Philosopher en Langues: Les Intraduisibles en Traduction [1 ed.] 2728805237, 9782728805235

Ce livre, délibérément multilingue, est un ouvrage de traduction et sur la traduction. Il poursuit le geste du Vocabulai

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French Pages 222 [224] Year 2014

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Philosopher en Langues: Les Intraduisibles en Traduction [1 ed.]
 2728805237, 9782728805235

Table of contents :
SOMMAIRE
L’énergie des intraduisibles

La traduction comme paradigme
pour des sciences humaines
D’une langue et d’une culture à l’autre
UkrainienEn s’adressant à l’autre, devenons nous-mêmes : le défi du Vocabulaire européen en Ukraine
ArabeLe pari de la traduction du Vocabulaire européen des philosophies vers l’arabe
Anglo-américainTraduire la philosophie en Theory : où est la différence ?
RoumainLes enjeux de la traduction dans l’histoire de la langue roumaine
Portugais (Brésil)Le banquet anthropophage des philosophies
HébreuL’hébreu comme langue philosophique
ItalienQuelle(s) langue(s) ? Langue(s) de parole(s)
Un géométral des différences
Charia
Erev rav (erev-rav)
Genre et trouble dans le genre
Intraduction
La traduction de la philosophie rencontre
les défis de la traduction poétique
Le lexique philosophique roumain l’exemple de suppositio
pryroda, natura, yestvo, yestestvo : Les termes slaves pour nature 
Auteurs et traducteurs

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BARBARA CASSIN (DIR.) | PHILOSOPHER EN LANGUES. LES INTRADUISIBLES EN TRADUCTION

Ce livre, délibérément multilingue, est un ouvrage de traduction et sur la traduction. Il poursuit le geste du Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles publié il y a dix ans, à présent réinventé en d’autres cultures. Il constitue un manifeste à la fois philosophique et politique pour la diversité des langues. La traduction, comme savoir-faire avec les différences, devient visiblement l’un des meilleurs paradigmes, sans doute aujourd’hui le plus fécond, pour les sciences humaines.

BARBARA CASSIN (DIR.)

PHILOSOPHER EN LANGUES LES INTRADUISIBLES EN TRADUCTION

19 € ISBN 978-2-7288-0523-5 ISSN 1294-9493

23 www.presses.ens.fr

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ÉTUDES DE LITTÉRATURE ANCIENNE 23

PHILOSOPHER EN LANGUES Les intraduisibles en traduction

Sous la direction de Barbara Cassin

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Cet ouvrage a été publié avec le soutien du laboratoire d’excellence TransferS (programme Investissements d’avenir ANR-10-IDEX-0001-02 PSL*
 et ANR-10-LABX-0099).

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. © Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2014 45, rue d’Ulm – 75230 Paris cedex 05 www.presses.ens.fr

ISBN 978-2-7288-0523-5 ISSN 1294-9493

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PHILOSOPHER EN LANGUES Les intraduisibles en traduction

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REMERCIEMENTS

C

e livre n’existerait pas sans l’appui de l’École normale supérieure et de  ses Presses : que Guillaume Bonnet et Lucie Marignac, avec le concours de Marie-Hélène Ravenel, trouvent ici l’expression de ma reconnaissance. Il n’existerait pas non plus sans le soutien constant, simple et attentif, de Michel Espagne et du Labex TransferS, ni l’efficacité d’Annabelle Milleville. Quant au plurilinguisme en acte, textes en langues et traduction, il n’aurait pu prendre forme sans l’aide de Xavier North et de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (ministère de la Culture et de la Communication). Je ne saurais trop les remercier. Je remercie évidemment, et j’admire, ceux qui reprennent à leur compte le geste du Dictionnaire des intraduisibles pour l’adapter dans leur langue et leur culture : Emily Apter, Jacques Lezra et Michael Wood ; Ali Benmakhlouf et Mohamed Sghir Janjar ; Adi Ophir ; Rossella Saetta Cottone et Massimo Stella ; Fernando Santoro, avec Luisa Buarque ; Constantin Sigov, avec Andriy Vasylchenko ; Anca Vasiliu et Alexander Baumgarten ; mais aussi Jaime Labastida, Alexandra Lianeri, Alexander Markov, Xiaoquan Chu, qui ne sont pas présents dans ce recueil mais sont déjà impliqués dans le travail ou la réflexion. Ma reconnaissance va à tous les membres des équipes qu’ils ont su réunir, dont certains ont écrit ici, comme Judith Butler, Oleksiy Panych, Assaf Tamari ; aux traducteurs des préfaces et des articles – parfois d’ailleurs autotraduits  : Marianne Babut, Pierre Deffontaines, Myrto Gondicas, Nada Herzallah, David Lemler, Dina Ali, Rosie Pinhas-Delpuech et Hélène Quiniou, qui ont fait face à l’urgence autant qu’à la chose même. Je remercie également les institutions sans lesquelles ces dictionnaires des intraduisibles ne verraient pas le jour : CNRS, CNL, Institut français, Fondation du Roi Abdul-Aziz, Fondation des Treilles, Capes-Cofecub, ainsi que les éditeurs qui ont assez de confiance et de force pour entreprendre, et souvent mener à bien, ces ouvrages atypiques : après les éditions du Seuil

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Remerciements

et du Robert, Princeton University Press, Dough e Litera, le Centre culturel arabe, Polirom, Siglo XXI, Editora da Universidade de Brasilia. Enfin, ou peut-être d’abord, ce sont les cent cinquante philosophes et amis qui ont donné leur savoir et leur temps pour fabriquer le premier ovni que je veux associer ici, en particulier ceux qui l’ont imaginé avec moi : Charles Baladier, Étienne Balibar, Marc Buhot de Launay, Jean-François Courtine, Marc Crépon, Sandra Laugier, Alain de Libera, Jacqueline Lichtenstein, Philippe Raynaud, Irène Rosier-Catach, ainsi que Françoise Balibar, Philippe Büttgen, Tullio Gregory, Charles Malamoud, Thierry Marchaisse ou Heinz Wismann. Que d’autres suites s’inventent.

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SOMMAIRE

L’énergie des intraduisibles – La traduction comme paradigme pour des sciences humaines, par Barbara Cassin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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D’une langue et d’une culture à l’autre Ukrainien – Nous adressant à l’autre, devenons nous-même : le défi du Vocabulaire européen en Ukraine, par Constantin Sigov et la rédaction ukrainienne, traduit par Pierre Deffontaines . . . . . . . . . 23 Arabe – Le pari de la traduction du Vocabulaire européen des philosophies vers l’arabe, par Ali Benmakhlouf et Mohamed Sghir Janjar, traduit par Marianne Babut et Nada Herzallah . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Anglo-américain – Traduire la philosophie en theory : où est la différence ?, par Emily Apter, traduit par Hélène Quiniou . . . . . . . . 41 Roumain – Les enjeux de la traduction dans l’histoire de la langue roumaine, par Anca Vasiliu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 Portugais (Brésil) – Le banquet anthropophage des philosophies, par Fernando Santoro et Luisa Buarque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Hébreu – L’hébreu comme langue philosophique, par Adi Ophir, traduit par Rosie Pinhas-Delpuech. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 Italien – Quelle(s) langue(s) ? Langue(s) de parole(s), par Rossella Saetta Cottone et Massimo Stella, traduit par Myrto Gondicas. . . . . . . . . . . . 85

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Sommaire

Un géométral des différences Charia, par Ali Benmakhlouf traduit par Dina Ali et Nada Herzallah. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Erev rav (erev-rav), par Assaf Tamari, adaptation française par David Lemler. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Genre et trouble dans le genre, par Judith Butler, traduit par Hélène Quiniou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Intraduction – La traduction de la philosophie rencontre les défis de la traduction poétique, par Fernando Santoro. . . . . . . . . . . . 167 Le lexique philosophique roumain. L’exemple de suppositio, par Alexander Baumgarten . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Pryroda, natura, yestvo, yestestvo. Les termes slaves pour nature, par Oleksiy Panych, traduit par Pierre Deffontaines . . . . . . . . . . . . . . . 199 Auteurs et traducteurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213

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L’ÉNERGIE DES INTRADUISIBLES La traduction comme paradigme pour des sciences humaines Barbara Cassin

« En elle-même, la langue est, non pas un ouvrage fait (ergon), mais une activité en train de se faire (energeia). » Wilhelm von Humboldt, Introduction au kawi.

L

e Dictionnaire des intraduisibles a dix ans. De manière sinon peu  prévisible, du moins peu prévue, c’est en France un succès de librairie – et ce le serait sans doute bien davantage si ses éditeurs consentaient à en proposer une édition de poche, en harmonie avec sa vocation d’outil. Ce qui me réjouit tout particulièrement est que le geste qu’il constitue m’échappe. Car ce livre est d’abord, semblable à cette Europe que nous appelions de nos vœux il y a dix ans, un geste, une energeia, une énergie comme la langue et les langues, et non un ergon, une œuvre close, telle qu’en elle-même. J’avais, dans les années 1990-1995, emporté la conviction du Seuil en présentant l’ouvrage à venir comme « le Lalande de l’an 2000 ». On a changé de siècle en philosophie. Nous n’avons pas cherché à fixer – dans le sillage de l’Ido, espéranto philosophique et langue auxiliaire internationale voulue par Couturat, éditeur de Leibniz et réviseur du Lalande – un état normatif de la discipline, lié à une robuste histoire plus ou moins linéaire des grands concepts de cette tradition qu’il faut bien appeler « nôtre » et qui, sous l’égide ou la férule de la Société française de philosophie, visait l’universel de la vérité sous « l’anarchie du langage1 ». Preuve est faite en revanche qu’il y va, avec ce travail vraiment collectif (nous étions cent cinquante, compagnons 1.  Voir Jean-François Courtine, « Le “Lalande” du xxie siècle ? », in François Jullien (dir.), Agenda de la pensée contemporaine, Paris, PUF, 2005.

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de route et amis, pendant plus de dix ans), d’un autre genre de liberté et de pratique philosophiques, à la fois plus globales et plus diversifiées, liées aux mots, aux mots en langues. Après Babel, avec bonheur. Il s’agit d’entendre et de faire entendre que l’on philosophe en langues : comme on parle, comme on écrit et – c’est là le point – comme on pense. Si universel il y a (je ne suis plus si sûre que le mot convienne), il n’est pas « de surplomb » mais « latéral », et il se nomme : traduction 2. Pourtant le Vocabulaire européen des philosophies (c’est le titre dont Dictionnaire des intraduisibles constitue le sous-titre), rédigé en français, est, nul ne songe à le nier, très français et très européen, terriblement même. On ne peut pourtant pas s’arrêter à ce qu’il est : il faut comprendre ce qu’il engage. Telle est l’ambition du présent recueil, à prendre comme une scansion, instantané ou arrêt sur image, qui en fait voir plus que le moment saisi. Il témoigne de ce que le dictionnaire français devient un parmi d’autres, tout comme le français est « une langue, entre autres ». Le geste du dictionnaire se trouve ainsi redoublé, ou plutôt élevé à la puissance. Disant « une langue, entre autres », je ne renvoie plus seulement, comme dans la préface du Vocabulaire, à l’Allemagne du xixe siècle et à la manière dont chaque langue fait conception du monde, mais à Jacques Lacan et à Jacques Derrida qu’alors je ne citais pas et que je veux évoquer à présent. Qu’une langue soit « entre autres » a pour condition qu’il y ait « plus d’une langue ». Au plus loin d’un logos grec universaliste (ratio-et-oratio comme traduisent impeccablement les Latins), donc « farouchement monolingue » pour reprendre l’expression de Momigliano (j’entends : entouré de « barbares » blablatant avec plus ou moins de sagesse), tel est en effet le point de départ de Humboldt pour qui « le langage se manifeste dans la réalité uniquement comme multiplicité3 ». Telle est aussi, sur un mode plus sauvage et plus contemporain, la manière dont Derrida définit sa méthode et son œuvre : « Si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase : “plus d’une langue” 4. » Au long du texte vraiment prenant qui s’en fait l’écho, Le Monolinguisme de l’autre, la déconstruction par Derrida de sa propre position, qui renvoie à son expérience de jeune juif pied-noir auquel l’arabe était enseigné en Algérie comme langue étrangère facultative, s’y exprime par une aporie, d’ailleurs travaillée ou impliquée dans une syntaxe 2. C’est ce que développe Souleymane Bachir Diagne, empruntant le terme d’« universel latéral » à Maurice Merleau-Ponty : voir en dernier lieu « L’universel latéral comme traduction », in Philippe Büttgen, Michèle Gendreau-Massaloux et Xavier North (dir.), Les Pluriels de Barbara Cassin. Le partage des équivoques, Paris, Les Éditions du bord de l’eau, 2014. 3.  Wilhelm von Humboldt, Gesammelte Schriften, éd. Albert Leitzmann et al., Berlin, B. Behr, 1903-1936, vol. VI, p. 240. 4.  Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 38.

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bien française (pas si facile à traduire…), qu’il énonce ainsi : « On ne parle jamais qu’une seule langue » / « On ne parle jamais une seule langue ». Une contradiction pragmatique, s’il en est, dont les théoriciens anglo-américains ou allemands lui feront reproche comme à un philosophe par trop continental. Ils lui diront : « Vous êtes un sceptique, un relativiste, un nihiliste… Si vous continuez, on vous mettra dans un département de rhétorique ou de littérature… Si vous insistez, on vous enfermera dans le département de sophistique5. » Ce diagnostic et cette menace ne peuvent que me réjouir. Ils rejoignent le diagnostic que Lacan porte sur lui-même en tant que psychanalyste : « Le psychanalyste, dit-il, c’est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut6. » Ce qui se manifeste là en effet, c’est un régime discursif qui diffère du « parler de » comme du « parler à », de la philosophie en quête de vérité comme de la rhétorique en quête de persuasion : un régime non platonico-aristotélicien, que l’on pourra dire au choix sophistique ou austinien, privilégiant la performance, la logologie, l’effet-monde, le « parler pour parler ». Si Derrida comme Lacan sont et rendent attentifs à cette troisième dimension du langage, c’est aussi que l’un et l’autre sont définitivement soucieux de la dimension du signifiant. « L’intraduisible corps des langues », dont parle Derrida à propos de Freud et du mot d’esprit7, n’est autre que la « dit-mension » propre de l’analyse, celle qui fait du signifié « l’effet du signifiant »8. Performance et signifiant ont partie liée. Et le dictionnaire des intraduisibles vient après coup confirmer combien performance et signifiant ont partie liée avec la sophistique, qu’Aristote accuse de vouloir profiter de « ce qu’il y a dans les sons de la voix et dans les mots9 » pour refuser la décision du sens, l’univocité, la prohibition de l’homonymie qui font le nerf du principe de non-contradiction. « Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister10 » : ce que Lacan écrit dans « L’Étourdit » des langues de l’­inconscient caractérise toutes les langues, à la fois chacune pour soi et les unes par rapport aux autres. Après coup, la diversité des langues se laisse saisir comme la trame singulière de leurs équivoques ; ou encore : les homonymies au sein d’une langue déterminent les synonymies, non-recouvrements et distorsions entre 5. Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996, p. 18. Le constat injonctif « plus d’une langue » est repris littéralement dans la « prière d’insérer ». 6. Jacques Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Séminaire XII (1964-1965), 12 mai 1965, sténotypie. 7.  Cf. Jacques Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », in L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967. 8.  Jacques Lacan, Encore, Séminaire XX (1972-1973), Paris, Le Seuil, 1975, p. 31 et p. 34. 9.  Aristote, Métaphysique, IV, 5, 1009 a20-22. 10.  Jacques Lacan, « L’Étourdit », Scilicet, 4, Paris, Le Seuil, 1973, p. 47.

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les langues différentes. Comment ce dictionnaire – performance, signifiant, homonymie – est un geste sophistique, voilà ce qu’un regard rétrospectif sur les lemmes choisis pour entrées (de mir : « monde / paix / commune paysanne » à sens : « sensation / signification / direction ») permet à présent de saisir. Qu’il convienne alors de repousser ou de remodeler les limites des disciplines et des genres, en particulier celles entre littérature et philosophie, ne peut plus étonner. « On vous enfermera dans un département de sophistique », où vous pratiquerez à loisir la littérature comparée, la psychanalyse, voire les postcolonial et les gender studies. Il faut évidemment redéfinir la philosophie, ce qui est de la philosophie, si elle est en prise non seulement sur les textes patentés de l’histoire de la philosophie et sur les concepts reçus qui s’affinent et circulent, mais aussi et d’abord sur les mots, ceux du quotidien (« bonjour » / « vale » / « khaire » / « salaam » ou « chalom », comment ouvre-t-on le monde ?), ceux de la littérature, de la poésie. C’est la porosité des disciplines, des genres et des styles qui se trouve ainsi mise en scène, avec les horizons élargis par l’ailleurs et l’autrement des enseignements, des cultures et des langues. Les limites de la philosophie sont à penser à nouveaux frais avec les traductions du Dictionnaire, c’est-à-dire avec son immersion dans d’autres traditions, elles aussi en cours de construction. Attention travaux. Voici donc que certains d’entre nous, qui ont collaboré dès la première heure au Vocabulaire, Constantin Sigov et Andreij Vasylchenko pour l’ukrainien et le russe, Ali Benmakhlouf pour l’arabe, Anca Vasiliu pour le roumain, Fernando Santoro pour le portugais, ont repris le livre à leur compte dans leur langue, dans l’une de leurs langues. Le Dictionnaire des intraduisibles est en cours de traduction. Aucun paradoxe ici. Cela est très conséquent avec la manière dont on y définit les intraduisibles : des symptômes de la différence des langues, non pas ce que l’on ne traduit pas, mais ce que l’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. Il faut ouvrir, déployer les équivoques, expliciter les difficultés : en cela au moins, nous sommes tous de bons philosophes ! L’une des questions les plus cuisantes, technique en apparence seulement, consiste à décider au cas par cas si, et quand, avec le français d’origine, il s’agit de métalangue ou de langue : à quel moment, pour quel lemme d’entrée, pour quelle portion d’article, pour quelle citation ou traduction de citation, le français est-il « une langue, entre autres », substituable par la nouvelle langue d’accueil, et à quel moment est-il, en revanche, mis en examen en tant que tel, « une langue, entre autres » cette fois, dans la singularité des équivoques qui la caractérisent. Il nous faut réfléchir de nouveau les uns avec les autres : chaque traduction est, non pas un calque, mais une adaptation grosse de questions. À vrai dire, plutôt que d’adaptation, c’est de réinvention qu’il s’agit. L’intention philosophique et politique qui était la mienne avec le V­ocabulaire 12

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européen des philosophies est elle-même à traduire, à immerger dans un ailleurs : à mettre en relation, à relativiser. Je la définissais alors d’un ni… ni : ni globish (global english, langue de communication ou de service, qui risque de réduire les langues de culture à l’état de dialectes « idiots » au sens grec du terme, privés de capacité politique), ni nationalisme ontologique, sacralisation de l’intraductibilité et hiérarchie des langues classées selon leur proximité à l’être et leur capacité à penser – à penser comme « nous », encore un particulier qui sert à définir l’universel « authentique » –, avec en mode heideggérien le grec et l’allemand plus grec que le grec. J’insisterai, dix ans plus tard, un peu autrement sur le danger du globish : il correspond à la politique « normale » des langues, qui va sans dire pour nombre de nos ministres, en tant qu’elle est aujourd’hui, en Europe et dans le monde, indissociable de l’évaluation, du ranking, donc de l’économie. C’est la langue de l’expertise, qui permet de tout ramener à un commun dénominateur et qui contraint à ne-surtout-pas-penser-par-soi-même derrière les grilles d’évaluation d’une knowledge-based society, avec work-packages, deliverables, et des key-words pour verrouiller ; une langue sans auteurs et sans œuvres (les œuvres en globish, ceux qui font de la recherche dans le domaine des humanités en éprouvent au quotidien la cuisante expérience, sont les dossiers de soumission à Bruxelles). C’est la langue des moteurs de « recherche » précisément, tel Google avec ses linguistic flavors : comme leur algorithme, elle fait advenir un monde où la qualité est, et n’est que, une propriété émergente de la quantité, sans perception ni place possibles pour l’invention (« on ne remarque pas l’absence d’un inconnu », disait Lindon de Beckett), en dépit des affichages et des gesticulations. Or, cette tension entre le globish et la langue de culture, somptueuse et fluide, qu’est l’anglais, se trouve au cœur de la réinvention américaine. Le Dictionary of Untranslatables paru à Princeton au printemps 2014, première traduction-adaptation-réinvention complète du Vocabulaire européen grâce à Emily Apter, entourée de Jacques Lezra et Michael Wood, joue précisément l’english contre le globish, c’est-àdire qu’il joue, au moins aussi et en particulier, le mot contre le concept ou le pseudo-concept, et l’herméneutique hésitante de la French Theory contre une philosophie analytique sûre de son universalité rationnelle exclusive, par indifférence ou mépris à l’égard de l’histoire et des langues. La première partie du présent recueil se compose ainsi des différentes préfaces, introductions ou avertissements, dans l’ordre chronologique de leur rédaction, qui explicitent l’intention de chaque transposition dans une langueet-culture singulière. Les Ukrainiens, autour de Constantin Sigov, ont voulu, les premiers, traduire le dictionnaire pour travailler la langue philo­sophique ukrainienne en la différenciant solidement de la langue russe, et créer une communauté de philosophes ; en même temps, ils le traduisent en russe avec les chercheurs russes et l’éditent en russe à Kiev. C’est une ­collaboration 13

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qui transcende les conflits et mériterait que l’Europe en ­reconnaisse la nécessité en aidant cette œuvre de paix intellectuelle et intelligente. Puis Ali Benmakhlouf a dirigé la traduction en arabe de la partie politique du voca-­ bulaire (des entrées telles que peuple, loi ou état) pour mesurer les distances, acclimater, ouvrir l’une à l’autre des langues et des cultures que l’histoire a certes déjà réunies (en témoigne la présence dans le Vocabulaire de l’arabe comme langue de passage et vecteur de transmission philosophique), mais qui, depuis lors, se sont très largement ignorées ; la traduction en arabe littéral participe du nouveau moment d’accélération historique dans l’arrivée des textes, après celui du ixe et celui du xixe siècle et, s’appuyant sur le système de la langue arabe pour créer de nouveaux paronymes, contribue à redessiner les frontières du référentiel intellectuel. Les Roumains, avec Anca Vasiliu et Alexander Baumgarten, ont à leur tour traduit l’ensemble, aujourd’hui sous presse, pour forger une terminologie philosophique stable et penser, depuis l’intérieur même de leur langue, le rapport entre tradition latine et tradition slave. Les Portugais du Brésil, autour de Fernando Santoro aidé par Luisa Buarque, réfléchissent via leur traduction à ce qu’est une langue postcoloniale, le portugais du Brésil par rapport au portugais, à l’« anthro­ pophagie » linguistique et aux métissages avec les langues indiennes : qu’est-ce qu’une intradução, pour reprendre le mot des poètes concrétistes ? D’autres aventures sont en train de se dessiner : l’hébreu pose avec Adi Ophir la question, politiquement brûlante, de l’écart entre langue sacrée, langue de la philosophie et langage ordinaire – occasion de faire un état des lieux de la langue hébraïque, avec retour sur l’histoire de la langue pour briser le double ghetto colonial de l’israélisation et de l’américanisation ; l’italien, sous le coup historique du problème de la langue unitaire, met en branle, grâce à Rossella Saetta Cottone et Massimo Stella, les frontières entre philologie, histoire de la philosophie et philosophie et, plus encore, celles entre écriture, art et action politique. Puis viendront l’espagnol au Mexique – et il n’est certes pas indifférent que l’espagnol se fasse au Mexique, le portugais au Brésil, comme l’anglais aux États-Unis ; le grec, piloté par Alessandra Lianeri, qui articule réflexivement le rapport entre la langue grecque ancienne et la langue grecque contemporaine, d’ailleurs fonction de ses pratiques traductives ; enfin, je l’espère, le chinois, dont, ayant déjà presque partout atteint mon seuil d’incompétence, je ne peux pour l’instant que considérer l’étrangeté. Il est clair en tout cas qu’existe à chaque fois une dimension politique indissociable de la dimension de recherche philosophique sur la langue et la traduction. « Il faut une politique de l’esprit comme il faut une politique de l’or, du blé ou du pétrole », disait Paul Valéry en 1933 – je mettrais volontiers cela au pluriel : ne faut-il pas des politiques de l’esprit ? Chaque traduction-adaptation est l’occasion de transformations, d’­élisions et d’ajouts substantiels. La seconde partie de ce livre est là pour en témoigner. 14

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Elle propose ce que je voudrais appeler après Leibniz un « géométral des différences », non pas le point de vue de Dieu, le point de vue de tous les points de vue mais, bien plus modestement, un échantillon d’articles nouveaux, souvent encore inédits, qui existent dans, pour ou par une langue seulement et s’en font le représentant puisqu’ils ont vocation à être traduits à leur tour. Nouvel encadré pryroda, natura, yestvo, yestestvo pour confronter l’usage des mots disant nature en langue slave, nouvel article charia pour déployer et complexifier la trop brève entrée nomos, torah, charia du dictionnaire source, encadré gender and gender trouble comme clé nécessaire de la réflexion américaine, nouvelle entrée intradução au cœur de l’économie poétique et anthropophage de la traduction, nouvelle entrée générale sur le tout d’une langue avec le lexique philosophique roumain, article pilote erev rav (« mêlée, mélange ») pour faire entendre comment le sens d’un terme biblique s’inverse dans un discours religieux radical. Puisqu’il s’agit de réfléchir en langues, on trouvera évidemment l’article en langue originale en même temps que sa traduction faite pour le lecteur français. Confectionnant ainsi quelque chose comme un dictionnaire des dictionnaires, nous avons suivi l’ordre alphabétique de la translittération des lemmes d’entrée en alphabet latin, ce qui pose, de manière aussi irrépressible qu’involontaire, notre famille de langues en terme de référence. Il est probable que, passé ce point, l’invention numérique, tant technique qu’intellectuelle et esthétique, doive prendre le relais pour donner de nouvelles dimensions à la composition des langues et des types d’écriture, comme aux relations entre les textes cloutés de citations : comment rendre imageable et imaginable, bien loin d’une simple numérisation des corpus, cette complexité lestée de cultures ? Energeia, encore11. Voilà le geste et l’acquis. Cependant, par cette attention portée aux différences, par ce souci de ce que peut et de ce que veut une langue à un moment donné, en faisant de chaque langue quelque chose comme un sujet, ne faisons-nous pas aussi, linguistiquement et langagièrement, le jeu des nationalismes ? Comment dépassons-nous, comment contournons-nous peut-être, l’encombrant problème du génie des langues et l’enracinement identitaire ? La question ne peut pas ne pas se poser. J’y répondrai, pour commencer, avec des mots empruntés de nouveau à Jacques Derrida. Dans son ultime livre, Apprendre à vivre enfin, oxymore pragmatique tant l’ouvrage est d’emblée vécu posthume, Derrida renvoie au Monolinguisme de l’autre et tire la « loi universelle » de son « histoire singulière » : « Je n’ai qu’une langue, et, en même temps, de façon singulière et exemplaire, cette langue ne m’appartient pas [...]. Une histoire singulière a 11.  Je remercie Pierre Giner de s’y employer.

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exacerbé chez moi cette loi universelle : une langue, ça n’appartient pas12. » Cette histoire singulière (l’arabe enseigné comme langue étrangère en Algérie) apprend que la première condition pour savoir que l’on « a » une langue est d’en entendre au moins deux. Il faut connaître, ou même seulement approcher, au moins deux langues pour savoir que l’on en parle une, que c’est une « langue » que l’on parle. À moins de cela, il n’y a pas d’autre, et pas même de soi – telle est la vertu de ce que Deleuze nomme si adéquatement « déterritorialisation ». La seconde leçon de la même expérience est que cette langue que l’on a « n’appartient pas ». Elle est parlée par d’autres qui en « ont » aussi, ou d’abord, une autre. Dire qu’une langue, ça n’appartient pas, permet de délier langue et peuple, de dénationaliser la langue, de décloisonner l’espace. C’est dans la mesure où les frontières entre langues et États-nations ne coïncident pas que, en dépit des usages délétères qu’un peuple aura fait d’une langue qui est la « sienne » (« Nos ancêtres les Gaulois » des manuels d’outre-mer), le postcolonial produit, non du tolérable, mais du passionnant. On peut approprier et aimer la langue de l’autre, fût-ce le pire des autres – Kateb Yacine chérit le français comme un « butin de guerre ». À l’inverse, la langue « maternelle », où se fomente toujours trop vite le passage du patriotisme au nationalisme (quand le sang impur abreuve les sillons), se trouve elle aussi délivrée de l’enracinement dans le sol, et libre à son tour de servir de « patrie ». Hannah Arendt, devant la langue allemande empoisonnée par le nazisme (les « minuscules doses d’arsenic » de Klemperer), se pose la question : « Ce n’est tout de même pas la langue qui est devenue folle » – question qui affole Derrida13. Elle, qui ne s’est jamais sentie « appartenir à quelque peuple que ce soit », choisit alors, non pas l’Allemagne, mais la langue allemande – celle qui résonne in the back of my mind comme elle dit depuis son exil américain – pour « seule patrie ». Et le poète Randall Jarrell, né à Nashville Tennessee, renchérit : « Je crois – Je crois vraiment, je crois vraiment – Que le pays que j’aime le mieux est l’allemand. » La langue définie par des auteurs et des œuvres, la langue-energeia, excède toujours ces usages. C’est un bien, une inventivité et une force qui appartiennent à d’autres, à tous, qu’elle leur soit ou non « maternelle ». Les langues sont remises en mouvement (il y aurait un dictionnaire des français, comme il y a un dictionnaire des espagnols), et la condition d’étranger, d’exilé, de déraciné, de barbare, d’autre, est une condition d’avant-garde, « en 12.  Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin. Entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Galilée/ Le Monde, 2005, p. 39. 13.  Voir le magnifique entretien réalisé en 1964 par Günther Gauss pour la télévision allemande, et traduit en français par Sylvie Courtine-Denamy, « Seule demeure la langue maternelle », Esprit, n° 6, « Hannah Arendt », juin 1985, p. 19-38. Commenté dans la longue note du Monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 100-109.

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avant » comme pour Rimbaud la poésie. Je crois d’ailleurs que la francophonie ne se soutient qu’ainsi : elle est plurilingue ou elle n’est pas. Non pas le français seul, mais le français et, le français avec, avec l’anglais entre autres, avec les autres langues. Il n’est pas anodin que le « multi-bilinguisme » qui caractérise la seconde partie de notre recueil se soit concrétisé avec l’aide de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) : le français apparaît à la place occupée le plus fréquemment par l’anglais, comme une langue de communication entre les autres langues ; or, loin de les exclure ou d’en invalider l’usage, elle les respecte, les met en rapport et fait valoir leurs singularités. « Plus d’une langue » et « Une langue, ça n’appartient pas », voilà deux mots d’ordre pour penser la traduction. Car la vraie réponse à la question des nationalismes identitaires et exclusifs, entés sur le malin génie des langues, c’est la traduction elle-même qui la fournit. Elle crée le passage entre les langues, entre. Ce faisant, elle se situe d’emblée dans la dimension du politique : il y va de l’articulation d’une pluralité différenciée. Le divers est mis en œuvre dans une pratique du commun. En tant que savoir-faire avec les différences, la traduction est à même de constituer, me semble-t-il, le nouveau paradigme des sciences humaines. Non pas le seul, mais le meilleur, du moins pour l’instant. « La langue de l’Europe, c’est la traduction », dit magistralement Umberto Eco. Ajoutons avec Lacan : « Qu’est ce que ça veut dire la métalangue, si ce n’est la traduction ? On ne peut parler d’une langue que dans une autre langue14. » Contre l’universel de surplomb, autre nom de l’idéologie qui fait que mon universel est plus universel que le vôtre, que mon particulier s’autodéfinit comme Universel et ma langue comme Logos (c’est moi qui suis vous, taisezvous et laissez moi parler – au plus loin vraiment de « je est un autre »).  La traduction est en effet doublement vectorisée : comme toute interprétation, elle part du « fait de la non-compréhension » (le Faktum de l’herméneutique de Schleirmacher) et ce, sous condition « d’un amour simple et sans prétention pour l’original » (Humboldt). C’est ainsi que le « entre » prend consistance. Il y faut la bonne pondération entre l’étrange et l’étrangeté : En vérité, il faut s’attacher à l’idée que la traduction porte en soi une certaine coloration d’étrangeté, mais la limite où cela devient un indéniable défaut est très facile à tracer. Tant que l’on ne sent pas l’étrangeté mais l’étranger [nicht die Fremdheit sondern das Fremd], la traduction a rempli son but suprême. Mais là où l’étrangeté apparaît en elle-même et obscurcit peut-être même l’étranger, alors le traducteur trahit qu’il n’est pas à la hauteur de l’original15.

14.  Jacques Lacan, « Vers un signifiant nouveau » (séminaire de 1977), Ornicar, 1979, p. 20. 15.  Wilhelm von Humboldt, « Introduction à l’Agamemnon d’Eschyle », in Sur le caractère national des langues, trad. fr. Denis Thouard, Paris, Le Seuil, 2000, p. 39.

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C’est précisément en cela que la considération des intraduisibles fait méthode politique : creuser les différences pour comprendre ; non pas assimiler, mais jeter des ponts, appréhender simultanément, et coproduire un commun en travail. « Le sentiment du lecteur sans parti pris manque rarement la véritable ligne de démarcation », ajoute Humboldt. Il est probable que le citoyen aussi saura s’y retrouver. C’est ainsi que le geste des intraduisibles soutient aujourd’hui d’autres entreprises de pensée : nous mettons en œuvre les intraduisibles du patrimoine en langues d’Afrique subsaharienne (comparer les rapports nature/culture, qui contraignent la notion de « patrimoine » et de « musée » et déterminent la recevabilité des dossiers soumis à l’Unesco)16, nous éprouvons les intraduisibles de la psychanalyse en langue chinoise (traduire Lacan en chinois…), nous ouvrons le chantier des intraduisibles des trois monothéismes (partir, non de valeurs éthico-religieuses dont on supposerait l’analogie/l’hétérogénéité, mais des textes eux-mêmes, dans leur langue et dans leurs mots). Je peux détailler cet éloge de la traduction. D’abord, il y va de la considération de l’autre, un semblable, comme moi pas comme moi : l’autre n’est pas un barbare. Les langues, pour suivre encore une métaphore de Humboldt, sont comme un panthéon par différence avec une Église, ce sont des dieux avec un « x » et non pas un Dieu unique. Il faut du respect, aidôs, conscience du regard de l’autre (cela même que les banlieues réclament), au fondement du politique. La traduction « met en considération » l’autre et trame la diversité, bien au-delà du politiquement correct. De plus, ou de même, chaque traduction – tout traducteur le sait – vous engage dans plus d’une possibilité. Il y a plus d’une traduction possible, et plus d’une bonne traduction possible. Non seulement parce qu’il s’agit de savoir quand, pourquoi, pour qui vous traduisez ; mais aussi parce que, si chaque langue est un tissu d’équivoques, une seule phrase, syntaxe et sémantique, est grosse de plusieurs perceptions, directions, significations (« sens » donc). Il peut y en avoir de bonnes, de mauvaises et surtout de meilleures que d’autres. C’est pourquoi Humboldt recommande d’avoir sur son bureau quand on (re)traduit soi-même, pour comprendre et comprendre que l’on interprète, non pas une, mais plus d’une traduction, qui montrent autre chose du texte original et proposent une autre expérience. Il y a plusieurs traductions bonnes, et la traduction, ainsi liée à l’interprétation, enseigne ce que j’appellerais un « relativisme conséquent ». Il y a une meilleure traduction pour – pour servir à faire entendre ceci, ou cela, ainsi. Le relativisme conséquent implique, je crois, de passer de l’idée d’une Vérité unique, de la Vérité, et donc de l’idée qu’il y a un vrai et un faux, à l’idée qu’il 16.  Voir Barbara Cassin et Danièle Wozny (dir.), Les Intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne, Paris, Démopolis, 2014.

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y a un « plus vrai », un « meilleur pour », quelque chose comme un « comparatif dédié » dans une situation donnée. Ce que Protagoras, dans le Thééthète de Platon, décrit comme le savoir-faire des sophistes et, plus généralement, des bons professeurs : « faire passer d’un état moins bon à un état meilleur », meilleur pour un individu ou une cité, mais en rien plus vrai17… Et ce que John Austin pour sa part estime avoir réussi quand avec l’insistance sur l’acte de langage, il « se met en pièces deux fétiches […] le fétiche vérité-fausseté et le fétiche valeur-fait18 ». Quand on traduit, donc quand on passe entre les langues, on « désessentialise ». Il s’agit toujours de montrer qu’au lieu d’une essence fixe il y a des interférences, que chaque langue est pour une autre « l’auberge du lointain » (c’est la si belle expression du troubadour Jaufré Rudel reprise par Antoine Berman)19. En somme, il y a des energeiai, des énergies à l’œuvre et non pas simplement des erga, des œuvres – il faut traduire ce qu’un texte fait, non pas ce qu’un texte dit, répétait Henri Meschonnic20. Où l’on retrouve avec la traduction un emboîtement des energeiai : « En toute rigueur, cela vaut d’abord pour l’acte singulier de la parole actuellement proférée » ; mais la langue elle-même n’est, tout bien considéré, que « la projection totalisante de cette parole en acte », « une activité en train de se faire »21 ; les traductions sont à leur tour « des travaux plutôt que des œuvres durables (sind doch mehr Arbeiten […] als dauernde Werken)22 », montrant comment ces énergies entrent en évolution et en métissage. Les traductions, comme les langues, sont des energeiai plutôt que des erga, quelque chose de relatif par rapport au résultat, mais de pragmatiquement absolu. L’acte de parole, l’acte de langue et l’acte de traduire sont tous trois des performances, linguistique, langagière, interprétative : l’energeia sert d’opérateur pour articuler, de manière non dialectique, le singulier et le particulier dans le général et l’universel. C’est l’opérateur du relativisme, qui permet de compliquer l’universel. J’aimerais conclure par une prière pratique, qui rejoint l’utilité rêveuse de ces dictionnaires. Je voudrais que les humanités, dès le collège et le lycée, et aussi bien dès la maternelle qui vit sur un gisement de langues, fassent toute sa place à une pratique de la traduction, mots et textes en langues, dans leur langue originale, et traduits, en langue d’accueil. Le rapport entre langue 17. Platon, Thééthète, 166b-167e. 18.  John L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. fr. Gilles Lane, Paris, Le Seuil, 1970, p. 153. 19.  Antoine Berman, La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Le Seuil, 1999. 20. Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 22, p. 55, p. 124 et p. 139. 21.  Wilhelm von Humboldt, Introduction au kawi, in Pierre Caussat, Dariusz Adamski et Marc Crépon (éd.), La Langue source de la nation. Messianismes séculiers en Europe centrale et orientale du xviiie au xxe siècle, Paris, Mardaga, 1996, p. 183-184. 22.  Wilhelm von Humboldt, « Introduction à l’Agamemnon d’Eschyle », art. cité, p. 47.

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d’accueil et langue d’origine, voilà un va-et-vient essentiel. Cette déterritorialisation est éducation, ce qu’en grec on nomme paideia, au double sens de culture de l’âme et d’apprentissage scolaire. C’est tout un type d’enseignement des langues qu’il faut promouvoir. Arendt ne s’y trompe pas. Elle écrit dans son Journal de pensée, en 1950, un petit paragraphe qui s’intitule « Pluralité des langues » : S’il n’y avait qu’une seule langue, nous serions peut-être plus assurés de l’essence des choses. Ce qui est déterminant, c’est le fait 1) qu’il y ait plusieurs langues et qu’elles se distinguent non seulement par leur vocabulaire, mais par leur grammaire, c’est-à-dire par leur manière de penser, et 2) que toutes les langues peuvent être apprises23.

Arendt nomme « chancelante équivocité du monde » cette leçon de diversité articulée propre à compliquer l’universel : c’est là une bonne pratique des humanités, une bonne pratique pédagogique en tout cas.

23.  Hannah Arendt, Journal de pensée, cahier II, novembre 1950 [15], trad. fr. Sylvie CourtineDenamy, Paris, Le Seuil, 2005, t. I, p. 57 (je souligne).

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D’UNE LANGUE ET D’UNE CULTURE À L’AUTRE

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UKRAINIEN Nous adressant à l’autre, devenons nous-même : le défi du Vocabulaire européen en Ukraine Constantin Sigov et la rédaction ukrainienne Traduit par Pierre Deffontaines

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ette édition est un défi sans précédent à plusieurs égards. Les philosophes français qui initièrent ce projet ont d’abord lancé un défi aux points de vue classiques sur l’histoire de la philosophie et, plus largement, à la conception traditionnelle de la philosophie en tant que telle. À commencer par le fait que, pour les auteurs du Vocabulaire européen des philosophies, la philosophie n’est pas une activité mentale uniquement liée de manière extérieure à la langue ; mais pas davantage une activité exclusivement liée à certaines langues « élues », qui seraient les seules que l’on doive­ reconnaître comme réellement « philosophiques ». Au contraire, selon la conviction des auteurs du Dictionnaire des intraduisibles, chaque langue donne à ses locuteurs des ressources singulières et inédites pour philosopher, car elle est elle-même le produit de conditions singulières et inédites de vie sociale, de circonstances historiques de développement d’un peuple déterminé, etc. De ce point de vue, parler d’une « philosophie européenne » unique est aussi paradoxal que de parler d’une « langue européenne » unique. Dans un premier temps, pour qu’une compréhension mutuelle soit possible, nous nous tournons vers l’une comme vers l’autre : la première est une collection de concepts philosophiques « partagés par toute l’Europe » ; et le rôle de la seconde, jadis assuré par le latin, est tenu aujourd’hui par une version « neutralisée » particulière de la langue anglaise, qui paye son internationalisation par une artificialisation. Mais une recherche plus approfondie dévoile, derrière l’unité philosophique européenne, une multitude de singularités de conceptions du monde, dépendantes d’une langue ; singularités qui, prises ensemble, ne forment déjà plus un univers mais un multivers. 23

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Par conséquent, selon les auteurs du Vocabulaire européen des philosophies, aux fondements véritables de chacune des nombreuses philosophies européennes, se trouve une collection de concepts philosophiques non pas universels, mais bel et bien singuliers, dont le sens n’est développé dans toute sa richesse qu’au sein d’un contexte linguistique propre (allemand, français, espagnol, etc.). Et au cours de leur formation historique, ces concepts singuliers absorbent pour partie les sens d’autres concepts proches, qui existaient ou existent encore dans d’autres langues philosophiques européennes. En défendant une telle vision de la diversité des philosophies européennes, les auteurs du Vocabulaire se sont ensuite lancés un défi à eux-mêmes. Car quelle est cette idée a priori paradoxale d’écrire en une seule langue – en commençant par le français – « un dictionnaire européen des intraduisibles », si ce n’est un défi lancé à leurs capacités intellectuelles et linguistiques propres ? Celui qui n’est pas prêt à se lancer en permanence des défis, en cherchant à rendre possible l’impossible et en réalisant l’irréalisable, n’est pas capable de se consacrer sérieusement à la philosophie… Le prochain défi pour le Vocabulaire européen des philosophies, désormais à une échelle internationale, est sa traduction simultanée dans un certain nom­bre d’autres langues, en particulier en anglais, portugais, arabe et ukrainien. En effet, le vocabulaire écrit en français devient inévitablement lui-même pluriel : il n’est dès lors plus question du vocabulaire mais des vocabulaires des philosophies européennes, proches certes, mais en aucun cas identiques, ce dont témoignent en particulier l’expérience d’écriture de cette version ukrainienne et sa confrontation avec le texte initial de l’original français. Il est apparu – comme il fallait s’y attendre – que le Dictionnaire des intraduisibles n’a encore jamais pu être simplement « traduit ». Dans chaque cas concret, le texte initial s’est retrouvé dans un nouvel environnement linguistique et culturel, avec ses présupposés intrinsèques et ses évidences, ses positionnements idéologiques et ses traditions historiques, son spectre de connu et d’inconnu, de familier et d’étranger, etc. Dès lors, chaque traduction du Dictionnaire est par essence son adaptation linguistique et culturelle ; et l’entreprise a confirmé en pratique la validité de cette position linguisticophilosophique initiale, qui a servi de soubassement à l’écriture du Vocabulaire lui-même. Pour les traducteurs et les collaborateurs de ce projet, la traduction du Vocabulaire a représenté un défi particulier, avant tout parce que la tâche de réécrire d’un seul coup, en ukrainien, le cosmos – ou plutôt le chaosmos ? – des manières européennes de faire de la philosophie a nécessité la mobi­lisation de toutes les ressources existantes et l’ouverture de nouvelles possibilités dans le discours philosophique en langue ukrainienne, au sein duquel aucun essai d’un tel niveau d’intensité et de complexité n’avait encore été entrepris jusque-là. 24

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Cette dernière remarque n’est pas exagérée : le matériel, qui fut regroupé et traduit dans cette édition ukrainienne, n’est pas seulement constitué des textes de chacun des articles français, mais aussi de nombreuses citations, qui jalonnent ces textes, tirées d’œuvres de philosophes européens d’époques et de provenances variées, dont les originaux furent écrits en grec, latin, arabe, hébreu, allemand, anglais, italien, espagnol, portugais, etc. La traduction de ces citations à partir de leur traduction en français aurait nécessairement impliqué des prises de décision inacceptables, pour les raisons mêmes qui rendent inacceptable et profondément dégradante la pratique de la traduction en ukrainien de textes choisis d’auteurs occidentaux (qu’il s’agisse d’écrivains ou de classiques du marxisme) à partir de leur traduction russe durant la période soviétique. Lorsque les traductions sont disponibles, sinon pour tous, du moins pour la majorité des textes cités, dans les langues dans lesquelles est traduit le Vocabulaire (il en va ainsi en anglais, comme ce serait le cas aussi en russe), la difficulté pour les traducteurs consiste à déterminer à chaque fois si la traduction disponible est ou non capable d’apporter aux lecteurs la même charge de sens que celle portée par la citation dans le contexte de l’article français correspondant du Vocabulaire. Dans le cas d’une absence complète – à de rares exceptions près – de traduction des classiques de la philosophie européenne, la seule solution valable, à laquelle les traducteurs ukrainiens durent avoir recours, fut de rechercher, pour chaque citation, l’original dans sa langue propre et de traduire directement à partir de cet original, en gardant à l’esprit les particularités de la traduction française donnée dans le Vocabulaire – mais sans nécessairement les reproduire à la lettre. Bien sûr, il a fallu s’écarter de cette règle dans les très rares cas où retrouver l’original en langue étrangère s’est révélé physiquement et techniquement impossible. Ainsi, pour les traducteurs du Vocabulaire, outre la traduction des auteurs français, il a fallu mener en même temps les traductions de citations et de fragments d’Aristote et de Platon, de Quintilien et d’Apulée, de Leopardi et de Vico, de Spinoza et de Mill, de Nietzsche et de Heidegger… En un mot, couvrir le plus largement possible le corpus de textes philosophiques européens et rassembler tous ces fragments de traduction en un système complet, en établissant peu à peu des règles communes au collectif des traducteurs pour la réécriture et la traduction de la terminologie en langues étrangères. Ces règles se sont révélées dans une certaine mesure universelles, mais aussi particulières à la transcription d’un système terminologique et conceptuel concret en langue étrangère (comme dans le cas des concepts spécifiques de la Grèce antique ou d’une ramification du lexique anglais pour désigner différents phénomènes de la sensualité). Par conséquent, les traducteurs ukrainiens du Vocabulaire, consciencieux dans leur travail de traduction et influencés par les circonstances, proposent 25

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à la communauté des philosophes d’Ukraine ni plus ni moins que leur version propre d’un reflet ukrainien du multivers linguistico-philo­sophique européen. Les responsables de cette édition ont choisi – et proposent ici au lecteur – des ressources en langue ukrainienne pour traduire nombre de concepts philosophiques fondamentaux émanant des principales langues philosophiques du continent européen. Parmi l’ensemble de ces concepts, la présence d’intraduisibles empruntés à des langues étrangères a une valeur particulière dans la langue philosophique ukrainienne, parce qu’elle donne au discours qui nous est familier l’opportunité de sentir ses propres limites ; c’est une condition nécessaire pour comprendre ce discours comme l’un des discours de l’ensemble plurilinguistique des manières européennes de faire de la philosophie. Ainsi, cette édition à une valeur particulière : non seulement elle rend accessible au lecteur ukrainien les réflexions des auteurs français sur les entrées du dictionnaire et le destin historique de différents concepts philosophiques, mais elle opère le développement et la systématisation du vocabulaire philosophique ukrainien, dans son état actuel comme dans ses perspectives, en relation avec les vocabulaires des autres langues européennes. Des analogues ukrainiens déjà traditionnels ont été trouvés pour certains concepts philosophiques en langues étrangères. D’autres ont été traduits de nouveau ou pour la première fois, parfois à l’aide de néologismes et d’inventions linguistiques expérimentales. Enfin, certains concepts très spécifiques ont été laissés sans traduction, et seulement reproduits, soit dans l’alphabet latin initial, soit avec translittération en ukrainien. Il était impensable d’adopter un traitement identique pour tous les concepts « problématiques » : entre le parfaitement traduisible et le complètement intraduisible s’étend un spectre entier de cas intermédiaires qui nécessitent chacun un traitement individuel et inventif. Mais chaque solution concrète de traduction a été minutieusement discutée et n’a été définitivement adoptée qu’après un processus de décision collective – entre le traducteur, le rédacteur de l’article, le rédacteur de la section et le rédacteur littéraire. « Ich werde am Du ; Ich werdend spreche ich Du. » Cette formule de Martin Buber, extraite de son livre Ich und Du (1923), si marqué par les événements de la Première Guerre mondiale, est devenue la ligne directrice de la philosophie et de la culture européenne tout au long du xxe siècle. En ukrainien, cela pourrait être traduit par : « Я постаю перед Ти; стаючи Я, говорю я: “Ти”. » Si l’Europe actuelle organise depuis longtemps déjà sa vie culturelle autour de ce principe dialogique célèbre, l’Ukraine d’aujourd’hui, qui, malgré les difficultés et les obstacles, essaye de devenir un État européen à part entière, doit encore apprendre à le pratiquer. La philosophie ­ukrainienne elle-même vient à peine d’acquérir cette capacité à dire « Tu » à ses sœurs européennes : à la philosophie de la Grèce antique et à celle des philosophes 26

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français d’aujourd’hui, à la philosophie des scholastiques médiévaux qui écrivent en latin et à celle des génies des Lumières européennes en leurs différentes langues. Ce Vocabulaire est notre essai collectif – tant par les moyens mis en œuvre que par les résultats du travail effectué – pour faire un pas de plus dans cette direction qui nous est chère. En disant « Tu », nous deviendrons nous-mêmes.

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ARABE Le pari de la traduction du Vocabulaire européen des philosophies vers l’arabe Ali Benmakhlouf et Mohamed Sghir Janjar Traduit par Marianne Babut et Nada Herzallah

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e domaine de la traduction connaît aujourd’hui un nouvel élan dans le  monde arabe. Des organismes, des institutions et des centres indépendants ou affiliés à des institutions officielles, spécialisés notamment dans la traduction vers l’arabe en philosophie et en sciences humaines, ont vu le jour, organismes qui remplissent les conditions pour un travail de traduction de grande qualité. Au Machreq et au Maghreb, des maisons d’édition rivalisent également pour attirer des traducteurs arabes dont les travaux sont déterminants dans le dynamisme de ce mouvement. Ainsi, au cours de la dernière décennie, et surtout de ces cinq dernières années, d’importants textes et ouvrages philosophiques ont été traduits en arabe. Certains ne l’avaient jamais été auparavant, d’autres ont été retraduits depuis leur langue d’origine avec un effort, une compétence et un souci scientifique capables de combler les défauts des traductions précédentes ; des traductions ont en effet pu être réalisées à partir d’une autre langue que celle de l’œuvre originale ; il y a parfois un intérêt excessif pour la rhétorique aux dépens du contenu, quitte à perdre une grande partie de la profondeur du texte premier, de ses détails, de sa singularité et des difficultés de sa traduction ; enfin, il manque parfois une lecture critique préalable. Parmi les textes nouvellement traduits, on peut citer, par exemple, l’Éthique de Spinoza, La Phénoménologie de l’esprit de Hegel, La Logique de la découverte scientifique de Popper, les Recherches philosophiques de Wittgenstein, Soi-même comme un autre de Ricœur et d’autres textes de Bachelard, Hume, Canguilhem, etc. De nombreux projets 29

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de traduction de l’œuvre intégrale de grands penseurs, tels Jean-Jacques Rousseau ou Max Weber, sont également en cours. Par la quantité et la qualité qu’il fournit, dans tous les champs de la pensée et du savoir, ce mouvement de traduction vers l’arabe – s’il se poursuit au même rythme, soutenu et nourri par de nombreuses contributions efficaces – a de grandes chances de s’élever au niveau requis pour que fructifient, dans le monde arabophone, l’interaction culturelle, la production intellectuelle et la recherche scientifique. Pour ne pas se perdre en vaines tentatives et en erreurs, ne pas se laisser guider par les idées préconçues, les doctrines idéologiques et autres illusions qui l’égareraient et annuleraient ses efforts, ce mouvement a, à l’évidence, besoin des lumières de la réflexion épistémologique ; elles lui permettront de prendre conscience de ses fondements, de ses prémisses et de ses méthodes, et d’élaborer ses perspectives, d’anticiper ses résultats et leurs effets éventuels sur le présent de la pensée arabophone comme sur son avenir. En d’autres termes, la traduction arabe a besoin d’être accompagnée d’une pratique critique et dirigée par une réflexion théorique qui, par exemple, réponde à des questions telles que : Qu’est-ce que la traduction et où se situe-t-elle sur la carte des disciplines cognitives ? Quel rôle joue-t-elle dans la relation entre les cultures et les civilisations ? Sur quels principes, sur quels fondements doit-elle s’appuyer ? Comment doit-elle fonctionner ? Et quelle est la nature des difficultés à envisager ? L’idée spontanée que l’on se fait de la traduction renvoie à celle du déplacement dans l’espace, du voyage. Car la traduction se représente comme le « transport » d’un contenu intellectuel d’une langue étrangère vers une langue locale. Et peut-être cette idée explique-t-elle que l’on ne reconnaisse pas à la traduction de place spécifique au rang des productions intellectuelles et créatives qu’elle travaille à faire passer d’une langue à l’autre. En effet, ce n’est pas un genre littéraire, ni une science du langage, ni une philosophie, ni une science parmi les sciences humaines. Et ce, bien qu’elle soit étroitement rattachée à toutes ces disciplines, puisque – pratiquée à l’intérieur de chacune – elle ne peut s’en isoler ni s’en détacher complètement. Oui, il existe à l’époque actuelle une tentative pour faire de la traduction une discipline cognitive autonome qui existe en soi, à travers des théories de la traduction, des sciences de la traduction, un enseignement de la traduction et une spécialisation en traduction. À cet égard, la traduction est liée à la communication et à l’énorme flux médiatique qui existe entre les langues. Or ce n’est pas de ce concept qu’il s’agit ici. Ce qui nous intéresse, c’est la traduction intellectuelle, à laquelle les théories de la traduction et ses techniques pourraient venir en aide. Mais cette traduction exige une dimension réflexive et un engagement existentiel qui dépassent le seul travail technique. 30

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Ainsi, la traduction occupe un rang inférieur, secondaire, celui de « servante » par rapport au travail créatif ou intellectuel qu’elle cherche pourtant à rendre de sa langue source à sa langue cible. Traduire, « c’est servir deux maîtres », disait Franz Rosenzweig : un premier qui est l’ouvrage traduit, son auteur et la langue étrangère, et un second qui est le lecteur et sa langue propre1. La situation de la traduction est devenue plus ambiguë encore par la suspicion de trahison que fait peser sur elle le fameux adage italien : « ­traduttore tradittore ». Même si la mauvaise image propagée par cet adage n’est pas reçue telle quelle – il existe des traductions reconnues pour leur qualité qui comptent parmi les ouvrages immortels –, elle impose tout de même au traducteur, jusqu’à présent, d’être modeste voire effacé, de se contenter du rôle de l’intermédiaire dont la tâche est de transmettre le message de l’auteur. Or cela l’expose à une seconde trahison : celle de croire que sa traduction est d’une absolue fidélité au texte qu’il traduit. Là, apparaît la nécessité de travailler selon une déontologie propre à la traduction, qui la protège autant que possible de tels dangers et lui permette un éveil et une conscience critique permanente. Toutefois la traduction gagne beaucoup en valeur si on l’examine du point de vue de la place qu’elle occupe dans la relation entre les langues et les cultures. La traduction devient alors un facteur d’enrichissement, d’échange intellectuel, culturel et linguistique, qu’il s’agisse ou non de langues et de cultures convergentes. Dans ce contexte, la traduction a joué un rôle plus grand que celui d’un simple intermédiaire, d’une simple courroie de transmission pour un impact réciproque. Elle fut un élément essentiel dans la formation de certaines langues et cultures, comme le latin et l’allemand, quoique de deux manières différentes. En effet, le latin a pris forme grâce au travail d’écrivains comme Cicéron et Horace qui se sont réappropriés les ouvrages grecs, les ont adaptés, transformés, « digérés » et marqués d’une empreinte latine faisant disparaître la grecque. Quant à l’allemand moderne, sa formation a commencé avec la traduction de la Bible par Luther qui considérait la traduction comme un élément constitutif de la langue. Cette même idée s’est développée chez les romantiques allemands tels que Goethe, Herder et Novalis : la traduction n’est plus considérée comme simple transfert, transposition ou exercice langagier, mais en tant que condition, sol de la culture (Bildung). Ce qui distingue la formation du latin et de l’allemand, à travers la traduction, s’exprime dans l’analogie faite par Schleiermacher et Schlegel entre la traduction et la ­transplantation des plantes d’un pays dans le sol d’un autre pays2.

1.  Cf. Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984. 2.  Cf. « Traduire », Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Le Seuil, 2004.

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Plus tôt, au ixe siècle après J.-C., la traduction fut le moyen par lequel la langue et la culture arabes s’ouvrirent à la culture chypriote, dans les domaines philosophique et scientifique en particulier. Cependant, le contact avec cette culture n’a pas eu lieu directement à travers le grec ancien, mais à travers une autre langue intermédiaire, le syriaque. Et cette intermédiation a été considérée comme l’un des obstacles empêchant la culture arabe de profiter de façon optimale de la profondeur et de la richesse du patrimoine grec. Même si cette « plante » philosophique grecque n’a pu s’enraciner ni croître de façon naturelle dans le sol arabe où elle a été plantée suite à une décision politique, le projet de traduction arabe de la philosophie grecque est resté – depuis sa première version par Al-Fârâbî jusqu’à son achèvement par Averroès – un horizon ouvert, où se sont enrichies la langue et la culture arabes. C’est dans cet horizon qu’à partir du xixe siècle, celles-ci ont connu, de façon organisée, en Égypte et à Damas, un second moment d’ouverture aux autres langues étrangères, dont les plus importantes sont l’anglais et le français. Les ouvrages traduits dans ce contexte ont produit un vaste mouvement intellectuel et culturel global qui lui a valu le nom de Renaissance arabe. Il est certain que l’actuel mouvement de traduction que connaît le monde arabe relève du même élan. Aussi est-il accompagné d’une prise de conscience de la nécessité d’en améliorer les conditions matérielles, humaines et intellectuelles afin que la pensée et la culture arabophones puissent mieux en profiter. Au premier rang de ces nécessités se trouve la création d’organismes de traduction, qu’ils soient d’État ou indépendants, qui travaillent selon des projets et des programmes, qui soient dotés de ressources financières suffisantes, qui sélectionnent les ouvrages à traduire ainsi que leurs langues d’origine (au moins le français, l’anglais et l’allemand) et soumettent les projets de traduction à une lecture et une révision critique spécialisées. En ce qui concerne la définition et le caractère de la traduction, les codes de déontologie sont très variés. Mais tous révèlent, dans l’ensemble, que traduire ne signifie pas simplement reproduire des significations ou des sens, et les rendre tels quels, mais offrir des modalités de compréhension, de perception et de plaisir inédits. En réalité, nous comprenons parce que nous traduisons et non pas l’inverse. Et peut-être est-ce là ce qui a poussé Heidegger à assimiler la traduction à l’interprétation : « Toute traduction est en soi-même une interprétation. Et à son tour l’interprétation n’est qu’un complément de la traduction […] la traduction et l’interprétation n’étant, selon leur nature, qu’une seule et même chose. » Cela veut dire qu’il n’existe pas de significations supposées rigides à rendre d’une langue dans une autre. La traduction est une expérience vécue par le traducteur avec tout son être. « Avoir l’expérience de quelque chose », comme dit Heidegger, « c’est le mettre en position de nous accueillir, c’est en être affecté, transformé complètement, devenir autre par lui. Quand nous disons “en faire l’expérience”, nous 32

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ne voulons pas dire que nous faisons la traduction […] mais cela veut dire que nous parcourons ce qui nous affecte, que nous le considérons de part en part, nous l’assumons, nous en faisons la rencontre. » En réalité, pour que la traduction soit pleinement réalisée, il faut que nous soyons à l’intérieur de la traduction et que nous fassions « l’épreuve de l’étranger ». L’épreuve la plus difficile par laquelle passe le traducteur est l’équivoque des termes, leur polysémie et leur synonymie, c’est-à-dire la multiplicité des significations d’un même terme et la multiplicité des termes de même signification. Il résulte de cette multiplicité une confusion des nuances fines qui distinguent les termes, une mauvaise interprétation qui se diffuse parmi les mots de façon parfois imperceptible. L’économie de la langue (langue finie pour rendre compte d’une expérience infinie) fait qu’elle implique une part de confusion, d’équivoque, d’ambiguïté, et que l’idée de clarté absolue devient une illusion dangereuse, car la communication humaine est rendue possible grâce à cette ambiguïté. C’est pourquoi les traducteurs ne tentent pas de trouver des synonymes transparents tout à fait conformes aux mots de la langue étrangère – c’est inaccessible. Mais ils tentent de choisir les termes les plus proches du sens à l’intérieur d’un réseau qu’ils restreignent autant que possible : c’est dans la qualité de ce travail de rapprochement que se définit la traduction. Au sens mathématique, la traduction est un processus infini : elle se rapproche d’une fin sans jamais y parvenir définitivement. La traduction est chose possible la plupart du temps, elle est même parfois réussie. Cependant, elle peut parfois être impossible. Derrida explique ainsi ce paradoxe : dans un sens, rien n’est intraduisible, et dans un autre, rien n’est traduisible. La traduction est une autre facette pour l’impossible. Les proverbes, les blagues, la poésie, les devinettes et les jeux de mots sont autant d’exemples de l’impossibilité de la traduction, dans le sens d’un rendu conforme à l’original. De même que la traduction des grands textes philosophiques touche à l’impossibilité à cause de la singularité de la dérivation de leurs termes, à cause de leur sens figuré et de leur polysémie. Peut-être, d’ailleurs, est-ce pour cela que ces textes sont continuellement retraduits. La traduction rencontre également l’obstacle de la diversité des langues dans un même texte, de l’incomplétude de sa langue d’écriture ou de la négligence de l’auteur qui ne procède pas à la vérification finale de la terminologie qu’il emploie. C’est le cas chez Montaigne et Freud par exemple. Montaigne parlait en gascon, lisait en latin et écrivait en français. Il pensait que son français ne serait plus compris cinquante ans plus tard, parce que cette langue n’était pas encore complètement formée, que le sens des mots et les formes discursives n’étaient pas encore arrêtés. À cette époque, la langue française était en cours de formation, ouverte au changement, à l’évolution. Quant à Freud, il a créé la terminologie de la psychanalyse à partir de la langue allemande orale et écrite, avec quelques recours aux racines grecques 33

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et latines. Les significations de ces termes se sont modifiées suivant l’évolution et le progrès de la psychanalyse, comme théorie et comme pratique. Toutefois, il n’y a rien à craindre dans tout cela, car le sens se crée et se structure en contexte et s’accomplit dans l’avenir. Le mouvement de la langue et son instabilité ne doivent donc pas empêcher la traduction de tels textes. Au contraire, il faut considérer cela comme une aubaine, parce que la traduction accomplit son œuvre dans l’ondulation de la langue et sa confusion, c’est-àdire dans son progrès historique et la polysémie de ses termes, ainsi que dans la superposition des catégories de sens réels et figurés. Le statut de la traduction est donc ambigu et complexe. Tout en cherchant à s’autonomiser en tant que discipline à part entière, elle assure une fonction d’échange, d’enrichissement et de structuration linguistique et culturelle. Ses procédés, comme ses résultats, doivent se prêter à l’observation critique. Traduire est affaire d’expérience, d’endurance, d’examen, voire d’épreuve de l’« étrange », dont l’essence repose sur la compréhension, l’interprétation et la quête infinie du rapprochement sémantique. Traduire consiste à affronter divers problèmes et écueils inhérents aux variations de la langue, à sa mobilité, sa polysémie et aux contraintes de contexte. Traduire, c’est s’exposer à la menace de trahir le sens, de le détourner, le travestir, l’amputer, ainsi qu’à la dangereuse illusion d’une conformité garantie dans l’absolu. Pour toutes ces raisons, traduire doit répondre à certains principes déontologiques dont les plus importants sont la ferveur, la patience, le discernement, la modestie, l’esprit critique, le sens de la relativité, le goût de la recherche et de la coopération. C’est dans cette perspective qu’a été entreprise la présente traduction de la première partie du Vocabulaire européen des philosophies, publié à Paris en 2004 et consacrée à la terminologie politique. Elle sera en principe suivie d’autres volumes traitant le reste des matières du dictionnaire. D’emblée, la traduction du titre original pose question. Nous nous sommes aventurés à le rendre ainsi : Mufradat al falsafa al urubiya. Mu` jam al la mutarjamat. Nous proposons mufradat (« termes », « idiomes) pour rendre « vocabulaire », et mu` jam (« dictionnaire », « lexique ») pour « dictionnaire ». Ces termes renvoient à des signifiés différents, que l’introduction de l’ouvrage original explicite ainsi : Nous avons voulu penser la philosophie en langues, traiter les philosophies comme elles se disent, et voir ce que cela change dans nos manières de philosopher. C’est pourquoi nous n’avons pas confectionné un énième Dictionnaire ou Encyclopédie de la philosophie, traitant pour eux-mêmes des concepts, des auteurs, des courants et des systèmes, mais un Vocabulaire européen des philosophies, qui part des mots pris dans la différence commensurable des langues, du moins des principales langues dans lesquelles s’est écrite la philosophie en Europe – après Babel.

Il est donc question, dans le titre principal, d’un « vocabulaire » et non d’un « dictionnaire ». Ce faisant, comment rendre le terme, dans le sous-titre, de 34

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« dictionnaire » ? Ce dernier mot, tel qu’il est admis, recouvre deux sens : le premier est celui d’un ouvrage de « notions » recensant, après débat et délibération entre spécialistes, ce qui fait consensus dans la définition des concepts d’un champ donné de connaissance (scientifique, philosophique, littéraire, etc.). Le second est celui d’un ouvrage qui définit les significations des idiomes d’une langue donnée, dans leur acception étymologique et dans celle d’usage, explicite et implicite, etc. Il est évident ici que le terme de « dictionnaire » tel qu’il est employé dans le sous-titre doit être pris dans son second sens, eu égard à deux des aspects qui distinguent cette œuvre. Le premier est que ce travail s’intéresse aux mots du langage de la philosophie ou, pour être plus précis, des langages des philosophies européennes. Le second est qu’il traite des significations premières des termes de ces philosophies – chez les philosophes qui les ont conçus à partir de leurs origines, de leurs racines linguistiques propres – à travers l’étude de leur étymologie, leur implicite et leur contexte, pour en suivre ensuite l’essor et le développement dans le système de pensée de leurs auteurs, puis dans leur passage, leur traduction vers d’autres langues européennes. Pour être plus précis encore, cet ouvrage traite en premier lieu de termes philosophiques divers, et non de concepts ou de notions philosophiques pures, indifférentes à la diversité des langues. En second lieu, il s’intéresse à la question de la traduction de ces termes philosophiques d’une langue européenne à une autre. Le choix des termes mis à l’étude repose sur le critère de la difficulté de leur traduction depuis leur langue philosophique d’origine vers d’autres langues philosophiques européennes. Ces termes ont été qualifiés d’« intraduisibles » – choix à propos duquel l’introduction de l’ouvrage s’explique ainsi : Parler d’intraduisibles n’implique nullement que les termes en question […] ne soient pas traduits ou ne puissent pas l’être – l’intraduisible, c’est plutôt ce que l’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. Mais cela signale que leur traduction, dans une langue ou dans une autre, fait problème, au point de susciter parfois un néologisme ou l’imposition d’un nouveau sens sur un vieux mot : c’est un indice de la manière dont, d’une langue à l’autre, tant les mots que les réseaux conceptuels ne sont pas superposables – avec mind, entend-on la même chose qu’avec Geist ou qu’avec esprit ; pravda, est-ce justice ou vérité, et que se passe-t-il quand on rend mimêsis par représentation au lieu d’imitation ?

Ce qui a motivé la réalisation d’une telle œuvre, comme l’annonce son introduction, c’est l’urgence d’un problème qui se pose à l’Europe unie : la multiplicité des langues européennes. Comment y répondre ? Par l’adoption d’une langue dominante comme l’anglais, ou bien par le maintien de la pluralité des langues en insistant sur l’importance de l’enjeu que représente cette diversité ? L’ouvrage prend parti pour la seconde solution : une Europe unie qui préserve sa diversité et sa pluralité linguistique, sans pour autant se 35

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renfermer sur ses identités patrimoniales et ses particularismes nationalistes. Une Europe en phase de constitution, dynamique, qui travaille ses écarts et ses points de tension afin de construire au mieux son unité. Le point de départ ayant présidé à cette entreprise est « une réflexion sur la difficulté de traduire en philosophie, et notamment les philosophies européennes conçues dans la multiplicité des langues européennes ». Le choix, dans ce travail, des termes philosophiques et de leurs langues européennes d’expression se veut représentatif et sélectif ; il ne prétend pas à l’exhaustivité. Un certain nombre de ces termes ont été choisis comme entrées pour l’analyse et la réflexion par une équipe de professeurs, de chercheurs et d’auteurs spécialisés dans différents domaines de la philosophie (philosophie générale, philosophie politique et morale, esthétique…). Le travail mené sur ces entrées s’est fait selon un mode exploratoire et comparatif, à la fois diachronique et synchronique : la dimension diachronique apparaît dans la réflexion sur les passages d’une langue à une autre, et sur les transformations historiques des termes philosophiques d’une langue européenne à une autre – du grec au latin médiéval puis au latin de la Renaissance en passant, au cours de ce transfert, par des langues intermédiaires comme l’hébreu et l’arabe. La dimension synchronique, quant à elle, permet de dresser le tableau actuel des paysages philosophiques nationaux en Europe, et de mettre en lumière les différentes formes de divergences, d’oublis, de contresens et de vides entre des termes qui, en apparence, peuvent paraître superposables. L’organisation et la distribution des articles, structurés autour des termesentrées sélectionnés, répondent à un agencement bien précis. Le terme faisant objet d’étude ouvre l’article auquel il donne son titre principal, avec la mention de son équivalent dans sa langue originale, puis de ses équivalents dans d’autres langues européennes. Suivent des renvois vers d’autres termes du dictionnaire appartenant au même réseau de relations sémantiques que celui soumis à l’analyse. Vient ensuite l’analyse du terme principal, précédée d’une brève présentation, et accompagnée d’encadrés analysant certains termes ou sujets liés. Une liste de références bibliographiques clôt l’article. Au regard de l’image succincte et néanmoins complexe que l’on vient de donner de ce travail, il paraît naturel de s’interroger sur les modalités de sa traduction en arabe : ce dictionnaire s’inscrit dans une problématique propre à l’Europe (l’unité de l’Europe et la pluralité des langues européennes) et s’adresse généralement au lecteur européen, et plus particulièrement français. Comment, dès lors – et pourquoi – le transmettre au lecteur arabophone, probablement peu concerné par cet enjeu ou, du moins, pas directement ni avec la même acuité que le lecteur visé à l’origine ? L’instance chargée de superviser la conception de ce projet de traduction et le suivi de son déroulement a fondé sa décision de traduire cet ouvrage vers l’arabe sur les hypothèses suivantes : le contenu du dictionnaire peut être 36

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séparé de la problématique qu’il soulève et du traitement qu’il propose ; il appartient en outre aux champs de la philosophie et des sciences humaines et doit, à ce titre, profiter avant tout aux spécialistes de ces deux domaines du savoir et notamment à ceux qui, précisément, n’y ont pas d’accès direct en langue originale. La traduction de ce dictionnaire peut se révéler utile en raison du sérieux de l’approche (linguistique, historique, critique, comparative) qu’il adopte, pour colmater provisoirement la brèche causée par l’absence d’un dictionnaire contemporain de philosophie en arabe qui soit unifié, exhaustif et précis, et par les divergences de traduction, en arabe, de la terminologie philosophique. Ces divergences sont dues à la diversité des environnements de traduction en langue arabe, ainsi qu’à celle du rapport aux langues étrangères sources. En l’occurrence, l’approche utilisée dans ce dictionnaire peut servir de source d’inspiration dans la résolution des difficultés et problèmes qu’implique cet état de fait. Cette traduction pourrait également contribuer à renforcer l’essor actuel de la traduction arabe, en enrichissant le réservoir lexical qu’approvisionnent les individus et les institutions traduisant vers cette langue, et permettre de développer les outils de leur travail fondamental, en leur soumettant une proposition de traduction pour un certain nombre de termes philosophiques. Elle pourrait aussi servir de premier jalon à la création d’une tradition de pensée épistémologique critique des termes philosophiques employés dans cette traduction. Par ailleurs, il se peut également qu’elle serve de modèle à un travail sur la langue arabe même, notamment dans les domaines de la philosophie et des sciences humaines. Cette traduction pourrait offrir à ceux qui travaillent dans ces secteurs l’expérience d’une relation nouvelle avec la langue arabe et la pensée qui se pratique à travers elle : une relation de confiance et de respect, une relation fondée sur un usage minutieux, rigoureux et maîtrisé, une relation d’inventivité et de créativité qui révèle les potentialités recélées par cette langue. La présente traduction s’est astreinte à certains principes méthodologiques relatifs aux conditions nécessaires pour la rendre lisible, compréhensible et recevable. Nous avons veillé, autant que faire se peut, à ce que la langue soit claire et correcte, avec le souci de la simplicité et de la précision, en évitant toute stylistique et rhétorique injustifiées, en choisissant les vocables arabes après nous être assurés qu’ils se rapprochent au plus près des significations portées par les termes philosophiques dans leurs langues européennes d’origine. Nous avons, au préalable, procédé à des recherches linguistiques et philosophiques parmi les sources disponibles en langue arabe. Nous avons également allégé le caractère de mosaïque des entrées originales, en réduisant la présence des termes écrits en langues étrangères pour ne garder que celle du terme tel qu’il apparaît dans son texte original en sa langue 37

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européenne d’origine, avec, en vis-à-vis et en caractère gras, l’équivalent arabe proposé. On a cherché à s’en tenir à cet équivalent en arabe, sauf s’il prêtait à confusion ou apparaissait équivoque voire dénué de sens, auquel cas on est revenu à l’écriture du terme en langue étrangère. À plusieurs reprises, dans certains articles où il était impossible de faire l’économie des termes étrangers, nous avons trouvé refuge dans « l’arabisation » de ces termes, c’est-à-dire dans leur restitution phonétique en caractères arabes. C’est le cas par exemple des termes phronêsis, praxis, politeia, dêmos, etc. Ce travail s’est attaché, jusqu’à un certain point, à rendre possible l’allègement de la présence tyrannique des termes étrangers dans les textes, tout en conservant ce qui, dans cette mosaïque, est nécessaire pour attirer l’attention sur le problème inhérent à la traduction tel que le posent les « intraduisibles » philosophiques d’origine. Afin, également, que cette traduction ne se transforme pas en une analyse insensée de termes arabes qui ne peuvent, à eux seuls, restituer devant le lecteur ou l’usager arabophone le problème tel qu’il se pose dans ses langues européennes d’origine. Pour cette raison, nous empruntons l’analogie faite par Gérard Genette, dans son propos sur la traduction, entre traduction et palimpseste : c’est un parchemin sur lequel on écrit un texte après en avoir effacé un autre auparavant inscrit, et où l’ancien texte effacé demeure visible sous le nouveau. Nous avons voulu offrir au lecteur arabophone la possibilité d’éprouver, comme l’a fait ce dictionnaire, les difficultés de la traduction philosophique ; de faire l’expérience de l’étrange rencontre avec les textes traduits, palper la matière de la diversité sémantique des termes philosophiques et les difficultés de leur traduction d’une langue européenne à une autre langue européenne, et de ces langues à la langue arabe ; de voir l’infinité du travail de rapprochement sémantique dans la construction du sens au cours du processus de traduction. En revanche, cette traduction en arabe a conservé la même composition formelle que celle de l’ouvrage original. Elle propose en fin d’ouvrage un index des mots les plus importants et des termes associés. Les entrées principales de cet index quadrilingue sont constituées des « intraduisibles » dans leurs langues d’origine, pour lesquels sont proposés des équivalents les plus proches possible dans trois langues : l’arabe, le français et l’anglais. Puisse ce dictionnaire être utile à ses usagers et devenir un outil pour les chercheurs, les étudiants et les traducteurs arabophones qui travaillent dans les domaines de la philosophie et des sciences humaines. Les traducteurs de cet ouvrage sont bien conscients que – quelle que soit la somme d’efforts déployés dans cette traduction – les lecteurs attentifs, avisés et méticuleux y trouveront, sans nul doute, des erreurs, des coquilles ou encore des partis pris peu convaincants. Les remarques critiques seront assurément prises en compte pour rectifier ces éventuelles erreurs. 38

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Nous espérons, enfin, que l’utilisateur de ce « dictionnaire » fera l’expérience à laquelle sa traduction a donné lieu : l’expérience de l’apprentissage d’une langue que l’on connaît déjà – sa propre langue.

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ANGLO-AMÉRICAIN Traduire la philosophie en theory : où est la différence ? Emily Apter Traduit par Hélène Quiniou

Philosophie en traduction Exercice massif de traduction de portée encyclopédique, le Dictionary of Untranslatables : A Philosophical Lexicon – d’abord paru en français sous le titre Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles – s’inscrit dans une généalogie qui comprend l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1766), le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande (1902-1903), Le Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste, le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis (1967), The Standford Encyclopedia of Philosophy (ressource en ligne inaugurée en 1995) et les Geschichtliche Grundbegriffe de Reinhart Koselleck (2004). Selon une autre séquence, il évoque le petit lexique des termes politiques et esthétiques de Raymond Williams, Keywords, influencé par le marxisme britannique des années 1960 et 1970. Contrairement à ces ouvrages, en revanche, le Dictionary repose sur un parti pris résolument multilingue. Ses entrées comparent et méditent les différences spécifiques imprimées aux concepts par l’arabe, le basque, le catalan, le danois, l’anglais, le français, l’allemand, le grec (ancien et moderne), l’hébreu, le hongrois, le latin, le polonais, le portugais, le roumain, le russe et l’espagnol. Ce livre est l’invention de sa coordinatrice française, Barbara Cassin, elle-même spécialiste de philosophie ancienne. Dans l’introduction à sa traduction du poème de Parménide Sur la nature ou sur l’étant en 1998, B. Cassin liait déjà l’« intraduisible » au caractère inachevable de la traduction, 41

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c’est-à-dire à l’idée que l’on n’en aura jamais fini avec la traduction. Dans ses écrits sur les présocratiques et les sophistes, elle associe l’intraduisible à l’instabilité du sens et de la production de sens, à la dimension performative des effets sophistiques et à la temporalité de la traduction. Le « temps » de la traduction, selon B. Cassin, a à voir avec le principe de régression à l’infini et avec l’appréhension vertigineuse de l’infinitude. Barbara Cassin a coordonné et supervisé l’entreprise du Vocabulaire, qui a mobilisé une équipe de plus de cent cinquante contributeurs de nationalités et de langues diverses durant onze années. Publié par les éditions du Seuil en 2004, ce livre insolite et immensément ambitieux, avec son million et demi de mots, a rencontré un succès inattendu. Sa singularité tenait au fait de proposer une relecture de l’histoire de la philosophie à travers le prisme de l’« intraduisible », défini comme ce qui résiste au transfert d’une langue à l’autre (ainsi de mots comme polis, Begriff, praxis, Aufheben, mimêsis, feeling, « lieu commun », logos, matter of fact), ou comme ce qui est typiquement sujet à équivoque et à retraduction. Malgré l’ampleur redoutable de son érudition et de son ambition philosophique, l’édition française du Dictionary a trouvé un écho chez un lectorat varié : philosophes, spécialistes de toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, mais aussi tous ceux que la cartographie des langues et l’impact de l’histoire de la traduction sur celle de la philosophie intéressent. La réception de l’ouvrage a ensuite connu une expansion internationale via ses traductions (dont certaines sont toujours en cours) en arabe, farsi, roumain, russe et ukrainien. Quand Princeton University Press a entrepris d’en publier une version en langue anglaise, les éditeurs se sont trouvés confrontés à une série de défis : comment rendre intelligible à des lecteurs anglophones un ouvrage conçu et édité en français, mais que traversent de part en part les langues du monde ? Comment traduire l’intraduisible ? Comment restituer la dimension performative du livre et ce que signifie « philosopher en traduction », s’il ne s’agit pas seulement d’aborder l’histoire de la philosophie en gardant à l’esprit les problèmes de traduction ? Un groupe de trois éditeurs a supervisé et édité la version en langue anglaise : Emily Apter (spécialiste de littérature française et comparée, de translation studies, de philosophie continentale et de political theory), Jacques Lezra (spécialiste de littérature espagnole et comparée, de philo­sophie moderne, de theory contemporaine et de philosophie anglo-américaine) et Michael Wood (comparatiste britannique spécialiste du modernisme littéraire et de cinéma contemporain, et contributeur régulier de la London Review of Books). Barbara Cassin et son complice Étienne Balibar ont de facto joué le rôle de coéditeurs, puisque les éditeurs états-uniens les ont consultés à chaque étape de l’élaboration du Dictionary. L’intervention du collectif affilié à la revue britannique Radical Philosophy a elle aussi été 42

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Traduire la philosophie en theory : où est la différence ?

d­ éterminante au cours de cette phase de gestation. La revue a publié en 2006 un numéro spécial consacré au Vocabulaire, contenant une sélection d’entrées traduites en anglais par David Macey. Nous avons repris dans ce volume la traduction par Macey de l’entrée subject en raison de sa qualité, mais aussi pour saluer l’engagement indéfectible de Radical Philosophy envers une pratique de traduction philosophique qui devait renouveler l’enseignement de la ­philosophie dans des départements autrefois dominés par les standards étroits de la tradition philosophique anglo-analytique. Comme son prédécesseur français et à l’instar des éditions déjà publiées ou en préparation, le Dictionary of Untranslatables est le fruit d’un travail collectif. Les traducteurs – Christian Hubert, Jeffrey Mehlman, Steven Rendall, Nathanael Stein et Michael Syrotinski – sont devenus des contributeurs à une multitude de titres. Leurs questions et suggestions, ainsi que celles des préparateurs de copie, tous dotés de compétences linguistiques spécifiques, se sont révélées cruciales dans le processus d’édition, nous rappelant constamment que traduire est un acte de réécriture et, dans ce cas particulier, d’accompagnement des mots dans leur devenir philosophique. Nous avons pu compter sur la générosité d’un vaste réseau de collègues et de spécialistes qui ont bien voulu nous apporter leurs relectures et corrections, ainsi que d’étudiantschercheurs, qui ont vérifié les citations et établi les nouvelles bibliographies. Le travail de remaniement bibliographique est loin d’avoir tenu un rôle mineur dans l’adaptation de l’édition française pour le public anglophone. Aux traductions anglaises des textes philosophiques canoniques et aux ouvrages anglophones de référence sur les concepts et les philosophes, nous avons ajouté des sélections de titres qui témoignent de la prise en compte par le Dictionary de ce courant critique que le monde anglophone appelle theory. La « theory » est un mot fourre-tout qui regroupe une multitude de mouvements ayant émergé après-guerre dans les sciences humaines – existentialisme, anthropologie structurale, sociolinguistique, sémiotique, histoire des mentalités, psychanalyse postfreudienne, déconstruction, poststructuralisme, critical theory, identity politics, postcolonialisme, biopolitique, nonphilosophy, matérialisme spéculatif – sans équivalent dans les langues européennes. Ce que l’on appelle souvent theory en contexte anglophone serait simplement qualifié de « philosophie » en Europe. Le Dictionary of Untranslatables témoigne de cette divergence entre theory et « philosophie », non pas en concurrence avec la définition de la philosophie donnée par les éditeurs de la version française (qui avaient déjà adopté, il convient de le rappeler, une ligne non canonique dans le choix des termes jugés philosophiques), mais comme condition de sa réception par le lectorat anglophone habitué à voir rassemblés pêle-mêle sous le nom de theory G. W. F. Hegel, Friedrich Nietzsche, Martin Heidegger, Walter Benjamin, Theodor Adorno, Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Lacan, Gilles Deleuze, Julia Kristeva, 43

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Jean-Luc Nancy, Antonio Negri, Hélène Cixous, Kojin Karatani, Alain Badiou, Giorgio Agamben, Jacques Rancière, Bruno Latour et Slavov Žižek, mais aussi Stuart Hall, Homi Bhabha, Donna Haraway, Henry Louis Gates, Judith Butler, Eve Kosofsky Sedgwick, Friedrich Kittler, Gayatri Chakravorty Spivak, Edward Said, Fredric Jameson et Paul Gilroy. Considérant que le mot « philosophie » du titre original français était déjà un intraduisible, dans la mesure où, par ce terme, il désignait des « philosophies » que le contexte anglophone (et à plus forte raison le contexte américain) range plus volontiers sous celui de theory, l’un de nos tout premiers débats a donc porté sur la meilleure façon de traduire le titre même du livre. À cela s’ajoutait une sorte de dédoublement du genre : avait-on affaire à un « vocabulaire » ou à un « dictionnaire » ? Pour B. Cassin (suivant en cela Le Vocabulaire des institutions indo-européennes de Benveniste), le mot « vocabulaire » mettait en avant un ensemble non exhaustif de termes choisis pour leur caractère commun de « symptômes » linguistiques, tandis que celui de « dictionnaire », désignant l’aspiration à une totalisation impossible, faisait figure de contrepoint ironique au titre principal. Réunis, ils posaient le problème de la forme de l’ouvrage sous la figure de l’oxymore. Mais rien ne garantissait que ces distinctions seraient perçues dans toute leur subtilité. En règle générale, un dictionnaire contient une liste alphabétique de mots assortis d’informations les concernant, tandis qu’un vocabulaire, terme générique pour désigner tel ou tel ensemble de mots avec lesquels les individus sont familiers au sein d’une langue, est lui aussi utilisé pour décrire des listes de mots expliqués par ordre alphabétique, en général pour un usage pédagogique en lien avec un champ particulier. En France, la longue tradition de dictionnaires court du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (1697), qui privilégiait les biographies et les événements historiques, jusqu’aux dictionnaires des Presses universitaires de France qui couvrent des champs aussi divers que le cinéma, la psychanalyse, le travail, la sociologie, la violence et les sciences humaines. Étant donné le caractère relativement interchangeable des mots « vocabulaire » et « dictionnaire », nous avons pris le parti de remplacer le premier par le second dans le titre principal, et d’ajouter lexicon au sous-titre, en écho à l’expression « entrer dans le lexique », qui capture (fidèle en cela à l’intention de l’ouvrage original) la façon dont les langues vivantes incorporent des éléments nouveaux et non indigènes. En dépit des réticences de certains d’entre nous devant la bizarrerie introduite par la substantivation de l’adjectif « intraduisible », nous avons signalé son rôle de principe organisateur du projet tout entier en le faisant remonter dans le cœur de titre. Nous avons aussi pris le parti d’éliminer la référence à l’Europe. Ce fut une décision difficile, tant l’angle européen de l’ouvrage est indéniable. Éclipser l’accent mis sur les « philosophies européennes » nous 44

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exposait au risque de laisser croire que le Dictionary prétendait à être une œuvre de philosophie mondiale, ce que de toute évidence il n’était pas. Mais, d’une part, nous voulions laisser ouverte la possibilité que de futures éditions du Dictionary incorporent des entrées traitant de philosophies issues de pays et de langues situés en dehors de la carte de l’Europe, d’autre part les distinctions conventionnelles entre langues européennes et non européennes n’ont pas beaucoup de sens d’un point de vue philologique. Il nous semblait, en outre, que l’adjectif « européen », souvent supposé convoyer un héritage commun de chrétienté, d’humanisme et de principes issus des Lumières, tendait à occulter la difficulté réelle d’identifier quelque chose comme une « Europe » culturelle et géopolitique, à quelque moment de l’histoire que ce soit. En dépit des inquiétudes soulevées par l’hégémonie mondiale de l’anglais (ou plutôt de ces formes d’anglais standardisé, issues d’Internet et du management, désignées sous le nom de globish et associées au discours des « résultats » financiers et des « délivrables »), nous espérons que le fait d’être rédigé en anglais permettra à ce livre de se disséminer largement et d’atteindre de nouvelles communautés de lecteurs. La diffusion du livre en Asie, en Asie du Sud, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine amènera, nous l’espérons, non seulement de nouvelles traductions dans d’autres langues, mais aussi des versions dérivées appropriées à différents supports et contextes culturels. Nous espérons que l’édition en langue anglaise, dans ses versions présente et futures, favorisera l’expérimentation en matière de recherche et de pédagogie, ainsi que de nouveaux modèles de comparatisme attentifs aux particularités de l’idiome. L’enjeu philosophique, dans cette perspective, porte sur la façon dont un terme « est » dans sa langue d’origine et celle dont il « est » ou « n’est pas » une fois transplanté ou traduit dans une autre langue. Les nuances idiomatiques et démotiques deviennent, dès lors, constitutives de la philosophie, opérant un tournant depuis le modèle d’analyse philosophique fondé sur le concept vers ce que B. Cassin appelle « philosopher en langues ». En réactivant les liens entre philosophie, traduction, linguistique et philologie, le Dictionary voudrait aussi inspirer des programmes de cours, de colloques et de cursus inter-institutionnels. Le Dictionary se révèle très utile pour renouveler les manières d’enseigner, au niveau du troisième cycle et même avant. À l’heure où des pays du monde entier légifèrent – souvent dans le droit fil de l’adoption de l’anglais comme lingua franca par l’Union européenne – pour faire de l’anglais la langue officielle de l’enseignement des disciplines scientifiques et techniques (voire des sciences sociales, des area studies et des humanities), on constate chez les étudiants une tendance à naturaliser l’anglais comme la langue singulière du savoir universel, escamotant ainsi les effets de traduction, les histoires étymologiques et les trajectoires diasporiques des mots dans le sillage des catastrophes politiques 45

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et écologiques. Le Dictionary témoigne d’un effort constant pour rendre compte des histoires politiques, esthétiques et traductionnelles des mots-clés philosophiques. Le mot russe pravda, par exemple, est mis en dialogue avec le grec dikaiosunê, le latin justitia, les termes anglais righteousness, justice, truth et law – mais aussi avec « vérité », « droit », istina, mir, postupok, praxis, sobornost’ et svet. L’article attribue l’absence de pravda dans l’Encyclopédie de la philosophie russe à une prise de distance avec le nom du journal officiel de l’URSS contrôlé par le régime. Pravda se révèle ainsi un interdit philosophique dans son pays d’origine. L’article situe aussi pravda dans un champ sémantique extrêmement complexe, et dans l’hiatus entre légalité et légitimité, justice et vérité, éthique et praxis. Il est renvoyé au court-circuitage du pardon par la vengeance, et vice versa. La trajectoire géophilosophique du mot se déploie selon un récit marqué par les thèmes de l’exil, de la solidarité avec les minorités persécutées et les réfugiés, du saintsimonisme russe et des visions du monde russophiles. Bien qu’il ne se présente pas comme une histoire conceptuelle, le Dictionary se prête à des approches pédagogiques qui rendent compte de la façon dont les concepts émergent dans, par et à travers les langues. Utiliser l’outil du Dictionary pour enseigner Au-delà du principe de plaisir [Jenseits des Lustprinzips] de Freud révèle ainsi l’importance du mot allemand Lust pour rendre raison des spécificités de la théorie de Freud, et permet de mieux comprendre comment Freud dérive de ce terme des constructions comme la pulsion de mort, la sublimation et la pensée elle-même. L’entrée pleasure du Dictionary propose une lecture entièrement renouvelée des sens divergents pris par les concepts fondamentaux de la psychanalyse de Freud au gré de leur traduction en différentes langues : Le sens premier de l’allemand Lust ne semble pas avoir été celui de plaisir. Tout comme l’anglais lust, il dériverait de l’indo-européen lutan, qui signifie « se soumettre, s’incliner », et n’aurait d’abord désigné qu’un penchant plus ou moins résistible. Mais, alors que l’anglais lust a gardé le sens restreint de désir effréné, de convoitise ou de luxure, la gamme sémantique de l’allemand s’est étendue de l’appétit, du désir sexuel (« Ich habe Lust von dir » signifie toujours « J’ai envie de toi ») ou de la fantaisie à toutes formes d’assouvissement. Bref, le champ sémantique de Lust déborde l’affect sensible de plaisir pour désigner le désir qui en est l’origine et l’effet.

Si le Dictionary incite à lire la psychanalyse et la philosophie à travers le prisme de la différence des langues, il favorise aussi une approche philosophique de l’analyse littéraire. L’édition du Dictionary a par exemple attiré l’attention de Michael Wood sur l’usage fait par Proust du mot « justice » dans ses écrits sur l’affaire Dreyfus. L’entrée right/just/good du Dictionary se concentre sur les divergences sémantiques entre l’anglais et le français. Si « bien » et « bon » ont une signification similaire en français, « bien » peut se traduire en anglais par right ou good, avec des sens différents selon le 46

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contexte. Inversement, la distinction que fait le français entre the good et the just, le premier désignant l’intérêt individuel ou le bien collectif, le second une loi morale universelle, est moins clairement marquée en anglais. Wood a ainsi été frappé par la différence entre le français « justice » et l’anglais justice, les deux se ressemblant pourtant à s’y méprendre dans les deux langues. En lisant Proust et les commentateurs de Proust, et en testant les mots dans différents contextes, il s’est aperçu que « justice » en français, sauf indication contraire, a souvent le sens premier d’adaptation du châtiment au crime, comme dans les expressions « rendre (la) justice » ou « veiller à ce que justice soit faite ». Même si « justice » a, en français comme en anglais, trois sens principaux – la conformité à la loi, l’application de la justice (correspondant à la branche judiciaire du gouvernement) et la justice au sens (moral) de l’équité –, reste à déterminer lequel de ces sens est en jeu dans chaque occurrence particulière. Le savons-nous ? Le locuteur le sait-il ? L’enjeu est suffisamment sérieux pour qu’un commentateur français de premier plan ait pu dire, sans sembler s’en étonner, que Proust ne croit pas à l’État de droit. Comment cela est-il possible ? Proust a passé une bonne partie de sa vie à déplorer l’erreur judiciaire dont fut victime Alfred Dreyfus. Et pourtant, dit le narrateur d’À la recherche du temps perdu, « le sentiment de la justice m’était inconnu jusqu’à une complète absence de sens moral. J’étais, au fond de mon cœur, tout acquis à celui qui était le plus faible et qui était malheureux1 ». D’aucuns pourraient être tentés de dire que ce n’est manifestement pas de justice qu’il parle. Mais si. Nul besoin pour parvenir à une perception comparative des choses d’une traduction plus stable ou plus claire des mots difficiles, mais il faut sentir comment des mots relativement simples s’articulent les uns aux autres en contexte. Wood représente la situation à partir de l’image du trafic routier. Trois ou quatre véhicules transportent ce dont toute langue a besoin, mais les véhicules circulent différemment, et répartissent leur charge différemment selon les lieux. Ainsi, pour prendre un exemple simple, là où l’original français de Proust utilise une fois « justice », deux fois « droit » et une fois « loi », la traduction anglaise répète quatre fois le mot law dans law court, law school, rule of law et force of law. Les mêmes idées circulent à chaque fois : law, justice, rights, rightness, fairness, et ainsi de suite. Mais suivre le mauvais véhicule est vite arrivé. La lecture que donne Wood de la « justice » dans Proust à travers le prisme de l’intraduisible (intraduisibilité exacerbée en l’espèce par le caractère de « faux amis » homonymes du français « justice » et de l’anglais justice) ouvre un monde de littérature sensible aux « capacités » de l’intraduisibilité. Selon 1.  Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. VI, La Prisonnière, Paris, Nouvelle Revue française, 1923, p. 110.

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cette image, ce qui est perdu dans la traduction est souvent ce qu’il y a de meilleur à trouver, ouvrant au lecteur un Denkraum, un espace de pensée, d’invention et de traduction dans lequel les mots n’ont plus de définition propre dans aucune langue. Cela étant dit, ce que l’on entend par « intraduisible » n’a rien d’évident. Voici comment Jacques Derrida aborde la question dans Le Monolinguisme de l’autre : Non que je cultive l’intraduisible. Rien n’est intraduisible pour peu qu’on se donne le temps de la dépense ou l’expansion d’un discours compétent qui se mesure à la puissance de l’original. Mais « intraduisible » demeure – doit rester, me dit ma loi – l’économie poétique de l’idiome, celui qui m’importe, car je mourrais encore plus vite sans lui, et qui m’importe, moi-même à moi-même, là où une « quantité » formelle donnée échoue toujours à restituer l’événement singulier de l’original, c’est-à-dire à le faire oublier, une fois enregistré, à emporter son nombre, l’ombre prosodique de son quantum. […] Rien n’est intraduisible en un sens, mais en un autre sens tout est intraduisible, la traduction est un autre nom de l’impossible. En un autre sens du mot « traduction », bien sûr, et d’un sens à l’autre il m’est facile de tenir toujours ferme entre ces deux hyperboles qui sont au fond la même et se traduisent encore l’une l’autre2.

Comme le remarque Jacques Lezra, l’un des sens du mot « intraduisible » est signalé par l’articulation entre géométrie et rhétorique fournie par le concept d’hyperbole. « Traduire » ici signifie tendantiellement situer un point ou un quantum par rapport à un autre d’après un algorithme : la traduction est conçue comme une mécanique, une fonction, un mètre ou une mesure commune. Cette sorte de « traduction » implique de concevoir les langues naturelles comme si elles cartographiaient un espace mathématique, mathématisable ou quantifiable, ou ce que l’on pourrait appeler une définition monadique, cartographique ou encore isomorphique de la traduction. Le « mot pour le mot » comme le « sens pour le sens », ces Abel et Caïn archaïques du panthéon de la traduction, s’accommodent aussi bien l’un que l’autre de ce paradigme mathématique ou fonctionnel. Mais que se passe-t-il lorsque nous « traduisons » cette sorte de traduction fonctionnelle du domaine des quanta dans celui de la rhétorique, et même de la rhétorique philosophique où l’hyperbole a un statut bien différent ? Rien en tout cas qui ressemble à un espace mathématisable lisse, si ce n’est dans l’imaginaire d’un certain néoplatonisme.

Libertés éditoriales En changeant de métalangue avec le Dictionary, nous avons éprouvé le besoin de combler certaines lacunes spécifiques, notamment relatives à la theory, au sens anglophone académique de ce terme. Nous avons sollicité des ajouts 2.  Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 100 et p. 103.

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de Kevin Mclaughlin sur la distinction benjaminienne entre Erinnerung et Gedächtnis dans l’entrée memory ; de Leland de la Durantaye sur l’usage singulier fait par Giorgio Agamben des expressions Homo sacer et bare life dans l’entrée animal ; d’Étienne Balibar sur l’emploi polymorphe du terme « instance » par Jacques Lacan pour dire moment, instantiation ou agency dans l’entrée will ; d’Immanuel Wallerstein sur le concept braudélien de « longue durée » dans moment ; de Daniel Hoffman-Schwartz sur la relation « forcée » chez Alain Badiou entre forcing et « forçage » dans macht ; et de Michael LeMahieu sur le couple quine/qualia chez William Quine dans objet. Même si l’ouvrage original abordait ça et là le champ sémantique constitué par les termes anglais de fancy, imagination, feeling, passion, emotion, sentiment, affection, senses et sense, nous l’avons renforcé en consacrant deux encadrés à fancy et à feeling (tous deux de Susan Wolfson), respectivement dans les entrées fancy et sense. La thématique des langues, de la traduction et de l’humanisme s’est vue enrichie d’un encadré « glossolalia » (par Daniel Heller-Roazen) dans l’entrée logos, d’un autre sur la pratique humaniste de la traduction chez Leonardo Bruni (par Jane Tylus) dans l’entrée to translate, et sur the humanities (par Michael Wood) dans bildung. Ces additions ont vocation à augmenter la pertinence du Dictionary pour la théorie littéraire et la littérature comparée. En réponse à une foule de débats interdisciplinaires récents autour de la surveillance, de la sécurité, du care et du cure, nous avons demandé à John T. Hamilton une entrée sur securitas et son prolifique réseau de dérivés. L’additif conçu pour mitmensch s’est finalement transformé en une entrée à part entière, neighbor, rédigée par Kenneth Reinhard. Nous sommes aussi intervenus sur l’essaim de sèmes qui entoure sex et gender. Représentés dans l’original, les deux termes étaient mis en dialogue avec « genre » et Geschlecht (en lien avec d’autres concepts comme « espèce », kind, « race » et « peuple » traités dans ces entrées). Nous avons soumis ce groupe de mots à un examen critique comparé, à travers les contributions originales de Judith Butler sur gender trouble (infra, p. 149) et de Stella Sandford sur la dé-sexuation française de l’expression sexual difference en anglais, qui invitent désormais à une lecture contrapuntique avec celles de Monique David-Ménard et Penelope Deutscher sur gender, et de Geneviève Fraisse sur sex. D’autres ajouts concernent la théorie des médias (il existe désormais une entrée media/medium, rédigée par Ben Kafka, assortie d’un encadré sur « ordinateur »/computer/« numérique »/digital par Antoine Picon) ; la théorie et la pratique de l’architecture déconstructive dans l’entrée chôra (que l’on doit à Anthony Vidler) ; la théorie postcoloniale représentée par de nouveaux encadrés de la main de Robert Young sur colonia and imperium et d’Émilienne Baneth-Nouailhetas sur postcolonialism dans l’entrée stato, et de celle de Gayatri Chakravorty Spivak sur planetarity dans welt ; ainsi que certains 49

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mots arabes clés, à travers les encadrés rabita dans sein, Qur’ān dans to translate et ijtihād dans belief, signés Souleymane Bachir Diagne. Nous aurions pu multiplier les apports à l’infini, mais nous nous en sommes remis pour ces choix aux contraintes de calibrage, de temps, ainsi qu’aux opportunités qui se sont offertes, en espérant que de futures éditions augmentées viennent remédier à leur part d’arbitraire. Comme B. Cassin l’a souvent fait remarquer, en toute rigueur exhaustive, le volume entier ne suffirait pas à contenir les seuls termes philosophiques grecs. Si le choix des nouvelles entrées a pu parfois se faire à la faveur d’une rencontre fortuite ou d’une conversation animée entre les éditeurs, la sélection de celles que nous avons laissées de côté s’est faite de manière moins contingente. Nous nous sommes parfois interrogés sur les choix retenus par les éditeurs français, certains intraduisibles nous apparaissant comme non philosophiques ou incongrus. Des termes comme multiculturalism, happening, judicial review ou welfare, intéressants pour ce qu’ils révélaient de ce que des intellectuels européens pouvaient percevoir comme intraduisible, perdaient tout caractère idiomatique pour les lecteurs anglophones. Le mot « syncatégorème », malgré son statut d’enjeu de lutte conceptuelle pour la scholastique médiévale, a été sacrifié, son degré de technicité le rendant presque inéditable. Nous avons toutefois conservé l’essentiel des entrées originales, même quand elles se montraient particulièrement résistantes à la traduction. Même si nous avions affaire à un texte français, l’ampleur de la tâche de traduction qui se présentait à nous est apparue au grand jour lorsque nous avons réalisé qu’une simple restitution en anglais de l’édition française était tout simplement impraticable. Chaque aspect de la traduction devait être repensé, à commencer par les titres d’entrées. Lesquels devaient rester en langue originale ? Lesquels devaient être traduits en anglais ? « Bien-être » a été maintenu en français, mais « bonheur » – porteur lui aussi de l’héritage des Lumières françaises – converti en happiness. Il est difficile de reconstituer le principe qui a présidé à toutes ces décisions : si nous avions nos raisons, elles ne sauraient revendiquer la rigidité de justifications inattaquables. Un problème particulièrement épineux consistait à remanier les entrées dans une perspective anglophone sans pour autant retomber dans le piège anglocentriste. Nous avons ainsi découvert que sous l’entrée correspondant au français « mot », l’anglais word n’apparaissait jamais. Il a fallu rectifier cette absence dans l’édition anglaise en remaniant l’entrée word pour rendre compte du fait que « mot » était un intraduisible français. Le terme Willkür présentait encore un autre type de problème. Analysant l’altération que Kant fait subir à l’héritage cartésien, l’entrée se concentrait sur le passage du « libre arbitre » (capable d’introduire un résultat qui n’était ni déterminé ni nécessaire) à la (freie) Willkür (la free will ou la « liberté » entendue comme autonomie de la volonté). Selon Pierre Osmo, l’utilisation kantienne du mot véhiculait en 50

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allemand des connotations supplémentaires d’« arbitraire » et de « caprice ». Lorsque Kant utilise l’expression freie Willkür (souvent rendue en anglais par free power of choice), il retient donc, selon Osmo, ce sens de caprice. Mais cette potentialité disparaissait en français, où l’expression « libre arbitre » habituellement retenue pour traduire à la fois Willkür et freie Willkür arasait, toujours selon Osmo, les intentions et l’originalité de Kant. Il était particulièrement difficile pour le traducteur anglais de faire état de cet argument. La traduction anglaise standard pour la Willkür de Kant, choice ou free choice, rendait en effet caduc son propos philosophique sur la perte de la dimension irrationnelle du caprice dans les traductions françaises de Kant. Les tensions mises en évidence par Osmo entre la philosophie française et la philosophie allemande (pré- et postkantienne) autour de la conception des volitions, de la liberté de la volonté, du libre arbitre et de la sanction rationnelle et morale du pouvoir de décision tombaient à plat en anglais. L’anglais intervenant en troisième recours pour traduire une traduction française de l’allemand faisait surgir une forme de « méta »-intraduisibilité, une interférence propre à la traduction non anticipée par l’auteur de l’article, et en porte-à-faux avec son argument sur l’intraduisibilité d’un terme donné dans un contexte linguistique spécifique.

Spectres de sujets nationaux Même si la langue originale du Dictionary était le français et son orientation tournée vers l’héritage grec, scolastique, la tradition des Lumières et celle de la philosophie allemande, rien n’intéresse davantage Barbara Cassin que ce qu’elle appelle une « métaphysique des particules3 ». Par cette expression, elle entend les capacités plastiques des particules linguistiques au sein d’une langue particulière (à la manière dont les préfixes et les suffixes permettent de créer de nouveaux mots en allemand). Chaque langue, écrit-elle, « contient en elle les règles de sa propre invention et transgression4 ». Le Vocabulaire met en lumière les nuances philosophiques propres à chaque langue singulière, non pas pour ressusciter une forme de « nationalisme ontologique » (par où les langues s’érigent en doublures de sujets nationaux), mais pour souligner les contours mobiles des langues, où les silhouettes nationales se brouillent dans des mondes polyglottes. Opposée au modèle du dictionnaire comme mausolée de concepts, B. Cassin traite les mots comme des radicaux libres, des parole in libertà. Elle a conçu un système de lemmes directionnels qui fonctionne comme un 3.  Barbara Cassin a utilisé cette expression lors d’une présentation du Vocabulaire dans le cadre de la New York University’s Humanities Initiative, le 11 février 2010. 4.  Barbara Cassin, Plus d’une langue, Paris, Bayard, 2012, p. 43.

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système de navigation. Cet aiguillage lance le lecteur sur la piste de liens philologiques, d’arguments logiques et de lignes de fuite mis en lumière par l’histoire de la traduction d’un mot, et qu’un index raisonné serait impuissant à faire apparaître. Il prend parfois la forme d’entrées directionnelles, qui sont à elles seules des articles en miniature. En signalant les endroits où les mots convergent pour former des constellations, ou au contraire prolifèrent dans différentes langues, elles cartographient les principales lignes de force conceptuelles et narratives. Parmi elles figurent la logique classique, les théologies du droit (law), la transcendance métaphysique, l’économie esthétique et domestique, le sens et la signification, l’humain versus le non-humain, le genre et l’espèce, le matérialisme (réaliste et spéculatif) et l’expérience phénoménologique, les ordres de souveraineté dans la désignation des institutions politiques et étatiques, les théories utopiques, la pensée dialectique, le Dasein, la self-consciousness et l’intersubjectivité, la temporalité et l’histoire, la mémoire, la connaissance et l’intuition intellectuelle, l’originalité créatrice, la free will et l’autonomie morale, l’intérêt rationnel et la raison analytique, l’individualisme possessif et l’émergence du sujet libéral moderne. Comme l’a pointé Howard Caygill, la « bifurcation entre philosophie et science » et, plus spécifiquement, l’apport de la philosophie naturelle, du darwinisme, de la théorie de l’évolution et de la génétique à l’époque contemporaine5, était en revanche sous-thématisé. La principale réussite du Dictionary est peut-être de produire une cartographie (Caygill parle de « géophilosophie ») des phénomènes de diaspora et de migration linguistiques, mais aussi des checkpoints jalousement contestés à l’échelle mondiale, depuis les premiers empires jusqu’à l’ère de la surveillance technologique post-11 Septembre. Les langues nationales émergent non pas comme des monuments de culture ossifiés, ni comme des techniques de signification exemptes de conséquences politiques, mais comme des unités foncièrement transnationales, comme des micro-mondes hétérodoxes. Le Dictionary n’échappe toutefois pas tout à fait aux tentations nationalistes, nulle part plus manifestes que dans les entrées consacrées aux langues elles-mêmes. Malgré la volonté affichée des éditeurs de saper les ontologies linguistiques nationales à la racine, on assiste dans ces entrées à une manière de récidivisme. Le lemme portugais donne lieu à un hymne à la sensibilité du baroque, autour de la figure emblématique du fado (destin, lassitude, mélancolie). L’allemand s’en tient à la langue de Kant et Hegel. Le grec est pris en tenaille entre l’efflorescence athénienne et l’hommage heideggerien au grec comme Ursprache de la philosophie. L’italien a partie liée avec la notion machiavélienne de « verità effettuale della cosa [vérité 5.  Howard Caygill, « From Abstraction to Wunch : The philosophies », Radical Philosophy, n° 138, juillet-août 2006, p. 13-14.

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effective de la chose] », l’historicisme philologique de Vico et les clichés de la sprezzatura. En glosant le privilège mondialement accordé au français comme langue reine de la philosophie, Alain Badiou critique et mythifie à la fois la langue nationale quand il insiste sur le fait que pour Descartes, Bergson, Sartre, Deleuze ou Lacan, philosopher ne veut pas dire autre chose que penser de manière ouverte et démocratique. Les obscurités (si obscurité il y a) ne sont que le résultat du besoin ressenti par les philosophes français d’être aussi des écrivains français. Contrairement à ce qui se passe en allemand, où la vérité s’atteint via un déliement verbal et syntaxique, la syntaxe française est supposée transparente à la vérité. Proche d’une langue adamique dans la description qu’en fait Badiou, elle se prête au formalisme logique, aux axiomes, aux maximes et aux principes universels. Mais surtout, la langue française, selon Badiou, politise toute énonciation philo­ sophique, désamorçant les prédications à travers le jeu des substitutions et l’art de l’interrogative impérieuse (ou ce que Lacan appelait « l’énonciation qui se dénonce »). Même si l’ontologie nationale est à proprement parler anathème pour Badiou, on pourrait lui reprocher de ramener le mythe à un nominalisme linguistique équivoque, faute de l’historiciser et à force de jouer à le déployer. Il est bien sûr impossible d’expurger entièrement ces ontologies des noms de langues, puisqu’en sélectionnant les protocoles grammaticaux qui justifient la circonscription d’une langue particulière, ils donnent sens à la carte mondiale des langues. Même le terme de « traduction », qui désigne la langue dans un état de non-appartenance, se révèle ancré dans des traditions nationales. L’entrée to translate remarque que dolmetschen, un verbe anachronique dont les origines remontent à la traduction de la Bible en allemand par Martin Luther, donne littéralement « rendre allemand » ou « germaniser » pour équivalent de « traduire ». Schleiermacher a joué un rôle central dans le remplacement de dolmetschen par übersetzen, dolmetschen renvoyant au travail fonctionnel de l’interprète là où übersetzen désigne le défi autrement noble de rendre une pensée. Übersetzung devient ainsi le nom d’un désaveu du germanocentrisme en prise sur l’histoire du mot « traduction ». Bien qu’il fasse la part belle à des entrées comme aufhebung ou dasein, le dictionnaire de Barbara Cassin a été conçu dès le départ comme une arme de combat contre le nationalisme ontologique des théories allemandes du sujet. Plus ouvertement encore, il entendait battre en brèche la prédominance des traditions philosophiques anglo-analytiques. Dans son introduction, B. Cassin brocarde l’hostilité viscérale de la philosophie analytique à l’égard de son homologue continentale, de même que son zèle à « dégonfler les baudruches de la métaphysique ». De ce point de vue, le Dictionary peut être lu comme une réponse à l’entreprise de dénigrement de la philosophie continentale par la philosophie analytique. Si la philosophie du langage ordinaire et ses 53

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principaux avatars – Wittgenstein, Russell, Austin, Quine et Cavell – étaient représentés dans l’édition française, l’empire plus général de la pensée anglophone y faisait l’objet d’un endiguement stratégique. C’était particulièrement manifeste à l’égard de la tradition de l’empirisme britannique, auquel n’était consacrée aucune entrée en propre. Sensation et sensationalism – ces piliers de l’empirisme britannique auxquels les encyclopédies et les histoires de la philosophie consacrent habituellement de longues pages – étaient subsumés sous les entrées sens, conscience et feeling. Francis Bacon, Thomas Hobbes, John Locke, George Berkeley et David Hume recevaient un traitement particulièrement maigre, surtout comparés à Kant, Hegel et Husserl. Nous avons cependant décidé de maintenir cette cartographie déformée du paysage philosophique, témoin de la raison d’être polémique de l’original français.

Les tâches des traducteurs Encore et encore, nous nous sommes trouvés confrontés à la tâche de « traduire l’intraduisible ». Cette tâche impliquait à la fois une plongée dans la problématique benjaminienne de la traduisibilité comme telle, décrite par Samuel Weber comme une activation des « -abilities » de la traduction (la part de -barkeit dans Übersetzbarkeit), et une « épreuve » impliquant la conversion des échecs de la traduction en symptômes dignes d’intérêt. Par la force des choses, nous sommes devenus de plus en plus attentifs à la prémisse paradoxale du livre, consistant à définir l’intraduisible comme ce que l’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. L’un des écueils de l’usage courant d’« intraduisible » consiste à présupposer une équivalence parfaite toujours absente. Rien n’étant jamais exactement pareil dans une langue et dans une autre, l’échec de la traduction est toujours nécessaire et absolu. Outre le fait qu’elle néglige l’existence de quelques équivalences heureuses, cette proposition repose sur une mystification, un rêve de perfection qui, quand bien même il serait à notre portée, n’est pas même désirable. Si une équivalence parfaite existait de langue à langue, le résultat ne serait pas une traduction, mais une copie. Et si de telles copies étaient facilement disponibles, il n’y aurait pas des langues, mais un seul vaste jargon international flou, sorte d’annulation tardive de Babel. L’intraduisible comme construction fait droit à l’angoisse intime dont nous faisons l’expérience lorsque, comme traducteurs, nous sommes confrontés à une chose que nous ne voulons pas traduire ou voir traduit. Telle densité, telle richesse ou couleur, tel ton dans la langue source semble défier à ce point toute restitution dans une autre langue qu’aussitôt nous renonçons ne serait-ce qu’à essayer : l’indigence du résultat est trop prévisible, et nous ferait regretter la première langue comme on regrette un ami ou un enfant. Mais la perception des différences est aussi une vertu, et la métaphore éculée de la perte en matière de traduction est finalement un peu 54

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Traduire la philosophie en theory : où est la différence ?

trop facile. La traduction, en tout état de cause, nous aide à repérer ce qui nous manque, et c’est en grande partie le sujet de ce livre. Durant les cinq années de travail passées sur le Dictionary, nous nous sommes retrouvés plongés dans la fabrique concrète d’une entreprise encyclopédique fondée sur la traduction, et obligeant de ce fait à repenser à chaque instant la relation entre traduction et production de savoir. Travailler sur un projet de dimension encyclopédique, c’est s’exposer tour à tour à l’ivresse et à la frustration. Il a sans cesse fallu arbitrer entre la tentation de traverser le miroir de la philosophie, et la nécessité de se déprendre du contenu pour se concentrer sur l’édition du texte. Mettre en forme, trier, faire circuler la bonne version : toutes ces tâches prosaïques étaient bien plus difficiles à mener à bien que le travail d’écriture et de définition du projet. À un moment, nous avons égaré la version traduite d’inconscient. L’ironie qu’il y a à « perdre » l’« inconscient » du texte se passe de commentaire, tant le désir de se défaire du boulet d’une entreprise aussi massive se faisait parfois tout à fait conscient. S’il y a une chose que le Dictionary nous a apprise, en revanche, c’est la joie d’utiliser l’outil de la traduction pour faire de la philosophie, de la theory et de la critique littéraire. Ce livre représente une contribution majeure à un nouveau tournant philosophique dans la théorie et la pratique de la traduction. Il engage une réflexion sur la façon dont l’« intraduisible » porte en lui le « plus d’une langue ». La philosophie prend dès lors l’aspect d’une théorie politique de la communauté, qui se construit à travers le transfert et la diffusion d’unités sémantiques irréductibles. Les endroits où les langues entrent en contact découvrent les limites des langues et des traditions nationales particulières. Ils éclairent des zones de partage paradoxal d’appartenance non nationale, au bord de l’inintelligibilité mutuelle. Si les intraduisibles sont signifiants, ce n’est pas en tant que prédicats essentialistes d’une nation ou d’un ethnos sans équivalents disponibles dans d’autres langues, mais comme symptômes de singularités d’expression qui dessinent les contours d’un paysage mondial jalonné d’équivoques, de néologismes et de dissonances sémantiques.

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ROUMAIN Les enjeux de la traduction dans l’histoire de la langue roumaine Anca Vasiliu

Les premières traductions et la formation de la langue Le roumain appartient à la famille des langues latines. Si les attestations documentaires de la langue parlée dans la région qui correspond à peu près au territoire actuel du pays remontent au premier millénaire, les premiers textes écrits conservés ne sont en revanche pas plus vieux que le xvie siècle. Le premier est une lettre de 1521, rédigée par un commerçant de Braşov (en Transylvanie) qui annonce à ses concitoyens une invasion turque imminente. En l’absence de documents explicites, il est difficile de faire remonter plus haut la tradition des textes écrits roumains. Cependant, il faut noter que moins de quarante ans après cette lettre apparaissent, en nombre considérable, des livres canoniques traduits en roumain : le Catehismul românesc de Coresi en 1559 (adaptation du Petit Catéchisme de Luther) et, à sa suite (1559-1581), dans la même typographie de Coresi, à Braşov-Schei : le « Tétraévangéliaire », « Les Actes des apôtres », les « Psaumes », l’« Évangile expliqué » (Evanghelie cu tîlc ou Cazanie), etc. Vingt ans plus tard, en 1581-1582, on trouve aussi la monumentale Palia de la Orăştie, première traduction en roumain de l’Ancien Testament (Genèse et Exode), réalisée dans un contexte calviniste d’après le hongrois, le latin (Vulgate de Tubingen, 1573) et le slavon (Ostrog, 1581). La première édition de ce texte sera réalisée par Mario Roques, à Paris, en 1925. Or cette proximité de dates est troublante. La tradition littéraire roumaine ne s’est évidemment pas construite en quelques décennies, entre le premier écrit conservé, qui n’a rien de littéraire, et la quantité de traductions qui fleurissent aussitôt après. Ce voisinage, sans doute fortuit, permet de dégager 57

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trois aspects historiques. Au milieu du xvie siècle, le roumain est une langue capable de s’approprier la tradition biblique en travaillant la traduction des textes à partir de plusieurs langues anciennes et modernes, avec une volonté affichée de remonter aux sources et de comparer les différentes versions. La conservation des textes roumains correspond à l’établissement des premières typographies (comme celles introduites par Coresi en Valachie et en Transylvanie), et elle est donc en partie due à la quantité d’exemplaires mis en circulation grâce à la technique typographique. Ce nombre relativement élevé atteste d’ailleurs la demande et l’intérêt des communautés pour un texte écrit en roumain. Enfin, il apparaît avec clarté que la formation littéraire de la langue s’est faite grâce à la traduction, et que la traduction fournit également le premier terrain pour une réflexion critique sur le statut de la langue en rapport avec le texte traduit et avec la communauté qui partage la langue et qui imprime à celle-ci son destin. Un extrait de la préface d’une traduction du Nouveau Testament écrite par un évêque roumain de Transylvanie au milieu du xviie siècle témoigne de cette réflexion critique et historique sur la langue qui accompagne le travail du traducteur : […] les mots doivent être comme les pièces de monnaie ; les meilleures pièces de monnaie sont celles qui circulent dans tous les pays, et les meilleurs mots sont ceux que tout le monde comprend. Et nous, pour cette raison, nous nous sommes donné de la peine pour « rendre » [le texte] de telle manière que tous puissent comprendre ; mais si, malgré tout, certains n’arrivaient pas à comprendre, cela n’est pas de notre faute mais de la faute de celui qui a éparpillé les Roumains à travers d’autres pays, et leur a donné de se mélanger les mots, de telle sorte qu’ils ne parlent plus tous de la même manière1. (Nous traduisons.)

La traduction en question est faite d’après le grec, le latin (de Jérôme) et le slavon (une édition de Moscou), mais en privilégiant le grec, comme l’affirme le préfacier, soucieux à la fois de fidélité (d’esprit autant que de lettre) et de légitimation du texte roumain par rapport aux textes « canoniques », car le grec, rappelle l’évêque, est à l’origine des autres versions. Il y a en effet un certain nombre de mots grecs simplement translittérés, et le préfacier s’en explique : il n’existe pas de noms roumains pour certaines choses (comme quelques pierres précieuses, par exemple) car ces choses n’existent pas dans « nos pays ». Les traducteurs ont en réalité largement repris, dans cette version, des traductions vieilles d’un siècle dues au diacre Coresi. Originaire d’une famille grecque de Chios émigrée dans les pays roumains vers 1500, Coresi, traducteur et éditeur de livres, a établi les premières typographies en Valachie et en Transylvanie, à Braşov-Schei, vers 1550. S’inscrivant dans la 1.  Simion Stefan, évêque des orthodoxes roumains de Transylvanie, dans la préface de l’une des premières traductions roumaines du Nouveau Testament, publiée à Alba-Iulia (Bălgrad) en 1648.

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tradition de Coresi, le propos de l’évêque Simion Stefan sur la traduction, et surtout la comparaison de la circulation et de la valeur universelle des mots avec des pièces de monnaie, deviennent un topos de la littérature roumaine ancienne2. Les premiers dictionnaires slavon-roumain conservés paraissent quatrevingt-dix ans après les premières traductions : le moine Mardarie de Cozia, en 1649, et Mihail Logofàtul, de Târgovişte, en 1678, sont les auteurs des dictionnaires les plus anciens. Les nombreux exemplaires imprimés de ces ouvrages montrent la fréquence des traductions des livres canoniques du slavon en roumain au xviie siècle, qui en faisaient usage. Mais le slavon, bien que langue du culte pour les Roumains orthodoxes, n’est pas le fond prioritaire à partir duquel le roumain, langue latine, structure et fixe son statut littéraire et cultuel. Les traducteurs des xvie et xviie siècles font constamment appel au latin, en témoignant explicitement de la proximité radicale ressentie avec la « langue mère ». Prenons un exemple typique de juxtaposition de termes slavons et latins dans la traduction roumaine de l’Ancien Testament de 1581 (Palia de la Orăştie), un passage de Genèse I, 26-27 : să facem omul pre chipul ce să fie asemănare noo […] şi Domnezeu făcu pre om lui pre obraz, pre obraz lu Domnezeu făcu el. [Faisons l’homme selon notre image et ressemblance3 […] Dieu fit l’homme à son image et à sa ressemblance.]

On remarque la juxtaposition typique de termes d’origine latine (asemănare-similitude) et d’origine slavone (obraz pour ad imaginem ou kat’eikona), sur la base d’une structure syntaxique latine. Ce type de juxtaposition et la présence fréquente, en roumain, de synonymes qui relèvent de deux langues sources, le latin et le slavon, surtout dans le langage liturgique ou dans la langue littéraire, se sont maintenus dans le roumain moderne. Pour rester sur le même exemple : « image » se dit tantôt imagine (terme générique moderne), tantôt icoană (icône uniquement pour l’objet spécifique au culte chrétien orthodoxe), tantôt obraz (joue ou visage, mais aussi terme ancien, slavon, pour dire « icône »), tantôt chip (face, expression, caractère, photo, mais aussi mode, modalité, et dans des composés comme închipuire le terme chip signifie imagination, phantasme), et tantôt faţă (face, visage). Il faudrait en outre retenir de cet exemple que le « visage » (chip, obraz) ne désigne pas en roumain une image à proprement parler, une « représentation » ou un « portrait », mais l’« expression », ou plus précisément l’impression des traits 2.  La comparaison est citée et développée par Haşdeu, historien et linguiste roumain de la fin du xixe siècle, dans Principiul circulaţiunii cuvintelor [Le Principe de la circulation des mots]. Cf. Nicolae Cartojan, Istoria literaturii române vechi (1940), Bucarest, Minerva, 1980, p. 94-100 (Coresi), p. 184 (Simion Stefan). 3.  Dans le texte grec : kat’eikona kai homoiosin.

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de la personne (la partie émergente de son « caractère »), correspondant à ce que l’on désigne en grec par prosôpon. Sous ces deux termes, chip et obraz, le « visage » désigne la partie visible de la vie et de la nature d’un vivant, une condition propre à la vue à partir de laquelle l’existant est reçu comme l’impression dans l’imagination, la mémoire et l’intellection. Dans ce cas, la visibilité d’un individu correspond plus à sa définition qu’à la saisie de son apparence physique. La constellation des synonymes ou quasi-synonymes du terme « image » porte en roumain, comme en grec et dans d’autres langues, les traces d’une pensée philosophique et théologique.

Bibliothèques, écrits et enseignement supérieur Rappelons, par ailleurs, quelques repères de la vie intellectuelle dans les pays roumains, contemporains ou presque de l’activité de traduction des xviexviie siècles. On peut évoquer l’existence d’une école d’études supérieures de type Scola monastica dans l’enceinte du monastère de Putna dans la seconde moitié du xve siècle, où étaient probablement enseignés les arts du trivium et du quadrivium, et certainement la rhétorique et l’enluminure parmi les autres sciences et arts. L’enseignement se faisait selon toute vraisemblance en slavon, mais peut-être y apprenait-on aussi le latin et le grec. C’est l’époque d’Étienne le Grand, le fondateur de Putna, l’une des périodes les plus riches du point de vue culturel de toute l’histoire de la Moldavie. Notons aussi la présence de manuscrits byzantins (du xive siècle), de livres bilingues grecslavon dans les bibliothèques des monastères (à Neamţ, par exemple, mais aussi à Putna), ainsi que de nombreux autres manuscrits, puis de livres grecs imprimés de patristique, de théologie et de droit canon. Les bibliothèques moldaves sont réputées tout comme les ateliers de copistes. Au xvie siècle, des copies de livres rares sont commandées par Moscou (en 1556, le Nomocanon byzantin par le tzar Ivan le Terrible) et plus tard, au début du xviiie siècle, par Kiev (la Philocalie). L’enseignement de la philosophie débute vers 1690 à Bucarest et à Jassy dans le cadre des académies princières4. Cet enseignement a lieu en grec et est dirigé par Théophile Corydalée sur la base de commentaires averroïsants des traités d’Aristote ; les manuscrits de cet aristotélicien tardif, formé à l’Université de Padoue, sont conservés à Bucarest, dans la bibliothèque de l’Académie roumaine. Parmi les premiers écrits philosophiques originaux, il faut mentionner ceux de Dimitrie Cantemir, prince de Moldavie, réfugié à Moscou après la 4.  On peut mentionner aussi, avant cette date, un court épisode académique en Moldavie, au milieu du xvie siècle, lorsque le prince despote Héraclide fonde en 1562 une école supérieure dirigée durant quelques années par l’intellectuel transylvain Ioan Sommer et où les cours se faisaient sans doute en latin.

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défaite de l’armée moldave à Stănileşti face à l’armée turque (1711). Père d’Antioch Cantemir, l’un des fondateurs de la poésie « moderne » en Russie, Dimitrie Cantemir fut un savant de réputation européenne, connu à Istanbul, à Paris et à Berlin, parlant et écrivant au moins le grec, le latin, le russe, le turc – et aussi le roumain. Il était à la fois historien (Histoire de la croissance et du déclin de l’Empire ottoman), musicologue (auteur de l’un des premiers écrits sur le système de la musique turque), historien des religions, connaisseur de l’Islam autant que du christianisme (il les compare dans un traité), diplomate, écrivain, philosophe. Parmi ses écrits philosophiques en roumain, les œuvres les plus originales sont Le Banquet ou La Querelle du sage avec le monde et l’Histoire hiéroglyphique, une sorte de poème allégorique présentant un curieux mélange de thèmes platoniciens, de logique aristotélicienne et de scepticisme. Par ailleurs, un renouveau de la tradition théologique et philocalique orthodoxe, assorti d’une intense activité d’édition et de traduction de textes patristiques, prend place au xviiie siècle en Moldavie au monastère de Neamţ, et en Valachie aux monastères de Târgovişte (Dealu) et de Câmpulung (Negru-Vodă). Rappelons aussi, dans ce rapide panorama du contexte culturel dans lequel paraissent les premières traductions en roumain, que la plus grande bibliothèque du sud-est de l’Europe au début du xviiie siècle, la bibliothèque des Mavrocordat, se trouvait dans le monastère de Văcăreşti à Bucarest, monastère fondé par le prince Nicolas Mavrocordat en 1716 (il a été rasé en 1986).

La réflexion sur la langue et l’esprit national Y a-t-il eu, dans le contexte de cette tradition historique et culturelle, une réflexion critique sur les spécificités roumaines de l’expression philo­ sophique ou théologique ? Assurément, et il s’agit d’une réflexion teintée de nationalisme manifesté soit comme une réflexion philosophique sur l’identité soit comme une étude philologique et linguistique. Il existe de nombreux exemples aux xixe et xxe siècles d’étude de la langue et de ses origines, de travail d’enrichissement par la multiplication et la diversification des traductions et des genres d’écriture et, non moins, de réflexion sur les rapports mutuels entre langue et nation. Citons quelques exemples parmi les plus notables du travail critique et historique sur la langue : les essais de Ion Heliade Ràdulescu sur la grammaire roumaine, au début du xixe siècle (voir infra) ou les travaux de vocabulaire étymologique et de recherche sur la latinité et sur les autres couches linguistiques (slave, turc, grec, allemand, français, italien) du roumain par I. B. P. Haşdeu (Cuvente den bătrâni, 1878), A. Cihac (Dictionnaire d’étymologie daco-romane, éléments latins, 1870) et L. Şaineanu (Dicţionar universal al limbii române, 1896) – ces 61

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trois ouvrages monumentaux étant les premiers instruments scientifiques d’analyse de la langue. Concernant les réflexions qui croisent langue, peuple et identité culturelle, mentionnons quelques exemples qui ont marqué l’histoire intellectuelle moderne du pays. Plusieurs écrits du philosophe Constantin Noica, dont le livre Creaţie şi frumos în rostirea românească (Création et beauté dans le langage roumain) (1973), ont joué un rôle important dans le paysage intellectuel communiste ; on y trouve des considérations sur la littérature, l’histoire, le folklore, la grammaire (des considérations métaphysiques concernant la conjonction întru, sorte de mixte entre « en/dans » et « entre », par exemple). Les écrits théoriques du poète Lucian Blaga, dans les années 1930, sur le folklore roumain et la transcendance ont aussi durablement marqué la tradition d’une « conscience roumaine » définie à partir de formes artistiques et de structures linguistiques. Considéré comme l’un des poètes roumains les plus importants du xxe siècle, Blaga a eu une formation philosophique, et ses écrits théoriques, proches par leur esprit de la pensée de Heidegger, comportent des réflexions sur les formes structurelles communes (qu’il appelle « matrices stylistiques ») de la culture et de la langue roumaines. Des réflexions sur la langue et la nation représentent le terrain de choix de plusieurs penseurs gravitant autour de la revue Gândirea, véritable vivier de la mouvance nationaliste de l’entre-deux-guerres. On a tenté dans les années 1930, comme dans les années 1970, de créer de toutes pièces une philosophie spécifiquement roumaine et une langue à résonance philosophique et théologique, truffée de mots et de tournures archaïques. La revue Gândirea, ainsi que des courants comme l’orthodoxisme, le personnalisme, « Trăirism » (version roumaine de l’existentialisme), opposés aux « modernistes » ou aux « avant-gardistes », ont réuni bon nombres des personnalités culturelles et politiques très impliquées dans le débat nationaliste. On retrouve parmi elles des philologues, des historiens, des philosophes et des théologiens : Dobrogeanu-Gherea, Nae Ionescu, Nicolae Iorga, D. D. Roşca, Vasile Conta, Mihai Ralea, Emil Cioran, Mircea Florian, Ion Vianu, Dumitru Stăniloaie. La langue tient une place de choix dans les débats portant sur la spécificité nationale : certains mots sont hissés au rang de « concepts » (dor, taină [mystère, secret], doină [chant populaire lyrique], fior [frémissement, sensibilité à fleur de peau], jale [douleur, désespoir métaphysique]) et des topoi sont créés de toutes pièces, comme « spaţiul mioritic » (l’« espace des agnelles », propre à une culture pastorale), « matrice stylistique », « structure ondulatoire », « énergie cosmique », « anthropologie-cosmologie », etc. De même, certaines pratiques populaires religieuses sont analysées comme autant d’expressions du « génie » national, selon une équation identitaire roumanité-orthodoxisme longtemps dominante, mais qui n’est que le produit du « nationalisme romantique » des deux derniers siècles, réaménagé par 62

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les différents systèmes politiques de la droite conservatrice et de la gauche communiste qui ont régné dans le pays. Les réactions n’ont pas manqué. Citons un exemple : sur le mode mi-sérieux mi-ironique, Nichita Stănescu, le poète le plus remarquable de l’époque communiste, déjoue dans les années 1970-1980 l’idéologie du parti dominant en réfléchissant à propos de la langue « maternelle » et d’Eminescu, le « barde national », à partir des clichés nationalistes et des mots dits « spécifiques » pris à la lettre. Une forme de critique qui ne dit mot, comme par défaut en quelque sorte, car aucune contestation explicite n’était envisageable à l’époque. Mais, pour les enjeux philosophiques de la traduction et de la réflexion dans le dialogue des langues, il me semble plus intéressant, pour le cas roumain, d’aller en amont des controverses nationalistes et de l’affrontement idéologique du xxe siècle. J’illustrerai pour cette raison la réflexion philosophique, historique et politique sur les origines et les spécificités de la langue roumaine avec quelques exemples choisis parmi les écrits des intellectuels transylvains de la première moitié du xixe siècle (« Şcoala ardeleană »), représentants d’un courant issu des Lumières et d’un éveil nationaliste spécifique au contexte de l’Empire austro-hongrois. Ces exemples, provenant d’un milieu plurilingue et multiculturel, permettent de comprendre à quel point le destin de la langue est lié au travail de traduction, de transcription dans une langue des fruits de la pensée et des genres littéraires pratiqués dans d’autres langues ; de comprendre aussi à quel point on ne maîtrise sa propre langue qu’en la frottant à d’autres, dans les domaines du savoir, de l’expérience religieuse ou de l’exercice politique, et tout particulièrement aux frontières, là où les cultures et les langues se mélangent mais ne se confondent pas puisqu’elles pratiquent depuis longtemps le dialogue et la traduction. La plupart des textes cités plus loin sont extraits des écrits de Ion Heliade Rădulescu, intellectuel complexe, poète, philologue, philosophe illuministe tardif et « génie » romantique. Un autre auteur de la même école, Ion BudaiDeleanu, également penseur de la langue et poète, entreprend d’écrire en roumain, pour former la langue et l’enrichir, une épopée de type homérique originale appelée Ţiganiada (début du xixe siècle). Cette épopée raconte les exploits de héros tsiganes parlant langues et dialectes mélangés selon les régions traversées, et retrouvant à travers les frontières poreuses des mots qui passent d’une langue à l’autre, une matrice archaïque du récit des actes héroïques de guerre et d’amour dans le contexte d’une réflexion rousseauiste sur les systèmes politiques et sur la place de l’homme dans le monde. Ce poème, véritable invention linguistique, est très difficilement traduisible dans une autre langue. Je me contenterai de citer d’autres textes, de Heliade Rădulescu principalement, mais aussi de quelques auteurs contemporains, qui montrent comment les intellectuels roumains à l’époque des premières révolutions – intellectuels formés en Allemagne, pour les Transylvains, et en 63

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France et en Italie, pour les Moldaves –, s’efforcèrent de définir la langue roumaine et de se réapproprier ainsi leur propre langue en en faisant une langue de culture, de réflexion et de création. Ils parlent tous de la nécessité de « purifier » la langue (puisqu’elle est hétéroclite sur le plan lexical), de la « discipliner » en stabilisant les règles grammaticales, de l’« enrichir » avec un vocabulaire savant, et de créer des œuvres originales afin de la rendre digne de figurer au rang des langues européennes. Certes, ils n’ignorent pas le passé, mais ils veulent rompre avec la tradition, parfois de manière brutale et artificielle (latinisation forcée, recherche parfois ridicule de décalques ­italianisants, etc.). Langue, culture et nation sont pour eux inséparables, bien qu’ils ne fassent pas de cette unité une idéologie explicite et exclusive, comme les intellectuels du xxe siècle. Notre langue – dit Heliade Rădulescu en 1847 – est romane, comme le latin, mais dans une autre phase : il s’agit maintenant en premier lieu de la cultiver, et la cultiver signifie la purifier, l’ennoblir, la former selon la nature, éducation à laquelle nous devons faire particulièrement attention. (Vocabular de vorbe streine în limba română [Vocabulaire de mots étrangers en roumain])5 Cultiver une langue […] signifie assigner sa place à chaque chose et à chaque parole, baptiser chaque idée d’un nom, la débarrasser de tout ce qui peut sembler équivoque et la rendre susceptible d’exprimer ce que l’on pense et pas autre chose. […] C’est par l’examen des noms ou des paroles que l’on parvient à donner la vraie définition de chaque chose. […] Le début de la philosophie et l’étude des noms sont des opérations synonymes. (Extraits de la préface de Heliade Rădulescu, Grammaire, 1828) Je dis donc que si l’on veut montrer aux Roumains la voie de la philosophie – écrit Heliade Rădulescu dans un article du Curierul românesc de 1839 –, on doit tout d’abord travailler à former et à parachever leur langue. C’est au niveau de développement de la langue que correspond le niveau atteint par la conscience nationale et l’esprit de justice. Les gens de lettres se forgent eux-mêmes les termes lorsqu’ils ont acquis les idées, et le commun suit ceux qui ont doté la langue de termes et de formes propres à sa nature. (Heliade Rădulescu, Paralelism între limba română şi italiană [Comparaison entre la langue roumaine et la langue italienne], 1840)

Une controverse acharnée se poursuit jusqu’au milieu du xixe siècle entre les tenants des néologismes nécessaires à l’accomplissement de la langue par un renouvellement complet de l’adéquation entre la pensée et l’expression (« modernistes », « rationalistes »), et les défenseurs, pas forcément conservateurs (« puristes »), d’un juste équilibre entre la langue existante et la nécessité de l’enrichir uniquement là où elle manque de vocabulaire concernant la rigueur logique ou la beauté du style, de l’art rhétorique. 5.  Les citations qui suivent sont extraites de l’article d’Adrian Marino, « Les Lumières roumaines et l’“illustration” de la langue », in Romul Munteanu (dir.) La Culture roumaine à l’époque des Lumières, Bucarest, Éditions Univers, 1982, p. 322, p. 344-349, p. 352-353 et p. 360.

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Les enjeux de la traduction dans l’histoire de la langue roumaine Car si notre langue a besoin d’être améliorée, comment pourrait-on y parvenir si on ne lui ajoute rien de nouveau ? (Paul Iorgovici, Observaţii de limbă românească [Remarques sur la langue roumaine], Buda, 1799) Adoptant cette définition du mot comme signe : « On sait par la logique que les mots sont les signes de la perception de l’intelligence ; il s’ensuit donc que chaque mot se rattache à l’activité perceptive de notre intelligence », il ajoute : « Les mots doivent s’accorder à la nature de la chose ou aux faits auxquels ils se rapportent. » Les lettrés se forgent seuls les mots au moment où ils possèdent les idées. […] Chaque langue, lorsqu’elle a commencé à se cultiver, a eu besoin de termes nouveaux. (Heliade Rădulescu) Il y a tant d’idées qui resteraient incompréhensibles si, au lieu de nous servir de termes étrangers qui les désignent (mots étrangers mais devenus familiers), nous nous servions de leurs équivalents roumains. (Mihail Kogălniceanu, homme politique, homme d’État et écrivain de Moldavie6) Nous donnons des conseils […] afin que la langue nous donne, par l’intermédiaire de ceux qui la parlent, des mots qui ne soient pas de simples mots, mais des bijoux, pas des paroles, mais des roses. (Ioan Piuariu-Molnar, Retorică, adecă învăţătura şi întocmirea frumoasei cuvîntări [Rhétorique, c’est-à-dire enseignement de la belle composition d’un discours], Buda, 1798) Nous nous plaignions, jusqu’à présent, de ne pas avoir en roumain de livres composés dans un style élevé, afin d’acquérir, par leur lecture, le goût d’une belle composition. (Simeon Marcovici, Cours de rhétorique, Bucarest, 1834) Messieurs les philosophes roumains, quand donnerez-vous des lois fixes à notre langue ? (Gheorghe Bariţ, Foaie pentru minte, inimă şi literatură [Feuille pour l’esprit, le cœur et la littérature], 1841)

Nous n’en sommes plus là, certes ; le roumain a ses règles grammaticales et a aussi ses habitudes de traduction générique ou idiomatique selon le cas, avec la possibilité de jouer souplement sur la lettre et sur le sens indirect. Mais beaucoup reste à faire sur le plan de la réflexion sur les mots et sur le sens de leurs voyages, migrations et retours d’une langue à l’autre pour exprimer les rigueurs renouvelées de la pensée ou l’impétuosité des sentiments ; pour dire l’être et habiter le monde, pas seulement pour communiquer.

La traduction du Vocabulaire européen des philosophies et ses ambitions La traduction du Vocabulaire européen des philosophies en roumain intervient sur ce terrain où les querelles du xixe siècle, ravivées au xxe siècle, ne sont pas éteintes : il est important de pouvoir répondre désormais de manière transversale et universaliste aux questions que se posaient déjà les 6.  Dans un texte de 1855 à propos de la langue roumaine, écrit peu avant la première constitution d’une « Roumanie » moderne par l’unification de la Moldavie et de la Valachie (1859), dans laquelle Kogălniceanu a joué un rôle diplomatique majeur.

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i­ntellectuels roumains vivant dans le multiculturalisme et le plurilinguisme d’un monde traversé de contradictions et d’inégalités ethno-sociales comme celui des empires austro-hongrois ou ottoman. Dans cette perspective, la traduction du Vocabulaire tente donc d’aller au-delà de la simple instruction universitaire et de l’aide à la traduction juste et cohérente des œuvres philosophiques classiques et modernes. Elle s’inscrit dans ce que tente le Vocabulaire lui-même, à savoir : agir en accordant les questions linguistiques et philosophiques avec les questions politiques et culturelles actuelles de l’Europe, dont la difficulté première, celle de s’entendre les uns les autres, provient d’une longue histoire des rapports à l’autre, histoire dans laquelle les langues ont joué un rôle majeur. Car les « intraduisibles » de chaque langue ne signalent pas seulement les difficultés spécifiques mais aussi la richesse de toute langue, si grande, tenant dans un « si petit corps…7 ». Or la richesse et la grandeur de chacune des langues tiennent à ce que chaque langue a donné aux autres et à ce qu’elle en a reçu, dans un échange continu non seulement de mots, mais de sens, de sagesse et de beauté ; et elles tiennent au fond à ce qu’aucune langue ne se suffit à elle-même et ne peut habiter pleinement la Terre toute seule. Mais le but de l’édition roumaine du Vocabulaire européen des philo­ sophies est aussi de constituer un instrument de travail qui, d’une part, établit un vocabulaire philosophique roumain correspondant au stade actuel de la langue (en pleine absorption de traductions de toutes les sortes) et, d’autre part, récupère l’épaisseur historique du vocabulaire philosophique roumain en montrant les spécificités et la spécialisation philosophique et théologique de son lexique. Il n’est pas possible de travailler actuellement sur la relation entre l’autonomisation d’une pensée philosophique sur la base d’une pensée en langues et la réflexion sur l’identité nationale mise en rapport avec sa langue, autrement qu’en traversant toutes les langues qui se sont confrontées à cette problématique et l’ont reflétée dans leurs propres œuvres et dans leurs propres choix de traduction d’œuvres des autres langues. Or, l’instrument que représente le Vocabulaire en roumain pourra à son tour contribuer au renouveau d’une telle étude, en élargissant les bases philologiques et philo­sophiques qui ont servi à sa conception d’origine et qui ont nourri l’« aventure » enclenchée par l’édition française et continuée par les traductions des « intraduisibles ». Précisons pour finir que la décision de traduire le Vocabulaire en roumain a été prise dans le contexte d’une politique scientifique menée par un groupe de chercheurs et d’enseignants de philosophie antique et médiévale et de philologie classique, qui publie depuis plus de dix ans des traductions roumaines des auteurs anciens grecs, latins, arabes et hébreux ; pour la première fois sont traduites ou sont en cours de traduction les œuvres intégrales d’Aristote, 7.  Allusion au passage de Gorgias, Éloge d’Hélène, 8, 4-5, commenté par Barbara Cassin.

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Plotin, Thomas d’Aquin, etc. Ces traductions, nombreuses et menées selon un programme cohérent de constitution d’un corpus de la philosophie ancienne en roumain, ont déjà établi un voca­bulaire roumain spécifique quasi standardisé. La traduction du Vocabulaire permettra de joindre à cet effort de traduction concertée d’œuvres de la philosophie européenne une réflexion philologique et philosophique supplémentaire, comparative et transversale, concernant les bases linguistiques et les éléments d’histoire culturelle propres à la tradition roumaine : reconsidération des fonds slavon et grec, r­econtextualisation de la « conscience » de la latinité du roumain, revalorisation des premiers efforts de traduction des ouvrages de philosophie classique, mise en perspective des considérations sur la langue et la « conscience nationale », enfin, ­circonscription de l’acculturation engendrée par le choix d’une seule langue, dite « universelle ». En somme, la traduction du Vocabulaire en roumain est en train d’apporter des réponses nouvelles à des questions formulées tout au long de l’histoire de la formation de la langue, car le roumain n’a de cesse, depuis le xvie siècle, de se former, de se reformer et de se déplier comme langue, en traduisant et en « déterritorialisant » les mots par appropriation et par resémantisation – y compris dans le cadre des textes spécialisés, destinés à des cercles restreints pour lesquels l’accès aux textes originaux serait plus justifié que le recours aux traductions. Mais puisque traduire est un exercice de la pensée et donc une manière de se connaître soi-même par les autres, les mots philosophiques de toutes les langues européennes doivent ­nécessairement pouvoir se dire aussi en roumain.

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PORTUGAIS (BRÉSIL) Le banquet anthropophage des philosophies Fernando Santoro et Luisa Buarque

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e Dictionnaire des intraduisibles – vocabulaire des philosophies – est  un instrument indispensable pour les traducteurs en plusieurs langues, et une œuvre de référence pour ceux qui s’intéressent aux questions de philosophie en général. Traduction et adaptation du Vocabulaire européen des philosophies, publié sous la direction de Barbara Cassin en 2004, l’œuvre peut être lue comme un grand essai sur une pluralité de philosophies, telles qu’elles peuvent être faites en langues et à travers les langues, qui exploite les transferts d’idées là où mots et expressions montrent leur diversité non pas comme un obstacle mais comme un dispositif créateur pour la pensée.  Au moment de sa publication, le Vocabulaire européen des philosophies a été un événement culturel et politique susceptible de faire bouger les frontières de la philosophie, et il a mobilisé les équipes de l’Union européenne dédiées aux questions scientifiques, culturelles, sociales et à la politique linguistique. Conçu comme un instrument de recherche original, indispensable à la communauté scientifique, et comme un guide philosophique international pour les étudiants, professeurs et chercheurs intéressés par leur propre langue et par celles des autres, ses quelque quatre cents entrées initiales (puisqu’il s’agit d’une œuvre en expansion) ont comparé plus de quatre mille mots, expressions, modes, etc., dans plus de quinze langues européennes (du basque à l’ukrainien, du portugais au suédois). Nonobstant, la délimitation arbitraire aux langues « européennes », fondée sur des critères éditoriaux pratiques dans l’œuvre initiale, a vite montré ses limitations face au panorama philosophique que le projet lui-même ouvrait et prétendait atteindre. D’abord, les langues d’origine européenne n’étaient plus limitées à l’Europe géographique ; cela était déjà apparu dans l’élaboration du volume original, dans lequel des chercheurs américains et canadiens ont travaillé les entrées en 69

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anglais, des chercheurs argentins celles en espagnol et des chercheurs brésiliens celles en portugais. Dans les traductions et adaptations réalisées ou en cours, les équipes ajoutent à l’ouvrage des expériences de philosophie propres à leurs Amériques. De plus, les traductions du Vocabulaire dans des langues non européennes, qui étaient traitées dans le volume original comme des langues de transmission culturelle (tel l’arabe), ont amplifié la géographie philosophique au-delà de l’Occident, et ont reconfiguré le statut de chaque langue en fonction de la trame générale des transferts culturels et non pas selon le vecteur de la seule histoire de la philosophie européenne. Enfin, des projets comme la traduction en persan et en chinois doivent traiter aussi de la différence plus radicale entre les philosophies d’une part et, d’autre part, les formes de pensée qui ne se reconnaissent pas nécessairement comme philosophiques, et pour lesquelles le terme même de « philosophie » devient un premier symptôme de l’intraduisible ! Le Vocabulaire européen des philo­ sophies est à présent plus connu par son sous-titre, en réalité son titre originel – Dictionnaire des intraduisibles – qu’ont adopté les éditions nord-américaine et brésilienne. Les développements du projet – devenu ainsi de lui-même un pluriel, les Dictionnaires des intraduisibles – mènent effectivement au-delà des nations et des langues européennes : le dictionnaire a déjà été traduit et adapté en ukrainien, en roumain, en anglais et en arabe, il est en cours de réalisation en portugais, en russe, en espagnol, en italien, en parsi ; et des études préparent sa traduction en hébreu, en grec, en chinois. Plusieurs langues qui étaient au départ de simples langues de passage, ou même absentes de l’original, ont été intégrées ou sont devenues des langues d’arrivée, ce qui augmente le contenu et le nombre d’entrées dans chaque nouvelle édition en une langue différente. Mais, en dépit de cette continuelle expansion, chaque Dictionnaire n’a pas la prétention d’être une encyclopédie universelle des termes philosophiques intraduisibles, mais plutôt un échantillon pertinent d’indicateurs des transformations opérées par les transferts culturels que sont les traductions d’œuvres philosophiques. Dans le Dictionnaire des intraduisibles, il est rare que les termes ou expressions intraduisibles soient juste potentiellement philosophiques, et qu’ils n’appartiennent pas à des œuvres déjà traduites : le dictionnaire s’occupe en général de problèmes de traduction là où la traduction a effectivement été réalisée, et où nous espérons qu’elle va bientôt l’être, comme en chinois et en hébreu. L’intraduisible n’est pas ce qui ne peut pas ou n’a pas été traduit, mais ce qui, en toute traduction, révèle la différence entre les langues et opère une transformation dans le concept philosophique lui-même. L’intraduisible est donc ce qui est traduit de plusieurs façons différentes sans qu’il s’agisse de simples synonymes, et ce sont les raisons de cette diversité qui font le premier contenu des entrées du Dictionnaire. 70

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Le Dictionnaire des intraduisibles est très différent d’un dictionnaire de concepts philosophiques, même s’il utilise plusieurs définitions et propose des explications conceptuelles de termes importants. En fait, il s’intéresse précisément au moment où l’universalité du concept échoue, de sorte qu’il ne puisse pas être simplement rendu dans une autre langue par un équivalent unique. Le Dictionnaire essaie d’expliciter les points de variation et d’­incomplétude, surtout là où les termes et les expressions peuvent créer, et ont effectivement créé, des équivoques d’une langue à l’autre au cours de la transmission-tradition des œuvres. Le point de vue n’est pas celui de la correction, il ne s’agit pas de repérer des « erreurs de traduction » et de les éradiquer, mais de montrer comment, à travers l’impossibilité de superposer simplement la trame écrite de deux langues, la transmission culturelle effectuée par les opérations de traduction finit par interférer directement dans les développements et les transformations de la pensée, et devient un dispositif de création, non seulement des expressions de la philosophie, mais des pensées et des idées elles-mêmes. Le Dictionnaire des intraduisibles, dans son édition brésilienne, ne peut se borner à être une traduction du Vocabulaire européen des philosophies. Le statut linguistique même du projet requiert, non seulement sa transposition dans une autre langue, mais aussi sa reconfiguration, qui doit avoir en vue, au-delà du changement de rédaction qu’introduit la langue de réception, l’explication des termes et des expressions « intraduisibles » appartenant à toutes les autres langues en jeu dans les entrées. La langue des explications, la « métalangue », est dans notre cas le portugais. Le français du volume original a cessé d’être la langue d’arrivée du Dictionnaire et est devenu une langue de départ parmi d’autres langues. Son statut, évidemment, n’est pas le même que celui des autres langues, car elle a déjà été privilégiée par le fait d’être la langue du volume original, qui traitait avant tout des problèmes de traduction en français. La langue d’arrivée du Dicionário dos intraduzíveis est le portugais des textes philosophiques du Portugal et du Brésil, comprenant surtout les traductions en portugais des œuvres philosophiques étrangères, sans écarter la possibilité du dialogue avec les autres communautés lusophones ni avec la tradition textuelle des sciences humaines et des études linguistiques et littéraires. Réalisé par la maison d’édition de l’Université de Brasilia, avec l’appui de groupes de recherche de plusieurs universités brésiliennes, sous la direction du Laboratoire Ousia d’études en philosophie classique de l’Universidade federal do Rio de Janeiro, le projet est né avec la conscience de l’effondrement des frontières nationales pour les langues philosophiques. En travaillant sur les différences entre langues et philosophies, les chercheurs ont rencontré des altérités insoupçonnées dans le projet original, sans compter l’extension géolinguistique des langues européennes – qui ne sont plus aussi métropolitaines qu’avant, comme on 71

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l’a vu. Premier changement important, la chute de l’adjectif « européen » du titre original, décision déjà effective pour les éditions américaine et brésilienne, qui traitent de langues parlées dans des pays situés dans plus d’un continent. Désormais l’adjectif « européen », quand il est conservé, sert à marquer l’exotisme et l’appropriation-confrontation avec la tradition de l’autre. Des questions philosophiques ont été ouvertes par cette nouvelle sensibilité : la critique de l’universalisme occidental, ses formes classiques, sa politique culturelle impériale. D’un autre côté, l’idée d’un vocabulaire des philosophies, expressément au pluriel pour souligner que la visée de l’œuvre accueille la perception de la diversité et de la pluralité des formes de la pensée, a été conservée dans notre sous-titre. Par l’échange des expériences de traduction dans diverses langues, réalisées en même temps par des équipes de plusieurs pays, les transferts culturels ont gagné de nouveaux horizons. La perception critique de l’eurocentrisme et de ses gestes hiérarchisants – avec la détermination de langues scientifiques, comme l’anglais actuellement ou, auparavant, le latin et le grec –, à partir de logiques de domination travesties en concepts utilisés idéologiquement (tels que l’universalité, l’essentialité et la naturalité), qui était encore naissante dans le volume d’origine, a grandi. L’expérience d’un pays périphérique par rapport au vieux continent, une ex-colonie d’outre-mer – qui parle une langue elle aussi périphérique du point de vue académique –, est une contribution qui peut se révéler inestimable pour une telle position critique. À condition, évidemment, que le fait d’être périphérique ne revienne pas à être en orbite d’un centre dont on dépend et auquel on se subordonne. À partir de cette position critique périphérique, on peut d’abord constater que le volume original est parti lui-même d’une initiative philosophique bien déterminée, imperceptible avant la réponse réflexive en traduction opérée par les effets de la traduction en plusieurs langues. Le Vocabulaire européen des philosophies, d’allure française, ou plutôt de philosophie continentale déconstructiviste, se voyait faire face à deux modèles importants de compréhension de la philosophie, qui ne considéraient pas la diversité de la même façon : l’un, déterminé par l’absence complète de considération de l’influence intrinsèque des langues sur la pensée et sur la constitution de la pluralité philosophique, supposant que les différences ne sont rien que des parfums ou des vêtements d’un corps logique unique, nommé philosophie analytique, lequel s’appuie d’ailleurs totalement sur la syntaxe d’un ­vernaculaire singulier : l’anglais ! L’autre, une manière continentale-germanique de hiérarchiser ontologiquement les langues d’après leur accès plus ou moins direct à l’être, et de déterminer de façon absolue la philosophie par la langue, posant le grec au sommet de la chaîne linguistique et l’allemand comme son successeur naturel. Modèle aux conséquences dangereuses, susceptible de développer des chauvinismes nationalistes dans n’importe quelle langue. 72

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Comme le dit aux autres Caetano Veloso, « s’il te vient une idée géniale, il vaut mieux faire une chanson… ». Ce n’est qu’à l’extérieur de cette dispute typiquement européenne qu’il a été possible de considérer les positions respectives des philosophies françaises, anglophones, germaniques – particulièrement en évidence dans les théories et les pratiques liées à la traduction et à l’étranger. L’entrée sur scène de partenaires extérieurs est la façon, par traduction, de reconnaître sa propre identité et ses caractéristiques dans le miroir jamais droit de l’autre. Et plus on a de miroirs, plus on a d’angles pour se percevoir soi-même. Cette opération réflexive à l’intérieur de la pluralité philosophique, où chacun se révèle dans les interactions de traductions réciproques, est ce qui permet de parler, en matière d’histoire de la philosophie contemporaine, d’un translation turn (selon la formule anglaise) parce qu’il prolonge, remplace, dépasse ou moque le linguistic turn (en dialogant avec lui de toute façon), auquel se rapportent d’une manière ou d’une autre les diverses philosophies depuis le xxe siècle. Dans le cas de ce dictionnaire réalisé par une équipe brésilienne, nous n’avons pas élargi seulement les frontières géoculturelles, mais aussi les frontières disciplinaires, et nous avons mis en jeu des discussions philosophiques d’origine littéraire, telles les recherches sur la traduction en poésie menées par le concrétisme des frères Campos – d’où la nouvelle entrée intraduction (infra, p. 167). Se trouve alors faire retour la définition de l’intraduisible, formulée par Barbara Cassin en 1995, dans le numéro 14 de Rue Descartes, dédié à la traduction en philosophie : « L’intraduisible n’est pas ce qui n’est pas ou ne peut pas être traduit, c’est plutôt ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. » Une définition qui n’obéit pas au principe de non-contradiction, mais est délibérément construite sous une forme paradoxale, en accord avec le caractère atopique et équivoque de l’intraduisible lui-même. C’est donc sous la perspective de la traduction en poésie que le Dictionnaire brésilien place la réflexion philosophique sur sa propre entreprise de traduction et d’adaptation. Des auteurs traditionnellement rangés sur les vastes étagères de la littérature ont été transportés sur l’étagère plus restreinte des classiques de la philosophie, tels Fernando Pessoa et António Vieira. De plus, la culture métisse du Brésil a obligé le Dictionnaire à explorer les équivoques très symptomatiques des notions d’humanité, d’animalité, de culture et de nature dans les traductions des cosmovisions et des ontologies amérindiennes, et à affronter les problèmes de traduction et d’appropriation entre des concepts et des termes philosophico-théologiques appartenant aux religions monothéistes, juive, chrétienne, musulmane notamment, et ceux qui relèvent des polythéismes, en particulier d’origine bantou et yoruba. En aval du Manifeste anthropophage et de la question provocatrice d’Oswald de Andrade – « Tupi or not tupi ? » –, la réflexion sur la langue portugaise et sur les traductions 73

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en portugais des œuvres philosophiques, qui a orienté l’édition brésilienne du Dictionnaire, incorpore et digère la notion moderniste d’anthropophagie. Invoquer le cannibalisme culturel moderniste, à présent, signifie éviter la tendance hiérarchisante qui pourrait dériver d’une vision comparatiste des langues, et supprimer d’éventuelles dichotomies entre national ou régional, d’une part, et universel, d’autre part (dangereusement proches, d’ailleurs, de la séparation entre correct et incorrect). Des langues et des philosophies qui se mangent les unes les autres, qui s’incorporent mutuellement, qui se déglutissent et se transforment, voilà ce que l’on veut mettre en évidence. Il ne s’agit ni de répliquer l’autre de façon transparente ni de lui tourner le dos, mais de prendre en soi sa force, en l’actualisant sous des formes multiples. La culture de l’anthropophagie, sa philosophie et son attitude envers ce qui est étranger, peut être réassumée par la poétique de l’intraduction, formant un corps théorique au fondement de la version brésilienne de cette œuvre d’origine française et d’esprit plurilingue et cosmopolite. La version brésilienne du Dictionnaire n’a pas seulement produit quelques entrées originales, elle a également incorporé les entrées nouvelles des autres adaptations en cours, comme gender complétée par l’équipe nord-américaine (infra, p. 149), chora écrite par Anthony Vidler ou charia revisitée par Ali Benmakhlouf (infra, p. 93). Elle a aussi ajouté ou modifié quelques encadrés, tel que sexe, à l’intérieur des entrées qui existaient déjà dans le Dictionnaire français, d’après les adaptations des autres traductions ; elle a choisi les entrées de diverses origines parmi les dictionnaires qui composent la galaxie des intraduisibles. Nous avons traduit en « tablier d’étoiles », pour utiliser la riche image d’António Vieira. Le nouveau Dicionário dos intraduzíveis a opéré une séparation physique dans l’ouvrage, rendue par deux volumes de structure et de contenus différents. Le premier traite de problèmes transversaux aux diverses langues ou des caractéristiques générales propres à chacune ; il s’appelle « Langues » et se compose d’entrées plus importantes, sortes de petits chapitres d’un livre qui peut être lu du commencement jusqu’à la fin comme une collection d’essais. La plupart des entrées, ou des articles, caractérisent la personnalité de chaque langue à partir de symptômes. Ce volume est dès lors hanté par l’un des fantômes méthodologiques et politiques qu’ont toujours tenté de tenir à distance les auteurs et les traducteurs du projet. Fantôme que Barbara Cassin appelait le « nationalisme ontologique » ou le « malin génie des langues » (citant le titre d’un ouvrage de Marc Crépon). Il y va du risque de tenir l’une ou l’autre langue comme un accès privilégié à tel ou tel aspect de l’être et, finalement, du risque de séparer les marges ou les espaces entre les langues par la négativité de l’intraduisibilité. C’est pourquoi il faut toujours rappeler que nous ne traitons pas des langues en tant qu’ayant suscité une production « philosophique » qui ne pourrait pas être traduite, mais des problèmes et 74

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des faits engendrés par les opérations de traduction. Bien sûr, l’un ne va pas sans l’autre : il n’y a pas d’intraduisibles, si nous n’avons pas à affronter les impasses de l’équivocité, qui marquent la différence réelle entre les langues et dont le dépassement requiert quelque chose comme l’intelligence propre de la traduction – ce qu’une machine automatique ne peut pas (pas encore ?) rendre... Loin d’un solipsisme linguistique comme d’une hiérarchie des langues, nous avons donc voulu marquer les différences qui constituent la richesse de la diversité dans la pluralité. Ces différences sont ce dont tout traducteur doit tenir compte comme le fond à partir duquel il peut mettre des langues et des philosophies en communication avec d’autres, un fond différent de « l’universalité de la raison » ou de « l’essence de la nature humaine », un fond ouvert qui donne à voir soi-même et l’autre depuis le déconcertant de l’altérité et de l’étrange, quelque chose comme ce que Freud pensait sous le nom d’unheimlich – un certain déplacement et malaise à partir de ce qui est plus familier. Ce premier volume, en somme, cherche à mettre en évidence moins une comparaison figée entre des langues isolées – avec ses supposées substantialités – que les rapports, les influences réciproques et les échanges constants. Échanges qui ne se font pas sans le choc que provoquent les difficultés de traduction, sans la résistance engendrée par de tels chocs, ni, surtout, sans l’élasticité inhérente à la notion même de pluralité linguistique. Le second volume a le format propre à un vocabulaire, avec des entrées par ordre alphabétique, et fonctionne comme un instrument de consultation pour des « mots intraduisibles », il s’appelle donc « Mots ». Il y a en outre dans le second volume, comme dans l’original, des entrées directionnelles, qui constituent des liens entre les diverses entrées et signalent des renvois textuels formant une trame hypertextuelle de mots. Les liens de cette trame sont peut-être la meilleure façon de comprendre la logique ou la méthode qui oriente ce dictionnaire. Ce format obéit à l’un des principes qui régissent le projet, selon lequel les « intraduisibles » sont des nœuds importants – de petits obstacles à l’intersection des fils. Chaque texte est une trame, et sa transposition en d’autres langues requiert toujours de dépasser la littéralité linéaire pour considérer de manière réflexive et créative les entrelacements en réseau des langues, là où s’élabore la pensée et se constituent des philosophies.

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n tant que forme de pensée et champ distinct d’activité intellectuelle,  la philosophie européenne n’a jamais pu s’enraciner dans la langue hébraïque. Une grande partie de textes écrits en hébreu n’étaient pas philo­ sophiques et, depuis l’époque hellénistique, la plupart des philo­ sophes juifs n’ont pas écrit en hébreu. On peut trouver des fragments de pensée philo­sophique dans certains livres de la Bible, en particulier dans Job, l’Ecclésiaste et les Proverbes. Et des échos du débat philosophique dans l’écriture halakhique1 et dans le midrash2, mais ils sont absorbés par le discours rabbinique dont les principes ne permettent pas de développer une argumentation philosophique franche. La tradition de l’écriture philo­ sophique en hébreu commence au xiiie siècle, sous l’influence des écrits traduits de Maïmonide dans tout le bassin méditerranéen. Bien au-delà du débat théologique maïmonidien, cette tradition faisait un écart vers la métaphysique et la philosophie de la nature, une incursion dans la Kabbale et jusque dans la controverse néo-aristotélicienne médiévale, sans qu’il fût possible d’établir une frontière claire entre le discours philosophique et son « autre non rationnel ». Mais une grande partie de cette tradition s’interrompt et la transmission s’altère au xve siècle, avec l’expulsion des Juifs d’Espagne. Dans les temps modernes, au sein du judaïsme rabbinique, quelques philo­ sophes écrivent en hébreu : c’est le cas de Shlomo Maïmon au xviiie siècle, de Rabbi Nachman Krochmal au xixe et de Yeshayahou Leibovitch au xxe. Mais leurs écrits n’ont donné naissance à aucune tradition. La plupart des 1. La halakha est l’ensemble des lois pratiques religieuses juives établies par les rabbins qui régissent la vie quotidienne des Juifs pratiquants. (Toutes les notes sont de la traductrice.) 2. Le midrash est un vaste corpus de commentaires qui accompagnent la Bible.

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philosophes juifs ont écrit dans une langue étrangère : Philon en grec, les philosophes juifs médiévaux depuis Sa’adia Gaon surtout en arabe, Yehouda Abravanel en italien, Spinoza en latin, Moses Mendelssohn, Martin Buber, Hermann Cohen, Franz Rosenzweig uniquement ou essentiellement en allemand, Emmanuel Levinas en français. Une partie des livres écrits par ces philosophes ont été traduits en hébreu, surtout de l’arabe au Moyen Âge, dans le cadre des traductions entreprises par Yehouda et Shmouel Ibn Tibbon, aux xiie et xiiie siècles. Ces traductions ont permis aux lecteurs hébraïsants d’avoir accès aux ouvrages des philosophes juifs et arabes de l’époque. Elles ont aussi contribué à créer un vocabulaire philosophique en hébreu, mais avec l’expulsion d’Espagne et l’instauration de la Kabbale comme alternative à la philosophie, ce vocabulaire cesse d’exister en tant qu’outil philosophique distinct. Par la suite, la plupart des échanges philosophiques se sont poursuivis dans d’autres langues. Les traductions modernes des philosophies européennes ont commencé au xixe siècle, avec le mouvement de la Haskalah3 et le choix des intellectuels juifs d’écrire en hébreu au détriment de leur langue nationale, dans un effort de laïcisation et de renouvellement de la culture hébraïque. Au début du xxe siècle, ces traductions se sont ajoutées à un modeste rayon de philosophie dans un hébreu modernisé qui s’est volontairement écarté de l’hébreu philosophique médiéval. Ce rayon s’est agrandi avec la consolidation de l’hébreu israélien moderne dont l’évolution était une partie intégrante de l’entreprise sioniste, la prospérité et la réussite de l’un étant liées à celles de l’autre. Mais comme l’intelligentsia juive hébraïsante s’est pratiquement tout entière enrôlée dans le mouvement national et dans son violent combat colonial, ces traductions n’ont pas eu le temps de créer un champ dynamique d’écriture philosophique en hébreu ni, à plus forte raison, une philosophie émanant d’une attention particulière portée à l’hébreu et à toutes les couches qui l’ont formé. Une partie du lexique hébraïque médiéval inventé par la famille Tibbon pour combler des lacunes flagrantes dans le domaine de l’ontologie a été adoptée par l’hébreu israélien. C’est le cas de essentia/mahout, existentia/metsiout, possibilitas/efcharout, cause et effet/siba ou mesovav, nature/teva… et dans la philosophie de la connaissance, conceptus/moussag, intutius/histaklout, abstracte/hafchata. Mais une partie importante de ce vocabulaire a été négligée et remplacée par des termes destinés à transmettre la signification des mots étrangers dans une langue facile à comprendre. Cela s’est fait en général en tenant compte du lexique philosophique de l’anglais américain et en ignorant les strates précédentes du lexique philosophique hébraïque, de plus en plus voué à l’oubli. Vers la fin du xxe siècle, ces traductions comprenaient des textes 3.  Mouvement culturel né en Allemagne, sous l’influence des Lumières européennes, destiné à séculariser le judaïsme et à l’ouvrir aux cultures ambiantes, essentiellement occidentales.

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L’hébreu comme langue philosophique

contemporains, dans le souci d’importer vers l’hébreu la « théorie critique » et le « poststructuralisme français ». Mais l’américanisation de l’Université israélienne et la nécessité bien connue de publier en anglais ont freiné ces efforts, si bien que l’hébreu contemporain ne possède pas de vocabulaire philosophique intrinsèque et, par rapport à ce dernier, la contribution directe de l’hébreu postbiblique aux philosophies européennes a été marginale, occasionnelle et de portée limitée. Il s’agit là d’une vision très parcellaire du lien complexe que la langue hébraïque entretient avec les philosophies européennes, vision qui est celle d’un lecteur hébraïsant contemporain, lui-même victime de la coupure entre l’hébreu israélien et son histoire. Pour compléter ce tableau, il faudrait tenir compte de l’influence de la traduction de la Septante sur la pensée des Juifs et chrétiens hellénisants, à la fin de l’Antiquité, des nombreuses traductions d’autres écrits de l’hébreu vers le grec (la koinê grecque) à la même époque et de leur introduction dans le canon chrétien. Il faudrait étudier la fonction de la Bible hébraïque et, dans une moindre mesure, celle de la Michna et du Talmud, au sein d’un vaste cercle d’érudits, de savants et de philosophes lecteurs d’hébreu, hébraïsants et autres, depuis l’entreprise de traduction d’Ibn Tibbon et jusqu’à la fin du xviiie siècle et au-delà. Il faudrait voir comment cette tradition hébraïque s’est infiltrée dans les écrits des penseurs millénaristes et proto-coloniaux, qui gravitaient autour de la philosophie et en son sein. Il faudrait tout autant étudier les strates d’hébreu infiltrées dans l’écriture en langue étrangère des philosophes juifs lecteurs d’hébreu, tels que Spinoza, Mendelssohn ou Buber. L’hébreu y apparaîtrait comme une source linguistique, un corpus textuel et un ensemble lexical dont une partie fut souvent investie d’une autorité particulière (langue de la Création, langue sainte, langue des Prophètes et langue de certains apôtres chrétiens, langue de la promesse et du salut, des terres promises et des conquêtes éclairées), et comme moyen de circulation interculturelle, une lingua franca, langue d’écriture d’une élite pensante qui permit la diffusion de textes et d’idées philosophiques, théologiques et mystiques, en Europe et au-delà. Et, enfin, il faudrait particulièrement souligner les rapports entre l’hébreu et l’arabe médiévaux, les échanges culturels aux nombreuses voies enchevêtrés des deux langues. Il faudrait également tenir compte du statut de l’hébreu à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du corpus philosophique européen, participant à quelques apogées de ce corpus, et aussi à un discours qui n’a jamais cessé de saper ses prétentions hégémoniques. Ces sujets ont été rarement étudiés, les chercheurs y accordent une attention méthodique depuis peu et les recherches sur la question ont surtout été publiées dans des revues étrangères. La traduction du Dictionnaire des intraduisibles offre une occasion exceptionnelle de compléter l’état des lieux de la langue hébraïque de manière méthodique et étendue. Ce sera une 79

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contribution originale à la culture hébraïque, contribution qui permettra de suivre l’histoire passionnante des échanges linguistiques et intellectuels entre l’hébreu et les diverses langues philosophiques à l’ouest de l’Asie et dans l’espace européen, depuis la traduction de la Bible en grec au iiie siècle avant l’ère chrétienne et jusqu’à l’éclosion d’une intelligentsia juive en Allemagne au xixe siècle et dans la première moitié du xxe. Cette occasion ne pourra être véritablement exploitée que si les mots traduits ne sont pas simplement transférés du texte français vers des termes existants ou inventés en hébreu israélien contemporain, mais éclairent chacun à sa manière les diverses strates historiques qu’ils entraînent à leur suite, jusqu’à la langue de la Bible et au-delà. Ainsi sera-t-il possible de mettre au jour ce qui a été recouvert, supprimé ou adjoint durant des générations d’échanges entre l’hébreu et les langues européennes, aussi bien à cause de différences syntaxiques de la langue que de la difficulté à adopter ou à réinterpréter la charge théologique portée par l’hébreu sous des formes changeantes, depuis la langue de la Bible jusqu’à la langue parlée israélienne. Ainsi pourra-t-on étudier la fonction hétérodoxe de l’hébreu prénational et ses rapports avec le corpus européen, au moment où il brise ses frontières spatiales et sape ses prétentions universelles et ses efforts pour se protéger du non philosophique. Alors on pourra proposer au dictionnaire français – et à travers lui aux dictionnaires des diverses langues européennes – l’entrée hébreu (qui brille par son absence dans le dictionnaire français) qui présentera l’hébreu comme faisant partie des échanges intellectuels en Europe au fil des siècles, au même titre que le « grec », le « français » ou l’« allemand ». Les différences entre l’hébreu sémitique et les langues indo-européennes pour tout ce qui concerne les formes verbales et les temps des verbes, par exemple, la forme de copule et la possibilité d’y renoncer, qui revient à la suppression du lien ontologique (le renoncement au est dans une phrase comme « L’homme est un animal rationnel » qui en hébreu se dirait « L’homme animal rationnel » ; « le non-être n’est pas » qui en hébreu se dirait « pas de néant » ; et, plus généralement, le passage presque imperceptible d’être à avoir, d’existence à possession – en hébreu, « il y a » et « j’ai » –, toutes ces différences ne seront pas gommées par la traduction, mais remonteront à la surface. Ainsi le mot moussar, par exemple, ne figurera pas comme simple traduction du mot « morale » ou « éthique », mais comme « ce qui tourmente » (meyasser), ce qui est transmis comme commandement dont la réception implique des tourments dans l’exercice et l’apprentissage de soi, mais un soi qui est toujours celui d’un autre – fils ou élève, et aussitôt perçu comme une variation de l’éthique grecque dans le sens foucaldien du terme, comme « souci de soi » et comme synonyme de la Torah (enseignement), surtout dans l’usage pédagogique du terme. De même, le mot emouna ne figurerait pas uniquement comme l’équivalent de « foi » et de « croyance » 80

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qui estompe la différence entre les deux, mais aussi dans un sens qui les précède, celui d’un rapport de « confiance », dont le complément d’objet n’est pas une vérité non fondée sur une preuve mais quelqu’un – homme ou dieu – dont les paroles sont fiables et les intentions dignes de confiance. Quant au mot ta’am, il ne sera pas seulement une catégorie sensible et esthétique, dont la traduction serait « goût », mais une unité vocale de sens (qui sert de ponctuation et de cantilation des mots de la Bible), et aussi nimouk, « raison », étroitement associé aux commandements ou aux coutumes obligatoires (en cherchant « les raisons, ta’amim, des commandements »). Dans chacun de ces exemples, il sera possible de rappeler la généalogie particulière liée à l’évolution du mot en hébreu, tout en le reliant à la généalogie présentée par le dictionnaire français et en les distinguant l’un de l’autre. Pour élargir le terme traduit et le relier à sa généalogie hébraïque, on pourra chercher un terme commun qui explique la possibilité de transformation particulière dans chacun des cas. Par exemple, pour ta’am, « goût », depuis l’action de sentir et l’effet sensible des sens situé sur la langue jusqu’à la ponctuation et l’unité de sens vocal que la langue produit, et la forme analogique avec la raison, le raisonnement ; dans emouna, depuis la confiance en quelqu’un jusqu’à la croyance en quelque chose ; dans le cas de moussar, depuis l’éducation et l’étude de toutes sortes de modes de vie fondés sur une parole divine, jusqu’au domaine séparé des commandements qui s’appuient sur la sagesse humaine. L’association de l’hébreu à l’entreprise de traduction du dictionnaire de termes philosophiques européens sera une tentative de retour à l’histoire de la langue afin de briser le ghetto colonial de l’hébraïsation israélienne, de protester contre ses dichotomies simplificatrices (moderne/paramoderne, séculier/religieux, rationnel/irrationel, Orient/Occident, Juif/Arabe, digne d’être conservé/destiné à l’oubli), contre sa fermeture effective à toute langue qui n’est pas l’anglais. Enfin, cette association permettra de montrer ce que l’hébreu a rendu possible, mais aussi le prix inévitable payé par les traducteurs de tous les temps (ceux qui ont traduit de l’hébreu et vers l’hébreu) lorsqu’ils ont tenté de violenter cette langue pour y introduire un discours philosophique selon des formes grammaticales indo-européennes. Mais ce qui est encore plus important, surtout en ce qui concerne les locuteurs d’hébreu aujourd’hui, Juifs et Arabes, en Israël et à l’extérieur, est l’occasion de faire se rencontrer de nouveau l’hébreu philosophique et, à travers lui, le discours intellectuel dans tous les domaines de la culture, de la religion, du droit, avec l’histoire dont il n’a cessé de se couper depuis qu’il est redevenu une langue parlée au début du xxe siècle. De le faire se rencontrer aussi avec les langues européennes dont il s’est coupé à cause de l’américanisation accélérée de la culture israélienne à la suite de la guerre des Six Jours (1967). L’hébreu philosophique contemporain – pour peu que l’on puisse clairement désigner aujourd’hui un tel domaine dans la langue hébraïque – 81

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se développe presque sans écriture originale (il n’y a quasiment pas de liens de réciprocité entre la poésie et la littérature en langue originale et l’écriture philosophique « théorique » en hébreu). Cette dernière émane presque exclusivement de traductions contemporaines, faites à la va-vite en langue parlée, pendant des cours ou des exposés. Rares sont les traductions soigneuses et attentives à la langue d’arrivée mais aussi à la langue originale. Le résultat de ce processus est un hébreu philosophique « plat », qui « manque de profondeur », technique, dénué de conscience historique, un hébreu éclectique, hâtif et hétérogène dans ses choix de traduction. Ou bien, un hébreu saturé de mots étrangers mais riche aussi de termes traduits et inventés ad hoc, de jeux de mots sortis de l’imagination des traducteurs, dénué de conscience historique, si bien que leurs inventions sont rarement assimilées par la langue et que les textes qu’ils produisent sont ésotériques et ne s’adressent qu’à un très petit cercle d’érudits. Dans presque tous les domaines, les traductions nouvelles réinventent sans cesse les mots-clés, de sorte qu’elles rendent impossible la création d’un lexique philosophique stable en hébreu ou une continuité du discours philosophique hébraïsé. Enfin, l’hébreu intègre bien plus de termes de l’anglais en les conservant dans leur forme étrangère qu’il n’en produit par lui-même. Et malgré le nombre croissant de lecteurs de philosophie en hébreu – chercheurs, étudiants, lecteurs cultivés extra-universitaires –, le monde que la langue philosophique peut atteindre rétrécit et se limite à ce que présentent les journaux ou la télévision dans le cas de la philosophie analytique, tandis que le discours continental reste totalement étranger aux médias qui s’adressent au grand public. Quand elle ne s’occupe pas d’histoire de la philosophie et qu’elle se libère un tant soit peu pour interpréter le monde dans lequel elle baigne, la philosophie hébraïque a tendance à passer sous silence la strate théologique de la langue et à adopter une attitude simpliste de séparation entre la pensée religieuse et le discours séculier, entre le philosophique et le théologique. Ou bien, elle s’adonne à l’aspect théologique sans discernement critique et historique, en ignorant l’énorme différence entre le contexte politique actuel et celui dans lequel ces strates se sont formées, entre langue d’une minorité et d’une majorité, entre le discours diasporique qui fonctionne comme une alternative à la communauté politique et à l’État, et le discours qui fait partie des mécanismes idéologiques de l’État et n’a jamais cessé de servir son entreprise coloniale. La réflexion philosophique dont l’objet est la réalité politique au sein de laquelle s’exerce aujourd’hui la pensée en hébreu, est devenue une affaire vitale et urgente pour la génération actuelle, à la fois d’un point de vue conceptuel, moral, existentiel et politique. L’hébreu est atteint d’une dénégation permanente des significations destructrices du projet colonial sioniste qui pervertit toute la culture israélienne et se complaît dans l’affichage raciste du projet colonial sioniste, et des pratiques d’apartheid qui 82

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régissent le pays (« séparation », hafrada, est un terme régulier et admis dans le discours politique israélien). La double rencontre initiée par cette entreprise de traduction, avec l’histoire de l’hébreu et avec l’espace philosophique européen, permettra et même nécessitera une pensée qui ne se protège ni du champ du discours nationaliste ni de celui du néolibéralisme. Une pensée qui ne recevra pas leurs présupposés comme allant de soi et ne craindra pas de les remettre en question. En voici brièvement trois exemples : Am : peuple, race, nation. Un florilège de notions réunies sous un même article. Le mot exprime dans une dispersion hétérogène l’impossibilité de créer un terme unique, stable, qui réunisse l’ensemble des notions figurant ici sous une seule catégorie de groupement d’une multitude humaine. En introduction à l’article, les auteurs écrivent : « Il y a une difficulté à traduire [ces termes-là] car dans le passage d’une langue à l’autre, d’une époque à l’autre à l’intérieur d’une même langue, ils ne désignent pas toujours la même espèce d’appartenance, ne se distinguent pas entre eux et ne se recouvrent ni se recoupent de la même manière. » Une multitude de termes semblables impossibles à réunir sous un concept unique existant même en hébreu, entre am (peuple), goy (nation), léoum (nationalité), ouma (peuple dans son ensemble) et geza (race). Mais deux tendances claires caractérisent cette multitude et la distinguent de la multitude européenne : d’une part, la masse absorbée par le peuple, ou le dêmos toujours associé à un autre terme qui crée une hiérarchie évidente : am ha’aretz, « la populace du pays », hamon ha’am, « la masse du peuple », am rav, « un peuple nombreux ». Dans toutes ces expressions, la multitude est qualitativement inférieure à l’un. Par ailleurs, le discours sur l’entité unique se divise en deux de manière variable, selon la langue de la Bible, celle des sages du Talmud et jusqu’à nos jours. Il se crée ainsi une dichotomie entre le peuple unique, élu, et les autres peuples. Le mot goy, qui signifie « peuple, nation » dans la langue de la Bible, devient l’autre général, indistinct, il désigne le non juif quel qu’il soit, seul et pas forcément en groupe. Le peuple unique, dont l’unité, la supériorité et l’éternité sont théoriquement promises, mais pratiquement menacées, est traduit selon les époques et le contexte culturel en langage ethnique, national ou racial, sans que le champ sémantique variable remette en question la nécessité permanente de distinguer un peuple unique des autres peuples. Chilton ha’hoq : dans le dictionnaire français, trois termes sont proposés simultanément, en français, en allemand et en anglais : « État de droit », Rechtstaat, Rule of law. Le dictionnaire insiste sur la différence entre les terminologies allemande et française, d’une part, et anglaise, d’autre part. On peut déjà voir cette différence à l’œuvre dans les mots « État » et rule et dans l’inversion de rapports qu’ils entraînent : en français et en allemand, la loi caractérise l’État qui se gouverne selon elle. En anglais, rule caractérise la loi qui gouverne ou ratifie. La traduction en hébreu moderne, chilton ha’hoq, 83

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introduit à l’intérieur d’une même notion l’ambivalence de la traduction entre les trois langues européennes. Primo, chilton est un terme éminemment intraduisible. Il désigne simultanément une gouvernance, un gouvernement, un gouverneur (l’action de gouverner, to rule, mais sans la double signification du terme qui peut figurer aussi comme « principe »), l’autorité, la direction (rachout) et le pouvoir. Parfois, chilton (gouvernement) peut signifier aussi « souverain » ou « souveraineté ». Il est étonnant de constater qu’aucun de ces termes ne comporte d’entrée dans le dictionnaire français. Traduire le mot chilton, qui figure dans chilton ha’hoq, de l’hébreu vers le français, entraînera forcément une explication méthodique des frontières brouillées entre toutes ces notions, et soulignera le fait qu’en hébreu cette multitude peut être contenue dans un concept unique plus ou moins cohérent, dont la signification dans l’Ecclésiaste, 8, 8 (« Et il n’y a pas de gouvernance [chilton], le jour de la mort ») ou dans le Traité Ta’anit (jeûne) du Talmud de Jérusalem (« L’autorité [chilton] du royaume de Grèce était passée à Alexandrie ») n’est pas très différente de sa signification dans le langage quotidien, lorsqu’il est question de « l’autorité israélienne dans les territoires occupés ». Secundo, le complément du nom dans le terme hébreu chilton ha’hoq ne permet pas de décider si la loi qualifie l’autorité ou le contraire, si la loi appartient à l’autorité ou l’autorité à la loi. Et soit dit en passant, c’est exactement ce qui caractérise le gouvernement israélien dans les territoires occupés : il est apparemment un État de droit, mais en réalité c’est une autorité assise sur une manipulation incessante de la loi par le gouvernement, dans tous les sens du terme : pouvoir, domination, autorité, direction, qui détient la loi entre ses mains comme de la matière entre celles du créateur. Erev rav : cette notion n’existe pas dans le dictionnaire français. Il faut l’y introduire. Dans la langue de la Bible, il désigne la populace, une masse non identifiée qui suit les enfants d’Israël au moment de leur sortie d’Égypte. Le terme biblique, qui signifie dans son contexte d’origine à la fois l’hétérogénéité et la tolérance à l’autre, connaît une carrière fascinante : son sens s’est trouvé inversé dans le discours religieux radical des sionistes contemporains, et il en est venu à désigner un élément contagieux et caché, qu’il faut éradiquer pour que la nation soit purifiée et connaisse la rédemption (voir infra, p. 117). Dans son acception présente, le mot exprime une forme racialisée de la logique de souveraineté, mais ce sens est contredit et par l’étymologie et par la connotation biblique qui n’a jamais complètement disparu.

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ITALIEN Quelle(s) langue(s) ? Langue(s) de parole(s) Rossella Saetta Cottone et Massimo Stella Traduit par Myrto Gondicas

La Lingua è oscura non limpida – e la Ragione è limpida, non oscura ! Il vostro Stato, la vostra Chiesa, vogliono il contrario, con la vostra intesa. Sono infiniti i dialetti, i gerghi, le pronunce, perché è infinita la forma della vita. Ma voi non li volete perché non volete la storia. La langue est obscure, pas claire – et la Raison est claire, pas obscure ! Votre État, votre Église veulent l’inverse, avec votre accord. Les dialectes, les jargons, les prononciations sont infinies, parce que la forme de la vie est infinie. Mais vous, vous n’en voulez pas parce que vous ne voulez pas de l’histoire. Pier Paolo Pasolini, La reazione stilistica. Poesie incivili (aprile 1960), in La religione del mio tempo, Milan, Garzanti, 1961.

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e que tente et propose le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, c’est de dessiner une géographie européenne du penser dans la langue. À cet égard, on doit noter d’emblée que penser 85

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dans la langue, en italien, ce n’est pas la même chose que dans les autres langues européennes ; au premier chef pour des raisons historico-politiques très précises. L’Italie est depuis toujours, de par sa constitution même, une terre de pluralisme linguistique et culturel : réseau (en surface) et stratification (en profondeur) de langues, de traditions, d’écritures, d’économies et de formes de vie sociale. Après 1861, ce pluralisme continue à vivre obstinément malgré l’unité nationale réalisée au niveau politique ; il survit encore aujourd’hui, malgré plus de cent cinquante ans d’histoire unitaire, malgré les effets puissants d’unification de la communication de masse durant le boom économique et de la globalisation à l’heure actuelle, au début du nouveau millénaire. Il faut rappeler que, même au début du xxe siècle, le nombre d’italophones réels ne dépassait pas les cinq millions et qu’en 1951, encore, l’usage actif et habituel de l’italien était chose inconnue pour près de vingt-six millions d’individus1. Avant l’unité nationale, l’italien n’est qu’une langue littéraire, élaborée et écrite par une élite intellectuelle faite avant tout de poètes et d’auteurs de fiction ; ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’il devient progressivement langue d’usage pour les masses. Ainsi s’explique, en premier lieu, le fait que l’italien n’ait pu ni su, au fil de l’histoire, développer des potentialités spécifiques de langue philosophique et scientifique – la pensée de Machiavel, Bruno, Galilée, Vico, Croce (pour ne citer que les plus éminents) s’est donc vu obligée de s’exprimer dans les limites de la langue littéraire ; beaucoup plus tard, même la langue de Gramsci, pour se faire philosophique et scientifique, doit mener un combat titanesque contre la langue de la tradition littéraire. En second lieu, cela explique un trait distinctif de l’Italie par rapport au reste de l’Europe occidentale : chez les grands écrivains de notre tradition, la création de poésie ou de fiction s’accompagne toujours d’une réflexion théorique sur la langue, produite par les mêmes auteurs. Un autre facteur contribue à complexifier le tableau, c’est le classicisme : par-delà le bilinguisme italien/latin extrêmement prégnant et pluriséculaire de nos écrivains (Giovanni Pascoli est aussi un poète latin), l’italien littéraire, en prose ou poésie, fonctionne très souvent, avec des fortunes diverses mais de façon constante, comme un calque traductif de la poésie ou de la prose latines (poètes de l’âge d’Auguste ; Cicéron, Tacite), suivant un arc chronologique qui va de l’humanisme au xxe siècle. On comprend dès lors que le mirage de l’unité et du canon linguistiques soit constamment présent dans le contexte de la culture italienne, que ce soit pour les écrivains en quête d’une langue de prestige ou pour les politiques, les administrateurs et les intellectuels à la recherche d’une langue commune, langue d’usage pour les Italiens après l’unification nationale. Ce mirage est au 1.  Tullio De Mauro, Storia linguistica dell’Italia unita, Rome-Bari, Laterza, 1963, p. 116.

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Quelle(s) langue(s) ? Langue(s) de parole(s)

cœur des réflexions de ceux qui proposent à l’Italie unie un modèle normatif de langue parlée (Manzoni et son école) aussi bien que de ceux qui, à rebours (d’Ascoli à Gramsci), voient dans la langue une sédimentation de la pluralité qu’il convient d’élever en rehaussant le niveau culturel collectif et en intensifiant la diffusion capillaire de la langue cultivée. Bien entendu, le problème du pluralisme linguistique et de la langue unitaire est lié à celui de la lutte démocratique contre l’analphabétisme et l’infériorité sociale de l’immense majorité de la population italienne, au moins jusqu’au miracle économique. Mais, justement, il s’agit de deux problèmes distincts : l’accès démocratique à la culture et la diffusion de l’intellectualité (pour le dire en termes g­ ramsciens) implique la mise en œuvre d’une « operosità » sociale (pour reprendre le terme d’Ascoli) visant à réaliser le bien commun, c’est-à-dire à transformer un privilège en patrimoine partagé par tous. Il convient de préciser qu’à cet égard, la bourgeoisie italienne et les grands intellectuels se sont généralement montrés peu ou rarement ouverts aux besoins de la communauté. Tout cela a exacerbé la question de la langue commune, qui, sous l’effet de la diffusion des moyens de communication de masse et en particulier de la télévision, est devenue pour l’essentiel, dans les soixante dernières années, une langue standard, produit de consommation simplifié et réduit, tandis que, parallèlement, la connaissance elle aussi se standardisait. L’importation du modèle éducatif anglo-américain et l’unification de la langue et de la culture globish ont précipité, aux deux sens du terme, ce processus. À n’en pas douter, Ascoli et Gramsci avaient vu juste quand ils notaient que la langue unitaire est une question de citoyenneté et non d’unification décrétée – de contrat passé entre des sujets conscients, et non de législation. De fait (et malgré l’article 9 de la Constitution), ce n’est que depuis les années 1990 que l’on commence à parler vraiment, en Italie, de culture de la citoyenneté, au moment précis où se déclenche le séisme qui mettra fin à la Première République (1994). Dans le vide de la culture politique, la langue est restée seule à devoir porter le poids d’un projet qui la dépasse. Quelles sont les origines de ce poids et de cette solitude ? Il nous faut revenir à cette strate incontournable de la culture italienne, qui a dicté sa direction à la culture nationale durant les trois quarts, au bas mot, du xxe siècle et continue toujours à résister, de façon plus ou moins consciente, dans de larges secteurs du savoir, en particulier académique. Nous voulons parler du « triangle épistémique » historicisme/études esthétiques/études philologiques, au sein duquel la forme de connaissance par excellence est non pas la philosophie, mais l’histoire, entendue comme réécriture littéraire de l’histoire ou plutôt comme phénomène esthétique, elle-même étroitement liée à la science des objets littéraires et linguistiques. Certes, on reconnaît là la doctrine de Croce, reformulation/réimportation en Italie de l’idéalisme et de l’historicisme allemands. L’historicisme de Gramsci est, lui, radicalement différent : c’est une lutte pour faire que la connaissance 87

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de l’histoire redevienne une philosophie de la praxis, c’est-à-dire une pensée politique à même de se transformer en une intervention réelle dans la vie collective d’une Italie encore largement privée de conscience civique. Mais la réception et l’influence effective en Italie de l’historicisme gramscien sont restées extrêmement limitées – beaucoup plus, à coup sûr, que dans d’autres pays, où elles ont contribué à faire éclore un vaste champ d’études et de savoirs (cultural studies, post-colonial studies, gender studies) après le recul de la colonisation et dans le contexte du débat sur les croisements culturels et sur l’identité de genre. En revanche, la première publication complète, en Italie, des Cahiers de prison s’appuyant sur un travail philo­ logique et historiographique de grande précision et en un sens « affranchie » du contrôle idéologique du Parti communiste (voir la célèbre édition de Valentino Gerratana) a eu lieu en 1975, dans un contexte de crise politique et intellectuelle fortement marqué par le terrorisme, et elle a été accueillie avec beaucoup de froideur, sinon avec embarras. La pensée de Gramsci s’est ainsi trouvée réduite, en Italie, à un répertoire de citations à l’usage de quelques-uns. Il existe pourtant une constellation de grandes écritures, porteuses d’actes linguistiques et intellectuels forts, qui ont opéré une rupture effective avec l’hégémonie historiciste-esthétique-philologique, en se posant comme une alternative d’importance. Des écritures qui, en parlant, réactivent l’histoire sous la forme de la mémoire et du témoignage ; des langues qui, en s’écrivant, ne sont pas tant des formes d’art (littérature/style/rhétorique) ou des systèmes de concepts qu’une réflexion dans la langue, à même d’intervenir de façon politique et philosophique sur le monde pour le nommer, le représenter, le raconter, le refléter et, finalement, le changer. Écritures et langues qui revitalisent, dans la tradition italienne, sa matière la plus séditieuse et la plus incandescente : la pluralité des idiomes, des cultures, des appartenances sociales et des sujets, une infinie diversité de mémoires, d’histoires, de communautés fragmentées. Ces écritures et ces langues ont en commun de graviter autour de deux événements centraux de l’histoire italienne du xxe siècle, sur lesquels elles réfléchissent – l’un d’ordre politique, l’autre socio-économique : guerre civile/résistance d’une part, modernisation industrielle d’un pays agricole (le miracle économique) d’autre part. Pier Paolo Pasolini, Elsa Morante, Beppe Fenoglio, Cesare Pavese, Paolo Volponi, Dario Fo. Pasolini, le poète-philosophe ; les philosophes-paysans et les philosophes-ouvriers de Volponi (cf. La macchina mondiale et Memoriale) ; le partisan-poète de Fenoglio (La Guerre sur les collines) ; le bouffon-philosophe de Dario Fo (Mystère bouffe) ; l’émigré-bâtard Enquêteur/Rescapé du traumatisme fratricide de la guerre civile, campé par Pavese (La Lune et les feux, 1949) ; les héros gueux qui questionnent l’histoire locale et mondiale chez Morante (La Storia, 1974). Grands personnages, porteurs d’autant de 88

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Quelle(s) langue(s) ? Langue(s) de parole(s)

langues, qu’elles soient à entendre comme langues-idiomes ou languesformes : grommelot archaïsant du rustre de la plaine du Pô chez Dario Fo ; anglo-italiano-piémontais chez Fenoglio ; calque traductif de l’anglais des grands romanciers américains des années 1930 et 1940 chez Pavese ; italien lyrique-idéologique de la poésie de Pasolini ; langue analphabète et misérable chez Morante, Babel dialectale et populaire (« por el analfabeto a quien escribo », lit-on dans la dédicace de La Storia) mêlée au récit semi-romancé d’un narrateur cultivé ; italien théorique-technique-scientifique et en même temps poétique-visionnaire chez Volponi, où les langues des savoirs élevés se mêlent à une description symbolique de la nature. Ces écritures philosophiques, enfin, opèrent une subversion des genres, tantôt en introduisant dans des genres prestigieux des genres éloignés et marginaux : le théâtre de rue-cirque (Fo), le livre de bord-journal (Fenoglio, Pavese), le récit et la fable de science-fiction (Morante, Volponi) ; tantôt en renversant philosophiquement la tradition littéraire par l’intellectualisation – c’est la « poésie de l’idéologie » de Pasolini. Le panorama que nous avons brossé jusqu’ici ne vise en aucun cas à constituer un contre-canon : il voudrait plutôt proposer une perspective problématisée (naturellement ouverte à la discussion et susceptible d’accueillir des éléments nouveaux) qui témoigne de l’interprétation italienne très spécifique du rapport entre pensée et langue. Ce rapport est né au moment de l’unité italienne au sein du néoréalisme ; il constitue la véritable alternative à l’historicisme esthétique-philologique. Ce dernier avait effectué, par le style, une confiscation rhétorique de la pensée/philosophie. Le néoréalisme défait le style et, grâce à l’écriture des langues (langues italiennes multiples : languesidiomes, langues-formes, langues-cultures), pense les objets du monde et de l’histoire. Certes, il ne produit pas des philosophies au sens académique du terme, mais plutôt des poétiques où c’est la parole, non le concept, qui pense et grâce à quoi l’on pense. En ce sens, l’approche italienne du rapport pensée/ langue s’oriente vers une désontologisation, au sein de la discipline, de la langue philosophique. Dans le même sens, l’écriture et la pensée néoréalistes sont d’abord, à court terme, le véritable interlocuteur et l’héritier direct de la philosophie gramscienne de la praxis et, à long terme, dépassant l’idéalisme historiciste, elles renouent le lien avec les écritures et les langues des lettrésphilosophes du passé, Machiavel, Bruno, Galilée, Vico. Que signifie penser dans la langue, au-delà de toute territorialisation des savoirs et de toute tradition historique ou nationale ? C’est le défi culturel que lance le Vocabulaire européen des philosophies. Pour relever ce défi, nous répondons en affirmant, pour résumer à l’extrême, que la tradition ­culturelle de l’Italie nous offre une géographie plurielle et découpée, un réseau, si l’on veut, de paroles-pensée qui ont produit des poétiques de la pensée. Le penser en italien souffre donc moins de la territorialisation des savoirs imposée par 89

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Rossella Saetta Cottone et Massimo Stella

la langue philosophique – ce qui est le cas pour les autres langues d’Europe occidentale – que d’une autre forme de territorialisation, que nous appellerons « littératurisation » (letteraturizzazione), laquelle est au fond une historiographisation et une esthétisation d’inspiration idéaliste. Traduire le Vocabulaire européen des philosophies et l’enrichir de nouvelles entrées italiennes, c’est rendre accessible au débat intellectuel européen cette constellation de paroles-pensée et de poétiques de la pensée, en les ­déterritorialisant, en les sortant des frontières de la littérature, de l’esthétique et de l’historiographie philosophique et littéraire, pour leur donner la chance d’une autoreconnaissance différentielle et intrinsèque, en même temps que d’une reconnaissance extérieure, dans l’ailleurs des philosophies en langues. Cela veut dire aussi exposer, en l’estimant à sa juste valeur, l’« intraduisible » de notre langue de pensée, fortement marquée dans un sens historique-politique, plus que dans un sens théorique, par rapport aux autres langues européennes et à leurs langages philosophiques. De ce point de vue, le fait que la première édition italienne du Vocabulaire européen des philosophies soit digitale, sous forme de base de données, est loin d’être un hasard. Lorsque nous prospections le monde de l’édition italienne, nous nous sommes trouvés face à un tableau de symptômes contradictoires et de réactions hésitantes au projet de publication, qui s’expliquent sans doute par la très grave crise qui frappe le marché du livre dans le pays, mais qui tiennent aussi à ce que nous avons cherché à expliquer ici : nous avons alors voulu recourir à l’instrument privilégié de la communication moderne, qui, plus que tous les autres, a vocation à mettre en relation les pensées et les paroles. Par ce moyen, nous entendons également proposer un usage intelligent du « réseau », qui mette l’accent sur la nécessité de partager les contenus et les formes de la pensée à partir desquels s’est construite, et se construit toujours, la géographie plurielle de la culture européenne.

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UN GÉOMÉTRAL DES DIFFÉRENCES

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CHARIA Ali Benmakhlouf Traduit par Dina Ali et Nada Herzallah

> loi, droit (état de droit, law/right, lex/jus, themis, torah), dieu, pietas, religio, secularisation, croyance, foi Verbe : chara’a, substantif : charia. C’est la « voie » puis, par extension, la « loi ». Tantôt, elle est traduite par « loi religieuse », tantôt par « loi divine ». Elle est associée au mot hukm qui signifie aussi bien « pouvoir politique » que « règle de droit » ou « décision judiciaire » selon les contextes. C’est aussi à partir de la racine trilitère H.K.M que s’engendre de manière paronymique le mot de « sagesse » : hikma. Le hâkim, c’est le juge, et le hakîm est le sage : le sens change selon que la voyelle allongée est le « a » ou le « i ». L’expression Usûl Al Fiqh, qui signifie les « fondements du droit », renvoie à la discipline qui s’occupe de la charia.

Fondements du droit et fondements du pouvoir Ce mot de charia, que l’on traduit par « loi divine », a une atmosphère particulière. Traditionnellement, le mot se rapporte à la méthodologie des sciences juridiques (usûl al fiqh), mais on le retrouve aussi dans la méthodologie des sciences religieuses (usûl al dîn), relatives à l’exégèse du texte sacré. Trois passages coraniques insistent sur la notion de charia comme « voie », sans qu’il y ait l’idée d’une loi, le verset étant une parole inspirée et non un commandement positif de l’ordre de ce que nous connaissons habituellement dans la société humaine, commandement qui est en général suivi de sanction quand le comportement illicite est attribué à quelqu’un. Le verset 18 de la sourate 45 dit : Nous t’avons mis sur une voie pertinente. Suis-la. Ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas.

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Ali Benmakhlouf

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Charia

Citons également ce passage où c’est le verbe qui est utilisé et non le nom. Il nous informe lui aussi sur les commandements divins bien avant la période islamique puisqu’il est question de Noé : Pour vous, il a édicté en fait de religion ce qu’à Noé Il recommanda, et ce que nous t’avons révélé à toi et ce que nous avons recommandé à Abraham, à Moïse, à Jésus : accomplir la religion, n’en point faire matière à division. (sourate 42, verset 13)

Revenons au mot charia, qui est utilisé ici pour dire que les communautés humaines sont plurielles, et associé au terme de « chemin » (minhâjan) qui confirme le sens de « voie » : À chacun de vous, nous avons ouvert un accès (minhâjan), une avenue (charia). Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous une communauté unique, mais Il voulait vous éprouver en ses dons. (sourate 5, verset 48)

Dans le Coran, donc, le mot est utilisé pour dire la « voie », le chemin que Dieu a montré aux prophètes et aux sages antérieurs à Mohammed, notamment à Noé, explicitement mentionné et élevé au rang d’homme inspiré par Dieu. La transformation des versets coraniques et des dits prophétiques en « loi divine » est une opération réalisée par les écoles juridiques qui ont vu le jour à partir du ixe siècle, soit deux siècles après la révélation. Ces écoles sont au nombre de quatre : l’école malikite, fondée par Malik Ibn Anas (795), l’école chafi’îte fondée par Al Chafi’î (820), l’école hanbalite (857) et l’école hanafite d’Abü Hanifa (767). Certaines, comme le malikisme, valorisent le moment médinois qui a vu naître la première cité musulmane sous l’égide du prophète et de ses compagnons – c’est toujours la doctrine des pays du Maghreb ; d’autres, comme le chafi’isme, mettent l’accent sur l’action du prophète comme législateur ; d’autres encore comme le hanafisme, qui eut ses heures de gloire dans l’empire ottoman, ont problématisé la question de la capacité et de l’imputation juridiques ; enfin, le hanbalisme dissocie le prophète de son contexte médinois, et a marqué en profondeur la dynastie wahabite en Arabie saoudite. Aux deux disciplines déjà mentionnées – droit et exégèse religieuse –, il convient d’ajouter la méthodologie des sciences du pouvoir (Usûl al Hukm). Cette méthodologie a tendance à se faire oublier car elle n’est pas authentifiée par la classification traditionnelle du savoir. Il appartient à Ali Abderrazik, théologien égyptien du début du xxe siècle, d’avoir mis l’accent sur L’Islam et les fondements du pouvoir, titre de son ouvrage paru en 1925 qui souleva une grande polémique. L’institution religieuse de la grande mosquée d’Al Azhar lui a retiré son titre de « docteur de la loi » et a retenu plusieurs chefs d’accusation contre lui – sans aller cependant jusqu’à l’apostasie –, dont celui d’avoir orienté la charia vers le domaine de la simple guidance spirituelle sans effet sur le pouvoir politique et, partant, sur le droit. Ali Abderrazik a distingué clairement la mission religieuse du prophète de son activité politique. En tant que messager de Dieu, le prophète ne peut 95

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Ali Benmakhlouf

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agir selon une quelconque contrainte car, comme le dit le Coran, il n’y a pas de contrainte en religion. En tant que gouvernant de la première cité musulmane – Médine –, il a cependant agi avec un ensemble de contraintes, il a eu une armée, etc., toutes choses qui n’ont pas de fonction religieuse, qui sont purement temporelles et peuvent être considérées comme des activités « royales » plutôt que des activités « califales ». Tout ce qui relève de la gestion de la cité et qui suppose une contrainte, ne peut se prévaloir d’être religieux. À de nombreuses reprises, Ali Abderrazik cite le grand historien du xive siècle, Ibn Khaldûn. Il lui emprunte une méthode d’analyse qui consiste à partir du champ lexical et du champ sémantique pour désamorcer la charge mythico-historique liée au mot de charia. Ibn Khaldûn avait déjà indiqué que, dès les premières formes de gouvernement en Islam, on avait dû résoudre le problème du « califat », c’est-à-dire, littéralement, de la forme de gouvernement qui parle de « succession », notamment celle du prophète, premier gouvernant. Dès Abu Bakr, autrement dit, dès le calife qui a succédé au prophète, l’appellation « calife de Dieu » fut rejetée par une majorité écrasante de la communauté musulmane. Il n’y a qu’un messager de Dieu qui, par extension, a pu être dit « calife de Dieu », mais personne ne peut prétendre reprendre le titre de messager et, donc, de calife de Dieu. On a adopté l’appellation de « calife du calife de Dieu », « calife » signifiant ici « lieutenant », « représentant ». Mais, à la longue, cette expression devint incommode, et à partir du deuxième calife, Omar, l’expression « représentant du représentant du messager de Dieu » fut jugée fastidieuse : On trouva que ce titre était trop incommode, à cause de sa longueur et de ses nombreux compléments de nom. Ceux-ci, avec le temps, devaient sans cesse augmenter. Le titre devenait ainsi imprononçable et incompréhensible. Aussi dut-on y renoncer et en choisir un autre plus approprié1.

Un jour, dit Ibn Khaldûn, un coursier vint pour annoncer une victoire militaire et voulut parler au « commandeur des croyants ». On a trouvé l’expression heureuse et celle-ci fut donc adoptée. De ce coursier, Ibn Khaldûn dit : Arrivé à Médine, il s’enquit d’Omar et dit : « Où est le commandeur des croyants ? » L’entourage d’Omar l’entendit et exprima son approbation : « Tu as trouvé le nom qu’il lui faut, lui dit-on. Il est bien le commandeur des croyants. »

Cet exemple montre que le pouvoir politique repose, d’une part, sur la force contraignante, ici l’armée, d’autre part, sur une commanderie, qui est certes une commanderie des croyants, mais qui s’effectue de manière horizontale et n’a pas la légitimité, conférée par la « charia », d’une justifi1.  Ibn Khaldûn, Muqaddima, III, trad. fr. A. Cheddadi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, chap. 3, p. 527 (ainsi que la citation suivante).

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cation verticale. Dieu est silencieux sur la « loi divine » quant à l’exercice du pouvoir politique. En revanche, on ne peut nier « la tentative des califes abbassides de créer un corpus unique et cohérent de droit islamique avec le calife érigé en interprète suprême » ; en effet « que signifierait l’expression “droit islamique” sans ces États qui ont cherché à la transformer en une expression positive de leur souveraineté ? »2. Ali Abderrazik enchaîne sur la parole d’Ibn Khaldûn. En partant des « fondements du pouvoir » et non des « sciences juridiques », on voit mieux comment la loi résulte d’un rapport de force, exprimé par le pouvoir. En partant des sciences juridiques elles-mêmes, on risquerait de prendre pour argent comptant les justifications théologiques des normes établies humainement mais attribuées indûment à Dieu. Le pouvoir temporel s’est très vite doté d’un appareil de justification religieuse pour s’imposer aux esprits avec une caution de transcendance. Or, rien dans le texte sacré du Coran, ni dans les dits du prophète, ne corrobore l’idée qu’il faille se soumettre au pouvoir des rois qui se font appeler « califes » : il n’y a « rien qui permette de démontrer que la loi islamique (charia) reconnaît le principe du califat ou Grand Imamat, entendu comme un intérim du prophète et comme l’accomplissement de fonctions équivalentes à celles qui étaient les siennes parmi les musulmans3 ». Ali Abderrazik rappelle que la parole divine, sous forme de versets, n’a pas de caractère normatif au sens juridique du terme : le texte sacré parle des pauvres, des mendiants et des esclaves, il ne justifie pas pour autant leur existence. Mentionner quelque chose n’est pas le justifier. Et quand les versets prennent un tour normatif, il n’y a aucune prescription définie qui leur soit associée : « Vous qui croyez, obéissez à Dieu, obéissez à son Envoyé et à ceux qui sont responsables parmi vous. » (sourate 4, verset 59) Ce verset, souvent cité pour justifier le pouvoir des rois ici-bas, ne dit pas que les « responsables » sont les califes ou les rois.

Constitution historique de la charia Cette notion de « succession » (califat) avait un poids au-delà du pouvoir politique. Car succéder au prophète, c’est l’imiter dans ses actions dont beaucoup furent élevées au rang de norme. Malik Ibn Anas (mort en 795), l’un des quatre chefs d’école juridique et dont les traités sont encore en vigueur dans l’Islam maghrébin, avait élevé au rang de norme l’action du prophète et de 2. Marinos Diamantides, « L’ordre juridique et l’anarchie de la foi abrahamique », in Baudouin Dupret et Léon Buskens (dir.), La Charia aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2012, p. 45. 3.  Ali Abderrazik, L’Islam et les fondements du pouvoir, trad. fr. A. Filali Ansary, Paris, Le Fennec-La Découverte, 1994, p. 69.

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ses compagnons. En prenant appui sur le passage coranique suivant, il fait de l’imitation par succession une norme islamique, une charia : Annonce une bonne nouvelle à mes serviteurs qui écoutent la Parole et qui suivent ce qu’elle a de plus beau. (sourate 39, verset 19)

Malik commente ainsi ce verset : Les gens suivent donc uniquement les Médinois. C’est chez eux qu’a eu lieu l’hégire, que le Coran a été révélé, que le licite et l’illicite sont devenus tels, car l’Envoyé de Dieu a vécu parmi eux ; ils étaient témoins de l’inspiration et de la révélation ; il leur donnait des ordres et ils les exécutaient, il leur montrait la voie et ils la suivaient jusqu’au jour où Dieu l’a rappelé à lui4.

On voit bien comment, chez ce jurisconsulte, se construit la loi divine selon la distinction du licite et de l’illicite et selon la conformité ou non à ceux qui « suivent » le prophète ou s’en écartent. La sacralisation de la loi, sa constitution comme instance transcendante et anhistorique est… un processus historique. Mohammed Arkoun, islamologue contemporain qui occupa longtemps la chaire d’études islamiques à l’Université de Paris 3, a rétabli, à propos de Malik Ibn Anas, ce processus historique en montrant comment les fondateurs d’écoles juridiques « sont devenus des points de départ, alors qu’ils sont des aboutissements d’un processus socio-historique de construction des instances de l’autorité qui élaborent les normes tout en intervenant dans le processus de transmission des traditions érigées en référentiels obligés5 ». Arkoun réfute l’idée même de « fondateur » d’école juridique, car, indique-t-il, ce dont il s’agit, c’est de « divers acteurs sociaux » dont on a effacé la trace pour se rapporter à un « maître éponyme ». L’opération de production de la « loi divine » renvoie donc à un effort d’interprétation appelé « ijtihâd », dont les portes furent pour certains considérées comme closes dès le xe siècle. Cet effort consiste à « traduire » les versets coraniques appelés « signes » (âyât) de Dieu en « normes juridiques ». C’est ainsi que « le Coran, Canon suprême, instance ultime, intangible et indépassable de toute légitimation, est très vite remplacé, dans des pratiques normatives locales, par l’autorité du calife, du gouverneur, du qâdî, du âlim mujtahid ». Ce travail de substitution s’est parfois accompagné d’un travail de conjonction nécessaire là où le Coran et la Tradition prophétique ont été élevés au même rang de commandement. La constitution de ces deux textes comme un seul corpus, d’une part, et comme un corpus normatif producteur de « loi 4.  Malik, cité par Robert Brunschvig, « Polémiques médiévales autour du rite de Malik », Études d’islamologie, Paris, Maisonneuve et Larose, 1976, p. 69-70. 5.  Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam, Paris, Vrin, 2009, p. 151 (tout comme la citation suivante).

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divine », d’autre part, a été le fait d’un autre « fondateur » d’école juridique : Al Chafi’î. L’école qui porte son nom, l’école chafi’ite, s’est distinguée par l’homogénéisation du corpus juridique, en faisant du Coran et des hadiths (dits prophétiques, appelés encore Sunna) des textes de « commandement » et des « règles de droit ». L’adjonction au Coran de la Tradition du prophète (Sunna) se fait à la faveur d’un moyen terme : la « sagesse ». Chafi’î indique que « la mention du Coran est immédiatement suivie de celle de la sagesse. Dieu évoque Sa bonté à l’égard de Ses créatures et la manifeste en leur enseignant le Livre et la Sagesse. Il n’est donc pas admissible – mais Dieu seul sait – de distinguer la Sagesse de la Sunna6 ».

La Sagesse selon le droit et selon la philosophie Après cette construction de la Sunna comme « sagesse » divine, il ne reste plus qu’à constituer le Coran et la Sunna comme « commandement ». En tant que commandement, cet ensemble est un bloc indivisible. Il aura pour nom « loi divine », chari’a : La Sunna, Sagesse, est liée au Livre de Dieu qui a intimé aux humains d’obéir à Son Envoyé en leur imposant d’obéir à ses ordres. Il est inadmissible d’employer le terme de « commandement » si ce n’est pour le Livre de Dieu puis la Sunna de Son Envoyé7.

Cette exclusivité est encore marquée par le recours au verset 36 de la sourate  33 : « Au croyant non plus qu’à la croyante, une fois que Dieu a tranché, avec son Envoyé, sur un cas, il ne reste plus de choix8. » Mais Chafi’î ne dit pas que ce verset est fortement indéterminé. En effet, à quoi peut bien se rapporter le cas sur lequel Dieu et son Envoyé ne laissent pas de choix ? Voilà donc le Coran et la Sunna constitués comme des sources fondamentales du droit musulman. De textes inspirés, ils deviennent source de la norme juridique. À ces deux sources fondamentales et selon un degré de prévalence moindre, sont associés de manière secondaire le consensus de la communauté, « al Ijma’ », et le raisonnement analogique, « al qiyas », qui n’est rien d’autre que l’ijtihâd, l’effort d’interprétation de la loi selon une similitude avérée entre un cas prévu par la loi et un cas nouveau qui lui sera assimilé comme licite ou illicite. Voici un exemple de consensus de la communauté : soit le verset 59 de la sourate 4 déjà citée. Il se rapporte au devoir d’obéissance à Dieu, à son Envoyé et « aux responsables parmi vous (ûlû al amri) ». Que faut-il entendre par « responsables » ? Al Chafi’î note : 6.  Al Chafi’î, Risâla, Arles, Actes Sud, « Sindbad », 1999, § 254. 7.  Ibid., § 255. 8.  Coran, cité dans Al Chafi’î, Risâla, op. cit., § 265.

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Charia Certains savants disent : « L’expression “Les responsables parmi vous (ûlû al amri)” renvoie aux émirs des détachements de cavalerie (umarâ’ al sarâyâ) de l’Envoyé de Dieu – mais seul Dieu sait –. C’est ainsi que les choses nous ont été transmises. »9

Peu à peu, les « responsables » dont parle le Coran deviennent les responsables politiques du moment. À côté de ce travail des jurisconsultes, on trouve chez les philosophes un investissement philosophique de la notion de charia. Al Fârâbî et Averroès, notamment, donnent un éclairage nouveau sur cette notion tout en faisant résonner le sens juridique avec le sens philosophique. Al Fârâbî d’abord, dans Le Livre de la religion, cherche à expliquer le travail du « premier gouvernant ». Il ne dit pas « législateur » (chari’), mais « râ’iss », chef, celui qui commande en organisant les principes. Son analyse s’apparente à une expérience de pensée, car il ne cite aucun exemple dans l’histoire. Mais l’analyse conceptuelle et l’expérience de pensée ne cessent de parler du travail de « législation », charia, et de « réglementation », taqdîr. Al Fârâbî utilise ces deux termes comme des équivalents notionnels et cette stratégie de mise en synonymie est elle-même instructive : il n’y a pas d’immunité théologique de la charia. Le travail de législation est un travail de réglementation des affaires de la cité. À partir de là, loin de privilégier le travail du premier législateur, Al Fârâbî l’inscrit dans l’histoire. Ce premier gouvernant n’est que le premier d’une longue série et son travail est frappé d’incomplétude structurelle ; la lacune dans la loi n’est pas seulement matérielle, technique, elle est logique, car la législation consiste à s’occuper des affaires de telle cité à tel moment et non de toutes les cités une fois pour toutes : Il peut s’attacher ou advenir accidentellement que le premier gouvernant ne réglemente pas et n’épuise pas toutes les actions, tout en réglementant la plupart d’entre elles. Il peut aussi s’attacher à lui, dans une partie de ce qu’il règle, qu’il n’en épuise pas toutes les clauses10.

Il y a donc bien plusieurs législateurs. Certes, doit prévaloir l’idée d’une ressemblance dans la « succession » (khalafa) de ceux qui viennent après « le premier ». Comment entendre cette ressemblance ? Ainsi si lui succède, après son décès, un homme semblable à lui à tous égards, c’est ce successeur qui règle ce que le premier n’avait pas réglé. Et les choses ne s’arrêtent pas là, mais il a aussi licence d’altérer bien des choses légiférées par le premier et de les régler selon un autre règlement, s’il sait que ce dernier est le plus concret de son temps, non pas parce que le premier se serait trompé, mais parce que le premier les avait réglementées d’après ce qui était le plus concret en son temps, qu’il les règle d’après

9.  Ibid., § 260. 10.  Al Fârâbî, Le Livre de la religion, trad. fr. S. Diebler, in Philosopher à Bagdad au xe siècle, Paris, Le Seuil, 2007, § 7, p. 55.

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Charia ce qui est le plus concret après son temps et que cela relève de ce dont, si le premier en avait été témoin, il l’aurait altéré aussi11.

L’altération de la loi, son adaptation au contexte, sa conformité au temps et au lieu de sa promulgation, voilà donc les caractéristiques du travail des gouvernants qui se suivent. Il ne s’agit pas encore de jurisprudence. Le niveau de la législation est celui de la création de la loi. La jurisprudence est non seulement un art postérieur à celui de la législation, mais un art inférieur et contraint. Ici l’enjeu est bien de ne pas autonomiser les tribunaux de la charia du pouvoir politique des « gouvernants ». Non seulement les tribunaux de la charia n’ont pas de légitimité en soi, mais ils se rapportent à un « art contraint ». Al Fârâbî se souvient ici du passage de la République de Platon qui indique que le signe de l’imperfection des cités humaines est l’existence de la médecine et de la jurisprudence. Reste qu’il faut indiquer les conditions selon lesquelles se fait le travail du qâdî, du juge. Son ijtihâd, son effort interprétatif de la loi, suppose une bonne connaissance de la langue du premier gouvernant et un respect strict de la loi promulguée par le dernier gouvernant, une connaissance « de l’habitude qui était celle des hommes de son emploi dans l’emploi de leur langue12 », la connaissance des coutumes, de ce qui est de l’ordre de la tradition écrite et orale, la connaissance de ce qui est métaphorique, de ce qui est particulier à visée universelle et l’inverse tout aussi bien. Interpréter la loi suppose donc des compétences linguistiques et anthropologiques. Ce travail philosophique sur la charia montre que celle-ci n’a aucune immunité intrinsèque. La religion intervient, certes, comme un schème conceptuel dans lequel est pensée la loi, mais ce schème n’est pas donné une fois pour toutes car il arrive qu’une religion soit transportée d’une « nation à laquelle elle appartient vers une nation sans religion », auquel cas il peut y avoir « quelque ajout, quelque suppression ou quelque autre changement13 ». C’est à cette condition que peut se faire la connexion entre la loi divine et la sagesse. On retrouve l’enjeu de la sagesse comme moyen terme pour penser la loi divine dans son rapport aux hommes. Averroès adopte comme titre de son Discours décisif : « où l’on établit la connexion entre la loi divine (charia) et la sagesse (hikma) ». Il ne s’agit pas du lien entre « révélation » et « philosophie » comme le laisse croire la traduction en français de ce texte, encore tributaire de la théorie de la double vérité que la philosophie médiévale latine a voulu attribuer à Averroès : il n’y a pas, d’un côté, la vérité de la révélation et, de l’autre, la connaissance des choses en leur vérité, selon le philosophe cordouan. La stratégie d’Averroès est bien de mentionner les mots mêmes 11.  Ibid., § 8, p. 57. 12.  Ibid., § 10, p. 61. 13.  Al Fârâbî, Le Livre des lettres, Beyrouth, 1970, § 148.

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Charia

des jurisconsultes : « loi divine » et « sagesse », et non ceux de « révélation » et de « philosophie », pour proposer un autre dispositif de leur liaison. Il ne s’agit plus de dire comme le faisait Al Chafi’î que « la sagesse » est la Tradition prophétique. La sagesse est bien la philosophie comme discipline dont les caractéristiques sont celles-là mêmes dont parle le texte sacré : user de sa clairvoyance, interroger les mystères du monde à partir de l’outil le plus adéquat, le plus sûr, le syllogisme, distinguer, comme l’indique la sourate 16, entre « sagesse », « exhortation rhétorique » et « dispute » dialectique : Appelle les hommes dans le chemin de ton seigneur, par la sagesse et par la belle exhortation ; et dispute avec eux de la meilleure façon14.

La loi divine est pour Averroès une loi qui justifie la pratique philosophique : Si la révélation recommande bien aux hommes de réfléchir sur les étants et les y encourage, alors il est évident que l’activité désignée sous ce nom de philosophie est, en vertu de la loi divine (charia), soit obligatoire, soit recommandée15.

Après avoir indiqué dans le titre de l’ouvrage les mots de « sagesse » et de « loi divine » conformément à tous les traités des jurisconsultes, Averroès reprend dans le corps de son argumentation les mots de « révélation » et de « philosophie » pour assurer une aimantation entre les mots de « sagesse » et de « philosophie », tout comme les jurisconsultes avaient assuré l’aimantation entre les mots de « sagesse » et de « tradition prophétique ». Cette double perspective philosophique, d’Al Fârâbî et d’Averroès, montre comment le terme de charia ne se rapporte pas exclusivement à la traduction des versets coraniques et des dits prophétiques en normes juridiques. Il a une valeur épistémique qui permet de penser la continuité du droit, car Al Fârâbî, en mentionnant le « premier gouvernant », confère à la première législation un caractère de « norme fondamentale ». Certes, il ne s’agit pas de la norme fondamentale au sens de Hans Kelsen, qui n’est qu’une norme supposée par la pensée et non posée par le droit positif. Mais il y a bien une fonction de la norme fondamentale qui se retrouve chez Al Fârâbî : le recours à une première source pour penser la continuité du droit et pour éviter ce non-sens épistémique qui est de faire dériver des normes d’un fait quelconque, ou d’une pratique quelconque, ce que Ibn Hazm, le philosophe andalou, avait bien vu en critiquant la valorisation que fait Malik Ibn Anas de la pratique de Médine. Il y a un autre gain de l’analyse philosophique – d’Averroès cette fois –, c’est que la « sagesse », convoquée par les jurisconsultes pour incorporer au corpus juridique les dits prophétiques, permet tout aussi bien de justifier la pratique de la philosophie selon la loi divine. 14.  Sourate 16, Averroès, in Discours décisif, trad. fr. M. Geoffroy, Paris, GF, 1996, p. 125. 15.  Ibid., § 2, p. 102.

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Ali Benmakhlouf

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Charia

La référence à la charia dans le droit positif moderne Pour celui qui réfléchit aujourd’hui au poids des mots et à leur atmosphère, le terme charia porte avec lui un ensemble de déterminations fantasmatiques : régimes de terreur où les mains sont coupées, les femmes répudiées, revendications extrémistes de groupes terroristes, droit archaïque des premiers âges de l’Islam, ensemble de sanctions incompatibles avec les droits de l’homme, etc. Il importe donc de refaire le travail effectué tout au long de l’histoire par Ibn Khaldûn, Abderrazik, Arkoun. Il semble, de prime abord, peu sérieux de dire que la charia s’applique ici ou là, comme si le mot était assez clair et renvoyait à un ensemble de normes connues de tous. La charia n’est pas « […] un objet rigide et atemporel, à l’abri des aléas et de la contingence […] La question de savoir si ce que les gens considèrent comme du droit islamique correspond ou non au modèle idéalisé de cette normativité n’est simplement pas pertinente, parce qu’elle est totalement désincarnée16. » En dehors des rapports de pouvoir, comment peut-on véritablement expliciter ce qu’est la charia ? La leçon d’Ali Abderrazik doit être retenue : face aux pratiques exégétiques du texte sacré et aux travaux des jurisconsultes, on ne peut faire l’économie des « fondements du pouvoir ». Prenons un exemple récent : la constitution de l’Institut français de finance islamique, créé en 2009. Cet institut veut développer la finance islamique afin d’attirer des capitaux en France et se calquer sur ce que les pays anglo-saxons font depuis longtemps. Mais qu’en est-il alors du principe de laïcité ? Qu’en dit son président Hervé de Charrette ? « Les adaptations qui sont nécessaires ne reviennent nullement à importer la charia dans notre législation, en contravention avec le principe de laïcité auquel nous sommes tous attachés. » Pour M. de Charrette, il s’agit simplement d’éviter la discrimination dont souffre cette finance : Si l’origine est religieuse, précise-t-il, la finance islamique vise précisément à contourner cet interdit pour répondre aux besoins d’une économie moderne, ce qui a donné un système ingénieux et innovant qui repose sur quelques principes simples : l’adossement à l’économie réelle, la rémunération en fonction des flux de trésorerie, le partage des pertes et profits entre le prêteur de capitaux et son emprunteur. On est bien loin d’un quelconque débat sur le sexe des anges17.

Ce qui se passe au niveau de la finance islamique est emblématique de la manière dont la charia a toujours été remaniée, rendue compatible avec des principes venus d’autres instances que « l’inspiration religieuse ». Avec le développement du droit moderne, du droit émanant de la puissance étatique, de la généralisation du mode parlementaire dans les pays ancien16.  Baudouin Dupret et Léon Buskens (dir.), « Introduction », in La Charia aujourd’hui, op. cit., p. 16. 17.  Franck Fregosi, « Usages sociaux de la référence à la charia chez les musulmans d’Europe », ibid., p. 75-76.

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Ali Benmakhlouf

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Charia

nement colonisés par les puissances dites occidentales (France et Royaume-Uni notamment), la charia fait son entrée dans les codes calqués pour la plupart sur le code napoléonien. La modernité, loin de faire apparaître la charia – en réalité tout ce qui se rapporte au statut personnel – comme obsolète, archaïque, effectue un travail d’intégration de celle-ci sans pareil dans l’histoire. Une vision « positiviste du droit musulman semble de nos jours plus vivante que jamais, les expériences de codification se multipliant18 ». C’est le « corset de la procédure parlementaire » qui donne son autorité à la « norme islamique »19. Plus le droit musulman gagne en cohérence, plus il est connecté à l’étatique jusqu’à être instrumentalisé par lui20. Dans les constitutions des pays musulmans aujourd’hui, la mention de la charia diffère d’un pays à l’autre. Tantôt elle apparaît comme « conformité », tantôt comme « référence », jamais comme « dérivation ». « Plus on évoque la charia, moins il est aisé d’en saisir les contours et les fonctions21. » « La référence incantatoire à la charia va le plus souvent de pair avec une indifférence envers sa mise en œuvre réelle22. » Une surenchère dans l’usage de la référence contribue à installer la charia dans un contexte polémique de lutte pour le pouvoir politique : « En insérant une disposition constitutionnelle consacrant la valeur normative de la charia, les constituants ont souvent espéré contrebalancer la montée de l’opposition islamiste par la promotion d’un islam officiel23. » Mais dès lors que la constitution reconnaît s’inspirer de la charia, dont les contours restent flous, les groupes extrémistes se chargent de lui donner un contenu précis : Réislamisation de la société, discrimination de droit ou de fait à l’égard des femmes et des non-musulmans ; déni de certaines religions, etc. Il existe donc un risque de surenchère dans le religieux, chaque camp tentant de se l’approprier pour légitimer son action politique24.

En fait de charia dans les constitutions, il s’agit moins de « dispositions substantielles » que d’un « référentiel éthique25 » ou « suprême26 » :

18.  Baudouin Dupret et Léon Buskens (dir.), « Introduction », ibid., p. 13. 19.  Ibid., p. 14. 20.  Marinos Diamantides, ibid., p. 45. 21.  Baudoin Dupret et Léon Buskens (dir.), ibid., p. 279. 22.  Olivier Roy, La Sainte Ignorance, Paris, Le Seuil, 2008, p. 201. 23.  Nathalie Bernard-Maugiron, « La place de la charia dans la hiérarchie des normes », in Baudouin Dupret et Léon Buskens (dir.), La Charia aujourd’hui, p. 62. 24.  Ibid., p. 63. 25.  Baudoin Dupret et Léon Buskens, « Les expériences arabes », ibid., p. 94. 26.  Nathalie Bernard-Maugiron, « Droit national et référence à la charia en Égypte », ibid., p. 96.

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Ali Benmakhlouf

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Charia Si le droit musulman, dans sa forme classique, a très largement disparu, le droit référé à l’Islam, c’est-à-dire un droit positif s’inscrivant dans le jeu des sources et de la référence, sous l’égide de la charia, a émergé et s’est très largement imposé. Toutes les constitutions des pays arabes accordent une place au droit musulman, sous une appellation ou une autre, ce qui impose un travail de conformité et de conformation, non pas tant aux dispositions substantielles qu’à un référentiel éthique.

Le besoin de sacraliser la loi ainsi obtenue sert les régimes les plus autoritaires. On a besoin de dire que la loi ne change pas pour fonder la permanence du pouvoir politique. C’est ainsi que la charia devient une loi immunisée.

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‫‬

‫ערב רב )ערב‪-‬רב(‬ ‫אסף תמרי‬

‫יוונית )תרגום השבעים(‪ἐπίµικτος πολὺς :‬‬ ‫לטינית )וולגטה(‪vulgus promiscuum innumerabile :‬‬ ‫‪viel‬‬ ‫‪viel Pöbelvolk‬‬ ‫גרמנית )תרגום לותר(‪Pöbelvolk :‬‬ ‫‪Mixed‬‬ ‫‪Mixed Multitude‬‬ ‫אנגלית )קינג ג'יימס(‪Multitude :‬‬

‫ערב רב‪ ,‬צירוף שמשמעותו המילולית היא 'עירוב מרובה'‪ ,‬או 'מעורבים רבים'‪ ,‬מציין‬ ‫בלשון המקרא אספסוף‪ ,‬המון לא מזוהה שנלווה לבני ישראל היוצאים ממצרים‪ ,‬מי שאינם‬ ‫חלק מן העם אבל מורשים להסתפ חאליו‪ .‬במלים אחרות‪' ,‬ערב רב' מציין ריבוי הטרוגני‬ ‫בהופעתו‪ ,‬חסר א חדות ומאפיינים משותפים‪ ,‬שכל מה שאפשר לדעת עליו הוא העובדה‬ ‫שנוכ חותו בשולי מ חנה ישראל היתה גם גלויה וגם נסבלת‪ .‬אבל ל'ערב רב' נודעה בהמשך‬ ‫קריירה מרתקת‪ ,‬בשפת המדרש‪ ,‬הזוהר והקבלה‪ ,‬ועד לגלגולו בעברית הרבנית של הציונות‬ ‫הדתית הרדיקלית היום‪ ,‬שם הוא מופיע בהיפוך משמעותו המקראית‪ :‬יסוד נסתר שמאיים‬ ‫לטמא את המ חנה הטהור וצריך לחסלו‪ .‬את זהותו הוא רוכש על דרך השלילה – הוא היסוד‬ ‫המזהם את טוהרת המ חנה ומסכן את עצם קיומו מפני שהסתנן לתוכו והוא מת חזה לחלק מן‬ ‫הגוף הפוליטי‪ ,‬א חד משלנו‪ .‬המונ חהעברי התורני בשימושו המודרני מציע שילוב מיוחד‬ ‫בין סוכן כפול‪ ,‬גיס חמישי‪ ,‬ומי ששייך לגזע נחות‪ .‬הוא מופיע היום בגלוי כחלק משי ח‬ ‫גזעני מפורש שמתפת חב חוגים הרדיקליים של הציונות הדתית בישראל‪ .‬אבל למעשה הוא‬ ‫מבטא את ההיגיון הפנימי של ריבונות בתנאים קולוניאליים ו חושף את הסכנה הקבועה‬ ‫הטמונה בלוגיקת הריבונות להיעשות מנגנון טיהור המופנה כלפי פנים ואת העוינות‬ ‫הגלומה בה כלפי כל ריבוי הטרוגני‪ .‬זאת בניגוד מוחלט לתנועת הערב רב המקראי‪ ,‬שאינו‬ ‫מאפשר את הסגירה הריבונית ומנכי ח הבדל ואחרות ששום ריבון‪ ,‬אפילו לא ריבונו של‬ ‫עולם‪ ,‬אינו יכול להתגבר עליהם‪.‬‬ ‫בעברית הישראלית המודרנית‪" ,‬ערב רב" מציין "המון‪ ,‬קהל מעורב של אנשים‬ ‫שונים"‪ ,‬והוא מבטא בדרך כלל הסתייגות ממידה גדולה מדי של הטרוגניות בקבוצה‬ ‫‪116‬‬

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EREV RAV (EREV-RAV)1 Assaf Tamari Adaptation française par David Lemler Français : mélange, mêlée Grec (Septante) : ἐπίμικτος πολὺς Latin (Vulgate) : vulgus promiscuum innumerabile Allemand (Luther) : viel Pöbelvolk Anglais (King James) : mixed multitude >

barbare (dans traduire), esti, lumière, mitmensch, peuple, propriété,

autrui, identité

Littéralement «  mélange multiplié  » ou «  beaucoup de mélange  », l’expression erev rav désigne, dans la langue de la Bible, la populace, une masse non identifiée qui suit les enfants d’Israël au moment de leur sortie d’Égypte, ceux qui ne font pas partie du peuple mais sont autorisés à se joindre à lui. En d’autres termes, erev rav désigne une multitude hétérogène en apparence, dénuée d’unité et de caractéristiques communes, dont tout ce que l’on peut savoir est que sa présence en marge du camp d’Israël était à la fois notoire et supportée. Mais erev rav connaît ensuite une carrière passionnante dans le Zohar, la Kabbale, et jusqu’à ses tribulations dans l’hébreu rabbinique du sionisme religieux radical contemporain, où il figure comme l’exact contraire de la signification biblique : un fond caché qui menace de souiller le camp pur et qu’il faut éliminer. Son identité repose sur la négation, il met en danger l’existence même du groupe dans lequel il s’est infiltré en se faisant passer pour une partie de l’entité politique, pour l’un des nôtres. Dans son acception moderne, ce terme propose une combinaison singulière entre un agent double, une cinquième colonne et un être qui appartient à une race inférieure. Il figure aujourd’hui dans le contexte du discours 1.  Sur la distinction entre ces deux graphies, voir infra, p. 139. (NdE)

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‫האנשים הזאת‪ .‬אבל ב חוגים מסוימים של הציבור הדתי‪-‬לאומי בישראל‪ ,‬הביטוי משמש‬ ‫בשנים האחרונות במובן כמעט הפוך‪ ,‬ומורה על קבוצה ספציפית‪ ,‬מזוהה ‪ .‬ל חדירתו של‬ ‫הביטוי אל השי חהציבורי הישראלי במובן זה אחראים חוגים קיצוניים המצויים בשוליה‬ ‫של הציונות הדתית מבית מדרשו של הראי"ה קוק וממשיכיו )‪ .(Fischer 2007‬בקרב‬ ‫חוגים אלה המונ חמשמש לזיהוי קבוצות שונות בציבוריות הישראלית עם גורמים זרים‪,‬‬ ‫אשר חדרו אל הקולקטיב היהודי )המוגדר באמצעות קשרי דם( בש חר ימיו כעם‪,‬‬ ‫ומתפקדים מאז ועד היום כגורם שלילי‪ ,‬מפר א חדות‪ ,‬מחטיא ומזיק‪ .‬אין מדובר רק בזיהוי‬ ‫של השמאל הרדיקלי עם ַגיס חמישי מטאפיזי‪ ,‬ומרחב ההוראה של הביטוי רחב בהרבה; אל‬ ‫תוך גדרי הערב רב מוכנסים לעיתים קרובות גם התקשורת‪ ,‬הממשלה ופוליטיקאים מן‬ ‫המרכז הפוליטי‪ ,‬מערכת המשפט ואף בכירים בצבא‪ .‬לפעמים הוא עשוי לציין את כלל‬ ‫הציבור ה חילוני‪ ,‬ולמצער את הנהגתו‪ .‬מושג הערב רב משמש אפוא בקרב חוגים אלה‬ ‫כהסבר רוו ‪,‬ח אונטולוגי‪-‬ביולוגי‪ ,‬ליחס ולהבדל – התרבותי‪-‬אידיאולוגי – בין המרכיבים‬ ‫השונים של החברה היהודית‪ .‬יש להדגיש כי מדובר בשימוש שנוי מאד במ חלוקת‪ ,‬שאותו‬ ‫יש להבין על רקע המשבר העובר על הציבור הדתי‪-‬לאומי ביחסו למדינת ישראל ולציבור‬ ‫היהודי ה חילוני‪ ,‬משבר שהגיע לשיאו עם פינוי ההתנחלויות ברצועת עזה ובצפון השומרון‬ ‫ב‪ .2005-‬יחד עם זה‪ ,‬זיהוי הרציפות בין האידיאולוגיה הפוליטית של הציונות הדתית‬ ‫הרדיקלית העכשווית ובין התיאולוגיה הפוליטית של מדינת הלאום מאפשר לעמוד על‬ ‫הזיקה בין 'ערב רב' למושגים כ'גזע' ו'ריבונות' ולמקמו בהקשר הדיסקורסיבי המתאים‪.‬‬ ‫א‪ .‬המשמעות המקראית‪ :‬אופק ההיטמעות המלאה‬ ‫השימוש העכשווי ב'ערב רב' בשי חהדתי‪-‬לאומי מתכתב עם המשמעות המקראית של‬ ‫המונ חועם גלגול משמעותו בספרות הרבנית והקבלית‪ .‬לידתו של הערב רב בטקסט‬ ‫המקראי‪ .‬בהופעתו הראשונה והי חידאית בתנ"ך המונ חמופיע בהקשר פוליטי מובהק‪:‬‬ ‫כינונה של הקהילה בשעת יציאת בני ישראל ממצרים והיעשותם לעם העומד ברשות עצמו‪.‬‬ ‫וכך מתאר המספר המקראי את רגע היציאה עצמו‪:‬‬ ‫שָׂרֵאל ֵמַרְעְמֵסס ]שבמצרים[ ֻסכּ ָֹתה ]שבסיני[ ְכּ ֵ‬ ‫ַויּ ְִסעוּ ְבנֵי י ִ ְ‬ ‫שׁשׁ ֵמאוֹת ֶאֶלף ַרְגִלי‬ ‫ַהְגָּבִרים ְלַבד ִמָטּף‪ְ :‬וַגם ֵעֶרב ַרב ָעָלה ִאָתּם ְוצ ֹאן וָּבָקר ִמְקנֶה ָכֵּבד ְמא ֹד )שמות יב לז‪-‬‬ ‫ל (ח‪.‬‬ ‫רגע כינון הקהילה הוא רב‪-‬משמעות ואנו מוצאים בסביבותיו עיסוק אינטנסיבי בשרטוט‬ ‫גבולותיה‪ :‬מי בפנים‪ ,‬מי ב חוץ ומי בתווך‪ .‬כבר ברגע היציאה‪ ,‬הוא רגע ההיפרדות‪ ,‬מופיע‬ ‫הערב רב כשארית שאינה מאפשרת נבדלות מלאה‪ ,‬כתוספת‪ .‬ואכן‪ ,‬לבד מן הערב רב‬ ‫)שכאמור אינו זוכה לכל התייחסות נוספת(‪ ,‬הפסוקים הבאים מיד מזמנים בפנינו מגוון של‬

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explicitement raciste qui se développe au sein des cercles radicaux du sionisme religieux en Israël. Mais, en réalité, il exprime la logique interne de la souveraineté dans des conditions coloniales, révélant le danger permanent qu’une logique de souveraineté ne devienne un mécanisme de purification interne, hostile à l’égard de toute diversité hétérogène. Et cela, en contradiction totale avec le mouvement de l’erev rav biblique qui ne permet pas la fermeture de la souveraineté et pose une différence et une altérité qu’aucun souverain, fût-il Suprême, ne peut surmonter.

La signification biblique : une possibilité d’assimilation complète Erev rav dans la Bible hébraïque apparaît pour la première et unique fois dans un contexte éminemment politique, la fondation de la communauté au moment de la sortie d’Égypte des enfants d’Israël et leur constitution en tant que peuple indépendant : Les enfants d’Israël partirent de Ramsès [en Égypte], dans la direction de Soukkoth [dans le désert du Sinaï] ; environ six cent mille voyageurs, hommes faits, sans compter les enfants. De plus, une tourbe nombreuse (erev rav) les avait suivis, ainsi que du menu et du gros bétail en troupeaux très considérables. (Exode 12, 37-38)

Comme tout moment originel, le moment de la fondation d’une communauté est d’une grande importance et nous y décelons un souci intense du tracé des frontières : qui est à l’intérieur, qui est à l’extérieur et qui est dans l’entre-deux ? Dès l’instant de la sortie, de la séparation, l’erev rav apparaît comme un reste qui rend impossible la différenciation totale, comme un supplément. Mis à part l’erev rav, dont il n’est plus question par la suite, les versets suivants déploient diverses catégories : la communauté d’Israël, les étrangers idolâtres (benei nekher), les résidents, les mercenaires (sakhir), les résidents étrangers (gher), les autochtones – autant de catégories dont il faut définir le rapport à la nation. En ce qui concerne l’erev rav lui-même, cet instant originel ne nous en dévoile qu’un aspect limité. Il se peut que son ambiguïté et son caractère liminaire se trouvent déjà dans l’étymologie de l’expression qui enveloppe, d’une part, l’idée d’intrusion et de mélange et, d’autre part, celle de multiplicité. Le mélange peut être attribué soit au groupe lui-même qui inclut en son sein « un mélange de nations d’étrangers », soit à son intrusion au sein de la communauté d’Israël. La multiplicité peut quant à elle qualifier le nombre de personnes, mais également le degré du mélange, sa diversité. À ce stade, l’erev rav est une catégorie médiane dont l’horizon principal est, semble-t-il, la potentialité d’une intégration totale. La mention de l’erev rav témoigne d’une disposition à intégrer l’étranger, cependant que cette disposition a pour condition la disparition de la singularité de l’étranger, de son 119

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‫קטגוריות שונות – עדת ישראל‪ ,‬בני נכר‪ ,‬תושבים‪ ,‬שכירים‪ ,‬גרים‪ ,‬אזר חים; קטגוריות שיש‬ ‫לקבוע את יחסן אל האומה‪.‬‬ ‫ברם‪ ,‬רגע ראשוני זה אינו חושף בפנינו יותר מטפ חביחס לערב רב עצמו‪ .‬אפשר‬ ‫שעמימותו‪ ,‬סיפיותו‪ ,‬מצויה כבר בפירוש המילולי של ביטוי זה‪ ,‬המקפל בתוכו מצד א חד‬ ‫את ההתערבות והערבוב‪ ,‬ומצד שני את הריבוי‪ .‬ערבוב שיכול להתייחס הן לקבוצה עצמה‬ ‫שמכילה "תערובות אומות של גרים‪ ",‬כלשון רש"י‪ ,‬והן להתערבות שלהם בתוך קהל‬ ‫ישראל; ריבוי שיכול להתייחס לכמות המשתייכים לקטגוריה הזו‪ ,‬אבל גם למידת הערבוב‬ ‫ הגיוון ‪ -‬המצוי בה‪ .‬בשלב זה ערב רב מופיע כקטגוריית ביניים‪ ,‬שעיקרו בפוטנציאל שלו‬‫להיטמע ללא שיור‪ .‬אזכורו מעיד דווקא על נכונות לספו ח פנימה את הזר‪ .‬אך דומה‬ ‫שנכונות זו מותנית תמיד בביטול ייחודו וזרותו של הזר‪ .‬דומה שההיטמעות‪ ,‬וגם הפרתה‬ ‫האינהרנטית‪ ,‬נרמזות כבר בערבוב שמגולם בשמו של הערב רב‪ :‬זה המוחק את הפרצופים‬ ‫הייחודיים של הכלולים בקטגוריה זו‪ ,‬ומא חד אותם לכדי שם א חד‪ ,‬בלתי מוב חן‪,‬‬ ‫שההתיי חסות אליו היא בגוף שלישי‪ ,‬זכר‪ ,‬יחיד‪ .‬אך כאן גם טמונה החריגה‪ ,‬שכן התערובת‬ ‫משמרת את הריבוי ביחס לא חדות של העם המתכונן כעת כי חידה פוליטית נפרדת‪ .‬קיצורו‬ ‫של דבר‪ :‬משתמר )בטקסט( ההבדל של הערב רב‪ ,‬זרותו‪.‬‬ ‫ב‪ .‬מן התלמוד אל העת החדשה‬ ‫בספרותחז"ל‪ ,‬היא הספרות הרבנית של העת העתיקה המאוחרת‪ ,‬אזכורי הערב רב‬ ‫נדירים ביותר‪ ,‬אך א חד מהם מתברר כמכריע ביחס לתפקודם הפוליטי העתידי‪ .‬התלמוד‬ ‫הבבלי )ביצה‪ ,‬לב ע"ב) מספר על פלוני שזכה ליחס רע מצד עשירי הקהילה בבבל‪,‬‬ ‫המכונים "יורדי גיהנ ֹם"‪ ,‬אשר מיאנו לתת לו עבודה או מזון‪ ,‬וקובע כי הם מצאצאי הערב‬ ‫רב‪ .‬הסירוב מנומק באופן סימפטומטולוגי‪" :‬כל המרחם על הבריות בידוע שהוא מזרעו של‬ ‫אברהם אבינו וכל מי שאינו מרחם על הבריות בידוע שאינו מזרעו של אברהם‬ ‫אבינו"‪ .‬מופיע כאן חידוש כפול‪ :‬לא זו בלבד שהערב רב לא נטמעו באופן מלא בגוף‬ ‫הלאומי ; גם עתה ניתן לזהותם באמצעות סימנים מעידים‪ .‬הווי אומר‪ :‬הקטגוריה המיתית‬ ‫עוברת לראשונה אקטואליזציה‪ ,‬והבדל התנהגותי מוסבר באמצעות הבדל הזרע‪.‬‬ ‫במדרש המאוחר ובפרשנות המקרא של ימי הביניים‪ ,‬נשלל בדרך כלל מעמדם הניטרלי‬ ‫של הערב רב במיתוס המקראי המקורי‪ ,‬והם מתבררים כגורם מחטיא ומזיק‪ ,‬המואשם‬ ‫בקלקולי דור המדבר ובראש ובראשונה בחטא העגל‪ .‬כך לדוגמה אנו מוצאים במדרש את‬ ‫האל גוער במשה על שערבב את הערב רב בישראל‪ ,‬חרף אזהרתו‪:‬‬ ‫ואני הייתי יודע מה הם עתידין לעשות‪ ,‬אמרתי לך לאו ועשיתי רצונך‪ ,‬והם הם שעשו‬ ‫את העגל שהיו עובדי ע״ז ]=עבודה זרה[ והם עשו אותו וגרמו את עמי לחטא‪) ".‬שמות‬ ‫רבה מב ו‪ ,‬ההדגשה שלי(‪.‬‬

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étrangeté. L’idée d’assimilation, voire d’auto-annulation, est peut-être déjà suggérée dans le mélange que constitue le terme même d’erev rav, qui efface les visages singuliers de ceux qui relèvent de cette catégorie, les unit dans un même terme indifférencié au masculin en hébreu et au singulier (« une tourbe nombreuse [erev rav] les avait suivis »). C’est là en même temps ce qui fait problème, dans la mesure où le mélange conserve la multiplicité, par contraste avec l’unité du peuple en train de se constituer comme une unité politique séparée. Le texte maintient ainsi la différence qui travaille l’erev rav et son étrangeté.

Du Talmud au début des Temps modernes Dans la littérature rabbinique classique, qui couvre l’Antiquité tardive, les références à l’erev rav sont rares et marginales, alors que d’autres catégories d’altérité, et surtout celles de l’étranger-prosélyte (gher, au sens rabbinique : la personne convertie au judaïsme), sont traitées dans le détail. Toutefois, l’une des apparitions du terme se révèle déterminante pour sa fonction politique à venir. Dans le Talmud de Babylone, un rabbin, rapportant la mésaventure d’un homme face aux riches de la communauté juive qui refusent de lui donner du travail ou de la nourriture, déclare que ces riches de Babylonie sont « voués à la Géhenne ». De là, le Talmud déduit qu’ils étaient les descendants de l’erev rav. Ce refus est traité comme un symptôme : « Quiconque exprime de la compassion pour autrui est de toute évidence un descendant d’Abraham notre père, et quiconque n’exprime pas de compassion pour autrui n’est de toute évidence pas un descendant d’Abraham notre père2. » On relève ici deux traits nouveaux : non seulement l’erev rav n’a pas été totalement intégré dans le corps national et a conservé sa séparation, mais on peut le reconnaître à des signes distinctifs. La catégorie mythique connaît pour la première fois une actualisation : un comportement différent se trouve expliqué par une ascendance différente, ce qui dégage déjà de forts relents ontologiques. Par ailleurs, le fait même d’identifier l’erev rav aux riches de Babylonie établit cette distinction comme politique. Dans le midrash tardif et dans les commentaires bibliques du Moyen Âge, l’erev rav perd la neutralité qu’il présentait dans le mythe biblique originel. Il est abordé comme un élément nuisible et un facteur de transgression, et il est tenu pour responsable des errements de la génération du désert, à commencer par le Veau d’or. Un midrash décrit ainsi Dieu reprochant à Moïse d’avoir mélangé l’erev rav avec Israël, malgré sa mise en garde : Moi, je savais ce qu’ils [l’erev rav] allaient faire [le Veau d’or]. Je t’ai dit non, mais j’ai fait selon ta volonté [accueillir les étrangers]. Or ce sont eux qui ont fait le Veau, 2.  Talmud de Babylone, Beitsa, 32b.

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‫ואולם‪ ,‬הת חנה החשובה ביותר בדרכו של הערב רב אל המציאות הישראלית העכשווית‬ ‫היא בספרות הזוהרית – היצירה הקאנונית של הקבלה‪ ,‬ובעיקר בשכבות המאוחרות שלה‪:‬‬ ‫תיקוני הזוהר וה"רעיא מהימנא"‪) .‬גולדרייך תשנ"ד( רבים מן ה חידושים שם ביחס לערב‬ ‫רב מוטרמים כבר בזוהר גופא‪ ,‬אך רק בכתביו של בעל התיקונים הוא הופך לראשונה‬ ‫למרכיב דומיננטי בהבניית המציאות‪ ,‬והעוינות העמוקה כלפיו נדמית כרעיון ה חד‪-‬משמעי‬ ‫ביותר בכל חיבוריו מרובי הסתירות של בעל התיקונים )גולדרייך תשנ"ד‪ .(481 :‬ספרות‬ ‫התיקונים מר חיבה משמעותית את תפקיד הערב רב בתולדות ישראל‪ .‬בגוף הזוהר‪ ,‬בדומה‬ ‫למדרש‪ ,‬סיפור הערב רב נוגע רק לדור יציאת מצרים‪ ,‬ובעיקר לחטא העגל ולמאבק‬ ‫המטאפיזי בין כוחות הטומאה לקדושה שהת חולל במהלכו‪ ,‬והדרשן הזוהרי אף קובע כי‬ ‫כבר בדור המדבר בא קצם של הערב רב )זוהר‪ ,‬ח"ב קצא ע"א‪-‬קצג ע"ב‪ ,‬קצה ע"ב; ח"ג‬ ‫רלז ע"ב(‪ .‬בשכבת התיקונים‪ ,‬לעומת זאת‪ ,‬הערב רב מתואר כגורם זר שנוכחותו בגוף‬ ‫הלאומי מתמידה וקבועה‪ ,‬ראשיתה קודמת ליציאת מצרים ואחריתה – רק בבוא הגאולה‬ ‫)לדוגמא‪ :‬תיקוני זוהר‪ ,‬תיקון סט‪ ,‬קיג ע"א(‪ .‬גם נזקו של הערב נידון בהרחבה‪ ,‬ורוב‬ ‫אסונותיו של העם נתלים בו‪ ,‬ובכלל זה חורבן שני הבתים והגלות‪ .‬בהתאם לדרכה של‬ ‫הקבלה התיאורגית‪ ,‬פעולתו הרעה של הערב רב חורגת מן העולם הזה‪ ,‬והוא אחראי‬ ‫לפירוד אף בעולמות העליונים‪ ,‬היינו למצבה הקלוקל של ההוויה כולה‪] .‬זוהר ח"ג‪ ,‬רעט‬ ‫ע"א )רעיא מהימנא(; תיקוני זוהר‪ ,‬תי"ג כ חע"ב[‪ .‬יותר ויותר הוא מזוהה עם הסיטרא‬ ‫אחרא‪ ,‬כוחות הרע המטפיזי‪ ,‬ובעיקר עם לילית‪ ,‬התגלמותו הנקבית של הרוע‪ ,‬שמוצאו‬ ‫ממנה‪ .‬הוא נעשה לתכונה מוּלדת שאי אפשר לשנותה‪ ,‬מי שנראים ישראל ממש‪ ,‬אך‬ ‫למעשה הינם זרים בשורש נשמתם )גוטליב תשס"ג‪ :‬א ‪ .(1053-1062‬המאבק בין הערב‬ ‫רב לבין גוף הקדושה‪ ,‬הוא הגוף הלאומי‪ ,‬מובנה אפוא בספרות זו כמאבק מתמיד‪ ,‬ללא‬ ‫פשרה‪ ,‬הנמשך לכל אורך ההיסטוריה‪ ,‬מת חולל בכל נדבכי ההוויה‪ ,‬וסופו יגיע רק בשעת‬ ‫הגאולה‪ .‬אידיאל הגוף הטהור מן הזר מקושר עכשיו בפירוש לשעת הגאולה‪" :‬כי לא נקראו‬ ‫)ישראל( קהילה וחיבור עד שעבר מהם ערב רב‪ ,‬כביכול בזמן שמעורבים ביניהם כאילו‬ ‫אינם גוי א חד" )זוהר‪ ,‬ח"ג‪ ,‬רלז ע"ב(‪ .‬סוגיית הטוהר‪ ,‬וראיית הערבוב כסכנתו המרכזית‬ ‫של הערב רב מודגשת שוב ושוב בספרות התיקונים‪ .‬כבר בזוהר‪ ,‬חיבור אמיתי בין‬ ‫הקדושה לטומאה אינו מן האפשר ולכן האופק היחיד הוא אופק של הפרדה ובירור‬ ‫)סלקציה(‪ .‬ספרות התיקונים משתמשת במטפוריקה אורגנית לניסו ח הערבוב המאיים‪,‬‬ ‫ותיאורו כפסולת או כזיהום שיש לנקותו‪ .‬העירוב מגביר את הסכנה‪ ,‬ואולי מוטב – הערבוב‬ ‫הוא הוא הסכנה‪ .‬ואילו מ חייתם של הערב רב היא התנאי לגאולה‪ .‬למעשה‪ ,‬בירורם מתוך‬ ‫הגוף הלאומי‪ ,‬ההשבה האלימה של הגוף אל א חדותו הקמאית הטהורה‪ ,‬זה המעשה הגאולי‪.‬‬ ‫ג‪ .‬הציונות הדתית הרדיקלית‬

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Erev rav (erev-rav) puisqu’ils étaient idolâtres. Ils l’ont fait et ont entraîné mon peuple à fauter. (Exode Rabbah, 40, 6, nous soulignons.)

Dans les tribulations de l’erev rav vers la réalité israélienne actuelle, l’étape la plus importante se trouve dans le corpus médiéval du Zohar, l’œuvre canonique de la Kabbale, et surtout dans les couches tardives de cette littérature : les Tiqqouné ha-Zohar et le Ra’aya Mehemna3 ; rappelons que le Zohar est un corpus littéraire complexe, composé d’un texte principal rédigé au xiiie siècle, auquel se sont agrégées progressivement diverses « strates » supplémentaires, comme celles mentionnées dont on situe généralement la composition au xive siècle. L’auteur des Tiqqounim manifeste un grand intérêt pour cette catégorie, dont il fait une composante essentielle de la compréhension de la réalité. L’hostilité profonde à l’égard de l’erev rav semble être l’idée la plus constante de ses écrits pourtant pleins de contradictions4. Son principal apport est l’élargissement significatif de la fonction de l’erev rav dans l’histoire d’Israël. Dans les Tiqqounim, à la différence du Zohar et du midrash, la présence de l’erev rav ne se limite pas à la génération du désert : il est décrit comme un élément étranger doté d’une présence constante et perpétuelle dans le corps national. Cette présence précède la sortie d’Égypte et ne prendra fin qu’aux temps messianiques5. La littérature des Tiqqounim fait un usage fréquent de métaphores organiques pour définir le mélange menaçant, décrit comme un déchet ou une pollution qu’il faut nettoyer ; l’erev rav est pire que les nations, « car il colle à Israël comme la levure à la pâte », contrairement aux nations qui sont « comme l’ivraie emportée par le vent6 ». L’erouv – mot de la même racine qu’erev qui signifie lui aussi littéralement « mélange », mais désigne plus spécifiquement le partage d’un espace, le fait de vivre ensemble, la proximité de vie – renforce le danger ou, mieux, le mélange est le danger même. Par conséquent, le nettoyage, l’anéantissement de l’erev rav est la condition de la rédemption et la sélection à l’intérieur du corps national devient l’acte salvateur.

Le sionisme religieux Tous ceux qui se réfèrent à l’erev rav suivent depuis lors le modèle des Tiqqouné ha-Zohar. Comme on peut s’y attendre, les tenants de la Haskalah 3.  Voir Charles Mopsik (éd.), Les Grands Textes de la Cabale : les rites qui font Dieu ; Gershom Scholem, Les Grands Courants de la mystique juive, chap. v et vi ; et Amos Goldreich, « Quelques éclairages à propos de la doctrine personnelle de l’auteur des Tiqqouné ha-Zohar » (en hébreu). 4.  Voir Amos Goldreich, ibid., p. 481. 5.  Cf., par exemple, Tiqqouné ha-Zohar, Tiqqoun 69, 113a. 6.  Zohar, ii, 432b.

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‫מעתה והלאה דגם תיקוני הזוהר הוא המודל המרכזי )גם אם בפירוש לא היחיד(‬ ‫המשמש את כל הקבוצות וההוגים המתיי חסים לערב רב )ליבס תשס"ז‪ ,(271 :‬והשימוש‬ ‫במונ ח במסגרת זו כרוך באפשרות ההוצאה מן הכלל ובשרטוט מ חודש של גבולות‬ ‫הקולקטיב הגלומים בו‪ .‬המונ ח מופיע כמעט תמיד בהקשר של קונפליקט תרבותי‪-‬‬ ‫אידיאולוגי חברתי משמעותי ומשמש גם הוגים מרכזיים ולא רק "פלגנים קיצוניים"‪ .‬מאז‬ ‫ראשית המאה ה‪ 19-‬משתמשים דוברים של האורתודוקוסיה במושג הערב רב‪ ,‬כאחת‬ ‫האסטרטגיות להתמודדות עם מצב שבו חלק ניכר ואף גדל והולך מן היהודים אינם הולכים‬ ‫עוד בדרכי היהדות הרבנית – אינם נוהגים עוד כיהודים – ולפיכך עם הצורך לשרטט‬ ‫מ חדש את גבולות הקהילה ולהגן על גבולותיה‪ .‬זה שימוש רוו ח וכמעט קונצנזוסיאלי‬ ‫לסימון הפרדה מו חלטת בין מי שנכלל בתוך העדה לבין מי שמובדל ממנה )קודם כל‬ ‫חילונים‪ ,‬אך לא פעם גם דתיים‪-‬לאומיים‪ ,‬ואפילו קבוצות חרדיות אחרות(‪ ,‬במונ חים‬ ‫המקבילים להבדלה בין בני אור ובני חושך‪.‬‬ ‫כשה'ערב רב' מופיע מ חדש במסגרת השי חשל הציונות הדתית הרדיקלית‪ ,‬הוא מופיע‬ ‫בהקשר שמשתלבים בו בעת ובעונה אחת מסורת המחשבה היהודית‪ ,‬על כל מורכבותה‬ ‫וריבוי גווניה‪ ,‬והטמעה של עולם המחשבה הפילוסופי והפוליטי המודרני )שוורץ ‪;1996‬‬ ‫‪ .(Fischer 2007‬הרב קוק וממשיכיו תורמים לשי חהערב רב את התוקף הדתי שניתן‬ ‫מעתה לריבונות הלאומית היהודית‪ ,‬וכן שילוב של מושגים לאומיים עם שי חכמו‪-‬ביולוגי‬ ‫שאנו מוצאים בו את הדיון בגוף הלאומי במונ חים של הגוף הפרטי כסובייקט רפואי‪ .‬שילוב‬ ‫זה מאפשר את תפיסת הערב רב כזיהום‪ ,‬כהפרעה בא חדות‪ ,‬שסכנתו מרובה מכל סכנה‬ ‫חיצונית‪ .‬בזכות ההבנה הרווחת של הדור הנוכ חי כמצוי על סף הגאולה ניתן להשוותו לדור‬ ‫יציאת מצרים שאליו הסתפ חהערב רב‪ .‬כמקובל בפרשנות המשי חית היהודית‪ ,‬דור אחרון‬ ‫כדור ראשון‪ ,‬ולפיכך חטא העגל‪ ,‬חטאי המרגלים‪ ,‬אך גם דברי הזוהר על הערב רב נתפשים‬ ‫כפירוש לאירועים עכשוויים‪ ,‬ה חל במצבם של המפונים מגוש קטיף וכלה בשעבוד ל חוקי‬ ‫המדינה )ראו לדוגמא‪ :‬ליאור תשס"ח(‪.‬‬ ‫השפעתו של הרב קוק חשובה במיו חד‪ .‬על פי תפיסתו ה חלוצים הציונים שהציגו את‬ ‫עצמם כ חילונים לא היו "באמת" כאלה ומילאו בבלי דעת תפקיד בתהליך הגאולה‪ .‬אבל‬ ‫כיבושם "הניסי" של השט חים לא הצית את הניצוץ הנסתר של הדתיות הכבושה בקרב‬ ‫ההמונים ולא שיחרר את הרו חניות הלטנטית שייחסו תלמידי הרב קוק לחברה הציונית‬ ‫ה חילונית‪ .‬בעקבות האכזבה מן החברה היהודית ה חילונית‪ ,‬ובעיקר מתמיכתה בהסכמי‬ ‫אוסלו ב‪ 1993-‬ופינוי ההתנ חלויות בעזה ובצפון השומרון ב‪ 2005-‬נתפסה הציונות‬ ‫ה חילונית כחברה חולה ומתפוררת אשר זנחה את הערכים הציוניים הקלאסיים‪ ,‬נטשה את‬ ‫אהבת הארץ והעם‪ ,‬וה חליפה אותם באינדיבידואליזם פוסט‪-‬מודרני אנוכי‪Finkelman) .‬‬ ‫‪ (2010‬זה ההקשר להתבססות מגמה דתית לאומית דיסידנטית המתאפיינת בשאיפה‬

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(les « Lumières ») sont, dès le début du xixe siècle, fréquemment assimilés à l’erev rav7. Le concept d’erev rav constitue pour la première fois, face à une situation dans laquelle une partie croissante des Juifs ne se conforme plus au mode de vie rabbinique – ne se comporte plus comme des Juifs –, l’une des stratégies pour redéfinir et protéger les limites de la communauté. Ce changement capital se perpétue dans les milieux ultra-orthodoxes jusqu’à nos jours. Même si son usage comme concept-clé demeure marginal, il est indéniable que l’erev rav joue un rôle dominant dans le discours du sionisme religieux en général. L’expression réapparaît dans le cadre du discours sioniste religieux radical dans un contexte où, tout à la fois, elle charrie la tradition de la pensée juive dans la grande diversité de ses composantes et intègre l’univers de la pensée philosophique et politique moderne8. Le Rav Kook (Abraham Isaac ha-KohenKook, 1865-1935, l’un des fondateurs du sionisme religieux moderne) et ses disciples avaient contribué à intégrer au discours sur la validité religieuse de la souveraineté nationale juive une dimension quasi biologique. Quant à la génération actuelle, elle se trouve, pour le sionisme religieux radical, comme au seuil de la délivrance. On peut la comparer à la génération de la sortie d’Égypte, celle à laquelle l’erev rav est rattachée. Ainsi, la faute du Veau d’or, de même que les passages du Zohar à propos de l’erev rav, constituent une grille de lecture des événements contemporains, depuis la situation des évacués du Gush Katif, le groupement de colonies au sud de la bande de Gaza évacuée en 2005, jusqu’à la soumission aux lois de l’État d’Israël comprise comme une version moderne de l’épisode du Veau d’or9. Le sionisme laïc relève alors d’une société malade et contagieuse ayant dégradé les valeurs du sionisme classique, abandonné l’amour du pays et du peuple pour le transformer en une idéologie post-moderne individualiste10. Le concept d’erev rav apparaît comme une notion allant de soi, qu’il n’est pas nécessaire de définir, caractéristique réservée aux concepts opératoires d’un dispositif discursif. En voici un exemple. Emily Amrusi, représentante du Conseil de Yesha (le groupement de municipalités de colonies juives dans les territoires), s’est exprimée, à l’occasion d’une interview télévisée en 2006, de la manière suivante à propos de l’évacuation de 2005 : « La gorge se noue 7.  Yehudah Liebes, « Les disciples du Gaon de Vilna, le sabbataïsme et le “point” juif » (en hébreu). 8.  Dov Schwartz, La Foi à la croisée des chemins : de l’idée aux actes dans le sionisme religieux, p. 165, p. 176-189 et p. 194-234 (en hébreu) ; Shlomo Fischer, « Self-Expression and Democracy in Radical Religious Zionist Ideology ». 9.  Voir Dov Lior, « Il ne faut pas louer de logement à des Arabes dans les rues d’Israël » (en hébreu). 10.  Voir Yoel Finkelman, « It’s a Small, Small World : Secular Zionism through the Eyes of a Religious-Zionist Parashat HaShavua Pamphlet ».

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‫להינתק מן המדינה וממוסדותיה‪ ,‬ומכונה בשי ח זה "אנטי‪-‬ממלכתית" )בן ששון‬ ‫תשס"ז(‪ .‬בהקשרה של מגמה זו שב הערב רב לבימת ההיסטוריה‪.‬‬ ‫נוכחותו של המושג בולטת בעיקר מאז ההתנתקות‪ ,‬ותמיד בהקשר פוליטי מובהק‪,‬‬ ‫בזירות ציבוריות רבות ומגוונות‪ .‬הוא מופיע כמובן מאליו‪ ,‬כמושג שאין צורך להסבירו‪ .‬כך‬ ‫למשל‪ ,‬דיברה אמילי עמרוסי‪ ,‬דוברת מועצת יש"ע‪ ,‬על תוכנית ההתנתקות‪" :‬הגרון נשנק‬ ‫והיד מתקמצת לאגרוף‪ .‬כאב עצום‪ .‬רעידת אדמה מיותרת‪ .‬או שמדובר בגנים יהודיים עם‬ ‫מנגנון להשמדה עצמית‪ ,‬או שיש כאן הרבה הרבה ערב רב" )עמרוסי ‪ .(2006‬עמרוסי לא‬ ‫נדרשה להסביר את דבריה‪ .‬הערב רב מופיע אם כן בראש ובראשונה כמפת חפרשני לפער‬ ‫ההרמנויטי העומד בבסיס הופעתו‪ :‬הדרישה‪ ,‬או מוטב ההנחה‪ ,‬כי יהודי אינו רק מי שנולד‬ ‫לאם יהודייה‪ ,‬היינו עונה על הקריטריונים המוסכמים להשתייכות ללאום‪ ,‬אלא גם מי‬ ‫שמתנהג כיהודי‪ .‬הדרישה לתואם בין המהות לסימפטום‪ ,‬בין הפנים ל חוץ‪.‬‬ ‫ד‪ .‬גורם זר‬ ‫אפשר להב חין בשני דגמים עיקריים של העיסוק העכשווי בערב רב‪ .‬הראשון קובע כי‬ ‫"ערב רב אינו גוי‪ [...] ,‬אלא הוא עניין של תכונות רעות‪ ,‬תכונות רעות אלה אפשר לתקן‪,‬‬ ‫ובעיקר אצל עצמו ]‪) ".[...‬אבינר תשנ"ו( "ערב רביוּת" הוא אם כן מצב מקרי ובר‪-‬תיקון‪.‬‬ ‫אם‪ ,‬כדברי הרב קלנר‪" ,‬ענין הערב רב ]‪ [...‬הוא הזריות לנשמה הישראלית המופיעה‬ ‫כתכונות קשות‪ ,‬כמידות נפשיות נשחתות שאינן עולות מן המהות הישראלית‪ ,‬אלא מערבוב‬ ‫נפשי ורוחני עם תרבויות והלוכי נפש זרים"‪ ,‬הרי שניתן לטהר מהות זו‪ ,‬הקודמת לכל‬ ‫ערבוב שנספ חאליה‪) .‬קלנר תשס"ב( ראייה זו כרוכה בהב חנה נוספת‪ ,‬בין רשעים לרשעה‪,‬‬ ‫משמע בין ערב רב כרעיון מופשט ובין ערב רב כאנשים קונקרטיים ובני זיהוי‪.‬‬ ‫הדגם האחר‪ ,‬שבו נתמקד מעתה‪ ,‬רואה בערב רב גורם זר ש חדר לגוף האומה ופועל‬ ‫בה‪ ,‬כו חזר ומזיק המתגלם בדמותם של אנשים קונקרטיים‪ ,‬בני זיהוי‪ ,‬וחסרי תקנה‪ .‬הם כל‬ ‫כולם כאלה‪ ,‬במהותם‪" :‬אנשים שהם לגמרי ערב רב"‪) .‬ליאור‪ ,‬תשס"ט?( מכאן שהעיקרון‬ ‫הפוליטי המארגן אינו תיקון‪ :‬פיקו ‪,‬ח משמוע ונורמליזציה‪ ,‬אלא בירור )סלקציה(‪ :‬זיהוי‬ ‫והוצאה מן הכלל‪.‬‬ ‫זהו שי חשל טבע‪ :‬הערב רב פועלים את פעולתם המזיקה משום ש"השנאה שלהם‬ ‫לציבור האמוני וליהדות קשורה לשורש נשמתם"‪) ,‬נקר תשס"ה( כמו אצל בעל תיקוני‬ ‫הזוהר‪ ,‬גם כאן מוצג הערב רב כאויב פנימי שאין לטפ חכל תקווה כי ישתנה‪ .‬הוא מתפקד‬ ‫כסוס טרויאני‪ ,‬המ חדיר את ה חוץ אל הפנים ומאפשר לאויב ה חיצוני לפגוע בגוף‪.‬‬ ‫אם האומה היא גוף‪ ,‬הערב רב הוא מ חלה קטלנית שיש לרפא‪ .‬כך לדוגמה‪ ,‬הערב רב‬ ‫מבקשים להוליך את המדינה‪ ,‬המזוהה כאן עם הקולקטיב‪" ,‬לתהליכי התאבדות פיזית‬ ‫ורוחנית"‪ ,‬בין השאר על ידי הפיכתה ל"מדינת כל אזר חיה"‪).‬שם( כגוף זר‪ ,‬הערב רב אינו‬

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et le poing se serre. Souffrance intense. Frisson dans le reste du pays. Il doit s’agir de gènes juifs, porteurs d’un mécanisme d’autodestruction, à moins que l’on soit en présence d’énormément d’erev rav. » Amrusi n’a pas eu besoin d’expliquer ses propos. L’erev rav sert de clé pour expliquer l’écart herméneutique qui gît à la base de ses usages : l’exigence qu’un Juif ne soit pas, ou plutôt le présupposé qu’un Juif n’est pas seulement, un individu né d’une mère juive – c’est-à-dire quelqu’un qui répond aux critères d’appartenance au peuple juif – mais également quelqu’un qui se comporte comme tel. La conformité de l’essence et du symptôme, de l’intérieur et de l’extérieur, tel est le lieu de la tension fondamentale qui nourrit la réflexion autour de l’erev rav.

Un élément étranger On peut distinguer deux modèles principaux dans la réflexion contemporaine autour de l’erev rav. Le premier consiste à attribuer à quelqu’un une « part d’erev rav ». Ce modèle peut se résumer ainsi : « L’erev rav n’est pas un peuple […]. C’est un ensemble de propriétés négatives auxquelles on peut remédier, en premier lieu par l’action de la personne même à laquelle elles sont attribuées […]11. » Le fait d’être de l’erev rav constitue une propriété accidentelle et non une donnée ontologique. Il s’agit par conséquent d’un état qui peut être amendé. L’autre modèle considère l’erev rav comme un élément étranger qui s’est introduit dans le corps national et agit en son sein comme une puissance étrangère néfaste. Cette puissance s’incarne dans des personnes ­individuelles concrètes identifiables, qui sont ainsi de tout leur être, en vertu de leur essence : « Ce n’est pas que la puissance de l’erev rav s’est introduite en eux ou qu’ils en subissent l’influence de l’extérieur […], mais il s’agit d’individus qui sont intégralement erev rav12. » Dès lors, le principe politique qui l’organise n’est pas la réparation – surveillance, domestication et ­normalisation –, mais le tri ou la sélection – identification et mise en exception. L’identification de l’erev rav se déplace vers le champ de l’herméneutique de la différence, en lien avec une pensée nationaliste et racialisée. L’acte de naissance « réel » de l’erev rav se trouve dans l’écart qui gît au cœur même du corps imaginaire de la nation. À la question : « Comment est-il possible de reconnaître [l’erev rav] ? », le Rav Tsuriel répond : « Il n’y a rien de plus simple13. » La symptomatologie, très proche de celle des Tiqqouné ha-Zohar, intervient dans un contexte local éminemment politique. Deux critères se révèlent décisifs : d’abord, la proximité, la ressemblance et l’identification 11.  Schlomo Aviner, « Un peuple un et non un erev rav » (en hébreu). 12.  Dov Lior, « L’erev rav aujourd’hui » (en hébreu). 13.  Moshe Tsuriel, La Question de l’erev rav chez notre maître le R. Kook (en hébreu).

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‫שותף ליצר השימור העצמי של הגוף‪ ,‬ובכך הוא לא רק מעיד על זרותו‪ ,‬אלא גם מאפשר‬ ‫לאב חן אותו כמ חלה‪.‬‬ ‫רגע הלידה ה"אמיתי" של הערב רב מצוי בפערים ההרמנויטיים המופיעים בתוך הגוף‬ ‫הזה‪ .‬הנחת הפער בין מהות להופעה עקבית‪ ,‬רק הסימפטומים משתנים לפי טעם התקופה‬ ‫והמשתמשים‪ .‬הקושי הוא אפוא בישראל שאינם "נוהגים" כישראל‪ ,‬כאלו שעונים‬ ‫"פורמאלית" על קריטריון ההשתייכות לגוף הלאומי ההומוגני )ליאור תשס"ט?( – אך‬ ‫התנהגותם אינה עונה על תנאי הסף שלו‪ .‬פער זה מתפרש כסימפטום שיש לדעת לקרוא‬ ‫כדי ליישב את הסתירה‪ .‬קריאה נכונה של הסימפטום תאפשר לגשר על התהום בין הליבה‬ ‫למראית העין‬ ‫אך הלכה למעשה‪ ,‬מדובר בפער בין ה חוק לאמת או לעובדה‪ ,‬שהרי הערב רב אינם‬ ‫באמת דומים "לנו"‪ ,‬ומלכת חילה דווקא השוני הוא המניע לקריאה‪ .‬הדמיון הוא רק בפני‬ ‫ה חוק‪ .‬לכן ה חוק הופך מעצור אחרון בפני גזירת המסקנה ההכר חית של ההיגיון הגזעי‬ ‫המשוקע כאן‪ ,‬שהרי בפרדיגמה של הערב רב הסימפטום לבדו הוא זה שאינו משקר והופך‬ ‫לתנאי מספיק לזיהוי‪ .‬באופן פרדוקסלי‪ ,‬הפנומנולוגיה מ חליפה עתה את האונטולוגיה‬ ‫)המת חזה לגניאולוגיה(‪ .‬אין עוד טעם בתעודת הלידה; צריך לפענ חאת ההתנהגות‪ ,‬את‬ ‫הפעולה‪ .‬שני קריטריונים הופכים מכריעים‪ :‬ראשית‪ ,‬הדמיון וההזדהות עם אומות העולם‬ ‫והעדפת טובתן על פני טובת היהודים‪ ,‬כמו שמוצאים אצל פעילים יהודים בארגוני זכויות‬ ‫האדם בישראל‪" ,‬שאכפת ]להם[ טובתם של הגויים‪ ...‬וכשישראל נמצאים במצוקה לא‬ ‫אכפת ]להם[‪) ",‬ליאור תשס"ט?(; ושנית‪ ,‬ואולי קודם כול‪ ,‬היחס אל הארץ‪ " :‬אלו‬ ‫שמואסים בארץ חמדה‪ ,‬אלו שבזים להתיישבות יהודית בארץ ישראל‪ ,‬הם לא מצאצאי‬ ‫האבות‪) ".‬צוריאל תשס"ה‪ :a‬ו( ההתמקדות בשני סימפטומים אלה ממקמת את שי חההבדל‬ ‫בדם ובטריטוריה‪ ,‬שני היבטים קריטיים של המחשבה הלאומית האירופאית המודרנית‪.‬‬ ‫ה‪ .‬הוצאה מן הכלל‬ ‫לפנינו אם כן קטגוריה פוליטית שעניינה שרטוט מ חדש של גבולות גוף האומה המובן‬ ‫במונ חים מטאפיזיים וטיהורו מגורמים "זרים" המסכנים אותו‪ ,‬בב חינת "האויב שבפנים"‪.‬‬ ‫נקודת הכובד של השימוש במושג נעוצה באפשרות להסב כל הב חנה אידיאולוגית‪-‬‬ ‫תרבותית‪ ,‬להבדל ביולוגי‪-‬אונטולוגי‪ .‬כך אפשר לזהות את הזהה לכאורה עם האחר‬ ‫ולהסביר באמצעותו את ההבדל‪ ,‬ולהשיב לו את מובנותו נוכ חפער בלתי אפשרי‪ .‬אפיונים‬ ‫אלה קושרים את הדיון בערב רב לשני רגעים משמעותיים בתיאוריה הפוליטית‪ :‬שרטוט‬ ‫הגוף הלאומי באמצעות אקט של הוצאה מן הכלל‪ ,‬על פי תפיסת הריבונות אצל שמיט‬ ‫)‪ (1996 ;2005‬ואגמבן )‪ ;(1998‬הופעתו של שי חמלחמת הגזעים‪ ,‬והתפתחותו‪-‬השתנותו‬ ‫לכדי שי חהגזענות אצל פוקו )‪.(2003‬‬

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aux nations ainsi que le fait de faire prévaloir leur bien sur celui des Juifs, à l’instar des militants des associations de défense des droits de l’homme en Israël « pour qui le bien des non-Juifs importe plus que celui d’Israël et qui restent indifférents à la détresse des Juifs14 » ; ensuite – et cela prime sans doute sur le reste – le rapport à la terre : « Nous admettons à titre de principe fondamental que ceux qui méprisent le “pays de délectation”, qui se moquent du peuplement juif de la terre d’Israël, ne font pas partie de la progéniture des Patriarches15. » Que l’on se focalise précisément sur ces deux symptômes n’est pas sans importance : cela revient à situer la question de la distinction du sang et du territoire, celle qui concerne, autrement dit, le rapport de l’extérieur à l’intérieur, au niveau des deux aspects les plus problématiques de la pensée nationaliste européenne moderne.

Mettre en exception Le concept d’erev rav sert à redéfinir les limites du corps national, entendu en termes métaphysiques, et à le purifier des éléments « étrangers », en l’espèce de « l’ennemi de l’intérieur ». Il permet de convertir toute différence, à commencer par les divergences idéologico-culturelles, en différence bio-ontologique, d’identifier le même apparent à l’autre, de rendre compte de la différence et de lui redonner une intelligibilité face à un écart en principe impossible. Il entre par là en résonance avec deux moments cruciaux de la théorie politique. Nous sommes face à un processus caractérisé de définition du corps national par le biais d’un acte de mise en exception, dans les termes de la pensée de la souveraineté de Schmitt16, puis d’Agamben17. Par ailleurs, la problématique se prête, de manière presque trop naturelle, à un rapprochement avec Foucault quant à l’émergence du discours de la guerre des races et sa transformation en discours raciste18. Schmitt situe le lieu propre de la souveraineté du souverain au moment de la décision de décréter l’état d’urgence ou d’exception. « Exception » a un double sens : exception à la règle de la règle elle-même ou suspension de la loi dans l’état d’urgence ; et fait d’excepter un élément de l’ensemble auquel s’applique la loi. La centralité de ce second sens est liée à la distinction fondamentale de l’ennemi et de l’ami. « L’ennemi politique ne sera pas nécessairement mauvais dans l’ordre de la moralité ou laid dans l’ordre esthétique […]. Il se trouve simplement qu’il est l’autre, l’étranger19. » Il suffit que « dans 14.  Dov Lior, « L’erev rav aujourd’hui ». 15.  Moshe Tsuriel, La Question de l’erev rav chez notre maître le R. Kook, p. 6. 16.  Carl Schmitt, Théologie politique et La Notion de politique. 17.  Giorgio Agamben, Le Pouvoir souverain et la vie nue. 18.  Michel Foucault, Il faut défendre la société. 19.  Carl Schmitt, La Notion de politique, p. 64-65.

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‫שמיט רואה בהכרעה לגבי מצב ה חירום או היוצא מן הכלל‪ ,‬את הרגע שבו מתגלה‬ ‫ריבונותו של הריבון‪ .‬להוצאה מן הכלל יש כאן מובן כפול‪ :‬ראשית‪ ,‬הוצאתו של הכלל‬ ‫עצמו מן הכלל‪ ,‬השעייתו של ה חוק במצב ה חירום‪ ,‬העומדת במרכז הניתו ח של מושג‬ ‫הריבונות בספרו "תיאולוגיה פוליטית"‪ .‬שנית‪ ,‬ההוצאה "מן הכלל שה חוק‬ ‫חל עליו"‪ ,‬היינו‬ ‫מן העם‪ .‬מרכזיותו של מובן זה של ההוצאה מן הכלל לאקט הריבוני נובעת מקביעתו של‬ ‫שמיט כי ההב חנה היסודית של הפוליטי‪ ,‬זו שכל יתר הפעילויות והמניעים הפוליטיים‬ ‫רדוקטיביים אליה‪ ,‬היא ההב חנה בין אויב לידיד‪ ,‬הקודמת לכל ההב חנות האחרות‪.‬‬ ‫)‪ (Schmitt 1996: 26‬די בכך שמשהו באויב זר "באופן קיומי"‪ ,‬כדי שבשעת ה חירום‪,‬‬ ‫ב"מקרה הקיצון"‪ ,‬יתאפשר העימות עימו‪ .‬זיהוי האויב מכונן את הריבון ואילו הריבון‬ ‫בהכרעתו מכונן את הזר‪) .‬שם‪ (27 :‬מב חינת שמיט‪ ,‬המדינה המד חיקה את האקט הריבוני‬ ‫האלים ותופסת את עצמה כמדינת חוק‪ ,‬מסתכנת בראש ובראשונה באי‪-‬יכולתה להכיר‬ ‫באיום‪ ,‬ולהכריע מי לנו ומי לצרינו‪ .‬הסיכון הוא אפוא באי‪-‬יכולת לזהות אויב‪ ,‬ולהפך‪:‬‬ ‫השבת הסדר הריבוני והפוליטי תלויה באקט ההוצאה מן הכלל‪ .‬ואולם על ההכרזה‬ ‫הריבונית להיות מלווה ביכולת הריבון לממשה‪) .‬שמיט ‪:1996 ;30-29 ,27-26 :2005‬‬ ‫‪ (11‬אקט ההוצאה מן הכלל צריך להיות קונקרטי‪ ,‬כפי שמדגיש שמיט‪ ,‬ואגמבן מבטא‬ ‫באופן מובהק יותר‪ ,‬כשהוא מפרש את ההוצאה מן הכלל כהתרת דמו והפקרתו של מי‬ ‫שזוהה כאויב‪) .‬אגמבן ‪(1998‬‬ ‫הערב רב הוא מקרה מובהק של יוצא מן הכלל‪ ,‬במובן המילולי של המונ ח– מי‬ ‫שמור חק מן הקולקטיב‪ ,‬מובן שמתבקש מכו חדו משמעותה של המילה 'כלל' בעברית‪ ,‬כ חוק‬ ‫אוניברסלי וכקבוצת אנשים שלמה‪ .‬בדיונים המעטים המוקדשים לשאלת הנפקא מינה של‬ ‫הערב רב – הפועל היוצא או הוראות הפעולה ביחס אליהם – עצם הזיהוי הוא העומד‬ ‫במרכז‪ .‬שוב ושוב מודגש כי ההב חנה וההבדלה עתידים להוביל – גם אם באופן הדרגתי או‬ ‫עקיף – לטיהור הגוף הלאומי מן האויב העושה בו כבתוך שלו‪ .‬הבירור נחוץ כי הוא‬ ‫"מטהר ומזכך את עם ישראל"‪) .‬צוריאל תשס"ה‪ :a‬ו( ברקע מצויה כל העת הקונוטציה‬ ‫האסכטולוגית של הבירור בספרות תיקוני הזוהר העידן הנוכ חי נמצא כזכור בפת חשעת‬ ‫הגאולה‪ ,‬והיא‪ ,‬אם תרצו‪ ,‬השעה שבה "הזמן עצמו מוכרז כיוצא מן הכלל" )אופיר ‪:2003‬‬ ‫‪" :(358‬אנחנו עכשיו במצב של בירור ‪ ...‬מי שייך ל‪-‬ה' ותורתו‪ ,‬ומי שנמצא‬ ‫ב חוץ‪) ".‬צוריאל תשס"ה‪ :a‬כז( אין זו רק פעולת דיבור במובנה הרגיל‪:‬‬ ‫באופן כללי ביהדות הכוונה הרו חנית היא חשובה מאד‪ ,‬ולא רק המעשה היבש ]‪[...‬‬ ‫לכן אם אוהבים ומחזיקים מאויבי ה' – נותנים להם בזה כו ח רוחני‪ .‬ואם מתנתקים‬ ‫מהם – נוטלים מהם את כוחם‪) .‬נקר תשס"ה(‬

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son existence même », il porte quelque chose d’étranger, de sorte que dans la situation d’urgence ou dans des « circonstances extrêmes », la confrontation avec lui soit possible. Un État qui renonce à l’acte souverain, à la force, et ne se définit lui-même que comme État de droit, court le risque d’être incapable de distinguer l’ennemi de l’ami. Réciproquement, la garantie d’un ordre politique souverain dépend de la possibilité de mettre en exception. Schmitt insiste sur le fait que la décision de l’exception est toujours concrète, mais il semble que la signification de ce caractère concret trouve son expression la plus forte dans les écrits d’Agamben, où l’exception politique signifie la suspension de tous les droits de l’individu désigné comme ennemi, son abandon 20. L’erev rav est le type même de ce qui fait « exception » – ou selon le sens littéral du philosophème hébraïque, de ce qui « sort de l’ensemble » (yotsé min ha-klal), où « ensemble » (klal) peut à la fois signifier une règle légale universelle et un groupe d’individus. Afin de clarifier en quoi l’usage de l’expression erev rav constitue un acte de fondation de la souveraineté et de quel genre de souveraineté il s’agit, il faut examiner comment l’exception est mise en œuvre et ce qu’elle signifie. L’identification occupe une place centrale dans la pratique de mise en exception : « La définition même des forces minoritaires néfastes qui dominent le peuple d’Israël et l’entraînent vers le bas, et la distinction entre ces forces et les Juifs sacrés et purs en leur for intérieur, ce tri même est le but principal21. » Le tri est essentiel puisqu’il est le moyen de « purifier et assainir le peuple d’Israël22 ». Dans ce contexte, on retrouve toujours la connotation eschatologique du corpus des Tiqqouné ha-Zohar : le tri au moment de la rédemption. Ce moment attend au seuil de l’époque actuelle et constitue, en quelque sorte, un moment où « le temps lui-même sera placé en situation d’exception 23 ». « Nous sommes aujourd’hui à l’heure du tri entre ceux qui sont dans le camp de Dieu et de sa Torah et ceux qui sont dehors24. » Ce n’est pas un simple acte de langage au sens usuel : De manière générale dans le judaïsme, l’intention spirituelle est très importante et non pas uniquement la pratique extérieure […]. Par conséquent, si l’on aime et soutient des ennemis de Dieu, on leur confère par là une force spirituelle. Mais si l’on se détache d’eux, on leur retire leur force25. 20.  Voir Giorgio Agamben, Le Pouvoir souverain et la vie nue. 21.  Voir Benyamin Yohanan Nackar, « Le danger dans l’amour d’Israël sans distinction : la question de l’erev rav » (en hébreu). 22.  Moshe Tsuriel, La Question de l’erev rav chez notre maître le R. Kook, p. 6. 23.  Adi Ophir, « Entre la sanctification de la vie et son abandon, en guise d’introduction à Homo Sacer », p. 358 (en hébreu). 24.  Moshe Tsuriel, La Question de l’erev rav chez notre maître le R. Kook, p. 27. 25.  Benyamin Yohanan Nackar, « Le danger dans l’amour d’Israël sans distinction : la question de l’erev rav ».

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‫במישור הרו חני‪ ,‬אם כן‪ ,‬פעולת ההוצאה מן הכלל ממשית ביותר‪.‬‬ ‫העתקת הטיפול בערב רב מן המישור הפוליטי הארצי אל המישור המטאפיזי היא‬ ‫אסטרטגיה מרכזית ביחס למעשה ההוצאה מן הכלל ולסוג הכינון הריבוני הכרוך בו‪ .‬זוהי‬ ‫פנייה אל הריבונות האלוהית כת חליף לריבונות המדינה ה חילונית‪ ,‬שמשמעה‪ ,‬כפי שכבר‬ ‫הב חין הלל בן‪-‬ששון‪ ,‬גם יבוא של תפיסות סמכות וריבונות חילוניות אל הת חום התיאולוגי‪,‬‬ ‫הווי אומר ראיית הריבונות האלוהית במונ חים זהים לאלה של השלטון הארצי‪-‬מדינתי‪) .‬בן‬ ‫ששון תשס"ז‪ (86-87 :‬כרוכה בכך פנייה אל ריבונו של עולם בציפייה למימוש הארצי של‬ ‫האקט הריבוני‪ .‬כך ניתן לומר‪ ,‬בהקדמה של חוברת שכל כולה זיהוי האויב‪ ,‬הערב רב‪,‬‬ ‫והקריאה לבירורו‪" :‬ל חוברת זו אין שום נפק"מ ]=נפקא מינה[ למעשה ]‪ [...‬הנפק"מ הוא‬ ‫בתפילה‪) ".‬צוריאל תשס"ה‪ :a‬ד( וכך מקרבת הדגשת הריבונות האלוהית את שי חהערב רב‬ ‫בציונות הדתית הרדיקלית אל השי חהחרדי הקלאסי‪ ,‬הכופר בסמכותה של ריבונות אנושית‬ ‫בעם ישראל‪ .‬אך להבדיל מן השי חהחרדי‪ ,‬היא גם מעתיקה את תפיסת הריבונות של‬ ‫הפוליטיקה המדינית המודרנית מן המישור הארצי למישור האלוהי ונותרת א חוזה בה‪.‬‬ ‫עדות למת חבין ההוצאה מן הכלל כפעולה ובין האי‪-‬פעולה הנגזרת מהעתקת ההכרעה‬ ‫למישור המטאפיזי מצויה בהסתייגות ה חוזרת ונשנית בטקסטים מנקיטת פעולות "פיזיות"‬ ‫ואלימות נגד הערב רב‪ .‬ההסתייגות הזאת מובנת על רקע הפנייה אל הריבונות האלוהית‪,‬‬ ‫אך היא גם מעמידה סייג הנובע מן הצורך לרכך מעט את ההיגיון ההפקרה האלים המונ ח‬ ‫בבסיסה‪ .‬הציווי המפורש לשנוא את הרשעים‪ ,‬את הערב רב‪ ,‬ניתן להתפרש בקלות‬ ‫כהוראת הפקרה המ חייבת את כל חברי הקהילה‪ ,‬ובדיוק קלות זו היא המ חייבת את‬ ‫הסייגים‪ ,‬שכן רק הריבון – האלוהי – רשאי להכריז על הפקרת המוצאים מן הכלל‪ .‬כך יש‬ ‫לפרש את הביקורת כנגד השחרור "מ חיובים מוסריים" ב חוברות של הרב צוריאל‪,‬‬ ‫לדוגמה‪) .‬קלנר תש"ן?( הסייגים מעידים גם על חוסר ביט חון בשימוש במנגנון המלא של‬ ‫הפיכת הזהה לאחר‪ ,‬שהרי אפשר שישנם "יהודים משורש טוב שנדבקו בקליפת הערב‪-‬רב‬ ‫ולכן רואים בהם את האפיונים הללו ולכן צריך זהירות גדולה בנושא זה‪) ".‬נקר‬ ‫תשס"ה( אם כך‪ ,‬הרגע שבו הסימפטום יסגיר את המהות ויאפשר הכרעה הוא גם הרגע‬ ‫שבו הזהירות עלולה להיעלם‪ .‬ברור שבהגות החרדית ‪ ,‬השוללת כל אפשרות שפעולה‬ ‫אנושית תמלא את מקום הפעולה האלוהית אין סייגים דומים‪ .‬האפשרות לממש‪ ,‬כקבוצה או‬ ‫כיחידים‪ ,‬את הנגזרת המעשית‪ ,‬הנפקא מינה של ההפקרה‪ ,‬ממשיכה אפוא לרחף מעל שי ח‬ ‫הערב רב של הציונות הדתית הרדיקלית‪.‬‬

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Sur le plan spirituel, dès lors, la portée de l’exception est extrêmement concrète. Le déplacement de la question de l’erev rav du plan de la politique nationale vers le plan métaphysique est une stratégie cruciale. Il s’agit, en effet, de se tourner vers la souveraineté divine pour remplacer la souveraineté de l’État laïc, ce qui constitue une importation des notions d’autorité et de souveraineté laïques dans le domaine de la théologie, c’est-à-dire une compréhension de la souveraineté divine dans les termes mêmes de la politique étatique concrète26. Ce qui se joue ici est un recours au « Souverain du monde » (la désignation classique de Dieu dans le midrash), dans l’espoir d’une mise en œuvre étatique de l’acte souverain : « Notre fonction, par conséquent, n’est pas de décider du sort des membres de l’erev rav. Le Saint, béni soit-Il, par le biais de dures épreuves fera le tri27. » C’est ainsi que l’on peut lire dans la préface d’un fascicule dédié à l’identification de l’ennemi, l’erev rav, et appelant à son élimination : « Ce fascicule n’a aucune implication pratique […], si ce n’est la prière28. » L’insistance sur la souveraineté de Dieu rapproche le discours du sionisme religieux radical sur l’erev rav de celui de l’ultra-orthodoxie classique, qui refuse toute autorité à la souveraineté humaine sur le peuple d’Israël. Un témoin intéressant de la tension entre l’exception comme acte concret et l’inaction qui découle du déplacement de la décision vers le plan métaphysique apparaît dans le refus, maintes fois réitéré dans les textes, de toute action « physique » contre l’erev rav. On peut comprendre ce refus sur le fond du recours à la souveraineté divine, mais on peut l’interpréter aussi comme une restriction liée à la nécessité de contenir un tant soit peu la logique violente, incarnée dans l’idée « d’abandon », sur laquelle Agamben insiste à propos de la mise en œuvre de l’exception. Se trouve ainsi expliquée, par exemple, la critique contre la brochure du Rav Tsuriel sur l’erev rav, selon laquelle celui-ci « libère le grand public de toute obligation morale29 ». Le commandement explicite de haïr les impies, l’erev rav, peut très facilement s’interpréter comme une injonction à les abandonner, engageant tous les membres de la communauté. C’est précisément cette pente qui rend nécessaire de poser des restrictions, puisque seul le souverain – divin – est autorisé à proclamer l’abandon de ceux qui ont été placés en situation d’exception. Le moment où le symptôme devient essence, fournissant pleinement les 26.  Hillel Ben-Sasson, « Examen du regain d’influence des disciples du R. Kook dans le contexte des évacuations de la bande de Gaza et du nord de la Samarie » (en hébreu), p. 86-87. 27.  Benyamin Yohanan Nackar, « L’origine de la violence contre la Kehilah Emunit [collectif sioniste religieux] » (en hébreu). 28.  Moshe Tsuriel, La Question de l’erev rav chez notre maître le R. Kook, p. 4. 29.  Yosef Kellner, « Clarifications autour de l’erev rav », réponse à la publication du R. Moshe Tsuriel » (en hébreu).

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‫זאת ועוד‪ ,‬משמעות הפנייה אל הקב"ה אינה ביטול הציפייה לראות את תוצאות הבירור‬ ‫בעולם הזה‪ .‬ואולם במסגרת מגמה זו התקווה הפוליטית מנוסחת לעיתים כבירור )סלקציה(‬ ‫והיפרדות "טבעיים"‪ .‬הרב זלמן ברוך מלמד מסביר כי "כאן בא"י מי שלא מתאים אין לו‬ ‫המשך‪ ,‬או עוזב בסוף‪ ,‬ומי ששייך הוא מתקרב ולאט‪-‬לאט מת חבר ]‪ [...‬ואלו שלא שייכים‬ ‫הם בסופו של דבר ייפלטו מ חוץ לענן‪) ".‬מלמד תשס"ט( ארץ ישראל היא נייר לקמוס‪ ,‬על‬ ‫פי הדגם של חטא המרגלים‪ ,‬שמאסו בה‪ ,‬ולפיכך העידו על עצמם כי הם ערב רב‪) .‬צוריאל‬ ‫תשס"ה‪ :a‬יב( אך היא משמשת גם כמנגנון ההוצאה מן הכלל ממש‪ :‬היא מדומיינת כמקיאה‬ ‫את מי שאינו מתאים לה‪ ,‬מי שאינו שייך אליה ואינו קשור בה‪.‬‬

‫כך או כך‪ ,‬בסופו של התהליך חייב הגוף לשוב להומוגניות מלאה‪ :‬בבוא הגאולה ייפלט‬ ‫חלק מן הערב רב ב חזרה אל הגויים וייטמע בהם‪ ,‬חלק אחר יילחם כאויב במלך המשי ‪,‬ח‬ ‫ו חלקם יחזור בתשובה וייטמע באופן מלא בגוף הלאומי‪ ,‬באופן שלא משמר דבר מזרותם‬ ‫המקורית‪ .‬הסימפטום יתבטל וההבדל האונטולוגי‪/‬ביולוגי יאבד כל חשיבות‪.‬‬

‫כמו בשי חמלחמת הגזעים שפוקו )‪ (49-80 :2003‬מאתר כחלק משי חהמלחמה‬ ‫התמידית שרוו חבאירופה בראשית העת ה חדשה‪ ,‬כך אנו מוצאים בשי חהערב רב העכשווי‬ ‫מאבק גזעים מיתי הנמשך לאורך כל ההיסטוריה; היבט משי חי אקוטי‪ ,‬המבקש לראות‬ ‫ברגע ההווה את רגע טרום השחרור‪ ,‬שילווה בשיבת מנהיג גדול מן העבר; ופנייה לשי ח‬ ‫היסטורי‪ ,‬כלומר לשי חשעניינו זכויות הקבוצה אל מול אויביה‪ ,‬ולא לשי חיוריסטי‬ ‫אוניברסלי‪.‬‬

‫האבל חשוב מזה הוא האופי המינורי של שי חמלחמת הגזעים‪ :‬זהו השי חשל מי שרואה‬ ‫עצמו כמדוכא‪ ,‬כמי שהשלטון ה"טבעי" שלו נגזל ממנו בידי גזע פולש זר‪ ,‬ולכן זוהי‬ ‫היסטוריית‪-‬נגד המכוונת נגד הריבון‪ .‬שי חמינורי כזה‪ ,‬שמגולמת בו תביעה ריבונית מאפיין‬ ‫גם את השי חהעכשווי של הציונות הדתית הרדיקלית שדובריה תופסים את עצמם כמרכז‬ ‫שנדחק לשוליים‪ .‬היטיב לבטא זאת מורה בישיבתו של הרב שמואל טל בתשובה לשאלה‬ ‫האם הוא מעוניין במלחמת א חים‪:‬‬

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conditions nécessaires à la décision, est aussi celui où la prudence risque de faire défaut. Mais la référence à Dieu comme à celui qui procédera à la mise en exception de l’erev rav ne signifie pas que tout espoir de voir le tri s’opérer dans ce monde soit perdu. L’espérance politique s’énonce parfois en terme de tri et de séparation « naturels ». Le Rav Zalman Baruch Melamed explique ainsi qu’« ici, en Israël, ceux qui ne sont pas compatibles avec cette terre n’ont aucun avenir et, au bout du compte, personne ne leur viendra en aide. En revanche, ceux qui lui conviennent se rapprochent les uns des autres et s’unissent petit à petit […]. Quant à ceux qui ne lui conviennent pas, ils finiront par être éjectés au-delà des nuages30. » La terre d’Israël est un « réactif », qui révèle l’erev rav31. Elle peut vomir ceux qui ne lui appartiennent pas et ne sont pas liés à elle. À la fin du processus, le corps doit retrouver sa parfaite homogénéité – à supposer qu’une telle homogénéité ait jamais existé : à l’heure de la rédemption, une partie de l’erev rav s’en retournera vers les peuples étrangers, une autre partie combattra en tant qu’ennemie du roi-Messie, une autre partie, enfin, se repentira et s’intégrera totalement au corps national, sans rien conserver de son étrangeté. Dans le schème de l’erev rav, la disparition du symptôme entraîne la neutralisation de la différence ontologique/ biologique. On constate la proximité entre le discours contemporain sur l’erev rav et le discours de la guerre des races que Foucault32 identifie comme partie intégrante du discours de la guerre permanente, répandu en Europe au début de l’ère moderne. On trouve dans les deux discours l’idée de lutte mythique des races qui se poursuit tout au long de l’histoire, une dimension messianique aiguë qui appelle à voir dans le moment présent l’antichambre de la rédemption (qui s’accompagnera du rétablissement d’un dirigeant plus grand que par le passé), ainsi que le recours à un discours historique, et non à un discours juridique universaliste, qui vise à affirmer les droits du groupe face à ses ennemis. Un aspect mineur de la guerre des races revêt une importance majeure dans la présente discussion : le sentiment d’oppression éprouvé par celui dont la domination « naturelle » a été usurpée par une race d’envahisseurs étrangers. Il s’agit en somme d’une contre-histoire dirigée contre le souverain. Ces cercles du sionisme religieux radical contemporain se conçoivent comme un centre repoussé vers les marges, contraint d’admettre qu’il ne dispose pas de la puissance souveraine. Ainsi, un enseignant de la yeshivah du Rav 30.  Zalman Baruch Melamed, « Erev rav et rédemption » (en hébreu). 31.  Moshe Tsuriel, La Question de l’erev rav chez notre maître le R. Kook, p. 12. 32.  Michel Foucault, Il faut défendre la société, p. 37-73.

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‫"לא‪ ...‬בגלל שהם ]הממסד ה חילוני‪ ,‬המזוהה עם הערב רב[ יותר חזקים‪ ,‬אחרת היה צריך‬ ‫לעשות את זה‪ ,‬כמו שמתתיהו עשה את זה ]למתיוונים[‪) ".‬המקור ‪ (2010‬זהו פער‬ ‫הרמנויטי נוסף‪ ,‬המתלכד הן עם הפער בין דם )ומהות( ובין התנהגות )והופעה(‪ ,‬והן עם‬ ‫הפער בין ההבטחה שהיתה גלומה בציונות ה חילונית ובין האכזבה ממנה‪ ,‬על שלא הביאה‬ ‫את הציונות הדתית לשלוט בכו ח הריבוני‪ .‬על רקע האכזבה הזאת בולטת הקריאה‬ ‫"להתנתק" מן הערב רב‪ ,‬אותו "מיעוט גס‪ ,‬דורסני‪ ,‬רע ומושחת" שבלם את התפת חותה‬ ‫המשי חית של הציונות‪) .‬צוריאל תשס"ה‪ :a‬יד(‪ .‬קריאה זו להתנתקות על דרך הוצאתו מן‬ ‫הכלל של הערב רב מתפקדת כאקט של כינון ריבונות‪ .‬זוהי פרישׁה והתכנסות אל "תרבות‬ ‫מובלעת" )‪ (Douglas 1996‬כמימוש הפוליטי של השבת הריבונות‪ ,‬המלווה ביצירת‬ ‫אלטרנטיבות אמוּניות למוסדות המדינה‪ .‬אקט ההוצאה מן הכלל כבר אינו רק אקט הכרזתי‪/‬‬ ‫תודעתי‪ :,‬עתה ההוצאה מן הכלל היא הכרזה של קבוצה דיסידנטית שמשמעותה פרישׁה‬ ‫ממשית של הקבוצה הזאת מן הכלל‪ ,‬ותכליתה הגמוניזציה של המרחב הפוליטי באמצעות‬ ‫צמצומו‪ .‬יומרת הייצוג נותרת הי חידה הפוליטית השלמה‪" ,‬עם ישראל"‪ ,‬ברם באמצעות‬ ‫הוצאת הערב רב מן הכלל ת חולתה מצטמצמת באופן משמעותי‪ .‬על פי התפיסה הרווחת‬ ‫בציונות הדתית הרדיקלית‪ ,‬גם בשוליה הקיצוניים‪ ,‬הערב רב עדיין מהווה מיעוט קטן‪ ,‬גם‬ ‫אם שתלטני‪ ,‬ומכאן שיצירתה של מעין ריבונות אלטרנטיבית מכוונת להצלת ה"המון" מפני‬ ‫שלטונו‪ .‬אם כן‪ ,‬מופיע לפנינו מקרה מעניין של תפיסת יכולתו של הריבון להעמיד אמצעים‬ ‫למימוש התמודדותו עם האיום‪ ,‬היינו לביצוע ההוצאה מן הכלל של מי שזוהה כאויב‪ .‬זוהי‬ ‫למעשה שאלה על צורות של ריבונות מ חוץ‪/‬בתוך המדינה‪ ,‬בכלל זה כאלה שקוראות עליה‬ ‫תגר‪ ,‬ובד בבד מאמצות מאפיינים שלה‪ ,‬נכללות בתוכה ואף מתאפשרות מתוכה ותלויות‬ ‫בה‪ .‬ייתכן אפוא שפירוש שי ח הערב רב כאקט של כינון ריבונות מ חייב מחשבה על‬ ‫ריבונות שונה מעט‪ ,‬מחשבה על מעין ריבונות מינורית‪ ,‬שבמובן ידוע היא ריבונות‬ ‫פרוביזורית‪ ,‬אד‪-‬הוק ופנטזמטית‪ ,‬משום שאינה מסוגלת לגבות את הדרישה הריבונית שלה‪,‬‬ ‫ושעיקר המהלך הריבוני שלה מכוון כלפי הקהילה המכוננת את עצמה כריבונית בפועל‪.‬‬ ‫אך אין לטעות במרכיב המינורי הזה ולזהותו ב חופזה עם מינוריות דלזיאנית המבקשת‬ ‫"לקעקע את פעולתו של הכו ח המדכא"‪) .‬זהבי ‪ (91 :2010‬למרות האלמנטים‬ ‫הווירטואליים של ריבונות מינורית זו‪ ,‬עניינה בכו חולא בהתפרקות ממנו‪ ,‬דחפיה מז'וריים‬ ‫– "הדחף ]‪ [...‬לכבוש את השלטון" – וזהויותיה‪ ,‬כפי שראינו בהרחבה‪ ,‬מבקשות להיות‬ ‫מוגדרות ככל שיוכלו‪) .‬שם‪ (92 :‬ואף על פי כן‪ ,‬נדמה כי אין ללכת שבי גם אחר דימוי‬ ‫המובלעת וההנחה שהיא אמנם סגורה‪ .‬יש כאן מת חשמובנה לתוך המינוריות המז'ורית‪,‬‬ ‫היבט קונקרטי שנגזר מן הממד הפנטזמטי‪ .‬זהו מת חדינמי‪ ,‬בלתי יציב ומערער‪.‬‬ ‫בהמשגת הערב רב אנו מוצאים מאפיינים מובהקים לא רק של שי חמלחמת הגזעים‪,‬‬ ‫אלא גם של שי ח הגזענות‪ .‬פוקו אפיין את המעבר מן הראשון אל האחרון כמעבר‬

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Shmuel Tal à qui l’on demandait, dans une interwiew télévisée en 2010, s’il s’intéressait à la « guerre fratricide » (c’est-à-dire au conflit qui oppose les Juifs religieux et laïcs en Israël), a répondu : « Non, mais pour vous dire la vérité, c’est uniquement parce qu’ils [l’establishment laïc, assimilé à l’erev rav] sont les plus forts. » C’est sur le fond de cette déception devant le fait que le développement naturel du sionisme n’ait pas conduit le sionisme religieux à disposer du pouvoir souverain que se fait entendre l’appel à « s’arracher » de l’erev rav, cette « minorité grossière, vorace, mauvaise et corrompue » qui a freiné le développement messianique du sionisme33. Cet appel à l’arrachement par le biais de la mise en exception de l’erev rav fonctionne comme un acte de fondation de souveraineté. Il s’agit là d’un repli et d’un rassemblement dans une « culture de l’enclave » (selon l’expression de Mary Douglas34, appliquée par le sociologue israélien Emmanuel Sivan aux mouvements fondamentalistes dans leur ensemble35). Rappelons cependant que, pour la grande majorité des tenants du sionisme religieux radical, y compris ses franges les plus extrémistes, l’erev rav représente toujours une petite minorité, bien que dominatrice. D’où la constitution d’une sorte de souveraineté alternative visant à sauver la « masse » de la domination de l’erev rav : c’est ainsi sans doute qu’il faut comprendre les efforts largement engagés pour inventer des alternatives crédibles à toutes les institutions de l’État, y compris de manière massive au sein du courant central du sionisme religieux radical36. Ce serait une erreur d’assimiler cette composante minoritaire de la souveraineté à la minorité deleuzienne qui vise à « miner l’action du pouvoir oppressif37 ». Malgré les éléments virtuels de cette souveraineté minoritaire, elle vise le pouvoir, et non à s’en dégager ; ses pulsions sont « majoritaires » – « pulsion […] à s’emparer de la domination ». Il ne faut pas se laisser abuser par l’image de l’enclave ni le présupposé qu’il s’agit d’une enclave close. Il y a là une tension au sein de la « minorité majoritaire », un aspect concret qui se détache de la dimension fantasmatique. Tension bouillonnante, dynamique et instable qui, dès lors, constitue un potentiel de déstabilisation de grande portée. Dans la conceptualisation de l’erev rav, on retrouve de manière flagrante certaines caractéristiques non seulement du discours de la guerre des races, mais aussi du discours raciste. Foucault a décrit le passage du premier vers le deuxième comme un passage de la protection de soi vis-à-vis de la société à la défense de la société, du discours d’un groupe repoussé hors du centre vers 33.  Moshe Tsuriel, La Question de l’erev rav chez notre maître le R. Kook, p. 14. 34.  Mary Douglas, Natural Symbolics : Explorations in Cosmology, p. xix-xxii. 35.  Voir Emmanuel Sivan, « The Enclave Culture ». 36.  Yoel Finkelman, « It’s a Small, Small World… », p. 19-20 et p. 26-27 ; Hillel Ben-Sasson, « Examen du regain d’influence des disciples du R. Kook… », p. 79. 37.  Ohad Zehavi, « Minorité », (en hébreu).

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‫מהתגוננות מפני החברה להגנה על החברה‪ ,‬משי חשל קבוצה שנדחקה מן המרכז אל‬ ‫מחשבה ריבונית‪-‬שלטונית‪ .‬כעת מדובר בגזע עליון שיש להגן עליו מפני גזע נחות ומזהם‪,‬‬ ‫שהפרויקט המרכזי שלו הוא הש חתה מבפנים‪ .‬לכן זהו שי חהישרדותי של שימור הגוף‬ ‫הלאומי‪ ,‬שהפרקטיקה העיקרית שלו היא טיהור‪ (Foucault 2003: 61-62) .‬א חד‬ ‫המאפיינים המרתקים של שי חזה‪ ,‬לפי פוקו‪ ,‬הוא ש"הגזע האחר אינו בבסיסו הגזע שהגיע‬ ‫ממקום אחר או שהיה במשך זמן מסוים השליט או הדומיננטי‪ ,‬אלא גזע שמסתנן אל הגוף‬ ‫ה חברתי באופן תמידי וללא הרף‪ ,‬או מוטב‪ ,‬נוצר מ חדש ללא הפסק בתוך הרקמה ה חברתית‬ ‫ובאמצעותה"‪) .‬שם( וזה בדיוק מה שמיו חס לערב רב‪ ,‬על המת חהפנימי שמתקיים בו בין‬ ‫ההבדל לזהות‪ ,‬בין המיתוס על הזר ובין ההופעה המתמדת שלו מתוך הגוף‪ ,‬כמעט יש מאין‪,‬‬ ‫ב חושפו את הריבוי הפנימי והמאיים שלו‪(cf. Nancy 2002: 12-13) .‬‬ ‫מושג הערב רב מורה על הפוטנציאל התמידי הטמון בהיגיון הגזעי לממש את עצמו‬ ‫במסגרת אקט ההוצאה מן הכלל פנימה אל תוך הגוף הפוליטי‪ :‬החברה הפונה נגד עצמה‪.‬‬ ‫מכאן חשיבותו לתפיסת מדינת הלאום עצמה‪ .‬בפרפראזה על ארנדט‪ ,‬הערב רב ה"נוצר‬ ‫מ חדש ללא הפסק בתוך הרקמה ה חברתית ובאמצעותה" חושף את הפוטנציאל הטמון‬ ‫בתנועה הטהרנית – המבקשת א חדות מלאה שלעולם אי אפשר להשיגה – להפוך עיקרון‬ ‫יחיד ואינסופי‪ ,‬סיבת עצמה‪ .‬אף כי מימושו של פוטנציאל זה תלוי במידה רבה בהתפוגגות‬ ‫האלמנט המינורי בשי חהערב רב‪ ,‬אין ספק כי משעה שעולה האפשרות לזהות מישהו‬ ‫כערב רב נפת חהפת חלעיקרון ההתפשטות של התנועה המ חפשת את הא חדות הטהורה‪,‬‬ ‫הווי אומר להתגברותו של ה חוק ה חיצוני‪ ,‬חוק הזהות‪ ,‬על המציאות האנושית ועל הניסיון‬ ‫והעובדה‪ .‬וכן להפך‪ :‬הערב רב עצמם הם איומה של המציאות על חוק חיצוני ונתון מראש‪,‬‬ ‫חוק הגאולה או חוק הדם‪ .‬אם כן‪ ,‬מושג הערב רב קורא לנו לשוב ולראות כיצד הגיון הגזע‬ ‫הנטוע בבסיס מדינת הלאום אינו יכול אלא להתגלות גם כמנגנון המופנה פנימה‪ ,‬מנגנון‬ ‫הרואה כמושא גם את מי שמלכת חילה אמור לחמוק ממנו‪ ,‬להשתייך‪ ,‬ובכך פות חאת הדרך‬ ‫להוצאה של ה חורג מן הכלל – מנגנון המופנה קודם כול כלפי האיום שמציב עצם הריבוי‪.‬‬ ‫ו‪ .‬ערב רב או ערב‪-‬רב‬ ‫כיצד אפשר לחמוק מאותה תנועה הגלומה במושג הערב רב‪ ,‬זו העתידה תמיד לזהות‬ ‫את ההבדל רק כדי להעלים אותו‪" ,‬לבררו"‪ ,‬בלשון הזוהר? נדמה כי ז'אן‪-‬לוק ננסי )‪(2010‬‬ ‫עמד בפני דאגה דומה כשניסה "לתת מענה" לעובדה ש"הפקודה הנבזית 'טיהור אתני'"‬

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une pensée de la souveraineté et du gouvernement. À ce stade, il est question d’une race supérieure qu’il faudrait protéger contre une race inférieure et parasite, dont le projet est de procéder à sa destruction de l’intérieur. Il s’agit donc d’un discours de la survie, de la conservation du corps national, dont la praxis principale est la purification. L’une des caractéristiques les plus fascinantes de ce discours, selon Foucault, est que « l’autre race, au fond, ce n’est pas celle qui est venue d’ailleurs, ce n’est pas celle qui, pour un temps, a triomphé et dominé, mais c’est celle qui, en permanence et sans cesse, s’infiltre dans le corps social, ou plutôt se recrée en permanence dans le tissu social et à partir de lui38 ». Or c’est là précisément ce qui est attribué à l’erev rav, du fait de la tension interne qui existe en lui entre la différence et l’identité, entre la figure mythique de l’étranger et son apparition permanente, presque ex nihilo, au sein du corps, lui révélant sa multiplicité intrinsèque et menaçante39. Le concept d’erev rav témoigne de ce que la logique raciste peut se concrétiser par un acte de mise en exception tourné vers l’intérieur du corps politique : la société se retournant contre elle-même. De là son importance vis-à-vis de la conception de l’État-nation. Pour paraphraser Arendt, l’erev rav « qui se recrée en permanence au sein du tissu social et à partir de lui » met à nu le potentiel enfoui dans tout mouvement de purification, qui vise une unité absolue impossible à atteindre : transformer un principe unique et infini en causa sui. Arendt considère que tout mouvement de purification s’accompagne nécessairement de la terreur, « essence de la domination totalitaire40 ». Dès lors qu’émerge la possibilité d’identifier quelqu’un comme erev rav, la porte est ouverte au mouvement qui vise l’unité pure, autrement dit à la victoire de la loi extérieure, celle de l’identité, sur la réalité humaine, sur l’expérience et sur les faits. Le concept d’erev rav conduit à examiner si la logique de la race qui réside au fondement de l’État-nation n’est pas toujours aussi un dispositif de production de l’appartenance, tourné avant tout contre la menace que représente la multiplicité même.

Erev-rav et la « mêlée » Comment se soustraire à ce mouvement inhérent au concept d’erev rav, qui cherche constamment à identifier la différence pour la faire disparaître, la « trier », selon le terme du Zohar ? Il semble que Jean-Luc Nancy se soit trouvé devant un problème similaire lorsqu’il tenta de « répondre » à l’apparition de « l’ignoble mot d’ordre de la “purification ethnique” »41. 38.  Michel Foucault, Il faut défendre la société, p. 52-53. 39.  Voir Jean-Luc Nancy, L’Intrus, p. 42-43. 40.  Hanna Arendt, Les Origines du totalitarisme 3 : Le système totalitaire, p. 203-224. 41.  Jean-Luc Nancy, « L’éloge de la mêlée », p. 172.

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‫התאפשרה‪ .‬ננסי אמנם כותב כאן בתגובה למלחמת האזר חים ביוגוסלביה לשעבר‪ ,‬אך‬ ‫הסכנה מוכרת גם בהקשרים אחרים‪ ,‬וההקשר הישראלי בכלל זה‪" :‬שיר ההלל הפשטני‬ ‫לטוהר ]אשר[ תמך ותומך בפשעים‪ ".‬ננסי מ חפש אף הוא דרך לחמוק מאותה "שיטה‬ ‫שלמה של צמצום לזהות ]‪ [...‬הכיוון הטהור של מהות" זו שהולידה את "סרייבו" כשם של‬ ‫מוות‪ ,‬כתוצאה מ"האפשרות ]‪ [...‬לזהות תחת שם זה עצמיות כלשהי או נוכ חות כלשהי‪,‬‬ ‫שנמדדות לפי אמת המידה של 'הלאומי' או 'המדינתי'"‪.‬‬ ‫כיצד ניתן אפוא להציע שיר הלל לריבוי בלי לוותר על הזהויות ולתת להן "את המקום‬ ‫הראוי להן"? ננסי סבור כי בתערובת )‪ ,(mélange‬ההופכת לעיתים קרובות מדי לרב‪-‬‬ ‫תרבותיות כללית ועייפה‪ ,‬ב"גיוון הטרנסצנדנטלי"‪ ,‬אין די‪ .‬התערובת היא מובן מאליו שכל‬ ‫זיהוי שלו מותיר אותו פנטזמטי )ולכן טהור(‪ .‬היא אינה קיימת יותר משהטוהר קיים‪ ,‬שכן‬ ‫היא לעולם לא מתקיימת בטוהרתה‪ .‬במקומה הוא מציע לשיר את שיר ההלל ל‪.mêlée-‬‬ ‫רצה המקרה‪ ,‬ובתרגום המאמר לעברית זה בחרה המתרגמת אריאלה אזולאי לתרגמו‬ ‫כ"ערב‪-‬רב"‪.‬‬ ‫נדמה שבדומה לערב רב המיתי‪ ,‬גם הערב‪-‬רב של ננסי מושתת על המפגש של הריבוי‬ ‫עם דרישת הזהות‪ .‬לא התערובת הממילאית וגם לא הטוהר‪ ,‬אלא תנועה לעבר‪ :‬ערבוב‪,‬‬ ‫"פעולה יותר מאשר עצם"‪ .‬הערב רב שהעסיק אותנו עד כה מגלם את החרדה העצומה‬ ‫ששי חהטוהר והא חדות מעורר‪ ,‬מפעיל‪ ,‬כשהוא נתקל בערבוב הזה‪ .‬חרדה נוכ חהאפשרות‬ ‫שננסי מעלה‪ ,‬ש"שום דבר אינו קיים ב'טוהרתו' בלי לגעת באחר" )‪ .(2010‬במונ חיו של‬ ‫ננסי‪ ,‬לא הערב רב עצמו‪ ,‬כ"פולש" )‪ (l'intrus‬הוא המעורר חרדה‪ ,‬אלא הריבוי המתקיים‬ ‫ממילא שאותו הוא חושף‪" :‬ה חוק הכללי של הפלישה )‪ (intrusion‬מוצג‪ :‬מעולם לא היתה‬ ‫רק אחת"‪ (9 :2002) .‬רגע הפלישה הופך לראשיתה של מודעות לריבוי הרוחש בגוף‪,‬‬ ‫להבדלים הפנימיים המת חדשים כל העת‪ .‬בחשיפה הזו מגולמת חרדה‪ ,‬שכן הזהות‪ ,‬לפי‬ ‫ננסי‪ ,‬היא שוות ערך לחסינות‪.‬‬ ‫משעה שנחשף הריבוי הפנימי שלו‪ ,‬האני הלאומי‪-‬אתני‪-‬גזעי מבקש להקיא‪ .‬כפי‬ ‫שראינו‪ ,‬הערב רב המיתי חיוני כדי לשכך את החרדה‪ ,‬שכן ברגע שהוא מזוהה כאיום‪ ,‬הוא‬ ‫המזמן והמאפשר של האקט ריבוני המב חין אויב מידיד‪ ,‬היינו של הפעולה המבקשת‬

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Il écrit en réaction à la guerre civile en ex-Yougoslavie, mais le danger est aussi présent dans d’autres contextes, comme le contexte israélien : « L’éloge simpliste de la pureté a soutenu et soutient des crimes42. » Nancy cherche un moyen de se soustraire à ce « système complet de réduction à l’identité […], la visée pure d’une essence », qui a fait de « Sarajevo » un nom de mort, par l’effet de « la possibilité […] d’identifier sous ce nom quelque substance ou quelque présence mesurée à l’aune du “national” ou de l’“étatique” »43. Comment faire l’éloge de la diversité sans renoncer aux identités et en leur « faisant droit » ? Nancy considère que le « mélange », qui se transforme souvent en un multiculturalisme généralisé et de bon ton, que la « bigarrure transcendentale44 » sont insuffisants. Il va de soi que toute tentative de conférer une identité au mélange revient à en faire une entité fantasmatique (et par conséquent pure). Le mélange n’existe pas plus que la pureté, puisqu’il n’existe jamais dans sa pureté. Nancy propose à la place l’éloge de la « mêlée ». Par un heureux hasard, dans la traduction de ce texte en hébreu, Ariella Azoulay a choisi de traduire ce second terme par « erev-rav » (avec un tiret). Il semble qu’à l’image de l’erev rav mythique, l’erev-rav de Nancy se fonde sur la rencontre entre la multiplicité et la revendication de l’identité. Ni l’inévitable mélange, ni la pureté, mais un mouvement d’outrepassement : intrusion, « une action plutôt qu’une substance45 ». L’erev rav qui nous a occupés jusqu’ici cristallise l’anxiété profonde qui saisit le discours de la pureté et de l’unité, et l’affecte lorsqu’il se heurte à une telle intrusion. Anxiété devant la possibilité, soulevée par Nancy, que « rien n’existe de “pur”, qui ne touche à de l’autre46 ». Dans les termes de Nancy, ce n’est pas l’erev rav, en tant qu’envahisseur ou « intrus », qui suscite l’anxiété, mais la multiplicité qui existe inévitablement et qu’il met à nu : « La loi générale de l’intrusion [s’expose] : il n’y a jamais eu une seule [intrusion]47. » Le moment de l’intrusion constitue dès lors la prise de conscience de la multiplicité qui travaille au sein du corps, des différences intérieures qui surgissent à chaque instant. L’anxiété trouve son origine dans cette prise de conscience, puisque, pour Nancy, l’identité est l’équivalent de l’immunité. Dès que sa multiplicité intrinsèque lui est révélée, le moi nationalethnique-racial est pris de vomissements. Comme nous l’avons vu, l’erev rav mythique est d’une importance vitale pour calmer l’anxiété. Car dès lors qu’il est identifié comme menace, il constitue l’occasion et la condition de possi42.  Ibid., p. 174. 43.  Ibid., p. 171 et p. 172. 44.  Ibid., p. 173. 45.  Ibid., p. 175. 46.  Ibid., p. 181. Nous soulignons. 47.  Jean-Luc Nancy, L’Intrus, p. 32.

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‫להפריד את המעורבבים‪ ,‬להשיב לגוף את הקוהרנטיות המלאה שלו‪ .‬ככזה‪ ,‬יטען ננסי‪ ,‬הוא‬ ‫מציית ל חוק הישנו‪" :‬אם יהיה משהו טהור ומושלם לא יהיה כלום"‪ ,‬שכן "הטוהר הוא‬ ‫תהום זכה שבה הזהה‪ ,‬הפרטי‪ ,‬האותנטי שוקע לתוך עצמו‪ ,‬אַין‪ ,‬סוחף את האחר עם העצמי‬ ‫כדי להביאו אל פי תהום"‪ .‬זו תהום בדיוק משום שהזהה אינו קיים מלכת חילה בזהותו‪,‬‬ ‫שעה שהא חר "פולש" לתחומו ומאיים לזהם אותו‪ .‬הזהה מעולם לא היה טהור‪ ,‬ולכן טיהורו‬ ‫הוא ביטולו‪ :‬התנועה ה חייבת להמשיך הלאה ולהתפשט עד שתכלה את עצמה‪ ,‬שעליה כבר‬ ‫עמדנו לעיל‪ .‬לכן הערב רב אינם שייכים להיסטוריה אלא למיתוס – הם אינם פולש בר‪-‬‬ ‫זיהוי‪ ,‬אלא הפולש שתמיד היה שם‪ ,‬הריבוי שתמיד נוכ חבזהות‪.‬‬ ‫והנה‪ ,‬בדומה לערב רב‪ ,‬גם הערב‪-‬רב "איננו מקרי‪ ,‬הוא ]מצוי[ במקור; הוא איננו‬ ‫מקרי‪ ,‬הוא הכר חי; הוא איננו ]הווה[‪ :‬הוא תמיד בא"‪ .‬אפשר להציע כי המפת חלהתחמקות‬ ‫מן הרדוקציה לזהוּת – מן ההוצאה מן הכלל של הזהה שזוהה כאחר – טמון בהכרה‬ ‫שהזהות מתקיימת בלי להפוך לכו חשל הרס רק כאשר הפיכת הזהה לאחר אינה עוד איום‬ ‫אלא הכר ;ח שעה שהערב רב יהפוך תנאי האפשרות לא חדות או לייחודיות ולא מכשלה‬ ‫בפניהן; כאשר במקום לעורר חרדה‪ ,‬הוא יהיה כאנחת רווחה‪ .‬אזי הערב‪-‬רב של ננסי –‬ ‫כזהות שלעולם אינה מזדהה‪ ,‬אלא תמיד מתרחשת‪ ,‬כשם של פעולה – אכן עשוי להורות על‬ ‫האפשרות "להיות עם‪ ,‬להיות יחד ואפילו להיות 'מאו חדים'"‪ ,‬דווקא משום ש"זה בדיוק לא‬ ‫להיות 'א חד'"‪.‬‬

‫ביבליוגרפיה‬

‫‪DOUGLAS Mary (1996), Natural symbolics: explorations in cosmology (2nd‬‬ ‫‪edition with a new Introduction), Routledge: London, pp. xix-xxii‬‬ ‫‪FINKELMAN Yoel (2010), "It's A Small, Small World: Secular Zionism Through‬‬ ‫‪the Eyes of a Religious-Zionist Parashat HaShavua Pamphlet", in Adam‬‬ ‫‪Mintz (ed.), The Relationship of Orthodox Jews with Believing Jews of Other‬‬ ‫‪Religious Ideologies and Non-Believing Jews, New-York‬‬ ‫‪FISCHER Shlomo. 2007. “Self-expression and democracy in radical religious‬‬ ‫‪Zionist ideology.” Ph.D. diss., Hebrew University.‬‬ ‫‪FOUCAULT Michel (2003), Society must be defended: lectures at the Collège de‬‬ ‫‪France, 1975-76. Mauro Bertani and Alessandro Fontana (eds.), David‬‬ ‫‪Macey (trans.), New York: Picador‬‬ ‫‪NANCY Jean-Luc (2002), "L'Intrus", The New Centennial Review, 2.3, p.1‬‬ ‫‪SCHMITT Carl (1996), The Concept of the Political. George Schwab (trans.), New‬‬ ‫‪Brunswick: Rutgers University Press‬‬

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Erev rav (erev-rav)

bilité de l’acte souverain de distinguer l’ennemi et l’ami, en d’autres termes, de chasser les intrus, de rétablir le corps dans sa parfaite cohérence. Ainsi, dit Nancy, il est soumis à la loi du il y a : « il n’y aurait rien, s’il y avait quoi que se soit de pur et d’intact 48 », puisque « la pureté est un gouffre cristallin où l’identique, le propre, l’authentique s’abîme en lui-même, nul, entraînant l’autre avec soi pour le convertir à l’abîme49 ». C’est un abîme précisément parce que le même n’existe jamais dans son identité à soi, dès lors que l’autre « fait intrusion » dans son domaine et menace de le souiller. Le même n’a jamais été pur et, partant, sa purification revient à son annihilation : processus condamné à se poursuivre toujours plus avant, à s’intensifier jusqu’à l’autodestruction, comme nous l’avons constaté. C’est pourquoi l’erev rav n’appartient pas à l’histoire mais au mythe – il n’est pas un intrus identifiable, mais l’intrus toujours-déjà là, la multiplicité toujours à l’œuvre au sein de l’identité. À l’image de l’erev rav, l’erev-rav « n’est pas accidentel, mais d’origine ; [il] n’est pas contingent, mais nécessaire ; [il] n’est pas, [il] arrive toujours50 ». La clé pour se soustraire à la réduction à l’identité – à la mise en exception du même identifié comme autre – est peut-être d’accepter, pour que l’identité ne se transforme pas en force destructrice, de penser la transformation du même en autre non comme une menace, mais comme une nécessité. L’erev rav devient alors la condition de possibilité de l’unité ou de l’unicité, et non plus un obstacle ; il ne suscite plus l’anxiété, mais devient soupir de soulagement. L’erev-rav de Nancy – en tant qu’identité qui ne se laisse jamais figer dans une identité mais advient en permanence, en tant que processus – est, dès lors, à même de rendre compte de la possibilité « d’être un peuple, d’être ensemble et même d’être “unifiés” », précisément parce que « cela ne consiste justement pas à être “uns” ».

Bibliographie Agamben, Giorgio, Le Pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997. Arendt, Hannah, Les Origines du totalitarisme 3 : Le système totalitaire, Paris, Gallimard, « Quarto », 2002. Douglas, Mary, Natural Symbolics  : Explorations in Cosmology, Londres, Routledge, 2e éd., 1996. Finkelman, Yoel, « It’s A Small, Small World : Secular Zionism Through the Eyes of a Religious-Zionist Parashat HaShavua Pamphlet », in A. Mintz (éd.), The Relationship of Orthodox Jews with Believing Jews of Other Religious Ideologies

48.  Jean-Luc Nancy, « L’éloge de la mêlée », in Être singulier pluriel, p. 181. 49.  Ibid., p. 178. 50.  Ibid., p. 181.

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‫שלמה אבינר‪) ,‬תשנ"ו(‪" ,‬עם א חד ולא ערב רב"‪ .‬שו"ת‪ ,‬מתוך ספריית חווה של ישיבת עטרת‬ ‫= ‪ h t t p : / / w w w. h a v a b o o k s . c o . i l / s h u t S e a r c h . a s p ? q‬כ ו ה נ י ם ‪ ,‬ב כ ת ו ב ת‬ ‫כ נ י ס ה א ח ר ו נ ה ‪%D7%A2%D7%A8%D7%91%20%D7%A8%D7%91 ( :‬‬ ‫)‪15.11.2009‬‬ ‫עדי אופיר )‪" ,(2003‬בין קידוש ה חיים להפקרתם‪ :‬במקום מבוא ל‪ ,"Homo Sacer-‬בתוך שי‬ ‫לביא ואחרים )עורכים(‪ ,‬טכנולוגיות של צדק‪ :‬משפט‪ ,‬מדע וחברה‪ .‬תל אביב‪ :‬רמות‬ ‫הלל בן ששון )תשס"ז(‪" ,‬עיון בשי חהכו חהעדכני של חוגי הרב קוק על רקע ההתנתקות מרצועת‬ ‫עזה וצפון השומרון"‪ ,‬אלפיים ‪ ,31‬עמ׳ ‪.60-99‬‬ ‫עמוס גולדרייך )תשמ"ט(‪'" ,‬לעז' איברי בפרגמנט בלתי ידוע של בעל תיקוני הזוהר"‪ ,‬הכנס‬ ‫הבינלאומי השלישי לתולדות המיסטיקה היהודית‪ :‬ספר הזוהר ודורו )עורך‪ :‬יוסף דן(‪.‬‬ ‫ירושלים‪ :‬האוניברסיטה העברית בירושלים‬ ‫עמוס גולדרייך )תשנ"ד(‪" ,‬בירורים בראייתו העצמית של בעל תיקוני הזוהר"‪ ,‬בתוך מיכל אורון‬ ‫ועמוס גולדרייך)עורכים(‪ ,‬משואות‪ :‬מחקרים בספרות הקבלה ובמחשבת ישראל מוקדשים‬ ‫לזכרו של פרופ’ אפרים גוטליב‪ .‬ירושלים‪ :‬מוסד ביאליק‪ ,‬עמ' ‪496-459‬‬ ‫אפרים גוטליב )תשס"ג( )מהדיר(‪ ,‬הכתבים העבריים של בעל תקוני זהר ורעיא מהימנא )ערך‬ ‫והקדים מבוא‪ :‬משה אידל(‪ .‬ירושלים‪ :‬האקדמיה הלאומית הישראלית למדעים;‬ ‫אהד זהבי )‪" ,(2010‬מינוריות"‪ .‬מפתח ‪ ,1‬עמ' ‪;91‬‬ ‫דב ליאור )תשס"ח(‪" ,‬אין להעסיק ולהשכיר בתים לערבים ברחבי ארץ ישראל"‪ .‬ארץ ישראל‬ ‫שלנו‪ ,20 ,‬בכתובת ‪http://www.sos-israel.com/contentManagment/uploadedFiles/‬‬ ‫‪) ,pdfalon/20.pdf‬כניסה אחרונה‪;(18.11.2009 :‬‬ ‫דב ליאור )תשס"ט?(‪" ,‬ערב רב בדורינו"‪ .‬שו"ת‪ ,‬מתוך אתר ישיבת בית אל‪ ,‬בכתובת ‪http://‬‬ ‫‪) www.yeshiva.org.il/ask/?id=43484‬כניסה אחרונה‪(15.11.2009 :‬‬ ‫יהודה ליבס )תשס"ז(‪" ,‬הזוהר והתיקונים‪ :‬מרנסנס למהפכה"‪ ,‬בתוך‪ :‬רונית מרוז )עורכת(‪ ,‬חידושי‬ ‫זוהר‪ :‬מחקרים חדשים בספרות הזוהר‪ .‬תל אביב‪ :‬אוניברסיטת תל אביב‪ ,‬עמ' ‪301-251‬‬ ‫זלמן ברוך מלמד )תשס"ט(‪" ,‬ערב רב וגאולה"‪ .‬שיעור מוקלט‪ ,‬באתר ישיבת בית אל‪ ,‬בכתובת‬ ‫‪ ) http://www.yeshiva.org.il/midrash/video/?aid=10944‬כ נ י ס ה א ח ר ו נ ה ‪:‬‬ ‫‪.(17.11.2009‬‬ ‫ז'אן‪-‬לוק ננסי )‪" ,(2010‬ערב‪-‬רב"‪ .‬אריאלה אזולאי )מתר'(‪ ,‬מפת ח‬ ‫בנימין יוחנן נקר )תשס"ה(‪" ,‬הסכנה ב חוסר הבירור של אהבת ישראל‪ :‬סוגיית הערב‪-‬רב"‪ ,‬באתר‬ ‫קהילה אמונית )אתר "מנהיגות יהודית"(‪ ,‬בכתובת‪http://www.kehilaemunit.org/‬‬ ‫‪) ,/content/view/1965/19‬כניסה אחרונה‪(18.11.09 :‬‬ ‫בנימין יוחנן נקר )‪" ,(2006-2007‬מקור האכזריות כלפי הציבור האמוני" ]באתר קהילה אמונית‬ ‫)אתר "מנהיגות יהודית"(‪ ,‬בכתובות‪http://www.kehilaemunit.org/content/view/ :‬‬ ‫‪ / / 2 9 5 0 / 1 3‬ו כ ן ? ‪h t t p : / / w w w. k e h i l a e m u n i t . o r g / i n d e x . p h p‬‬ ‫‪ ) , option=com_content&task=view&id=3613&Itemid=13‬כ נ י ס ה א ח ר ו נ ה ‪:‬‬ ‫‪[(18.11.2009‬‬

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‫אמילי עמרוסי )‪ ,(2006‬ראיון לערוץ היהדות‪ ,‬אתר אנרג'י;‬ ‫משה צוריאל )תשס"ה‪ ,(a‬סוגית הערב רב במשנת מרן הרב קוק זצ"ל‪ ,‬גדיד;‬ ‫משה צוריאל )תשס"ה‪" ,(b‬בני ערב רב אין להם קשר לישיבת ארץ ישראל"‪ .‬באתר "ת"ת נגד‬ ‫כ ו ל ם " ‪ ,‬ב כ ת ו ב ת‪ ) www.tora.co.il/shiurim/tsuriel/eretz.bli.erev.rav.doc‬כ נ י ס ה‬ ‫אחרונה‪(17.11.2009 :‬‬ ‫אברהם יצחק הכהן קוק )תשמ"ד‪ ,(b‬אגרות הראיה‪ .‬ירושלים‪ :‬מוסד הרב קוק‪,‬‬ ‫אברהם יצחק הכהן קוק )תשנ"ט(‪ ,‬שמונה קבצים‪ .‬ירושלים‬ ‫יוסף קלנר )תש"ן?(‪" ,‬לבירור סוגית הערב‪-‬רב"‪ .‬מכתב תגובה לפרסומיו של הר' משה צוריאל‪,‬‬ ‫באתר המכינה הצבאית עלי‪ ,‬בכתובת ?‪http://www.bneidavid.org/show_item.asp‬‬ ‫‪itemId=266&levelId=62604&itemType=0&secondTime=1#results‬‬ ‫מנחם קלנר )תשס"ב(‪ ,‬פלורליזם פנטיזם וכלליות‪ :‬הקריטריון לאמת‪ ,‬הקריטריון למוסר‪.‬‬ ‫ירושלים‪ :‬נתיבות אמונה‬ ‫דב שוורץ )‪ ,(1996‬אמונה על פרשת דרכים‪ :‬בין רעיון למעשה בציונות הדתית‪ .‬תל אביב‪ :‬עם‬ ‫עובד‬ ‫קרל שמיט )‪ ,(2005‬תיאולוגיה פוליטית‪ .‬רן הכהן )מתר'(‪ ,‬תל אביב‪ :‬רסלינג‬ ‫כתבה על הרב שמואל טל וישיבת תורת חיים בתוכנית "המקור"‪ ,‬ערוץ ‪ .24.2.2010 ,10‬באתר‬ ‫ערוץ ‪ ,10‬בכתובת ?‪http://news.nana10.co.il/Article/‬‬ ‫‪) ArticleId=701992&sid=126‬כניסה אחרונה‪.(28.2.2010 :‬‬

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Erev rav (erev-rav) Melamed, Zalman Baruch, « Erev rav et rédemption », cours en ligne sur le site de la Yeshivah Beyt El, 2009, à l’adresse suivante : http://www.yeshiva.org.il/ midrash/video/?aid=10944 Nackar, Benyamin Yohanan, « L’origine de la violence contre la Kehilah Emunit », sur le site kehilaemunit.org, 2006-2007, disponible à l’adresse suivante : http:// www.kehilaemunit.org/content/view/2950/13/ / et http://www.kehilaemunit.org/ index.php?option=com_content&task=view&id=3613&Itemid=13 —, « Le danger dans l’amour d’Israël sans distinction : la question de l’erev rav », sur le site kehilaemunit.org, 2006-2007, disponible à l’adresse suivante : http://www.kehilaemunit.org/content/view/1965/19/ Ophir, Adi, « Entre la sanctification de la vie et son abandon, en guise d’introduction à Homo Sacer », in S. Lavi et al. (dir.), Technologies de la justice : droit, science et société, Tel Aviv, Ramot, 2003. Schwartz, Dov, La Foi à la croisée des chemins : de l’idée aux actes dans le sionisme religieux, Tel Aviv, Am Oved, 1996. Tsuriel, Moshe, La Question de l’erev rav chez notre maître le R. Kook, Gedid, s. n., 2005. Zehavi, Ohad, « Minorité », Mafteakh, 1, 2010, p. 91.

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GENDER AND GENDER TROUBLE Judith Butler

> geschlecht, sex The term “gender” first assumed its meaning as part of a narrative sequence in feminist theory. First there was “sex” understood as a biological given, and then came “gender,” which interpreted or constructed that biological given into a social category. This story was, at least, the one that held sway as feminist anthropologists (Ortner, Rubin) sought to distinguish between an order of nature and an order of culture. Nature was understood to come first, even though no one thought one could identify the scene of nature apart from its cultural articulation. Its “firstness” was then ambiguously temporal and logical. The formulation helped to make sense of important feminist propositions such as the one made by Beauvoir in The Second Sex: “One is not born, but rather becomes a woman.” If one is not born a woman, then one is born something else, and “sex” is the name for that something else we are prior to what we become. For “gender” to name a mode of becoming had theoretical consequences, since it meant that regardless of what gender is assigned at birth, gender still has to be culturally assumed, embodied, articulated, and made. Moreover, if sex names what is biologically given, and if gender belongs to another order, then there is nothing in one’s sex that destines one for any particular kind of position in life; there are no social tasks or cultural meanings that can be derived exclusively or causally from one’s sex. One can, for instance, be born with reproductive organs but never give birth. And even if certain forms of heterosexual intercourse are physically possible, that does not mean that it is psychically possible or desirable. In other words, sex does not operate a causal effect on behavior, social role, or task, and so,

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GENRE ET TROUBLE DANS LE GENRE Judith Butler Traduit par Hélène Quiniou

> geschlecht, sexe Le terme gender a dans un premier temps pris sens au sein d’une séquence narrative qui s’est développée dans le contexte de la théorie féministe anglophone. D’abord il y avait le sex, conçu comme un donné biologique, puis venait le gender, interprétation ou construction de ce donné biologique en une catégorie sociale. C’était du moins le récit qui avait cours lorsque des anthropologues féministes (Ortner, Rubin) entreprirent de distinguer entre un ordre de la nature et un ordre de la culture. La nature était supposée venir en premier, quand bien même personne ne croyait à la possibilité de séparer la scène de la nature de son articulation culturelle. La question de savoir s’il fallait donner à cette « primauté » une valeur logique ou chronologique restait ambiguë. Cette formulation avait l’avantage de donner sens à d’importantes propositions féministes comme celle de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe : « On ne naît pas femme, on le devient. » Si l’on ne naît pas femme, alors on naît autre chose, et « sexe » est le nom de ce quelque chose que nous sommes avant d’être ce que nous devenons. Le recours au « genre » pour désigner un mode de devenir avait des conséquences théoriques, puisqu’il impliquait que, quel que soit le genre assigné à la naissance, celui-ci devait encore être assumé, incarné, formulé et fabriqué culturellement. En outre, si le sexe désigne un donné biologique et si le genre relève d’un ordre distinct, alors rien dans le sexe ne destine à une position particulière dans la vie ; aucune tâche sociale, aucune signification culturelle ne peut se déduire du sexe de quelqu’un(e) de manière exclusive ou causale. On peut, par exemple, naître avec des organes reproductifs sans jamais donner naissance. Et le fait que certaines formes de rapports hétérosexuels soient physiquement possibles ne signifie pas qu’ils soient psychiquement possibles ni désirables. Autrement dit, le sexe n’ayant pas de relation de cause à effet avec le comportement ou le 149

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Judith Butler

with the sex/gender distinction in place, feminists actively argued against the formulation that “biology is destiny.” It became clear, though, that if one only understood gender as the cultural meanings that sex acquires in any given social context, then gender was still linked with sex, and could not be conceptualized without it. Some feminists such as Elizabeth Grosz argued that if gender is the cultural interpretation of sex, then sex is treated as a given, and there is no way then to ask how “sex” is made or what various cultural forms “sex” may assume in different contexts. Indeed, if one started to talk about the cultural meanings of “sex,” it appeared that one was talking rather about gender. This position became even more difficult to maintain as feminist scholars of science insisted not only that nature has a history (Haraway), but that even the definition of “sex” is a contested zone in the history of science (Laqueur, Longino). If “sex” has a history, and a conflicted one at that, then how do we understand “gender”? Is it then necessary to take gender out of the narrative sequence in which first there is “sex,” which belongs to a putatively ahistorical nature, and only after there is “gender,” understood as endowing that natural fact with meaning? Upending the sex/gender distinction involved taking distance from both structural linguistics and cultural anthropology. But it became all the more important once it was conceded that both sex and gender have histories, and that these histories differ, depending on the linguistic contexts in which they operate. So, for example, the very term “gender” was throughout the 1980s and 1990s nearly impossible to translate into any romance language. There was le genre in French and el género in Spanish, but these were considered to be grammatical categories and to have no bearing on the concrete bodily existence of those who were alternately referred to as “he” or “she.” But experimental writers such as Monique Wittig and Jeannette Winterson contested the idea that grammar was actually separable from bodily experience. Wittig’s Les Guérillères and Winterson’s Written on the Body became provocative texts that never allowed their readers to settle on the gender of the figures and characters being described. Moreover, they suggested that the way we see and feel gender is directly related to the kinds of grammatical constructions that pose as ordinary or inevitable. By either combining, confusing, or erasing grammatical gender, they sought to loosen the hold that binary gender systems have on how we read, feel, think, and know ourselves and others. Their grammatical idealism proved to be exciting as experimental fiction. And yet, the institutions of gender seemed to march along, even when

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Genre et trouble dans le genre

rôle social, les féministes se sont emparées de la distinction sexe/genre pour battre en brèche l’idée de la « biologie comme destin ». Il est pourtant apparu clairement que le fait de ramener le genre aux seules significations culturelles acquises par le sexe dans un contexte social donné revenait à lier indissociablement le genre au sexe, et à interdire de le penser sans lui. Des féministes comme Elizabeth Grosz ont affirmé que faire du genre l’interprétation culturelle du sexe équivalait à concevoir le sexe comme un donné, laissant intacte la question de savoir comment le « sexe » est fabriqué, ainsi que celle des formes culturelles variées que le « sexe » est susceptible de prendre dans différents contextes. Parler des significations culturelles du « sexe », c’était déjà être en train de parler de genre. Ce schéma est devenu d’autant plus difficile à maintenir à partir du moment où des historiennes des sciences féministes firent valoir que non seulement la nature a une histoire (Haraway), mais que la définition même du « sexe » fait débat en histoire des sciences (Laqueur, Longino). Si le « sexe » a une histoire, et qui plus est une histoire controversée, alors qu’entendons-nous par « genre » ? N’est-il pas dès lors indispensable de dissocier le genre de la séquence narrative qui voudrait que d’abord il y ait le « sexe », lequel relèverait d’une nature supposée anhistorique, puis seulement dans un second temps le « genre », qui viendrait donner sens à ce fait naturel ? Remanier la distinction sexe/genre impliquait une prise de distance avec à la fois la linguistique structurale et l’anthropologie culturelle. Mais cette opération est devenue nécessaire une fois établi que le sexe et le genre ont chacun une histoire propre, inscrite dans les contextes linguistiques dans lesquels ils interviennent. Le terme même de gender est ainsi resté presque impossible à traduire dans les langues romanes tout au long des années 1980 et 1990. Tout comme el género en espagnol, « le genre » en français était considéré comme une catégorie grammaticale sans rapport avec l’existence corporelle concrète de celles et ceux que l’on désignait sous le pronom « il » ou « elle ». Mais Monique Wittig et Jeannette Winterson, parmi d’autres, ont contesté la possibilité de séparer la grammaire de l’expérience corporelle. Les Guérillères de Wittig et Written on the Body de Winterson sont devenus des textes d’expérimentation provocateurs, privant le lecteur d’indicateurs stables sur le genre des personnages et des caractères mis en scène. Ils suggéraient en outre que la façon dont nous voyons et percevons le genre est directement liée aux types de constructions grammaticales qui passent pour ordinaires ou inévitables. En juxtaposant, en brouillant ou en gommant les genres grammaticaux, Wittig et Winterson entendaient défaire l’emprise des systèmes binaires de genre sur la manière dont nous nous lisons, percevons, pensons et connaissons nous-mêmes, mais aussi les autres. Passionnant comme fiction expérimentale, leur idéalisme grammatical n’a pourtant pas semblé entraver la marche des institutions du genre, même si quelques âmes courageuses 151

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brave souls refused to give their infants genders at birth, with the idea that such acts might bring to a halt the institution of gender difference. The translation of “gender” into German was more difficult, since the word Geschlecht operates as both biological sex and social gender. This term enforced a strong cultural presumption that the various cultural expressions of gender not only followed causally and necessarily from an original sex, but that gender was in some ways mired in sex, indissociable from it, bound up with it as a single unity. The term for gender in Chinese carries many of these meanings that are variously expressed by the conjunction of phonemes and numbers: “gender” is xing(4)bie(2). The numbers denote “tones,” and there are four of them for each of the two terms. Thus, xing(2) means something different from xing(4). Indeed, this roman system is already a translation of Chinese characters, so makes something of a grid out of a graphic sign. Xing(4) is a term meaning “category or kind,” but it also means “sex” and so sustains a relation with those languages that link sex to species. Only at the beginning of the twentieth century did the term begin to mean “gender,” so in order to distinguish gender from sex, some feminist scholars in China put the expression meaning “social” —she(4)hui(4)—before the term xing(4)bie(2). Bie(2) means “difference,” and thus links with those formulations of gender as sexual difference. Like genus in Swedish, which implies species-being, so Geschlecht in German implied not only a natural kind, but a mode of natural ordering that served the purposes of the reproduction of the species. That the first German translators of Gender Trouble chose to translate “gender” as Geschlechts­ identität (sexual identity) may have been an effort to move away from species discourse, or perhaps it was a way of responding to those emerging queer arguments that claimed that binary sex was understood to serve the purposes of reproducing compulsory heterosexuality (Rubin, Butler). The problem with that choice, however, was that it confused gender with sexual orientation or disposition. And part of the analytic work of understanding gender apart from biological causality and functionalism was precisely to hold open for the possibility that gender appearance may not correspond to sexual disposition or orientation in predictable ways. Thus, if the biologically mired conception of sex implies that women and men desire only one another, and that the end result of that attraction is biological reproduction, the queer critique relied on analytic distinctions between morphology, biology, psychology, cultural assignment and interpretation, social function, and possibility. If “gender” named this very constellation of problems, then it sought, in Foucault’s language, to undo the “fictitious unity of sex” (History of Sexuality, vol. 1) in which drive, desire, and expression formed a single object that became the condition and object for sexual regulation.

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refusèrent d’assigner un genre à leur enfant à la naissance, dans l’espoir de contribuer à mettre fin à l’institution de la différence des genres. La traduction de gender en allemand était plus difficile, le mot Geschlecht recouvrant à la fois le sexe biologique et le genre social. Ce terme convoyait un fort parti pris culturel selon lequel le genre, plutôt que de dériver causalement et nécessairement d’un sexe original sous ses diverses expressions culturelles, est en quelque sorte pris dans le sexe, et irrémédiablement lié à lui en une seule unité. Le terme chinois pour « genre » véhicule nombre de ces sens, rendus par différentes conjonctions de phonèmes et de chiffres : « genre » se dit xing(4) bie(2). Les chiffres dénotent des « tons », et il y en a quatre pour chacun des deux termes. Ainsi, xing(2) n’a pas la même signification que xing(4). Ce système romain est en effet déjà une traduction de caractères chinois, qui restitue un signe graphique par une sorte de grille. Xing(4) signifie « catégorie ou type », mais aussi « sexe », entretenant par là un lien avec les langues qui relient le sexe à l’espèce. C’est seulement au début du xxe siècle que ce terme a commencé à signifier « genre », de sorte que pour distinguer le genre du sexe, certaines féministes chinoises ont accolé un préfixe signifiant « social » – she(4) hui(4) – au mot xing(4)bie(2). Bie(2) a le sens de « différence », établissant un pont avec les thématisations du genre comme différence sexuelle. De même que genus en suédois, qui implique un être-espèce, Geschlecht en allemand dénotait non seulement un genre (kind) naturel, mais une forme de hiérarchie naturelle adéquate à la reproduction de l’espèce. Les premiers traducteurs allemands du livre Gender Trouble ont choisi de traduire gender par Geschlechtsidentität (identité sexuelle), sans doute pour rompre avec le discours de l’espèce, ou pour tenir compte des arguments queer qui commençaient à émerger pour dénoncer la binarité du sexe comme un outil au service de l’hétérosexualité reproductive obligatoire (Rubin, Butler). Mais ce choix avait l’inconvénient d’introduire une confusion entre genre et orientation ou disposition sexuelle. Or l’effort analytique pour penser le genre en dehors de la causalité biologique et du fonctionalisme visait précisément à ménager la possibilité que l’apparence de genre ne corresponde pas de manière prédictible à la disposition ou à l’orientation sexuelle. Tandis que la conception du sexe indexée sur la biologie suppose d’une part que les femmes désirent exclusivement les hommes et réciproquement, d’autre part que la fin ultime de cette attraction est la reproduction biologique, la critique queer a consisté à établir une série de distinctions analytiques entre morphologie, biologie, psychologie, assignation et interprétation culturelles, fonction sociale et possibilité. Comme nom de cette constellation de problèmes, le « genre » cherchait, selon l’expression de Foucault, à défaire l’« unité artificielle » du sexe (Histoire de la sexualité, I, « La volonté de savoir ») qui condense pulsions, désir et expression en un seul objet, devenu à la fois la condition et l’objet de la police du sexe. 153

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For the French, the term “gender” was at first incomprehensible, since genre clearly referred exclusively to grammar and literary form. When Gender Trouble was first proposed to a French press, the publisher proclaimed that it was inassimilable, suggesting that it was a kind of foreign substance or unwanted immigrant that must be kept outside the French borders. Clearly, it was considered an American term, possibly the intellectual equivalent of McDonald’s. Although the term did enter the language through conferences, seminars, the titles of books, and even a newly established field (études de genre), its culturalism was somehow associated with its Americanism, and some French intellectuals feared that it was a term meant to deny sexual difference, the body, seduction, and Frenchness itself. For some feminist historians who worked between French and AngloAmerican frameworks, gender became importantly bound up with the question of sexual difference. Joan Scott argued that one should not only consider gender as an attribute of a body, or as a way of endowing biological bodies with cultural meaning. In her view, gender is a “category of analysis” which helps us understand how the basic terms by which we describe social life are themselves internally differentiated. For instance, Scott can analyze terms such as “labor,” “equality,” or even “universality” using gender as a critical category. As a result, we can criticize how the public sphere and labor are often conceptualized as masculine spheres. The very way in which the sphere is delimited not only valorizes certain modes of labor, and laborers of the masculine gender, but it also reproduces the categories of gender. In Scott’s work, those categories do not always adhere to a set of bodies, though sometimes they do. They also provide the implicit scheme by which valuable and nonvaluable work is described, forms of political participation are differentially valorized, and versions of universality are articulated with a masculine presumption and bias. Scott is one of many feminist theorists who would dispute the absolute difference between sexual difference and gender (cf. Braidotti, Irigaray, and Schor and Weed). “Sexual difference” is not a term that marks an exclusively biological beginning and then becomes transformed in the course of a subsequent and separable cultural and historical articulation. Rather, sexual difference is precisely that which, whether in the biological or the cultural sciences, occasions a set of shifting articulations. Following Lacan, one might say that sexual difference is precisely the site where biology and culture converge, although not in any causal way (thus, eluding from another direction the “biology is destiny” formulation). For Scott, no one

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Aux yeux des Français, le terme gender a d’abord paru incompréhensible, le mot « genre » ne renvoyant qu’à la grammaire et aux formes littéraires. Quand Gender Trouble fut proposé pour la première fois à une maison d’édition française, l’éditeur déclara que le livre était « inassimilable », telle une substance étrangère ou un immigré indésirable à tenir à bonne distance des frontières françaises. Il était distinctement perçu comme un terme américain, une sorte d’équivalent intellectuel du McDonald’s. Même si le terme est entré dans la langue à travers des conférences, des séminaires, des titres de livres et même un nouveau champ disciplinaire (les « études de genre »), sa dimension culturaliste restait associée à son américanisme, certains intellectuels français soupçonnant même une atteinte masquée à la différence sexuelle, au corps, à la séduction et à la francité elle-même. Pour certaines historiennes féministes qui ont travaillé à cheval entre le contexte français et le contexte anglo-américain, la question du genre est devenue indissociable de celle de la différence sexuelle. Joan Scott a incité à ne pas seulement considérer le genre comme l’attribut d’un corps, ni une façon de revêtir les corps biologiques de significations culturelles, mais comme une « catégorie d’analyse » qui nous aide à comprendre comment les mots qui nous servent à décrire la vie sociale sont eux-mêmes déjà porteurs de différenciation. Elle a montré que se servir du genre comme catégorie critique pour analyser des termes comme « travail », « égalité » et même « universalité » permettait de critiquer la conceptualisation habituelle du travail et de la sphère publique comme des sphères masculines. La délimitation même de la sphère non seulement valorise certains modes de travail et les travailleurs de genre masculin, mais reproduit aussi les catégories de genre. Dans le travail de Scott, ces catégories ne sont pas toujours isomorphes à un ensemble de corps, même s’il peut arriver que cela soit le cas. Elles fournissent en outre le schéma implicite qui sous-tend la distinction entre le travail doté de valeur et celui qui ne l’est pas, la valorisation différentielle des formes de participation politique et l’appréhension de l’universalité à partir d’un biais masculin. Scott fait partie des nombreuses théoriciennes féministes qui contestent l’idée d’un partage absolu entre genre et différence sexuelle (cf. Braidotti, Irigaray, Schor et Weed). Le terme de « différence sexuelle » n’est pas la marque d’un commencement exclusivement biologique qui évoluerait ensuite à la faveur d’une articulation culturelle et historique ultérieure et distincte. Au contraire, la différence sexuelle est précisément ce qui, dans les sciences biologiques comme dans celles de la culture, donne lieu à une série de formulations évolutives. On pourrait dire avec Lacan que la différence sexuelle, c’est justement le lieu où biologie et culture convergent, sans pour autant que cette convergence revête aucun sens causal (échappant ainsi à une autre variante de la « biologie comme destin »). Pour Scott, aucune articulation 155

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cultural articulation of sexual difference exhausts its meaning, because even though we never find this difference outside of a specific articulation, it eludes any capture or seizure that would fix its meaning for all time. Moreover, sexual difference is as much articulated by forms of power as it is a matrix for actively articulating such modes of power. We are not only talking about sexual difference as a “constructed” difference (though some do that), but in Scott’s work, sexual difference is a matrix through which and by which certain kinds of articulation take place. If that seems like a conundrum, it probably is; it is what Scott refers to as one of the paradoxes she has to offer. Although some feminists sharply contrasted the discourse on “gender” with that of “sexual difference,” they usually associated gender with a theory of cultural construction, though that no longer seems to be the case. “Gender” is now the name for a set of debates on how to think about the biological, chromosomal, psychological, cultural, and socioeconomic dimensions of a lived bodily reality. Consider, for instance, the international athletic debate about Caster Semenya, an athlete who was suspected of being more male than female, but who ran as a qualified woman in international athletic competitions. The International Association of Athletics Federations finally adjudicated the case and confirmed that she qualified to run as a woman, without saying whether she “really” was one. For this organization, gender was established by a set of measures and norms that required the expertise of lawyers, biologists, psychologists, geneticists, and endocrinologists. In other words, Semenya’s “gender qualifications” were decided by an interdisciplinary committee, and not by a single standard imposed by a single science. Those experts not only had to learn each other’s languages, but they had to translate each field into their own to come to an understanding of how best to name gender in this instance. Her gender qualifications were the result of a negotiated conclusion. Those who debate matters of sexual difference and gender tend to conjecture what happens at the very beginning of life, how infants are perceived and named, and how sexual difference is discovered or installed. The psychoanalyst Jean Laplanche argued that it was not possible to reduce the question of gender to an expression of biological drives, understood as separable from cultural content. To understand gender, we must first understand drives (see Freud, “Triebe und Triebschicksale” ). For Laplanche, gender assignment happens at the very beginning of life, but like all powerful words of interpellation, it is first encountered as so much “noise”

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culturelle de la différence sexuelle n’en épuise le sens dans la mesure où, même si l’on ne rencontre jamais cette différence en dehors de telle ou telle instanciation spécifique, elle échappe à toute capture ou saisie qui en fixerait le sens une fois pour toutes. En outre, la différence sexuelle est tout autant le produit d’une articulation par les formes de pouvoir qu’une matrice d’articulation active de tels modes de pouvoir. Il ne s’agit pas seulement avec la différence sexuelle de différence « construite » – bien que cela soit le cas dans l’esprit de certain(e)s : dans le travail de Scott, la différence sexuelle est une matrice à travers et par laquelle certains types d’articulation opèrent. Si cela ressemble à une énigme, c’est probablement que c’en est une ; c’est l’un de ces paradoxes que Scott, selon son expression, « a à nous offrir ». Si certaines féministes ont nettement distingué le discours sur le « genre » de celui de la « différence sexuelle », c’est au prix de l’association du genre à une théorie de la construction culturelle qui ne semble plus avoir cours. Le « genre » est désormais le nom d’un ensemble de débats autour de l’articulation entre les dimensions biologique, chromosomique, psychologique, culturelle et socio-économique d’une réalité corporelle vécue. Soit l’exemple de la controverse au sein de l’athlétisme international autour de Caster Semenya, cette athlète soupçonnée d’être plutôt homme que femme, alors même qu’elle courait en tant que femme dans les compétitions internationales d’athlétisme. L’Association internationale des fédérations d’athlétisme a fini par statuer sur son cas et par confirmer qu’elle était bien qualifiée pour courir en tant que femme, sans dire si elle en était « réellement » une. Pour établir le genre, cette organisation a mis en œuvre un ensemble de mesures et de normes qui ont mobilisé l’expertise de juristes, de biologistes, de psychologues, de généticiens et d’endocrinologues. Les « qualifications de genre » de Semenya, autrement dit, ont été établies par un comité interdisciplinaire et non par un standard unique imposé par une science unique. Ces experts ont dû apprendre la langue de l’autre, mais aussi à traduire chaque discipline dans la leur pour parvenir à une entente sur la meilleure façon d’établir le genre dans cette circonstance précise. Ses qualifications de genre étaient le résultat d’une décision négociée. Celles et ceux qui débattent de questions de différence sexuelle et de genre formulent généralement des hypothèses sur ce qui s’est passé au commencement de la vie, sur la façon dont les jeunes enfants sont perçus et nommés, et dont la différence sexuelle se découvre et s’installe. Le psychanalyste Jean Laplanche a montré que la question du genre était irréductible à l’expression de pulsions biologiques, entendues comme séparables de tout contenu culturel. Pour comprendre le genre, il faut d’abord comprendre les pulsions (voir Freud, « Triebe und Triebschicksale »). Selon Laplanche, l’assignation de genre intervient au tout début de la vie, mais comme tout mot d’inter­ pellation puissant, il est d’abord perçu comme un « bruit » par le nourrisson 157

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to an infant who does not yet have linguistic competence to discern what is being said. In this way, gender assignment arrives on the scene of infantile helplessness. To be called a gender is to be given an enigmatic and overwhelming signifier; it is also to be incited in ways that remain in part fully unconscious. To be called a gender is to be subject to a certain demand, a certain impingement and seduction, and not to know fully what the terms of that demand might be. Indeed, in being gendered, the infant is put in a ­situation of having to make a translation. Laplanche’s first point follows from a correction of a translation error. The “instinct” (a term that Strachey uses too often to translate Trieb) makes the drive possible, but the drive institutes a life of fantasy that is qualitatively new, and that is not constrained by the teleologies of biological life. What is endogenous and exogenous converge at the drive, but when something new emerges, it is a sign that the drive has veered away from its instinctual basis. This only happens once biological processes have been intervened upon by the adult world, by forms of address, words, and forms of physical proximity and dependency. Something enigmatic is communicated from that adult world, and it enters into the life of the drive. It is precisely because of this interruption that the infant’s emerging sense of his or her body (or a body outside of clear gender categories) is not the result of a biological teleology or necessity. The literary critic John Fletcher asks, in “The Letter in the Unconscious,” how are we to rethink “the psychic constitution and inscription of a sexually and genitally differentiated body image (the repression and symbolization of what enigmatic signifiers?) [as] the ground or, at least, terrain for the formation of gendered identities.” In other words, Fletcher, drawing on Laplanche, asks whether the most fundamental sense of our bodies, what Merleau-Ponty would call a “body-image” is in some ways the result of having to translate and negotiate enigmatic and overwhelming adult “signifiers” —terms that relay the psychic demands of the adult to the child. As we have seen, the term “gender” in English-language contexts usually refers to a cultural meaning assumed by a body in the context of its socialization or acculturation, and so it often makes use of a distinction between a natural and cultural body in order to secure a definition for gender as an emphatically cultural production. But these last positions lead us to ask another question: what is the mechanism of that production? If we start with the naming of the infant, we start to understand gender as a social assignment, but how precisely does that assignment work?

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à qui manquent les compétences linguistiques requises pour comprendre ce qui se dit. C’est ainsi que l’assignation de genre fait son apparition sur la scène de l’impuissance infantile. Être appelé un genre, c’est se voir attribuer un signifiant énigmatique et écrasant ; c’est aussi être aiguillonné de diverses manières dont certaines demeurent entièrement inconscientes. Être appelé un genre, c’est être sujet à une certaine demande, une forme d’intrusion et de séduction, sans savoir très bien quels peuvent être les termes de cette demande. En se voyant attribuer un genre, l’enfant est en effet mis en situation d’avoir à opérer une traduction. Le premier argument de Laplanche provient de la correction d’une erreur de traduction. L’« instinct » (terme que Strachey utilise trop souvent pour traduire Trieb) rend possible la pulsion, mais la pulsion institue une vie du fantasme qualitativement nouvelle, et irréductible aux téléologies de la vie biologique. L’endogène et l’exogène convergent dans la pulsion, mais lorsque émerge quelque chose de nouveau, c’est le signe que la pulsion a dévié de sa base instinctuelle. Ceci n’a lieu qu’une fois que les processus biologiques ont subi l’intervention du monde adulte, de modes d’adresse, de mots et de formes de proximité physique et de dépendance. Quelque chose d’énigmatique se communique de la part de ce monde adulte, qui s’introduit dans la vie de la pulsion. C’est précisément à cause de cette intervention que le sens émergent chez l’enfant de son corps, masculin ou féminin (ou d’un corps qui échappe aux catégories claires de genre), n’est pas le produit d’une téléologie ou d’une nécessité biologique. Dans « The Letter in the Unconscious », le spécialiste de littérature John Fletcher se demande comment repenser « la constitution psychique et l’inscription d’une image du corps sexuellement et génitalement différenciée (répression et symbolisation de quels signifiants énigmatiques ?) comme le fondement, ou du moins le terrain sur lequel se forment les identités genrées ». En d’autres termes, Fletcher, s’inspirant de Laplanche, se demande si le sens le plus fondamental de notre corps, ou ce que Merleau-Ponty aurait appelé un « corps-schéma », n’est pas le produit de la nécessité de traduire et de négocier les « signifiants » énigmatiques et écrasants qui relaient les demandes psychiques de l’adulte à l’égard de l’enfant. Comme nous l’avons vu, le terme gender en contexte anglophone renvoie généralement à une signification culturelle endossée par un corps dans le cadre de sa socialisation ou de son acculturation, mobilisant ainsi souvent une distinction entre corps naturel et corps culturel qui a pour fonction de permettre de définir le genre comme une production notoirement culturelle. Mais cette manière de poser le problème soulève une autre question : quel est le mécanisme de cette production ? Le nom donné à l’enfant suffit certes déjà pour commencer à comprendre le genre comme une assignation sociale, mais comment cette assignation fonctionne-t-elle exactement ? 159

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To answer this question, we have to move away from the notion that gender is simply an attribute of a person (Scott has already shown us that). Or, rather, if it is an attribute, we have to consider that it is attributed, and we have yet to understand the means and mechanism of that attribution or more generalized assignment. For Laplanche, gender is resituated as part of the terrain of the enigmatic signifier itself. In other words, gender is not so much a singular message, but a surrounding and impinging discourse, already circulating, and mobilized for the purposes of address prior to the formation of any speaking and desiring subject. In this sense, gender is a problem of translating the drive of the other into one’s own bodily schema. In other words, one is not born into the world only then to happen upon a set of gender options; rather, gender operates as part of the generalized discursive conditions that are “addressed” enigmatically and overwhelmingly to an infant and child and that continue to be addressed throughout the embodied life of the person. Laplanche argues that gender precedes sex and so suggests that gender—understood as that bundle of enigmatic meanings that is addressed to the infant and so imposed as part of a discursive intervention in the life of the infant—precedes the emergence of the “sexually and genitally differentiated body image.” This last view is counterintuitive to the extent that we might want to argue that sexual differentiation is, for the most part, there from the start (although recent research on intersex has called this presumption into question throughout the biological and social sciences). But are there conditions under which “sex,” understood as sexually differentiated morphology, comes to appear as a “given” of experience, something we might take for granted, a material point of departure for any further investigation and for any further understanding of gender acquisition? Consider that the sequence that we use to describe how gender emerges only after sex, or gender is something superadded to sex, fails to see that gender is, as it were, already operating, seizing upon, and infiltrating somatic life prior to any conscious or reflexive determination of gender. And if gender is relayed, traumatically, through the generalized scene of seduction, then gender is part of the very assignment that forms and incites the life of the drive, sexuality itself, that makes us scramble for words to translate a set of effects that emerge from one domain only to be relayed into another. We might ask, which gender? Or gender in what sense? But that is already to move ahead too quickly. If gender is relayed through the overwhelming language and gestures of the adult, then it arrives first as a kind of noise, indecipherable, and in demand of translation. For now, it is most important to note that the assignment of gender arrives through the enigmatic desire of the other, a desire by which somatic life is infiltrated and

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La réponse à cette question, comme l’a bien vu Scott, implique de rompre avec l’idée que le genre n’est qu’un simple attribut d’une personne. Ou plutôt, si c’est un attribut, il faut prendre en compte le fait qu’il est attribué, et restent alors à comprendre le mécanisme et les voies de cette attribution, ou d’une assignation plus généralisée. Selon Laplanche, le genre est à resituer sur le terrain plus large du signifiant énigmatique lui-même. Le genre n’est pas tant un message singulier qu’un discours environnant et invasif, déjà en circulation, et mobilisé pour satisfaire les propos de l’adresse avant même la formation d’un quelconque sujet parlant et désirant. En ce sens, le genre consiste à traduire la pulsion de l’autre dans son propre schéma corporel. En d’autres termes, on ne trouve pas en naissant au monde un certain nombre d’options de genre disponibles. Le genre n’est au contraire qu’une partie des conditions discursives généralisées qui sont « adressées » à l’enfant sur un mode énigmatique et écrasant, et qui continuent de l’être tout au long de la vie corporelle de la personne. Laplanche affirme que le genre précède le sexe, suggérant ainsi que le genre – entendu comme ce faisceau de significations énigmatiques adressé à l’enfant et ainsi imposé comme partie prenante d’une intervention discursive plus vaste dans sa vie – précède l’émergence de l’« image du corps sexuellement et génitalement différenciée ». Cette dernière thèse est contre-intuitive, dans la mesure où l’on serait porté à dire que l’essentiel de la différenciation sexuelle est là depuis le début (encore que des études récentes sur l’intersexuation menées dans diverses branches des sciences biologiques et sociales aient remis en cause cette hypothèse). Mais y a-t-il certaines conditions sous lesquelles le « sexe », en tant que morphologie sexuellement différenciée, se présente comme un « donné » de l’expérience, un point de départ matériel et stable sur lequel baser toute investigation ultérieure, toute conceptualisation de l’acquisition du genre ? La séquence que nous utilisons pour décrire l’émergence du genre seulement après le sexe, ou la façon dont le genre vient se surimposer au sexe, empêche de voir que le genre est, pour ainsi dire, déjà opérant, et qu’il infiltre la vie somatique avant toute détermination de genre consciente ou réfléchie. Et si le genre se transmet de manière traumatique via la scène généralisée de la séduction, alors il fait partie de l’assignation même qui forme et aiguillonne la vie de la pulsion, la sexualité elle-même, et qui nous jette dans notre quête de mots pour traduire un ensemble d’effets qui n’émerge dans un domaine que pour être aussitôt relayé dans un autre. Quel genre ? serait-on en droit de demander. Ou genre en quel sens ? Mais c’est déjà aller trop vite. Si le genre se transmet à travers le langage et les gestes écrasants de l’adulte, alors il se présente d’abord comme une sorte de bruit indéchiffrable, qui appelle la traduction. Pour l’instant, le plus important est de remarquer que l’assignation de genre se fait à travers le désir énigmatique de l’autre, désir qui infiltre la vie somatique et qui à son tour, ou simultanément, met en branle un 161

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that, in turn, or simultaneously, incites a set of displacements and ­translations that constitute the specific life of the drive or, sexual desire. Is somatic life determinable outside this scene of assignment? To the extent that bodily “sex” appears as primary, this very primariness is achieved as a consequence of a repression (refoulement) of gender itself. Indeed, gender is in part constituted by unconscious wishes conveyed through the enigmatic assignment of gender, so that one might say that gender emerges, from early on, as an enigma for the child. And the question may well not be, “what gender am I?” but rather, “what does gender want of me?” or even, “whose desire is being carried through the assignment of gender that I have received and how can I possibly respond? Quick—give me a way to translate!”

Bibliography Beauvoir, Simone de, The Second Sex, translated by C. Borde and S. MalovanyChevallier, New York, Vintage Books, 2011. Braidotti, Rosi, Nomadic Subjects: Embodiment and Sexual Difference in Contemporary Feminist Theory, New York, Columbia University Press, 1994. Butler, Judith, Bodies That Matter: On the Discursive Limits of Sex, New York, Routledge, 1993. —, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990. Clarey, Christopher, “Gender Test after a Gold-Medal Finish,” New York Times, 19 August 2009, http: //www.nytimes.com/2009/08/20/sports/20runner.html. Fletcher, John, “The Letter in the Unconscious: The Enigmatic Signifier in Jean   Laplanche,” In Jean Laplanche: Seduction, Translation and the Drives, edited by J. Fletcher and M. Stanton, ICA Documents, no. 11, London, Institute of Contemporary Arts, 1992. Foucault, Michel, History of Sexuality, vol. 1, New York, Vintage Books, 1990. Freud, Sigmund, “Instincts and Their Vicissitudes,” in vol. 14 of The Standard Edition of the Complete Works of Sigmund Freud, edited by J. Strachey, London, Hogarth Press, 1957, p. 111-140. —. “Triebe und Triebschicksale,” in vol. 10 of Gesammelte Werke, Chronologish Geordnet, edited by A.  Freud et al., 210-232, London, Imago Publishing Co., 1913-1917. Grosz, Elizabeth, Volatile Bodies: Toward a Corporeal Feminism, Bloomington, Indiana University Press, 1994. Haraway, Donna, Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991. Irigaray, Luce, An Ethics of Sexual Difference, Translated by C.  Burke and G. C. Gill., Ithaca, NY, Cornell University Press, 1993. 162

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Genre et trouble dans le genre

ensemble de déplacements et de traductions qui constituent la vie spécifique de la pulsion, ou du désir sexuel. La vie somatique peut-elle se déterminer en dehors de cette scène de l’assignation ? Si le « sexe » physique apparaît comme premier, cette primauté est la conséquence d’un refoulement du genre lui-même. Le genre étant en partie constitué de désirs inconscients véhiculés par l’assignation de genre énigmatique, on pourrait dire que le genre émerge très tôt comme une énigme pour l’enfant. De sorte que la question pourrait bien ne pas être « de quel genre suis-je ? », mais plutôt « qu’est-ce que le genre veut de moi ? », voire : « à qui appartient le désir convoyé par l’assignation de genre que j’ai reçue, et comment trouver le moyen d’y répondre ? Vite, donnez-moi la clé pour traduire ! »

Bibliographie Beauvoir, Simone de, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949. Braidotti, Rosi, Nomadic Subjects : Embodiment and Sexual Difference in Contemporary Feminist Theory, New York, Columbia University Press, 1994. Butler, Judith, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe (1993), trad. fr. Ch. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2009. —, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (1990), trad. fr. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005. Clarey, Christopher, « Gender Test after a Gold-Medal Finish », New York Times, 19 août 2009, http://www.nytimes.com/2009/08/20/sports/20runner.html Fletcher, John, « The Letter in the Unconscious : The Enigmatic Signifier in Jean Laplanche », in J. Fletcher et M. Santon (dir.), Jean Laplanche : Seduction, Translation and the Drives, ICA Documents, n° 11, Londres, Institute of Contemporary Arts, 1992. Foucault, Michel, Histoire de la sexualité, vol. 1, Paris, Gallimard, 1976. Freud, Sigmund, « Pulsions et destin des pulsions », in Métapsychologie, trad. fr. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, p. 11-43. –– « Instincts and their Vicissitudes », in The Standard Edition of the Complete Works of Sigmund Freud, éd. J. Strachey, vol. 14, Londres, Hogarth Press, 1957, p. 11-140. –– « Triebe und Triebschicksale », in Gesammelte Werke, Chronologish Geordnet, éd. A. Freud et al., Londres, Imago Publishing Co., 1913-1917, p. 210-232. Grosz, Elizabeth, Volatile Bodies : Toward a Corporeal Feminism, Bloomington, Indiana University Press, 1994. Haraway, Donna, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature (1991), trad. fr. O. Bonis, Arles, Actes Sud, 2009. Irigaray, Luce, Éthique de la différence sexuelle, Paris, Minuit, 1984. 163

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Judith Butler Lacan, Jacques, Écrits: The First Complete Edition in English, translated by B. Fink, New York, W. W. Norton, 2002. —, “The Four Fundamental Concepts of Psychoanalysis, 1964,” in vol.  11 of The Seminar, edited by A. Sheridan, London, Hogarth Press and Institute of Psycho­ analysis, 1977. Laplanche, Jean, “The Drive and the Object-Source: Its Fate in the Transference,” in Jean Laplanche: Seduction, Translation, and the Drives, edited by J. Fletcher and M.  Stanton, ICA Documents, no. 11, London, Institute of Contemporary Arts, 1992. —, and Fairfield, Susan, “Gender, Sex and the Sexual,” Studies in Gender and Sexuality, 8, no. 2, 2007, p. 201-219. Laqueur, Thomas, Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1990. Longino, Helen E., Science as Social Knowledge: Values and Objectivity in Scientific Inquiry, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1990. Merleau-Ponty, Maurice, Phenomenology of Perception, translated by C. Smith, New York, Routledge, 2002. Ortner, Sherry B., “Is Female to Male as Nature Is to Culture?” in Woman, Culture and Society, edited by M.  Zimbalist Rosaldo and L.  Lamphere, Stanford, CA, Stanford University Press, 1974, p. 67-87. Rubin, Gayle S, “The Traffic in Women: Notes on the ‘Political Economy’ of Sex,” in Toward an Anthropology of Women, edited by R. R. Reiter, New York, Monthly Review Press, 1975, p. 157-210. Schor, Naomi, and Weed, Elizabeth (eds), The Essential Difference, Bloomington, Indiana University Press, 1994. Scott, Joan W., “Gender: A Useful Category of Historical Analysis,” in Gender and the Politics of History, edited by C.  G. Heilbrun and N.  K. Miller, New York, Columbia University Press, 1988, p. 28-50. —. Only Paradoxes to Offer: French Feminists and the Rights of Man, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1996. Shepherdson, Charles, Vital Signs: Nature, Culture, Psychoanalysis, New York, Routledge, 2000. Winterson, Jeannette, Written on the Body, London, Jonathan Cape, 1992. Wittig, Monique, Les Guérillères, Paris, Éditions de Minuit, 1969.

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Genre et trouble dans le genre Lacan, Jacques, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966. ––, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » (1964), in Le Séminaire, livre XI, éd. J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, 1973. Laplanche, Jean, « La pulsion et son objet-source. Son destin dans le transfert » (1984), in La Révolution copernicienne inachevée : travaux 1965-1992, Paris, Aubier, 1992, p. 227-242. ––, « Le genre, le sexe, le sexual » (2007), in Sexual, la sexualité élargie au sens freudien, Paris, PUF, p. 153-193. Laqueur, Thomas, La Fabrique du sexe. Essai sur le genre et le corps en Occident (1990), trad. fr. M. Gautier, Paris, Gallimard, 1992. Longino, Helen E., Science as Social Knowledge : Values and Objectivity in Scientific Inquiry, Princeton, Princeton University Press, 1990. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. Ortner, Sherry B., « Is Female to Male as Nature is to Culture », in M. Zimbalist Rosaldo et L. Lamphere (dir.), Woman, Culture and Society, Stanford, Stanford University Press, 1974, p. 67-87. Rubin, Gayle S., « The Traffic in Women : Notes on the “Political Economy” of Sex », in R. R. Reiter (dir.), Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, p. 157-210. Schor, Naomi et Weed, Elizabeth (dir.), The Essential Difference, Bloomington, Indiana University Press, 1994. Scott, Joan, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Cahiers du Grif, 1988, vol. 37, p. 125-153. ––, La Citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme (1996), trad. fr. M. Bourdé et C. Pratt, Paris, Albin Michel, 1998. Shepherdson, Charles, Vital Signs : Nature, Culture, Psychoanalysis, New York, Routledge, 2000. Winterson, Jeannette, Écrits sur le corps (1993), trad. fr. S. Mayoux, Paris, Plon, 1993. Wittig, Monique, Les Guérillères, Paris, Minuit, 1969.

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INTRADUÇÃO A tradução em filosofia encontra os desafios da tradução poética Fernando Santoro

> traduzir, portuguès, dichtung, begriff, concept, intraduzível, poesia A palavra “intradução”, cunhado por Augusto de Campos em 1974, para a tradução e a criação em poesia no contexto do movimento estético poético Concretista, serve de orientação para compreender os resultados e horizontes da reflexão sobre os “intraduzíveis”, sobretudo nas diversas traduções e adaptações do Dicionário dos Intraduziveis para outras línguas. A questão da tradução em filosofia encontra assim os desafios da tradução poética. Os termos e expressões intraduzíveis são fatos linguísticos que antepõem obstáculos à tradução, em qualquer campo da língua. Fazem parte da natureza da própria tradução, pois se não houvesse expressões intraduzíveis, rigorosamente nem seria preciso haver tradutores, e todas as línguas seriam facilmente reduzidas a uma única, e as diferenças não seriam mais que circunstanciais, flavors ou sabores, como se diz no discurso das técnicas de tradução automática, tais como as usadas no Google Translator. Filósofos de todas as épocas experimentaram de modo peculiar tais problemas em suas relações com a tradição textual, particularmente nos três últimos séculos, em que as línguas filosóficas escaparam para as línguas vernáculas daquela unidade convencionada da língua acadêmica, que já foi o latim e já foi o grego – e tende a ser contemporaneamente o inglês. Uma das mais antigas

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INTRADUCTION La traduction de la philosophie rencontre les défis de la traduction poétique Fernando Santoro

> traduire, portugais, dichtung, begriff, concept, intraduisible, poésie Le mot portugais « intradução » [intraduction], inventé par Augusto de Campos en 1974, pour la traduction et la création en poésie dans le cadre du mouvement esthétique poétique concrétiste, sert ici à orienter et à comprendre les résultats et les horizons de la réflexion sur les « intraduisibles », en particulier dans les diverses traductions et adaptations du Dictionnaire des intraduisibles en d’autres langues. La question de la traduction en philosophie rejoint ainsi les défis de la traduction poétique. Les mots et les tournures intraduisibles sont les faits de langue qui posent problème pour la traduction en n’importe quel domaine. Ils sont propres à la nature de la traduction puisque, sans intraduisibles, il n’y aurait en rigueur pas besoin de traducteurs, toutes les langues seraient facilement réduites à une seule, et il n’y aurait que des différences circonstancielles, flavors ou parfums, selon le jargon des techniques de traduction automatique utilisées par exemple dans le système de Google Translator. Les philosophes de toutes les époques, dans leurs rapports avec la tradition des textes philo­sophiques, ont éprouvé ces problèmes de façon très particulière, notamment dans les trois derniers siècles, quand les œuvres philosophiques en langues vernaculaires ont dépassé l’usage unifié d’une langue académique, qui fut d’abord le grec, puis le latin – et qui tend actuellement vers l’anglais. Une des discussions les plus anciennes du rapport entre langue scientifique et langue ­vernaculaire

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discussões da relação entre a língua douta e a língua vernácula remonta a Dante, De vulgari eloquentiae (1305), que explora neste interesse a diversidade das línguas já a partir da interpretação do mito bíblico de Babel, não como castigo mas como signo da variação, fruto da liberdade, ad placitum, ao bel prazer dos falantes.

Filosofia e filologia Há críticas reiteradas e recíprocas entre filólogos e filósofos, desde o início do séc. XIX, o grande século da filologia como ciência. Do ponto de vista dos filósofos, como Nietzsche, o filólogo acadêmico é um “filisteu da Cultura” (Bildungsphilister, KSA VIII, 69, fr. 5); do ponto de vista dos filólogos (como Wilamowitz-Moellendorff), os filósofos costumam ser leitores pouco insistentes com o texto. Em geral ambos têm razão, como se pode verificar nos perspicazes estudos de J. Bollack, La Grèce de Personne (1997). Ante uma passagem filosófica qualquer que se mostre problemática à compreensão, o filósofo precipitado é tentado a refutá-la ou corrigi-la mais do que a interpretá-la ou contextualizá-la. Visto que o filósofo tem a pretensão de buscar a verdade, o texto para ele pode não passar de um instrumento a seu serviço, a serviço da causa da filosofia – ou causas, se pensarmos na diversidade de linhas filosóficas. Munido do próprio direito da verdade, o texto e as palavras que o compõem seriam somente um dispositivo que pode engrenar o pensamento. Mas o filólogo acadêmico, que busca o texto mais original, também se açoda a corrigir o texto que chegou a suas mãos e imputar a incompreensão na conta de alguma corrupção na recepção do mesmo. Ou pior, pode pôr a incompreensão na conta de uma total impossibilidade de acesso da língua de chegada ao sentido original, perdido na distância entre as culturas, as línguas e as épocas; a ponto de tornar sem sentido qualquer tradução. Isto não raro acontece quando se opta por citar os conceitos de filósofos sem traduzi-los, como, por exemplo, acontece muitas vezes com certos termos das filosofias de Aristóteles ou de Heidegger. Mais frequentemente, porém, filósofos buscam interpretar um texto filosoficamente e o traduzem filosoficamente. O outro texto, venha de uma língua diferente, de um tempo diferente, de um gênero diferente ou apenas de um outro autor, sempre que apresenta obstáculos textuais, ambiguidades, mal-entendidos, trocadilhos, algum sentido desenvolvido de modo absolutamente dependente de seu significante, não impõe bloqueios ou impedimentos para avançar a leitura filosófica. Basta ao filósofo criticar, corrigir, substituir, a partir do ponto de vista sempre cheio de boa consciência e desejo de verdade.

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remonte à Dante, dans le De vulgari eloquentiae (1305), qui explore la diversité des langues en proposant l’interprétation du mythe biblique de Babel non pas comme châtiment mais comme signe de la variation, rejeton de la liberté, ad placitum, au bon plaisir des parlants1.

Philosophie et philologie Philologues et philosophes ne cessent de se critiquer réciproquement depuis le début du xixe siècle, le grand siècle de la philologie comme science. Du point de vue des philosophes, Nietzsche par exemple, le philologue académique est un « philistin de la culture2 ». Du point de vue des philologues (WilamowitzMoellendorff par exemple), les philosophes sont en général des lecteurs peu insistants. Les deux ont un peu raison, comme permettent de le comprendre les études perspicaces de Jean Bollack, dans La Grèce de personne (1997). Devant un passage philosophique qui pose problème pour la compréhension, le philosophe pressé est tenté de le réfuter ou de le corriger plutôt que de l’interpréter et de le contextualiser. Puisque le philosophe cherche la vérité, le texte peut n’être pour lui qu’un instrument à son service, au service de la cause de la philosophie – ou des causes de la philosophie, si nous pensons à la diversité de lignées philosophiques. Du point de vue du droit de la vérité elle-même, le texte et les mots dont il est composé ne seraient qu’un dispositif qui peut mettre en marche la pensée. Mais le philologue académique, qui cherche le texte le plus originel, se hâte lui aussi de corriger les textes qui lui parviennent, et d’imputer l’incompréhension à des corruptions dues à la réception. Pire encore, l’incompréhension peut être attribuée à une impossibilité complète d’accéder au sens original de la part de la langue cible, le sens s’étant perdu dans la distance des cultures, des langues, des époques. À tel point qu’il n’y aurait plus aucun sens à en faire la traduction. Il n’est pas rare de choisir de citer les concepts philosophiques sans les traduire, comme il arrive fréquemment, par exemple, avec les mots d’Aristote ou de Heidegger. Le plus souvent, pourtant, les philosophes cherchent à interpréter un texte philosophiquement et ils le traduisent philosophiquement. Que cet autre texte soit d’une langue différente, d’une époque différente, d’un genre différent ou, tout simplement, d’un auteur différent, importe peu ; les obstacles textuels, les ambiguïtés, les équivoques, les jeux de mots, bref, à chaque fois que le sens est élaboré de façon absolument dépendante du signifiant, rien de tout cela n’interdit la lecture philosophique. Il suffit au philosophe de critiquer, de corriger, de remplacer, selon le point de vue toujours plein de bonne conscience du désir de vérité. 1.  Dante Alighieri, De l’éloquence en vulgaire, p. 260. 2.  Voir Friedrich W. Nietzsche, Bildungsphilister, in KSA, VIII, p. 69, fragment 5.

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Por isso, em filosofia, as expressões intraduzíveis nunca deixaram de ser traduzidas, e de modos sempre diferentes e adequados aos contextos das traduções. Tais expressões formam a base de um dicionário dos intraduzíveis, ou de um vocabulário de filosofias em línguas, diferente de um dicionário de conceitos filosóficos. Um dicionário de conceitos funda-se na universalidade conceitual. Um dicionário de intraduzíveis, ao contrário, alimenta-se da equivocidade e das ocasiões em que falha o universal.

Os dicionários dos intraduzíveis Uma vez instalada a evidência da separação original entre palavra e pensamento na equivocidade e na falha do universal, toda palavra será insuficiente; uma correção se faz necessária e, também, a correção da correção e assim por diante. Os historiadores da filosofia sabem que é possível contar a história da filosofia a partir das etapas da tradução de um texto ou até mesmo de uma única palavra vinda de outras línguas ou outras épocas. Especialmente porque, na sucessão dos séculos, os textos filosóficos são transmitidos não apenas pela sucessão de gerações, mas também pelo intercâmbio entre os povos e seus idiomas. Viu-se isto com ampla clareza na elaboração do Vocabulaire européen des philosophies (2004). O Grego traduzido para o Árabe e o Sírio. O Hebraico, o Árabe e o Grego traduzidos para o Latim. O Grego e o Latim traduzidos para o Francês, o Alemão, o Italiano, o Espanhol. O Francês traduzido em Russo, Romeno, Português. Todas as línguas citadas traduzidas em Inglês e revertidas em todas as línguas etc. Do ponto de vista do conceito, a história da transmissão filosófica é uma história de erros e errâncias. Palavras substituídas por palavras buscam continuamente a verdade, mas não a alcançam nem podem alcançar. Do ponto de vista das palavras, porém, não desponta a falha, mas a produção. A língua adâmica das palavras verdadeiras está guardada no paraíso perdido, o que há no mundo é a pós-babélica pluralidade das línguas. O pensamento é intraduzível a uma língua ideal, disto porém resulta a produção múltipla da palavra filosófica em línguas reais. Tal produção não revela apenas uma fratura originária entre pensamento e palavra, mas também certa autonomia, ou mesmo soberania do discurso, como dizia Górgias (Elogio de Helena). A palavra resultante da tradução não é uma nova maneira de não dizer exatamente o que queria dizer a palavra original. Ela também é uma maneira original de dizer a coisa, e assim também torna-se uma coisa original. Isto implica invenção (inventio) não apenas na palavra, mas também no sentido e no pensamento. Palavras e pensamento.

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C’est pourquoi, en philosophie, les expressions intraduisibles n’ont jamais cessé d’être traduites et de façons toujours différentes en adéquation avec les contextes des traductions. De telles expressions forment la base d’un dictionnaire des intraduisibles ou d’un vocabulaire des philosophies en langues, différent d’un dictionnaire de concepts philosophiques. Un diction­ naire de concepts est fondé sur l’universalité conceptuelle. Un dictionnaire d’intraduisibles, au contraire, se nourrit de l’équivocité et des occasions où l’universel est en défaut.

Les dictionnaires des intraduisibles Une fois posée l’évidence de la séparation originelle entre le mot et la pensée dans l’équivocité et dans la fêlure de l’universel, toute parole sera insuffisante, une correction sera requise, et, bien sûr, une correction de la correction, et ainsi de suite. Les historiens de la philosophie savent qu’il est possible de raconter l’histoire de la philosophie à travers les étapes de la traduction d’un texte ou même d’un seul mot appartenant à d’autres langues ou à d’autres époques. D’autant plus que, dans la succession des siècles, les textes philosophiques se sont transmis non seulement par la succession des générations, mais aussi par le commerce entre les peuples et leurs langues. Voilà qui est repéré en toute clarté dans l’élaboration du Vocabulaire européen des philosophies. Le grec est traduit en arabe et en syrien. L’hébreu, l’arabe et le grec sont traduits en latin. Le grec et le latin sont traduits en français, en allemand, en italien, en espagnol. Le français est traduit en russe, en roumain, en portugais. Toutes ces langues sont traduites en anglais et retraduites en toutes les langues, etc. Du point de vue du concept, l’histoire de la transmission philosophique est celle des erreurs et des errances : des mots remplacés par des mots cherchent continuellement la vérité, mais ne l’atteignent ni ne peuvent l’atteindre. Pourtant, du point de vue des mots, ce n’est pas la faute et le manque qui se font voir, mais plutôt la production. La langue adamique des mots vrais est gardée dans le paradis perdu ; ce qu’il y a dans le monde, c’est la pluralité des langues post-babéliennes. De ce que la pensée est intraduisible dans une langue idéale résulte la production multiple de la parole philosophique dans les langues réelles. Une telle production ne révèle pas seulement une fracture originaire entre la pensée et la parole, mais elle montre aussi une certaine autonomie, ou même une souveraineté du discours, comme disait Gorgias (Éloge d’Hélène). La parole qui résulte de la traduction n’est pas une nouvelle façon de ne pas dire exactement ce que voulait dire le mot original. Elle est aussi elle-même une façon originale de dire la chose, et devient donc elle-même une chose originale. Ce qui implique de l’invention (inventio) non pas seulement dans le mot, mais aussi dans le sens et dans la pensée. Mots et pensées. Ce qui était 171

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O que tinha sido separado de uma pretensa unidade se reencontra na criação do múltiplo. E o que opera como um procedimento linguístico da expressão filosófica resulta igualmente como um dispositivo de criatividade no pensamento – uma poética do pensar. Os problemas de tradução filosófica tornam-se menos um obstáculo que um dispositivo de pensamento, donde o interesse filosófico pelos intraduzíveis. O interesse pelo adjetivo cresce a ponto de requerer uma concepção de substantivo, definido por Barbara Cassin em 1995, no número 14 de Rue Descartes, dedicado à tradução em filosofia: “O intraduzível não é o que não é ou não pode ser traduzido, mas antes o que se não cessa de (não) traduzir.” Uma definição que não obedece ao princípio de não-contradição, em acordo com o caráter atópico e equívoco do próprio intraduzível. A transformação pela dupla negação do que não cessa de não ser opera uma proposição afirmativa. Palavras e expressões recalcadas da pretensão de universalidade conceitual, os intraduzíveis tornam-se os protagonistas da expressão filosófica pelo efeito da tradução. É a própria tradução, no momento em que se consuma a despeito das distâncias e dificuldades das línguas, quem cria o fenômeno do intraduzível, ou melhor: dos intraduzíveis, no plural, posto que na ponte de transferência entre as línguas, os intraduzíveis andam em pares, recíprocos de uma a outra. Como consequência, o ato teórico da cartografia dos equívocos nas traduções filosóficas é revirado por aquilo mesmo que está sendo mapeado: não mais um conjunto de acontecimentos linguísticos que erram o alvo do sentido, mas palavras que desencadearam e continuam desencadeando uma renovação no pensamento, capaz de perceber na diferença a abundância do sentido. Isto possibilitou um desdobramento filosófico natural. O Vocabulário Europeu, primeiro dicionário dos intraduzíveis, lançado em 2004, reuniu uma equipe de 150 pesquisadores de vários continentes. A natureza cosmopolita, plurilíngue e múltipla deste universo de filósofos reverberou para outras línguas o projeto de replicar e traduzir o Vocabulaire européen des philosophies (VEP), originalmente francês na edição e na metalíngua – a língua que explica o sentido das expressões e para a qual as palavras são intraduzíveis. A tradução de um dicionário dos intraduzíveis não pode nem poderia ser uma tradução simples, visto que o universo de intradutibilidade altera sua composição, sua configuração e suas relações de uma língua para outra e quando se troca de metalíngua. O próprio fenômeno dos intraduzíveis acaba por infiltrar-se nas operações de replicação e tradução dos dicionários, pois o VEP é, ele mesmo, um intraduzível de outra ordem. Os tradutores devem ao mesmo tempo balizar os fatos linguísticos intraduzíveis e produzir um

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séparé dans une prétendue unité se rejoint dans la création du multiple. Et ce qui se réalise d’abord comme une procédure linguistique de l’expression philosophique se trouve être en même temps un dispositif de créativité dans la pensée – une poétique de la pensée. Les problèmes de traduction philosophique deviennent moins des obstacles que des dispositifs de création philosophique, d’où l’intérêt philo­ sophique des intraduisibles. Cet intérêt pour l’adjectif « intraduisible » s’accroît au point de requérir la formation d’un substantif, défini par Barbara Cassin en 1995, dans le numéro 14 de Rue Descartes dédié à la traduction en philosophie : « L’intraduisible n’est pas ce qui n’est pas ou ne peut pas être traduit, c’est plutôt ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. » Une définition qui n’obéit pas au principe de non-contradiction, en accord avec le caractère atopique et équivoque de l’intraduisible lui-même. La transformation, par la double négation, de ce qui ne cesse pas de ne pas être, opère une proposition d’affirmation. Mots et expressions privés de la prétention à l’universalité conceptuelle, les intraduisibles deviennent les protagonistes de l’expression philosophique par l’effet de la traduction. C’est la traduction, en dépit des distances et des difficultés des langues, qui crée le phénomène de l’intraduisible dès qu’elle s’accomplit, ou, mieux, qui crée les intraduisibles, au pluriel, parce que, dans les transferts entre langues, les intraduisibles vont toujours de pair, réciproques d’une langue à l’autre. Par conséquent, l’acte théorique de la cartographie des équivoques dans les traductions philosophiques a lui-même renversé le sens de ce qui était mis dans la carte : non plus un ensemble d’événements langagiers qui manquent la cible du sens, mais les mots qui déclenchaient et qui déclenchent toujours un renouvellement de la pensée, capable de percevoir dans la différence l’abondance du sens. Cette approche a rendu possible un déploiement philosophique naturel. Le Vocabulaire européen des philosophies, premier dictionnaire des intraduisibles, paru en 2004, a réuni une équipe de cent cinquante chercheurs de plusieurs continents. La nature cosmopolite, plurilingue et multiple de cet univers de philosophes a réverbéré en d’autres langues le projet de répliquer et de traduire le Vocabulaire, qui est français par son édition originale et par sa métalangue – la langue qui explique le sens des expressions et au sein de laquelle les mots sont intraduisibles. La traduction d’un dictionnaire des intraduisibles n’est pas et ne peut pas être une traduction simple, parce que que l’univers des phénomènes d’intraduisibilité modifie sa composition, sa configuration et ses rapports internes quand on passe d’une langue à une autre et quand on change de métalangue. Le phénomène de l’intraduisible lui-même s’est infiltré dans les opérations de réplication et de traduction des dictionnaires, car le Voca­bulaire européen des philosophies est, en tant que tel, un intraduisible d’un autre ordre. Les traducteurs doivent en même temps repérer les faits 173

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novo fato de tradução referente à trama das relações de tradução para a nova metalíngua. Ao mesmo tempo em que teorizam sobre os intraduzíveis e recolhem novos fatos, produzem novas traduções dos verbetes do VEP sobre os intraduzíveis. Com efeito, já não são traduções, mas intraduções; não se trata de traduzir um texto de outra língua mas de intraduzir uma trama complexa de várias línguas para uma outra língua. Trata-se de uma ação de transferência em que necessariamente o tradutor se faz infiltrar como coautor nos textos traduzidos. A tradução de verbetes sobre expressões intraduzíveis, a tradução dos dicionários dos intraduzíveis é uma ação que se pode nomear, deixando simplesmente a língua falar, de “intradução”, ato de “intraduzir”, realizado por “intradutores”.

A intradução poética A palavra “intradução” não é um neologismo de encomenda. O ato que se revela no contexto filosófico da elaboração teórica dos dicionários dos intraduzíveis, em que se requisita uma interferência criativa e não arbitrária na trama da tradução dos textos e que, portanto, mobiliza uma poética do pensar, não é de estranhar que tenha sido chamado de “intradução” primeiro em um contexto de tradução de poesias. É o poeta, tradutor e teórico de poesia Augusto de Campos quem propõe, em 1974, o termo “intradução” para um certo gênero de tradução de poesia, com toda a carga de sentido disponível para uso também no presente contexto filosófico. A “intradução” é concebida por Campos segundo os valores da poesia Concretista, que visa a explorar todas as dimensões sensoriais do objeto poético traduzido: o sentido, o som, a imagem. Conforme as perspectivas da análise poética poundiana (E. Pound, ABC of reading) : logopeia, melopeia, fanopeia. A primeira intradução de Augusto de Campos é composta, em 1974, de uma fusão bilíngue da tradução com o respectivo original de uma estrofe do trovador medieval Bernard de Ventadorn (séc. XII). Em uma entrevista para a revista literária Mnemozine (n.  4, 2007), Campos assim a define: “Em casos mais específicos de interferência icônica em textos ou segmentos particulares de texto, tenho usado o termo “intradução” (jogando com os significados de “in” e “intra”) para destacar essas intromissões artísticas em obra alheia – “interversões”, se poderia dizer também, abrangendo a acepção de alterar a ordem natural ou habitual de um fato.” Para a “expressão intraduzível”, o valor do prefixo “in” do adjetivo é negativa. No uso substantivo, o “intraduzível”, como vimos, ganha um valor criativo positivo. Este acentua-se no verbo “intraduzir” e no substantivo derivado “intradução”. Este valor positivo aparece na palavra quando ressoa menos o prefixo “in” que o prefixo “intra” (“dentro e entre”) como o interior da relação mediadora de toda tradução. Este sentido mediador, intrometido 174

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linguistiques intraduisibles et produire un nouveau fait de traduction dans la trame des rapports de traduction de la nouvelle métalangue. En même temps qu’ils théorisent les intraduisibles et réunissent de nouveaux faits, ils produisent eux-mêmes de nouvelles traductions des entrées du Vocabulaire sur les intraduisibles. Ils produisent non plus des traductions, mais de véritables intraductions ; c’est pourquoi il n’est pas alors question de « traduire » un texte dans une autre langue mais d’« intraduire » une trame textuelle complexe de plusieurs langues en une autre langue. Il s’agit d’une action de transfert où le traducteur doit nécessairement s’infiltrer comme coauteur dans le texte traduit. La traduction des entrées portant sur des expressions intraduisibles, la traduction des dictionnaires des intraduisibles est une action que l’on peut désigner par ce mot qui vient naturellement si on laisse tout simplement parler la langue : une « intraduction », l’acte d’« intraduire », réalisé par des « intraducteurs ».

L’intraduction poétique Le mot « intradução » n’est pas un néologisme à la carte. Il n’est pas surprenant que l’acte qui se révèle dans le contexte philosophique de l’élaboration théorique des dictionnaires des intraduisibles, où il s’agit d’une interférence créative et non arbitraire dans la trame de la traduction des textes mobilisant donc une poétique de la pensée, soit apparu d’abord dans le contexte de la traduction en poésie. C’est le poète, traducteur et théoricien de poésie Augusto de Campos qui propose en 1974 le mot « intradução » pour définir un genre de traduction en poésie, dont le sens se prête parfaitement au contexte philosophique qui est le nôtre. L’« intraduction » est conçue par Campos comme liée aux valeurs du mouvement de poésie concrétiste, qui envisage d’explorer toutes les dimensions sensorielles de l’objet poétique original, par le sens, par le son, par l’image. Il suit les perspectives de l’analyse poétique d’Ezra Pound (ABC of reading) : logopée, mélopée, phanopée. La première « intraduction » d’Augusto de Campos est composée, en 1974, par une fusion bilingue de la traduction avec le texte original d’une strophe du troubadour médiéval Bernard de Ventadour (xiie siècle). Dans une interview pour le magazine littéraire Mnemozine en 2007, Campos la définit ainsi : Dans les cas plus spécifiques d’interférence iconique entre des textes ou des extraits singuliers de texte, j’utilise le mot « intradução » (mobilisant les signifiés de « in » et « intra ») pour mettre en relief telles intromissions artistiques dans l’œuvre d’autrui – « interversions », pourrait-on dire aussi, comprenant l’acception d’altérer l’ordre naturel ou habituel d’un fait.

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(pois o “entre” também é um convite a entrar “dentro”), que o poeta quis ressaltar nas suas intraduções e na forma como as definiu, é esclarecedor para o sentido dos intraduzíveis em filosofia. Uma intraduçao : rosa para gertrude (1988)

Campos, Augusto de, Despoesia (1994), p. 55 Nesta intradução, o esquema original de uma tautologia poética é conservado na não-tradução das palavras em inglês. Contudo, a intervenção do intradutor fica evidente na escolha de uma fonte com cor e forma de pétalas. A intradução optou por não operar no plano das línguas e do significado das palavras (a tradução prescindível de “rose” por “rosa” é recusada) para evidenciar o sentido (a tautologia) e o signo (a imagem da rosa). A rosa tautológica marca a subversão pela poesia da querela filosófica dos universais (o nome da rosa). Na poesia, a rosa é uma rosa, e só. O império do sentido. Na poesia concreta a rosa está aí. O império do signo.

A intradução filosofica A palavra “intradução” pode ser lida segundo uma etimologia voltada para o passado ou voltada para o futuro; uma não é menos verdadeira que a outra e ambas são importantes para compreender o sentido filosoficamente criativo dos “intraduzíveis”. Olhando para o passado, i.e., como um fato dado, o “intraduzível” é o sintoma da diversidade das línguas. Na filosofia, o fato de que as diferenças das línguas não sejam suplantadas ou anuladas pela unidade de um conceito incide nas colunas do pensamento filosófico uma

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Dans l’expression « intraduisible », la valeur du préfixe « in » de l’adjectif est négative. Mais du fait que l’adjectif est repris comme un nom, l’intraduisible gagne une valeur positive. Valeur plus présente encore dans le verbe « intraduire » et dans le substantif qui en dérive, « intraduction ». Cette valeur se fait entendre dans le mot, qui fait résonner moins le « in » de la négation que le « intra » [« entre », et « dedans »] dénotant l’intérieur du rapport médiateur de toute traduction. Cette valeur médiatrice, intruse (puisque le « entre » est aussi une invitation à entrer « dedans »), que le poète a voulu souligner dans ses intraductions et dans la façon de les définir, est essentielle pour la compréhension de l’intraduisible en philosophie. Une intraduction : rosa para gertrude (1988)3

Augusto de Campos, Despoesia (1994), p. 55 Dans cette intraduction, le schème original d’une tautologie poétique est conservé dans la non-traduction des mots anglais. Pourtant, l’intraducteur a décidé de ne pas toucher à la différence des langues et du signifié des mots (il a refusé la traduction « dispensable » de « rose » en « rosa ») mais de cibler sur le sens (la tautologie) et le signe (l’image de la rose). La rose tautologique marque la subversion par la poésie de la querelle philosophique des universaux (le nom de la rose). Dans la poésie, une rose est une rose, et c’est tout. L’empire du sens. Dans la poésie concrète la rose est là. L’empire du signe.

L’intraduction philosophique Le mot « intraduction » peut être lu selon une étymologie qui envisage soit le passé soit le futur : l’une n’est pas moins véritable que l’autre, et les deux sont importantes pour comprendre le sens philosophiquement créatif des intraduisibles. Selon le passé, comme une donnée ou un fait, l’intraduisible est le symptôme de la diversité des langues. Au sein de la philosophie, le fait que les différences des langues ne soient pas surmontées ou annulées par l’unité d’un concept opère sur les piliers de la pensée philosophique une 3.  Le fond de l’image dans le texte original est, évidemment, rose.

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fratura decisiva cujos estilhaços explodem a tentação de absolutismo ou sistematização, o cristal hipnótico que atrai os amantes do saber. A cartografia dos intraduzíveis expôs este fato que se multiplica nos discursos filosóficos e se confirma a cada novo verbete acrescentado aos dicionários. Tal fato, ou melhor, esta pletora de fatos que são os intraduzíveis filosóficos é abordada primeiramente de modo crítico e problematizante: o sintoma se dá onde a passagem, a transferência, a ductio da tradução apresenta problemas. O intraduzível põe em evidência um obstáculo, uma aporia, na travessia de uma língua a outra. Neste sentido, o prefixo “in” do termo se apresenta como negação, como resistência. Todavia, o ato teórico de coletar tais sintomas, como foi visto, não se esgota em decifrar as razões do impasse, mas também explora as formas de sua ultrapassagem e superação, necessariamente múltiplas, à medida que implica sempre o equívoco, a impossibilidade de reduzir a palavra à unidade de sentido. O impasse do conceito resulta necessariamente nos recursos poéticos de sua superação; primeiro, pela pluralidade de expressões, mas logo também como diversidade do pensamento. Os intraduzíveis são traduzidos e retraduzidos continuamente. Este é o fato mais efetivo, um dado histórico inegável, que torna insuficiente considerar exclusivamente a face negativa dos intraduzíveis. O intraduzível filosófico não é o sintoma de um muro intransponível entre as filosofias e suas diferentes línguas. Ele é o signo da própria passagem de uma língua a outra. As línguas não seriam vistas enquanto tais, enquanto elementos constitutivos da diversidade das filosofias, sem a presença dos equívocos e das dificuldades de tradução, sem os problemas de intradutibilidade. Os intraduzíveis revelam a passagem, o comércio entre as línguas, a topologia fluida da travessia, o interior da viagem de uma margem à outra. Isto que se diz com o prefixo “intra”. O que fica explícito se dizemos que é por intra-dução que se reconhece o in-traduzível filosófico, assumindo, como faz Campos, uma síntese do equívoco dos dois prefixos. O prefixo “intra” diz o que está dentro. Na relação de passagem das traduções, aponta para a travessia entre as línguas que se adentram. A passagem não se faz do exterior e das margens, mas no interior da travessia, o “entre” se faz pelo entrar “dentro”. Visto de modo dinâmico, o prefixo “intra” é o que vai para dentro, como em “injeção intravenosa” ou “solução intraoral”. O interior é o espaço da relação; neste sentido, também o prefixo “in” pode ser lido denotando não apenas a negação mas também a interiorização. Porque em suma é possível perceber que trata-se de um mesmo movimento, visto segundo diferentes perspectivas do processo. É o recuo operado pela negação da relação o que remete a atenção para o seu interior. A intradução é uma

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fracture décisive, et la fragmentation fait exploser la tentation d’absolutisme ou de systématisation, ce cristal hypnotique qui attire les amoureux du savoir. La cartographie des intraduisibles expose ce fait qui se multiplie dans les discours philosophiques et se confirme à chaque entrée ajoutée aux dictionnaires. Ce fait ou, mieux, cette pléthore de faits que sont les intraduisibles philosophiques, est abordé d’abord en son sens critique, problématique : le symptôme est là où le passage, le transfert, la ductio de la traduction fait problème. L’intraduisible met en évidence un obstacle, une aporie dans la traversée d’une langue à une autre. En ce sens le préfixe « in » du mot se présente comme négation, comme résistance. L’acte théorique de recueillir de tels symptômes ne s’accomplit pas seulement en déchiffrant les raisons de l’impasse, mais il explore aussi les formes de son dépassement, nécessairement multiple, puisqu’il implique toujours l’équivoque, l’impossibilité de réduire le mot à un seul sens. L’impasse du concept produit nécessairement les ressources poétiques de son dépassement, d’abord par la pluralité des expressions, mais aussitôt également comme diversification de la pensée. Les intraduisibles sont traduits et retraduits continuellement. C’est le fait le plus effectif, la donnée historique la plus indéniable, qui interdit de considérer les intraduisibles exclusivement en fonction de leur côté négatif. L’intraduisible philosophique n’est pas le symptôme d’un mur indépassable entre les philosophies et leurs différentes langues. Il est le signe du passage même d’une langue à l’autre. Les langues ne seraient pas vues en tant que telles, en tant qu’éléments constitutifs de la diversité des philosophies, sans la présence des équivoques et des difficultés de traduction, sans les phénomènes d’intraduisibilité. Les intraduisibles révèlent le passage, le commerce entre les langues, la topologie fluide de la traversée, l’entre-deux du voyage d’un port à l’autre. Ce qui se dit au moyen du préfixe intra, « entre ». Et cela devient explicite lorsque l’on soutient que c’est par intra-duction que l’on reconnaît l’in-traduisible philosophique, en assumant, comme le fait Campos, une synthèse de l’équivoque des deux préfixes. Le préfixe intra dit ce qui est dedans. Dans le rapport de transport des traductions, il montre d’abord le passage entre les langues qui entrent l’une dans l’autre. Le transport ne se fait pas de l’extérieur et dans les ports, mais à l’intérieur du passage, le « entre » est un « entrer dedans ». L’espace « entre » est l’espace intérieur du rapport, de la relation. Vu de façon dynamique, le préfixe intra est ce qui mène dedans, comme dans « piqûre intraveineuse ». L’intérieur est l’espace du rapport ; dans cette perspective, le préfixe in signifie non seulement la négation mais l’intériorisation. C’est finalement le même mouvement, selon des points de vue différents sur le processus. Car le recul opéré par la négation du rapport est ce qui déplace l’attention à l’intérieur du rapport lui-même. L’intraduction est une action de 179

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ação reflexiva radical desencadeada pelas traduções filosóficas. Uma tomada de consciência entre as diferentes línguas na elaboração do pensamento filosófico e finalmente a consciência da língua em si mesma para as filosofias. Consciência do lugar decisivo das palavras e das diferenças das palavras na elaboração do diálogo e do pensamento. Tal tomada de consciência não é puramente teórica, mas é a experiência resultante da ação reiterada de traduzir, da ação de tentar continuamente deixar e fazer entrar no universo de sua própria língua as expressões de mundo das outras. A intradução, portanto, não pode confundir-se com a tradução, por mais que esta última seja inventiva e criativa para manter-se mais fiel ao sentido do que ao pé da letra. A intradução é uma derivada das traduções, resultado de suas insistências, em que revela-se e ressalta-se a alteridade das línguas e as possibilidades criativas de pôr em comunicação línguas, mundos e pensamentos diferentes. A marca da intradução, contrariamente à tradução, não é a fidelidade nem ao texto nem ao seu sentido de fundo, mas é a exposição do adultério para melhor compreender a relação entre o original e suas transposições. Exemplo de intradutores assumidos, os poetas Augusto e Haroldo de Campos traduziram e teorizaram acerca da tradução orientados por uma opção estética engajada. Esta estética concebe uma relação com o estrangeiro e a língua estrangeira a partir da ideia de transmissão, apropriação e constituição cultural do Modernismo Antropofágico. O antropófago engole e deglute o estrangeiro num ritual festivo e metaboliza a pluralidade e a diversidade no seu organismo com uma expressão não erudita, mas neológica e natural, como diz Oswald de Andrade no manifesto da poesia Pau Brasil: “A língua sem arcaísmos, sem erudição. Natural e neológica. A contribuição milionária de todos os erros (p. 42).”

Bibliografia Andrade, Oswald, A utopia antropofágica, São Paulo, Ed. Globo, 1990. Bollack, Jean, La Grèce de personne, Paris, Le Seuil, 1997. Campos, Augusto, Despoesia, São Paulo, Perspectiva, 1994. —, Viva Vaia, São Paulo, Ateliê Editorial, 2001. —, «  Entrevista », Mnemozine, 4 , 2007, p.  12, http://www.cronopios.com.br/ mnemozine4/interface.html Cassin, Barbara, « De l’intraduisible en philosophie », Rue Descartes, 14, 1995. Dante, Alighieri, De l’éloquence en vulgaire, ed. Irène Rosier-Catach, Paris, Fayard, 2011.

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réflexion radicale déclenchée par les traductions philosophiques. Une prise de conscience entre les différentes langues dans l’élaboration de la pensée philosophique et finalement la conscience de la langue elle-même pour les philosophies : de la place décisive des mots et de la différence des mots dans l’élaboration du dialogue et de la pensée. Cette prise de conscience n’est pas purement théorique, elle est l’expérience résultant de l’action réitérée de traduire, de l’action obstinée de faire et de laisser entrer dans l’univers de sa propre langue les « expressions de monde » des autres. L’intraduction, donc, ne doit pas se confondre avec la traduction, même si celle-ci est pleine d’invention et de créativité pour être plus fidèle au sens qu’à la lettre. L’intraduction est une dérivée des traductions, un résultat de leurs insistances, qui révèle et souligne l’altérité des langues et les possibilités créatives de leurs mises en communication. La marque de l’intraduction, par différence avec la traduction, n’est pas la fidélité au texte ni à son sens profond, mais l’adultère, qui fait comprendre la relation entre l’original et ses transpositions. Modèles d’intraducteurs assumés, les poètes Augusto de Campos et Haroldo de Campos ont traduit et théorisé la traduction, dans la perspective d’une option esthétique engagée. Cette esthétique conçoit un rapport avec l’étranger et la langue étrangère selon le mouvement de transmission, appropriation et constitution culturelle du modernisme anthropophagique. L’anthropophage avale et engloutit la chair de l’étranger dans un rituel festif et métabolise la pluralité et la diversité au sein de son organisme ; il ne s’exprime pas de manière érudite, mais néologique et naturelle, comme dit Oswald de Andrade dans le manifeste de la poésie Pau-Brasil : « La langue sans archaïsmes, sans érudition. Naturelle et néologique. La contribution millionnaire de toutes les erreurs4. »

Bibliographie Andrade, Oswald, A utopia antropofágica, São Paulo, Globo, 1990. Bollack, Jean, La Grèce de personne, Paris, Le Seuil, 1997. Campos, Augusto, Despoesia, São Paulo, Perspectiva, 1994. —, Viva Vaia, São Paulo, Ateliê Editorial, 2001. —, « Entrevista », Mnemozine, 4, 2007, p.  12, http://www.cronopios.com.br/ mnemozine4/interface.html Cassin, Barbara, « De l’intraduisible en philosophie », Rue Descartes, n° 14, 1995. Dante, Alighieri, De l’éloquence en vulgaire, éd. I. Rosier-Catach, Paris, Fayard, 2011. 4.  Oswald Andrade, « Manifesto da poesia Pau-Brasil », in A utopia antropofágica, p. 42.

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Fernando Santoro Nietzsche, Friedrich W., Sämtliche Werke. Kristische Studienausgabe, in 15. vol., ed. Giorgio Colli und Mazzino Montinari (dir.), Munchen, Berlin, New York, Deutscher Taschenbuch Verlag und Walter de Gruyter, 1980. (= KSA) Pound, Ezra, ABC of Reading, 1934 [ABC da Literatura, ed. e trad. A. de Campos e J. Paes, 1973]. Wilamowitz-Möllendorff, Ulrich von, “Zukunftsphilologie!”, in K. Gründer (dir.), Der Streit um Nietzsches ‘Geburt der Tragödie’, Hildesheim, Georg Olms Verlagsbuchhandlung, 1969.

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Intraduction Nietzsche, Friedrich W., Sämtliche Werke. Kristische Studienausgabe, 15 vol., G. Colli et M. Montinari (dir.), Munich-Berlin-New York, Deutscher Taschenbuch Verlag und Walter de Gruyter, 1980. (= KSA) Pound, Ezra, ABC of Reading, 1934 [ABC da Literatura, éd. et trad. A. de Campos et J. Paes, 1973]. Wilamowitz-Möllendorff, Ulrich von, « Zukunftsphilologie ! », in K. Gründer (dir.), Der Streit um Nietzsches « Geburt der Tragödie », Hildesheim, Georg Olms Verlagsbuchhandlung, 1969.

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LEXICUL FILOSOFIC ÎN LIMBA ROMÂNĂ Cazul lui suppositio Alexander Baumgarten

> a traduce, supoziţie Traducerile filosofiei antice şi medievale în limba română reclamă adesea refacerea unei experienţe intelectuale corespondente originalului prin care istoria filosofiei româneşti se rescrie şi se recalibrează terminologic. Contactul ei cu aceste tradiţii îi deschide posibilitatea discutării propriilor condiţii de emergenţă în interiorul modernităţii. Cazul lui suppositio probează şi îmbogăţeşte aceste experienţe de traducere: inexistenţa unui echivalent în română a ridicat în secolul XX problema echivalării cu un neologism sau calchierea cuvântului, etapele deciziei urmând cazul similar al limbii franceze de la J. Maritain (suppleance) la A. de Libera (supposition).

Etapele formării lexicului filosofic românesc Formată în etape succesive de-a lungul secolelor XVII-XX, terminologia filosofică românească a cunoscut mai multe surse de inspiraţie şi s-a aşezat pe mai multe fundamente culturale. Dacă lăsăm deoparte fenomenul de cristalizare a terminologiei teologice din interiorul căruia pot deveni vizibile oricând decupaje izolate de inovaţie lexicală care să dovedească o reflecţie deliberată asupra capacităţilor limbii de a ilustra concepte, putem totuşi delimita, în formarea strictă a unui sistem al expresiei filosofice, trei etape: prima are în vedere eforturile de constituire a unui limbaj filosofic românesc pe de o parte, în opera lui Dimitrie Cantemir, în secolul al XVII-lea, iar pe de altă parte, în Şcoala ardeleană, în secolul următor; într-o asemenea primă 184

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LE LEXIQUE PHILOSOPHIQUE ROUMAIN L’exemple de suppositio Alexander Baumgarten

> traduire, supposition Les traductions de la philosophie antique et médiévale en roumain sont souvent l’occasion de faire de nouveau l’expérience intellectuelle dont témoignent le grec et le latin. Ainsi, la philosophie roumaine se définit elle-même au moment où elle resémantise son vocabulaire par l’expérience de la traduction. C’est par le contact avec les traditions anciennes qu’elle peut réfléchir sur sa propre émergence qui est un fait de la modernité. L’ancien et le moderne s’ouvrent en même temps, et s’éclairent mutuellement. Le cas du terme suppositio en est la preuve : l’absence d’équivalent en roumain a soulevé au xxe siècle le dilemme du calque ou de la création d’un néologisme. La décision suit en fin de compte les mêmes étapes qu’en français, avec le choix entre la solution de Jacques Maritain – « suppléance » –, ou celle d’Alain de Libera – « supposition ».

Les étapes du lexique philosophique roumain Formée à travers des étapes successives entre les xviie et xxe siècles, la terminologie philosophique roumaine a connu différentes sources d’inspiration et s’est appuyée sur plusieurs fondements culturels. Il faut mettre à part le phénomène de cristallisation de la terminologie théologique à l’intérieur duquel on peut voir, souvent, des cas isolés d’innovation lexicale qui témoignent d’une réflexion délibérée sur les capacités de la langue à exprimer des concepts. On peut distinguer trois étapes dans la formation stricte d’un lexique philosophique roumain. La première est celle des efforts de constitution d’un langage philosophique dans l’œuvre de Dimitrie Cantemir, au xviie siècle, et chez les humanistes de l’École de Transylvanie, au siècle 185

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etapă, sursa de inspiraţie terminologică a fost raţionalismul european al modernităţii filosofice şi iluminismul, în preponderenţă, german1. A doua etapă are în vedere constituirea unui sistem de învăţământ filosofic universitar în mai multe centre româneşti (Iaşi, Bucureşti) în secolul al XIX-lea, unde problema unui vocabular filosofic capabil de a suporta traduceri ale principalelor opere filosofice ale modernităţii a devenit o evidenţă, de la Ioan Zalomit la Titu Maiorescu sau, într-un caz interesant atât prin inovările sale lexicale cât şi prin neîncheierea sa: schiţa de traducere a Criticii raţiuni pure de către M. Eminescu, spre finalul secolului al XIX-lea. A treia etapă o reprezintă reflecţia deliberată asupra fundamentelor limbajului filosofic românesc realizată de Constantin Noica în a doua jumătate a secolului al XX-lea, care marchează încercarea de valorificare a surselor lexicale locale, pentru a determina fortificarea capacităţilor de expresie filosofică şi, simultan, intrarea limbii române într-un circuit al traductibilităţii conceptelor tradiţiei filosofice occidentale. Este suficientă, cred, această schiţă sumară, care aminteşte doar câteva repere relevante, pentru a argumenta un fapt interesant, care reiese mai cu seamă din primele două exemple, dar este ilustrativ, în general, pentru întreaga terminologie filosofică românească: faptul că ea s-a format preponderent dintr-o singură sursă, fiind alimentată din terminologia filosofică modernă, fie ea de limbă latină şi germană (în cazul primei etape) sau de limbă germană şi franceză (în cazul celei de-a doua). Această influenţă a trebuit să învingă, iniţial, eforturile unor intelectuali de a produce o terminologie filosofică locală de inspiraţie greacă: un exemplu rămâne, în acest sens, transpunerea în limba română a Logicii lui Ioan Damaschin de către Grigore Râmniceanul, episcop al Argeşului, în jurul anului 18212 , al cărei efort prezintă azi, în ochii cititorilor, o aglomerare de calchieri greceşti ale conceptelor logicii peripatetice care pot stârni curiozitate şi admiraţie intelectuală, dar nu corespund cu nimic din expresia contemporană a aceleiaşi logici.

1.  Ivan Oprea, Terminologia filosofică modernă, Bucarest, Editura Ştiintifică, 1996. 2.  Ioan Damaschin, Logica, tălmăcită în limba Patriei de Preasfinţitul Kir Grigorie [Râmniceanu], episcop al Argeşului, Ediţie îngrijită şi studiu introductiv de Adrian Michiduţă, Postfaţă de Gabriela Braun, transliterare de Aurelia Florescu, Craiova, SimArt, 2007.

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suivant. Dans cette étape, la source d’inspiration terminologique a été le rationalisme européen de la modernité philosophique et des Lumières d’expression allemande1. La deuxième étape est celle de la constitution d’un système d’enseignement universitaire en philosophie dans plusieurs centres roumains (Iassy, Bucarest) au xixe siècle, de Ioan Zalomit à Titu Maiorescu. S’impose alors, avec évidence, la nécessité de disposer d’un vocabulaire philosophique capable de supporter les traductions des principaux ouvrages de la modernité. Un cas symptomatique de cette étape, tant par ses innovations lexicales que par son inachèvement, est l’esquisse de traduction de la Critique de la raison pure par Mihai Eminescu, vers la fin du xixe siècle. La troisième étape est celle de la réflexion délibérée sur les fondements du langage philosophique roumain développée par Constantin Noica, dans la seconde moitié du xxe siècle, qui marque l’effort de valorisation des sources lexicales locales. Simultanément, Noica cherche à enrichir les capacités d’expression philosophique par des nuances autochtones, empruntées à la langue courante ou archaïque, et à introduire la langue roumaine dans le circuit européen en réfléchissant sur sa capacité à traduire des concepts de la tradition philosophique occidentale. En rappelant brièvement quelques-uns des repères les plus marquants, cette esquisse met en lumière un fait intéressant, qui relève notamment des deux premières étapes, mais qui est illustratif de toute la terminologie philosophique roumaine : celle-ci s’est essentiellement formée à partir d’une source unique, alimentée par la terminologie philosophique moderne, qu’elle soit latine ou allemande (dans le cas de la première étape), ou allemande et française (pour la deuxième). Cette influence a dépassé les efforts initiaux des intellectuels pour produire une terminologie philosophique locale d’inspiration grecque ; un exemple tardif de ces efforts reste la transposition en roumain de la Logique de Jean Damascène par Grigorie Râmniceanul, évêque d’Argeş, vers 18212 , dont la traduction présente aux yeux des lecteurs d’aujourd’hui un agglomérat de calques grecs des concepts de la logique péripatéticienne qui peut susciter la curiosité et l’admiration des lexicographes, mais qui ne correspond plus en rien à l’expression contemporaine de la même logique.

1.  Ioan Oprea, Terminologia filosofică românească modernă, Bucarest, Editura Ştiintifică, 1996. 2.  Ioan Damaschin, Logica, traduction K. Grigorie [Râmniceanu], édition et commentaires A. Michiduţă, translitération A. Florescu, Craiova, SimArt, 2007.

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Limba « filosofilor » şi limba « teologilor ». Anistoricitatea traducerilor. Faptul că fundamentele vocabularului filosofic românesc au fost decise în spaţiul modern are două consecinţe principale. O consecinţă directă a acestui fapt: odată cu cuvintele, limba filosofică a preluat şi conceptele de bază ale modernităţii, cu virtuţile şi cu eşecurile lor. Ea a devenit astfel o limbă a modernităţii filosofice, cu aceleaşi tipuri de probleme pe care toate vocabularele filosofice moderne le întâmpină în reluarea problemelor filosofiei antice şi medievale, din diferitele areale lingvistice, cu o densitate problematică maximă în zonele definite de greacă şi latină, chiar dacă aceste probleme se prezintă uneori mai tensionat decât în alte vocabulare „moderne” care păstrează, eventual, memoria constituirii lor pe solul dezbaterilor latinităţii filosofice medievale tardive. Dar şi o consecinţă indirectă a aceluiaşi fapt: numeroşi termeni ai culturii filosofice a antichităţii târzii, mai cu seamă ai neoplatonismului, au pătruns în limba română pe calea liturgică, calificându-se pentru a denumi concepte ale teologiei şi impregnându-se de conotaţiile pe care teologia creştină le-a adus acestor concepte forjate în comunitatea intelectuală largă a antichităţii târzii. Din acest motiv, ele nu mai pot echivala astăzi termeni ai neoplatonismului, fără a-i încărca de conotaţiile teologiei care a mediat originar transpunerea lor în română şi i-a vehiculat mult timp numai în spaţiul lingvistic propriu. Aceste consecinţe sunt vizibile astăzi în traducerile româneşti ale câtorva opere fundamentale ale istoriei filosofiei. De exemplu, în cazul operei lui Platon, traducătorii au ales, uneori, o limbă cu accente literare vizibile, menite să scoată din contextul istoric propriu zis operele traduse, lăsând dificultăţi terminologice redutabile pe seama eventualei exegeze de limbă română a comentariilor antice la opera lui Platon. Sau, în cazul Metafizicii lui Aristotel, preferinţa pentru literaturizare (Ştefan Bezdechi, 1964) a fost alternată de decizia inovărilor lexicale radicale fără legătură de lexic cu transpunerile latine medievale ale operei lui Aristotel (Andrei Cornea, 2001). Efectul de anistoricitate al acestor versiuni este complementar unei trăsături specifice a versiunilor româneşti ale acelor opere ale istoriei teologiei care s-au născut pe solul terminologic şi problematic al neoplatonismului, dar

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Le lexique philosophique roumain

Langue des « philosophes », langue des « théologiens » : l’anhistoricité des traductions Le fait que les fondements du vocabulaire philosophique roumain aient été posés à l’époque moderne a eu deux conséquences principales. Une conséquence directe : la langue philosophique roumaine a assumé en même temps les mots et les concepts fondamentaux de la modernité, avec les vertus et les échecs de celle-ci. Le roumain est ainsi devenu une langue de la modernité philosophique, présentant les mêmes types de problèmes que tous les vocabulaires philosophiques modernes quand ils reprennent des notions de la philosophie antique et médiévale de différentes provenances linguistiques, avec une densité problématique maximale dans les zones conceptuelles définies par le grec et le latin. Ces problèmes présentent toutefois plus de tensions en roumain que dans d’autres vocabulaires modernes qui gardent, souvent, la mémoire de leur constitution sur le sol de la latinité philosophique médiévale tardive et dans la continuité de ses débats. Mais il y a aussi une conséquence indirecte du même fait : nombre de termes de la culture philosophique de l’Antiquité tardive, notamment du néoplatonisme, ont fait leur apparition en roumain par la voie liturgique, en se spécialisant pour nommer des concepts théologiques et en s’imprégnant des connotations provenant de la théologie chrétienne, même si ces mots ont été forgés dans la communauté intellectuelle large de l’Antiquité tardive. Pour cette raison, ces termes ne peuvent pas constituer aujourd’hui d’équivalents des termes spécifiques du néoplatonisme, car ils sont chargés du poids sémantique que leur a assigné leur transposition initiale en roumain avec des sens propres à la théologie chrétienne. Les conséquences de cette situation sont visibles de nos jours dans les traductions roumaines des quelques ouvrages fondamentaux de l’histoire de la philosophie. Par exemple, dans le cas de l’œuvre de Platon, les traducteurs ont souvent choisi une langue aux accents littéraires visibles, une langue destinée à détacher de leur contexte historique proprement dit les œuvres traduites, ce qui entraîne des difficultés terminologiques redoutables lorsqu’il s’agit de travailler par la suite à la traduction et à l’exégèse en roumain des commentaires antiques de l’œuvre de Platon. On constate cette même préférence pour des formulations littéraires dans le cas de la Métaphysique d’Aristote dans la version de Ştefan Bezdechi (1964), alors qu’une traduction récente d’Andrei Cornea (2001) fait au contraire le choix d’un certain nombre d’innovations lexicales, mais qui ne tiennent pas compte de la terminologie spécifique des interprétations latines médiévales de l’œuvre d’Aristote. L’effet d’anhistoricité de ces versions est complémentaire du caractère spécifique des versions roumaines des œuvres de théologie qui sont nées sur le sol terminologique et problématique du néoplatonisme, mais dont l’origine reste, en roumain, 189

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ale cărui concepte rămân irecognoscibile: este elocvent aici cazul operei lui Dionisie Areopagitul, ale cărui versiuni româneşti au alternat între literaturizare excesivă (Cicerone Iordăchescu, 1924) sau accentuare liturgică generală (Dumitru Stăniloae, 1996). Clivajele create între o limbă a filosofilor (prin excelenţă, moderni!) şi una a teologilor au fost întărite şi de faptul că terminologia filosofică modernă a avut surse, în general, provenite din mediile seculare, în vreme ce limbajul teologilor a păstrat o nuanţă conservatoare, oferind impresia arhaismului pe aceleaşi baze pe care el însuşi, în secolele constituirii sale, părea inovator. Astfel, împrumuturile reciproce au fost relativ scăzute, în epoca fragilităţii şi adaptabilităţii mari a acestor terminologii. Consecinţele acestor clivaje sunt, la rândul lor, de mai multe tipuri. Într-o primă categorie, există termeni dublaţi între teologie şi filosofie, care denumesc aceeaşi realitate, recuperată cultural pe căi diferite: aşa este, de pildă, grecescul proodos, moştenit de teologi din latinescul procedere, prin termenul purcedere, care desemnează unul dintre raporturile intratrinitare. Limba cotidiană păstrează termenul şi pentru a conota iniţierea unui demers, dar numai cu un sens strict arhaic. Acelaşi termen a fost reţinut de filosofi ca provenire, pentru a desemna relaţiile de emanaţie ale ipostazelor neoplatoniciene, dar şi de limba cotidiană actuală, pentru a desemna desprinderea dintr-o origine a derivatului său. Folosirea celor doi termeni în paralel creează o falsă impresie cititorului de teologie şi filosofie, privitor la existenţa a două tradiţii distincte, ocultând originea lor comună. Într-o a doua categorie, există termeni care au pierdut anumite valori semantice din cauza faptului că nu au mai fost supuşi aceloraşi reflecţii conceptuale ca şi termenii din care proveniseră: de pildă, verbul latin participare a pierdut şi în versiunea sa arhaică (împărtăşire) şi în versiunea sa modernă (participare) nuanţa sa tranzitivă, care exprima o bună parte a trăsăturilor teoriei platoniciene a participaţiei, păstrând exclusiv o valoare intranzitivă. Sau, substantivul latin prudentia nu mai poate relua în limba română aristotelicul phronesis întrucât, deşi a fost calchiat pe structura lui latină (prudenţă) a împrumutat conotaţia modernă de „circumspecţie”, prefăcând în notă esenţială ceea ce era accidental şi derivat în sensul originar al cuvântului. În fine, o a treia categorie ilustrează termeni asupra cărora istoria filosofiei a operat exclusiv în cultura teologico-filosofică medievală şi în faţa cărora terminologia românească se blochează, recurgând fie la calcul lingvistic, fie

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méconnaissable. C’est le cas, notamment, de l’œuvre de Denys l’Aréopagite, dont les versions roumaines alternent entre une forme d’expression littéraire excessive (Cicerone Iordăchescu, 1924) et un style archaïsant général doté d’un accent liturgique (Dumitru Stăniloae, 1996). Les clivages entre une langue des « philosophes » (par excellence modernes !) et une langue des « théologiens » (souvent archaïsants) ont été aussi renforcés par le fait que les sources de la terminologie roumaine moderne proviennent le plus souvent des milieux séculiers, tandis que le langage ancien, celui que nous appelons des « théologiens », a gardé une nuance conservatrice et donne une impression d’archaïsme, alors que ce langage était perçu comme novateur pendant les siècles de sa constitution (en particulier au moment des premières traductions de la Bible aux xvie et xviie siècles). On peut constater une certaine fragilité dans l’adaptabilité réelle de ces terminologies, les échanges réciproques étant relativement rares. Les conséquences de ces clivages sont, à leur tour, de plusieurs sortes. Dans une première catégorie, des termes doubles entre théologie et philosophie indiquent la même réalité, récupérée culturellement par des voies différentes : c’est le cas, par exemple, du grec proodos, hérité par les théologiens du verbe latin procedere, traduit par le substantif purcedere, qui désigne l’un des rapports intratrinitaires. La langue quotidienne a conservé ce terme pour désigner l’initiation d’une démarche quelconque, mais son usage a une connotation archaïque. Cependant, ce même terme grec, traduit par provenire en roumain, a été retenu par les philosophes pour qualifier les relations d’émanation des hypostases néoplatoniciennes, mais aussi par la langue quotidienne actuelle pour désigner la dérivation de quelque chose à partir d’une origine. L’usage parallèle de ces deux termes produit une fausse impression sur un lecteur de théologie et de philosophie, comme s’il existait deux traditions distinctes, en occultant leurs origines communes. Relèvent d’une deuxième catégorie des termes qui ont perdu certaines valeurs sémantiques, puisqu’ils ont cessé d’être soumis aux mêmes réflexions conceptuelles que les mots dont ils proviennent : par exemple, le verbe latin participare a perdu en roumain, aussi bien dans sa version archaïque (împărtăşire) que dans sa version moderne (participare), la dimension transitive qu’exprimait la théorie platonicienne de la participation, et n’a conservé qu’une valeur intransitive. Ou encore le substantif latin prudentia, qui ne renvoie plus en roumain, comme en latin, au terme aristotélicien phronesis car, même calqué sur son origine latine (prudentia), il s’est trouvé réduit au sens moderne de « circonspection », en donnant une signification essentielle à ce qui n’était qu’un sens accidentel et dérivé du sens originaire du mot. Enfin, une troisième catégorie est illustrée par des mots sur lesquels l’histoire de la philosophie a opéré exclusivement dans la culture théologicophilosophique médiévale et pour lesquels la terminologie roumaine a 191

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la lungi perifraze, fie la note explicative menite să refacă un traseu istoric pe care limba nu l-a experimentat la nivelul unei sincronii cu propria evoluţie. Aşa este, de pildă, cazul reluării distincţiei augustiniene in via/in patria, fundamentală pentru întreaga antropologie medievală latină, fără un echivalent specializat şi cu corespondenţe echivoce în limbajul cotidian românesc. Aşa este cazul termenului synderesis, semnificativ în contextul conceptelor medievale de intuiţie, de conştiinţă şi de colaborare a conştiinţei cu îngerul păzitor, care poate fi cel mult calchiat în română (aşa cum s-a întâmplat în versiunea Meditaţiilor metafizice ale lui Descartes în română – C. Noica, 1937). Aşa este cazul lui praesumptio, care conotează în etica medievală viciul opus disperării, ca încredere nesocotită în puterile divine, deşi în limba română termenul şi-a restrâns semnificaţia la simpla lui nuanţă juridică a încrederii care poate fi contrazisă numai de probele contrarii.

Paradigma lui suppositio Cel mai interesant, poate, din această ultimă categorie este traseul intelectual al termenului suppositio, graţie faptului că evoluţia sa medievală latină a constituit o permanentă interogaţie asupra valorii, tipologiei şi aplicării acestui concept, de la logică la semantică sau la relaţiile intratrinitare. Pentru că nu a fost utilizat în acea parte a modernităţii filosofice europene care a alimentat formarea vocabularului filosofiei româneşti, dar şi pentru că nu a existat în limba română o provocare intelectuală a dialogului conceptual dintre raporturile intratrinitare, logică şi semantică, aşa cum ea s-a manifestat în secolul al XIII-lea de tradiţie latină, acest termen a rămas fără un echivalent românesc. De aici, problema firească a istoricului logicii şi a teologiei, dar şi a traducătorului de teologie sau filosofie medievală în limba română. Termenul a fost folosit foarte larg în logica medievală, cunoscând o înflorire de la Petrus Hispanus până la şcolile de logică ale secolului al XIV-lea, ceea ce înseamnă că, de pildă pentru secolul lui Toma din Aquino, este un termen în plin uz, desemnând un raport care cunoaşte, la rândul lui, o tipologie prolixă. Dificultatea acestui termen porneşte de la simultaneitatea planurilor pe care funcţionează. El desemnează, simultan, raportul fundamental pe care se întemeiază ontologia, între formă şi materie, pe care se întemeiază semantica, între semnificant şi semnificat, şi pe care se întemeiază

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recours soit au calque linguistique, soit à de longues périphrases, soit à des notes explicatives destinées à refaire un trajet historique que la langue n’a pas expérimenté en synchronie avec son évolution propre. C’est le cas, par exemple, de la reprise de la distinction augustinienne in via/in patria, fondamentale pour toute l’anthropologie médiévale latine, sans un équivalent spécialisé et avec des correspondances équivoques dans le langage quotidien roumain. C’est aussi le cas du terme sunderesis, significatif dans le contexte des concepts médiévaux d’intuition, de conscience et de collaboration de la conscience avec l’ange : le terme ne peut qu’être transposé comme tel (on le retrouve encore dans la version roumaine des Méditations métaphysiques de Descartes due à C. Noica en 1937). C’est encore le cas de praesumptio qui désigne, dans l’éthique médiévale, le vice opposé au désespoir, en tant que confiance exagérée dans les pouvoirs divins, même si, en roumain, le terme a restreint sa signification à la simple nuance juridique de la confiance qui ne peut être contredite que par les preuves contraires.

Le paradigme de la suppositio Mais le plus intéressant, peut être, dans cette dernière catégorie, est le trajet intellectuel du terme suppositio, dont l’évolution médiévale a constitué elle-même une permanente interrogation sur la valeur, la typologie et l’application de ce concept, de la logique à la sémantique ou bien aux relations intratrinitaires. Puisqu’il n’a pas été en usage dans la partie de la modernité philosophique européenne qui a nourri la formation du vocabulaire de la philosophie roumaine, mais aussi parce qu’il n’y a pas eu, en roumain, de débat concernant la relation entre les rapports intratrinitaires, la logique et la sémantique, comme au milieu du xiiie siècle dans la tradition latine, ce terme est resté sans équivalent en roumain. Que doit alors faire l’historien de la logique et de la théologie, ou le traducteur de théologie et de philosophie médiévale en roumain ? Spécialisé et en même temps très répandu dans les traités de logique médiévale, le terme a connu son plus large usage au temps de Pierre d’Espagne et jusqu’aux écoles de logique du xive siècle. À l’époque de Thomas d’Aquin, ce mot est en plein essor et désigne un rapport qui connaît, à son tour, une typologie complexe. La difficulté de ce terme commence avec la simultanéité des plans sur lesquels il fonctionne. Il désigne, en même temps, le rapport sur lequel se fonde l’ontologie, entre la forme et la matière, mais aussi le rapport sur lequel se fonde la sémantique, celui entre le signifiant et le signifié et, enfin, le rapport sur lequel se fonde la théorie de la prédication, entre le prédicat et le sujet grammatical ou logique. Simultanément, il s’applique aux relations théologiques entre l’unité et la diversité de la Trinité. À chaque fois, la relation de suppositio implique un nombre de réalités ­participantes 193

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teoria predicaţiei, între predicatul şi subiectul gramatical sau logic. În acelaşi timp, el se aplică relaţiilor teologice dintre unitatea şi diversitatea Treimii. În fiecare dintre aceste cazuri, relaţia de suppositio implică un număr de realităţi participante care aduc cu sine o întreagă familie lexicală unitare. Astfel, o suppositio (supoziţia) presupune un supponens (suponentul – forma, semnificantul şi respectiv predicatul) şi un suppositum (supozitul – materia sau substratul, semnificatul şi respectiv subiectul gramatical sau logic). Am putea avea în limba română, astfel, trei noi termeni, supozitul, suponentul şi supoziţia. Datorită multiplicităţii planurilor angajate, în constituirea vocabularului românesc specific, nu era posibilă înlocuirea lor cu vreuna din echivalentele lor ontologice, logice sau semantice mai cunoscute. Eforturile de traducere ale acestei paradigme terminologice au fost începute în limba română de Anton Dumitriu, în Istoria logicii, unde autorul român a propus, pentru suppositio, termenul de supleanţă, încercând să imite propunerea lui Jacques Maritain de a instaura în terminologia filosofică franceză, care întâmpina probleme similare cu cele pe care le întâlnim în limba română, termenul suppléance, împreună cu paradigma lexicală aferentă3. Urmându-l pe Alain de Libera, care, în limba franceză, a argumentat deja oportunitatea folosirii calcului lingvistic supposition, ca şi în alte limbi europene, a fost adaptată recent şi în limba română aceeaşi formulă 4. Autorul amintit remarcă, totuşi, faptul că termenul suppositio are drept cel mai apropiat corelativ în terminologia filosofică modernă referinţa, chiar dacă aduce şi el argumente semantice în defavoarea echivalării lor. În plus faţă de această rezervă, în limba română, vocabularul referinţei este în şi mai mare măsură inadecvat, el fiind chiar de la început inutilizabil, deoarece în evoluţia acestui termen în limba română există deja o confuzie între obiectul la care trimite referentul şi procesul prin care se face această trimitere, fiindcă ambele poartă, paradoxal, numele de referinţă. Nu ni se pare atât de important să subliniem caracterul inevitabil al calcului lingvistic, cât să analizăm semnificaţia acestei decizii. Astfel, preferinţa pentru supoziţie în română poartă două conotaţii specifice. Una dintre ele reprezintă tensiunea la care este supus vocabularul unei limbi atunci când doreşte să refacă trasee intelectuale cărora nu le-a fost actor sau măcar relator. Cealaltă, mai îndepărtată, mai vagă, dar în acelaşi timp mai 3. Vezi Anton Dumitriu, Istoria logicii, vol. II, Bucureşti, Editura Tehnică, 1995, p.  141, dar şi modul în care deja a fost folosit termenul de supoziţie pentru suppositio în traducerea lui William Ockham, Despre universalii, comentarii, note şi studiu de Simona Vucu, Iaşi, Polirom, 2004, p. 6, etc. 4. Pentru întreaga argumentaţie care pledează în favoarea acestui calc lingvistic, vezi Alain de Libera, Supposition, în Barbara Cassin, Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Le Seuil, 2004, p. 1254 sq.

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qui produit une famille lexicale unitaire. C’est ainsi qu’une suppositio (supoziţia) présuppose un supponens (suponentul – la forme, le signifiant et le prédicat) et un suppositum (supozitul – la matière ou le substrat, le signifié et le sujet grammatical ou logique). Pour rendre le sens spécialisé de ces termes, il est nécessaire d’accepter la création de trois mots nouveaux en roumain : supozitul, suponentul et supoziţia. En raison de la multiplicité des plans engagés, il n’est pas possible, dans la constitution d’un vocabulaire roumain spécifique, de substituer à l’un de ces néologismes un équivalent ontologique, sémantique ou logique déjà existant dans la langue. Les efforts de traduction de ce paradigme terminologique ont été initiés en roumain par Anton Dumitriu dans son Histoire de la logique ; l’auteur a proposé, pour suppositio, le terme de supleanţă, suivant ainsi le modèle proposé par Jacques Maritain instaurant dans la terminologie française, qui a connu à son époque des problèmes similaires au roumain, le terme de suppléance, avec l’ensemble du paradigme lexical afférent3. Cependant, dans le sillage d’Alain de Libera qui, en français, a argumenté depuis en faveur d’un calque linguistique, supposition4, comme c’est d’ailleurs le cas dans d’autres idiomes, c’est cette solution qui a été adoptée récemment en roumain5. Toutefois, Alain de Libera remarque, dans le même article, que le latin suppositio a, comme corrélatif proche dans la terminologie moderne, la référence, même s’il évoque aussi des arguments sémantiques en défaveur de leur équivalence. Mais en roumain, comme d’ailleurs en français, le vocabulaire de la référence est difficile à utiliser pour rendre le champ sémantique de suppositio, dans la mesure où le terme « référence » (referinţă) prête à confusion, le même mot désignant l’objet auquel renvoie le référent et le processus même de ce renvoi. Il n’importe pas tant de souligner le caractère inévitable du calque linguistique que d’analyser la signification de cette décision. La préférence pour supoziţie en roumain comporte, en effet, deux connotations spécifiques. L’une représente la tension à laquelle est soumis le vocabulaire d’une langue quand il tente de récupérer des trajets intellectuels dont il n’a été ni l’acteur ni le relais. L’autre, plus éloignée et plus vague, mais en même temps plus importante par sa généralité, relève du fait que l’exemple choisi est illustratif de l’effort qu’une langue, dont le vocabulaire philosophique naît avec 3.  Voir Anton Dumitriu, Istoria logicii [Histoire de la logique], vol. II, Bucarest, Editura Tehnică, 1995, p. 141, mais aussi la traduction de Guillaume d’Ockham, Despre universalii [Sur les universaux], Iaşi, Polirom, 2004, p. 6 sq. 4.  Pour toute l’argumentation, cf. Alain de Libera, « Supposition », in B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Le Seuil, 2004, p. 1254 sq. 5.  Guillaume d’Ockham, Despre universalii, commentaires, notes et étude de S. Vucu, Iaşi, Polirom, 2004, p. 6, mais aussi Thomas d’Aquin, Summa theologica, édition et traduction d’A. Baumgarten (dir.), Iaşi, Polirom, 2009, Introduction et passim.

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importantă prin generalitatea ei, ţine de faptul că exemplul este ilustrativ pentru efortul pe care o limbă născută în modernitatea filosofică trebuie să îl facă mai întâi superficial, la nivelul recuperării şi creaţiei terminologice, iar apoi în adâncime, la nivelul refacerii quantum potest a contextelor de geneză ale conceptelor „pierdute” circumstanţial, pentru a-şi putea evalua astfel în mod matur propria-i modernitate.

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la modernité, doit faire au niveau de la création terminologique comme au niveau de la reconstruction pour son propre compte, quantum potest, des contextes de la genèse des concepts, pour pouvoir évaluer sa propre modernité.

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ПРИРОДА, НАТУРА, ЄСТВО, ЕСТЕСТВО OЛексій Панич

Розмаїття слов’янських термінів на позначення «природи» є справді унікальним на тлі західноєвропейського мовного словника. Але найстарішим серед цих термінів є не «природа» і не «натура», а староболгарське «естество», що увійшло в ужиток разом із перекладом Біблії церковнослов’янською (староболгарською) мовою. Унікальність цього слова полягає в тому, що воно, системно вжите в церковнослов’янському тексті для перекладу грецького φύσις (що походить від φύω «породжувати, народжувати, вирощувати»), було утворене за зовсім іншою словотворчою моделлю: замість калькувати грецьке φύσις – а такою калькою, власне, і було б слово «природа» – церковнослов’янське «естество» насправді (1) повторює словотворчу модель слова «существо» (відповідно, від третьої особи однини дієслова «бути» – «есть», і від третьої особи множини – «суть»), і (2) тим самим майже калькує… грецьке οὐσία (субстантивований дієприкметник теперішнього часу від εἰμί «бути»). Втім, οὐσία в грецькому тексті Нового Завіту з’являється лише у фрагменті Лк. 15:12–13, де в старослов’янському тексті на її місці стоїть и3мёніе; що ж до часто вживаного у Новому Завіті φύσις, то воно перекладається виключно як «естество», як це можна побачити з наступних типових прикладів: Рим. 2:14 ὅταν γὰρ ἔθνη τὰ μὴ νόμον ἔχοντα φύσει τὰ τοῦ νόμου ποιῶσιν͵ οὗτοι νόμον μὴ ἔχοντες ἑαυτοῖς εἰσιν νόμος є3гдa бо kзhцы, не и 3мyще зак0на, є3стеств0мъ закHннаz творsтъ, сjи, зак0на не и 3мyще, сaми себЁ сyть зак0нъ

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PRYRODA, NATURA, YESTVO, YESTESTVO Les termes slaves pour nature  Oleksiy Panych Traduit par Pierre Deffontaines

La variété des termes slaves qui servent à désigner la nature est véritablement unique par comparaison avec le vocabulaire européen de l’Ouest. Le plus ancien de ces termes n’est ni природа (pryroda), ni натура (natura), mais le slavon естество (yestestvo), qui est entré en usage avec la traduction de la Bible en slavon (slavon méridional). La singularité de ce mot tient au fait que celui-ci, utilisé de manière systématique dans le texte liturgique slavon pour traduire le terme grec φύσις (qui vient de φύω, « pousser, naître, engendrer, élever »), est construit sur un tout autre modèle : au lieu d’un calque du grec φύσις – qui aurait donné le mot природа –, le slavon естество reprend en réalité le modèle de construction linguistique de существо (sushchestvo), « étant, un être » (ils sont construits à partir du verbe есть, « être », soit respectivement à partir de la troisième personne du singulier – есть [естество] – et de la troisième personne du pluriel – суть [существо]), si bien qu’il est donc presque le calque… du grec οὐσία (substantif fabriqué sur la forme substantivée du participe présent de εἰμί, « être », au féminin). Or, οὐσία n’apparaît dans le texte grec du Nouveau Testament que dans un seul passage (Luc 15, 12-13), où il est rendu en slavon par и3мёніе (imeniye), « propriété, état ». De son côté, φύσις, si souvent utilisé dans le Nouveau Testament, est toujours traduit par естество, comme on peut le constater dans les exemples caractéristiques suivants1 : Romains 2, 14 ὅταν γὰρ ἔθνη τὰ μὴ νόμον ἔχοντα φύσει τὰ τοῦ νόμου ποιῶσιν͵ οὗτοι νόμον μὴ ἔχοντες ἑαυτοῖς εἰσιν νόμος. Quand des non-Juifs, qui n’ont pas la loi, font naturellement (естеством) ce que prescrit la loi, ceux-là, qui n’ont pas la loi, sont une loi pour eux-mêmes. 1.  Traduction de la Nouvelle Bible Segond, 2002.

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OЛексій Панич Рим. 2:27 καὶ κρινεῖ ἡ ἐκ φύσεως ἀκροβυστία τὸν νόμον τελοῦσα σὲ τὸν διὰ γράμ ματος καὶ περιτομῆς παραβάτην νόμου и 3 њсyдитъ є ж 4 е t є3стествA неwбрёзаніе, зак0нъ совершaющее, тебE, и ж 4 е писaніемъ и 3 њбрёзаніемъ є3с и 2 престyпникъ зак0на 1 Кор. 11:14 οὐδὲ ἡ φύσις αὐτὴ διδάσκει ὑμᾶς ὅτι ἀνὴρ μὲν ἐὰν κομᾷ ἀτιμία αὐτῷ ἐστιν И # л и 2 и 3 не сaмое є3стество2 ўчи т 1 ъ вы2, ћкw мyжъ ќбw ѓще власы2 расти1тъ, безчeстіе є3мY є с4 ть Гал. 2:15 Ἡμεῖς φύσει Ἰουδαῖοι καὶ οὐκ ἐξ ἐθνῶν ἁμαρτωλοί Мы2 є3стеств0мъ їудeє, ґ не t kзы к6 ъ грBшницы Гал. 4:8 Ἀλλὰ τότε μὲν οὐκ εἰδότες θεὸν ἐδουλεύσατε τοῖς φύσει μὴ οὖσιν θεοῖς Но тогдA ќбw не вёдуще бGа, служи1сте не по є3стествY сyщымъ б0гwмъ Як. 3:7 πᾶσα γὰρ φύσις θηρίων τε καὶ πετεινῶν ἑρπετῶν τε καὶ ἐναλίων δαμάζεται καὶ δεδά μασται τῇ φύσει τῇ ἀνθρωπίνῃ всsко бо є3стество2 ѕвэрeй же и 3 пти1цъ, г†дъ же и 3 рhбъ, ўкрощaетсz и 3 ўкроти т 1 сz є3стеств0мъ человёческимъ

Сформована таким чином семантична сполука між «породженням», «існуванням» та «сутністю» супроводжуватиме, відкрито чи латентно, всю подальшу історію слова «естество» – а також його пізнішого українського нащадка, «єство», яке, втім, набуде трохи інших семантичних кордонів порівняно зі своїм церковнослов’янським/російським (пра) родичем. Але «усійний», «існувально-сутнісний» смисл «естества» проявиться у слововжитку лише згодом; середньовічні східнослов’янські тексти загалом вживатимуть слово «естество» лише для позначення створеного/породженого Творцем матеріального світу. Приміром, в «Шестодневі» Йоана Екзарха Болгарського (поч. X ст.) сказано: но пребывает твердь, якоже еи причастіе творець видЭлъ. и сuпротивнаго єстества мокраго и сухаго и пакы студенаго, и теплаго, съвокупи творець на едино сътвореньє и любовь (5а, с. 61). Аналогічно у пам’ятнику літератури XV століття «О земном устроении»: Врачь есть єстьству служитель и въ болЭзнехъ сподвижникъ (c. 196). Проте у текстах XVII століття вже виникають принаймні ситуативні зсуви вбік розуміння «естества» як узагальненої назви всіх істот, себто всього того, що взагалі

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Les termes slaves pour nature Romains 2, 27 [fin1] καὶ κρινεῖ ἡ ἐκ φύσεως ἀκροβυστία τὸν νόμον τελοῦσα σὲ τὸν διὰ γράμματος καὶ περιτομῆς παραβάτην νόμου. L’incirconcis de nature (естество) qui accomplit la loi ne te jugera-t-il pas, toi qui la transgresses tout en ayant la le,ttre de la loi et la circoncision ? 1 Corinthiens 11, 14 οὐδὲ ἡ φύσις αὐτὴ διδάσκει ὑμᾶς ὅτι ἀνὴρ μὲν ἐὰν κομᾷ ἀτιμία αὐτῷ ἐστιν. La nature (естество) elle-même ne vous enseigne-t-elle pas qu’il est déshonorant pour l’homme de porter des cheveux longs ? Galates 2, 15 Ἡμεῖς φύσει Ἰουδαῖοι καὶ οὐκ ἐξ ἐθνῶν ἁμαρτωλοί. Nous, nous sommes Juifs de naissance (естеством), nous ne sommes pas de ces pécheurs de non-Juifs. Galates 4, 8 Ἀλλὰ τότε μὲν οὐκ εἰδότες θεὸν ἐδουλεύσατε τοῖς φύσει μὴ ο,ὖσιν θεοῖς. Autrefois vous ne connaissiez pas Dieu et vous étiez esclaves de dieux qui, par nature (естество), n’en sont pas. Jacob 3, 7 πᾶσα γὰρ φύσις θηρίων τε καὶ πετεινῶν ἑρπετῶν τε καὶ ἐναλίων δαμάζεται καὶ δεδά μασται τῇ φύσει τῇ ἀνθρωπίνῃ. Toutes les espèces (естество, i.e. espèces dans la nature) de bêtes sauvages, d’oiseaux, de reptiles, d’animaux marins peuvent être domptées et ont été domptées par l’espèce humaine.

Ainsi formée, cette combinaison sémantique entre « engendrement », « existence » et « essence » accompagnera, de manière explicite ou latente, toute l’histoire du mot естество – comme celle du mot ukrainien plus tardif єство (yestvo) qui en provient, mais qui acquerra des frontières sémantiques quelque peu différentes de son (lointain) parent slavon/russe. Le sens de « substance-essence » et d’« existence-essence » pour естество n’apparaît que plus tard. Les textes slavons du Moyen Âge n’utiliseront естество que pour désigner ce qui est créé/engendré par le Créateur du monde matériel. Dans l’Hexameron de Jean Exarque de Bulgarie (xe siècle), on lit : « Ainsi la Terre est telle que le Créateur l’a donnée. Et ce qui est opposé par nature (естество), l’humide et le sec, tout comme le chaud et le froid, le Créateur les a réunis en une seule création et un seul amour. » De la même manière, dans un monument de la littérature de xve siècle (De l’organisation du monde), on trouve (p. 196) : « Le médecin est le serviteur de la nature (естество) et aide à combattre les maladies. » Mais au xviie siècle déjà, au gré des usages, se produit un déplacement vers une compréhension d’естество comme nom général de l’ensemble des êtres, c’est-à-dire de tout ce qui existe – ce 201

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існує – про що свідчить, наприклад, такий фрагмент зі «Сказанія Авраамія Паліцина»: И сего ради во вторый годъ злэйши того бысть, такожде и въ третіе лэто; и всzкому естеству охъ и горе, восклицающе (гл. 2, с. 10-11). У тому ж XVII столітті східнослов’янський (насамперед український) лексикон, цього разу під впливом латини (як безпосереднім, так і за посередництвом польської), збагачується двома іншими лексичними одиницями, «натура» та «природа». Перше з них, зокрема, вже на початку XVII століття реєструє «Лексіконъ славенорωсскїй» Памви Беринди (Київ, 1627): «Єстєство: Прирождєньє, сє нарєчєся от єже єстъ, так же власность, натура». Безумовно, від згаданого Бериндою «прирождєньє» залишався хіба крок і до слова «природа», яке увійшло в активний інтелектуальний ужиток не пізніше першої третини XVIIІ століття. Упродовж усього XVIII століття три вказаних терміни – «естество», «натура», «природа» – співіснують в тих самих творах, що призводить до поступового розмежування семантико-стилістичних нюансів їхнього застосування. Так, у В.  Татищева («Разговор двух приятелей о пользе науки и училищах», 1733) широко зустрічаються, без чіткого смислового розрізнення, «естество» та «природа» (хоча в першому з них трохи більше відлунює значення «суть», «сутність»), і лише одного разу зустрічається похідне від «натура»: Ум мы имянуем силы души, в котором просто смысл разумеется, и сие частию протчим животным свойственно быть разумеем, в людех же и глупейших по природе ум есть… (відповідь 16). Но понеже оные различными образы в людях смешанны так, как его крови, иное имянуют природность, латински натурел, сие же умеренность, латински темперамент, в котором различные степени полагают, и знаменуют ингениум в кратком разумении ту можность ума, которую мысли, еже греческии идеи зовется… (відповідь 20). Суждение разумеется двоякое, то есть едино природное, которое и в глупейшем человеке видимо… (відповідь 21). Вы сами не отречете, что всякое зло или злодеяние есть по естеству и закону грех, зане добру, то есть божию определению, противится… (відповідь 23). Весьма же полезно знать свойство вещей по естеству, что ис чего состоит, по которому рассуждать можно, что ис того происходит и приключается, а чрез то

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qu’atteste par exemple ce fragment de la Légende d’Abraham Palitsyne : « Et pour cette raison les choses allaient de mal en pis pour la deuxième année, et ainsi en fut-il durant la troisième année ; et il portait le malheur de chaque être (естество), en criant […] » (chap. 2, p. 10-11). Au xviie  siècle également le vocabulaire slavon (principalement l’ukrainien), cette fois sous l’influence du latin (directement et par l’intermédiaire du polonais), s’enrichit de deux autres entités linguistiques, натура (natura) et природа (pryroda). La première d’entre elles, en particulier, est répertoriée dès le début du xviie siècle par le dictionnaire slavon-russe de Pamwo Berynda (Kiev, 1627) : Yestestvo : « Ce qui est né tel, ce qui est tel par nature, ce mot provient d’“être”, qui signifie également “propriété, nature”. » Indubitablement, à partir du прирожденіє (prypozhdenye), « ce qui est né/est comme tel par nature », mentionné par Berynda, il ne restait plus qu’un pas vers le mot природа, qui sera franchi par son usage savant au plus tard durant le premier tiers du xviiie siècle. Tout au long du xviiie siècle, les trois termes évoqués – естество, натура, природа – coexistent dans les mêmes œuvres, qui mèneront graduellement vers une délimitation sémantico-stylistique des nuances de leurs emplois. Ainsi, dans les écrits de Vassili Tatishchev (Conversation de deux amis sur l’utilité de la science et des écoles, 1733), sont largement employés, sans différenciation précise de sens, естество et природа (même si le premier d’entre eux renvoie davantage au sens de суть, сутність [essence]), et on trouve seulement une seule fois un dérivé de натура : Nous dénommons «  intelligence  » les forces de l’âme, dans lesquelles nous comprenons simplement le sens ; et nous reconnaissons qu’elle est aussi propre partiellement aux autres animaux ; mais quand il s’agit des humains, même les plus bêtes l’ont par nature (по природе) […]. (Réponse 16) Mais puisque les formes dans les humains sont mélangées différemment, de même que leurs sangs, c’est cela même que nous nommons naturalité (природность), en latin naturel ; il en va ainsi également de la modération, en latin tempérament, dont nous rencontrons différents degrés parmi les hommes, et nous désignons par ingenium, pour une compréhension rapide, cette capacité de l’esprit qui est nommée pensées, en grec ideae [...]. (Réponse 20)2 Le jugement est compris d’une manière double, l’un est le jugement naturel (природное), qui est visible même chez l’être humain le moins intelligent [...]. (Réponse 21) Vous n’objecterez pas que chaque mal et crime est par nature (по естеству) et par loi un péché, puisqu’il est contraire au Bien, qui est déterminé par Dieu. (Réponse 23) Il est assez utile de connaître ce qui est propre aux choses par nature (по естеству) : qu’est-ce qui se compose de quoi ; à partir de là, il est possible de raisonner : qu’est-ce qui provient et advient de quoi ; et, grâce à cela, il devient possible de prévoir plusieurs 2. « Naturel » et « tempérament » sont des termes qui existent dans la version du latin utilisée en Russie au xviiie siècle. (NdT)

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OЛексій Панич многие будущие обстоятельства разсудить и себя от вреда предостеречь удобно. Сия наука гречески зовется физика, русскии естествоиспытание… (відповідь 51).

Водночас сучасник Татищева А. Кантемир у власних сатирах і авторських примітках до них (написаних упродовж 1730-х років) віддає однозначну перевагу слову «природа», розуміючи його у типовому для культури Просвітництва значенні узагальненого джерела «вроджених» людині якостей: Буде причину того спросишь у народа, Скажет, что с зачатия нашего природа Слабу душу нам дала, и к обману склонну, И подчиненну страстям; и что ту законну Над нами природы власть одолеть не можно. А. Кантемир, Сатира VII, 37–41.

У творі Г. Теплова «Знания, касающиеся вообще до философии, для пользы тех, которые о сей материи чужестранных книг читать не могут, собраны и изъяснены Григорием Тепловым» (СПб, 1751) термін «естество» зникає зовсім, натомість регулярно і, знов-таки, без жодного відчутного розрізнення вживаються терміни «природа» та «натура»: И думают обыкновенно, я чаю, что сие все происходит от натуры человека и что такой человек с тем будто и родился… (с. 210). Христианская богословия есть наилучшая философия к воспитанию человеческому потому, что и философия прямая ничего иного не научит, как только, как разум несовершенный по природе… (с. 211). …всякая тяжесть вниз опускается; железо на воде тонет; огонь жжет и прочие, ибо такие эксперименты сама натура нам показывает, которые мы понимаем помощию чувств наших (с. 230). …познание философское […] немало побуждает к разысканию дальней в натуре правды… (с. 246). …хотя человек, хотя скот да ежели удов к говорению не имеет, то и говорить не может, для того, что мы видим многих и людей, которые говорить не могут и с природы немы (с. 256). И не только от природы Божия дарования всякому равны, но и лета возраста самого и воспитание делают столько в нас разницы… (с. 262).

Нарешті, всі три терміни разом зустрічаються у Г. Сковороди, який на позір вживає їх усі як лексичні синоніми, але насправді все ж таки знаходить вельми цікаві ресурси для їхнього семантико-стилістичного розшарування.

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Les termes slaves pour nature cas futurs et ainsi de se prémunir opportunément contre le mal. Cette science se nomme en grec physique, et en russe épreuve de la nature (естествоиспытание) […]. (Réponse 51)

Au même moment, un contemporain de Tatishchev, Antioche Cantemir, dans ses propres satires et les notes de l’auteur qui les précèdent (écrites aux cours des années 1730), donne une préférence absolue au mot природа, en le comprenant dans un sens typique de la culture des Lumières comme la source des qualités « innées » de l’individu. Si tu interroges le peuple sur la cause (de ce penchant), Il te dira que la Nature (природа) nous a donné dès notre conception Un esprit faible, enclin à l’erreur, dominé par les passions ; et que le légitime pouvoir de la Nature (природа) sur nous est impossible à vaincre. A. Cantemir, Satire VII, 37-41

Dans l’œuvre de Grygoriy Teplov (Connaissance, touchant à la philosophie, à l’usage de ceux qui en la matière ne peuvent lire les livres étrangers, Saint-Pétersbourg, 1751), le terme естество disparaît complètement ; à sa place les termes природа et натура sont régulièrement utilisés, de nouveau sans aucune différence perceptible de sens : Et ils pensent souvent, je crois, que tout ce qui arrive provient de la nature (от натуры) de l’homme et que cet homme est et sera tel qu’il a été depuis sa naissance […]. (p. 210) La théologie chrétienne est la philosophie la plus apte à éduquer l’homme, parce que cette même philosophie [fin5] droite ne nous apprend rien d’autre que ceci : la raison, imparfaite par nature (по природе) […]. (p. 211) […] Tout ce qui est pesant tombe ; le métal coule au fond de l’eau ; le feu brûle, etc., ainsi la nature (натура) nous rend témoins d’expériences, que nous saisissons par le moyen de nos sens. (p. 230) Le savoir philosophique […] nous incite beaucoup à une recherche des vérités profondes dans la Nature (натура) […]. (p. 246) […] Qu’il soit un homme, ou qu’il soit une bête, s’il n’a pas la capacité de parler, il ne parlera pas, et nous pouvons voir ainsi de nombreuses personnes qui ne peuvent parler et sont muettes de nature (с природы). (p. 256) Et nous sommes si différents, non pas seulement à cause de notre nature (от природы) qui est un don de Dieu égal pour chacun, mais aussi à cause de notre âge ou même de notre éducation […]. (p. 262)

Enfin, on retrouve ces trois mots chez Hryhori Skovoroda qui les utilise apparemment comme des termes synonymes, mais chez lequel on trouve en réalité des ressources très intéressantes pour permettre leur ­différenciation stylisco-sémantique. Un des personnages de la Conversation de cinq voyageurs sur le véritable bonheur dans la vie (1770) explique à ses interlocuteurs : 205

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OЛексій Панич « “Natura” есть римское слово», – пояснює співрозмовникам один із персонажів «Разговора пяти путников о истинном щастіи в жизни» (1770), – «по нашему природа, или естество. Сим словом означается все-на-все, что только родится во всей мїра сего машинѣ. […] Сверх того, слово сїе “натура” не точїю всякое раждаемое и премѣняемое вещество значит, но и тайную економїю той присносущной силы, которая вездѣ имѣет свій центр, или среднюю главнѣйшую точку, а околичности своей нигдѣ так, как шар, которым оная сила живописью изображается: “Кто яко Бог?”» (с. 147–148).

Здається, що тут ми маємо справу з повною синонімією – як і в іншій славетній тезі Сковороди про співіснування двох начал у людині та світі: Если украшаешь и одѣваешь тѣло, не забывай и сердца. Два хлѣба, два домы и двѣ одежды, два рода всего есть: всего есть по двое, затѣм, что есть два человѣка в человѣкѣ одном и два отца, небесный и земный, и два миры, первородный и временный, и двѣ натуры, божественная и тѣлесная, во всем-на-всем… Если ж оба сїи естества смешать в одно и признавать одну только видимую натуру, тогда-то бывает родное идолопоклоненіе… Г. Сковорода, Разговор пяти путников…, с. 169–170.

Однак внаслідок відсутності чіткого лексичного розрізнення у Сковороди, безумовно, наявна різниця граматико-стилістична, пов’язана з тим, що терміни «природа» та «натура», належачи до граматичного жіночого роду, добре пасують до їхнього застосування в метафорах народження, тоді як «естество», належачи до граматичного середнього роду, годиться, навпаки, для узагальненого позначення Божественної сутності поза межами бінарної опозиції «чоловіче/жіноче». Через це «естество» жодним чином не може заступити «натуру» чи «природу», коли Сковороді йдеться про узагальнену ним світову силу породження, що являє собою, сказати б, «жіночій бік» Божественного, тоді як «Бог», «отець» і «начало» являють собою, навпаки, «чоловічий бік» цієї ж самої трансцендентної сили: Она назівается натурою потому, что все наружу происходящее или раждаемое от тайных неограниченных ея нѣдр, как от всеобщей матери чрева, временное свое имѣет начало. А понеже сїя мати, раждая, ни от кого не принимает, но сама собою раждает, для того называется и отцом, и началом, ни начала, ни конца не имущим, ни от мѣста, ни от времени не зависящим… Г. Сковорода, Разговор пяти путников… , с. 148.

І навпаки, буквально за кілька речень потому «естество» заступає місце «натури», коли від спів-протиставлення чоловічого і жіночого аспектів Божественного Сковорода переходить до його узагальнено-філософського позначення: На что ты, – говорит Бог Мойсею, – спрашиваешь о имени моем? Если можеш сквозь матерїалной мрак прозрѣть тое, что всегда – вездѣ – было – будет – есть: вот мое имя

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Les termes slaves pour nature Natura est un terme latin qui donne dans notre langue природа ou естество. Par ce mot est signifié l’ensemble de tout ce qui est né dans la machine de ce monde. [...] À part cela, ce mot – натура – signifie non seulement tout ce qui naît et change, mais aussi une économie secrète de cette force éternelle et essentielle, qui a partout son centre, ou son point moyen principal, mais qui n’a nulle part sa circonférence, comme cette sphère par laquelle elle est représentée dans la peinture : « Qui est semblable à Dieu ? » (p. 147-148)3

Il semble que nous ayons ici affaire à de parfaits synonymes – comme dans l’autre thèse célèbre de Skovoroda sur la coexistence de deux principes de l’homme et du monde : Si tu embellis et habilles ton corps, n’oublie pas ton cœur. Deux pains, deux maisons et deux vêtements, en chaque chose il y a deux genres : tout est deux, parce qu’il y a deux hommes dans un homme, et deux pères, un dans le ciel et l’autre sur la terre, et deux mondes, l’un originel et l’autre temporel, et deux natures (натуры), l’une divine et l’autre corporelle, et ainsi en est-il de toute chose… Lorsque ces deux natures (естества) sont mélangées en une seule et qu’une seule et même nature visible (натуру) est reconnue, alors il s’agit d’une idolâtrie familière […]. (p. 169-170)

Cependant, malgré l’absence de distinction lexicale claire chez Skovoroda, il existe ici une différence grammatico-stylistique, liée au fait que les termes природа et натура, de par leur genre grammatical féminin, conviennent bien à leur emploi dans les métaphores de la naissance, alors qu’естество, de genre neutre, correspond, au contraire, au sens plus vaste d’Essence divine, par delà l’opposition binaire « masculin/féminin ». Pour cette raison, естество ne peut en aucune manière remplacer натура ou природа, lorsque Skovoroda évoque la force générale et universelle d’engendrement, qui se présente elle-même comme ce qui pourrait être appelé le « côté féminin » de la Divinité, tandis que « Dieu », « père » et « principe », représente, en revanche, le « côté masculin » de cette même force transcendantale : Elle s’appelle nature (натура) parce que tout ce qui provient et naît de ses entrailles profondes et mystérieuses, comme du sein de la mère universelle, a un commencement temporel. Et puisque cette mère, en engendrant, ne prend rien à personne, mais engendre par elle-même, pour cette raison elle se nomme aussi père et principe, n’ayant ni début, ni fin, ne dépendant ni du lieu, ni du temps […]. (p. 148)

Et, par contraste, естество prend la place de натура dans les quelques phrases où Skovoroda passe de l’opposition entre les aspects masculins et féminins de la Divinité à sa détermination philosophique générale : Dieu parle ainsi à Moïse : « Que veux-tu savoir sur mon nom ? Si, à travers les ténèbres matérielles, tu peux distinguer ce qui, toujours et partout, fut, est et sera : voilà mon nom et ma nature (естество). Mon nom est en ma nature (естество), qui est elle-même 3.  « Qui est semblable à Dieu ? », telle est la traduction du nom hébreu de l’archange Michel, et la phrase qui lui est souvent attribuée. L’iconographie chrétienne le représente terrassant le dragon. (NdT)

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OЛексій Панич и естество. Имя в естествѣ, а оно в имени. […] Знать мене и мое имя – все то одно; имя мое и я – одно то; аз есмь тот, что есмь; аз есмь сый. Г. Сковорода, Разговор пяти путников… , с. 148.

Як видно з наведених фрагментів, значення «сутності» могло до певної міри приєднуватися до значення (об’єктів) «породженого/створеного світу» й у слові «природа» (звідси поточний вислів «природа людини», що бере свій початок саме у текстах XVIII століття), й у слові «естество» – причому в останньому разі, як-от у щойно цитованому фрагменті Сковороди, наголошування на «сутнісному» аспекті «естества» спиралося на цілком прозорі етимологічні підстави. Ще більше до «сутності» та ще далі від φύσις просунувся український аналог «естества», єство, який цілковито заступає місце «естества» в сучасних українських перекладах тих-таки текстів Сковороди («понашому природа або єство», «ось моє ім’я та єство», «Ім’я у єстві, а воно в імені» тощо /пер. В. Шевчука/). Проте зміст тексту Сковороди через це до певної міри змінюється, оскільки, за свідченням сучасних тлумачних словників української та російської мови, «єство» та «естество» мають трохи різні семантичні межі: перше з них розкривається словниками лише через посилання на «сутність» та «сукупність властивостей», без жодної згадки про слово «природа», а друге, навпаки, описується через посилання, поряд із «суттю, сутністю», насамперед якраз на «природу» й «природні ознаки» (у словниках Ушакова та Єфремової це значення названо першим, у словнику Ожегова другим). Відтак читач, що знайомиться з текстом Сковороди в сучасному українському перекладі, сприймає цитовані вислови в трохи іншому семантичному контексті, ніж той, що його подає власний текст Сковороди XVIII століття. Наскільки відомо, українське «єство» досі не стало предметом спеціальної філософської рефлексії. Що ж до російського «естество», то воно, здебільшого на правах свідомо вжитого архаїзму, подеколи зустрічається й у російськомовних філософських текстах XX століття. Подібне вживання подибуємо, зокрема, на самому початку «Філософії свободи» М. Бердяєва: В основе «философии свободы» лежит деление на два типа мироощущения и мироотношения – мистический и магический. Мистика пребывает в сфере свободы, в ней – трансцендентный прорыв из необходимости естества в свободу божественной жизни. Магия еще пребывает в сфере необходимости, не выходит из заколдованности естества. Н. Бердяев, Философия свободы , предисловие.

У сучасній російській філософській літературі спробу відновити «естество» як засадниче поняття онтологічної рефлексії здійснив Ю. М. Романенко, для якого «философское стремление воплощается в 208

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Les termes slaves pour nature en mon nom. […] Me connaître et connaître mon nom est une seule et même chose ; mon nom et moi ne font qu’un. Et je suis ainsi que je suis ; et je suis celui-là. » (ibid.)

Comme on le voit dans les passages ci-dessus, le sens d’« essence » pourrait très bien être rattaché, dans une certaine mesure, au sens (des objets) « du monde engendré/créé », dans le mot природа (de là vient l’expression природа людини, « nature humaine », qui commence à apparaître dans les textes du xviiie siècle), comme dans le terme естество. De plus, pour ce dernier, dans l’extrait de Skovoroda cité plus haut, l’accent mis sur естество entendu comme « essence » repose entièrement sur une base étymologique. Toujours plus proche « d’essence » et plus loin de φύσις, le terme ukrainien єство (yestvo), analogue au russe естество, se substitue complètement à естество dans les traductions ukrainiennes modernes des textes de Skovoroda (« qui donne dans notre langue природа ou єство », « voilà mon nom et ma nature (єство) », « mon nom est en ma nature (єство), qui est elle même en mon nom », etc., traduction ukrainienne de V. Shevchuk). Mais le sens du texte de Skovoroda s’en trouve changé dans la mesure où, selon les dictionnaires actuels de langues ukrainienne et russe, єство et естество ont des frontières sémantiques légèrement différentes : le premier n’est expliqué dans les dictionnaires que par un renvoi au terme сутність, « essence », et à сукупність властивостей, « l’ensemble des propriétés », sans aucune mention du mot природа ; en revanche, le second est décrit, tout comme суть, сущность, « essence, substance », avant tout par un renvoi à природа et природное свойство, « caractéristique naturelle » (dans les dictionnaires d’Ushakov et Yefremovoy, ce sens est premier, dans le dictionnaire d’Ojegov, second). Le lecteur qui découvre le texte de Skovoroda dans sa traduction ukrainienne, perçoit donc ces expressions dans un contexte sémantique un peu différent de celui qu’il a dans le texte de Skovoroda lui-même au xviiie siècle. À notre connaissance, le mot ukrainien єство n’a fait l’objet jusqu’ici d’aucune réflexion philosophique spécifique. Quant au mot russe естество, on le connaît principalement comme un archaïsme, employé dans quelques textes philosophiques russes du xxe siècle. Il en va ainsi, en particulier, au début de la Philosophie de la liberté de Nicolas Berdiaev (Moscou, 1989) : Au fondement de la « philosophie de la liberté » repose un partage entre deux types païens de perception du monde et de relation au monde – la mystique et la magie. La mystique réside dans le domaine de la liberté, en elle réside un élan transcendant depuis la nécessité de la nature (естества) jusqu’à la liberté de la vie divine. La magie réside seulement dans le domaine de la nécessité, elle ne provient pas de l’enchantement de la nature (естества).

Dans les écrits philosophiques russes actuels, U. N. Romanenko essaye de renouveler le concept d’естество pour en faire une notion fondamentale de 209

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двух типах знания: онтология знает бытие, метафизика знает естество» (с. 15), притому що «бытие» та «естество» розглядаються автором як дві взаємно доповнюваних «маніфестації Абсолюта» (с. 17). Вочевидь, як і в Г. Сковороди, «естество» тут не є взаємозамінним ані з «сутністю», ані з «природою» чи «натурою» – а отже, цей, здавалося б, цілком архаїчний термін досі зберігає для російськомовної філософії свою евристичну потужність.

БІБЛІОГРАФІЯ БЕРДЯЕВ Н. Философия свободы; Смысл творчества. – М., 1989. Великий тлумачний словник сучасної української мови. –К.: Ірпінь, 2005. Большой современный толковый словарь русского языка / ред. Т.Ф. Ефремова. – М., 2006. КАНТЕМИР А. Д. Собрание стихотворений. – Л., 1956. ПАМВО БЕРИНДА. Лексіконъ славенорωсскїй. Памятники литературы Древней Руси. XII век. – М., 1980. Памятники литературы Древней Руси. Вторая половина XV века. – М., 1982. ОЖЕГОВ С. И., ШВЕДОВА Н. Ю. Толковый словарь русского языка. – М., 1992. РОМАНЕНКО Ю. М. Бытие и естество: онтология и метафизика как типы философского знания. – СПб., 2003. Сказаніе о осадѣ Троицкаго Сергіева монастыря… сочиненное… АВРААМІЕМЪ ПАЛИЦЫНЫМЪ. Изданіе второе. М., 1822. СКОВОРОДА Г. Разговор пяти путников о истинном щастіи в жизни // СКОВОРОДА Г. Вірші. Поезії. Байки. Діалоги. Трактати. Притчі. Прозові переклади. Листи. – К., 1983. СКОВОРОДА Г. Розмова п’яти подорожніх про істинне щастя в житті / Переклад Валерія Шевчука // http://www.utoronto.ca/elul/Skovoroda/Rozmova5.html. ТАТИЩЕВ В. Н. Избранные произведения. – Л., 1979. ТЕПЛОВ Г. Знания, касающиеся вообще до философии, для пользы тех, которые о сей материи чужестранных книг читать не могут, собраны и изъяснены Григорием Тепловым. – Философский век. Альманах. Вып. 3. Христиан Вольф и русское вольфианство. / Отв. редакторы Т. В. Артемьева, М. И. Микешин. — СПб., 1998. — С. 207-289. УШАКОВ Д. Н. Толковый словарь русского языка: В 4 т. – М., 2000. Шестоднев Иоанна Болгарского. Ранняя русская редакция. Изд. подг. Г.  С. БАРАНКОВА. М.: Индрик, 1998.

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Les termes slaves pour nature

l’ontologie réflexive. Pour lui, « le désir philosophique s’incarne dans deux types de connaissance : l’ontologie qui connaît l’être (бытие), la métaphysique qui connaît l’essence (естество) » (L’Être et l’Essence : ontologie et métaphysique comme types de connaissance philosophique, 2003, SaintPétersbourg, p. 15, en russe). « Être (бытие) » et « essence (естество) » sont considérés par l’auteur comme deux « manifestations de l’Absolu » (p. 17) mutuellement complémentaires. Clairement, comme chez Skovoroda, естество n’est ici interchangeable ni avec le russe сущность, « essence », ni avec природа ou натура, « nature ». Ainsi, ce terme archaïque garde, semble-t-il, sa valeur heuristique pour la philosophie de langue russe.

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AUTEURS ET TRADUCTEURS Dina Ali, diplômée de la Faculté des langues au Caire, occupe le poste de rédactrice et traductrice pour le site web de la Bibliothèque d’Alexandrie. Elle a notamment traduit ou co-traduit : Les Frères musulmans en Europe de Samir Amghar (Bibliothèque d’Alexandrie, 2012) ; Dépression post-révo­ lutionnaire ou transition démocratique ? de Guillaume Mazeau (Al-Ahram/ Le Monde diplomatique, 2013) et « La Philosophie arabe, de ses origines grecques à sa présence européenne » d’Ali Benmakhlouf (Rue Descartes, 2014) Elle traduit actuellement en arabe le livre de Samir Amghar, Les Islamistes au défi du pouvoir : évolutions d’une idéologie. Emily Apter est professeur de littérature française et comparée à New York University. Elle a publié récemment Against World Literature. On The Politics of Untranslatability (Verso, 2013) et coédité, avec Jacques Lezra et Michael Wood, l’édition anglaise du Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles [Dictionary of Untranslatables. A Philo­ sophical Lexicon] (Princeton University Press, 2014). Marianne Babut, enseignante et traductrice de l’arabe, a été traductrice de sciences humaines pour l’Ambassade de France en Syrie. Elle a traduit le documentaire Comme si nous attrapions un Cobra de Hala Abdallah (2012), le roman de l’Égyptien Mohamed Al Fakharani La Traversée du KO (Le Seuil, 2014) ou encore le témoignage de l’opposant syrien Yassine Haj Saleh À nous la délivrance ! (titre provisoire, à paraître aux Prairies ordinaires en 2015). Alexander Baumgarten est maître de conférences à l’Université de Cluj, où il dirige le Centre d’études antiques et médiévales. Traducteur d’Aristote  – Traité de l’âme (Humanitas, 2005) –, il participe également à la traduction en roumain des Ennéades de Plotin et de la Somme théologique de Thomas d’Aquin. Il a notamment publié : Saint Anselme et le principe de la hiérarchie (en roumain, Polirom, 2003), traduit en français aux éditions Zeta Book en 2012 ; L’École du loisir (en roumain, Galaxia Gutenberg, 2006). Il codirige la traduction en roumain du Dictionnaire des intraduisibles. 213

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Philosopher en langues

Ali Benmakhlouf est professeur de philosophie à l’Université de Paris Est-Créteil. Le fil directeur de ses recherches est la logique, l’histoire et la philosophie de la logique et, plus récemment, la bioéthique. Des études sur Gottlob Frege (PUF, 1997 ; Vrin, 2002), Bertrand Russell (PUF, 1996 ; Les Belles Lettres, 2004), Al Fârâbî (Le Seuil, 2007) et Averroès (Vrin, 2000), jalonnent son parcours. Il codirige la traduction en arabe du Vocabulaire européen des philosophies (volume paru Philosophie politique, 2012). Luisa Buarque enseigne l’histoire de la philosophie ancienne à la Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro. Elle travaille sur la relation entre les dialogues de Platon et la poésie grecque ancienne, ainsi que sur la philosophie du langage dans l’Antiquité. En 2011, elle a publié Les Armes comiques (Hexis, 2011), une enquête sur les rapports entre le Cratyle de Platon et la comédie ancienne. Elle coédite l’adaptation brésilienne du Dictionnaire des intraduisibles. Judith Butler, titulaire de la chaire Maxine Elliot, enseigne la littérature comparée et la théorie critique à l’Université de Californie à Berkeley. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages sur le genre, l’éthique et la philosophie politique. Elle a été récipiendaire de la bourse Mellon pour les sciences humaines et du prix Adorno en 2012. Barbara Cassin (CNRS), philologue et philosophe, est spécialiste de philosophie grecque et travaille sur les pratiques discursives (philosophie, rhétorique, sophistique, traduction). Elle a notamment dirigé le ­Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles (Le Seuil/ Le Robert, 2004). Son dernier ouvrage porte sur La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? (Autrement, 2013). En 2012, elle a reçu le grand prix de philosophie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Pierre Deffontaines est ethnographe. Formé à la sociologie et à l’anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales, il prépare aujourd’hui une thèse de doctorat à l’Inra-Dijon sur la précarité du travail salarié et l’économie domestique dans les villages ukrainiens. Myrto Gondicas, helléniste, traductrice (principalement de théâtre), s’intéresse aux œuvres du répertoire grec, ancien et moderne. Elle a dirigé l’anthologie Auteurs dramatiques grecs d’aujourd’hui. Miroirs tragiques, fables modernes (Éditions théâtrales/Maison Antoine Vitez, 2014) et participe à l’édition de l’œuvre posthume de Cornelius Castoriadis (Le Seuil/ Éditions du Sandre). Nada Herzallah, doctorante à l’Université libanaise (École doctorale des lettres et des sciences humaines et sociales), prépare une thèse intitulée 214

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Auteurs et traducteurs

« Néologismes et emprunts dans les œuvres arabes traduites en français ». Elle enseigne aussi le français à l’Université libanaise, dirige l’une des trois branches d’un centre d’accompagnement scolaire et s’intéresse à la traduction.  Mohamed Sghir Janjar, anthropologue, spécialiste des faits religieux dans le monde arabe contemporain, est aussi traducteur de textes anthropologiques et philosophiques. Il a coordonné, avec Ali Benmakhlouf, la traduction arabe du Vocabulaire européen des philosophies (volume paru Philosophie politique, 2012). Directeur-adjoint de la Fondation du Roi Abdul-Aziz pour les études islamiques et les sciences humaines à Casablanca, il assure notamment la direction des revues Prologues et Al-Madrassa Al-Maghribiya, et de la collection « Religion et société ». David Lemler est agrégé de philosophie et enseigne actuellement à l’Université de Strasbourg. Ses recherches doctorales portent sur la philo­sophie juive médiévale. Il a notamment traduit de l’hébreu et présenté L’Accord de la Torah et de la philosophie de Shem Tov Falaquera (Hermann, 2014), un texte philosophique du xiiie siècle inspiré par le Discours décisif d’Averroès. Adi Ophir, philosophe, spécialiste de théorie politique et de philosophie continentale contemporaine, est directeur du Lexicon for Political Theory du Minerva Humanities Center à l’Université de Tel Aviv ; il est le fondateur et l’éditeur de Maft’akh : Lexical Review of Political Theory, et a notamment publié Divine Violence : Two Essays on God and Disaster (en hébreu, The Van Leer Jerusalem Institute, 2013) et The Order of Evils (Zone Books, 2005). Il entreprend l’adaptation en hébreu du Vocabulaire européen des philosophies. Oleksiy Panych est philosophe, avec une formation en littérature et une longue expérience en sciences de la culture et de l’éducation. Depuis 2009, il est également traducteur de textes de philosophie et de théologie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages d’histoire de la philosophie (en particulier sur le scepticisme dans la philosophie anglaise contemporaine), d’histoire de la littérature russe (Pouchkine, Tchékov) et de logique. Il participe activement à l’adapation du Vocabulaire européen des philosophies en langues slaves. Rosie Pinhas-Delpuech, née à Istanbul, de culture et de formation françaises, a enseigné la philosophie et la littérature française en Israël. De retour en France en 1984, elle se consacre à plein temps à la traduction littéraire et à l’écriture. Directrice de la collection « Lettres hébraïques » chez Actes Sud, elle a publié une centaine de traductions de l’hébreu, une trilogie sur ses langues, Insomnia (Actes Sud, 1998), Suite byzantine et Anna, une histoire 215

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Philosopher en langues

française (Bleu autour, 2003, 2007). Elle a reçu le prix Alberto Benveniste en 2014 pour l’ensemble de son œuvre. Hélène Quiniou, traductrice et membre du comité de rédaction de la Revue des livres, est impliquée dans la traduction française de la French Theory américaine. Elle a notamment traduit Stuart Hall, Lorraine Daston et Peter Galison, Emily Apter et Robert J. C. Young. Elle prépare un Ph. D. à Columbia University sous la direction de Souleymane Bachir Diagne. Rossella Saetta Cottone (CNRS), philologue et helléniste, spécialiste de théâtre, travaille sur les poétiques de la comédie et de la tragédie anciennes ainsi que sur la réception des philosophies présocratiques dans le théâtre athénien de la fin du ve siècle. Elle a publié Aristofane e la poetica dell’ingiuria (Carrocci, 2005), une traduction commentée des Thesmophories d’Aristophane (De Boccard, 2014), et codirigé le volume Poésie et philosophie. Socrate et les « Présocratiques » dans les Nuées d’Aristophane (Rue d’Ulm, 2013). Elle codirige l’adaptation italienne du Dictionnaire des intraduisibles. Fernando Santoro, philosophe et poète, est professeur au Département de philosophie à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Spécialiste de philo­ sophie grecque et d’esthétique, il a notamment publié Arqueologia dos Prazeres (2007) et Os Filósofos Épicos : Xenófanes e Parménides (2011). Il dirige la traduction brésilienne du Dictionnaire des intraduisibles. Constantin Sigov est professeur à l’Université Mohyla de Kiev et directeur du Centre européen de recherches en sciences humaines. Ses publi­cations portent sur l’axiologie, l’éthique et la philosophie du christianisme. Il dirige et édite l’adaptation ukrainienne du Vocabulaire européen des philo­ sophies (trois volumes parus), avec l’aide d’un collectif composé d’Andriy Vasylchenko, Andrii Baumeister, Oleg Khoma, Oleksiy Panych, Yuri Vestel et Sergiy Yosypenko. Massimo Stella, philologue, philosophe et comparatiste, enseigne à l’Université de Pavie-Crimta. Il travaille sur Platon et la réception du « platonisme politique » dans la pensée contemporaine, ainsi que que sur le théâtre grec et sa réception dans la dramaturgie moderne et contemporaine. Il a récemment publié Il romanzo della regina. Shakespeare e la scrittura della sovranità (Bulzoni, 2014) et codirige l’adaptation italienne du Dictionnaire des ­intraduisibles. Assaf Tamari est doctorant au Goldstein-Goren Department of Jewish Thought de l’Université Ben-Gourion du Néguev (Israël) et travaille sur l’histoire intellectuelle juive du début de la modernité. Ses recherches portent sur les rapports entre kabbale et science dans la Safed ottomane, et sur la 216

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Auteurs et traducteurs

conception de l’action dans la première modernité. Il écrit également sur la théologie politique à l’œuvre en Israël/Palestine et ses généalogies. Anca Vasiliu est directrice de recherche au CNRS (Centre Léon Robin de recherches sur la pensée antique). Elle dirige la revue de philosophie ancienne Chôra. Ses travaux portent sur le statut de l’image dans la pensée ancienne, ainsi que sur les théories de l’âme, de l’intellection et du langage dans la tradition platonicienne. Elle a notamment publié Dire et voir. La parole visible du Sophiste (Vrin, 2008) ; Eikôn. L’image dans le discours des trois Cappadociens (PUF, 2010) ; Images de soi dans l’Antiquité tardive (Vrin, 2012). Elle codirige la traduction en roumain du Dictionnaire des ­intraduisibles.

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DANS LA MÊME COLLECTION

Homère, Horace, le mythe d’Œdipe, les Sentences de Sextus, ELA l, 1979, 128 pages. Questions de sens, ELA 2, 1982, 144 pages. Le Texte et ses représentations, ELA 3, 1987, 188 pages. Le Monde du roman grec, textes édités par Marie-Françoise Baslez, Philippe Hoffmann et Monique Trédé, ELA 4, 1992, 360 pages. L’Invention de l’autobiographie d’Hésiode à saint Augustin, textes édités par MarieFrançoise Baslez, Philippe Hoffmann et Laurent Pernot, ELA 5, 1993, 336 pages. Le Concept de nature à Rome. La physique, textes édités par Carlos Lévy, ELA 6, 1996, 272 pages. Antiquités imaginaires. La référence antique dans l’art moderne de la Renaissance à nos jours, textes édités par Philippe Hoffmann et Paul-Louis Rinuy, ELA 7, 1996, 272 pages. Le Rire des Anciens, textes édités par Philippe Hoffmann et Monique Trédé, ELA 8, 1998, 332 pages. Images romaines, textes édités par Clara Auvray-Assayas, ELA 9, 1998, 320 pages. Théories de la phrase et de la proposition de Platon à Averroès, textes édités par Philippe Büttgen, Stéphane Diebler et Marwan Rashed, ELA 10, 1999, 352 pages. Le Censeur et les Samnites. Sur Tite-Live, livre IX, textes édités par Dominique Briquel et Jean-Paul Thuillier, ELA 11, 2001, 212 pages. Cicéron et Philodème. La polémique en philosophie, textes édités par Clara AuvrayAssayas et Daniel Delattre, ELA 12, 2001, 448 pages. Skhèma/Figura. Formes et figures chez les Anciens. Rhétorique, philosophie, littérature, textes édités par Maria Silvana Celentano, Pierre Chiron et MariePierre Noël, ELA 13, 2004, 384 pages. Ariane et Dionysos. Un mythe de l’amour conjugal, Claude Vatin, préface de Jacqueline de Romilly, ELA 14, 2004, 144 pages. L’Invention de l’histoire politique chez Thucydide, Jacqueline de Romilly, préface de Monique Trédé, textes édités par Dimitri Kasprzyk, ELA 15, 2005, 272 pages. Réceptions antiques. Lecture, transmission, appropriation intellectuelle, textes édités par Lætitia Ciccolini, Charles Guérin, Stéphane Itic et Sébastien Morlet, ELA 16, 2006, 192 pages. Couleurs et matières dans l’Antiquité. Textes, techniques et pratiques, études réunies par Agnès Rouveret, Sandrine Dubel et Valérie Naas, ELA 17, 2006, 304 pages. Identités romaines. Conscience de soi et représentations de l’autre dans la Rome antique, textes édités par Mathilde Simon, ELA 18, 2011, 288 pages.

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Rubor et Pudor. Vivre et penser la honte dans la Rome ancienne, textes édités par Renaud Alexandre, Charles Guérin et Mathieu Jacotot, ELA 19, 2012, 144 pages. Les Chrétiens et l’hellénisme. Identités religieuses et culture grecque dans l’Antiquité tardive, textes édités par Arnaud Perrot, ELA 20, 2012, 276 pages. Comédie et philosophie. Socrate et les « Présocratiques » dans les Nuées d’Aristophane, sous la direction d’André Laks et Rossella Saetta Cottone, ELA 21, 2013, 260 pages. Lucien de Samosate, Portrait du sophiste en amateur d’art, édition de Sandrine Dubel d’après la traduction d’Eugène Talbot, postface de Jackie Pigeaud, ELA 22, 2014, 240 pages.

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Mise en pages TyPAO sarl 75011 Paris

Imprimerie France Quercy Numéro d’impression : 00000 Dépôt légal : novembre 2014

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