l’ordinateur, la tablette, le smartphone, les réseaux sociaux est une constante de tout un siècle de pédagogie. Alors, j’ai préféré retourner aux sources, car ces questions ont été travaillées par le congrès Freinet de Niort en 1963. Voici ce qu’écrivait Célestin Freinet, dont je partage l’analyse : Conséquences psychologiques, sociales et culturelles de l’extension des techniques audiovisuelles (extraits du texte paru dans la revue Technique de vie de février 1963) : Un chemin caractéristique et peut-être irréversible a été franchi au cours de ces dernières années. De plus en plus les enfants des villes et des grands ensembles sont totalement ignorants de la nature et de l’origine des produits qu’ils consomment. Ils n’ont jamais vu de vaches et encore moins de chèvres, et ils se demandent parfois sérieusement par quels procédés de matière plastique se fabriquent les ananas et les raisins en boîte. Cette désadaptation n’est pas totale avec la photo, le disque ou la radio qui n’ont pas envahi, techniquement, tout le champ de notre propre vie. Nous regardons l’image, mais nous voyons encore à côté des objets ou des arbres réels. La radio, avec les tares que nous dénoncerons, n’a pas encore l’emprise totale que nous vaudra l’image animée, dans l’atmosphère irréelle des salles obscures. Avec le cinéma et la télévision, nous quittons notre milieu familier pour pénétrer dans un autre monde. C’est comme si on nous prenait devant la porte de notre maison et qu’on nous promène en avion par-dessus villages, villes, pays, et jusqu’aux planètes voisines. Nous reviendrions ahuris de notre périple mais nullement enrichis par ce survol surhumain.

Nos enfants sont aujourd’hui soumis radicalement, parfois pendant plusieurs heures par jour, à cette désadaptation totale. Tout leur devient familier, hors leur propre milieu : la terre, la mer, le ciel, les secrets des planètes et du monde infini des animaux et des insectes. Mais ils ne connaissent pas le monde où ils vivent et dont ils sont désormais monstrueusement détachés. Cette science extérieure aux individus pose alors des problèmes qui donnent le vertige et qu’on s’essouffle à résoudre hors de leur contexte vital. Nous discutons dans des septièmes ciels mais nous restons incapables de résoudre les problèmes élémentaires de notre propre vie. Cette impuissance nous déséquilibre jusqu’à faire de nous des sortes de rois déchus. L’arbre a besoin d’enfoncer ses racines dans le sol pour qu’elles y développent leurs pointes nourricières et fixatrices. Si pour aller plus vite, pour obtenir des résultats plus rapides, on néglige cet enracinement, l’arbre, après une croissance qui fera illusion, va s’anéantir et disparaître. Nos enfants d’aujourd’hui, nourris d’illustrés et d’images animées, connaissent tout, sont renseignés sur tout, sur les modes de vie des peuples de la terre, sur le fonctionnement et la portée des armes, sur les productions et les cultures. Comme leur mémoire est vivace et fidèle, les connaissances s’y entassent jusqu’à former un magma stérile. C’est exactement le contraire de la culture et c’est ce qui est grave. Si nous ne parvenons pas à réagir et à rétablir la hiérarchie normale des valeurs et des connaissances, nous aurons bientôt des générations d’adolescents et d’adultes qui n’auront plus de pensée personnelle enracinée dans leurs éléments de vie, ni de pouvoir de création. Moi aussi, je constate qu’il est indispensable que l’expérience de la vie réelle, de l’eau, de la terre, du sable, de la mer, du vent, du jardin, des arbres, des insectes, des animaux doive se faire dans la prime enfance, et qu’installer des images virtuelles du monde sur une absence d’expérience réelle est source de désordres. Mais nous sommes en train de franchir un nouveau pas, lié à une rythmique de

vie stressante et déconnectée des rythmes circadiens, celui d’une substitution de l’interaction humaine par l’interaction avec des écrans pseudo « interactifs », créant des générations d’enfants déconnectés non seulement de la nature réelle et de ses rythmes, mais aussi déconnectés des interactions humaines et de l’ajustement à l’autre, dans l’incapacité à partager, à s’exprimer par le dessin ou par la parole, car laissés à l’abandon devant des écrans inhumains.

53. LA PUISSANCE DE VIE Elle court, elle fait le tour de la péniche. Moi j’y suis invitée pour une réception d’une grande association internationale. Mais j’ai les deux petites avec moi, et je ne sais qu’en faire, alors je les ai emmenées. Elles courent derrière tous les beaux petits enfants blonds des hôtes. Ma grande s’est postée d’un côté de la péniche et moi de l’autre, car tout de même il ne faudrait pas que quelqu’un tombe dans la Seine. Je sais qu’un juge des enfants est là, et j’ai besoin de ses conseils, car ces deux petites ne sont pas à moi. Leur famille me les a confiées pour un mois, mais sans aucun document en règle, et je voudrais remettre les choses en ordre. Les petites ont voulu rester, car nous étions en mai et qu’il n’y avait plus que deux mois d’école. Victoire de la pédagogie, elles aiment tant l’école qu’elles ont souhaité poursuivre. « On s’ennuie tellement chez notre tante. » La tante habite à plusieurs centaines de kilomètres et n’a pu les rescolariser sur place, car les petites n’ont que des passeports périmés et leurs parents sont injoignables. Mais à Bobigny, leurs inscriptions scolaires courent encore jusqu’à la fin de l’année. Alors, la petite court, toute contente de retrouver un espace où diriger les jeux, et lorsqu’elle arrête de courir, elle dépouille trois petits fours de leur minifourchette, pour aller avec les autres petits à la pêche aux confettis dorés, coincés entre les lames des pontons, sans doute après une fête. Ma brunette dorée et les trois petits blonds tout roses, côte à côte, dans la puissance de vie de l’enfance qui permet de tout partager.

54. LA SOUSTRACTION Il y a eu 1 450 postes ouverts au concours externe de professeurs des écoles en 2018. Et il y a 1 390 admissibles aux écrits. Beaucoup seront éliminés à l’oral avant d’être réembauchés comme contractuels, car il n’y aura personne d’autre. Qui peut encore affirmer que tout va bien dans l’école publique du 93 lorsque dans un pays, dans lequel il y a plusieurs millions de chômeurs, plus aucun ne veut enseigner aux enfants dans notre département ? Et pourquoi n’y a-t-il rien d’efficace de mis en place pour faire bouger les lignes ? Recrutons au niveau bac, offrons un salaire pour les cinq années d’études nécessaires pour devenir enseignant, en échange de dix ans d’emploi sur place. Offrons des logements de fonction avec des loyers modérés. Organisons des remises à niveau en orthographe et en français, en maths et en sciences pour les jeunes en terminale qui veulent passer le concours. Ce que la République a pu faire au XXe siècle, il est possible de le poursuivre au XXIe. D’autant que l’organisation du recrutement et de la formation ne fonctionne pas du tout et oblige au recrutement massif de contractuels sous-payés, sous-qualifiés, qui affaiblissent considérablement le niveau des élèves. Qui fera la soustraction 1 450-1 390 ? Et après le passage des oraux, quels médias, quels syndicats, quels partis, quelles associations de parents s’empareront de l’aggravation du résultat pour exiger ensemble, avec la détermination et l’unité nécessaires, que les enfants du 93 soient traités avec bienveillance et considération par des enseignants stables et formés ?

55. LA BOUTEILLE D’EAU C’est le ramadan. Un long ramadan d’été, sous un soleil de plomb. Je suis restée tout l’après-midi avec une collègue à l’école pour tenter de mettre à jour tout ce qui est en retard. Les comptes des coopératives, les procédures dans Onde, les rangements des dossiers des réunions d’équipes éducatives, jusqu’à la vaisselle de la salle des maîtres parfois restée en suspens depuis le mardi soir. À la fin, évidemment, je l’invite à manger au restaurant du coin. Des parents d’élèves kurdes font des mezze délicieux. Il fait une chaleur accablante, et les ados du quartier ont dévissé une borne d’incendie pour créer un jacuzzi sauvage au bord du trottoir. Tous les enfants du quartier en profitent pour se rafraîchir. Évidemment, la nuit n’est pas tombée. Personne n’a encore le droit de manger et le restaurant est vide. Seuls des clients viennent chercher des plats à emporter. Nous sommes près de la fenêtre et nous regardons les batailles d’eau. Un enfant s’approche alors de nous avec deux copains et… nous lance une bouteille d’eau en plein visage. Je vois, au loin, trois élèves de l’école qui s’enfuient avec lui, et eux je les reconnais. Rien de grave, nous avons esquivé la bouteille et nous sommes juste mouillées, ce qui est rafraîchissant. Mais le lendemain, à l’entrée de l’école, j’attends mes trois lascars, je les fais entrer au bureau : trois minutes et ils me donnent les noms des trois lanceurs d’eau. Ce sont des enfants, et non des bagnards endurcis, il suffit de faire un peu la grosse voix. Les trois lanceurs sont des élèves de l’école d’à côté. Ils se sont crus en toute impunité, mais leur directrice que j’appelle les reconnaît avec juste leur prénom… et prévient leurs parents. Ils doivent venir avec leurs parents me présenter des excuses ou bien je me fâcherai vraiment. Les trois familles choisissent de venir. Le « chef » de la bande tient tête, même à son propre père : il affirme « mais cela ne se fait pas de manger pendant le ramadan ».

C’est son père qui le remet en place, en lui expliquant que ce n’est pas à lui de juger les autres et qu’il ne doit que se juger lui-même. L’enfant entend péniblement la parole de son père. À la sortie, une élève de l’école le reconnaît et me confie que dans son immeuble, il fait la guerre aux filles pour qu’elles portent le voile. Retour dans mon bureau pour une explication supplémentaire. Il n’a pas à commander quoi que ce soit, ni aux filles de son immeuble ni aux enseignantes qui mangent dans un restaurant. Son père et moi le remettons à sa place d’enfant. Il regarde, interloqué, cette alliance inattendue entre deux adultes qui ne se connaissaient pas une demiheure plus tôt, qui ne partagent ni la même culture ni la même religion, mais qui ont une place d’adulte clairement distincte de la place des enfants. Je parle avec son père : est-il vraiment déjà en âge de faire le ramadan ? Il n’a ni la maturité ni la réflexion, et il est simplement épuisé par le jeûne, instable émotionnellement, et se prend pour un « grand » alors qu’il est simplement insolent. On passe un temps infini à parler des mères voilées, de l’offense à la laïcité qu’il y aurait à accepter des bénévoles habillées comme elles veulent, et personne ne songe à discuter vraiment d’un jeûne qui empêche les ados de travailler, nuit au bon fonctionnement des écoles et des collèges des banlieues au point que parfois les enseignants des collèges renoncent à faire cours, faute de participants. L’atteinte à la laïcité me semble bien plus grande et nuisible à la scolarité des enfants que les vêtements des femmes qui ont la gentillesse de nous accompagner, et qu’une fois encore je remercie de leur soutien à l’école publique.

56. LES QUESTIONS Chaque année, nous faisons avec les CM2 un travail autour de l’éducation affective et sexuelle. Il est possible que certains parents en soient mécontents, mais ils ne cherchent pas à faire pression à ce sujet. Nous constatons que l’omerta qui entoure ces questions dans les familles, loin de construire une moralité, laisse les enfants avec des questions sans réponses. Comme nous ne voulons pas réduire la sexualité à la reproduction, ni à un ensemble de savoirs techniques sur les organes, nous avons ajouté l’adjectif « affective ». Cela permet de parler avec eux de ce qu’ils connaissent déjà pour l’avoir expérimenté : être ami, être amoureux. Dès l’école élémentaire, les enfants s’observent, s’attirent, se rejettent, sont « copains », s’abandonnent pour d’autres amis, s’admirent, et les premiers émois sont déjà là. L’autre expérience qu’ils font, c’est celle de la puberté, car de plus en plus, la puberté atteint les filles dès le CM2. Tout à coup, elles poussent en flèche, se retrouvent avec des seins qui modifient le regard des garçons du quartier sur leur corps, peinent à enlever leurs gilets et leurs manteaux destinés à masquer ces excroissances inassumées. En premier, les enfants réfléchissent et posent par écrit la question de leur choix de manière anonyme. Puis nous regroupons les CM2 de nos CM1/CM2, et nous faisons des groupes de garçons et des groupes de filles pour répondre à ces questions de manière non mixte. En effet, cela nous épargne les moues dégoûtées des garçons lorsqu’on aborde les règles, et les angoisses des filles quand on parle du sperme. Une fois les thèmes des questions abordées en groupe non mixte, un retour en classe des réponses est fait par l’enseignant·e pour harmoniser les savoirs de tous et de toutes. Les questions des enfants sont autant des questions à portée philosophique que des questions à caractère technique : pourquoi on est amoureux ? Pourquoi on fait l’amour ? C’est quoi l’amour ? C'est quoi la puberté ? Comment nous grandissons ? Pourquoi on a

des seins ? Pourquoi on a des règles ? Pourquoi on devient une femme ? Pourquoi les ados ont des boutons ? Pourquoi on fait les bébés ? Pourquoi on fait les bébés ? Il faut dire que le comment on fait des bébés les questionne alors moins que le pourquoi ? Sans doute parce qu’ils vivent dans des quartiers dans lesquels les enfants sont si peu considérés par la société que leur place dans le monde à venir les questionne davantage que leur future sexualité.

57. LES ENFANTS MIGRATEURS Rustam est un ami depuis plus d’une décennie. Comme moi, il est directeur d’école, mais il habite à Moscou. Dans son pays, il est plus que difficile de faire bouger la moindre ligne d’une école très archaïque. Alors, il a « sauté le pas » et entrepris le projet d’une école « alternative » hors du système scolaire public. Je suis allée le voir il y a quelques années. Évidemment, il y avait de nets progrès dans le concept d’éducation démocratique, mais cette démocratie ne concernait que quelques privilégiés un peu « bobos ». Nous en avions longuement discuté, et j’avais parlé avec lui de l’accueil des enfants roms dans mon école en France. Toutes ces discussions l’ont fait réfléchir, car dans son pays, la Russie, il y a désormais beaucoup d’enfants migrants. Sauf que l’adjectif « migrant » est devenu une insulte, alors quand il a cherché un nom pour son dispositif scolaire pour enfants migrants, il a préféré « migrateur », comme les oiseaux migrateurs. Cela fonctionne un peu comme les unités d’intégration pour enfants allophones de notre système scolaire : les enfants y apprennent à parler le russe, pour pouvoir intégrer une école ordinaire avec un niveau oral et écrit qui leur permet de suivre. C’est gratuit. Il y a déjà 10 groupes de 10 élèves constitués. Dans son école, il a fait trois groupes pour des élèves qui ne sont pas scolarisés. Ils habitent en Russie, mais les autorités ont refusé de les inscrire à l’école. Normalement, les enfants doivent être inscrits, mais parfois les adolescents ne parlent pas russe, alors ils sont inscrits deux classes en dessous, ce qu’ils ressentent comme une humiliation. Ils ne veulent pas se retrouver avec des plus petits de deux ou trois ans. Ils restent chez eux, travaillent au noir, surveillent des plus jeunes, parfois même ils travaillent la nuit. Il y a quatre ans, Rustam a rencontré des adolescents qui habitaient à Moscou et qui n’étaient jamais allés à l’école. Il a déjà pris trois groupes dans son école, avec des Tadjiks, des Ouzbeks, adolescents. Après un an, ils parlent de mieux en mieux et peuvent

désormais aller dans une école municipale. Comme directeur, il peut faire des cours de remise à niveau d’une année pour leur permettre d’intégrer une scolarité ordinaire. Mais, parmi les élèves de son école privée, tous n’apprécient pas ce dispositif : les parents d’élèves craignent que leurs filles soient séduites par des enfants migrants. Un garçon de 15 ans fait le cœur avec ses doigts en regardant une fille. Cela a fait scandale. Une mère a dit que sa fille a reçu un SMS : « Tu me plais », signé Saïd. Le mot effroyable, c’est Saïd, les parents racontent que les musulmans ont chassé les Russes de l’Asie centrale, qu’ils sont agressifs, que les garçons tentent de séduire les filles et les parents stressent. Mais Rustam tient bon. Comme moi, il pense qu’il faut « tenir un point », même face à l’adversité, et que le temps finit par donner raison à ceux qui ne sont pas girouette.

58. ÇA, C’EST FAIT Chaque fois que je suis intervenue contre l’expulsion sans solution de relogement d’un bidonville (car je tiens à dire que je suis évidemment pour l’éradication des bidonvilles, sauf que l’unique chemin consiste, comme dans les années 1960, à reloger les habitants qui y habitent, sans quoi évidemment le lendemain un nouveau bidonville naît, un peu plus loin, un peu plus précaire, un peu plus caché), donc chaque fois que j’étais là pour tenter de m’opposer à l’expulsion, pour tenter d’arracher quelques nuits d’hôtel pour les femmes enceintes, pour les bébés, pour les enfants scolarisés, pour les personnes âgées, bref, pour permettre à la France de respecter les conventions qu’elle a signées mais dont elle se moque dans la réalité, chaque fois, il y avait quelqu’un pour me dire : « Vous n’avez qu’à les prendre chez vous… », comme si des centaines de Roms pouvaient être relogées dans mon petit pavillon de Bobigny. Mais voilà, les chemins de la providence sont toujours facétieux, et c’est ce qui fait le sel de l’existence. Depuis un mois, deux enfants roms vivent chez moi. Leurs parents étant partis à l’étranger, j’ai proposé de les garder jusqu’en juillet pour leur permettre de finir leur année d’école. Ça, c’est fait. Deux ça tient dans ma petite maison et c’est juste huit semaines.

59. DEUX CREVETTES Après les vacances de Pâques, j’ai donc hérité de deux crevettes. Les Roms, tellement habiles à traverser l’Europe pour chercher un meilleur destin, ne sont pas bien attentifs à la nécessité moderne d’avoir tous les papiers à jour pour exister socialement. Ils sont habitués aux marges dans lesquelles on vit sans Carte vitale, sans document d’identité à jour, sans profession stable ni domicile assuré. Confiés à une tante en attendant l’été, les enfants nous appellent. Ils s’ennuient loin de l’école. Impossible de les inscrire là-bas sans aucun papier. Comment faire en sorte que leur tante en récupère officiellement la garde ? Comment obtenir leur scolarisation dans l’attente d’un jugement ? Il reste huit semaines d’école. La décision est vite prise. On les rapatrie à Bobigny et, comme leurs parents étaient sans logement, ils étaient déjà domiciliés chez moi, donc le plus simple est que les enfants viennent habiter chez moi afin de finir l’année scolaire et de mettre en œuvre les procédures permettant de déclarer la tante « tiers digne de confiance », afin de préparer la rentrée au cas où les parents resteraient travailler à l’étranger. Me voilà à la tête de deux crevettes, et évidemment j’appelle de suite une avocate pour régulariser la situation auprès d’un juge des enfants ou d’un juge aux affaires familiales, je ne sais pas bien comment faire, donc je comprends que leur tante n’ait pas réussi à trouver le chemin. Heureusement, l’avocate connaît le droit de la famille sur le bout des ongles et, grâce à son aide, je réussis à avoir un rendez-vous chez la juge des enfants. La Fondation Seligmann qui m’aide depuis des années à tenter d’assurer aux enfants des bidonvilles des enfances normales de familles populaires (matériel scolaire, classe transplantée, colonie de vacances, chaussures à leur taille…) s’engage à m’aider et à prendre en charge le médical et le juridique. Il ne reste que la nourriture à ma charge, donc rien de très important financièrement.

Ouh, j’avais oublié que les enfants jeunes imposent aux familles des rythmes réguliers, des tâches structurées : il faut les lessives, le dentiste, les vaccinations, le médecin, les courses au supermarché. En quelques semaines, je suis lessivée. Soixante ans, c’est davantage l’âge de la retraite que celui d’avoir de jeunes enfants à gérer. Et pourtant, ils sont sages, serviables, et ont bien compris que chez « madame Decker », il faut faire comme on s’est mis d’accord : les décisions sont discutées, les enfants suivent pas à pas chaque progrès de leur dossier et sont associés aux décisions concernant leur rythme de vie : la douche tous les soirs, laver les dents, ne pas râler pour aller chez le dentiste, attendre courageusement la piqûre de la vaccination.

60. UNE ENFANCE ERASMUS Attention, ne pas confondre les genres. Ce ne sera pas Spartacus et Cassandra. Ces enfants ont une famille, en capacité de les élever, ils en ont conscience et ne m’appellent pas par mon prénom. Moi, je rends service pour huit semaines. La Fondation Seligmann m’offre l’aide d’une avocate pour régulariser la situation. Je préfère que tout soit fait dans les règles, même pour deux mois. Si je demande un statut de tiers digne de confiance, c’est juste pour pouvoir faire les inscriptions scolaires et périscolaires dans le village de leur tante, car je ne suis pas certaine que la tante y arrive sans mon aide. À leur arrivée chez moi, je me rends compte avec précision comment la misère sociale empêche les enfants d’apprendre : la petite était toujours excitée, énervée, insaisissable, et les progrès scolaires ne se stabilisaient pas. Je découvre que sa peau est couverte d’eczéma (vite, allons voir la dermatologue), que ses dents sont toutes cariées (merci à la dentiste d’accepter de me donner deux rendez-vous par semaine pour récupérer le retard), qu’elle est carencée en sommeil (dormir à quatre dans une minuscule chambre d’hôtel qui sert aussi de pièce à vivre ne favorise pas un sommeil suffisant : je pose donc la barre à 20 heures), qu’elle s’est blessée au bras mais n’a pas été soignée par un médecin, que ses pieds sont déformés et qu’elle a besoin de semelles orthopédiques : en quelques jours chez moi, grâce à tous les suivis adaptés, tout le monde à l’école voit de nets progrès : l’enfant est plus disponible, plus reposée, commence à stabiliser des apprentissages, le maître Rased observe des progrès, la maîtresse constate des avancées en lecture. La crevette est simplement la preuve vivante que pour apprendre à l’école les enfants doivent avoir bien dormi, bien mangé, avoir été bien soignés, et que sans ces conditions de base, les meilleurs efforts pédagogiques ne parviennent pas à stabiliser des apprentissages qui permettent des progrès. L’enfant apprend, puis oublie, puis recommence, jusqu’à perdre confiance en lui et en l’école. Il a mal aux dents, cela l’énerve et il est puni. Il a la peau qui le gratte, cela le déconcentre et il est grondé. Le bruit de la cantine

l’épuise car il a mal dormi. L’effort du sport l’éreinte car il a mal mangé. La petite crevette, en quinze jours de vie ordinaire, a repris une part des capacités de son âge. La grande crevette, elle, s’est détendue et devient un ado qui se repose sur une structure stable, alors qu’il était sérieux et concentré comme un adulte et que ses problèmes d’adulte l’empêchaient d’être disponible pour apprendre. Et comme un ado, il devient indolent, laisse finalement traîner ses chaussettes en reprenant une place d’enfant. Toute l’équipe de l’école m’aide pour finir cette année épuisante : les uns prennent les enfants un soir, les autres leur proposent une activité en journée, on m’apporte des vêtements pour la petite, on emmène le grand à la vaccination. La to do list réduit de jour en jour. Il me faut un mois pour faire refaire les documents manquants qui avaient empêché leur tante de finaliser les inscriptions scolaires et sociales : un jugement, des carnets de vaccination, des radiations de l’école et du collège. Puis leur mère les appelle. Elle renoue fil à fil ce qui avait été rompu dans la brutale séparation. Le téléphone leur permet de joindre leur mère, leur tante, leur cousine, et tout le monde se dispute, s’interpelle, dans une langue que je ne comprends pas. Mais petit à petit les tonalités s’apaisent et j’entends que l’invective laisse place à la discussion, et que les liens avec leurs parents biologiques se reconstruisent un peu. Je suis soulagée. J’ai toujours eu beaucoup de considération pour leurs parents, qui avaient fait du mieux qu’ils pouvaient pour lutter contre toutes les adversités. Petit à petit, alors que les enfants étaient furieux contre leurs parents, refusaient de partir les rejoindre dans un autre pays, la situation s’apaise et ils imaginent une nouvelle vie dans un nouveau pays, ou d’aller chez leur tante, mais que leur mère vienne signer tous les documents nécessaires. Début juillet, tous mes vœux accompagneront ces enfants pour leur nouvelle vie. À 13 ans, l’aîné aura déjà vécu dans trois pays différents et aura dû apprendre deux langues étrangères pour s’y adapter. Une enfance Erasmus.

61. LA DIVISION Tout le monde a vu l’évidence : la partition des CP et des CE1 aide tous les élèves fragiles à progresser. Mais l’évidence ne parvient pas à faire sens. Il faudrait pourtant baisser les effectifs partout où l’enseignement est difficile, et ne jamais dépasser 25 dans aucune classe. Selon la « loi de l’offre et de la demande » des mutations scolaires, le fait que plus personne ne demande tel ou tel poste n’impose en rien une augmentation de salaire, de meilleures conditions de travail ou davantage d’aide pour les enfants : non, on y envoyait depuis toujours des débutants, et désormais on y envoie des contractuels, c’est-à-dire des sous-débutants ou, pire encore, deux stagiaires en alternance, aussi perdus l’un que l’autre parfois. Pourtant, des solutions existent, et je me demande si elles sont si coûteuses pour la septième puissance mondiale… La partition des établissements apporterait déjà une belle avancée : limitons en zone urbaine dense les écoles maternelles à six classes, les élémentaires à 12, les collèges à 16, et les lycées à 20. Cela permettrait d’avoir une vie où les enfants finiraient par se connaître, par être reconnus par les adultes. Le retour à une formation de terrain pourrait faire des pas décisifs : il faut sans aucun doute autant de temps pour former un vétérinaire qu’un enseignant. Le rétablissement de la formation continue serait aussi un bon chemin. On parle des neurosciences, de la bienveillance, de la coopération, des problèmes en mathématiques, mais qui peut croire que trois heures de conférence construisent une réelle formation ? Souvent lors des conférences (qu’en général peu de gens écoutent attentivement durant trois heures), je me demande si les organisateurs sont réellement des pédagogues. En effet, le thème nous est imposé, nous n’avons aucun projet, il n’y a aucune interactivité, la salle est bien trop grande, le power point écrit ce que le conférencier nous raconte, et souvent il s’agit d’un piètre orateur, dont le monologue est assommant.

Alors, divisons, divisons, divisons… Il faut de petites écoles, de petites classes, de petites unités d’enseignement en stage, des parcours de formation comprenant des aspects théoriques et des séances pratiques en petits groupes, et du temps, du temps pour réfléchir en équipe, pour agir en coopération. La recherche incessante des économies d’échelle, qui a fait croire qu’on pouvait renoncer aux interactions humaines pour construire des parcours de formation virtualisés, trouve aujourd’hui ses limites. Enseigner est un acte d’humanité qui ne peut être engagé que dans le cadre de relations humaines.

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62. DÉFENDRE L’ÉCOLE PUBLIQUE, NON PAS POUR CE QU’ELLE EST, MAIS POUR CE QU’ON VOUDRAIT QU’ELLE SOIT Enseigner, ce n’est pas transmettre une compilation de savoirs techniques. Enseigner, ce n’est pas maîtriser les neurosciences pour comprendre comment les enfants acquièrent les connaissances. Enseigner, c’est un métier qui se compose des gestes professionnels, des techniques acquises par tous, des savoirs didactiques propres à son exercice. Rien de tout cela n’a de sens si on ne s’interroge pas sur les finalités sociales et politiques qui portent notre travail. Enseigner, c’est un geste politique, qui réfléchit au monde à venir et à ce qu’il faut transmettre à la génération qui nous suivra et qui nous aura à charge lorsque nous serons devenus vieux et dépendants. La manière dont nous nous serons occupés d’eux, lorsque enfants ils étaient dépendants de nous, est décisive pour transmettre les valeurs qui font société. Ce n’est pas une collection de paroles creuses, mais des actes qui étayent les discours, les choix de textes, les temps de réflexion. Car former les jeunes, c’est un acte social. Tout au long du XXe siècle, les enseignants des écoles publiques se sont engagés pour l’amélioration des conditions sociales d’existence de leurs élèves. Car ce qui est brillamment décrit dans la pyramide de Maslow se trouvait constamment sous leurs yeux : les enfants qui ont faim, les enfants qui ont mal dormi, ne conservent pas bien les apprentissages de l’école. Les enfants dont les parents sont précaires, dont les parents sont anxieux, qui ne se sentent pas sécurisés ni par leur famille ni par la société, apprennent mal. Les enfants qui ne savent pas qui ils sont, d’où ils viennent, qui sont rejetés, discriminés, ne progressent pas bien non plus. Ce n’est qu’une fois ces conditions réunies – avoir bien mangé, avoir bien

dormi, être en sécurité sous un toit, avec une famille disponible et attentive, connaître ses racines, sa culture, et être accepté tel que l’on est par le groupe – que l’on peut se lancer dans un apprentissage. Apprendre, c’est faire quelque chose qu’on ne sait pas faire encore. C’est la certitude de se tromper, de faire des erreurs. C’est pour cela que l’enfant a besoin d’être physiquement et psychiquement bien sécurisé pour se lancer. Car personne ne parvient à « réussir » du premier coup. On ne progresse que par erreurs rectifiées. Tout au long du XXe siècle, les institutrices et les instituteurs se sont battus pour le progrès social, celui qui permettait aux enfants d’aller plus longtemps à l’école, d’avoir des cantines et des allocations familiales, de disposer de vêtements et de matériel scolaire, d’obtenir que les bidonvilles soient rasés au profit de la construction de logements sociaux, d’avoir une médecine scolaire et des dispensaires gratuits pour assurer les soins indispensables à l’éradication des maladies infantiles et de la tuberculose. Progressivement, les résultats scolaires des enfants se sont améliorés. Les enfants ont étudié plus longtemps, et la somme des savoirs acquis durant l’enfance a augmenté. Mais le XXIe siècle a changé la donne : les réformes ont cessé de porter des progrès, et réformer désormais c’est organiser les reculs sociaux. La précarité s’est installée, et des milliers d’enfants n’ont plus de logement, des centaines ne vont plus à l’école, et alors qu’on avait éradiqué l’analphabétisme et qu’on était centré sur la lutte contre l’illettrisme, on retrouve maintenant des enfants nés en France, qui vont arriver à l’âge adulte sans même avoir pu faire le minimum du cursus « obligatoire ». Mais il y a aussi des milliers d’enfants dont les parents ont de telles préoccupations sociales qu’ils n’ont plus la force de « porter » l’éducation de leurs enfants. Ils baissent les bras et laissent la télévision et les pseudo-jeux meubler une vie vide de sens, qu’on n’a plus envie de vivre. Si l’école recule, ce n’est pas la responsabilité des maths modernes, des méthodes globales, du collège unique, c’est parce que socialement notre pays recule, car nous ne nous battons plus suffisamment pour maintenir ce qui paraissait être des acquis

sociaux inébranlables. L’école ne fait que suivre l’abandon de la médecine scolaire, de la formation des enseignants, l’explosion de la précarité des familles et le désintérêt pour la « politique » comprise désormais comme compétition entre politiciens starisés. On ne saurait faire l’école sans se soucier de la société qui nous entoure, sans trouver des chaussures au petit Syrien qui arrive, sans chercher des solutions de relogement pour les enfants du bidonville rom, sans s’interroger sur ce qui nous pousse à avoir besoin d’aller dans des magasins le dimanche alors que tout le monde se doute que les enfants des caissières sont à l’abandon pendant ce temps. On ne saurait se contenter des reculs sans les combattre, car l’éducation morale et civique cela ne peut pas être des « leçons » sans aucune incidence sur l’espace du quartier de l’école. C’est pour cela qu’on ne peut pas se contenter de « faire » le programme avec les enfants, comme si le « programme » à lui seul contenait toute l’émancipation nécessaire à la construction d’une pensée qui réfléchit, et qui devient peu à peu capable de prendre des décisions, de les mettre en application, de s’entraider, de produire des pensées, des écrits, de devenir empathique avec les plus faibles, et d’exprimer ses tensions intérieures par les voies de la créativité humaine. Il faut absolument aller plus loin, en gardant le défi d’y aller tous ensemble, dans le cadre contraint de l’institution de l’État, car seule l’école publique est ouverte à tous et toutes (en tout cas c’est le seul lieu où nous pouvons réellement nous battre pour qu’elle le soit). La solution des « écoles alternatives » dans lesquelles l’entre-soi est de mise, est un mauvais chemin. L’école du peuple, cela doit être l’école publique, et c’est en son sein que les combats seront décisifs pour demain. La meilleure défense, c’est l’action militante pour une école émancipatrice, car on ne saurait défendre une école qui sélectionne, qui reproduit les racismes, et toutes les inégalités de genre.

63. L’ASSISTANT VIRTUEL De plus en plus de familles ont un assistant virtuel posé au milieu de la salle à manger et lui donnent des ordres en commençant leur phrase par « OK Google » : leurs enfants les écoutent et les imitent, s’en amusent en disant « OK Google, allume la télé et dépêche-toi », voire « OK Google, mets la musique de Mickey espèce de gros caca pourri ». OK Google ne s’en formalise pas, mais les parents s’interrogent : ne faudrait-il pas ajouter un algorithme qui imposerait à l’enfant de dire bonjour, s’il vous plaît et merci ? Néanmoins, faut-il dire « merci » à une boîte en plastique, fût-elle bardée d’électronique pointue à l’intérieur ? Moi je serais tentée de demander pourquoi les parents ne peuvent pas se lever pour allumer la lumière, installer leur playlist, voire, effort suprême, appuyer eux-mêmes sur la touche de la télécommande de la télévision ? Le plaisir de se sentir puissant en donnant des ordres à voix haute ? Pauvres machines, pauvres enfants.

64. LA VIE D’ABORD « Si nos élèves ont longuement pratiqué la rédaction libre, si la mise au point des textes a été l’occasion d’observations précieuses, sur la valeur, l’emploi et la fonction des mots ; si au lieu de tenir la grammaire au-dessus des élèves comme une science majestueuse et fermée, nous l’avons ainsi mise vraiment à la portée des enfants, si nous l’avons fait jaillir de leur vie, les trois quarts de notre besogne sont maintenant accomplis. Nos élèves sont capables de reconnaître dans un texte, et de faire accorder, les noms, les articles, les adjectifs, les pronoms, les verbes, et de les distinguer non pas par un simple souvenir scolaire de pure mémoire, mais parce qu’ils ont intimement saisi les règles du jeu – la vie du mot et de la phrase. La preuve en est qu’ils s’arrêtent parfois, s’ils ne disent pas juste, sur des formes voisines qui se préciseront encore à l’avenir. […] La vie d’abord ! ce n’est pas par des procédés scolastiques qu’on la construira, pièce par pièce. Le travail de l’école doit aider seulement, et préciser, ce que peut acquérir, la construction, l’effort et la vie. » Célestin Freinet, La Grammaire française en quatre pages. Écrire, c’est poser sa vie par écrit, ses sentiments, ses sensations, les décrire, expliquer pour partager avec les autres, pour construire du commun. Tant que la grammaire précédera l’écriture, tant que l’orthographe bloquera la pensée, chacun restera dans son coin. Mais si à l’inverse on se contente de peu, d’un gribouillis de pensée, et que le groupe ne vient pas à l’aide pour améliorer, nettoyer, préciser et retravailler le texte, si on s’extasie devant ce qui n’a pas demandé de réflexion, il n’y a pas non plus d’effort de vie ensemble. La vie d’abord, mais la vie ensemble…

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65. DERNIÈRE PRÉRENTRÉE C’est ma dernière prérentrée. Il fait encore beau. J’arrive devant l’école vers 8 heures. Un homme en bleu de travail attend. Je me gare et vais lui ouvrir. C’est la société de désinsectisation. Bon calcul de la part de la mairie, car les gardiens d’école sont encore en vacances… Je l’accompagne pour lui expliquer où sont les toilettes et les cuisines, car les blattes et autres cucarachas qui aiment notre école s’y réfugient volontiers. En cheminant avec lui, il me dit d’un ton léger : « Ah, au fait, il faut que je vous raconte quelque chose : tout à l’heure, en arrivant devant votre école, il y avait un homme qui m’a demandé où se trouvait le maire. Je lui ai dit que je ne savais pas. Il m’a demandé où se trouvait le directeur de l’école, mais je ne savais pas non plus. En regardant près de lui dans la voiture, il y avait un sac de sport ouvert, et la crosse d’une arme dépassait du sac, alors j’ai noté le numéro de la voiture… » Oups, je cesse de m’intéresser aux insectes et j’appelle le commissariat. Il est 8 h 45, la moitié de l’équipe est déjà arrivée. Tout le quartier est immédiatement confiné, en attendant l’interpellation de l’individu. L’autre moitié de l’équipe se retrouve au café. Mon inspectrice m’appelle. Le commissariat l’a prévenue. On doit rester confinés, je vais donc récupérer les deux jardiniers qui taillent les haies entre la cour et la rue. Du coup, on n’a pas travaillé sur les nouveaux programmes. Et comme la chaîne stéréo est en panne, on ne fera pas non plus la rentrée en musique. Mais les policiers ont retrouvé le désaxé, et en plus c’était un pistolet à billes… Il est midi, on peut enfin se mettre un peu au travail.

66. CORINNE ET HAPSATOU Cela a fait du « buzz » à la télé. La chroniqueuse Hapsatou Sy s’est fait alpaguer par Éric Zemmour, qui lui a proposé de s’appeler Corinne, sous prétexte qu’il faudrait, pour être français, avoir un prénom présent dans le calendrier. Cela me fait mal en regardant la cour de récréation, d’imaginer que tous les élèves de l’école devront toute leur vie prouver jour après jour qu’ils sont bien français, Syrine et Mamadou, Yi et Liang Liang, Darius et Dieumerci, John Kennedy et Mariamou, Stanley et Kellyana, et ils sont 276 comme cela. Alors, j’ai envie de dire à la face du monde à quel point j’ai travaillé toute ma vie pour que tous ces enfants soient français, des Français avec toutes sortes d’origines, mais des Français qui ont partagé en France une enfance de l’école publique, une enfance des colos, une enfance du club de foot ou d’athlétisme, une enfance de cité avec des bambins issus d’origines diverses, de la Chine au Sri Lanka, du Congo à Haïti, du Mali au Cap-Vert. Corinne… Plus personne ne porte ce prénom un peu suranné, qui risque d’avoir du mal à revenir à la mode. Hapsatou, cela me fait penser à une princesse d’Égypte, éventée par de grandes feuilles de palmier. Zemmour me fait penser à un ver luisant qui essaie désespérément de briller dans la nuit parisienne grâce à des « petites phrases » racistes. Comme les vers luisants, on le voit de loin, mais il n’éclaire rien.

67. LA RETRAITE C’est parti. J’ai trouvé le service auquel je dois m’adresser pour ma retraite. La retraite des enseignants du 93 est organisée par le rectorat de Melun (c’est pratique, comme ça on ne peut pas aller râler, ou alors il faut deux heures de métro et de RER). Mon dossier est en cours. Chaque matin, je me dis : dernier 20 septembre. J’ai validé les effectifs. Dernier 21 septembre, j’ai parlé de la Journée de la paix. Dernier 24 septembre lundi prochain. Dernier mois de septembre fini. Chaque jour, je regarde la météo du Limousin. Je n’ai pas eu la mutation, mais j’irai bientôt quand même et je cherche déjà à construire un projet là-bas. Première fiche de paie reçue par Internet. Maintenant, les fiches de paie des enseignants du 93 sont gérées par le rectorat de la Haute-Vienne. C’est dingue ces croisements dans tous les sens… Franprix prend les colis et la Poste va rendre visite à vos parents, la Haute-Vienne fait nos fiches de paie, mais qui donc s’occupe des enseignants de la Haute-Vienne ? Darty peut-être… Les évaluations des CP sont compilées en Irlande sur des serveurs Amazon… Tout cela m’irrite plus qu’il n’est nécessaire. Qui peut croire que le monde ira mieux si plus rien n’a de sens que d’augmenter les profits en diminuant les coûts jusqu’à l’étranglement des salariés et de leurs familles ?

68. LE PEUPLE DES GILETS JAUNES Lorsque sont apparus les premiers Gilets jaunes, toutes les organisations de gauche ont fait la grimace : n’était-ce pas l’extrême droite ? Fallait-il participer à un mouvement qui ne réclamait pas des hausses de salaires ? Il a fallu une semaine ou deux pour que chacun et chacune ressentent que même confusément organisé, c’était bien le peuple qui se mettait à bouger. Après avoir entendu à la télévision un matraquage en boucle sur « les oubliés » de la « diagonale du vide », petit à petit, de samedi en samedi, de manif en manif, tout le monde s’est remis à comprendre que le peuple, ce sont les gens qui sont soumis aux mêmes lois et forment une nation en vivant ensemble sur un même territoire. Mais voilà, en France, comme dans bien des pays du monde, les « élites » – en tout cas celles qui se prétendent telles – étant généralement nées près des comptes en banques bien garnis, ne sont plus soumises aux mêmes lois, naviguent de New York à Doha, de Mayrhofen à Hong Kong, et nous méprisent de loin. Les privilèges sont légion, et du coup, le peuple retrouve des colères qui rappellent aux princes et aux courtisans que sans nous ils ne sont rien. Dans les cours de récréation, abreuvés d’images que personne ne daigne leur expliquer réellement, les enfants ont fini par regarder les chasubles des matchs de foot (jaunes fluo contre bleu acier pour la cour des petits) avec un nouveau regard. L’équipe des « gilets jaunes » s’est mise à crier « MACRON-DÉMISSION » face aux bleus. Les maîtresses de CP ont pu en profiter pour réviser le son « on »…

69. LA FIN DES HARICOTS Lorsque j’étais enfant, la fin des haricots signifiait la fin de tout, lorsqu’il n’y avait même plus de haricots à manger. La « crise » interminable dans laquelle nous vivons maintenant voit jour après jour la fin de toutes sortes d’insectes, la fin de toutes sortes d’oiseaux, la fin de nombre de mammifères, la disparition de bancs entiers de poissons, la destruction de la banquise, l’augmentation des températures, des tempêtes et des typhons, mais aucun sursaut n’ébroue l’espèce humaine devant le désastre programmé. Au contraire, la Méditerranée se remplit de migrants noyés, les Alpes de réfugiés gelés, et partout les élections font le lit de ceux qui pensent que c’est une bonne solution de parquer ceux qui ont survécu. Alors transmettre à la génération qui nous suit que la solidarité, la coopération et l’empathie sont le seul chemin qui permettra à l’espèce humaine de survivre, c’est bien plus urgent que de mesurer les « fluences » de lecture, de valider les « performances » dans Parcoursup, d’éliminer encore et encore les plus faibles, les plus démunis. L’école publique aura une place de choix dans ce travail. Mais à la vitesse à laquelle les haricots disparaissent, il est sans doute nécessaire que chacun sorte de son jardin et cesse de penser que lui va « s’en sortir », va « réussir », va « passer entre les gouttes ». Car les gouttes ne tombent plus et l’eau manquera bientôt si on n’accepte pas de réfléchir au bien commun et d’imposer à ceux qui se goinfrent sur notre dos une nouvelle vision du monde. J’ai voulu tenter d’en parler, du haut de ma petite expérience de l’école en banlieue, car c’est auprès des enfants qu’on a la meilleure vue sur l’avenir. Ma retraite sonne, et la verdure m’attend enfin. J’ai choisi un village de la Creuse qui a su se mobiliser pour défendre ses déboutés du droit d’asile, et aller jusqu’à la gendarmerie manifester pour défendre chaque être humain du village, y compris les plus fraîchement arrivés. Je me dis qu’il va être

sans doute possible de s’y faire des amis, d’y cueillir des mûres et de trouver des cèpes.

REMERCIEMENTS Pendant toutes ces années, j’ai eu la chance de travailler avec des enseignants formidables, non parce qu’ils étaient plus formés ou plus intelligents que les autres, mais parce qu’ils étaient plus engagés coopérativement, pédagogiquement, syndicalement, politiquement. Et cet engagement nous a tous poussés plus loin que le métier d’enseignant. Alors, ces enseignants qui n’ont jamais compté leurs heures pour emmener les élèves en classe verte, pour randonner avec eux en forêt, pour visiter les musées, pour les emmener au théâtre le soir après les heures de classe, pour aller chercher leurs parents en centre de rétention au Mesnil-Amelot, pour contester les OQTF et apporter les contestations à l’avocate le soir à 20 heures, pour aller s’opposer aux expulsions des bidonvilles, pour travailler à l’égalité filles-garçons, pour organiser des parrainages d’enfants sans papiers, pour aller rendre visite à l’hôpital à leur élève malade, pour aller manifester contre le recul de l’âge de la retraite, contre les dégradations des services sociaux, et pour maintenir une école publique de qualité pour tous les enfants de nos quartiers, je voudrais leur rendre un femmage à la plupart d’entre elles et un hommage à quelques-uns. Car non seulement nous avons bien travaillé ensemble, mais j’ai eu vraiment du plaisir à exercer mon métier d’institutrice avec eux, et même lorsque je n’ai plus eu de classe à moi, je ne me suis jamais sentie « directrice » au sens où j’aurais dirigé les choses. En tout cas, la plupart d’entre eux n’auraient pas accepté de se faire « diriger » et c’est pour cela en général qu’ils avaient choisi de venir travailler avec moi. Ensemble, nous avons toujours pratiqué nos convictions au lieu de les asséner aux enfants. À toutes celles et ceux qui ont travaillé à Jean-Moulin, à PaulLafargue, Danielle-Casanova, à Guy-Moquet, à Robespierre et à Marie-Curie et qui ont partagé ces moments forts et heureux, merci. Je pars à la retraite avec le sentiment d’avoir eu une belle vie professionnelle grâce à vous.

Véronique DECKER Pour une école publique émancipatrice Édition préparée par Charlotte DUGRAND, Bruno BARTKOWIAK, et Nicolas NORRITO Graphisme et maquette www.brunobartkowiak.com éditions Libertalia 12, rue Marcelin-Berthelot 93100 Montreuil www.editionslibertalia.com Indicatif éditeur : 978-2-9528292 Diffusion-distribution : Harmonia Mundi ISBN numérique : 9782377290833