Noblesses transrégionales: Les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie et xviie siècle) 9782503582993, 9782503583006

Le caractère pan-européen des guerres de religion suscite des questions sur l’incidence des frontières et le rôle des ac

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Noblesses transrégionales: Les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie et xviie siècle)
 9782503582993, 9782503583006

Table of contents :
Front Matter
Yves Junot & Violet Soen. Au-delà de Château-Porcien et Montcornet
Jonathan Spangler. Les usages des petites souverainetés dans la construction de l’identité aristocratique
Aurélien Behr. La seigneurie souveraine de Sedan
Alain Joblin. Une noblesse sur la frontière
Olivia Carpi. L’incidence de la frontière sur les relations confessionnelles
Odile Jurbert. Élever sa maison et s’engager pour la cause réformée
Gustaaf Janssens. Un noble ambitieux entre guerre et paix pendant la Révolte des Pays-Bas
Violet Soen. Les limites du « devoir de révolte » aux Pays-Bas
Sanne Maekelberg & Pieter Martens. Matérialiser sa noblesse sur la frontière des anciens Pays-Bas avec la France
Violet Soen. Négocier la paix au-delà des frontières pendant les guerres de religion
Tomaso Pascucci. Le rôle des femmes dans les ambitions transrégionales d’un prince calviniste, Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539–1567)
Sylvia van Zanen. « Je me sens infiniment vostre obligée »
Anne Mieke Backer. La quête d’un nouvel aménagement des jardins par Marie de Brimeu, princesse de Chimay et Porcien (c. 1550–1605)
Nette Claeys & Violet Soen. Les Croÿ-Havré entre Lorraine et Pays-Bas
Yves Junot & Violet Soen. Noblesses transrégionales
Odile Jurbert. Édition du contrat de mariage d’Antoine de Croÿ et de Catherine de Clèves (le 4 octobre 1560) et du testament d’Antoine de Croÿ (le 28 avril 1567)
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Noblesses transrégionales

Burgundica XXX

Publié sous la direction de Jean-Marie Cauchies Centre européen d’études bourguignonnes (xive–xvie s.)

Noblesses transrégionales Les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie–xviie siècle)

Sous la direction de Violet Soen et Yves Junot

F

Collection BURGUNDICA Peu de périodes, de tranches d’histoire ont suscité et continuent à susciter auprès d’un large public autant d’intérêt voire d’engouement que le « siècle de Bourgogne ». Il est vrai qu’à la charnière de ce que l’on dénomme aussi vaguement que commodément « bas moyen âge » et « Renaissance », les douze décennies qui séparent l’avènement de Philippe le Hardi en Flandre (1384) de la mort de Philippe le Beau (1506) forment un réceptacle d’idées et de pratiques contrastées. Et ce constat s’applique à toutes les facettes de la société. La collection Burgundica se donne pour objectif de présenter toutes ces facettes, de les reconstruire – nous n’oserions écrire, ce serait utopique, de les ressusciter – à travers un choix d’études de haut niveau scientifique mais dont tout « honnête homme » pourra faire son miel. Elle mettra mieux ainsi en lumière les jalons que le temps des ducs Valois de Bourgogne et de leurs successeurs immédiats, Maximilien et Philippe de Habsbourg, fournit à l’historien dans la découverte d’une Europe moderne alors en pleine croissance. Illustration de couverture: Adrien de Montigny, Villaige et chasteau de Moncornet, gouache dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, redigee au vray par escript, et selon le contenu des tous les vieulx titres et chartres trouvees et delaissees par les predecesseurs de ladicte mayson en leurs chanceleries et tresories le tout receiulle (sic) et mis en lumiere par Charles Syre et Duc de Croy et d’Arschot, Hs. 7, c. 1606 © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen Avec le concours financier de la « Fondation pour la protection du patrimoine culturel, historique et artisanal » (Lausanne)

© 2021, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2021/0095/64 ISBN 978-2-503-58299-3 e-ISBN 978-2-503-58300-6 DOI: 10.1484/M.BURG-EB.5.116438 ISSN 1780-3209 eISSN 2295-0354 Printed in the EU on acid-free paper.

Table des matières

Liste des figures 9 Liste des planches en couleurs 15 Remerciements19 Introduction Au-delà de Château-Porcien et Montcornet Les laboratoires de définition de la noblesse et de la religion aux frontières de France, de Lorraine et des Pays-Bas (xvie–xviie siècle) Yves Junot & Violet Soen

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Partie I La frontière et les guerres de religion Les usages des petites souverainetés dans la construction de l’identité aristocratique La vallée de la Meuse comme laboratoire de promotion sociale (xvie–xviiie siècle) Jonathan Spangler

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La seigneurie souveraine de Sedan Un simultaneum entre deux mondes (1580–1630) Aurélien Behr

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Une noblesse sur la frontière La noblesse protestante picarde et le prince de Condé (1560–1570) Alain Joblin

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L’incidence de la frontière sur les relations confessionnelles Le cas des villes de Picardie et de Champagne au temps des premières Guerres de Religion (1562–1572) Olivia Carpi

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ta b l e des matièr es

Partie II Les Croÿ chefs de parti dans les guerres civiles et religieuses en Europe Élever sa maison et s’engager pour la cause réformée Approches nouvelles sur Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539–1567) Odile Jurbert Un noble ambitieux entre guerre et paix pendant la Révolte des Pays-Bas L’opposition loyale de Philippe III de Croÿ, duc d’A arschot et comte de Beaumont (1565–1577) Gustaaf Janssens Les limites du « devoir de révolte » aux Pays-Bas Les réconciliations de Philippe de Croÿ, duc d’A arschot, et de son fils Charles, prince de Chimay (1576–1584) Violet Soen Matérialiser sa noblesse sur la frontière des anciens Pays-Bas avec la France Le patrimoine architectural de Charles de Croÿ, prince de Chimay et duc d’A arschot (1560–1612) Sanne Maekelberg & Pieter Martens Négocier la paix au-delà des frontières pendant les guerres de religion Le parcours pan-européen de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré (1549–1613) Violet Soen

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Partie III Femmes aristocrates engagées, médiatrices, marginales Le rôle des femmes dans les ambitions transrégionales d’un prince calviniste, Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539–1567) Tomaso Pascucci « Je me sens infiniment vostre obligée » L’intime amitié entre le botaniste Charles de L’Escluse et Marie de Brimeu, princesse de Chimay et duchesse d’A arschot (c. 1550–1605) Sylvia van Zanen

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ta ble des matières

La quête d’un nouvel aménagement des jardins par Marie de Brimeu, princesse de Chimay et Porcien (c. 1550–1605) Anne Mieke Backer Les Croÿ-Havré entre Lorraine et Pays-Bas Les engagements politiques et religieux de Diane de Dommartin, baronnesse de Fénétrange et comtesse de Fontenoy (1552–1617) Nette Claeys & Violet Soen

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Conclusions Noblesses transrégionales Grands propriétaires, chefs militaires et négociateurs de paix dans les sociétés de frontière pendant les guerres de religion (xvie–xviie siècle) Yves Junot & Violet Soen

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Édition des sources Édition du contrat de mariage d’Antoine de Croÿ et de Catherine de Clèves (le 4 octobre 1560) et du testament d’Antoine de Croÿ (le 28 avril 1567) Odile Jurbert Index des noms Index des lieux  Biographie des auteurs Planches en couleurs

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Liste des figures Fig. 1.1 et 1.2

Fig. 1.3 Fig. 1.4

Fig. 1.5

Fig. 1.6 Fig. 1.7

Fig. 1.8 Fig. 1.9 Fig. 1.10

Fig. 2.1

Fig. 2.2

Portraits d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien, avec et « sans » visage, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers ?, c. 1606-1612]. Vue aérienne des ruines du château de Montcornet. Adrien de Montigny, Principauté de Porcean, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, redigee au vray par escript, et selon le contenu des tous les vieulx titres et chartres trouvees et delaissees par les predecesseurs de ladicte mayson en leurs chanceleries et tresories le tout receiulle et mis en lumiere par Charles Syre et Duc de Croy et d’Arschot, Hs. 7, c. 1606-1610. Adrien de Montigny, Villaige et chastiau de Montcornet, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610. Cartes des bénéfices et seigneuries de la famille de Lorraine-Guise en Champagne. Cartes des bénéfices et seigneuries des familles de Guise, Luxembourg, Clèves-Nevers, La MarckBouillon, Croÿ-Amboise et Orléans-Longueville en Champagne. Carte de la baronnie de Montcornet, les terres voisines et de la frontière de France. Principaute et Chasteau de Porcean, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie, op. cit. Villaige et chasteau de Montcornet et le chasteau et bascourt de Montcornet, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie, op. cit. Carte des duchés de Lorraine et de Bar, des Trois Évêchés et des Pays environs, extrait de Didier Bugnon, Les droits seigneuriaux, c. 1700. Christophe Tassin [graveur], Principauté de Sedan, extrait de Les plans et profiles de toutes les principales villes et lieux considerables de France, Paris, Michel Vanlochon, 1638, I, fol. 158.

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Fig. 2.3 Teston aux armes de Croÿ, Dommartin-La Marck et Bissipal, 1618. Fig. 3.1 Carte des évolutions géographiques de la principauté de Sedan entre 1424 et 1478 (1549). Fig. 3.2 Carte des évolutions géographiques de la principauté de Sedan entre 1484 et 1549. Fig. 3.3 Carte de la principauté de Sedan à son apogée territoriale en 1587. Fig. 3.4 Graphique reprenant les choix confessionnels de la population des terres sedanaises entre 1560 et 1745. Fig. 3.5 Carte des communautés réformées, temples et consistoires dans les terres sedanaises et leurs dépendances au xviie siècle. Fig. 4.1 Artiste inconnu français, Portrait de Louis Ier de Bourbon, prince de Condé (1530-1564), c. 1561. Fig. 4.2 Les ruines du château des Lannoy à Folleville. Fig. 4.3 Antonio Della Porta et Pasio Gaggini, Les gisants de Raoul de Lannoy et de Jeanne de Poix, église SaintJacques-le-Majeur-et-Saint-Jean-Baptiste de Folleville, c. 1506/1508-1520. Fig. 4.4 Les tombeaux de François de Lannoy et de Marie d’Hangest, église Saint-Jacques-le-Majeur-et-SaintJean-Baptiste de Folleville, milieu du xvie siècle. Fig. 4.5 Carte des seigneuries protestantes en Picardie dans la seconde moitié du xvie siècle. Fig. 5.1 Profil de la ville épiscopale d’Amiens, capitale de la Picardie, s.l., s.n., c. 1600. Fig. 5.2  Harangue de Messire Urbain de Saint Gelays… faicte à Amyens en l’assemblée generale des villes Catholicques… le 2 Janvier 1592, Lyon-Amiens, Louys Tantillon-Anthoine des Haves, 1592, page de titre. Fig. 6.1 Généalogie simplifiée des Croÿ. Fig. 6.2 Carte de la baronnie de Montcornet, les terres voisines et de la frontière de France. Fig. 6.3 et 6.4 Portraits d’Antoine de Croÿ et de Catherine de Clèves, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie, op. cit. Fig. 7.1 Médaille de Philippe de Croÿ, troisième duc d’A arschot, 1595, recto et verso.

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liste des fig ures

Fig. 7.2 Philips de Croy. Hertog van Aerschot, Prince Chimay etc. Gouverneur van Vlaenderen. Gestorven MCLXXXXVI, gravure anonyme, xviie siècle. Fig. 8.1 et 8.2 Portraits de Philippe de Croÿ, troisième duc d’A arschot et de sa première femme Jeanne de Halewyn, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie, op. cit. Fig. 8.3 Portrait de Charles de Croÿ, prince de Chimay, puis quatrième duc d’A arschot, Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ…, Hs. 7, c. 1606-1610. Fig. 8.4 Adrien de Montigny, Le château de Beaumont, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606. Fig. 8.5 Adrien de Montigny, Le jardin de Chimay, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606. Fig. 8.6 Portrait de Jeanne de Blois, dame de Beauvoir, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie, op. cit. Fig. 8.7  Ampliation du discours intitulé histoire veritable des choses passées soubz le gouvernement du tres-illustre prince Charles de Croy, s.l., s.n., 1589, page de titre. Fig. 9.1 Antoine Wierix [graveur], Portrait de Charles de Croÿ à l’âge de 39 ans, dans Jean Bosquet, Réduction de la ville de Bone par messire Charles, duc de Croy et d’Arschot…, Anvers, Martinus Nutius, 1599. Fig. 9.2 Table généalogique des Croÿ et des Arenberg. Fig. 9.3 Adrien de Montigny, Le château de Chimay, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606. Fig. 9.4 Lettre de Charles de Croÿ « de Heverlee le xvij de may 1602 ». Fig. 9.5 Mobilité de Charles de Croÿ, d’après l’analyse des lettres missives conservées aux Archives du Royaume. Fig. 9.6 Itinéraire de Charles de Croÿ en Flandre, Artois et Hainaut en novembre et décembre 1611. Fig. 9.7 Mathieu Bollin, Carte montrant l’emplacement des campements militaires autour d’Arras, dans Albums de Croÿ, Hs. 42, 1596. Fig. 9.8 Pierre Le Poivre (attribué à), Plan des fortifications d’Amiens, 1597, dans Albums de Croÿ, Hs. 42, 1596. Fig. 9.9 Pierre Le Poivre, Plan pour la fortification du château d’Éclaibes, 1597, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606.

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Fig. 9.10 Adrien de Montigny, Le château d’Éclaibes vers 15961598, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606. Fig. 9.11 Adrien de Montigny, Le château d’Éclaibes vers 1601, c. 1606. Fig. 9.12 Pierre Le Poivre, Plan du château fortifié de Renty, c. 1613-1614. Fig. 9.13 Adrien de Montigny, Chastiau de Porcean, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610. Fig. 9.14 Adrien de Montigny, Le chastiau et bascourt de Montcornet, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610. Fig. 9.15 Itinéraire de Charles de Croÿ et de Marie de Brimeu de Sedan à Anvers en 1582. Fig. 9.16 Comparaison des localités représentées dans les Albums de Croÿ (à gauche) et les lettres missives (à droite). Fig. 10.1 Anonyme, Portrait (présumé) de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, xviie siècle. Fig. 10.2 Médaille de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, 1601, recto et verso. Fig. 10.3 Monogramme de Charles-Philippe de Croÿ (CC) et de Diane de Dommartin (DD) à l’extérieur de la chapelle castrale de Fénétrange, après 1584. Fig. 11.1 et 11.2 Portraits de Charles de Croÿ, baron de Montcornet, et de Françoise d’Amboise, père et mère d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie, op. cit. Fig. 11.3 Généalogie simplifiée des familles d’Amboise et de Croÿ Fig. 12.1 Jacob de Monte, Charles de L’Escluse à l’âge de 59 ans, 1585. Fig. 12.2 Portrait de Marie de Brimeu, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie, op. cit., coloré à la main par Dirk Janszoon van Santen. Fig. 12.3 Charles de L’Escluse, Rariorum plantarum historia …, Anvers, Jean I Moretus, 1601, page de titre. Fig. 12.4 Charles de L’Escluse, Exoticorum libri decem …, Leyde, Franciscus II Raphelengius, 1605, page de titre. Fig. 12.5 Notes manuscrites de Charles de L’Escluse sur la lettre de Marie de Brimeu datée du 27 septembre 1592 (style nouveau).

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Fig. 12.6 Signature de Marie de Brimeu sur sa lettre à Charles de L’Escluse, datée du 28 février 1595 (style nouveau). Fig. 12.7 Charles de L’Escluse, Rariorum plantarum historia …, Anvers, Jean I Moretus, 1601, p. 6. Fig. 12.8 Passeport pour Marie de Brimeu délivré à Bruxelles le 26 janvier 1600 par Albert, archiduc d’Autriche et Isabelle, infante d’Espagne. Fig. 13.1 et 13.2 Portraits de Charles de Croÿ et de Marie de Brimeu, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie. Fig. 13.3 D’après Hans Vredeman de Vries, Graveur inconnu, Corinthia, extrait de : Hortorum Viridariorumque (…), Anvers, Joannes Galle, 1583/c. 1635-1640. Fig. 13.4 Jacob II de Geyn, Hortus Botanicus Leyden, 1601, gravure avec les mesures de distance, dans Petrus Paaw (Pieter Pauw), Hortus Publicus Academiae LugdunoBatavae, Leyde, Raphelengius, 1601. Fig. 13.5 Crispijn van de Passe, « Hortus Floridus » ou « Blomhof », gravure extraite de : Crispijn van de Passe, Hortus Floridus in Quo rariorum & minus vulgarium… etc., Arnhem, Johannes Janssonius, 1614. Fig. 13.6 Matthäus Merian l’ancien, Jardin du bourgmestre luthérien Johann Schwind(en) à Francfort, c. 1641, gravure, dans Théodore de Bry, Florilegium Renovatum et Auctum, Frankfurt, Matthäus Merian, 1641. Fig. 13.7 Ionas Arnold (pictor), M.R (signature du graveur), Auffzüg dess Gärttlins, dans Joseph Furttenbach, Architectura private, Das ist : Gründtliche Beschreibung , Neben conterfetischer Vorstellung , inn was Form und Manier, ein gar Irregular, Burgerliches Wohn-Hauß…, Augsbourg, Johan Schultes, 1641, p. 78. Fig. 13.8 Johann Walther, Vue d’ensemble du château d’Idstein et de son jardin, gouache, extrait de Florilège de Jean Nassau-Idstein, Idstein, Johann Walther, 1652-1665. Fig. 13.9 Atelier flamand, La Dame à la licorne, c. 1484-1500, détails et collage. Fig. 14.1 et 14.2 Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, et Diane de Dommartin, comtesse de Fontenoy, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie, op. cit. Fig. 14.3 Ruines du château de Fontenoy. Fig. 14.4 Fonts baptismaux, donnés par Louis de Dommartin à l’église Saint-Mansuy de Fontenoy-le-Château, 1552.

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Fig. 14.5 La grande borne de Diane de Dommartin, près du village de Fontenoy. Fig. 14.6 Château de Fénétrange. Fig. 14.7 Armoiries de Dommartin et de Croÿ dans la chapelle castrale de Fénétrange, après 1584. Fig. 14.8 Monogramme de Diane de Dommartin et de CharlesPhilippe de Croÿ, provenant des ruines du château de Fontenoy en 1596, reconstruction lors de la rénovation en 2009. Fig. 14.9 Anonyme, Dorothée de Croÿ, xviie siècle. Oraison funèbre consacrée à la tres illustre et tres vertueuse Fig. 14.10  Dame Madame Diane de Dommartin Princesse du S. Empire, Marquise de Havré, Comtesse de Fontenoy, Baronne de Fénétrange, Vicomtesse de Hanache etc., Douai, Marc Wyon, 1619.

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Liste des planches en couleur Planche 1 (fig. 1.3) Vue aérienne des ruines du château de Montcornet. Planche 2 (fig. 1.4) Adrien de Montigny, Principauté de Porcean, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, redigee au vray par escript, et selon le contenu des tous les vieulx titres et chartres trouvees et delaissees par les predecesseurs de ladicte mayson en leurs chanceleries et tresories le tout receiulle et mis en lumiere par Charles Syre et Duc de Croy et d’Arschot, Hs. 7, c. 1606-1610. Planche 3 (fig. 1.5) Adrien de Montigny, Villaige et chastiau de Montcornet, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610. Planche 4 (fig. 2.1) Carte des duchés de Lorraine et de Bar, des Trois Évêchés et des Pays environs, extrait de Didier Bugnon, Les droits seigneuriaux, c. 1700. Planche 5 (fig. 2.3) Teston aux armes de Croÿ, Dommartin-La Marck et Bissipal, 1618. Planche 6 (fig. 4.1) Artiste inconnu français, Portrait de Louis Ier de Bourbon, prince de Condé (1530-1564), c. 1561. Planche 7 (fig. 4.2) Les ruines du château des Lannoy à Folleville. Planche 8 (fig. 4.3) Antonio Della Porta et Pasio Gaggini, Les gisants de Raoul de Lannoy et de Jeanne de Poix, c. 1506/15081520, église Saint-Jacques-le-Majeur-et-Saint-JeanBaptiste de Folleville. Planche 9 (fig 4.4) Les tombeaux de François de Lannoy et de Marie d’Hangest, milieu du xvie siècle, église Saint-Jacques-le-Majeur-et-Saint-Jean-Baptiste de Folleville. Planche 10 (fig. 7.1.) Médaille de Philippe de Croÿ, troisième duc d’A arschot, 1595, recto et verso. Planche 11 (fig. 8.3) Portrait de Charles de Croÿ, prince de Chimay, puis quatrième duc d’Aarschot, Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ…, Hs. 7, c. 1606-1610. Planche 12 (fig. 8.4) Adrien de Montigny, Le château de Beaumont, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606. Planche 13 (fig. 8.5) Adrien de Montigny, Le jardin de Chimay, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606.

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l i s t e d es p lan c hes en couleur

Planche 14 (fig. 9.3) Adrien de Montigny, Le château de Chimay, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606. Planche 15 (fig. 9.5) Mobilité de Charles de Croÿ, d’après l’analyse des lettres missives conservées aux Archives du Royaume Planche 16 (fig. 9.6) Itinéraire de Charles de Croÿ en Flandre, Artois et Hainaut en novembre et décembre 1611. Planche 17 (fig. 9.7) Mathieu Bollin, Carte montrant l’emplacement des campements militaires autour d’Arras, dans Albums de Croÿ, Hs. 42, 1596. Planche 18 (fig. 9.8) Pierre Le Poivre (attribué à), Plan des fortifications d’Amiens, 1597, dans Albums de Croÿ, Hs. 42, 1596. Planche 19 (fig. 9.9) Pierre Le Poivre, Plan pour la fortification du château d’Éclaibes, 1597, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606. Planche 20 (fig. 9.10) Adrien de Montigny, Le château d’Éclaibes vers 1596-1598, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606. Planche 21 (fig. 9.11) Adrien de Montigny, Le château d’Éclaibes vers 1601, c. 1606, dans Albums de Croÿ. Planche 22 (fig. 9.12) Pierre Le Poivre, Plan du château fortifié de Renty, 1614. Planche 23 (fig. 9.13) Adrien de Montigny, Chastiau de Porcean, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610. Planche 24 (fig. 9.14) Adrien de Montigny, Le chastiau et bascourt de Montcornet, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610. Planche 25 (fig. 9.15) Itinéraire de Charles de Croÿ et de Marie de Brimeu de Sedan à Anvers en 1582. Planche 26 (fig. 9.16) Comparaison des localités représentées dans les Albums de Croÿ (à gauche) et les lettres missives (à droite). Planche 27 (fig. 10.1) Anonyme, Portrait (présumé) de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, xviie siècle. Planche 28 (fig. 10.2) Médaille de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, 1601. Planche 29 (fig. 10.3) Monogramme de Charles-Philippe de Croÿ et de Diane de Dommartin à l’extérieur de la chapelle castrale de Fénétrange, après 1584.

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Planche 30 (fig. 12.1) Jacob de Monte, Charles de L’Escluse à l’âge de 59 ans, 1585. 423 Planche 31 (fig. 12.2) Portrait de Marie de Brimeu, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers ?, c. 1606-1612], coloré à la main par Dirk Janszoon van Santen. 424 Planche 32 (fig. 13.8) Johann Walther, Vue d’ensemble du château d’Idstein et de son jardin, extrait de Florilège de Jean Nassau-Idstein, Idstein, Johann Walther, 1652-1665. 425 Planche 33 (fig. 13.9) Atelier flamand, La Dame à la licorne, c. 1484-1500, détails et collage. 426 Planche 34 (fig. 14.3) Ruines du château de Fontenoy. 427 Planche 35 (fig. 14.4) Fonts baptismaux, donnés par Louis de Dommartin à l’église Saint-Mansuy de Fontenoy-le-Château, 1552. 428 Planche 36 (fig. 14.5) La grande borne de Diane de Dommartin, près du village de Fontenoy. 429 Planche 37 (fig. 14.6) Château de Fénétrange. 429 Planche 38 (fig. 14.7) Armoiries de Dommartin et de Croÿ dans la chapelle castrale de Fénétrange, après 1584. 430 Planche 39 (fig. 14.8) Monogramme de Diane de Dommartin et de Charles-Philippe de Croÿ, provenant des ruines du château de Fontenoy en 1596, reconstruction lors de la rénovation en 2009. 430 e Planche 40 (fig. 14.9) Anonyme, Dorothée de Croÿ, xvii siècle. 431

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Remerciements Les éditeurs remercient ici toutes les institutions et toutes les personnes qui ont contribué à rendre possible la rencontre de mai 2017 au château de Montcornet en Ardenne et à concrétiser la réalisation de cet ouvrage : – l’association « Les Amis de Montcornet » et son ancien président Anton van Haaster – Pascal Sabourin, membre de l’association « Les Amis de Montcornet », pour ses images et cartes – la Société d’Histoire et d’Archéologie de Sedan (SHAS) – les élus de la commune de Montcornet et le curé de la paroisse de Montcornet – la DRAC Grand Est et le Conseil Départemental des Ardennes – le duc de Croÿ, monsieur Rudolf Knoke et Herzog von Croy’sches Archiv à Dülmen – les laboratoires Calhiste et CRISS de l’Université Polytechnique Hauts de France (Valenciennes) – le département d’Histoire moderne au sein de la Faculté des Arts de la KU Leuven, pour le soutien logistique, et le laboratoire www.transregionalhistory.eu dédié aux questions transfrontalières. Le Research Foundation Flanders (FWO) a généreusement supporté le projet Hispano-Flemish Elites in the Habsburg Netherlands. Transregional Marriages and Mixed Identities, 1659-1708 (promoteurs : Werner Thomas et Violet Soen) et la KU Leuven le projet The Making of Transregional Catholicism. Printing Culture in the Ecclesiastical Province of Cambrai (OT/2013/33, promoteurs : Violet Soen et Johan Verberckmoes) Ils tiennent aussi à remercier Jean-Marie Cauchies pour son soutien et son suivi du projet depuis sa genèse, ainsi que Chris VandenBorre et toute l’équipe de Brepols pour l’accompagnement attentif des différentes étapes de la publication. Ce livre a été publié avec le concours financier de la Fondation pour la protection du patrimoine culturel, historique et artisanal à Lausanne.

Introduction

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Au-delà de Château-Porcien et Montcornet Les laboratoires de définition de la noblesse et de la religion aux frontières de France, de Lorraine et des Pays-Bas (xvie–xviie siècle)

Dans une collection de gravures de Jacques de Bie dédiée à la généalogie de la maison de Croÿ, réalisée vers 1610-16121, se trouve un curieuse paire de portraits d’un membre de cette famille noble qui joue à partir du xve siècle un grand rôle dans l’espace politique et culturel franco-bourguignon, au sein des monarchies hispanique et française aux xvie et xviie siècles, et auprès de la monarchie autrichienne jusqu’à la fin du xviiie siècle. L’un fait figurer « Illus. Sr. Messire Anthoine de Croÿ, premier prince de Porcien » (fig. 1.1), tandis que dans l’autre, le titre, les armoiries et le visage de ce même prince manquent (fig. 1.2). La damnatio memoriae semble complète vis à vis de cet Antoine de Croÿ, dit « le Calviniste », un personnage ambigu, mort en France en 15672. Décédé « sans laisser génération » (selon la phraséologie au bas de la gravure), il tombe rapidement dans l’oubli, y compris dans la mémoire de son propre lignage, notamment pour avoir été l’un de ses seuls membres protestants au début des guerres de



1 La publication était prévue par Charles de Croÿ dans un codicille de 1611 de son testament de 1610, J.-M. Duvosquel, « Charles III de Croÿ (1560-1612): Un prince de la Renaissance, collectionneur et bibliophile », in P. Delsaerdt et Y. Sordet (éd.), Lectures princières et commerce du livre. La bibliothèque de Charles III de Croÿ et sa mise en vente (1614), II. Études, Paris, Fondation d’Arenberg-Éditions cendres, 2017, p. 17-43, p. 28-29. Cette publication était le corollaire à la peinture d’un arbre généalogique de la famille pour l’église du monastère des Célestins à Heverlée pour glorifier la statue ducale de Charles de Croÿ, cf. S. Maekelberg et K. De Jonge, « Castles and Gardens : The Croÿ Legacy », in M. Derez, S. Vanhauwaert et A. Verbrugge (éd.), Arenberg. Portrait of a Family, Story of a Collection, Turnhout, Brepols Publishers, 2018, p. 185-191, p. 189. 2 J. Delaborde, « Antoine de Croÿ, prince de Porcien », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 18 (1869), p. 2-26, p. 124-137 et p. 513-519 ; P. Sabourin, « Antoine II de Croÿ, un prince ardennais calviniste : quelques éléments de biographie », Terres ardennaises, 93 (2005), p. 65-70 ; K. B. Neuschel, Word of Honor. Interpreting Noble Culture in Sixteenth-Century France, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1989, p. 53-59 et 179-181 ; H. Daussy, Le parti huguenot : chronique d’une désillusion (1557-1572), Genève, Droz, 2015, p. 212, 303, 544 ; T. Pascucci, « Basculement confessionnel et engagement politique au début des guerres de Religion : le cas d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien », Revue historique, 687/3 (2018), p. 593-620.

Yves Junot • Université Polytechnique Hauts de France Violet Soen • KU Leuven Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 23-51.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120960

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Fig. 1.1 et 1.2  Portraits d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien, avec et « sans » visage, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers?, c. 1606-1612]. © Collection privée, photos Yves Junot/Violet Soen.

religion, proche des princes du sang Bourbon et de l’amiral Coligny, et un des chefs de guerre du parti huguenot, à la carrière brisée par une disparition précoce. Mais il l’est aussi du fait de la complexité des enjeux transfrontaliers desquels est partie prenante sa famille, originaire de « terre frontalière » en Picardie, divisée ensuite en plusieurs branches qui font allégeance aux Habsbourg d’Espagne, héritiers des anciens Pays-Bas bourguignons, aux rois de France de la dynastie des Valois et aux ducs de Lorraine. Ainsi, la gravure mentionne délibérément que la principauté de Porcien et sa baronnie de Montcornet en France sont « retournées » à son cousin germain, le duc d’A arschot, le chef de la maison alors résidant aux Pays-Bas, en dépit des procès en cours devant le Parlement de Paris. Antoine de Croÿ joue, en tant que membre de la branche française de la famille, un rôle plutôt médiocre ou en tout cas inachevé. C’est un prince sans visage, que l’art du portrait n’a figuré qu’avec des traits stéréotypés et non individualisés, comme en témoignent les gravures de Jacques de Bie. Que reste-t-il, au-delà de la mémoire de ses contemporains, du rôle du personnage et de sa maison lors de la première décennie des guerres civiles, confessionnelles et politiques, qui déchirent l’Europe ? En mai 2017, 450 ans après la mort prématurée d’Antoine de Croÿ et 500 ans après l’affichage des thèses de Martin Luther qui marquent les débuts des Réformes protestantes, une

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conférence académique tenue à Montcornet et réunissant quinze intervenants issus d’institutions de la région (deux enseignants des Ardennes), de France (Universités d’Amiens, d’Artois, de Besançon, de Lille et de Valenciennes, Service historique de la Défense à Vincennes) et d’Europe (KU Leuven en Belgique, Université de Leyde aux Pays-Bas, Manchester Metropolitan University au Royaume-Uni), sort de l’ombre le prince de Porcien et baron de Montcornet. Ses domaines ardennais ont laissé des vestiges contrastés. Quelques éléments à peine subsistent du château de Château-Porcien dans un domaine privé (fig. 1.4), mais la forteresse de Montcornet, dont la représentation dans les Albums de Croÿ illustre aussi la couverture de cet ouvrage, se dresse toujours sur un éperon rocheux dominant le vallon du ruisseau de la Magdelaine, et ses imposants vestiges accessibles au public font l’objet de chantiers de restauration par l’association des « Amis du Château » qui en est propriétaire depuis 2009 (fig. 1.3 et fig. 1.5)3. Cet ouvrage entend interpréter le poids de l’action politique et les parcours transrégionaux et confessionnels d’un aristocrate et de son lignage, aux frontières séparant ou reliant France, Pays-Bas habsbourgeois, Saint-Empire et Lorraine4. Il procède à la reconstitution des engagements politiques et religieux des membres de la maison de Croÿ (Porcien, Aarschot, Chimay, Havré) et de leurs épouses ou mères (Amboise, Lorraine, Clèves, Brimeu, Dommartin). Les Croÿ et les autres lignages aristocratiques transrégionaux qui leur sont liés bâtissent leur pouvoir et leur influence à l’ombre des rivalités internationales et du choix de religion au temps des Réformes5 ; ils assemblent stratégiquement leurs domaines, patronnent une clientèle locale mobilisée dans les guerres civiles, et se font reconnaître souverains de micro-principautés sur la frontière, y élevant châteaux, fortifications et jardins ; et ils mobilisent ce capital politique en rivalisant avec d’autres lignages catholiques (Guise, Lalaing) ou protestants

3 A. Salamagne, « Le château de Montcornet dans les Ardennes et sa place dans l’architecture militaire de la seconde moitié du xve siècle », Revue Historique Ardennaise, 27 (1992), p. 137-202 ; P. Sabourin, « Radioscopie d’une seigneurie ardennaise à la fin du Moyen Âge : Montcornet en Ardenne d’après l’aveu et dénombrement de 1459 », Revue Historique Ardennaise, 42 (2010), p. 95-127 ; P. Sabourin, « Remarques sur les maisons seigneuriales fortifiées de la châtellenie de Montcornet », Revue Historique Ardennaise, 45 (2013), p. 7-22. 4 En partant d’une définition de « transrégional » qui offre une histoire croisée des sociétés de frontière et de leurs frontières multiples : V. Soen, B. De Ridder, A. Soetaert, W. Thomas, J. Verberckmoes et S. Verreyken, « How to do Transregional History : a Concept, Method and Tool for Early Modern Border Research », Journal of Early Modern History, 21 (2017), p. 343-364 ; et d’une approche de l’histoire des familles pour aborder le groupe de la noblesse : C. H. Johnson, D. W. Sabean, S. Teuscher et F. Trivellato (éd.), Transregional and Transnational Families in Europe and Beyond : Experiences Since the Middle Ages, Oxford, Berghahn, 2011 ; R. Esser, « Upper Guelders’s Four Points of the Compass : Historiography and Transregional Families in a Contested Border Region between the Empire, the Spanish Monarchy and the Dutch Republic », in B. De Ridder, V. Soen, W. Thomas et S. Verreyken (éd.), Transregional Territories : Crossing Borders in the Early Modern Low Countries and Beyond, Turnhout, Brepols Publishers, 2020, p. 13-31 et p. 33-59 ; B. Yun Casalilla (éd.), Las redes del imperio : élites sociales en la articulación de la Monarquía Hispánica, 1492-1714, Madrid, Marcial Pons, 2009. 5 A. Boltanski et F. Mercier (éd.), Le salut aux armes. La noblesse et la défense de l’orthodoxie xiiie-xviie siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011 ; K. Keller, P. Maťa et M. Scheutz (éd.), Adel und Religion in der frühneuzeitlichen Habsburgermonarchie. Annäherung an ein gesamtösterreichisches Thema, Böhlau, Vienne, 2017.

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Fig. 1.3 (planche 1)  Vue aérienne des ruines du château de Montcornet. © Pascal Sabourin. La vue aérienne met en évidence les différentes parties du site : au nord, à la racine de l’éperon, un boulevard (a) de 34 m x 12 qui se termine en arc de cercle et protège la masse centrale (b), un pentagone aux lignes adoucies de 50 m de côté, équipé de tout un ensemble de casemates d’artillerie réparties sur plusieurs niveaux et traversé par un long couloir voûté et incurvé qui donne accès au sud à la basse-cour (c), longue d’une bonne soixantaine de mètres, large d’une trentaine, dont la pointe est occupée par une tour circulaire qui concentre à elle seule une bonne partie de l’histoire du site. Erigée sans doute au XIIIe siècle, la tour est chemisée et équipée de casemates par Antoine Ier « le Grand », puis à nouveau modifiée dans les années 1520 par Philippe de Croÿ, le premier duc d’Aarschot, lors de la rénovation du flanc occidental, qui reçoit à cette occasion une tour à orillons.

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(Condé, Bouillon, Orange-Nassau), en participant aux contestations et à la désobéissance à leur prince ou en négociant leur réconciliation avec lui. Ainsi, ces « noblesses transrégionales » figurent ici comme vecteurs d’un style de vie aristocratique6, mais surtout comme acteurs des guerres de religion et comme protagonistes des sociétés de frontière7. Les conflits confessionnels et guerres civiles du xvie siècle La toile de fond de l’action politique de ces noblesses de « frontière » prend une résonnance particulière avec le schisme religieux majeur qui divise l’Europe au cours du xvie siècle et rompt le monopole de la foi catholique. Les souverains de tout grade sont amenés à redéfinir les règles d’appartenance religieuse de leurs sujets, soit par l’emploi de la coercition et l’affirmation de leur toute-puissance personnelle, ou au contraire par quête du compromis et par négociation avec les acteurs politiques de tout bord, ou encore par la prise en compte des réalités et équilibres politiques en situation de marge géographique8. Ainsi, dès les années 1520, le protestantisme est très tôt interdit et persécuté dans le duché de Lorraine, mais les mesures sont appliquées de manière variable, surtout au voisinage d’autres entités qui deviennent des lieux de coexistence entre protestants et catholiques, comme Metz9. La Paix d’Augsbourg en 1555 consacre finalement la reconnaissance des principautés luthériennes du Saint-Empire 6 L. Geevers et M. Marini (éd.), Dynastic Identity in Early Modern Europe : Rulers, Aristocrats and the Formation of Identities, Farnham, Ashgate, 2015 ; W. Doyle, Aristocracy. A very short introduction, Oxford-New York Auckland, Oxford University Press, 2010 ; R. Asch, Nobilities in Transition, 1550-1700. Courtiers and rebels in Britain and Europe, Londres, Hodder Education, 2003 ; J. Dewald, The European Nobility, 1400-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; R. Endres (éd.), Adel in der Frühen Neuzeit : Ein Vergleich, Cologne/Vienne/Munich, Böhlau, 1993. Bibliographie sur ces thèmes : V. Soen, « Nobility », in M. King (éd.), Oxford Bibliographies in Renaissance and Reformation, New York, Oxford University Press, online publication depuis 2015. 7 M. Bertrand et N. Planas (éd.), Les sociétés de frontière de la Méditerranée à l’Atlantique (xvie-xviiie siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2011 ; Y. Junot, « Construcción de fronteras, pertenencias y circulaciones en los Países Bajos españoles », in S. Truchuelo et E. Reitano (éd.), Las fronteras en el mundo atlántico (siglos XVI-XIX), La Plata, Universidad Nacional de La Plata. Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación, 2017, p. 141-181 ; la relation entre la construction de « la noblesse » et les zones de frontières des monarchies composites, et sa réciprocité, nourrissent une discussion vive dans l’historiographie anglo-saxonne : G. Power, A European Frontier Elite : The Nobility of the English Pale in Tudor Ireland, 1496-1566, Hannover, Wehrhahn Verlag, 2011 ; J. Ohlmeyer, Making Ireland English : The Irish Aristocracy in the Seventeenth Century, Londres, Yale University Press, 2012 ; A. Groundwater, The Scottish Middle March, 1573 to 1625 : Power, Kinship, Allegiance, Woodbridge, The Boydell Press for Royal Historical Society, 2010 ; S. Ellis, Tudor Frontiers and Noble Power : The Making of the British State, Oxford, Clarendon Press, 1995. 8 B. Kaplan, Divided by Faith. Religious Conflict and the Practice of Toleration in Early Modern Europe, Cambridge, Belknap Press, 2007, où figurent souvent les villes portuaires et les zones frontalières ; G. Marnef, « Multiconfessionalism in a Commercial Metropolis. The Case of 16th-century Antwerp », et autres contributions in T. M. Safley (éd.), A Companion to Multiconfessionalism in the Early Modern World, Leyde-Boston, Brill, 2011, p. 75-97. 9 L. Jalabert, « Le duc de Lorraine et le protestantisme des marges de l’Empire. Composer avec la présence protestante ? », in J. Léonard et L. Jalabert (éd.), Les protestantismes en Lorraine (xviexxie siècle), Villeneuve-d’A scq, Presses Universitaires du Septentrion, 2019, p. 93-188.

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romain germanique aux côtés de celles catholiques, avec l’obligation des sujets de s’aligner sur la religion de leur prince selon la formule du « cujus regio, ejus religio »10. Pourtant, Philippe II reste convaincu qu’il mènera au succès la Réforme catholique au nord des Pyrénées et maintiendra l’exclusivité du catholicisme dans les Pays-Bas espagnols11. Mais à partir des années 1550-1560, les grandes monarchies des Habsbourg et des Valois voient les consensus politiques remis en cause quand se cristallisent et se radicalisent les identités confessionnelles12. Côté français, les huguenots partisans de Calvin pensent, entre 1560 et 1572, pouvoir obtenir du roi la liberté de conscience et de culte et favoriser un basculement de la France en royaume protestant, mais leur rêve s’effondre avec l’assassinat de l’amiral Coligny et le massacre de la Saint-Barthélemy en 157213. La guerre civile ouverte dès 1562 se poursuit, activée par des catholiques qui rejettent les libertés réclamées par les calvinistes et qui cherchent à assurer le salut du royaume de France en « extirpant l’hérésie », contrecarrant les fragiles « édits de pacification » du roi qui tente d’établir une cohabitation entre la majorité catholique et la minorité réformée14. Le conflit voit les chefs de clan de l’aristocratie, qui cherchent aussi à assurer le salut chrétien à titre individuel et collectif, jouer un jeu politique pour capter la faveur du roi15, souvent en

10 P. Büttgen et C. Duhamelle (éd.), Religion ou confession. Un bilan franco-allemand sur l’époque moderne (xvie-xviiie siècles), Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2010. 11 V. Soen, « Philippe II et les anciens Pays-Bas : Les limites d’un gouvernement à distance dans un empire global (1555-1598) », Revue Histoire, Économie et Société, 3 (2019), p. 11-32. 12 T. Wanegffelen, Ni Rome, Ni Genève : des fidèles entre deux chaires en France au xvie siècle, Paris, Champion, 1997 ; G. Marnef, « The Dynamics of Protestant Militancy : The Netherlands, 1566-1585 » et P. Benedict, « The Dynamics of Protestant Militancy : France, 1555-1563 », in P. Benedict et al. (éd.), Reformation, Revolt and Civil War in France and the Netherlands, 1555-1585, Amsterdam, Royal Netherlands Academy of the Arts and Sciences, 1999, p. 51-68 et p. 35-50 ; H. Van Nierop, « Similar problems, different outcomes : the Revolt of the Netherlands and the Wars of Religion in France » in J. Lucassen et K. Davids (éd.), A Miracle Mirrored : the Dutch Republic in European Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 26-68. 13 D. Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des guerres de religion vers 1525 – vers 1610, Paris Éditions Champ Vallon, 1990, 2 vol. ; A. Jouanna, G. Le Thiec, P. Hamon et D. Biloghi, Histoire et dictionnaire des guerres de religion, 1559-1598, Paris, Éditions Robert Laffont, 1998 ; R. Knecht, The French religious wars 1562-98, Oxford, Osprey, 2002 ; P. M. Holt, The French Wars of Religion, 1562-1629, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2005 ; O. Carpi, Les guerres de Religion. Un conflit franco-français, Paris, Ellipses, 2012 ; sur l’armée : J. B. Wood, The King’s Army : Warfare, Soldiers and Society during the Wars of Religion in France, 1562-1576, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; sur les interprétations du massacre de 1572, voir D. Crouzet, La nuit de la Saint-Barthélémy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994, et A. Jouanna, La SaintBarthélemy : les mystères d’un crime d’État, 24 août 1572, Paris, Gallimard, 2007 ; cf. D. Crouzet et J.-M. Le Gall, Au péril des guerres de Religion. Réflexions de deux historiens sur notre temps, Paris, Presses Universitaires de France, 2015. 14 W. Te Brake, Religious War and Religious Peace in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2017 ; J. Foa, Le tombeau de la paix. Une histoire des édits de pacification (1560-1572), Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2015 ; P. Roberts, Peace and Authority during the French Religious Wars, c. 1560-1600, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013 ; Id., « The Languages of Peace during the French Religious Wars », Cultural and Social History, 4 (2007), p. 293-311 ; M. Greengrass, Governing Passions, Peace and Reform in the French Kingdom, 1576-1585, Oxford, 2007. 15 N. Le Roux, La faveur du roi : mignons et courtisans au temps des derniers Valois, Seyssel, Champ Vallon, 2013.

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instrumentalisant la question confessionnelle, et établir une diplomatie parallèle pour peser dans les affaires françaises. Des grands nobles protestants cherchent l’alliance des princes luthériens du Saint-Empire ou celle de la reine d’Angleterre Élisabeth Ière, et leurs rivaux catholiques se tournent vers le champion de la défense de la foi romaine, le roi d’Espagne Philippe II et ses représentants à Bruxelles16. Ces derniers apportent leur soutien à la Ligue ultra-catholique, constituée à partir de 1584 autour du duc de Guise (dont la famille issue des ducs de Lorraine est possessionnée en Champagne et en Normandie, et est apparentée aux Croÿ par mariage), pour empêcher l’accession au trône d’un prince du sang protestant, le roi de Navarre Henri de Bourbon17. Après l’élimination de Guise par Henri III et l’assassinat de ce dernier par un catholique, Navarre hérite tout de même de la Couronne en 1589. En abjurant le calvinisme et en revenant au catholicisme en 1593, Henri IV se construit un capital politique qui lui permet d’appuyer la conquête de son royaume, de défaire la Ligue et de mener la guerre à l’Espagne sur la frontière avec les Pays-Bas, terre natale de la majorité des Croÿ. En 1598, peu avant la conclusion de la Paix de Vervins avec Philippe II, le roi de France impose sur le plan intérieur l’Édit de Nantes, une paix de compromis réaffirmant le caractère catholique de la monarchie plus que la tolérance, somme toute provisoire, garantie à ses sujets protestants18. Outre les places de sûreté, les huguenots reçoivent une liberté encadrée de culte, au bénéfice notamment des seigneurs protestants qui peuvent héberger un temple dans leur fief. Dans les Pays-Bas voisins, Philippe II entend maintenir ses domaines patrimoniaux comme terre catholique et renforce la législation caroline contre l’hérésie. Au cours des années 1560, une crise s’ouvre avec une partie des élites nobiliaires qui demandent une inflexion de la politique religieuse, jugée trop coercitive et répressive19. La pétition dite « Compromis des nobles » de mars 1566 montre la capacité de mobilisation des seigneurs et des élites patriciennes, et elle fonctionne 16 J. Van Tol, Germany and the French Wars of Religion, 1560-1572, Leyde, Brill, 2018. B. Haan, L’amitié entre princes. Une alliance franco-espagnole au temps des guerres de religion (1560-1570), Paris, Presses Universitaires de France, 2015 ; S. Brunet, « De l’Espagnol dedans le ventre ! » Les catholiques du Sud-Ouest de la France face à la Réforme (vers 1540-1589), Paris, Honoré Champion, 2007, en particulier p. 177-202. 17 S. Carroll, Noble Power during the French Wars of Religion : The Guise Affinity and the Catholic Cause in Normandy, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ; Id., Martyrs and Murderers : The Guise Family and the Making of Europe, Oxford, Oxford University Press, 2009 ; P. Benedict, « From Polemics to Wars : The Curious Case of the House of Guise and the Outbreak of the French Wars of Religion », Historein, 6 (2006), p. 97-105 ; É. Durot, François de Lorraine, duc de Guise entre Dieu et le Roi, Paris, Garnier, 2012 ; D. Crouzet, « Capital identitaire et engagement religieux : aux origines de l’engagement militant de la maison de Guise ou le tournant des années 1524-1525 », in J. Fouilleron, G. Le Thiec et H. Michel (éd.), Sociétés et idéologies des temps modernes. Hommage à Arlette Jouanna, Montpellier, Université de Montpellier III, 1996, 2 vol., II, p. 573-589. 18 M. Greengrass, France in the Age of Henri IV : the Struggle for Stability, Londres-New York, Longman, 1984. 19 A. Goosens, « Les hésitations du comte Lamoral d’Egmont concernant la politique religieuse des Pays-Bas dans les années 1560 », in A. Dierkens (éd.), Le penseur, la violence, la religion, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999, p. 63-70 ; V. Soen, « Between dissent and peacemaking. Nobility at the Eve of the Dutch Revolt (1564-1567) », Revue belge de Philologie et d’Histoire, 86 (2008), p. 735-758.

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comme un signal pour les iconoclastes, souvent calvinistes, qui brisent les images des sanctuaires catholiques en août 1566 pour obtenir un droit de cité que leur refuse le roi d’Espagne20. Mais ces tentatives échouent. La punition collective que le duc d’Albe, représentant de Philippe II, impose aux Pays-Bas par des voies extraordinaires, frappe aussi son aristocratie, avec l’exécution des comtes d’Egmont et Hornes et les confiscations de terres et biens, et creuse le fossé entre le souverain et ses sujets, y compris les catholiques21. D’abord éliminés par le Conseil des Troubles et dispersés dans l’exil, les insurgés ou « Gueux » reviennent en force. En 1572, le prince d’Orange, refugié depuis 1567 dans l’Empire dont il est natif, combine une offensive victorieuse des Gueux de mer à l’ouest sur les villes de Hollande et de Zélande, l’arrivée en Brabant d’une armée levée dans le Saint-Empire, et la tentative, avortée, contre le Hainaut par des troupes composées de huguenots et de Gueux venus de France. En dépit d’un pardon général octroyé tardivement en 1574, l’autorité de Philippe II s’écroule alors que ses troupes espagnoles mutinées mettent à sac de nombreuses villes. En réaction, la noblesse, les villes, le clergé et les États provinciaux, réunis en États Généraux, élaborent en 1576 la Pacification de Gand sans l’aval du roi. Mais la paix achoppe sur la question confessionnelle entre d’une part, la Hollande et la Zélande, désormais tenues par les calvinistes, et d’autre part les autres provinces où la réaction catholique s’affirme. Le scénario de la guerre civile prend une tournure inattendue. La mobilisation catholique contre les excès des calvinistes dans les villes de Flandre favorise en 1579 la constitution d’une union autour des provinces méridionales (Artois, Flandre wallonne et Hainaut), détachée des États Généraux et prête à se réconcilier avec Philippe II aux conditions posées par elle. Ces provinces

20 H. van Nierop, « Alba’s Throne. Making Sense of the Revolt of the Netherlands », in G. Darby, The Origins and Development of the Dutch Revolt, Londres, Routledge, 2001, p. 29-47 ; G. Parker, The Dutch Revolt, Londres, Allen Lane, 1977 (seconde édition, 1985) ; G. Janssens, ‘Brabant in het Verweer’. Loyale oppositie tegen Spanje’s bewind in de Nederlanden van Alva tot Farnese. 1567-1578, Courtrai-Heule, UGA, 1989 ; J. I. Israel, The Dutch Republic. Its Rise, Greatness, and Fall 1477-1806, Oxford, e.a., Clarendon Press, 1995 ; D. Maczkeiwitz, Der niederländische Aufstand gegen Spanien (1568-1609). Eine kommunikationswissenschaftliche Analyse, Münster, Waxmann, 2005 ; P. Arnade, Beggars, Iconoclasts, and Civic Patriots. The Political Culture of the Dutch Revolt, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 2008 ; J. J. Woltjer, Op weg naar tachtig jaar oorlog. Het verhaal van de eeuw waarin ons land ontstond. Over de voorgeschiedenis en de eerste fasen van de Nederlandse Opstand, Amsterdam, Balans, 2011 ; J. Pollmann, Catholic Identity and the Revolt of the Netherlands, Oxford, Oxford University Press, 2011 ; M. ‘t Hart, The Dutch Wars of Independence. Warfare and Commerce in the Netherlands, 1570-1680, Londres-New York, Routledge, 2014 ; A. Van der Lem, Revolt in the Netherlands. The Eighty Years War, 1568-1648, trad. Andy Brown, Londres, Reaktion books, 2018 ; Y. Junot et V. Soen, « La Révolte des Pays-Bas habsbourgeois. Reconsidérations à partir du cas des provinces francophones (Hainaut, Artois, Flandre wallonne, 1566-1579) », in G. Salinero, Á. García Garrido et R. G. Paun (éd.), Paradigmes rebelles : Pratiques et cultures de la désobéissance à l’époque moderne, Bruxelles, Peter Lang, 2018, p. 203-233. Sur l’après-guerre : J. van der Steen, Memory Wars in the Low Countries, 1566-1700, Leyde-Boston, Brill, 2015, et J. Müller, Exile Memories and the Dutch Revolt. The Narrated Diaspora, 1550-1750, Leyde-Boston, Brill, 2018. 21 Y. Junot et V. Soen (éd.), Confisquer, restituer, redistribuer. Punition et réconciliation matérielles dans les territoires des Habsbourg et en France (xvie et xviie siècles), Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2020.

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réconciliées par la Paix d’Arras appuient ensuite une reconquête de la Flandre et du Brabant rebelles par le nouveau gouverneur Farnèse, tandis que le camp des États Généraux et du prince d’Orange opte pour une union défensive favorable aux protestants, qui devient, après la déchéance de la souveraineté de Philippe II en 1581, la République des Provinces-Unies. Ce scénario imprévu de désintégration territoriale et de partition des Pays-Bas à la fin du xvie siècle accompagne aussi un durcissement des cartes religieuses en Europe, et crée en son cœur une nouvelle frontière étatique et confessionnelle entre les Pays-Bas dorénavant « du nord » (future République des Provinces-Unies) et « du sud » (Pays-Bas réconciliés), où vont s’affirmer respectivement la Réforme et la Contre-Réforme catholique22. La construction des frontières entre France, Pays-Bas espagnols et Saint-Empire Les zones de frontière jouent un rôle sensible dans la configuration des guerres civiles et religieuses23 : elles sont le lieu où se conjuguent les mobilisations internes, les influences extérieures des puissances étrangères et les actions souvent clandestines des prosélytes, des exilés et des réfugiés24. De la Mer du

22 B. De Ridder, Lawful Limits. Border Management and the Formation of the Habsburg-Dutch Boundary, ca. 1590-1665, thèse inédite de doctorat, KU Leuven, 2016 ; C. H. Parker, Faith on the Margins : Catholics and Catholicism in the Dutch Golden Age, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2008 ; T. Ó Hannracháin, Catholic Europe, 1592-1648 : Centre and Peripheries, Oxford, Oxford University Press, 2015 ; V. Soen, « Which Religious History for the (two) early modern Netherlands before 1648 ? Questions, Trends and Perspectives », Revue d’histoire ecclésiastique, 112 (2017), p. 758788 ; M. Questier, « When Catholics Attack : The Counter-Reformation in Fractured Regions of Europe », The Low Countries Historical Review, 126 (2011), p. 89-95. 23 P. Sahlins, Boundaries. The Making of France and Spain in the Pyrenees, Berkeley, University of California Press, 1989 ; C. S. Maier, Once within Borders : Territories of Power, Wealth, and Belonging since 1500, Cambridge, Harvard University Press, 2016 ; T. Herzog, Frontiers of Possession : Spain and Portugal in Europe and the Americas, Cambridge, Harvard University Press, 2015 ; C. Roll, F. Pohle et M. Myrczek (éd.), Grenzen und Grenzüberschreitunge. Bilanz und Perspektiven der Frühneuzeitforschung, Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau, 2010 ; S. Ellis et R. Esser (éd.), Frontiers and the Writing of History, 1500-1800, Hannover-Laatzen, Wehrhahn Verlag, 2006. 24 V. Soen, A. Soetaert, J. Verberckmoes et W. François (éd.), Transregional Reformations. Crossing Borders in Early Modern Europe, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2019 ; B. Forclaz, « La Suisse frontière de catholicité ? Contre-Réforme et Réforme catholique dans le Corps helvétique », Schweizerische Zeitschrift für Religions- und Kulturgeschichte, 106 (2012), p. 567-583 ; sur la gestion des circulations et des retours : Y. Junot, « Heresy, War, Vagrancy and Labour Needs : Dealing with Temporary Migrants in the Textile Towns of Flanders, Artois and Hainaut in the Wake of the Dutch Revolt (1566-1609) », in B. de Munck et A. Winter (éd.), Gated Communities ? Regulating Migrations in Early Modern Cities, Farnham-Burlington, Ashgate, 2012, p. 61-80, et V. Soen et Y. Junot, « Changing Strategies of State and Urban Authorities in the Spanish Netherlands Towards Exiles and Returnees During the Dutch Revolt », Journal of Early Modern Christianity, 6 : 1 (2019), p. 69-98 ; Ph. Denis (éd.), Protestantisme aux frontières : la Réforme dans le duché de Limbourg et dans la principauté de Liège (16e-19e siècles), Aubel, Gason, 1985 ; W. Monter, Witchcraft in France and Switzerland : the Borderlands during the Reformation, Ithaca, Cornell University Press, 1976 ; une perspective de la longue durée : B. Kaplan, Cunegonde’s Kidnapping. A Story of Religious Conflict in the Age of Enlightenment, New Haven-Londres, Yale University Press, 2014.

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Fig. 1.4 (planche 2)  Adrien de Montigny, Principauté de Porcean, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, redigee au vray par escript, et selon le contenu des tous les vieulx titres et chartres trouvees et delaissees par les predecesseurs de ladicte mayson en leurs chanceleries et tresories le tout receiulle et mis en lumiere par Charles Syre et Duc de Croy et d’Arschot, Hs. 7, c. 1606-1610, gouache. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

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Fig. 1.5 (planche 3)  Adrien de Montigny, Villaige et chastiau de Montcornet, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610, gouache. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

Nord à la Moselle, les frontières méridionales des Pays-Bas espagnols du xvie siècle sont le fruit d’une construction à la fois ancienne et récente. Elles forment la séparation, depuis le partage de l’empire carolingien au ixe siècle, de deux ensembles politiques majeurs du Moyen Âge, le royaume de France et le SaintEmpire où l’autorité de l’empereur reste nominale et l’émiettement territorial prépondérant, mettant en relief la discontinuité des modes d’organisation de l’espace politique européen25. Elles s’insèrent aussi dans une nouvelle dynamique de construction entamée à partir du xive siècle par des princes français, les ducs de Bourgogne, qui agrègent des principautés de part et d’autre de cette frontière carolingienne et rêvent de former un État – voire un royaume – autonome entre France et Empire26. L’empereur Charles Quint, roi d’Espagne et héritier des Pays-Bas bourguignons, donne une nouvelle consistance étatique aux Pays-Bas espagnols, en les élargissant par voie de conquête et d’agrégation territoriale, en les dotant d’une capitale, d’organes de gouvernement central (les conseils collatéraux), d’une autonomie juridique du Cercle de Bourgogne (Transaction d’Augsbourg de 1548) et d’une règle de succession unique (Pragmatique Sanction de 1549) par rapport à un Saint-Empire marginal dans l’ensemble composite de

25 L. Dauphant, Le Royaume des quatre rivières. L’espace politique français (1380-1515), Seyssel, Champ Vallon, 2012. 26 E. Lecuppre-Desjardin, Le royaume inachevé des ducs de Bourgogne, Paris, Belin, 2016 ; R. Stein, Magnanimous Dukes and Rising States : the Unification of the Burgundian Netherlands, 1380-1480, Oxford, Oxford University Press, 2017 ; L. Duerloo, « The Utility of an Empty Title. The Habsburgs as Dukes of Burgundy », Dutch Crossing, 43 : 1 (2019), p. 63-77.

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la monarchie hispanique27. Ces Pays-Bas espagnols servent pendant deux siècles à contenir la puissance des rois de France dans la compétition pour l’hégémonie en Europe. Ce conflit forge durablement la frontière entre les Pays-Bas espagnols et la France, en superposant un front géopolitique, un espace géostratégique et, au siècle des guerres de religion, une limite confessionnelle28. D’une part, à partir du xvie siècle, les limites de natures différentes, qu’elles soient féodales, ecclésiastiques, fiscales ou judiciaires, tendent à coïncider pour la première fois. Après la capture de François Ier à Pavie, les traités de Madrid et de Cambrai (1526 et 1529) détachent de la suzeraineté du roi de France, l’Artois, et la Flandre, désormais dans l’orbite impériale. La réorganisation, à partir de 1559, des diocèses des Pays-Bas par Philippe II, avec l’accord du pape, coupe les liens avec les provinces ecclésiastiques de Reims (dont dépendaient les évêchés de Cambrai, Tournai et Thérouanne), Cologne (pour Utrecht et Liège) et Trèves (pour le Luxembourg). Les rois de France opèrent de leur côté une avancée stratégique vers le Saint-Empire en prenant le contrôle des trois villes libres francophones de Metz, Toul et Verdun en 155229. La suppression des enclaves françaises dans les Pays-Bas, la destruction en 1553 d’Hesdin et de Thérouanne (provoquant le transfert de son évêché à Saint-Omer), la mise sous protectorat de la principauté ecclésiastique « neutre » de Cambrai, dotée d’une citadelle espagnole à partir de 1542-1545, et son intégration finale aux Pays-Bas en 1595 (quand le roi d’Espagne reçoit les droits politiques du prince-archevêque avec le consentement des bourgeois de la cité qui en ont chassé les huguenots français)30, participent à cette régularisation du front. Le duché de Lorraine et la principauté ecclésiastique de Liège, relevant du Saint-Empire au sein respectivement des Cercles du Haut-Rhin et de Westphalie, sont de fait, par leur voisinage avec la France pour le premier et avec les Pays-Bas espagnols pour la 27 J. Arndt, Das Heilige Römische Reich und die Niederlande 1566 bis 1648. Politisch-konfessionelle Verflechtung und Publizistik im Achtzigjährigen Krieg, Cologne-Weimar-Vienne, Bölhau, 1998 ; M. Weis, Les Pays-Bas espagnols et les États du Saint Empire (1559-1579). Priorités et enjeux de la diplomatie en temps de troubles, Bruxelles, Presses de l’Université libre de Bruxelles, 2003 ; É. Bourdeu, Les Archevêques de Mayence et la présence espagnole dans le Saint-Empire (xvie – xviie siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2015. 28 B. De Ridder, V. Soen, W. Thomas et S. Verreyken (éd.), Transregional Territories : Crossing Borders in the Early Modern Low Countries and Beyond, Turnhout, Brepols, 2020 ; R. Stein et J. Pollmann (éd.), Networks, Regions and Nations : Shaping Identities in the Low Countries, 1300-1650, Leyde, Brill, 2010 ; B. Kaplan, M. Carlson et L. Cruz (éd.), Boundaries and Their Meanings in the History of the Netherlands, Leyde, Brill, 2009 ; partie III « au-delà des frontières », de V. Soen, Y. Junot et F. Mariage (éd.), L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles, Villeneuve d’A scq, Université Charles de Gaulle-Lille 3-Revue du Nord, 2014. Voir aussi le récent plaidoyer pour mieux intégrer les espaces francophones dans la recherche sur les anciens Pays-Bas : M. Howell, « The Low Countries in Broader Perspective », BMGN – Low Countries Historical Review, 133 (2008), p. 100-104. 29 M. Gantelet, L’absolutisme au miroir de la guerre. Le roi et Metz (1552-1661), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012. 30 J. J. Ruiz Ibáñez, « Théories et pratiques de la souveraineté dans la Monarchie hispanique : un conflit de juridictions à Cambrai », Annales Histoire, Sciences Sociales, 55-3 (2000), p. 623-644 ; A. Spicer, War, Revolt and Sacred Space : Cambrai and the Southern Netherlands, c. 1566-1621, Leyde, Brill, à paraître.

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seconde, dans une logique de neutralité prudente, d’équilibre précaire ou parfois de subordination illustrée par les mariages répétés entre la famille de Lorraine et la Cour de France. Et la tentative de placer à la tête des Pays-Bas, entre 1580 et 1583, le frère cadet du roi Henri III, le duc d’Anjou, en accord avec les États Généraux, montre la capacité de la France à intervenir contre les Habsbourg à l’extérieur de ses propres frontières31. D’autre part, la militarisation devient un élément structurant des provinces frontalières en temps de guerre comme après la Paix du Cateau-Cambrésis32. Le paysage y est marqué par la modernisation des fortifications des grandes villes et la fondation ex nihilo de places fortifiées dans les années 1540-1550, comme le nouvel Hesdin, Mariembourg, Philippeville, Charlemont (en Givet) sur le versant des Pays-Bas, Rocroi et Vitry-le-François en Champagne côté français. Les gouverneurs provinciaux, recrutés dans l’aristocratie, y disposent d’une clientèle regroupant les seigneurs locaux moyens et petits33, et les gouverneurs de place, issus de cette noblesse seconde locale ou étrangère, y trouvent un accroissement de leur influence auprès des souverains par le service des armes34. L’articulation des systèmes de défense frontalière des monarchies française et habsbourgeoise associe à ces noblesses de service la représentation provinciale des assemblées d’États qui financent les fortifications et la levée de troupes en temps de guerre, et les pouvoirs municipaux et leurs milices bourgeoises des villes qui forment la première ligne de résistance en cas de menace35. La construction des premières citadelles bastionnées, à Cambrai en 1542, à Metz en

31 F. Duquenne, L’entreprise du duc d’Anjou aux Pays-Bas de 1580 à 1584 : les responsabilités d’un échec à partager, Villeneuve d’A scq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998. 32 J. J. Ruiz Ibáñez, « La guerre, les princes et les paysans : les pratiques de neutralisation et de sauvegarde dans les Pays-Bas et le Nord du royaume de France vers la fin du xvie siècle », et M. Gantelet, « Réguler la guerre aux frontières des Pays-Bas espagnols : la naissance empirique du droit des gens (Metz 1635-1659) », in J.-F. Chanet et C. Windler (éd.), Les ressources des faibles. Neutralités, sauvegardes, accommodements en temps de guerre (xvie-xviiie siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 187-204 et p. 235-6. 33 Sur le clientélisme nobiliaire : É. Haddad, « Noble Clientèles in France in the Sixteenth and Seventeenth Centuries : A Historiographical Approach », French History, 20 (2006), p. 75-109 ; S. Kettering, Patrons, Brokers, and Clients in Seventeenth-Century France, New York, Oxford University Press, 1986 ; S. Kettering, Patronage in Sixteenth- and Seventeenth-Century France, Aldershot, Ashgate, 2002 ; A. Mączak (éd.), Klientelsysteme im Europa der Frühen Neuzeit. München, Oldenburg, 1988. 34 D. Potter, War and Government in the French Provinces. Picardy 1470-1560, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; Y. Junot et J. J. Ruiz Ibáñez, « Los gobernadores de plazas y la construcción de lugares de poder imperial en los Países Bajos españoles en la época de Felipe II y de los Archiduques », Philostrato. Revista de Historia y Arte, nº spécial (2018), p. 77-110 ; F. Mariage, Bailli royal, seigneurs et communautés villageoises. Jeux et enjeux de pouvoirs en Tournaisis de la fin du xive à la fin du xvie siècle, Bruxelles, Archives générales du Royaume et Archives de l’État dans les provinces, 2015 ; P. Janssens, L’évolution de la noblesse belge depuis la fin du Moyen Âge, Bruxelles, Crédit Communal de Belgique, 1998 ; J. Collins, The State in Early Modern France, 2nd edition, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; H. Zmora, Monarchy, Aristocracy and the State in Europe, 1300-1800, Londres, Routledge, 2001. 35 Y. Junot et M. Kervyn, « Negotiating Consensual Loyalty to the Habsburg Dynasty : Francophone Border Provinces between the Low Countries and France, 1477-1659 », in De Ridder et al. (éd.), Transregional Territories, op. cit., p. 63-92 ; M. Herrero Sánchez et J. J. Ruiz Ibáñez, « Defender

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Fig. 1.6  Bénéfices et seigneuries de la famille de Lorraine-Guise en Champagne. © Carte dressée par Stuart Carroll, « “Nager entre deux eaux” : the Princes and the Ambiguities of French Protestantism », Sixteenth Century Journal, 44 : 4 (2013), p. 985-1020, carte p. 988 ; reproduite avec la permission de l’auteur et de la revue.

1556 et à Amiens en 1597, est le signe de la croissance du pouvoir monarchique dans un espace urbain où le pouvoir municipal reste jaloux de ses prérogatives et se montre pourtant soucieux de ne pas financer et subir une garnison royale. La Paix du Cateau-Cambrésis de 1559, en instaurant une pause durable dans le conflit franco-hispanique, marque un point d’équilibre plus que d’amitié qui ne sera plus bouleversé avant les conquêtes françaises opérées par Louis XIII et Louis XIV au détriment des Pays-Bas espagnols à partir des années 1640. Au temps des guerres de religion, cette frontière se retrouve spirituellement « bastionnée » par de nouvelles institutions éducatives, afin de minimiser le risque de « contamination » hérétique par un cursus en terre protestante. De la Lorraine aux Pays-Bas réconciliés, une « dorsale catholique » ou des « citadelles de la Contre-Réforme » se développent36, appuyées sur de nouvelles universités à Reims (1548), Douai (1562) et Pont-à-Mousson (1572), et sur un réseau de collèges jésuites locaux et étrangers, en particulier anglais, écossais et irlandais, ouverts sur le continent pour y former les jeunes catholiques des îles britanniques dans la patria y defender la religión : las milicias urbanas en los Países Bajos españoles, 1580-1700 », in J. J. Ruiz Ibáñez (éd.), Las milicias del rey de España. Sociedad, política e identidad en las Monarquías Ibéricas, Madrid, Fondo de Cultura Económica-Red Columnaria, 2009, p. 268-296. 36 A. Lottin, Lille, citadelle de la Contre-Réforme ? 1598-1667, Dunkerque, Westhoek-Éditions, 1984 ; P. Subirade, « The Catholic Backbone of Seventeenth-Century Europe : Transregional and Cross-border Circulations of Devotional Practices and Artistic Knowledge Between the Franche-Comté, the Low Countries and the Swiss Cantons », in De Ridder et al. (éd.), Transregional Territories, op. cit., p. 93-129.

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Fig. 1.7  Bénéfices et seigneuries des familles de Guise, Luxembourg, Clèves-Nevers, La Marck-Bouillon, Croÿ-Amboise et Orléans-Longueville en Champagne. © Carte dressée par Stuart Carroll, « “Nager entre deux eaux” : the Princes and the Ambiguities of French Protestantism », Sixteenth Century Journal, 44 : 4 (2013), p. 985-1020, carte p. 988 ; reproduite avec la permission de l’auteur et de la revue.

l’espoir d’une reconquête spirituelle37. Paradoxalement, les crises des guerres de religion activent les circulations des étudiants protestants comme des catholiques qui passent les frontières afin de poursuivre leurs études ailleurs38. Ainsi, les catholiques anglais patronnés par Philippe II à Douai s’enfuient en 1578 de l’autre

37 Y. Junot et M. Kervyn, « Los Países Bajos como tierras de recepción de exiliados », in J. J. Ruiz Ibáñez et I. Pérez Tostado (éd.), Los exiliados del rey de España, Madrid, Fondo de Cultura Económica, 2015, p. 207-231 ; G. Janssens, The Dutch Revolt and Catholic Exile in Reformation Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; P. Arblaster, « The Southern Netherlands Connection : Networks of Support and Patronage », in B. Kaplan et al. (éd.), Catholic Communities in Protestant States : Britain and the Netherlands ca. 1570-1720, Manchester, Manchester University Press, 2009, p. 123-138; M. Kervyn, Des migrants invisibles? Les Français dans les espaces frontaliers des Pays-Bas habsbourgeois, XVIe-XVIIe siècle, Turnhout, Brepols Publishers, 2020. 38 V. Soen, « Containing Students and Scholars Within Borders ? The Foundation of Universities in Reims and Douai and Transregional Transfers in Early Modern Catholicism », in Soen et al. (éd.), Transregional Reformations, op. cit., p. 267-294 ; J. Balsamo, « Les catholiques anglais et le refuge rémois (1578-1593) », in C. Lastraioli et J. Balsamo (éd.), Chemins de l’exil, havres de paix  : migrations d’hommes et d’idées au xvie siècle. Actes du colloque de Tours, Centre d’Etudes supérieures de la Renaissance, 8-9 nov. 2007, Paris, Champion, 2010, p. 93-107 ; J. Balsamo, « Le cardinal de Lorraine et l’Academia Remensis », in C. Mouchel et C. Nativel (éd.), République des Lettres, république des Arts. Mélanges offerts à Marc Fumaroli de l’Académie française, Genève, Droz, 2008, p. 13-36 ; L. Chambers et T. O’Connor (éd.), Forming Catholic Communities : Irish, Scots, and English College Networks in Europe, 1568-1918, Leyde, Brill, 2017 ; C. Bowden et J. E. Kelly (éd.), The English Convents in Exile, 1600-1800 : Communities, Culture, and Identity, Farnham, Ashgate, 2013.

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Philippeville Fort de Charlemont Hierges Mariembourg

PAYS-BAS ESPAGNOLS Archebruyère

Revin

Linchamps

Croÿville Rocroi BARONNIE DE MONTCORNET Bourg-Fidèle MaubertFontaine Charlebourg Montcornet

TERRE SOUVERAINE DE CHATEAU-REGNAULT

Charleville Mézières

N

0

ChâteauRegnault

5

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PRINCIPAUTE DE SEDAN

Bourg d’Arschot

Me use

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PRINCIPAUTE D’ARCHES Village fondé au XVIe siècle Place forte frontalière

ROYAUME DE FRANCE

Sedan

Fig. 1.8  La baronnie de Montcornet, les terres voisines et la frontière de France (situation après la fondation de Charleville en 1606). © Carte dressée par Odile Jurbert, Yves Junot et Florian Mariage.

côté de la frontière, à Reims, accueillis par les Guise, pour ensuite revenir de nouveau à Douai quand la ville ligueuse est menacée par Henri IV. C’est ainsi que la traduction en langue anglaise de la Bible catholique, imprimée d’abord à Reims, puis à Douai, est dénommée « Douay-Rheims Bible »39. Même si cette frontière sépare, pendant et après les guerres de religion, deux monarchies catholiques, la perception du sentiment religieux exacerbe encore la discontinuité des modèles. 39 A. Soetaert, De katholieke drukpers in de kerkprovincie Kamerijk : contacten, mobiliteit en transfers in een grensgebied (1559-1659), Leuven-Paris-Bristol, Peeters, 2019 ; Id., « Printing at the Frontier. The Emergence of a Transregional Book Production in the Ecclesiastical Province of Cambrai (c. 1560-1659) », De Gulden Passer, 94 (2016), p. 137-163, et la base de données en ligne Impressa Catholica Cameracensia (ICC) : www. arts.kuleuven.be/nieuwetijd/english/odis/ICC_search ; A. Soetaert et H. Wyffels, « Beyond the Douai-Reims Bible : The Changing Publishing Strategies of the Kellam family in Seventeenth-Century Douai », The Library : the transactions of the Bibliographical Society, à paraître. A. Soetaert et V. Soen, « A Catholic International or Transregional Catholicism? The Printing Press, English Catholics, and their hosts in the early modern Ecclesiastical Province of Cambrai », Catholic Historical Review, 106 (2020), p. 551-575.

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Les Habsbourg appliquent dans leurs territoires les décrets du Concile de Trente, face à une France qui ne le fait pas et qui est perçue par ses voisins du nord à la fois comme l’ennemi héréditaire et comme le protecteur de « l’hérésie » du fait du régime de l’Édit de Nantes en place de 1598 à 168540. Aristocrates de frontières, seigneurs de guerre et Malcontents Ainsi, lorsque les guerres civiles viennent déchirer la France et les PaysBas dans le dernier tiers du xvie siècle, les zones frontalières jouent un rôle catalyseur et participent à l’internationalisation des deux conflits, au nom d’une solidarité interconfessionnelle chez les catholiques comme chez les protestants41. Le phénomène est particulièrement visible au sein de la haute noblesse qui s’implique dans la résistance pendant les guerres civiles et qui souvent dispose d’un patrimoine et d’un réseau de patronage transfrontalier et transrégional42. Seuls quelques grands aristocrates sont à la tête d’un patrimoine dont les éléments sont dispersés à grande échelle sur la carte européenne, sans forcément y activer tous les réseaux en dépendant. Guillaume d’Orange est possessionné à la fois dans le Saint-Empire germanique (Nassau et Dillenbourg), les Pays-Bas, la Franche-Comté, et en France dans le duché de Bourgogne : ses engagements religieux complexes, comme fils de princes luthériens élevé dans le catholicisme pour hériter de la principauté d’Orange (autre fief impérial sur les bords du Rhône), qui se rattache au calvinisme en 1573, rythment sa rupture politique progressive avec les Habsbourg d’Espagne43. Du côté des 40 B. Haan, « L’affirmation d’un sentiment national espagnol face à la France du début des guerres de religion », in A. Tallon (éd.), Le sentiment national dans l’Europe méridionale aux xvie et xviie siècle (France, Espagne, Italie), Madrid, Casa de Velázquez, 2007, p. 75-90. 41 L. Duerloo, Dynasty and Piety. Archduke Albert (1598-1621) and Habsburg Political Culture in an Age of Religious Wars, Ashgate, Farnham, 2012 ; J. Van Tol, « The Rhineland and the Huguenots : Transregional Confessional Relations During the French Wars of Religion », in Soen et al. (éd.), Transregional Reformations, op. cit., p. 27-52 ; F. Micaleff, « La force des rebelles. L’appel aux puissances étrangères pendant les guerres de religion (1562-1598) », in Salinero, García Garrido et Paun (éd.), Paradigmes rebelles, op. cit., p. 179-201. 42 M. Wrede, Ohne Fürcht und Tadel. Für König und Vaterland. Frühneuzeitlicher Hochadel zwischen Familienehre, Ritterideal und Fürstendienst, Ostfildern, Thorbecke, 2012, p. 120-137 ; les contributions dans M. Wrede et L. Bourquin (éd.), Adel und Nation in der Neuzeit. Hierarchie, Egalität und Loyalität, 16.-20. Jahrhundert, Ostfildern, Francia-Thorbecke, 2016 ; J.-L. Palos, « Bargaining Chips : Strategic Marriages and Cultural Circulation in Early Modern Europe », in Id. et M. S. Sanchez, Early Modern Dynastic Marriages and Cultural Transfer, Abingdon-New York, Routledge, p. 1-17, avec la première partie « Princesses across Borders »; V. Soen, « La nobleza y la frontera entre los Países Bajos y Francia : las casas nobiliarias Croÿ, Lalaing y Berlaymont en la segunda mitad del siglo XVI », in V. Favarò, M. Merluzzi et G. Sabatini (éd.), Fronteras. Procesos y prácticas de integración y conflictos entre Europa y América (siglos XVI-XX), Madrid, Fondo de Cultura Económica-Red Columnaria, 2017, p. 427-436 ; M. Vester, Transregional Lordship and the Italian Renaissance : René de Challant, 1504-1565, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2020. 43 L. Geevers, « Family matters : William of Orange and the Habsburgs after the abdication of Charles V (1555) », The Renaissance Quarterly, 63 : 2 (2010), p. 459-490 ; K. Swart, William of Orange and the Revolt of the Netherlands 1572-1584, Aldershot, Ashgate, 2003 ; O. Mörke, Wilhelm

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huguenots, Henri de Bourbon, prince français, roi de Navarre (un royaume pyrénéen entre France et Espagne), a hérité des seigneuries de ses ancêtres Luxembourg dans les Pays-Bas, comme les villes de Dunkerque en Flandre et d’Enghien en Hainaut, sans vraiment y influencer la vie politique ou aider ses coreligionnaires. Devenu roi de France, il finit par solder son patrimoine flamand au début du xviie siècle44. L’union entre France et Navarre est prononcée par son successeur Louis XIII en 1620. D’autres grands nobles entrent davantage dans le cadre mieux circonscrit des « sociétés de frontière », notamment sur les limites fracturées entre France et Empire qui forment le cœur de cet ouvrage. Confrontés au développement de grandes entités politiques et territoriales, les Lorraine-Guise45, les ClèvesNevers46, les La Marck-Bouillon et les Croÿ-Porcien se construisent dans leurs maisons respectives comme des lignées de la frontière, centrées sur la province de Champagne. Dotées d’un titre princier, celles-ci tirent une partie de leurs origines et de leur patrimoine du Saint-Empire, et elles partagent une hostilité commune aux Habsbourg, que les rois de France ont récompensé de leur faveur, matérialisée par la constitution de chapelets de seigneuries face aux anciennes limites des territoires bourguignons, barrois et lorrains (fig. 1.6 et 1.7) 47. Au début des années 1560, plusieurs ont à leur tête un protestant, sans pour autant entraîner la rupture avec les autres membres catholiques ni basculer du fait de leur appartenance confessionnelle dans la rébellion au roi, ce qui fait que leur position est extrêmement ambiguë, comme l’a mis en lumière Stuart Carroll48.

von Oranien (1533-1584) : Fürst und ‘Vater” der Republik, Stuttgart, Kohlhammer, 2007 ; R. Vermeir, « Je t’aime, moi non plus. La nobleza flamenca y España en los siglos XVI-XVII », in B. Yun Casalilla (éd.), Las redes del imperio, op. cit., Madrid, Marcial Pons, 2009, p. 313-337 ; J. E. Hortal Muñoz, Los asuntos de Flandes. Las relaciones entre las Cortes de la Monarquía Hispánica y de los Países Bajos durante el siglo xvi, Saarbrücken, Editorial Académica Española, 2011. 44 D. Potter, « The Luxembourg inheritance : the House of Bourbon and its lands in northern France during the sixteenth century », French History, 6 (1992), p. 24-62 ; Y. Junot, « Réconciliation et réincorporation dans la monarchie hispanique : l’exemple de Dunkerque au temps d’Alexandre Farnèse », Revue du Nord, 98 : 415 (2016), p. 233-256. 45 Y. Bellenger, Le mécénat et l’influence des Guises : actes du colloque organisé par le Centre de Recherche sur la Littérature de la Renaissance de l’Université de Reims et tenu à Joinville du 31 mai au 4 juin 1994, Paris, Champion, 1997. 46 A. Boltanski, Les ducs de Nevers et l’État royal. Genèse d’un compromis (c. 1550-c. 1600), Genève, Droz, 2006. 47 C. Michon, « Les richesses de la faveur à la Renaissance : Jean de Lorraine (1498-1550) et François Ier », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 50 (2003), p. 34-61 ; B. Pierre, « Le cardinal-conseiller Charles de Lorraine, le roi et sa cour au temps des premières guerres de Religion », Parlement[s], Revue d’histoire politique 6 (2010), p. 14-28 ; J. Spangler, « The ‘princes étrangers’ – Truly Princes ? Truly Foreign ? Typologies of Princely Status, Trans-Nationalism and Identity in Early Modern France », in Wrede et Bourquin (éd.), Adel und Nation in der Neuzeit, op. cit., p. 125-126. 48 S. Caroll, «“Nager entre deux eau” : The Princes and the Ambiguities of French Protestantism », Sixteenth Century Journal, 44 : 4 (2013), p. 985-1020 ; M. Turchetti, « Une question mal posée : la confession d’Augsbourg, le cardinal de Lorraine et les moyenneurs au Colloque de Poissy en 1561 », Zwingliana, 20 (1993), p. 53-101 ; S. Caroll, « The Compromise of Charles Cardinal de Lorraine : New Evidence », Journal of Ecclesiastical History, 54 (2003), p. 469-483 ; L. Racaut, « The Sacrifice of the Mass and the Redefinition of Catholic Orthodoxy during the French Wars of Religion », French History, 24 (2009), p. 20-39.

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La situation est très similaire en Lorraine49. Au contraire, trente ans plus tard, entre 1594 et 1598, ce sont les chefs du clan ultra-catholique des Guise et leurs clientèles nobiliaires et municipales de Picardie et de Champagne, qu’Henri IV, désormais catholique, doit soumettre pour briser leurs projets révolutionnaires de se faire sujets du roi d’Espagne au nom de la défense de la vieille foi romaine50. Cet ouvrage se consacre particulièrement aux parcours d’une de ces maisons avec « un prince calviniste », la famille de Croÿ, non pas dans la perspective apologétique des anciens généalogistes retraçant l’exceptionnalité supposée d’un lignage, mais parce qu’elle offre un exemple représentatif d’une noblesse transrégionale de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne, aux confins de la France, des anciens Pays-Bas et de la Lorraine, symbolisé par la localisation limitrophe de Montcornet (fig. 1.9)51. La famille tire son nom d’une seigneurie mineure picarde, celle de Crouy-Saint-Pierre sur la Somme, unie avec Airaines, originellement dans le comté de Ponthieu, et entretient des liens étroits avec l’échevinage d’Amiens avant son ascension hors de l’espace picard à partir du xive siècle52. À plusieurs occasions, la famille joue une rôle-clé dans la genèse de cette frontière, durant les guerres dynastiques et religieuses, et dans

49 H. Marsat, « La noblesse lorraine et la Réforme au xvie siècle », in J. Léonard et L. Jalabert (éd.), Les protestantismes en Lorraine, op. cit., p. 289-314. 50 L. Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvie et xviie siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994 ; M. Konnert, Local Politics in the French Wars of Religion. The Towns of Champagne, the Duc de Guise, and the Catholic League, 1560-95, Aldershot, Ashgate, 2006 ; J. J. Ruiz Ibáñez, « Devenir et (re)devenir sujet. La construction politique de la loyauté au roi catholique en France et aux Pays-Bas à la fin du xvie siècle », in Soen, Junot et Mariage (éd.), L’identité au pluriel, op. cit., p. 267-280 ; R. Sturges, « The Guise and the Two Jerusalems : Joinville’s Vie de Saint Louis and an Early Modern Family’s Medievalism », in J. Munns, P. Richards et J. Spangler (éd.), Aspiration, Representation and Memory : The Guise in Europe, 1506-1688, Farnham, Ashgate, 2015, p. 25-46 ; R. Descimon et J. J. Ruiz Ibáñez, Les ligueurs de l’exil : le refuge catholique français après 1594, Seyssel, Champ Vallon, 2005. 51 R. Born, Les Croÿ, une grande lignée hennuyère d’hommes de guerre, de diplomates, de conseillers secrets, dans les coulisses du pouvoir, sous les ducs de Bourgogne et la Maison d’Autriche (1390-1612), Bruxelles, Éditeurs d’art associés, 1981 et G. Martin, Histoire et généalogie de la maison de Croÿ, Lyon, La Ricamarie, 1980, les deux travaux sont à consulter avec précaution ; W. Paravicini, « Moers, Croy, Burgund. Eine Studie über den Niedergang des Hauses Moers in den zweiten Hälfte des 15. Jahrhunderts », Annalen des Historischen Vereins für den Niederrhein, 179 (1977), p. 7-113 (réimprimé à Bonn, 1978) ; M.-P. Dion, Emmanuel de Croÿ (1718-1784). Itinéraire intellectuel et réussite nobiliaire au siècle des Lumières, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1987. Éditions des sources disponibles, entre autres : « Notice des Archives de M. le duc de Caraman, précédée de recherches historiques sur les princes de Chimay et les comtes de Beaumont », éd. L.-P. Gachard, Bulletins de la Commission Royale d’Histoire, 9 (1845), p. 1-148, et « Les Croy, conseillers des ducs de Bourgogne. Documents extraits de leurs archives familiales, 1357-1487 », éd. M.-R. Thielemans, Bulletins de la Commission Royale d’Histoire, 224 (1959), p. 1-141. 52 H. Douxchamps, « Les quarante familles belges les plus anciennes subsistantes : Croÿ », Le Parchemin, 64 (1999), p. 172-216 ; Albums de Croÿ, éd. J.-M. Duvosquel, Bruxelles, Crédit communal, 1985-1996, 26 vol. ; J.-M. Duvosquel, « Une source de l’histoire rurale des Pays-Bas méridionaux au tournant des xvie-xviie siècles : les cadastres, albums et besognés du duc Charles de Croy », in La Belgique rurale du moyen âge à nos jours. Mélanges offerts à Jean-Jacques Hoebanx, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1985, p. 223-228.

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les négociations de paix et la diplomatie53. Elle s’illustre par la construction de châteaux et de bastions sur la frontière54, et place ses cadets comme évêques des diocèses de Cambrai, Tournai et Saint-Omer55. Au cours des xiv e, xve et xvie siècles, la famille accumule rapidement des terres en Picardie, en Champagne, en Artois, en Hainaut, à Namur et au Luxembourg, de part et d’autre des frontières qui deviennent le théâtre de la guerre entre les ducs de Bourgogne, à l’origine de la promotion des Croÿ, les ducs de Lorraine et les rois de France. Mais, en entrant dans le cœur de la problématique, ils opèrent cette alliance avec les Bourguignons puis leurs héritiers Habsbourg sans jamais renoncer au patronage du roi de France ni à leur position auprès de lui. Exilé de la Cour bourguignonne après le rachat des villes de la Somme par le comte de Charolais, Antoine « le Grand », un des pères fondateurs de la famille, et les siens vont résider à Château-Porcien avant leur réconciliation par étapes successives (fig. 1.4)56. Leur double loyauté n’est pas étonnante, dans la mesure où les ducs de Bourgogne se considèrent, jusqu’à la mort de Charles le Téméraire à Nancy, voire même jusqu’à la renonciation de Charles Quint au duché de ses ancêtres annexé en 1477, comme des princes 53 J.-M. Cauchies, « ‘Croit conseil’ et ses ‘ministres’. L’entourage politique de Philippe le Beau (1494-1506) », in A. Marchandisse (éd.), A l’ombre du pouvoir. Les entourages princiers au Moyen Âge, Liège, diff. Genève, Droz, 2002, p. 291-411 ; P. Janssens, « La noblesse au seuil des temps modernes : continuités et discontinuités (xve-xvie siècles) », in Les élites nobiliaires dans les Pays-Bas au seuil des temps modernes, Mobilité sociale et service du pouvoir, Bruxelles, Facultés Saint-Louis, 2001, p. 83-102 ; F. Buylaert et J. Dumolyn, « L’importance sociale, politique et culturelle de la haute noblesse dans les Pays-Bas Bourguignons et Habsbourgeois (1475-1525) : un état de la question », in J. Haemers, C. Van Hoorebeeck et H. Wijsman (éd.), Entre la ville, la noblesse et l’État : Philippe de Clèves (1456-1528). Homme politique et bibliophile, Turnhout, Brepols, 2007, p. 279-294. 54 A. Salamagne, « Philippe II de Croÿ, seigneur d’Arschot, l’organisation défensive des Pays-Bas méridionaux au début du xvie siècle et la genèse de la fortification bastionnée (1521-1528) », Mémoires de la Société archéologique et historique de l’arrondissement d’Avesnes (Nord), 32 (1992), p. 9-59 ; H. Cools, « Noblemen on the Borderline : the Nobility of Picardy, Artois and Walloon Flanders and the Habsburg-Valois Conflict, 1477-1529 », in W. Blockmans, M. Boone et T. de Hemptinne (éd.), Secretum Scriptorum. Liber alumnorum Walter Prevenier, Leuven-Apeldoorn, Garant, 1999, p. 371-382. 55 V. Soen et A. Van de Meulebroucke, « Vanguard Tridentine Reform in the Habsburg Netherlands. The Episcopacy of Robert de Croÿ, Bishop of Cambrai (1519-56) », in V. Soen, D. Vanysacker et W. François (éd.), Church, Censorship and Reform in the early modern Habsburg Netherlands, Turnhout, Brepols Publishers, 2017, p. 125-144 ; à comparer avec J. Balsamo, T. Nicklas et B. Restif (éd.), Un prélat français de la Renaissance : le cardinal de Lorraine entre Reims et l’Europe, Genève, Droz, 2015. 56 W. Paravicini, « Moers, Croy, Burgund. Eine Studie über den Niedergang des Hauses Moers in den zweiten Hälfte des 15. Jahrhunderts », Annalen des Historischen Vereins für den Niederrhein, 179 (1977), p. 7-113 (réimprimé à Bonn, 1978) ; B. Sterchi, Über den Umgang mit Lob under Tadel. Normative Adelsliteratur und politische Kommunikation im burgundischen Hofadel, Turnhout, Brepols Publishers, 2005, p. 471-526 ; V. Soen, « La Causa Croÿ et les limites du mythe bourguignon : la frontière, le lignage et la mémoire (1465-1475) », in J.-M. Cauchies et P. Peporte (éd.), Mémoires conflictuelles et mythes concurrents dans les pays bourguignons (ca. 1380-1580), Neuchâtel, Centre européen d’études bourguignonnes, 2012, p. 81-97 ; M. Damen, « Rivalité nobiliaire et succession princière : la lutte pour le pouvoir à la cour de Bavière et à la cour de Bourgogne », Revue du Nord, 91 (2009), p. 361-383 ; sur la longue durée : D. Raeymaekers, One Foot in the Palace. The Habsburg Court of Brussels and the Politics of Access in the Reign of Albert and Isabella, 1598-1621, Leuven, Leuven University Press, 2013.

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français, des Valois de Bourgogne, même si leurs relations avec leurs cousins Valois de France se sont constamment tendues depuis la guerre de Cent Ans et l’assassinat de Jean Sans Peur. Cette configuration n’est pas modifiée au cours du xvie siècle, et la famille effectue encore des achats domaniaux dans le royaume de France, surtout en Champagne et (de moins en moins) en Picardie, tout en bénéficiant du patronage actif de Charles Quint, le rival de François Ier57. Antoine de Croÿ, prince de Porcien, dispose d’un bon nombre de terres champenoises et picardes, fruit des efforts de son père, Charles de Croÿ, comte de Senighem, lui-même frère puîné du premier duc d’Aarschot Philippe de Croÿ, pour fonder une nouvelle branche « française » dans la maison désormais centrée sur les Pays-Bas, principalement en Brabant. Le comte de Senighem réside au château de Montcornet, probablement dès la mort de son père, Henri, comte de Porcien, en 1514 et il y accueille par exemple en 1521 Philibert de Chalon, prince d’Orange, lorsque celui-ci se retire de la Cour de France. In extremis, un codicille testamentaire de son oncle, Guillaume de Croÿ-Chièvres, conseiller favori de Charles Quint, mort sans postérité en 1521, prévoit que les terres de Beaufort récemment achetées en Champagne lui reviennent comme « déjà résident en France ». Ainsi, sur base de ce codicille, le père d’Antoine dispute continuellement l’héritage à son propre frère aîné, le duc d’Aarschot, en profitant d’une clause confuse et des ventes déjà réalisées, mais surtout en s’appuyant sur le patronage du roi de France dont il devient chambellan, et sur sa protection durant les différents appels portés devant la Cour royale et le Parlement de Paris. Il faut attendre 1556 pour qu’un partage règle temporairement la division entre branche principale et branche collatérale « française » des Croÿ58. Partie I : La frontière et les guerres de religion La première partie de l’ouvrage dresse la morphologie politique de la frontière qui s’étend de la Picardie à la vallée de la Meuse, en y montrant l’impact des guerres de religion. En inaugurant cette partie, Jonathan Spangler rappelle qu’il ne faut « pas concevoir la Meuse comme une séparation, une frontière au sens moderne du terme, mais comme un espace frontalier avec une identité, une économie et une culture partagée et mixte, en somme un espace d’entre-deux ». Il montre comment 57 H. Cools, Mannen met macht : Edellieden en de Moderne Staat in de Bourgondisch-Habsburgse landen (1475-1530), Zutphen, Walburg Pers, 2001 ; P. Janssens, « De la noblesse médiévale à la noblesse moderne. La création dans les anciens Pays-Bas d’une noblesse dynastique (xve-début xviie siècle) », The Low Countries Historical Review, 123 (2008), p. 490-516 ; M. Nassiet, Parenté, noblesse et États dynastiques, xve-xvie siècle, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2000. 58 V. Soen, « The Chièvres Legacy, the Croÿ Family and Litigation in Paris. Dynastic Identities between the Low Countries and France (1519-1559) », in Geevers et Marini (éd.), Dynastic Identity in Early Modern Europe, op. cit., p. 87-102 ; J.-M. Duvosquel, « L’héritage de Croÿ et les acquisitions du premier xviie siècle », in Cl.-I. Brelot et B. Goujon (éd.), La maison d’Arenberg en France, Enghien, Fondation d’Arenberg, 2018, 2 vol., II, p. 287-293.

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la géographie de la vallée de la Meuse, frontière stratégique multiséculaire depuis le traité de Verdun, influe directement sur la composition et stratification de la noblesse régionale à l’époque moderne. L’exploitation de micro souverainetés y transforme les noblesses locales ou étrangères en aristocrates dotés de titres princiers et de juridictions exceptionnelles59. Ainsi, d’une manière pompeuse mais assumée, Antoine de Croÿ débute en 1567 le dispositif de son testament en revendiquant cette qualité de prince mosan : « Je, Anthoine de Croy, prince de Portian, souverain des terres d’oultre et desa la Meuze, marquis de Reynel ». Le cas de Sedan illustre concrètement les dynamiques particulières en œuvre dans cette région60. Dans sa contribution, Aurélien Behr interroge la notion de coexis­ tence confessionnelle dans la seigneurie de Sedan, dont la souveraineté, d’abord détenue par les La Marck avant de passer par héritage aux La Tour d’Auvergne, est reconnue par le roi de France en 1549 et confirmée par un titre princier en 1584. Or en 1562, peu après son ami le prince de Porcien, le seigneur souverain passe dans le camp de la Réforme calviniste. Influencé par l’Édit d’Amboise qui met temporairement un terme à la première Guerre de Religion en France (15621563), Henri-Robert de La Marck jette les bases de la cohabitation officielle entre catholiques et protestants qui perdure jusqu’au xviie siècle. Au début des Guerres de Religion, l’aristocratie implantée en Picardie, autre espace frontalier, mobilise ses clientèles pour assoir son influence sur la prise de décision du gouvernement royal. Alain Joblin pose la question du rôle de la religion ou du choix de religion dans la transformation de cette « noblesse de frontière » aux portes des Pays-Bas espagnols. Comme David Potter l’a démontré, les élites de la région picarde, comme les Croÿ qui portent le nom d’une seigneurie locale, ont été séduites simultanément par les offres des princes bourguignons et des souverains français et anglais (maîtres de Calais jusqu’en 1558)61. Avec la Paix du Cateau-Cambrésis de 1559, le service au roi de France s’y est consolidé mais il déchaîne les rivalités de ses plus proches courtisans, Montmorency, Condé, Coligny ou Guise, pour l’attribution de la charge de gouverneur de la province et la mobilisation des clientèles62. Néanmoins, cette noblesse « seconde » protestante picarde entre dans un jeu d’influence très complexe avec ses pairs catholiques, déçus par les prises de

59 G. Hanlon, The Twilight of a Military Tradition : Italian Aristocrats and European Conflicts, 1560-1800, Londres, Holmes & Meier, 1998 ; D. Parrott, « A prince souverain and the French Crown : Charles de Nevers, 1580-1637 », in R. Oresko, G. C. Gibbs et H. M. Scott (éd.), Royal and Republican Sovereignty in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 159-160. Pour les détails sur la construction de Charleville et ses marques de souveraineté, voir A. Cremer, Der Adel in der Verfassung des Ancien Régime. Die Châtellenie d’Epernay und die Souveraineté de Charleville im 17. Jahrhundert, Bonn, Ludwig Röhrscheid Verlag, 1981, p. 169-187, 230-65 ; C. Lipp et M. Romaniello (éd.), Contested Spaces of the Nobility in Early Modern Europe. Farnham, Ashgate Press, 2011. 60 S. Hodson, « Politics of the Frontier : Henri IV, the Maréchal-Duc de Bouillon and the Sovereignty of Sedan », French History, 19 (2005), p. 413-439. 61 Potter, War and government in the French provinces, op. cit., p. 16. 62 K. Béguin, Les princes de Condé : rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999.

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position royales jugées trop favorables aux protestants et décidés à organiser en réaction la défense de leur identité catholique, avec le développement des premières ligues à partir de 1568. Olivia Carpi rappelle à juste titre qu’il ne faut pas oublier ou minorer le rôle politique des villes de Picardie et de Champagne, qui revendiquent au temps des premières Guerres de Religion le retour de la concorde et de la paix civile urbaine. Souvent, les élites urbaines de ces provinces se tournent en « bastions catholiques, mettant sur pied un système de défense, visant à empêcher les protestants d’y prendre position voire de s’en rendre maîtres », soulignant de nouveau le caractère militaire d’un espace frontalier qui concoure à la protection de l’île de France et de Paris63. Partie II : Les Croÿ chefs de parti dans les guerres civiles et religieuses en Europe L’engagement des Croÿ dans les guerres de religion et guerres civiles de la fin du xvie siècle participe à deux dynamiques qui se croisent. D’une part, la haute noblesse se reconnaît dans des comportements partagés qui forment un trait saillant d’une culture politique commune en France comme aux Pays-Bas, et qu’Arlette Jouanna a qualifiés de « devoir de révolte »64. Face au renforcement du contrôle monarchique, les blessures de l’honneur, la défense des privilèges, la concurrence dans la distribution de la faveur du prince et la constitution de clientèles politiques, deviennent des moteurs de mobilisations politiques et armées pour des Grands devenus chefs de guerre, qui veulent maintenir ou élever leur maison dans un rapport de force calculé ou mesuré avec leur souverain65. D’autre part, la question confessionnelle devient un autre facteur de mobilisation, avec un éventail d’engagements militants qui vont du soutien déclaré à la Réforme à l’exclusivisme catholique, en passant par les positions

63 P. Benedict, Rouen during the Wars of Religion, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 ; O. Carpi, Une République imaginaire : Amiens pendant les troubles de religion, 1559-1597, Paris, Belin, 2005 ; T. Amalou, Une concorde urbaine : Senlis au temps des réformes (vers 1520-vers 1580), Limoges, Pulim, Limoges, 2007 ; P. Roberts, A City in Conflict. Troyes during the French Wars of Religion, Manchester, Manchester University Press, 1996. La culture commune des élites urbaines du versant des Pays-Bas espagnols : Y. Junot, Les bourgeois de Valenciennes. Anatomie d’une élite dans la ville (1500-1630), Villeneuve d’A scq, Presses Universitaires du Septentrion, 2009. 64 A. Jouanna, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, Paris, Fayard, 1989 ; J.-M. Constant, La noblesse en liberté, xvie-xviie siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004 ; J. Dewald, Aristocratic experience and the origins of modern culture, France, 1570-1715, Berkeley, University of California Press, 1993 ; H. van Nierop, « The Nobility and the Revolt of the Netherlands : Between Church and King, and Protestantism and Privileges », in Ph. Benedict et al. (éd.), Reformation, Revolt and Civil War, op. cit., p. 83-98 ; K. MacHardy, « The Rise of Absolutism and Noble Rebellion in Early Modern Habsburg Austria, 1570-1620 », Comparative Studies in Society and History, 34 (1992), p. 311-427, et plus généralement Id., War, Religion and Court Patronage in Habsburg Austria : The Social and Cultural Dimensions of Political Interaction, 1521-1622, New York, Palgrave MacMillan, 2003. 65 B. Sandberg, Warrior pursuits : noble culture and civil conflict in early modern France, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2010 ; E. Schalk, From Valor to Pedigree : Ideas of Nobility in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, Princeton, Princeton University Press, 1986.

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Fig. 1.9  Principaute et Chasteau de Porcean, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

intermédiaires de catholiques modérés prêts à appuyer l’octroi de libertés aux protestants dans un souci de concorde civile. Antoine de Croÿ est à la conjonction de plusieurs stratégies familiales et patrimoniales parfois initiées de longue date, celle de son père dont il doit consolider les efforts pour fonder sa propre branche, celle des projections de son ambitieuse famille maternelle d’Amboise, et enfin, celle liée à la négociation de son mariage avec la jeune Clèves en 1561. Odile Jurbert montre montre surtout comment ce jeune homme s’attache à la valorisation et à l’extension de ses domaines et de leurs dignités, tout en s’engageant dans le camp de la Réforme pour « élever sa maison ». La mort d’Antoine de Croÿ sans enfants en 1567 fait retourner la principauté de Château-Porcien et la baronnie de Montcornet à la branche principale, et donc au chef de la maison, Philippe de Croÿ, troisième duc d’A arschot, un aristocrate catholique centré sur les Pays-Bas espagnols. Gustaaf Janssens reconstitue en détail

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Fig. 1.10  Villaige et chasteau de Montcornet et le chasteau et bascourt de Montcornet, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

le rôle d’A arschot dans la première phase des guerres de religion des Pays-Bas où il fait figure de chef de « l’opposition loyale », permettant là de mettre en lumière le large éventail des comportements politiques d’une aristocratie qui ne bascule pas dans la révolte mais promeut sa ligne d’action, mouvante, dans un contexte de rivalités de pouvoirs et de compétition avec d’autres lignages. Cette interrogation sur la nature de l’action politique des Croÿ en temps de guerre civile est poursuivie par Violet Soen qui réinterroge les « limites »du « devoir de révolte » du même protagoniste, le duc d’A arschot, et de son fils Charles, prince de Chimay, après la Pacification de Gand de 1576. Les deux hommes prétendent agir en « patriotes » pour le bien commun d’un pays désormais profondément divisé, sans convaincre les différentes parties prenantes, pour finalement se réconcilier en différentes étapes avec le roi d’Espagne. La rivalité entretenue par les Croÿ-Aarschot envers Orange explique aussi leurs attitudes fluctuantes vis-à-vis des gouverneurs généraux de Philippe II et des États

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Généraux, et leur capacité de réconciliation même après le bref passage d’un des leurs à la doctrine de Calvin au moment même où une identité catholique militante triomphe désormais dans les provinces réconciliées des Pays-Bas66. L’itinérance des aristocrates fait à la fois partie d’un mode de vie lié à la multitude des demeures et des charges exercées, et des aléas politiques provoquant des exils. Sanne Maekelberg et Pieter Martens mettent l’accent sur le patrimoine architectural de Charles de Croÿ pour comprendre comment se matérialise le prestige d’un aristocrate éminent, dont les domaines familiaux se dressent des deux côtés de la frontière séparant France et anciens Pays-Bas67. Le prince de Chimay manifeste un souci de mise en ordre de ses domaines, brièvement confisqués lors de ses périodes de dissidence avant 1584, et les fait même représenter dans les fameux Albums de Croÿ réalisés par le valenciennois Adrien de Montigny et son équipe68. La posture de chef de parti prise par l’un ou l’autre des chefs de branche Croÿ est indissociable de leur capacité à se poser en faiseurs de paix au-delà des frontières69. Demi-frère du duc d’Aarschot et oncle du prince de Chimay, CharlesPhilippe de Croÿ, marquis d’Havré, s’inscrit dans un autre ancrage patrimonial qui le porte en Lorraine, d’où sont originaires sa mère et son épouse. Violet Soen établit le lien entre son expérience familiale de la frontière et le service de négociateur et diplomate auprès des cours européennes qu’il accomplit au cours de sa carrière dans le contexte des guerres de religion, soulignant la dimension transrégionale et pan-européenne du rôle joué par la noblesse. Partie III : Femmes aristocrates engagées, médiatrices, marginales L’examen des parcours individuels et générationnels dans les différentes branches de la famille de Croÿ témoigne invariablement du rôle décisif des

66 V. Soen, « Collaborators and Parvenus ? Berlaymont and Noircarmes, Loyal Noblemen in the Dutch Revolt », Dutch Crossing : Journal for Low Countries Studies, 35 (2011), p. 20-38. 67 Sur le processus d’élaboration de la magnificence et l’environnement matériel d’un autre lignage : M. Meiss-Even, Les Guise et leur paraître, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais-Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013 ; sur la propriété foncière et sa conservation : P. Janssens et B. Yun Casalilla (éd.), European Aristocracies and Colonial Elites. Patrimonial Management Strategies and Economic Development, 15th-18th Centuries, Aldershot, Ashgate, 2005. 68 J.-M. Duvosquel, Albums de Croÿ, Bruxelles, Crédit communal de Belgique, 1985-1996, 26 vol. Les t. I à XXV existent également en édition à Lille, Conseil régional du Nord Pas-de-Calais, 1985-1991. Le t. XXVI (Bruxelles, 1996) qui clôture l’édition, regroupe une série d’études sur les albums, et l’édition totalise 7 510 pages, 2 544 planches d’albums et 28 planches d’un carnet de croquis. 69 H. Louthan, The Quest for Compromise : Peacemakers in Counter-reformation Vienna, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 ; V. Soen, Vredehandel  : Adellijke en Habsburgse verzoeningspogingen tijdens de Nederlandse Opstand (1564-1581), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, p. 41-44 ; J. Woltjer, « Political Moderates and Religious Moderates in the Revolt of the Netherlands », et O. Christin, « From Repression to Toleration : French Royal Policy in the face of Protestantism », in Ph. Benedict et al. (éd.), Reformation, Revolt and Civil War, op. cit., p. 185-200 et p. 201-214.

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femmes à la fois dans la construction de leur patrimoine et la gestion des affaires de famille, mais aussi dans celle du cursus honorum et du capital politique70. Chef d’une branche collatérale, Philippe de Croÿ, comte de Solre en Hainaut, interroge en 1594 sa mère, Yolande de Lannoy, dame de Molembais et veuve de Jacques de Croÿ, seigneur de Sempy, pour connaître les lieux de naissance de ses grands-parents. La vieille dame lui répond en se posant en gardienne de la mémoire familiale et des intérêts du lignage, et lui déconseille à propos des grands-mères du comte, Louise de Luxembourg et Françoise de Barbançon, de faire « nulle mention autres que de leures alliances et trespas » car elle craint « fort qu’il y aura des ruses à raison quelles sont touttes deux nées au pays de France ». Et elle rappelle à son fils que les papiers de famille servent avant tout à assurer la transmission des biens aux héritiers légitimes et catholiques de leur « forte vieille rasse71  ». Cette anecdote montre comment la noblesse transfrontalière se construit par l’intermédiaire des mères et des épouses, initiées et associées aux stratégies patrimoniales et aux appartenances multiples72. Elles ont l’expérience de la gestion d’un patrimoine et d’un réseau transfrontalier et savent habilement en désamorcer les possibles inconvénients. Au milieu du xvie siècle, le milieu nobiliaire est aussi particulièrement marqué par le rôle des femmes dans le changement religieux, vers le calvinisme comme dans la réaffirmation catholique73. Hugues Daussy constate qu’au sommet de la hiérarchie nobiliaire française, l’adhésion à la religion réformée à ce moment est « avant tout une affaire de famille et, plus précisément, une affaire de femmes74 ». Dans cette troisième partie, Tomaso Pascucci croise ce regard sur le rôle des femmes avec les ambitions transrégionales et l’engagement confessionnel du

70 B. Yun Casalilla, « Epilogue: Women Across Borders, Cultural Transfers, and Something More. Why Should We Care ? » in Palos et Sanchez (éd.), Early Modern Dynastic Marriages, op.cit., p. 237-258 ; M. Marini, « Female Authority in the Pietas Nobilita : Habsburg Allegiance during the Dutch Revolt », Dutch Crossing, 34 (2010), p. 5-24 ; R. J. Kalas, « The Noble Widow’s Place in the Patriarchal Household : The Life and Career of Jeanne de Gontault », The Sixteenth Century Journal, 24 :3 (1993), p. 519-539 ; P. Neu (éd.), Arenberger Frauen. Fürstinnen, Herzoginnen, Ratgeberinnen, Mütter. Frauenschicksale im Hause Arenberg in sieben Jahrhunderten, Koblenz, Verlag der Landesarchivverwaltung Rheinland-Pfalz, 2006 ; J. Hirschbiegel et W. Paravicini (éd.), Das Frauenzimmer. Die Frau bei Höfe in Spätmittelalter und Früher Neuzeit, Stuttgart, Thorbecke Verlag, 2000. 71 Dülmen, Herzog von Croy’sches Archiv, Mons 260, lettre de Yolande de Lannoy à Philippe de CroÿSolre, 28 septembre 1594. 72 S. Verreyken, « Transregional Marriages and Strategies of Loyalty. The House of Arenberg Navigating between the Spanish and Austrian Habsburgs, 1630-1700 », in De Ridder et al. (éd.), Transregional Territories, op. cit., p. 33-59. 73 R. A. Lambin, Femmes de paix : la coexistence religieuse et les dames de la noblesse en France 1520-1630, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 209 ; N. L. Roelker, « Les femmes de la noblesse huguenote au xvie siècle », in Actes du colloque L’Amiral de Coligny et son temps (Paris, 24-28 octobre 1972), Paris, Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1974, p. 227-250 ; J. Couchman, C. H. Winn, avec la collaboration de F. Rouget (éd.), Autour d’Eléonore de Roye, princesse de Condé : étude du milieu protestant dans les années 1550-1565 à partir de documents authentiques nouvellement édités, Paris, H. Champion, 2012 ; à comparer avec B. Diefendorf, From Penitence to Charity Pious Women and the Catholic Reformation in Paris, Oxford, Oxford University Press, 2004. 74 Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 65.

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calviniste Antoine de Croÿ, prince de Porcien. C’est sa mère Françoise d’Amboise, dont le patrimoine est en frontière de Lorraine, qui négocie la célébration de son mariage avec la fille du duc de Nevers, Catherine de Clèves, sensible à la Réforme, protégée de Condé, et solidement possessionnée dans la vallée de la Meuse. La trajectoire de chef calviniste d’Antoine s’appuie sur ses nouveaux domaines pour « aménager des places fortes ou des couloirs sécurisés utiles à la cause réformée », justifiant son salut par les armes. Les deux contributions suivantes associent l’horticulture nobiliaire à une figure féminine ambiguë dans le parcours des Croÿ : Marie de Brimeu, comtesse de Meghen, qui épouse en 1580 Charles de Croÿ, prince de Chimay, avant de vivre en séparation de corps à partir de 1584. Celle-ci est sans doute à l’origine de la fuite à Sedan et de la conversion au calvinisme de son époux. Mais lorsqu’il choisit la réconciliation avec le roi d’Espagne et la foi catholique, Marie de Brimeu préfère rompre avec lui et elle s’installe sous la juridiction des États Généraux, puis, à la fin de sa vie, dans la ville « neutre » de Liège, professant sans discontinuer le calvinisme. Sylvia Van Zanen étudie la correspondance entre Marie de Brimeu et Charles de L’Ecluse, et montre comment se crée cette amitié entre une aristocrate exilée et marginalisée, et un savant respecté, dans un échange de lettres et de spécimens botaniques pour leurs jardins respectifs. En dépit d’une certaine intimité dans l’amitié, leurs lettres ne mentionnent toutefois jamais leurs convictions religieuses personnelles. Anne Mieke Backer complète cette vision en interprétant les aspirations sinon confessionnelles, du moins spirituelles, qui peuvent être associées à l’aménagement des jardins. Cet art ou loisir ne figure plus comme un simple passe-temps nobiliaire mais plutôt comme la quête d’une nouvelle société où « le jardin représente un lieu de recueillement et la culture de fleurs, un exercice culturel ». Charles de Croÿ-Chimay, devenu veuf de Marie de Brimeu, se remarie, conformément aux stratégies endogamiques du lignage, avec Dorothée de Croÿ-Havré, fille de Diane de Dommartin, une dame noble lorraine dont Nette Claeys et Violet Soen dressent le portrait. Celle-ci, épouse du marquis d’Havré, devient une figure-clé dans la succession des Croÿ, Havré et Arenberg. Elle vit les guerres de religion au-delà des frontières, en Lorraine et aux Pays-Bas, mais aussi dans ses propres seigneuries, comme Fénétrange qu’elle partage avec des coseigneurs luthériens et où elle est forcée de conclure plusieurs « paix de château » afin de régler la coexistence religieuse. Dans une interrogation sur la nature de la noblesse comme « essence » ou rapport social, l’historien Robert Descimon a invité à privilégier le caractère performatif des pratiques et l’interprétation des usages et des normes qui définissent les personnes et le groupe75. Hors d’une logique « essentialiste », cet ouvrage entend montrer comment un espace particulier, marqué par le fait frontalier, agit comme un laboratoire de « définition de la noblesse », en y 75 R. Descimon, « Chercher de nouvelles voies pour interpréter les phénomènes nobiliaires dans la France moderne. La noblesse, ‘essence’ ou rapport social ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 46 (1999), p. 5-21.

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mêlant les contextes politiques et culturels, le déploiement d’un mode de vie porteur d’identité sociale, le développement de l’État moderne, le rôle complexe des familles, les nouvelles voies de la quête du salut76. L’espace frontalier entre la France et l’Empire prend une signification nouvelle avec l’irruption des questions confessionnelles, à la fois dans des parcours individuels non linéaires où les conversions et les retours à la foi d’origine ne sont pas rares, comme dans les positionnements collectifs et publics adoptés par les grands lignages nobles. Ainsi, un éclairage neuf est donné sur le rôle de la société de frontière et sur l’apport des acteurs aristocratiques de Champagne, de Picardie, de Lorraine, de Hainaut et d’Artois dans une histoire décloisonnée des guerres de religion, qui ne peut être totalement restituée par les historiographies nationales77. Cette lecture croisée et européenne montre comment les engagements religieux et politiques de la seconde moitié du xvie siècle s’inscrivent non seulement dans une conviction théologique, mais sont avant tout profondément liés à l’histoire de familles et à la compétition qu’elles se livrent par les armes, par la culture, et par la mobilisation de la société de frontière.

76 W. Paravicini, U. C. Ewert, A. Ranft et S. Selzer (éd.), Noblesse. Studien zum adeligen Leben im spätmittelalterlichen Europa, Sigmaringen, Thorbecke, 2012 ; C. Gietman, Republiek van adel : Eer in de Oost-Nederlandse adelscultuur (1555-1702), Utrecht, Van Gruting, 2010 ; O. G. Oexle et W. Paravicini (éd.), Nobilitas. Funktion und Repräsentation des Adels in Alteuropa, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1997 ; W. De Clercq, J. Dumolyn et J. Haemers, « Vivre Noblement : Material Culture and Elite Identity in Late Medieval Flanders », The Journal of Interdisciplinary History, 38 : 1 (2007), p. 1-31 ; K. De Jonge, « Vivre noblement. Les logis des hommes et des femmes dans les résidences de la haute noblesse habsbourgeoise des anciens Pays-Bas », in K. De Jonge et M. Chatenet (éd.), Le prince, la princesse et leur logis. Manières d’habiter dans l’élite aristocratique européenne (1400-1700), Paris, Picard, 2014, p. 105-124. 77  J. Duindam, « Early Modern Europe : Beyond the Strictures of Modernization and National Historiography », European History Quarterly, 40 (2010), p. 606-623.

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Partie I

La frontière et les guerres de religion

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Les usages des petites souverainetés dans la construction de l’identité aristocratique La vallée de la Meuse comme laboratoire de promotion sociale (xvie-xviiie siècle)*

En 1023, deux rivaux pour l’autorité suprême en Europe se rencontrent à Yvois pour tenter de s’entendre. Chacun campe sur une rive de la Meuse : l’empereur Henri II sur la rive droite, à Yvois ; le roi des Francs Robert le Pieux sur la rive gauche à Mouzon1. Cette configuration matérialise de fait la souveraineté territoriale des deux rivaux, et sa reconnaissance par l’adversaire. Elle confirme aussi le statut de frontière de la Meuse qui a été fixé lors de la partition de l’empire carolingien au traité de Verdun en 843 et qui continuera à marquer la séparation entre la France et le Saint-Empire romain germanique jusqu’en 1737. Cependant, même après cette date, est demeurée une anomalie le long de cette rivière. Considérant le fait de quitter le duché de Lorraine comme un exil, la duchesse douairière Elisabeth-Charlotte d’Orléans refuse de se rendre à Vienne avec son fils François-Etienne et elle s’installe dans la minuscule principauté de Commercy, située au bord de la Meuse. Elle peut ainsi demeurer maîtresse de sa propre maison, mais aussi conserver l’exercice d’une réelle souveraineté, en particulier par la production des lois. Elle établit ainsi une cour de justice souveraine, les « Grands Jours », nomme un chancelier, un garde des Sceaux ainsi que cinq conseillers d’État2. La Meuse n’a jamais été une frontière au plein sens du terme et une partie de la rive occidentale demeure sous la juridiction du Saint-Empire, comme c’est le cas pour Commercy. Il en va de même de la principauté épiscopale de Verdun, dont l’essentiel, le Verdunois, se situe sur la rive orientale, donc en terre d’Empire, mais qui comprend également la cité de Verdun même sur la rive opposée. Le duché de Bar, dont le territoire entoure les deux principautés de Commercy et de Verdun, est lui-même divisé par la Meuse : le Barroismouvant, situé sur la rive ouest est vassal du roi de France, tandis que le

* Nous remercions le dr. Eric Hassler (Université de Strasbourg) pour la traduction de ce chapitre. 1 R. Fawtier, The Capetian Kings of France : Monarchy and Nation, 987-1328, Londres, Macmillan, 1960, p. 83. 2 G. Cabourdin, Encyclopédie illustrée de la Lorraine : Les temps modernes ; vol. 1. De la Renaissance à la guerre de Trente ans ; vol. 2. De la paix de Westphalie à la fin de l’Ancien Régime, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1991, 2 vol., II, p. 143-150 et p. 158. Jonathan Spangler • Manchester Metropolitan University Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2020 (Burgundica, 30), pp. 55-68

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DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120961

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Barrois-non-mouvant, situé sur la rive opposée, constitue une terre immédiate d’Empire. Le duc de Lorraine, qui est également duc de Bar au xvie siècle, doit donc maintenir un équilibre précaire dans les relations qu’il entretient avec ses deux puissants suzerains. C’est pourquoi nous devons prendre garde à ne pas concevoir la Meuse comme une séparation, une frontière au sens moderne du terme, mais comme un espace frontalier avec une identité, une économie et une culture partagée et mixte, en somme un espace d’entre-deux3. Cette idée a été avancée par plusieurs historiens, depuis Peter Sahlins en 1989 jusqu’à Léonard Dauphant en 20124. Cette frontière fragmentée n’est pas sans poser problème aux historiens du xixe siècle qui cherchent à produire un roman national. Hautement significatif est l’interminable débat sur le fait de savoir si Jeanne d’Arc est née ou non, vers 1412, sur le sol français. En effet, le village de Domrémy, bien que situé dans le duché de Bar, est un fief du seigneur de Vaucouleurs, vassal du comte de Champagne dont le propre suzerain est le roi de France5. Plus à l’est, une autre zone frontalière, les Vosges, sépare la Lorraine de l’Alsace, mais représente moins un espace de séparation que de transfert culturel : en qualifiant cet espace de région mosello-rhénane, Odile Kammerer a ainsi voulu en montrer toute la porosité et la coopération6. La partie méridionale des Vosges, séparant la Lorraine du comté de Bourgogne (la Franche-Comté) également incluse dans le Saint-Empire, comporte plusieurs villages et seigneuries dont la suzeraineté n’a jamais été clairement déterminée. Considérés comme des « terres de surséance7  », ces territoires (comme par exemple Fontenoy) se sont tout simplement tenus hors de toute juridiction pendant longtemps (fig. 2.1, planche 4). La frontière linguistique, qui traverse ces frontières géographiques – cours d’eau et montagnes –, n’est cependant pas







3 Voir Ch. Bêchet, Ch. Brüll, F. Close, A. Dignef et C. Lanneau, « Penser la frontière entre Meuse et Rhin. Introduction », Revue belge de Philologie et d’Histoire, 91 : 4 (2013), p. 1115-1122 ; J. Rigault, « La frontière de la Meuse. L’utilisation des sources historiques dans un procès devant le Parlement de Paris en 1535 », Bibliothèque de l’école des chartes, 106 : livraison 1 (1946), p. 80-99. 4 P. Sahlins, Boundaries : The Making of France and Spain in the Pyrenees, Berkeley, University of California Press, 1989 ; D. Nordman, Frontières de France, de l’espace au territoire xvie-xixe siècle, Paris, Gallimard, 1998 ; T. Scott, Regional Identity and Economic Change : the Upper Rhine, 1450-1600, Oxford, Clarendon, 1997 et en particulier, L. Dauphant, Le Royaume des quatre rivières. L’espace politique français (1380-1515), Seyssel, Champ Vallon, 2012 ; V. Soen et al., « How to do Transregional History : a Concept, Method and Tool for Early Modern Border Research », Journal of Early Modern History, 21:3 (2017), p. 343-364. 5 F.-A. Pernot, Jeanne d’Arc. Champenoise et non pas Lorraine : mémoire lu au congrès scientifique de France, dans sa xviiie session, tenue à Orléans, en septembre 1851, Orléans, 1852. 6 O. Kammerer, « Colmar ville-état et la puissante seigneurie des Ribeaupierre avant le xvie siècle », in J.-M. Cauchies (éd.), Les relations entre États et principautés des Pays Bas à la Savoie (xive-xve siècles), Neuchâtel, Centre européen d’études bourguignonnes, 1992, p. 99-113. 7 Ils sont discutés, par exemple, dans P. Delsalle, « La défense de la frontière entre la Bourgogne française et la Franche-Comté des Habsbourg en période de paix, 1595-1634 », Annales de Bourgogne, 86 : fascicules 2 et 3 (2014), p. 7-23. Certaines de ces ambiguïtés ont été réglées par traité : J.-B. Cusson, Traité passé à Besançon le 25. août 1704. entre messire Louis de Bernage … intendant au comté de Bourgogne … et messire Charles de Sarrazin … conseiller d’etat de Son Altesse Royale monsieur le duc de Lorraine … pour le partage des terres dont la souveraineté étoit en surseance entre le duché de Lorraine & le comté de Bourgogne, s.l., s.n.

L es usag es des petites souvera inetés

Fig. 2.1 (planche 4)  Carte des duchés de Lorraine et de Bar, des Trois Évêchés et des Pays environs, extrait de Didier Bugnon, Les droits seigneuriaux, vers 1700. © Nancy, Archives Départementales de Meurthe-et-Moselle, fonds Grandpierre, GP I/7, I, photo Jérôme Leclerc. À gauche, la vallée de la Meuse, comprenant (du nord au sud) Mouzon, Stenay, Verdun, Commercy et Vaucouleurs; à droite, Sarwerden, Fénétrange, Phalsbourg et Salm dans les Vosges. Les « terres de surséance » sont situées le long de la frontière sud entre la Lorraine et la FrancheComté.

considérée comme pertinente au regard des divisions politiques, économiques, culturelles ou même religieuses, au moins jusqu’au xixe siècle. Les princes étrangers et la frontière Quelle est alors l’importance de la Meuse au xvie siècle, au moment des guerres de religion ? Avant de tenter de répondre à cette question, nous devons d’abord nous remémorer que cette période n’est pas seulement un moment de division confessionnelle, mais aussi de consolidation politique. La politique des rois de France de la fin du xve au début du xviie siècle est essentiellement tournée vers la réduction des oppositions par un renforcement de l’autorité monarchique et une sécurisation des frontières du royaume. Les grandes dynasties formées par les branches cadettes des rois Capétiens – Bourgogne,

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Anjou, Orléans – s’éteignent autour de 1500 et leurs apanages territoriaux réintègrent alors le domaine royal 8. Leur rivalité avec la monarchie française a créé des espaces contestés, des « pays entre les deux » où les princes peuvent exercer leur pouvoir presqu’en toute indépendance, en échappant largement au contrôle de la Couronne et de ses voisins9. Ce rôle des ducs de Bourgogne est repris, pour les Pays-Bas bourguignons, par les Habsbourg10, mais d’autres dynasties princières semi-souveraines subsistent sur les frontières du royaume de France et sont d’autant plus jalouses de leur autonomie que celle-ci se trouve menacée. En réponse, ces dynasties princières des frontières du royaume envoient des membres de leur famille résider de façon permanente à la Cour de France, afin de sauvegarder les intérêts familiaux et leur souveraineté locale, comme les cadets des ducs de Clèves, de Lorraine et de Savoie au début du xvie siècle, puis des princes italiens issus des maisons de Mantoue et de Ferrare. Les rois de France les accueillent et encouragent leur établissement en France où ces branches cadettes restent identifiées sous l’appellation de « princes étrangers ». Leur intégration dans les systèmes politique et judiciaire français est favorisée par des alliances matrimoniales avec des cousines du roi et par l’octroi de duchés pairies : Nevers pour les Clèves, Guise pour les Lorraine et Nemours pour les Savoie. Pour les rois de France, l’objectif de cette politique de mariages et de faveurs matérielles est d’apporter une stabilité frontalière face aux territoires habsbourgeois (SaintEmpire et Pays-Bas) par le recours à une diplomatie informelle particulièrement utile quand les canaux diplomatiques officiels demeurent inefficaces. Une autre vertu de cette politique est de donner une dimension plus cosmopolite à la Cour de France dont le souverain peut désormais se proclamer roi des rois11. Une politique similaire est toutefois observable à Rome ou à Vienne, mais avec des dynamiques différentes : l’Église catholique est supranationale, tandis que la Cour impériale se veut par définition transnationale. Les princes étrangers résidant à la Cour de France cherchent à maintenir leur indépendance propre, au-delà du seul statut princier procuré par leur dynastie. Ainsi, si le duc de Lorraine peut négocier, en tant que prince souverain, avec le roi de France (en particulier après le traité de Nuremberg de 1542 qui entérine la reconnaissance de l’indépendance du duché de Lorraine par l’empereur), 8 É. Lecuppre-Desjardin, Le Royaume inachevé des ducs de Bourgogne (xive-xve siècles), Paris, Belin, 2016. 9 J. Spangler, « Those In Between : Princely Families on the Margins of the Great Powers. The Franco-German Frontier, 1477-1830 », in C. H. Johnson, D. W. Sabean, S. Teuscher et F. Trivellato (éd.), Transregional and Transnational Families in Europe and Beyond : Experiences Since the Middle Ages, Oxford, Berghahn, 2011, p. 131-154. 10 L. Duerloo, « The Utility of an Empty Title. The Habsburgs as Dukes of Burgundy », Dutch Crossing, 43:1 (2019), p. 63-77. 11 Les princes étrangers constituent l’essentiel d’une grande partie de mes recherches : voir « Sons and Daughters sent abroad : Successes and Failures of Foreign Princes at the French Court in the Sixteenth Century », Proslogion, 3 : no 1 (2017), p. 48-89 [http ://proslogion.ru/en/archive/ issue-proslogion-31/] et The Society of Princes : The Lorraine-Guise and the Conservation of Power and Wealth in the Seventeenth Century, Farnham, Ashgate, 2009.

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l’aîné de ses cousins, le duc de Guise, souhaite faire de même12. C’est ainsi que la vallée de la Meuse devient un espace politique d’importance. Les territoires qui ont longtemps maintenu des relations féodales indéfinies peuvent ainsi procurer au prince la qualité de souverain, indépendamment de la taille, même minuscule, de la principauté. Dans l’une d’entre elles, la petite seigneurie de Château-Regnault, le seigneur, François de Clèves, duc de Nevers, est reconnu comme souverain par le roi de France en 1545. La principauté consiste en deux forteresses, Château-Regnault sur la Meuse et Linchamps sur la Semois, encadrant dix-sept villages. Elle a appartenu au comte de Rethel au milieu du xiiie siècle. Les sources documentant l’hommage de ce dernier au comte de Champagne attestent de sa souveraineté car elle n’apparait pas parmi les fiefs concernés. A l’extinction des comtes de Rethel, Château-Regnault passe aux maisons de Flandres, de Bourgogne et d’Albret, puis à Charles de Clèves par son mariage avec Marie d’Albret-Orval en 1504. Le successeur de Charles, François Ier de Clèves, est créé duc de Nevers en 1539, mais aussi comte de Rethel et gouverneur de Champagne, et devient ainsi l’un des hommes les plus puissants de la province, tantôt allié, tantôt rival des autres princes étrangers, les Guise13. Quand le fils de Nevers, François II, meurt en 1564, les territoires des Clèves sont partagés entre ses trois sœurs : Henriette, qui transmet le duché de Nevers et le comté de Rethel à son mari, Ludovico Gonzaga (Louis de Gonzague, récemment arrivé de Mantoue) ; Catherine, qui apporte la principauté de Château-Regnault à son mari, Antoine de Croÿ, prince de Porcien et personnage-clef de ce volume ; et Marie, par laquelle le comté de Beaufort (également situé en Champagne) passe à la famille des Bourbon-Condé14. Dans son testament, Antoine se décrit lui-même comme un prince qui ne tient pas simplement son titre de prince de Porcien du roi de France, mais comme le « souverain des terres d’oultre et desa la Meuze », affichant au moins deux types de statuts princiers différents, l’un à l’intérieur et l’autre à l’extérieur de la juridiction du roi15.

12 S. Fitte, Das staatsrechtliche Verhältnis des Herzogtums Lothringen zum Deutschen Reich seit dem Jahr 1542, Strassburg, Heitz, 1891, p. 27-30. Pour les aspirations princières des Guise au milieu du xvie siècle, voir R. Sturges, « The Guise and the Two Jerusalems : Joinville’s Vie de Saint Louis and an Early Modern Family’s Medievalism », in J. Munns, P. Richards et J. Spangler (éd.), Aspiration, Representation and Memory : The Guise in Europe, 1506-1688, Farnham, Ashgate, 2015, p. 25-46. 13 L. Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvie et xviie siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 19-20 ; M. Konnert, Local Politics in the French Wars of Religion. The Towns of Champagne, the Duc de Guise, and the Catholic League, 1560-95, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 29. 14 P. Anselme de Sainte-Marie, Histoire Généalogique et Chronologique de la Maison Royale de France, des Pairs, des Grands Officiers de la Couronne & de la Maison du Roy, …, Paris, 1726-33, III, p. 449ff. Sur l’origine des disputes entre les Croÿ et Clèves (puis Guise) : V. Soen, « The Chièvres Legacy, the Croÿ Family and Litigation in Paris. Dynastic Identities between the Low Countries and France (1519-1559) », in L. Geevers et M. Marini (éd.), Dynastic Identity in Early Modern Europe : Rulers, Aristocrats and the Formation of Identities, Farnham, Ashgate, 2015, p. 87-102. 15 « Fut présent en sa personne très hault et puissant prince, Monseigneur Anthoine de Croy, prince de Portian, souverain des terres d’oultre et deça la Muze, marquis de Reynel, conte d’Eu, pair de France, gisant de présent en son lict malade en son logis assis à Paris, près le convent Saincte Katherine du Val des Escolliers », cf. Odile Jurbert en annexe de ce présent volume, « Édition du contrat de mariage d’Antoine de Croÿ et de Catherine de Clèves (4 octobre 1560) et testament d’Antoine

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Antoine de Croÿ décède en 1567, et sa veuve, Catherine de Clèves, se remarie en 1570 à Henri de Lorraine, duc de Guise. Celui-ci reconstruit rapidement les forteresses de Château-Regnault et Linchamps, et ordonne une enquête sur ses droits comme souverain en 157516. L’article premier du document résultant de l’investigation énonce clairement que le duc de Guise prétend « se pouvoir dire roi ou empereur des dites terres, y ayant autorité d’y porter couronne d’or et d’acier ; reconnaissant icelle tenir de Dieu seul et non d’homme ou supérieurs quelconques ». L’article suivant détaille les modalités de son pouvoir. Il bénéficie seul de la capacité de proclamer des édits et de produire des lois, ainsi que d’établir des officiers pour gouverner, contraindre et rendre justice. Il a pouvoir de convoquer le ban et l’arrière-ban et d’exiger de ses vassaux aide et sécurité publique. Il peut fonder des villes et des châteaux, battre monnaie, lever des troupes et des impôts. Il peut remettre des peines, tenir des foires, produire des sauf-conduits, naturaliser, légitimer et anoblir. Il dispose d’un monopole sur l’ouverture des mines, le contrôle des rivières, des cours d’eau et des droits de pêche, la construction des ponts, des moulins et des péages. L’essentiel du document est cependant consacré aux droits du prince sur les vastes forêts de la principauté, pour lesquelles il revendique le quart de tous les revenus et les droits de chasse exclusifs. Dans l’article 33, le prince fait référence à de récents ravages forestiers du fait des violences religieuses et accorde des rémissions de dettes à ses sujets. Guise nomme François, seigneur d’Ambly, gouverneur de la principauté. Sa famille a joué un rôle prééminent dans cette vallée stratégique pendant des siècles en occupant la charge de gouverneurs du Rethelois pour la maison de Bourgogne et de capitaines des forteresses voisines de Bouillon et Donchéry pour la maison de Clèves-La Marck. En entrant au service des Guise puis des Gonzague à Charleville, les seigneurs locaux demeurent quand leurs suzerains changent17. Un rempart de la foi Une des raisons qui expliquent l’intérêt de Guise à acquérir cette seigneurie de Château-Regnault est d’en faire un rempart de la foi catholique dans une région de Croÿ (28 avril 1567) », p. 369-382. La principauté de Porcien, créée en 1561 est aussi située en Champagne et constitue un autre type, sur des territoires situés dans les juridictions du roi de France, mais non reconnu par lui. Comme la principauté voisine de Joinville appartenant à la famille rivale de Guise créée en 1569, Porcien n’est pas considéré comme une souveraineté, mais un honneur et une commodité pour que les recours judiciaires de ses tribunaux soient directement dirigés vers le Conseil du roi, en contournant les tribunaux provinciaux de Champagne. Cela ne constitue pas une violation de la tradition – la création de princes sur le sol français – mais simplement la reconnaissance de deux familles (Guise, Croÿ) qui se considèrent déjà d’un rang princier : voir J. Spangler, « The ‘princes étrangers’ – Truly Princes ? Truly Foreign ? Typologies of Princely Status, Trans-Nationalism and Identity in Early Modern France », in M. Wrede et L. Bourquin (éd.), Adel und Nation in der Neuzeit. Hierarchie, Egalität und Loyalität 16.-20. Jahrhundert, Ostfildern, Thorbecke Verlag, 2016, p. 125-126. 16 M. de la Grye, « La Principauté de Chateau-Regnault », Revue de Champagne et de Brie, 13 (1882), p. 22-28. 17 F.-A. Aubert de La Chesnaye-Desbois et J. Badier (éd.), Dictionnaire de la noblesse, 3e édition, Paris, 1863-76, I, col. 411-415.

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Fig. 2.2  Christophe Tassin [graveur], Principauté de Sedan, extrait de Les plans et profiles de toutes les principales villes et lieux considerables de France, Paris, Michel Vanlochon, 1638, I, fol. 158. © Wikimedia Commons. On y suit le parcours de la Meuse de Mouzon (avec Ivoy à proximité) à Charleville.

menacée par les protestants. Ces enclaves ont en effet été utilisées pendant des siècles comme refuges pour les minorités religieuses, à l’instar de la ville de Metz qui accueille les Juifs expulsés de France en 1394 et également protégés par le comte de Hanau-Lichtenberg voisin. Les prêteurs juifs messins ne subissent plus les discriminations exercées dans le royaume de France. Et quand Metz passe sous souveraineté française en 1552, la ville continue à être considérée comme un territoire « étranger », incomplètement intégré au royaume, et ce jusqu’en 178918. En effet, rois et entrepreneurs peuvent y obtenir plus facilement des capitaux qu’à Paris, ce qui n’est pas sans évoquer la persistance d’avantages fiscaux aujourd’hui dans les principautés frontalières de Monaco et du Liechtenstein. Pour le duc de Guise, la principale menace pour l’hégémonie catholique dans la région et pour son autorité comme premier prince catholique de la province, émane de la principauté voisine de Sedan, tenue par la famille La Marck (autre branche de la maison de Clèves), dont la souveraineté a été reconnue par le roi de France en 1549. Sedan devient dans la seconde moitié du siècle un centre du calvinisme dans la région, procurant une éducation aux jeunes nobles, ce qui

18 G. Cahen, « La Région Lorraine », in B. Blumenkranz (éd.), Histoire des Juifs en France, Toulouse, Privat, 1972, p. 77-136 ; A.-M. Haarscher, Les Juifs du Comté de Hanau-Lichtenberg entre le xive siècle et la fin de l’Ancien Régime, Strasbourg, Société Savante d’Alsace, 1997.

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lui vaut le surnom de « Genève des Ardennes »19. En 1591, la principauté de Sedan passe par mariage à une autre famille huguenote, les La Tour, originaires d’Auvergne et du Limousin. Le statut autonome de la principauté leur procure une immunité confessionnelle durant le xviie siècle, et leur permet aussi d’accroitre leur rang, non pas dans la noblesse française mais comme princes étrangers, à l’image de leurs rivaux, les Guise. Par le traité de Donchéry en 1606, le roi de France Henri IV reconnait le prince de Sedan comme pleinement souverain20. Monnaie et marques de souveraineté Les La Tour aussi bien que les Guise usent de leur souveraineté pour une autre raison : battre monnaie. C’est un moyen rapide de gagner de l’argent, mais aussi de déstabiliser la monarchie française21. Guy Cabourdin affirme que la mauvaise monnaie provenant du duché de Lorraine et de l’évêché de Metz est une épine dans le pied français et une des raisons de l’invasion de 1552 et de l’occupation des trois évêchés de Metz, Toul et Verdun par Henri II. D’ailleurs, cet historien souligne que Louise-Marguerite de Guise (fille et héritière du duc de Guise dans la principauté de Château-Regnault) a la réputation de « billoneur » ou producteur de mauvaise monnaie à la Cour de France22. Des documents tardifs indiquent qu’elle est contrainte par le cardinal de Richelieu d’échanger sa principauté contre des rentes sur la Couronne française en 162923. Cette mesure de rétorsion participe d’une politique française de sécurisation des frontières nord-est du royaume dans le climat d’insécurité croissante provoqué par la guerre de Trente Ans. La première initiative royale au moment de l’entrée directe dans la guerre de Trente Ans en 1635, est de sécuriser la forteresse de Stenay sur la Meuse par le traité de Liverdun, avec le duc de Lorraine, Charles IV, le 26 juin 1632. Comme le roi Louis XIII écrit à son cousin le comte de Soissons, cette place forte lui permet « de tenir maintenant entièrement la rivière de Meuse laquelle borne mon État, et le sépare du Pays de Luxembourg24 ». En septembre 1633, les armées françaises s’installent dans la capitale ducale, Nancy, et, en avril 1634, occupent 19 Par exemple, le jeune Frédéric V, électeur Palatin, a été envoyé à l’académie de Sedan au début du xviie siècle : A. Thomas, A House Divided : Wittelsbach Confessional Court Cultures in the Holy Roman Empire, c. 1550-1650, Leiden, Brill, 2010, p. 44. 20 S. Hodson, « Politics of the Frontier : Henri IV, the Maréchal-Duc de Bouillon and the Sovereignty of Sedan », French History, 19 : 4 (2005), p. 413-439 ; et la contribution d’A . Behr, « La seigneurie souveraine de Sedan : un simultaneum entre deux mondes (1580-1630) » dans le présent volume, p. 69-85. 21 J. Jambu, « Frauder avec la monnaie à l’époque moderne, de Louis XIV à la Révolution », in G. Béaur, H. Bonin et C. Lemercier (éd.), Fraude, contrefaçon, contrebande de l’Antiquité à nos jours, Genève, Droz, 2007, p. 249-278. 22 Cabourdin, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, op. cit., I, p. 21 et 176 ; J. Parsons, Making Money in Sixteenth-Century France : Currency, Culture, and the State, Ithaca, Cornell University Press, 2014, p. 8. 23 Bibliothèque nationale de France, Factum 10065, procès entre les héritiers des ducs de Guise & de Chevreuse contre les héritiers du cardinal de Richelieu (c. 1690). 24 P. Martin, Une guerre de Trente Ans en Lorraine, 1631-1661, Metz, Éditions Serpenoise, 2002, p. 60-62. Citation d’A . Calmet, Histoire de la Lorraine, Nancy, 1757, VI, col. 79.

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tout le duché de Lorraine. Pour contrôler davantage la frontière le long de la Meuse, Louis XIII profite ensuite de l’opportunité provoquée par la rébellion du duc de Bouillon en 1641, pour occuper la principauté de Sedan. La paix est rétablie en 1651 lorsque le duc de Bouillon accepte l’échange de sa principauté et la perte de son autonomie – mais pas de son statut princier – contre deux duchés pairies situés à l’intérieur du royaume, loin des frontières25. Le traité des Pyrénées confirme en 1659 l’annexion française de Stenay qui est attribuée au prince de Condé afin de garantir sa réconciliation et sa loyauté au souverain après sa révolte lors de la Fronde des Princes et son exil dans les Pays-Bas espagnols où il a dirigé les armées de Philippe IV contre celles de Louis XIV ; dans le même but, le territoire d’Yvois, dont la suzeraineté passe de l’Espagne à la France en 1659, est érigé en duché en 1662 et renommé « Carignan » pour le prince Eugène-Maurice de Savoie-Carignan, comte de Soissons, en récompense des services militaires rendus par son père, le prince Thomas de Savoie, récemment décédé26. Les deux territoires, bien qu’incorporés formellement au royaume de France, assurent en même temps aux princes des revenus, un statut et une place potentielle de retraite sur la frontière en cas de défaveur royale. De la même façon, ils sont une marque de confiance et de respect de la part du roi de France vis-à-vis de ces princes de haut rang, avec cependant la précaution d’être situés loin des principaux domaines patrimoniaux des Condé en Bourgogne et des Soissons en Savoie27. Comme les Guise ou les Savoie, un autre prince étranger, Charles de Gonzague, fils de Louis et d’Henriette de Clèves, trouve également intérêt à battre sa propre monnaie quand il bâtit une principauté propre à Arches, une autre portion de l’héritage des Clèves. Il fait édifier sur la rive de la Meuse une ville neuve à laquelle il donne son nom : Charleville. Il acquiert ensuite aussi Montcornet auprès des Croÿ en 1613, afin d’agrandir son petit « État » dans les Ardennes françaises28. L’acquisition d’une principauté frontalière comme Charleville-Arches offre de nombreux avantages : elle constitue une place de sureté où se retirer en cas de situation politique incertaine en France, et son prince peut faire étalage des marques de souveraineté dans l’exercice de la justice « sans appel » et la frappe de monnaies à son effigie29. Mais un des gains les plus notables réside dans le fait qu’une telle principauté permet au prince de se 25 Les duchés pairies d’Albret (en Gascogne) & Château-Thierry (en Champagne), ainsi que les comtés d’Auvergne, Evreux et Beaumont-le-Roger, et autres lieux. Contrat d’échange, 20 mars 1651, Anselme, Histoire Généalogique et Chronologique, IV, p. 509. 26 A. Calmet, Notice de la Lorraine, qui comprend les duchés de Bar et de Luxembourg, l’électorat de Trèves, les trois évêchés Metz, Toul et Verdun, 2e édition, Lunéville, 1840, I, p. 454-456. 27 K. Béguin note en particulier que la réconciliation du prince de Condé est non seulement importante pour instaurer la paix avec l’Espagne mais aussi pour la stabilisation de l’ensemble de son réseau clientélaire en France : Les princes de Condé. Rebelles, courtisans et mécènes dans la France du grand siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p. 140-141. 28 « Un peu d’histoire », https ://chateaudemontcornet.fr/histoire/ [date d’accès 16 février 2017]. 29 D. Parrott, « A prince souverain and the French crown : Charles de Nevers, 1580-1637 », in R. Oresko, G. C. Gibbs et H. M. Scott (éd.), Royal and Republican Sovereignty in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 159-160. Pour les détails sur la construction

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positionner sur la scène internationale. Les pays de Charles de Gonzague sont tenus tout à la fois du roi de France et de l’empereur, ce qui l’autorise à jouer sur les deux juridictions en fonction des nécessités. Cela se répercute également sur les juridictions ecclésiastiques, car bien que la principauté se trouve sur la rive occidentale de la Meuse et qu’elle relève de l’archidiocèse et province ecclésiastique français de Reims, elle est vassale du Saint-Empire depuis la division de 843. Ce statut permet au prince de faire appel en France des décisions prises dans les cours impériales, si une connexion ecclésiastique est légalement établie30. Charles de Gonzague fait de Charleville une ville de cour princière, un modèle de planification urbaine dont les principales marques de souveraineté sont un hôtel de la Monnaie et des cours de justice. Un mausolée dynastique est également projeté. D’autres princes Gonzague ont affirmé leur souveraineté d’une façon similaire, à Guastalla et à Sabbionetta où Vespasiano Gonzaga a fondé au xvie siècle une « ville idéale »31. Charles de Gonzague déploie également de grandes ambitions dynastiques, en ayant non seulement des prétentions sur les duchés de Clèves et Juliers, dans le SaintEmpire, mais aussi sur le Brabant et le Limbourg, dans les Pays-Bas. Quand les duchés italiens de Mantoue et Montferrat se retrouvent vacants en 1627, il met en avant son statut de prince souverain d’Arches-Charleville pour prétendre négocier d’égal à égal avec le roi de France et l’empereur, plutôt qu’en simple client des deux souverains32. Une politique complexe Ces principautés enclavées sont donc utilisées comme tremplin pour des dynasties en devenir. Elles sont également pensées pour servir de refuge pour les minorités religieuses. L’attachement des ducs de Lorraine à l’orthodoxie catholique de leurs territoires est notoire. À la frontière orientale de leur duché, dans les Vosges, plusieurs princes germaniques tirent avantage de leur autonomie pour établir des refuges pour les huguenots. Le comte palatin du Rhin Frédéric III établit une communauté d’exilés en 1568 à Phalsbourg (Pfaltzburg), mais il est forcé, après 1584, de vendre cette terre au duc de Lorraine qui y tolère toutefois la présence protestante33. Le comté voisin de Sarrewerden est revendiqué par la Lorraine catholique et les Nassau protestants depuis le début du xviie siècle de Charleville et ses marques de souveraineté, voir A. Cremer, Der Adel in der Verfassung des Ancien Régime. Die Châtellenie d’Epernay und die Souveraineté de Charleville im 17. Jahrhundert, Bonn, Ludwig Röhrscheid Verlag, 1981, p. 169-87, 230-65. 30 L. Vanderkindere, La formation territoriale des principautés belges au Moyen Âge, Bruxelles, H. Lamertin, 1902 (réimpr. 1981), I, p. 31-33 et p. 384. 31 S. Storchi, « Struttura e imagine urbana all’epoca dei primi Gonzaga », in C. Bertoni et F. Tagliavini (éd.), Il Tempo dei Gonzaga, Guastalla, 1985, p. 159-164 ; E. Ferri, Il sogno del principe : Vespasiano Gonzaga e l’invenzione di Sabbioneta, Milan, A. Mondadori, 2006. 32 Parrott, « A prince souverain and the French crown », op. cit., p. 164-165 et 176. 33 Cabourdin, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, I, p. 105-107 ; « Épisodes de l’Histoire Lorraine : Phalsbourg, citadelle Lorraine », Pays Lorrain, 80 : 2 (1999), p. 135-141..

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jusqu’au traité de Ryswick en 1697, quand il est attribué aux Nassau34. Le statut religieux des petits territoires allodiaux qui, selon des coutumes juridiques germaniques en opposition à la primogéniture, se fractionnent au gré des successions, est encore plus éminemment contesté. Il en résulte des situations parfois gênantes, à l’image du comté de Salm qui se retrouve gouverné pour une partie par les ducs de Lorraine catholiques et pour l’autre par les comtes de Salm protestants à la fin du xvie siècle. De façon similaire, la baronnie libre de Fénétrange (Vinstingen ou Finstingen en allemand) est divisée au milieu du xvie et xviie siècle entre une douzaine de cousins, catholiques et protestants, dont des membres de la famille de Croÿ. De facto, le fractionnement de ce territoire pourtant minuscule est non seulement linguistique et confessionnel (entre catholiques et luthériens), mais également calendaire (julien et grégorien), impliquant un décalage de dix jours entre certaines localités35. Une lettre du duc Ernest de Croÿ-Havré adressée au duc Charles IV de Lorraine en 1663 pour solliciter la permission de « jouir (de) ses biens » en Lorraine permet de mesurer l’ampleur des problèmes posés par cette division confessionnelle : il explique qu’il est un bon vassal qui vit à « l’étranger » et il s’excuse de ne pas pouvoir rendre ses respects convenablement parce qu’il ne connait pas, en tant qu’étranger, les coutumes de ce pays. Il promet néanmoins d’être aussi soumis, obéissant et fidèle qu’un vassal peut l’être envers son prince et souverain36. Mais le vrai problème est la foi luthérienne d’Ernest de Croÿ. La famille de Croÿ est donc impliquée dans les affaires du duché de Lorraine en raison de ses possessions de Fénétrange et de Fontenoy, une des « terres de surséance » précédemment mentionnées, comprise sur cette frontière incertaine entre Lorraine et Franche-Comté. Ces seigneuries constituent le patrimoine et dote de Diane de Dommartin, épouse de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, et grand-mère d’Ernest37. La famille paternelle de Diane a fourni à cette région de Lorraine d’importants serviteurs pendant des siècles : par sa mère, Philippa de La Marck de Bouillon, elle est reliée à toutes les grandes familles de la frontière entre la France et l’Empire ; par sa grand-mère, Hélène de Paléologue de Bissipat (Bissipal), elle revendique même la parenté des empereurs byzantins38. Il n’est pas donc surprenant de voir Diane exercer une souveraineté forte sur ses domaines, ainsi que le proclament les monnaies frappées sur lesquelles elle se titre « princesse de l’Empire », le titre de prince de l’Empire étant accordé à son mari lors de la Diète de Ratisbonne en 1594 (fig. 2.3, planche 5). Mais

34 Cabourdin, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, I, p. 185. 35 J. Gallet, Le bon Plaisir du baron de Fénétrange, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1990, p. 14-24. 36 Archives Départementales de Meurthe-et-Moselle (désormais ADMM), 3F 228, #70 (avril 1663). 37 À voir la contribution de N. Claeys et V. Soen, « Les Croÿ-Havré entre Lorraine et Pays-Bas : les engagements politiques et religieux de Diane de Dommartin, baronnesse de Fénétrange et comtesse de Fontenoy (1552-1617) », et V. Soen, « Négocier la paix au-delà des frontières pendant les guerres de religion : le parcours pan-européen de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré (1549-1613) » dans le présent volume, resp. p. 333-353 et p. 235-259. 38 Voir les sources généalogiques sur http ://roglo.eu/roglo [date d’accès 16 février 2017].

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Fig. 2.3 (planche 5)  Teston aux armes de Croÿ, Dommartin-La Marck et Bissipal (à gauche), et Saint Maurice à cheval (à droite), 1618. © Image provenant de https://www.ogn-numismatique. com/article.asp?langue=fr&article=12729 [date d’accès 3 mai 2019]. Sur ce quart de thaler est écrit : « Diana, Principessa Sacri Imperii, Marchionissa de Havre / Sanctus Mauritius, Patronus vinstingensis ».

son engagement à défendre les frontières du catholicisme dans cette zone biconfessionnelle conduit à la rupture de l’entente entre les cosouverains de la baronnie de Fénétrange et sa vente, morceau par morceau, au duc de Lorraine au cours des années 166039. Pour défendre l’indépendance De retour dans la vallée de la Meuse, une autre principauté frontalière, acquise par le duc de Lorraine dans les années 1660, s’inscrit dans une stratégie d’indépendance de ses rejetons. Dans sa Notice de la Lorraine, Dom Calmet écrit que l’ancienne forme du nom « Commarcy » reflète ses origines comme « marchia », une marche ou frontière. Il fournit des preuves que la ville et ses états environnants n’ont jamais fait partie de la Lorraine ou du Bar, et ne relèvent donc pas de leur juridiction légale ou du contrôle fiscal de leurs chambres des comptes respectives40. L’exemple de Commercy est de ce point de vue éclairant car il montre que, même si on peut assez logiquement observer un processus de consolidation des frontières par la réduction progressive des exceptions territoriales, Charles IV de Lorraine et ses successeurs continuent de jouer à leur avantage sur les statuts particuliers de ces territoires en marge des fidélités et des lois ordinaires.

39 Documents pour la vente de Fénétrange : ADMM, 3F 255, #41-51. 40 Calmet, Notice de la Lorraine, I, p. 214.

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Dans les années 1660, l’acquisition de Commercy constitue un outil de renforcement du statut de souverain de la fille illégitime du duc, Anne de Lorraine, et de son époux de la branche cadette de la famille ducale, François-Marie de Lorraine, prince de Lillebonne, comme Fénétrange pour le frère de la princesse, Charles-Henri de Lorraine, prince de Vaudémont, depuis son exclusion de la succession du duché de Lorraine. Durant les années 1680, Commercy est donné au fils de Lillebonne, Charles-François de Lorraine, qui prend le titre de prince de Commercy et sert le Saint-Empire comme général, libre de tout lien de sujétion envers le roi de France41. Après sa mort, Commercy passe à son oncle, Vaudémont, qui maintient son statut et son indépendance princière grâce au gouvernement de ce petit État souverain. Il construit un palais et des jardins splendides sur la rive de la Meuse et y reçoit bon nombre d’éminents visiteurs étrangers et d’exilés, en particulier Jacques Stuart, le « Old Pretender », fils de Jacques II d’Angleterre, qui reste proche dans cette enclave de ses soutiens jacobites à Paris sans contrevenir aux articles du tout récent traité d’Utrecht de 1713 qui l’éloignent de la capitale, et le compositeur parisien Henri Desmarest42. Après la cession du duché de Lorraine au royaume de France en 1737, Commercy est concédé à la duchesse douairière Elisabeth-Charlotte d’Orléans, veuve du duc Léopold Ier, avant d’être incorporé au royaume de France à sa mort en 1744. Conclusions La Meuse cesse en 1744 d’être une frontière. Des problèmes similaires perdurent toutefois un peu plus loin à l’est, où les principautés germaniques enclavées sont confrontées à la volonté de rationalisation du gouvernement révolutionnaire français après 1789, un prétexte administratif pour masquer certainement des motivations politiques et hégémoniques. Les droits des « princes possessionnés » deviennent un casus belli, amenant une escalade entre le nouvel empereur François II et la France révolutionnaire qui lui déclare la guerre en avril 179243. Même au xixe siècle, cette conception de la frontière persiste et, en septembre 1870, huit cents ans après la rencontre des rois francs à Yvois sur les bords de Meuse en 1023, ce fleuve est de nouveau utilisé comme lieu de négociation, à Donchéry, entre l’empereur Napoléon III et le chancelier

41 Spangler, Society of Princes, op. cit., p. 242-248. 42 E. Corp, « From France to Lorraine, 1712-1715 », in Id., A Court in Exile. The Stuarts in France, 16891718, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 280-299, notamment p. 296 ; H. Collin, « Charles-Henri de Lorraine, Prince de Vaudémont, Souverain de Commercy, Homme de Guerre, Diplomate et Homme de Cour (1649-1723) : Portrait d’un ‘Citoyen de l’univers’ ami des arts », in J. Duron et Y. Ferraton (éd.), Henry Desmarest (1661-1745) : Exils d’un musicien dans l’Europe du Grand Siècle, Mardaga, Sprimont, 2005, p. 137-148. 43 F. Gendron, « Princes possessionnés », in F. Gendron, A. Soboul et J.-R. Suratteau (éd.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p. 863-864.

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Bismarck, au nom du Kaiser, pour discuter de la reddition de Sedan, prélude à une nouvelle division territoriale. En somme, la région frontalière située autour de la vallée de la Meuse a été, pour les empereurs, les rois et les princes, un moyen de négocier sur un pied d’égalité. Elle constitue sur la longue durée un corridor naturel stratégique pour la guerre, mais aussi relativement inaccessible car éloigné des capitales royales, et de ce fait, elle constitue un refuge idéal pour les princes rebelles et les réfugiés protestants. Ces « États » juridiquement ambigus et indéfinis autorisent les Grands à amplifier leur identité princière, leur autorité et leur capacité d’adaptation tant à la Cour de France que sur la scène internationale européenne.

Aurélien Behr  

La seigneurie souveraine de Sedan Un simultaneum entre deux mondes (1580–1630)

Le simultaneum, abréviation de simultaneum religionis exercitium, est parfois présenté à tort comme étant uniquement une marque de tolérance le plus souvent associée en France à l’Alsace louis-quatorzienne, mais il n’en est pas moins une pratique ayant existé ailleurs et parfois source de tensions. Défini et étudié par Paul Warmbrunn sur la rive droite du Rhin1, largement abordé par Laurent Jalabert pour ce qui est de la Lorraine et de l’Alsace bossue2, et par Munier pour le pays d’Outremeuse aux Pays-Bas3, ce terme désigne l’exercice partagé de la religion, au sein même de la communauté chrétienne, entre catholiques et protestants. Des situations et des définitions différentes peuvent être distinguées en fonction des xvie, xviie et xviiie siècles. Dans un premier temps le simultaneum est pour Warmbrunn « le fait que, sur un même territoire, deux confessions ou davantage exerçaient publiquement leur religion avec des droits identiques comme dans le cadre des villes d’Empire paritaires. Peu à peu, cette définition s’est restreinte pour ne désigner que le cas des villes où il y avait une parité institutionnalisée4 ». On peut parler de coexistence pacifique au premier siècle de la Réforme, tandis qu’aux siècles suivants il est plutôt question « d’utilisation commune, de l’église, du cimetière, des cloches, des autels, orgues et chaires5 ».

1 P. Warmbrunn, Zwei Konfessionnen in einer Stadt : das Zusammenleben von Katholiken und Protestanten in der paritätischen Reichsstädten Augsburg , Biberach, Ravensburg und Dinkelsbühl von 1548 bis 1648, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1983. 2 L. Jalabert, Catholiques et protestants sur la rive gauche du Rhin : droits, confessions et coexistence religieuse de 1648 à 1789, Berlin, 2009 ; et plus précisément Id., « Le simultaneum en Lorraine orientale et Alsace Bossue (1648-1789) », Annales de l’Est, (2007:1), p. 343-363. 3 W. A. J. Munier, Het simultaneum in de Landen van Overmaas. Een uniek instituut in de Nederlandse kerkgeschiedenis, 1632-1878, Leeuwarden, Eisman, 1998. Ces « Pays d’Outremeuse » désignent l’ensemble des territoires relevant du duché de Brabant et situés à l’est de la principauté de Liège, sur la rive droite de la Meuse, cf. J. Spangler, « Les usages des petites souverainetés dans la construction de l’identité aristocratique : la vallée de la Meuse comme laboratoire de promotion sociale (xvie–xviiie siècle) », dans le présent volume, p. 55-68. 4 Warmbrunn, Zwei Konfessionnen in einer Stadt, op. cit., p. 99 ; Jalabert, Catholiques et protestants sur la rive gauche du Rhin, op. cit., p. 393. 5 J. Wenner, « Simultaneen », Lexikon für Theologie und Kirche, Freiburg, 2001, IX, p. 780 ; Jalabert, Catholiques et protestants sur la rive gauche du Rhin, op. cit., p. 271 et p. 393.

Aurélien Behr • URCA-Université de Lorraine (Nancy-Metz) Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 69-85.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120962

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Fig. 3.1  Les évolutions géographiques de la principauté de Sedan entre 1424 et 1478 (1549). © Carte dressée par l’auteur.

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Fig. 3.2  Les évolutions géographiques de la principauté de Sedan entre 1484 et 1549. © Carte dressée par l’auteur.

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La jeune principauté sedanaise née de la seigneurie souveraine en 15846, connaît cette situation inédite au cours de la seconde moitié du xvie siècle, notamment pendant les années 1580, mais aussi durant la décennie 1630. Ces terres rassemblant alors vingt-deux villages pour 216 km², placées sous l’autorité des La Marck (1424-1594), puis des La Tour d’Auvergne (1594-1642), sont un bastion du calvinisme7. À la fin de l’année 1562, alors qu’il ouvre ses portes aux réformés depuis plusieurs mois, Henri-Robert de La Marck, seigneur de Sedan, prend le parti de la Réforme protestante. D’abord Église de réfugiés, l’Église réformée de Sedan est bientôt aussi celle des locaux ; la ville est surnommée la « Petite Genève8 ». Ce statut particulier, et la souveraineté acquise à la fin des années 1540, font de Sedan et de ses alentours une capitale du protestantisme entre deux mondes, ne relevant ni du royaume de France, ni du Saint-Empire. La frontière n’est pas encore linéaire, mais celle d’une marche, où les autorités des uns et des autres sont alors enchevêtrées, ce qui semble profiter aux La Marck. Ainsi, de quelle manière et pourquoi un simultaneum est-il mis en place dans les terres ardennaises des La Marck puis des La Tour d’Auvergne, faisant de celles-ci un îlot de « tolérance » ? L’interrogation porte aussi sur les relations entre catholiques et réformés à Sedan : sont-elles celles d’une coexistence pacifique ? Un îlot protestant au nord de la Champagne Seigneurie souveraine depuis la fin des années 1540, Sedan bénéficie de liens particuliers tissés avec les rois de France. En effet par l’intermédiaire de Robert III de La Marck d’abord, ami et compagnon d’armes du comte d’Angoulême devenu le roi François Ier, ou encore de Robert IV, époux de Françoise de Brézé, fille de Diane de Poitiers, la favorite d’Henri II, aussi d’Henri-Robert, époux d’une princesse du sang, Françoise de Bourbon, fille de Louis III de Montpensier, descendant du roi Saint Louis, les seigneurs sedanais s’assurent une protection importante pour se maintenir à la tête de leur principauté et y jouir d’une certaine latitude dans leurs prises de position. À leur apogée, leurs terres souveraines centrées sur Sedan comptent vingt-deux villages, acquis les uns après les autres par achat ou par échange. À la faveur d’une période de doute spirituel

6 Robert IV est qualifié de prince par le roi du Danemark en 1551, BnF, Joly de Fleury, 2457 ; son fils Henri-Robert prend ce titre dans ses coutumes de 1568, A. Thésin, Anciennes ordonnances des ducs de Bouillon pour le règlement de la Justice de ses Terres et Seigneuries de Sedan, Jametz avec les coutumes générales desdites terres et seigneuries augmentées de plusieurs ordonnances et règlements postérieurement rendus par les Princes souverains, Sedan, 1717, p. 277 ; il est également appelé ainsi par les princesévêques de Liège en 1573, Bibliothèque municipale de Sedan (désormais BM Sedan), ms. 42.1, Recueil des ordonnances des princes de Sedan, par Dom Villette, p. 594 ; BnF, ms. Joly de Fleury 2457, fol. 232 ; É. Foulon, Explanatio uberior, Liège, 1681, p. 4 ; mais c’est finalement GuillaumeRobert qui est reconnu prince par Henri III en 1584, BM Sedan, AA 22 : 1584, quinze pièces, exportation de vin et de blé du royaume, licence accordée par lettres patentes d’Henri III. 7 A. Behr, Sedan, enjeu international et confessionnel, 1520-1685, Paris, SHAS-Guéniot, 2016. 8 BnF, ms. FF 3974, fol. 67.

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Fig. 3.3  La principauté de Sedan à son apogée territoriale en 1587. © Carte dressée par l’auteur.

éprouvé également par d’autres princes de son temps comme Antoine de Bourbon, roi de Navarre, favorisé par les tentations de son épouse mais aussi par l’attitude de méfiance de Charles IX à son égard, Henri-Robert de La Marck quitte en 1562 le « plat-pays de la croyance », la situation d’entre-deux, « ni de Rome, ni de Genève », dans laquelle il se trouve en prenant le parti de la Réforme protestante9. Gouverneur de Normandie 9 T. Wanegffelen, Ni Rome, ni Genève : des fidèles entre deux chaires en France au xvie siècle, Paris, H. Champion, 1997.

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au début des Guerres de Religion, il est en contact étroit avec Antoine de Croÿ, prince de Porcien et personnage-clef de ce volume, notamment dans des projets de soutien militaire aux calvinistes des Pays-Bas en 1566-1567, et il intercède en sa faveur auprès de Catherine de Médicis10. Malgré tout, les rois de France ne tournent pas le dos au prince de Sedan, d’autant que ses terres relèvent du domaine de la Couronne. De ce fait, après le déclenchement de la guerre civile en France par le massacre de Wassy, les terres sedanaises, situées au nord de la très catholique Champagne tenue par les Guise, attirent de très nombreux protestants11. Jusqu’alors très réduite, comptant tout au plus une petite centaine d’individus, la communauté réformée s’étoffe largement, quantitativement et qualitativement. En effet, en 1570, du fait de l’arrivée massive de réfugiés fuyant les conflits voisins de France et des Pays-Bas, couplée aux conversions de plus en plus nombreuses de Sedanais, le nombre de protestants installés à Sedan a été multiplié par plus de dix, atteignant peut-être 700 personnes. Ce phénomène s’accélère dans les décennies suivantes à mesure que les persécutions progressent. Au début des années 1580, le futur chef de la maison de Croÿ et le dernier détenteur de cette maison de Montcornet, le prince de Chimay, Charles III de Croÿ et son épouse Marie de Brimeu y trouvent aussi refuge en professant le calvinisme12. Avec l’établissement de l’Église protestante sedanaise, les deux communautés, catholique et protestante, se trouvent confrontées à l’épreuve du vivre ensemble. Catholiques et protestants sur un pied d’égalité Dès mars 1563, Henri-Robert de La Marck promulgue une ordonnance de pacification13. Datée du même jour que l’Édit d’Amboise qui met un terme à la

10 BnF, ms. fr. 3196, fol. 58 (3 juin 1564) : François de Montmorency évoque une prochaine rencontre entre Croÿ et La Marck ; BnF, ms. fr. 3196, fol. 75 (24 mai 1566) : La Marck l’avertit des dangers et prend sa défense auprès de la reine. Nous remercions Odile Jurbert pour ces renseignements ; H. Daussy, Le parti huguenot. Chronique d’une désillusion (1557-1572), Genève, Droz, 2015, p. 559-560 ; les deux princes sont soupçonnés d’organiser une aide militaire aux révoltés des Pays-Bas en 1566 et 1567. 11 L’afflux des protestants de l’Aisne à Sedan été étudié dans O. Jurbert, « Protestants de l’Aisne sous l’Ancien Régime : de la persécution à la renaissance. Quelques données neuves », Mémoires de la fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, 55 (2010), p. 21-143. 12 V. Soen, « Les limites du « devoir de révolte » aux Pays-Bas : les réconciliations de Philippe de Croÿ, duc d’A arschot, et de son fils Charles, prince de Chimay (1576-1584) » et S. Maekelberg et P. Martens, « Matérialiser sa noblesse sur la frontière des anciens Pays-Bas avec la France : le patrimoine architectural de Charles de Croÿ, prince de Chimay et duc d’A arschot (1560-1612) », dans le présent volume, p. 173-198 et p. 199-233. 13 A. Jouanna, J. Boucher, D. Biloghi, Histoire et dictionnaire des guerres de Religion, Paris, R. Laffont, 1998 : cette ordonnance est répétée en 1572 ; J.-P. Drappier, Les institutions politiques de la principauté de Sedan, thèse pour le doctorat en droit, Paris, Faculté de Droit, 1947, p. 169 ; BM Sedan, ms. 1 ; C. C. Norbert, Histoire chronologique de la ville et principauté de Sedan, Raucourt et SaintMenges, 1778, p. 116 et 119.

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Fig. 3.4  Les choix confessionnels de la population des terres sedanaises entre 1560 et 1745.

première Guerre de Religion et confirme la liberté de conscience accordée en janvier 156214, cette ordonnance octroie cette même liberté dans la souveraineté de Sedan : de par nous le duc de Bouillon, seigneur souverain de Raulcourt est interdit et deffendu à tous et chascun tous nos bourgeois et subjects que aultres habitans et estans en nostre terre et seigneurie souveraine dudit Raulcourt15, villages et autres lieux en deppendans, de quelque estat, qualité, condition qu’ils soient de s’être injuriés les uns les autres ni autrement par voyes de faict ou de parolles, provoquer ni pareillement forcer et contraindre les uns les autres vivre contre leurs conscience et religion, ains aimablement et sans aucun discord, contention, tumulte, scandale et sédition, sur peine de la vie, aux contrevenans et infracteurs de nos présentes ordonnances. Il est ainsi évident que le seigneur sedanais assure alors à chacune des communautés confessionnelles qui composent sa population, l’exercice public de leur religion. Ajoutons que près de dix ans après, en septembre 1572, Henri-Robert de la Marck promulgue une nouvelle ordonnance par laquelle il défend de nouveau « à toute personne des deux religions réformée et romaine de cette ville de

14 N.-S. Kang, La première période de coexistence religieuse en France : entre la paix d’Amboise (mars 1563) et la deuxième guerre de religion (septembre 1567), thèse pour le doctorat en histoire, Nanterre, 1995 ; par une lettre de sa correspondance datée de décembre 1567, Henri-Robert de La Marck signifie son attachement à la politique menée par la reine mère et lui assure de son soutien total quant à sa politique pacificatrice, A. Behr, « ‘Ce vous sera ung honneur immortel d’avoir par v[ot]re providence deslivré le Royaulme des ruines et calamités’ : l’appel à la pacification d’Henri-Robert de La Marck à Catherine de Médicis en décembre 1567 », Le Pays Sedanais, Sedan, SHAS, 2018, p. 43-70. 15 Depuis 1549, les terres de Raucourt forment la partie sud de la seigneurie de Sedan et ont été achetées à Claude de Foix, AN R²435, dossier sur Raucourt.

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se quereller pour raison d’icelles », et il y fait encore « expresses deffences à toutes personne de quelque qualité, condition et religion qu’elles soyent de ne s’entrequereler ou provoquer l’un l’autre, ne faire aucuns reproches pour cause desdictes religions ». Plus explicite par la suite, ce texte prouve que des tensions peuvent exister entre les membres des deux communautés, ce contre quoi le prince s’attache à lutter. Ainsi il prévoit « d’obvier à l’émotion et sédition qui pourraient advenir à l’occasion des injures et reproches que ce font constumièrement par gens téméraires et indiscrets des deux religions réformée et romaine16 ». Tout comme ce fut précédemment le cas en 1563, Henri-Robert n’hésite pas à brandir la menace de la peine de mort pour se faire entendre. Assurer la paix sur ses terres est une nécessité tant celles-ci – exiguës – ne peuvent supporter des querelles internes. Par cette ordonnance, le seigneur sedanais cherche également à éviter de voir ses terres frappées par les répliques provinciales de la Saint-Barthélemy survenue à Paris un mois auparavant17. Bien que certainement tolérant, il est évident qu’Henri-Robert se trouve contraint de respecter la population catholique de sa principauté qui représente une part écrasante de ses sujets (95% en 1565, 80% en 1570). Tout comme pour la reine de Navarre Jeanne d’Albret en 1564-1565, le but premier de cette mesure est de maintenir la paix dans ses terres18, ce que confirme Laurent Jalabert pour d’autres lieux19. En outre, le prince n’aurait aucun intérêt à se brouiller avec son protecteur le roi de France. Il semble certain aussi qu’il espère qu’avec le temps, ses sujets catholiques se convertissent progressivement à la Réforme calviniste. Sa patience lui donne raison puisqu’en 1638, soit deux générations plus tard, les trois quarts des habitants des terres souveraines de Sedan sont de confession réformée, convertis le plus souvent par imitation du prince20. À l’image d’autres territoires dans une situation analogue, Henri-Robert de La Marck et ses successeurs veillent à assurer une conversion douce de leurs sujets à la Réforme en mettant en place une atmosphère tout à fait protestante et en moralisant la vie publique. Dans les faits, la pratique des jeux notamment de hasard est largement limitée, la superfluité vestimentaire interdite, tout comme le luxe et les dépenses jugées excessives, ce qui implique de ne pas consommer de tabac, de ne pas boire plus que raison ni d’organiser des fêtes trop somptueuses et coûteuses ; danser n’est pas autorisé, la superstition sévèrement combattue,

16 BM Sedan, ms. 42.1 et ms. 42.2, op. cit., ordonnance datée du 17 septembre 1572, p. 288 ; cf. pièce annexe n°1. 17 J. Garrisson, La Saint-Barthélemy, Bruxelles, Complexe, 1987 ; A. Jouanna, La Saint-Barthélemy : les mystères d’un crime d’État, 24 août 1572, Paris, Gallimard, 2007 ; D. Crouzet, La nuit de la SaintBarthélemy : un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994. 18 R. A. Lambin, Femmes de paix : la coexistence religieuse et les dames de la noblesse en France 1520-1630, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 209. 19 Jalabert, « Le simultaneum en Lorraine orientale et Alsace Bossue (1648-1789) », op. cit., p. 344. 20 M. Daloze, Les abjurations à Sedan (1594-1636). Contribution à l’histoire religieuse de la principauté de Sedan au début du xviie siècle, mémoire de licence, Université de Liège, 1969.

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tout comme la paillardise, le vol, le duel et les insultes, enfin de nombreux jeûnes publics sont décrétés21. En plus de chercher à éviter les conflits interconfessionnels, gage de la stabilité de leur pouvoir, les princes sedanais veillent à ce que les services des deux religions soient respectés. En juin 1577, la régente Françoise de Bourbon réitère l’interdiction « de jouer durant les services de l’une et l’autre religion22 », et « de ne jouer, ny s’esbattre à quelque jeu que ce soit ès lieux publiques de ceste ville et faubourgs durant les services de l’une et l’autre religion ». Il est aussi interdit de « charrier pendant les jours de dimanche23  », ou encore de réaliser quelque œuvre manuelle24. Ainsi si l’on se réfère à la première partie de la définition que Paul Warmbrunn donne du simultaneum, celle d’une coexistence pacifique, ces différents exemples prouvent que les terres souveraines sont un temps concernées à partir du début des années 1560. Cependant, la deuxième partie de la définition de l’auteur allemand évoquant l’exceptionnelle parité institutionnalisée n’est pas vérifiée à Sedan. Effectivement, les catholiques sont progressivement évincés des charges importantes de la principauté25, au point d’être cantonnés aux postes de second rang. Notons en plus qu’ils voient la possibilité d’exercer publiquement leur culte peu à peu remise en cause. En effet il ne leur est plus permis de faire des démonstrations colorées, ou d’organiser des processions et fêtes qui leur donnent une certaine visibilité26. De plus, ils ne peuvent plus donner d’écho sonore à leur culte, par l’interdiction de sonner les cloches de leurs églises. Malgré tout, les catholiques ne font pas preuve d’une résistance marquée, se contentant finalement d’une situation somme toute vivable et enviable au regard de celles que peut subir la minorité huguenote au sein du royaume de France. Bientôt, du fait de leur nombre croissant, les protestants vont bénéficier de l’église Saint-Laurent comme lieu de culte.

21 Behr, Sedan enjeu international et confessionnel, op. cit., p. 93-108 ; I. D’Huisseau, La discipline des Églises réformées de France : ou l’ordre par lequel elles sont conduites et gouvernées, Paris, Simon Pelloutier, 1656 ; J. Garrisson, L’homme protestant, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000 (19801) ; BM Sedan, ms. 42.1 et ms. 42.2, op. cit. 22 BM Sedan, ms. 42.1 et ms. 42.2, op. cit., ordonnance datée du 11 juin 1577, p. 128. À l’origine, les services de l’Église réformée prennent place les lundis, mardis, jeudis, vendredis et deux fois les dimanches à huit heure, avant que le consistoire du 24 août 1570, avise de ne plus prêcher les lundis, Archives Départementales des Ardennes (désormais AD Ardennes), 31 J, registre I du consistoire, 1570-1597. Des prières publiques sont organisées les mercredis et les samedis, soit les mêmes jours que le catéchisme. 23 BM Sedan, ms. 42.1 et ms. 42.2, op. cit., ordonnance datée du 16 juin 1582, p. 254. 24 Ibid., ordonnance datée du 15 mars 1591, p. 399. 25 J.-P. Drappier, Les institutions politiques de la principauté de Sedan, op. cit., p. 170. Notons qu’au moment du rattachement de la principauté sedanaise au royaume de France, les postes clés sont tous occupés par des protestants tandis que le prince sedanais est officiellement catholique depuis 1637. 26 Dans ce domaine, les Provinces-Unies vont même jusqu’à remettre les cultes non calvinistes dans la sphère strictement privée, B. Forclaz, Catholiques au défi de la Réforme : la coexistence confessionnelle à Utrecht au xviie siècle, Paris, H. Champion, 2014.

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Le partage des lieux de culte D’après Josef Wenner, le simultaneum peut simplement consister en un par­ tage des lieux de culte et de leur mobilier27, on parle alors de culte alterné. Cette situation a existé à Sedan à plusieurs reprises. À l’origine, les réformés pratiquent leur culte dans un bâtiment qui n’est pas prévu à cet effet, la grange de l’hôtel-Dieu Myrbrich, dans laquelle des gradins sont installés pour le prêche28. Situé dans le quartier sedanais du Villers, ce bâtiment, dont la construction est achevée en 1559 à la mort de son commanditaire, le gouverneur de la place, couvre alors près de 200 mètres carrés et semble pouvoir accueillir près de 300 personnes. Au regard de ces chiffres, on comprend rapidement pourquoi les protestants, au moins au nombre de 500 à Sedan en 1570, portent des requêtes à leur seigneur dans le but d’obtenir un endroit plus spacieux pour y pratiquer leur culte. Leur appel est entendu en 1573, lorsqu’Henri-Robert de La Marck autorise ses sujets réformés à utiliser l’étage de la halle de la ville29. La salle de l’auditoire couvre près de 300 mètres carrés et peut accueillir près de 450 personnes30. Pour autant, les protestants sedanais ne sont pas les utilisateurs exclusifs de la salle puisque celle-ci sert aussi à entreposer les munitions et les réserves de grain destinées à faire face à un siège. De plus, le conseil municipal peut s’y réunir jusqu’à ce que l’hôtel de ville soit aménagé dans la rue de l’Horloge au début des années 1610. Ainsi, l’installation d’un lieu de culte réformé dans un espace civique a une portée évidemment symbolique auprès des habitants, par le biais de l’incorporation de la communauté réformée à la communauté civique. Malgré cette disposition, le problème de l’exiguïté du lieu de culte des calvinistes n’est pas réglé. Lors d’une réunion du consistoire datée de mars 1574, le pasteur de Loques (ou Locque selon les variantes) interroge le seigneur sedanais sur la possibilité ou non d’accroître le temple ou tout au moins de célébrer la Cène à deux reprises31. L’accroissement important de la communauté protestante ne concerne pas que Sedan, puisque les villages de La Chapelle, Daigny et Givonne sont majoritairement réformés, et qu’un nombre important de protestants vivent aussi à Villers-Cernay. La carte des consistoires et temples établis sur les terres sedanaises au milieu du xviie siècle confirme l’existence de communautés importantes dans ces villages ainsi qu’à Francheval, Raucourt et Saint-Menges, situés hors des terres princières32.

27 Rares sont les travaux portant sur cette question, K. Rosendorn, Die rheinhessichen Simultankirchen bis zum Beginn des 18. Jhts. : eine rechtsgeschichtliche Unterschung , Spire, Jaegersche Buchdr., 1958. 28 Société d’Histoire et d’Archéologie du Sedanais (SHAS), I 3039, les comptes de la ville de Sedan. 29 J.-B. Prégnon, Histoire du pays et de la ville de Sedan depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Charleville, Pouillard, 1856, III, p. 87. 30 A. Sartelet, La principauté de Sedan, Charleville-Mézières, Terres Ardennaises, 1991, p. 109. 31 AD Ardennes, 31 J, registre I du consistoire : 1570-1597. 32 Tout comme les terres de Glaire, celles de Saint-Menges ne font pas partie de la principauté sedanaise bien que les La Marck y disposent de la majorité des droits ; Behr, Sedan enjeu international et confessionnel, op. cit., p. 141.

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Fig. 3.5  Communautés réformées, temples et consistoires dans les terres sedanaises et leurs dépendances au XVIIe siècle. © Carte dressée par l’auteur.

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Il semble que la question d’un partage de l’église Saint-Laurent vient rapidement à l’esprit des princes sedanais, peut-être dès la fin des années 1570. Finalement en février 1587, Guillaume-Robert de La Marck promulgue une ordonnance tout à fait exceptionnelle dans l’histoire de la principauté, par laquelle « il est permis à ceux de la religion réformée de prescher dans le temple de l’église romaine33 ». Bien que cette décision permette de répondre aux besoins de la communauté calviniste sedanaise, elle n’est pas prise dans ce but premier mais répond à la menace de la Ligue ultra-catholique dirigée par les Guise34. Au cours du premier semestre de l’année 1587, les Ligueurs deviennent maîtres de Toul, Verdun, Reims, mais aussi de Mézières et menacent vivement la principauté sedanaise35. La crainte du prince est exprimée au cours du second semestre de l’année 1585, au cours duquel par une ordonnance datée de septembre, il enjoint l’ensemble des habitants de ses terres de disposer de vivre pour trois mois36. Ainsi, il réquisitionne l’étage de la halle de la ville pour y stocker de quoi faire face à un possible siège. Transférés, les protestants sont alors invités à partager l’église Saint-Laurent avec les catholiques sedanais. Couvrant près de 1000 mètres carrés, celle-ci est en mesure d’offrir plus de trois fois plus de places que l’étage de la halle municipale. Cette décision inédite dans la région est prise avant tout dans un but pratique, même si à l’évidence le capital symbolique de ce transfert prime. Certainement peu enclins à un tel partage et anxieux de la manière dont celui-ci va se mettre en place, les catholiques sont rassurés par le seigneur des lieux qui somme les protestants de s’adapter au partage : « le presche dans le temple de l’église romaine (aura lieu) aux heures qui seront admises estre les plus propres pour la commodité de l’une et l’autre religion ». Le prince impose ici une concorde entre les deux communautés, contraintes à l’entente sous peine d’arbitrage direct. On peut alors envisager que les calvinistes fixent le prêche en fonction du culte des catholiques, utilisateurs originels du bâtiment. Pour autant, aucun règlement ne définit la manière dont les communautés doivent agir, le temps et donc l’expérience devant finalement déterminer le comportement à adopter. Ajoutons aussi que les calvinistes ne sont pas particulièrement satisfaits de ce partage, et ce d’autant plus au regard des restrictions apportées par le prince. Ce partage d’un même lieu de culte, impliquant à la fois une division de l’espace et du temps par créneau horaire, induit bien évidemment l’usage commun des cloches, orgues et chaires. Il est certifié que les protestants font aussi usage un 33 BM Sedan, ms 42.1 et ms 42.2, op. cit., ordonnance datée du 6 février 1587, p. 353, pièce annexe n°2. 34 J.-M. Constant, La Ligue, Paris, Fayard, 1996. 35 Id., Les Guise, Paris, Hachette, 1984 ; P. Matthieu, La Guisiade, Genève, Droz, 1990 ; dans P. Congar, J. Rousseau et J. Lecaillon (éd.), Sedan et le Pays Sedanais, vingt siècles d’histoire, Paris, FERN, p. 241, il est rapporté que Guillaume-Robert qualifie la période 1586-1587 « d’amas de gens de guerre, temps tumultueux, pleins de misère, de famine et de calamités ! ». 36 BM Sedan, ms. 42.1 et ms. 42.2, op. cit., ordonnance datée du 2 septembre 1585, p. 297. De même, d’autres ordonnances datées de 1586 traitent de l’obligation des bourgeois de disposer d’armes chez eux, ou encore de l’ordre à observer en cas d’alarme, Ibid., ordonnances datées du 15 janvier 1586, du 15 février 1586 et du 30 décembre 1586, p. 306, 308 et 346 ; A. Behr, « Un « choc de simplification » de la justice sedanaise en temps de guerre : la Chambre de l’Édit de 1586 », Le Pays Sedanais, 35 (2017), p. 9-17.

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temps de cimetières communs avec les catholiques. Au cours de la première moitié du xviie siècle, ils disposent d’endroits distincts où enterrer leurs morts. Frédéric-Maurice de la Tour d’Auvergne leur assure par son ordonnance de 1638 la jouissance de « leurs cimetières37 », et Louis XIV leur octroie de nouveaux cimetières en 1644. Bien qu’il soit évident que des tensions aient pu éclater comme dans d’autres lieux où ce partage est mis en place38, aucun document conservé n’en fait explici­ tement mention. Si cette pratique est essentiellement répandue en Alsace dans la deuxième moitié du xviie siècle pour faciliter la pénétration catholique dans des villages majoritairement protestants, elle prend ici un tout autre tour. Il est évident que la séparation des cultes est avant tout temporelle, les uns succédant aux autres, mais rien ne fait mention d’une quelconque division du bâtiment en deux espaces distincts. Une fois la menace de la Ligue écartée, les réformés regagnent leur lieu de culte initial à l’étage de la halle. Cette situation ne peut être que temporaire au regard de la nouvelle dimension prise par la communauté réformée des terres sedanaises (1500 à 1800 personnes) impliquant inévitablement de démultiplier les Cènes. Charlotte de La Marck, née en 1574, qui succède à son frère GuillaumeRobert alors qu’elle n’a que treize ans, et son époux Henri de La Tour d’Auvergne veillent à remédier à cette situation peu viable pour les protestants sedanais. C’est ainsi qu’en 1593, alors que la guerre s’est éloignée et que les fonds nécessaires sont rassemblés, le couple princier engage l’aménagement d’un nouveau temple. L’ordonnance touchant la construction de ce nouveau lieu de culte est promulguée le 2 juillet 159339 : par l’observation des reigles de religion et piété crestienne il n’y ait rien plus nécessaire à l’homme crestien de recognoistre incessamment les grandes grâces que sans nombre il reçoit de Dieu et rendre à tout moment les louanges deues à son honneur et gloire et que le plus grand soin de ceux qu’il luy a pleu eslever en quelque degré de souveraineté doibt tendre principallement à trouver les moyens propres, honnestes et convenables pour l’exercice public de si sainctes et louables actions, nous avons aussy estimé qu’entre tous les ouvrages publics dont nous désirons honorer cette ville et nous estudier à la commodité de nos subiects il ny en avoit point de plus nécessaire et profitable ny qui plus appartienne à l’honneur et décoration de cette Église que de faire construire un temple de la grandeur et capacité qu’il doibt estre pour y recevoir et reserrer tous ceux qui font icy profession de la pure religion tant bourgeois et réfugiez que forains et survenans. Par cette décision, le prince offre un nouveau temple aux protestants, ce qui profite également aux catholiques puisque ceux-ci recouvrent la plénitude 37 BM Sedan, ms. 42.1 et ms. 42.2, op. cit., ordonnance datée du 10 septembre 1638, p. 700-708. 38 Ce fut notamment le cas à Kirchberg, Jalabert, Catholiques et protestants sur la rive gauche du Rhin, op. cit., p. 271. 39 BM Sedan, ms. 42.1 et ms. 42.2, op. cit., ordonnance datée du 2 juillet 1593, p. 424-426.

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de la possession et de la jouissance de leur église. Les fonds sont réunis par la vente des lieux où se faisait l’exercice de la religion réformée ainsi que grâce aux libéralités des Sedanais récoltées dans les troncs disséminés aux quatre coins de la ville et de la principauté, et la construction est achevée en 1604, permettant désormais l’accueil simultané d’un millier de fidèles. Une autre situation de simultaneum est recensée du temps de Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne. Ce dernier, fils d’Henri de La Tour d’Auvergne et de sa seconde épouse Élisabeth de Nassau, fille du prince Guillaume d’Orange, se convertit secrètement au catholicisme à Liège en 1633, influencé par son épouse Éléonore de Bergh40. Craignant la réaction de sa mère qui administre les terres princières en son absence, ainsi que celle de ses sujets, il n’annonce officiellement son changement de religion que quatre années plus tard. Devant la vétusté de l’église Saint-Laurent, le prince converti permet à ses nouveaux coreligionnaires d’avoir recours au Temple neuf jusqu’alors exclusivement dévolu à la communauté réformée41. Il semble cette fois que le partage du lieu de culte soit spatial. Si les catholiques disposent le plus souvent du chœur dans une église partagée42, puisque la messe est centrée sur l’autel, et les protestants de la nef, le culte réformé s’organisant autour de la chaire, le partage n’est pas aussi simple quand il s’organise dans un temple. En effet, un temple aménagé de toute pièce pour servir le culte des réformés ne dispose pas des caractéristiques d’une église43. Par exemple le Temple neuf sedanais n’a ni chœur, ni transept, ni chapelles44. Sachant que celui-ci dispose alors de deux entrées, l’une principale à l’avant et une autre secondaire à l’arrière, il est probable que le partage se fasse de part et d’autre de l’espace central du lieu de culte, pour autant il est difficile de savoir s’il est question d’une séparation en deux parties de taille égale. Le prince s’adonne ici probablement, sous couvert de questions pratiques, à une politique de confessionnalisation de ses sujets. Suite à ce changement confessionnel de Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne, il n’est pas plus question de parité institutionnalisée : les pro­ testants restent à la tête des principales charges princières, vu la taille de la communauté réformée. Pour autant, le nombre de curés est sensiblement augmenté. Le partage des lieux de culte prend également place dans les villages de la principauté puisque par l’Édit de Rueil45 accordé par Louis XIV par l’intermédiaire de Mazarin, permet aux protestants de disposer de nouveaux 40 Archives Nationales (désormais AN), 273 AP 184. 41 Drappier, Les institutions politiques de la principauté de Sedan, op. cit., p. 176. 42 Plus tard cette séparation est plus classique, elle est notamment instaurée en 1682 à Heusweiler, cf. Jalabert, Catholiques et protestants sur la rive gauche du Rhin, op. cit., p. 271. 43 B. Reymond, L’architecture religieuse des protestants : histoire, caractéristiques, problèmes actuels, Genève, Labor et fides, 1996. 44 Sartelet, La principauté de Sedan, op. cit., p. 97. 45 Archives du Temple de Sedan (ATS), Procès-verbal de la réception du serment de fidélité… et autres pièces, un volume relié, 1644 s. Édit rapporté dans Prégnon, Histoire du pays et de la ville de Sedan, op. cit., I, p. 511-515 ; cet édit est évoqué par Y. Bénézech, « Dieu bat et n’abat », la Principauté de Sedan, Raucourt et Saint-Menges sous les La Tour d’Auvergne (1591-1652), thèse pour le doctorat en histoire, Reims, 2006, 2 vol., II, p. 505-506.

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temples « l’un à Francheval, et l’autre à Givonne », pour mettre fin au partage des lieux de culte et respecter l’interdiction faite aux protestants de procéder au prêche dans les églises46. Conclusions Une situation de simultaneum a existé à Sedan et dans les terres environnantes dans la deuxième moitié du xvie siècle et au cours de la première moitié du siècle suivant. En effet, au cours des années 1560, tandis que les seigneurs de Sedan prennent le parti de la Réforme protestante, l’exercice public du culte catholique reste permis, à la différence frappante de ce que stipule la Paix d’Augsbourg dans le Saint-Empire, qui exige que les sujets d’un prince suivent le choix confessionnel de ce dernier. Cependant, les deux communautés ne jouissent de droits identiques que durant peu de temps, les droits des catholiques s’érodant progressivement. Cette situation prend fin en 1637, date à laquelle le prince de Sedan officialise sa conversion au catholicisme et favorise quelque peu ses nouveaux coreligionnaires, plaçant progressivement les protestants dans la situation qui était précédemment celle des catholiques. Malgré tout, la marginalisation des protestants n’est pas totale puisqu’ils conservent encore leurs magistratures publiques ainsi que leur académie. Un culte alterné est instauré dans différents villages des terres princières et à Sedan à la fin des années 1580 et des années 1630, tandis qu’une coexistence pacifique existe de fait entre les deux communautés. Protestants et catholiques se partagent alors un même lieu de culte. Établi par deux fois pour des raisons essentiellement pratiques, mais avec une portée symbolique, ce simultaneum concerne d’abord l’église Saint-Laurent puis le Temple neuf. Ainsi, les communautés catholique et calviniste de la principauté vivent une situation tout à fait inédite pour l’époque des Guerres de Religion, et distincte des cohabitations en zone rhénane et en Outremeuse. Suite au rattachement de Sedan à la France en 1642, les Sedanais conservent un temps leurs privilèges. Confirmés par l’Édit de Rueil de 1644, ceux-ci sont cependant progressivement remis en cause par le pouvoir royal français. Les discriminations et les persécutions croissantes, la suppression de l’académie de Sedan et la révocation de l’Édit de Nantes appliquée au royaume en 1685 expliquent la réduction drastique de la communauté réformée du bastion sedanais, divisée par huit en l’espace d’un siècle (4600 en 1638, 550 en 1738)47.

46 Drappier, Les institutions politiques de la principauté de Sedan, op. cit., p. 176. À Raucourt un temple est construit puis détruit avant d’être rebâti en 1662, il est à nouveau détruit et rebâti en un autre endroit convenant aux catholiques en 1667. Scheidecker et Gayot, Les protestants de Sedan au xviiie siècle, op. cit., p. 22. 47 O. Jurbert, « Les Sedanais de Mannheim (1652-1688). De l’émigration économique au refuge religieux », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 161:2 (2015), p. 173-212 et suite en 161:3 (2015), p. 351-370 ; un exemple de refuge pour les protestants sedanais une dizaine d’années après le rattachement de la principauté à la France et peu après la révocation de l’Édit de Nantes.

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Annexe I : Ordonnance par laquelle est deffendu à toutes personnes des deux religions réformée et romaine de ceste ville de se quereller pour raison d’icelles, 1572 Provenance : Bibliothèque de Sedan, ms 42.1 et ms 42.2, Recueil des ordonnances des Princes de Sedan, par Dom Villette, p. 288. Faicte le 17 septembre 1572 Extraict des registres du conseil de monseigneur par monseigneur et monsieur le président des souverainetés de monseigneur. En faisant droict sur le registre du procureur général pour obvier à l’émotion et sédition qui pourroit advenir à l’occasion des injures et reproches que se font constumièrement par gens téméraires et indiscrets des deux religions réformée et romaine avons fait et faisons très expresses deffences à toutes personnes de quelque qualité, condition et religion qu’elles soyent de ne s’entrequereler ou provoquer l’un l’autre ne faire aucuns reproches pour cause desdictes religions à peine de la vie enjoignant au procureur général d’y tenir la main et aussy à tous juges inférieurs de ce ressort de faire promptement informer et rapporter les contraventions qui se feront audictes deffences à peine de s’en prendre à eux et néantmoins à ce que personne tant au jugement que par la ville et faubourgs tant en ceste ville et villages dudict ressort à son de trompe et cry publié, signé Despringalles. Faict et publié par moy sergent soubsigné le 17e jour du présent mois de septembre 1572 es présences du procureur général de monseigneur Jean du Saulcy halbardier du chasteau de ceste ville de Sedan et plusieurs autres tesmoins signé J. Buat. Je sergent soubsigné certifie que ce jourd’huy 16e jour du présent mois de septembre 1572 et me suis exprès transporté au village de Fleigneux ou illec après le son de cloche et grande assemblée de gens iay leu et publié la présente ordonnance et attaché de laquelle ordonnance jay baillé et délaissé coppie à Gérard Daneuan maieur dudict lieu es présences de Robert Molet, Jean Vautier et plusieurs autres. Et le mesme jour ie me suis transporté au village d’Illy ou iay fait semblable publication que dessus et iay laissé et délaissé coppie de ladicte ordonnance et de ce présent mien exploit à Jean Gognereau maieur dudict Illy es présences de Jean Despaquis et autres tesmoins. Signé J. Buat.

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Annexe II : Ordonnance par laquelle est permis à ceux de la religion réformée de prescher dans le temple de l’Église romaine, 1587 Provenance : Bibliothèque Municipale de Sedan, ms. 42.1 et ms. 42.2, Recueil des ordonnances des Princes de Sedan, par Dom Villette, p. 353. Nous avons permis à ceux de la religion réformée de faire pendant le temps de ce trouble et pour les empeschements qui sont soubs la halle, le presche dans le tempe de l’Église romaine aux heures qui seront admises estre les plus propres pour la commodité de l’une et l’autre religion enjoignant aux eschevins et marguilliers de tenir la main à l’exécution de nostre présente ordonnance. Faict le 6e febrvrier 1587 Signé Robert de La Marck.

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Une noblesse sur la frontière La noblesse protestante picarde et le prince de Condé (1560–1570)

Le 2 avril 1562, l’armée protestante de Louis de Bourbon, prince de Condé (1530-1569) se lance à l’assaut de la ville d’Orléans (fig. 4.1, planche 6). Depuis un mois, les catholiques, emmenés par le duc de Guise, et les protestants, dirigés par le prince de Condé, ont pris les armes pour défendre, disent-ils, la « vraie foi », la Couronne et, ajoutent les protestants, la liberté de conscience1. À Orléans, le prince de Condé est entouré d’une importante clientèle nobiliaire. Parmi les soixante-treize nobles connus, une vingtaine d’entre eux sont originaires de Picardie2. Le fait mérite d’être souligné car la Picardie est alors la province frontalière du nord de la France. Ả l’ouest, au-delà de la mer Océane, se trouvent le royaume d’Angleterre et, à l’est, les Pays-Bas espagnols, territoires de la monarchie hispanique avec laquelle le royaume de France vient de conclure la paix en 1559. L’Artois, la Flandre et le Hainaut sont à cette époque des territoires patrimoniaux du roi d’Espagne, d’où leur appellation « espagnols ». Louis de Condé devient, en 1560, le gouverneur protestant de la province de Picardie3.





1 Voir le manifeste des princes protestants réunis sous les ordres de Louis de Condé en avril 1562 à Orléans : E. et E. Haag (désormais ‘Haag’), La France protestante, Paris, 1859, tome X (annexes). 2 Nous utilisons pour cette étude l’ouvrage de K. B. Neuschel, Word of Honor. Interpreting Noble Culture in Sixteenth-Century France, Ithaca, Cornell University Press, 1989. Voir également L. Rossier, Histoire des protestants de Picardie, Paris, 1861 (rééd. : Éditions des Régionalismes, 2011) ; D. Rosenberg, Les protestants amiénois au milieu du xvie siècle, Amiens, Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, 1954; O. Carpi, « Amiens au xvie siècle : le destin d’une ville frontière », in A. Duménil et Ph. Nivet (éd.), Picardie, terre de frontière, Amiens, Encrage, 1998, p. 53-72 ; Id. Une République imaginaire. Amiens pendant les troubles de religion (1559-1597), Paris, Belin, 2005. 3 La désignation du prince à la tête de cette province est à replacer dans le jeu politique français du début des années 1560. Deux grandes familles, les Montmorency et les Guise, cherchent alors à contrôler un pouvoir royal affaibli (règne de François II, 1559-1560 puis accession au trône de Charles IX, roi de France à l’âge de 10 ans). L’amiral de Coligny, proche des Montmorency, transmet le gouvernement de Picardie à son neveu Condé mais les Guise lui opposent un de leurs clients, le maréchal de Brissac. Louis de Condé qui est compromis dans la conjuration d’Amboise (mars 1561) exerce sa charge seulement après avoir été réhabilité par le Parlement (juin 1561). Voir sur ces luttes d’influence : J.-M. Constant, Les Guise, Paris, Hachette, 1984 ; D. Potter, War and government in the French provinces. Picardy, 1470-1560, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.

Alain Joblin • Université d’Artois (Arras) Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Yves Junot & Violet Soen (éd.), Turnhout, 2020 (Burgundica, 30), pp. 87-105.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120963

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Fig. 4.1 (planche 6)  Artiste inconnu français, Portrait de Louis Ier de Bourbon, prince de Condé (1530-1564), c. 1561, huile sur toile. © Château de Versailles et de Trianon MV3187, permission de reproduction B0R0236513 donnée par l’Agence Photographique de la Réunion des Musées Nationaux (RMN).

Servir Condé dans sa « clientèle » impose des choix politiques importants. Le prince, un Bourbon, est le cadet du premier prince du sang, même si, au début des années 1560, la question de la succession dynastique des Valois ne se pose pas. Le roi Charles IX est un enfant qui gouverne le royaume depuis 1560 sous la tutelle de sa mère, Catherine de Médicis. Or, la régence étant par définition une période d’affaiblissement de l’autorité royale, nombreuses sont les ambitions politiques qui, profitant de l’occasion, cherchent à s’exprimer. François de Lorraine, duc de Guise, le catholique, Condé et son frère aîné Antoine de Bourbon, roi de Navarre, soutiens des huguenots, souhaitent ainsi écarter la régente pour s’imposer au Conseil royal4. L’enjeu des Guerres de Religion est

4 Si Condé assiste à un premier prêche dès 1555, la position confessionnelle d’Antoine est plus ambiguë. Contacté par Calvin en 1557, Antoine reste prudent sur la question religieuse car sa priorité est la reconstitution territoriale de son royaume de Navarre dont il veut récupérer la partie espagnole soit par une négociation avec Philippe II, soit avec l’aide militaire du roi de France. Leurs épouses respectives, Éléonore de Roye et Jeanne d’Albrêt, s’engagent plus visiblement dans le camp de la

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donc, tout à la fois, religieux et politique. Ả tout moment, l’affrontement entre catholiques et protestants risque, par ailleurs, de faire basculer le royaume dans le camp de l’Europe protestante, une hypothèse inenvisageable aux yeux des catholiques français et de Philippe II d’Espagne5. Poser la question de la présence d’une noblesse protestante liée au prince de Condé en Picardie ne relève donc pas de la simple anecdote historique régionale. Elle sous-entend des enjeux politico-religieux qui dépassent le seul affrontement confessionnel au sein du royaume de France6. Cette étude se propose d’évoquer l’action de quelques familles nobles et de démêler les liens de parenté, d’amitiés et de clientélisme qui unissent ces familles entre elles. Ces liens mènent plus ou moins directement au prince de Condé. Il s’agit également de voir en quoi le fait de posséder des seigneuries en terre picarde fait que la noblesse protestante de cette région peut constituer une menace politique et religieuse potentielle pour le roi de France et pour Philippe II d’Espagne, la proximité de la frontière exacerbant la situation. Ainsi s’esquissent les motivations qui poussent un Antoine de Croÿ, prince de Porcien et personnage central de ce présent volume, à suivre le prince de Condé à Orléans en 15627. Une province, un prince, une noblesse De la fin du Moyen Âge jusqu’au milieu du xviie siècle, la Picardie forme la frontière septentrionale du royaume de France. Cette frontière englobe, au nord-ouest, le Calaisis qui vient d’être repris aux Anglais en 1558, et le Boulonnais qui est, selon le gouverneur de 1562, « lieu d’importance pour la voisinance de l’Anglois et du Bourguignon  »8. Puis, elle emprunte, plus au sud, la vallée de l’Authie pour se prolonger, vers l’est, par le Vermandois et la Thiérache, voisins du Cambrésis, principauté d’Empire sous protectorat hispanique, et de l’Avesnois dans le Hainaut espagnol. Le paysage picard se présente sous l’aspect d’un vaste plateau percé de vallées fluviales qui constituent pour certaines d’entre elles d’importantes voies de passage orientées nord-sud à l’exemple de la vallée de l’Oise ou de celle de l’Avre qui rejoint la Somme à Amiens. Il s’agit d’importantes

Réforme. Tous se retrouvent exclus de la faveur royale à l’avènement de François II, dont l’épouse Marie Stuart est nièce des Guise, mais Antoine prend ses distances avec la mouvance réformée au printemps 1561. Voir H. Daussy, Le parti huguenot. Chronique d’une désillusion (1557-1572), Genève, Droz, 2015, p. 65-81, p. 106-114 et p. 208-217. 5 Les ouvrages sur les Guerres de Religion en France sont nombreux. Retenons pour cette étude : A. Jouanna et al. (éd.), Histoire et dictionnaire des guerres de Religion, Paris, Robert Laffont, 1998. 6 Sur la structuration des protestants comme force politique et militaire avant la Saint-Barthélemy et l’instrumentalisation des relations frontalières avec le roi d’Espagne et les Pays-Bas espagnols, voir Daussy, Le parti huguenot, op. cit., et B. Haan, L’amitié entre princes. Une alliance franco-espagnole au temps des guerres de Religion (1560-1570), Paris, Presses Universitaires de France, 2011. 7 D. Potter, « The French Protestant Nobility in 1562 : The ‘Associacion de Monseigneur le Prince de Condé’ », French History, 15 : 3 (2001), p. 313. 8 L.-E. de la Gorgue-Rosny, Recherches généalogiques sur les Comtés de Ponthieu, Boulogne, Guines et pays circonvoisins, Boulogne-sur-Mer, 1874, 4 vol.

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artères économiques permettant d’acheminer des céréales vers les grands centres urbains. Ainsi, c’est par la vallée de l’Oise que Paris est ravitaillé en blé. Ici et là subsistent d’importants massifs boisés comme, par exemple, ceux de la région de Montdidier, au sud d’Amiens ou, encore, plus à l’est, ceux de la région comprise entre Noyon, La Fère et Chauny. Ces quelques observations géographiques permettent de saisir l’importance stratégique des seigneuries protestantes qui se trouvent dans la région. Enfin, la Picardie devient à partir du xive siècle une entité administrative particulière dans le royaume de France. On voit alors se mettre en place des « capitaines », « lieutenants » et autres « gouverneurs de Sa Majesté sur les frontières de Flandre et de mer et en toute langue picarde », et ce renforcement administrativo-militaire de la monarchie française s’accentue à la fin du xve siècle avec les guerres de Louis XI et Charles VIII contre le Téméraire puis Maximilien de Habsbourg, pour culminer jusqu’à la Paix du Cateau-Cambrésis de 15599. C’est à ce titre qu’entre en scène le prince de Condé. Louis de Bourbon, prince de Condé est membre de la famille royale et prince du sang. Il est également issu d’une famille qui le rattache à un grand lignage transfrontalier, celui de la maison de Luxembourg10. Son grand-père, François de Bourbon-Vendôme (décédé en 1495) a épousé Marie de Luxembourg qui lui a apporté, entre autres, le comté de Saint-Pol, en Artois, et la seigneurie de La Fère, en Picardie11. Le prince est également lié à la famille de Croÿ, par le mariage de sa nièce Catherine de Clèves, fille de Marguerite de Bourbon-Vendôme, avec Antoine de Croÿ, sieur de Porcien, en 1561. Il possède des biens situés aux Pays-Bas ainsi qu’un certain nombre de seigneuries en Picardie comme, par exemple, celles de Thiembronne, sur la frontière entre Boulonnais et Artois, de Tingry et d’Hucqueliers en Boulonnais. Il a également hérité de la seigneurie de Fromessent, près d’Étaples, dans le sud du Boulonnais12. Antoine de Croÿ se convertit au protestantisme probablement au début des années 1560, et suit Condé à Orléans en 1562, où figure aussi le picard Louis de Pas, seigneur de Feuquières13.

9 Potter, War and government in the French provinces. Picardy, op. cit., p. 130 et suiv., et Y. Junot, « Construcción de fronteras, pertenencias y circulaciones en los Países Bajos españoles (1477-1609) », in S. Truchuelo et E. Reitano (éd.), Las fronteras en el mundo atlántico (siglos XVI-XIX), La Plata, Universidad Nacional de La Plata. Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación, 2017, p. 141-181. 10 Par ce biais, Condé est aussi en relation avec Lamoral d’Egmont, un des chefs de la noblesse opposée à la politique menée par Philippe II aux Pays-Bas. Sur l’ancrage transrégional de la maison de Luxembourg, voir  V. Soen et H. Cools, « L’aristocratie transrégionale et les frontières. Les processus d’identification politique dans les maisons de Luxembourg-Saint-Pol et de Croÿ (1470-1530) », in V. Soen, Y. Junot et F. Mariage (éd.), L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles (Revue du Nord, Hors-série, collection Histoire 30), Villeneuve d’A scq, Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 2014, p. 209-228. 11 Neuschel, Word of Honor, op. cit., p. 81. 12 Haag, La France protestante, op. cit., IV, p. 124. 13 Voir les chapitres d’O. Jurbert, « Élever sa maison et s’engager pour la cause réformée : approches nouvelles sur Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539-1567) » et de T. Pascucci, « Le rôle des femmes dans les ambitions transrégionales d’un prince calviniste, Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539-1567) » dans le présent volume, resp. p. 127-153 et p. 263-282, et Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 68-70. Si la mère de Porcien est précocement convertie, son fils devient un des chefs huguenots au printemps 1561 et prend les armes après le massacre de Wassy au printemps 1562.

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L’enracinement régional de la famille de Condé se renforce à la suite du mariage de Louis, le 21 juin 1551, avec Éléonore de Roye. Cette princesse est la petite-fille de Louise de Montmorency, d’une des grandes familles de la noblesse française. Louise a fréquenté dans les années 1530-1540 le milieu des « évangéliques » qui, à l’exemple de Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, appellent de leurs vœux une réforme de l’Église catholique sans pour autant vouloir rompre avec Rome. Sa conversion au protestantisme n’est pas certaine mais une de ses filles, Madeleine de Mailly, comtesse de Roye, mère d’Éléonore, est une protestante convaincue qui organise plusieurs entrevues entre Catherine de Médicis et des pasteurs réformés14. Un fils de Louise de Montmorency, le célèbre connétable et amiral Gaspard de Coligny, devient gouverneur de Picardie en 1555. Le connétable se décharge par la suite de cette fonction en 1560 au profit de son neveu le prince Louis de Condé. C’est probablement sous l’influence de sa femme que Louis de Condé se convertit au protestantisme vers 1558-155915. Le mariage lui permet de renforcer son implantation en Picardie. En effet, la famille de Roye a acquis, en 1528, la seigneurie de Plessis-les-Roye, entre Noyon et Compiègne. Le prince en fait sa résidence favorite lors de ses séjours en Picardie. La famille de Roye entretient, par ailleurs, de nombreux liens avec la noblesse locale. La famille d’Hangest est un des fleurons de cette noblesse picarde. Elle est issue des environs de Noyon, où Jean d’Hangest est au xve siècle chevalier et seigneur de Genlis. La famille possède également des terres dans la région de Montdidier. Jean d’Hangest a épousé Marie d’Amboise, nièce du cardinal Georges d’Amboise. Ce prélat cumulard a servi le roi dans des missions diplomatiques de la plus haute importance et est devenu un des plus éminents mécènes de la première Renaissance artistique en France. Le cardinal, malgré un absentéisme notoire, s’est inquiété néanmoins de réformer le clergé dans ses nombreux diocèses. La mère d’Antoine de Croÿ, sieur de Porcien, est une Amboise. Un lien familial existe donc entre les Croÿ et les Hangest. Jean d’Hangest et Marie d’Amboise ont eu une descendance importante dont Jean, évêque de Noyon en 1525 et protecteur de la famille de Jean Calvin. Le réformateur aurait accompagné les garçons de la famille d’Hangest au collège parisien de La Marche parmi lesquels, François, sieur de Genlis et Jean, sieur d’Ivoy. Tous deux deviennent les chefs de la noblesse protestante picarde. François se serait converti en 1561 et il entraîne dans son sillage plusieurs familles nobles qu’il « pervertit » et

14 N. L. Roelker, « Les femmes de la noblesse huguenote au xvie siècle », in Actes du colloque L’Amiral de Coligny et son temps (Paris, 24-28 octobre 1972), Paris, Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1974, p. 227-250. Sur les Roye, voir J. Delaborde, « Madeleine de Mailly, comtesse de Roye », Bulletin historique et littéraire (Société de l’Histoire du Protestantisme Français), 25 : 8 (1876), p. 337-348 ; J. Dewald, Aristocratic experience and the origins of modern culture, France, 1570-1715, Berkeley, University of California Press, 1993, et Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 66-68. 15 Voir J. Delaborde, Éléonore de Roye, princesse de Condé (1534-1564), Paris, Fischbacher, 1876, au ton apologétique, et J. Couchman, C. H. Winn, avec la collaboration de F. Rouget, Autour d’Eléonore de Roye, princesse de Condé : étude du milieu protestant dans les années 1550-1565 à partir de documents authentiques nouvellement édités, Paris, H. Champion, 2012.

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Fig. 4.2 (planche 7)  Les ruines du château des Lannoy à Folleville. © Photo de l’auteur. Probablement, les vestiges du château actuel remontent à 1478 environ, époque du mariage de Raoul de Lannoy avec Jeanne de Poix. Il devient ainsi seigneur de Folleville, situé au sud d’Amiens en Picardie, et il remanie le château féodal.

« pousse à la défection »16. Il existe, enfin, un lien familial entre les Hangest et la famille de Roye et donc, par ce truchement, avec le prince de Condé17. La famille d’Hangest est liée à une autre famille importante dans la région, les Lannoy. Raoul de Lannoy a servi le roi pendant les guerres d’Italie. Il épouse Jeanne de Poix-Séchelles, dame de Folleville, qui lui apporte la seigneurie de Cuvilly près de Montdidier (fig. 4.2, 4.3 et 4.4, planche 7, 8, 9). Un Jean de Poix-Séchelles sert également sous les ordres de Condé. Du mariage de Raoul de Lannoy et de Jeanne de Poix-Séchelles est né François qui épouse Marie d’Hangest-Genlis, tante de François, sieur de Genlis. De ce mariage est issu Louis de Lannoy, sieur de Folleville et de Morvilliers qui se retrouve à Orléans en 1562 avec Condé. Louis Lannoy épouse en secondes noces Antoinette de Chepois dont la famille protestante est possessionnée dans le Vermandois où elle tient la seigneurie de Villette, près de Chauny. Cette famille est, par

16 Sur les Hangest, voir Haag, La France protestante, op. cit., V, p. 427 ; Gorgue de Rosny, Recherches généalogiques sur les Comtés de Ponthieu, op. cit., IV, p. 244-245. Voir également L. P. Colliette, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique, civile et militaire de la province de Vermandois, Cambrai, 1772, 3 vol. 17 A. de la Chesnaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse, 2e édition, Paris, 1778, XII, p. 369.

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Fig. 4.3 (planche 8)  Antonio Della Porta et Pasio Gaggini, Les gisants de Raoul de Lannoy et de Jeanne de Poix, c. 1506/1508-1520, sculptures en marbre de Carrare © Église Saint-Jacques-leMajeur-et-Saint-Jean-Baptiste de Folleville, photo de l’auteur. Il s’agit des grands-parents et parents de Louis de Lannoy de Morvilliers, évoqué dans le texte.

ailleurs, liée aux Rubempré, une branche bâtarde de la maison de Bourbon18. Louis Lannoy de Morvilliers peut donc se considérer comme parent du prince de Condé. Antoinette de Chepois semble avoir été une huguenote redoutable car elle aurait déclaré, son époux étant alors gouverneur de Boulogne-sur-Mer, qu’il fallait transformer les églises de la ville en écuries pour les chevaux…19 Louis Lannoy de Morvilliers est aussi cousin de Jean IV de Poix-Séchelles, seigneur de Séchelles en Picardie, qui se trouve également à Orléans en 156220. Ce personnage sert comme gentilhomme de la suite de la princesse de Condé. Il est sans aucun doute un fervent protestant comme le suggèrent les prénoms de

18 Gorgue de Rosny, Recherches généalogiques sur les Comtés de Ponthieu, op. cit., III, p. 1302. 19 A. Joblin, « Louis de Lannoy, sieur de Morvilliers, gouverneur huguenot de Boulogne-sur-Mer (1559-1568) », in G. Deregnaucourt (éd.), Société et religion en France et aux Pays-Bas, xve-xixe siècle, Mélanges en l’honneur d’Alain Lottin, Arras, Artois Presses Université, 2000, p. 147-161. Voir également A. Goze, Notice sur le village, le château, les seigneurs, l’église et les tombeaux de Folleville, Montdidier, 1865. 20 Haag, La France protestante, op. cit., VIII, p. 273. Les Séchelles constituent une branche cadette de la famille de Poix. La branche ainée de cette famille, les Poix-Tyrel, s’est éteinte courant xive siècle. Jean IV épouse en secondes noces, en 1574, Catherine Dampierre, fille de Madeleine de Lannoy. Une fille issue de ce mariage épouse en 1602, Claude de la Wespierre, un des chefs de la noblesse protestante boulonnaise.

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Fig. 4.4 (planche 9)  Les tombeaux de François de Lannoy et de Marie d’Hangest, milieu du XVIe siècle, sculptures en marbre de Carrare © Église Saint-Jacques-le-Majeur-et-Saint-Jean-Baptiste de Folleville, photo de l’auteur.

ses enfants nés lors d’un premier mariage avec Jacqueline de Proissy : Nathan, Daniel, Abdias, Suzanne, Esther, etc21. Ces réseaux familiaux présentent des complexités confessionnelles. La sœur de Raoul de Lannoy épouse Philippe de Créquy, dont la famille ne semble pas avoir cédé aux mirages de la religion réformée malgré ses liens avec d’autres qui, elles, se sont converties22. Par l’intermédiaire de la famille de Créquy, les Lannoy se retrouvent en relation avec les familles protestantes de Bayencourt-Bouchavannes, d’Ailly et d’autres encore. Toutes gravitent dans l’entourage du prince de Condé. L’une d’elles, celle des Monchy de Sénarpont, joue également un rôle de premier plan dans l’histoire politique et religieuse de la région, avec une branche protestante et une autre catholique. Antoine de Monchy est un des chefs de la Ligue catholique picarde à partir de 1576. Mais, à la fin des années 1550 et au début des années 1560, c’est Jean de Monchy, sieur de Sénarpont, baron de Vismes, qui est le grand homme de 21 Sur cette question de l’identité protestante par les prénoms vétérotestamentaires, voir J. Garrisson, L’homme protestant, Paris, Hachette, 1980. 22 C’est de cette famille que sort Antoine de Créquy, évêque d’Amiens au début des années 1560 : J.-C. Roman d’A mat (éd.), Dictionnaire de biographie française, Paris, 1932, IX, p. 436.

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la famille. Il se couvre de gloire lors de la conquête de Calais en 1558 et exerce pendant quelques années la charge de lieutenant du roi au gouvernement de Picardie23. Il est probable que Jean de Monchy se soit converti après avoir entendu un prêche du réformateur écossais John Knox lors de son passage à Dieppe en 155924. Les Sénarpont sont liés aux Lannoy par le biais de la famille de Barbançon, elle aussi dans la clientèle de la famille de Condé. Il faut, pour terminer ce rapide tour d’horizon, évoquer la présence d’une autre très grande maison dans la région, les d’Estrées. Personnage de premier plan, Jean Ier d’Estrées (1484-1571) est seigneur de Cœuvres en Soissonnais, vicomte de Soissons, premier baron et sénéchal du Boulonnais, grand-maître de l’artillerie de France25. Il épouse Catherine de Bourbon, cousine de Louis de Condé et fille de Jacques, bâtard de Bourbon-Vendôme et de Jeanne de Rubempré. Le prince de Condé se retrouve donc au cœur d’une nébuleuse nobiliaire picarde grâce à de nombreux liens familiaux, d’amitiés et de clientélisme26. Les liens familiaux nous semblent nettement prédominer27. Nous avons ainsi l’impression d’être en présence d’un système clanique dense et étoffé, mais religieusement complexe. On peut rencontrer dans certaines familles, comme chez les Sénarpont, des membres catholiques et d’autres, protestants. Des familles entièrement catholiques peuvent par ailleurs garder des liens étroits avec celles qui sont protestantes, à l’exemple des Créquy. Ce système est profondément enraciné en terre picarde parce qu’il englobe également une toute petite noblesse locale. Dans le sud du Boulonnais, par exemple, un petit seigneur, Guillaume d’Ostove, est protestant : il est un homme de Jean d’Estrées. Il en est de même pour une autre famille boulonnaise, les de Guiselin, qui ouvre ses maisons au culte réformé. Augustin de Guiselin sert sous les ordres de Jean de Monchy de Sénarpont28, tout comme Jean Boubers, seigneur de Bernâtre près de Doullens, 23 Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 171. 24 Sur les Senarpont : Haudiquet de Blancourt, Nobiliaire de Picardie, Paris, 1695, p. 349-350 ; Haag, La France protestante, op. cit., VII, p. 440 ; T. Lefebvre, Senarpont et ses seigneurs, Amiens, 1876; Ph. Seydoux, Gentilhommières en Picardie. Amiénois et Santerre, Paris, éd. De la Morande, 2003, p. 95. 25 Haag, La France protestante, op. cit., tome V, p. 41 26 D. Potter, « ‘Alliance’, ‘Clientèle’ and Political Action in Early Modern France. The Prince de Condé’s Association in 1562 », in D. Bates et al. (éd.), Liens personnels, réseaux, solidarités en France et dans les îles britanniques (xie-xxe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 199-216. Sur toutes ces questions, nous renvoyons à des études plus spécialisées parmi lesquelles, celles de J.-M. Constant, La noblesse en liberté, xvie-xviie siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004 et A. Jouanna, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1989. 27 On devine l’enchevêtrement de ces liens familiaux en étudiant les fonts baptismaux de l’église de Folleville, en Picardie. On y trouve les armes des maisons de Folleville, Lannoy, Poix-Séchelles et Hangest : E. Soyez, « La Picardie Historique et Monumentales. Arrondissement de Montdidier », Société des Antiquaires de Picardie, 2 (1900), II, p. 106. 28 A. Joblin, Catholiques et Protestants Boulonnais (xvie-xviie siècles), Boulogne-sur-Mer, Mémoires de la Société Académique du Boulonnais, 1994. Signalons que Louis de Guiselin, descendant d’Augustin, achète aux Croÿ, en 1610, la seigneurie de Fromessent située près d’Étaples en Boulonnais. Louis de Guiselin est protestant et ouvre son château au culte réformé. Il est lié à une autre famille de la noblesse protestante boulonnaise, les du Tertre, cf. R. Rodière, Les vieux manoirs du Boulonnais, Pont-de-Briques, 1925, p. 47.

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où se tient chez lui un culte réformé. On peut également évoquer la figure du lieutenant de Morvilliers, Louis de Waldecart, sieur de Mesnil, seigneur de Bellebrune et de Belle en Boulonnais, époux de Jeanne d’Isques, d’une très vieille famille catholique du Boulonnais. C’est donc toute une hiérarchie de commandements et de dépendances qui s’exprime des seigneuries les plus modestes jusqu’à Louis de Condé, un des principaux seigneurs du royaume de France dans les années 1560. Une menace protestante sur une province frontalière ? Cette noblesse qui côtoie plus ou moins directement le prince de Condé est nombreuse et bien implantée en Picardie. Une liste de l’association de 1562 autour du prince de Condé, des frères Coligny et d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien, analysée par David Potter cite quarante seigneurs picards, soit le premier contingent provincial devant les trente et un gentilshommes de Normandie29. Mais on peut l’élargir à près de 150 à 200 familles30. Près d’un quart de ces familles se convertissent au protestantisme dans les années 1560 (annexe I). Le chiffre n’est pas négligeable même s’il est inférieur à celui qu’on peut trouver dans d’autres régions (36% en Quercy, 40% dans l’élection de Bayeux)31. Les raisons de la conversion sont diverses : conviction spirituelle sincère, réflexe familial ou clientélisme. Le sieur de Feuquière, au service successivement de Condé puis de Coligny, aurait ainsi appris « à connoître les abus de l’Eglise romaine », après avoir écouté un cordelier qui « prechoit la vérité »32. Les femmes jouent un rôle souvent déterminant dans ces conversions, à l’exemple de l’influence d’Eléonore de Roye sur son mari, Louis de Condé. Les causes de la conversion peuvent être aussi moins honorables. Ainsi, un propos malveillant rapporte que « [c’est] l’avarice et l’esprit de parti [qui] firent quitter la bonne voie » à Louis Lannoy de Morvilliers33. Des catholiques rouennais le qualifient, en effet, en 1562, « d’habile capitaine, zélé huguenot (…) plein de patriotisme et d’honneur »34. Tout semble indiquer que ce seigneur est un protestant sincère et honnête, converti suite à son mariage avec Antoinette de

29 Potter, « The French Protestant Nobility », op. cit., p. 307-328, et Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 318-323. 30 Évaluation faite à partir du Nobiliaire de Picardie et du Boulonnais de 1748, Bibliothèque Municipale Boulogne-sur-Mer, ms. (975) F. Cette évaluation est à prendre avec beaucoup de précautions car il faut savoir qu’il y a une importante réorganisation des noblesses provinciales après les Guerres de Religion. 31 Voir Constant, La noblesse seconde, op. cit., p. 193, et J. B. Wood, The Nobility of the Election of Bayeux, Princeton, Princeton University Press, 1980, p. 161. Rappelons que les protestants auraient représenté près de 10% de la population du royaume au début des années 1560. Le pourcentage tombe à 4% au xviie siècle. 32 Cité par Rossier, Histoire des protestants de Picardie, op. cit., p. 17. 33 Gozé, Notice sur le village, op. cit., p. 17. 34 L. Fallue, Histoire politique et religieuse de l’Église métropolitaine et du diocèse de Rouen, Rouen, 1850, III, p. 254.

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Chepois. Jean d’Hangest, sieur d’Ivoy, se convertit, par contre, pour des raisons moins avouables : il convoite le bénéfice de l’abbaye Saint-Sulpice de Bourges qui lui échappe d’où son ralliement par dépit à Condé et au parti protestant35. Il est vrai, cependant, qu’il sort d’une famille fortement marquée par l’esprit « évangélique » et par celui de la Réforme… La présence plus ou moins importante de cette noblesse protestante sur la frontière pèse d’un poids tout à fait particulier. Ses possessions territoriales revêtent une grande importance stratégique. Les seigneuries huguenotes sont nombreuses dans la région de Montdidier, plus précisément le long de la rivière Avre qui mène vers Amiens. Une quinzaine de seigneurs protestants s’y voient confisquer leurs biens suite à l’ordonnance de Charles IX du 23 septembre 1568 qui porte « interdiction et défense de tout prêche, assemblée et exercice d’autre religion que de la Catholique, apostolique et romaine sur peine de confiscation de corps et de biens36  ». En quoi le fait d’être un seigneur protestant dans la région peut ainsi inquiéter l’autorité royale et catholique ? Dans une lettre adressée au duc d’Anjou en février 1569, le comte de Chaulnes, lieutenant-général de Picardie, explique que sur l’Oise, les places de Noyon, La Fère et Chauny sont de première importance37. Elles verrouillent en effet la route de Paris. Or, c’est là que se trouvent les seigneuries de la famille d’Hangest-Genlis. Ailleurs, au sud d’Amiens, la place de Conty qui appartient aux Mailly, de la famille maternelle d’Éléonore de Roye, peut contrarier le ravitaillement d’Amiens par le sud38. Les massifs boisés tels ceux de Montdidier, du Noyonnais et du Vermandois, peuvent aussi former des zones d’insécurité dans la région. Dans un texte rédigé un siècle plus tard, au début des années 1680, les commissaires royaux chargés de l’application de l’Édit de Nantes autour de Boulogne-sur-Mer remarquent que dans la forêt d’Hardelot, se trouve alors une seigneurie appartenant à un noble protestant d’origine picarde : or, expliquent-ils, cette situation constitue une menace pour la sécurité de la région du fait de la proximité des Anglais et Hollandais protestants39. Une présence protestante sur des lieux stratégiques sensibles telle une frontière ne peut donc qu’inquiéter les autorités royales et catholiques. Montdidier, par exemple, n’est qu’à une dizaine de lieues (une quarantaine de kilomètres environ) des Pays-Bas espagnols. Nous relevons cette inquiétude dans une lettre adressée par le roi Charles IX aux édiles d’Amiens le 13 mai 1562 : on ne peut pas supporter, explique le roi, la présence de prédicants et ministres réformés dans les villes frontalières40. De même, les autorités de Boulogne-sur-Mer dénoncent, le 3 décembre 1561, l’arrivée dans leur ville d’un « prédicant » réformé pour

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Gorgue-Rosny, Recherches généalogiques sur les Comtés de Ponthieu, op. cit., I, p. 578. Rossier, Histoire des protestants de Picardie, op. cit., p. 56-57. Neuschel, Word of Honor, op. cit., p. 50. Seydoux, Gentilhommières en Picardie, op. cit., p. 133. Archives Nationales Paris, série TT 246-V : enquête sur le temple de La Haye (en Boulonnais). Rossier, Histoire des protestants de Picardie, op. cit., p. 29 ; Carpi, République imaginaire, op. cit., p.68-75.

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y baptiser l’enfant d’un habitant huguenot. Le sieur de Mesnil, lieutenant du gouverneur Louis Lannoy de Morvilliers, rappelle alors au Magistrat son devoir d’assurer la tranquillité publique, y compris celle des réformés. Le maire et ses échevins obtempèrent en émettant, cependant, quelques réserves : Remonstré touteffoys audit seigneur de Meisnil qu’il devoit sambler que en saisinant ledit batesme, c’estoyt chose publicque et assemblée que par l’ordonnance ne se devoit faire […] au-dedans de ceste petitte ville frontière et de telle importance41. Quelques années plus tard, en avril 1570, le Magistrat d’Amiens revient à la charge pour faire interdire un lieu de culte réformé à Coissy, dont l’implantation est jugée trop proche de la ville et donc dangereuse42. D’une manière générale, les responsables de la ville d’Amiens argumentent constamment contre les édits de pacification qui autorisent depuis 1563 une liberté de culte au profit des huguenots en insistant sur le « péril et danger qui [peut] advenir en ville, permettant les presches estre faictz sy près d’elle, du costé d’arthois  »43. En 1576, les Ligueurs regrettent que la place frontalière de Doullens soit devenue une place de sûreté protestante et qu’elle risque de devenir un refuge pour les gueux des Pays-Bas44. Le roi Henri III tente, par la suite, d’interdire les lieux de culte protestant au nord de la Somme. Les connexions répétées entre gueux des Pays-Bas et huguenots de France inquiètent les catholiques français et structurent les engagements, comme agit en miroir dans le camp calviniste la peur du « complot papiste » des deux monarchies tutélaires45. L’engagement de la noblesse protestante picarde La présence protestante à proximité d’une frontière est donc difficilement tolérable, d’autant plus que certains seigneurs huguenots peuvent avoir des biens de part et d’autre de celle-ci. Une sœur de Raoul de Lannoy, par exemple, a épousé un membre de la famille de Barbançon, originaire du Hainaut et dont un des membres est grand bailli de Cambrai. Les Barbançon sont à la fois alliés aux Monchy de Sénarpont et à la puissante maison des princes de Ligne46. François de Barbançon, seigneur de Cany, se retrouve à Orléans en 1562. Les Lannoy sont aussi d’origine hennuyère. Louis Lannoy de Morvilliers épouse en premières noces Anne de La Viefville, décédée en 1557, dont la famille tient la seigneurie

41 Archives Municipales Boulogne-sur-Mer, ms. 1013, fol. 135 (« Livre Verd »). 42 Rossier, Histoire des protestants de Picardie, op. cit., p. 59. 43 Carpi, République imaginaire, op. cit., p. 83. 44 Rossier, Histoire des protestants de Picardie, op. cit., p. 67. 45 M. Weis, « ‘Les Huguenots et les Gueux’. Des relations entre les calvinistes français et leurs coreligionnaires des Pays-Bas pendant la seconde moitié du xvie siècle », in Y. Krumenacker avec la collaboration d’O. Christin (éd.), Entre calvinistes et catholiques. Les relations entre la France et les Pays-Bas du Nord (xvie-xviiie siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 17-29. 46 Th. de Brimont, Le xvie siècle et les guerres de la Réforme en Berry, Paris, 1905, 2 vol.

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d’Enguinegatte, près de Thérouanne, en pays d’Artois, dont une partie relève également des Croÿ. Les Poix-Séchelles ont également une seigneurie à Fretin, dans la châtellenie de Lille47. Michel de La Personne, qui était aussi à Orléans en 1562, est issu d’une famille originaire d’Artois48, tout comme celle de Louis de Pas, sieur de Feuquières. Il est très probable que d’autres familles dont les origines renvoient à la Flandre, au Hainaut et à l’Artois aient gardé des liens avec leurs parents demeurés aux Pays-Bas. Ces liens ne risquent-ils pas d’être réactivés à l’occasion des conflits religieux ? Cette noblesse « sur la frontière » s’engage derrière le prince de Condé dès la première Guerre de Religion en France (1562-1563). La présence d’un certain nombre de ses membres à Orléans est là pour le rappeler. Les origines de la Révolte des Pays-Bas, avec la « furie iconoclaste » de 1566 violemment réprimée par les tercios du duc d’Albe l’année suivante, et l’intervention armée du prince d’Orange en 1568, ouvrent un conflit à la fois politique (défense des privilèges des provinces) et religieux (contre la répression religieuse des protestants réclamant la liberté de conscience et la liberté de culte)49. Déjà, en septembre 1568, François d’Hangest rejoint le prince d’Orange, désormais chef des révoltés, à la tête de près de 2000 arquebusiers50. En France, le projet d’apporter un soutien militaire aux révoltés des Pays-Bas et d’affaiblir l’Espagne en scellant une réconciliation nationale entre catholiques et protestants français contre l’ennemi héréditaire, est porté par l’amiral de Coligny à partir de 1570, appuyé par le comte Louis de Nassau, frère du prince d’Orange, réfugié des Pays-Bas. Mais Charles IX pense dès le printemps 1572 ne pas rouvrir la guerre avec l’Espagne, tout en ménageant Coligny et Nassau qui montent une expédition privée. Des nobles protestants picards s’engagent dans cette aventure. En mai 1572, Jean d’Hangest, sieur d’Yvoy et frère de François, participe à la prise de Valenciennes puis, suivant les ordres de Coligny, marche sur Mons aux côtés de Jean de Monchy, pour appuyer Louis de Nassau qui s’en est emparé, mais la tentative tourne court après l’élimination du parti huguenot lors de la Saint-Barthélemy51. L’engagement se fait aussi pour la défense des protestants picards. Des nobles locaux ralliés à la Réforme exercent des fonctions politiques et militaires de première importance qu’ils peuvent mettre au service de leurs coreligionnaires,

47 F. Duquenne, L’entreprise du duc d’Anjou aux Pays-Bas de 1580 à 1584. Les responsabilités d’un échec à partager, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1998. 48 Huadiquet de Blancourt, op. cit., p. 415. 49 Voir sur ces évènements : A. Lottin et Ph. Guignet, Histoire des provinces françaises du Nord de Charles Quint à la Révolution française (1500-1789), Arras, Artois Presses Université, 2006 ; S. Deyon et A. Lottin, Les casseurs de l’été 1566. L’iconoclasme dans le Nord, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2013 (réed.). 50 Rossier, Histoire des protestants de Picardie, op. cit., p. 55 ; B. Quilliet, Guillaume le Taciturne, Paris, Fayard, 1994. 51 H. Daussy, « Louis de Nassau et le parti huguenot », in Y. Krumenacker avec la collaboration d’O. Christin, Entre calvinistes et catholiques, op. cit., p. 31-43 ; Y. Junot, « Gueux et huguenots aux frontières de la France et des Pays-Bas espagnols : de la ville « surprise » à la forêt refuge (15721574) », in E. Santinelli (éd.), Environnement : temps, territoires, sociétés. Mélanges en l’honneur de Corinne Beck, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2021, p. 205-225.

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ce que leur reprochent les catholiques52 : François d’Hangest est gouverneur de Chauny, Charles d’Ailly, vidame d’Amiens, Robert de Saint-Delys, gouverneur d’Abbeville53, Antoine de Bayencourt-Bouchavannes, gouverneur de la puissante forteresse de Coucy au sud-est de Chauny et Jean d’Estrées, gouverneur du fort du Mont-Hulin qui se dresse à Desvres, à l’est de Boulogne-sur-Mer, sur la frontière artésienne. Certains d’entre eux sont capables de lever, à l’exemple de François d’Hangest, d’importantes forces armées. Ne risquent-ils pas d’utiliser, à tout moment, leur pouvoir et leurs troupes au profit de leur camp ? L’exemple de Louis Lannoy de Morvilliers permet d’avancer une réponse. Louis Lannoy devient gouverneur de Boulogne-sur-Mer en septembre 1559. Sa compagnie, forte d’une cinquantaine de cavaliers, s’installe dans la ville avec celle de Jean Fléchin de Dours, noble protestant présent auprès de Condé à Orléans en 1562. Louis Lannoy exerce son pouvoir, semble-t-il, dans un sens bien orienté : il impose au Magistrat de la ville un protestant, Pierre Le Sueur, comme « contrerolleur des deniers commungs » (responsable des finances communales)54. Boulogne-sur-Mer devient au cours des années 1560 une villerefuge pour les protestants de Picardie. Morvilliers explique dans une lettre adressée à Catherine de Médicis le 30 septembre 1567, que : soubs le bruict qui a couru de ce que d’aulcunes villes de la Picardie, on a apperceu que ceulx de la religion y ont esté tellement intimidés qu’ils en sont sortis à grandes troupes mesmes en abandonnant tous leurs biens ; J’ay esté fort esbahy que plusieurs gentilhommes et aultres de ce pays se sont incontinent retirés devers moy en ceste ville55. Boulogne-sur-Mer est donc investie par des forces protestantes. Cette présence revêt une importance toute particulière du fait de la proximité de la frontière. En effet, au début du mois de novembre 1567, des huguenots mettent à sac les églises et chapelles de la ville, et ces exactions se poursuivent jusqu’au mois de mars 1568. Le gouverneur est accusé d’avoir favorisé cette violence en attirant des réformés dans sa ville. L’enquête prouve par la suite que les responsables de ces saccages sont en fait des « Gueux », révoltés des Pays-Bas qui utilisent le port de Boulogne pour rallier l’Angleterre protestante. La présence d’un gouverneur huguenot à la tête de ce port sur la frontière facilite sans doute les choses. Mais encourage-t-il cette violence ? L’homme est certes un protestant zélé mais il est aussi un fidèle serviteur de la Couronne comme le prouve son

52 Sur l’attitude des autorités catholiques picardes envers les protestants : O. Carpi, « Les villes picardes, citadelles du catholicisme », Revue du Nord, 78 : 315 (1996), p. 305-322. 53 Il est massacré par les catholiques de la ville et sa maison rasée durant l’été 1562 : Rossier, Histoire des protestants de Picardie, op. cit., p. 36-37. 54 Joblin, Catholiques et Protestants, op. cit., p. 72. 55 Bibliothèque Nationale Paris (BnF), ms. fr. 15542, fol. 66 : « Advis du Sieur de Morvilliers au Roy de la retraite de plusieurs Gentilshommes de la Religion dans Boulogne à cause de l’alarme qui est en Picardie et de la nécessité d’avoir jusqu’à trois cens hommes pour faire le guet aux descentes d’Angleterre et pour tenir le peuple en paix ». On remarque que la demande de soldats est motivée par le gouverneur, entre autre, par la proximité de l’Angleterre.

une noblesse sur la frontière

attitude envers le prince de Condé dans l’affaire de Rouen en 1562. Louis Lannoy de Morvilliers participe à l’expédition lancée par Condé en Normandie à la tête de 1200 hommes (dont près de 400 cavaliers)56. Il refuse d’entériner la décision du prince de céder aux Anglais la ville, monnaie d’échange initiale du soutien de la reine Elisabeth Ière à Condé, et il préfère se retirer avec ses hommes57. On peut donc s’engager pour la défense de la foi réformée tout en demeurant fidèle à la Couronne et à la famille royale. La noblesse gardienne et protectrice de la foi réformée est une réalité en Picardie. Très tôt, les seigneurs qui se convertissent ouvrent en toute légalité leurs châteaux au culte réformé. En effet, le 19 mars 1563, le roi signe une paix dite « d’Amboise » par laquelle il garantit aux protestants la « liberté de conscience » et accorde aux seigneurs hauts justiciers et aux seigneurs « tenans plein fief de haubert » la possibilité d’héberger le culte protestant chez eux pour leur famille et leurs sujets, selon l’article I de l’édit. L’article II permet à tous les autres seigneurs d’ouvrir leur maison au culte protestant avec autorisation donnée par les seigneurs hauts justiciers. L’article IV autorise la liberté de culte domestique (ou familial)58. Les articles I et II instituent donc des « cultes de fief ». Cette paix doit mettre fin au conflit commencé en mars 1562. C’est un échec. Huit autres édits de pacification s’efforcent en vain, par la suite, d’éteindre les guerres religieuses en France. C’est seulement le dernier édit, signé à Nantes par Henri IV en avril 1598, qui réussit à mettre fin à la guerre civile. L’article VII de cet édit reprend ce que les précédents ont déjà préconisé sur l’ouverture des maisons seigneuriales au culte réformé. Cet article revêt une grande importance en Picardie. En effet, la province est devenue depuis 1576 un des hauts lieux de la réaction catholique. Les ligueurs, extrémistes catholiques liés au duc de Guise et à sa maison, imposent au roi des restrictions dans l’application de l’Édit de Nantes en Picardie (on parle de « province de réduction »). En effet, en plus des « cultes de fief », l’article VII de l’Édit de Nantes prévoit l’ouverture d’un lieu de culte par bailliage, comme l’article III de l’Édit d’Amboise de 1563. Mais si la Picardie compte une dizaine de bailliages, seules deux Églises y sont autorisées à Desvres en Boulonnais et à Haucourt (ou Lehaucourt) près de Saint-Quentin59. L’Église réformée de Picardie est donc essentiellement une « Église de fief » qui réunit les fidèles chez les seigneurs. Selon l’esprit des textes des édits de pacification, les cultes peuvent se tenir dans chaque seigneurie « protestante », soit théoriquement en une quarantaine d’endroits de la province (fig. 4.5)60. Les sources en signalent, en réalité, beaucoup moins. Dès 1562, la famille d’Ailly ouvre son château à l’Église réformée 56 Th. de Bèze, Histoire des Églises réformées au royaume de France, Anvers, 1580, II, p. 620-623. 57 Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 448-459. 58 Voir le texte de l’édit dans les annexes de Haag, La France protestante, op. cit., X, p. 62-63. 59 A. Joblin, Les protestants de la Côte au xviie siècle (Boulonnais, Calaisis), Paris, Honoré Champion, 2012. 60 Toutes les seigneuries relevant d’un seigneur protestant ne sont pas représentées sur cette carte 4.5 (les Lannoy de Morvilliers possèdent, par exemple, une bonne douzaine de seigneuries, nous n’en représentons ici que deux : celles de Folleville et de Paillart, à l’ouest de Montdidier). Il faut

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Fig. 4.5  Carte des seigneuries protestantes en Picardie dans la seconde moitié du xvie siècle. © Carte dressée par l’auteur.

de Picquigny61. Le pasteur de l’Épine fréquente, quant à lui, le château des Morvilliers à Folleville. En 1564, Jean d’Estrées héberge le ministre Jean Hellin en sa maison de Cœuvres62. Au début des années 1570, c’est en leur château des Autheux, près de Doullens, qu’Antoinette d’Ostrel et Jean de Lisques accueillent le pasteur Michel de Marescot63. Toujours près de Doullens, Jean de Boubers ouvre lui aussi sa maison de Bernâtre au culte réformé64. Profitant de l’Édit de Nantes, d’autres seigneurs picards ouvrent aussi leur château au culte réformé dès le début du xviie siècle : le sieur de Bernapré à Oisemont en 1604, Pierre de Saint-Delys d’Heucourt à Havernas près de Doullens, sa veuve en 1611 à Salouel près d’Amiens, etc. Tous ces lieux permettent au protestantisme régional de s’exprimer malgré les difficultés que lui opposent les catholiques picards. Les protestants d’Artois et du Cambrésis bénéficient aussi de ces opportunités lors des accalmies dans le conflit qui déchire ces provinces, après le status quo religieux de la Pacification de Gand de 1576. La restauration catholique des provinces de

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d’autre part bien comprendre que toutes ces seigneuries n’hébergent pas systématiquement un culte protestant. La carte permet tout de même de deviner un maillage protestant du territoire picard qui n’est pas négligeable. Rossier, Histoire des protestants de Picardie, op. cit., p. 41. Haag, La France protestante, op. cit., V, p. 41. Seydoux, Gentilhommières en Picardie, op. cit., p. 34. Ibid., p. 35.

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l’Union d’Arras de 1579 maintient une fréquentation clandestine des temples picards par les ressortissants des Pays-Bas réconciliés. Dans les années 1570, une famille noble calaisienne, les Calonne de Courtebronne, ouvre au culte réformé son château d’Alembon sur la frontière artésienne. Le 1er décembre 1584, des huguenots originaires de Wambrechies, près de Lille, sont arrêtés vers Saint-Omer en revenant d’Alembon où certains d’entre eux se sont mariés et d’autres ont fait baptiser leurs enfants65. Plus à l’est, aux limites de la Thiérache et du Cambrésis se trouve la place du Catelet dont Jean d’Estrées est le gouverneur. Il y permet un culte réformé que fréquentent des protestants venus du Cambrésis. Le pasteur Joachim du Moulin y tient entre 1592 et 1599 un registre des « Baptêmes, Mariages et Décès ». Un quart des actes y concerne des protestants transfrontaliers66. Le temple de Flavy-le-Martel dans les bois d’Hangest au nord-est de Noyon, joue probablement également ce rôle : la seigneurie a appartenu à Marie de Luxembourg avant de passer dans les années 1560 à la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, veuve d’Antoine de Bourbon et mère d’Henri IV67. En 1640, la dame de Vaux (en Vermandois) ouvre son château de Pommery au culte réformé68. Il est probable que la proximité de la frontière avec le Cambrésis incite des huguenots de cette province à venir suivre le culte dans cette « Église de fief » picarde, ce qui permet la survie, au cours du xviie siècle, d’un protestantisme résiduel en Artois et en Cambrésis. Conclusions La présence d’une noblesse protestante sur la frontière entre royaume de France et Pays-Bas espagnols inquiète tout au long de la seconde moitié du xvie siècle les autorités catholiques des deux puissances. Le jeu des alliances familiales et du clientélisme, qui souvent dépasse le clivage interconfessionnel, complique sans doute une géographie régionale pour le moins complexe. Une chose est cependant certaine : des nobles convertis à la Réforme savent faire passer politiquement leur fidélité dynastique avant leur engagement religieux comme le montre l’attitude de Louis Lannoy de Morvilliers en 1562. Ả partir du milieu du xviie siècle, l’expansion française dans les Pays-Bas, avec les conquêtes d’Arras en 1640, de Lille en 1667 et de Cambrai en 1677, estompe progressivement l’importance de la Picardie comme province frontalière. Quant au protestantisme,

65 Joblin, Les protestants de la Côte au xviie siècle, op. cit., p. 26-27. 66 A. Joblin, « Survivre dans l’adversité : protestants et protestantisme en Artois, Cambrésis, Hainaut et Thiérache (xviie-xviiie) », in Cl. Kaczmarek et O. Rota (éd.), Conflit et minorités religieuses du xvie siècle à nos jours (Revue du Nord, Hors-série, collection Histoire 32), Villeneuve d’A scq, Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 2015, p. 67-81. 67 J. Pannier, « L’opiniâtreté d’une petite Eglise. Notes historiques sur Annois et Flavy-le-Martel », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 81 (1922), p. 193-207. 68 Ibid., p. 194.

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il se maintient en Picardie jusqu’à la révocation de l’Édit de Nantes en 168569. Des seigneurs protestants continuent à ouvrir leur maison au culte réformé. Ainsi, en 1679, sur dix-sept lieux où se réunissent les protestants picards, quinze sont des « cultes de fiefs » pour seulement deux temples de bailliage70. Malgré de nombreuses conversions, un certain nombre de nobles picards restent alors fidèles à l’idéal religieux né au temps de Louis Ier de Condé. Annexe : Noblesse protestante en Picardie, seconde moitié du xvie siècle (liste non exhaustive) Noblesse protestante présente aux côtés du prince de Condé en 1562 François d’HANGEST, seigneur de Genlis, gouverneur de Chauny Jean d’HANGEST, seigneur d’Ivoy Antoine de BAYENCOURT, sieur de Bouchavannes Louis de VAUDRAY, sieur de Mouy, de Quincampoix Louis de PAS, seigneur de Feuquières, de Martinsart, d’Arcy Jean de POIX-Tyrel, seigneur de Séchelles, Cuvilly, Courcelles, Epayelles Louis de LANNOY, sieur de Morvilliers, seigneur de Folleville, de Paillart Jean de MONCHY, sieur de Sénarpont, seigneur de Belle en Boulonnais François de BARBANÇON, seigneur de Cany Jean de FLẺCHIN, seigneur de Dours, de Journy, de Corny Michel de LA PERSONNE, vicomte d’Huisy Autres nobles protestants picards Louis d’AILLY, sieur de Picquigny, vidame d’Amiens Charles d’AILLY, frère du précédent Claude de CAMBRAY, seigneur de Villers-aux-Erables Antoine de GOURLAY, seigneur de Jumelles Charles de LANCRY, seigneur de La Taulle, de Bains Adrien de BERNADE, seigneur de Cayeux Pierre LE CLERC, seigneur de Gannes Imbert LE CLERC, seigneur de Regibaye Bon PARMENTIER, seigneur de Fresneau, d’Arvillers François de LOUVET, seigneur de Foyennes, Bayard Charles de MAUVOISIN, seigneur de Croquoison, de Gratibus Nicolas de BELLEJAMBE, seigneur de Laucourt, de Forestel

69 Les Églises protestantes françaises sont regroupées en province synodale. La Picardie fait partie de la Seizième province synodale (« Ile-de-France, Picardie, Champagne et Pays de Chartres »). La province compte en 1660, 43500 fidèles, le tiers vivant en Picardie. 70 BnF, ms. fr. 20966, fol. 184 : procès-verbal du Synode de l’Église réformée Ile-de-France-ChampagnePicardie tenu à Charenton, avril 1679.

une noblesse sur la frontière

Florimond du CASTEL, seigneur d’Haille François de Moreuil, seigneur de Fresnoy Jean de BOURNONVILLE, seigneur de Bouchoir Robert de Saint-Delys, sieur d’Haucourt, gouverneur d’Abbeville Pierre de Saint-Delys, sieur de Bernapré, frère du précédent Joachim Rouault, seigneur de Gamache Jean de La WESPIERRE, seigneur de Dives Jean de BOUBERS, seigneur de Bernâtre Jean 1er d’ESTRẺES, seigneur de Cœuvres le sieur de COMBREVILLE, seigneur d’Annois Guillaume d’OSTOVE, seigneur de Clenleu, de Bimont Claude de LOUVIGNY, seigneur d’Estrélles Antoine de GUISELIN, sieur de Fromessent le sieur de VENDY François de GLISSY, sieur de Bertangles Claude LE MATTE, sieur de Hédicourt Charles de WAVRANS, seigneur de Secquières Claude de WILLECOT, sieur de Contery Léonard de LEVRIEN Louis de WALDECART, sieur du Mesnil

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L’incidence de la frontière sur les relations confessionnelles Le cas des villes de Picardie et de Champagne au temps des premières Guerres de Religion (1562–1572)

Au cours des trois premières Guerres de Religion en France, qui correspondent à « l’offensive huguenote », ayant pour objectif de prendre le contrôle d’autant de villes du royaume que possible, l’obsession des autorités catholiques est de se protéger de ces individus que le curé rémois Hubert Meurier accuse de « faire le chatetemite, ne demandant qu’amour et simplesse, abhorrant toute sédition, tout tumulte et toute guerre », mais qui, « épiant la jeunesse et minorité du prince, lèvent les cornes, prennent les armes et pistolets, afin de prouver que leur évangile n’est point apostolique, mais pistolique »1. C’est la raison pour laquelle de nombreuses cités s’érigent en véritables bastions catholiques, mettant sur pied un système de défense, visant à empêcher les protestants d’y prendre position voire de s’en rendre maîtres2. Les principales villes de Picardie et de Champagne, à savoir Reims, Châlonsen-Champagne, Troyes et Amiens, ne font pas exception à la règle. Ces villes n’ont pas été choisies pour cette étude par hasard : il s’avère, au contraire qu’elles possèdent de nombreux points communs, à commencer par une documentation substantielle, primaire ou secondaire. Elles se caractérisent également par une christianisation précoce, la vigueur de la « religion des pères » et même la prétention de se poser en « villes saintes » dans le cas de Reims et d’Amiens, ce qui n’a pas empêché le développement, dans leurs murs, d’une communauté réformée plus ou moins étoffée et organisée3. En outre, ces cités comptent parmi les premières communes, qui se sont créées au cours des xie et xiiie siècles dans la province ecclésiastique de Reims et s’illustrent donc par l’ancienneté et la force de leur régime municipal, de même que par leur statut de « bonnes 1 O. Carpi, Les guerres de Religion. Un conflit franco-français, Paris, Ellipses, 2012, p. 141 ; É. Henry, Notes sur la Réforme et la Ligue en Champagne et à Reims, thèse pour le doctorat es lettres, Saint-Nicolas, 1867, p. 50. 2 Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 7, 16 ; O. Carpi, « Les villes picardes, citadelles du catholicisme », Revue du Nord, 78 : 315 (1996), p. 305-322. 3 Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 2, 5 et 7.

Olivia Carpi • Université de Picardie-Jules Verne (Amiens) Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 107-124.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120964

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villes », ayant noué des liens très étroits avec la Couronne depuis l’époque des derniers Carolingiens4. Enfin, ce sont ce qu’on appelle à cette époque des « clefs ou verrous du royaume », c’est-à-dire des places fortes, qui sont autant de jalons sur les axes stratégiques qui commandent l’accès à Paris, l’Île-de-France et la Loire et qui sont implantées dans des régions frontalières avec les Pays-Bas et le Saint-Empire donc très militarisées et très sensibles en raison des conflits internes ou interétatiques qui ont marqué les xve et xvie siècles5. On peut se demander si, au moment où le conflit civil se militarise et débouche sur une belligérance entre le souverain, les rebelles protestants et leurs alliés étrangers, ce statut de frontière a eu une incidence sur les relations confessionnelles au sein de ces villes. Il s’avère, en effet, que dès 1562, la dynamique religieuse, politique et sociale des communautés réformées de ces villes est brisée net, sans que celles-ci soient en mesure de se relever par la suite, en dépit des édits de pacification royaux de 1563 et de 1570. Pourtant, comme le remarquait déjà Édouard Henry en 1867 à propos de Reims, dans ces villes, c’est plutôt la modération qui prévaut à l’égard des protestants, en ce sens qu’on n’y observe pas de déchainement de violence à leur encontre, bien qu’elles n’en soient pas totalement exemptes, en particulier Amiens et Troyes6. Il y a là une apparente contradiction, que nous nous proposons d’essayer de résoudre en envisageant le problème sous l’angle de la gouvernance municipale. Initiée il y a plus de vingt ans, cette approche n’a cependant pas encore porté tous ses fruits étant donné le faible développement de l’histoire municipale de la France du xvie siècle, à cause de problèmes liés à la quantité ou à la qualité des sources disponibles, mais aussi en raison de la focalisation des études sur la nature des relations entre villes et royauté ou sur la sociologie des corps de ville, davantage que sur la dimension communautaire du « fonctionnement réel des institutions municipales »7. C’est donc sur cet aspect que nous nous proposons 4 Ibid., p. 7 ; B. Chevalier, Les bonnes villes de France du xive au xvie siècle, Paris, Aubier, 1982 ; P. Desportes, « Les origines de la commune d’Amiens », in P. Desportes (éd.), Aspects de la Picardie au Moyen Âge, Amiens, Fossier, 1995, p. 8 et « Le mouvement communal dans la province de Reims », dans Ibid., p. 25. 5 L. Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvie et xviie siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994 ; Archives départementales de la Somme (désormais ADS), B 12, fol. 78 : « comme recognoissant l’importance de nostre pais de Picardie et que c’est l’une des principales frontières de nostre royaulme qui couvre de plus près nostre bonne ville et cité de Paris ». 6 Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 4, 5 et 7 ; O. Carpi, Une république imaginaire. Amiens pendant les troubles de religion (1559-1597), Paris, Belin, 2005, p. 84-90. 7 M. Konnert, « Urban Values versus Religious Passion : Châlons-sur-Marne during the Wars of Religion », Sixteenth Century Journal, 20: 3 (1989), p. 389-405 ; Id., Civic Agendas and Religious Passion : Châlons-sur-Marne during the French Wars of Religion (1560-1594), Kirksville, Sixteenth Century Journal Publishers, 1997 et Id., Local Politics during the French Wars of Religion : the Towns of Champagne, the Duc de Guise and the Catholic League (1560-1595), Aldershot, Ashgate Publishing, 2006 ; M. Cassan, Le temps des guerres de Religion. Le cas du Limousin (vers 1530-vers 1630), Paris, Publisud, 1996 ; O. Christin, La paix de religion, Paris, Seuil, 1997 ; Ph. Benedict, Rouen during the Wars of Religion, Cambridge-Londres-New York, Cambridge University Press, 1981 ; P. Roberts, A City in Conflict. Troyes during the French Wars of Religion, Manchester, Manchester University Press, 1996 ; E. C. Tingle, Authority and Society in Nantes during the French Wars of Religion (1559-1598), Manchester, Manchester University Press, 2006 ; Th. Amalou, Une concorde urbaine : Senlis au temps

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Fig. 5.1  Profil de la ville épiscopale d’Amiens, capitale de la Picardie, s.l., s.n., c. 1600, carte, 72 x 98 cm. © Bibliothèque nationale de France, FRBNF40676395.

de revenir en examinant la teneur exacte de la « police », à entendre au sens étymologique de gouvernement, que les organes municipaux de ces quatre villes picardes et champenoises ont mise en œuvre au cours de cette période cruciale, en réponse à l’état de guerre et à de profondes dissensions internes de la communauté citadine, liées notamment à la religion. Nous tâcherons, par conséquent, de montrer que la politique qui a été adoptée dans ces villes à l’égard des protestants et qu’on qualifie souvent de « persécution » doit, en fait, être lue à la lumière des déterminations externes et internes qui ont pesé sur sa définition et son application8. Car l’action de ces municipalités se révèle tributaire à la fois d’un contexte politico-militaire extrêmement prégnant, mais aussi de la compétition, jusqu’à l’intérieur des hôtels de ville, entre un puissant militantisme catholique et un fort attachement à une forme de civisme, qui explique, en grande partie, les limites de la « réaction catholique » dont ces villes ont été le théâtre entre 1562 et 1572. Des bastions catholiques Dans les quatre villes retenues pour cette étude, on constate que, bien que plutôt prospères pour certaines, comme celles de Troyes ou d’Amiens, à l’orée de la décennie, les communautés réformées connaissent un déclin rapide et irrémédiable dans le courant des années 1560. Alors qu’elles rassemblent 10, 13 ou 26% de la population locale à Châlons, Amiens et Troyes, qu’elles recrutent leurs

des réformes (vers 1520-vers 1580), Limoges, Pulim, Limoges, 2007 ; G. Saupin, « Les corps de ville dans la France moderne. Tendances historiographiques récentes », Bulletin de la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine, 2000 : 3-4, p. 124 et Histoire sociale du politique. Les villes de l’Ouest atlantique français (xvie-xviiie siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 9-20. 8 Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 31, 100, 101 et 116 ; Konnert, « Urban Values », op. cit., p. 399, 402 et Civic Agendas, op. cit., p. 98 et 105 ; Carpi, « Les villes picardes », op. cit., p. 82 ; Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 33.

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membres aussi bien parmi l’élite citadine que dans les catégories laborieuses et que leur encadrement pastoral est assuré dès le milieu des années 1550, au début des années 1570, celles-ci se réduisent à un maigre reliquat de quelques centaines de personnes au profil social assez modeste, qui en viennent même à faire baptiser leurs enfants par des curés catholiques à Amiens dès 1562, faute de pasteur9. Entre temps, ces communautés réformées ont perdu leurs ministres et une fraction importante de leurs effectifs, surtout leurs membres les plus éminents socialement, à cause de conversions ou de départs, souvent sans retour, facilités par la position frontalière de ces villes, vers Sedan, Strasbourg, Genève, Lausanne ou Londres10. La raison qu’on invoque le plus souvent pour expliquer cette situation réside dans les « persécutions », « brimades », « vexations » dont les protestants de ces villes auraient été victimes pendant cette période, de la part des autorités, municipales en particulier11. On doit se méfier de ces expressions à forte charge polémique ou émotionnelle, qu’on emploie par commodité. Car, en usant de ces termes, on sous-entend que le sort réservé aux calvinistes de ces villes est injuste, c’est-à-dire non fondé en droit, qu’il procède d’un abus de pouvoir et qu’il a pour finalité de faire souffrir délibérément et gratuitement certaines personnes parce qu’elles sont différentes des autres, en raison de leur appartenance religieuse en l’occurrence. Si l’on veut éviter les erreurs d’interprétation, il importe d’établir la nature exacte des traitements réservés aux protestants, d’en isoler les responsables, de cerner l’esprit qui les motivait et de les replacer dans leur contexte. Un tel examen révèle, tout d’abord, qu’à cette époque, les protestants ont fait l’objet du déploiement, de la part des municipalités, mais aussi et surtout de la part du roi, d’un dispositif sécuritaire, destiné à prémunir ces villes d’une très grande valeur stratégique pour la Couronne d’un « péril » tout à fait avéré. La mise en « seureté » des villes

De la part des municipalités à proprement parler, les mesures qu’on peut qualifier de discriminatoires à l’encontre des protestants, dans la mesure où elles débouchent sur une séparation d’avec le reste des habitants et sur une inégalité dans la jouissance de leurs droits en tant que bourgeois, relèvent de 9 D. Rosenberg, « Les registres paroissiaux et les incidences de la réaction à la Saint-Barthélemy à Amiens », Revue du Nord, 70 : 278 (1988), p. 505. 10 D. Rosenberg., « Dissidence religieuse et activisme corporatif dans les métiers du textile : houppiers, sayeteurs protestants d’Amiens dans les années 1570 », Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, n° 650 (1998), p. 78-120 et Id., Les protestants amiénois au milieu du xvie siècle, Amiens, 1994 ; Th. Wanegffelen, « La temporisation au temps des confessions. Le paradoxe du cas de l’Église réformée de Troyes d’après l’Histoire ecclésiastique de Nicolas Pithou », in M.-M. Fragonard et P. Leroy (éd.), Les Pithou et la paix, Paris, Champion, 2003, p. 181-190, en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00285398, consulté le 10 juin 2016 ; Konnert, « Urban Values », op. cit., p. 392-393, 395 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 48 sq, 100, 112, 117 et 136 ; Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 16, 33 et 56. 11 Carpi, « Les villes picardes », op. cit., p. 309 ; Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 40 ; Konnert, « Urban values », op. cit., p. 395 et 399 ; Roberts, « Religious Conflict and the Urban Setting : Troyes during the French Wars of Religion », French History, 6 : 3 (1992), p. 259 et 262 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 100-101, 116-117, 130 et 151.

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la « garde, tuition et défense » de la ville, dont ces institutions sont en charge, éventuellement en partenariat avec un capitaine de ville et sous la tutelle du gouverneur de la province ou de son lieutenant général12. Dans ce cadre, en 1562-1563, en 1567-1568 et en 1568-1570, les protestants locaux sont exclus de la garde bourgeoise et du guet, avec obligation de payer pour ceux qui feront le service à leur place. Ils sont également dépossédés de leurs armes, remises aux catholiques, après perquisition de leurs maisons afin d’éviter tout recel de « pistolets, arquebuses, bâtons ou autres »13. En outre, les protestants ne peuvent quitter la ville, résider à proximité des portes et remparts, louer une maison en ville, prendre des locataires ou tenir hôtellerie sans autorisation expresse de la municipalité. Il ne leur est pas permis non plus, à certains moments, de sortir de chez eux, de se trouver « sur le pavé » la nuit, de se réunir à plus de trois personnes dans les rues et de « faire assemblées »14. Quand on regarde de près ces ordonnances municipales, on s’aperçoit que « ceux de la nouvelle opinion » ou « de la religion prétendue réformée » sont traités comme des « suspects », des gens qui suscitent la « défiance » des autorités, au même titre que les « estrangers » ou « forains », toujours considérés comme tels même après un an de séjour en ville, en raison des possibles « intelligences » qu’ils pourraient avoir avec l’ennemi, dans ce cas précis, « les huguenots », « ennemis de Dieu et du roi »15. Ainsi, dans le but d’« obvier aux inconvénients qui porroient advenir joinct les troubles qui sont à présent aux Pays Bas pour le faict de la religion », alors que « dans ceste ville qui est frontière, il convient de se mectre hors de tout soupçon », à Amiens, fin 1561, l’échevinage déclare qu’il ne peut autoriser « la demourance » en ville de ressortissants des Pays-Bas, venus là « pour y respirer une plus grande liberté au faict de la religion16 ». De même, en février 1563 et en novembre 1567, étrangers et « suspects de la nouvelle religion » sont également visés par les « recherches » de vivres et d’armes menées par les échevins d’Amiens dans toutes les paroisses, en vertu de leurs fonctions de « police17 ». Enfin, à Châlons, ne sont expulsés, en 1562, que les protestants vivant en ville depuis moins d’un an18. Pour ceux dont la mission est de préserver la ville de tout « inconvénient », il ne faut courir aucun risque, ce qui implique l’activation d’un système traditionnel de défense, qui suppose, entre autres, de neutraliser, c’est-à-dire de rendre inoffensifs, ceux qui pourraient être tentés de venir en aide à leurs « amis » ou

12 Carpi, Une république, op. cit., p. 19-22 et p. 27-34 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 67, 92. 13 Archives Communales d’Amiens (ACA), AA 14, fol. 197 ; AA 16, fol. 49v-50, 59, 62, 75v ; G. Hérelle, La Réforme et la Ligue en Champagne. Documents, tome I : lettres, Paris, 1887-1892, p. 38, 42, 55, 56 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 102, 107, 110 et 132 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 96. 14 ACA, AA 16, fol. 62, fol. 71v, 74v, 75 et v, 78v, 79 ; BB 35, fol. 29, 31v, 69v, 102, 107, 110, 177v, BB 39, fol. 13 ; Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p 38 ; Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 58 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 114-115, 129, 131, 132, 133 ; Konnert, « Urban Values », op. cit., p. 395-397. 15 ACA, AA 14, fol. 191 et v, 194v, 200 ; AA 16, fol. 50v, 51, 58v, 61-62, 74v, 75v, 78v ; AA 19, fol. 4 ; BB 35, fol. 40v, 44v, 80, 87v, 175v ; BB 36, fol. 117, 118, 128 ; BB 37, fol. 9, 56, 178 ; BB 38, fol. 1, 2, 146. 16 ACA, BB 35, fol. 29, 31v°. 17 ACA, BB 35, fol. 175 et v, 177v. 18 Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 67 ; Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 40.

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du moins leurs « semblables », soit par solidarité religieuse, soit « pour le cher achapt » qu’ils en auraient fait, ce qui n’est d’ailleurs pas incompatible, en leur fournissant des renseignements, de l’argent ou des armes, en allant les rejoindre pour leur prêter main forte ou en faisant avec eux « sourdes brigues et menées avec nocturnes assemblées », afin de « surprendre » ou « saisir » la ville, soit en leur en ouvrant l’une des portes, soit en la leur livrant à l’issue d’un coup de main dirigé contre ses points névralgiques19. Le « danger des huguenots »20

La mise en application de ce principe de précaution n’a rien d’original : on l’observe déjà du temps des guerres entre Valois et Habsbourg à l’égard des non natifs, originaires des territoires d’outre Somme à Amiens et on le retrouve à nouveau au temps de la Ligue, de la part des dirigeants des villes à l’égard de « ceux du parti contraire », ligueurs ou royalistes21. Ces dispositions envers les protestants ne se justifient donc, en premier lieu, que par la conscience aiguë d’un « danger » ou « péril », extérieur ou intérieur, ce qui, dans le cas de ces villes picardes et champenoises, n’a rien de fantasmatique22. Entre 1562 et 1570, dans ces provinces, l’état de belligérance se traduit de deux façons, à savoir « la guerre importée » et « la guerre autochtone   »23. Dans le premier cas, la région sert de terrain de manœuvre, de lieu de passage ou de rencontre à de fortes armées nationales et étrangères. En 1562, ce sont les troupes huguenotes, qui vont à Orléans ou qui en reviennent, conduites par les lieutenants de Condé, tels Antoine de Croÿ, prince de Porcien en Champagne ou François de Hangest, sieur de Genlis en Picardie. En 1567, juste après la fameuse surprise de Meaux, ce sont celles qui se mettent en branle pour rejoindre le prince de Condé, qui s’apprête à faire le siège de la capitale du royaume, à l’instar de celles de Genlis qui s’emparent de Soissons le 27 septembre24. Il y a aussi les contingents de reîtres et de lansquenets, venus d’Allemagne via la Lorraine et qui traversent la Champagne dans les deux sens en 1563 et en 1567-68 pour renforcer l’armée protestante française avant de rebrousser chemin, reconduits en 1563 par le prince de Porcien et en 1568 par le duc d’Anjou, qui campe dans la région

19 ACA, AA 14, fol. 173v, 190v, 191, 197 et v, 199 ; AA 16, fol. 50v, 51, 59, 62, 71v, 75 ; AA 17, fol. 61 ; ADS, B 4, fol. 12v ; Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 43, 44, 50, 54, 55, 58 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 109, 112-114, 117, 130-131 ; Konnert, « Urban Values », op. cit., p. 394-398. 20 ACA, BB 35, fol. 128. 21 L. Bourquin, Les nobles, la ville et le roi. L’autorité nobiliaire en Anjou pendant les guerres de Religion, Paris, Belin, 2001, p. 52-53, 65, 70-72 et 81-83 et Id., « Soumettre et défendre une ville : La Rochepot et Puycharic à Angers pendant les guerres de la Ligue », in H. Duchhardt et P. Veit (éd.), Guerre et paix du Moyen Âge aux Temps Modernes. Théorie, pratiques, représentations, Mayence, 2000, p. 137156 ; Carpi, Une république, op. cit., p. 150-153. 22 Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 37, 44 et 47. 23 Cassan, Le temps des guerres, op. cit., p. 165. 24 É. Thierry, « L’occupation de Soissons par les troupes protestantes en 1567 et en 1568 », Mémoires de la Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne, LIX : Les civils de l’Aisne dans la guerre, (2014), p. 159-173.

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avec ses troupes25. Il ne faut pas oublier non plus les forces de Guillaume de Nassau, prince d’Orange, qui, à l’automne 1568, pénètre en France par la Picardie en provenance des Pays-Bas et s’avance jusqu’en Champagne afin de se porter au secours de ses alliés huguenots26. Enfin, en 1562-63, en Picardie, on redoute une incursion des Anglais, basés au Havre, en vertu de l’alliance conclue entre Condé et Elisabeth Ière, le 20 septembre 156227. Dans le deuxième cas, celui de la « guerre autochtone », celle qui a le plus d’impact sur les cités en question, les troubles relèvent de la volonté des chefs de guerre locaux de se rendre maîtres de lieux forts en vue de « tenir » un territoire plus ou moins étendu, ce qui débouche sur des déplacements erratiques de bandes armées, pas nécessairement validés par les cadres militaires du parti huguenot. On pense, là encore, à Antoine de Croÿ, personnage-clé de ce volume, qui, en 1562-1563, depuis sa forteresse de Montcornet multiplie les attaques contre les villes et villages de la zone comprise entre Meuse et Marne, notamment Reims, Épernay, Châlons, Sainte-Menehould, Provins, Bar-sur-Seine, Troyes28. Comme lui, François de Cocqueville, un capitaine huguenot, rescapé de la conjuration d’Amboise, sème la terreur dans le Ponthieu voisin de l’Amiénois en 1568, s’emparant de Doullens, Auxi-le-Château, Rue, Saint-Valéry et dévastant couvents et abbayes, avant d’être capturé et exécuté sur ordre du maréchal de Cossé-Brissac, gouverneur de Picardie, en juillet29. Si, face aux gens d’armes, les dirigeants de ces villes fondent tous leurs espoirs de résistance dans l’efficacité de leur défense passive et active, ils savent la place également très exposée à une opération de prise de contrôle conduite de l’intérieur. Ainsi, le 12 avril 1562, à Troyes, des réformés se saisissent de deux des portes fortifiées de la ville et les occupent pendant une semaine, tâchant de couper les communications avec l’extérieur, se mettant sur le pied de guerre avec l’aide de coreligionnaires voisins, possiblement en vue de livrer la ville au capitaine Brion, pour le compte de Condé, avant de déposer les armes après composition avec le duc de Nevers, gouverneur de Champagne30. En 1568, un complot huguenot ourdi par un certain Claude Pioche, seigneur de Warmeréville, en vue de s’emparer d’une des portes de Reims, est déjoué sur une dénonciation de son épouse catholique, restée dans la ville31.

25 Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 52, 53, 54, 55 et 60 ; Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 32 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 101, 105-109. 26 ACA, BB 39, fol. 8v, 18v, 63 ; ADS, B 3, fol. 54 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 109. 27 AAC, AA 14, fol. 197v. 28 Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 44, 45, 46 ; Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 24-26, 27 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 97, 101. Les Croÿ, avant leur ascension due à la faveur des ducs de Bourgogne à partir des années 1430, ont probablement fourni quelques mayeurs à l’échevinage d’Amiens et tiennent une seigneurie picarde relevant du château de Picquigny, dans le bailliage d’Amiens, cf. H. Douxchamps, « Les quarante familles belges les plus anciennes subsistantes : Croÿ », Le Parchemin, 64 (1999), p. 172-216. Leurs descendants n’y jouent aucun rôle concret lors des Guerres de Religion, le rayon d’action d’Antoine de Croÿ se situant surtout en Champagne. 29 AAC, AA 16, fol. 51 ; ADS, B 3, fol. 29v, 37v, 55v. 30 Roberts, A City, op. cit., p. 102, 106 et 108. 31 Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 32 ; Konnert, Local Politics, op. cit., p. 105.

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Tous ces événements, ainsi que le souvenir des épreuves endurées lors des guerres impériales, alimentent chez les habitants de ces villes une peur susceptible de virer à la fièvre obsidionale. Ainsi peuvent s’expliquer certains débordements, dont les victimes font en quelque sorte office de bouc émissaire, comme cela est arrivé à Amiens en juin 1562 avec le meurtre d’un soldat venu de Calais ou à Troyes, la même année, après le coup de main huguenot et, surtout, en avril 1568, à Amiens, où une émeute populaire, survenue lors des fêtes de Pâques, a entraîné la mort de cent à cent quarante protestants selon les sources, précisément un mois après la proclamation de la paix de Longjumeau, donc au sortir d’une phase où la « tension d’agression » avait atteint un paroxysme au sein de la population catholique32. Toutefois, « la singulière recommandation » des habitants catholiques et des dirigeants municipaux de ces villes pour « la seureté de leurs vies, femmes, enfants et biens » n’explique pas, à elle seule, la mise en œuvre de procédures d’exception, dont l’initiative revient, en réalité, au monarque33. L’impératif de « conservation »

On constate, effectivement, que les mesures qui peuvent apparaître comme les plus rigoureuses envers les protestants sont le fruit de prescriptions royales, explicitement justifiées par la ferme volonté de garantir la « conservation dans l’obéissance/dévotion » du roi de ces villes, spécialement de « nos places de frontière, où ceux de la religion réformée pouvoient mectre l’ennemi en nostre royaume plus facilement et en plus grand danger qu’aux villes qui estoient au milieu de nostredit royaulme ». C’est précisément afin d’éviter qu’Amiens, Reims, Troyes et Châlons ne soient « en telle peine qu’on voit estre pour le présent en aucune aultres villes de ce royaume », telles Orléans, Rouen ou Lyon, que Charles IX exige avec insistance des magistrats municipaux qu’ils redoublent de vigilance « à la garde de la ville », sous peine de sanction en cas de défaillance. Dans cette optique, le roi leur enjoint également de s’acquitter de l’exécution de tous ses ordres, quels qu’ils soient, formulés par lettres ou relayés par ses agents sur place, gouverneurs et lieutenants généraux ou commissaire départi, à l’instar de Claude Barjot, sieur de Moussy à Amiens, en 156834. Concrètement, cela recouvre, tout d’abord, la prohibition du culte réformé, s’accompagnant de l’expulsion des ministres et des enseignants de cette confession à Amiens en 1562 et même de la démolition du temple érigé dans les faubourgs de la ville en 1568, dans la mesure où ces réunions pourraient être l’occasion de nouer des contacts et de fomenter des conspirations. Il faut inclure 32 « Peurs dans la ville, peurs de la ville », Histoire urbaine, 2 : 2 (2000), p. 5-7 et J.-P. Leguay, « La peur dans les villes bretonnes au xve siècle », Ibid., p. 73-99 ; P. Bergel et V. Millot (éd.), La ville en ébullition, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 ; A. Jouanna, La Saint-Barthélemy, Paris, Gallimard, 2007, p. 163-170 ; D. Rosenberg, « Le couvreur Jean Martin et le massacre de protestants à Amiens en 1568 », Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, 70 : 709-710 (2014), p. 347-360 ; Carpi, Une république, op. cit., p. 85 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 100 et 110. 33 Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 70. 34 ACA, BB 35, fol. 102, BB 39, fol. 8v, 33, 42v, 138 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 94 et 98.

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dans ces mesures d’exception le bannissement temporaire, « tant qu’il aura pleu à Dieu mectre fin aux présents troubles », des réformés les plus notoires en 1562, 1567 et 1568 à Amiens et à Troyes, en même temps que des étrangers y résidant depuis un ou deux ans, voire leur assignation à résidence ou leur emprisonnement momentané à Amiens en 1568 et à Troyes en août 1562, 1567 et 1570, afin d’empêcher toute mobilisation en faveur de leurs coreligionnaires35. Dans le même ordre d’idées, les réformés peuvent être soumis à des réquisitions de grain et de vin pour nourrir l’armée royale, comme à Châlons et à Reims en 1562, ou bien à des contributions forcées, comme à Amiens en 1562 et à Troyes en 1562, 1567 et 1569, afin de financer les frais de guerre, imputés aux protestants qui sont rendus responsables de son déclenchement par le roi. Il arrive même que des confiscations de biens frappent ceux qui ont quitté la ville et que leurs maisons soient louées en leur absence, notamment à des soldats, comme à Amiens et à Troyes en 1562-63, au motif que ces gens ont pu rejoindre les huguenots et se mettre à leur service. À cette occasion sont constituées des listes qui recensent les réformés et leurs possessions et permettent aux autorités de mieux les surveiller36. Pour les réformés de ces villes, la guerre correspond bien à l’imposition d’un régime extraordinaire de la part du monarque, qui n’hésite pas à intenter aux libertés d’une certaine catégorie de ses sujets, au nom de l’intérêt supérieur de la sauvegarde de l’État et de l’intégrité du royaume et ce, d’autant plus qu’aux yeux du souverain, « ceux qui se sont eslevez et portent les armes contre son service et autorité » et tous ceux qui seraient susceptibles de leur « apporter faveur, aide d’argent, revellations et advertissemens », se sont rendus coupables de « rébellion et félonie », ce qui les prive de facto, des droits dont ils auraient pu se prévaloir37. Cependant, il arrive que cette entorse à la règle s’étende jusqu’aux domaines politiques et religieux, en dérogation totale avec les constitutions des corps de villes et avec les édits royaux eux-mêmes. Tel est en partie le résultat de l’action auprès du souverain de certains catholiques zélés, à qui cette guerre civile fournit l’opportunité de mener voire de gagner un combat proprement confessionnel à l’encontre de ceux de « la secte nouvelle et opinion réprouvée », dont le royaume doit être purgé, en commençant par leur propre ville38.

35 ACA, AA 14, fol. 194v, fol. 197v, 199, AA 16, fol. 50v, 62, 67v, 72, fol. 75v, 78v, BB 35, fol. 87-89, 102, 115, BB 38, fol. 120-123, 125v ; BB 39, fol. 33, 42v, 124 ; ADS, B 3, fol. 61v, 62v ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 102, 109 et 131-132 ; Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 38 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 100-101. 36 ACA, BB 35, fol. 143, BB 36, fol. 19v ; BB 39, fol. 18v, 124 ; BB 40, fol. 43, 132 ; Hérelle, La Réforme et la Ligue…, op. cit., p. 41 et 43 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 115, 131 et 133 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 98, 99 et 107. 37 Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 43-46 ; ACA, AA 14, fol. 197v, 202 ; AA 16, fol. 50v, 51, 62 ; ADS, B 3, fol. 55v, 57, 64v ; B 4, fol. 12v, 38, 47v. 38 ACA, AA 14, fol. 197v, 199.

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Les limites de la « réaction catholique » L’œuvre des ultras

À l’image de l’évêque de Châlons, Jérôme Bourgeois, qui se réjouit, en mars 1562, de l’arrivée imminente dans sa ville du cardinal de Lorraine et du duc de Guise, dont il espère qu’ils mettront un terme à une situation, insupportable selon lui, qui est de « souffrir les huguenots », il existe dans ces villes picardes et champenoises une mouvance ultra-catholique, bien déterminée à profiter de l’état de guerre, ainsi que des craintes et de la colère du roi face aux agissements des huguenots « séditieux », en vue d’asseoir sa domination sur la cité39. On a donc affaire à une faction, plutôt qu’à un véritable parti structuré, qui peut éventuellement prendre la forme d’une association formelle, comme celle fondée à Châlons le 25 juin 1568, à l’initiative de l’évêque, suivi d’une trentaine de clercs, qui jurent d’« employer leurs vie et biens pour la manutention de la vraie église de Dieu, catholique, apostolique et romaine », ce qu’on observe aussi à Reims au même moment, sous l’égide du cardinal de Lorraine40. Au sein de cette « phalange » catholique figurent l’évêque du lieu (le cardinal de Lorraine à Reims, Créquy à Amiens, Bauffremont à Troyes), des chanoines, des officiers royaux (le bailli Anne de Vaudrey, les lieutenants au bailliage Noël Coiffart, Thomas Bazin et Philippe Belin à Troyes, Antoine Lequien, lieutenant particulier, son gendre François Scourion, conseiller au bailliage et trois autres conseillers à Amiens, « grands amis » ou « pensionnaires » de l’évêque), des édiles (le maire Claude Pinette à Troyes en 1562, les échevins François de Canteleu, Jehan Leroy, Antoine Dardres à Amiens), des marchands (Pierre Belin à Troyes) et des bons bourgeois41. Ce sont ces hommes qui s’emploient activement à solliciter le monarque via les Grands, afin d’être confortés légalement dans leur action dirigée contre « ceulx de cette damnée opinion »42. Pour les Amiénois, ce sont le connétable de Montmorency, le cardinal de Bourbon, dans une moindre mesure, le duc de Guise, mais aussi le prince de Condé, gouverneur de la province, puis le duc de Longueville, qui lui succède à ce poste. Les Champenois, quant à eux, se tournent vers le cardinal de Lorraine et vers le duc de Nevers, gouverneur de la province jusqu’à sa mort en février 1562, puis le duc de Guise, qui lui succède jusqu’en février 1563 et, après son décès, son jeune fils et, en attendant la majorité de celui-ci, son oncle, le duc d’Aumale43. Ainsi, à Amiens, fin 1561 et début 1562, des gens, que l’échevinage qualifie de « mutins » et qui se disent « depputez de l’esglise d’Amyens et de la plus sayne 39 Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 39 ; ACA, AA 14, fol. 202. 40 Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 108 ; Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 60. 41 A. de Calonne, Histoire de la ville d’Amiens, Amiens-Paris, 1900, II, p. 30 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 101, 110, 143-146 ; Carpi, Une république, op. cit., p. 76-78 ; ACA, BB 35, fol. 38v-39. 42 ACA, AA 14, fol. 197, 199 ; BB 39, fol. 20. 43 Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 54 ; Konnert, Local Politics, op. cit., p. 1-7 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 100, 106 et 108.

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partie des habitants », font courir des rumeurs sur la loyauté envers le roi du maire et du prévôt royal (protestants certifiés au demeurant) et mettent en circulation des pétitions parmi les habitants afin de les porter à la Cour et d’obtenir du roi, avec l’aide de leurs « amis » les Grands, une recomposition arbitraire de l’équipe échevinale, sous prétexte que « messieurs sont tous hérétiques sauf cinq ou six » (en réalité, ils seraient tout au plus dix sur vingt-cinq), ainsi que l’interdiction du prêche. Si, dans un premier temps, ces démarches se soldent par un échec, il en va tout autrement après le soulèvement de Condé et la chute de Rouen aux mains des huguenots. Une lettre missive du roi, datée du 5 mai 1562, institue, en effet, Antoine Dardres comme prévôt royal et François de Canteleu est désigné pour remplacer le maire absent. Le 22 mai, l’échevinage reçoit des mains de l’évêque, venu tout exprès, des lettres du roi et de la reine mère, datées du 13, interdisant le culte réformé, décrétant l’expulsion des prédicants et incitant à faire bonne garde. En juin, la victoire des catholiques intransigeants est parachevée par la nomination arbitraire par le roi de dix nouveaux échevins supplémentaires, tous catholiques et par l’éviction des délibérations, « quantefois qu’il sera traicté de la religion », de l’échevin Raoul Forestier, protestant. Le même mois, on procède au « bruslement d’aucuns livres censurez et erronez suivant la commission obtenue du Parlement par messieurs de la ville », par l’entremise d’un de ses membres qui a passé plus d’un mois à la suite de la Cour, ce qui a débouché, début juillet, sur l’ordre d’expulsion des réformés, assorti d’une obligation de conversion au catholicisme dans les quarante-huit heures pour tous ceux qui désireront rester en ville. En octobre, on assiste au limogeage de treize officiers municipaux, au motif que « messieurs ne veulent estre serviz de huguenotz » et le 28 de ce mois, lors du renouvellement de la loi, on fait jurer aux électeurs de ne désigner que de « bons et fidèles catholiques »44. On observe la même chose à Troyes, où le 31 mars 1562, les élections municipales sont reportées au 7 avril suivant, le lendemain de l’arrivée d’une lettre royale datée du 6 et apportée par le sieur d’Esclavolles, gouverneur de Sainte-Ménehould, un proche du duc de Guise, que Philippe Belin est allé trouver pour qu’il agisse auprès du roi. C’est une réussite puisque cette lettre interdit la désignation d’échevins réformés, ce qui explique que les quatre nouveaux élus sont tous catholiques, dont le maire Claude Pinette. Parallèlement, les catholiques troyens s’entremettent auprès du duc de Guise pour que son lieutenant, des Bordes, prenne le gouvernement de la ville et mette un terme aux mesures jugées trop favorables aux protestants du duc de Nevers, gouverneur de la province, dont la continuation du culte. Le 13 août 1562, il est interdit aux réformés de siéger au conseil de ville en vertu d’un acte royal du 27 juillet, qui oblige également ces derniers à revenir à la religion catholique. Le 18 septembre, six membres du conseil, considérés comme suspects, sont remplacés par des catholiques et Nicolas Pithou perd son poste d’avocat de la ville45. 44 ACA, BB 35, fol. 38v-39, 45v-48v, 50v-51v, 57v, 77-78, 83v, 86v-90, 98v, 99, 100, 105, 122, 127 et v, 134v, 141v-142, 148v ; Rosenberg, Les protestants amiénois, op. cit., p. 5-9 et 18. 45 Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 100-102, 110-111, 114 ; Konnert, Local Politics, op. cit., p. 99.

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Le même genre de choses se produit à Châlons, où le 11 novembre 1561, l’évêque empêche manu militari les réformés de participer à l’assemblée électorale annuelle de la Saint-Martin. Le 31 mars 1562, le conseil de ville refuse de laisser siéger deux de ses membres, jugés suspects à cause de leur appartenance religieuse et ce, en dépit de la solidarité qu’affichent trois de leurs collègues, exclus également. Malgré l’Édit d’Amboise de mars 1563, il faut une sentence du bailli du Vermandois en leur faveur pour que ces cinq édiles puissent retrouver leur siège en mai 156446. Ce sont les mêmes catholiques zélés qui font pression sur le roi, après la promulgation des édits de pacification de 1563, 1568 et 1570 pour que le culte réformé se tienne le plus loin possible de la ville, voire pour qu’il soit carrément supprimé, même quand il s’agit d’un culte de fief47. Pour ce faire, on invoque systématiquement le statut de frontière de ces villes, qui est instrumentalisé par les adversaires de la tolérance civile comme argument sécularisé, recevable auprès du monarque, à l’inverse du mobile religieux que l’esprit de la législation royale rend inavouable. Néanmoins, dans le cas de ces villes septentrionales, l’argument porte étant donné que c’est précisément au nom de cette considération que le souverain justifie les dérogations à ses propres édits48. Ce refus d’une quelconque présence politique, religieuse ou sociale des protestants en ville peut aller jusqu’à faire obstacle à ces édits de pacification en empêchant le retour des exilés, la restitution de leurs biens ou la réintégration des individus privés de charge publique ou exclus de la milice bourgeoise pendant la phase de belligérance, le tout sous couvert de l’invocation d’une menace persistante contre la ville49. C’est d’ailleurs sous ce prétexte que le 4 septembre 1572, à Troyes, Philippe Belin, alors conseiller de ville, le bailli de Vaudrey et son lieutenant outrepassent les consignes du roi, stipulant l’emprisonnement des protestants et enfreignent également l’autorité de la municipalité en faisant mettre à mort, avec l’aide de soldats et de bourgeois miliciens, déjà coupables de violences à l’égard des protestants en 1563, une quarantaine de religionnaires, arrêtés cinq jours plus tôt, dont certaines figures importantes de la communauté réformée, qui ne s’étaient pas encore mises à l’abri à l’annonce du massacre parisien de la Saint-Barthélemy50. Cependant, si certains notables catholiques poursuivent bien une « guerre à outrance » envers les réformés, dans une perspective d’« épuration religieuse » et d’« élimination d’un clan politique adverse », c’est tout de même « le souci de la protection de l’espace urbain » qui l’emporte dans la gouvernance municipale,

46 Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 34 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 94, 96-97, 103. 47 ACA, BB 36, fol. 87v, 90, 95v ; BB 38, fol. 74 ; BB 39, fol. 180-181 ; BB 40, fol. 8v, 67v, 75 ; Carpi, Une république, op. cit., p. 80-83 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 124-125 et 134-137. 48 J. Foa, Le tombeau de la paix. Une histoire des édits de pacification, Limoges, Pulim, 2015, p. 159-160 ; P. Roberts, Peace and Authority during the French Religious Wars, Palgrave, MacMillan, 2013, p. 134 ; AAC, BB 39, fol. 172-181. 49 Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 129-130 et 133 ; AAC, AA 14, fol. 203 ; BB 36, fol. 6v, 11, 19v, 20, 21, 36v. 50 Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 147-150.

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Fig. 5.2  Harangue de Messire Urbain de Saint Gelays… faicte à Amyens en l’assemblée generale des villes Catholicques… le 2 Janvier 1592, Lyon-Amiens, Louys Tantillon-Anthoine des Haves, 1592, page de titre. © Bibliothèque nationale de France, FRBNF37305980.

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dont les actes ne doivent pas être confondus avec ceux d’autres détenteurs d’autorité, tels que les officiers royaux, ni caricaturés par méconnaissance des circonstances ou du cadre politique dans lesquels ils s’inscrivent51. « Vivre comme frères, amis et concitoyens »

À plusieurs reprises, en 1563, 1564 et 1570, le roi lui-même ou le prince de Condé, gouverneur de Picardie, s’insurgent contre le mauvais vouloir qu’ils imputent à l’échevinage d’Amiens dans la mise en œuvre de la pacification, à tel point qu’en 1570, le commissaire du roi, Barjot, seigneur de Moussy fait planer la menace d’une perte de ses privilèges pour la ville52. Ainsi, en 1564, Condé reproche explicitement à l’échevinage amiénois « les insolences et violences qui se commettent journellement en vostre ville » à l’encontre de ses coreligionnaires et accuse ce dernier de laxisme voire de complicité avec les auteurs de ces agissements, dissimulée sous le manteau de « l’hypocrisie et de la fiction »53. Les mêmes mises en cause sont formulées par Nicolas Pithou dans le cas de Troyes54. Le jugement est extrêmement sévère et demande à être nuancé en fonction de diverses considérations, à commencer par l’appartenance confessionnelle de ceux qui les profèrent. Il est vrai qu’à Amiens, mais aussi à Troyes, en 1562, 1563, 1564, 1570, 1572, pas à Châlons ni à Reims semble-t-il, il se commet des agressions à l’encontre des protestants, même en temps de paix : des maisons sont pillées et vandalisées, des personnes molestées voire tuées, spécialement quand elles se rendent au prêche ou en reviennent55. Pourtant, on constate, dans les archives municipales, que les édiles ont fait leur possible pour éviter ces « excès » et punir ceux qui s’en sont rendus coupables. De fait, même en temps de guerre, les ordonnances de l’échevinage d’Amiens reprennent mot à mot les directives royales, préconisant de ne pas s’injurier ou reprocher quoi que ce soit entre adhérents des deux confessions. Celles-ci font également « défense aux gens du peuple de molester ceux de la nouvelle secte, d’invader leurs personnes et leurs maisons, de les irriter ou provoquer de faict ou de parole sur peine de la hart (pendaison) », de « faire aucun tumulte ou saccagement sur peine d’être taillés en pièces sur le pavé », enjoignant enfin de « vivre en paix, union et tranquillité et de se comporter modestement avec toute fraternité les uns avec les autres »56. Parallèlement, l’échevinage amiénois renforce le système du guet stationnaire, qui consiste en patrouilles diurnes et nocturnes d’escouades de bourgeois miliciens dans les différents quartiers de la ville à partir de « divers endroits et carfours  »57. En 1564, les échevins sont commis par quartiers le Henry, Notes sur la Réforme, op. cit., p. 7 ; Jouanna, La Saint-Barthélemy, op. cit., p. 196. ACA, AA 14, fol. 202, BB 36, fol. 160 ; BB 39, fol. 177v. ACA, BB 36, fol. 161. Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 123-128. ACA, BB 36, fol. 90, 97, 160, 170 ; BB 39, fol. 172, 190 ; Roberts, A City in Conflict, op. cit., p. 123, 126-127 et 142. 56 ACA, AA 14, fol. 194v, 196, 197v, 199, 200, 206, 208v ; AA 16, fol. 50v, 93, 112. 57 ACA, AA 14, fol. 201 ; AA 16, fol. 59-60.

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jour du prêche afin d’« obvier aux esmotions  »58. Enfin, dans la mesure des compétences judiciaires de l’échevinage, des poursuites sont intentées contre les contrevenants à ces ordonnances en vue d’en faire « briesve et exemplaire punition »59. Avec la « seureté » de la ville, la sauvegarde de l’ordre public est donc la priorité voire l’obsession des édiles qui craignent par-dessus tout un embrasement de la communauté citadine dont ils sont responsables. Dans cette optique, il s’agit d’abord de garantir l’intégrité physique et matérielle des protestants locaux, même s’il ne s’avère pas toujours possible de les soustraire aux agressions de soldats ou de concitoyens étant donné les moyens au fond limités dont disposent les municipalités pour assurer ce contrôle des comportements, ce qui ne signifie pas non plus que leurs auteurs puissent agir en toute impunité. C’est également à la lumière de cette préoccupation qu’il faut comprendre certaines mesures parfois mal interprétées comme l’obligation pour tous les habitants, sans exception, d’assister en toute dévotion aux cérémonies publiques, inscrite parmi les autres « ordonnances politiques de la ville réytérées depuis deux cents ans en ça » et dont la finalité n’est pas, comme le rappellent les échevins d’Amiens au prince de Condé, de « rechercher la conscience » des protestants, mais de prévenir toute « perturbation du repos public »60. Telle est aussi l’une des justifications explicites des requêtes en vue d’une exemption ou du moins d’une externalisation maximale du prêche, qui constitue, au même titre que la fréquentation des tavernes et « bordeaux » ou la pratique des jeux d’adresse, de force ou de hasard, d’ailleurs prohibés, une source de « débats noises et querelles », susceptibles de dégénérer en voies de fait61. Cependant, la motivation des édiles ne réside pas uniquement dans le légalisme et le loyalisme monarchiques, ou du moins la crainte des retombées fâcheuses d’une désobéissance, sachant le serment que prêtent les magistrats municipaux lors de leur investiture et que mentionne notamment l’Édit de Saint-Germain-en-Laye de 1570. L’exercice de la « police », qui recouvre effectivement, en grande partie, une démarche d’amortissement de la violence privée, voire des préoccupations plus triviales de la part de ces dirigeants qui sont aussi des rentiers, des marchands ou des entrepreneurs manufacturiers, soucieux de pérenniser l’activité économique de la cité en évitant les troubles internes et le départ de détenteurs de capitaux ou de travailleurs protestants vers des endroits plus hospitaliers, induisent des attitudes beaucoup plus modérées qu’on pourrait le croire62.

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ACA, BB 36, fol. 170. ACA, BB 36, fol. 90, 93, 97 ; BB 39, fol. 172v. ACA, BB 36, fol. 117v-118 ; AA 19, fol. 2. ACA, BB 39, fol. 190 et v ; AA 19, fol. 8v-9v. Édit de Saint-Germain-en-Laye, 1570, http://elec.enc.sorbonne.fr/editsdepacification/edit5/, p. 7 sur 9 (consulté le 10 juin 2017) ; Th. Wanegffelen, « La temporisation », op. cit., p. 188 ; W. Kaiser, « Entre persécution et coexistence tacite : les protestants à Marseille au xvie siècle », Provence historique, 197 (1999), p. 584 et 596.

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Ainsi, à Amiens et à Châlons, on constate les hésitations voire les réticences des conseils municipaux à obéir aux ordres des gouverneurs de province ou de places, relatifs à la dépossession des réformés de leurs armes ou de leurs biens et à leur expulsion63. Étant donné que cela va de pair avec une franche opposition à l’accueil de garnisons à cause de leur coût et des nuisances que les soldats occasionnent aux habitants et avec le refus de laisser un gentilhomme chargé des affaires militaires s’arroger le gouvernement de la cité, on ne pourrait voir dans cette attitude que la défense des prérogatives du corps de ville et une hostilité à toute forme d’inféodation de la part de ces municipalités héritières de communes ayant réussi à s’émanciper de la tutelle seigneuriale. Toutefois, le distinguo qui est opéré dans les délibérations municipales entre les plus « factieux » et ceux qui sont simplement « suspectés d’estre de la Religion Prétendue Réformée » témoigne aussi de la volonté des édiles, même catholiques bon teint, de ne pas accabler ceux qui demeurent envers et contre tout, les membres d’une communauté civique, pourvus de droits et de devoirs, qu’il est du rôle des maire et échevins de faire valoir, surtout si ceux qui en jouissent n’apparaissent pas comme une menace directe pour la sécurité de leurs concitoyens. Car s’il est parmi les bourgeois des catholiques zélés qui préfèreraient « mourir ou les faire mourir que de vivre avec ceux de la religion réprouvée » et « qui dénoncent la tiédeur des magistrats et consuls dans la persécution des protestants, voire leur duplicité », l’enquête menée à Troyes par la municipalité en 1563 auprès des habitants au sujet de la possible existence d’un prêche révèle que l’option radicale dont certains sont les promoteurs ne fait pas l’unanimité au sein de la population citadine, ni même au sein de la classe dirigeante de la ville64. On en veut pour preuve qu’en avril 1562, au lendemain du massacre de Sens, se serait tenue une assemblée de nobles et de bourgeois qui auraient juré « qu’ils vivront et conserveront tous unanimement et aimablement ensemble sans se reprocher l’un à l’autre pour le fait de l’une ou l’autre des religions ». Quelques jours plus tard, alors que les réformés ont pris position dans deux des portes fortifiées de la ville, une députation comprenant des conseillers municipaux, le président du bailliage-présidial et le lieutenant général se rend auprès d’eux pour parlementer et trouver un compromis. Ces discussions, encouragées par le duc de Nevers, gouverneur de la province et artisan d’une politique de temporisation, portent sur l’instauration d’une garde mixte des remparts, la possibilité d’une représentation des protestants au conseil de ville et sur une pratique de leur culte respectif par les adhérents des deux confessions. Ce dialogue se solde par un échec, en raison du départ du duc de Nevers et de

63 ACA, BB 38, fol. 125, 146, 182, 184 ; BB 39, fol. 8v°, 12, 124 ; Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 41-43, 48 ; Konnert, Civic Agendas, op. cit., p. 98-103, 107. 64 W. Kaiser, « Les enjeux de la politique municipale dans les villes du royaume de France à l’époque moderne (xvie-xviie siècles) », in D. Menjot et J-L. Pinot (éd.), Enjeux et expressions de la politique municipale (XIIe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 91 ; Roberts, « Religious Conflict », op. cit.

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l’aggravation de la situation militaire65. Cependant, il atteste de la survie, chez ces notables troyens d’une forme de « républicanisme civique », c’est-à-dire de cet idéal sur lequel se sont bâties les premières communes dont descendent ces municipalités et qui se présentaient, à l’origine, au xie siècle, comme une association de paix, une conjuration de cives ayant juré, sous les auspices de l’évêque, de faire régner la concorde dans leur ville et qui s’est progressivement transformée, avec l’aval du roi, qui y avait intérêt, en une institution dotée de prérogatives, notamment judiciaires et de police, dont les bourgeois ont pris le contrôle, en se substituant à l’évêque et en cherchant à s’affranchir des seigneurs, mais sans jamais perdre de vue l’objectif premier, fondamental de la commune, qui était de faire vivre ses membres en toute fraternité66. Conclusions Le premier enseignement que l’on peut tirer de l’analyse du cas de ces villes picardes et champenoises réside dans la mesure exacte de l’incidence de la frontière sur la teneur des relations interconfessionnelles. Certes, ce statut géopolitique et militaire a eu un impact sur la communauté réformée locale, en ce sens que la mise en sûreté de ces places a indéniablement favorisé ou accéléré son déclin, qui apparaît alors comme une sorte de dommage collatéral de l’état de guerre civile, dans lequel ces villes ont été plongées en 1562. Cela étant, ce qui se passe dans ces villes n’est pas très différent de ce qu’on observe dans d’autres villes stratégiques, dont la conservation importe au roi, telle Angers par exemple. En fait, c’est d’abord la volonté de sécurisation militaire et politique de ces villes face à la menace huguenote, partagée par le souverain, ses agents sur place, officiers ou gentilshommes, et les édiles, qui explique que celles-ci fassent figure de bastions confessionnels, où les protestants n’ont pas leur place tant qu’ils apparaissent comme des ennemis intérieurs, potentiels ou avérés. Or, cette situation n’est pas une exception, mais, au contraire, le cas majoritaire des villes du royaume, quelle que soit leur implantation géographique, comme en témoignent les exemples de Toulouse et de Marseille, notamment67. Toutefois, cette étude permet de lever un coin du voile sur une expérience à la fois spécifique et la plus largement répandue dans le royaume de coexistence confessionnelle, celle de la « paix minimale », pour reprendre l’expression d’Olivier Christin, qui n’en détaille pas vraiment la réalité, parlant seulement d’un régime de « liberté surveillée » pour les protestants, à qui « les autorités assurent le strict minimum de respect des personnes et des biens et la liberté des consciences en dehors de toute autorisation de célébrer leur culte publiquement

65 Roberts, A City, op. cit., p. 102, 104, 108 ; Hérelle, La Réforme et la Ligue, op. cit., p. 34, 36 et 42-43. 66 Desportes, Aspects de la Picardie, op. cit. 67 Christin, La paix de religion, op. cit., p. 79 et 93 ; P.-J. Souriac, Une guerre civile. Affrontements religieux et militaires dans le Midi toulousain (1562-1596), Seyssel, Champ Vallon, 2008, p. 32-41 ; Kaiser, « Entre persécution et coexistence », op. cit.

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et de toute égalité des droits et des pouvoirs »68. Certes, c’est là une situation qui apparaît nettement moins enviable que celle de villes bi-confessionnelles ou plutôt bi-cultuelles et paritaires, mais celles-ci sont plutôt l’exception, au demeurant peu durable, qui confirme la règle d’une intransigeance religieuse, dont il faut percevoir tous les ressorts, même les plus triviaux et qui ne se ramènent pas seulement à une incompatibilité culturelle ou spirituelle ou à une entreprise d’uniformisation confessionnelle. On doit aussi souligner qu’elle procède de la recherche acharnée, collective et pas totalement dénuée d’efficacité du repos public dans des cités éminemment fragilisées par des dissensions internes de toute nature et par une déstabilisation du système politique global dans lequel elles s’inséraient jusqu’à l’éclatement d’un conflit interétatique qui s’est rapidement internationalisé. À cet égard, il faut souligner le rôle déterminant que jouent les municipalités dans cette œuvre de pacification générale portée par le souverain, bien que celles-ci aient fortement tendance à la concevoir et à la réaliser en fonction de considérations locales et non à l’échelle générale, ce qui explique « la polymorphie de ces logiques de coexistence » confessionnelle, ainsi que certains décalages ou tiraillements, qu’il ne faut cependant pas exagérer, entre les deux parties. Car celles-ci se rejoignent complètement dans la promotion du bien commun, dont elles se posent comme les garantes, chacune à leur niveau en tant qu’instruments d’une indispensable régulation sociale69.

68 Christin, La paix de religion, op. cit., p. 80. 69 D. Do Paço, M. Monge et L. Tatarenko (éd.), Des religions dans la ville, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 17 ; Roberts, Peace and Authority, op. cit., p. 123 sq ; B. Dumons et B. Hours (éd.), Ville et religion en Europe du xvie siècle au xxe siècle, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2010, p. 7, 12-13.

Partie II

Les Croÿ chefs de parti dans les guerres civiles et religieuses en Europe

O dile Jur b ert  

Élever sa maison et s’engager pour la cause réformée Approches nouvelles sur Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539–1567)

Le « prince Portien estant à Paris devint malade d’une chaulde maladie […] et morut au grand regret des huguenotz, car c’estoit des plus opiniastres et pertinax herectique huguenot qui feust en la France, et des plus barbares contre l’Église apostolicque, catholicque et romaine, et des plus seditieux qui fussent entre eux. Les catholicques ne furent maris de sa mort1 ». Ainsi s’exprime Claude Haton, curé de Provins en 1567, opinion qui préfigure le souvenir durablement laissé en Champagne par Antoine de Croÿ. Il le fait en écho à une déclaration similaire d’un curé parisien : « Le 4e ou le 5e de may morut le prince Portien, lequel estoit huguenotz, jeune homme de grandes et folles entreprinses ; le peuple de Paris, et crois de toute la France, ne furent point marry de sa mort2 ». Les historiens locaux qui reprennent jusqu’à aujourd’hui les vieux thèmes de la légende noire de « missionnaire pistolique », de destructeur d’églises et de persécuteur de la foi catholique, dressent de lui le portrait très négatif d’un homme ayant causé beaucoup de « maulx » au pays3. Du côté protestant, le prince, décrit comme le plus courageux et le plus instruit de tous selon Bèze4, est doté d’une longue notice dans La France protestante

1 Mémoires de Claude Haton, II (1566-1572), éd. L. Bourquin, Paris, CTHS, 2003, p. 60. Il est difficile d’en préciser la date de rédaction mais les deux premiers livres semblent remonter au règne de Charles IX. 2 Jehan de La Fosse , Les « Mémoires » d’un curé de Paris (1557-1590) au temps des guerres de religion, éd. M. Venard, Genève, Droz, 2004, p. 70. 3 É. Henry, La Réforme et la Ligue en Champagne et à Reims, Saint-Nicolas, imprimerie Prosper Trenel, 1867, p. 23-27 ; J. Jailliot, « Le protestantisme dans le Rethélois et l’Argonne jusqu’à la révocation de l’Édit de Nantes », Revue d’Ardenne et d’Argonne, 11 (1903-1904), p. 37-39 ; J.-B. Lépine, Histoire de la ville de Rocroi depuis son origine jusqu’en 1850 (…), Rethel, l’auteur, 1860, p. 294-299 ; J.-B. Lépine, Monographie de l’ancien marquisat de Montcornet en Ardennes (…), Charleville, Letellier-Reims, Matot-Braine, 1862, p. 122. 4 Correspondance de Théodore de Bèze, éd. H. Aubert, H. Meylan, A. Dufour et A. De Henseler, 40 vol. à ce jour VIII (1601-1602), 1976, p. 127 : « quo vix quenquam fortiorem et instructiorem habuerunt nostri ».

Odile Jurbert • Conservateur honoraire du patrimoine Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 127-153.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120965

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des Haag5 et a fait l’objet en 1869 d’un début de biographie très hagiographique par Jean Delaborde6. Mais Antoine de Croÿ reste un prince sans visage connu et sa tombe disparaît dès le xviie siècle7. S’il est cité à plusieurs reprises dans un ouvrage récent sur le parti huguenot par Hugues Daussy, il ne bénéficie pas encore de véritable étude scientifique, alors que sa personnalité le mériterait amplement8. Exploitant des sources d’archives variées, souvent inédites, ce chapitre tente de dresser le portrait biographique d’un aristocrate à stature européenne, issu d’un grand lignage, devenu prince, et mort trop jeune. Pour ce faire, après avoir décrit ses origines familiales, son entourage et sa personnalité, il s’attachera à la création et à l’extension de sa principauté en lien avec son mariage avec Catherine de Clèves avant d’examiner l’engagement militaire et religieux du prince au service de ses convictions réformées, dans un contexte très marqué par la frontière, qu’elle soit politique, juridique ou religieuse. Famille et réseaux : les voies de la conversion au protestantisme ? Né sans doute en 15399, Antoine de Croÿ est le fils unique de Charles de Croÿ et de sa seconde épouse, Françoise d’Amboise. Charles de Croÿ descend en ligne directe d’Antoine « le Grand », son arrière-arrière-grand-père, premier du lignage à détenir le Porcien et Montcornet, grand seigneur partagé entre

5 E. et É. Haag, « Croÿ (Antoine de) », La France protestante, 2e édition, IV, Paris, Fischbacher, 1884, col. 923-927. 6 J. Delaborde, « Antoine de Croÿ, prince de Porcien », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 18 (1869), p. 2-26, p. 124-137 et p. 513-519. Il faut attendre le début du xxie siècle pour voir apparaître une vision renouvelée : P. Sabourin, « Antoine II de Croÿ, un prince ardennais calviniste : quelques éléments de biographie », Terres ardennaises, 93 (2005), p. 65-70 ; et comme résultat du colloque à Montcornet, T. Pascucci, « Basculement confessionnel et engagement politique au début des guerres de Religion : le cas d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien », Revue historique, 687 : 3 (2018), p. 593-620. 7 Les recherches n’ont pas permis de trouver trace d’un portrait authentique du prince à la Bibliothèque nationale, au Louvre et au musée Condé de Chantilly, alors que ceux de Catherine de Clèves sont nombreux de l’enfance à l’âge mûr. Faut-il mettre en cause un moindre niveau social ? Ou envisager une grande répugnance envers l’image comme chez les réformés de l’Empire et des Provinces-Unies, cf. N. Ghermani, « Une difficile représentation ? Les portraits de princes calvinistes dans l’Empire allemand à la fin du xvie siècle », Revue historique, 635 (2005), p. 561-591 ? La seule représentation connue est celle réalisée après sa mort par Jacques De Bie dans une série familiale à la gloire des Croÿ qui, loin de condamner à la damnatio memoriae le prince calviniste, célèbre en lui le créateur de « la principaulté de Porcean » reprise à sa mort par son cousin, duc d’A arschot (et reproduite dans l’introduction de ce volume comme fig. 1.1 et 1.2). Et son cercueil de plomb sert à confectionner des balles lors du siège de son château en 1617, cf. Chronique de Jean Taté, greffier de l’hôtel de ville de Château-Porcien (1677-1748), éd. H. Jadart, Reims, Michaud-Paris, Picard, 1890, p. 127. 8 H. Daussy, Le parti huguenot. Chronique d’une désillusion (1557-1572), Genève, Droz, 2015. 9 Paris, Archives Nationales (AN), Minutier Central, étude III 20 et Y 86 fol. 98 : donation que lui accorde son père de ses droits dans la succession de Guillaume de Croÿ, seigneur de Chièvres le 10 janvier 1539 [1540] ; Paris, Bibliothèque Nationale de France (BnF), ms. fr. 16 875, fol. 94 : l’enfant aurait été « lors seullement aagé d’un an » en 1540 selon le duc d’A arschot dans le procès de succession du prince en 1572.

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Fig. 6.1  Généalogie simplifiée des Croÿ

France et Bourgogne, clivage durable dans la famille prise par la suite dans les conflits entre la France, l’Empire, la Lorraine et les anciens Pays-Bas. Si elle est riche d’enfants, la famille cumule aussi charges et dettes10. Orphelin très jeune, Charles de Croÿ est pris en charge comme ses sept frères et sœurs par son oncle, le puissant seigneur de Chièvres, régnicole, chef du parti francophile à la Cour impériale, qui mène une politique d’accroissement de ses terres dans le royaume. Il fait étudier son neveu à Paris et lui lègue par testament une partie de ses biens, mais avantage surtout son frère aîné Philippe. Lésé par ce dernier dans la succession de leurs parents et exploitant les deux versions du testament de Chièvres, Charles qui a fait le choix de la France finit par obtenir un nouveau partage familial qui lui accorde le comté de Seninghem et la baronnie de Montcornet (mais pas le Porcien), de façon à faciliter son mariage avec Renée de La Marck11, apparentée aux seigneurs de Sedan12. Conseillé par le jurisconsulte protestant Du Moulin13, familier des Grands et des Nevers en particulier, et soutenu aussi par le Parlement de Paris, trop heureux de contrer des décisions prises en terres d’Empire et de maintenir en mains françaises des terres stratégiques,

10 Sur tous les points de ce paragraphe, voir les pièces de procédure du ce procès : BnF, ms. fr. 16 875, fol. 94 et 104-163, et coll. Dupuy 481 fol. 72-99, notamment fol. 83v°-84 (dettes, études à Paris) et fol. 88v°-89 (mariage, valeur des comtés de Seninghem et Montcornet) ainsi que V. Soen, « The Chièvres Legacy, the Croÿ Family and Litigation in Paris. Dynastic Identities between the Low Countries and France (1519-1559) », in L. Geevers et M. Marini (éd.), Dynastic Identity in Early Modern Europe : Rulers, Aristocrats and the Formation of Identities, Ashgate, Farnham, 2015, p. 87-102. 11 BnF, ms. fr. 4330, fol. 57 : contrat de mariage du 13 mai 1529. 12 A. Behr, « La seigneurie souveraine de Sedan : un simultaneum entre deux mondes (1580-1630) », dans le présent volume, p. 69-85. 13 Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 3.

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Charles de Croÿ obtient en 1549 le Porcien, Montcornet et d’autres terres, arrêt annonciateur de nouvelles procédures liées à la succession de Germaine de Foix, nièce de Louis XII et veuve de Ferdinand d’Aragon. Ceci ne se passe pas sans contestation de ses parents de la branche aînée, guerre de succession qui durera près de cent ans. Le père d’Antoine de Croÿ bénéficie aussi pour ce faire du soutien de lointains parents auxquels il marque un respect déférent, les Guise alors tout puissants à la Cour et dans la région où ils cumulent pouvoir temporel et spirituel avec, depuis 1538, l’archevêché de Reims en la personne de Charles de Lorraine, le futur cardinal14. Sa mère, Françoise d’Amboise15 dont le père, veuf d’une La Marck, mourut à Marignan, avait elle-même épousé en premières noces René de Clermont, d’une famille de noblesse militaire comme elle. Elle en avait eu quatre enfants dont deux fils, tous deux prénommés Antoine. Veuve à deux reprises, Françoise d’Amboise est une femme de tête, soucieuse des intérêts de sa maison. « Toujours après la solicitude de [ses] affaires16  » malgré une santé fragile17, elle suit à la fois la bonne marche des procès et des domaines qu’elle cherche à arrondir, consulte le Parlement et le président Séguier, si bien que le roi incite Croÿ à profiter de ses conseils18. Elle maintient les liens avec la branche aînée des Croÿ19, et rend ainsi visite à Vincennes à son neveu Philippe20, troisième duc d’A arschot, prisonnier de guerre, dont l’évasion lui vaudra en 1556, à l’instigation du connétable de Montmorency et malgré son innocence, emprisonnement et procès criminel au cours duquel elle reçoit assistance du cardinal de Lorraine21. Elle s’entremet auprès du duc de Nevers pour obtenir du roi de Navarre « l’ordre et cinquante homme d’arme » pour son fils Antoine22.

14 BnF, coll. Clairambault 342, fol. 136 : lettre au duc d’Aumale le 22 mai 1549, et coll. Clairambault 347, fol. 93 : lettre au duc de Guise le 3 septembre 1533 ; BnF, coll. Dupuy 481, fol. 89v° et 95 : le duc de Guise est partie au procès ; BnF, coll. Clairambault 344, fol. 228 : son neveu Philippe de Croÿ, troisième duc d’A arschot recherche également l’appui du duc pour identifier et punir le meurtrier de son frère Charles en 1551. Voir aussi Pascucci, « Basculement confessionnel », op. cit., p. 598-599. 15 Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 3 et 9. L’aîné, Antoine de Clermont dit Bussy, marquis de Reynel, lui aussi protestant, assistera son demi-frère Croÿ dans ses entreprises. 16 BnF, ms. fr. 3196, fol. 60 où elle évoque aussi bien le procès avec le duc d’A arschot que le vol par un Choiseul d’une « aire d’oiseaulx des boys de Trampot » en Champagne. Voir aussi ibid. les lettres à son fils Antoine, fol. 60, 62 et 64 (18 juin, 5 juillet et 9 juillet 1564). 17 Joannis Calvini opera quae supersunt omnia…, éd. G. Baum, E. Cunitz et E. Reuss, XX : Epistolae, Brunswick, A. Schwetsche, 1879, p. 140-141, lettre 4013 du 28 août 1563 : Calvin la décrit « fort debille et affligée de beaucoup de maladies » ; BnF, ms. fr. 3196, fol. 60 : elle avoue le 18 juin 1564 sa crainte « de tomber en quelque grand maladie ». 18 BnF, ms. fr. 3196, fol. 74 (6 janvier 1566 ?). 19 BnF, ms. fr. 3212, fol. 67 (27 janvier 1560) : lettre de Guillaume de Croÿ à sa « bonne tante ». 20 Cf. G. Janssens, « Un noble ambitieux entre guerre et paix pendant la Révolte des anciens Pays-Bas : Philippe de Croÿ, troisième duc d’A arschot (1565-1577) », dans le présent volume, 155-172. 21 Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 4-10 et G. Baum et E. Cunitz (éd.), Histoire ecclésiastique des Églises réformées au royaume de France, Paris, Fischbacher, 1883, I, p. 121, 126 et 145. 22 BnF, ms. fr. 3196, fol. 110 (15 septembre 1561) : le fils en question, non nommé, est manifestement le prince de Porcien, au lendemain de son mariage avec la jeune Clèves.

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Fils unique de ce second mariage des deux côtés, Antoine constitue l’espoir de la famille, comme en témoignent son prénom faisant écho à Antoine le « Grand », fondateur de la fortune de la maison, mais aussi la politique mise en œuvre par ses parents à sa naissance. Émancipé au berceau par son père23, doté d’un curateur, Jean de Saint-Mesloir, avocat au Parlement24, l’enfant se voit transmettre par son père en janvier 154025, pour lui et sa lignée, tous les droits lui venant du seigneur de Chièvres. Le 9 mars suivant, sa mère confirme les clauses de son contrat de mariage26 accordant à son mari l’usufruit de la baronnie de Reynel et le don de cette terre à leur premier fils, sans partage avec les fils du premier lit. Françoise d’Amboise récidive en 1553 en donnant en propre à son fils, du vivant de son mari, Reynel ainsi que la quasi-totalité de la baronnie de Lafauche et trois seigneuries de Champagne27, le tout sous réserve d’usufruit, avec obligation de racheter une rente grevant la terre de Choiseul et des biens vendus à clause de réméré. S’agit-il simplement de restaurer l’intégrité des domaines ? Ou faut-il plutôt y voir un grand dessein ? Quoi qu’il en soit, le jeune Antoine dispose dès son plus jeune âge d’une assise foncière solide. À elle seule, la baronnie de Montcornet avec ses 35 villages et plus de 2 000 arpents de bois, assure 7 à 8 000 livres de rente28. Comme d’autres enfants nobles, Antoine de Croÿ reçoit une excellente éducation d’un précepteur champenois29, frère d’un secrétaire du comte de La Rochefoucauld selon Delaborde. Jeune homme doué, il est d’après Brantôme30 un seigneur « d’une belle et claire réputation, estant de bonne part, de bonne race, brave, vaillant, généreux, adroict et très accomply en tout », qualités

23 Évoqué dans la donation de janvier 1539 ancien style, l’acte d’émancipation qui aurait pu en préciser le contexte, n’a pas été retrouvé dans le fonds des AN, étude III 16 à 18, avril-décembre 1539. Il figure peut-être parmi les minutes du 2 novembre 1539 au 16 mars 1540 (AN, étude III 19), incommunicables en raison de leur très mauvais état, à moins qu’il ait été passé en Champagne. 24 AN, étude III 20 et Y 86, fol. 98 ; BnF, ms. fr. 3196, fol. 60 : procès contre le duc d’A arschot en 1564 ; AN, X1A 8626, fol. 134 : accord de partage de Catherine de Clèves avec ses sœurs en 1566, et AN, Y 106, fol. 466v° : donation de 1000 écus d’or le 19 mars 1566 à Jean de Saint-Mesloir en récompense de l’assistance prêtée au prince à cette occasion. 25 AN, étude III 20 et Y 86, fol. 98 : droits à partager avec d’éventuels autres enfants du couple. 26 AN, ibid. et Y 86 fol. 156-158. En cas de décès d’Antoine, la baronnie devrait passer au premier fils puîné. 27 BnF, ms. fr 4788, fol. 80-91 : seigneuries d’Orquevaux, de Maurupt et de Pargny-sur-Saulx ; L. Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvie et xviie siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 78-79, 81-82, 163 et 174 : Antoine qui réside à Reynel, est assisté de son tuteur, Africain de Mailly, seigneur de Villers-les-Pots, d’une famille bourguignonne en voie d’intégration à la noblesse seconde. 28 BnF, ms. Dupuy 849, fol. 2 : estimation des officiers du roi à la fin du xvie siècle pour une période antérieure. 29 Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 4. L’absence de prénom ne permet pas de vérifier s’il s’agit bien d’un frère aîné de Jean de Mergey. Sur ce dernier, protestant, « Mémoires du sieur Jean de Mergey, gentilhomme champenois, xvie siècle », Collection universelle des mémoires particuliers relatifs à l’histoire de France, XLI, Londres, 1788, p. 11-133. 30 Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 130.

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Philippeville Fort de Charlemont Hierges Mariembourg

Archebruyère

Revin

Linchamps

Croÿville Rocroi BARONNIE DE MONTCORNET Bourg-Fidèle MaubertFontaine Charlebourg Montcornet

TERRE SOUVERAINE DE CHATEAU-REGNAULT

Charleville Mézières

N

0

ChâteauRegnault

5

10

PRINCIPAUTE DE SEDAN

Bourg d’Arschot

Me use

PAYS-BAS ESPAGNOLS

PRINCIPAUTE D’ARCHES Village fondé au XVIe siècle Place forte frontalière

ROYAUME DE FRANCE

Sedan

Fig. 6.2  La baronnie de Montcornet, les terres voisines et la frontière de France (situation après la fondation de Charleville en 1606). © Carte dressée par Odile Jurbert, Yves Junot et Florian Mariage.

éminemment aristocratiques que lui reconnaissent aussi d’autres contemporains31. C’est un sportif, amateur de jeu de paume32, bon cavalier33, possesseur d’une meute réputée que lui envie son cousin Croÿ34, passionné de chasse (aux oiseaux de proie, aux chiens courants, à l’arquebuse…)35 comme le veut la tradition nobiliaire, et n’hésitant pas à s’y adonner à l’occasion dans les forêts du roi36.

31 Les mémoires de messire Michel de Castelnau, éd. J. Le Laboureur, I, Bruxelles, Jean Léonard, 1731, p. 381 : « un des plus vaillans de son tems » ; BnF, ms. fr. 3196, fol. 44 : l’électeur Frédéric III du Palatinat lui témoigne dans une lettre du 26 janvier 1564 son souhait de le rencontrer « pour amour de [ses] singulières vertus et prouesses » manifestées lors des récents « troubles ». 32 BnF, ms. fr. 3196, fol. 38 : il envoie des « battoires et pelottes » à son cousin Philippe qui l’en remercie le 11 novembre 1563. 33 H. P. de Villiers, Le trophée d’Anthoine de Croy, prince de Portian…, Paris, Robert Estienne, 1567 (publié aussi à Lyon) : témoignage de ses chevauchées dans le royaume et de sa capacité à maîtriser un cheval emballé. 34 BnF, ms. fr. 3196, fol. 38 : lettres de Philippe III lui demandant le don d’une « laiche » de sa meute de « bons lévriers », et ms. fr. 4682, fol. 43 : remerciement de sa « levrière » le 28 janvier 1563. Selon le Trophée, ses « fidèles chiens […] à luy tant aggreables » auraient hurlé toute la nuit de sa mort. 35 BnF, ms. fr. 4682, fol. 43 et 45 : sollicitation de son cousin Philippe pour obtenir « gerfaux et faucons », ms. fr. 3196, fol. 52 et ms. fr. 3196, fol. 32 : invitation à la chasse, occasion de discussions politiques, respectivement par Condé lors de la maladie de sa femme et par le comte palatin Johann Casimir. 36 BnF, ms. fr. 3196, fol. 75 : le duc de Bouillon le prie en mai 1566 de s’abstenir désormais de cette pratique qui est exploitée par ses ennemis auprès du roi.

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Issu d’une famille reconnue, se partageant entre la Cour, son hôtel parisien et ses terres37, parcourant le nord du royaume, Antoine de Croÿ dispose d’un vaste réseau de relations. Il suit ainsi l’exemple de son père, gentilhomme de la chambre du roi, et de sa mère, tous deux familiers de la Cour. A cette proximité avec le souverain, ils joignent du fait de leurs possessions de Champagne une puissance foncière et économique non négligeable (greniers à sel de Château-Porcien et de Cormicy) où les châteaux jouent plus qu’un rôle symbolique38 ; leurs terres de Reynel sont proches de Joinville et de leurs puissants détenteurs, les Guise, tandis que Château-Porcien et Montcornet les font voisiner avec les Clèves, comtes de Rethel et gouverneurs de Champagne39. Le prince qui fréquente la Cour depuis son jeune âge, voit ses liens personnels avec le roi renforcés40 par son mariage avec la jeune Clèves, filleule de Catherine de Médicis, sans compter ceux avec les Condé, bien possessionnés en Brie toute proche et en Picardie. Il entretient aussi des relations cordiales avec ses parents catholiques, comme le cardinal de Bourbon41, le duc de Montpensier42 (tous deux témoins à son contrat de mariage), son cousin et chef de la maison, Philippe de Croÿ43 (malgré leurs procès), comme avec les Montmorency44 ou le milieu parlementaire (comme Séguier et Lamoignon, qui, consultés par Françoise d’Amboise, suivent attentivement toutes les affaires d’endettement et de succession des Clèves). Il faudrait observer toutefois que ce bel édifice semble renfermer bien des lignes de fracture, en particulier en ce qui concerne la gestion des domaines et le poids des dettes qui grèvent tant les biens des Clèves que ceux des Croÿ : 77 000 livres

37 BnF, ms. fr. 16 875, fol. 102 : le duc d’A arschot, partie certes intéressée, se plaît à souligner que le prince ne résidait guère à Château-Porcien et à Montcornet mais que « quant il n’estoit pas à la Court, il sesjournoit plus souvent à Paris ou à Reynel ou à La Faulche ou au conté d’Eu ». 38 BnF, coll. Dupuy 481, fol. 89 : Montcornet est déjà un « gros et fort chasteaul muny et équippé de munitions » ; Bourquin, Noblesse seconde, op. cit., p. 102 : Lafauche constitue en 1579 « l’une des plus solides places fortes du Bassigny » que le roi fait occuper, par crainte de la voir appuyer la cause réformée ; Service historique de la Défense à Vincennes, 1 VH 2222 et 2233 : plans dressés au xviiie siècle des châteaux médiévaux de Château-Porcien et de Montcornet que complètent les représentations dans les Albums de Croÿ qui figurent sur planche 2 et 3 et dans l’introduction de ce présent volume, « Au-delà de Château-Porcien et Montcornet : les laboratoires de définition de la noblesse et de la religion aux frontières de France, de Lorraine et des Pays-Bas (xvie-xviie siècle) », p. 23-51. 39 François Ier de Clèves (1545-1562) puis brièvement son fils François II, avant Henri de Guise en 1563. 40 BnF, ms. fr. 3196, fol. 43 et 74 : lettres de Charles IX l’invitant à la cour à Moulins en 1563 et en 1565 et correspondance relative au retour des reîtres dans l’Empire. Il figure dans la liste des gentilshommes pensionnés par François II à 1200 livres de gages en 1559-1560, puis sous Charles IX dans celle de ceux attendant une vacance, BnF, ms. Clairambault 836, fol. 2837 et 2905. 41 BnF, ms. fr. 3196, fol. 55 : lettre du cardinal le 29 avril 1564. 42 BnF, ms. fr. 3196, fol. 31 : lettre du duc le 29 août 1563. 43 BnF, ms. fr. 3196, fol. 34-40 et 56 (1563-1564) et ms. fr. 4682, fol. 43-45 (1563) : lettres du duc sur toutes sortes de sujets. 44 BnF, ms. fr. 3212, fol. 81 et ms. fr. 3196, fol. 53 et 58 : lettres du connétable et de son fils François en 1563 et 1564, malgré leur ancienne inimitié. Le connétable Anne de Montmorency reste par ailleurs proche parent des Châtillon-Coligny, fils de sa sœur Louise, et ses fils François et Henri témoigneront toujours une vive sympathie pour leurs cousins.

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de dettes à la mort d’Henri de Croÿ en 1514, 400 000 livres à celle du prince Porcien selon le duc d’A arschot45. C’est dans le monde protestant que le prince tisse les liens les plus nombreux et les plus étroits. Sa mère Françoise d’Amboise, comme nombre de dames de haut lignage, penche très tôt pour les idées de la Réforme à laquelle elle adhère sans doute vers 1557-1558, peu après son emprisonnement46. Profitant de l’assouplissement des mesures anti-protestantes, elle n’hésite pas à organiser, fin 1561, un grand prêche dans son hôtel du faubourg Saint-Germain, acte de courage sous haute protection47. En lien avec les réformateurs de Genève qui interviennent en son nom pour obtenir le retour en France d’un pasteur exilé à Marbourg48, elle reçoit de Calvin en 1563 un message courtois49 tandis que Bèze adresse, à sa mort en 1566, une lettre de condoléances au prince de Porcien50. La date d’adhésion d’Antoine de Croÿ au calvinisme reste inconnue. Faut-il croire à une conversion dans les derniers mois de 1559 au vu de l’engagement de sa mère à laquelle il est très attaché et du fait qu’il s’affiche dès l’été aux côtés de Condé et de Coligny, déjà protestants51 ? S’il ne s’agit pas d’une simple « ligue » avec les princes à la mort de Henri II52, il ferait preuve ainsi d’une conversion précoce, avant son frère Clermont53 et en 1562 Henri-Robert de La Marck, duc de Bouillon et seigneur souverain de Sedan. Malgré sa fougue, le jeune prince, 45 BnF, coll. Dupuy 481, fol. 84 et ms. fr. 16 875, fol. 96. 46 Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 12-14 et Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 68-70. 47 Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 269-270. L’édit de novembre 1559 prévoit la peine de mort pour la participation à de telles assemblées. Il resterait à vérifier si la comtesse mène une action similaire dans ses terres de Champagne, comme le font peu après des femmes nobles aux Pays-Bas espagnols, s’appuyant sur leurs seigneuries et leurs privilèges : voir N. Valkeneers et V. Soen, « Praet, Bronkhorst en Boetzelaer. Adellijke weduwes in de bres voor het calvinisme tijdens en na de Beeldenstorm (1566-1567) », Handelingen van de Koninklijke Zuid-Nederlandse Maatschappij voor Taal-en Letterkunde en Geschiedenis, 69 (2015), p. 265-284. 48 Correspondance de Théodore de Bèze, op. cit., IV, p. 45 : lettre du landgrave Guillaume de Hesse accordant en octobre 1562 à Bèze, à la prière des Églises de France et de Françoise d’Amboise, le retour du pasteur Jean Garnier, titulaire de la chaire de théologie. 49 Joannis Calvini opera, op. cit., p. 140-141 : lettre 4013 du 28 août l’exhortant à la constance dans la foi évangélique. 50 Correspondance de Théodore de Bèze, op. cit., VII, 1973, p. 68-69 : lettre 459 du 3 avril 1566 ; BnF, ms. fr. 4791, fol. 61-76 : testament de Françoise d’Amboise en décembre 1565. 51 Pascucci, « Basculement confessionnel », op. cit., p. 596-597 ; Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 14, s’appuyant sur Castelnau pour qui les protestants « avoient aussi le Prince de Portian, et quelques autres Seigneurs et Gentils-hommes qui commençoient à adhérer à cette Religion, et sur tous Loüis de Bourbon Prince de Condé » mais qui ne dit rien du prince avant son entrée à Orléans, Les mémoires de messire Michel de Castelnau…, op. cit., p. 12-13 et 87-88. Il est difficile de croire que le prince puisse favoriser les réformés normands dès 1559 car, à cette époque, il ne détient pas Eu et n’a pas encore créé son prêche de Roumare, cf. R. Garreta, « Notes concernant l’histoire de la Réforme dans le pays de Bray (Normandie) », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 59 (1910), p. 134. 52 Davila, Histoire des guerres civiles, op. cit., p. 22 et La France protestante, op. cit., col. 923. 53 Sur son frère aîné qu’il entraîne, voir Les mémoires de messire Michel de Castelnau, op. cit., II, p 486-490, Histoire ecclésiastique, op. cit., I, p. 749 et II, p. 317-319 et La France protestante, op. cit., col. 439-440. Antoine de Clermont-Bussy, marquis de Reynel, sera tué à la Saint-Barthélemy par son cousin, (l’autre) Bussy.

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très lié à Coligny, opte pour la modération et refuse le recours aux armes54. Mais contrairement au duc de Bouillon qui se tient à l’écart, il devient dès le printemps 1561 où il s’affirme protestant, un des principaux chefs huguenots et il s’engage militairement après Wassy, en prenant toujours soin de souligner sa fidélité au roi55. Antoine de Croÿ est ainsi en contact étroit avec les trois frères Châtillon et Charlotte de Laval, première épouse de l’amiral56, le prince de Condé et sa femme Eléonore de Roye57, Madeleine de Mailly, mère de cette dernière et sœur utérine des Châtillon-Coligny58, et Jeanne d’Albret, reine de Navarre et belle-sœur de Condé59, auxquels le rattachent estime et affection réciproques. Comme sa mère, il est en relation avec Calvin60 et surtout avec Bèze qu’il escorte dans son voyage vers le Saint-Empire61 et avec lequel il correspond62, ainsi qu’avec Genève63. Il peut compter sur le soutien du duc de Bouillon64. Et il dispose en Champagne d’un réseau65, encore difficile à cerner, lui permettant d’avoir des informateurs auprès du duc de Guise, gouverneur de la province et de mobiliser

54 Davila, Histoire des guerres, op. cit., p. 22-23 ; Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 19-23 et 525 ; Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 106-111 et 208-213. 55 BnF, 8° Ye 3480 : Le Cantique des fidelles des Églises de France, Lyon, 1563, qui met en scène les chefs réformés affirmant tous leur foi et leur loyauté au roi (clause usuelle), consacre son quatrième dizain au « conte de Senegan » après Condé, Coligny et Andelot. 56 Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 18 ; BnF, ms. fr. 3196, fol. 5, 8, 11, 17-19, 29-30, 48-50, 77 (1er mai 1563-30 mai 1566) et ms. fr. 4682, n° 21, 23-26 (1563), correspondance : Coligny constitue pour lui un modèle vénéré et le lui rend bien. 57 Les mémoires de messire Michel de Castelnau, op. cit., I, p. 381 : Condé « qui l’aimoit fort, l’appelloit son Neveu à cause de Catherine de Cleves » ; BnF, ms. fr. 3196, fol. 14, 21, 47, 52 (25 mai 1563-6 mai 1564) et ms. fr. 4682, fol. 54-55 (31 mai 1563), correspondance. 58 J. Delaborde, « Correspondance de Madeleine de Mailly, comtesse de Roye, avec le duc Christophe de Wurtemberg », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 25 (1876), p. 349-361 et 506-520 : elle est en relation épistolaire avec Calvin et Bèze, et prend une part importante depuis Strasbourg aux négociations avec les princes allemands, notamment le duc de Wurtemberg. 59 BnF, ms. fr. 3196, fol. 76 (28 mai 1566) : la reine de Navarre le met en garde contre les calomnies. 60 Joannis Calvini opera, op. cit., p. 10-12 : lettre 3949 du 8 mai, transmise par un agent du prince. Tout en louant ses « vertus excellentes » et en l’encourageant dans ses entreprises, Calvin remontre au prince que « la crestienté ne se démontre pas uniquement à porter les armes ». 61 Henry, La Réforme, op. cit., p. 23 et Histoire ecclésiastique, op. cit., II, p. 229. 62 Correspondance de Théodore de Bèze, op. cit., 1973, VII, p. 68-70 et 198-199 : lettres de 1566. 63 Registre du consistoire de Genève, LXI, fol. 30v. (30 juillet 1566) : Antoine de Croÿ envoie ainsi un gentilhomme offrir ses bons services aux syndics, les avertir des manœuvres des Guise avec la Savoie et leur demander un ministre pour aller en Flandre. Sa signature figure parmi celles des nobles adhérant au traité d’association que Condé adresse au sénat de Berne en avril 1562 : cf. Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 318-319. 64 BnF, ms. fr. 3196, fol. 58 (3 juin 1564) : François de Montmorency évoque une prochaine rencontre entre Croÿ et La Marck, alors gouverneur de Normandie ; BnF, ms. fr. 3196, fol. 75 (24 mai 1566) : La Marck l’avertit des dangers et prend sa défense auprès de la reine. 65 C’est sans doute en s’appuyant sur ce réseau qu’il peut mobiliser en Champagne après Orléans, cf. Histoire ecclésiastique, op. cit., II, p. 485-486 : 300 cavaliers et 1200 hommes de pied. Dans sa marche vers Strasbourg une centaine de cavaliers (ibid., p. 229) passés à 200 à l’arrivée : Davila, Histoire des guerres civiles, op. cit., p. 116. Quelques capitaines, cités par Bèze (ibid., p. 485) ou dans son testament, sont difficiles à identifier, ainsi le sieur de Semide ou le capitaine La Forge qui pourrait être Maillart de la Forge, de Thin-le-Moûtier non loin de Montcornet.

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des contingents66. Il compte parmi ses proches le picard Feuquières, premier mari de Charlotte Duplessis-Mornay, gratifié de 25 000 écus par le testament du prince qu’il aurait rencontré au siège d’Orléans en 1563 et aurait suivi en Champagne, sans doute à Montcornet où il est attesté67, et son surintendant Pierre d’Origny, aussi doté de 15 000 écus à la mort du prince, vient de Vouziers68. Il doit à son voyage à Strasbourg en 1562 et au juriste François Hotman69 des relations avec la ville alsacienne70. Et il entretient des liens forts d’amitié avec les princes allemands71, l’électeur Frédéric III (1515-1576), premier prince de l’Empire à passer au calvinisme en 1561 et son fils cadet Johann-Casimir (15431592)72, le duc Christophe de Wurtemberg (1515-1568), réformateur de l’Église et de l’État, et son fils aîné Eberhart (1545-1568)73, Philippe Ier landgrave de

66 BnF, ms. fr. 4682, fol. 53 : instruction à Feuquières (31 mai 1563) ; Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 346 : 1000 cavaliers et 2000 fantassins. Malgré tout, comme l’analyse finement Castelnau : « Quant au Prince Porcian, il estoit jeune, prompt, volontaire, et toutefois bien suivy : comme estoient […] plusieurs autres seigneurs ausquels se rallioient de toutes parts, quantité de leurs parens, amis et serviteurs, tant capitaines, soldats qu’artisans, et plusieurs mesme de la Maison du Roy, et de la Cour, ce qui accrût tellement le nombre des Protestans, qu’ils eurent moyen de faire une armée, mais non pas telle que celle des Catholicques, qui avoient le Roy pour eux, et la pluspart des villes », cf. Les mémoires de messire Michel de Castelnau, op. cit., p. 87, ce qui marque bien les limites de l’action du prince et son échec devant Provins et Sainte-Ménehould défendu par son cousin Bussy. L’Histoire ecclésiastique, II, p. 442-443 et 485, souligne aussi que les troupes huguenotes, sorties de Montcornet, ne peuvent se maintenir faute de points d’appui dans un plat pays dominé par les Guise. 67 Les Mémoires de Madame de Mornay, éd. N. Kuperty-Tsur, Paris, Champion, 2010, p. 104 ; BnF, ms. fr. 3212, fol. 130 : lettre du 3 juin 1563, et ms. fr. 4682, fol. 53 : instruction du 31 mai 1563. 68 Charleville-Mézières, Archives Départementales (AD) Ardennes, 8 J 4/27 : testament de Pierre d’Origny, sieur de Sainte-Marie, mort à Sedan en 1587. Il apparaît dans des actes notariés à Paris (AN, étude XIX 239) les 25 mars et 17 avril 1567. 69 R. Dareste, « Dix ans de la vie de François Hotman (1563-1573) », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 35 (1876), p. 529-544 et Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 110-111. Fils d’un conseiller au Parlement de Paris, très tôt protestant, professeur de droit à Strasbourg en 1556, passé au service du roi de Navarre en 1563, Hotman connaît personnellement presque tous les princes allemands et contribue à construire le discours de résistance réformée. Il travaille avec Calvin et Jean Sturm, recteur du Gymnase de Strasbourg, à obtenir l’appui de l’électeur palatin, Frédéric III, contre les Guise. Rentrant en France en 1563 après la paix d’Amboise, il prend en charge le courrier du duc de Wurtemberg qu’il accompagne « jusqu’au château du prince de Portien » (sans doute Château-Porcien) et poursuit sa route vers les Châtillon et Condé avec le frère aîné du prince, bel exemple de réseau international. 70 BnF, ms. fr. 3212, fol. 83 (21 avril 1564) : lettre du prince à Sturm qui s’était porté caution d’un important emprunt en faveur des réformés, le priant d’excuser le retard mis à le rembourser et le priant d’attendre encore un mois ; BnF, ms. fr. 4682, fol. 83 : intervention de la ville auprès de lui en faveur du recteur le 11 juillet 1565. 71 Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 426-431 et 443-448 : ces princes, contactés dès avril 1562 par Condé soucieux d’éviter l’envoi de contingents allemands auprès des catholiques, assisteront financièrement les huguenots français pour la levée de troupes pendant la première guerre de religion, particulièrement le landgrave de Hesse qui déléguera en outre pour les conduire le maréchal de Hesse, chef militaire expérimenté. 72 BnF, ms. fr. 3196, fol. 44 et fol. 32. 73 BnF, ms. fr. 3196, fol. 68 et ms. fr. 3296, fol. 69 : en 1565 ; F. Puaux, « Catalogues de documents concernant l’histoire de la Réforme française conservés aux Archives de Stuttgart », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 22 (1873), p. 326 et 331 : deux lettres du prince adressées au duc en 1563.

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Hesse (1504-1567), un des principaux chefs de la ligue de Smalkalde et son fils Guillaume IV (1532-1592), Guillaume IX, duc de Clèves-Juliers (1516-1592), liens assortis d’échanges croisés de jeunes nobles à former à la langue et aux usages des deux nations74 et de relations avec des officiers75. « Plein de piété et de vaillance, comme il eust bien fait apparoistre davantage si Dieu luy eust donné plus longue vie » selon Bèze76, il témoigne, malgré son jeune âge, de réelles compétences militaires au cours de la première guerre de religion77 où il réussit même, lors de la défaite de Dreux en 1562, à dégager à l’épée et à capturer le connétable de Montmorency qu’il traite de façon che­ valeresque malgré son attitude envers sa mère. Généreux envers ses pairs ou ses serviteurs78, il mène sans doute grand train comme le montrent ses dépenses de bouche79. D’un caractère vif, conscient de son rang et de sa dignité, il n’hésite pas à braver à la Cour en 1559 le fils aîné du connétable de Montmorency80 et à fustiger en octobre 1566 le Parlement de Rouen qui prétend interdire son prêche normand81. Il mobilise en 1563, craignant une entreprise armée d’un

74 BnF, ms. fr. 3196, fol. 45 : l’électeur palatin remercie ainsi le 31 mars 1564 Croÿ de l’envoi de deux « paiges » dont il a confié le second au landgrave de Hesse ; BnF, ms. fr. 4682, fol. 73-75 : Philippe de Hesse mentionne le 24 mars un jeune noble français, Jean de Flavacourt ( ?) passé chez son fils qui s’engage à le « inn allen Ehren unnd Thugenntenn ufferziehen lassen », qui pourrait se rattacher à la famille picarde de Fouilleuse, catholique et en lien avec les d’Estrées, à moins qu’il ne se rattache aux Bécu de Flaucourt, attestés à Braux dans les terres de Château-Regnault ; BnF, ms. fr. 4682, fol. 81 : le duc de Juliers, plus explicite, adresse au prince en 1565 « Wolter de Recque […] pour apprendre la langue et les bonnes meurs franchoises » en sa maison. 75 AN, étude XIX 306 : le prince se porte ainsi caution en janvier 1565 [1566] pour 1 000 écus d’or envers un « cappitaine allement ». 76 Histoire ecclésiastique, op. cit., II, 1884, p. 485. 77 Histoire ecclésiastique, op. cit., II, p. 133-419 ; Davila, Histoire des guerres civiles de France, I, Paris, Pierre Rocolet, 1657, p. 116-132 ; Henry, La Réforme, op. cit., p. 23-27 ; G. Le Hardy, Histoire du protestantisme en Normandie depuis son origine jusqu’à la publication de l’édit de Nantes, Caen, Le GostClérisse, 1869, p. 157-179 : rôle pendant la première guerre de religion (chevauchée vers Strasbourg, marche sur Paris avec Condé, bataille de Dreux, campagne de Normandie) ; Correspondance de Théodore de Bèze, op. cit., V, Genève, Droz, 1968, p. 184-185 : lettre du 5 octobre 1562 où Bèze met en cause sa précipitation (sua festinatione) qui, faute d’argent (neque vel teruntium habet), compromet les opérations en Champagne. 78 BnF, ms. fr. 3196, fol. 66 : « le beau présent » envoyé en 1565 à l’électeur palatin Frédéric III ; BnF, ms. fr. 3196, fol. 24 : deux pistoles adressées à un « tresaffectionné serviteur » de son père en 1563 ; AN, étude XIX 239, fol. 214 : promesse de cent écus d’or au mariage d’un gentilhomme de sa maison en 1567 ; voir mon « Édition du contrat de mariage d’Antoine de Croÿ et de Catherine de Clèves (4 octobre 1560) et testament d’Antoine de Croÿ (28 avril 1567) » en annexe de ce volume, p. 369-382. 79 AN, étude XIX 235, fol. 81-84 : le contrat détaillé, passé le 13 janvier 1566 avec deux marchands vivandiers de Paris pour la fourniture de viande et de poisson, ne permet pas malheureusement de mesurer au vrai le train de vie du prince. 80 Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 15-16 : présent à la Cour lors des festivités qui suivent la paix du Cateau-Cambrésis (mars-avril 1559), Antoine refuse de suivre les consignes du jeune Montmorency et, après s’être fait « rudement » repousser par lui, montre « mine altière et menaçante ». L’altercation divise la Cour et remonte jusqu’au roi qui rappelle à l’ordre les deux jeunes gens. Le différend n’est pas encore « vuidé » en juin suivant : BnF, ms. fr. 3197, fol. 30. 81 Sur l’entrevue manifestement violente, voir la vision catholique : A. P. Floquet, Histoire du Parlement de Normandie, Rouen, Édouard Frère, 1841, III, p. 27-29.

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seigneur catholique, amenant le roi à calmer les deux protagonistes82. Un conflit qui reste mystérieux l’oppose en 1566 à un gentilhomme de sa suite, apprécié de sa mère83, qui quitte son service et sollicite Bèze mais ce dernier refuse sa médiation84. Comme avant lui son père, il est pris très jeune et jusqu’à sa mort dans les procès avec les Nevers et les Croÿ, et – négligence, manque de temps ou attention portée à d’autres sujets – il ne semble pas leur consacrer autant de soins que le souhaiterait sa mère85. Du beau mariage à la constitution d’une grande principauté C’est dans un contexte de troubles en Languedoc et à Lyon et de suspicion lourde contre Condé qu’est conclu en octobre 1560 le contrat de mariage d’Antoine de Croÿ avec Catherine de Clèves, d’une prestigieuse maison et « l’une des plus honnestes, sages et vertueuses filles de la France » selon Brantôme86. Preuve de l’importance de l’union projetée, le contrat dont il existe de nombreuses copies anciennes, est passé au château de Saint-Germain-en-Laye, en présence du roi (après avis de son conseil), de la reine mère, de trois cardinaux (Bourbon, Lorraine et Guise), d’Antoinette de Bourbon, duchesse douairière de Guise, chargée de la jeune Catherine à la mort de sa mère, et de princes du sang87. La jeune épouse est une fille cadette de François de Nevers, pair de France, gouverneur de Champagne où il détient le comté de Rethel, les terres souveraines d’Arches et de Château-Regnault sur la frontière, à proximité des terres de Sedan pas encore protestantes, de la baronnie de Rumigny aux mains des Guise et des possessions de son futur gendre, puissante montante de la région. L’omniprésence des Guise peut faire s’interroger sur une possible tentative de leur part de ramener le jeune Antoine dans leur parti en le détachant des princes de Bourbon auxquels il s’est lié. Comme le montre le très jeune âge de Catherine, mariée avant sa sœur aînée, à douze ans selon le contrat88, alors que ses sœurs convolent à vingt-deux et dix-neuf ans89, il s’agit d’un mariage arrangé destiné à éteindre le procès qui oppose les deux maisons pour le comté de Beaufort dans la succession de Germaine de Foix, racheté et légué par Chièvres90. Ceci n’interdira

82 BnF, ms. fr. 3196, fol. 42 : lettre de Charles IX le 24 novembre. Michel de Boissieu, sieur de Pavant, se signale lors de la première guerre de religion par l’incendie d’un bourg près de Corbeil et ses persécutions des protestants de Brie : Histoire ecclésiastique…, op. cit., II, p. 447-448. 83 BnF, ms. fr. 3196, fol. 64 : lettre à son fils sur Ronchères « honneste gentilhomme » le 9 juillet 1564. 84 Correspondance de Théodore de Bèze, op. cit., 1973, VII, p. 212-213. 85 BnF, ms. fr. 3196, fol. 62 : lettre très ferme de Françoise d’Amboise le 5 juillet 1564. 86 Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 130. 87 AD Yvelines, 3 E 36 /17, registre non folioté. Les copies sont dues à la notoriété des époux, mais aussi sans doute au procès qui suivit la mort du prince Porcien ; voir mon « Édition du contrat», op. cit., en annexe de ce volume, p. 369-382. 88 BnF, ms. fr. 5121, fol. 60 : elle serait née en 1547 à Nevers selon des pièces relatives à la famille ducale. 89 L’aînée, Henriette, née le 31 octobre 1542, épouse le 4 mars 1565 Louis de Gonzague tandis que la dernière, Marie, née en 1553, épouse Henri de Bourbon Condé le 10 août 1572. 90 AN, X 1A 8626, fol. 320 : le procès n’est toujours pas jugé en 1566.

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Fig. 6.3 et 6.4  Portraits d’Antoine de Croÿ et de Catherine de Clèves, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers?, c. 1606-1612]. © Collection privée, photos Yves Junot/Violet Soen.

pas une inclination des deux époux, surtout du prince qui déclare à propos de Catherine dans son testament l’avoir « aymée durant sa vie », constituant « le plus aimé de tous ses biens » selon Castelnau. Que soient en cause l’âge de la future ou la concrétisation du contrat, le mariage tarde à être célébré91. Prévu selon le rite catholique à en croire la clause traditionnelle (si Dieu et nostre mère sainte Église se y accordent) et l’invitation aux noces faite en juillet 1561 par le prince à son grand-oncle Charles de Croÿ, évêque de Tournai92, le mariage a finalement lieu le 7 septembre 1561 à Saint-Germainen-Laye, double mariage d’ailleurs de deux Clèves, le futur François II et sa sœur Catherine93. Faut-il y voir la preuve de convictions encore catholiques du jeune prince ou plutôt son indifférence94 à la forme matérielle de la cérémonie ? À en 91 BnF, ms. fr. 5121, fol. 118 : l’accord conclu le 7 avril 1561 évoque une donation aux « futurs conjoincts pour en jouyr du jour de leurs espousailles ». 92 Archives générales du royaume à Bruxelles, PEA 280, pièce 228 : le prélat, redoutant « inconvénient de maladie » de ce long voyage, sollicite de Marguerite de Parme le 16 juillet le moyen de se libérer de cette obligation. Document signalé par Marjorie Meiss que je remercie. 93 Archives de Saint-Germain-en-Laye, registre BMS GG 5 (1558-1565), consultable sous la cote 1168916 sur le site en ligne des AD Yvelines. Assorti d’une généreuse gratification de quatre écus et quatre cierges au curé. 94 Comme le pense Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 134-135.

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croire l’ambassadeur d’Espagne, l’héritier des Clèves aurait plaidé vainement pour un mariage « à la manière de Genève », se heurtant au refus catégorique de son beau-père, le très catholique duc de Montpensier95. Faut-il attribuer à son alliance avec la maison de Clèves qui penche pour la nouvelle foi, l’adhésion à la Réforme d’Antoine de Croÿ96 ? Faut-il supposer aussi une intervention de Jeanne d’Albret qui élève la jeune Marie de Clèves dans la foi réformée et à qui l’on doit peu après, et non sans scandale, ce qui semble le premier mariage « à la huguenote »97 ? Quoi qu’il en soit, au moment où s’ouvre, à proximité immédiate, le colloque de Poissy le 9 septembre, toute la Cour bruisse des idées réformées, fort en faveur dans l’aristocratie, et le curé de Saint-Germain-en-Laye n’est pas le dernier à souligner le prosélytisme protestant98 qui aurait pu suffire à séduire le jeune Croÿ. Les clauses principales du contrat prévoient la communauté de biens des époux, le versement à la future d’une dot de 90 000 livres tournois (20 000 aux noces et le reste par tranche annuelle), dont seul un tiers entrera dans la communauté tandis qu’Antoine de Croÿ sera tenu d’affecter le solde de 60 000 livres à la constitution de biens propres pour son épouse, ce pour quoi il affecte dès lors sa terre de Longny-au-Perche et les deux tiers des revenus de deux greniers à sel à concurrence de 3 000 livres de rente. Le futur époux constitue en outre un douaire de 5 000 livres de rente assis sur son comté de Porcien et son château, meublé à hauteur de 2 500 livres, nonobstant le douaire de Françoise d’Amboise, avec affectation du douaire coutumier sur les biens Croÿ. La comtesse ratifie les donations des baronnies de Reynel faites précédemment à son fils et le quitte des 20 000 livres qu’elle a déboursées pour le rachat de la rente pesant sur la baronnie de Choiseul. Il est prévu de faire juger au plus vite le procès pendant en Parlement pour le comté de Beaufort ainsi que des compensations à verser aux Nevers en fonction de l’issue relative aux forêts et aux terres contestées, avec affectation aux propres de la future qui devrait aussi bénéficier des terres attribuées à son mari s’il meurt sans enfant. Force est de relever des points que reprendra ultérieurement le duc d’A arschot, chef de la branche aînée, outré de n’avoir pas été convié aux noces, qui souligne diverses causes de nullité dont la minorité du prince, la sortie des biens de la lignée Croÿ contraire à la donation et partage familial de 1540 et de façon générale l’avantage outrancier donné à la maison de Nevers, en la personne de Catherine, au détriment des Croÿ99. 95 Sur les circonstances du double mariage, Pascucci, « Basculement confessionnel », op. cit., p. 600-604. 96 BnF, ms. 5121, fol. 55. Le duc François Ier meurt dans la foi calviniste en 1562 et le contrat de son fils qui s’engage brièvement stipule simplement le 6 septembre un mariage « en face de saincte Église ». 97 Les lettres d’Estienne Pasquier, op. cit., Paris, Abel L’Angelier, 1586, p. 99 : mariage du « jeune Rohan », le 29 septembre 1561, à Argenteuil non loin de Saint-Germain en Laye où séjournait la Cour. Le mariage protestant de Condé en novembre 1565 est encore souligné par un curé de Paris, Jehan de La Fosse, op. cit., p. 63. 98 Archives de Saint-Germain-en-Laye, registre BMS GG 5 : « ledict jour [9 septembre] les prédicans de Genève feirent leurs harengues à Poissy et baillèrent par escript leur confession de foy ». 99 BnF, ms. fr. 16 875, fol. 95-104. Par ailleurs, autorisée en justice malgré le refus de son mari, Catherine de Clèves passe par la suite contrats devant notaires (ainsi AN, étude XIX 304 les 19 et 27 mars 1565, étude XIX 306 le 31 janvier 1566 et étude XIX 307 le 11 décembre 1565). Les Clèves gardent toujours la main !

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Par partage anticipé du 24 mars 1561, le duc François Ier de Clèves attribue cette fois à Catherine 10 000 livres pour sa dot, payables en une seule fois, ainsi que les terres picardes de Briost et de Ressons, sous réserve d’un rachat éventuel pendant douze ans100. Puis le 7 avril, intervient à Paris un nouvel arrangement, témoignage de la difficulté à honorer des donations de prestige, aux termes duquel les futurs conjoints se voient promettre les terres picardes moyennant la renonciation à 80 000 livres de la dot promise et l’affectation de la somme restante aux biens propres de Catherine de Clèves101. La convention stipule en outre que le duc de Nevers a la possibilité pendant douze ans de retenir ces terres en versant les 80 000 livres en trois versements égaux. Selon Feuquières, Antoine de Croÿ tente en juin 1563 de vendre Briost, sans succès, car en novembre il prête foi et hommage pour Reynel et Briost. S’agit-il pour le duc d’éviter de verser une forte somme d’argent et pour les Croÿ d’obtenir des liquidités ? Finalement comme l’indique le partage de 1566, 10 000 livres sont bien versées à Catherine à son mariage et la terre de Ressons est engagée pour 12 000 livres102. Deux mois plus tard, en juin 1561, toujours à Saint-Germain, le jeune roi Charles IX sur l’avis de la reine, du roi de Navarre et du duc de Nevers, érige en principauté le comté de Porcien en y joignant la baronnie de Montcornet et diverses seigneuries de Champagne, avec tous les droits de justice associés, hors les cas royaux103. Il s’agit, clauses usuelles, de récompenser les bons services des ancêtres, tant paternels que maternels, du jeune Croÿ et les espérances qu’il porte, en créant un grand ensemble territorial, assis sur les deux centres de ChâteauPorcien, sa capitale, et de Montcornet, indivisible contrairement à la coutume, et devant rester aux mains d’un unique titulaire par primogéniture à préférence masculine. C’est donc la fin théorique des divisions, des partages et des procès. Ainsi se constitue une nouvelle principauté en Champagne septentrionale, glacis sur la frontière des anciens Pays-Bas, du Saint-Empire et de la France, où ce type de terres souveraines est fréquent104. Sedan est érigé en duché puis en principauté pour les La Marck, qui achètent des seigneuries et échangent des terres avec le roi, et se voient reconnaître en 1547 et en 1552 le titre de duc de Bouillon par la France qui entend faire pièce aux princes-évêques de Liège, tenants du titre, puis en 1572 le titre de duc en France. Henri-Robert use le premier en 1547 du titre de prince souverain, qui lui est progressivement reconnu par ses sujets et 100 BnF, ms. fr. 5121, fol. 84. Le duc s’en voit reconnaître la possession le 19 mai 1557, par homologation d’un contrat passé à Villers-Cotterêts le 7 avril (ibid., fol. 54v°). 101 BnF, ms. fr. 5121, fol. 117-119. 102 BnF, ms. fr. 3212, fol. 130 ; AN, P 15 et X1A 8626, fol. 319v° et 320. 103 AN, K 617 et X1A 8624, fol. 101v°-104 ; Delaborde, « Antoine de Croÿ », op. cit., p. 136 et Haag, La France protestante, op. cit., col. 439 (qui confond sans doute avec Reynel, érigé en marquisat en octobre 1560). 104 Voir J. Spangler, « Les usages des petites souverainetés dans la construction de l’identité aristocratique : la vallée de la Meuse comme laboratoire de promotion sociale (xvie-xviiie siècle) », dans le présent volume, p. 55-68 et Id., « The ‘princes étrangers’ – Truly Princes ? Truly Foreign ? Typologies of Princely Status, Trans-Nationalism and Identity in Early Modern France », in M. Wrede et L. Bourquin (éd.), Adel und Nation in der Neuzeit. Hierarchie, Egalität und Loyalität 16.20. Jahrhundert, Ostfildern, Thorbecke Verlag, 2016, p. 125-126.

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ses contemporains (même si Granvelle ironise), et finalement par Henri III en 1584105. Château-Regnault est depuis 1545 aux mains du duc de Nevers qui voit en 1581 son comté de Rethel devenir duché, sans oublier en 1571 Arches, la future Charleville, et plus au sud Château-Thierry en 1566106. Un des attendus de l’acte d’érection de 1561, citant l’action d’Antoine de Croÿ « avec les adjonctions et annexes qu’il y veult faire d’aultres terres prochaine à luy apartenant », intrigue. De fait, le prince réunit à Montcornet la maison forte de Lamotte près de Renwez, puis en août 1561 la seigneurie de Lonny, acquise partie par décret et partie par acquêt107. Mais le projet est sans doute plus ambitieux. Au décès de son beau-père en février 1562, puis de son fils aîné François de Clèves à Dreux, Antoine de Croÿ s’affaire auprès du nouveau duc, Jacques de Clèves, qui cherche à vendre des terres pour se désendetter, afin d’en obtenir le village de Saint-Pierre-à-Arnes au sud de Rethel108. Il acquiert de nouvelles possessions, ce dont le roi le félicite109, tandis que Françoise d’Amboise s’emploie à négocier les terres souveraines de Château-Regnault110. La mort de Jacques de Clèves en 1564 rebat les cartes. À l’issue de deux ans de négociations suivies au plus haut niveau par la monarchie, le Conseil privé, Séguier, Lamoignon et les princes de Bourbon, le partage entre les trois sœurs Clèves intervient le 1er mars 1566111. Pour faire court, Catherine de Clèves restitue les terres de Briost et de Ressons et se voit accorder, outre des meubles et des bijoux, le comté d’Eu, les terres convoitées de Château-Regnault, les péages sur la Meuse et la Semoy et d’autres terres comme Glaire sur la Meuse qui verrouille l’accès à Sedan, devenu protestant, sans obtenir toutefois le pont menant à Arches, passé au très catholique Gonzague112. S’il lui en coûte 1 000 écus d’or pour prix des bons services de Saint-Mesloir113, le prince dispose d’un revenu de 28 000 livres. Le comté d’Eu, bloc compact de 270 fiefs, lui assure de son côté, outre la pairie, la jonction entre Normandie et Picardie dont le gouverneur est son oncle Condé qui y détient de vastes domaines114. Enfin, par Montcornet et Château-Regnault qui constituent un ensemble en continuité territoriale, le prince contrôle la Meuse d’Arches à Revin et la frontière du royaume depuis Rocroi jusqu’aux abords des terres de Sedan dont seul les

105 P. Congar, J. Lecaillon et J. Rousseau, Sedan et le pays sedanais, Paris, Guénégaud, 1969, p. 149-158 et Behr dans ce volume, op. cit. 106 Jehan de La Fosse, op. cit., p. 65. 107 Lépine, Monographie de l’ancien marquisat de Montcornet, op. cit., p. 198 et 208. 108 BnF, ms. fr. 3212, fol. 132-133, et ms. fr. 3196, fol. 51, lettres du 27 avril 1563, du 25 juin et du 4 mai 1564. 109 BnF, ms. fr. 3212, fol. 43 : lettre de Charles IX du 31 décembre 1563. 110 BnF, ms. fr. 3212, fol. 64 : lettre du 9 juillet 1564 relatant une intervention auprès de Séguier et la préférence devant être donnée à Croÿ en cas de vente. 111 AN, X1A 8626, fol. 314v°-321v°, acte validé par le roi et son conseil, ibid., fol. 321v°-325. 112 A. Chevallier, « La seigneurie de la Tour-de-Glaire », Annales sedanaises, n° 19 (1954), p. 13-15 : outre un moulin et sans doute des pêcheries, Glaire offre deux gués sur la Meuse et assure par Maraucourt un relais vers les terres du prince. 113 AN, Y 106, fol. 466v° (mars 1566) : assis sur la coupe des bois de Longny-au-Perche. 114 Haag, La France protestante, op. cit., col. 926 : le prince prête le serment de pair le 12 août ; Daussy, Le parti huguenot…, op. cit., p. 321-322.

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sépare un étroit corridor. Il s’emploie d’ailleurs, comme François de Clèves, à rebâtir le château frontalier de Linchamps détruit en 1550 par Henri II, suscitant la fureur du roi qui menace de le faire décapiter s’il persévère, et l’inquiétude du comte de Berlaymont, conseiller de Marguerite de Parme et seigneur du château voisin de Hierges aux Pays-Bas115. Comment ne pas voir là un dessein concerté ? Quelques jours avant la mort du prince, la présence d’un contingent huguenot à proximité, inquiète suffisamment les échevins de Mézières pour leur sécurité et celle des cordeliers, réunis dans un couvent hors les murs pour l’élection du provincial, qu’ils alertent le sieur d’Épaux, lieutenant du gouverneur de la province et les confinent en ville116. Antoine de Croÿ, à son apogée, s’emploie également à mettre en valeur ses terres117, reprenant en cela l’exemple de son père qui, en 1546, avait concédé 2 000 arpents de bois à cinq villages au sud de Revin, à charge de les essarter et de les mettre en culture118. D’occupation humaine récente, la région de Rocroi est en effet constituée de sols marécageux ingrats (les rièzes) et ponctuée de zones de défrichement (les sarts) avec une activité métallurgique exploitant le minerai de fer local119. Zone tampon entre France et Pays-Bas espagnols, ses villages sont périodiquement ravagés par les guerres et dès les années 1550 une barrière de petites places fortes se dresse de chaque côté de la frontière : Maubert-Fontaine (1546) et Rocroi (1555) répondent côté français à Mariembourg (1546), Philippeville et Charlemont (1555)120. C’est dans ce contexte qu’Antoine de Croÿ fonde les deux villages de BourgFidèle (mai 1566) et de Gué d’Hossus (l’Archebruyère) (juillet 1566), avant la double création en 1570, côté français, des deux villages d’Arschot et de Croÿville par son cousin Philippe, héritier de ses domaines du Porcien et de Montcornet121.

115 Les Mémoires de Madame de Mornay, op. cit., p. 104 ; Sabourin, « Antoine II de Croÿ », op. cit., p. 68 ; Correspondance du cardinal de Granvelle, E. Poullet (éd.), I, Bruxelles, F. Hayez, 1877, p. 330-331 (lettre du 23 juin 1566) : Antoine de Croÿ « faict réparer ung chasteau que l’on avoit par cy devant desmoli », reprenant sans doute le dessein protestant d’Antoine de Louvain, seigneur de Rognac (Aisne), suspect dans l’affaire des Placards, beau-père de La Renaudie et de Gaspard de Heu, et très lié avec Bucer et Strasbourg où il s’exile à deux reprises, cf. Archives municipales Strasbourg, 1 AST 40 et 42 et conseil des XXI de 1539 à 1552. 116 Archives municipales Mézières, E 745, fol. 19 et AA 15, pièce 10 (25 avril 1567). 117 Il faudrait vérifier s’il agit de même dans ses terres du sud de la Champagne, comme le laisse supposer l’autorisation de création d’une tuilerie à Maurupt le 11 décembre 1565, cf. AN, étude XIX 307, fol. 223v°. 118 Lépine, Monographie de l’ancien marquisat de Montcornet, op. cit., p. 120-121 et 145 qui ne cite aucune source. 119 M.-F. Barbe, « Quand rois et princes construisaient le Plateau de Rocroy », Au pays des rièzes et des sarts, n° 224 (2016), p. 561-563. 120 Ibid., p. 565-566 et Lépine, Histoire de la ville de Rocroi, op. cit., p. 96-99. 121 Histoire de Rocroi, op. cit., p. 349-351 : la charte de Bourg-Fidèle détenue par J.-B. Lépine ne subsiste plus que par l’exemplaire de Monaco (T 680). Le prince y accorde aux nouveaux habitants 50 arpents de terres au sud-est de Rocroi, à condition de rester « fermes et constants » ; ibid., p. 561586 ; Histoire de la ville de Rocroi, op. cit., p. 294-295, 349-351, 380-382 et 428-432 ; Monographie de l’ancien marquisat de Montcornet, op. cit., p. 122 et P. Brunet, « Créations de villages sur le plateau de Rocroi », Revue du Nord, 36 (1954), p. 171-177 qui transcrit au moins partiellement les chartes de Gué d’Hossus et de Croÿville. Philippe de Croÿ qui met en valeur la zone frontalière au nord-ouest de Rocroi, innove à Croÿville en imposant la construction d’une église et un lotissement « à droite ligne et cordeau ». Les villages sont représentés dans les Albums de Croÿ, J.-M. Duvosquel éd.,

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Les villages ainsi créés présentent, au-delà de nuances locales, des caractéristiques communes : concession de terres « la plupart inutiles et vagues », du droit de bourgeoisie, de droits d’usage moyennant mise en valeur et redevances. Notons toutefois qu’au Gué d’Hossus, au nord-est de Rocroi, le long des bois de Couvin sur la frontière, Antoine de Croÿ spécifie que la fondation est faite pour le bien de ses sujets mais aussi « à l’utilité du public et de l’état du Roy et de son royaume » (protection des confins et base d’attaque ?) et qu’il prélève la dîme à son profit (à la seizième gerbe)122. Comme l’indique son nom, Bourg-Fidèle est fondé, en vertu de l’Édit d’Amboise qui accorde la liberté de culte hors des villes, pour des personnes « désirant vivre selon la réformation de l’Evangile » et qui se voient octroyer des écoles, ce qu’on ne trouve pas ailleurs : lieu d’enseignement, l’école est aussi celui de l’apprentissage du catéchisme, et donc de la transmission de la foi protestante, sous le contrôle du consistoire. Mais au vu de sa position et de sa pauvreté, l’attractivité du village semble très locale : sur treize chefs de familles identifiés, la quasi-totalité est constituée de manouvriers et de tisserands123. Il ne s’agit là que de l’une des facettes de l’engagement religieux du prince qui se manifeste de diverses manières. Convictions réformées et engagement au service de la « Religion » Lorsqu’en mai 1563, dans le contexte de l’Édit d’Amboise qui voit se multiplier les assemblées dans la région, Antoine de Croÿ supplie Condé d’employer tout son pouvoir « à maintenyr l’Evangille » afin d’éviter d’en priver « tant de pauvres fidelles », il exprime ce qui sera son obsession sa vie durant124. Profitant de la mort du duc François de Guise, il s’empresse, lors de sa traversée de la Champagne avec les reîtres en 1563, de faire libérer de leur geôle deux pasteurs, celui de Loisy-en-Brie, que Catherine de Clèves avait assisté dans sa prison à Châlons, puis à Saint-Dizier, celui de Wassy qui avait survécu au massacre125. Et quand, à la faveur de ce nouveau climat, se réunit en avril 1564 le premier synode régional qui rassemble à La Ferté-sous-Jouarre près de cinquante pasteurs de Champagne, de Brie et d’Île-de-France, Antoine de Croÿ délègue « ung sien ministre, nommé Monsieur Pacquet » témoigner sa volonté d’engagement total au service de la Religion, qui suscite l’inquiétude du cardinal de Granvelle,

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tome II, Propriétés des Croÿ. Terre d’Avesnes, principauté de Château-Porcien, marquisat de Montcornet, Crédit Communal de Belgique et Conseil Régional du Nord-Pas de Calais, 1989, p. 310-311 (Charlebourg, fondé par Charles Ier de Croÿ en 1527), p. 322-323 (Bourg-Fidèle), p. 330-331 (Taillette ou Bourg d’Arschot et Gué d’Hossus), p. 332-333 (Le Rouilly ou Croÿville). AD Ardennes, E 651, et Archives de Monaco, fonds de Rethel, T 680 : copie ancienne de la charte fondant « l’Archebruyère » avec 40 arpents de terres. Les registres paroissiaux protestants de Sedan, muets en ce qui concerne Le Gué d’Hossus, mentionnent, de 1573 à 1585, cinq manouvriers, trois tisserands, un mercier, un scieur de bois, un fondeur de fer, un potier et un briquetier dont certains semblent apparentés (fratries ?). Henry, La Réforme, op. cit., p. 28-29 ; BnF, ms. fr. 4682, fol. 54v°. Histoire ecclésiastique, op. cit., 1883, I, p. 808 et II, 1884, p. 450-458.

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pourtant retiré des affaires des Pays-Bas, tandis que le duc de Bouillon transmet ses projets de réforme religieuse à Sedan126. On ne sait pas si Bèze qu’il accompagne vers l’Empire en 1562 avait prêché sur ses terres127, mais le prince installe des pasteurs dans ses domaines de Champagne, à Château-Porcien, à Montcornet et à Reynel128. La création de Bourg-Fidèle en 1566 s’inscrit aussi dans cette politique de soutien à la cause réformée. Le prince agit de même en Normandie. A sa prise de possession du comté d’Eu, il passe par Rouen où il fait cesser la sonnerie du Salve regina d’une église129 proche de sa résidence et il établit à trois lieues de là, un prêche à Roumare dont il est haut-justicier : il le destine aux protestants de Rouen, privés de culte depuis le départ du duc de Bouillon, puis de la suppression du prêche de Pavilly. Mais l’ostentation qui l’accompagne (sons de trompe dans les rues, chants des psaumes sur la route), la suppression de la messe et la célébration de baptêmes indignent les catholiques et les chanoines, seigneurs du lieu, saisissent la justice. Il s’ensuit une scène violente au Parlement de Normandie où Antoine de Croÿ, mettant en cause plusieurs magistrats, vient défendre avec véhémence son prêche. Chacun campe sur ses positions mais le prince, sommé de s’expliquer auprès du roi, perdra sa cause130. Agent actif de diffusion du calvinisme par ses prêches, Antoine de Croÿ se voit en outre reprocher par le curé de Provins de s’être montré « des plus barbares » contre l’Église, sans plus de précisions. De fait, annoncés en 1561 par des prêches et des actes iconoclastes à Rethel, les troubles reprennent en Champagne après Wassy131. La seule source citée par les historiens du xixe siècle à l’appui des accusations contre le prince est un pamphlet publié en 1562 par Gentian Hervet, célèbre chanoine de Reims, proche de l’archevêque qu’il accompagne alors à la dernière séance du Concile de Trente132. Les faits qui y sont relatés témoignent d’une bonne connaissance des violences s’étant exercées dans le royaume mais 126 Papiers d’État du Cardinal de Granvelle (CGr), éd. Ch. Weiss, Paris, Imprimerie nationale, VII, 1849, p. 528-530 et VIII, 1850, p. 17-18. 127 Selon Henry, La Réforme, op. cit., p. 23, Bèze aurait prêché quatre fois en Champagne. 128 Bibliothèque de la Société de l’Histoire du protestantisme français, coll. Auzière, ms. 563, p. 5 et 10 (copie de l’original des actes du synode de La Ferté au Public Record Office). Le synode maintient Pacquet (déjà en poste ?) au service du prince pour les Églises de Château-Porcien et de Rethel, avec l’accord du duc de Nevers, et si possible « pour ceux d’Harmenonville » (Hermonville ou Warmeriville près de Reims). Il accorde aussi Bernardin Codur « audit sieur prince » à l’Église de « Montecourt » (Montcornet) et si possible de Parfondeval. Le fait qu’un autre pasteur soit attesté en 1565 à Montcornet en Thiérache et que Codur exerce en 1571 au Châtelet-sur-Sormonne, aux confins de la baronnie de Montcornet, me semble plaider pour les Ardennes. En 1571, un ministre et un ancien sont attestés à Reynel : cf. A. Bernus et N. Weiss, « Églises réformées de la Champagne », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 39 (1890), p. 128-134. 129 Et non les sonneries de cloches des églises comme le prétend Le Hardy, Histoire du protestantisme, op. cit., p. 206. 130 Floquet, Histoire du Parlement de Normandie, op. cit., p. 22-30. 131 É. Jolibois, Histoire de la ville de Rethel depuis son origine jusqu’à la Révolution, Paris, DumoulinRethel, Beauvarlet, 1847, p. 87-91. 132 G. Hervet, Discours sur ce que les pilleurs, voleurs et brusleurs d’Eglises disent qu’ilz n’en veulent qu’aux prestres. Au peuple de Reims, Reims, Jean de Foigny, 1562. Cité pour la première fois par Henry, La Réforme, op. cit., p. 25-26 et repris par la suite sans vérification de la source.

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se révèlent d’exploitation difficile, exception faite de la mention dans la proche région de Reims, sans localisation toutefois et sans imputation, de pillages et d’incendies d’églises, d’actes iconoclastes et de meurtres de prêtres provoquant la fuite de nombreux ecclésiastiques dans la cité épiscopale133. Ceci correspond bien aux exactions commises dans la région de Rethel par des « hérétiques » expulsés de la ville contre lesquels le duc de Nevers mobilise134. C’est Gentian Hervet encore qui mentionne pour la première fois le cas de prêtres « rostiz », ce dont le duc d’Aumale accusera par la suite le prince à la Cour135, amenant Antoine de Croÿ, alerté par Bouillon136, à accourir auprès du roi à Châlons pour y opposer le plus formel démenti137. Seul à avoir été conservé pour 1562 dans le diocèse, le procès-verbal de visite du doyenné de Launois, près de Mézières, permet d’y voir plus clair138. Il donne de ces paroisses encore prétridentines (maillage paroissial très lâche, non résidence fréquente des curés, rareté des presbytères) une vision contrastée. Rien de notable à signaler dans la partie orientale, à l’exception de l’église et du presbytère de Thilay brûlés lors des guerres avec l’Empire et de la crainte des « inimicorum religionis christianȩ » à Château-Regnault (des agents de François de Clèves ?), tandis que l’autre moitié qui correspond grosso modo à la baronnie de Montcornet se caractérise par des actes iconoclastes ciblés, imputés aux protestants, contre les églises (autels, statues, parfois aussi tabernacles et fonts baptismaux, voire verrières aux Mazures et à Sécheval sans atteinte aux bâtiments) et ici et là des presbytères. Si à plusieurs endroits, les espèces eucharistiques restent cachées en lieu secret par crainte de sacrilège, il n’est fait nulle mention de massacre de prêtres, le clergé est partout en place et le culte catholique est célébré partout, même dans la petite chapelle au pied du château à Montcornet. Le prince est accusé par ailleurs de persécutions contre le clergé régulier. Selon le Père de Coste139, un minime, il s’efforce de faire sortir les moines du cloître et de les gagner à la Réforme mais la source utilisée ne cite qu’une tentative à Paris auprès d’un jacobin d’origine noble, auquel il fait miroiter un poste de ministre

133 « Ont-ils pas pillé les eglises, abbattu et demoli les images et les autelz : voire, et qui est bien pis, ontils pas bruslé les eglises mesmes si pres de Rheims, que qui y eust un peu prins garde, il en eust bien possible peu voir la fumee ? ». Le prince n’est jamais cité à la différence du baron des Adrets, certes plus éloigné. 134 Jolibois, Histoire de la ville de Rethel, op. cit., p. 92 et G. Hérelle, La Réforme et la Ligue en Champagne. Documents, Paris, Champion, 1888, p. 44-46, même si le chanoine exagère quelque peu sur la proximité des villages concernés (30 à 40 km). 135 Papiers d´État, op. cit., VII, p. 533 : Granvelle rapporte en avril 1564 que « le bruict est que Mr. d’Aumale [frère du cardinal de Lorraine, tous deux fils de Claude, premier duc de Guise] a dict que le prince de Portian […] avoit faict rostir ung prestre ». 136 BnF, ms. fr. 3212, fol. 82 : Bouillon l’incite le 19 avril 1564 à rejoindre le roi à Châlons pour mettre fin aux rumeurs. 137 Papiers d´État, op. cit., VII, p. 533 et 631 : justification d’Antoine de Croÿ contre ses accusateurs qui « avoient malheureusement mentiz » et contre l’accusation de trahison lors de son voyage dans l’Empire, colportée aussi par Aumale. 138 AD Marne, 2 G 260. 139 H. de Coste, Les éloges et les vies des reynes, des princesses et des dames…, 2e édition, Paris, Sébastien et Gabriel Cramoissy, 1647, p. 295-296.

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dans sa maison et un mariage avantageux140. Il cherche parfois à les ridiculiser comme lorsqu’il met en scène, à Eu, un curieux simulacre d’attaque d’un château de papier défendu par de pseudo-moines qu’il exhibe ensuite à dos d’âne par la ville141. Il met la main sur les archives et des prébendes du chapitre de Braux, dans sa terre de Château-Regnault, sans qu’on sache s’il vise à le supprimer, à le réutiliser au service de la nouvelle foi ou à asseoir son emprise sur Linchamps qui en dépend142. Des documents contemporains donnent sans doute la clé des accusations portées contre le prince : la chronique de Jean Taté qui exploite des sources disparues de Château-Porcien relate l’expulsion des moines du prieuré et les pressions du prince sur les bourgeois pour les convertir143 ; le comte de Berlaymont, seigneur de Hierges sur la frontière proche, bien informé, signale de son côté en 1566 que le prince impose des corvées à ses sujets « le jour du Saint-Sacrement » pour les détourner de la messe144. Des pressions, des brimades, voire des insultes, ce sont tous ces « maulx » qui seront repris et amplifiés par l’historiographie du xixe siècle dans des écrits qui ne citent aucune source et qui relatent des faits invraisemblables tels que le tir à l’arquebuse sur les moines par le prince depuis les fenêtres de son château145. Le meurtre de l’ancien prieur et d’un moine est lui bien réel mais le procès-verbal d’enquête adressé à l’abbé de Saint-Hubert montre qu’il est le fait de neuf cavaliers, dont cinq de la suite du prince, à Launois le 11 décembre 1567, bien après la mort d’Antoine de Croÿ, au moment du retour des moines qui semble difficile146. Les campagnes de la première guerre de religion auxquelles participe Antoine de Croÿ ne sont pas non plus étrangères à sa réputation : les troupes qui vivent sur le pays ne se privent pas de piller églises et abbayes en Champagne comme en Normandie, et les sources concordent pour signaler, de Caen à Bernay, actes iconoclastes, meurtres d’ecclésiastiques, voire de civils lors de la prise de villes, représailles fréquentes à des exécutions de huguenots147. Au retour de la paix 140 F. de Raemond, L’Histoire de la naissance, progrez et décadence de l’hérésie de ce siècle, Rouen, Jean Pain, 1618, p. 918. 141 Jehan de La Fosse, Mémoires, op. cit., p. 62. 142 AD Marne, 2 G 172 et 174. Mention de vente de sa prébende au prince par un chanoine et d’usurpation de prébendes par des fidèles de la nouvelle religion au service du prince. 143 Chronique de Jean Taté, éd. H. Jadart, op. cit., p. 127 : « Il maltraitoit les bourgeois […], les insultant jusque dans l’église et nul n’a été de son parti, malgré les efforts qu’il faisoit et ses gens pour les attirer à suivre sa religion. Il a chassé les moines de Saint-Thibaut et s’est emparé de leurs biens ». A noter que l’abbaye de Saint-Hubert, maison-mère, connaît depuis les années 1560 une réorganisation privant les prieurés de toute autonomie et réduisant leurs effectifs. 144 Papiers d’État, op. cit., VII, p. 330-331 ; Le Beuf, La ville d’Eu, Paris, Dumoulin, 1844, p. 331-332 : mais le prince ne semble pas faire de prosélytisme à Eu où il réside en 1564 et 1565. 145 Quand on connaît la localisation du prieuré au sud du bourg et la portée utile de l’arquebuse, limitée à 25/30 mètres. Taté n’en dit mot et le premier à relater la chose semble Henry, La Réforme, op. cit., p. 24. 146 Archives d’État de Saint-Hubert, fonds de l’abbaye, n° 43, procès-verbal du bailli de Novion-Porcien le 3 janvier 1568. Une lettre du 5 janvier signale la destruction partielle des archives du prieuré. Ces pièces montrent la bonne information de Taté qui localise le secteur de l’assassinat (NovionPorcien) mais ne cite qu’une victime. 147 Henry, La Réforme, op. cit., p. 26 ; Le Hardy, Histoire du protestantisme, op. cit., p. 162 et 179 ; Histoire ecclésiastique, op. cit., II, p. 321, 419-420 et 424.

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au printemps 1563, Antoine de Croÿ doit sans doute à ses liens avec les princes allemands de se voir confier la délicate mission de raccompagner à la frontière quelque 10 000 reîtres mercenaires, opération suivie avec attention par le roi et le duc de Lorraine qui redoutent à juste titre cette chevauchée pour leurs sujets148. Malgré son jeune âge, le prince l’exécute avec habileté et, semble-t-il à ses frais, organise les étapes et les cantonnements, négocie le paiement des soldes et s’efforce de bien gratifier les chefs en sollicitant Condé, les Coligny et la reine-mère149. Il s’attire ainsi la gratitude de la monarchie, mais sans en retirer la moindre faveur du fait de sa religion150. Il reçoit – tardivement en février 1565 – l’ordre de Saint-Michel, sollicité vainement pour lui par Condé en 1563 en raison du refus de la reine151. Le prince ne désarme pas pour autant ses ennemis152. Il alerte en juin Coligny et Condé sur un projet de « vespres ciciliennes à ceulx de la religion » ourdi par les Guise avec lesquels les relations se tendent153. Aux insinuations répandues à la Cour par le duc d’Aumale sur son voyage en Allemagne pour « y maschiner chose qui fust au désadvantaige de son roy », amenant le prince à se justifier, répond quelques mois plus tard l’affaire du cardinal de Lorraine. Entré dans Paris avec une forte troupe en armes, malgré les édits du roi et la mise en garde de François de Montmorency, gouverneur de l’Île-de-France, hostile aux Guise et très attaché au respect des édits, le cardinal se heurte violemment à ses cavaliers unis à ceux du prince Porcien, laisse deux morts dans l’échauffourée et s’enfuit en Lorraine avec son frère Aumale tandis que sur ordre du roi, Antoine de Croÿ doit quitter Paris154. L’enlèvement de sa jeune belle-sœur, Diane de La Marck, fille de Robert IV et veuve depuis peu de Jacques de Clèves, qu’on veut contraindre à la messe malgré ses sympathies pour la Réforme, connaît aussi un grand retentissement et si Genève et les princes allemands en font des gorges chaudes, l’affaire est exploitée contre lui, tout comme une chasse dans une forêt royale 155. 148 Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 544 ; BnF, ms. fr. 3196, fol. 3, 7, 12-13, 15 (avril-mai 1563). 149 BnF, ms. fr. 4682, fol. 1-2, 6, 8-9, 22 (avril-juin 1563) et fol. 54-55v° (mai 1563), ms. fr. 3196, fol. 19 et ms. fr. 3212, fol. 128 (mai 1563). 150 BnF, ms. fr. 3196, fol. 16, lettre de Charles IX (31 mai 1563) et fol. 23, lettre de Catherine de Médicis le remerciant « du bon devoir accompli » et de son excellente conduite et le priant de ne pas s’inquiéter « d’une calumpnye » faite contre lui (12 juin 1563). Son frère Antoine se verra confier la même mission de reconduite des reîtres après Moncontour (1569), cf. Haag, La France protestante, op. cit., IV, 1884, col. 439. 151 BnF, ms. fr. 32 866, fol. 329-332. 152 BnF, ms. fr. 3212, fol. 81 (mars 1563) : la lettre d’Anne de Montmorency lui signale qu’on l’accuse auprès de la reine de rassembler hommes et vivres dans ses terres. 153 BnF, ms. fr. 4682, fol. 53 et 55 (mai 1563) : préfiguration de la Saint-Barthélemy avec assassinat des Châtillon si possible le même jour, après le départ des reîtres. 154 Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 555-557 : contexte de la fin du concile de Trente et de l’inquiétude des protestants devant la volonté de le faire appliquer. Sur l’incident de la rue Saint-Denis, voir Les mémoires de messire Michel de Castelnau, op. cit., p. 190-191, Jehan de La Fosse, op. cit., p. 60-61 et A. de Ruble, Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, Paris, Renouard, 1887, II, p. 214-217. 155 BnF, ms. fr. 15 880 fol. 97 : le prince intervient « acompaigné d’ung grand nombre de gentilshommes » ; Correspondance de Théodore de Bèze, op. cit., VI, 1970, p. 40-43, lettre à Bullinger du 8 mars 1565 sur le cardinal, et lettre du duc de Wurtemberg sur les deux affaires, félicitant le prince d’avoir « faict œuvre de charité chrestienne d’avoir ainsi délivré ladicte dame d’une telle prison » ;

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Malgré l’invitation expresse du roi, il ne se rend pas à l’assemblée de Moulins qui doit réconcilier en janvier 1566 Guise et Châtillon, sans doute en raison de rumeurs alarmistes de complot contre les chefs protestants156. Le prince nourrit-il des projets d’intervention hors du royaume vers Genève et la Lorraine157 ? Son engagement pour la « Cause » prend en tout cas une dimension transrégionale, en direction des réformés des Pays-Bas espagnols qui recherchent des appuis à l’étranger158. Dès la fin de l’année 1565, le cardinal Granvelle, conseiller principal de Philippe II, est alerté à plusieurs reprises sur le fait que le prince de Porcien chercherait à le faire tuer159. Et Catherine de Médicis signale à la duchesse de Parme, gouverneur des Pays-Bas, sa présence parmi les nobles français repérés à Anvers peu de temps avant l’assemblée de Saint-Trond160. Ce qui est sûr, c’est que Bèze qu’il a prié en juillet de l’accompagner dans les territoires de Philippe II se récuse et que Coligny se voit vivement reprocher par la reine l’attention qu’il porte à la situation des Pays-Bas161. Calomnié par ses ennemis162, Antoine de Croÿ voit sa situation se dégrader et se fait exiler quelque temps hors de Paris par le roi qui semble redouter une assemblée de nobles protestants163. Le bruit court même à l’étranger de son arrestation164. Ceci ne dissuade pas Condé de mener, sans succès, des négociations avec la ville rebelle de Valenciennes, assiégée par les troupes de Marguerite de Parme, en projetant l’envoi de secours conduits par le prince de Porcien qui, au printemps

BnF, ms. fr. 3196, fol. 68 : lettre de Montmorency-Damville à la reine le 18 janvier 1565. 156 BnF, ms. fr. 3196, fol. 74 ; Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 557. 157 Comme pourrait le laisser supposer le contrat passé avec un boulanger de Creil chargé de lui fournir du pain tant à son hôtel que hors du royaume « comme par delà Chambéry et Grenoble, duché de Bar, païs de Metz et en Lorraine », AN étude XIX 306 le 25 janvier 1565 [1566]. 158 P. Beuzart, « Huguenots et gueux (1560-1585) », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 90 (1941), p. 182-186. C’est sans doute aux années 1566-1567 que remonte l’explosion, naturelle ou provoquée, de la grosse tour emplie de munitions du château de Montcornet, cf. de Villiers, Le trophée…, op. cit., qui relate divers présages de la mort du prince. 159 Papiers d’État, op. cit., IX, 1852, p. 580 (10 octobre 1565), CGr, op. cit. p. 30 (4 décembre 1565), et p. 117 (10 février 1566). Le prince aurait aussi déclaré vouloir utiliser « la jeunesse de France » contre l’Espagne, ibid., p. 130. 160 Ibid., p. 521, lettre du 7 juillet 1566. 161 Correspondance de Théodore de Bèze, op. cit., VII, 1973, p. 198-199 : lettre de Bèze le 14 août 1566 ; sur ce point et plus généralement sur les relations des huguenots français avec les Pays-Bas : Daussy, Le parti huguenot, op. cit., p. 559-560. 162 BnF, ms. fr. 3196, fol. 76 : lettre d’avertissement que lui envoie Jeanne d’Albret le 28 mai sur « les fausses nouvelles » de ceux qui tentent de rendre odieuses « toutes les actions » de ceux de la Religion et qui le prie de se comporter de façon à « ensevelir les calomnies » de leurs « haineulx ». 163 BnF, ms. fr. 15 878, fol. 106 : lettre adressée à la reine le 16 août 1566 par le prince qui y évoque le grand nombre d’ennemis qui tentent de le « rendre odieulx » à la monarchie, proteste de son innocence, explique sa présence à Paris pour le partage des Nevers et ses procès et annonce son départ le lendemain. 164 CGr, op. cit., p. 504 : lettre du prévôt Morillon à Granvelle le 29 septembre 1566. Si le prince est arrêté, ce dont le registre d’écrou de la Conciergerie ne garde pas trace, son emprisonnement aurait été très bref puisqu’il se trouve en octobre à Rouen (AN, 728 Mi).

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1567, d’après la rumeur, envoie conjointement avec le duc de Bouillon près de 900 hommes à l’aide des révoltés de Brederode165. Mort et testament Deux affaires judiciaires secouent Paris fin 1566. Le 17 octobre, le roi s’étonne officiellement auprès du Parlement de la mollesse de l’instruction après la découverte d’une grande quantité de poison chez Jean Brachet, conseiller à la dite cour, qui avait porté plainte contre un de ses serviteurs après l’intoxication de plusieurs d’entre eux166. L’enquête est rondement menée et le 25 octobre le coupable est condamné au bannissement à perpétuité du royaume167. Le 31 décembre suivant, on pend en place de Grève à Paris, après rétractation publique, Delagaine, un laquais du Dauphiné, pour « faulse et calumpnieuse » déclaration contre le cardinal de Lorraine168. A en croire le curé de La Fosse dont l’église fait face à la Conciergerie, il l’aurait accusé d’avoir tenté d’empoisonner le prince de Porcien169. Les lacunes du fonds du Parlement ne permettent pas d’en savoir davantage si ce n’est la saisie de registres de comptes du cardinal restitués ensuite à son trésorier170. Rien d’étonnant à ce que des rumeurs d’empoisonnement, par des gants, un bouquet ou des amandes selon les sources, aient à nouveau couru au moment de la mort du prince en mai 1567171. D’autres contemporains, dont des proches, mentionnent une simple maladie172. Pierre de L’Estoile, sans exclure le poison, évoque une fièvre chaude à l’issue d’une journée passée au jeu de paume et une longue entrevue avec le roi courroucé des fortifications de Linchamps auxquels

165 Beuzart, « Huguenots et gueux », op. cit., p. 187 ; CGr, op. cit., II, 1880, p. 394 (20 avril) et p. 451 (16 mai). 166 AN, X2A 929 non fol., transcription du 20 octobre 1566. 167 AN, X2B 44, non fol. 168 AN, X2A 135, fol. 75-76 et X2B 45 non fol. : sentence du 23 décembre exécutée le 31 décembre 1566. 169 BnF, ms. fr. 5549, fol. 35 : « En un mardi dernier de décembre fut pendu en Grève ung laquet lequel avoit dict que Monsr le cardinal de Lorraine avoit taché à faire empoisonner le prince de Porcien ». 170 AN, X2A 1202, fol. 73v° : « remis un sac ouquel sont les quaternes [cahiers] de la despence ordinaire du cardinal de Lorraine de mars, avril, may et jung LXVI ». L’interrogatoire du laquais qui aurait pu expliciter les accusations incriminées n’ayant pas été retrouvé, il est impossible de savoir si le curé confond les deux affaires ou si les accusations du laquais, suffisamment graves pour lui valoir la mort, se sont répandues dans Paris. 171 O. Douen, « La Réforme en Picardie », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 8 (1859), p. 412 (pour les gants) ; Lépine, Histoire de la ville de Rocroi, op. cit., p. 300 (bouquet ou breuvage) ; Histoire universelle, op. cit., II, p. 228 : Agrippa d’Aubigné relate le « prince Porcien estouffé de poison ». 172 Bèze et Navières ne signalent rien de particulier, de même que Castelnau, op. cit., p. 381 et J. A. de Thou, Histoire universelle depuis 1543 jusqu’en 1607, Londres, 1734, V, p. 307. Castelnau publie néanmoins, sans y prêter foi, la lettre d’un gentilhomme huguenot de 1576 accusant la reine mère de nombreux empoisonnements dont celui du duc de Bouillon et du prince de Porcien (op. cit., II, p. 426).

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participe son demi-frère Bussy173. Quoi qu’il en soit, malgré les efforts des médecins, le prince décède le 5 mai, mort fort opportune174. Il est difficile de croire Haton, le curé de Provins, quand il décrit une mort pénible et le délire du prince obsédé par la lutte contre les « papaux » ou quand il relate l’ébranlement du prince dans ses convictions à la suite d’une dispute publique organisée par son beau-père pour le ramener au catholicisme, ce que contredisent les actes qui en sont publiés175. La mauvaise mort des réformateurs et de personnalités protestantes constitue un topos de la controverse catholique. Très proche de celui de sa mère, le testament du prince, passé le 28 avril 1567 dans son hôtel du Marais, constitue en tout cas un document de premier ordre sur les sentiments religieux du prince, déjà atteint par la maladie176. Antoine de Croÿ commence par exiger des notaires l’insertion préalable de sa confession de foi. S’il est d’usage dans les testaments du temps, tant catholiques que réformés, de faire une invocation religieuse plus ou moins développée comme chez Coligny en 1569 ou dans celui d’un noble catholique parisien, la rédaction d’une confession de foi personnelle constitue un cas exceptionnel même chez les réformés français au xvie siècle177. Si le texte qui paraphrase la confession des péchés de Calvin ne fait guère preuve d’originalité, il témoigne de convictions profondes et se poursuit par une longue profession de foi trinitaire, décalquant le symbole de Nicée-Constantinople puis le Notre Père, en insistant sur des points clivants de dogmatique. Le prince recommande ensuite son âme à Dieu, affirme sa foi en la résurrection et fait élection de sépulture auprès de ses ancêtres ou de son père selon le lieu de son décès, le tout « sans aulcune pompe ou cérimonie », conformément à la discipline des Églises, et comme Coligny178. Il exhorte sa

173 P. de L’Estoile, Mémoires-journaux 1571-1611, Paris, Taillandier, 1982, p. 370 ; repris par Hilarion de Coste, Les éloges et les vies des reynes, op. cit., p. 295. 174 Correspondance de Théodore de Bèze, op. cit., VIII, 1976, p. 125 : il donne la date du 4 mai, comme le curé de La Fosse, le curé Claude Haton, Charles de Navières, Tombeau de Monsieur le Prince de Portian » faisant suite au Trophée et le duc d’A arschot (BnF, ms. fr. 16 875, fol. 102). Le décès du prince à Paris vraisemblablement dans la nuit du 4 au 5 mai ne peut être mis en doute, malgré une note manuscrite anonyme et non datée qui le fait mourir à Montcornet (Archives de Monaco, fonds de Rethel, T 673). 175 Mémoires de Claude Haton, op. cit., II, p. 60-64. Les Actes de la dispute et conférence tenue à Paris es moys de juillet et aoust 1566… dont il existe plusieurs éditions à Paris et Strasbourg de 1566 à 1568, évoquent eux une initiative du duc de Montpensier pour convertir sa fille et son gendre Bouillon, dans l’hôtel du duc, puis dans celui du duc de Nevers, mais ne citent pas le prince (ce qui ne signifie pas son absence) parmi les assistants, membres des maisons de Nevers et de Bouillon. Parmi d’autres erreurs du curé Haton, la présence de Bèze parmi les ministres et celle de François de Nevers mort en 1562, et le fait qu’à la différence des médecins protestants, seul un catholique ait pu diagnostiquer la prochaine mort du prince. 176 AN, étude VIII 95, fol. 52-57, et transcription en annexe de ce volume, op. cit. 177 J. Delaborde, Gaspard de Coligny amiral de France, Paris, G. Fischbacher, 1882, III, p. 553-558 ; P. Chaunu, La mort à Paris, xvie, xviie et xviiie siècles, Paris, Fayard, 1978, p. 480-482 ; O. Jurbert, La confession de foi de Mulhouse (1537), Mulhouse, Église réformée Saint-Jean, 1997, p. 5-8 : il n’y aurait que trois autres confessions de foi personnelle : outre Bèze, la confession brésilienne de 1557 par un membre de l’expédition de Coligny et la confession de Stockholm par des réfugiés français reprenant celle de Paris. 178 Delaborde, Gaspard de Coligny, op. cit., p. 557.

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femme à rester fidèle à la Religion (le remariage catholique d’une veuve pro­ testante entraînant la fin du prêche sur ses terres)179 et le duc de Nevers, Louis de Gonzague, à maintenir un prêche qu’il ne nomme pas, toutes espérances qui seront déçues… Il ne procède qu’ensuite aux traditionnelles donations à ses proches et ses familiers, dont un certain nombre d’officiers huguenots rencontrés lors de la première guerre de religion. Il nomme enfin comme héritier universel, son frère utérin Antoine de Clermont dit Bussy, calviniste comme lui et qui le seconde fidèlement dans ses entreprises, privilégiant ainsi un héritier protestant susceptible de poursuivre son action au détriment du lignage Croÿ catholique, qui conteste immédiatement ses dispositions testamentaires. Mort à Paris, ce qu’il n’envisage pas dans son testament, le prince est inhumé dans la chapelle castrale de Château-Porcien comme ses ancêtres Antoine (1475) et Philippe (1511)180. Il a prévu cependant la possibilité d’être inhumé auprès de ses ancêtres du côté maternel au cas où il « decede au lieu de Reynel ou és environs », marque d’attachement à l’identité maternelle d’Amboise et à la contribution de sa mère dans ses ambitions transrégionales, et son cœur est transporté dans l’église de Renwez181. L’inventaire de ses biens est dressé dès le 6 mai alors que contestations et procédures se font jour entre héritiers désignés ou revendiqués182. Conclusions Ce chapitre complète l’étude de Delaborde qui ne dépasse pas l’année 1561 et qui dresse un portrait du prince si éthéré qu’il en devient une icône irréelle, et le court article de Sabourin qui centre son intérêt sur les Ardennes en recourant lui aussi surtout à des œuvres littéraires. La conclusion permet de dégager quelques grandes lignes de force sur la personnalité et la double action du prince en vue de la construction d’un grand ensemble territorial et de la diffusion de la foi réformée. Amorcée par ses parents qui semblent reprendre à son profit la

179 Ainsi en Lorraine, le cas similaire d’Olry du Châtelet, fondateur de l’Église de Deuilly (Vosges), mort devant La Charité en 1569. 180 V. Soen, « La causa Croÿ et les limites du mythe bourguignon : la frontière, le lignage et la mémoire (1465-1475) », in J.-M. Cauchies et P. Peporte (éd.), Mémoires conflictuelles et mythes concurrents dans les pays bourguignons (ca. 1380-1580), Neuchâtel, 2012, p. 94-96 et V. Soen et H. Cools, « L’aristocratie transrégionale et les frontières. Le processus d’identification politique dans les maisons de Luxembourg-Saint-Pol et de Croÿ (1470-1530) », in V. Soen, Y. Junot et F. Mariage (éd.), L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles, Villeneuve d’A scq, Université Charles de Gaulle-Lille 3/Revue du Nord, 2014, p. 209-228. 181 Archives de Monaco, fonds de Rethel, T 673. L’église de Renwez, reconstruite en partie à la fin du xve siècle, porte les armoiries de Philippe de Croÿ. Voir T. Pascucci, « Le rôle des femmes dans les ambitions transrégionales d’un prince calviniste, Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539 ?-1567) », dans le présent volume, p. 263-282. 182 AN, X1A 1622 : arrêt du Parlement du 22 novembre 1567 mentionnant l’inventaire établi par le lieutenant civil du Châtelet, qui ne nous est pas parvenu. Catherine de Clèves revendique et se fait remettre des bijoux que son beau-frère Clermont prétend provenir de Françoise d’Amboise (AN, étude VIII 95, fol. 256).

élever sa maison et s’en g ag er pour la cause réformée

politique du grand ancêtre Antoine, favorisée par son mariage avec Catherine de Clèves et l’extinction de la lignée masculine des Nevers, l’action d’Antoine de Croÿ lui permet de se constituer, très jeune, une principauté et d’accéder à la pairie. Son action religieuse, tant au plan local, national qu’international, reste plus difficile à évaluer, et souffre de l’hostilité des Guise, du contexte de la première guerre de religion et du manque de durée. Les archives permettent de préciser les modalités de l’ascension spectaculaire en deux générations d’un cadet de la maison de Croÿ, ambition familiale qui n’est pas unique à l’époque (comme l’illustre l’exemple des Châtillon) mais qui, à leur exemple, se trouve elle aussi compromise par la conversion au protestantisme. Elles mettent aussi en lumière l’importance des relations internationales et transrégionales d’Antoine de Croÿ, favorisées par l’implantation d’un ensemble territorial intégrant des terres « souveraines » sur la frontière, tant avec les princes protestants allemands depuis 1562 qu’aux Pays-Bas espagnols dans les années 1566 où il tente d’assister ses coreligionnaires. Elles montrent enfin le processus de diffusion de la foi réformée (implantation d’Églises, mainmise sur les centres religieux susceptibles de constituer un verrou) dont il est difficile de mesurer l’impact sur les populations car, contrairement au duc de Bouillon, le prince ne bénéficie ni des puissantes murailles d’une ville comme Sedan ni de l’apport d’une élite calviniste du refuge contribuant à faire basculer sa principauté dans la nouvelle foi. Les articles particuliers de l’Éditde Nantes qui stipulent que l’exercice de la « religion prétendue réformée » ne pourra être établi dans sept localités de Champagne dont Rocroi et Montcornet en Ardennes (article 11), montrent en tout cas rétrospectivement l’ampleur de la crainte des Guise. En effet, on constate jusqu’au xviie siècle la présence de familles protestantes dans les terres du Porcien et de Montcornet (sans qu’on puisse dire si elle découle du prosélytisme du prince ou de l’attrait pour la nouvelle foi constaté dans les seigneuries proches), tandis qu’une Église se maintient jusqu’à la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 à Heiltz-le-Maurupt. Il convient de souligner pour finir que ce premier bilan reste tout provisoire puisqu’il n’englobe que les territoires les plus faciles à saisir et que l’enquête devrait prendre en compte l’ensemble des possessions concernées en Champagne comme en Normandie ce qui implique le recours à des sources nationales et locales et qu’elle devrait englober aussi, notamment pour l’action religieuse, Strasbourg et les sources d’archives étrangères, en Allemagne, en Belgique et en Suisse, voire en Russie183. En attendant, il est toujours permis de rêver à ce prince, sans visage et sans tombeau, qui conserve toute sa place dans le grand lignage des Croÿ.

183 V. Chichine et M. Gellard, « Les relations entre la cour de France et les princes allemands pendant les guerres de Religion, d’après les autographes français du fonds Dubrovsky à Saint-Petersbourg », Francia, Forschungen zur westeuropäischen Geschichte, 44 (2017), p. 295-307.

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Un noble ambitieux entre guerre et paix pendant la Révolte des Pays-Bas L’opposition loyale de Philippe III de Croÿ, duc d’Aarschot et comte de Beaumont (1565–1577)

Philippe de Croÿ, troisième duc d’Aarschot (1526-1598), est l’un des principaux représentants de la haute noblesse aux Pays-Bas1. En tant que chef principal de la maison de Croÿ, il possède un réseau très étendu au sein duquel il bénéficie de la collaboration active tant de son frère Guillaume, marquis de Renty (1527-1565), que de son demi-frère Charles-Philippe, seigneur (et plus tard marquis) d’Havré (1549-1613)2. Sous le règne du roi Philippe II, Aarschot, comme on l’appelle également d’après sa seigneurie principale brabançonne, est l’une des figures politiques les plus en vue des anciens Pays-Bas. En tant que noble du Brabant et du Hainaut, il siège aux États provinciaux. A partir de 1565, devenu membre du Conseil d’État à Bruxelles, il est confronté à la politique étrangère et à toutes les grandes questions intérieures d’ordre administratif, militaire, financier et religieux, qui sont de sa compétence. Mais il reste aussi impliqué sur le versant français : en 1567, il revendique l’héritage d’Antoine de Porcien, dit « le Calviniste », les seigneuries de Château-Porcien, la baronnie de Montcornet et le marquisat d’Harchies,





1 Sur Philippe III de Croÿ, troisième duc d’A arschot : M. Baelde, De collaterale raden onder Karel V en Filips II (1531-1578). Bijdrage tot de geschiedenis van de centrale instellingen in de zestiende eeuw, Bruxelles, Koninklijke Vlaamse Akademie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België, 1965, p. 253-254 ; H. de Schepper, De Kollaterale Raden in de katholieke Nederlanden van 1579-1609, thèse de doctorat inédite Katholieke Universiteit Leuven, Leuven, 1972, p. 135-147 ; V. Soen, Vredehandel. Adellijke en Habsburgse verzoeningspogingen tijdens de Nederlandse Opstand (1564-1581), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, passim et notice biographique, p. 330 et Id., « Les limites du « devoir de révolte » aux Pays-Bas : les réconciliations de Philippe de Croÿ, duc d’A arschot, et de son fils Charles, prince de Chimay (1576-1584) », dans le présent volume, p. 173-198 ; sur la fortune de son héritier : J.-M. Duvosquel, « La fortune foncière du duc Charles de Croÿ et les albums de Croÿ », in R. Gahide (éd.), Villes et villages de la Belgique espagnole (1596-1612). Actes du colloque organisé à Chimay et à Fourmies les 7 et 8 mai 1992, Bruxelles, Crédit Communal, 1996, p. 31-32. 2 Sur Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré : V. Soen, « Négocier la paix au-delà des frontières pendant les guerres de religion : le parcours pan-européen de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré (1549-1613) », dans le présent volume, p. 253-259.

Gustaaf Janssens • KU Leuven Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Yves Junot & Violet Soen (éd.), Turnhout, 2020 (Burgundica, 30), pp. 155-172.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120966

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assis sur la frontière, et vers 1570, il y fonde les deux villages d’Arschot et de Croÿville afin de repeupler et valoriser ses domaines3. Le duc d’Aarschot est nommé en 1556 chevalier de l’Ordre de la Toison d’Or en même temps que Charles de Berlaymont, Georges de Brimeu, comte de Meghen, Philippe de Montmorency, comte de Hornes et le prince Guillaume d’Orange4. Dès ce moment, il fait partie du groupe très restreint des membres de la haute noblesse ayant un lien particulier avec le souverain. Après 1565, Aarschot s’érige en chef de file de la noblesse aux Pays-Bas et il n’a qu’un seul rival : le prince d’Orange. Ses convictions catholiques et royalistes ne l’empêchent pas de réagir contre la politique des gouverneurs nommés par le roi lorsqu’il le juge nécessaire pour défendre les privilèges des provinces et pour négocier la paix au moment de la guerre civile. Ce chapitre se concentre sur les événements qui se déroulent jusqu’en 1577, au moment où don Juan d’Autriche arrive aux Pays-Bas comme nouveau gouverneur général au nom de Philippe II d’Espagne. Opposant à la ligue contre Granvelle (1565-1567) L’ascension politique d’Aarschot débute lorsqu’il se saisit d’un rôle dans l’antagonisme qui oppose Granvelle aux aristocrates membres des conseils de gouvernement de Bruxelles. Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1586), archevêque de Malines à partir de 1559 puis cardinal en 1561, devient, après le départ de Philippe II des Pays-Bas pour la péninsule ibérique en 1559, l’homme le plus important à Bruxelles. En tant que bras droit de la régente Marguerite de Parme (1522-1586), il est impliqué dans toutes les affaires de l’État. Sur le plan protocolaire, Granvelle a, en tant que cardinal, la préséance sur la haute noblesse qui se montre envieuse et hostile à son égard. L’opposition des nobles au cardinal est aussi liée à la création des nouveaux évêchés. L’incorporation de plusieurs abbayes brabançonnes dans les nouveaux diocèses, fait de leur évêque l’abbé en titre de l’établissement et contribue à renforcer leur lien avec le souverain, par l’appui fourni au pouvoir royal dans un sens comme par le contrôle accru du roi dans l’autre sens sur les actions politiques des abbés. L’intention de Philippe II d’intervenir militairement dans les Guerres de Religion en France et la crainte qu’il instaure aux Pays-Bas une « inquisition » sur le modèle espagnol, suscitent de grandes inquiétudes parmi les nobles. En 1562, leur opposition les amène à former une ligue dont les figures de proue sont le prince Guillaume d’Orange, Lamoral, comte d’Egmont et Philippe de Montmorency, comte de Hornes. La

3 O. Jurbert, « Élever sa maison et s’engager pour la cause réformée : approches nouvelles sur Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539-1567) », dans le présent volume, p. 127-153, note 121 en particulier. 4 Th. De Limburg Stirum, « Naamlijst van de ridders van het Gulden Vlies », Het Gulden Vlies. Vijf eeuwen Kunst en Geschiedenis.Catalogus, Bruges, 1962, p. 40-41.

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Fig. 7.1 (planche 10) Médaille de Philippe de Croÿ, troisième duc d’Aarschot, 1595, recto et verso. © Collection privée, photos Yves Junot/Violet Soen.

régente réprouve leur attitude indépendante, que le cardinal Granvelle ne juge pas seulement dirigée contre sa propre personne, mais aussi motivée par la volonté de soumettre le roi à leur influence5. Dans la lutte de pouvoir entre les grands nobles et Granvelle, le duc d’Aarschot prend parti pour le cardinal. Cela lui vaut les faveurs du roi qui, en témoignage de sa confiance, lui demande de le représenter au couronnement de Maximilien d’Autriche (1527-1576) comme roi des Romains en 1562. Son séjour à Francfort à l’occasion de ce couronnement donne à Aarschot la possibilité de transmettre immédiatement à la régente et à Granvelle les bruits de couloir qui concernent les Pays-Bas. Approché en 1563 par des membres de la ligue pour qu’il se range à leurs côtés, Aarschot n’envisage pas de se retourner contre le cardinal. Il dispose en effet, comme il l’écrit lui-même à Philippe II, d’une suite et d’une influence

5 G. Janssens, « Joachim Hopperus en Willem van Oranje, 1566-1576 », in D. Vanysacker, P. Delsaert, J.-P. Delville et H. Schwall (éd.), The Quintessence of lives. Intellectual biographies in the Low Countries presented to Jan Roegiers, Turnhout, Brepols Publishers, 2010, p. 33 : lettre de Granvelle à Gonzálo Pérez, 25 juillet 1563 ; G. Janssens, ‘Brabant in het Verweer’. Loyale oppositie tegen Spanje’s bewind in de Nederlanden van Alva tot Farnese. 1567-1578, Courtrai-Heule, UGA, 1989, p. 111 : lettre du cardinal au duc d’Albe, 2 janvier 1564. Concernant l’attitude des nobles vis-à-vis du cardinal Granvelle : F. Postma, « Granvelle, Viglius en de adel (1555-1567) », in K. De Jonge et G. Janssens (éd.), Les Granvelle et les anciens Pays-Bas, Leuven, Universitaire Pers Leuven, 2000, p. 156-178, Id., Viglius van Aytta. De jaren met Granvelle 1549-1564, Zutphen, 2000, p. 198-199, 208, 227-229 et 232-233, L. Geevers, Gevallen vazallen. De integratie van Oranje, Egmont en Horn in de Spaans-Habsburgse monarchie (1559-1567), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008, p. 23 et 99-101 ; L. Waer, Filips III van Croÿ, hertog van Aarschot. Een edelman tussen loyaliteit en verzet op het einde van de zestiende eeuw, Mémoire de master inédit KU Leuven, Leuven, 2014, p. 32, J. E. Hortal Muñoz, « L’influence de la confessionnalisation dans les premiers moments de la révolte aux Pays-Bas », Journal of Early Modern Cristianity, 3 (2016), p. 278-279 et p. 281 ; et T. Derveaux et V. Soen, « Tegen ‘de inquisitie’. Willem van Oranje en diens vroege propaganda tegen de geloofsvervolging in de Habsburgse Nederlanden (1559-1568) », Revue belge de Philologie et d’Histoire, 98 (2020), p. 49-74.

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au moins aussi grandes que celles du prince d’Orange ou du comte d’Egmont6. Il va sans dire que Granvelle apprécie cette réaction7. Lorsqu’en 1564, l’opposition noble obtient le départ de Granvelle des Pays-Bas, Aarschot se tient à distance des Mécontents qui triomphent momentanément. Cela lui vaut la confiance de la régente et fait de lui un noble loyal et fiable8. Peu après, lorsque de nouvelles nominations interviennent au Conseil d’État, Aarschot et Brimeu sont expressément cités9. Par la suite, en octobre 1565, Philippe de Croÿ est nommé au Conseil d’État au grand mécontentement des autres conseillers nobles. Cette nomination intervient peu de temps après que Philippe II ait exposé sa ligne politique et exigé l’application stricte des mesures contre les protestants dans ses lettres rédigées depuis son palais de Valsaín, aux environs de Ségovie. Il est clair que la nomination d’A arschot fournit tant au roi qu’à la régente un allié fidèle contre les ambitions des autres aristocrates10. Dès ce moment, le duc d’A arschot est présent au Conseil d’État lorsqu’y sont traités « les grandz et principaulx affaires, et ceulx qui concernent l’estat, conduycte et gouvernement des pays de pardeça »11. Ces fameuses lettres dites « du bois de Ségovie » suscitent beaucoup de mécontentement. Des nobles de différentes tendances religieuses se rejoignent, unis par le souhait d’obtenir une atténuation des mesures contre les protestants. D’un « Compromis de nobles » naît l’idée de soumettre une série d’exigences sous forme de « pétition » à Marguerite de Parme. Le 5 avril 1566, bon nombre des seigneurs confédérés se rendent en cortège au palais du Coudenberg pour demander à la régente la convocation des États Généraux et l’abolition des mesures contre les protestants afin de rétablir l’ordre et la tranquillité aux Pays-Bas12. Durant l’été de 1566, on assiste à une explosion des tensions politiques et religieuses, avec un mouvement iconoclaste violent et inspiré essentiellement par des motifs confessionnels. La furie iconoclaste commence le 10 août au 6 Waer, Filips III van Croÿ, op. cit., p. 33 : lettre du duc d’A arschot à Philippe II, 10 mars 1562 ; voir aussi Geevers, Gevallen vazallen, op. cit., p. 100-101. 7 Archivo General de Simancas, Secretaría de Estado (désormais AGS, E), legajo 524, fol. 17 : Granvelle à Philippe II, 27 juillet 1563. 8 Soen, Vredehandel, op. cit., p. 64, et Waer, Filips III van Croÿ, op. cit., p. 34. 9 AGS, E 526, f ° 97 : « Memoria para le sereníssima Señora Madama Margarita de Austria dada por Fray Lorenco de Villaviencio », s.d. 10 Baelde, De collaterale raden, op. cit., p. 254 ; P. Arnade, Beggars, Iconoclasts & Civic Patriots. The Political Culture of the Dutch Revolt, Ithaca, Cornell University Press, 2008, p. 76. Concernant les lettres de Philippe II des 17 et 20 octobre 1565 : Geevers, Gevallen vazallen, op. cit., p. 140. Les lettres sont écrites dans le contexte de la lutte entre les différentes factions politiques à la cour de Philippe II en Espagne, au moment où la faction menée par le duc d’Albe est dominante : D. Lagomarsino, Court Factions and Formulations of Spanish Policy towards the Netherlands, thèse de doctorat inédite, University of Cambridge, Cambridge, 1974, p. 163-206. Selon Geoffrey Parker, ces lettres sont inspirées par le duc d’Albe. Il ne mentionne pas l’influence de Villavicencio sur Philippe II : G. Parker, España y la rebelión de Flandes, Madrid, Nerea, 1989, p. 66, un contexte plus large : V. Soen, « Philippe II et les anciens Pays-Bas : Les limites d’un gouvernement à distance dans un empire global (1555-1598) », Revue Histoire, Économie et Société, 3 (2019), p. 11-32. 11 Baelde, De collaterale raden, op. cit., p. 13. 12 Parker, España y la rebelión de Flandes, op. cit., p. 68-69 et Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 115-118.

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« Westkwartier » flamand (la partie la plus occidentale du comté de Flandre qui se situe maintenant dans le Nord de la France), où des églises et des couvents sont attaqués et leurs images saccagées13. Marguerite de Parme s’efforce de mettre bon ordre à la situation et convoque les chevaliers de l’Ordre de la Toison d’Or. Ils se réunissent le 20 août 1566, en présence également de plusieurs membres du Conseil d’État, mais le duc d’A arschot et le comte de Meghen ou Meghem en sont absents « pour cause de maladie ». Les comtes d’Arenberg et de Mansfeld, catholiques convaincus, préconisent une intervention armée contre les iconoclastes et contre les protestants. Le prince d’Orange, le comte d’Egmont et le comte de Hornes craignent un bain de sang et veulent autoriser provisoirement les sermons protestants, au moins par provision en attendant une confirmation ultérieure du roi14. Le 25 août 1566, les chevaliers de la Toison d’Or parviennent finalement à un accord avec les nobles confédérés : les prêches protestants (mais pas les rites ou « exercises ») sont tolérés là où ils se tenaient déjà avant le 23 août, et à condition que l’ordre public ne soit pas perturbé et qu’il n’y ait pas de « scandal ». Le même jour la régente promulgue une ordonnance contre les iconoclastes15. Deux jours plus tard, elle rend compte de la situation à Philippe II. Elle écrit qu’elle peut compter sur le soutien d’A arschot et de Meghen et supplie le roi de venir le plus rapidement possible aux Pays-Bas avec une armée. Elle souligne aussi que selon elle, le prince d’Orange, le comte de Hornes et Antoine de Lalaing, comte de Hoogstraten, « se sont clairement détournés de Dieu et du Roi » et qu’on lui a raconté que le prince d’Orange veut « se rendre maître du pouvoir »16. Deux bonnes semaines plus tard, Tomás de Armenteros, secrétaire de Marguerite de Parme, témoigne du fait que le duc d’A arschot fait du bon travail dans la lutte contre les protestants en Hainaut17.

13 A. Lottin et S. Deyon, Les ‘casseurs’ de l’été 1566. L’iconoclasme dans le Nord, Paris, Hachette, 1981 ; J. Scheerder, De Beeldenstorm, Bussum-Haarlem, De Haan-Fibula-Van Dishoeck, 1974. Voir aussi le numéro thématique sur l’iconoclasme aux Pays-Bas en 1566 : Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden – Low Countries Historical Review, 131 : 1 (2016), p. 1-176. 14 J. Scheerder, Het Wonderjaar te Gent 1566-1567, éd. J. Decavele et G. Janssens, Gand, Maatschappij voor Geschiedenis en Oudheidkunde te Gent, 2016, p. 124 ; Baptiste Berty, secrétaire du Conseil d’État écrit sur demande de Marguerite de Parme une relation (30 août 1566) sur les événements des 20-23 août 1566 : Correspondance de Philippe II sur les affaires des Pays-Bas, éd. L.-P. Gachard (désormais Gachard, CPhII), II, Bruxelles, 1851, p. 588-595. Sur la conduite de la régente en août 1566 : C. R. Steen, Margaret of Parma, Leyde-Boston, Brill, 2013, p. 178-191. 15 V. Soen, « The Beeldenstorm and the Spanish Habsburg Response (1566-1570) », Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden – The Low Countries Historical Review, 131 (2016), p. 99-120 ; Parker, España y la rebelión de Flandes, op. cit., p. 80-81. L’ordonnance du 25 août 1566 se retrouve à Bruxelles, Archives générales du Royaume, Papiers de l’État et de l’Audience, n° 1143 (désormais AGR, PEA 1143), document 36 (minute authentique, signée par la gouvernante) ; G. Parker, « 1567 : The End of the Dutch Revolt ? », in A. Crespo Solana et M. Herrero Sánchez (éd.), España y las 17 provincias de los Países Bajos, Córdoba, 2002, 2 vol., I, p. 269-290. 16 AGS, E 530 (document sans numéro) : Marguerite de Parme à Philippe II, 27 août 1566, résumé : Gachard, CPhII, I, p. 455. 17 AGS, E 531, fol. 28 : Tomás de Armenteros à Antonio Pérez, Mons, 14 septembre 1566, cf. Geevers, Gevallen vazallen, op. cit., p. 16.

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Opposition loyale (1567-1574) Aux yeux du roi, la situation aux Pays-Bas est tellement grave qu’une intervention militaire s’impose. Il veut que l’ordre soit rétabli et que les responsables des troubles soient punis. Fernando Álvarez de Tolède, troisième duc d’Albe, le chef de guerre le plus habile d’Espagne, est chargé de cette mission18. Du fait du degré de défiance entre la régente et les nobles, le roi souhaite se rendre en personne aux Pays-Bas afin d’y apparaître en souverain pacificateur et magnanime et de pouvoir ensuite annoncer un pardon général et regagner ainsi le cœur de ses sujets19. En arrivant aux Pays-Bas en août 1567, le duc d’Albe apprend par une lettre de Philippe II que le souverain ne le rejoindra pas dans les mois à venir, mais qu’il lui demande d’entamer les poursuites des responsables des troubles20. Très vite, il apparaît qu’Albe incarne « une nouvelle façon de gouverner » et que Marguerite de Parme n’est plus régente que de nom21. Ne jouissant plus de la confiance du roi depuis le mois d’avril, la gouvernante se sent entravée par les pouvoirs étendus du duc d’Albe et demande à être libérée de sa charge. Philippe II accepte, et le 8 octobre 1567, il nomme le duc d’Albe gouverneur général des Pays-Bas22. Le duc d’Albe veut avant tout s’attaquer aux chefs de file (« los principales ») de la rébellion. Ceux qui ont à leur actif des faits moins graves devraient pouvoir bénéficier d’un pardon général collectif23. Lorsque les comtes d’Egmont et de Hornes sont arrêtés et traduits devant le Conseil des Troubles, le duc d’Albe le déplore, mais il estime qu’il n’y a pas d’autre moyen pour « rétablir le service

18 G. Parker, Felipe II. La biografía definitiva, Madrid, 2010, p. 377-383 ; Hortal Muñoz, « L’influence de la Confessionnalisation », op. cit. p. 284 : la nomination du duc d’Albe s’explique dans le cadre de la « confessionnalisation ». Par contre, pour V. Soen et moi-même, la mission du duc d’Albe a en premier lieu pour but de préparer la venue de Philippe II : V. Soen, « Philip II’s Quest. The Appointment of Governors-General during the Dutch Revolt (1559-1598) », Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden – Low Countries Historical Review, 126 (2011), p. 8 et Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 132-134. 19 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 132-134, Geevers, Gevallen vazallen, op. cit., p. 174-175 et Soen, Vredehandel, op. cit., p. 81-82. 20 G. Janssens, « The Duke of Alba : Governor in the Netherlands in Times of War », in M. Ebben, M. Lacy-Bruijn et R. Van Hövell tot Westerflier (éd.), Alba. General and Servant of the Crown, Rotterdam, Karwansaray Publishers, 2013, p. 93-95. 21 Diario de Hans Klevenhüller embajador imperial en la corte de Felipe II, éd. S. Veronelli et F. Labrador Arroyo, Madrid, Sociedad Estatal para la Conmemoración de los Centenarios de Felipe II y Carlos V, 2001, p. 73. 22 Correspondance française de Marguerite d’Autriche, duchesse de Parme, avec Philippe II, éd. J. S. Theissen, Utrecht, 1925, I, p. 409-411 : lettre de Marguerite de Parme à Philippe II, 29 août 1567 ; Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 139-142, et Id., « De ordonnantie betreffende de pacificatie van de beroerten te Antwerpen (24 mei 1567) : breekpunt voor de politiek van Filips II ten overstaan van de Nederlanden », Bulletin de la Commission royale pour la publication des anciennes Lois et Ordonnances de Belgique – Handelingen van de Koninklijke Commissie voor de uitgave der Oude Wetten en Verordeningen van België, 50 (2009), p. 105-132. 23 V. Soen, Geen Pardon zonder paus ! Studie over de complementariteit van het koninklijk en pauselijk generaal pardon (1570-1574) en over inquisiteur-generaal Michael Baius (1560-1576), Bruxelles, Koninklijke Vlaamse Academie van België voor Wetenschappen en Kunsten, 2007, p. 156-157.

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de Dieu et du Roi  »24. Les deux comtes, reconnus coupables de crime de lèse-majesté, sont condamnés à mort et, le 5 juin 1568, ils sont décapités sur la Grand-Place de Bruxelles. La demande de grâce introduite par Aarschot, Viglius et Berlaymont est restée sans réponse25. Dans le contexte des protestations contre les nouveaux impôts du duc d’Albe26, le duc d’A arschot ne se mouille pas. Il sonde le gouverneur quant à son éventuelle participation à une députation brabançonne en Espagne, mais il ne se rend pas à Madrid. À l’évidence, il ne veut pas déplaire au duc d’Albe, dont il jouit de la confiance et qui s’est prononcé contre le départ des députations27. Il n’est donc pas étonnant que, lorsque le gouverneur s’absente temporairement de Bruxelles, ce soit Aarschot qui signe à sa place la minute authentique des ordonnances royales28. Durant l’été et l’automne 1572, et encore en 1573, le duc d’Albe est entièrement accaparé par la lutte contre les rebelles et contre l’armée d’invasion du prince d’Orange29. Juan de Albornoz, le secrétaire du gouverneur, prévoit un avenir sombre. La situation lui apparaît pire que jamais et il se plaint de l’attitude d’A arschot, qui a « dit en public des choses à ce point scandaleuses qu’elles n’auraient même pas pu venir de la bouche de Guillaume d’Orange » et affirmé que la guerre aux Pays-Bas ne prendrait pas fin à moins d’un arrangement de Philippe II avec Orange. Selon Albornoz, Aarschot cherche « à réduire à néant le pouvoir du Roi »30. En situation d’échec avec la Hollande et la Zélande qui échappent en grande partie à son contrôle, le duc d’Albe transmet la régence des Pays-Bas à Luis de Requesens (1528-1576). Le 29 novembre 1573, la veille de la fête de Saint-André, est 24 Epistolario del III° duque de Alba, éd. Duque de Alba, Madrid, 1952, I, p. 675-676 : le duc d’Albe à Luis de Requesens, 14 septembre 1567, cf. Arnade, Beggars, op. cit., p. 185. 25 A. Goosens, Le comte Lamoral d’Egmont (1522-1568) : les aléas du pouvoir de la haute noblesse à l’aube de la Révolte des Pays-Bas, Mons, Hannonia, 2003, p. 172-189 ; V. Soen, « Collaborators and Parvenus ? Berlaymont and Noircarmes, Loyal Noblemen in the Dutch Revolt », Dutch Crossing : Journal for Low Countries Studies, 35 (2011), p. 20-38. 26 F. H. M. Grapperhaus, Alva en de Tiende Penning, Zutphen-Deventer, Walburg Pers-Kluwer, 1982, p. 110 ; Hortal Muñoz, « L’influence de la Confessionnalisation », op. cit., p. 289 considère les nouveaux impôts comme un moyen afin de consolider la confessionnalisation. Il nous semble par contre que ces impôts sont une expression de bonne et moderne gouvernance : G. Janssens, « Le duc d’Albe, artisan de la paix et initiateur de la bonne gouvernance aux Pays-Bas », in S. de Moreau de Gerbehaye, S. Dubois et J. -M. Yante (éd.), Gouvernance et administration dans les provinces belgiques (xvie-xviiie siècles). Ouvrage publié en hommage au professeur Claude Bruneel, Bruxelles, Archives et Bibliothèques de Belgique, 2013, p. 149. 27 Le duc d’Albe aux États de Brabant, 13 mars 1572 : Correspondance du cardinal de Granvelle 1565-1583, éd. C. Piot, IV, p. 596-597, cf. M. Stensland, Habsburg Communication in the Dutch Revolt, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, p. 172 note 41. 28 G. Janssens, « De ordonnanties van Filips II : ontwikkelingsstadia, afkondiging, bewaring in archieven, publicatie en editie (periode 1566-1570) », in G. Martyn (éd.), Recht en wet tijdens het ancien régime – Le droit et la loi pendant l’Ancien régime, Bruxelles, Algemeen Rijksarchief en Rijksarchief in de Provinciën, 2014, 39 et Baelde, De collaterale raden, op. cit., p. 202. 29 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 171-178. 30 AGS, E 556, fol. 119 : Juan de Albornoz à Gabriel de Zayas, 8 mars 1573, résumé : Gachard, CPhII, II, p. 317. Voir aussi W. S. Maltby, Alba. A Biography of Fernando Alvarez de Toledo, Third Duke of Alba 1507-1582, Berkeley-Londres, 1983, p. 252.

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organisée à Bruxelles une cérémonie de passation, à laquelle assistent Aarschot, Viglius et Berlaymont31. Ensuite, le 2 décembre, le gouverneur sortant remet à son successeur un mémoire avec des recommandations sur la politique à mener aux Pays-Bas. Le jugement qu’il porte sur les nobles est clair : « il y a peu de nobles qui nous soient utiles, car ceux qui l’étaient sont décédés et les autres sont si jeunes que l’on n’a encore rien pu leur confier ». À propos du duc d’A arschot, le duc d’Albe note que « c’est un bon gentilhomme, qui n’aime guère négocier »32. Le nouveau gouverneur comprend que la présence des troupes espagnoles provoque un grand mécontentement et qu’il faut trancher sur le maintien ou non du Conseil des Troubles33. Il est également convaincu qu’une grande partie des problèmes des Pays-Bas trouve leur origine dans le fait qu’un pardon royal se fait attendre34. Bien que Philippe II souhaite la proclamation du pardon le plus rapidement possible, il faut attendre le 6 juin 1574 pour qu’il soit annoncé. Le pardon général de 1574 contient cependant trop de restrictions et n’est dès lors pas accueilli très favorablement, rejeté par les rebelles qui y voient une « boîte de Pandore » en se moquant de l’analogie entre pardonam et pandora. Sa proclamation publique est cependant l’occasion, pour Luis de Requesens, de convoquer des États Généraux. Lors de cette réunion, les représentants des quinze provinces encore loyales au roi demandent l’observation des privilèges, un gouverneur « de sang royal » comme avant 1567, le paiement des arriérés de soldes aux soldats et le renvoi des troupes étrangères (et principalement espagnoles). Cette assemblée de 1574 est importante, car elle montre clairement et publiquement les exigences de l’opposition loyale. Les exigences sont par la suite examinées au sein du Consejo de Estado à Madrid et par la jointe (junta) qui traite les affaires des Pays-Bas35. Entre-temps, le duc d’A arschot et son demi-frère Charles-Philippe, le futur marquis d’Havré, tentent de renforcer leur position politique36. Pour Luis de Requesens, Aarschot est toutefois « peu compétent » et il estime qu’il ferait mieux de séjourner sur ses terres plutôt qu’à Bruxelles, où il parle trop et où il

31 Epistolario, op. cit., III, p. 562 : le duc d’Albe à Philippe II, 2 décembre 1573. 32 G. Janssens, « Het ‘politiek testament’ van de hertog van Alva : aanbevelingen voor don Luis de Requesens over het te voeren beleid in de Nederlanden (Brussel, 2 december 1573) », Bulletin de la Commission royale d’Histoire, 175 (2009), p. 464, et l’édition du mémorandum, par Id., p. 458-470 : « es buen cavallero, no es amigo de negoçios ». 33 G. Janssens, « L’abolition du Conseil des Troubles du duc d’Albe, un conseil ‘communément haï’ aux Pays-Bas (1573-1576) », in E. Bousmar, Ph. Desmette et N. Simon (éd.), Légiférer, gouverner et juger. Mélanges d’histoire du droit et des institutions (ixe-xxie siècle) offerts à Jean-Marie Cauchies à l’occasion de ses 65 ans, Bruxelles, Presses Universitaires de Saint-Louis, 2016, p. 266-268 ; et les contributions dans Y. Junot et V. Soen (éd.), Confisquer, restituer, redistribuer. Punition et réconciliation matérielles dans les territoires des Habsbourg et en France (xvie et xviie siècles), Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2020. 34 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 217. 35 Soen, Geen pardon zonder Paus !, op. cit., p. 266-273, Id., Vredehandel, op. cit., p. 100-102 ; Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 220-223 et Id., « L’abolition du Conseil des Troubles », op. cit., p. 274. 36 Soen, Vredehandel, op. cit., p. 97-98 et Id., « Négocier la paix au-delà des frontières », dans le présent volume, p. 283-308.

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suscite des attentes diverses lors de conversations de table37. Le gouverneur tente malgré tout de gagner le duc à sa cause en le flattant comme « la personne la plus importante du pays » : selon Requesens, Aarschot peut favoriser l’adhésion des États Généraux à la politique du roi. Philippe de Croÿ, de son côté, ne se laisse pas manipuler38. À partir de la fin de 1573, le désir de paix et de négociations préalables va croissant aux Pays-Bas. Ce n’est cependant pas la première préoccupation du gouverneur, et Guillaume d’Orange envisage lui aussi la chose avec méfiance. Si Luis de Requesens reste réticent, il veut toutefois s’informer de la possibilité et de l’opportunité de pourparlers de paix. Il désapprouve le recours aux armes, déclare qu’il ne cherche pas la rupture avec les rebelles et fait savoir que le retrait des troupes étrangères est envisageable39. Finalement, l’offre de médiation de l’empereur Maximilien II l’emporte et Requesens décide de demander l’avis des nobles, des juristes et des ecclésiastiques qu’il convoque le 24 novembre 1574 pour une réunion élargie du Conseil d’État. Cette réunion, à laquelle assiste le duc d’A arschot, ouvre la voie à des pourparlers avec les rebelles à Mont-SainteGertrude (Geertruidenberg) et ensuite à Breda. La question religieuse reste cependant la principale pierre d’achoppement et, en août 1575, les négociations de paix aboutissent à une impasse40. De fait, la relation entre le duc d’Aarschot et le gouverneur se détériore. Durant l’été 1575, Requesens évoque en termes négatifs l’impertinence d’A arschot. Cela débouche sur de vives altercations et le gouverneur rend Aarschot responsable de l’hostilité contre la présence des troupes espagnoles et de la radicalisation des États du Brabant, de Flandre et de Lille-Douai-Orchies. Requesens souhaite ardemment envoyer Aarschot en mission en Espagne, mais le duc refuse, ne voyant pas l’utilité d’une telle mission41. Il aurait aussi déclaré que « tous ceux qui font le voyage vers l’Espagne n’en reviennent pas »42. La correspondance entre Luis de Requesens et Philippe de Croÿ reste pourtant courtoise43, mais le gouverneur

37 AGS, E 557, fol. 29 : Requesens à Philippe II, 18 janvier 1574, résumé : Gachard, CPhII, III, p. 12. 38 AGS, E 559, fol. 103 : Requesens à Philippe II, 1574, résumé : Gachard, CPhII, III, p. 213. Cette lettre ainsi qu’une autre de Requesens de la même date, sont examinées le 14 janvier 1575 au Conseil d’État à Madrid. 39 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 231-238. 40 Soen, Vredehandel, op. cit., p. 102-105 et Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 238-252. 41 AGS, E 562, fol. 141 : Requesens à Philippe II, 29 juin 1575, résumé : Gachard, CPhII, III, p. 330-331, cf. Soen, Vredehandel, op. cit., p. 106. 42 AGS, E 559, fol. 103 : Requesens à Philippe II, 11 décembre 1574. Le duc d’A arschot fait ici allusion au sort de Florent de Montmorency, baron de Montigny (1527 ?/1528 ?-1570) qui a accepté d’aller en mission en Espagne en 1566, où il est arrêté. Par la suite, il est condamné à mort par le Conseil des Troubles et exécuté au château de Simancas en 1570. Sur cette affaire : L.-P. Gachard, « Floris de Montmorency, baron de Montigny : sa mission en Espagne, son arrestation à Madrid et son supplice au château de Simancas : 1566-1570 », in Id., Études et notices historiques concernant l’histoire des PaysBas, Bruxelles, 1890, III, p. 59-95, et Soen, Vredehandel, op. cit., p. 334. 43 Voir par exemple les lettres de fin juillet et début août 1575 : Gachard, CPhII, III, p. 344 (édition des lettres).

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s’irrite du duc d’A arschot qui, selon lui, « agit comme à l’habitude sans frein »44. Il est clair que Requesens n’apprécie guère les propos vifs du duc. En outre, il est convaincu que le conseiller Charles de Berlaymont est détourné du droit chemin par Aarschot45. Requesens décidera finalement d’ignorer Aarschot46. Au Conseil d’État (1575-1576) Au cours de l’année 1575, Philippe de Croÿ se profile de plus en plus comme le porte-voix de ceux qui veulent mettre fin à la guerre. En novembre 1575, lors d’un Conseil d’État élargi, il s’en prend en des termes tranchants à la politique des précédents gouverneurs et se lance dans un plaidoyer enflammé en faveur du départ des troupes étrangères, seule manière selon lui de ramener la paix aux Pays-Bas. Luis de Requesens ne peut que lui répondre que les instructions royales ne l’autorisent pas à renvoyer les soldats. Il est clair, cependant, qu’il est très ennuyé par l’interpellation d’Aarschot. Le gouverneur général finit néanmoins par céder et déclare qu’il est disposé à faire partir les troupes espagnoles47. Entretemps, le demi-frère d’Aarschot, Havré, est parti pour Madrid où, dans les cercles gouvernementaux, mûrit l’idée de l’envoyer aux Pays-Bas, en compagnie du juriste frison Joachim Hopperus (1523-1576), pour y exposer la « volonté de paix » du roi48. Dès 1575, l’état de santé de Requesens, gravement malade, ne cesse de se détériorer49. Début 1576, le gouverneur sent que la fin est proche. Il décide, le 4 mars, de confier au comte Charles de Berlaymont les pouvoirs politiques, juridiques et financiers, et de céder le commandement militaire au comte de Mansfeld. Ce faisant, le gouverneur général mourant cherche vraisemblablement à écarter le duc d’A arschot du pouvoir. Toutefois, Luis de Requesens est à ce point affaibli qu’il ne peut signer les lettres de nomination. Il décède au matin du 5 mars50. Au décès de Requesens, le Conseil d’État, en parfaite conformité avec les pouvoirs qui lui sont conférés en matières de gouvernement et de sécurité, assume toutes les prérogatives du gouverneur. Les États du Brabant veulent néanmoins convoquer les États Généraux, qui devraient alors désigner un ruard (ruwaert) ou gouverneur intérimaire. Le Conseil d’État marque son désaccord et déclare que cela ne peut pas se faire. On ignore précisément qui, parmi les dirigeants

44 AGS, E 564, fol. 84 : relation d’une lettre de Requesens à Philippe II, 23 juillet 1575, qui mentionne « Anda tan desenfrenado como siempre ». 45 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, p. 267. 46 AGS, E 564, fol. 98 : Requesens à Philippe II, 9 septembre 1575, résumé : Gachard, CPhII, III, p. 361. 47 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 268. 48 V. Soen, « Enviados a la corte para servir al rey. Misiones de nobles flamencos a la corte española durante la revuelta de los Países Bajos (1565-1576) », in A. Esteban Estríngana (éd.), Servir al Rey en la Monarquía de los Austrias. Medios, fines y logros del servicio al soberano enlos siglos XVI y XVII, Madrid, Silex, 2012, p. 447-472 et maintenant Id., « Négocier la paix au-delà des frontières », dans le présent volume, p. 235-259. 49 AGS, E 564, fol. 146 particulier la lettre de Requesens à Gabriel de Zayas, 9 septembre 1575, cf. Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 269. 50 Janssens, ‘Brabant in het verweer’, op. cit., p. 269.

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brabançons, aurait été un candidat potentiel pour la fonction de ruard, mais il n’est pas impossible que le duc d’A arschot ait convoité cette fonction. Le 24 mars 1576, Philippe II nomme – non sans une certaine méfiance – le Conseil d’État en tant que gouverneur des Pays-Bas, tout en s’informant en secret, par le biais du conseiller Gerónimo de Roda, de la situation politique et militaire et des perspectives du Conseil51. À partir du 9 mars 1576, le duc d’A arschot participe aux réunions du Conseil d’État, où, selon Roda, il tolère à contrecœur la présence du comte de Mansfeld. À cette période, le Conseil discute des grands problèmes militaires et financiers auxquels sont confrontées les quinze provinces loyales, et il tranche aussi sur une série de questions en suspens, comme la suppression définitive du Dixième Denier et du Conseil des Troubles52. Pendant ce temps, à Madrid, une décision est prise sur la désignation d’un nouveau gouverneur de « sang royal » pour les Pays-Bas. Ce sera don Juan d’Autriche, demi-frère du roi53. Les réunions du Conseil d’État débouchent souvent sur de vives discussions entre le duc d’A arschot et Gerónimo de Roda. Selon ce dernier, Aarschot a dit que « rien de bon n’arrivera jamais aux Pays-Bas tant que Roda fait partie du Conseil » et il parle de façon dénigrante de don Juan dont il prédit qu’il « serait très mal reçu s’il devait venir aux Pays-Bas avec une armée ». Un point intéressant est que Roda, dans sa lettre au roi du 21 mai, écrit que tous au Conseil d’État, à l’exception d’A arschot, sont animés de bonnes intentions. Dans la même lettre, il est aussi fait mention d’une lettre de Guillaume d’Orange à Aarschot. Orange y présenterait les Espagnols sous un jour peu flatteur et évoquerait la possibilité d’échanger le comte de Boussu, qui a été fait prisonnier par les Hollandais en 1573, contre son fils Philippe-Guillaume, envoyé en Espagne sur ordre du duc d’Albe en 156854. Le fait de mentionner que Guillaume d’Orange aurait écrit 51 Baelde, De collaterale raden, op. cit., p. 34-38 et p. 205-207 ; Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 270-272 et p. 275-276. Voir aussi Leuven Stadsarchief, Oud archief [Leuven-Louvain, Archives communales, Archives anciennes], n° 301, fol. 391v°-395v° (notices de Jan Lievens, pensionnaire de la ville de Louvain chargé des affaires extérieures, sur les événements du 5 au 8 mars 1576). Sur la méfiance de Philippe II envers le Conseil d’État des Pays-Bas : S. Fernández Conti, Los Consejos de Estado y Guerra de la monarquía hispana en tiempos de Felipe II (1548-1598), Valladolid, Junta de Castilla y León, Consejería de Educación y Cultura, 1998, p. 157, note 212. Gerónimo de Roda ( ?-1580), juriste espagnol, est nommé au Conseil des Troubles en 1570 par le duc d’Albe, puis au Conseil d’État des Pays-Bas d’État le 17 mars 1575 par Luis de Requesens : J. M. Cabañas Agrela, « Roda, Gerónimo de », Diccionario Biográfico Español, 43, Madrid, 2013, p. 756-757. 52 AGS, E 566, fol. 155 : Gerónimo de Roda à Philippe II, 20 mars 1576, résumé : Gachard, CPhII, III, Bruxelles, 1858, p. 470-471 ; Notules du Conseil d’État, rédigées par le secrétaire Berty. 5 mars – 18 avril, 26 juillet – 3 septembre 1576, éd. L.-P. Gachard, dans sa CPhII, IV, Bruxelles, 1861, p. 480 et suivantes. Concernant l’abolition du Dixième Denier et du Conseil des Troubles : Janssens, « L’abolition du Conseil des Troubles », op. cit., p. 275-276. Sur l’attitude du duc d’A arschot vis-à-vis du comte de Mansfeld, voir par exemple la lettre de Maximilien Morillon au cardinal Granvelle, 25 juin 1576 : Correspondance du cardinal de Granvelle 1565-1583, éd. C. Piot, Bruxelles, 1887, VI, p. 108. 53 S. Fernández Conti, Los Consejos de Estado y Guerra, op. cit., p. 151-152. Concernant la nomination de don Juan et l’arrière fond dynastique de cette décision : Soen, « Philip’s Quest », op. cit., p. 9-11. 54 AGS, E 566, fol. 153 et fol. 154 : Gerónimo de Roda à Philippe II, lettres du 18 et du 21 mai 1576, cf. Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 284. La lettre du prince d’Orange au duc d’A arschot datant du début du mois de mai 1576 n’a pas été retrouvée. Elle n’est pas citée dans la banque de

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une lettre à Aarschot au début du mois de mai 1576 (ou plus tôt ?) indique que Roda soupçonne les deux grands nobles rivaux d’être en contact. L’existence d’un contact entre le prince d’Orange et le duc d’A arschot à cette époque est incertaine, mais n’est pas impossible. Maximilien Morillon, le vicaire général d’Antoine Perrenot de Granvelle pour l’archevêché de Malines, qui entretient avec son cardinal une abondante correspondance dans laquelle il fait part de ses impressions et de ses réactions par rapport à des événements majeurs ou même à des faits triviaux, dresse au début du mois de juin 1576 un tableau déplorable des membres du Conseil d’État. Il décrit Aarschot comme un homme qui « gaspille son temps à des petits plaisirs »55. En juillet, le cardinal, qui connaît le duc depuis longtemps et admet qu’il s’agit d’un « personnage médiocre », attire néanmoins l’attention de Philippe II sur Philippe de Croÿ. Il rappelle les mérites de ses ancêtres et souligne que le duc jouit d’une grande influence aux Pays-Bas. Cela peut être utile, poursuit Granvelle, car « si l’on sait se servir de lui, en lui passant quelques lubies, on peut en faire un instrument pour beaucoup de choses »56. L’attitude du cardinal Granvelle témoigne de sa clairvoyance et de sa perspicacité politique. Il réagit d’une manière rusée et stratégique. Roda, pour sa part, est moins subtil dans son jugement. Il ne supporte pas le duc d’A arschot. Selon lui, Philippe de Croÿ se considère comme le protecteur de la « patrie » : il est « un fou » que l’on « ferait mieux d’enfermer dans un château » ou à qui on devrait « couper la tête » sur ordre du roi57. Après avoir été écarté de facto du Conseil d’État, Roda se rend le 11 août 1576 à Anvers. Sancho d’Ávila, le commandant de la citadelle d’Anvers, Alonso de Vargas et Ottavio Gonzaga, membres du conseil de guerre espagnol, et luimême se sont adressé le 29 juin au roi, dans une lettre où ils dressent un tableau sombre de la situation, craignant un soulèvement populaire anti-espagnol et n’ayant pas de mots assez durs pour décrire le comportement d’A arschot58. Il est clair que Roda et les siens s’érigent en défenseurs de l’autorité royale. Aarschot, pour sa part, se profile de plus en plus comme le défenseur du pays et le gardien des privilèges des Pays-Bas59. Le 27 juillet, suite à leur mutinerie, les soldats espagnols sont déclarés rebelles et ennemis de l’État et le 28 juillet, les États du Brabant reçoivent l’autorisation de mettre sur pied leur propre armée. Cela

données qui couvre la correspondance de Guillaume d’Orange, mais elle peut probablement être liée à des négociations de mariage entre les Nassau et les Croÿ à cette époque. Concernant PhilippeGuillaume (1554-1618), comte de Buren et fils ainé de Guillaume d’Orange : M. Van der Eycken (éd.), Filips Willem. Prins van Oranje, heer van Diest. 1554-1618, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2018. 55 Correspondance du cardinal de Granvelle, VI, p. 289 : Morillon à Granvelle, 3-4 juin 1576. 56 Gachard, CPhII, IV, p. 236 : Granvelle à Philippe II, 13 juillet 1576. 57 AGS, E 567, fol. 23 : G. de Roda à Philippe II, 1 juillet 1576, résumé : Gachard, CPhII, IV, p. 221. 58 AGS, E 568, fol. 97 : G. de Roda, O. Gonzaga et A. de Vargas à Philippe II, 26 juin 1576, cf. Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, p. 288. 59 AGS, E 567, fol. 23 : G. de Roda à Philippe II, 1er mai 1576, résumé : Gachard, CPhII., IV, p. 219.

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nécessite toutefois de l’argent et le duc d’A arschot fait tout son possible – et avec succès – pour convaincre les États de fournir les fonds nécessaires60. Le 30 juillet 1576, Charles-Philippe de Croÿ, mieux connu depuis lors comme le marquis d’Havré, revient de sa mission en Espagne. Il signale l’arrivée prochaine de don Juan d’Autriche aux Pays-Bas en tant que gouverneur et pour le reste, il se limite à quelques vagues déclarations sur la « pacification et la paix » et les « vrais remèdes ». À peine est-il rentré d’Espagne que le Conseil d’État songe à nouveau à envoyer un représentant au roi. Le choix se porte cette fois sur Maximilien Vilain de Gand, baron de Rassenghien (Ressegem) et gouverneur de Lille-Douai-Orchies. Sa lettre de commission lui est remise fin août et il lui est demandé de plaider pour que le roi réponde favorablement aux demandes formulées à l’occasion des États Généraux de 1574, à savoir que des « moyens véritables » soient trouvés pour sortir les Pays-Bas de leur situation catastrophique et pour renvoyer les troupes étrangères du pays61. Pour préparer le roi à la venue de Maximilien Vilain de Gand, le duc d’Aarschot lui envoie, le 1er août, une lettre d’explication de la situation : il est « plus que nécessaire que des moyens suffisants et généraux soient décrétés au profit des Pays-Bas et qu’ils soient appliqués concrètement afin de sortir le pays d’une misère extrême et de longue durée ». Si cela n’arrive pas, poursuit Aarschot, « il est à craindre que naisse une confusion plus grande encore, voire un effondrement total, avec un danger évident pour la noblesse et les autres serviteurs fidèles du Roi ». Le duc souligne enfin le désespoir qui s’empare des États et de la population en raison de l’absence prolongée de Philippe II. Il demande dès lors que le roi prenne le plus rapidement possible une décision correcte et bienveillante qui apportera « la réconciliation et l’harmonie dans les provinces et le calme et la paix pour les sujets misérables »62. Les États Généraux et la Pacification de Gand (1576-1577) Le 4 septembre 1576, des soldats sous la conduite de Guillaume de Hornes arrêtent les membres du Conseil d’État en pleine séance. Seuls le vieux Viglius, qui ne vient plus guère aux réunions, et le duc d’A arschot sont absents pour cause de maladie. Ils sont assignés à leur résidence. Pour les témoins du « coup d’État », il est difficile d’en désigner avec précision les instigateurs. La plupart des observateurs montrent du doigt les États du Brabant. Il est fort probable que certains membres du magistrat de Bruxelles ont procédé aux arrestations à la demande de la Hollande, de la Zélande et du prince d’Orange, et peut-être avec la complicité des États du Brabant.

60 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 282-283 et p. 296-287. Voir aussi Soen, Vredehandel, op. cit. p. 108. 61 AGS, E 559, fol. 90, et Estado, leg. 568, fol. 90 : demandes formulées aux États Généraux de 1574 ; AGS, E 568, fol. 87/88, et Gachard, CPhII, IV, p. 342-346 : instruction pour le seigneur de Rassenghien (31 août 1576) ; Soen, Vredehandel, op. cit., p. 108. 62 AGS, E 566, fol. 102 : le duc d’A arschot à Philippe II, 1er août 1576.

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Fig. 7.2  Philips de Croy. Hertog van Aerschot, Prince Chimay etc. Gouverneur van Vlaenderen. Gestorven MCLXXXXVI, gravure anonyme, insérée dans Emanuel Van Meteren, Historie der Neder-landscher ende haerder Na-buren Oorlogen ende geschiedenissen, Tot Den Iare M. VI.C XII (…) Verrijckt beneffens de Land-Caerte met bij na hondert correcte Conterfeijtsels vande voor treflijcste Personagien in dese Historie verhaelt Alle cierlijck na d’leven ghedaen ende in Coperen platen gesteken, La Haye, Hillebrant Jacobszoon van Wouw, 1614, p. 138. Dans cette histoire de la Révolte, Aarschot figure comme gouverneur de Flandre, une charge qu’il exerce pour les États Généraux alors dissidents, mais dans laquelle il n’a jamais été confirmé par le roi Philippe II d’Espagne.

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Il semble que le duc d’A arschot a pu compter sur la complaisance des auteurs du coup d’État et que le 4 septembre, il n’a pas été aussi malade qu’il l’a laissé paraître. Le lendemain des arrestations, en effet, il peut sans problème rendre visite à ses collègues incarcérés63. Peu de temps après, il reçoit une lettre de Roda qui lui reproche, en tant que seigneur le plus éminent du Brabant, de ne pas avoir réagi contre ces arrestations qui, selon Roda, sont « une attaque manifeste contre l’autorité du Roi et du Conseil d’État ». Roda demande instamment à Aarschot de venir à Anvers pour y intervenir en vue d’obtenir la libération des membres du Conseil d’État64. Roda informe aussi Philippe II du fait d’être le seul membre du Conseil d’État encore libre et qu’il entend prendre en main le gouvernement des Pays-Bas à cause de la gravité de la révolte en cours65. Pour parvenir à la paix, la plupart des forces politiques locales œuvrent à présent à la convocation des États Généraux. L’initiative est d’abord prise par les États du Hainaut et du Brabant, puis la convocation est officialisée par le Conseil d’État qui, dès le 17 septembre, a été encouragé par le duc d’A arschot à se ranger derrière l’action des États du Brabant66. Parce qu’il se donne beaucoup de peine, « travaillant continuellement pour obvier à plus grand desordre et redresser les affaires, quand en regard du saisissement des seigneurs que de la conservation de la religion catholique et romaine, aucthorité de sa Majesté et repos publicq », le duc d’A arschot demande au colonel comte Philippe d’Eberstein, gardien de la citadelle d’Anvers, de préserver la ville des pilleurs et des émeutiers67. Il est clair que Philippe de Croÿ est à ce moment la figure de proue du mouvement de paix. Philippe de Croÿ et Gerónimo de Roda continuent à correspondre, mais sont en totale opposition. Le duc d’A arschot réagit avec colère à une lettre de Roda du 7 septembre. Il réfute l’allégation de n’avoir pas réagi à l’arrestation des membres du Conseil d’État et de n’avoir rien entrepris en faveur des prisonniers. Il refuse catégoriquement de se rendre à Anvers car il ne se sent pas en sécurité en présence de Roda et de ses partisans et il demande explicitement à celui-ci de ne rien entreprendre « qui puisse irriter ou enflammer les États, le pays et les habitants ». Aarschot s’offusque surtout du fait que Roda se soit approprié arbitrairement la direction du pays. Une telle action ne rend pas service au roi, estime Aarschot. Dans sa réponse du 21 septembre, Roda souligne que l’attitude d’Aarschot ne concorde pas avec celle d’un vassal fidèle et il tente une fois encore de faire venir le duc à Anvers. Le conseiller espagnol nie également avec force agir contre les intérêts de Philippe II. Selon lui, ce sont au contraire ceux qui participent à des ligues et des complots qui veulent anéantir l’autorité du roi. Roda ajoute que tout ce qui se passe est la faute non des Espagnols, mais des États qui dirigent tout à Bruxelles. Par le fait d’avoir accepté de devenir le commandant

63 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 292-298. 64 AGS, E 566, fol. 117 : G. de Roda au duc d’A arschot, 7 septembre 1576 ; Gachard, CPhII, IV, p. 361 note 2 publie un extrait de cette lettre sans mentionner la provenance du document. 65 AGS, E 567, fol. 14 : G. de Roda à Philippe II, 7 septembre 1576, résumé : Gachard, CPhII, IV, p. 353-356. 66 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 300-302. 67 AGS, E 566, fol. 126 : le duc d’A arschot au comte d’Eberstein, 13 septembre 1576.

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en chef des troupes des États, Aarschot se met en défaut de fidélité au roi, un comportement, dit Roda, qui entache la réputation de la maison des Croÿ68. Ces jours-là, Roda tente en vain de gagner à sa cause le Grand Conseil de Malines et le conseil de la ville de Malines, tandis que les États de Flandre déclarent qu’il n’y a pas de meilleur moyen, pour apaiser les troubles, qu’un accord et une union avec les autres États, pour faire partir les troupes espagnoles et étrangères et conclure un bon accord avec la Hollande et la Zélande69. Ce désir de paix est aussi exprimé par Maximilien de Longueval, seigneur de Vaulx et gouverneur d’Arras depuis 1572. Il supplie le roi d’apporter les « bons remèdes » et de faire preuve de « douceur et clémence » afin que l’agitation dans les Pays-Bas ne se prolonge pas. Il lui demande aussi « de recevoir en sa grâce ceulx de Hollande et Zeelande, retirer les Espagnols et tous autres soldatz quÿ sont estrangers, [et de] licencier ceux du paÿs quÿ ne sont necessaires a son service », en contrepartie d’un serment de fidélité à la foi catholique et au souverain prêté par toutes les provinces70. Le temps est à présent propice à des négociations qui sont menées à partir du 25 septembre 1576 par les États Généraux71. Le lendemain de la première réunion des États Généraux, le prince d’Orange s’adresse au duc d’A arschot. Dans sa lettre, il dit savoir que le duc est convaincu qu’il n’y a rien de mieux que de poursuivre les négociations. Le prince déclare par ailleurs qu’il « n’est en rien dans ses intentions d’introduire aux Pays-Bas un quelconque changement en matière de religion » et qu’il n’a pas l’intention d’entreprendre quoi que ce soit « qui porterait atteinte au service de Sa Majesté ou à la tranquillité du pays ». De même, il ne veut rien changer au gouvernement. Aarschot lui répond qu’une bonne occasion se présente maintenant à ses yeux pour défendre les intérêts de la « patrie » : la population est en effet désespérée et toujours dans l’attente des remèdes de la part du roi. Pour éviter une escalade, il demande à Orange de veiller à ce que ceux de Hollande et de Zélande n’entreprennent rien qui puisse provoquer une nouvelle guerre civile et de faire en sorte « que la pacification se puist effectuer sans innovation ou changement de la religion catholique et romaine ny lauctorité de sa Majesté »72. Dans une lettre à Philippe II du 17 octobre 1576, les États Généraux exposent le déroulement des événements aux Pays-Bas depuis 1566. L’assemblée écrit que les États veulent délivrer le pays de toute violence et conclure la paix avec 68 AGS, E 569, fol. 87 (texte en français) et fol. 88 (traduction espagnole) : le duc d’A arschot à J. de Roda, 16 septembre 1576 ; AGS, E 566, fol. 122 : G. de Roda au duc d’A arschot, 21 septembre 1576. Un extrait de cette lettre, sans indication de provenance, qui a été erronément datée par L.-P. Gachard au 22 septembre 1579, cf. Gachard, CPhII, IV, p. 396. Le 22 septembre Roda explique sa réponse au duc d’A arschot, cf. AGS, E 569, fol. 86. 69 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 306-307. 70 AGS, E 566, fol. 5 : Maximilien de Longueval à Philippe II, 24 septembre 1576. 71 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 307-308. Voir aussi Resolutiën der Staten-Generaal van 1576 tot 1609, éd. N. Japikse, La Haye, I, p. 5-7. Pour la décision du 25 septembre 1576, voir aussi AGS, E 566, fol. 88 (texte en espagnol) et Besançon, Bibliothèque de Recherche et de Consultation, Collection Granvelle, n° 102, fol. 2r°-3v° (texte en français). 72 AGS, E 567, fol. 127 : le prince d’Orange au duc d’A arschot, 26 septembre 1576, avec la réponse du duc le 2 octobre 1576 ; AGS, E 566, fol. 92 : version française de ces lettres.

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la Hollande et la Zélande en tenant compte de l’obéissance due au roi et de la reconnaissance de son autorité73. Les bases sont à présent posées pour des discussions qui s’ouvrent le 20 octobre entre les provinces fidèles à Philippe II et les provinces rebelles. Vu la menace imminente que fait peser la présence de troupes étrangères, les délégués souhaitent mettre fin rapidement à l’état de guerre. Les discussions sur les points délicats, comme la question religieuse, sont renvoyées à « une réunion des États Généraux à tenir ultérieurement ». Bien qu’il règne un climat à la fois d’optimisme et de méfiance, le désir de paix l’emporte et le 8 novembre, un accord est signé : c’est la dite « Pacification de Gand ». Dans ces négociations, la résolution des problèmes militaires est clairement apparue plus urgente que la question de la religion. Pour les parties concernées, la Pacification devient un point de référence. Aux yeux des membres du Conseil d’État, l’accord constitue un pas important vers la paix aux Pays-Bas. Ce n’est donc pas sans fierté qu’ils portent l’accord conclu à la connaissance de Philippe II74. Aarschot, de son côté, informe le cardinal Granvelle et lui demande de convaincre le roi de faire preuve de clémence dans l’esprit des remèdes déjà demandés précédemment et de ne pas donner foi à ce que lui déclarent les adversaires des États. À défaut, les Pays-Bas seraient perdus à jamais75. À la fin de l’année 1576, les États et le Conseil d’État veulent négocier avec don Juan d’Autriche sur son acceptation en tant que gouverneur général des Pays-Bas. Les discussions qui s’ensuivent débouchent sur un accord conclu le 12 février 1577 à Marche-en-Famenne. Par ce traité, don Juan reconnaît la Pacification de Gand et se dit prêt à renvoyer les troupes étrangères. De leur côté, les États acceptent de reconnaître don Juan comme gouverneur, de maintenir partout la religion catholique romaine, de révoquer les éventuels engagements avec des puissances étrangères, de dissoudre leur armée et d’aider le gouverneur à assurer le paiement des troupes. L’accord, toutefois, n’est pas signé par les États de Hollande et le prince d’Orange, lui aussi, prend ses distances. Il prétend que les privilèges ne sont pas respectés et ne peut accepter qu’en échange du retour d’Espagne de son fils Philippe-Guillaume, il soit obligé de mettre en œuvre des décisions qui seraient prises « par des États Généraux à tenir ultérieurement ». Pour les États, pour le Conseil d’État et pour Philippe de Croÿ en particulier, l’accord avec don Juan est une victoire : les relations avec le souverain se normalisent, les troupes étrangères vont quitter le pays et l’influence de Guillaume d’Orange dans la politique des États Généraux est contrecarrée. C’est pourquoi l’Édit Perpétuel de Marche-en-Famenne du 12 février 1577 est aussi appelé « la paix du duc d’A arschot »76.

73 AGS, E 574, fol. 30 : les États Généraux à Philippe II, 17 octobre 1576. Voir aussi Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 308. 74 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 312-313 et p. 319. 75 AGS, E 572, fol. 79 : le duc d’A arschot à Granvelle, 30 novembre 1576. 76 Janssens, ‘Brabant in het Verweer’, op. cit., p. 317-319 et p. 324-323 ; V. Soen et E. Masschelein, « Het Eeuwig Edict en de Intredes van Don Juan. Of de moeizame mise-en-œuvre en mise-en-scène van een vredesverdrag tijdens de Nederlandse Opstand », Tijdschrift voor Geschiedenis, 129 (2016), p. 175-195.

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Conclusions Profitant du fait qu’en 1565-1566, il ne s’est pas allié aux actions de la ligue dressée contre Granvelle au sein des conseils de gouvernement ni à celles des nobles confédérés, Philippe III de Croÿ, duc d’A arschot, a pu gagner l’entière confiance de la gouvernante Marguerite de Parme et du roi Philippe II comme celle du duc d’Albe à partir de 1567. Ensuite, sous le gouvernement de Luis de Requesens, Aarschot devient le protagoniste d’une politique de pacification soutenue par le Conseil d’État et ensuite par les États Généraux. Ainsi, il s’impose entre fin 1573 et début 1577 comme le chef de file de « l’opposition loyale » à la politique de Philippe II aux Pays-Bas, en mobilisant son capital politique d’aristocrate et s’appuyant largement sur les commandements militaires qu’il exerce. Usant de cette position de force non dénuée d’ambiguïtés et d’opportunisme, il se démarque de l’action du conseiller d’État Gerónimo de Roda, il œuvre pour le processus de pacification et soutient les États en vue de négocier résolument et unanimement avec don Juan d’Autriche, et il fait en sorte de limiter l’influence de Guillaume d’Orange sur la conduite des États. Le fait que l’Édit Perpétuel de Marche-en-Famenne soit désigné comme « la paix d’Aarschot » témoigne de son influence politique réelle dans les affaires troublées des Pays-Bas et de ses médiations dans le conflit.

V iolet S oen  

Les limites du « devoir de révolte » aux Pays-Bas Les réconciliations de Philippe de Croÿ, duc d’Aarschot, et de son fils Charles, prince de Chimay (1576–1584)

En comparaison avec la France, il semble plus compliqué pour les Pays-Bas – un enjeu territorial crucial dans l’empire global et composite de Philippe II – d’appréhender le « devoir de révolte » partagé par la noblesse durant la seconde moitié du xvie siècle1. Dans une importante contribution parue en 1999, Henk van Nierop a décrit la position difficile de la haute noblesse, écartelée entre le roi d’Espagne et l’Église catholique d’une part, les privilèges locaux et le protestantisme d’autre part et forcée de choisir entre deux camps, royaliste ou rebelle2. Par ailleurs, Gustaaf Janssens a souligné que, face au dilemme de loyauté ou résistance, d’autres choix étaient pourtant possibles : par exemple, une partie de la noblesse favorable au roi et à l’Église a néanmoins mené une « opposition loyaliste » en soutenant le respect des privilèges et la place des élites locales dans l’administration du pays3. Sans surprise, la résistance du chef aristocratique des rebelles, le prince Guillaume d’Orange, transformé en pater patriae des Provinces-Unies sous la domination des

1 A. Jouanna, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, Paris, Fayard, 1989, p. 8-9 ; R. Vermeir, « Je t’aime, moi non plus. La nobleza flamenca y España en los siglos XVI-XVII », in B. Yun Casalilla (éd.), Las redes del imperio : élites sociales en la articulación de la Monarquía Hispánica, 1492-1714, Madrid, Marcial Pons, 2009, p. 313-337 ; V. Soen, « Philippe II et les anciens Pays-Bas : Les limites d’un gouvernement à distance dans un empire global (1555-1598) », Revue Histoire, Économie et Société, 3 (2019), p. 11-32. 2 H. van Nierop, « The Nobility and the Revolt of the Netherlands : Between Church and King, and Protestantism and Privileges », in P. Benedict et al. (éd.), Reformation, Revolt and Civil War in France and the Netherlands 1555-1585, Amsterdam, Koninklijke Academie voor Wetenschappen, 1999, p. 83-98. 3 G. Janssens, « El oficio del rey y la oposición legal en Flandes contra Felipe II », in J. Martínez Millán (éd.), Felipe II (1527-1598) : Europa y la Monarquía Católica. Tomo I : El Gobierno de la Monarquía (Corte y Reinos), Madrid, Sociedad Estatal para la Conmemoración de los Centenarios de Felipe II y Carlos V, 1998, 2 vol., I, p. 401-412.

Violet Soen • KU Leuven Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 173-198.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120967

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États, a pu focaliser une attention considérable4. Comme l’a explicité son biographe Koenraad Swart, le parcours du prince offre une étude de cas exceptionnelle : celle d’un opposant réconciliable devenu un ennemi irréconciliable du pouvoir royal, qui combine un changement d’orientation politique avec une conversion au luthéranisme puis au calvinisme5. Cependant, rares sont les autres protagonistes aristocratiques des Pays-Bas qui s’inscrivent dans ce mouvement irréversible d’adversaires réconciliables devenus ennemis irréconciliables. Or, cette contribution confronte les choix d’Orange à ceux de son adversaire le plus important, Philippe de Croÿ, duc d’A arschot (1526-1595)6 et de son fils et héritier Charles, prince de Chimay (1560-1612)7 qui s’opposent avec véhémence au roi mais se réconcilient finalement avec lui. Ils incarnent alors la maison de Croÿ qui a occupé une place si centrale dans le régime des ducs de Bourgogne, mais qui est temporairement de retour sous le règne de Philippe II8. Pourtant,

4 P. Arnade, Beggars, iconoclasts & Civic Patriots. The Political Culture of the Dutch Revolt, Ithaca, Cornell University Press, 2008, chap. VII, p. 260-303 ; H. Klink, Opstand, politiek en religie bij Willem van Oranje 1559-1568 : een thematische biografie, Heerenveen, Groen, 1998, p. 336-350. 5 K.W. Swart, « Wat bewoog Willem van Oranje de strijd tegen de Spaanse overheersing aan te binden ? », Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden, 99 (1984), p. 55457 ; repris par A. Duke, « From ‘Loyal Servant’ to ‘Irreconcilable Opponent’ of Spain : Koenraad Swart’s Interpretation of William of Orange, 1533-1572 », in K. Swart, William of Orange and the Revolt of the Netherlands 1572-1584, éd. R. Fagel, N. E. H. M. Mout et H. F. K. van Nierop, Aldershot, Ashgate, 2003, p. 8-27. 6 Sur Philippe de Croÿ, troisième duc d’A arschot : entre autres, H. de Schepper, De Kollaterale Raden in de katholieke Nederlanden van 1579-1609, thèse de doctorat inédite, Katholieke Universiteit Leuven, Leuven, 1972, 4 vol., p. 135-147, L. Waer, Filips III van Croÿ, hertog van Aarschot. Een edelman tussen loyaliteit en verzet op het einde van de zestiende eeuw, mémoire de master inédit KU Leuven, Leuven, 2014 (à consulter avec précaution), et G. Janssens, « Un noble ambitieux entre guerre et paix pendant la Révolte des Pays-Bas : l’opposition loyale de Philippe III de Croÿ, duc d’A arschot et comte de Beaumont (1565-1577) », dans le présent volume, p. 155-172. 7 Sur Charles de Croÿ, prince de Chimay, quatrième duc d’Aarschot (1560-1612) : entre autres, J.-M. Duvosquel, « Charles III de Croÿ (1560-1612), Un prince de la Renaissance, collectionneur et bibliophile », in P. Delsaerdt et Y. Sordet (éd.), Lectures princières et commerce du livre. La bibliothèque de Charles III de Croÿ et sa mise en vente (1614), II. Études, Paris, Éditions des Cendres-Fondation d’Arenberg, 2017, 2 vol., II, p. 17-43 ; Id., « Une source de l’histoire rurale des Pays-Bas méridionaux au tournant des xvie-xviie siècles : les cadastres, albums et besognés du duc Charles de Croy », in La Belgique rurale du moyen âge à nos jours. Mélanges offerts à Jean-Jacques Hoebanx, Bruxelles, Crédit Communal, 1985, p. 223-228 ; R. Nijs, Karel III de Croy (1560-1612), mémoire de licence inédit, Katholieke Universiteit Leuven, Leuven, 1979 ; M. de Villermont, Le duc Charles de Croy et d’Arschot et ses femmes, Marie de Brimeu et Dorothée de Croy, Bruxelles-Paris, DeWit-Chamion, p. 192. Sur la question de sa succession : M. Wrede, Ohne Fürcht und Tadel. Für König und Vaterland. Frühneuzeitlicher Hochadel zwischen Familienehre, Ritterideal und Fürstendienst, Ostfildern, Thorbecke, 2012, p. 120-137. Voir aussi l’édition partielle de ses mémoires : Une existence de grand seigneur au seizième siècle. Mémoires autographes de Charles de Croÿ, éd. F. de Reiffenberg (désormais Mémoires autographes), Bruxelles-Leipzig, C. Muquardt, 1845. 8 R. Born, Les Croÿ, une grande lignée hennuyère d’hommes de guerre, de diplomates, de conseillers secrets, dans les coulisses du pouvoir, sous les ducs de Bourgogne et la Maison d’Autriche (1390-1612), Bruxelles, Éditeurs d’art associés, 1981 et G. Martin, Histoire et généalogie de la maison de Croÿ, Lyon, La Ricamarie, 1980, les deux travaux sont à consulter avec précaution ; W. Paravicini, « Moers, Croy, Burgund. Eine Studie über den Niedergang des Hauses Moers in den zweiten Hälfte des 15.

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leur ancrage au-delà de la frontière avec la France – Hainaut, Artois, Picardie, Champagne – et dans le cœur des anciens Pays-Bas – Brabant, Flandre – les rend « omniprésents »9. Leurs domaines titulaires le soulignent : le duché d’Aarschot abrite leur château principal à Heverlee, près de la ville universitaire de Louvain en Brabant, la riche principauté de Chimay ornée d’un château Renaissance (fig. 9.3, planche 14 dans ce volume) et de jardins impressionnants (fig. 8.5, planche 13) est en Hainaut, à la frontière avec la France10. Les réconciliations du père et du fils s’effectuent pourtant dans des constellations très différentes de la guerre civile et religieuse aux Pays-Bas. Comme conseiller d’État, Aarschot critique dans un premier temps le régime espagnol, puis tente d’établir un règlement entre les États Généraux et le gouverneur général en 1576-1577. Même en étant catholique convaincu, il abandonne ensuite la cause royale mais, deux ans plus tard, il se réconcilie avec Philippe II. Le tableau se complique en raison de la politique postérieure de son fils et héritier. En 1582, cette fois-ci deux ans après la réconciliation de son père, Chimay s’enfuit à Sedan puis se convertit au calvinisme. Dans la foulée, ce prince est nommé gouverneur de la République calviniste à Bruges puis du comté de Flandre par les États Généraux, avant finalement, en 1584, de renouer avec le roi et de se reconvertir au catholicisme11. Ce sont les revirements politiques et religieux du père et du fils Croÿ entre 1576 et 1584 qui sont ici examinés, afin de repérer tant les motifs

Jahrhunderts », Annalen des Historischen Vereins für den Niederrhein, 179 (1977), p. 7-113 (réimprimé à Bonn, 1978) ; « Les Croÿ, conseillers des ducs de Bourgogne. Documents extraits de leurs archives familiales, 1357-1487 », éd. M.-R. Thielemans, Bulletin de la Commission Royale d’Histoire (désormais BCRH), 124 (1959), p. 1-141 ; J.-M. Cauchies, « ‘Croit conseil’ et ses ‘ministres’. L’entourage politique de Philippe le Beau (1494-1506) », in A. Marchandisse (éd.), A l’ombre du pouvoir. Les entourages princiers au Moyen Âge, Liège, diff. Genève, Droz, 2002, p. 291-411. Avant leur ascension à la Cour de Bourgogne, ils comptent quelques mayeurs à l’échevinage d’Amiens et disposent d’une seigneurie picarde relevant de la baronnie de Picquigny, dans le bailliage d’Amiens, cf. H. Douxchamps, « Les quarante familles belges les plus anciennes subsistantes : Croÿ », Le Parchemin, 64 (1999), p. 172-216. 9 V. Soen, « La nobleza y la frontera entre los Países Bajos y Francia : las casas nobiliarias Croÿ, Lalaing y Berlaymont en la segunda mitad del siglo XVI », in V. Favarò, M. Merluzzi et G. Sabatini (éd.), Fronteras. Procesos y prácticas de integración y conflictos entre Europa y América (siglos XVI-XX), Madrid, Fondo de Cultura Económica-Red Columnaria, 2017, p. 427-436 ; V. Soen et H. Cools, « L’aristocratie transrégionale et les frontières. Le processus d’identification politique dans les maisons de Luxembourg-Saint-Pol et de Croÿ (1470-1530) », in V. Soen, Y. Junot et F. Mariage (éd.), L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles, Villeneuve d’Ascq, Université Charles de Gaulle-Lille 3-Revue du Nord, 2014, p. 209-228. 10 S. Maekelberg et P. Martens, « Matérialiser sa noblesse sur la frontière des anciens Pays-Bas avec la France : le patrimoine architectural de Charles de Croÿ, prince de Chimay et duc d’A arschot (1560-1612) », dans ce même volume, p. 199-233 et D. Van Heesch, « Art, Knowledge and Representation », in M. Derez, S. Vanhauwaert et A. Verbrugge (ed.), Arenberg. Portrait of a Family, Story of a Collection, Turnhout, Brepols Publishers, 2018, p. 193-199. 11 S. Slos, Karel van Croy en de recuperatie van de Zuid-Nederlandse adel onder de Aartshertogen, mémoire de licence inédit, Katholieke Universiteit Leuven, Leuven, 1997.

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d’opposition que de réconciliation avec le souverain12. Les huit années étudiées correspondent à la période durant laquelle le prince d’Orange consolide sa position de leader du parti rebelle, avant qu’elle ne s’achève brutalement avec son assassinat le 10 juillet 158413. Des protagonistes incontournables Dès les prémisses de la Révolte des Pays-Bas, le prince d’Orange et le duc d’Aarschot se retrouvent face à face. Lorsqu’à partir de 1563, Orange mène ouvertement une fronde contre l’influence du cardinal Granvelle, Aarschot n’y participe pas en alléguant qu’il a une clientèle aussi importante que celle d’Orange et qu’il a un rang suffisant pour être le compétiteur du prince14. Quand Orange est plus ou moins favorable aux demandes de coexistence religieuse, Aarschot n’hésite pas à diffuser des médailles de propagande pour soutenir sans ambiguïté le parti catholique15. Si Orange refuse de renouveler son serment d’allégeance au roi en 1567 et s’ensuit vers le Saint-Empire, Aarschot rallie le représentant des Habsbourg, d’abord Marguerite de Parme, ensuite le duc d’Albe. Quand Orange se convertit au luthéranisme, Aarschot s’y oppose véhémentement. Si les biens meubles et immeubles d’Orange sont confisqués par le Conseil des Troubles comme ceux d’Egmont et de Hornes, Aarschot siège dans ce tribunal d’exception16. Enfin, lorsqu’en 1568 et 1572 Orange commande des troupes rebelles dans les Dix-Sept Provinces, Aarschot se tient de l’autre côté du champ de bataille dans les troupes dirigées par Albe et son fils. Pourtant, durant cette période, les deux aristocrates continuent de garder un ton amical dans leur correspondance17. Les raisons de la rivalité entre Orange et Aarschot sont à la fois anciennes et récentes. À l’origine, la querelle remonte à la constitution de factions à la Cour de Bourgogne, entre les Nassau germanophiles et les Croÿ (plutôt) francophiles18.

12 V. Soen, « De verzoening van Rennenberg (1579-1581). Adellijke beweegredenen tijdens de Opstand anders bekeken », Tijdschrift voor Geschiedenis, 122 (2009), p. 318-333 ; Id., « De la bataille d’Heiligerlee à l’Acte de Cession : Arenberg pendant la Révolte aux anciens Pays-Bas », in Derez, Vanhauwaert et Verbrugge (éd.), Arenberg, op. cit., p. 88-95. 13 L. Jardine, The Awful End of Prince William the Silent. The First Assassination of a Head of State with a Handgun, HarperCollins Publishers, New York, 2005. 14 Janssens, « Un noble ambitieux entre guerre et paix », op. cit., dans le présent volume, p. 155-172. 15 T. Derveaux et V. Soen, « Tegen ‘de inquisitie’. Willem van Oranje en diens vroege propaganda tegen de geloofsvervolging in de Habsburgse Nederlanden (1559-1568) », Revue belge de Philologie et d’Histoire, 98 (2020), p. 49-74. 16 V. Soen, « Collaborators and Parvenus ? Berlaymont and Noircarmes, Loyal Noblemen in the Dutch Revolt », Dutch Crossing : Journal for Low Countries Studies, 35 (2011), p. 20-38. Ceci dit, le duc n’hésite pas, dans le même temps, à protester contre les condamnations de ses confrères chevaliers de l’Ordre de la Toison d’Or et à mener une « opposition loyale » au sein du régime royaliste. 17 Swart, William of Orange, op. cit., p. 139. 18 L. Geevers, « Family Matters : William of Orange and the Habsburgs after the Abdication of Charles v (1555-1567) », Renaissance Quarterly, 63 : 2 (2010), p. 472-484 ; F. Buylaert et J. Dumolyn, « L’importance sociale, politique et culturelle de la haute noblesse dans les Pays-Bas Bourguignons

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Fig. 8.1 et 8.2  Portraits de Philippe de Croÿ, troisième duc d’Aarschot et de sa première femme Jeanne de Halewyn, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers?, c. 1606-1612]. © Collection privée, photos Yves Junot/Violet Soen.

Elle relève aussi d’une question de prestige aux Pays-Bas entre le seul prince souverain et le seul duc, doublée d’une certaine incertitude quant aux questions de préséance. Leur rivalité personnelle prend pied dans le duché de Brabant, où ils sont tous deux de grands propriétaires fonciers (et où Aarschot en particulier continue d’acquérir des biens durant la Révolte) et où, pendant les troubles, ils entrent en compétition pour l’ancien titre de ruard ou ruwaert, gouverneur provincial en absence d’un duc de Brabant compétent. Leur compétition s’étend aussi au comté de Flandre où Aarschot, avec son nouveau domaine de Beveren, accroît son influence aux États de la province19. Enfin, interviennent les

et Habsbourgeois (1475-1525) : un état de la question », in J. Haemers, C. Van Hoorebeeck et H. Wijsman (éd.), Entre la ville, la noblesse et l’État : Philippe de Clèves (1456-1528), homme politique et bibliophile, Turnhout, Brepols Publishers, 2008, p. 279-294 ; op. cit. Cauchies, « ‘Croit conseil’ et ses ‘ministres’. L’entourage politique de Philippe le Beau (1494-1506) », in A. Marchandisse (éd.), A l’ombre du pouvoir. Les entourages princiers au Moyen Âge, Liège, diff. Genève, Droz, 2002, p. 291-411 ; P. Janssens, « La noblesse au seuil des temps modernes : continuités et discontinuités (xve-xvie siècles) », in Les élites nobiliaires dans les Pays-Bas au seuil des temps modernes, Bruxelles, Facultés Saint-Louis, 2001, p. 83-102. 19 H. Cools, Mannen met macht. Edellieden en de Moderne Staat in de Bourgondisch-Habsburgse landen (1475-1530), Zutphen, Walburg Pers, 2001 ; G. Janssens, ‘Brabant in het Verweer’. Loyale oppositie tegen Spanje’s bewind in de Nederlanden van Alva tot Farnese. 1567-1578, Courtrai-Heule, UGA, 1989.

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prétentions de la belle-mère d’A arschot, Anne de Lorraine, sur l’héritage de son premier mari, René de Chalon, qui a transmis ses titres et ses biens à son cousin Guillaume d’Orange20. Aarschot engage en effet une action en justice auprès du Grand Conseil de Malines contre Orange, tant pour son héritage que pour celui de son demi-frère cadet de vingt ans et issu de ce mariage, Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré (1549-1613)21. Finalement, le prince d’Orange et le duc d’Aarschot rivalisent pour promouvoir leurs héritiers aux mêmes honneurs. Orange le fait pour Philippe-Guillaume, comte de Buren, issu de son premier mariage avec Anne d’Egmont. En 1566, le prince fait inscrire son fils à l’université de Louvain, où il le laisse séjourner, même quand il s’enfuit à Dillenbourg l’année suivante22. Aarschot a prévu un parcours similaire pour son fils aîné, né en 1560 du mariage avec sa première épouse Jeanne de Halluin (ou Halewyn), Charles, prince de Chimay en Hainaut, et baptisé par son parrain Charles de Croÿ, évêque de Tournai, « qui lui donna le nom  »23 (fig. 8.3, planche 11). Dès lors, les héritiers d’Orange et d’A arschot suivent les cours du célèbre humaniste Cornelius Valerius au Collège Trilingue de Louvain, mais le plus probablement à des intervalles différents. En fin de compte, le comte de Buren ne peut pas terminer ses études comme l’a souhaité son père : Philippe-Guillaume de Nassau est « escorté » à Bruxelles par le secrétaire d’Albe puis embarqué pour l’Espagne où il poursuit ses études à l’université d’Alcalá de Henares avant d’être mis en résidence surveillée. Chimay réside lui toujours dans la ville universitaire de Louvain, qui est presque entièrement environnée par les seigneuries et châteaux des Croÿ relevant du duché d’A arschot. En 1575, le prince de quinze ans tire « le papegay », la cible en forme d’oiseau des arbalétriers de la confrérie Saint-Georges, épreuve suivie de fêtes locales financées par sa famille24. Durant cette période, celle-ci le prépare à l’exercice des fonctions politiques, une fois sa majorité atteinte.

20 Born, Les Croy, op. cit., p. 143-145 ; M. Adriaens et M. Van der Eycken, « Anna van Lotharingen (1522-1569) », in M. Van der Eycken (éd.), Filips Willem. Prins van Oranje, heer van Diest 1554-1618, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2018, p. 21-22. L. Geevers, Gevallen vazallen. De integratie van Oranje, Egmont en Horn in de Spaans-Habsburgse monarchie (1559-1567), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008. 21 V. Soen, « Négocier la paix au-delà des frontières pendant les guerres de religion : le parcours paneuropéen de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré (1549-1613) », dans le présent volume, p. 235-259. 22 P. Vanhoutte, « Filips Willem van Oranje-Nassau en zijn familiale belangen en contacten in Noord en Zuid (1554-1618) », in L. Duerloo et L. De Frenne (éd.), Het verdeelde huis : De Nederlandse adel tussen opstand en reconciliatie, Maastricht, 2011, p. 11-22, p. 16-17 ; cf. le catalogue Van der Eycken (éd.), Filips Willem, op. cit., passim ; H. Cools, « Philippe-Guillaume, le fils prodigue de la lignée Orange-Nassau », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes-Journal of Medieval and Humanistic Studies, 37 (2019), p. 151-168. 23 Jean Scohier, La généalogie et descente de la très illustre maison de Croÿ, Douai, Imprimerie de la veuve Jacques Boscard [Christine de Roovere], 1589, p. 33 ; cf. H. Wyffels et V. Soen, « Scohier, Jean. La genealogie et descente de la tres-illustre maison de Croy (Douai, 1589) » , http://www.odis.be/lnk/ PB_45524. 24 Mémoires autographes, op. cit., p. 8-9.

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Fig. 8.3 (planche 11)  Portrait de Charles de Croÿ, prince de Chimay, puis quatrième duc d’Aarschot, Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, redigee au vray par escript, et selon le contenu des tous les vieulx titres et chartres trouvees et delaissees par les predecesseurs de ladicte mayson en leurs chanceleries et tresories le tout receiulle et mis en lumiere par Charles Syre et Duc de Croy et d’Arschot, Hs. 7, c. 1606-1610. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

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La paix d’Orange et celle d’Aarschot À partir de 1576, il paraît évident pour les observateurs locaux et étrangers qu’Orange et Aarschot sont devenus incontournables dans le déroulement de la Révolte et les questions de guerre et de paix qui en découlent. Le 8 novembre de la même année, les États Généraux débouchent sur la Pacification de Gand, un traité réclamant le rappel des troupes espagnoles, la fin de la persécution religieuse, un statu quo religieux (reconnaissant la calvinisation de la Hollande et de la Zélande) et un gouvernement temporaire par les États tant que cette normalisation n’est pas en vigueur. Le texte est perçu comme une victoire pour le « rebelle » prince d’Orange, condamné et exilé depuis 1567 des territoires des Habsbourg d’Espagne. Orange récupère en effet ses charges et ses biens confisqués par le Conseil des Troubles et peut occuper une position prééminente dans le gouvernement des États Généraux, en procédant à sa Joyeuse Entrée dans les villes de Bruxelles et Gand. Le duc d’A arschot, en tant que surintendant royal du Conseil d’État, est également impliqué dans cette pacification. Il réussit à convaincre ses confrères conseillers de permettre la convocation des États Généraux et il manœuvre pour laisser partir les troupes espagnoles du pays25. Mais il doit alors regarder, impuissant, le magistrat de Bruxelles convoquer les troupes du prince d’Orange qui se rend aussitôt en Brabant26. De plus, Aarschot s’efforce de faire ratifier la Pacification de Gand par le nouveau gouverneur don Juan, demi-frère de Philippe II, le gouverneur de sang royal tant attendu. La venue de ce dernier est annoncée par son demi-frère, le marquis d’Havré, rentré d’une « mission de paix » à Madrid27. En terrain neutre à Huy dans la principauté de Liège, Aarschot sert d’intermédiaire entre toutes les parties où figurent les envoyés impériaux et le légat du pape, pour veiller à un bon dénouement des pourparlers. Avec la paix de Marche-en-Famenne de février 1577, également connue sous le nom d’ « Édit Perpétuel », don Juan décide d’accepter la Pacification de Gand, à condition que la religion catholique ne soit pas lésée. Pour Aarschot, c’est une victoire politique : lui-même peut travailler au renvoi des troupes espagnoles tant détestées, il dispose d’une bande d’ordonnance et peut aller diriger Anvers en tant que gouverneur de la citadelle et de la ville, charge détenue par le prince d’Orange avant sa fuite à Dillenbourg. De plus, son fils Charles (selon ses mémoires « eagé tant seulement de dix-sept ans »28) peut lui servir de lieutenant pour surveiller la citadelle. Ces postes stratégiques sont alors à nouveau entre les mains de nobles locaux au lieu d’officiers espagnols, élément qui a longtemps été un point de rupture pour 25 Janssens, ‘Brabant in het verweer’, op. cit., passim. 26 Janssens, « Un noble ambitieux », op. cit., dans le présent volume. 27 V. Soen, « Enviados a la corte para servir al rey. Misiones de nobles flamencos a la corte española durante la revuelta de los Países Bajos (1565-1576) », in A. Esteban Estríngana (éd.), Servir al Rey en la Monarquía de los Austrias. Medios, fines y logros del servicio al soberano en los siglos XVI y XVII, Madrid, Silex-Universidad, 2012, p. 447-472. 28 Mémoires autographes, op. cit., p.10-11.

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l’opposition loyaliste à Philippe II29. Désormais, le demi-frère Havré dispose également d’une place au Conseil d’État30. Du fait de ces faveurs et médiations des Croÿ, le diplomate anglais Thomas Wilson a suggéré que l’Édit Perpétuel soit dénommé « the Duke of Arschot’s peace, whose softe and feareful nature hath yeelded to all things ». Selon lui, Aarschot obtient toutes les charges « to keep out the Prince of Orange from government here  »31. En fait, pour contrecarrer la reconnaissance de don Juan comme gouverneur général, Orange a proposé d’accepter Aarschot à sa place, afin d’avoir un noble du pays comme régent32. Si la Pacification de Gand constitue une victoire pour le prince d’Orange, l’Édit Perpétuel devient un véritable triomphe pour le duc d’A arschot. Après la ratification de l’édit, Philippe II remercie donc personnellement le duc33. Les Croÿ tiennent particulièrement à afficher l’Édit Perpétuel et les avancées obtenues en faveur de la paix. Cela devient particulièrement clair avec la Joyeuse Entrée de don Juan sur le « terrain conquis » de Louvain, première ville du Brabant, épicentre des domaines d’A arschot34. Les Croÿ essaient également de faire reconnaître l’Édit Perpétuel par le prince d’Orange, principalement parce qu’une clause prévoit le retour (« libération ») d’Espagne du comte de Buren comme geste de pacification. Dans un premier temps, Havré essaie de convaincre le prince par courrier que la paix profite à la patrie35. Aarschot consulte ensuite le prince d’Orange à Mont-Sainte-Gertrude (Geertruidenberg) avec d’autres conseillers royaux, suivi de l’annonce par

29 Y. Junot et J. J. Ruiz Ibáñez, « Los gobernadores de plazas y la construcción de lugares de poder imperial en los Países Bajos españoles en la época de Felipe II y de los Archiduques », Philostrato. Revista de Historia y Arte, nº spécial mars (2018), p. 77-110, p. 95. Lors de la reprise d’Anvers par Alexandre Farnèse en 1585, Aarschot émet la prétention de pouvoir commander la citadelle, ce que Farnèse refuse en prenant lui-même la charge et en confiant la lieutenance à un commandant espagnol, Mondragón. 30 V. Soen, Vredehandel. Adellijke en Habsburgse verzoeningspogingen tijdens de Nederlandse Opstand (15641581), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, chap. IV, p. 97-104. 31 Relations politiques des Pays-Bas et de l’Angleterre sous le règne de Philippe II, éd. J. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, 1890, IX, p. 211-22 : Thomas Wilson à Sir Walsingham, 19 février 1577. Le contexte de cette citation se trouve dans Archives de la Fondation d’Arenberg (ACA) 38/14 (dossier Charles de Croÿ), copies de State Paper Office, Flanders 1577, leg. 28, cf. Janssens, ‘Brabant in het verweer’, op. cit., p. 331. 32 Swart, William of Orange, op. cit., p. 121. 33 Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, 41 (1912), éd. F. Dony, p. 450 : Philippe II à Aarschot, 7 avril 1577. 34 V. Soen et E. Masschelein, « Het Eeuwig Edict en de Intredes van Don Juan. Of de moeizame miseen-œuvre en mise-en-scène van een vredesverdrag tijdens de Nederlandse Opstand », Tijdschrift voor Geschiedenis, 129 (2016), p. 175-195 ; J.-M. Duvosquel et al. (éd.), Leuven & Croy. Een stad en een geslacht, Bruxelles-Leuven, Crédit Communal, 1987. 35 Correspondance de Guillaume d’Orange (online : http://resources.huygens.knaw.nl/wvo) 6046, cf. Archives ou correspondance inédite de la maison d’Orange-Nassau, éd. G. Groen van Prinsterer, Leyde, 1832-1847, 8 vol., VI, p. 19-20 (DCCXI) : Havré à Guillaume d’Orange, 22 mars 1577 : « J’espère que cela donnerat grande occasion de contantement au peuple, et qu’ilz auront astheure antière et souffisante preuve de la sincère et vraye affection des Seigneurs envers la patrie, à quoy certaynement je continueray à m’y employer de tout mon coeur, et perdre plustost cent vies, que de me laisser esbranler pour chose que me sembleroyt contraire à nos bonnes intencions », cf. A.

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Orange que, même s’il loue les efforts de paix, il ne peut accepter les conditions particulières et religieuses du traité. Pendant les médiations, le prince rejette officiellement l’Édit Perpétuel, et don Juan proclame ouvertement qu’Orange viole ainsi la Pacification de Gand36. Aarschot et son fils se retrouvent alors dans une position politiquement délicate. D’une part, ils ont déjà négocié depuis Anvers le départ des troupes espagnoles et le logement de nouveaux contingents dans la citadelle, servant ainsi la cause des États. De l’autre côté, ils essaient d’avertir le belliqueux don Juan des complots et des projets d’assassinat contre sa personne, affichant de cette façon leur loyauté au roi37. Cette attitude est jugée ambivalente tant par les conseillers espagnols aux côtés de Philippe II ou don Juan que par les fidèles d’Orange auprès des États. Curieusement, à cette époque, il est également envisagé de mettre fin à cette rivalité entre Orange et Aarschot par un double mariage entre leurs progénitures. Ces projets prévoient que Chimay, comme héritier d’Aarschot, épouse la fille aînée d’Orange, Marie (ou Mayken) de Nassau. Dans le même temps, la fille d’Aarschot, Anne, épouserait Buren, le fils aîné d’Orange, dès le retour de son « exil » en Espagne. La Pacification de Gand a posé la demande de libération de ce dernier et l’Édit Perpétuel en a fait la promesse sous condition d’une convocation des États. Le biographe d’Orange, Swart, pense que l’idée a pu provenir du prince lui-même, mais on la trouve principalement dans une proposition des États Généraux du 22 janvier 1577. Par ailleurs, on retrouve aussi ce projet dans la correspondance de don Juan avec Philippe II, qui évoque les négociations entre les familles de Croÿ et de Nassau après une audience du marquis d’Havré, et dans les lettres de clercs sollicités pour célébrer ce mariage. Peu de temps après, Orange demande à son frère d’emmener Marie aux Pays-Bas. Aarschot utilise également les négociations à Mont-Sainte-Gertrude pour concrétiser les plans de mariage et trouver une solution pour le retour de Madrid du comte de Buren, dans le cadre des tentatives de paix, pour épouser sa fille Anne38.

Duke, « In Defence of the Common Fatherland. Patriotism and Liberty in the Low Countries, 1555-1576 », in R. Stein et J. Pollmann (éd.), Networks and Regions Shaping Identities in the Low Countries, 1300-1650, Leyde, Brill, 2010, p. 228-229. 36 R. Fruin, « Prins Willem in onderhandeling met de vijand over vrede, 1572-1576 », in Id., Opstellen over Willem van Oranje, Utrecht-Antwerpen, 1960, p. 130-184. 37 Martín Del Río, La cronica sobre don Juan de Austria y la Guerra en los Países Bajos (1576-1578), éd. M. A. Echevarría Bacigalupe, München, Verlag für Geschichte und Politik, 2003, p. 127. Havré l’aurait prévenu d’un complot visant à l’assassiner et Aarschot d’un scénario semblable à la « défenestration de Louvain de 1379 ». 38 Swart, William of Orange, op. cit., p. 141 ; M. Marini, « Anna van Croÿ (1564-1635) », in P. Neu (éd.), Arenberger Frauen, Fürstinnen, Herzoginnen, Ratgeberinnen, Mütter, Koblenz, 2006, p. 36-53, p. 85-109, voir p. 89-90 ; Born, Les Croÿ, op. cit., p. 321-322 ; E. Swart, « ‘Man tegens man’. Eer en recht in het conflict van Filips van Hohenlohe en Marie van Nassau met Maurits van Nassau, ca. 1584-1606 », in M. Van Groesen, J. Pollmann et H. Cools (éd.), Het gelijk van de Gouden Eeuw : recht, onrecht en reputatie in de vroegmoderne Nederlanden, Hilversum, Verloren, 2014, p. 33-46.

les limites du « devoir de révolte  » aux  pays- ba s

Vers l’Empire Lorsque don Juan s’empare inopinément de la citadelle de Namur fin juillet 1577, le nouveau gouverneur général met lui-même fin à la trêve de l’Édit Perpétuel. Aarschot, Chimay et Havré prêtent initialement le serment d’allégeance que don Juan a demandé à ses partisans. Dans l’une des premières lettres à l’ambassadeur du pape, le gouverneur déclare qu’A arschot a été le premier à répondre qu’il met « sa personne, sa famille et ses biens » au service du roi39. Quelques jours plus tard cependant, les trois Croÿ fuient Namur et rejoignent les États Généraux rebelles. Selon Ottavio Gonzaga, chef de l’armée, c’est une fois de plus un signe qu’il est impossible de faire confiance à « ces gens »40. La raison tient à nouveau à la situation à Anvers : les Croÿ apprennent dans l’antichambre du gouverneur que la garnison sous leur commandement s’y est révoltée41. De plus, le prince d’Orange procède rapidement à des entrées officielles à Anvers et à Bruxelles, et en septembre, il s’y fait proclamer ruard, c’est-à-dire régent de la province en l’absence d’un duc de Brabant en capacité, et « contre la volunté du ducq d’Arschot mon père, et par conséquent aussy contre la mienne » selon Chimay42. Don Juan soupçonne Aarschot de mener des négociations avec les États et il pense que plus personne n’oserait se prononcer pour le roi. Le gouverneur écrit alors « que toutes les villes, la noblesse et le clergé suivent désormais Aarschot et Havré »43. Cette déclaration montre une fois de plus comment non seulement Orange mais aussi Aarschot et Havré ont pu mobiliser de nombreux partisans tant au niveau de leurs seigneuries, des villes que des provinces. Dans l’impasse, les Croÿ tentent, tout comme Orange, de mettre à profit leurs réseaux dans le Saint-Empire romain germanique. Aarschot dispose de très bons contacts à la Cour impériale où il a été élevé. Il envoie à Vienne sa créature, Gauthier vander Gracht, pour informer le nouvel empereur Rodolphe II de la prise de la citadelle de Namur et pour demander une nouvelle fois la médiation impériale. Le 19 août 1577, l’homme demande secrètement à l’archiduc Matthias d’Autriche de prendre la gouvernance des Pays-Bas. Matthias, frère cadet de Rodolphe II, est, en tant que membre de la branche autrichienne des Habsbourg, un potentiel « gouverneur de sang real » dont l’action est envisagée principalement comme contrepoids pacifiste au plus belliqueux don Juan, demi-frère du roi d’Espagne44. Le 9 octobre, Aarschot signale que Matthias d’Autriche est en route pour les Pays-Bas. Les Croÿ prennent ici toutes leurs précautions en

39 AGS, K 1453, fol. 51, cf. Correspondance de Philippe II sur les affaires des Pays-Bas de 1577-1598, éd. J. Lefèvre, Bruxelles, Palais des Académies, 1940-1960, 4 vol. (ci-après Lefèvre, CPhII), I, 16-17 (34) : don Juan à don Juan de Zúñiga, juillet 1577. 40 AGS, E 517, fol. 40 (original) : Ottavio Gonzaga à Philippe II, 3 août 1577, et AGS, E 1075, s.f. : don Juan à Sessa, 6 août 1577. 41 Mémoires autographes, op. cit., p. 11-12. 42 Mémoires autographes, op. cit., p. 12. 43 AGS, E 254, fol. 4 : don Juan à Philippe II, 2 août 1577. 44 H. Louthan, The Quest for Compromise : Peacemakers in Counter-reformation Vienna, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 143-146.

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impliquant pas moins de quatorze autres nobles dans cette démarche, mais en revanche, ils n’en informent pas le prince d’Orange45. Dans la nouvelle configuration des États forts de « XV provinces » rebelles (seuls Namur et le Luxembourg restent sous le contrôle de don Juan), Aarschot devient gouverneur provincial de Flandre, poste tant convoité par la grande noblesse. Pourtant, la relation avec la grande ville de Gand est difficile : les Gantois arrêtent en octobre 1577 Aarschot, Chimay et une série d’autres nobles et évêques. Chimay peut s’échapper presque immédiatement, déguisé en domestique. Aarschot est également libéré par la médiation du prince d’Orange, mais désormais père et fils doivent reconnaître leur dépendance envers lui46. Lorsque Matthias d’Autriche est effectivement nommé gouverneur des Pays-Bas sous le commandement des États en décembre, il devient de facto subordonné à Orange qui est de nouveau confirmé dans sa charge de ruard de Brabant conférée avant par les États Généraux47. Le régime des États essaie de neutraliser autant que possible la puissante faction des Croÿ. Havré est envoyé négocier en Angleterre, puis en Hainaut où il tente d’empêcher ses compatriotes de négocier la paix avec le roi, ce qu’ils feront avec la Paix d’Arras48. Les États décident également d’envoyer Aarschot à Arras, puis estiment qu’il doit présider la future délégation appelée à négocier à Cologne, à l’initiative de l’empereur Rodolphe, une pacification des Pays-Bas et la reconnaissance de Matthias d’Autriche49. La position difficile des Croÿ ne passe pas inaperçue : dans le camp loyaliste, le cardinal Granvelle tente de convaincre le roi de susciter la discorde entre partisans des États grâce à la progéniture des Croÿ, ce qu’évoque aussi la correspondance de Philippe II et Marguerite de Parme à cette époque50. Même pendant l’intensification de la rivalité politique entre Orange et Aarschot, les projets de mariages entre leurs enfants demeurent d’actualité, bien que restreints. Tout d’abord, la piste d’une alliance entre Philippe-Guillaume de Nassau et Anne de Croÿ est abandonnée car la reprise de la guerre a reporté la « libération » du fils aîné d’Orange, désormais encore plus strictement surveillé à Madrid. Guillaume d’Orange donne à Aarschot l’impression que

45 Swart, William of Orange, op. cit., p. 132-133. 46 N. Debruyne, « Een Gentse staatsgreep : Gevangenneming van de Hertog van Aarschot en andere edelen te Gent op 28 oktober 1577 », Handelingen der Maatschappij voor Geschiedenis & Oudheidkunde te Gent, 64 (2010), p. 167-212. 47 S. Bussels, « Hoe de hoogste machthebber in de Nederlanden een stroman wordt : de Brusselse intocht van aartshertog Matthias in 1578 », Bijdragen tot de Geschiedenis, 85 (2002), p. 151-168. 48 C. Giry-Deloison, « Elisabeth Ière et le traité d’Arras de 1579 », in D. Clauzel, F. Gistelinck et C. Leduc (éd.), Arras et la diplomatie européenne : xve-xvie siècles, Arras, Artois Presses Universités, 1999, p. 277-297. 49 J. Arndt, Das Heilige Römische Reich und die Niederlande 1566 bis 1648. Politisch-konfessionelle Verflechtung und Publizistik im Achtzigjährigen Krieg, Cologne-Weimar-Vienne, Bölhau, 1998 ; M. Weis, Les Pays-Bas espagnols et les États du Saint Empire (1559-1579). Priorités et enjeux de la diplomatie en temps de troubles, Bruxelles, Presses de l’Université libre de Bruxelles, 2003. 50 AGS, E 580, fol. 62 : Philippe II à Farnèse, 23 janvier 1579 ; AGS, E 1485, fol. 76 (copie fol. 78) : Marguerite de Parme à Aarschot, 6 janvier 1579.

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le mariage entre Chimay et Marie de Nassau peut aboutir, mais en même temps il permet à sa fille de temporiser et de retarder le projet. Swart suggère que ces négociations de mariage peuvent être la vraie raison pour laquelle les Croÿ demeurent si longtemps dans le camp des États51. Pendant cette période, Chimay engendre également un fils bâtard de Marie de Boussu, duchesse de Brunswick-Lünebourg : ce François sera finalement son unique fils52. Avant les négociations de paix à Cologne, un nouveau pacte familial est également conclu entre les parents et les enfants de la branche principale de Croÿ. Celui-ci prévoit qu’à la mort de la mère, Jeanne de Halluin, son héritage Halluin-Comines se retrouvera immédiatement dans les mains de son fils Charles ; si ce dernier n’a pas d’héritiers légaux, sa sœur Anne pourra escompter recevoir une partie de l’héritage53. Les Croÿ tentent ainsi d’éviter les problèmes de succession en s’inscrivant dans une longue tradition de pactes familiaux54. Maintenir la neutralité Lors des négociations de paix pompeusement annoncées en 1579 à Cologne entre le roi et les États Généraux sous l’arbitrage de l’empereur, Aarschot met à profit ses relations antérieures avec la Cour impériale, tout comme son expérience dans les négociations entreprises avant et après l’Édit Perpétuel deux ans auparavant. Au titre de négociateur en chef des États, le duc d’A arschot agit comme homologue du diplomate royal, le duc de Terranova55. Dès le cortège d’ouverture, il semble évident que les deux ducs veulent mettre en avant leurs héritiers respectifs56. Le fait que le Saint-Sacrement soit également porté dans la procession est une offense aux yeux des émissaires protestants des États, qui exigent au moins la coexistence religieuse comme compromis. 51 Swart, William of Orange, op. cit., p. 139-142, p. 142. 52 Mémoires autographes, op. cit., p. XXXIV. 53 Sur l’héritage Comines-Halluin : J.-M. Duvosquel, « L’héritage de Croÿ et les acquisitions du premier xviie siècle », in Cl.-I. Brelot et B. Goujon (éd.), La maison d’Arenberg en France, Enghien, Fondation d’Arenberg, 2018, 2 vol., II, p. 287-293. 54 Ce qui ne passe jamais sans problème : V. Soen, « The Chièvres Legacy, the Croÿ Family and Litigation in Paris. Dynastic Identities between the Low Countries and France (1519-1559) », in L. Geevers et M. Marini (éd.), Dynastic Identity in Early Modern Europe. Rulers, Aristocrats and the Formation of Identities, Farnham, Ashgate, 2015, p. 87-102. 55 M. Aymard, « Une famille de l’aristocratie sicilienne aux xvie et xviie siècles : les ducs de Terranova. Un bel exemple d’ascension seigneuriale », Revue historique, 501 (1972), p. 29-66. 56 Citation signalée par É. Bourdeu, « Donner un sens historique à un échec : La Monarchie espagnole et la conférence de Cologne (1577-1579) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 66 (2019), p. 52-72, p. 68, de F. Strada, Histoire de la guerre des Pays-Bas, Bruxelles, George Fricx, 1739, 4 vol., III, p. 142-143 : « Pour bien commencer les choses, en les commençant par Dieu même, il fut résolu qu’on feroit une procession solemnelle où l’on porteroit en grande pompe le Saint Sacrement par la Ville ; Que les deux Électeurs accompagneroient de chaque côté le Nonce du Pape qui marcheroit entre deux ; Que l’évêque de Würtzbourg, les ducs de Terranova & d’Arschot suivroient, & ensuite les enfans de ces deux derniers, Charles Prince de Chimai, & Pierre d’Arragon, avec autant d’Abbés de grande condition, quantité de grands Seigneurs et tous les

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Les négociations sont précisément bloquées sur cette question religieuse et elles sont abandonnées fin octobre. La veille du départ du duc de Terranova de Cologne en novembre 1579, Aarschot décide cependant de se réconcilier avec le roi, qui lui a laissé la perspective de recouvrer ses biens57 et il s’engage également à pousser son demi-frère Havré à faire de même58. Pourtant, la réconciliation d’Aarschot est un sujet sensible au sein du parti royal. Le conseiller d’État Jean Fonck en déplore les modalités, craignant de nouveaux troubles comme ceux de Namur en 1577. En effet, Aarschot informe le gouverneur général Alexandre Farnèse, fils de Marguerite de Parme et successeur de don Juan après sa mort soudaine, qu’il viendra lui baiser les mains pour témoigner de son obéissance, mais qu’il veut d’abord une lettre de pardon avec l’assurance de la restitution de ses biens et ses charges. De plus, il exige une réconciliation aux conditions de Cologne et d’Arras, mais il doit finalement renoncer à ses prétentions59. Aarschot écrit au roi qu’il a fait de son mieux pour persuader les vassaux des Pays-Bas de conclure la paix. Il demande le maintien de ses privilèges de chevalier de la Toison d’Or (probablement afin de se protéger du sort subi par Egmont et Hornes en 1568) ainsi que de ses droits selon « sa qualité et celle de ses ancêtres ». Il espère que le roi remboursera les dégâts qu’il a subis lors des « guerres intestines » et demande que ses proches et lui soient rétablis dans leurs gouvernements et terres respectifs. Cependant, Farnèse ne ratifie la restitution des biens d’A arschot que le 3 avril 1580, peu après la publication du ban de Philippe II contre Guillaume d’Orange. Dans l’Apologie de 1581, Orange répond au roi d’Espagne en présen­ tant au passage Aarschot comme un « espaignolizé », bien que les Espagnols eux-mêmes aient trouvé l’homme trop rebelle. Pendant les négociations de paix à Cologne, la famille semble être particulièrement occupée avec les négociations du mariage de l’héritier Chimay, qui n’a conçu qu’un fils bâtard. Le projet de le marier avec Marie de Nassau est définitivement écarté. L’attention d’Aarschot tombe alors sur Marie de Brimeu (c. 1550-1605), héritière du comte de Meghen et veuve de Lancelot

Magistrats de la Ville. Enfin cette procession fut faite avec tant de pompe & de solemnité, & tant de monde y assista, que l’on disoit dans Cologne qu’on n’y en avoit jamais vû de plus pompeuse, & de plus célèbre ». 57 Frédéric d’Yve, abbé de Maroilles, fraîchement réconcilié et également membre de la délégation d’État à Cologne, a dû informer l’émissaire espagnol Terranova en tant qu’intermédiaire « …luy faire rapport de mes actions sinceres selon que ma qualité et fidelité meritent et tenir la bonne mains comme m’avez dernierement promis que sadicte Majesté prennant regards ensemble aulx tresgrandes et presque irreparables pertes que j’ay souffert en touz mes biens par ces guerres intestines » ; AGS, E 2845, fol. 173 (copie), AGS, Secretarías Provinciales libro 1418, fol. 102 (copie) : Aarschot à Terranova, 4 décembre 1579. Sur l’abbé de Maroilles ( ?-1599) : de Schepper, Kollaterale Raden, op. cit., I, 162-166 ; W. Mets, De abten van St. Geertrui en Maroilles en de Opstand tegen Spanje 1576-1583, mémoire de licence inédit, Katholieke Universiteit Leuven, Leuven, 1943. 58 AGS, E 2845, fol. 123, cf. Lefèvre, CPhII, I, p. 738 (1291) : Aarschot à Terranova, 14 janvier 1580. 59 AGR, PEA 184, fol. 183-190 : Farnèse à Philippe II, 28 décembre 1579 ; AGS, E 2845, fol. 140 (original) : Aarschot à Terranova, 30 décembre 1579.

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de Berlaymont, seigneur de Beauraing, qui réside aussi dans cette « ville refuge » de l’Empire60. Elle a dix ans de plus que Chimay, mais en tant qu’héritière, elle peut apporter en dot une série de possessions stratégiques entre l’Artois, la Picardie et la Champagne, ce qui reste pour les Croÿ un axe important de leur pénétration de part et de l’autre de la frontière séparant les territoires des rois de France et d’Espagne61. La signature du contrat de mariage est fixée à l’été 1580 62. Lors de ces pourparlers, le fils Chimay obtient de ses parents la promesse de rentrer dorénavant en possession de sa principauté titulaire. La célébration des noces se déroule mi-septembre à Aix-la-Chapelle, autre ville neutre de l’Empire, en présence d’invités internationaux, et se poursuit au château de Beaumont en Hainaut, propriété des Croÿ, dans les Pays-Bas réconciliés (fig. 8.4, planche 12)63. Selon les mémoires rédigées par Charles à la fin de sa vie, c’est surtout son père qui a encouragé le mariage tandis que sa mère s’est opposée à une alliance avec une femme « suspecte de la secte calvinienne » et dotée d’une faible santé64. Pendant les préparations du mariage de Chimay, lorsque le gouverneur général appelle Aarschot à siéger au Conseil d’État, le duc s’excuse en prétextant que sa femme malade est obligée de fréquenter les bains d’Aix-la-Chapelle65. Vingt jours après les fêtes de Beaumont, à la suite de nouveaux rappels de Farnèse, Aarschot finit par rendre visite au gouverneur général à Mons, fin novembre 1580, et par prendre de nouveau place au Conseil d’État. Le roi est satisfait de ce résultat « puisque le tout tend à une mesme fin de sincère réconciliation »66. Aarschot, cependant, est très mécontent du rôle limité qui 60 Marie de Brimeu (c. 1550-1605) : F. Egmond, « Brimeu, Marie de », dans Digitaal Vrouwenlexicon van Nederland, URL : http://resources.huygens.knaw.nl/vrouwenlexicon/lemmata/data/Brimeu [27/04/2017] ; J. L. van der Gouw, « Marie de Brimeu. Een Nederlandse prinses uit de eerste helft van de tachtigjarige oorlog », De Nederlandsche Leeuw, 64 (1947), p. 5-49 et la traduction, Marie de Brimeu, une princesse néerlandaise de la première moitié de la guerre de Quatre Vingts Ans, Bruxelles, Imprimerie Lombaerts, 1951 ; M. de Villermont, Le duc Charles de Croy et d’Arschot et ses femmes, op. cit. Sur son amour pour le jardinage : les chapitres de S. van Zanen, « ‘Je me sens infiment vostre obligée’ : l’intime amitié entre le botaniste Charles de l’Ecluse et Marie de Brimeu, princesse de Chimay et duchesse d’A arschot (c. 1550-1605) » et A. M. Backer, « La quête d’un nouvel aménagement des jardins par Marie de Brimeu, princesse de Chimay et Porcien (c. 1550-1605) », dans le présent volume, p. 283-308 et p. 309-332. 61 V. Soen, « La Causa Croÿ et les limites du mythe bourguignon : la frontière, le lignage et la mémoire (1465-1475) », in J.-M. Cauchies et P. Peporte (éd.), Mémoires conflictuelles et mythes concurrents dans les pays bourguignons (ca. 1380-1580), Neuchâtel, Centre européen d’études bourguignonnes, 2012, p. 81-97 ; Soen et Cools, « L’aristocratie transrégionale et les frontières », op. cit., p. 209-228. 62 ACA Enghien, État Civil 105 : mention du 28 juillet 1580. Une autre date référencée pour le contrat de mariage est le 3 septembre 1580, et dans les mémoires autographes nous trouvons aussi un changement ultérieur du 13 septembre, Mémoires autographes, op. cit., p. 23. 63 S. Maekelberg et K. De Jonge, « Castles and Gardens : The Croÿ Legacy », in Derez, Vanhauwaert et Verbrugge (éd.), Arenberg, op.cit., p. 185-191. 64 Mémoires autographes, op. cit., p. 24-25 : « en mon eage de jeunesse bouillante ». 65 AGR, PEA 185, fol. 160-163 (minute) : Farnèse à Philippe II, 30 août 1580. 66 AGR, PEA 176, fol. 187-191 (original), cf. AGR, PEA 192, fol. 206 (copie), AGR, PEA 587/1, s.f. (copie) : Philippe II à Farnèse, 18 mai 1580.

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Fig. 8.4 (planche 12)  Adrien de Montigny, Le château de Beaumont, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606, gouache sur parchemin. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

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Fig. 8.5 (planche 13)  Adrien de Montigny, Le jardin de Chimay, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606, gouache sur parchemin. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

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lui est confié, et il n’hésite pas à envoyer des lettres à ce sujet à Philippe II. Il critique le fait que les États de Hainaut et d’Artois ont signé un traité distinct, la Paix d’Arras, alors que lui a tenté de garantir une paix générale à Cologne. Néanmoins, il s’efforce de sauvegarder les clauses des traités de pacification, notamment celles relatives au départ des troupes espagnoles et au rôle des contingents wallons, contrairement au gouverneur général qui souhaite le retour des troupes étrangères67. Lors du retour temporaire aux Pays-Bas de Marguerite de Parme, au grand mécontentement de Farnèse qui craint une dévalorisation de ses propres prérogatives, Aarschot essaie de marquer son opposition en se tenant auprès de la mère plutôt que du fils68. Il en vient à une discussion approfondie avec Farnèse, à l’issue de laquelle il promet de se comporter désormais plus diplomatiquement. Le gouverneur général écrit également au roi qu’il aurait préféré qu’A arschot reste à Aix-la-Chapelle. Durant l’été 1581, le gouverneur voit une opportunité d’éloigner le clan Croÿ en le déléguant, au nom de Philippe II, à l’élection et l’installation d’Ernest de Bavière comme prince-évêque de Liège. Les Croÿ le font en grande pompe : en n’étant « que » prince de Chimay, Charles de Croÿ entre à Liège avec trois cents chevaux et plus de cinquante gentilshommes69. Chimay et son épouse Marie de Brimeu restent ensuite en retrait et s’installent temporairement à Huy, puis se rendent dans la propriété conjugale à Chimay70. Quant au père, Aarschot, il part pour Mons et après la mort de son parent Jean de Croÿ, comte du Roeulx, il tente, en vain, d’être nommé nouveau gouverneur de Flandre, charge déjà exercée par lui au nom des États71. C’est au chevet de Jeanne de Halluin que la famille se rassemble à nouveau ; la dame décède à Mons le 6 décembre 1581 en présence de son mari Philippe, duc d’Aarschot, et de ses enfants Charles, Anne et Marguerite. Selon le pacte familial, Charles entre alors déjà en possession des terres de Comines et Halluin de l’héritage maternel. Peu après, le père et le fils entrent en conflit en raison du coup de foudre d’Aarschot envers Jeanne de Blois-Trélon, dame de Beauvoir72. Aarschot devient à cette époque brièvement une marionnette 67 Morillon rapporte ces discussions et déclare que les gens manifestent à Mons suite à l’exécution d’opposants aux Paix d’Arras et de Mons et qu’ils affirment que ceux-ci sont punis pour le même motif imputable à Aarschot qui lui n’est ni inculpé, ni puni. Morillon leur donne raison, cf. Waer, Filips III van Croÿ, op. cit., p. 63. 68 H. de Schepper, « Le voyage difficile de Marguerite de Parme en Franche-Comté et en Flandre 1580-1583 », in S. Mantini (éd.), Margherita d’Austria (1522-1586). Costruzioni politiche e diplomazia, tra corte Farnese e monarchia spagnola, Rome, Bulzoni, 2003, p. 127-140 ; María José Rodríguez Salgado, « Kinship, collaboration and conflict and the complex relations between Alessandro Farnese and Philip II », in R. Valladares Ramírez, F. Barrios Pintado et J. A. Sánchez Belén (éd.), En la Corte del Rey de España : Liber Amicorum en homenaje a Carlos Gómez-Centurión Jiménez (1958-2011), Madrid, Ediciones Polifemo, 2016, p. 67-76. 69 Mémoires autographes, op. cit., p. 24-25 ; Duvosquel, « Charles III de Croÿ (1560-1612) », op. cit., p. 20. 70 Slos, « Karel van Croÿ », op. cit., p. 153-155. 71 Farnèse lui-même est favorable à Montigny « comme le moins mauvais » des candidats possibles, mais il laisse le poste vacant jusqu’à l’été 1585 ; il le revendique alors lui-même : Waer, Filips III van Croÿ, op. cit., p. 78-94. 72 Scohier, La généalogie et descente de la très illustre maison de Croÿ, op. cit., p. 31-33 ; Born, Les Croÿ, op. cit., p. 325-326.

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Fig. 8.6  Portrait de Jeanne de Blois, dame de Beauvoir, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

du gouverneur général qui promet de l’aider à obtenir la dispense papale en consanguinité nécessaire pour permettre le mariage. Outre les raisons émotionnelles, les problèmes de succession jouent également un rôle dans le conflit entre le père et le fils, comme le montre le contrat de mariage finalement signé en 158273. Servir les États Généraux C’est dans ce contexte de tension familiale que Chimay et sa conjointe Marie de Brimeu quittent Huy et les Pays-Bas espagnols pour la principauté de Sedan. Ils le font dans le plus grand secret en juin 158274. Avec cette fuite au-delà des frontières, 73 ACA Enghien, État Civil 134 : contrat de mariage de Philippe de Croÿ et Jeanne de Blois, 22 avril 1582. 74 Mémoires autographes, op. cit., p. 25-26.

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ils imitent leurs ancêtres Antoine le Grand et son fils Philippe, qui sont allés résider plusieurs années en France durant leur exil de la Cour de Bourgogne en 146575. Pourtant, à cette époque-là, les Croÿ profitent de leur patrimoine transfrontalier, en résidant dans leur château de Château-Porcien en Champagne, bien que Chimay et Brimeu n’optent pas pour ce scénario. Ceci peut être le résultat des procès de succession qui sont toujours en cours après le décès d’Antoine, prince de Porcien, mort en 156776, ou le résultat du fait que l’enclave de Sedan fonctionne depuis plusieurs années comme « refuge calviniste »77. Pourtant, une fois à Sedan et, par correspondance, les époux maintiennent des contacts avec des princes de différentes sensibilités confessionnelles78. Un peu plus tard, Chimay professe ouvertement le calvinisme et se distance également de l’autorité royale79. Il est difficile de discerner aujourd’hui si, de Sedan, il veut également convertir sa principauté de Chimay au calvinisme, ou si c’est à l’initiative locale de son gouverneur qui compte la livrer lui-même aux « huguenots ». Aarschot empêche ce scénario, ce qui lui vaut les éloges de Philippe II, car le duc ne s’est pas laissé « prendre dans l’affection naturelle d’un fils unique »80. Aarschot demande à Farnèse l’autorisation d’administrer la principauté de son fils, évitant ainsi sa destruction qui « mettrait son fils en désespoir de cause ». Farnèse de son côté saisit cette occasion pour installer une garnison dans la ville frontalière, ce qu’Aarschot a toujours refusé jusque-là, et pour confisquer également les biens de Brimeu. Finalement, Chimay quitte la ville de Sedan pour rejoindre les États Généraux à Anvers, mais en évitant de mettre le pied dans les Pays-Bas réconciliés : avec sa femme, il s’arrête alors à Château-Porcien (ses mémoires autographes ne mentionnent que la localité sans précision du séjour) et passe par Montreuil et Boulogne81. En tout cas, le couple n’est vu ni à Montcornet, ni dans les seigneuries de Croÿ et d’Airaines en Picardie, territoires-clés de la famille au début de son ascension au xve siècle82. 75 Soen, « La causa Croÿ », op. cit., p. 81-97. Sur les familles transrégionales dans la Révolte et après : R. Esser, « Upper Guelders’s Four Points of the Compass : Historiography and Transregional Families in a Contested Border Region between the Empire, the Spanish Monarchy and the Dutch Republic », et S. Verreyken, « Transregional Marriages and Strategies of Loyalty. The House of Arenberg Navigating between the Spanish and Austrian Habsburgs, 1630-1700 », in B. De Ridder, V. Soen, W. Thomas et S. Verreyken (éd.), Transregional Territories : Crossing Borders in the Early Modern Low Countries and Beyond, Turnhout, Brepols Publishers, 2020, p. 13-31 et p. 33-59. 76 O. Jurbert, « Élever sa maison et s’engager pour la cause réformée : approches nouvelles sur Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539-1567) » et T. Pascucci, « Le rôle des femmes dans les ambitions transrégionales d’un prince calviniste, Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539 -1567) », dans le présent volume, p. 127-153 et p. 263-282. 77 A. Behr, « La seigneurie souveraine de Sedan : un simultaneum entre deux mondes (1580-1630) », dans le présent volume, p. 69-85. 78 Landesarchiv Nordhrhein-Westfalen, Jülich-Berg II 1978, fol. 14 : Charles de Croÿ au duc de Clèves, 13 août 1582. Je remercie Tomaso Pascucci pour cette information. 79 A. Duke, « The Search for Religious Identity in a Confessional Age. The Conversions of Jean Haren », in Id.., Dissident identities in the early modern Low Countries, éd. J. Pollmann et A. Spicer, Farnham, Ashgate Publishing Ltd., 2009, p. 251-272. 80 AGR, PEA 178, fol. 181-182 (original) : Philippe II à Farnèse, 13 décembre 1582. 81 Voir la carte dressée par Sanne Maekelberg fig. 9.15 dans Maekelberg et Martens, « Matérialiser sa noblesse », dans le présent volume, p. 231 ou planche 25. 82 Soen, « The Chièvres Legacy », op. cit., p. 87-102.

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Arrivé à Anvers, Chimay s’y fait remarquer en agissant contre le roi et les Espagnols et en se ralliant au prince d’Orange qui réside dans la ville. En quête d’alliances internationales, il semble avoir une préférence pour la reine d’Angleterre Elisabeth Ière, mais de facto, Orange choisit de faire confiance au duc d’Anjou, frère du roi de France Henri III, même après les « furies françaises » du début de l’année 158383. Dans ces épisodes, Charles de Croÿ provoque la colère d’Orange en s’opposant aux troupes françaises (il allègue plus tard que même sa femme avait « le cœur françois »84) et il finit par se distancier du gouvernement du prince en se retirant sur son domaine de Beveren dans le comté de Flandre, acquis par son père et transmis à lui par le pacte familial de 1579. C’est à Beveren qu’une délégation de Bruges et du Franc lui rend visite en 1583 pour lui proposer le gouvernement de la ville, alors sous domination calviniste, et de son pays (le Franc de Bruges), dans un contexte d’avancée des troupes de Farnèse dans le comté de Flandre. Chimay accepte, sans doute avec l’idée d’être promu gouverneur de Flandre85, la fonction déjà convoitée par son père, ce qui va se réaliser ensuite par la reconnaissance des autres membres du comté de Flandre. Il entre à Bruges le 5 mai et organise immédiatement la défense de la ville : il réunit huit contingents de soldats de Gand et, plus tard, avec l’aide du magistrat de la ville, déploie également les troupes des États casernées à Menin86. À Bruges, il doit faire face à une grande misère due à la peste et au siège de la ville, aggravée par les mutineries des soldats des villes portuaires voisines de Damme et L’Écluse (Sluis) quand il est promu aussi (au moins nominalement) au gouvernement de Flandre, ce qui provoque de nouvelles frictions avec Orange87. Pendant cette période de dissidence, Chimay et Brimeu utilisent à nouveau la frappe de monnaie à Meghen pour générer quelques revenus, puisque leurs propriétés respectives dans les Pays-Bas réconciliés ont été confisquées88. En octobre 1583, Chimay tombe malade et le chaos administratif augmente. Son prédicateur calviniste, Jean Haren, l’avertit juste à temps d’un complot le visant et dans lequel Marie de Brimeu serait impliquée89. Simultanément, Farnèse peut poursuivre sa reconquête en Flandre en soumettant Audenarde, Dixmude et Ypres. Chimay se retrouve ainsi littéralement pris entre Farnèse et Orange: c’est 83 A.-L. Van Bruaene, « Spectacle and Spin for a Spurned Prince. Civic Strategies in the Entry Ceremonies of the Duke of Anjou in Antwerp, Bruges and Ghent (1582) », Journal of Early Modern History, 11 (2007), p. 263-284. 84 Mémoires autographes, op. cit., p. 27-28. 85 AGR, PEA 1778, Advis d’Anvers du 20 d’octobre l’an 1582 : « Je vous ay passé huyct iours escrit comme le prince de Chimay at esté fort bien receu avecq sa femme estant si fort zéleux en la religion réformée qu’en at aussy converty son mary qui prétend le gouvernement de Flandres en concurrence du prince d’Espinoy ». 86 Recueil des lettres missives escriptes à monseigneur le prince de Chimay, ensemble des responses données sur icelles concernant les affaires de son gouvernement du pays et comté de Flandres, 1583-1584, éd. la Princesse Pierre de Caraman-Chimay, P. Imbreghts, Librarie Kiessling & Company, 1913. 87 Mémoires autographes, op. cit., p. 31 : « Aussy tost doncque que le prince d’Orenge me vit estre establi audict gouvernement contre son gré et volunté ». 88 P. Nissen et J. Benders, « De munten van de heerlijkheid Meghen (ca. 1350-1540 en 1583-1590) », Jaarboek voor Penningkunde, 104 (2017), p. 30-101. 89 Duke, « Jean Haren », op. cit.

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dans cette impasse militaire et familiale qu’il revient au catholicisme et entame des négociations avec le parti royaliste autour de Farnèse. Dans ses mémoires, Charles de Croÿ fait du prince d’Orange le bouc émissaire de ce renversement d’alliance, en alléguant qu’à cause de sa méfiance, Orange lui a rendu la sauvegarde de la ville de Bruges et du comté de Flandre impossible et l’a poussé à la réconciliation90. La réconciliation du « fils prodigue » Diverses interprétations circulent sur la réconciliation de Charles de Croÿ avec Philippe II en 158491. Selon les témoins ou les sources contemporaines, elle est le résultat soit d’une trahison ouverte, soit d’un repentir sincère, soit encore d’un comportement opportuniste ou d’une approche politique réaliste. Selon les États, l’action est lâche, commise par un noble peu fiable ; selon les royalistes, elle exprime un véritable remord d’un serviteur royal. Dans ses mémoires, Charles de Croÿ diffuse une autre version très apologétique pour la cause royale : la réconciliation est déjà en cours quand il assume le poste de gouverneur de Bruges, lui permettant de servir ainsi la cause de Philippe II comme « cheval de Troie » au sein des États92. Cependant, ces interprétations stéréotypées expliquent mal la trame complexe des réconciliations nobiliaires ; elles rendent également peu justice aux négociations difficiles qui peuvent conduire à une réconciliation avec le roi à cette époque. Dans le cas du prince de Chimay, les négociations ont duré au moins deux mois et un grand nombre de versions ont précédé le traité de réconciliation final93. En outre, la réconciliation privée et personnelle de Charles s’intègre dans un processus plus large de réconciliation de la ville et du Franc de Bruges avec Philippe II, encouragé par la progression militaire d’Alexandre Farnèse dans le comté de Flandre et le faible support des États Généraux94. De fait, les positions de la noblesse et de la province, comme l’intérêt particulier et l’intérêt général, sont difficiles à démêler dans cet épisode de la Révolte. Les négociations pour la réconciliation commencent en mars 1584, après l’emprisonnement par le parti royaliste de l’un des fidèles de Chimay, Louis d’Ennetières, un noble hainuyer membre de sa suite et capitaine de sa garde. Que l’arrestation près de Bruges procède d’une opportunité saisie par les hommes de

90 Mémoires autographes, op. cit., 34 : « se méfiant de moi ». 91 « Documents concernant la réconciliation du prince de Chimay, ainsi que de la ville et du Franc de Bruges, avec Philippe II (2 mars-12 juin 1584) », éd. L.-P. Gachard, BCRH. Série III, 4 (1863), 501-555 ; S. Slos, « Karel van Croÿ en de reconciliatie van Brugge, 1583-1584 », Handelingen van het genootschap voor geschiedenis, 134 (1997), p. 144-155 ; J. Pollmann, Catholic Identity and the Revolt of the Netherlands 1520-1635 (Past & Present Book Series), Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 117-120. 92 Mémoires autographes, op. cit., p. 54 et ss ; Born, Les Croÿ, op. cit., p. 333-334. 93 V. Soen, « Reconquista and Reconciliation in the Dutch Revolt. The campaign of Governor-General Alexander Farnese (1578-1592) », Journal of Early Modern History, 16 (2012), p. 1-22. 94 V. Soen, « Despairing of all means of reconciliation. The Act of Abjuration and the peace negotiations during the Dutch Revolt », in P. Brood et R. Kubben (éd.), The Act of Abjuration. Inspired and Inspirational, Nijmegen, Wolf Legal Publishers, 2011, p. 45-63.

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Farnèse ou d’une mise en scène par Chimay est difficile à déterminer aujourd’hui95. Les négociateurs de la part du gouverneur général sont deux nobles du Hainaut, ralliés après le Paix d’Arras en 1579, et qui connaissent de la sorte les « bénéfices » de la réconciliation. Aarschot suit ces pourparlers à distance, depuis le Conseil d’État. Au départ, Farnèse fait peu confiance à cette négociation, et ce n’est qu’à partir d’avril 1584 qu’il envoie son bras droit pour assurer la grâce royale à Chimay. Comme pour la série des réconciliations nobiliaires conclues en 1579-1580, les connections avec le Hainaut jouent un rôle important, même si Charles de Croÿ a précédemment joué, auprès des États, de ses attaches aristocratiques en Brabant puis en Flandre. La réconciliation personnelle du prince de Chimay se déroule parallèlement aux manœuvres diplomatiques pour celle de la ville et du Franc de Bruges, dans la possible adaptation d’un plan originel de réintégration de tout le comté de Flandre. Le scénario aurait pu se traduire par la résignation de Chimay de son poste de gouverneur de la ville et sa retraite dans ses domaines, afin de dissocier les deux négociations, comme le lui a conseillé le prédicateur Jean Haren96. Au lieu de partir, Chimay expulse les orangistes du magistrat local et y incorpore des « peiswillers » (« aspirants à la paix ») pour légitimer son changement de camp. Il est possible que Chimay suive alors la volonté de la population de Bruges, affamée, décimée par la peste et désireuse d’une paix ; les États Généraux tentent en tout cas, au moyen de pamphlets, de rallier l’opinion publique en ville pour persévérer dans la résistance. Les négociations permettent d’échapper à un siège long qui a contraint à la capitulation les villes flamandes d’Ypres et de Dixmude. Cependant, les tentatives de Chimay et d’autres d’inclure Gand, L’Écluse et Ostende dans le même cycle de négociation échouent. Il retourne au catholicisme et fait même interdire le protestantisme à Bruges97. La dite « réconciliation » ou reddition et capitulation selon d’autres, est officialisée le 20 mai 1583, jour de la Pentecôte. Bien que le texte officiel du traité brugeois stipule qu’« auquel est comprins le prince de Chimay et ceulx de sa maison », Charles de Croÿ obtient un certain nombre de faveurs au moyen d’un accord de réconciliation personnelle distinct, signé le même jour98. La première clause est traditionnellement un pardon, augmenté ici d’une « oubliance généralle et perpétuelle » usuelle dans les pratiques de Farnèse à cette époque99. Charles est également autorisé à se déplacer librement avec son épouse (bien qu’ils vivent déjà à part) à l’extérieur de Bruges, dans les territoires des Habsbourg, et reçoit un saufconduit. Selon le deuxième article, il peut de nouveau jouir de tous ses biens immobiliers et rentes, « tant de ceulx qu’il a aux desjà du

95 AGR, PEA 587, fol. 9, cf. BCRH (troisième série) 4, 504-505 : Chimay à Richebourg, 10 mars 1584 ; à propos de cette capture voir aussi : AGR, PEA 587, fol. 3, cf. BCRH (troisième série) 4, 503-504 : Aarschot à Farnèse, 6 mars 1584. 96 Slos, « Karel van Croÿ », op. cit., p. 151-152. 97 AGR, PEA 587, fol. 119, cf. BCRH (troisième série) 4, 521 : Chimay à Farnèse, 27 avril 1584. 98 BCRH (troisième série) 4, 539-544 : traité de réconciliation du prince de Chimay, 20 mai 1584. 99 V. Soen, « La réitération de pardons collectifs à finalités politiques pendant la Révolte des Pays-Bas (1565-1598) : un cas d’espèce dans les rapports de force aux Temps Modernes ? », in B. Dauven et X. Rousseaux (éd.), Préférant miséricorde à rigueur de justice. Pratiques de la grâce (xiiie-xviie siècles), Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2012, p. 97-123.

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costel paternel que ceulx qui luy sont dévoluz par le trespas de feue madame sa mère », et il reçoit une compensation pour les pertes de revenus antérieures. Le quatrième article, « pour tant plus favoriser ledict prince », lui octroie tous les revenus de sa femme Marie de Brimeu, qui dispose d’un an pour se réconcilier puis bénéficier des mêmes conditions. « Ceux de sa maison » partagent des clauses identiques. De manière surprenante, le troisième article traite de la reconnaissance de Chimay comme héritier des Croÿ selon les termes de la convention de famille de 1579 : son père Aarschot n’y est sans doute pas étranger100. Cependant, si l’on compare le traité final avec le résumé des demandes initiales des députés de Bruges, il est frappant de constater que Chimay a été contraint de limiter ses prétentions. Par exemple, en avril 1583, le prince aspire à devenir « gouverneur particulier de Flandres » ; cela signifie qu’il a essayé dans un premier temps de garder la promotion obtenue du régime des États, au détriment de son père qui l’avait lui aussi tenue de la part des État et qui essaie dorénavant d’obtenir ce gouvernement du roi101. Dans une deuxième série d’ « articles d’accommodement » proposés par Farnèse après délibération du Conseil d’État le 20 avril, il apparaît que le sort particulier de Chimay sera tiré du texte général du traité, probablement à l’initiative d’Aarschot lui-même102. De plus, Charles doit remettre « le commandement absolu sur les [soldats] Écossais » entre les mains de son père. Au final, en toute connaissance de cause, Farnèse envoie Aarschot proclamer le traité à Bruges pour après rentrer à Tournai avec son fils. Le duc reste cependant à Bruges et son fils informe alors Farnèse qu’il doit d’abord rendre visite à une tante malade à Courtrai puis séjourner dans ses domaines à Comines « pour y donner l’ordre à mes affaires particulières ». La lettre montre clairement que Chimay ne voit aucune raison de « baiser les mains et offrir son service à Farnèse » pour le moment, « n’ayant ici plus aulcune authorité »103. Père et fils ne se sont probablement pas satisfaits, car Farnèse s’est arrogé lui-même le gouvernement de Flandre. Très rapidement, une guerre de propagande est menée à propos de cette réconciliation de Chimay, qui contribue à la polarisation politique et militaire. Elle s’intensifie après l’assassinat de Guillaume d’Orange à Delft le 10 juillet 1584. En première instance, en 1588, les plumes entourant Charles de Croÿ, alors en poste à Bonn, rédigent une Histoire véritable des choses les plus signales et mémorables qui se sont passées es la ville de Bruges et presques par toute la Flandre,

100 Dans ses mémoires, il reconnaît aussi « l’offense » faite à son père : Mémoires autographes, op. cit., p. 52 : « ce m’estoit d’un costé un extrême regret au coeur, surpassant de beaucoup mes maulx, quand je considérois combien je l’avois offensé. Néantnioins, appercevant en luy une bonté plus que paternelle, et qui sy bien à propos et en temps m’estoit venu visiter, Dieu sçait la joye que j’eus au coeur, et combien sa venue me fut agréable et bien prinse, que lors tout le monde peult assés cognoistre la joye et allégresse que par tant de festins et banquets qui luy furent faicts… ». 101 BCRH (troisième série) 4, p. 511-516 : sommaire des articles présentés au prince de Parme par les députés de Gand et Bruges (…), 18 avril 1584. 102 BCRH (troisième série) 4, p. 516-519 : articles d’accommodement présentés par le prince de Parme, 20 avril 1584. 103 BCRH (troisième série) 4, p. 552-553 : Chimay à Farnèse, 28 mai 1584.

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Fig. 8.7  Ampliation du discours intitulé histoire veritable des choses passées soubz le gouvernement du tres-illustre prince Charles de Croy, s.l., s.n., 1589. © Universitätsbibliothek Mannheim Sch 046/93 an 3.

parue chez un imprimeur anonyme aux initiales « A.P. »104. Finalement, Chimay incorpore également de grandes parties de ce texte dans ses propres mémoires. Une réponse venimeuse paraît cependant l’année suivante avec une Ampliation 104 Histoire veritable des choses les plus signales et memorables qui se sont passees en la ville de Bruges et presques par toute la Flandre, s.l., s.n., s.d. [1588], Universal Short Title Catalogue (désormais USTC) 4240. Il s’agit d’une réponse à un pamphlet antérieur relatif au passage du duc d’Anjou : De hertog van Anjou en de prins van Oranje te Brugge, 17 juli-19 augustus 1582, Het mislukte complot van Juan de Salcedo en Francesco Baza, fotomechanische heruitgave van een zeldzaam politiek pamflet met een historische toelichting door Dirk van der Bauwhede en Marc Goetinck, Bruges, 1983 : Een warachtighe geschiedenisse die binnen de vermaerde Coopstadt van Brugghe in het jaar 1582 ghebeurt is, Delft, s.n., 1582.

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du discours intitulé histoire véritable des choses passées soubz le très illustre prince Charles de Croy où son passage à Sedan et Anvers est ridiculisé105. Pourtant, la réconciliation du père et du fils n’entraîne pas leur réintégration complète à la Cour et dans l’administration et le gouvernement des pays sous régime des Habsbourg d’Espagne. Il est clair que durant cette période, le père et le fils Croÿ restent dans l’antichambre du pouvoir. En 1585, Aarschot écrit une longue remontrance sur les gouvernements qu’il n’a pu obtenir, comme ceux d’Arras, du Hainaut et de la Flandre, à la suite de quoi Philippe II tente de l’apaiser par de vaines promesses concernant une future charge106. Pendant ce temps, Chimay combat aux côtés de Farnèse et participe à la campagne autour des villes du Rhin. Ce n’est qu’après la mort de Farnèse, en 1592, que le trio formé par Aarschot, Chimay et Havré, tente à nouveau d’intervenir dans les questions de guerre et de paix, en envoyant entre autres des avocats à l’épouse de Chimay, Marie de Brimeu, toujours pas réconciliée et résidant dans la République des Provinces-Unies. Conclusions Au sein des Pays-Bas, les nobles opèrent dans une société fortement urbanisée, intégrée dans l’empire mondial et composite de la branche espagnole des Habsbourg ; leur « devoir de révolte » s’inscrit dans des zones de tension encore plus diverses qu’en France. Contrairement à ce qu’a écrit l’historien Van Nierop, les nobles qui se sont réconciliés avec le roi Philippe II entre 1579 et 1585 ne l’ont pas « choisi ». Comme démontré ailleurs, ils ont opéré cette réintégration en pesant le pour et le contre dans les circonstances imprévisibles de la formation de l’État, des rivalités pour le patronage du souverain, des préférences confessionnelles et des affinités religieuses, et bien entendu, des problèmes de possessions et successions. Cette étude sur le chef de la maison de Croÿ et son fils montre une nouvelle fois la matrice complexe des motivations politiques, religieuses et sociales, afin de mettre en évidence, dans un second temps, l’interdépendance entre la dynamique familiale et le développement des guerres de religion aux Pays-Bas. Il s’avère que pour certains nobles, le « devoir de révolte » peut entraîner l’abandon de la résistance, la négociation de la paix ou même la réconciliation avec le roi. Là où Guillaume d’Orange devient l’archétype de l’aristocrate à la tête du soulèvement des Pays-Bas, Aarschot et son fils Chimay représentent les contre-modèles de même envergure pour lesquels le « devoir de révolte » aboutit à un « devoir de réconciliation ». Les investigations à venir devront ajouter à cette matrice de motivations politiques et religieuses, des dynamiques transfrontalières et transrégionales, telles que les liens familiaux dans les pays voisins, l’ancrage régional dans les zones frontalières francophones et germanophones, ou encore les canaux de patronage des Cours espagnole et impériale, entreprise pour laquelle ce volume ouvre la voie. 105 Ampliation du discours intitulé histoire veritable des choses passées soubz le gouvernement du tres-illustre prince Charles de Croy, s.l., s.n., s.d. [1589], USTC 4187, le page de titre est reproduite comme fig. 8.7. 106 Waer, Filips III van Croÿ, op. cit., p. 78-94.

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Matérialiser sa noblesse sur la frontière des anciens Pays-Bas avec la France Le patrimoine architectural de Charles de Croÿ, prince de Chimay et duc d’Aarschot (1560–1612)*

Charles de Croÿ (fig. 9.1), fils de Philippe de Croÿ et de Jeanne de Halluin, est né le 1er juillet 1560 au château de Beaumont en Hainaut (fig. 9.2)1. En 1580, à l’âge de vingt ans, ce prince de Chimay épouse Marie de Brimeu, une riche héritière de dix ans son aînée2. Après ce mariage, Chimay se tourne vers un mode de vie nomade à cause des troubles religieux et civils qui touchent encore les Pays-Bas espagnols3. Avec sa femme sans doute déjà convertie au calvinisme, il se rend en 1582 dans la principauté protestante de Sedan, puis à Anvers qui tient le parti des États Généraux et du prince d’Orange, et où il renonce à la foi catholique et abandonne son soutien au roi d’Espagne Philippe II. Mais leur escapade ne dure pas longtemps, et le couple se sépare. En 1584, Charles revient * Cette contribution a été réalisée dans le cadre du projet de recherche Strategies of Self-Representation: Noble Residences in the Low Countries during the Sixteenth Century (1477-1635), dirigé par Krista De Jonge (KU Leuven, Bijzonder Onderzoeksfonds C14/15/046, 2015-2019). 1 Sur Charles de Croÿ, quatrième duc d’A arschot, voir Une existence de grand seigneur au seizième siècle. Mémoires autographes du duc Charles de Croy, éd. F. De Reiffenberg, Bruxelles-Leipzig, C. Muquardt, 1845 (désormais Mémoires autographes) ; M. H. de Villermont, Le duc Charles de Croy et d’Arschot et ses femmes, Marie de Brimeu et Dorothée de Croy, Bruxelles, Dewit, 1923 ; R. Nijs, Karel III de Croy (1560-1612), mémoire de fin d’études, KU Leuven, Leuven, 1979 ; J.-M. Duvosquel et al. (éd.), Leuven & Croy. Een stad en een geslacht, Bruxelles-Leuven, Crédit Communal, 1987 ; S. Slos, Karel van Croy en de recuperatie van de Zuid-Nederlandse adel onder de Aartshertogen, mémoire de fin d’études, KU Leuven, Leuven, 1997 ; J.-M. Duvosquel, « Charles III de Croÿ (1560-1612), un prince de la Renaissance, collectionneur et bibliophile », in P. Delsaerdt et Y. Sordet (éd.), Lectures princières & commerce du livre : La bibliothèque de Charles III de Croÿ et sa mise en vente (1614), Paris, Éditions des Cendres-Fondation d’Arenberg, 2017, 2 vol., II, p. 17-44. 2 Les chapitres de S. van Zanen, « ‘Je me sens infiment vostre obligée’ : l’intime amitié entre le botaniste Charles de l’Ecluse et Marie de Brimeu, princesse de Chimay et duchesse d’Aarschot (c. 15501605) » et A. M. Backer, « La quête d’un nouvel aménagement des jardins par Marie de Brimeu, princesse de Chimay et Porcien (c. 1550-1605) », dans le présent volume, p. 283-308 et p. 309-332. 3 V. Soen, « La nobleza y la frontera entre los Países Bajos y Francia : las casas nobiliarias Croÿ, Lalaing y Berlaymont en la segunda mitad del siglo XVI », in V. Favarò, M. Merluzzi et G. Sabatini (éd.), Fronteras. Procesos y prácticas de integración y conflictos entre Europa y América (siglos XVI-XX), Madrid, Fondo de Cultura Económica-Red Columnaria, 2017, p. 427-436.

Sanne Maekelberg • KU Leuven - The Danish National Research Foundation Centre for Privacy Studies Pieter Martens • Vrije Universiteit Brussel Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 199-233.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120968

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s a n n e maek elb erg & p ieter martens 

Fig. 9.1  Antoine Wierix [graveur], Portrait de Charles III de Croÿ à l’âge de 39 ans, dans Jean Bosquet, Réduction de la ville de Bone par messire Charles, duc de Croy et d’Arschot…, Anvers, Martinus Nutius, 1599. © Collection privée.

matérialiser sa noblesse sur la frontière des anciens pays-bas avec la france Philippe I de Croÿ, seigneur d’Aarschot (ca. 1435–1511)

X

Jacqueline de Luxembourg, dame de Bar-sur-Aube

Henri de Croÿ, seigneur X Charlotte de Châteaubriand, d’Aarschot ( –1514) dame de Loigny ( –1509)

Guillaume II de Croÿ, seigneur de Chièvres, duc de Soria, marquis d’Aarschot (1458–1521)

Philippe II de Croÿ, X 1° Anne de Croÿ, princesse de Chimay (1501–1539) duc d’Aarschot, prince de 2° Jeanne de Humières Chimay (1496–1549) 3° Anne de Lorraine

Charles II de Croÿ, duc d’Aarschot, prince de Chimay (1522–1551)

Philippe III de Croÿ, X 1° Jeanne de Halluin (1544–1584) duc d’Aarschot, 2° Jeanne de Blois (1534–1605) prince de Chimay (1526–1595)

Anne de Croÿ, X duchesse de Croÿ, duchesse d’Aarschot, princesse de Chimay (1564–1635)

Charles de Ligne, prince d’Arenberg (1550–1616)

X Marie de Hamal ( –1540) sans postérité

Charles, comte de Château-Porcien

Charles-Philippe, X Diane de Dommartin Guillaume, marquis de Renty, marquis d’Havré seigneur de Chièvres

Charles III de Croÿ, duc de Croÿ, duc d’Aarschot, prince de Chimay (1560–1612)

X

1° Marie de Brimeu (1550–1605) 2° Dorothée de Croÿ (1585–1662) sans postérité légitime

Fig. 9.2  Table généalogique des Croÿ et des Arenberg. © Sanne Maekelberg.

à la foi catholique et à l’obéissance au roi, et entame une carrière militaire sous le commandement du gouverneur général Alexandre Farnèse4. Quand son père meurt en 15955, Charles de Croÿ devient le quatrième duc d’A arschot et hérite un patrimoine impressionnant, dont un réseau très étendu de résidences, qui lui permet de soutenir son style de vie itinérant, et de « vivre noblement », pour marquer sa position sociale et son identité d’aristocrate6. Parmi ces nombreuses résidences qui comprennent aussi bien des châteaux que

4 Sur cet épisode, voir A. Duke, « The Search for Religious Identity in a Confessional Age. The Conversions of Jean Haren », in Id., Dissident Identities in the Early Modern Low Countries, éd. J. Pollmann et A. Spicer, Farnham, Ashgate Publishing, 2009, p. 251-272 ; V. Soen, Vredehandel. Adellijke en Habsburgse verzoeningspogingen tijdens de Nederlandse Opstand (1564-1581), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, p. 157-160 et Id., « Les limites du ‘devoir de révolte’ aux Pays-Bas : les réconciliations de Philippe de Croÿ, duc d’A arschot, et de son fils Charles, prince de Chimay (1576-1584) », dans le présent volume, p. 173-198. 5 G. Janssens, « Un noble ambitieux entre guerre et paix pendant la Révolte des Pays-Bas : l’opposition loyale de Philippe III de Croÿ, duc d’A arschot et comte de Beaumont (1565-1577) », dans le présent volume, p. 155-172. 6 W. De Clercq, J. Dumolyn et J. Haemers, « Vivre Noblement : Material Culture and Elite Identity in Late Medieval Flanders », The Journal of Interdisciplinary History, 38 : 1 (2007), p. 1-31 ; K. De Jonge, « Vivre noblement. Les logis des hommes et des femmes dans les résidences de la haute

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Fig. 9.3 (planche 14)  Adrien de Montigny, Le château de Chimay, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606, gouache sur parchemin. © Collection privée.

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des palais urbains et des villas suburbaines, les plus importants sont les châteaux de Comines en Flandre, de Chimay (fig. 9.3, planche 14 et son jardin, fig. 8.5 dans ce volume, planche 13) et Beaumont en Hainaut (fig. 8.4 dans ce volume, planche 12), d’Heverlee en Brabant, le palais urbain situé en face du palais du Coudenberg à Bruxelles et la maison de plaisance suburbaine à Saint-Josse-tenNoode7. Cet ensemble de propriétés a été accumulé par la famille de Croÿ dès le xve siècle, mais il est ensuite sensiblement modernisé et étendu par Charles de Croÿ comme quatrième duc d’A arschot, qui ne manque pas d’y commander d’importants travaux de rénovation et d’agrandissement, sans compter les projets (bien documentés mais jamais réalisés) de nouvelles résidences, notamment dans le duché d’A arschot8. Si la plupart de ces résidences se trouvent aux Pays-Bas, dispersées à travers les provinces méridionales, quelques-unes − notamment les châteaux de Château-Porcien et Montcornet − sont situées dans le royaume de France, une conséquence de la politique territoriale transfrontalière de la famille de Croÿ depuis le xve siècle9. Ce vaste patrimoine transfrontalier est abondamment illustré dans les célèbres Albums de Croÿ10, dont Charles est le commanditaire, et certaines résidences figurent également dans les généalogies illustrées ordonnées par lui11. À ces images désormais bien connues s’ajoute une grande quantité de documents d’archives qui sont liés au système administratif que Charles a élaboré pour la gestion de ses domaines et qui ont noblesse habsbourgeoise des anciens Pays-Bas », in K. De Jonge et M. Chatenet (éd.), Le prince, la princesse et leur logis. Manières d’habiter dans l’élite aristocratique européenne (1400-1700), Paris, Picard, 2014, p. 105-124. 7 Sanne Maekelberg a étudié les résidences de Charles de Croÿ, sous la direction de Krista De Jonge et Pieter Martens, dans le cadre de sa thèse de doctorat qui est à l’origine de cette contribution : S. Maekelberg, The Residential System of the High Nobility in the Habsburg Low Countries : The Croÿ Case, thèse de doctorat, KU Leuven, 2019. Voir également S. Maekelberg, « The Materialization of Power and Authority : The Architectural Commissions of Charles of Croÿ (1596-1612) », in A. Kurg et K. Vicente (éd.), Proceedings of the Fifth International Conference of the European Architectural History Network, Tallinn, Estonian Academy of Arts, 2018, p. 188-199 ; K. De Jonge et S. Maekelberg, Vivre noblement. Le château d’Heverlee, des Croÿ aux Arenberg, Leuven, KU Leuven Bibliotheken, 2018. 8 K. De Jonge et S. Maekelberg, « Des châteaux et des jardins. Le patrimoine des Croÿ », in M. Derez, S. Vanhauwaert et A. Verbrugge (éd.), Arenberg. Portrait d’une famille, l’histoire d’une collection, Turnhout, Brepols Publishers, 2018, p. 184-191. 9 V. Soen, « La causa Croÿ et les limites du mythe bourguignon : la frontière, le lignage et la mémoire (1465-1475) », in J.-M. Cauchies et P. Peporte (éd.), Mémoires conflictuelles et mythes concurrents dans les pays bourguignons (ca. 1380-1580), Neuchâtel, Centre d’études bourguignonnes, 2012, p. 81-97 ; V. Soen et H. Cools, « L’aristocratie transrégionale et les frontières. Le processus d’identification politique dans les maisons de Luxembourg-Saint-Pol et de Croÿ (1470-1530) », in V. Soen, Y. Junot et F. Mariage (éd.), L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles, Villeneuve d’A scq, Université Charles de Gaulle-Lille 3-Revue du Nord, 2014, p. 209-228. 10 Albums de Croÿ, éd. J.-M. Duvosquel, Bruxelles, Crédit communal, 1985-1996, 26 vol. ; J.-M. Duvosquel, « Une source de l’histoire rurale des Pays-Bas méridionaux au tournant des xvie-xviie siècles : les cadastres, albums et besognés du duc Charles de Croy », in La Belgique rurale du moyen âge à nos jours. Mélanges offerts à Jean-Jacques Hoebanx, Bruxelles, Éditions de l’Université, 1985, p. 223-228. 11 J.-M. Duvosquel, « En marge des Albums de Croÿ : les vues de quelques propriétés de la famille illustrant une histoire généalogique des Croÿ réalisée en 1606 », Bulletin de la Classe des lettres et sciences morales et politiques, 5e série, 72 (1986), p. 469-489.

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permis une étude approfondie de l’architecture et du fonctionnement de son réseau résidentiel12. La répartition géographique des résidences de Charles de Croÿ – la plupart aux Pays-Bas à proximité de la frontière avec la France et quelques-unes dans le royaume de France même − invite à s’interroger sur l’incidence de la frontière sur l’usage, la décoration, la gestion et la représentation de ce patrimoine architectural. Ce chapitre approfondit le contexte particulier des trois décennies (c. 1580-1612) qui se traduisent par les difficiles pacifications dans les Pays-Bas espagnols et en France et les opérations militaires entre les deux monarchies jusqu’à la Paix de Vervins de 1598. Nous reconstituerons d’abord, à grands traits, l’itinéraire de Charles de Croÿ comme prince de Chimay et duc d’A arschot, afin de donner une idée globale de ses déplacements entre les deux monarchies, de ses séjours dans ses différentes propriétés, et de sa présence dans les provinces frontalières. Nous discuterons ensuite l’impact des occupations de Charles en tant que capitaine militaire et gouverneur provincial sur son mécénat culturel et architectural, et, finalement, son attitude à l’égard de ses possessions françaises. L’itinéraire de Charles de Croÿ, de part et d’autre des frontières Notre reconstitution de l’itinéraire de Charles de Croÿ se base sur deux sources différentes : ses « mémoires autographes » et ses « lettres missives »13. Le prince a lui-même brièvement décrit ses allées et venues dans les mémoires qu’il a rédigés en 1605, et dont le manuscrit a été publié par le baron de Reiffenberg en 184514. Cette autobiographie n’est pas forcément une source très objective. Au moment de sa rédaction, sa première épouse Marie de Brimeu, dont il est séparé depuis sa réconciliation politique et catholique en 158415, vient de décéder en persistant dans sa foi calviniste, « ayant esté longtemps secrètement de la secte calvinienne » et « demeurée jusques à sa mort de contraire religion à la mienne », écrit Charles à la fois dans ses mémoires et dans son testament16, ce qui lui permet enfin d’épouser en secondes noces sa cousine germaine Dorothée 12 Maekelberg, The Residential System, op. cit., p. 73-81. Pour le duché d’A arschot, un grand nombre de ces documents administratifs sont conservés dans les archives de la KU Leuven, Archives domaniales du duché d’A arschot, dont quatre descriptions du château d’Heverlee et de son environnement datant d’entre 1596 et 1612 (n° 398, 432, 1216) ainsi que divers atlas contenant des cartes pré-castrales pour les quatre baronnies du duché (n° 2413, 2414, 2416, 2419). 13 S. Maekelberg, « Mapping Through Space and Time. The Itinerary of Charles of Croÿ (15601612) », in T. Coomans, B. Cattoor et K. De Jonge (éd.), Mapping Historical Landscapes in Transformation : Methods, Applications, Challenges, Leuven, Leuven University Press, 2019, p. 259-275. 14 Mémoires autographes, op. cit. Le lieu de conservation actuel du manuscrit est inconnu. 15 Soen, « Les limites du ‘devoir de révolte’ aux Pays-Bas », op. cit. dans ce volume. 16 Cet épisode du récit des mémoires autographes est repris presque mot pour mot (en italique dans la citation qui suit) dans le testament du duc en 1610 : Dülmen, Herzog von Croy’sches Archiv, inventaire des archives des ducs de Croÿ (Wymans), n° 64, testament original de Charles de Croÿ du 1er juillet 1610 à Beaumont, fol. 6-7 : « Durant l’année 1605, j’ay continuellement esté en court auprès de Son Alteze, jusques au 18 du mois d’avril, qu’il at pleu à ce bon Dieu, de par la mort de dame Marie

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de Croÿ (1585-1662)17, avec qui il espère avoir une descendance légitime. Sans doute les mémoires de Charles servent à justifier ses actes et sont donc à lire comme un plaidoyer pro domo. Il s’agit néanmoins d’un document de grande valeur puisqu’il nous donne une image de l’aristocrate qui réfléchit sur sa propre vie. Si ces mémoires renferment donc des données précieuses sur les activités de Charles de Croÿ, ils ne sont toutefois pas assez détaillés pour pouvoir reconstruire, même à grands traits, son itinéraire. Pour cette raison, nous avons également exploité une deuxième source, complémentaire et plus détaillée : la collection de lettres missives de Charles de Croÿ conservée aux Archives Générales du Royaume à Bruxelles18. Cette correspondance couvre une période de trente-deux ans, de 1580 à 1612, et contient au total 912 lettres, qui pour la plupart sont adressées aux gouverneurs généraux successifs puis aux archiducs Albert et Isabelle. Écrites par des secrétaires, ces lettres ne sont pas de la main même de Charles, mais, conformément à l’usage de l’époque, chaque lettre porte sa signature autographe et mentionne en outre le lieu et la date d’envoi (fig. 9.4). Aussi cette correspondance permet-elle de retracer les déplacements de Charles. On constate d’ailleurs que les lieux et dates de ces lettres missives coïncident parfaitement avec les informations contenues dans les « mémoires autographes » ; les deux sources se confirment donc mutuellement. Quoiqu’assez abondante, cette collection de lettres ne permet pourtant pas d’établir un itinéraire très détaillé pour toute la période, car elle n’est pas sans lacunes et le nombre de lettres est très variable dans le temps. En général, pour la décennie 1580-1590, les lettres de Charles sont peu nombreuses, non seulement parce que ces années coïncident avec le début de sa carrière politique et militaire, qui s’opère dans la dissidence entre 1582 et 1584, mais aussi parce qu’à partir de sa réconciliation en 1584, il suit souvent de près le gouverneur général Farnèse et n’a donc pas besoin de lui envoyer des lettres. Le nombre de lettres augmente après 1590, d’abord parce que Charles assume plus de charges politiques, mais aussi parce que dans la dernière partie de sa vie il passe moins de temps à proximité de la Cour, nécessitant plus de communication par écrit. Malgré ces limitations, l’ensemble des lettres permet quand même de se former une idée globale de la mobilité de Charles de Croÿ. La carte illustrant les différents lieux d’envoi des lettres de Charles donne une idée à la fois spatiale et temporelle de ses déplacements (fig. 9.5, planche 15). La de Brimeu, ma femme, advenue en la ville de Liège ce mesme jour, me délivrer de la captivité, des peines et des travaulx qu’avois enduré avecq icelle, estant et ayant demeurée jusques à sa mort de contraire religion à la mienne, par l’espace de 25 ans qu’avois esté marié avecq elle ». 17 Général Guillaume, « Croÿ (Dorothée de) », Nouvelle Biographie Nationale de Belgique, Bruxelles, 1878, IV, p. 558. Dorothée est la fille de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré et Diane de Dommartin, voir N. Claeys et V. Soen, « Les Croÿ-Havré entre Lorraine et Pays-Bas : les engagements politiques et religieux de Diane de Dommartin, baronnesse de Fénétrange et comtesse de Fontenoy (1552-1617) », dans ce volume, p. 333-353. 18 Bruxelles, Archives Générales du Royaume (désormais AGR), Papiers d’État et de l’Audience (désormais PEA), lettres missives de Charles de Croÿ dans PEA 1812/2 (1580-1586), 1812/3 (15871592), 1857/2 (1593), 1857/3 (1594-1595), 1858/1 (1596), 1858/2 (1597-1598), 1955/1 (1598-1602), 1955/2 (1603-1605), 1955/3 (1606-1609), 1955/4 (1610-1612).

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Fig. 9.4 Lettre de Charles de Croÿ « de Heverlee le xvij de may 1602 ». © Archives Générales du Royaume, Papiers d’État et de l’Audience (lettres missives) 1955, s.f.

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Fig. 9.5 (planche 15)  Mobilité de Charles de Croÿ, d’après l’analyse des lettres missives conservées aux Archives Générales du Royaume. © Carte élaborée par Sanne Maekelberg.

taille des cercles représente le nombre de lettres que Charles a envoyées de ses différents lieux de résidence et donne ainsi une indication approximative de la durée de son séjour à l’endroit en question. Ses lieux de séjour préférés ressortent nettement : le château d’Heverlee, la résidence urbaine à Bruxelles, le château de Beaumont et, dans une moindre mesure, celui de Chimay. D’autres lieux de séjour notables sont liés à ses responsabilités de gouverneur des provinces de Flandre pour les États Généraux (1583-1584), de Hainaut (1593-1612) et par interim d’Artois (1596) pour le roi d’Espagne. En effet, la carte confirme clairement que les mouvements de Charles sont en grande partie déterminés par les occupations typiques de la haute noblesse de l’époque : d’une part, les pratiques sociales et notamment les activités cynégétiques et, d’autre part, les obligations politiques et militaires. On constate effectivement que les lieux de résidence préférés de Charles de Croÿ sont tous liés à des forêts de chasse, et qu’il y séjourne souvent en automne, ce qui indique peut-être une mobilité saisonnière. Charles détient un droit de chasse exclusif dans les forêts voisines d’Heverlee, de Molendaal et de Meerdaal (cette dernière reste jusqu’à ce jour l’une des plus grandes forêts en Flandre)19, et la résidence de Beaumont est elle aussi associée à un vaste bois

19 KU Leuven, Universiteitsarchief, Archives domaniales du duché d’A arschot, n° 356 : ce document, datant de 1431, révisé par Charles de Croÿ en 1602, atteste que la forêt de Meerdael est une forêt nonlibre depuis le xive siècle et que la seule personne autorisée à y chasser est le seigneur d’Heverlee.

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de chasse. D’autre part, Charles voyage de manière extensive, surtout à partir de 1595, quand la France réactive la guerre contre l’Espagne, mais il est à souligner que même à cette époque, il n’est pas constamment en route : il demeure durant de longues périodes dans ses résidences favorites, et surtout dans ses deux châteaux à Heverlee et à Beaumont, pour des séjours de plusieurs semaines et, vers la fin de sa vie, après 1605, de plusieurs mois. À part les séjours fréquents et parfois prolongés dans ses résidences préférées, la carte fait ressortir également les déplacements que Charles doit entreprendre pour participer aux campagnes militaires et pour exécuter ses charges de gouverneur provincial. Ainsi, en 1584, quand Charles est gouverneur de Flandre pour le régime des États Généraux, il réside souvent à Bruges, la ville qui l’a accepté en premier comme son chef. Ensuite, à partir de 1585, passé dans les rangs des royalistes, il accompagne Alexandre Farnèse dans ses diverses opérations militaires, quasi en continu jusqu’à la mort de ce dernier en décembre 1592. Ainsi, Charles assiste en 1585 à la conquête d’Anvers, en 1586 aux sièges de Grave, Venlo et Neuss, et en 1587 à celui de L’Écluse20. Cependant, en 1588, lorsque Farnèse lui-même est occupé en Flandre aux préparatifs de l’invasion de l’Angleterre par l’Invincible Armada espagnole, Charles est envoyé en Allemagne où il dirige avec succès le siège de Bonn ; pendant sept mois, le prince de Chimay loge au camp devant la ville rhénane et ne manque pas de tenir informé le gouverneur général, ce qui explique le grand nombre de lettres envoyées de cette localité21. En 1589, Charles rejoint Farnèse et continue à le suivre de près, aussi bien en cour que lors de ses voyages22. Il l’accompagne ainsi dans ses deux expéditions en France au secours de la Ligue catholique, alliée de Philippe II, et assiste aux opérations qui contraignent l’armée royale d’Henri IV à lever les sièges de Paris et de Rouen respectivement en 1590 et en 1592. À partir de 1593, la mobilité de Charles est profondément affectée par sa nomination au poste de gouverneur et grand bailli du Hainaut. Il occupe cette charge jusqu’à sa mort en 1612 et pendant deux décennies, il va très souvent parcourir la région frontalière. Il se rend fréquemment en Hainaut, résidant le plus souvent à Mons, la capitale provinciale, ou, à partir de 1596, dans son château à Beaumont. En même temps, il continue à participer, mais de manière plus ponctuelle, aux campagnes militaires ; en 1595 il assiste à la prise de Cambrai et en 1596 au siège de Hulst23. En 1596, quand il est nommé gouverneur intérimaire de l’Artois après la capture par les Français du marquis de Varambon, titulaire de la charge, Charles est quasi constamment présent

20 Mémoires autographes, op. cit., p. 58-59. 21 AGR, PEA 1812/3 : 40 lettres de Charles datées de Bonn (ou du camp devant Bonn) entre mars et octobre 1588. 22 Mémoires autographes, op. cit., p. 61 : « Et le surplus de la dicte année [1589], ay suivy et servy le susdict Prince de Parme, tant en court que par tous lieux où iceluy at esté et sesjourné, comme aussy par tous les voiages qu’iceluy at faict durant la dicte année ». 23 Mémoires autographes, op. cit., p. 64-66.

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dans cette province et séjourne souvent à Arras, la capitale provinciale, ou dans son château de Lillers. Il participe activement aux opérations militaires autour d’Arras en 1596, mais n’assiste pas personnellement − selon ses propres dires parce qu’il se voit obligé de s’occuper longtemps de ses affaires familiales à la suite de la mort de son père en décembre 1595 − aux campagnes de l’archiduc Albert qui conduisent à la prise de Calais et d’Ardres en 1596 et à la surprise d’Amiens par les Espagnols en 159724. En revanche, il accompagne Albert lors de sa tentative infructueuse de secourir la ville d’Amiens assiégée par Henri IV, et il est par la suite envoyé comme député à Paris dans le cadre des négociations qui aboutissent en 1598 à la Paix de Vervins. Après 1598, et surtout vers la fin de sa vie, Charles de Croÿ adopte un mode de vie plus sédentaire et partage la plupart de son temps entre le Hainaut, résidant le plus souvent à Beaumont, et ses résidences de Bruxelles et Heverlee. Pendant ces dernières années, ses missions militaires et politiques se font plus rares mais ne sont pas entièrement absentes. Par exemple, il accompagne Albert au secours de la ville de Bois-le-Duc assiégée par Maurice de Nassau en 1603, et il entreprend encore en 1611 une tournée d’inspection de la frontière méridionale des Pays-Bas pendant laquelle il visite, en trois semaines, une quinzaine de villes en Flandre, en Artois et en Hainaut, pour se concerter avec les autorités locales sur les affaires politiques (fig. 9.6, planche 16)25. En somme, bien que Charles voyage sans cesse, ses déplacements dépassent rarement les frontières des Pays-Bas. Ses rares excursions au-delà de ces frontières sont, à quelques exceptions près − un séjour à Aix-la-Chapelle en 1580 à l’occasion de son mariage avec Marie de Brimeu ; le séjour à Liège puis à Huy pour l’inauguration du nouveau prince-évêque en 1581 ; le voyage du couple de Sedan à Anvers à travers la France en 1582 − toutes liées aux événements militaires et diplomatiques, avec le séjour à Cologne pour les négociations de paix (1579), les sièges de Neuss (1586) et Bonn (1588), les expéditions en France (1590 et 1592), le secours d’Amiens (1597) et la mission à Paris (1598).

24 Sur les enjeux de l’incorporation des villes picardes à la monarchie de Philippe II à la fin des Guerres de Religion françaises, voir O. Carpi et J. J. Ruiz Ibáñez, « Les noix, les historiens et les espions. Réflexions sur la prise d’Amiens (11 mars 1597) », Histoire, Economie et Société, 23 (juilletseptembre 2004), p. 223-348 ; J. J. Ruiz Ibáñez, « Henri IV, la Ligue ou l’Artois », in F. Salesse (éd.), Le bon historien sait faire parler les silences. Hommages à Thierry Wanegffelen, Toulouse, Université Toulouse II-Le Mirail-Méridiennes, 2012, p. 221-234 ; J. J. Ruiz Ibáñez, « Devenir et (re)devenir sujet. La construction politique de la loyauté au roi catholique en France et aux Pays-Bas à la fin du xvie siècle », in Soen, Junot et Mariage (éd.), L’identité au pluriel, op. cit., p. 317-326. 25 AGR, PEA 1955/4 : 7 lettres de Charles datées entre le 25 novembre et le 8 décembre 1611. La première lettre décrit l’itinéraire que Charles suivra lors de ce voyage, depuis Comines et Lille (27 novembre) jusqu’à Bruxelles (13 décembre) ; les lettres suivantes (envoyées d’Ypres, Lille, Bruges, Aire, Béthune et Arras) confirment que cet itinéraire a été effectivement suivi.

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Fig. 9.6 (planche 16)  Itinéraire de Charles de Croÿ en Flandre, Artois et Hainaut en novembre et décembre 1611. © Carte élaborée par Sanne Maekelberg.

Impact sur ses collections et ses commissions ? S’il est clair que les responsabilités administratives et militaires de Charles de Croÿ marquent profondément son mode de vie nomade et ses déplacements continus entre ses diverses résidences, on peut se demander dans quelle mesure elles affectent également ses intérêts intellectuels et son mécénat artistique. Plus concrètement : est-ce que l’expérience que Charles acquiert tout au long de sa carrière sur les champs de bataille et les chantiers de fortification se reflète dans sa bibliothèque, ses collections d’art, ses commandes architecturales ? Selon l’affiche annonçant la vente publique après décès des biens meubles de Charles de Croÿ en 1614, ceux-ci auraient compris entre autres « une bibliothèque de six mille volumes, beaucoup d’iceulx manuscrits » et « environ deux mille pièces de painctures de toutes sortes de couleurs »26. Seulement la moitié de ces livres et une fraction de ces peintures sont effectivement décrits dans les sources, mais ces données, pour incomplètes qu’elles soient, nous offrent tout de même une idée approximative des centres d’intérêt du prince. Le contenu

26 C. Coppens, « A Post-Mortem Inventory Turned into a Sales Catalogue : A Screening of the Auction Catalogue of the Library of Charles, Duke of Croy, Brussels 1614 », Quaerendo, 38 (2008), p. 359380 (voir p. 367-368).

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de l’impressionnante bibliothèque de Charles de Croÿ au château de Beaumont est connu grâce au catalogue de vente de 1614, qui recense plus de 3000 ouvrages divisés en 56 sections27. Or, parmi ceux-ci se trouve en effet un nombre considérable d’ouvrages sur la guerre de siège et les fortifications, aussi bien parmi les livres d’architecture que parmi les livres militaires. La description des livres dans le catalogue de vente reste malheureusement très sommaire, mais les ouvrages en question peuvent presque tous être identifiés et méritent d’être précisés ici28. Des 35 titres recensés dans la section « Libri de Architectura »29, à peu près la moitié traite de l’architecture proprement dite. En ce qui concerne les auteurs antiques, il n’y a pas seulement cinq versions du De architectura de Vitruve, dont l’édition latine de Fra Giocondo [1511], la traduction italienne de Cesare Cesariano [1521], et deux éditions annotées par Guillaume Philandrier [1544], mais aussi l’ouvrage de Frontin sur les aqueducs de Rome et le traité de Cléonide sur l’harmonie musicale. Parmi les auteurs modernes, les italiens sont les plus nombreux. Le De re aedificatoria de Leon Battista Alberti est présent dans une édition latine [1485] et dans la traduction française de Jean Martin [1553]. De Sebastiano Serlio figurent les Livres I et II (sur la géométrie et la perspective) et le Livre III (sur les antiquités), respectivement dans les éditions néerlandaise [1553] et française [1550] de Pieter Coecke van Aelst, ainsi que le De architectura libri quinque, la traduction latine des Livres I−V par Giancarlo Saraceno [1569]. Sont également présents L’architettura de Pietro Cataneo [1567], la Regola delli cinque ordini d’archittetura de Vignole [1562], les Discorsi sopra l’antichità di Roma de Vincenzo Scamozzi [1581] et le Trattato dell’arte della pittura, scoltura et architettura de Gian Paolo Lomazzo [1584]. La compilation sur l’architecture de Walther Ryff [1547] est le seul ouvrage allemand. Mais les auteurs français sont bien représentés : à part les Annotations sur Vitruve de Philandrier déjà mentionnées, la collection comprend les Nouvelles inventions pour bien bastir de Philibert De l’Orme [1561], le Livre d’architecture [1559] et Les plus excellents bastiments de France [1576] de Jacques Androuet du Cerceau, et les Nouveaux pourtraitz et figures de termes de Joseph Boillot [1592]. Les autres livres dans la section « Architectura » concernent plutôt les disciplines voisines : le De partibus ædium (un lexique thématique sur la maison) de Francesco Mario Grapaldi [1494], l’Hypnerotomachia Poliphili dans l’édition de Leonardo Crasso [1499], le De sculptura de Pomponio Gaurico [1504], le De divina proportione de Luca Pacioli dans l’édition d’Antonio Capella [1509], les traités d’Albrecht Dürer des proportions du corps humain [1532] et de la géométrie [1534], l’un et l’autre dans la traduction latine de Joachim Camerarius, le Livre 27 Coppens, « A Post-Mortem Inventory », op. cit. ; Delsaerdt et Sordet, Lectures princières, op. cit., avec fac-similé du catalogue de 1614 (ci-après Catalogue de 1614). 28 Le catalogue ne mentionne pas les dates des éditions ; nous ajoutons ici entre crochets les dates des premières éditions des ouvrages recensés (si identifiables) afin de donner ainsi un terminus post quem pour la date de l’acquisition de l’ouvrage par les Croÿ. 29 Catalogue de 1614, p. 77-79 : « Libri de Architectura ». Sur ces traités, voir la base de données Architectura : les livres d’architecture (http://architectura.cesr.univ-tours.fr/), éd. F. Lemerle et Y. Pauwels, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance et l’Université François-Rabelais, Tours.

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de perspective de Jean Cousin [1560], et Le due regole della prospettiva de Vignole et Ignazio Danti [1583]. Toujours parmi les livres d’architecture se trouvent divers traités sur les instruments, les machines et la mécanique : le Theatrum instrumentorum et machinarum de Jacques Besson [1572], le Mechanicorum liber de Guidobaldo del Monte [1577], le De holometri fabrica (traité de l’holomètre, un instrument d’arpentage) d’Abel Foullon et Johann Niklaus Stupanus [1577], et l’ouvrage de Domenico Fontana sur le transport de l’obélisque du Vatican [1590]. Enfin, il y a aussi, outre la collection de portraits de villes d’Antoine du Pinet, Plants, pourtraicts et descriptions de plusieurs villes et forteresses [1564], quatre véritables traités sur l’architecture militaire : celui d’Albrecht Dürer, probablement dans l’édition latine [1535], le Della fortificatione delle città de Girolamo Maggi et Jacopo Castriotto [1564], le Discours sur plusieurs poincts de l’architecture de guerre de Marco Aurelio da Pasino [1579], et la Nuova inventione di fabricar fortezze di varie forme de Giovanni Battista Belluzzi [1598]. La section « Libri Militares impressi », comptant 36 ouvrages30, contient d’abord une dizaine de volumes sur la guerre dans l’Antiquité. Les traités d’art militaire de Végèce, Frontin et Élien sont présents dans plusieurs éditions latines et françaises ; ceux des auteurs grecs Onosandre et Urbicius le sont dans l’édition latine de Nicolas Rigault [1598] ; le De bello Gothorum d’Agathias est également présent ; de même, trois ouvrages historiques sur l’armée romaine : le De militia romana [1595] et le Poliorceticon [1596] (sur les techniques de siège) de Justus Lipsius, et le De re militari veterum Romanorum du jésuite Giovanni Antonio Valtrini [1597]. Cependant, la plupart des livres dans cette section concerne la guerre moderne : un des ouvrages de Leonhart Fronsperger en allemand sur l’art militaire et l’ordonnance des bataillons [1555] ; trois ouvrages de Bernardino Rocca, Imprese, stratagemi et errori militari [1566], Des entreprises et ruses de guerre [1571] et Du maniement et conduite de l’art et faictz militaires (une traduction de François de Belleforest) [1571] ; Francesco Ferretti, Della osservanza militare [1568] ; Girolamo Ruscelli, Precetti della militia moderna [1568] ; Bernardino de Escalante, Dialogos del arte militar [1583] ; Giulio Cesare Brancaccio, Della nuova disciplina et vera arte militare [1585] ; Guillaume du Bellay, Discipline militaire [1592] ; Blaise de Montluc, Commentaires de guerre [1592] ; Heinrich Rantzau, Commentarius bellicus [1595] ; Bernardino de Mendoza, Theorica y practica de guerra [1595]. S’ajoutent également à cette section deux traités de l’art de l’escrime, de Joachim Meyer et de Giovanni dall’Agocchie, et deux traités du droit de la guerre, de Balthazar de Ayala et d’Alberico Gentili. Il y a enfin trois traités d’artillerie − la Pratica manuale di arteglieria de Luis Collado [1586] et deux ouvrages d’Eugenio Gentilini, l’Instruttione de’ bombardieri [1592] et l’Instruttione di artiglieri [1598] − et cinq traités sur les fortifications et la poliorcétique : la version française du traité de fortification de Girolamo Cataneo, Le Capitaine, contenant la maniere de fortifier places, assaillir et defendre [1574], ainsi que l’édition italienne de ses écrits complets, Dell’arte militare libri cinque, ne’ quali si tratta il

30 Catalogue de 1614, p. 95-96 : « Libri Militares impressi ».

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modo di fortificare, offendere, et diffendere una fortezza [1584] ; Gabriello Busca, Della espugnatione et difesa delle fortezze [1585] ; Claude Flamand, La guide des fortifications et conduitte millitaire pour bien se fortifier et deffendre [1597] ; et Joseph Boillot, Modelles, artifices de feu et divers instrumens de guerre, avec les moyens de s’en prévaloir pour assiéger, battre, surprendre et deffendre toutes places [1598]. En somme, Charles de Croÿ possède un nombre considérable d’ouvrages sur les fortifications et la guerre de siège, mais cela n’est peut-être pas étonnant vu l’envergure de sa bibliothèque et le grand nombre de livres publiés à l’époque sur ces thématiques31. D’autre part, même s’il est vrai qu’il a sans doute hérité de ses ancêtres une bonne partie de ces livres, les éditions datant de la fin du xvie siècle − dont notamment beaucoup d’ouvrages militaires − ont certainement été acquises par lui, et on peut présumer qu’il en a effectivement lues attentivement un bon nombre32. À ce propos, il convient d’ajouter ici que sa bibliothèque contient également, outre les livres imprimés présentés ci-dessus, au moins quatre manuscrits sur l’art de la guerre ; mais ceux-ci sont presque tous des héritages et ne reflètent donc pas nécessairement ses intérêts personnels33. Parmi ces « Libri Militares manuscripti », il y a d’abord deux traités antiques bien connus, le De Optimo Imperatore de l’auteur grec Onosandre et le De re militari de Végèce, l’un et l’autre en traduction française. Il s’agit ici certainement de deux ouvrages provenant de l’arrière-grand-père du côté maternel de Charles de Croÿ, l’humaniste Georges d’Halluin (c. 1473-1536). On sait que celui-ci a traduit Onosander et Végèce du latin en français et qu’il est à l’origine de nombreux ouvrages de la bibliothèque de Charles34. Les deux autres « manuscrits militaires » sont des 31 À titre de comparaison, le contenu complet de la bibliothèque du comte Pierre-Ernest de Mansfeld n’est pas connu, mais parmi les vingt-deux volumes provenant de sa collection encore conservées, il y en a deux sur l’architecture − le traité de Vitruve dans l’édition de Daniele Barbaro (Venise, 1556) et un recueil de dessins d’architecture de Jacques Androuet du Cerceau − et quatre sur l’art militaire : Végèce, Du fait de guerre (Paris, 1536) ; Robert Valturin, Les douze livres … touchant la discipline militaire (Paris, 1555) ; Instructions sur le faict de la guerre, extraictes des livres de Polybe, Frontin, Vegece, Cornazan, Macchiavelle, & plusieurs autres bons autheurs (Paris, 1549) ; Guillaume Du Choul, Discours sur la Castrametation et discipline des Romains (Lyon, 1555). P. Martens, « Pierre-Ernest de Mansfeld et les ingénieurs militaires : la défense du territoire », in J.-L. Mousset et K. De Jonge (éd.), Un prince de la Renaissance. Pierre-Ernest de Mansfeld (1517-1604), Luxembourg, Musée national d’histoire et d’art, 2007, p. 97-112, voir p. 99 ; F. Le Bars, « Un luxe éphémère : les reliures aux armes de Pierre-Ernest de Mansfeld », in Ibid., p. 157-167. 32 Un autre ouvrage de Justus Lipsius, Admiranda, sive De Magnitudine Romana (1599), provenant de la collection de Charles de Croÿ et conservé aujourd’hui à la bibliothèque de la KU Leuven, Bijzondere collecties, CaaB179, contient une note manuscrite de Charles attestant qu’il l’a lu entièrement, pendant le mois de janvier 1603. Coppens, « A Post-Mortem Inventory », op. cit., p. 369. 33 Le Catalogue de 1614, p. 95 (« Libri Militares manuscripti ») ne mentionne que trois titres : « Onosander Grecq traitant d’un parfaict Empereur & bon Capitaine escript à la main. / Flaue Vegece traduit en François escript. / Hieronymo Ferrero Capitani considerationi militari scritti ». Le quatrième titre est donné par E. Van Even, Notice sur la bibliothèque de Charles de Croÿ, duc d’Aerschot, 1614, Bruxelles, Heussner, 1852, p. 23, nrs. 100-103 : « Joannes Petrus Pauccharolo, de Obsidione Nussae civitatis, Epistola manuscripta ; et alia multa diversorum authorum ». 34 J. Monfrin, « La connaissance de l’antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire dans la France du xve siècle », in G. Verbeke et J. IJsewijn (éd.), The Late Middle Ages and the Dawn of Humanism Outside Italy, Leuven, Universitaire Pers Leuven, 1972, p. 131-170, voir p. 157 ; F. Féry-Hue, « Une œuvre inconnue de Georges d’Halluin : le Livre de toutz langaiges », Humanistica Lovaniensia,

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écrits plus rares et qui se rapportent aux guerres modernes. Le premier peut être identifié comme une lettre en latin sur le siège de Neuss de 1474-1475, écrite par un témoin oculaire, l’ambassadeur milanais Giovanni Pietro Panigarola (ou Johannes Petrus Panicharola), membre de la suite de Charles le Téméraire. La surprenante présence dans la bibliothèque de Charles de ce document vieux de plus d’un siècle s’explique peut-être par le fait que son ancêtre Philippe Ier de Croÿ, comte de Chimay (1434-1482), a participé à ce siège célèbre35, ou bien parce que cet événement redevient d’actualité dans le contexte du nouveau siège de Neuss auquel Charles assiste en 1586. L’autre est un traité italien qui peut être identifié avec les Considerationi militari sopra i fatti di guerra, écrit par le capitaine piémontais Geronimo Ferrero di Bonavalle en 1598, après avoir servi pendant plus de dix ans aux Pays-Bas36. Il pourrait s’agir d’un traité inédit aujourd’hui inconnu et dont l’auteur a dédié un autre exemplaire au duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier. En plus de tous ces livres, la bibliothèque de Charles comprend également les célèbres Albums de Croÿ. Quoique créés pour documenter et visualiser le territoire, ceux-ci sont de caractère administratif et topographique plutôt que militaire, à l’exception d’un seul album qui est étroitement lié aux opérations militaires en Artois en 1596, le recueil dit « album d’Artois »37. Un aspect intéressant de cet album est qu’il renferme non seulement les gouaches nettes mais aussi les cartes et plans originaux qui ont servi de base au peintre des gouaches ; si ces dessins préparatoires sont peut-être moins jolis que les versions peintes, ils sont cependant plus précis et plus fiables en tant que documents cartographiques. L’album s’ouvre avec une série de cartes partielles de l’Artois 57 (2008), p. 115-148, voir p. 138 ; F. Bougard, F. Féry-Hue, « Les manuscrits de Charles III de Croÿ : une enquête en cours », Lectures princières, op. cit, p. 101-132, voir p. 107-109 ; F. Féry-Hue, « Un grand seigneur humaniste, Georges d’Halluin : Œuvres inconnues, œuvres disparues, œuvres inédites », Humanistica Lovaniensia, 66 (2017), p. 153-228, voir p. 182-183. 35 V. Soen, « The House of Croÿ and Mary of Burgundy. Or How to Keep Noble Elites at the Burgundian-Habsburg Court (1477-1482) », in M. Depreter, J. Dumont, E. L’Estrange et S. Mareel (éd.), Marie de Bourgogne/Mary of Burgundy : Reign, ‘Persona’, and Legacy of a Late Medieval Duchess / Figure, Principat et Postérité d’une Duchesse Tardo-Médiévale, Turnhout, Brepols Publishers, 2021, p. 265-278. 36 Un autre exemplaire de ce traité figurait dans la bibliothèque des ducs de Savoie, intitulé Considerationi militari sopra i fatti di guerra brevemente ridotte in forma di tavole dal Capitan Geronimo Ferrero de’ signori di Bonavalle, daté du 10 mars 1598 à Bruxelles et dédié à Charles-Emmanuel Ier. Voir G. Rodolfo, Di manoscritti e rarità bibliografiche appartenuti alla Biblioteca dei Duchi di Savoia, Carignano, 1912, p. 58. 37 Dülmen, Herzog von Croy’sches Archiv, Hs. 42 : album intitulé « Icy sensuivent toutes les logements de l’armée de Sa Maj(es)té d’Espaingne estant dans le Pais d’Artois soubz la conduit de Monseigneur le Duc de Croy et d’Arschot, pour empecher les ravagement de l’armee françoises dans ledit Pais mené par le Mareschal Buiron en l’an 1596 au mois de Septembre et Octobre ». L’album se trouvait avec les autres Albums de Croÿ dans la partie de la bibliothèque de Charles abritée dans la tour Salamandre du château de Beaumont ; dans l’inventaire de cette collection dressé en 1613, l’album est décrit dans ces termes : « Item, un autre livre contenant le gouvernement de l’armée conduit par son Excellence en Arthois, contre le maréchal de Biron. 1596 ». Th. Bernier, Histoire de la ville de Beaumont, Mons, Imprimerie Dequesne-Masquillier, 1880, p. 239-248. Sur cet album voir également : Albums de Croÿ, op. cit., XXIII, 1990, p. 39, p. 231-263 ; C. Lemoine-Isabeau, « Les documents cartographiques insérés dans les Albums de Croÿ et leurs sources », in Albums de Croÿ, op. cit., XXVI, 1996, p. 197-226.

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Fig. 9.7 (planche 17) Mathieu Bollin, Carte montrant l’emplacement des campements militaires autour d’Arras, dans Albums de Croÿ, Hs. 42, 1596. © Collection privée.

montrant les logements des troupes commandées par Charles lors des opérations en 1596. Les cartes originales sont signées par « M. Bollin », que nous identifions avec Mathieu Bollin, un ingénieur et géomètre-arpenteur originaire d’Arras (fig. 9.7, planche 17). Après ces cartes vient une série de plans et vues du système défensif de la frontière, avec les six principales places fortes de l’Artois (Lillers, Arras, Bapaume, Renty, Hesdin, Béthune), auxquels s’ajoute, plus loin dans l’album, une vue de la place forte de Bouchain en Hainaut, qui contrôle l’Escaut en venant de Cambrai, et le plan d’une place frontalière du versant français, Maubert-Fontaine, près de Rocroi38. La deuxième partie du recueil

38 Nous faisons abstraction ici du plan de Bergues-Saint-Winoc datant du milieu du XVIIe siècle, signé par « le cappitaine Benjamin ingénieur de Sa Ma(jes)té » (probablement Benjamin Rosenquist), inséré postérieurement dans l’album.

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contient en effet une série de documents plus hétéroclites et dont la raison d’être dans cet « album d’Artois » est moins évidente. Un premier ensemble s’explique par le fait que Charles de Croÿ se tient informé des opérations militaires auxquelles il n’assiste pas personnellement, en se faisant envoyer des dessins par des témoins oculaires. L’album renferme ainsi trois cartes du siège de Mont-Sainte-Gertrude (Geertruidenberg) en 1593 (reçues par Charles à Mons le 14 juin 1593), dont une signée par l’ingénieur Pierre Le Poivre, ainsi qu’un plan des fortifications d’Amiens (reçu par Charles à Éclaibes le 30 mars 1597), que nous attribuons également à Pierre Le Poivre et qui se rapporte sans doute à la surprise d’Amiens par les troupes espagnoles en mars 1597 (fig. 9.8, planche 18). Un second ensemble concerne les Provinces-Unies et est lié apparemment à un projet d’invasion de la Hollande, avec une carte des rives de la mer du Nord, un plan du Schenkenschans, le fort construit par le capitaine Maarten Schenk au confluent du Rhin et du Waal, et même une vue des vestiges du Brittenburg (ou Arx Britannica), un fort romain antique construit sur la côte hollandaise. L’album se termine avec deux plans non-identifiés et une vue de la ville d’Alger, dont la présence dans cet album reste encore sans explication. Cet « album d’Artois » n’est pas le seul recueil dans la collection du prince de Chimay au château de Beaumont à illustrer les guerres de l’époque ; dans la même section de sa bibliothèque se trouve également un recueil d’estampes représentant les batailles (dont Charles a sans doute été le témoin de quelques-unes) et les massacres des guerres de religion en France et aux Pays-Bas. Le contenu précis de ce volume n’est pas connu, mais ces estampes peuvent vraisemblablement être identifiées avec les célèbres planches historiques publiées par Tortorel et Perrissin à Genève et par Hogenberg à Cologne39. On serait tenté de penser que les exploits militaires de Charles ont laissé leur empreinte également sur sa collection de peintures. À titre de comparaison, le comte Pierre-Ernest de Mansfeld (1517-1604), gouverneur de la province du Luxembourg et homme de guerre de premier rang, accumule à la même époque dans son château La Fontaine à Clausen, près de la ville de Luxembourg, une impressionnante collection de plus de 300 peintures, dont une trentaine de tableaux de batailles et de sièges40. Mansfeld a lui-même participé à une bonne moitié d’entre eux comme Anvers (1585), Grave (1586), Venlo (1586), Neuss (1586) et L’Écluse (1587), auxquels Charles de Croÿ a lui aussi assisté. Il en est par ailleurs de même à Bruxelles pour les archiducs Albert et Isabelle qui font

39 Bernier, Histoire de la ville de Beaumont, op. cit., p. 243 : « Praintes representant les massacres, batailles es champs, tant des troubles de France, que des Pays-Bas ». Cette description n’est pas sans rappeler le titre des Quarante tableaux (…) touchant les guerres, massacres et troubles advenus en France, publiés par Jacques Tortorel et Jean Perrissin à Genève en 1570, mais pourrait référer également aux estampes historiques de la Révolte des Pays-Bas publiées par Frans Hogenberg à Cologne à partir de 1583. Quoi qu’il en soit, les gravures de Hogenberg ont été également incluses dans le De Leone Belgico de Michael Aitsinger, dont une édition est présente dans la même section de la bibliothèque de Charles à Beaumont. 40 Sur la collection d’art de Mansfeld, voir Un prince de la Renaissance. Pierre-Ernest de Mansfeld (15171604), op. cit., passim.

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Fig.9.8 (planche 18)  Pierre Le Poivre (attribué à), Plan des fortifications d’Amiens, 1597, dans Albums de Croÿ, Hs. 42, c. 1596, dessin à la plume aquarellé. © Collection privée, photo Krista De Jonge/Sanne Maekelberg.

Fig. 9.9 (planche 19)  Pierre Le Poivre, Plan pour la fortification du château d’Éclaibes, 1597, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606, dessin à la plume aquarellé. © Collection privée.

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décorer vers 1610 la grande galerie du palais du Coudenberg d’une série d’au moins huit peintures de batailles commémorant leurs victoires récentes, dont, entre autres, les sièges de Calais (1596), Ardres (1596), Hulst (1596) et Ostende (1604)41. Les exemples de Mansfeld et des archiducs suffisent à démontrer que les princes de l’époque ornent souvent leurs résidences de peintures de batailles, et qu’il existe bien sûr des représentations peintes des faits d’armes auxquels Charles de Croÿ a assisté. Il est alors quelque peu surprenant de constater que l’on ne retrouve rien de semblable dans les châteaux de Charles de Croÿ. Selon les descriptions détaillées du château d’Heverlee, faites autour de 1600, la résidence est ornée de peintures murales aux sujets divers, entre autres les possessions de Charles dans le duché d’A arschot, mais sans faits d’armes liés à sa carrière militaire42. L’inventaire du château de Beaumont de 1613 décrit quant à lui une collection de pas moins 234 tableaux, dont beaucoup d’œuvres de peintres célèbres comme Rogier van der Weyden, Jean Gossaert, Michiel Coxcie et Frans Floris43. Parmi ces tableaux, des scènes antiques et religieuses ainsi que des portraits, ne se trouvent que deux représentations anonymes de batailles qui ne semblent pas se rapporter directement aux exploits militaires de Charles : la première représente « la ville d’Anvers, pillée et assiégée » (probablement la Furie espagnole de 1576) et la seconde « le siège de Péronne » (vraisemblablement celui mené infructueusement par Charles Quint en 1536). Si, dans l’état actuel des recherches, il semble que les activités militaires de Charles n’aient point influencé sa collection d’art, la situation dans le champ de l’architecture est bien différente. Les charges militaires de Charles intensifient certainement ses contacts avec les ingénieurs et, de ce fait, influencent également ses commandes architecturales. Le mécanisme nous semble clair : la participation de Charles à la guerre de siège et à la défense des frontières le met fréquemment en contact direct avec les ingénieurs employés par le gouvernement central, et ces contacts nourrissent par la suite ses commandes personnelles, aussi bien en ce qui concerne le contenu de ses célèbres albums que l’aménagement et la rénovation architecturale de ses châteaux et palais. Le cas le plus pertinent et le mieux documenté est celui de l’architecte, ingénieur et géographe Pierre Le Poivre (c. 1546-1626). Pendant plus de quatre décennies, Le Poivre mène une carrière très active comme ingénieur : depuis 1567

41 W. Thomas, « El sitio de Ostende y su representación en el arte », in B. J. García García (éd.), La imagen de la guerra en el arte de los antiguos Países Bajos, Madrid, Editorial Complutense, 2006, p. 213246, voir p. 220-221. 42 KU Leuven, Universiteitsarchief, Archives domaniales du duché d’A arschot, n° 398, fol. 133r-253v (description datant de 1598), n° 398, fol. 287r-298v (description datant entre 1605 et 1612), et n° 432 (description datant de 1600 environ). 43 « Inventaire de tableaux » publié dans A. Pinchart, Archives des Arts, Sciences et Lettres, Gand, Hebbelynck, 1860, I, p. 158-173, voir p. 162, n° 30 (« la représentation de la ville d’Anvers, pillée et assiégée, et la fuitte et désolation des habitans d’icelle ») et p. 165, n° 59 (« la representation du siège de Péronne »).

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et jusqu’à 1611 il s’occupe intensivement des travaux de siège et des fortifications un peu partout dans les Pays-Bas méridionaux. Il commence sa carrière sous le duc d’Albe, la poursuit avec Alexandre Farnèse, et il obtient en 1593 un engagement fixe à la Cour avec le titre officiel de « maître artiste du roi » (ce qui en fait le successeur de Jacques Dubroeucq, mort en 1584)44. Dans le cadre de cette charge, il travaille surtout aux fortifications (principalement sur la frontière en Artois et en Hainaut), mais il s’occupe également des travaux d’architecture et d’aménagement des jardins des résidences des archiducs à Binche, à Mariemont et au palais du Coudenberg à Bruxelles. Le Poivre travaille également à partir de 1596 comme architecte pour Charles de Croÿ : il fait des travaux de rénovation et d’agrandissement à ses châteaux de Comines, d’Heverlee et d’Éclaibes (sur lequel nous reviendrons ci-après), à son palais de Bruxelles et à sa villa suburbaine de Saint-Josse-ten-Node. Pour chacune de ces cinq résidences, au moins un plan architectural signé par Le Poivre est conservé, daté entre 1596 et 1603, et il est bien possible que Le Poivre soit aussi intervenu dans d’autres résidences de Charles. En même temps, les dessins originaux de Le Poivre servent de base à certaines vues peintes des Albums de Croÿ, comme par exemple ses deux projets non-réalisés de 1596 pour un nouveau pont (soit en bois, soit en pierre) sur la Dyle à Heverlee45. Or, il ne nous semble pas y avoir de doute que le recrutement de Le Poivre par Charles de Croÿ pour ses propres chantiers architecturaux est un corollaire direct des occupations militaires du prince. Les premiers projets architecturaux bien documentés de Le Poivre datent de 1596 et semblent donc une conséquence immédiate de l’héritage du prince de Chimay en décembre 1595, à la mort de son père le duc d’Aarschot Philippe III de Croÿ ; mais à ce moment les deux hommes collaborent déjà depuis une dizaine d’années dans le domaine militaire. En effet, les carrières de Charles de Croÿ et de Pierre Le Poivre sont remarquablement parallèles l’une à l’autre. Les deux hommes participent activement à presque toutes les opérations militaires d’Alexandre Farnèse de 1585 jusqu’à 1592, se rencontrant sans doute très souvent, ainsi qu’à plusieurs campagnes ultérieures (dont le siège de Hulst en 1596, le secours d’Amiens en 1597 et le siège de Boisle-Duc en 1603). De surcroît, Le Poivre travaille fréquemment aux fortifications en Hainaut pendant les deux décennies du gouvernorat de Charles de Croÿ (1593-1612) qui coïncident exactement avec sa carrière d’ingénieur au service de la Cour : hasard ou non, c’est en 1593 (quelques mois après la nomination de Croÿ au poste de gouverneur du Hainaut) que Le Poivre demande et obtient sa nomination d’ingénieur à la Cour, et c’est en 1612 (année de la mort du prince de Chimay) que Le Poivre termine sa carrière active sur le terrain pour se consacrer

44 P. Martens, « Lepoivre, Pierre (architect, ingenieur, vestingbouwkundige en geograaf ) », Nationaal Biografisch Woordenboek, Bruxelles, Koninklijke Academiën van België, 2014, XXI, col. 656-670. 45 Albums de Croÿ, op. cit., III, 1985, p. 139; B. Minnen, Het hertogdom Aarschot onder Karel van Croÿ (1595-1612). Kadasters en gezichten, Bruxelles, Crédit Communal, 1993, p. 34-35, p. 191-204. Les dessins originaux de Le Poivre, datés du 4 mai 1596, sont conservés à la KU Leuven, Universiteitsarchief, Archives domaniales du duché d’A arschot, n° 2453.

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dorénavant à la création de ses célèbres recueils de dessins qui sont aujourd’hui conservés à Madrid (1613-1614) et Bruxelles (1615-1624). Si, dans l’état actuel des recherches, la première commande architecturale privée de Le Poivre pour Charles de Croÿ remonte à 1596, il a certainement fait des travaux d’ingénierie militaire sous la supervision du prince bien avant cette date, et très probablement sous son commandement direct lors du siège de Bonn en 1588. La carte de ce siège, dessinée par Le Poivre pour son recueil bruxellois trente ans après l’événement, montre le logement de Croÿ et se base, selon toute apparence, sur un plan original que l’ingénieur a levé sur place le 22 mai 1588, sous la supervision directe du prince de Chimay qui est alors le commandant général des assiégeants46. À peu près de la même manière, Croÿ figure plusieurs fois dans les commentaires et dessins que Le Poivre a consacrés aux campagnes militaires de France en 1590-1592 dans son traité manuscrit conservé à Madrid47. La première preuve matérielle d’un échange direct entre les deux hommes est le plan déjà mentionné du siège de Geertruidenberg que Le Poivre envoie au prince en 1593 et qui est par la suite incorporé à l’« album d’Artois ». Quoique toujours fragmentaires, ces données suffisent à démontrer que Charles de Croÿ a d’abord fait connaissance avec les talents de Le Poivre dans le domaine de l’ingénierie militaire avant de lui confier, au plus tard à partir de 1596, des charges d’architecte dans ses propriétés personnelles. Même s’il est le plus fameux, Pierre Le Poivre n’est vraisemblablement pas l’unique ingénieur de la Cour employé par le prince de Chimay comme architecte de ses résidences privées48. Il est attesté que l’ingénieur artésien Mathieu Bollin, l’auteur des cartes des opérations militaires dans « l’Album d’Artois », a également travaillé comme architecte : il dirige vers 1600 pour les archiducs d’importants travaux de rénovation au palais du Coudenberg à Bruxelles, travaux poursuivis par son frère Sylvain Bollin49. Il n’y a pas de preuve que Bollin ait dirigé des chantiers similaires pour Charles de Croÿ, mais cela ne semble pas improbable. En effet, il s’agit ici d’un phénomène plus général : l’ingénieur Jacques van Noyen, au service de la Cour depuis 1561 comme « maistre ingeniaire des

46 KBR, ms. 19611, fol. 80 : Pierre Le Poivre, plan du siège de Bonn en 1588, intitulé « Topographica descriptio opidi Bonae ». Le dessin est daté du 14 juin 1618, mais se base d’après la légende sur un plan original levé sur place le 22 mai 1588. Le plan indique « Le cartier du Prince de Chimay generalle de l’armée ». 47 Madrid, Real Biblioteca, ms. II 523 (Pierre Le Poivre, traité manuscrit d’architecture, perspective et fortification, 1613-1614), fols. 53v-61r : descriptions des campagnes militaires d’Alexandre Farnèse en France en 1590-1592, avec quatre dessins illustrant les opérations en Picardie et autour de Caudebec et Aumale, et dans lesquels figure à chaque fois Charles de Croÿ (« Le Prince de C[h]imay »). 48 Sur la signification et l’interchangeabilité des termes « ingénieur » et « architecte » à l’époque, voir P. Martens, « Ingénieur (1540), citadelle (1543), bastion (1546) : apparition et assimilation progressive de termes italiens dans le langage de l’architecture militaire aux Pays-Bas des Habsbourg », in M. M. Fontaine et J.-L. Fournel (éd.), Les mots de la guerre dans l’Europe de la Renaisssance, Genève, Droz, 2015, p. 105-140. 49 K. De Jonge, « Court Residences and Court Architects », in W. Thomas et L. Duerloo (éd.), Albert & Isabelle 1598-1621 : Essays, Turnhout, Brepols Publishers, 1998, p. 191-198.

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ouvrages et fortifications des villes frontieres », travaille pendant plus de quatre décennies (1561-1604) aux fortifications des places fortes luxembourgeoises (principalement Thionville) sous la supervision directe du gouverneur provincial, le comte de Mansfeld. La longue et étroite collaboration des deux hommes dans le domaine de l’architecture militaire est bien documentée et laisse supposer que Van Noyen est également l’architecte, ou l’un des architectes, du château de Mansfeld à Clausen, où « Jacques l’ingénieur » dispose par ailleurs d’une chambre personnelle50. S’il est vrai que Mansfeld accentue, dans la décoration de son château, son image d’homme de guerre beaucoup plus explicitement que ne le fait Charles de Croÿ dans ses résidences, les interactions des deux nobles avec les architectes militaires sont apparemment similaires. Défense des frontières, protection des propriétés privées Les interactions multiples entre Charles de Croÿ, comme chef des armées ou gouverneur provincial, et les ingénieurs militaires au service de la Cour, ont laissé leur empreinte sur l’architecture de ses résidences privées. L’une des responsabilités primordiales d’un gouverneur de province est celle d’assurer la défense de son ressort territorial, responsabilité qui vaut surtout pour l’Artois, le Hainaut et le Luxembourg qui bordent la France51. Aussi le gouverneur doit-il gérer non seulement les déplacements et le stationnement des troupes dans sa province mais aussi l’approvisionnement, l’armement, l’entretien et la modernisation des différentes places fortes52. En 1583-1584, par exemple, quand Charles de Croÿ est gouverneur de Flandre et de Bruges pour le régime des États Généraux, il supervise la construction de nouvelles fortifications à Ostende53. Quand il est nommé gouverneur du Hainaut en 1593, la défense des places frontalières de cette 50 Martens, « Pierre-Ernest de Mansfeld et les ingénieurs militaires », op. cit., p. 105-110. 51 Sur le rôle des gouverneurs provinciaux : P. Rosenfeld, « The Provincial Governors from the Minority of Charles V to the Revolt », Anciens pays et assemblées d’Etats – Standen en landen, 17 (1959), p. 1-115 ; Y. Junot et J. J. Ruiz Ibáñez, « Los gobernadores de plazas y la construcción de lugares de poder imperial en los Países Bajos españoles en la época de Felipe II y de los Archiduques », Philostrato : revista de historia y arte, nº extra 1, 2018 (Instituciones de los antiguos Países Bajos, siglos XVI-XVII), p. 77-110. Sur le devoir de défense des populations locales et la protection de la frontière, Y. Junot et M. Kervyn, « Negotiating Consensual Loyalty to the Habsburg Dynasty : Francophone Border Provinces between the Low Countries and France, 14771659 », in B. De Ridder, V. Soen, W. Thomas et S. Verreyken (éd.), Transregional Territories : Crossing Borders in the Early Modern Low Countries and Beyond, Turnhout, Brepols Publishers, 2020, p. 73-102. 52 Le rôle dans la supervision des fortifications du gouverneur du Luxembourg, le comte de Mansfeld, est examiné en détail par P. Martens, « Pierre-Ernest de Mansfeld et les ingénieurs et architectes militaires », Hémecht (Revue d’histoire luxembourgeoise), 56:4 (2004), p. 475-495 ; P. Martens, « Pierre-Ernest de Mansfeld : l’homme de guerre », in Un prince de la Renaissance, op. cit., p. 77-96 ; Martens, « Pierre-Ernest de Mansfeld et les ingénieurs militaires : la défense du territoire », op. cit., p. 97-112 ; P. Martens, Militaire architectuur en vestingoorlog in de Nederlanden tijdens het regentschap van Maria van Hongarije (1531-1555). De ontwikkeling van de gebastioneerde vestingbouw, thèse de doctorat, KU Leuven, 2009, p. 139-173. 53 Mémoires autographes, op. cit., p. 31, 69 et 238.

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province devient l’une de ses préoccupations principales. Or, il semble bien que le prince ait astucieusement combiné cette charge officielle avec la protection de ses propres domaines situés à proximité de la frontière et directement menacés par la guerre avec la France jusqu’à la conclusion de la Paix de Vervins en 1598. Ainsi, en mars-avril 1597, Charles séjourne dans son château d’Éclaibes, situé entre Maubeuge et Avesnes54. L’une de ses lettres écrites à l’archiduc Albert pendant ce séjour confirme sa préoccupation pour la protection de la frontière. Le 28 mars, il exprime d’un ton alarmant son inquiétude quant aux capacités de défense du flanc sud-est du Hainaut exposé aux attaques françaises : il craint notamment que plusieurs places, dont Fumay, Givet, Agimont, Chimay et Trélon, soient bientôt « perdues et en feu et flammes », ce qui mettrait en danger les places fortes majeures d’Avesnes, Mariembourg et Philippeville, et il ne manque pas de souligner que « la perte de cette frontière causerait la ruine totale du pays »55. Deux semaines auparavant, le 11 mars, les troupes espagnoles se sont pourtant emparées par surprise de la ville d’Amiens, de l’autre côté de la frontière, et c’est alors que Charles réceptionne à Éclaibes le plan déjà mentionné des fortifications de la capitale picarde, dessiné par Pierre Le Poivre et ensuite incorporé à « l’Album d’Artois ». Probablement Le Poivre rejoint à ce moment l’armée espagnole à Amiens pour s’y occuper de travaux de mise en défense56. Dans la même période Le Poivre travaille également aux fortifications du Hainaut pour le compte de la Cour, en particulier à Bouchain et à Landrecies57. Manifestement, Charles de Croÿ n’hésite pas de profiter de ces circonstances et fait appel à Le Poivre pour 54 AGR, PEA 1858/2 : six lettres de Charles de Croÿ rédigées au château d’Éclaibes entre le 6 mars et le 11 avril 1597. 55 AGR, PEA 1858/2, fol. 26 : lettre de Charles de Croÿ au gouverneur général, l’archiduc Albert, écrite au château d’Éclaibes le 28 mars 1597 : « Monseigneur, J’envoye à V(ost)re Alteze la copie d’une l(ett)re que j’ay reçu du Cap(itai)ne estant au fort de Fumaing [Fumay], afin qu’elle puisse veoir l’extremité la où ceulx de ce lieu se retrouvent sy bien tost il n’y est remedié. Et comme c’est chose de consequence, je suplie tres humblement V(ost)re Al(te)ze estre servie d’y pourveoir par le plus bref secours qu’elle trouvera convenir. Car je crains qu’avant la responce de V(ost)re Al(te)ze non seullement ledit Fumaing, mais Givet, Agimont, Chimay, Trellon et aultres places d’alenviron seront perdues et en feu et flammes. Puis il plaira a V(ost)re Al(te)ze considerer le dangier où seront les villes de Mariembourg, Philippeville et Avesnes, et la perte que l’on feroit perdant ceste frontiere quy causeroit la ruine tottalle de ces pays. De ma part, je n’ay ung seul homme pour empescer les desseings des ennemis, et ne sçay quel nombre il en peult avoir dedens touttes les places frontieres de mon dit gouvernement pour jamais n’avoir esté adverty de leur sortie et entrée. Ayant fort peu de com(m)andement sur les gouverneurs particuliers, desquels m’estant plusieurs fois plaint de leur peu de respect et obeissance, on n’a chastie ainsy que la raison requeroit, oultre ce que touttes les dites frontieres sont tres mal pourveutes et furnies de munitions selon qu’aussy j’ay passé trois ans bien particulierement remonstré, afin d’y pourveoir selon que s’aperera par les escripts que j’en ay faict depescer. Sur quoy esperant que V(ost)re Al(te)ze sera servie d’avoir regard a la perte et ruyne aparente de tout ce pays. Je remettray le surplus a sa tres pourveue discre(ti)on et suplieray le Createur (baisant en toutte humilité les mains a V(ost)re Al(te)ze) conserver icelle. Monseigneur, avecq parfaicte et heureuse santé en longue vie. Du ch(ate)au d’Esclaybes, le 28 de Mars 1597 ». 56 Le Poivre participe en tout cas au secours d’Amiens par l’archiduc Albert en septembre 1597, comme il l’atteste dans son traité manuscrit conservé à Madrid, Real Biblioteca, ms. II 523, fol. 9. 57 W. Devos, Pierre Le Poivre, architecte et ingénieur. Sa vie, ses œuvres (1546 ?-1626), mémoire de fin d’études, Université Libre de Bruxelles, 1965, p. 36 ; Martens, « Lepoivre », op. cit., p. 660.

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améliorer également les dispositifs de défense de son propre château d’Éclaibes. Un document de février 1597 décrit ce château comme « très beau et magnifique (…), basty sur roche vive (…), de fondements de pierre de taille et le reste de brycques, avec quattre grosses rondes tours aux quattre coings (…) couvertes d’ardoises et bastyes de pierre de taille et de brycques  58 ». Il s’agit d’un carré doté aux angles de quatre tours rondes, auquel est associée une basse-cour qui comprend, entre autres, une bergerie, une brasserie et un abreuvoir. Un plan dessiné par Le Poivre à Éclaibes le 3 mai 1597 (et par la suite incorporé dans l’un des Albums de Croÿ) montre que l’ingénieur propose de renforcer cet ensemble d’une nouvelle enceinte carrée munie de quatre bastions et entourée de fossés59 (fig. 9.9, planche 19), et ce projet est effectivement réalisé au cours des années suivantes. Cela est suggéré par d’autres sources qui évoquent des travaux de rénovation au château d’Éclaibes entre 1596 et 1601,60 et par les deux images du château qui figurent dans les Albums de Croÿ. La première vue, non datée mais à situer autour de 1596-1598 (fig. 9.10, planche 20), montre au premier plan la porte avec pont-levis qui donne accès au château et qui est flanquée, à gauche, d’un bastion moderne, dont la structure peu élevée, sans toiture, de forme angulaire et pourvue de canonnières horizontales, contraste nettement avec les hautes tours rondes du château proprement dit, et qui est peut-être le premier des quatre bastions de la nouvelle enceinte en cours de construction61. Sur la deuxième vue, datée en 1601 (fig. 9.11, planche 21), on reconnaît clairement la nouvelle enceinte bastionnée en quadrilatère et achevée autour du château carré à tours d’angle rondes, disposition qui correspond assez bien au projet de Le Poivre. L’image de ces fortifications modernes entourant le château princier illustre à merveille que pour Charles de Croÿ, la défense des frontières des Pays-Bas coïncide avec celle de ses propriétés personnelles. Il convient de souligner ici que d’autres membres de la famille de Croÿ ont précédé Charles dans cette entreprise. Son grand-père, Philippe II de Croÿ, gouverneur du Hainaut de 1521 à 1549, à l’époque de l’intensification des guerres entre Charles Quint et François Ier, a joué un rôle clé dans la construction des premières fortifications modernes constituées d’enceintes munies de bastions 58 Albums de Croÿ, op. cit., II, 1988, p. 18-19, p. 142-144. 59 Dülmen, Herzog von Croy’schen Archiv, Hs. 38 : « Plan de la Bassecourt du susdict ch(âte)au d’Esclebes appartenant au Duc de Croy et d’Arschot ». Le dessin porte l’inscription « faict a Esclebes le 3e may, V(ost)re obeisant serviteur Pierre Lepoivre 1597 ». 60 Maekelberg, The Residential System, op. cit., p. 126 ; A. Duvaux, « Quelques notes historiques et chronologiques sur la seigneurie d’Éclaibes d’après les papiers des anciens possesseurs de la terre d’Éclaibes aux Archives Nationales », Mémoires de la Société archéologique de l’arrondissement d’Avesnes (1924), p. 105-128. 61 Il se peut que ce bastion soit déjà construit dans les années 1540 sous Philippe II de Croÿ. Le document de février 1597 parle d’une tour qui a été « basty a la moderne depuis cinquante ans » (soit dans les années 1540). L’expression « a la moderne » signifie que l’ouvrage en question est conçu en fonction de l’artillerie, voir Martens, « Ingénieur (1540), citadelle … », op. cit., p. 113. À en juger d’après sa forme, et pour autant que l’image de l’Album de Croÿ soit fiable, il peut en effet s’agir d’un bastion des années 1540. Sur l’évolution de la forme des bastions au milieu du xvie siècle, voir P. Martens, « Planning Bastions : Olgiati and Van Noyen in the Low Countries in 1553 », Journal of the Society of Architectural Historians, 78 : 1 (2019), p. 25-48.

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Fig. 9.10 (planche 20)  Adrien de Montigny, Le château d’Éclaibes vers 1596-1598, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606, gouache sur parchemin. © Collection privée.

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Fig. 9.11 (planche 21)  Adrien de Montigny, Le château d’Éclaibes vers 1601, dans Albums de Croÿ, c. 1606., gouache © Reproduit d’après Jean-Marie Duvosquel (éd.), Albums de Croÿ, IX : Comté de Hainaut VI, 1989, p. 128, planche 4.

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à Avesnes, Bouchain et Le Quesnoy. Dans la même période, Adrien de Croÿ, comte de Roeulx et gouverneur de l’Artois de 1524 à 1553, s’est employé au même programme dans les villes fortes artésiennes, dont Aire, Saint-Omer, Lillers, Bapaume et Arras62. Plusieurs bastions dans ces villes stratégiques du front de défense des Habsbourg contre les Valois portent en effet le nom « bastion de Croÿ ». Les campagnes de fortification dirigées par ces deux nobles ne se limitent pas aux enceintes urbaines, mais comprennent aussi leurs propres châteaux. En 1545, Philippe II de Croÿ et Adrien de Croÿ reçoivent tous les deux une subvention considérable de la part de l’empereur Charles Quint pour fortifier leurs châteaux respectifs de Renty et Contes, situés en Artois à proximité de la frontière française, à condition d’y investir eux-mêmes la même somme et de dépenser la somme aux ouvrages de fortification les plus urgents63. Une telle subvention est très exceptionnelle à l’époque ; les rares cas connus se limitent aux membres de la haute noblesse qui sont étroitement liés au gouvernement central et concernent exclusivement des châteaux occupant une position stratégique près de la frontière française et qui sont soit déjà endommagés soit menacés directement par la guerre. Il n’est pas à exclure qu’un demi-siècle plus tard, Charles de Croÿ ait lui aussi reçu des subventions similaires pour fortifier certains de ses châteaux situés près de la frontière. Le cas du château de Renty est particulièrement intéressant puisqu’ici la contribution du gouvernement central ne se limite pas à cette subvention unique. En 1545, ce château − édifié à la fin du xive siècle sur un plan carré avec quatre tours d’angle rondes − est entouré d’une nouvelle enceinte carrée à quatre bastions, dessinée par l’ingénieur impérial Donato de Bono et financée par le gouvernement central64. Renty devient ainsi l’un des tout premiers exemples aux Pays-Bas de ce nouveau type de château fortifié dit « palazzo in fortezza » que nous voyons un demi-siècle plus tard également à Éclaibes. Grandement endommagé par l’artillerie française lors du siège de 1554, la forteresse de Renty est aussitôt réparée, encore une fois aux frais du gouvernement central. Les vues de Renty dans les Albums de Croÿ, y compris le dessin original inséré dans « l’Album d’Artois », suggèrent que la forteresse ne connaît plus de grands

62 A. Salamagne, « Philippe II de Croÿ, seigneur d’Arschot, l’organisation défensive des Pays-Bas méridionaux au début du xvie siècle et la genèse de la fortification bastionnée (1521-1528) », Mémoires de la Société archéologique et historique de l’arrondissement d’Avesnes (Nord), 32 (1992), p. 9-59 ; B. Roosens, Habsburgse defensiepolitiek en vestingbouw in de Nederlanden (1520-1560), thèse de doctorat, Universiteit Leiden, 2005, p. 264-272 ; Martens, Militaire architectuur, op. cit., passim. Voir également Y. Junot, « Construcción de fronteras, pertenencias y circulaciones en los Países Bajos españoles (1477-1609) », in S. Truchuelo et E. Reitano (éd.), Las fronteras en el mundo atlántico (siglos XVI-XIX), La Plata, Universidad Nacional de La Plata. Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación, 2017, p. 148-152. 63 Roosens, Habsburgse defensiepolitiek, op. cit, p. 180 : dépêche des finances du 9 mai 1545 attestant que Philippe II de Croÿ reçoit 2 200 livres « pour employer a la fortiffication de son chasteay de Renty » et Adrien de Croÿ 1 200 livres « pour la fortiffication de sa maison de Contes ». 64 B. Roosens, « The Transformation of the Medieval Castle into an Early Modern Fortress in the 16th Century. Some Examples from the Southern Border of the Low Countries : Gravelines, Renty and Namur », in Château Gaillard, Études de castellologie médiévale XVIII, Caen, 1998, p. 193-206.

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Fig. 9.12 (planche 22)  Pierre Le Poivre, Plan du château fortifié de Renty, 1614, dessin à la plume aquarellé sur papier. © Madrid, Real Biblioteca, ms. II 523, fol. 32v.

changements par la suite65, mais le plan de Renty dessiné par Pierre Le Poivre démontre au contraire que son enceinte est renforcée d’un grand ouvrage à cornes devant la porte d’entrée, réalisé vraisemblablement sous Charles de Croÿ (fig. 9.12, planche 22)66. Probablement Charles fait fortifier, outre Éclaibes et Renty, d’autres châteaux de son patrimoine qui se situent près de la frontière, à Écaussinnes, Quiévrain et Chimay67. Quoi qu’il en soit, les activités de Charles de Croÿ dans ce domaine se situent clairement dans le prolongement des initiatives de son grand-père et des autres membres de la famille, qui combinent la valorisation du patrimoine bâti du lignage, l’exercice des responsabilités de gouverneurs de province, et la stratégie globale des Habsbourg pour contenir la puissance française sur le front méridional des Pays-Bas espagnols.

65 Albums de Croÿ, op. cit., XVII (pl. 79), XXIII (pl. 101) ; Lemoine-Isabeau, « Les documents cartographiques » op. cit., p. 210 et 216. 66 Madrid, Real Biblioteca, ms. II 523, fol. 32v : Pierre Le Poivre, plan du château fortifié de Renty. Ce dessin est daté du 14 mars 1614 à Bruxelles, mais représente plutôt la situation vers la fin du xvie siècle. 67 Maekelberg, The Residential System, op. cit., p. 124 (pour Écaussinnes et Quiévrain), p. 143-148 (pour Chimay).

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Les domaines des Croÿ en France : Château-Porcien et Montcornet Les propriétés de Charles de Croÿ situées dans le royaume de France, et en particulier Château-Porcien et Montcornet, entrent-elles dans une logique distincte ? Originaires lointainement de Crouy-Saint-Pierre en Picardie, les Croÿ possèdent encore vers 1600 diverses propriétés dans le royaume de France. Du reste, ces propriétés françaises occupent une place remarquable dans la liste des titres de Charles, premier à porter le titre de duc de Croÿ. Cette importance des titres n’implique toutefois pas que Charles visite fréquemment les localités. Le duché de Croÿ et la seigneurie adjacente d’Airaines sont, que l’on sache, totalement absents de son itinéraire, même s’ils figurent au premier plan dans les diverses généalogies illustrées commandées par lui. Situés plus près de la frontière avec les Pays-Bas, Château-Porcien et Montcornet subissent le même sort ; Charles ne visite brièvement que la première, mais les deux propriétés demeurent omniprésentes dans les divers documents iconographiques et généalogiques qu’il commande au début du xviie siècle. Le château et la seigneurie de Château-Porcien ont été acquis en 1439 par Antoine de Croÿ, dit « le Grand »68. La seigneurie de Porcien est ensuite élevée en comté puis érigée en principauté en 1561 par le roi de France François II69. La généalogie illustrée anonyme conservée aux archives du duc de Croÿ à Dülmen montre deux images de Château-Porcien : l’une du bourg (fig. 1.4, planche 2 dans ce même volume) et l’autre du château (fig. 9.13, planche 23), accompagnées des armes des Croÿ70. La même logique est adoptée dans la version imprimée qui est publiée par Jacques de Bie à Anvers en 1612 (fig. 1.9 de l’introduction de ce volume)71. Les Albums de Croÿ, en revanche, contiennent une autre vue du bourg de Château-Porcien qui n’est pas surmontée des armes de la famille mais de celles de la ville, et la vue du château est elle aussi différente. L’image du bourg dans la généalogie conservée à Dülmen est non seulement plus détaillée mais elle est aussi accompagnée d’une légende explicative. C’est Antoine de Croÿ qui reconstruit en 1484 le château de Château-Porcien dévasté durant la guerre de Cent Ans. Au xvie siècle, Philippe II de Croÿ y apporte des modifications, dont probablement le petit bastion visible au premier plan de l’image du château dans la généalogie. Au cours de la vie de Charles de Croÿ, le château est frappé

68 Sur l’importance immédiate de cette acquisition lors du bannissement d’Antoine de Croÿ « et les siens » par Charles le Téméraire, voir : V. Soen, « La causa Croÿ et les limites du mythe bourguignon », op. cit., p. 81-97. 69 L. Duerloo et P. Janssens, Wapenboek van de Belgische adel van de 15de tot de 20ste eeuw, Bruxelles, Crédit Communal, 1992, 4 vol., I, p. 625 ; Dülmen, Herzog von Croy’sches Archiv, inventaire des archives des ducs de Croÿ (Wymans), n° 61. 70 Dülmen, Herzog von Croy’sches Archiv, Hs. 7 : Généalogie de la dynastie des Croÿ, c. 1606-1610. 71 J. de Bie, Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte maison, s.d., s.l., (Anvers, 1612 ?), reproduite dans l’introduction de ce volume comme fig. 1.9 et 1.10.

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par deux catastrophes naturelles : un ouragan endommage la grosse tour en 1580 et une violente tempête emporte la toiture de l’édifice en 1606. Toutefois, aucune trace de ces dégâts n’est visible sur les représentations iconographiques du château dans les Albums de Croÿ ni dans la généalogie72. Comme Porcien, le château et la terre de Montcornet sont entrés dans le patrimoine du même Antoine de Croÿ en 1446. Il y fait reconstruire la forteresse selon un modèle semblable à celui de Château-Porcien73. Le gibet au premier plan de la planche symbolise la haute justice exercée par les Croÿ sur le territoire de la seigneurie (fig. 9.14, planche 24)74. Les généalogies incluent elles aussi deux représentations de Montcornet, l’une du bourg et l’autre du château. En tout état de cause, la carte de la mobilité de Charles de Croÿ démontre l’absence frappante de ses propriétés françaises, et en particulier de Château-Porcien et Montcornet. Château-Porcien n’apparaît qu’une seule fois dans l’itinéraire, dans des circonstances bien particulières, quand en 1582, deux ans après leur mariage, Charles et son épouse Marie de Brimeu décident de se rendre à Anvers afin de se joindre à la cause de Guillaume d’Orange. Après un exil de quatre mois au château de Sedan, auprès du duc de Bouillon75, le couple passe par Château-Porcien mais n’y reste pas longtemps et poursuit sa route vers Anvers, en évitant soigneusement les provinces des Pays-Bas sous le contrôle d’Alexandre Farnèse (fig. 9.15, planche 25)76. Le château de Montcornet est complètement absent de l’itinéraire de Charles de Croÿ, qui n’a sans doute jamais visité cette propriété héritée par son père Philippe III du calviniste Antoine de Croÿ, prince de Porcien, décédé en 1567. Il convient de noter ici que les images dans les Albums et dans les généalogies ne correspondent pas toujours avec l’état actuel du patrimoine bâti. Le château d’Heverlee, par exemple, est représenté, aussi bien dans la généalogie de Jacques de Bie que dans la généalogie illustrée anonyme conservée à Dülmen, dans son

72 Albums de Croÿ, op. cit., II, 1988, p. 225. 73 A. Salamagne, « Le château de Montcornet dans les Ardennes et sa place dans l’architecture militaire de la seconde moitié du xve siècle », Revue Historique Ardennaise, 27 (1992), p. 137-202 ; P. Sabourin, « Une famille féodale méconnue : les Montcornet », Revue Historique Ardennaise, 15 (1980), p. 35-51 ; P. Sabourin, « Radioscopie d’une seigneurie ardennaise à la fin du Moyen Âge : Montcornet en Ardenne d’après l’aveu et dénombrement de 1459 », Revue Historique Ardennaise, 42 (2010), p. 95-127 ; P. Sabourin, « Remarques sur les maisons seigneuriales fortifiées de la châtellenie de Montcornet », Revue Historique Ardennaise, 45 (2013), p. 7-22. 74 Albums de Croÿ, op. cit., II, 1988, p. 278-281. 75 A. Behr, « La seigneurie souveraine de Sedan : un simultaneum entre deux mondes (1580-1630) », dans le présent volume, p. 69-85. 76 Mémoires autographes, op. cit., p. 26 : « Le 12 de juin (…) de la dicte ville de Huy, prenant la route de la ville de Hesdan [Sedan], où en chemin je fus rencontré par le sieur de Meldert, gouverneur de la duché et chasteau de Bouillon (…) en moins de 20 heures que je fus parti de la dicte ville de Huy avecq ma femme, nous fist arriver en la ville de Hesdan (…) Je demeuray audict lieu l’espace de quatre mois avecq ma femme. Or, me partant de Hesdan, je prins le chemin de Lion, du chasteau de Porcean, de Monstroeul, Bouloigne, Calais, et dudict lieu je m’embarquay sur mer, où par trois fois les mastes et voilles rompans, fusmes en hazard de périr. A la parfin arrivasmes à Wlissingues et de là en Anvers … ».

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Fig. 9.13 (planche 23)  Adrien de Montigny, Chastiau de Porcean, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, redigee au vray par escript, et selon le contenu des tous les vieulx titres et chartres trouvees et delaissees par les predecesseurs de ladicte mayson en leurs chanceleries et tresories le tout receiulle (sic) et mis en lumiere par Charles Syre et Duc de Croy et d’Arschot, Hs. 7, c. 1606-1610, gouache. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

état du xve siècle, avec donjon77. On peut se demander si cela est également le cas pour les possessions françaises et, le cas échéant, quel serait alors l’état représenté sur ces planches. Au temps d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien, dont les séjours 77 de Bie, Livre contenant la genealogie, op. cit ; K. De Jonge, « Schloss Heverlee bei Löwen (Leuven) und die Residenzbildung in den südlichen Niederlanden um 1500 », in G. von Büren (éd.), Burgen und Schlösser in den Niederlanden und in Nordwestdeutschland, München, Deutscher Kunstverlag, 2004, p. 69-80 ; De Jonge et Maekelberg, Vivre noblement, op. cit.

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Fig. 9.14 (planche 24)  Adrien de Montigny, Le chastiau et bascourt de Montcornet, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610, gouache. © Collection privée, photo Yves Junot/Violet Soen.

Fig. 9.15 (planche 25)  Itinéraire de Charles de Croÿ et de Marie de Brimeu de Sedan à Anvers en 1582. © Carte élaborée par Sanne Maekelberg.

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se concentrent davantage à Paris, à Reynel, à La Faulche ou dans son comté d’Eu, les châteaux de Château-Porcien et de Montcornet endurent non seulement les catastrophes naturelles mais aussi les ravages de la guerre : par exemple, la grosse tour emplie de munitions de Montcornet explose vers 1566-156778. La situation n’est guère différente avec Charles de Croÿ, et il est alors peu probable que ses deux châteaux français soient aussi habitables, confortables et agrémentés que ses résidences situées aux Pays-Bas. Cela explique peut-être la divergence entre les représentations symboliques de ces possessions et l’itinéraire réel du duc. Conclusions Le fait que Charles de Croÿ n’ait visité que l’une de ses deux propriétés françaises, dans le contexte de son départ furtif de Sedan, contraste avec leur omniprésence dans les documents iconographiques qu’il a commandés pour recenser, glorifier et commémorer son patrimoine. Cette divergence entre, d’une part, l’image patrimoniale des Croÿ que Charles fait développer dans les albums et les généalogies et, d’autre part, la présence physique du duc dans ses différentes propriétés, est confirmée par une comparaison plus globale des localités représentées dans les Albums de Croÿ avec les déplacements de Charles de Croÿ dans la même région, sur base des lieux d’envoi de ses lettres missives (fig. 9.16, planche 26). Les vues rassemblées dans les Albums incluent non seulement Château-Porcien et Montcornet mais aussi l’ensemble des villages et hameaux qui en dépendent79. Dans le contrat de mariage entre Charles de Croÿ et sa seconde épouse Dorothée de Croÿ, les domaines français jouent encore un rôle de premier plan ; comme prince de Château-Porcien et marquis de Montcornet, ils occupent les cinquième et sixième places dans l’énumération de ses titres80. Cette divergence trouve peut-être une explication dans le litige persistant qui concerne le patrimoine des Croÿ en France et qui remonte au moment où Antoine « le Grand » de Croÿ et son frère Jean sont bannis de la Cour bourguignonne par Charles le Téméraire en raison de leur double allégeance au roi de France et au duc de Bourgogne. Cet exil cause une scission de l’héritage des Croÿ en fonction de la situation géographique et politique, avec le frère aîné, Henri de Croÿ, héritant de la partie française du patrimoine et l’autre, Guillaume de Croÿ, les possessions aux Pays-Bas81. En 1519, Guillaume de Croÿ, seigneur de Chièvres, achète plusieurs seigneuries en France (dont Beaufort), mais celles-ci lui sont disputées par le roi de France et Guillaume de Croÿ meurt avant d’avoir pu en 78 O. Jurbert, « Élever sa maison et s’engager pour la cause réformée : approches nouvelles sur Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539-1567) », dans ce volume, p. 127-153, notes 37 et 158. 79 Albums de Croÿ, op. cit., II, 1988, p. 215-365. 80 Contrat de mariage de Charles de Croÿ avec sa seconde épouse Dorothée de Croÿ, passé à Bruxelles le 1er août 1605, publié dans Mémoires autographes, op. cit. 81 Archivo General de Simancas, Secretarias Provinciales, 2551, fol. 104 : differentes papeles y libros manuscritos sobre dependencias del principe de Chimay. Ces documents offrent un aperçu complet du procès.

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Fig. 9.16 (planche 26)  Comparaison des localités représentées dans les Albums de Croÿ (à gauche) et les lettres missives (à droite). © Carte élaborée par Sanne Maekelberg

prendre possession. Par conséquent, les descendants de Guillaume n’en ont pas pu hériter directement, ouvrant ainsi un conflit entre ses différents héritiers potentiels afin d’identifier le propriétaire légitime82. Ce litige successoral rebondit quelques générations plus tard, lorsque les possessions françaises sont à nouveau disputées après 1567 entre les Croÿ-Aarschot et les héritiers d’Antoine de Croÿ, le prince calviniste. L’affaire est finalement portée devant le Parlement de Paris à l’époque de Philippe III de Croÿ en 1590, mais sans résultat. Ainsi le conflit continue, de sorte qu’il est difficile de déterminer qui est le propriétaire de ces seigneuries vers 1600. L’ample et ostensible présence de ces propriétés françaises dans les Albums et les généalogies pourrait même être interprétée comme un élément dans le litige en cours et comme une prise de position manifeste par rapport à la question de leur propriétaire légitime. Vu les déplacements et les activités multiples de Charles de Croÿ dans la zone frontalière, et ses efforts pour protéger ses autres châteaux des Pays-Bas méridionaux, son absence de Château-Porcien et Montcornet, deux places de grande valeur symbolique et associées à des titres importants pour le lignage, attire l’attention. Elle est probablement imputable non seulement à leur localisation en France, mais aussi à l’incertitude juridique concernant leur propriétaire légitime.

82 V. Soen, « The Chièvres Legacy, the Croÿ Family and Litigation in Paris. Dynastic Identities between the Low Countries and France (1519-1559) », in L. Geevers et M. Marini (éd.), Dynastic Identity in Early Modern Europe. Rulers, Aristocrats and the Formation of Identities, Farnham, Ashgate, 2015, p. 87-102.

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Négocier la paix au-delà des frontières pendant les guerres de religion Le parcours pan-européen de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré (1549–1613)

Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré (1549-1613), est non seulement une figure cruciale de l’histoire familiale de la maison de Croÿ, mais également un négociateur de paix pendant les guerres de religion du xvie siècle1. Et pourtant, le marquis d’Havré est souvent laissé pour compte dans l’historiographie de la Révolte des anciens Pays-Bas, comme le plus jeune (et le moins intéressant) demi-frère du troisième duc d’Aarschot, Philippe de Croÿ, l’antagoniste principal du prince Guillaume d’Orange, chef de la rébellion2. De plus, dans la majeure partie de l’historiographie consacrée à la noblesse des anciens Pays-Bas, Havré est dépeint comme le trublion qui aurait fait en sorte que le titre de duc de Croÿ soit encore contesté de nos jours entre les familles d’Arenberg et de Croÿ3. Pourtant, cette représentation dans les traditions historiographiques classiques est source d’injustice pour un « homme d’État » tel qu’Havré, dont les seigneuries croisent la vallée de la Meuse de part et d’autre des frontières des Pays-Bas espagnols, de la France, du Saint-Empire romain germanique et du duché de Lorraine. Ainsi, ce genre de traditions historiographiques ignore la dimension transrégionale

1 Cf. Van der Aa, Biografisch Woordenboek, Haarlem, 1862, II, col. 272, général Guillaume dans la Biographie Nationale, IV, Bruxelles, 1873 ; H. de Schepper, « De markies van Havré, vredemaker en adellijk bureaucraat (1549-1613) », in M. E. H. N. Mout et S. Groenveld (éd.), Bestuurders en geleerden : opstellen over onderwerpen uit de Nederlandse geschiedenis van de zestiende, zeventiende en achttiende eeuw, Dieren, Bataafse Leeuw, 1985, p. 33-43 évoque sa biographie, mais se concentre ensuite seulement sur les négociations de paix dans la période 1594-1596. 2 G. Janssens, « Un noble ambitieux entre guerre et paix pendant la Révolte des Pays-Bas : l’opposition loyale de Philippe III de Croÿ, duc d’A arschot et comte de Beaumont (1565-1577) », et V. Soen, « Les limites du ‘devoir de révolte’ aux Pays-Bas : les réconciliations de Philippe de Croÿ, duc d’A arschot, et de son fils Charles, prince de Chimay (1576-1584) », dans le présent volume, p. 155-178 et p. 173-198 ; voir aussi L. Waer, Filips III van Croÿ, hertog van Aarschot. Een edelman tussen loyaliteit en verzet op het einde van de zestiende eeuw, mémoire de master inédit, KU Leuven, Leuven, 2014 (à consulter avec précaution). 3 Dans M. Derez, S. Vanhauwaert et A. Verbrugge (éd.), Arenberg. Portrait d’une famille, l’histoire d’une collection, Turnhout, Brepols, 2018, il est largement tombé dans l’oubli.

Violet Soen • KU Leuven Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 235-259.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120969

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Fig. 10.1 (planche 27)  Anonyme, Portrait (présumé) de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, xviie siècle, huile sur toile. © KU Leuven, Patrimoine de l’Art.

et pan-européenne de la noblesse dans la gestion des guerres de religion dans l’Europe des temps modernes4. Cette contribution souligne comment le marquis d’Havré se positionne dans cette Europe fragmentée : grâce à la famille de son père, le premier duc d’A arschot, il se retrouve lié à l’Espagne et au Saint-Empire, mais en outre, par les connexions familiales de sa mère, Anne de Lorraine, il devient une figure de liaison entre la Lorraine et le Hainaut, province des Pays-Bas espagnols

4 Nous avons élaboré avec l’équipe www.transregionalhistory.eu une définition de « transrégional » qui se centre sur ce qui ce qui se passe passe autour des frontières multiples dans les borderlands : V. Soen, B. De Ridder, A. Soetaert, W. Thomas, J. Verberckmoes et S. Verreyken, « How to do Transregional History : a Concept, Method and Tool for Early Modern Border Research », Journal of Early Modern History, 21 : 3 (2017), p. 343-364.

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frontalière de la France. Il s’est ainsi vu attribuer davantage de pouvoir et de missions que la littérature veut bien le laisser croire : il intervient auprès du roi d’Espagne, du roi de France, de la reine d’Angleterre, de l’empereur ainsi que du duc de Lorraine. Du coup, il doit maintenir de nombreux fers au feu durant les guerres de religion : il se retrouve en particulier aux Pays-Bas entre les factions catholiques et protestantes, entre les provinces francophones, néerlandophones et germanophones et surtout entre les factions nobiliaires et le gouvernement des États Généraux qui s’affirme après 1576. Ainsi, corroborant de précédentes études sur les familles d’Arenberg, Berlaymont et de Lalaing5, ce chapitre entend démontrer comment Havré s’est transformé en un aristocrate éminent qui met à profit sa position frontalière, illustrant l’action des grands lignages sur ces espaces stratégiques que sont le Hainaut et la vallée de la Meuse pour en faire un laboratoire d’expérimentation de leur statut nobiliaire6. De Croÿ et Lorraine Charles-Philippe de Croÿ naît le 1er septembre 1549, probablement au château de Beaumont dans le Hainaut, ou bien dans l’hôtel de sa famille à Bruxelles, non loin du palais du Coudenberg. Les Croÿ avaient pu exercer un rôle important au sein de l’administration des anciens Pays-Bas depuis l’époque des ducs de Bourgogne7. Le plus jeune rejeton de la famille reçoit aussitôt les noms de ses célèbres parrains : Charles comme l’empereur Charles Quint et Philippe comme le fils de ce dernier qui vient tout juste d’être reconnu comme futur souverain lors d’un voyage inaugural dans les « Dix-Sept Provinces » des Pays-Bas récemment réunies. Sous le règne de l’empereur, le père de Charles-Philippe a été le seul noble à obtenir un titre de duc dans les Pays-Bas, en réunissant un nombre important de fiefs autour d’A arschot en Brabant. Par son mariage avec sa cousine Anne,

5 V. Soen, « La nobleza y la frontera entre los Países Bajos y Francia : las casas nobiliarias Croÿ, Lalaing y Berlaymont en la segunda mitad del siglo XVI », in V. Favarò, M. Merluzzi et G. Sabatini (éd.), Fronteras. Procesos y prácticas de integración y conflictos entre Europa y América (siglos XVI-XX), Madrid, Fondo de Cultura Económica-Red Columnaria, 2017, p. 427-436 ; V. Soen et H. Cools, « L’aristocratie transrégionale et les frontières. Le processus d’identification politique dans les maisons de Luxembourg-Saint-Pol et de Croÿ (1470-1530) », in V. Soen, Y. Junot et F. Mariage (éd.), L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles, Villeneuve d’A scq, Université Charles de Gaulle-Lille 3-Revue du Nord, 2014, p. 209-228 ; Id., « De la bataille d’Heiligerlee à l’Acte de Cession : Arenberg pendant la Révolte aux anciens PaysBas », in Derez, Vanhauwaert et Verbrugge (éd.), Arenberg , op. cit., p. 88-95. 6 J. Spangler, « Les usages des petites souverainetés dans la construction de l’identité aristocratique : la vallée de la Meuse comme laboratoire de promotion sociale (xvie-xviiie siècle) », dans ce volume, p. 55-68. 7 W. Paravicini, « Moers, Croy, Burgund. Eine Studie über den Niedergang des Hauses Moers in den zweiten Hälfte des 15. Jahrhunderts », Annalen des Historischen Vereins für den Niederrhein, 179 (1977), p. 7-113 (réimprimé à Bonn, 1978) ; J.-M. Cauchies, « ‘Croit conseil’ et ses ‘ministres’. L’entourage politique de Philippe le Beau (1494-1506) », in A. Marchandisse (éd.), A l’ombre du pouvoir. Les entourages princiers au Moyen Âge, Liège, Université de Liège, diff. Genève, Droz, 2002, p. 291-311.

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ce premier duc d’A arschot a également ramené dans la branche aînée l’héritage des princes de Chimay, avec des domaines principalement situés plus au sud du Brabant, en Hainaut et en Artois. La famille possède également quelques anciennes et nouvelles seigneuries dans le royaume de France, à la frontière des Pays-Bas, en particulier en Champagne et en Picardie où la famille a ses racines depuis le xive siècle8. Le nom de Croÿ fait d’ailleurs référence à un fief picard sur la rive gauche de la Somme, Crouy, situé près d’Amiens. Charles-Philippe reçoit la pairie d’Havré, dans les environs de la ville de Mons, une riche seigneurie hennuyère que la famille a acquise par un échange de terres avec les Longueville au début du xvie siècle. Ainsi, il peut de droit siéger dès sa majorité sur les bancs des assemblées des États provinciaux du Hainaut. Dès sa naissance, Charles-Philippe de Croÿ est privé de son père, car le premier duc d’Aarschot décède de manière soudaine en mars de la même année à Bruxelles9. De ce fait, le jeune garçon dépend bien vite de ses frères aînés issus du premier mariage de son père. Deux ans après sa naissance, son demi-frère aîné, Charles, le second duc d’A arschot, est assassiné en son château de Quiévrain, dans le Hainaut, lors de ce qui semble être un vol plutôt qu’un acte de vengeance, commis par un jeune homme blond qui s’enfuit aussitôt en France10. Ainsi, Philippe junior devient soudainement chef de famille en tant que troisième duc d’A arschot, et semble prendre soin de son petit frère comme un second père. Il y a plus de vingt années de différence entre eux, mais les deux demi-frères se concertent souvent : Aarschot coordonne en général depuis Bruxelles ou les États Généraux, tandis qu’Havré est envoyé « sur le terrain ». L’enjeu est pourtant différent pour ces deux seigneurs : comme chef de famille, Aarschot dirige toute la maison de Croÿ (qui pourtant va s’éteindre dans une génération), Havré parvient finalement à fonder une branche collatérale par laquelle se perpétuera le titre du duc de Croÿ. Avant tout, ce chapitre vise à souligner l’importance des femmes lorraines – sa mère et sa conjointe – dans la vie d’Havré, et comment cet ancrage féminin introduit un axe géographique important dans son parcours individuel. CharlesPhilippe valorise tout au long de sa vie les relations familiales avec la Lorraine, indépendamment de son demi-frère. Sa mère est en effet l’illustre Anne de Lorraine, seconde ou troisième épouse du premier duc d’Aarschot. Elle a d’abord été mariée à René de Chalon, prince d’Orange mort en 1544 : la petite fille issue 8 V. Soen, « La Causa Croÿ et les limites du mythe bourguignon : la frontière, le lignage et la mémoire (1465-1475) », in J.-M. Cauchies et P. Peporte (éd.), Mémoires conflictuelles et mythes concurrents dans les pays bourguignons (ca. 1380-1580), Neuchâtel, Publications du Centre d’études bourguignonnes, 2012, p. 81-97 ; V. Soen, « The Chièvres Legacy, the Croÿ Family and Litigation in Paris. Dynastic Identities between the Low Countries and France (1519-1559) », in L. Geevers et M. Marini (éd.), Dynastic Identity in Early Modern Europe : Rulers, Aristocrats and the Formation of Identities, Farnham, Ashgate, 2015, p. 87-102. 9 M. Adriaens et H. Cools, « Tot profijt van de stad. Informele politieke participatie en geschenken in de heerlijkheid Diest (1499-1568) », Tijdschrift voor Sociale en Economische Geschiedenis, 13 (2016), p. 77-107. 10 Bibliothèque nationale de France [BnF], Clairambault, 344, fol. 228 : Aarschot à François de Lorraine, 25 septembre 1551.

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de ce mariage, Marie de Chalon, décède en bas-âge. Charles-Philippe est donc son seul fils et enfant encore en vie, mais Guillaume de Nassau, nouveau prince d’Orange et héritier des domaines et titres des Chalon, veille à sa prééminence sur la « douairière d’Orange » et son fils pour les questions d’héritage. Dans ce contexte de rivalité, il est clair qu’Anne a pris soin de bien resserrer les liens avec la Lorraine afin de sauvegarder les intérêts de son fils unique : CharlesPhilippe sait fort bien que son cousin germain, Charles III, est duc de Lorraine. Havré semble passer le plus clair de sa jeunesse entre Beaumont et Havré, sans suivre d’enseignement universitaire à Louvain comme le font alors les fils de l’aristocratie destinés à des carrières politiques ou ecclésiastiques, à l’exemple des héritiers d’A arschot et d’Orange11. Il épouse en 1570 une noble dame de Lorraine, Diane de Dommartin, fille et héritière du comte de Fontenoy et baron de Fénétrange, suite à la mort prématurée de son premier mari, un rhingrave luthérien12. Pour cette jeune veuve, mère de la petite rhingravine Claudine, c’est un mariage arrangé entre autres par des membres de la maison de Lorraine, mais les Croÿ et Dommartin y voient une très bonne alliance transrégionale qui apparente des familles au profil frontalier similaire. Fontenoy-le-Château est une des « terres de surséance » que se disputent les ducs de Lorraine et de Bourgogne, et il semble que le mariage a en partie comme but de mettre fin au différent. De surcroit, par la même occasion, la (re)conversion de Diane au catholicisme permet de promouvoir l’ancienne religion sur ses terres patrimoniales, notamment la baronnie de Fénétrange, des enclaves catholiques environnées de coseigneurs protestants13. Les factions nobiliaires à Bruxelles C’est seulement vers 1565-1566, quand Havré atteint l’âge de majorité, que les demi-frères Croÿ commencent lentement mais sûrement leur ascension au sein des organes de gouvernement à Bruxelles. Depuis le début du règne de Philippe II, les membres de la famille de Croÿ ne reçoivent aucun rôle important en dépit de leurs renommés ancêtres très proches conseillers des ducs de Bourgogne et de l’empereur Charles Quint. Des historiens comme Helmut Koenigsberger y voient une vengeance tardive des Comuneros en Espagne, où les conseillers et évêques issus de la famille de Croÿ et promus avec d’autres « Flamands » 11 Soen, « Les limites du ‘devoir de révolte’ aux Pays-Bas », op. cit., dans ce volume, p. 173-198. 12 Sur Diane de Dommartin, voir N. Claeys et V. Soen, « Les Croÿ-Havré entre Lorraine et Pays-Bas : les engagements politiques et religieux de Diane de Dommartin, baronnesse de Fénétrange et comtesse de Fontenoy (1552-1617) », dans ce même volume, p. 333-353. 13 J. Spangler « Those In Between : Princely Families on the Margins of the Great Powers. The FrancoGerman Frontier, 1477-1830 », in C. H. Johnson, D. W. Sabean, S. Teuscher et F. Trivellato (éd.), Transregional and Transnational Families in Europe and Beyond : Experiences Since the Middle Ages, Oxford, Berghahn, 2011, p. 131-154 ; J. Van Tol, « The Rhineland and the Huguenots : Transregional Confessional Relations During the French Wars of Religion », in V. Soen, A. Soetaert, J. Verberckmoes et W. François (éd.), Transregional Reformations : Crossing Borders in Early Modern Europe, Göttingen, Vandenhoeck&Ruprecht, 2019, p. 27-52.

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dans la péninsule par Charles Quint ont été copieusement haïs. La vieille garde qui domine dans l’entourage curial de Philippe II fait tout ce qu’elle peut afin d’éloigner des hommes au nom jalousé voire détesté14. Divers signes annoncent le déclin de l’influence de la maison de Croÿ au milieu du xvie siècle. Les sièges épiscopaux de Cambrai et de Tournai ne leur sont désormais plus réservés, et à l’avènement de Philippe II en 1555-1556, aucun membre de la branche aînée ne reçoit de fonction éminente comme gouverneur de province ou membre d’un des conseils de gouvernement15. Certes, Aarschot est accepté au sein de l’ordre de la Toison d’Or en 1556, à l’âge de trente ans, mais il ne reçoit ensuite que quelques tâches diplomatiques, et non politiques, comme une mission auprès de la Diète d’Empire à Francfort en 1562. Seulement à l’occasion de l’opposition manifeste du prince d’Orange et des comtes d’Egmont et Hornes envers le gouvernement habsbourgeois, les membres de la maison de Croÿ regagnent du crédit politique. Ils le font en restant tout simplement loyaux à la gouvernante Marguerite de Parme et à ses conseillers : Aarschot condamne la ligue nobiliaire montée contre Granvelle en 1563-1564 puis le Compromis des Nobles en 1565-1566, en affichant un clair engagement pour le catholicisme. Cette guerre de factions à la Cour de Bruxelles permet finalement à Aarschot d’être nommé comme membre du Conseil d’État en 1565, mais principalement pour contrecarrer le triumvirat d’opposition. Après la crise iconoclaste de 1566, Aarschot retourne à Bruxelles, cette fois-ci accompagné d’Havré, pour ne plus en partir, suite à la nécessité des gouverneurs généraux successifs de conserver le soutien d’au moins une part de la (haute) noblesse16. Le retour en grâce à Bruxelles ne tourne pas les Croÿ en simples marionnettes du nouveau gouverneur général, le duc d’Albe, qui remplace Marguerite de Parme dès 1567. Plutôt, l Les actions politiques des demi-frères montrent comment une « opposition loyale » se cristallise au sein de la noblesse17 : ils défendent le catholicisme et l’autorité royale, mais se montrent en désaccord avec la politique des Habsbourg d’Espagne sur des points cruciaux, comme la rigueur de la répression, le respect des privilèges locaux, la diminution de 14 H. G. Koenigsberger, Monarchies, States Generals and Parliaments. The Netherlands in the Fifteenth and Sixteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 194 ; R. Vermeir, « Je t’aime, moi non plus. La nobleza flamenca y España en los siglos XVI-XVII », in B. Yun Casalilla (éd.), Las redes del imperio : élites sociales en la articulación de la Monarquía Hispánica, 1492-1714, Madrid, Marcial Pons, 2009, p. 313-337. 15 Même au niveau des fonctions ecclésiastiques, le régime de Philippe II met un terme aux nominations des Croÿ aux sièges épiscopaux : V. Soen et A. Van de Meulebroucke, « Vanguard Tridentine Reform in the Habsburg Netherlands. The Episcopacy of Robert de Croÿ, Bishop of Cambrai (151956) », in V. Soen, D. Vanysacker et W. François (éd.), Church, Censorship and Reform in the Early Modern Habsburg Netherlands, Turnhout, Brepols, 2017, p. 125-144. 16 Liesbeth Geevers a très intelligemment décrit cette guerre de faction dans sa monographie Gevallen vazallen. De integratie van Oranje, Egmont en Horn in de Spaans-Habsburgse monarchie (1559-1567), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008, p. 23 et p. 99-101. 17 Gustaaf Janssens a introduit le terme d’ « opposition loyale » dans diverses contributions, la contribution la plus récente étant « Los privilegios : justificación para la oposición leal y para los rebeldes en sus acciones contra la política de Felipe II en Flandes (1559-1581) », Philostrato, 1 (2018), p. 41-54.

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l’autonomie des conseils à Bruxelles et les nouveaux impôts. Aarschot proteste en particulier contre l’arrestation et l’exécution de ses confrères-chevaliers de la Toison d’Or Egmont et Hornes, arguant des privilèges de leur ordre, bien qu’il ait condamné leur opposition auparavant. Le retrait des troupes espagnoles arrivées avec le duc d’Albe en 1567 est une condition importante pour Aarschot autant qu’Havré, bien avant les cruautés de la « Furie espagnole » de 157618. En effet, tous les gouverneurs généraux envoyés par le roi se plaignent du pouvoir des frères Croÿ, qui paraissent incontournables aux Pays-Bas. Le duc d’Albe préfère maintenir Aarschot le plus loin possible de l’appareil d’État et le recommande ainsi à son successeur Requesens. Celui-ci se plaint de ce que Aarschot refuse de s’adresser à lui en l’appelant « Son Excellence », et don Juan d’Autriche se voit un jour affublé par lui du surnom de « gamin ». Alexandre Farnèse considère les demi-frères comme des instigateurs de troubles, et les gouverneurs intérimaires Mansfeld et Fuentes ne voient dans le clan Croÿ que des meneurs d’opposition à leur politique19. En ce qui concerne Havré particulièrement, les conseillers espagnols le jugent souvent imprévisible ou trouvent même qu’il est « la cause du mal ». Il est clair que ces deux gentilshommes souhaitent que les Pays-Bas espagnols puissent bénéficier d’un statut exceptionnel au sein de l’empire mondial de la dynastie des Habsbourg, et qu’ils veulent défendre les privilèges locaux d’État et de rang. Si nécessaire, ils se profilent comme « patriotes » auprès des habitants du pays, même s’ils possèdent de nombreux domaines en dehors des Pays-Bas20. Les guerres de religion L’hypothèse classique sur la noblesse pendant la Révolte des anciens PaysBas soutient que dans ces premières étapes de la Révolte, les familles nobles se voient contraintes de prendre parti soit pour l’Église catholique et le roi, soit pour le protestantisme et la défense des privilèges locaux21. Dans la pratique, la Révolte ne pousse pas tant les familles nobles à opérer ce choix qu’à peser le pour et le contre d’un tel engagement. Aussi bien les membres de la noblesse protestante que ceux de la noblesse catholique, comme les Croÿ, défendent leurs propres privilèges nobiliaires et la position particulière des Pays-Bas au sein de la monarchie hispanique. Les alliances changeantes de ces influentes

18 G. Janssens, ‘Brabant in het Verweer’. Loyale oppositie tegen Spanje’s bewind in de Nederlanden van Alva tot Farnese. 1567-1578, Courtrai-Heule, UGA, 1989, p. 267. 19 Janssens, « Un noble ambitieux entre guerre et paix », op. cit., dans le présent volume, p. 155-172. 20 Janssens, ‘Brabant in het verweer’, op. cit., p. 267-268 ; De Schepper, Kollaterale raden, op. cit., p. 141. 21 Hypothèse formulée entre autres par H. van Nierop, « The Nobility and the Revolt of the Netherlands : Between Church and King, and Protestantism and Privileges », in P. Benedict et al. (éd.), Reformation, Revolt and Civil War in France and the Netherlands 1555-1585, Amsterdam, Koninklijke Academie voor Wetenschappen, 1999, p. 83-98 ; H. van Nierop, « Alba’s Throne : Making Sense of the Revolt of the Netherlands », in G. Darby (éd.), The Origins and Development of the Dutch Revolt, Londres-New York, Routledge, 2001, p. 29-47.

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élites politiques et militaires ajoutent une instabilité particulière au conflit, et des dynamiques familiales – souvent portées ou précipitées par les engagements religieux des épouses – y contribuent en permanence22. Qui plus est, la plupart des familles aristocratiques tiennent des fiefs en France ou dans l’Empire, de sorte que les questions de guerre ou de paix sont traitées comme des affaires pan-européennes. Pour les Croÿ, l’appartenance à leur maison d’un Antoine de Croÿ, calviniste au service du prince de Condé, opérant depuis Montcornet en France, est reconnue par voie de dons et de correspondances intrafamiliales, mais son existence est passée sous silence dans les rapports avec les Habsbourg d’Espagne23. Pour Havré, cette dimension frontalière est une réalité, non seulement du fait des attaches familiales de sa mère, mais aussi par la localisation de ses fiefs. À peine peut-il siéger à sa majorité aux États de Hainaut qu’il est enrôlé en 1568 par le duc d’Albe dans son élan pour contrer la première invasion de Louis de Nassau, frère du prince d’Orange, et de son armée huguenote venant de France. L’an suivant, il est impliqué dans les Guerres de Religion en France, quand Albe envoie à son tour des troupes wallonnes pour renforcer l’armée royale de Charles IX qui cherche à contrer les avancées de Coligny et Condé. Il y combat aux côtés des reîtres du rhingrave Jean-Philippe II de Salm-Dhaun, alors marié à Diane de Dommartin. Charles-Philippe de Croÿ finit par être blessé au genou lors de l’opération militaire à Moncontour en 1569, et, gravement malade, il doit garder le lit dans son château d’Havré. Aarschot obtient du roi de France l’autorisation de recourir aux services d’Ambroise Paré, le chirurgien de la Cour française. A travers le rapport de ce dernier dans son Apologie, nous pouvons non seulement constater une « résurrection miraculeuse » (quoique d’abord avec une chaise roulante et des béquilles), mais surtout lire comment le jeune aristocrate est porté en triomphe par la population dans ses fiefs du Hainaut et dans la ville de Mons. Lorsqu’il est transporté en chaise à porteur à Beaumont par huit hommes, Paré rapporte que les fermiers des villages se battent pour pouvoir le porter aussi dès qu’ils apprennent qu’ils ont affaire à leur seigneur24. Cette anecdote témoigne des relations féodales grâce auxquelles Aarschot et Havré construisent leur capital politique pendant le conflit et se rendent incontournables, en raison de quoi Philippe II et ses représentants les craignent. Charles-Philippe de Croÿ apparait pour la première fois sur le devant de la scène des Pays-Bas en 1572, au moment où son épouse Diane de Dommartin le rejoint depuis la Lorraine à la Cour de Bruxelles où elle est très bien accueillie. Le contexte est critique : le prince Guillaume d’Orange poursuit avec succès sa 22 V. Soen, Vredehandel. Adellijke en Habsburgse verzoeningspogingen tijdens de Nederlandse Opstand (15641581), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012. 23 O. Jurbert, « Élever sa maison et s’engager pour la cause réformée : approches nouvelles sur Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539-1567) » et T. Pascucci, « Le rôle des femmes dans les ambitions transrégionales d’un prince calviniste, Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539 -1567) », dans le présent volume, p. 127-153 et p. 263-282. 24 J. Van Robays, « La vie d’Ambroise Paré (27) : Voyage de Flandres en 1569 », Le Journal du médecin, 2076 (2010), p. 24-25. Ceci est possible grâce à l’intercession du comte de Mansfeld.

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campagne militaire et parvient à organiser durablement un régime rebelle en Hollande, en Zélande et dans d’autres territoires associés. Havré obtient alors du duc d’Albe le commandement d’une « bande d’ordonnance », un contingent des troupes permanentes payé par le roi. Deux ans plus tard, il reçoit la mission de lever vingt compagnies d’infanterie wallonne, et il devient ensuite capitaine d’une de ces compagnies de 250 hommes25. Mais le nouveau gouverneur général Requesens lui conseille finalement d’arrêter de lever des troupes car l’argent vient à manquer dans un contexte de faillite imminente de la monarchie hispanique. La « mission de paix » à Madrid À l’apogée de ses actions militaires contre les « rebelles » en Hollande et Zélande, Havré ne se sent pas obligé de continuer la bataille, mais au contraire, de consolider sa position à Paris et Madrid. Ainsi, le jeune aristocrate juge en 1575 pour lui que « le temps est venu » de se rendre à la Cour royale, en ayant « déclaré depuis longtemps qu’il voulait embrasser les mains du roi car il devait vivre et mourir à son service26 ». Plus vraisemblablement, il décide de partir en concertation avec Aarschot dans le contexte de la pacification des affaires des Pays-Bas. Des négociations de paix sont en cours à Bréda et le Conseil royal à Madrid suggère que des ambassadeurs flamands viennent en Espagne présenter leurs doléances27. Lorsque cette demande parvient au duc d’A arschot, ce dernier refuse car « la mission de Berghes et Montigny n’avait elle-même mené à rien28 ». Donc ce n’est pas par hasard qu’Havré part pour l’Espagne à ce moment en qualifiant sa mission « de paix ». À cette occasion, le gouverneur général lui donne une lettre de recommandation manuscrite, dans laquelle il célèbre les actes de la lignée de Croÿ et rappelle que Charles-Philippe s’est « montré un bon fils de tels ancêtres », méritant en conséquence un titre de noblesse plus

25 Archivo General de Simancas (désormais AGS), Contaduría Mayor de Cuentas, segunda época 39 [désormais CMC], (s.f.) ; Biblioteca Francisco de Zabálburu Madrid (ci-après BFZM), Altamira 102 doc. 66A. 26 AGS, Secretaría de Estado (désormais E) 562, fol. 78 : Requesens à Philippe II, 13 mai 1575 et AGS, K 1537, doc. 15 : Requesens à Diego de Zúñiga, 24 février 1575 ; V. Soen, « Enviados a la corte para servir al rey. Misiones de nobles flamencos a la corte española durante la revuelta de los Países Bajos (1565-1576) », in A. Esteban Estríngana (éd.), Servir al Rey en la Monarquía de los Austrias. Medios, fines y logros del servicio al soberano enlos siglos XVI y XVII, Madrid, Silex, 2012, p. 447-472. 27 H. Pizzaro Llorente, Un gran patrón en la corte de Felipe II. Don Gaspar de Quiroga, Madrid, Universidad Pontificia Comillas, 2004, p. 345-354, 438 ; Janssens, Brabant in het verweer, p. 264-265. AGS, E 2842, s.f. : Discurso sobre el remedio de las cosas de Flandes, Brabante, Utrecht y Lila, dado por Hopperus en Madrid a 15. de Março 1575. 28 Au moins, selon le rapport de Requesens ; AGS, E 562 : Requesens à Philippe II, 29 juin 1575, cf. Correspondance de Philippe II sur les affaires des Pays-Bas, éd. L.-P. Gachard (désormais Gachard, CPhII), Bruxelles, 1848-1879, 5 vol., III, p. 329-337 (1487). Cette mission, effectuée sept années plus tôt en 1567, est la dernière à avoir été menée par des nobles des Pays-Bas. L’un des députés, Berghes, y décède prématurément, et l’autre, Montigny, y finit étranglé en secret en 1570.

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significatif29. Dans sa correspondance secrète avec le roi, Requesens suppose cependant qu’Havré se rend à la Cour espagnole afin de tirer profit du mariage récemment conclu de sa cousine germaine Louise de Lorraine avec le nouveau roi de France Henri III30. Son étape à Paris semble confirmer les soupçons de Requesens. Le tandem des deux demi-frères de Croÿ semble bien huilé : tandis qu’A arschot veille sur leurs intérêts aux Pays-Bas, son demi-frère peut en faire de même en France et en Espagne. La venue à Madrid semble surtout inspirée pour précipiter l’ascension sociale du demi-frère cadet, prêt à fonder sa propre branche. Le 19 août 1575, à l’occasion de son audience de bienvenue, Charles-Philippe remet ses lettres de recommandation ainsi qu’une série de documents en vue de faveurs personnelles31. Il se plaint ainsi du fait que le comte de Lalaing, grand bailli ou gouverneur de Hainaut, utilise le château de Mons alors qu’il est lui-même châtelain héréditaire de la province. La Junta de Flandes se réunit en septembre pour discuter de ses requêtes. Les membres de ce conseil semblent douter qu’il soit venu uniquement dans le but de baiser les mains du roi, mais ils sont toutefois favorables à ce que le roi lui accorde le titre de marquis et l’élève au rang de « gentilhombre de la cámara ». Cela fait d’un coup deux échelons de plus pour le nouveau marquis d’Havré32. Au-delà des faveurs personnelles obtenues en première instance, il semble qu’Havré puisse rentrer chez lui avec des concessions politiques. À Madrid, le garde des sceaux pour les Pays-Bas, Joachim Hopperus, a déjà plaidé il y a longtemps pour l’envoi aux Pays-Bas d’un émissaire armé de promesses royales de réconciliation. Havré s’offre expressément pour une telle mission de pacification, dans la droite ligne de sa conviction que la noblesse doit calmer l’agitation sur place, ou du moins servir de médiateur entre les parties impliquées. Dès le mois d’octobre 1575, l’idée circule qu’Havré arriverait aux Pays-Bas, accompagné d’Hopperus et muni de soi-disant verdaderos remedios ou « vrais remèdes »33. Il est visible à ce propos que Philippe II envisage alors temporairement de faire à nouveau appel à des nobles issus des Pays-Bas dans son plaidoyer de réconciliation, alors qu’il avait auparavant sanctionné l’immixtion de la noblesse dans les troubles en ordonnant l’exécution des comtes d’Egmont et de Hornes. Mais après la mort inattendue du gouverneur général Requesens en mars 1576, il apparait très vite qu’Havré ne joue plus le premier rôle dans ce plan. Philippe II choisit d’en charger le nouveau gouverneur – ce sera finalement son demi-frère don Juan d’Autriche –, lequel devra, par le rétablissement des privilèges,

29 AGS, E 562, fol. 78 : Requesens à Philippe II, 13 mai 1575 et AGS, K 1537, doc. 15 : Requesens à Diego de Zúñiga, 24 février 1575. 30 AGS, E 568, s.f., cf. Gachard, CPhII, III, p. 267-276 (1453) : Requesens à Philippe II, 12 mars 1575. 31 AGS, E 568, fol. 130-131 : Relaçion de las pretensiones y particulares del Marques de Havre y del parescer de Hopperus cerca de cada uno dellos. 32 AGS, E 566, fol. 113 : Lo que se platico en la junta del obispo de Cuenca, marques de Aguilar y Hopperus sobre lo que toca al Marques de Havre en Madrid a 27 de septiembre 1575. 33 G. Janssens, « Joachim Hopperus en Willem van Oranje, 1566-1576 », in D. Vanysacker, P. Delsaert, J.-P. Delville & H. Schwall (éd.), The Quintessence of lives. Intellectual biographies in the Low Countries presented to Jan Roegiers, Turnhout, Brepols, 2010, p. 29-42, ici p. 40-41.

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accorder un large pardon et la réduction de l’armée, et susciter la bienveillance. Le 10 avril, le roi annonce officiellement à Hopperus qu’il doit rester à la Cour pour rédiger les instructions de don Juan et qu’il ne doit pas encore informer le marquis d’Havré de son départ seul avec bien moins de remèdes que prévu34. Mis au courant, Havré proteste qu’il veut lui-même être le porteur des « remèdes » aux Pays-Bas, mais l’idée d’en laisser l’exécution à un gentilhomme en lieu et place d’un membre de la dynastie n’est plus à l’ordre du jour35. De retour de sa mission en juillet 1576, Havré ne rapporte que la nouvelle que don Juan, en tant que nouveau gouverneur général, promulguera lui-même les « remèdes » et rétablira le gouvernement dans la forme qui était la sienne au temps de Charles Quint. Probablement déçu que le roi n’ait pas chargé son demi-frère de le faire directement, Aarschot écrit de suite à Philippe II pour lui rappeler la nécessité d’envoyer et d’exécuter directement les verdaderos y generales remedios36. Orchestrer la Pacification de Gand Dans la vacance du pouvoir engendrée par la mort de Requesens, le nouveau marquis parvient à se mettre en avant, certainement parce qu’il est le « dernier » à avoir entendu le roi de vive voix. Remarquablement, il prend déjà part au Conseil d’État – qui fait alors fonction de « gouverneur » d’intérim – alors qu’il ne reçoit que bien plus tard ses lettres de nomination officielles. Lorsque le Conseil d’État est emprisonné le 4 septembre 1576, Havré est arrêté, tandis qu’A arschot, opportunément malade, est assigné à résidence. Quelques jours après, les frères Croÿ reçoivent de nouveau toute liberté de mouvement, tandis que les autres membres du Conseil restent prisonniers, en attendant que les États de Brabant réunissent tous les autres États provinciaux pour une concertation commune. Havré et Aarschot écrivent alors directement au roi pour l’informer de la volonté des États Généraux, qui ont levé des troupes, de prendre eux-mêmes en main les « remèdes ». Les lettres montrent clairement que les frères sont toujours furieux de ne pas avoir pu se porter garants de l’application des « remèdes » élaborés lors de la mission d’Havré, et qu’ils approuvent et défendent néanmoins auprès du roi plusieurs revendications des États Généraux37. Après la libération des autres membres du Conseil d’État, le duc d’A arschot obtient qu’ils se rangent derrière une assemblée générale des États, que Philippe II n’a pourtant pas autorisée. Le 25 septembre 1576, les délégations des États déjà présentes nomment Aarschot commandant en chef des troupes qu’elles ont levées, ce qu’il ne refuse pas car il exige lui-même le départ des troupes espagnoles. Le

34 AGS, E 568, fol. 17 : Philippe II à Hopperus, 10 avril 1576. 35 AGS, E 568, fol. 10 : Lo que paresçe puede responder V.Md. al villete de Hoppero de 12. de abril 1576 (annoté par Philippe II). 36 AGS, E 566, fol. 108 (en traduction espagnole) : Aarschot à Philippe II, 1er août 1576. 37 AGS, E 568, fol. 128-129 : Puntos de cartas del Duque de Arschot y del Marques de Havré a Hopperus de IIIJ y V de septiembre 1576.

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duc tente également depuis Bruxelles d’empêcher une nouvelle mutinerie de la garnison royale à Anvers. Pour ce faire, il y envoie Havré pour parlementer avec les soldats espagnols et, si nécessaire, intervenir avec des troupes auxiliaires. Néanmoins, la « Furie espagnole » se déchaîne à Anvers, mise à sac le 4 novembre 1576, renforçant encore le sentiment antiespagnol dans les Pays-Bas38. Impuissant, Aarschot doit alors regarder le magistrat de Bruxelles convoquer les troupes du prince d’Orange qui se rend aussitôt en Brabant. Ce sont ces États Généraux qui aboutissent le 8 novembre 1576 à la Pacification de Gand, un accord de paix particulier entre les représentants de la majorité des Dix-Sept Provinces, promettant de se prêter mutuellement assistance, s’accordant sur le départ des troupes espagnoles et optant pour le statu quo sur le plan religieux. A cet effet, les États Généraux reçoivent une sorte de commission permanente d’administration partagée, qu’ils prennent directement en charge et qui forme le noyau dont surgira la République39. Les frères Croÿ tentent de maintenir leur ligne politique « d’opposition loyale » dans ce régime temporaire des États Généraux : ils refusent la rébellion ouverte contre le roi, mais exigent toutefois quelques concessions de celui-ci, surtout dans le domaine militaire maintenant sous contrôle des États. En se présentant comme des « patriotes » souhaitant défendre leur « terre natale », Aarschot et Havré se saisissent du traité de la Pacification de Gand pour négocier avec le roi le départ des troupes « étrangères » et la restauration des privilèges40. Leur médiation n’est pas appréciée à sa juste valeur par les conseillers et envoyés espagnols au sein du gouvernement légal des Pays-Bas. D’après le secrétaire espagnol du Conseil d’État, Aarschot et Havré ne font que « causer du tort à la cause royale ». Cet homme considère même ces nobles comme « la cause de tout ce mal », quoique le roi ait encore chargé le marquis d’Havré d’une mission de paix. Il y a donc peu de compréhension du côté espagnol pour les subtilités d’une opposition loyale menée de Bruxelles41. Les deux Croÿ continuent à défendre leur ligne auprès du nouveau gouverneur général, don Juan d’Autriche, dont Havré a annoncé l’arrivée. Lors de son voyage, don Juan demande à Aarschot de venir le saluer à Thionville, porte d’entrée des Pays-Bas dans la province du Luxembourg, pour s’assurer du soutien de la noblesse, mais le duc choisit de rester à Bruxelles afin de surveiller les affaires des États Généraux et les troupes42. Non seulement le nouveau gouverneur général mais aussi le roi lui 38 Janssens, ‘Brabant in het verweer’, op. cit., p. 323 ; E. Rooms, « Een nieuwe visie op de gebeurtenissen die geleid hebben tot de Spaanse Furie te Antwerpen 4 november 1576 », Bijdragen tot de Geschiedenis (1971), p. 31-56. ; R. Fagel, « The Origins of the Spanish Fury at Antwerp (1576): A Battle Within City Walls. Early Modern Low Countries », 4 : 1 (2020), p. 102–123. 39 Opstand en Pacificatie in de Lage Landen. Bijdrage tot de studie van de pacificatie van Gent. Verslagboek van het Tweedaags Colloquium bij de vierhonderdste verjaring van de Pacificatie van Gent, Gand, 1976. 40 Koenigsberger, Monarchies, op. cit., p. 273 ; A. Duke, « In Defence of the Common Fatherland. Patriotism and Liberty in the Low Countries, 1555-1576 », in R. Stein et J. Pollmann (éd.), Networks and Regions Shaping Identities in the Low Countries, 1300-1650, Leyde, Brill, 2010, p. 228-229. 41 AGS, E 566, fol. 2 : Baltasar López de Cueva à Gabriel de Zayas, 20 novembre 1576, qui évoque « los fundamentos de todo este mal ». 42 Janssens, ‘Brabant in het verweer’, op. cit., p. 284.

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tiennent ensuite rigueur de ce comportement attentiste, car Philippe II, après la mission d’Havré, a pensé obtenir le soutien des Croÿ. En marge d’un courrier, le roi griffonne qu’il n’enverra désormais plus de lettres au duc43. Ainsi, Havré et Aarschot essaient de conserver leur voie médiane entre les États Généraux et le gouverneur général durant le tour de négociations organisé par le prince-évêque de Liège à Marche-en-Famenne durant l’hiver 1576-1577. En tant qu’otage échangé entre les parties prenantes de la rencontre, Havré se porte garant pour les nouveaux pourparlers au nom des États Généraux, et Aarschot y participe « au nom du Conseil d’État »44. Malgré la suspicion initiale de don Juan, les Croÿ parviennent à se positionner en tant que négociateurs-clefs, en ayant recours aux diplomates du prince-évêque de Liège, du pape, de l’empereur, des États Généraux et de l’administration bruxelloise. Finalement, ils réussissent à imposer avec l’Édit Perpétuel de Marche-en-Famenne que le nouveau gouverneur général et le roi acceptent la Pacification de Gand et le départ des troupes espagnoles, sous la condition de la défense du catholicisme. En raison des médiations des Croÿ, le diplomate anglais Thomas Wilson suggère que l’Édit Perpétuel soit appelée « the Duke of Arschot’s peace »45. En ratifiant le traité, Philippe II remercie d’ailleurs le duc personnellement et met entre parenthèses la colère éprouvée contre lui46. Si la Pacification de Gand de 1576 se trouve être une victoire pour Guillaume d’Orange, l’Édit Perpétuel de 1577 est par contre un triomphe complet pour la maison de Croÿ. Au cours des négociations de paix, Aarschot postule pour la charge de capitaine des gardes du corps du gouverneur général et reçoit une nouvelle bande d’ordonnance. Le duc est toutefois directement mis à contribution pour traiter avec la garnison d’Anvers47. Aarschot reçoit également le gouvernorat de la ville et citadelle d’Anvers, où il place son fils Charles, prince de Chimay, comme lieutenant en remplacement du châtelain espagnol48. Havré préfère rester capitaine de cavalerie dans l’armée royale, et reçoit en outre sa nomination au Conseil d’État49. Par la suite, les membres de la famille de Croÿ tentent de persuader le prince d’Orange d’accepter l’Édit Perpétuel, et de son côté, le chef des rebelles veut rester en contact avec les deux frères, surtout en vue des mariages éventuels de leurs enfants. Havré, dans une lettre datée du 23 mars 1577, veut le convaincre que l’Édit Perpétuel est un acte de patriotisme,

43 AGS, E 927, fol. 51-5 : Philippe II à Granvelle, décembre 1576, mais la lettre avec des annotations du roi n’est jamais signée ni envoyée. 44 BFZM, Madrid, Altamira cpt. 37, doc. 109 (original) : don Juan à Sessa, 16 février 1576. 45 Relations politiques, éd. Kervyn de Lettenhove, IX, p. 211 ; Enghien, Archives de la Fondation d’Arenberg, 38/14 : Thomas Wilson à Sir Walsingham, 19 février 1577. 46 BCRH 41 (1912), éd. F. Dony, p. 450 : Philippe II à Aarschot, 7 avril 1577. 47 AGR, PEA 795, fol. 314 (copie), fol. 315 (minute) : Instruction pour vous Monsieur le duc d’Arschot de ce que vous aurez a traicter tant vers les Estatz que aucuns particuliers seigneurs, 11 mars 1577. 48 Y. Junot et J. J. Ruiz Ibáñez, « Los gobernadores de plazas y la construcción de lugares de poder imperial en los Países Bajos españoles en la época de Felipe II y de los Archiduques », Philostrato. Revista de Historia y Arte, nº spécial mars (2018), p. 77-110, p. 95. 49 AGR, PEA 250, fol. 85 : Philippe II à don Juan, 17 Juillet 1577, cf. Lefèvre, CPhII, I, p. 2.

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mais Orange rétorque à chaque point de son argumentation50. Aussi don Juan reste toujours sur ses gardes par rapport à l’influence d’A arschot et d’Havré. C’est pourquoi il suggère pour Havré une nomination à un Conseil pour les Pays-Bas auprès du roi à Madrid – que les États Généraux ont déjà demandé en 1574 – vu qu’il « y serait davantage utile »51. Certains chuchotent aussi que Diane de Dommartin, l’épouse d’Havré, est devenue la maîtresse de don Juan52. L’appel à la « colombe de la paix » Matthias d’Autriche L’occupation par surprise de la citadelle de Namur par don Juan en juillet 1577, un geste perçu comme une déclaration de guerre manifeste, met fin définitivement à la pacification lancée six mois plus tôt. De nouveau, Havré y est mêlé à plusieurs niveaux. L’action survient au moment où le gouverneur général charge la conjointe d’Havré, Diane de Dommartin, d’accueillir la reine Marguerite de Valois, épouse d’Henri de Navarre, en route pour prendre les eaux à Spa53. Néanmoins, d’après une justification postérieure des faits, don Juan s’y est décidé parce que les frères Croÿ l’ont prévenu du danger qui menace sa personne : Havré l’aurait ainsi alerté d’un complot visant à l’assassiner et Aarschot d’un scénario similaire à la « défenestration de Louvain » de 1379 54. Havré, Aarschot et Chimay prêtent initialement le serment de fidélité que don Juan demande à son entourage à Namur55. Cependant, ce qui suit est un renversement des alliances. Lorsque le 30 juillet 1577, les Croÿ entendent dans l’antichambre de don Juan que la garnison de la citadelle d’Anvers – officiellement sous leur commandement – s’est rebellée, ils s’enfuient de Namur. Ce départ précipité d’Aarschot, Havré et Chimay pour Anvers est un revers important pour don Juan qui voit le nombre de nobles lui restant fidèles s’amenuiser considérablement. Don Juan soupçonne Aarschot d’avoir conclu un accord avec les États Généraux et il pense qu’à présent, plus personne n’ose se prononcer en faveur du roi56. Les Croÿ interviennent de nombreuses fois au cours du conflit en tant que « faiseurs de paix » pendant la Révolte des Pays-Bas, mais comme nous le 50 Correspondance de Guillaume d’Orange (online : http://resources.huygens.knaw.nl/wvo) 6046, cf. Archives ou correspondance inédite de la maison d’Orange-Nassau, éd. G. Groen van Prinsterer, Leyde, 1832-1847, 8 vol., VI, p. 19-20 (DCCXI). 51 AGS, E 574, fol. 71 : don Juan à Philippe II, 6 mars 1577 : « Bien veo de quanpoco servicio sera alla, pero crea Vuestra Magestad que lo sera tan grande el sacarle de aqui para yr establesciendo las cosas destos estados como conviene… » ; sur la genèse de ce Conseil des Flandres à Madrid : V. Soen, « Philippe II et les anciens Pays-Bas : Les limites d’un gouvernement à distance dans un empire global (1555-1598) », Revue Histoire, Économie et Société, 3 (2019), p. 11-32. 52 Mémoires anonymes sur les troubles des Pays-Bas 1565-1580, éd. J. B. Blaes, Bruxelles, Société pour l’Histoire de Belgique 1860, p. 15. Les différentes versions de cette rumeur sont traitées par Claeys et Soen, « Les Croÿ-Havré », dans ce volume, p. 333-353 à la page 343. 53 Mémoires de Marguerite de Valois, éd. L. Lalanne, Paris, 1858, p. 104. 54 Martín Del Río, La crónica sobre don Juan de Austria y la Guerra en los Países Bajos (1576-1578), éd. M. A. Echevarría Bacigalupe, München, Verlag für Politik und Geschichte, 2003, p. 127. 55 AGS, K 1453, fol. 51 : don Juan à Juan de Zúñiga, juillet 1577, cf. Lefèvre, CPhII, I, p. 16-17 (34). 56 AGS, E 254, fol. 4 : don Juan à Philippe II, 2 août 1577, cf. Lefèvre, CPhII, I, p. 19-20 (38).

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démontrerons ici, ils le font dans un contexte plus large pan-européen. Après leur « fuite » de Namur, ils se profilent comme médiateurs entre les parties impliquées, c’est-à-dire le gouverneur don Juan d’Autriche pour Philippe II, et l’archiduc Matthias d’Autriche, fils de Maximilien II et frère de Rodolphe II, que les Croÿ vont solliciter au nom des États Généraux pour remplacer le premier à Bruxelles. Ainsi, ils font de nouveau appel à l’empereur, qui, depuis 1575, s’est mêlé aux pourparlers de paix57. Les demi-frères envoient leur protégé à Vienne afin d’y informer l’empereur de la prise de la citadelle de Namur et de la position précaire de don Juan d’Autriche. Cet homme demande en secret le 19 août 1577 à l’archiduc Matthias d’Autriche, frère de l’empereur, de prendre en charge le gouvernement général des Pays-Bas. C’est encore un prince « du sang royal », exigence de l’opposition loyale, mais il doit surtout se présenter comme une alternative pacifique au belliqueux don Juan. Le 9 octobre, cet envoyé annonce que Matthias est en route pour les Pays-Bas58. Aarschot et Havré reçoivent pour ce projet le soutien d’autres membres de la noblesse, comme Montigny, Rennenberg, Rassenghien et le fils aîné d’Egmont , mais les voix les plus radicales au sein des États Généraux condamnent ensuite sévèrement cette action comme une initiative personnelle et non concertée de quelques-uns. En attendant la venue de Matthias d’Autriche, les Croÿ supportent donc de nouveau à partir de l’été 1577 le régime des États Généraux. Havré part en mission pour ceux-ci à Londres auprès d’Elisabeth Ière pour poursuivre des négociations, car il a déjà été l’interlocuteur de ses diplomates au cours des pourparlers de l’Édit Perpétuel. Pourtant, le gouvernement des États Généraux, entre-temps repris par la faction gravitant autour d’Orange, tente souvent de le « neutraliser ». Entretemps, Aarschot devient gouverneur du comté de Flandre ad interim. Les Gantois craignent qu’il n’y impose l’exclusivité de la religion catholique, alors qu’ils ont eux-mêmes proclamé en leurs murs une « paix de religion ». Le gentilhomme calviniste François de la Kéthulle de Ryhove fait arrêter Aarschot et d’autres pour cette raison le 28 octobre 1577, mais Guillaume d’Orange intervient pour sa libération, effective le 10 novembre. De ce fait, Aarschot est complètement livré à la volonté du prince59. Le 8 décembre 1577, Matthias d’Autriche est reconnu par les États Généraux comme nouveau gouverneur général, sous des conditions très contraignantes

57 Comme l’ont montré Johannes Arndt, Monique Weis et Howard Louthan : J. Arndt, Das Heilige Römische Reich und die Niederlande 1566 bis 1648. Politisch-konfessionelle Verflechtung und Publizistik im Achtzigjährigen Krieg, Keulen, 1998 ; M. Weis, Les Pays-Bas espagnols et les États du Saint Empire (1559-1579). Priorités et enjeux de la diplomatie en temps de troubles, Bruxelles, Presses de l’Université Libre de Bruxelles, 2003 ; H. Louthan, The Quest for Compromise : Peacemakers in Counterreformation Vienna, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. 58 Louthan, The Quest for Compromise, op. cit., p. 143-146. 59 N. Debruyne, « Een Gentse staatsgreep : Gevangenneming van de Duc van Aarschot en andere edelen te Gent op 28 oktober 1577 », Handelingen der Maatschappij voor Geschiedenis en Oudheidkunde te Gent, 64 (2010), p. 167-211.

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et avec la reconnaissance d’Orange comme ruard de Brabant à ses côtés60. Bien qu’Aarschot reste sans fonction dans cette nouvelle configuration, Havré devient conseiller d’État auprès de Matthias, et chef de son Conseil des Finances, malgré l’opposition du prince d’Orange et des Bruxellois. Ainsi, dans les années 1577-1579, le marquis reste incontournable au sein du régime instable des États Généraux. Tout cela provoque la rage du parti royal. Don Juan le renvoie promptement de son conseil, conformément à sa déclaration du 1er février 1578 démettant de ses fonctions de toute personne ne l’ayant pas suivi à Namur. En guise de représailles, les troupes de don Juan pillent aussi le château d’Havré près de Mons61. Les négociations de paix à Arras et Cologne En 1579 les Croÿ sont de nouveau impliqués dans les négociations de paix qui se tiennent alors simultanément à Arras et Cologne, les premières dans un contexte plus régional, les secondes sur un plan international. Dans cette configuration, les États Généraux préfèrent d’abord envoyer Havré et Aarschot en tant que naturels du comté de Hainaut, dans les provinces francophones, dites « wallonnes », des Pays-Bas espagnols. Celles-ci concluent alors l’Union d’Arras en janvier 1579, une ligue regroupant le Hainaut, l’Artois et la Flandre wallonne en vue de la défense du parti catholique et de la « vraie interprétation » de la Pacification de Gand. Cette union rejette aussi les États Généraux et entame des pourparlers de paix avec un lieutenant de la guarda flamenca que Philippe II a envoyé de la Cour62. Ainsi, Aarschot et Havré cherchent à saboter ces alliances régionales et les réconciliations particulières63, en vue des pourparlers plus généraux que l’empereur et le roi ont organisés à Cologne pour la reconnaissance de Matthias d’Autriche par toutes les parties. Havré essaie surtout d’éloigner ses pairs et les échevinages des villes d’une paix « particulière » avec Philippe II, au nom du bien commun des États Généraux. Quand les États Généraux confisquent les biens du parti wallon afin de faire pression, le marquis est même incarcéré un temps en représailles. Lorsqu’Havré constate que ses tentatives ont échoué et 60 Van Gelderen, Dutch Political Thought, op. cit., p. 138 ; G. Marnef, « Brabants calvinisme in opmars : de weg naar de calvinistische republieken te Antwerpen, Brussel en Mechelen », Bijdragen tot de Geschiedenis, 70 (1987), p. 7-21, 9 ; S. Bussels, « Hoe de hoogste machthebber in de Nederlanden een stroman wordt : de Brusselse intocht van aartsduc Matthias in 1578 », Bijdragen tot de Geschiedenis, 85 (2002), p. 151-168. 61 De Schepper, Kollaterale raden, op. cit., p. 408 ; De Schepper, « De markies van Havré », op. cit., p. 35. 62 G. Janssens, « Pacification générale ou réconciliation particulière ? Problèmes de guerre et de paix aux Pays-Bas au début du gouvernement d’Alexandre Farnèse (1578-1579) », Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, 63 (1993), p. 251-278 ; V. Soen, « Een vredesgezant worstelt met de Pacificatie van Gent. De vreemde wendingen van de vredesmissie in de Nederlanden van Jan van Noircarmes, baron van Selles (1577-1580) », Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, 171 (2005), p. 135-192. 63 Receuil des lettres, actes et pieces plus signalees dv progres et besogne faict en la ville d’Arras et ailleurs, pour parvenir à une bonne paix et reconciliation avec sa Maiesté Catholicque, par les Estatz d’Arthois et deputez d’Autres Provinces, Douai, Jean Bogard, 1579 (Leuven, Maurits Sabbebibliotheek P949.341.4 TRAI).

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qu’un accord de paix sera quand même conclu entre le roi et l’union catholique en mai 1579 à Arras, il s’échappe de sa prison en donnant comme excuse de se rendre à Cambrai pour la grand-messe sous la fausse promesse de ne jamais abandonner la ville d’Arras64. Par contre, Marguerite de Parme, mère d’Alexandre Farnèse, et même le vieux cardinal Granvelle tentent d’amener le duc et son frère à la réconciliation, comme cela s’est déjà produit avec une série de nobles éminents du Hainaut et d’Artois, comme les Lalaing et une partie des Melun65. Depuis ses domaines en Lorraine, Diane de Dommartin confirme alors auprès de l’ambassadeur espagnol à Paris que son mari souhaite se réconcilier avec Philippe II66. Il s’agit peut-être d’une tentative pour garder plusieurs portes ouvertes pendant les pourparlers de Cologne où Aarschot sert comme diplomate pour les États Généraux, car Havré se trouve à Anvers et son épouse mentionne qu’elle n’a plus vu son mari depuis l’épisode de Namur. Aarschot se réconcilie avec le roi quand l’échec des négociations est clair et il promet à son tour la réconciliation d’Havré : ce dernier s’est entre-temps éloigné d’Anvers « soubz umbre d’aller visiter Madame sa femme, afin qu’il puist avec moy faire ce que convient pour le service de sa Majesté »67. Cependant, Havré ne se rend pas à Cologne, mais souhaite se terrer en toute neutralité en Lorraine. Farnèse est furieux lorsqu’il se rend compte que les deux frères se sont concertés pour cette stratégie68. De plus, le marquis est l’un des rares parmi les réconciliés à ne pas pouvoir directement – malgré des requêtes répétées – mettre à profit cet avantage avec une place au sein des conseils collatéraux des Pays-Bas69. Il espère pourtant l’obtenir, tout comme la fonction de grand bailli de Hainaut. À son retour en 1582, il reçoit un détachement de troupes à titre de consolation70. Après leur réconciliation, Aarschot et Havré continuent à insister sur le respect des conditions des Paix d’Arras et de Mons de 1579 et ils protestent fermement lorsque Farnèse reçoit en 1582 la permission d’engager à nouveau des troupes espagnoles pour sa reconquista. Suite à sa réconciliation avec le roi, Havré partage son temps entre le Hainaut et la Lorraine, en étant relégué dans une sorte de purgatoire politique. Pour le baptême de son fils et héritier, il demande à Alexandre Farnèse d’être le parrain conjointement à Charles III, le duc de Lorraine71. Bien qu’à partir de 1582 il

64 De Schepper, Kollaterale raden, op. cit., p. 408-409. 65 Soen, Vredehandel, op. cit., p. 131-138. 66 AGS, K 1555, doc. 45, Juan de Vargas Mexía à Philippe II, 29 septembre 1579, cf. Lefèvre, CPhII, I, p. 686 (1196) ; AGS, K 1555, doc. 67 : Diane de Dommartin à Juan de Vargas Mexía, 18 octobre 1579. 67 AGS, Estado 2845, fol. 123, cf. Lefèvre, CPhII, I, 738 (1291) : Aarschot à Terranova, 14 janvier 1580. 68 Aarschot écrit à son demi-frère qu’il n’a pas d’intention de revenir immédiatement et lui conseille d’en faire de même. Cette lettre est interceptée et parvient entre les mains de Farnèse : AGR, PEA 185, fol. 160-163 (minute) : Farnèse à Philippe II, 30 août 1580. 69 AGS, E 2855, s.f. : Pareçer del Ill.mo Cardenal de Granvela sobre las cartas de Flandes, recibidas a 24 de octubre 1580. Granvelle pense qu’A ssonleville, « que es gran amigo del de Abre », a ajouté au texte que les deux frères se réconcilieraient aux mêmes conditions, afin d’introduire Havré au Conseil d’État. 70 AGS, CMC 2aE 844 s.f. 71 AGR, PEA 1824/4 : Havré à Farnèse, 27 mars 1581. Ce petit Charles-Alexandre deviendra finalement son héritier.

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puisse à nouveau prendre part aux manœuvres militaires dans les Pays-Bas, Havré retourne régulièrement en Lorraine, où son épouse et lui restaurent le château de Fénétrange après le compromis d’un « Burgfrid » ou « paix de château » avec les coseigneurs protestants72. Dès 1586, il essaie d’obtenir davantage de considération à Bruxelles, mais aucun collier de la Toison d’Or ne lui est conféré, contrairement à d’autres aristocrates réconciliés qui l’obtiennent cette même année. Ce n’est que le 12 novembre 1588 qu’Havré est à nouveau admis au Conseil d’État. Il transmet alors quelques lettres du duc de Lorraine à Philippe II et il en envoie une multitude d’autres au roi pour l’informer de l’attaque de soldats allemands en Lorraine ainsi que des bons et loyaux services qu’il accomplit pour lui depuis la Lorraine73. Son retour définitif à la Cour de Bruxelles ne date que de 1591-1592, lorsqu’avec Aarschot, il s’oppose à Mansfeld. Mais même après cela, il continue à privilégier la Lorraine, jusqu’à ce que Farnèse le somme de rentrer définitivement dans les Pays-Bas espagnols en juin 1592. Solliciter la paix à La Haye On connaît déjà les contours de l’activité médiatrice impressionnante dont le marquis d’Havré fait montre de retour à Bruxelles dans les années 1594 et 159574. En fait, il s’agit à nouveau d’une action orchestrée avec son demi-frère Aarschot, qui cadre encore une fois avec le long historique des évènements qui se succèdent depuis les pourparlers de Breda de 1574-1576 et, en corollaire, la mission d’Havré à la Cour en 1575-1576, la Paix de Marche-en-Famenne, l’appel à Matthias d’Autriche en 1577 et les pourparlers de Cologne en 1579. Ces précédents font que l’activité d’Havré comme « faiseur de paix » dans la dernière décennie du xvie siècle, n’est ni nouvelle ni inattendue. La raison concrète de cette nouvelle série de négociations de paix tient cette fois-ci à la nomination de l’archiduc Ernest d’Autriche, frère de Matthias et de Rodolphe II, en tant que nouveau gouverneur général à Bruxelles. Sa Joyeuse Entrée le 30 janvier 1594 montre que cette nomination d’un membre de la dynastie est accompagnée d’un discours et d’un programme dynastique soulignant les intentions pacifistes des Habsbourg, tant du roi Philippe II d’Espagne que de l’empereur et du nouveau gouverneur. En effet de concert avec Rodolphe II, Ernest d’Autriche souhaite achever la pacification des Pays-Bas par voie de négociation, ou du moins obtenir un armistice, afin que les provinces des Habsbourg d’Espagne et le Saint-Empire romain germanique ne soient plus autant taxés75. Il est toutefois marquant et curieux de constater que le lancement effectif des négociations de paix avec la République des Provinces-Unies interfère avec les affaires familiales des Croÿ. Pourtant, Ernest a tenté de contourner les

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Claeys et Soen, « Les Croÿ-Havré », op. cit., p. 333-353 dans ce présent volume. Voir la correspondance dans AGR, PEA 1812/4. Comme souligné par Hugo de Schepper : De Schepper, « De markies van Havré », op. cit., p. 33-43. AGS, E 608, fol. 43, Estebán de Ibarra à Philippe II, 10 janvier 1594, cf. Lefèvre, CPhII, IV, p. 225-226 (632).

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Fig. 10.2 (planche 28) Médaille de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, 1601, recto et verso. © Collection privée, photo Violet Soen.

conflits des factions nobiliaires des Pays-Bas. Il refuse ainsi de quitter Vienne en compagnie d’Aarschot, afin de rester neutre vis-à-vis de l’une ou l’autre faction, ce qui amène le duc à voyager seul jusque Trèves. Quelques mois plus tard, il est clair que les Croÿ sont de nouveau omniprésents et peuvent mener le lancement des négociations avec La Haye. Une lettre d’Ernest assurant souhaiter une véritable paix et traiter sans arrière-pensées avec les États Généraux est portée à La Haye par deux émissaires à la demande du prince de Chimay qui souhaite discuter avec sa compagne Marie de Brimeu dont il vit séparé76. Ces émissaires doivent se renseigner auprès de contacts locaux de la bonne volonté de la République de se réconcilier avec le roi d’Espagne et de revenir à la religion catholique. Ils doivent également insister sur le fait que, derrière « l’excuse » de la Pacification de Gand, des actions « nuisibles » sont mises en œuvre dans les Provinces-Unies77. Les Croÿ réussissent probablement à cette occasion à obtenir que le nouveau gouverneur général concrétise sa promesse de pourparlers de paix, mais le refus des États Généraux de La Haye est une claque. Non sans concertation, le marquis d’Havré se rend en personne à la Diète d’Empire à Ratisbonne pour faire bouger les autres parties prenantes de la négociation78. Il est à cette occasion reconnu comme prince de l’Empire (« Reichsfürst »), mais en tant qu’envoyé des Pays-Bas, il doit avant tout veiller à ce que l’empereur fasse pression pour la pacification du conflit avec 76 Voir la contribution sur Marie de Brimeu de S. van Zanen, « ‘Je me sens infiment vostre obligée’ : l’intime amitié entre le botaniste Charles de l’Ecluse et Marie de Brimeu, princesse de Chimay et duchesse d’A arschot (c. 1550-1605) », dans ce volume, p. 283-308. 77 AGR, PEA 644/1, sf. (minute), Copie du mémoire pour l’Avocat Artius sur ce qu’il aura à négocier en Hollande, mai 1594 ; AGR, ms. 171, fol. 65-65v (copie). À leur arrivée à La Haye le 11 mai 1594, les juristes Otto Hartius et son assistant Jérôme Coomans doutent très vite du succès de leur mission qui échoue lamentablement. 78 De Schepper, « De markies van Havré », op. cit., p. 33-43.

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les Provinces-Unies. Lors d’une longue audience le 27 mai 1594, Havré obtient l’assurance que Rodolphe II appliquera de manière plus efficace la mise au ban de l’Empire des « rebelles »79. Bien que l’empereur insiste sur l’importance d’une solution négociée, suivi sur ce point par Philippe II, cette voie de négociation semble déjà mort-née par le refus de la Haye. Ernest refuse d’en entendre parler, dans un contexte rendu difficile par les conquêtes faites par le fils de Guillaume d’Orange, Maurice de Nassau, par la multiplication des mutineries des soldats du roi d’Espagne, mal payés, et par la dégradation de la situation économique des Pays-Bas espagnols à cause du blocus de l’Escaut80. D’après un conseiller espagnol, Aarschot et Havré forcent par la suite le gouverneur général à organiser une réunion pour y discuter quand même des « remèdes » pour les seules provinces réconciliées. Cette junta, composée des États provinciaux et des conseils collatéraux, mais également d’évêques et de chevaliers de la Toison d’Or – ce qui n’est donc, techniquement parlant, pas une réunion des États Généraux –, s’ouvre le 5 janvier 1595, mais les vraies discussions n’ont lieu que les 18 et 19 janvier. La junta instaurée par médiation nobiliaire et surtout grâce à l’intervention des Croÿ, perpétue l’idée que les réunions de crise peuvent avoir un effet apaisant81. Après la mort prématurée d’Ernest dans la nuit du 20 au 21 février 1595, les Croÿ veulent continuer à œuvrer pour les Pays-Bas au sein de l’ensemble territorial des Habsbourg d’Espagne. Quelques jours avant sa mort, Ernest a choisi le comte de Fuentes, un Espagnol, pour lui succéder temporairement dans le gouvernement général, mais Aarschot, Havré et Chimay signifient aussitôt leur opposition à ce transfert de pouvoir. Le Hainaut et l’Artois protestent sous la direction du prince de Chimay, arguant qu’ils se sont réconciliés lors des Paix d’Arras et de Mons de 1579 à la condition que le roi choisisse un gouverneur général qui leur convienne. Aarschot essaye ensuite de se faire nommer superintendant du Conseil d’État, tout en laissant les affaires militaires à Fuentes. Suite au refus de Fuentes, le duc envoie en signe de protestation un gentilhomme au roi82. Philippe II n’accède pas à la demande d’A arschot et choisit alors comme nouveau représentant le frère d’Ernest, Albert d’Autriche, depuis longtemps son confident et favori à la Cour madrilène. Si les Croÿ ne peuvent prétendre à la fonction de gouverneur général, ils continuent néanmoins à militer pour des pourparlers de paix : même après leur refus manifeste de 1594, Havré tente de persuader Fuentes de traiter avec les

79 AGR, PEA 1399/6, s.f. : Verbal du besoigné à la Diete Imperialle de Regensbourg de l’an 1594. 80 De Schepper, Kollaterale Raden, op. cit., p. 1006. 81 L. Van der Essen, « Un cahier de doléances des principaux conseils des Pays-Bas concernant la situation des ‘provinces obéissantes’ sous le gouvernement de l’archiduc Ernest (1594-1595) », Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, 88 (1924), p. 291-311 ; AGR, ms. 171, fol. 17-26 : Copie de la copie de l’advertissement touchant le redressement des païs pardeça donné a son Altesse par Mr. le Conseiller d’Assonleville, incontinent d’abord apres l’arrivée d’icelle en ces païs, janvier 1594. 82 De Schepper, Kollaterale Raden, op. cit., p. 1021 et p. 1013-16.

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provinces en rébellion83. Après consultation, le gouverneur consent finalement à ce que le juriste Guillaume Maes se rende à La Haye84, où se trouve déjà Jacob van Malderen, autrefois membre de l’entourage d’Havré. Les festivités du mariage de Sabine d’Egmont avec Georges Evrard, comte de Solms, offrent une occasion idéale pour tenter une ouverture. Havré presse Fuentes de lancer les négociations au plus vite, d’autant plus que le roi de France Henri IV vient de déclarer la guerre à Philippe II et menace de faire alliance avec la République pour envahir l’Artois85. Lorsque Maes s’entretient à Middelbourg avec Maurice de Nassau, celui-ci lui fait savoir que c’est inutile car « les espagnols partent du principe que les accords conclus avec des hérétiques ne doivent pas être respectés » (« haereticis non est servanda fides »), raison pour laquelle son père Guillaume d’Orange avait rejeté les tractations de Cologne. Havré plaide entretemps auprès du roi pour la poursuite des discussions, prétextant que la population forcerait bien ses chefs à conclure la paix86. Le marquis d’Havré reconnait le caractère problématique des conditions de négociations, mais il continue d’insister sur la nécessité de la paix87. Il tente même, sans succès, d’obtenir un sauf-conduit pour pouvoir se rendre en personne à La Haye88. Fuentes demande encore une fois l’avis de ses conseillers. Aarschot explique qu’il est difficile de donner son opinion à ce sujet « sans avoir reçu d’ordre du roi en ce sens » : il reste d’avis que les négociations doivent continuer, mais que la paix ne doit en aucun cas porter atteinte à l’autorité du roi ou à l’exclusivité de la religion catholique89. En attendant l’arrivée d’Albert dans les Pays-Bas, le roi prend entre-temps en parallèle deux positions contradictoires. D’un côté il fait savoir à Havré et au Conseil d’État qu’ils peuvent reprendre les discussions90. De l’autre, il demande dans une lettre secrète à Fuentes de ne poursuivre les négociations que pour la forme afin de calmer les Croÿ91. C’est le signe que les Croÿ restent incontournables et que leur désir de paix pour l’ensemble des Dix-Sept Provinces, désormais divisées, est respecté, du moins dans l’espace public. Pourtant, Aarschot part en juin en pèlerinage à Lorette et à Rome, et il meurt à Venise le 11 décembre 1595. Probablement Havré est-il libéré de toute inhibition après la mort de son demi-frère aîné, et il dépêche alors un agent à Madrid pour veiller à la préservation de ses droits. À ce moment, il réussit aussi à introduire son fils et héritier Charles-Alexandre comme nouveau « gentilhombre de la cámara » auprès d’Albert d’Autriche à Bruxelles.

83 De Schepper, « De markies van Havré », op. cit., p. 33-43. 84 AGR, PEA 489/2, s.f., cf. AGR PEA 644/1, s.f. : rapport sur les négociations de paix, 19 février 1595. 85 AGR, PEA 489/2, s.f. Havré à Jacques de Malderen, 31 mars 1595. 86 AGS, E 610, fol. 71, Havré à Philippe II, 20 avril 1595, cf. Lefèvre, CPhII, IV, p. 301 (874). 87 AGR, PEA 489/2, s.f. et PEA 644/1, s.f. : avis d’Havré, mai 1595. 88 AGR, PEA 489/2, s.f. et PEA 622/1, s.f. : Jacques de Malderen à Havré, 14 juin 1595. 89 AGR, PEA 489/2, s.f. : Aarschot à Fuentes, 13 mai 1595. 90 AGR, PEA 201, fol. 165-169 (original chiffré) : Philippe II à Fuentes et Havré, 9 juin 1595. 91 AGS, E 2223, fol. 25 (minute) : Philippe II à Fuentes, 11 juin 1595, cf. Lefèvre, CPhII, IV, p. 308 (901).

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Entre Lorraine et Bruxelles En comparaison des autres nobles réconciliés autour de 1579-1580, qui ont immédiatement reçu des fonctions prestigieuses et des pensions conséquentes, le marquis d’Havré est réhabilité de manière particulièrement tardive. Il lui faut attendre le gouvernement de l’archiduc Albert d’Autriche en 1596, et surtout le début du règne conjoint d’Albert et Isabelle deux ans plus tard, après la cession des Pays-Bas par Philippe II à sa fille et à son gendre. En 1599, Havré accède au rang de chevalier de la Toison d’Or et est aussi nommé chef des Finances, ce qu’il a longtemps espéré. La même année, lorsque les archiducs s’absentent, il devient même temporairement chef et surintendant du Conseil d’État. Il reçoit également des archiducs diverses allocations sous forme d’ « ayudas de costa » et de « mercedes ». Havré ne rechigne pas, en tant qu’aristocrate dénué de formation universitaire, à se comporter en noble de robe et à annoter et parapher lui-même une masse de minutes et de documents administratifs92. Ainsi, il devient le bras droit aristocratique d’Albert et Isabelle et il les assiste dans les tâches quotidiennes de chancellerie et sur les questions traitant de guerre ou de paix. Le marquis reste pourtant déçu car ses sollicitations pour obtenir de plus hauts titres de noblesse n’aboutissent pas. Sa reconnaissance comme prince du Saint-Empire en 1594 lui a fait espérer bien plus : le titre de Reichsfürst reste principalement honorifique, car il n’est pas rattaché à une terre impériale même, mais dès lors, Havré ambitionne un titre princier au sein des Pays-Bas. En 1597, il fait encore la demande à Philippe II de promouvoir son marquisat d’Havré au rang de principauté et d’être reconnu comme « Grande de España ». Les circonstances semblent être favorables. Au même moment, une quantité de nobles des Pays-Bas sont récompensés par des faveurs similaires : entre autres, la comtesse d’Egmont est gratifiée du titre de princesse de Gavre. Les souverains ne sont pas réticents à ce sujet, du fait de l’héritage suffisant pour fonder « une maison principale » et de l’origine prestigieuse des côtés Lorraine et Bourbon. Le problème est qu’il y aurait alors deux Grands et princes dans une seule et même maison. Finalement, la branche aînée de la maison de Croÿ reçoit les privilèges d’ancienneté, et Havré reste au rang de marquis93. Havré continue de veiller sur les affaires de la maison de Croÿ dans son entièreté94. En 1605, il marie sa fille aînée Dorothée95 à Charles de Croÿ, ancien prince de Chimay, devenu quatrième duc d’A arschot, duc de Croÿ en 1598, veuf depuis peu suite au décès de Marie de Brimeu. Le mariage entre les cousins est célébré somptueusement à Bruxelles, et plusieurs ambassadeurs prennent part 92 Comme le relate Hugo De Schepper, Kollaterale raden, op. cit., p. 408-409. 93 Le dossier se retrouve dans AGR, PEA 1409/12. 94 Le contexte plus général est décrit par M. Wrede, Ohne Fürcht und Tadel. Für König und Vaterland. Frühneuzeitlicher Hochadel zwischen Familienehre, Ritterideal und Fürstendienst, Ostfildern, Thorbecke, 2012, p. 120-137. 95 Général Guillaume, « Croÿ (Dorothée de) », Nouvelle Biographie Nationale de Belgique, IV, Bruxelles, 1878, p. 558.

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Fig. 10.3 (planche 29)  Monogramme de Charles-Philippe de Croÿ et de Diane de Dommartin à l’extérieur de la chapelle castrale de Fénétrange, après 1584. © Photo Nette Claeys.

au banquet. Il est clair que le jeune Aarschot et son oncle Havré tentent ainsi ce qui s’est déjà produit dans la famille de Croÿ : garder terres et intérêts réunis96. Ils espèrent en outre obtenir un héritier, Charles de Croÿ étant toujours sans descendant légitime en raison de sa séparation de fait. Or cette union ne porte pas non plus de fruits, et Charles cède ses titres ducaux à son oncle dans son testament (plusieurs fois modifié), car, comme il le précise, il ne veut pas qu’ils aillent dans une autre maison, et surtout pas chez les enfants de sa sœur Anne

96 Soen et Cools, « L’aristocratie transrégionale et les frontières », op. cit.

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qui a épousé un Arenberg. Il s’oppose ainsi au contrat de mariage de ses parents qui stipule qu’en cas d’absence d’héritier mâle, le titre de duc d’A arschot serait transmis à la ligne féminine. Anne conteste aussitôt le testament et réclame les titres ducaux d’A arschot et de Croÿ ; néanmoins, la seigneurie de Croÿ même se trouve en vente à la liquidation de la succession97. En voulant la continuité du nom et du titre ducal de Croÿ, et avec ses héritiers, Havré lance aussi une procédure féodale de retrait lignager dans le cadre de la vente du fief de Croÿ en 1612-1613, qui donne droit de préemption aux membres de la famille. La question de savoir si un « étranger » (né en Hainaut) peut réclamer ce privilège en France est même débattue au Parlement de Paris. Havré meurt le 23 novembre 1613 à Fontenoy, avant de connaître la décision juridique annonçant que le titre de duc d’A arschot ne lui reviendrait pas98. Son cœur est enterré dans l’église dominicaine de Louvain, mais son corps (comme plus tard celui de Diane) repose dans la chapelle castrale de Fénétrange, rétablie dans sa splendeur par son épouse et lui : ses restes sont donc répartis entre des territoires différents au-delà des frontières politiques. Selon l’ancienne tradition de dresser les institutions judiciaires de France et des Pays-Bas les unes contre les autres, le Parlement de Paris se prononce seulement le 25 février 1616 en faveur du nouveau marquis d’Havré, lequel réclame dès lors le titre de duc de Croÿ. Les Arenberg continueront tout simplement à utiliser le titre de duc de Croÿ, et l’affaire ne se règlera pas jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, sans pour autant empêcher les relations quotidiennes et cordiales entre les familles et leurs branches. A l’instar de son père, le nouveau marquis puis duc d’Havré joue un rôle entre la Lorraine et l’Espagne : une conférence sur les « terres de surséance » est une nouvelle fois organisée en 1614 à Fontenoy-le-Château et mène à un nouveau traité de partage, qui, dans les faits, ne sera pas non plus reconnu. Après la mort de Charles-Alexandre d’Havré en 1624, le titre de duc de Croÿ va, selon l’usage en ligne masculine, à son frère Ernest, tandis que sa fille épouse successivement deux frères de la branche Croÿ-Solre pour éviter de diviser davantage l’héritage. Conclusions En raison de l’agrégation de seigneuries par-delà les frontières, les membres de la noblesse sont très souvent impliqués sur différents fronts dans les guerres civiles et les guerres de religion, à l’instar du marquis d’Havré qui détient des terres en Hainaut, en Brabant et en Lorraine. Il passe sa vie entre Bruxelles, Paris et Nancy, sièges de différentes cours européennes, entre ses domaines d’Havré, Fénétrange et Fontenoy, et entre Madrid, Londres et Ratisbonne pour

97 M. Marini, « Female Authority in the Pietas Nobilita : Habsburg Allegiance during the Dutch Revolt », Dutch Crossing, 34 (2010), p. 5-24. 98 A. Benoît, « Note sur le véritable endroit ou mourut Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré », Annuaire de la Société d’Histoire et d’archéologie lorraine, 5 (1893), p. 21-25.

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ses missions diplomatiques, en traitant les questions de guerre et de paix non pas comme de la gouvernance interne de la monarchie hispanique, mais en interaction avec les évènements des pays voisins. Comme fils posthume du premier duc d’A arschot et comme gentilhomme hennuyer, le marquis se trouve à la croisée des gouvernements de Bruxelles et Madrid. Il est ainsi celui qui part en mission en 1575 dans l’espoir d’obtenir davantage de concessions du roi Philippe II, mais il ne peut finalement qu’annoncer la venue d’un nouveau gouverneur de « sang royal ». Pendant le conflit entre Philippe II et les États Généraux, qui contestent l’autorité des gouverneurs des Habsbourg dès 1576-1577, il décide de joindre ces derniers, devenant un diplomate important auprès d’Elisabeth Ière et de ses pairs des provinces francophones des Pays-Bas. Ses idées politiques sur la pacification aux Pays-Bas restent les mêmes jusqu’à la fin de sa vie : il veut faire accorder aux Pays-Bas une place prestigieuse dans l’empire des Habsbourg d’Espagne, et un rôle prééminent pour la noblesse dans l’armée et le gouvernement au sein d’une monarchie tempérée. Bien qu’il défende toujours les intérêts du catholicisme, il est enclin à faire des concessions aux « rebelles » jusqu’en 1579 ; et jusqu’au moins 1594, il est convaincu que des négociations de paix avec les Provinces-Unies peuvent mettre fin à ce conflit. De par les connexions familiales de sa mère et de son épouse en Lorraine et celles de son père à l’intérieur du Saint-Empire, le marquis d’Havré considère les guerres de religion au niveau européen. Quand la position du gouverneur général don Juan devient insoutenable, Havré et Aarschot envoient leurs hommes à Matthias d’Autriche à la Cour de Vienne pour en faire le nouveau gouverneur des Pays-Bas. Lorsqu’Havré a des problèmes avec le roi ou les États Généraux, il s’enfuit vers des enclaves impériales. Il prend bien souvent ses affaires familiales en Lorraine comme excuse, comme l’a fait Guillaume d’Orange en 1567 en quittant les Pays-Bas pour Dillenbourg. Comme d’autres nobles, il utilise ainsi les frontières comme une ressource politique en temps de crise. Finalement, il aide à étendre et diversifier l’ancrage territorial de sa « famille de frontière », tout en veillant au maintien de la maison de Croÿ. Au début de sa carrière politique, Havré se réfère toujours à son demi-frère, de vingt-trois ans son aîné, qui ressemble parfois davantage à un père de substitution. Après la mort de celui-ci en 1595, le marquis peut s’émanciper et mener une politique qui est principalement tournée vers ses propres héritiers. Il ne reçoit finalement que les titres de marquis et de Reichsfürst, et non celui de duc ou de « grand ». Après avoir marié sa fille à son cousin, devenu quatrième duc d’Aarschot, il hérite une partie des titres à la mort de ce dernier, parce que ni l’un ni l’autre ne veulent les voir transférés à la famille d’Arenberg. Havré et surtout son fils utilisent une vieille stratégie en préemptant les juridictions des Pays-Bas grâce à l’intervention du Parlement de Paris et remportent alors le titre contesté de duc de Croÿ dans leur lignée. Ainsi, Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, fournit l’exemple d’une trajectoire transrégionale, au cours de laquelle il croise habilement les nombreuses frontières de la mosaïque qu’est l’Europe des Temps Modernes afin de négocier la « paix ».

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Partie III

Femmes aristocrates engagées, médiatrices, marginales

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Le rôle des femmes dans les ambitions transrégionales d’un prince calviniste, Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539–1567) Certains acteurs des Guerres de Religion comme Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539-1567) ont considérablement contribué à déstabiliser le pouvoir royal pendant les troubles, grâce notamment à leur maîtrise d’espaces situés aux frontières du royaume de France. Indéniablement, ce contrôle leur conférait un pouvoir dont le prince de Porcien s’est largement prévalu à la fois pour défendre la cause réformée et pour se distinguer dans la société de son époque. Il n’est qu’à citer un épisode survenu vers la fin de sa vie, qui le voit impliqué dans la fortification du château de Linchamps, appartenant à sa femme et situé entre royaume de France et Pays-Bas espagnols, pour s’en rendre compte. Il nous est rapporté par l’ambassadeur de Mantoue auprès de Charles IX : Il est vrai qu’il y a un certain mécontentement de la part de sa majesté envers le prince de Porcien […] car ce dernier voudrait fortifier un lieu dénommé Linchamps, une place forte très puissante […]. Ledit Linchamps est un lieu qu’on lui a attribué suite au partage de la maison de Nevers, lequel ne reconnaît que Dieu comme seigneur suprême. Toutefois sa majesté dont le prince est sujet lui a commandé de ne pas le fortifier et lui ne voudrait pas désister parce que ça serait d’un côté un lieu de retraite pour les huguenots et aussi parce qu’étant situé sur un passage de la Meuse où ledit de Porcien pourrait faire un Mont Alban en temps de guerre et peut-être aussi en temps de paix et il a tellement envie de fortifier ledit lieu qu’il dit vouloir plutôt perdre tous les autres biens qu’il a en France […] et il n’arrête pas de braver en disant qu’il aura un nombre infini d’huguenots qui l’aideront1. Pourtant, le destin de ce personnage incontournable du début des Guerres de Religion et figure de proue du parti huguenot jusqu’à sa mort, a été quelque peu négligé par l’historiographie, à exception de l’étude biographique que lui a consacrée Jules Delaborde et des analyses très pertinentes offertes en 1989 par



1 Mantoue, Archivio di Stato di Mantova, Archivio Gonzaga, busta 654, fol. 124r°-125r° : dépêche d’Ippolito Galvagno au duc de Mantoue, Coulommiers, 25 avril 1567. Ce passage, en italien dans la version originale, a été traduit par nos soins.

Tomaso Pascucci • Université de Franche-Comté Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 263-282.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120970

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Kristen B. Neuschel sur quelques aspects de son parcours politique2. Cependant, le travail de Delaborde s’arrête à l’année 1561 et appelle de nombreuses réserves en raison d’une approche dénuée d’esprit critique, tandis que l’enquête de Neuschel ne saurait, à elle seule, épuiser la richesse du sujet, loin s’en faut. Si bien qu’en l’état actuel de la recherche, plusieurs zones d’ombre persistent non seulement sur des thématiques essentielles telles que les capacités patrimoniales d’Antoine de Croÿ, les circonstances de son adhésion à la Réforme et au parti huguenot ou les relations entretenues par lui avec les autres branches de la maison de Croÿ, mais aussi sur certaines composantes de sa biographie. Un cruel défaut de sources explique en grande partie ces lacunes : point de registres comptables détaillant les recettes et dépenses générales de la maison du prince de Porcien, de chartriers ou de collections bien nourries de correspondances se rapportant à lui. En dépit de cette pénurie, une dynamique se dégage avec force de la documentation disponible, à savoir l’attraction exercée par la frontière sur le prince de Porcien. Celle-ci le conduit, ainsi que son père avant lui, à élaborer une politique d’expansion territoriale spécialement centrée sur la frontière, dont l’instrument principal est l’alliance matrimoniale conclue avec des maisons implantées aux limites nord-est du royaume de France. En cela, le prince de Porcien, et son père avant lui, emboitent le pas des noblesses transrégionales qui ont fait du contrôle des axes frontaliers – un capital identitaire chez eux – le fondement de leur prestige et de leur pouvoir et dont les analyses de Jonathan Spangler et Violet Soen se sont faits particulièrement l’écho3. Cependant, l’obtention d’honneurs mondains ne paraît pas avoir été le seul moteur derrière la volonté de notre prince de s’offrir une assise territoriale encore plus vaste. S’il s’évertue à renforcer sa domination (trans)frontalière, c’est également pour en faire profiter la cause huguenote qu’il a vigoureusement 2 J. Delaborde, « Antoine de Croy, prince de Porcien », Bulletin de la société de l’histoire du protestantisme français, 18 (1869), p. 1-26, 124-137 et 513-529 ; K. B. Neuschel, Word of Honor. Interpreting Noble Culture in Sixteenth-Century France, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1989, p. 53-59 et 179-181. À voir aussi : P. Sabourin, « Antoine II de Croy, un prince ardennais calviniste. Quelques éléments de biographie », Terres ardennaises. Revue d’histoire et de géographie locales, 93 (2005), p. 65-70 ; T. Pascucci, « Basculement confessionnel et engagement politique au début des guerres de Religion : le cas d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien », Revue historique, 687 : 3 (2018), p. 593-620 et maintenant aussi, O. Jurbert, « Élever sa maison et s’engager pour la cause réformée : approches nouvelles sur Antoine de Croÿ, prince de Porcien (c. 1539-1567) », dans ce même volume, p. 127-153. 3 Voir, entre autres : J. Spangler, « Those in Between : Princely Families on the Margins of the Great Powers – The Franco-German Frontier, 1477-1830 », in C. H. Johnson. D. Warren Sabean, S. Teuscher et F. Trivellato (éd.), Transregional and Transnational Families in Europe and beyond. Experiences since the Middle Ages, New York-Oxford, Berghahn, 2011, p. 131-154 ; V. Soen et H. Cools, « L’aristocratie transrégionale et les frontières. Le processus d’identification politique dans les maisons de Luxembourg-Saint-Pol et de Croÿ (1470-1530) », in V. Soen, Y. Junot et F. Mariage (éd.), L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles, Villeneuve d’A scq, Université Charles de Gaulle-Lille 3-Revue du Nord, 2014, p. 209-228 ; Id., « La nobleza y la frontera entre los Países Bajos y Francia : las casas nobiliarias Croÿ, Lalaing y Berlaymont en la segunda mitad del siglo XVI », in V. FÁvarò, M. Merluzzi et G. Sabatini (éd.), Fronteras. Procesos y prácticas de integración y conflictos entre Europa y América (siglos XVI-XX), Madrid, Fondo de Cultura Económica-Red Columnaria, 2017, p. 427-436.

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épousée dans la décennie 1560. Or, pour cette dernière le franchissement plus aisé des frontières devient très vite un enjeu vital. Dès lors, on devine l’attitude du prince de Porcien à l’égard de la Couronne de France sous les auspices de laquelle sa lignée a pris corps. Pour lui, le devoir d’obéissance à Dieu se pose de façon prioritaire. Si l’allégeance aux Valois n’est donc pas une donnée fixe chez Porcien, en revanche l’attrait de la frontière est un élément qui structure son existence et qu’il convient d’analyser parallèlement aux ressorts qui lui donnent une expression concrète. Dans le cas d’Antoine de Croÿ, ces ressorts coïncident largement avec les personnes respectives de sa mère et de son épouse, Françoise d’Amboise ( ?-1566) et Catherine de Clèves (1549-1633). Toutefois, loin de n’avoir été, en leur qualité d’héritières, que des vecteurs d’accroissement du patrimoine foncier d’Antoine de Croÿ sur les marches du royaume, ces deux femmes ont de manière générale facilité l’ascension politique et sociale du prince de Porcien. Aussi, il importe d’examiner dans quelles conditions Françoise d’Amboise et Catherine de Clèves intègrent la maison de Croÿ-Porcien et comment elles arrivent à appuyer les ambitions transrégionales du prince de Porcien et son statut de chef du parti huguenot. Cela ne veut pas dire pour autant que ces deux figures constituent l’unique fondement de l’ascension politique du prince de Porcien. D’autres facteurs entrent en ligne de compte, mais cette contribution se concentre surtout sur l’important rôle joué par ces femmes dans la percée du ce prince, personnage-clef de ce volume. Vers une diversification de l’ancrage frontalier : l’apport de Françoise d’Amboise L’origine de la fortune foncière des Croÿ-Porcien, une branche cadette de la maison de Croÿ issue de partages arrachés à coups d’arrêts à la lignée principale et non pas d’une stratégie délibérée de déployer les rameaux d’une grande maison, est suffisamment bien connue pour pouvoir ici s’en affranchir4. Il en va de même pour les circonstances qui ont favorisé l’ascension au xve siècle de la branche principale, d’abord au service des ducs de Bourgogne, ensuite des Habsbourg, avec toutefois des interludes français5. Néanmoins, il convient de rappeler que l’établissement de la branche cadette des Croÿ-Porcien prend forme entre 1528 et 1556, suite à un procès intenté par Charles de Croÿ, le père du prince de Porcien, contre son frère ainé, le premier duc d’A arschot, pour cause de partage de la succession de leurs parents et de leur oncle, mort sans postérité. Le procès 4 V. Soen, « The Chièvres Legacy, the Croÿ Family and Litigation in Paris. Dynastic Identities between the Low Countries and France (1519-1559) », in L. Geevers et M. Marini (éd.), Dynastic Identity in Early Modern Europe. Rulers, Aristocrats and the Formation of Identities, Farnham, Ashgate, 2015, p. 87-102. 5 V. Soen, « La Causa Croÿ et les limites du mythe bourguignon : la frontière, le lignage et la mémoire (1465-1475) », in J.-M. Cauchies et P. Peporte (éd.), Mémoires conflictuelles et mythes concurrents dans les pays bourguignons (ca. 1380-1580), Neuchâtel, Publications du Centre Européen d’Études Bourguignonnes, 2012, LII, p. 81-97.

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Fig. 11.1 et 11.2  Portraits de Charles de Croÿ, baron de Montcornet, et de Françoise d’Amboise, père et mère d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers?, c. 16061612]. © Collection privée, photos Yves Junot/Violet Soen.

s’étant soldé par une victoire judiciaire de Charles de Croÿ, une série d’accords lui attribue une partie des biens immobiliers détenus par la maison de Croÿ en Champagne, notamment le comté de Porcien et la baronnie de Montcornet, ainsi que le comté de Seninghem (ou Senighien) situé en Artois, donc en dehors du royaume de France. À la faveur de ce partage, le père du prince de Porcien vient formellement grossir les rangs de la noblesse champenoise qui, tout en servant les Valois, cultive un réseau relationnel transrégional, ainsi que des intérêts fonciers outre-frontière. Cet événement, toutefois, parachève l’entreprise d’enracinement de Charles de Croÿ déjà à l’œuvre dans cette province frontalière. Une telle démarche ne se vérifie pas en scrutant une éventuelle politique d’acquisition foncière lancée par lui ou à travers l’exercice de charges gouvernementales qu’il aurait occupées sur des postes de frontière champenois. Faute de sources, on ne peut s’y intéresser. C’est plutôt par l’analyse des alliances matrimoniales par lui contractées qu’une telle dynamique s’exprime. Comme l’a fait remarquer Violet Soen à propos du premier mariage de Charles de Croÿ avec Renée de la Marck, le futur comte de Porcien « did not particularly gain anything from the marriage contract » et

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il est probable que son capital social n’en soit pas sorti, lui non plus, tellement enrichi, le couple n’ayant pas généré de postérité6. Toutefois, on peut supposer que Charles de Croÿ a espéré tirer de ce mariage, célébré en 1529, des nouvelles attaches familiales et clientélaires susceptibles d’asseoir son influence locale en voie de formation. Il ne faut pas oublier que cette première femme est issue d’une vieille maison nobiliaire possessionnée dans les Ardennes. Si cette première alliance semble donc déjà représenter un premier pas esquissé par Charles de Croÿ en direction d’une consolidation frontalière, la seconde en 1538 s’inscrit, à ne pas s’y méprendre, dans cette logique. La seconde épouse, mère du prince de Porcien, appartient à une vieille maison champenoise, dont certains membres ont connu des carrières ecclésiastiques et politiques de premier plan. Il suffit de rappeler le grand-oncle paternel de Françoise, Georges Ier d’Amboise, qui fut le principal conseiller de Louis XII, ou bien ses oncles paternels Jean et Georges II, le premier évêque de Langres et duc et pair de France, et le second cardinal-archevêque de Rouen. Mais Françoise d’Amboise est surtout l’héritière de plusieurs seigneuries, parmi lesquelles priment les baronnies de Reynel et de La Fauche, sises toutes deux à la frontière entre le royaume de France et le duché de Lorraine7. La baronnie de La Fauche abrite même une place forte conséquente, « l’une des plus solides […] du Bassigny »8. Dès lors, on mesure le potentiel inscrit dans cette alliance qui pourrait entrainer un élargissement des possessions frontalières de la maison de Croÿ-Porcien. On emploie le conditionnel, car le transfert de l’héritage de Françoise d’Amboise, ou du moins une partie de celui-ci, ne va pas de soi. Non seulement il implique la naissance d’un fils du nouveau couple, susceptible de recueillir l’héritage maternel, ce qui est chose faite vers la fin de 1539 9, quand le futur prince de Porcien voit le jour, mais il ne peut en outre théoriquement faire abstraction d’un fait important : au moment de convoler en secondes noces Françoise d’Amboise a déjà une postérité, y compris masculine, qui va d’ailleurs survivre au prince de Porcien. À vrai dire, la progéniture issue du premier mariage de Françoise d’Amboise, tout comme l’entité de son patrimoine, ont prêté à de nombreuses confusions de la part des historiens à partir du xixe siècle10, si bien que cet aspect mérite qu’on s’y attarde quelque peu. Sur ces matières, le

6 Soen, « The Chièvres Legacy », op. cit., p. 98. 7 À une date inconnue, mais avant avril 1561, la baronnie de Reynel est érigée en marquisat. En fait foi un acte notarié passé par Antoine de Croÿ, où il s’intitule, entre autres, marquis de Reynel. Voir : Archives Nationales (AN), Minutier Central, Étude VIII, 88, fol. 33v°. 8 L. Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvie et xviie siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 102. 9 Pascucci, « Basculement confessionnel », op. cit., p. 596 ; Jurbert, « Elever sa maison », dans ce même volume, p. 127-153, note 9, qui montre que l’enfant est déjà né en janvier 1540. 10 À titre d’exemple, cf. Bourquin, Noblesse seconde, op. cit., p. 40, 84-85 et 102, par ailleurs très sérieux.

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tom a s o pascucc i  Jean d’Amboise, seigneur de Bussy et Reynel

Jacques d’Amboise,

Georges II d’Amboise,

seigneur de Bussy et Reynel († 1515)

cardinal et seigneur de Bussy († 1550)

1

Renée d’Amboise, = Jacques de Clermont, dame de Bussy († 1561)

seigneur de Gallerande

2

René de Clermont, = Françoise d’Amboise, = Charles de Croÿ, seigneur de dame de Reynel seigneur de Saint-Georges († 1566) Porcien et Montcornet († 1558)

Louis de Clermont d’Amboise, seigneur de Bussy († 1579)

Antoine de Croÿ prince de Porcien († 1567)

Antoine de Clermont (dit Bussy), marquis de Reynel († 1572)

Antoine de Clermont, Anne de Clermont, Adrienne de Clermont, moine défroqué et ép. religieuse homme de guerre Anne de Bauffremont, seigneur de Listenay

Fig. 11.3  Généalogie simplifiée des familles d’Amboise et de Croÿ

testament inédit de Françoise d’Amboise11, associé à d’autres sources, apporte un éclairage fiable. Mariée en premières noces à René de Clermont, seigneur de Saint-Georges, Françoise d’Amboise a enfanté deux garçons et deux filles. L’ainé de la fratrie, Antoine de Clermont-d’Amboise, appelé Bussy par sa mère et par le prince de Porcien, va entretenir avec Françoise et notre prince de très bons rapports dans la décennie 1560 et partager l’engagement d’Antoine de Croÿ au sein du parti huguenot. Il fait partie du groupe de gentilshommes qui s’associent au prince de Condé lors de sa prise d’armes au printemps 156212. Mais de manière générale il est sur tous les fronts investis par les huguenots durant les trois

11 BnF, ms. fr. 4791, fol. 61r°-75r : copie du testament signé par Françoise d’Amboise à Paris le 12 décembre 1565. 12 Une liste non exhaustive de ce groupe a été publiée dans : D. Potter, « The French Protestant Nobility in 1562 : The ‘Associacion’ de Monseigneur le Prince de Condé’ », French History, 15 : 3 (2001), p. 313-328.

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premières guerres civiles, comme le rapporte Agrippa d’Aubigné13. En tout cas, il noue avec Antoine de Croÿ des relations si intimes, du moins dans la décennie 1560, que ce dernier, dépourvu de postérité, va le désigner dans son testament comme son « héritier universel »14. Il lui destine, par conséquent, même les biens qui de droit doivent revenir au chef de la branche principale de Croÿ, soit le duc d’Aarschot. Bien évidemment ladite disposition n’est pas suivie d’effets pour la partie des biens agnatiques, mais elle n’est pas moins révélatrice de la place capitale qu’Antoine de Clermont-d’Amboise occupe dans la vie du prince de Porcien. En revanche, à la mort du prince de Porcien, Antoine de Clermont-d’Amboise doit concrètement hériter des biens que ce dernier a reçus de Françoise d’Amboise, notamment le marquisat de Reynel et la baronnie de La Fauche. Quant au deuxième fils de Françoise d’Amboise, lui aussi prénommé Antoine, il est destiné à la vie ecclésiastique, qu’il embrasse pour quelque temps en entrant «  en religion en l’abbaie de Sainct Benigne de Dijon en laquelle il a faict profession expresse  » 15. Mais d’après le testament de Françoise d’Amboise, il quitte la vie religieuse, vraisemblablement au début des Guerres de Religion, pour s’adonner au métier des armes et vivre de façon malhonnête. Quoi qu’il en soit, sa mère l’accuse dans son testament d’avoir commis nombreuses exactions, y compris contre sa propre personne, ce qui la conduit à le déshériter 16, non sans l’avoir d’abord trainé devant les tribunaux, comme en témoignent deux lettres de l’année 156417. S’agissant des deux filles de Françoise d’Amboise, prénommées Anne et Adrienne, la première épouse avant 1557 Anne de Bauffremont, seigneur de Listenay, qu’on retrouve en 1557 en Italie, enrôlé dans la compagnie du duc de Guise18. La seconde, est signalée dans le testament de sa mère comme religieuse dans « l’abbaye de Sainct Jehan d’Authun  »19. Ainsi, Françoise d’Amboise dispose d’une progéniture nombreuse au moment de convoler en secondes noces, mais ce fait n’empêche pas les Croÿ-Porcien de récupérer les terres frontalières qu’elle possède. En effet, pour une raison qu’on ignore, faute de sources, elle lègue à Antoine de Croÿ, par deux donations entre vifs datées du 8 mars 1540 et du 8 avril 1553, sinon la totalité de ses biens mobiliers et immobiliers, du moins la partie la plus éminente de ceux-ci,

13 A. d’Aubigné, Histoire universelle, éd. A. Thierry, Genève, Droz, 1985, III, p. 71, 133, 171, 184 et 186. 14 BnF ms. fr. 5121, fol. 191r° : copie du testament signé par le prince de Porcien à Paris le 28 avril 1567. 15 BnF, ms. fr. 4791, fol. 68v°. 16 BnF, ms. fr. 4791, fol. 68v°-70r° : pour les passages du testament concernant son second fils. 17 BnF, ms. fr. 3632, fol. 139r° : lettre de Françoise d’Amboise au prince de Porcien, Reynel, 31 mars [1564] ; BnF., ms. fr. 3632, fol. 51r° : lettre de la même au même, Paris, 3 juin [1564]. 18 Ceci émerge dans : Modena, Archivio di Stato di Modena, Archivio segreto estense, Cancelleriasezione estero, Carteggio con principi esteri, busta 1568/13, nn. : lettre de François de Lorraine, duc de Guise, au duc de Ferrare, du camp près de Ferme, juillet [1557]. 19 BnF., ms. fr. 4791, fol. 70r°.

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avec à leur tête les baronnies de Reynel et La Fauche20. Hormis l’usufruit que Françoise d’Amboise se réserve d’une partie de sa fortune, une dot de 30 000 livres qu’elle garantit à sa fille Anne de Clermont et une rente viagère de 40 livres qu’elle destine à son autre fille Adrienne de Clermont, déjà religieuse à Autun, le restant est transféré au futur prince de Porcien. Qu’en est-il de Bussy, le fils aîné de Françoise d’Amboise, point mentionné dans la donation ? A-t-il été évincé en 1553 de la succession de sa mère ? Si son nom refait surface dans le testament déjà cité de sa mère pour y être institué héritier universel, c’est sans toutefois porter préjudice à la donation de 1553. Or, celle-ci est si substantielle que la qualité d’héritier universel acquise par Bussy à la fin de l’année 1565 fait pâle figure. De toute évidence Françoise d’Amboise a investi presque tout son bien dans la consolidation de la maison de Croÿ-Porcien au détriment de son aîné, qui ne semble pas non plus avoir beaucoup récolté de la succession de son père. Comment l’expliquer ? Une mésentente entre Bussy et Françoise d’Amboise ? Ceci semble peu vraisemblable. L’aîné de la fratrie Clermont-d’Amboise a été très proche de sa mère, comme en témoignent quelques lettres écrites en 1564 par Françoise d’Amboise au prince de Porcien21. La réponse se trouve très certainement ailleurs. Sans que l’on puisse apporter des preuves concrètes à ce sujet, il semble néanmoins loisible de supposer que Françoise d’Amboise ait investi ses ressources dans le fils dont la carrière se profilait comme la plus prometteuse. Et cela avant même les Guerres de Religion et à plus forte raison pendant celles-ci, qui propulsent Antoine de Croÿ sur les devants de la scène politique nationale et internationale. Au passage, il est intéressant de noter que l’aîné de la fratrie Clermont-d’Amboise, qui aurait eu toutes les raisons de contester les choix successoraux de sa mère, semble avoir accepté de bon gré l’avantage concédé à son frère utérin. On ne connaît pas grand-chose de l’horizon social de la lignée fondée par René de Clermont, seigneur de Saint-Georges, mais tout porte à croire qu’il a été constamment moins reluisant par rapport à celui des Croÿ-Porcien. Si bien qu’on peut imaginer une configuration dans laquelle Bussy aurait misé sur un frère, peut-être mineur, mais doté d’un rang plus élevé et d’un réseau plus important, dont il aurait pu à terme bénéficier, selon une logique déjà remarquée par Jonathan Spangler à propos du comte d’Armagnac au xviie siècle22. Cependant, une telle perception des rapports de forces, qu’on devine entre les Clermont-d’Amboise et les Croÿ-Porcien, est toute relative et ne saurait oblitérer un fait. À la mort de Charles de Croÿ en 1558, et après les donations de Françoise d’Amboise, leur fils Antoine récolte une assise territoriale allant de la Champagne à l’Artois, en passant par les Ardennes, qui fait de lui un seigneur 20 AN, Châtelet de Paris, Y 86, fol. 156ro-158ro et BnF., ms. fr. 4788, fol. 80r°-91r°. 21 Voir BnF, ms. fr. 3196, fol. 60r°, 62r°-62v°, 64r°-64v° ; BnF, ms. fr. 3632, fol. 50r°-51v°, 139r°-139v° ; BnF, ms. fr. 3634, fol. 147r°. 22 J. Spangler, The Society of Princes. The Lorraine-Guise and the Conservation of Power and Wealth in Seventeenth-Century France, Farnham, Ashgate, 2009, p. 116-123.

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de la frontière plus imposant que ne l’a été son père auparavant. Mais malgré ce capital foncier élargi sur des zones frontalières grâce à la politique matrimoniale avisée de Charles de Croÿ et au dévouement de Françoise d’Amboise à l’égard d’Antoine de Croÿ, le futur prince de Porcien n’est pas encore en mesure de se prévaloir de son ancrage frontalier pour parvenir à de plus hautes dignités, et à ce moment-là, il ne pèse pas très lourd à la Cour des Valois. Bien des années après son décès, sa veuve Catherine de Clèves-Nevers s’exprime ainsi sur l’écart de qualité entre leurs deux lignages : Il faut considerer les qualitez des parties, la grandeur de la maison de Nevers à l’esgard de celle dudict feu sieur Prince de Portien, lequel sans difficulté se resentoit grandement honoré de pouvoir parvenir à si haute, si illustre, & si grande alliance, laquelle, cessant l’accord & convention de ce procez, il n’eust pas seulement osé penser & pretendre, tant s’en faut qu’il eust peu esperer23. Peu flatteur, le portrait dressé par sa veuve souffre peut-être un peu du contexte au sein duquel il prend forme. Toutefois, il révèle ce que d’autres témoignages confirment, à savoir qu’à la veille de son mariage, Antoine de Croÿ n’a pas la carrure suffisante pour briguer une telle alliance. Pourtant, il réussit à s’allier avec la maison des Clèves-Nevers et par la même occasion il poursuit le travail déjà entrepris par son père afin de renforcer la puissance (trans)frontalière de la branche cadette des Croÿ-Porcien. Comment y parvient-il ? Un puissant levier : l’amitié avec les Guise Antoine de Croÿ est tellement identifié avec le parti huguenot et les luttes confessionnelles qu’on en vient presque à oublier que les Croÿ-Porcien ont bel et bien entretenu des relations assez étroites avec la maison de Guise-Lorraine, au moins jusqu’au début du règne de Charles IX. Or, cet aspect, délaissé par l’historiographie24, paraît essentiel dans leur parcours. Il est difficile de reconstituer l’origine et la nature du lien qui s’établit entre eux. Néanmoins, il semble fondé de penser que ces liens se sont noués notamment en raison de la proximité de leurs possessions féodales respectives, le duché de Guise touchant la baronnie de Montcornet et la baronnie de Reynel avoisinant la principauté de Joinville. La contiguïté entre ces terres est si opérante qu’en 1553, par exemple, un sujet de Charles de Croÿ se rend coupable d’avoir fait fuir le gibier des terres du duc de Guise après avoir franchi les limites des terres du « conte de Senighan » pour

23 BnF, 4-FM-14869, p. 8-9 : Factum Pour madame la Duchesse de Guyse ayant les droicts cedez de defunct monsieur le Prince de Portien son premier mary, demanderesse au principal, & defenderesse à l’entherinement d’unes lettres Royaux de rescision, d’une part Contre Messire Philippes de Croy Duc d’Ascot defendeur au principal, & demandeur à l’entherinement desdictes lettres Royaux de rescision, d’autre. Ce factum est sans date, mais il a été composé après 1588. 24 Sauf par S. Carroll, « ‘Nager entre deux eaux’ : the Princes and the Ambiguities of French Protestantism », Sixteenth Century Journal, 44 : 4 (2013), p. 986

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aller chasser25. Mais un autre événement marque peut-être un tournant, à savoir l’alliance contractée en 1541 par l’une des filles du premier duc de Guise avec le duc d’A arschot, cousin germain de Charles de Croÿ26. Faute de sources, on ne saurait en mesurer l’incidence, mais il se peut que ce fait ait renforcé l’association entre les Croÿ-Porcien et les Guise-Lorraine en y insufflant des éléments ayant trait à la parenté. On en discerne une manifestation à l’occasion d’échanges épistolaires entre les parents du prince de Porcien, le deuxième duc de Guise et la mère de ce dernier où, parmi les formules de politesse employées, se glissent parfois les mots « cousyn » et « cousine »27. Quant à la nature du lien, il s’avère délicat de le cerner dans la mesure où il se caractérise par une certaine fluidité. À l’évidence, il s’agit d’une relation inégalitaire et de dépendance où les services rendus profitent beaucoup plus aux Croÿ-Porcien, si bien qu’on est tenté d’avancer le terme de clients à leur égard. Il n’en demeure pas moins que dans certaines circonstances, les Croÿ-Porcien agissent comme des amis des Guise-Lorraine28, en leur rendant service sur des questions d’ordre financier ou féodal, comme par exemple un échange de terres entre eux29 ou bien un « delay de deux ans donné par monsr le conte et contesse de Senighan en faveur de monseigneur le duc de Guyse de rachepter envers madame de Rochefort la somme de VIIIC XX livres de rente »30. Dans le cas plus spécifique de Françoise d’Amboise et Antoinette de Bourbon, on peut même déceler dans leurs échanges des traits de l’ordre de l’affectivité31. Quoi qu’il en soit, tout au long des années 1550, les Guise-Lorraine viennent fréquemment en aide aux Croÿ-Porcien ou sont sollicités par eux pour des démarches se rapportant à la faveur monarchique, aux cercles décisionnels parisiens et aux potentats étrangers32. Les Croÿ-Porcien ne semblent pas avoir à l’époque d’autres patrons à la Cour de France, hormis les Guise-Lorraine, dans le sillage desquels ils essayent de prospérer. Les éléments dont on dispose démontrent sans équivoque que les Croÿ-Porcien récoltent les fruits de cette relation. L’un d’eux mérite d’être décrit ici, car il va jouer un rôle de premier plan dans l’établissement de la fortune du prince de Porcien et de son statut de maître redouté de la frontière. Pleinement 25 M. Meiss-Even, Être ou avoir. Les ducs de Guise et leur paraître (1506-1588), thèse de doctorat, Université François Rabelais de Tours, 2010, p. 77 ; maintenant Les Guise et leur paraître, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais – Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013. 26 De cette union naît Charles-Philippe de Croÿ, cf. Soen, « Négocier la paix », 235-259. 27 Voir, par exemple : BnF, ms. Clairambault 347, fol. 93r° : lettre de Charles de Croÿ, comte de Seninghem, au duc de Guise, Château-Porcien, 3 septembre 1553 ; BnF, ms. fr. 20648, fol. 42r° : lettre du même au même, Reynel, 5 juillet ; BnF, ms. fr. 20641, fol. 45r° : lettre de Françoise d’Amboise à Antoinette de Bourbon, duchesse douairière de Guise, Reynel, 5 juillet ; BnF, ms. fr. 3212, fol. 70r° : lettre d’Antoinette de Bourbon à Françoise d’Amboise, Joinville, 13 février 1560. 28 Selon l’acception que l’amitié recouvre à l’époque, cf. A. Boltanski, Les ducs de Nevers et l’État royal. Génèse d’un compromis (ca. 1550-ca. 1600), Genève, Droz, 2006, p. 228-231. 29 BnF, ms. fr. 20520, fol. 68r° : lettre de Françoise d’Amboise au duc de Guise, Paris, 19 juillet. 30 Archives du Château de Chantilly, 2-A-021, fol. 108v°. 31 Sur ce lien étroit, voir : S. Carroll, Martyrs and Murderers. The Guise Family and the Making of Europe, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 45 et 94. 32 Voir, par exemple : BnF, ms. fr. 20641, fol. 45r° ; BnF, ms. fr. 20554, fol. 131r°.

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cueilli par le prince à une date où l’on peut légitimement penser que les relations avec les Lorrains se sont déjà fortement dégradées, prises dans la tourmente des luttes confessionnelles, son mariage contracté avec Catherine de Clèves n’est pas moins révélateur de l’apport considérable apporté par les Guise à sa carrière. À priori, tout s’oppose à cette union d’Antoine de Croÿ avec Catherine de Clèves, à commencer par le moindre rang du futur époux et l’habitude des Clèves-Nevers de s’allier avec les Bourbons. Néanmoins, Ariane Boltanski y voit la volonté de deux maisons qui disposent en Champagne de terres avoisinantes de s’associer afin de consolider leur influence régionale33. Si cette motivation n’est pas dénuée d’une certaine justesse concernant le prince de Porcien, il faut la préciser et la ramener à une situation bien spécifique: le procès opposant depuis trente ans ces deux maisons, et dont l’issue risque d’affaiblir le patrimoine foncier de la maison de Nevers et d’augmenter conjointement celui de la maison de Croÿ-Porcien. L’enjeu bien affiché de l’alliance matrimoniale est donc celui de limiter les dégâts pour la maison de Nevers, au cas où le verdict du procès serait favorable au prince de Porcien34. En témoigne le contrat de mariage qui en découle, où les conventions réglant la vieille querelle occupent plus d’un tiers du dispositif global35, et le regard porté a posteriori par Catherine de Clèves sur l’alliance « laquelle, cessant l’accord & convention de ce procez, il [Antoine de Croÿ] n’eust pas seulement osé penser & pretendre, tant s’en faut qu’il eust peu esperer »36. Toujours est-il, qu’à défaut de l’intervention des Guise-Lorraine, les Clèves-Nevers n’auraient peut-être jamais songé à une alliance matrimoniale comme instrument apte à régler le différend. En effet, plusieurs données convergent vers l’hypothèse selon laquelle les Guise-Lorraine ont donné un véritable coup de pouce à l’union. Une circonstance en inspire peut-être la résolution. À la charnière des décennies 1550 et 1560, voire bien avant, Catherine de Clèves réside à Joinville, placée auprès d’Antoinette de Bourbon par son père, parent et ami du duc de Guise, pour « tenir d’elle de sa belle et bonne nourriture et sages vertus »37. Pour sa part, Françoise d’Amboise s’y rend régulièrement pour visiter Antoinette de Bourbon38. Sur place, Françoise d’Amboise a vraisemblablement le loisir de faire la connaissance de Catherine de Clèves et d’échafauder avec la douairière de Guise le projet matrimonial. Cette dernière est une courtière de mariages réputée

33 Boltanski, Les ducs de Nevers, op. cit., p. 28. 34 Sur ce marathon judiciaire impliquant aussi les ducs d’A arschot, et dont Violet Soen a reconstruit les passages essentiels jusqu’en 1559, voir : Soen, « The Chièvres Legacy », op. cit. 35 BnF, ms. fr. 4508, fol. 129v°-132r°. 36 Voir BnF, 4- FM- 14869, p. 8-9 : Factum Pour madame la Duchesse de Guyse… 37 Œuvres complètes de Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, éd. L. Lalanne, Paris, Renouard, 1873, VI, p. 493-494 ; É. Durot, François de Lorraine, duc de Guise entre Dieu et le Roi, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 250-251. 38 La présence de Françoise d’Amboise à la table d’Antoinette de Bourbon n’est attestée que pour le mois de novembre 1553 et par deux fois au carême 1560. Voir : Meiss-Even, Être ou avoir, op. cit., p. 179 ; Carroll, « Nager entre deux eaux », op. cit., p. 986. Cependant, elle a dû fréquenter bien davantage la table des Guise.

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dans le milieu curial39 et, de par son rôle d’éducatrice vis-à-vis de Catherine de Clèves, elle est susceptible d’orienter le père de sa protégée vers une alliance matrimoniale avec Antoine de Croÿ. Elle s’y emploie activement. D’abord, elle œuvre avec son fils, le cardinal de Lorraine, à ce que les deux parties parviennent à un accord pré-matrimonial. En fait foi un mémoire contenant des propositions au sujet du mariage et du procès en cours, où l’arbitrage d’Antoinette de Bourbon et du cardinal est valorisé40. Cette première phase s’achève par la signature du contrat de mariage effectuée le 4 octobre 1560 par les deux futurs époux en la présence, entre autres, de toute la maison de Guise41. Ensuite, Antoinette de Bourbon s’active également pour la célébration des noces, comme l’atteste une lettre qu’elle adresse en février 1561 à Françoise d’Amboise42. En effet, pour une cause qu’il est difficile d’établir, presqu’un an s’écoule entre la signature du contrat de mariage et les noces qui ont finalement lieu le 7 septembre 1561 au château de Saint-Germain-en-Laye, d’après l’ambassadeur du roi d’Espagne43. Dans l’intervalle, la rupture entre les Lorrains et le prince de Porcien – sans oublier Françoise d’Amboise – est sans doute déjà consommée44, l’engagement confessionnel d’Antoine de Croÿ courant 1561 ayant vraisemblablement pris le pas sur les fidélités héritées de ses parents. Côté Croÿ des Pays-Bas, la même distanciation s’opère peut-être entre le prince calviniste et son grand-oncle Charles de Croÿ, évêque de Tournai, qui se fait porter absent pour ne pas assister au mariage45. Ce dénouement n’oblitère cependant pas le fait que le prince a pu épouser Catherine de Clèves en partie grâce à l’entremise des Lorrains qui, par ce dernier service rendu aux Croÿ-Porcien, permettent à Antoine de Croÿ d’obtenir une alliance susceptible de favoriser sa promotion sociale. Catherine de Clèves et les convoitises transfrontalières du prince de Porcien De prime abord, Antoine de Croÿ ne semble pas tirer de son mariage avec Catherine de Clèves des conditions particulièrement avantageuses du point de vue matériel. En premier lieu, Catherine de Clèves n’est pas une héritière au moment de la signature du contrat de mariage. En second lieu, le prince de

39 Neuschel, Word of Honor, op. cit., p. 80. 40 BnF, ms. fr. 22441, fol. 14r°. 41 Édité par Odile Jurbert dans ce volume. 42 G. de Pimodan, La mère des Guises, Antoinette de Bourbon 1494-1583, Paris, Honoré Champion, 1925, p. 279-280. 43 Archivo documental español. Negociaciones con Francia, Madrid, Editorial Maestre, 1950, II, p. 407 : dépêche de Thomas Perrenot de Chantonnay à Philippe II, Saint-Cloud, 10 septembre 1561. 44 Le refus d’Antoinette de Bourbon de participer à la cérémonie nuptiale, camouflé sous un faux prétexte, en constitue peut-être un indice. Voir à ce sujet la lettre qu’elle adresse au duc de Nevers le 1er septembre 1561 pour justifier son absence : « Anthoinette de Bourbon. Ses lettres à sa famille », Le cabinet historique, 14 : 1ère partie (1868), p. 278-279. 45 Archives Générales du Royaume à Bruxelles, PEA 280, fol. 228r : lettre de Charles de Croÿ à Marguerite de Parme, 16 juillet 1561. Document signalé par M. Meiss.

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Porcien ne décroche qu’une dot de 90 000 livres, bien maigre comparée à celle d’un montant de 210 000 livres, promise en 1563 à la sœur de Catherine, Henriette de Clèves, par leur frère Jacques Ier de Clèves46. Par ailleurs, 1/3 seulement des 90 000 livres entre dans la communauté conjugale et peut éventuellement être employé par l’époux. Le restant, soit 60 000 livres, demeure à l’épouse et à sa lignée. De plus, le contrat prévoit un payement de la dot étalé dans le temps : 20 000 livres versées le jour de la solemnisation des noces ; 20 000 livres supplémentaires un an après et ainsi de suite jusqu’à concurrence du montant assigné. En contrepartie de cette tout compte fait modeste dot, le prince de Porcien doit réserver à sa future femme un douaire considérable de 5 000 livres de rente47. L’alliance étant conclue principalement pour atténuer les effets d’un procès potentiellement préjudiciable au duc de Nevers, le contrat de mariage entend également régler cet aspect. À l’évidence, même sur ce front le prince de Porcien se voit contraint de faire des concessions considérables48. Ces conditions peu avantageuses pour le prince ne s’expliquent pas seulement en raison du caractère décidemment hypogamique de l’alliance. Elles sont probablement à mettre aussi sur le compte du piteux état des finances de la maison de Nevers, dont l’endettement est si pesant à partir de l’année 1560 que le Conseil privé du roi ordonne en 1564 la mise en place d’un bureau des finances spécialement mandaté pour résorber son énorme dette et conjurer la faillite49. On en veut pour preuve que, dès avril 1561, soit cinq mois avant la noce, certaines clauses du contrat signé en octobre 1560 font l’objet d’un amendement dans le cadre d’un acte notarié passé par le prince de Porcien et les procureurs du duc de Nevers50. Le nouveau dispositif annule une bonne partie de l’acquittement de la dot en numéraires et y substitue la cession de deux seigneuries situées en Picardie, « Briolx » (« Briaulx » ou Briost) et « Ressons », évaluées à 80 000 livres, la soulte de 10 000 livres étant payable en numéraire. Très certainement dans le but de limiter le mouvement vers l’extérieur de liquidités devenues essentielles pour rembourser les nombreux créanciers, le duc de Nevers a donc opté pour une solution moins dommageable pour la santé financière de sa maison, à savoir une petite amputation (temporaire) de son patrimoine foncier. Le prince de Porcien en sort-il plus avantagé ? Pas vraiment. D’un côté, les proportions entre communauté conjugale et biens propres à la future épouse restent inchangées, malgré la cession des seigneuries. De l’autre, les seigneuries citées sont transférées avec faculté de rachat de la part du duc de Nevers, qui se réserve la possibilité de les récupérer dans un délai de douze ans. Par conséquent, le prince de Porcien

46 R. R. Harding, Anatomy of a Power Elite. The Provincial Governors of Early Modern France, New Haven-London, Yale University Press, 1978, p. 144. 47 Édité par Odile Jurbert dans ce volume. 48 Les clauses du contrat de mariage portant sur le procès sont analysées dans : H. Cochin, Œuvres complètes de Cochin, avocat au parlement de Paris, Paris, Chez l’Éditeur-Fantin-H. Nicolle, 1822, V, p. 534-536. 49 Boltanski, Les ducs de Nevers, op. cit., p. 46-65. 50 AN, Minutier Central, Étude VIII, 88, fol. 33r°-34r°.

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peut légalement en disposer d’une façon très limitée. En fin de compte, d’un point de vue matériel, le prince de Porcien ne reçoit pas grand-chose de son mariage. Néanmoins, l’aspect pécuniaire ne saurait définir à lui seul la rentabilité d’une alliance. Le prince de Porcien s’associe avec une maison peut-être grevée de dettes, mais par ailleurs puissante, bien en cour, et dont il peut espérer un soutien en vue d’une ascension sociale de sa lignée. Du reste, ce patronage potentiel ne tarde pas à se manifester, ou plus précisément à être sollicité par la mère du prince de Porcien, toujours à l’affut de la moindre occasion susceptible d’accroitre le crédit de son fils. En témoigne une lettre qu’elle écrit à un officier domestique du duc de Nevers à peine une semaine après la conclusion du mariage avec Catherine de Clèves, où il est question d’un premier poste de commandement dans l’armée royale et de l’ordre de Saint-Michel pour son fils : « J’ay ancoure les lettres que mond. seigneur de Nevers me manda que la reine et le roy de Navare luy avoit promys l’ord[r]e et cinquante homme d’arme pour mond. filz  »51. Mais pour l’heure, les possibilités d’une promotion curiale restent à l’état de promesses et les conditions matérielles obtenues par le prince de Porcien avec le mariage ne peuvent faire abstraction de l’inégalité de statut entre les Croÿ-Porcien et les Clèves-Nevers. À ce moment-là, cependant, le prince de Porcien connaît parallèlement un autre changement important dans sa trajectoire, à savoir son engagement dans le parti huguenot et son intégration parmi les chefs de ce même parti, ce qui lui vaut par la suite d’acquérir une stature internationale. Or, il semble fondé de penser que l’union avec Catherine de Clèves a fortement stimulé le basculement confessionnel d’Antoine de Croÿ52 et permis au prince de Porcien d’exercer d’emblée des hautes responsabilités au sein du parti huguenot. De quelle façon ? La maison de Nevers est à l’époque non seulement sensible aux idées réformées, mais en plus elle est étroitement apparentée au leader du camp réformé : le prince de Condé. Et comme l’a justement signalé Neuschel, le prince et la princesse de Condé vouent un certain attachement à cette nièce devenue femme d’Antoine de Croÿ qui, d’ailleurs, le leur a apparemment bien rendu53. Il est donc fort probable que l’appartenance de Porcien au noyau dur du parti repose en large mesure sur les liens de parenté qui s’établissent entre lui et le prince de Condé. Quoi qu’il en soit, il semble que les nouvelles responsabilités acquises par notre prince au sein de la cause huguenote lui ont dicté d’accroître l’atout, déjà en germe, le plus à même de servir à la fois la cause de Dieu et sa propre réussite personnelle. On fait référence à la vocation lignagère des Croÿ-Porcien à se tailler une position stratégique sur la frontière, que l’alliance avec la maison de Nevers, fermement

51 BnF, ms. français 3196, fol. 110r° : lettre de Françoise d’Amboise à monsieur de la Herbaudière, SaintGermain-en-Laye, 15 septembre [1561]. 52 Pascucci, « Basculement confessionnel », op cit., p. 600-604. 53 Neuschel, Word of Honor, op. cit., p. 5 ; Catherine de Clèves semble éprouver une réelle tristesse à la mort du prince de Condé, dont elle fait part à son beau-frère, le duc de Nevers. Voir : BnF, ms. fr. 4708, fol. 75ro-75vo et 154ro : lettres de Catherine de Clèves à Lodovico Gonzaga, s.l., [mars 1569].

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implantée en Champagne et sur la frontière avec les anciens Pays-Bas, était de nature à stimuler et à favoriser. Plusieurs données, en effet, laissent apparaître un prince de Porcien portant en lui l’ambition de se prévaloir de cette alliance, aussi honorable qu’initialement peu rémunératrice, pour obtenir davantage de biens et fortifier son ancrage frontalier. Faute de sources, on n’en prend la mesure qu’à partir de l’année 1563, mais il est possible qu’une telle inclination ait animé notre prince bien avant. Quoi qu’il en soit, sa quête de biens mobiliers et immobiliers fait appel à deux ressorts à la fois distincts et entrelacés : les capacités patrimoniales de sa femme conjuguées à ses prétendus droits sur la succession de la maison de Nevers et les liens de parenté avec le chef de la maison de Nevers. Contrairement à ce que qu’on pourrait imaginer, la mort en septembre 1564 du dernier représentant mâle de la lignée des Clèves-Nevers ne donne pas consistance à la possibilité d’un transfert patrimonial. À l’évidence, du point de vue d’Antoine de Croÿ – Catherine de Clèves semble un agent passif dans cette histoire –, les clauses du contrat de mariage (et leur application) n’ont guère réglé la situation financière du couple et les droits de succession de sa femme. Déjà, au printemps 1563, il s’apprête à enfreindre les termes de son contrat de mariage, dans sa version amendée d’avril 1561, en essayant de vendre la seigneurie picarde de « Briaulx », en principe inaliénable selon la clause de rachat, pour en tirer un profit personnel. Du reste, le potentiel acheteur, approché par un agent intermédiaire du prince de Porcien, le seigneur de Feuquières, ne s’y trompe pas et lui réclame des garanties : J’ay parlé pour la terre de Briaulx à ung gentilhomme vostre amy et serviteur lequel m’a dict qu’il est contant de l’acheter pourveu que l’aseuriez sur vostre bien à cause qu’elle vient du costé de vostre famme et vous baillera une partye de l’argent et l’aultre en rante constituee54. Mais l’audace du prince de Porcien va même le conduire à réclamer au duc de Nevers un supplément de partage pour sa femme impliquant des terres non précisées. Les dessous de cette opération nous sont restitués par une série de lettres écrites en 1564 par Françoise d’Amboise au prince qui, bien que peu nombreuses, se révèlent riches en informations sur les ambitions patrimoniales des Croÿ-Porcien55. Tout d’abord, ces lettres semblent indiquer qu’à cette époque le prince n’est plus sous la tutelle de sa mère et qu’il dispose, donc, de toute latitude pour gérer de manière indépendante sa fortune et celle de sa femme. Cela ne l’empêche pourtant pas, étant apparemment mauvais administrateur, de se reposer constamment sur la gestion avisée de sa mère pour le maniement de ses intérêts patrimoniaux. En tout état de cause, ces lettres démontrent que le prince de Porcien est à l’initiative des revendications vis-à-vis du patrimoine de la maison de Nevers, mais que c’est sa mère qui leur donne un cadre légal. 54 BnF, ms. fr. 3212, fol. 130r° : lettre de Jean de Pas, seigneur de Feuquières, au prince de Porcien, Bois de Vincennes, 3 juin [1563]. Feuquières, seigneur picard, est maréchal de camp de l’armée du prince de Condé. 55 Voir : BnF, ms. fr. 3196, fol. 60r°, 62r°-62v°, 64r°-64v° ; BnF, ms. fr. 3632, fol. 50r°-51v°, 139r°-139v° ; BnF, ms. fr. 3634, fol. 147r°. Il s’agit, en tout, de six lettres.

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C’est elle, en effet, qui se charge d’obtenir des conseils juridiques de la part des principaux ténors du barreau parisien, même du président Pierre Séguier, sur le bien-fondé de la demande de supplément de partage sous forme de terres. Et c’est toujours elle qui se soucie de procurer aux avocats, interpellés au sujet de la requête, l’inventaire des terres qui ont appartenu au père de Catherine de Clèves, car sur la base de celui-ci : si l’on trouve que vous puissiez demander du supplement mond. sr le president est d’advis que vous escripviez à monsr de Nevers pour vous en faire faire raison. Mandez moy si luy en voulez escripre et le conseil vous dressera les lettres telles qu’il vous les fault et je les vous envoyeré ou bien si vous n’en voullez escripre mandez moy si j’en escripve et je le feré bien volontiers56. Néanmoins, comme on pourrait s’y attendre, la majorité des avis recueillis sont sans appel : l’entreprise relève de la gageure. La renonciation faite par Catherine de Clèves, lors de la signature de son contrat de mariage, de tous droits sur la succession, disqualifie automatiquement toute remise en cause ultérieure de celle-ci. Ce qui fait que pour l’heure, les procédures entamées par le prince de Porcien destinées à incorporer, au nom de sa femme, une partie du patrimoine foncier de la maison de Nevers, demeurent au point mort. La volonté de mettre la main sur des biens immobiliers de la maison de Nevers n’en est pas moins éteinte chez le prince de Porcien qui semble alors se tourner plus particulièrement vers les terres transfrontalières des Nevers. Du moins c’est ce qu’il ressort des tentatives menées par le prince d’absorber aussi les terres des Nevers par achat. Faisant appel au lien de parenté avec le duc de Nevers pour décrocher plus facilement, et à moindre coût, les biens visés, Antoine de Croÿ essaye d’acquérir au printemps 1564 un village situé dans les Ardennes57. Mais avant tout, le prince tente de s’adjuger à l’été 1564 la principauté souveraine de Château-Regnault. Loin de ne constituer qu’un bien foncier de plus à incorporer dans un patrimoine nobiliaire, la principauté de ChâteauRegnault présente une valeur hautement stratégique. Surplombant la Meuse, elle a toutes les qualités pour combler un titulaire qui serait animé par le désir d’exercer un droit de regard sur les opérations militaires lancées vers et depuis le royaume de France. Or, le prince de Porcien, seigneur frontalier et chef de guerre, semble être ce genre de prétendant. Cependant, même sur ce volet, le prince de Porcien n’obtient guère gain de cause. Le duc de Nevers est disposé à céder le village ardennais à son beau-frère, mais le bureau des finances mandaté pour résorber l’endettement de la maison de Nevers l’en empêche. Quant à la principauté de Château-Regnault, le duc de Nevers n’est nullement disposé à s’en séparer, comme en témoigne une lettre de Françoise d’Amboise écrite à son fils, qui nous dévoile l’histoire dans son entier :

56 BnF, ms. fr. 3632, fol. 50r° : lettre de Françoise d’Amboise au prince de Porcien, Paris, 3 juin [1564]. 57 BnF, ms. fr. 3212, fol. 132r° : lettre du duc de Nevers au prince de Porcien, Vitry, 27 avril 1564.

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j’ay faict parler à monsr le president Seguyer touchant ce que m’avez mandé que monsr de Nevers vendoit Chasteau Regnaud et ses deppendances qui m’ont asseuré qu’il n’est pas poinct sur le roolle des terres que monsr de Nevers veulle vendre et que s’il se vend vous en serez adverti et preferé à tous aultres58. Un événement inattendu va, cependant, changer la donne et faire éclore un horizon d’expansion territoriale pour le couple composé par Catherine de Clèves et Antoine de Croÿ. En septembre 1564 le dernier représentant mâle de la lignée des Clèves-Nevers, Jacques Ier, s’éteint, ouvrant la crise liée à la succession de la maison de Nevers. Comme l’a démontré Ariane Boltanski59, à la mort de Jacques Ier de Clèves, sa sœur la plus âgée, Henriette de Clèves, s’apprête à recueillir la totalité de la succession en alléguant un droit d’aînesse féminin. C’est sans compter sur l’opposition des deux autres sœurs du dernier duc de Nevers, dont Catherine de Clèves. Leur opposition se fonde sur une lecture des coutumes locales qui démontre que le droit d’aînesse féminin ne s’applique pas à tous les biens fonciers mobilisés par la succession. L’argument est valable et conduit au partage de la succession, supervisé par les Valois, dont les principaux articles sont arrêtés le 1er mars 1566. Grâce à ce partage, Catherine de Clèves obtient le comté d’Eu, une pairie, et les terres souveraines d’Outre Meuse dont Château-Regnault et Linchamps. Ceci est désormais bien établi. Moins connu est le cheminement qui a conduit Catherine de Clèves à hériter de biens si importants. Ce résultat était-il escompté ? Est-ce que Catherine de Clèves, une figure assez en retrait et, qui plus est, âgée d’à peine 16 ans au moment des faits, aurait pu à elle seule, même en admettant la présence d’un conseil aguerri autour d’elle, déployer toutes les ressources nécessaires pour déterminer une telle réussite ? Plusieurs facteurs ont en réalité contribué à cette issue. On l’a vu, avant même l’ouverture de la succession de la maison de Nevers, le prince de Porcien s’est déjà activé pour demander à son beau-frère un supplément de partage. À ce moment-là, il n’a pas d’arguments valables à faire valoir, mais les journées entières passées à Paris par Françoise d’Amboise en consultations avec des nombreux avocats, vont malgré tout être payantes. Elle y acquiert une familiarité avec la jurisprudence en matière de successions féodales et tisse des liens avec des hauts magistrats parisiens, c’est-à-dire dans ce même milieu qui va devoir trancher sur le conflit successoral à venir. Par conséquent, ne peut-on pas avancer l’hypothèse que Catherine de Clèves a considérablement bénéficié du travail mis en œuvre par son mari et sa belle-mère qui, sans le prévoir, avaient déjà préparé le terrain pour le conflit à venir ? D’autre part, la nature (trans)frontalière (et l’identité même) des terres finalement adjugées à Catherine de Clèves dans le partage est-elle due au hasard ? On

58 BnF, ms. fr. 3196, fol. 64v° : lettre de Françoise d’Amboise au prince de Porcien, Paris, 9 juillet 1564. 59 Boltanski, Les ducs de Nevers, op. cit., p. 65-70. Pour la généalogie de la maison de Nevers, voir : Ibid., p. 501.

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peut en douter. S’il est vrai qu’une bonne partie du patrimoine foncier appartenant à la maison de Nevers est situé sur des zones frontalières, il n’en demeure pas moins qu’on adjuge à Marie de Clèves, la troisième sœur et héritière de Jacques Ier de Clèves, des terres sises en dehors de zones frontalières60. Mais un élément supplémentaire démontre le caractère non aléatoire des biens fonciers reçus par Catherine de Clèves. Antoine de Croÿ a jeté son dévolu sur la principauté de Château-Regnault avant même le décès de Jacques Ier de Clèves. Après la mort de ce dernier, il va tout mettre en œuvre pour faire assigner à sa femme l’autre pièce maîtresse du partage final, à savoir le comté d’Eu, susceptible d’attribuer (par procuration) la dignité de pair de France au prince de Porcien. C’est l’un des informateurs de l’ambassadeur du roi d’Espagne auprès de Charles IX qui nous renseigne sur cette autre dimension du conflit successoral entre les sœurs Nevers, mêlant actes d’intimidation, usage de la force, occupation militaire, etc., méthodes souvent associées au prince de Porcien par les sources catholiques, mais qui dans ce cas de figure sont recoupées par des témoignages moins partisans. En tout cas, si l’on se fie à l’informateur Gasparo Barchino, des actions menaçantes à l’encontre d’Henriette de Clèves et son (futur) mari Lodovico Gonzaga se seraient déroulées durant l’année 1565 pour contraindre la nouvelle duchesse de Nevers à accorder le partage à ses sœurs61. Un premier épisode est rapporté par Barchino fin janvier 1565 qui met en scène une altercation entre le prince de Porcien, accompagné par son frère Bussy et par une suite armée de huguenots, et le duo Henriette de Clèves-Lodovico Gonzaga au sujet du partage revendiqué par le prince de Porcien62. Toutefois, Antoine de Croÿ ne se limite pas aux menaces. Au mois de mars il va jusqu’à occuper le comté d’Eu. L’informateur Barchino l’apprend à l’ambassadeur Alava63, mais d’autres témoignages plus directs relatent ce fait. En premier lieu, les échevins de la ville d’Eu consignent dans leur registre des délibérations que le couple Croÿ-Porcien séjourne dans la ville du 6 mars 1565 au 15 novembre de la même année64. Les Eudois ne font aucune allusion à un quelconque coup de force de la part du prince de Porcien et se limitent à décrire le séjour paisible du couple. De son côté, Lodovico Gonzaga, désormais duc de Nevers, ne s’y trompe pas. Informé de l’entreprise que son beau-frère a menée, et apparemment peu enclin à voir le comté d’Eu quitter le patrimoine de la maison de Nevers, il écrit aux Eudois,

60 Il s’agit du marquisat d’Isles, du comté de Beaufort, de la vicomté de Saint-Florentin, de la baronnie de Servy et d’autres seigneuries de moindre importance. 61 Barchino, un agent italien du nouveau duc de Nevers, se trouve à Paris en 1565 pour soigner les intérêts patrimoniaux de ce dernier. Sur ce personnage, voir : Boltanski, Les ducs de Nevers, op. cit., p. 199, n. 92. 62 Archivo documental español. Negociaciones con Francia, Madrid, Editorial Maestre, 1953, VII, p. 98 : dépêche de Gasparo Barchino à Francés de Alava, Paris, 25 janvier 1565. 63 Ibid., p. 200 : dépêche du même au même, Reg, 25 mars 1565. 64 Archives Municipales d’Eu, AA 14, Livre rouge, vol. 2, fol. 78v°. Il s’agit d’une cote provisoire, ainsi que celle citée dans la note suivante, le fonds ancien de la ville d’Eu faisant l’objet d’un récolement. Le fait est cité par : D. Le Beuf, Histoire de la ville d’Eu, Woignaure, Éditions de la Vague verte, 2003, p. 331.

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s’intitulant comte d’Eu, pour faire appel à leur fidélité envers la maison de Nevers, sans pour autant faire mention de l’initiative d’Antoine de Croÿ : Chers et bien amés, vostre ancienne fidelité par tant d’annees cognue et esprouvee par messieurs mes predecesseurs a gaigné tel lieu en mon endroit que je me repute bien heureux que nous ayons, ma femme et moy, remonstré des bons et loyaulx subiects que vous, desquels nous ne pouvons attendre, ne esperer autre chose que une loyaulté entiere et perpetuelle, laquelle, pour l’honneur et reverence que portés à la memoire de feu monsieur mon beau pere, je vous prie perseverer et ne vous espargner à la conservation de nos droicts qui vous est ung affaire commung avecques nous et duquel depend vostre repos65. Suite à cette missive, des nouvelles alarmantes rejoignent la Cour de France, aussitôt rapportées par l’informateur Barchino à Alava. Non seulement le prince de Porcien se serait rendu complètement maître du comté d’Eu, mais en plus il y aurait fait prêcher par des pasteurs calvinistes66. Puis, les sources se tarissent et l’accord de mars 1566 intervient avec le résultat que l’on sait. La détermination du prince de Porcien à s’offrir un ancrage frontalier plus solide par des moyens d’action légaux et extralégaux, en a peut-être fortement conditionné l’issue. Conclusions Au terme de cette enquête, deux points forts se sont dégagés. D’une part, l’expansion territoriale sur des zones frontalières a constamment nourri l’agenda politique de père et fils Croÿ-Porcien. Cette exigence découle avant tout d’un effet de mimétisme d’une activité (politique), immuablement reproduite par plusieurs générations de la maison de Croÿ, qui a fait la fortune de ce lignage : le contrôle des axes frontaliers. Dans le cas du prince de Porcien, cependant, cette imitation du modèle lignager se double progressivement de la volonté de se doter de terres prioritairement sises le long des frontières de façon à aménager des places fortes ou des couloirs sécurisés utiles à la cause réformée. De l’autre, on ne peut que constater le rôle essentiel joué par les femmes dans la construction de cet espace vital frontalier, voire dans tout l’itinéraire d’Antoine de Croÿ. Françoise d’Amboise n’est pas un réceptacle passif de prérogatives patrimoniales dont bénéficient les Croÿ-Porcien. Mère d’une progéniture née d’un premier lit, Françoise d’Amboise décide d’avantager Antoine de Croÿ, au détriment de ses autres enfants. Elle est en outre (indirectement) à l’origine d’un autre événement crucial pour le prince de Porcien. Grâce à ses relations et à son expertise légale, elle obtient d’abord une alliance prestigieuse pour son fils, puis

65 Archives Municipales d’Eu, AA 14, non folioté : lettre de Lodovico Gonzaga aux échevins de la ville d’Eu, Paris, 25 mars 1565. 66 Archivo documental español. Negociaciones con Francia, op. cit., VII, p. 323 : dépêche de Gasparo Barchino à Francés de Alava, Paris, 12 mai 1565.

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elle simplifie l’accès de Catherine de Clèves à la succession de la maison de Nevers. Mais son importante action auprès d’Antoine de Croÿ se mesure à l’aune d’un autre indicateur. Juste avant de mourir, Antoine de Croÿ prend des dispositions pour élire son lieu de sépulture. Comme il advient pour la majorité des nobles en position de chefs de maison67, Porcien se conforme à la logique patrilinéaire et exprime le souhait d’être inhumé auprès de celui qui lui a transmis son titre principal, c’est-à-dire son père. Toutefois, ce choix n’est pas exclusif puisqu’il prévoit la possibilité d’être inhumé auprès de ses ancêtres du côté maternel au cas où « je decede au lieu de Reynel ou és environs »68, signe qu’il attache aussi une valeur à l’identité d’Amboise et qu’il voue une certaine affection à une mère qui l’a beaucoup aidé à couronner ses ambitions transrégionales. De ce point de vue, Catherine de Clèves n’est pas en reste. Si elle n’a pas eu sur Antoine de Croÿ une influence aussi importante que celle de sa belle-mère, sans doute à cause de son trop jeune âge, elle a en revanche permis à son mari de devenir un maître redouté de la frontière et un acteur de premier plan au début des Guerres de Religion, après avoir intégré le noyau dur du parti huguenot. Du reste, le prince de Porcien ne reconnait-il pas lui-même le poids exercé par sa femme sur sa trajectoire quand il consigne dans son testament, au moment où il évoque un possible remariage de sa femme, « que estant de mayson comme elle est et riche qu’elle ne peult faillir estre recherchee de grands princes »69 ?

67 Sur ce point, voir : M. Gaude-Ferragu, D’or et de cendres. La mort et les funérailles des princes dans le royaume de France au bas Moyen Âge, Villeneuve d’A scq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, p. 60-80 et A.-V. Solignat, « Funérailles nobiliaires et pouvoir seigneurial à la Renaissance », Revue historique, 661 : 1 (2012), p. 101-127. 68 BnF, ms. fr. 5121, fol. 190vo. Il formule ce choix dans le testament qu’il dicte à des notaires parisiens le 28 avril 1567, soit huit jours avant de mourir. 69 BnF, ms. fr. 5121, fol. 191vo.

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« Je me sens infiniment vostre obligée » L’intime amitié entre le botaniste Charles de L’Escluse et Marie de Brimeu, princesse de Chimay et duchesse d’Aarschot (c. 1550–1605)* Dans le dernier tiers du xvie siècle, guerres civiles et guerres de religion marquent beaucoup la vie quotidienne en Europe. Des villes sont envahies, pillées et détruites, leurs habitants persécutés et assassinés pour leurs appartenances religieuses ou leurs choix politiques, les gens souffrent de la faim et des épidémies se déclarent. Hommes et femmes aspirent de tout leur être à la paix et à la sérénité. Deux personnes dont la vie est fortement influencée par les événements de cette période sont Charles de L’Escluse (1526-1609) et Marie de Brimeu, par héritage comtesse de Meghen, et par mariage princesse de Chimay, duchesse d’A arschot et princesse de Porcien (c. 1550-1605)1, qui vont entretenir une intense correspondance dont vingt-huit lettres sont conservées. Les conséquences de ces temps marqués par le danger et l’insécurité sur leurs vies ne seront pas abordées ici, mais plutôt leurs tentatives de mener une partie de leur vie à l’abri des troubles et de chercher à se retirer dans un environnement sécurisé et idyllique. Ils le trouvent dans l’étude de la nature et la pratique de l’horticulture.





* Je voudrais réserver mes plus profonds remerciements à Erica Cabos pour l’aide qu’elle a apportée à la traduction française de cet article et à Ton van Haaster, ancien président des « Amis de Montcornet », pour l’intérêt soutenu qu’il a témoigné. Au sujet de Charles de L’Escluse et son réseau de correspondance, des recherches approfondies ont été menées dans le cadre d’un projet NWO (numéro de projet 360-51-050 : date d’application 1er septembre 2005, demandeur principal : prof. dr. P. G. Hoftijzer, associé à l’Université de Leyde, la bibliothèque universitaire et le Scaliger Instituut, réalisateurs : dr. E. van Gelder, dr. S. M. W. van Zanen et dr. M. F. Egmond). 1 Sur Marie de Brimeu (c. 1550-1605) : F. Egmond, « Brimeu, Marie de », dans Digitaal Vrouwenlexicon van Nederland, URL : http://resources.huygens.knaw.nl/vrouwenlexicon/lemmata/data/Brimeu [27/04/2017], Id., The World of Carolus Clusius : Natural History in the Making , 1550-1610, Londres etc., Pickering & Chatto, 2010, chap. 4 ; J. L. van der Gouw, « Marie de Brimeu. Een Nederlandse prinses uit de eerste helft van de tachtigjarige oorlog », De Nederlandsche Leeuw, 64 (1947), p. 5-49 et la traduction, Marie de Brimeu, Une princesse néerlandaise de la première moitié de la guerre de Quatre Vingts Ans, Bruxelles, Imprimerie Lombaerts, 1951 ; M. de Villermont, Le duc Charles de Croy et d’Arschot et ses femmes, Marie de Brimeu et Dorothée de Croy, Bruxelles-Paris, DeWitChamion, 1923.

Sylvia van Zanen • Université de Leyde Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 283-308.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120971

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Comme Marie de Brimeu et Charles de L’Escluse, au xvie siècle, des milliers d’Européens se jettent avec passion dans l’aménagement de jardins ou la découverte de plantes inconnues d’eux jusqu’alors. C’est ainsi que se constitue une communauté qui forme, au sein de la République des Lettres, une province à part dans laquelle connaissances et plantes s’échangent à volonté. Les jardiniers amateurs de cette province – tant aristocrates que simples citoyens – se mettent en relation les uns avec les autres ; ils visitent leurs jardins respectifs, partagent par courrier des informations sur la culture de la flore et échangent bulbes, plantes et semis. Ils sont aussi fiers de confier à des peintres et des graveurs professionnels leurs plus belles fleurs ou les trouvailles exceptionnelles faites dans la nature pour les transmettre à la postérité. Dans les anciens Pays-Bas, surtout les provinces méridionales, l’art du jardinage a pris son essor bien avant 1550. Les propriétaires de jardins sont devenus experts dans la culture d’espèces rares et les jardiniers qui en sont originaires travaillent auprès des grandes cours européennes, des résidences des aristocrates et des établissements monastiques2. Parallèlement, vers le milieu du xvie siècle, les scientifiques renouvellent l’étude de la flore. Si, jusque-là, seules les plantes à usage médicinal sont étudiées dans les facultés de médecine des universités, surtout à travers les livres écrits par des auteurs classiques antiques comme Dioscoride, Galien ou Théophraste, un intérêt nouveau est désormais marqué pour toutes les plantes. Pour la première fois, elles sont étudiées non pas pour leur utilité, mais pour l’intérêt qu’elles présentent, dans un premier temps pour des motifs classiques et humanistes, afin de pouvoir identifier celles citées dans la Bible et dans les œuvres des auteurs classiques, mais aussi pour le besoin de recenser, décrire, et cartographier le monde végétal en général. À compter de 1545, partout en Europe, des jardins sont aménagés à proximité des facultés de médecine pour satisfaire aux besoins de l’enseignement. Érudits, médecins, étudiants et autres amateurs de plantes se rendent ensemble dans la nature pour y étudier les plantes dans leur environnement et les cueillir pour les jardins d’université, les jardins privés ou les herbiers3.





2 Voir e.a. Egmond, The World of Carolus Clusius, op. cit., chap. I-II ; C. De Maegd, « Tuinbezit, tuinen en tuinlui : een licht op de praktijk in de tijd van Vredeman de Vries », in P. Fuhring (éd.), De wereld is een tuin. Hans Vredeman de Vries en de tuinkunst van de Renaissance, Gand-Amsterdam, Ludion, 2002, p. 69-87 ; Muylle, « Het lot van de ‘locus amoenus’. De ‘villa rustica’ rondom Antwerpen en het topografische landschap ca. 1545-1585 », Stadsgeschiedenis, 4 (2009), p. 2, p. 115-134. Sur les jardins d’aristocrates, voir l’exemple des Guise avec le Grand Jardin et le château d’En-Bas à Joinville : M. Meiss-Even, Les Guise et leur paraître, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais – Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 143-147, et L. BaudouxRousseau et C. Giry-Deloison (éd.), Le jardin dans les anciens Pays-Bas, Arras, Artois Presses Université, 2002, et en particulier le chapitre de K. de Jonghe, « Les grands jardins princiers des anciens Pays-Bas : Bruxelles et Mariemont aux xvie et xviie siècles ». 3 En 1543 est aménagé à Pise le tout premier jardin botanique par le médecin et naturaliste Luca Ghini (1490-1556). D’autres jardins universitaires n’ont pas tardé à naître. Voir J. Prest, The Garden of Eden. The Botanical Garden and the Re-creation of Paradise, New Haven-Londres, Yale University Press, 1988 ; P. Findlen, « Anatomy theaters, botanical gardens, and natural history collections », in K. Park et L. Daston (éd.), The Cambridge History of Science. Vol. 3 : Early Modern Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 272-289 ; K. Reeds, Botany in Medieval and Renaissance universities, New York-Londres, Garland Publishing Inc., 1991.

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À partir de là, la botanique, jusqu’à présent branche secondaire des études de médecine, devient progressivement une discipline à part entière. Au fil du siècle, les livres qui paraissent sur les plantes sont de plus en plus nombreux et adoptent une nouvelle écriture spécifique des sciences4. D’une part, les connaissances des auteurs grecs et romains y sont comparées aux idées modernes, et d’autre part, les nouvelles plantes inconnues des Anciens y sont décrites et illustrées dans le détail. Toutes ces publications, où l’illustration donne toute son importance à la discipline fondée sur l’expérience comme pour la médecine de Vésale, la chirurgie de Paré, et la zoologie de Gesner, Aldrovandi, Belon, contribuent à accentuer la soif de nouvelles plantes et de connaissances horticoles, tant chez les humanistes issus de l’université que chez les amateurs de jardins5. Le botaniste Charles de L’Escluse et Marie de Brimeu, une aristocrate des Pays-Bas et épouse à la fois louangée mais aussi vilipendée de Charles de Croÿ, prince de Chimay, puis premier duc de Croÿ, quatrième duc d’A arschot et comte de Beaumont (1560-1612), sont à la fois des témoins et des expérimentateurs de cette évolution de la botanique au xvie siècle6. Chacun représente un aspect de ces approches de la nature, de la botanique et de l’horticulture, qui ne sont pas encore à ce moment des mondes séparés. À l’aide de leur correspondance qui s’échelonne sur plusieurs dizaines d’années, c’est une micro-histoire de leur passion partagée des plantes et des jardins qui est ici esquissée. Cette correspondance n’en est qu’une parmi tant d’autres dans ce domaine, mais elle est à ce titre exemplaire des autres échanges épistolaires entre amateurs passionnés de jardins et érudits connaisseurs en botanique. Les cercles d’amis botanistes Quelques-unes des publications les plus avant-gardistes sur la flore du xvie siècle sont de la main de Charles de L’Escluse, originaire des Pays-Bas méridionaux (fig. 12.1, planche 30). Charles de L’Escluse, alias Carolus Clusius, naît en 1526 à Arras dans le comté d’Artois. Les biographies anciennes du botaniste, souvent emphatiques sur des origines sociales supposées nobles mais muettes sur les sources, font de son père, Michel de L’Escluse, un « conseiller à la cour

4 B. W. Ogilvie, The Science of Describing : Natural History in Renaissance Europe, Chicago, University of Chicago Press, 2008 ; A. Pavord, The Naming of Names : The Search for Order in the World of Plants, Londres, Bloomsbury, 2007 ; J. Vons, V. Giacomotto-Charra, « Les textes scientifiques à la Renaissance [liminaire] », Seizième Siècle, 8 : 1 (numéro thématique : Les textes scientifiques à la Renaissance), 2012, p. 7-16 ; P. Glardon, « La terminologie botanique dans le De historia stirpium de Leonhart Fuchs (1542) et ses premières traductions françaises », in Id., p. 57-74. 5 Pour la relation entre image, texte et argument voir S. Kusukawa, Picturing the Book of Nature. Image, Text, and Argument in Sixteenth-century Human Anatomy and Medical Botany, Chicago, University of Chicago Press, 2012. 6 Pour l’ensemble des châteaux et jardins : S. Maekelberg et P. Martens, « Matérialiser sa noblesse sur la frontière des anciens Pays-Bas avec la France : le patrimoine architectural de Charles de Croÿ, prince de Chimay et duc d’A arschot (1560-1612) », dans ce même volume, p. 199-233.

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Fig. 12.1 (planche 30)  Jacob de Monte, Charles de L’Escluse à l’âge de 59 ans, 1585, huile sur toile sur panneau, 64 cm x 51 cm. © Leyde, Bibliothèque universitaire, Icones 19, Digital Collections, Leiden Icons: http://hdl.handle.net/1887.1/item:1581810. Le blason apparait à gauche.

provinciale d’Artois » et le « seigneur de Watènes près d’Armentières »7. Plus probablement, Charles de L’Escluse appartient bien à un milieu de juristes. Un Michel Delescluze, natif d’Estaires en Flandres et clerc du greffier de la gouvernance d’Arras, achète la bourgeoisie de la ville en mai 1525, un an avant la naissance de Charles8. La famille conforte sans doute par la suite sa position au sein de l’administration provinciale (le Conseil d’Artois est mis en place en 1530) et acquiert ou hérite d’un fief près d’Armentières en Flandres, peut-être celui de La Wattines à Estaires, ville natale du père. Si Charles de L’Escluse est dénommé « écuyer » par certains de ses correspondants, cette noblesse tient à

7 Par exemple dans E. Morren, Charles de l’Escluse, sa vie et ses oeuvres, Liège, 1875, p. 4. 8 Archives communales d’Arras [Médiathèque d’Arras], BB49, Registre des bourgeois d’Arras (15241568), fol. 2v : achat pour 40 sols de la bourgeoisie d’Arras le 3 mai 1525 par Michel Delescluze. Ce même Michel est aussi « clerc des fiefs de l’abbé et receveur de cet état » pour l’abbaye SaintVaast d’Arras la même année. Je remercie Violet Soen et Yves Junot pour leur aide à identifier et réinterpréter les origines sociales de la famille du botaniste.

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l’octroi qui lui en a été fait par l’empereur Maximilien II lorsqu’il est en service à Vienne, entre 1573 et 1588, et non pas à la propriété du fief de Watènes/Wattines. Son neveu Bernard de L’Escluse lui écrit d’ailleurs en 1600 que « le cachet que donnastes ung jour a feu mon pere, ne sont point les armes du fief de watenes, mais unes quy vous ont este donnees par lempereur Maximilian, ce que je pense que mon pere a ignorer, estimant que se fust les armoires communes dudit fief a raison que de son vivant il fit graver ung sceau pour seller de mesme sculpture quand a moy je ne say quel prejusdice ce la peult porter que se nest pas a nous a usser darmoiries »9. Le frère de Charles a donc utilisé les marques de la noblesse impériale de ce dernier en les confondant, volontairement ou par ignorance, avec d’hypothétiques armoiries du fief familial, ce qui montre qu’avant la promotion de Charles de L’Escluse, sa famille n’affiche aucune prétention nobiliaire. Le parcours d’études de Charles confirme cet ancrage social dans le monde de la robe10. Dans ses jeunes années, Charles de L’Escluse fréquente l’école capitulaire de la célèbre abbaye de Saint-Vaast d’Arras, dont Martin Quincault, son oncle maternel, est le grand prieur, puis l’école latine de Gand. Après des études de droit à l’université de Louvain, où il suit par ailleurs les enseignements du Collegium Trilingue, il décide de poursuivre ses études à Marbourg. Il y est probablement hébergé par le théologien protestant Andreas Hyperius (15111564). Il passe ensuite à l’université de Wittenberg où il est élève de Philippe Melanchthon (1497-1560). Nous ignorons si Charles de L’Escluse a été influencé par le protestantisme dès son passage à Louvain ou seulement après son départ des Pays-Bas. La première option semble la plus probable, étant donné qu’il choisit sciemment de poursuivre ses études dans les universités de Marbourg et Wittenberg alors que les édits de l’empereur Charles Quint interdisent aux étudiants catholiques de suivre l’enseignement des établissements influencés par le protestantisme11. Intéressé dès son plus jeune âge par le monde botanique, comme il l’écrit lui-même, il décide de poursuivre ses études à la faculté de médecine de Montpellier en raison du caractère innovant de l’enseignement pratique en botanique qui y est proposé. De retour aux Pays-Bas en 1555, il travaille

9 Universitaire Bibliotheken Leiden (désormais UBL), Vul. 101 : 103 : lettre de Bernard de L’Escluse à Charles de L’Escluse, 28 janvier 1600. 10 Sur la vie et la correspondance de Charles de L’Escluse, voir l’étude réalisée par F. W. T. Hunger, Charles de L’Escluse (Carolus Clusius). Nederlandsch kruidkundige, 1526-1609, 2 vol., La Haye, Martinus Nijhoff, 1927-1942, et plus récemment les publications issues du projet ‘Clusius’ de l’Université de Leyde, Egmond, The World of Carolus Clusius, op. cit. ; E. van Gelder, Tussen hof en keizerskroon. Carolus Clusius en de ontwikkeling van de botanie aan Midden-Europese hoven (1573-1593), thèse de doctorat, Leyde, 2011 ; S. van Zanen, ‘Een uitzonderlijke verscheidenheid’ ; planten, vrienden en boeken in het leven en werk van Carolus Clusius (1526-1609), thèse de doctorat, Leyde, 2016, et Id., Planten op papier. Het pionierswerk van Carolus Clusius (1526-1609), Zutphen, Walburg Pers, 2019. 11 UBL, Vul. 101 : 231, brouillon de l’autobiographie succincte de Charles L’Escluse, au verso d’une lettre de Johann Post, 8 octobre 1585. Charles de L’Escluse y écrit que son père l’avait rappelé à la maison en raison de ces édits impériaux, cf. V. Soen ; « Containing Students and Scholars Within Borders? The Foundation of Universities in Reims and Douai and Transregional Transfers in Early Modern Catholicism » in V. Soen, A. Soetaert, J. Verberckmoes et W. François (éd.), Transregional Reformations: Crossing Borders in Early Modern Europe, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2019, p. 267-294.

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à plusieurs publications dans cette discipline. La première importante que Charles signe de son nom, Rariorum aliquot stirpium per Hispanias observatarum historia, publiée chez Christophe Plantin en 1576, présente environ deux cents plantes jamais décrites auparavant, qu’il a découvertes lors d’un voyage en Espagne et au Portugal en 1564-156512. De 1573, année où son père décède, à 1588, Charles réside à Vienne, la capitale autrichienne, où il est tout d’abord nommé responsable des jardins impériaux de Maximilien II13. Sa situation à la Cour impériale lui permet d’échapper à la guerre civile qui touche les Pays-Bas, et l’empereur lui fournit une aide financière (en tant que « nobili enim apud nos esse familia ortum, non quidem opulenta »), mais aussi de nouveaux titres et armoiries14. Il a probablement obtenu cette nomination grâce à ses relations avec les médecins personnels de l’empereur, Johannes Crato von Krafftheim et Nicolaus Biesius, qu’il connaît personnellement depuis le début des années 1560. A l’automne 1576, un an après la mort prématurée de Maximilien II, son fils et successeur Rodolphe II décide de ne pas renouveler la commission de Charles de L’Escluse, peut-être en raison de ses convictions protestantes15. Les relations qu’entretient Charles avec ses protecteurs aristocratiques en Autriche et en Hongrie lui permettent de poursuivre son étude de la botanique en Europe centrale. En 1583, il publie sa « flore autrichienne », Rariorum aliquot stirpium, per Pannoniam, Austriam & vicinas quasdam provincias, de nouveau à l’officine de Plantin à Anvers. Après avoir séjourné à Francfort à partir de 1588, il part pour Leyde, dans les Provinces-Unies, en 1593. Là, il crée l’hortus botanicus pour la nouvelle université fondée en 1575. Jusqu’à sa mort en 1609, à l’âge de 83 ans, il vit et travaille à Leyde. Tout au long de sa vie, Charles de L’Escluse entretient une correspondance nourrie avec des centaines d’amateurs de plantes, hommes et femmes, partout en Europe, qui disposent eux aussi de leur propre réseau d’érudits et de propriétaires de jardins. Chose remarquable, les relations passent outre les appartenances religieuses dans ces réseaux : catholiques et protestants s’écrivent comme si les frontières entre les différentes croyances n’existaient pas. La religion et les désaccords confessionnels qui marquent tant la vie quotidienne, ne sont jamais abordés dans les correspondances. Même l’idée généralement répandue chez les tenants de l’ancienne et de la nouvelle foi, qui veut que la nature soit le reflet de 12 Charles de L’Escluse, Rariorum aliquot stirpium per Hispanias observatarum historia, Anvers, Christophe Plantin, 1576. Pour un résumé des publications de Charles de L’Escluse, voir F. de Nave et D. Imhof (éd.), De Botanica in de Zuidelijke Nederlanden (einde 15de eeuw – ca. 1650. Tentoonstelling museum Plantin-Moretus, Anvers, Musée Plantin-Moretus, 1993 et Hunger, Charles de L’Escluse, op. cit., I, p. 369-383 et II, p. 22-23. 13 Pour les conditions exactes de sa nomination, voir van Gelder, Tussen hof en keizerskroon, op. cit., p. 42-50, 71 sqq. 14 Hunger, Charles de l’Ecluse, op. cit., p. 126. 15 Le diplomate et réformateur français – et bon ami de Charles de L’Escluse – Hubert Languet, écrit le 15 décembre 1576 que tous les Néerlandais et Italiens protestants qu’il connaît à la Cour ont été remerciés : J. F. A. Gillet, Crato von Crafftheim und seine Freunde : ein Beitrag zur Kirchengeschichte : nach handschriftlichen Quellen, Frankfurt, H. L. Brönner, 1860-1861, 2 vol., II, p. 207. Voir aussi van Gelder, Tussen hof en keizerskroon, op. cit., p. 101-104.

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la grandeur de Dieu, n’est pas ou à peine abordée dans ces lettres16. Le fait que même des évêques, des moines et autres dignitaires catholiques en font partie souligne sans doute encore mieux la diversité du réseau de Charles. Certaines de ses relations sont entretenues pendant des dizaines d’années. Ainsi, Charles correspond pendant près de vingt ans avec le catholique Jacques Plateau, trésorier ecclésiastique à Tournai, naturaliste et expert en plantes, qui entre en 1604 au service du duc d’Aarschot Charles de Croÿ, et époux de Marie de Brimeu, pour s’occuper de ses jardins, de ses animaux et de sa collection de naturalia à Beaumont17. Une première rencontre à Malines pour deux parcours différents Le monde du jardin et de la nature semble ainsi avoir été un refuge sûr où il est fait abstraction des dissensions en matière de religion et où les gens se retrouvent dans des joies plus simples de la vie18. Les relations passant outre la confession sont donc tout autant un aspect, important et trop souvent négligé, du xvie siècle que les querelles religieuses. Les bases du réseau de Charles de L’Escluse sont jetées dans les années qui suivent ses études universitaires et qu’il passe dans les Pays-Bas méridionaux, de 1555 environ à 1573. Il est alors hébergé par différents amis humanistes, dont le dernier, à partir de 1569 environ, est le grand amateur de jardins Jean de Brancion (†1575) à Malines. Le patronage de Brancion, dont on sait peu de choses, s’avérera très important pour Charles, notamment pour la constitution de son réseau. C’est probablement à cette époque et dans les cercles de Brancion qu’il rencontre Marie de Brimeu (fig. 12.2, planche 31). Marie naît vers 1550 et est la fille de George de Brimeu, seigneur de Quierieu (†avant 1572), et de sa seconde épouse Anna van Walthausen. Elle appartient à une famille de haute noblesse originaire des régions francophones des Pays-Bas espagnols, dans les environs d’Humbercourt sur la frontière entre Artois et Picardie. Mais c’est l’héritage du comté et du titre de Meghen lui venant de son oncle, qui lui apporte un statut exceptionnel en 1572. Sa rencontre avec Charles de L’Escluse remonte probablement à 1570 environ. Marie est alors une jeune femme d’une vingtaine d’années, Charles, nettement plus âgé, est de vingt à vingt-cinq ans son aîné. La plus ancienne lettre conservée de leur correspondance date de 157119. Cette lettre,

16 Sur l’idée que Dieu est partout représenté dans la nature et que celle-ci mérite par conséquent d’être étudiée, voir E. Jorink, Reading the Book of Nature in the Dutch Golden Age, 1575-1715, Leyde, Brill, 2010. 17 Voir S. van Zanen, ‘Een uitzonderlijke verscheidenheid’, op. cit., chap. VI. Une version anglaise abrégée en est parue Id., « Jacques Plateau and Carolus Clusius : A shared Passion for Gardens and Plants », in E. van Gelder et N. Robin (éd.), Flowers of Passion and Distinction : Practice, Expertise and Identity in Clusius’ World, special issue Jahrbuch für Europäische Wissenschaftskultur, 6 (2011), p. 39-68. 18 T. Comito, « Le jardin humaniste », in M. Mosser et G. Teyssot (éd.), Histoire des jardins de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 2002, p. 33-41. 19 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 23 février 1571.

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Fig. 12.2 (planche 31) Portrait de Marie de Brimeu, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers?, c. 1606-1612], coloré à la main par Dirk Janszoon van Santen. © La Haye, Bibliothèque royale, KW 1045 A 6.

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qui évoque notamment Jean de Brancion20, révèle qu’elle partage à ce moment-là déjà le goût des plantes et jardins avec Charles. Dans sa lettre, elle le remercie pour les semis qu’il lui a envoyés et pour sa proposition de l’aider à « restaurer » son jardin. Nous ignorons de quel jardin il s’agit précisément : de celui de Malines où sa famille séjourne régulièrement dans la résidence proche de la halle aux draps, ou de celui d’un autre domaine ? Les années qui suivent cette première lettre sont ponctuées de changements personnels, tant pour Marie que pour Charles. Marie s’unit à la fin de 1571 ou en janvier 1572, à Malines ou à Meghen, à Lancelot de Berlaymont, seigneur de Beauraing. C’est un homme de guerre, issu d’une autre famille aristocratique en vue des Pays-Bas méridionaux, qui prend une part active à combattre la révolte aux côtés de Marguerite de Parme puis du duc d’Albe21. Cette union est de courte durée, Beauraing mourant au combat en 1578. Les deux enfants issus de ce mariage décèdent en bas âge. Devenue veuve, elle se convertit au calvinisme et commence à sympathiser avec les révoltés. Elle se remarie le 14 septembre 1580 avec le prince de Chimay, Charles de Croÿ, nettement plus jeune qu’elle, qu’elle convainc de souscrire à toutes ses convictions religieuses et politiques. Ensemble, ils quittent leur foyer pour se joindre aux rebelles22. Mais Charles de Croÿ ne tarde pas à entrer en conflit avec Guillaume d’Orange, le chef de la révolte, comme d’ailleurs l’avait fait son père23. Gouverneur de Flandre, mais particulièrement de la Bruges calviniste, Charles de Croÿ négocie sa réconciliation avec le roi Philippe II et en 1584, il remet la ville à Alexandre Farnèse, gouverneur général des Pays-Bas espagnols24. S’estimant trahie, Marie décide de quitter son époux. Elle demeure alors dans les Provinces-Unies qui ont rejeté l’autorité du roi d’Espagne, et où elle entretient des relations suivies avec les principaux acteurs politiques mais aussi les diplomates et les érudits. Elle passe désormais une grande partie de sa vie dans les cercles de la cour des Orange. 20 Marie doit avoir entretenu des relations étroites avec Brancion. Elle demande notamment à Charles « de luy [=Brancion] remerchi[ier] ung million de fois de la souvenance quil at eu de moy de moy [sic, deux fois] en son testament mes je prye a dieu quil luy donne bonne vye et longe ». Sa lettre envoyée depuis Anvers est accompagnée de nombreux petits cadeaux destinés à Brancion, dont deux roses musquées, du vin, des citrons, des oranges douces et même une dinde. 21 V. Soen, « Collaborators and Parvenus ? Berlaymont and Noircarmes, Loyal Noblemen in the Dutch Revolt », Dutch Crossing: Journal for Low Countries Studies, 35 (2011), p. 20-38. 22 Voir le chapitre de Maekelberg et Martens dans ce volume, op. cit., pour leur itinéraire qui passe par Sedan, où Charles fait publiquement sa profession de foi dans la religion réformée, et Anvers, figure 9.15 et planche 25. 23 G. Janssens, « Un noble ambitieux entre guerre et paix pendant la Révolte des Pays-Bas : l’opposition loyale de Philippe III de Croÿ, duc d’A arschot et comte de Beaumont (1565-1577) », dans le présent volume, p. 155-172. 24 Voir A. Duke, « The Search for Religious Identity in a Confessional Age. The Conversions of Jean Haren », in Id., Dissident Identities in the Early Modern Low Countries, éd. J. Pollmann et A. Spicer, Farnham, Ashgate Publishing, Ltd., 2009, p. 251-272 qui décrit l’épisode du point de vue du confesseur du prince ; V. Soen, Vredehandel. Adellijke en Habsburgse verzoeningspogingen tijdens de Nederlandse Opstand (1564-1581), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, p. 158-160, fait l’analyse dans le contexte familial et politique, cf. Id., « Les limites du ‘devoir de révolte’ aux Pays-Bas : les réconciliations de Philippe de Croÿ, duc d’A arschot, et de son fils Charles, prince de Chimay (1576-1584) », dans le présent volume, p. 173-198.

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Fig. 12.3  Charles de L’Escluse, Rariorum plantarum historia …, Anvers, Jean I Moretus, 1601, page de titre de l’exemplaire personnel de Charles de L’Escluse. © Leyde, Bibliothèque universitaire, 755 A 3.

Charles de l’Escluse, quant à lui, part à l’étranger en 1573, d’abord à Vienne puis en 1588 à Francfort où se tient la plus grande foire aux livres d’Europe, ce qui contribue à son choix de s’y installer. Cette Frankfurter Buchmesse très animée transforme deux fois par an la ville allemande en centre du monde civilisé : imprimeurs et libraires de toute l’Europe s’y rendent pour y présenter et acheter les dernières éditions. En outre, Charles se rapproche de la cour du comte Guillaume IV de Hesse-Cassel, un nouveau patron qui s’engage à lui verser un modeste pécule annuel25. C’est à Francfort qu’il entame son œuvre majeure récapitulative de toutes ses publications précédentes et de ses dernières découvertes, les « opera omnia ». Les deux volumes des « opera omnia », Rariorum plantarum historia et Exoticorum libri decem, paraissent respectivement en 1601 chez Jean I Moretus à Anvers et en 1605 chez François II Raphelengius à Leyde (fig. 12.3 et fig. 12.4). 25 Sauf les modestes rendements de son fief de Watènes et le pécule de Guillaume IV de Hesse-Cassel, il semble que Charles de L’Escluse ne dispose pas de revenu fixe par ailleurs. Il a pu gagner sa vie en effectuant des traductions, notamment pour la maison d’édition des frères De Bry : M. van Groesen, The Representations of the overseas World in the De Bry Collection of Voyages (1590-1634), Leyde, Brill, 2008.

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Fig. 12.4  Charles de L’Escluse, Exoticorum libri decem …, Leyde, Franciscus II Raphelengius, 1605, page de titre. © Leyde, Bibliothèque universitaire, THYSIA 2202.

La correspondance entretenue depuis les Provinces-Unies (à partir de 1591) Malgré l’énorme distance géographique qui sépare leurs résidences respectives pendant les décennies qui suivent le départ de Charles de L’Escluse des Pays-Bas, Marie et lui ne s’oublient pas. Leur amitié s’approfondit au cours des dernières années de leur vie et elle prend fin avec la mort de Marie en 1605. Il ne reste au total que vingt-sept lettres de leur correspondance, et toutes de la plume de Marie, les réponses de Charles n’ayant pas été, à notre connaissance, conservées26. Les lettres de Marie constituent une part significative de la

26 Correspondance de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 28 lettres : 26 lettres (1571-1605) : UBL, Vul. 101, 1 lettre (1593) : UBL, BPL 885 : 84.

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correspondance connue de Charles de L’Escluse, composée de quelques 1600 lettres27. La majeure partie de cette collection – 1200 lettres – est conservée à la bibliothèque universitaire de Leyde dont la plupart sont arrivées là dès 1614, cinq ans après la mort de Charles, par achat de l’héritage de son ami, l’érudit et traducteur flamand Bonaventura Vulcanius (1538-1614)28. Elles couvrent l’ensemble de sa vie active depuis ses années d’études et s’interrompent quatre jours avant sa mort. La correspondance intégrale comprend 377 lettres de la plume de Charles, les autres sont des lettres reçues de quelques 335 correspondants (dont 25 femmes) établis dans onze pays29. L’une de ces femmes est Marie de Brimeu. Il ressort des annotations de Charles sur les lettres reçues que l’échange épistolaire entre Marie et lui a été nettement plus abondant que ce qui en est connu. Charles a en effet l’habitude de noter précisément le nom de l’expéditeur et la date de rédaction de la lettre, la date et le lieu de réception entre ses mains, la date de sa propre réponse et parfois même la mention d’une précédente lettre de lui dont il reçoit la réponse, et enfin la présence d’un colis adjoint à la lettre. Il en fait de même avec les lettres de Marie (fig 12.5 et fig. 12.6). L’exploitation de ces renseignements permet de constater que 25% tout au plus des lettres ont été conservés, preuve d’une correspondance infiniment plus riche. Il est frappant aussi de constater un vide de vingt ans dans cette correspondance. Alors que la première lettre date de 1571, la suivante conservée date de 1591. Les autres lettres ont-elles été perdues ? Marie et Charles n’ont-ils pas échangé de lettres pendant cette période de vingt ans ? Rien dans leurs lettres ne nous permet de le savoir avec certitude malheureusement. Il se peut qu’ils se soient perdus de vue au moment où Charles est parti pour la Cour impériale de Vienne et que Marie, après son premier mariage, ait été trop occupée par la gestion de son domaine en l’absence de son époux le baron de Hierges qui se trouve en campagne militaire. Et à la mort de ce dernier en 1578 surtout, la vie de Marie n’est pas facile. Devenue veuve, elle cherche à récupérer son douaire que sa belle-famille ne veut pas lui céder. L’un des domaines de son patrimoine est le comté de Meghen, hérité en 1572 de son oncle Charles de

27 La correspondance avec Marie est l’une des mieux conservées au sein du corpus, avec 27 lettres, ce qui la place après celle de Pinelli (86 lettres) et Lipse (32 lettres), et parmi les six correspondants, sur un total de 335, dont 20 lettres ou plus ont subsisté. 28 Les lettres de la correspondance portant la cote Vul. 101 proviennent de la collection de Vulcanius. Voir M. Siegenbeek, Geschiedenis der Leidsche hoogeschool : van hare oprigting in den jare 1575, tot het jaar 1825, Leyde, S. et J. Luchtmans, 1829-1832, II, p. 12 ; P. C. Molhuysen, Codices Vulcaniani, Leyde, Brill, 1910 ; A. Bouwman, Collectie Bonaventura Vulcanius : http://hdl.handle.net/1887.1/ item :1887381. 29 Toutes les lettres de la correspondance de Charles de L’Escluse conservées à la Bibliothèque Universitaire de Leyde ont été numérisées : UBL, digital special collections (https://socrates. leidenuniv.nl, choisissez Clusius Correspondence). Voir aussi La Haye : Huygens ING (http:// clusiuscorrespondence.huygens.knaw.nl) pour les centaines de transcriptions de ces lettres dont celles de Marie de Brimeu. Pour une édition des 195 lettres écrites par Charles à Joachim Camerarius le jeune, conservées à la Bibliothèque Universitaire d’Erlangen, Briefsammlung Trew, voir Hunger, Charles de L’Escluse, op. cit., II.

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Fig. 12.5  Notes manuscrites de Charles de L’Escluse sur la lettre de Marie de Brimeu datée du 27 septembre 1592 (style nouveau). © Leyde, Bibliothèque universitaire, Vul. 101, Digital Collections, Clusius Correspondence: http://hdl.handle.net/1887.1/item:1587881.

Fig. 12.6  Signature de Marie de Brimeu sur sa lettre à Charles de L’Escluse, datée du 28 février 1595 (style nouveau). © Leyde, Bibliothèque universitaire, Vul. 101, Digital Collections, Clusius Correspondence, http://hdl.handle.net/1887.1/item:1587884.

Brimeu (1524-1572), décédé sans laisser d’enfants30. Convertie au calvinisme, et remariée en 1580 à Charles de Croÿ, prince de Chimay, elle encourage la dissidence politique du couple mais choisit la séparation suite à la réconciliation de son époux avec le roi d’Espagne. Fidèle à ses convictions, elle peut dès lors garder le contrôle de ses propriétés et domaines avec l’autorisation en 1584 des États Généraux qui y voient un moyen de garder les Croÿ et Brimeu sous leur 30 G. Ulijn, De geschiedenis van het graafschap Megen, Zaltbommel, Grafisch Bedrijf Avanti, 1984.

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contrôle. Ce contrôle lui vaut de nombreux procès qui lui prennent beaucoup de temps et sont sources de frustration31. Ses activités non dénudées de dangers politiques et religieux expliquent-elles peut être l’absence de lettres entre elle et Charles à cette époque ? Ces lettres contiennent-elles par exemple des informations sensibles pouvant mettre en danger l’auteur ou le destinataire, obligeant ce dernier à les détruire aussitôt après les avoir lues ? C’est peu probable. À une époque où les courriers peu fiables, les attaques de courriers postaux et les saisies rendent l’échange de lettres particulièrement précaire, les correspondants y regardent à deux fois avant de confier au papier des informations par trop compromettantes. Dans une de ses lettres des années 1590, Marie le dit même explicitement. Elle écrit : « Monsieur de Lescluse, Jenvoye une de mes demoiselles a Leiden pour vous visiter et vous dire quelquechose de quoy ie me suis avisee que ie nose fier au papier […] »32. En comparant, par ailleurs, le ton extrêmement formel des lettres datant du début des années 1590 avec celui, beaucoup plus informel, des lettres des années suivantes, il est permis de déduire qu’il n’y a pas eu de contact direct (ou très peu) entre eux au cours des vingt années qui se sont écoulées entre la première lettre conservée de 1571 et la seconde datée de 1591. S’ils reprennent contact, c’est probablement suite au déménagement de Marie en 1590 d’Utrecht à Leyde, où elle se fait de nouveaux amis jardiniers qui entretiennent depuis de longues années des relations suivies avec Charles : c’est peut-être ce qui l’incite à raviver cette relation qui date de sa jeunesse dans les Pays-Bas méridionaux. Jardins d’agrément et hortus botanicus de Leyde L’échange épistolaire entre Marie et Charles touche principalement leur intérêt commun pour les jardins. À partir de septembre 1591, les lettres de Marie permettent de suivre ses idées sur l’évolution de ses jardins successifs à Leyde, La Haye puis Liège33. Marie de Brimeu arrive à Leyde en 1590 et y reste jusqu’à l’automne 1593. Elle y aménage en très peu de temps un très beau jardin, avec l’aide de Charles qui lui envoie depuis Francfort bulbes et semis, et pour lesquels elle le remercie dès la première lettre conservée. Elle lui écrit qu’elle a parlé de ce don apparemment très généreux avec leur ami commun Juste Lipse, le grand humaniste, qui est alors l’un

31 Lors de ces procès, les revenus issus de ses domaines sont parfois bloqués pour longtemps, ce qui l’oblige à faire frapper de nouvelles pièces de monnaie par le directeur de la Monnaie de son comté de Meghen : T. Nissen et J. Benders, « De munten van de heerlijkheid Megen (ca. 1350-1450 en 1583-1590) », Jaarboek voor Munt- en Penningkunde, 104 (2017), p. 30-101. 32 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 5 novembre 1593. 33 Pour les éventuelles activités de jardinage des années antérieures à 1590, voir van der Gouw, « Marie de Brimeu », op. cit. Une méprise, qui a la vie dure et réapparaît dans la littérature comme sur Internet, veut que Marie de Brimeu ait déjà eu un superbe jardin à Anvers, avant 1581, dans lequel elle cultivait des tulipes. Le jardin en question n’était pas le sien, mais celui d’une homonyme, dame de Poederlee, mariée à Coenraedt II Schetz († 1586), seigneur de Grobbendoncq (Grobbendonk).

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des sommités de l’université de Leyde. Elle évoque aussi une discussion au cours de laquelle Juste Lipse a qualifié Charles de « père de tous les beaux jardins de ce pays » en raison de ses connaissances et sa générosité34. Outre l’envoi de plantes, Charles lui prodigue également des conseils et fournit probablement des dessins pour son jardin. Marie lui demande en tout cas explicitement aide et instructions dans ce domaine35. A Leyde, elle occupe, avec un peu de personnel – aux frais des États Généraux –, un bel hôtel sur le Rapenburg qui appartient au seigneur Johan van Matenesse (1538-1602) et à son épouse Florentia van Culemborg (vers 1530-1618), qui devient une amie intime36. Elle y dispose d’une partie du jardin derrière la maison qui est séparée de seulement quelques autres du bâtiment de l’université. Le jardin de Marie jouxte le terrain en friche sur lequel le jardin botanique sera aménagé par Charles à partir de 1593. C’est en 1590 que les recteurs de l’université invitent Charles de L’Escluse, alors à Francfort, à Leyde pour s’occuper de l’aménagement d’un jardin botanique destiné aux étudiants en médecine. Dans un premier temps, Charles décline la proposition. A ses yeux, il est un vieillard – soixante-cinq ans au début des négociations – et il n’a aucune expérience comme enseignant de faculté37. Mais à Leyde, plusieurs personnes le pressent d’accepter l’invitation. Outre les lettres des recteurs de l’université et d’un intermédiaire agissant en leur nom, Johan van Hoghelande38, celles que lui écrit Marie de Brimeu se montrent particulièrement convaincantes. Le 24 janvier 1592, dans une longue lettre, elle lui adresse toute une liste d’arguments pour le convaincre. Elle lui fait comprendre qu’à Leyde le climat est particulièrement propice aux jardins, que la ville est éloignée de la guerre et qu’elle est peuplée de personnes très aimables, dont un grand nombre de jardiniers amateurs. Marie de Brimeu souligne que Charles pourra y aménager le jardin de l’académie « selon sa propre volonté  »39. Cet 34 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 18 septembre 1591. Pour Lipse et son amour pour le jardinage, voir J. De Landtsheer, « Justus Lipsius and Carolus Clusius : a Flourishing Friendship », in M. Laureys (éd.), The World of Justus Lipsius : A Contribution towards his Intellectual Biography : Proceedings of a Colloquium held under the Auspices of the Belgian Historical Institute in Rome (Rome, 22-24 May 1997), Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, 68 (1998), p. 273-295. 35 UBL, Vul 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 24 janvier 1592. Pour les dessins de jardins réalisés par Charles pour l’un de ses principaux protecteurs, le noble hongrois Balthasar de Batthyány, voir : UBL, Vul. 101 : 69 : Charles de l’Escluse à Balthasar de Batthyány, 4 mai 1578 et 2 juin 1578 ; D. Bobory, « ‘Qui me unice amabat’ : Carolus Clusius and Boldizsár Batthyány », in F. Egmond, P. Hoftijzer et R. Visser (éd.), Carolus Clusius ; Towards a Cultural History, Amsterdam, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, 2007, p. 119-144, et surtout 136-137. 36 La maison est située à hauteur des actuels numéros 65 et 67. Pour l’histoire du bâtiment et de ses habitants, voir Th. H. Lunsingh Scheurleer, C. W. Fock, A. J. van Dissel, Het Rapenburg. Geschiedenis van een Leidse gracht, Deel VI, Het Rijck van Pallas, Leyde, Rijksuniversiteit Leiden, 1992. 37 UBL, Vul. 101 : 180 : les recteurs de l’université de Leyde à Charles de L’Escluse, 12 août 1592 et 12 octobre 1592. 38 UBL, Vul. 101 : 145 : Johan van Hoghelande à Charles de L’Escluse, 18 mars 1592, 13 mai 1592, 20 mai 1592, 11 juillet 1592, 12 août 1592, 2 juin 1593. 39 Il semble qu’après son arrivée à Leyde, Charles ait effectivement tenu compte de ses propres préférences : une grande majorité des plantes de l’hortus de Leyde sont très différentes de celles qu’on voit habituellement dans les jardins universitaires. Aussitôt après son aménagement, l’hortus est plus près du jardin d’amateur que du jardin purement médicinal (cf. communication orale de Gerda van

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argument a dû peser lourd dans la balance pour un Charles entêté de nature. Elle poursuit en écrivant que Juste Lipse, qui a quitté l’université de Leyde peu de temps auparavant pour réintégrer les provinces réconciliées, serait peut-être prêt à revenir à Leyde si Charles vient y vivre, ne serait-ce que pour y voir son ami botaniste40. Elle lui dit en outre qu’elle entretient d’étroites relations avec les responsables de l’université qui s’occupent de définir les conditions de sa nomination potentielle (sans par ailleurs les nommer). Ceux-ci l’ont assuré qu’il ne serait pas obligé de donner des cours, qu’il n’aurait rien d’autre à faire que de doter la ville et l’université d’un jardin et de l’enrichir de nombreuses plantes médicinales41. Dans les lettres suivantes, elle continue à le travailler au corps en soulignant à chaque fois combien elle serait heureuse de sa venue à Leyde et combien elle aurait du chagrin s’il décide de ne pas le faire. Charles de L’Escluse finit par céder et à l’automne 1593, il s’installe à Leyde. Charles et Marie vivront ainsi de nouveau l’un près de l’autre, comme vingt ans auparavant dans les Pays-Bas méridionaux. Certes, non pas à deux pas, car à l’automne même où Charles arrive à Leyde, Marie déménage pour le domaine du Loo, près de La Haye, à la demande des États Généraux, pour pouvoir être plus souvent présente à la cour de Maurice de Nassau, fils de Guillaume d’Orange et stadhouder de la République. Au cours des années suivantes, Marie et Charles se voient régulièrement, discutent et admirent leurs jardins respectifs. Dans ses opera omnia, Charles relate l’une de ces visites au jardin de Marie dans une description de différents agrumes (fig. 12.7)42. En outre, ils échangent de nombreuses lettres entre Leyde et La Haye. Marie de Brimeu y fait régulièrement des remarques qui indiquent le plaisir qu’il lui procure : son jardin est, lui dit-elle « mon unique plaisir »43. En 1591 elle soupire encore une fois : « certes cest tout le plaisir que jaye aujourdhuy en ce monde »44. Les lettres courtes, pour la plupart, qu’écrit Marie de Brimeu depuis La Haye pendant les années 1594 à 1600, ont toutes une portée plus ou moins identique. Elle y remercie Charles des plantes et bulbes reçus et lui en demande d’autres. Parfois, elle décrit précisément ce qu’elle aimerait recevoir : tulipes, fritillaires, anémones rouges doubles, pivoines… Elle décrit également les plantes qui n’ont pas résisté à l’hiver et elle parle des visiteurs qui sont venus admirer son jardin. C’est ainsi que le comte d’Egmont Lamoral II, et Anne de Liévin, veuve de Guillaume de Hertaing, seigneur de Marquette et réfugié originaire du Hainaut, se régalent avec

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Uffelen, principale responsable de la collection de l’hortus de Leyde). Sur les plantes présentes au jardin universitaire en 1594, voir UBL, AC1 101, f. CXVII : Dirck Outgaerts Cluyt, Index stirpium terrae commissarum sub extremum Septembrem anni 1594 in Lugdunensi Academiae apud Batavos horto. UBL, Vul 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 24 janvier 1592. Sur le départ de Lipse pour Mayence, Cologne et Louvain, et sa réconciliation l’année suivante : V. Soen, « The Clementia Lipsiana : Between political analysis, autobiography and panegyric », in E. De Bom, M. Janssens, T. Van Houdt et J. Papy (éd.), (Un)masking the Realities of Power. Justus Lipsius’s Monita and the Dynamics of Political Writing in Early Modern Europe, Leyde-Boston, Brill, 2011, p. 207-231. Ibid. Charles de L’Escluse, Rariorum plantarum historia, Anvers, Jean Moretus, 1601, p. 6. UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 9 juillet 1592 et 9 septembre 1602. UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 18 septembre 1591.

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Fig. 12.7  Charles de L’Escluse, Rariorum plantarum historia …, Anvers, Jean I Moretus, 1601, p. 6 © Leyde, Bibliothèque universitaire, 755 A 3. La page 6 contient la description du citronnier que Charles de L’Escluse a admiré dans le jardin de Marie de Brimeu.

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les fruits du citronnier que Charles lui a offert45. Elle reçoit également et avec une certaine régularité, dans sa maison et son jardin, des dames de la famille princière de Nassau, parmi lesquelles Louise de Coligny, veuve de Guillaume d’Orange46. Dans ses lettres, elle se plaint régulièrement aussi de sa santé, s’excuse d’avoir dû annuler ses visites à Charles de L’Escluse pour différentes raisons et s’informe affectueusement de sa santé. Lorsqu’en 1597, la rumeur court à La Haye que la peste sévit à Leyde, elle lui conseille de fuir cet air malsain et lui propose de venir s’installer chez elle, le temps que l’épidémie cesse, en précisant qu’elle lui fera préparer une chambre particulière, chauffée autant que possible47. De la même façon, pendant les rigueurs de l’hiver 1594, elle lui recommande « q’yl faut que vous vous tenes bien chaudement car le froit quil faict vous pouroit nuire beaucoup  »48. Dans une autre lettre, elle se soucie de savoir s’il sort prendre l’air assez souvent49. Au fil des ans, ce genre de remarques intimes revient de plus en plus souvent. Ses soucis à propos du jardin et de sa santé vont souvent de pair : en mars 1593, elle écrit qu’il règne toujours un froid inhabituel et qu’il y a beaucoup de neige à Leyde. Ce froid est mauvais pour sa santé, mais elle craint « quelle ne soit encores plus dangereuse pour mon jardin et fleurs auquels comme scaves jay tout mon contentement »50. Il est certain que Marie tire une grande fierté de ses jardins. Elle annonce dans ses lettres que son jardin de Leyde, qui n’a pourtant que deux ans en 1593, jouit déjà d’une certaine réputation et que d’autres amateurs commencent à lui en envier la beauté51. Une telle jalousie des jardins, partout en Europe, revient tout au long de la correspondance de Charles : un assez grand nombre de lettres évoquent même les accusations de jardiniers amateurs à l’adresse d’amis qui auraient volé des plantes précieuses lors de leurs visites ! D’autres voleurs voient l’aspect lucratif de certaines plantes rares qui sont si recherchées que certains sont prêts à payer des sommes folles pour les obtenir, et des jardiniers amateurs vont jusqu’à envoyer leurs serviteurs les voler en pleine nuit52. Les bulbes de tulipes, en particulier, font régulièrement l’objet de vols53. Charles et Marie en sont ainsi plusieurs fois victimes. À la fin du printemps 1598, le jardin de Charles à Leyde

45 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 22 janvier 1597. 46 Voir aussi sa correspondance avec Charles : UBL, Vul. 101 : 75 : Louise de Coligny à Charles de L’Escluse, 11 août 1603. 47 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 22 janvier 1597. 48 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 10 janvier 1594. 49 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 18 août 1596. 50 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 12 mars 1593. 51 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 24 mai 1593. 52 van Zanen, ‘Een uitzonderlijke verscheidenheid’, op. cit., e.a. p. 118-119, 204-205 ; van Gelder, Tussen hof en keizerskroon, op. cit., p. 137-139. 53 A cet égard, ce dernier quart du xvie siècle peut être considéré comme le prélude à la soi-disant Tulipomanie des années 1634-1637 dans les provinces de Hollande et d’Utrecht, quand le commerce et la spéculation sur les bulbes de tulipes ont pris des formes sans précédent. Voir E. H. Krelage, Bloemenspeculatie in Nederland – De Tulpomanie van 1636-’37 en de Hyacintenhandel 1720-’36, Amsterdam, van Kampen & Zoon, 1942 ; S. Schama, The Embarrassment of Riches : An Interpretation of Dutch Culture in the Golden Age, New York, Alfred A. Knopf, 1987 ; A. Goldgar, Tulipmania : Money, Honor, and Knowledge in the Dutch Golden Age, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

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est entièrement pillé pendant la semaine qu’il passe à La Haye pour y admirer la collection de tulipes de Marie54. Et ce n’est pas la première fois, comme en témoignent quelques lettres indignées de Marie datant de l’été 1596. Lorsque Charles lui annonce que son jardin a été dévalisé, Marie, épouvantée, lui écrit qu’elle est prête à engager un veilleur de nuit et mettre quelques grands chiens de garde pour mieux le protéger55. Elle-même fait lever ses femmes de chambre plusieurs fois par nuit, écrit-elle dans une autre lettre, pour vérifier qu’il n’y ait pas de « larrons » dans son jardin. Mais parfois, les chiens à leur tour deviennent une source de problèmes lorsqu’ils mettent les parterres sans dessus dessous ou renversent les pots de fleurs. Un jour, un chien pénètre dans le jardin et y dévaste « toutes les belles semences […] que javois sogneusement seme en des bacs en un jardin a part » au point qu’elle est obligée de jeter la plupart des plantes56. Vers la fin du siècle, de grands efforts diplomatiques sont faits pour provoquer une réconciliation, vivement souhaitée par les familles, entre Marie de Brimeu et son époux Charles de Croÿ. En novembre 1599, une rencontre est arrangée à cet effet entre les deux époux querelleurs. Leurs divergences sur le plan politique et religieux pendant une quinzaine d’années ont été énormes, mais leur rencontre se déroule dans de meilleures conditions. A la fin du mois, elle annonce à Charles de L’Escluse sur un ton où pointe le soulagement, qu’elle a « […] faict mon entrevenu avec monseigneur mon mary a Cruninghen au pays de Tergoes, avec beaucoup de contentement et satisfaction d’une part et de l’autre dont ie loue Dieu […] »57. Tout ceci pousse Marie à quitter les Provinces-Unies en 1600 pour se rapprocher de son époux, et elle obtient pour cela un passeport octroyé par l’archiduc Albert d’Autriche et Isabelle, infante d’Espagne (fig. 12.8). Ne pouvant rentrer aux Pays-Bas catholiques car elle conserve sa foi calviniste, elle passe les cinq dernières années de sa vie dans la principauté catholique de Liège (dont le statut neutre lui permet d’échapper aux sanctions des Habsbourg d’Espagne qui frappent les résidents dans la République avant la Trêve de 1609), où elle vit à l’écart et où elle reçoit de temps en temps la visite de son mari. Les lettres probablement écrites dans les mois qui précèdent ou suivent son départ ont été perdues, la correspondance conservée ne redémarrant qu’au printemps 1601. Nous ne savons donc pas comment elle a partagé avec Charles de L’Escluse ses propres sentiments à propos de son départ. De L’Escluse, quant à lui, ne cache pas son opinion sur la question. Il écrit par exemple au célèbre médecin Bernardus Paludanus (1550-1633) d’Enkhuizen, réputé dans toute l’Europe pour son impressionnant cabinet de curiosités, qu’il ne tient pas l’époux de Marie de Brimeu en haute estime. À ses yeux, Charles de Croÿ est un bon à rien (« ejus maritus vir est nequissimus  »58). Quelques années plus tard, Charles de L’Escluse semble s’être adouci un peu à l’égard du duc. En tout cas,

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UBL, Lip. 4 : 70 : Charles de L’Escluse à Juste Lipse, 25 mai 1598. UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 18 août 1596 et 7 septembre 1596. UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 9 juillet 1592. UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 29 novembre 1599. UBL, Pap. 2 : Charles de L’Escluse à Bernardus Paludanus, 26 mars 1601.

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Fig. 12.8 Passeport pour Marie de Brimeu délivré à Bruxelles le 26 janvier 1600 par Albert, archiduc d’Autriche et Isabelle, infante d’Espagne © La Haye, Bibliothèque royale, 72 D 32.

il insère dans son Exoticorum libri decem (1605) une description et des gravures sur bois d’un oiseau et d’une plante du jardin ducal de Beaumont dont Charles de Croÿ lui a fait parvenir une illustration à la fin de l’été 1604 en lui demandant explicitement de les insérer dans le livre qu’il prépare59. En outre, dans la même lettre où il exprime son désir d’être mentionné dans l’édition à paraître, Charles de Croÿ lui demande de lui envoyer des plantes, des animaux ou d’autres espèces rares, qu’il est prêt à payer60. Tout comme son épouse Marie de Brimeu, Charles de Croÿ est lui aussi un grand amateur de jardins et de pièces de collection d’histoire naturelle, ce qui se reflète également dans sa bibliothèque61. D’après ses propres mots, il « prend grand plaisir et delectation, admirant les oeuvres de nature. Combien touttefois que

59 Charles de L’Escluse, Exoticorum libri decem, p. 366 et Id., Auctarium Appendicis alterius’, p. ***4r. 60 UBL, Vul. 101 : 89 : Charles de Croÿ à Charles de L’Escluse, 25 septembre 1604. Contrairement à sa pratique habituelle, Charles de L’Escluse n’a pas noté les dates de réception et de réponse sur cette lettre. On ignore donc si la correspondance est plus longue ou limitée à cette seule lettre. 61 Sa bibliothèque contient entre autres quelques éditions de Leonhard Fuchs, Guillaume Rondelet, Rembert Dodonée et Charles de L’Escluse. Voir C. Coppens, « A post-mortem inventory turned into a sales catalogue : a screening of the auction catalogue of the library of Charles Duke of Croy, Brussels 1614 », Quaerendo, 38 (2008), p. 359-380 ; P. Delsaerdt, Lectures princières & commerce du livre : la bibliothèque de Charles III de Croÿ et sa mise en vente (1614), Paris, Éditions des CendresFondation d’Arenberg, 2017.

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j’ay beaucoup d’autres occupations d’importance je prend aucunefois quelque peu de temps a les visiter ». Enthousiaste, il rassemble du matériel pour son cabinet, collectionne les animaux exotiques et aménage de magnifiques jardins dans plusieurs de ses résidences62. Pour soigner ses plantes et sa ménagerie du jardin de Beaumont, le duc recrute en 1604 un des contacts les plus chers de Charles de L’Escluse, Jacques Plateau63. Celui-ci amène sa collection personnelle de plantes et d’animaux de Tournai à Beaumont (fig. 8.4 et planche 10 dans ce volume), les ajoutant aux perroquets et autres oiseaux du duc. En outre, écrit Plateau, il y a à Beaumont un cercopithèque, un porc-épic, des civettes et même un phoque si docile qu’il suit Plateau partout lors de promenades dans le jardin et la maison64. Plateau décède à Beaumont le 19 avril 1608, encore au service du duc dont il a déjà fait l’éloge en 1596, le décrivant comme « ung Prinche de tout a compli, humble, affable a ung chascun, non adorne a aucun vice, mais s’occupant a touttes choses honnestes et virtueuses aimant aussy les jardins et plantes rares, paintures, statues et medailles antiques dont il en a ung tres grand nombre quil ma monstre »65. La correspondance liégeoise de Marie de Brimeu (1600-1605) Après le départ de Marie de Brimeu pour Liège en 1600, la correspondance entre Charles de L’Escluse et elle se poursuit sur un ton particulièrement chaleureux. Les lettres évoquent les deux jardins qu’elle y aménage successivement, les échanges de plantes entre Charles et elle, leur santé respective et, de nouveau, les vols importants que subit son jardin. L’un de ces vols échoue grâce à la vigilance de quelques amis : les bulbes de tulipes volés sont récupérés. Mais elle perd tout de même dans l’aventure les semis des tulipes qu’elle a cultivées avec tant de soins, et elle se plaint de la destruction des capsules immatures de ces plantes66. Cela suggère qu’à cette époque, elle pratique elle-même la culture et sans doute aussi le croisement de tulipes. À Liège, elle continue à faire appel à Charles comme intermédiaire pour se procurer les plantes. Dans une de ses lettres, elle lui demande par exemple s’il veut bien négocier l’achat de cinquante couronnes impériales jaunes (probablement

62 C. de Maegd, « ‘En ung sien jardin de plaisance au faubourgs de ceste ville’ : het hof van plaisantie van Karel van Croÿ in Sint-Joost-ten-Node rond 1600 », Tijdschrift van Dexia bank, 55 : 218 (2001), p. 45-68. 63 UBL, Vul. 101 : 89 : Charles de Croÿ à Charles de L’Escluse, 25 septembre 1604 ; UBL, Vul. 101 : 227 : Jacques Plateau à Charles de L’Escluse, 20 avril 1605 et la littérature citée dans la note 17. 64 Voir pour les animaleries exotiques des cours et résidences aristocratiques, A. Pérez de Tudela et A. Jordan Schwendt, « Renaissance menageries. Exotic animals and pets at the Habsbourg courts in Iberia and Central Europe », in K. Enenkel et P. J. Smith (éd.), Early Modern Zoology ; the Construction of Animals in Science and the Visual Arts, Leyde-Boston, Brill Academic Publishers, 1999, p. 419-447 ; et R. Pieper, « Papageien und Bezoarsteine. Gesandte als Vermittler von Exotica und Luxuserzeugnissen im Zeitalter Philips II », in Hispania-Austria II. Die Epoche Philipps II. (15561598), Vienne-Verlag für Geschichte und Politik et Munich-R. Oldenbourg, 1999, p. 215-224. 65 UBL, Vul. 101 : 227 : Jacques Plateau à Charles de L’Escluse, 15 mai 1596. 66 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 9 septembre 1602.

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des Frittilaria imperialis lutea), en vente à Amsterdam67. Charles va même jusqu’à faire transporter tant de plantes à Liège que Marie soupire en 1603 : « Je me sens infiniment vostre obligée du bon soing qu’avez de moy, que vous en remercie de tout mon coeur »68. Il lui fait aussi d’autres petits cadeaux dont des pots de confiture de noix d’Amsterdam qui est, avoue Marie, plus délicate que celle de Liège. Pour marquer sa reconnaissance, Marie lui envoie à son tour des cadeaux, comme au printemps de 1604 par l’intermédiaire de madame de Marquette. Elle lui promet aussi un portrait d’elle-même, que Charles lui a probablement demandé. Au printemps de 1603, Marie change de demeure. L’immeuble qu’elle occupe jusqu’alors est en partie transformé en « autel de dieu » (hôtel-Dieu) et « pour eviter le mauvais air, qui y provient du nombre des malades qui lon y mect journellement, je le laisse et m’en vas dens icelluy de monsieur de Groesbeeck ». Dans la lettre suivante, elle ajoute que le jardin des Groesbeeck motive aussi son envie de déménager. Son jardin actuel a été pillé à plusieurs reprises et son nouveau jardin devrait être moins sujet à ce fléau (peut-être parce que celui-ci est clos de murs ?). Le jardin en question étant entièrement vide, elle pourrait y transférer toutes les plantes de son ancien jardin pour « recommencer quelque petit parcq » avec l’aide de ses amis69. Ce « monsieur de Groesbeeck » chez qui elle s’installe n’est autre que Johan, baron de Groesbeeck, l’époux d’Anna van Hyllen, une nièce de Marie de Brimeu que celle-ci a accueillie pendant de longues années chez elle, en tant que dame de compagnie à l’époque de sa résidence dans les Provinces-Unies70. Pleine d’espoir, elle parle aussi de l’invention d’une personne de son entourage pour limiter la perte de végétaux en hiver à cause du gel. Elle envoie avec sa lettre un échantillon (malheureusement non conservé) de la « couverture » en question, faite dans une « estoffe de […] drap de poil de vache », expérimentation pour faire passer l’hiver et conserver ses plantes fragiles pour la saison suivante71. Mais ces lettres, ne parlent-elles que de plantes, de visites reçues ou manquées, et de problèmes de santé ? Marie de Brimeu ne laisse-t-elle rien filtrer des affaires importantes ou sensibles dont on s’occupe à La Haye ou à Liège ? La réponse à cette question est affirmative. Tout au plus donne-t-elle ici et là quelques vagues indications et fait-elle des remarques qui indiquent que Charles de L’Escluse est peut-être au courant de ses affaires. Mais ils ont dû les partager uniquement lors de leurs rencontres personnelles : elle ne les a en tout cas pas confiées au papier. Elle écrit parfois qu’elle est tellement mobilisée à La Haye qu’elle manque de temps pour écrire ou elle raconte à demi-mot ce qui l’occupe tant. En janvier

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UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 26 mars 1601. UBL, Vul. 101 : 42 : Ibidem, et Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 16 avril 1601. UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 7 mars 1603. Correspondance d’Anna van Hyllen avec Charles de L’Escluse, 3 lettres (1596-1606 ; toutes UBL, Vul. 101). Anna (vers 1555- ?) est la fille de Frans Willem van Hillen, lui-même né du premier mariage d’Anna van Walthausen, la mère de Marie de Brimeu. 71 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 26 mars 1601.

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1594, elle dit par exemple que « le personage que jay tant attendu est arive » : elle ne nomme personne, mais Charles de L’Escluse sait sans doute de qui elle parle72. La gestion de ses domaines lui prend du temps aussi, comme il ressort quelques rares fois de ses lettres. En février 1594, par exemple, elle reçoit à La Haye la visite du drossart de Meghen, qui vient lui présenter pour contrôle les « comptes à rendu » des quatre ou cinq dernières années de son domaine73. En ce sens, les lettres ne nous permettent pas de connaître la grande histoire politique des anciens Pays-Bas de la dernière décennie du xvie siècle du point de vue de Marie de Brimeu, pas plus qu’elles n’abordent les convictions religieuses. Ceci semble d’ailleurs être valable pour l’ensemble de la correspondance de Charles de L’Escluse : la religion n’est pratiquement jamais abordée. Tout au plus, Charles dit-il quelques rares fois d’être heureux de pouvoir fréquenter l’église de son choix, à Francfort par exemple, mais même là, il ne précise pas de laquelle il s’agit. La religion n’est pas abordée non plus dans les lettres adressées à Charles. Exceptionnellement, elles citent un passage de la Bible. Nous ne pouvons donc pas en tirer de conclusion par rapport aux convictions religieuses de Charles de L’Escluse. Il est peut-être tout simplement calviniste, même s’il a été suggéré qu’il a adhéré à la Famille d’Amour, sans preuve formelle74. Il est remarquable que dans leurs relations, les amateurs de plantes de l’entourage de Charles de L’Escluse fassent totalement abstraction de leurs convictions religieuses. Les protestants échangent sans le moindre problème avec les catholiques et vice versa. Le monde des jardins et de la nature sauvage donne ainsi l’impression d’être un espace à part dans lequel les oppositions en matière de religion sont moins tranchées que dans la société et auquel les protestants et les catholiques consacrent leur temps ensemble, avec autant de plaisir et de conviction. Il en va de même pour Marie de Brimeu, protestante convaincue, dont certains amis jardiniers sont de confession catholique. Ainsi, elle s’est liée d’amitié avec Stephana van Rossem, l’ancienne abbesse du monastère de femmes de Rijnsburg en Hollande, qui s’est installée au Rapenburg de Leyde avec ses sœurs après la destruction de l’abbaye en 1574. Dans ses lettres, Marie parle d’elle en l’appelant sa « bonne amice Mme de Rynsbourg ». La dernière lettre de Marie de Brimeu, très brève, date de janvier 1605. Elle y exprime seulement sa reconnaissance à Charles de L’Escluse qui prie pour sa santé et elle le remercie de la recette qu’il lui a envoyée : elle espère que celle-ci la guérira. En Hollande déjà, la santé de Marie est délicate. Une fois installée à Liège, ses problèmes de santé semblent s’aggraver et les douleurs sont quasi permanentes : « Mais s’est auiourdhuij bien et demain mal, et quant je suis ung jour sans sentir des douleurs, jen suis quattre a en souffrir apres mavoir aijde de tous les secours

72 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 10 janvier 1594. 73 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 28 février 1595. Le drossart représente la comtesse de Meghen dans les affaires de gestion domaniale et de juridiction. 74 A. Hamilton, The Family of Love, Cambridge, James Clarke, 1981, p. 83-107 ; N. Mout, « The Family of Love (Huis der liefde) and the Dutch Revolt », Britain and The Netherlands, 7 (1981), p. 75-93.

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humains desquels je me puisse server75 ». L’espoir de guérison qu’elle évoque dans sa dernière lettre s’avère vain, car elle décède quelques mois plus tard, le 18 avril 1605. Son ami, pourtant plus âgé qu’elle, lui survivra quatre années. Conclusions Au moment de son décès, l’amitié entre Marie de Brimeu et Charles de L’Escluse est vieille de quinze ans environ. Mais qu’est-ce qu’ils ont été l’un pour l’autre ? En ce qui concerne la femme aristocrate, cela ne fait pas de doute. Charles de L’Escluse est pour elle un ami jardinier qui, du fait de son propre jardin et de son gigantesque réseau transeuropéen, peut se procurer de façon quasi illimitée les plantes rares qu’elle recherche. Les conseils esthétiques et pratiques en matière de jardinage qu’il lui prodigue sont très importants. Le botaniste lui transmet ainsi son savoir, car au début des années 1590, Marie de Brimeu ne se définit pas encore comme experte, c’est du moins ce qu’elle confie à son ami érudit. Elle est alors incapable de garder en vie les plantes et les bulbes qu’il lui a si généreusement offerts et elle n’est pas satisfaite de l’aménagement de son jardin. Elle écrit elle-même qu’elle a vraiment besoin des compétences de Charles : « Je pensois donc bien par vostre conseil et avis redresser mon jardin et entendre comment yl fault guarder les bulbes et en somme devenir par vostre adresse meilleure jardiniere que ie ne suis »76. Dans l’autre sens de la relation, l’interprétation est moins évidente. Qu’est-ce qui incite Charles de l’Ecluse à envoyer coup sur coup à Marie de Brimeu une quantité énorme de plantes ? Nous ne savons malheureusement presque rien de ses motivations, du fait de la disparition des lettres de Charles. Est-ce pour son rôle de protectrice ? Dans ses lettres, Marie de Brimeu lui fait sans cesse des propositions qui vont tout à fait dans ce sens. À son arrivée à Leyde, elle veut mettre à sa disposition pendant au moins trois ans un jardin jouxtant le sien au Rapenburg, plus propice que celui proposé par l’université pour son usage privé, ainsi qu’une « chambre et cuisine en mon quartier »77. Si Charles accepte effectivement cette offre, c’est de courte durée, car peu après son arrivée, il s’installe chez la veuve du proviseur de l’école latine du Pieterskerkgracht, une rue perpendiculaire au Rapenburg, où il restera jusqu’à sa mort. Il ne semble pas non plus avoir accepté la proposition d’utiliser son jardin. Cela est peut-être dû à l’attitude réservée de Charles de L’Escluse par rapport à ses protecteurs en général. Un jour, du moins, il dit à un ami : « pour être honnête, je ne souhaite pas travailler au service d’un prince tant que je suis capable de vivre de mes revenus, quels que modestes qu’ils soient. Car toute personne habituée à la liberté depuis son plus jeune âge aurait du mal à se laisser mener par quelqu’un

75 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 20 octobre 1604. 76 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 9 juillet 1592. 77 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 15 septembre 1593.

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à un âge avancé »78. Au fil des ans, Marie de Brimeu lui propose régulièrement son soutien dans les affaires du quotidien. Charles en a sans aucun doute profité, bien que modestement. Peut-être accepte-t-il sa proposition pour obtenir gratuitement un passeport pour son neveu – qui loge chez lui et est à son service sans donner satisfaction – pour pouvoir le renvoyer chez lui, dans les Pays-Bas réconciliés79. En plus d’un éventuel rapport de patronage classique, c’est surtout leur passion commune qui est à l’origine de l’intensité de leur amitié : les plantes et les jardins constituent sans aucun doute le maillon fort entre eux. Nous ne savons pas non plus exactement quel est le rôle de Marie de Brimeu dans les pourparlers concernant la nomination de Charles de L’Escluse à l’université de Leyde. Le rôle important que lui attribue la littérature serait-il quelque peu exagéré ? Dans sa lettre du 12 mars 1593 tout au moins, Marie se plaint « quil y at cent ans que ie nay eu de vos lettres » et cela alors que leur ami jardinier commun, Johan van Hoghelande, qui a été le premier à pressentir Charles de L’Escluse pour une nomination à l’université, reçoit, lui, régulièrement des lettres, ce qui lui « fait souvent mal au coeur ». Les lettres permettent certes de comprendre qu’elle est en relation avec des personnes des cercles universitaires, mais elles ne permettent pas de savoir si elle a joué un rôle d’intermédiaire actif dans ces pourparlers ou si elle les a seulement suivis avec un intérêt particulier. C’est avant tout la voix d’une amatrice de jardins soucieuse d’avoir auprès d’elle un érudit fameux, proximité surtout avantageuse pour son jardin, qui transparaît dans sa correspondance. Marie de Brimeu influence-t-elle d’une façon ou d’une autre l’œuvre scientifique de Charles de L’Escluse, comme ont fait d’autres amis et amies jardiniers ? Dans un environnement intellectuel où la séparation entre botanique et horticulture est bien moins nette qu’aujourd’hui, les amateurs de jardins sans formation académique correspondent avec les érudits à propos de leurs propres expériences, envoient à leur propre initiative les espèces dont la littérature ne parle pas encore, et donnent ou demandent des conseils sur la culture ou sur les soins à donner à ces plantes. Leurs contributions sont appréciées par les érudits qui se servent par ailleurs des jardins de ces amateurs pour y étudier les espèces inconnues d’eux et qui les insèrent dans leurs publications. Ces mêmes érudits interviennent comme fournisseurs de plantes auprès des amateurs de jardins ornementaux, souvent pour des quantités gigantesques. Dans leurs correspondances, il s’agit de végétaux européens autochtones, mais surtout de plantes exotiques qu’un public aisé peut souvent se procurer d’autant plus facilement qu’il dispose de moyens financiers suffisants et de relations avec les comptoirs marchands qui importent les variétés d’outre-mer. Est-ce le cas des jardins de Marie de Brimeu ? Charles de L’Escluse y découvre-t-il des plantes jusqu’alors inconnues de lui et dont il parle ensuite dans un de ses livres ? Il est facile de le vérifier dans ses publications : avec la 78 Charles de L’Escluse à Joachim Camerarius le jeune, 26 janvier 1588, in Hunger, Charles de l’Ecluse, op. cit., p. 419. 79 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 28 novembre 1596.

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minutie qui le caractérise, le botaniste cite fidèlement dans ses opera omnia les noms de toutes les personnes qui l’ont aidé d’une façon ou d’une autre dans ses recherches sur les nouvelles plantes, soit un total d’environ 275 personnes, dont quelques dizaines de femmes. Il ne cite certaines d’entre elles qu’une ou deux fois, d’autres plusieurs dizaines. La baronne viennoise Anna Maria von Heussenstain par exemple – avec laquelle Charles entretient une relation bancale – est citée dix-huit fois, bien plus souvent que bon nombre d’hommes80. Marie de Brimeu – une bonne amie – n’est, quant à elle, mentionnée que trois fois dans les opera omnia : pour le citronnier évoqué plus haut que Marie aurait reçu de Bernardus Paludanus par l’intermédiaire de Charles de L’Escluse, pour une belle anémone que Charles a vu fleurir dans son jardin de Leyde (et qu’elle affirme avoir été offerte par lui-même) et en tant que propriétaire d’un très beau perroquet apprivoisé (probablement un Ara macao)81. Nous pouvons en conclure que Marie de Brimeu exprime presque fanatiquement son enthousiasme devant un beau jardin et tient à perfectionner sa création jusque dans les moindres détails, mais qu’elle n’a pas les connaissances ou manque d’intérêt pour étudier et collectionner les plantes de façon scientifique. Ce qui compte le plus pour elle est l’esthétique des plantes. Dans une de ses lettres datant du début des années 1590, la duchesse d’A arschot le dit elle-même quand elle évoque le « plaisir que jay de jardiner lequel certes ie vous confesse estre grand mais de zele et non encores de science »82. Il ressort également des lettres ultérieures qu’elle doit continuer à faire appel à Charles de L’Escluse pour ce qui est des connaissances « savantes ». Par exemple lorsqu’un autre grand botaniste de leur réseau, Mathias de l’Obel (1538-1616), lui aussi originaire des Pays-Bas méridionaux, lui propose de choisir dans un catalogue de plantes qu’il lui fait parvenir, une variété à son goût pour son jardin, elle insiste pour avoir des conseils de Charles de L’Escluse83. Nous ne pouvons qu’en conclure que leur amitié repose sur le respect mutuel et le partage de leurs sentiments et expériences de la vie de tous les jours, mais surtout sur le plaisir que procure le jardinage.

80 À propos d’Anna Maria von Heussenstain, voir van Gelder, op. cit., p. 129-139 ; van Zanen, ‘Een uitzonderlijke verscheidenheid’, op. cit., p. 152-158. 81 Charles de L’Escluse, Rariorum plantarum historia, p. 6, 259 et Id., Exoticorum libri decem, p. 363. 82 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 18 septembre 1591. 83 UBL, Vul. 101 : 42 : Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 18 août 1596.

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La quête d’un nouvel aménagement des jardins par Marie de Brimeu, princesse de Chimay et Porcien (c. 1550–1605)* « … aiant grace a dieu apparance aucune que la guerre nous en doive chasser ny mesmes interrompre le loisir que ces exercices de jardinage requierent. »1

Cette contribution sur Marie de Brimeu (c. 1550-1605)2, comtesse de Meghen par héritage en 1572, princesse de Chimay et de Porcien par son mariage en 1580 avec Charles de Croÿ, puis duchesse d’Aarschot en 1595 et de Croÿ en 1598, éclaire plus particulièrement ses rapports avec le développement du jardinage dans les Pays-Bas au tournant des xvie et xviie siècles. Ce n’est que dans le dernier quart du xxe siècle que l’étude historique du jardinage est entreprise en tant que branche des beaux-arts3. Si l’accent est mis au début sur la définition des styles, on





* Traduit par Stentor Taal Jan de Haas et révisé par Maret van Hagen. L’auteur tient à remercier Ton Van Haaster, ancien président de l’association « Les Amis de Montcornet », pour avoir rendu cette traduction possible. 1 Universitaire Bibliotheken Leiden (désormais UBL), BRI_M003 Vulc. 101 : lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 24 janvier 1592. 2 Marie de Brimeu, contesse de Meghen, duchesse de Croÿ et d’A arschot, princesse de Chimay et de Porcien (c. 1550-1605) est la fille de Georges de Brimeu, sieur de Quierieu (décédé avant 1572) et d’Anna van Walthausen. Elle se marie peu avant le 29 janvier 1572 avec Lancelot de Berlaymont, sieur de Beauraing (décédé en 1578) puis le 14 septembre 1580 avec Charles de Croÿ, alors prince de Chimay (1560-1612). Deux enfants issus de son premier mariage décèdent en bas âge. Charles a un bâtard avec Marie de Boussu. Cf. J. A. G. C. Trosée, Historische Studien, La Haye, Van Stokkum, 1924, p. 240. À un âge avancé, elle aurait une fille hors mariage, appelée Barbara. Cf. F. Egmond, « Brimeu, Marie de », dans Digitaal Vrouwenlexicon van Nederland, URL : http://resources.huygens. knaw.nl/vrouwenlexicon/lemmata/data/Brimeu [27/04/2016], F. Egmond, The World of Carolus Clusius : Natural History in the Making, 1550-1610, Londres etc., Pickering & Chatto, 2010, chap. IV ; J. L. van der Gouw, « Marie de Brimeu. Een Nederlandse prinses uit de eerste helft van de tachtigjarige oorlog », De Nederlandsche Leeuw, 64 (1947), p. 5-49 et la traduction, Marie de Brimeu, une princesse néerlandaise de la première moitié de la guerre de Quatre Vingt Ans, Bruxelles, Imprimerie Lombaerts, 1951 ; M. de Villermont, Le duc Charles de Croy et d’Arschot et ses femmes, Marie de Brimeu et Dorothée de Croy, Bruxelles-Paris, DeWit-Champion, 1923. 3 Notamment avec Tuinkunst. Nederlands jaarboek voor de geschiedenis van Tuin- en Landschapsarchitectuur, Amsterdam, Architectura & Natura, 1995 ainsi que C. Oldenburger, A.M. Backer et E. Blok, Gids voor de Nederlandse tuinarchitectuur, Rotterdam, De Hef publishers, 1995-2000.

Anne Mieke Backer • Académie des Beaux-Arts AKI d’Enschede – Pays Bas Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 309-332.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120972

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s’intéresse plus particulièrement à la fin du xxe siècle à la relation entre jardinage et conception de la vie4. Au sein de ce thème, reste dans l’ombre l’influence de certains « amis du jardin » protestants fixés à Leyde, où s’ouvre en pleine guerre civile des Pays-Bas en 1575 une université « humaniste »5, et qui entretiennent des échanges épistolaires. Marie de Brimeu est de ceux-là : 27 lettres adressées au botaniste Charles de L’Escluse (1526-1609) sont aujourd’hui conservées à la bibliothèque universitaire de Leyde6. Elles ont jusqu’à présent surtout été appréciées pour l’intérêt historique qu’elles représentent pour la botanique7. Charles de L’Escluse et Marie de Brimeu correspondent en tant qu’amis et collectionneurs botaniques mais aussi en tant que créateurs. Nous retenons plus particulièrement deux lettres qui sont intéressantes parce qu’elles abordent plus en détail la forme du jardin et l’image globale que doit donner une collection florale8. Avant tout, Marie de Brimeu se distingue par la culture de petits jardins fleuris appelés « blomhoven », pratiquée par de nombreux protestants. Dans sa quête d’un nouveau modèle de jardin, qui d’une part offre une place à la collection croissante de plantes (à bulbe) importées et affiche d’autre part un style qui trahit son adhésion à l’humanisme de la Renaissance, Marie de Brimeu se présente comme une apprentie architecte de jardins. Ces passages – les réponses de Charles de L’Escluse n’ont malheureusement pas été conservées – offrent à l’historien (des jardins) un regard précieux sur la réflexion de ces jardiniers sur l’ordonnancement des plantes à fleurs, indépendamment de la symbolique florale chrétienne et sans la signification mythique de l’hortus conclusus médiéval9.

4 E. de Jong, Natuur en Kunst. Nederlandse tuin- en landschapsarchitectuur 1650-1740, Amsterdam, Uitgeverij Thoth, 1993. 5 Willem Frijhoff écrit que « cette université avait un caractère nettement humaniste, la dimension religieuse étant présente sans être prépondérante », dans Id., « Autonomie, monopole, concurrence : le facteur urbain dans la construction du réseau universitaire dans les ProvincesUnies », in T. Amalou et B. Noguès (éd.), Les universités dans la ville xvie-xviiie siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 25-27 en particulier. 6 S. van Zanen dans ce volume, « Je me sens infiment vostre obligée » : l’intime amitié entre le botaniste Charles de l’Ecluse et Marie de Brimeu, princesse de Chimay et duchesse de Croÿ et d’A arschot (c. 1550-1605) », p. 283-308. 7 Dans le cadre du projet ‘Clusius’ (2005-2009) de l’Institut Scaliger de l’Université de Leyde, ce sont surtout Florike Egmond et Sylvia Van Zanen qui se sont intéressées au personnage de Marie de Brimeu : http-://clusiuscorrespondence.huygens.knaw.nl/. Les publications issues du projet traitent de l’intérêt de Charles de L’Escluse pour la flore dans son environnement naturel, pour les plantes non médicinales, pour leurs dénominations locales et leur exacte représentation, comme de son réseau de confrères botanistes et profanes, mais guère de son rôle dans l’architecture des jardins : Egmond, The World of Carolus Clusius, op. cit. ; E. van Gelder, Tussen hof en keizerskroon. Carolus Clusius en de ontwikkeling van de botanie aan Midden-Europese hoven (1573-1593), thèse de doctorat, Leyde, 2011 ; S. van Zanen, ‘Een uitzonderlijke verscheidenheid’ ; planten, vrienden en boeken in het leven en werk van Carolus Clusius (1526-1609), thèse de doctorat, Leyde, 2016, et maintenant Id., Planten op papier. Het pionierswerk van Carolus Clusius (1526-1609), Zutphen, Walburg Pers, 2019. 8 UBL, BRI_M002, BRI_M003 Vulc. 101, http-://clusiuscorrespondence.huygens.knaw.nl/ : lettres de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse : 18 septembre 1591 et 24 janvier 1592 (original jamais parvenu à destination). 9 Pour l’hortus conclusus (jardin enclos) en tant que lieu de virginité, cf. A. M. Backer, Er stond een vrouw in de tuin, Rotterdam, De Hef publishers, 2016, p. 60-63.

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Fig.13.1 et 13.2  Portraits de Charles de Croÿ et de Marie de Brimeu, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers?, c. 1606-1612]. © Collection privée, photos Yves Junot/Violet Soen.

L’humanisme de la Renaissance exprimé dans les beaux-arts a été largement étudié et décrit : dans la peinture, des proportions anatomiques sont attribuées aux humains qui posent dans un décor en perspective. Sur les portraits, les individus sont représentés avec des traits plus personnels et dans la littérature, les vierges vertueuses et les preux chevaliers cèdent la place à des êtres en chair et en os. Il est beaucoup moins connu que cela concerne aussi un sujet en apparence aussi trivial que l’aménagement des jardins et la perception des fleurs10. Marie de Brimeu, une aristocrate botanophile Marie de Brimeu naît dans une famille de la haute noblesse des anciens Pays-Bas qui possède de nombreuses terres dans les comtés de Hainaut et d’Artois, mais aussi en Picardie dans le royaume de France. Elle s’intéresse à la culture des fleurs dès son jeune âge. Plus tard, dans son Kruydtboeck,

10 Pour le rôle de la femme dans le premier protestantisme, cf. M. French, From Eve to Dawn. A Woman’s History of the World, New York, The Feminist Press at CUNY, 2008, II, p. 101-109.

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Mathias de l’Obel la cite comme l’une des plus grandes cultivatrices de tulipes des Pays-Bas11. Outre une « schone menge » (belle collection) de tulipes, elle cultive à l’époque dans son jardin des végétaux rares telle que la « narscisse met biesen bladerkens » (jonquille à longues feuilles étroites) et la petite hyacinthe ou « ornithogalum » (ornithogale). Elle échange des bulbes, des graines et sa connaissance des plantes avec des amis jardiniers parmi lesquels le calviniste Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde, au service de Guillaume d’Orange depuis 1571, Jean de Hoboken et son ami malinois Jean de Brancion, le protecteur de Charles de L’Escluse. Par l’entremise de sa famille, elle épouse le 14 septembre 1580 – âgée de trente ans environ et veuve de Lancelot de Berlaymont – Charles de Croÿ, alors prince de Chimay et futur héritier d’une puissante maison transrégionale. C’est ainsi que s’unissent deux familles de profils comparables : comme pour toutes les unions aristocratiques de l’époque, ce mariage est arrangé. Dans la tradition de sa famille, son époux Charles, de dix ans son cadet, s’intéresse lui aussi très tôt à l’art du jardinage, et il fait réaliser à partir de la fin du siècle les vues cavalières de chacun de ses domaines puis celles des villes et villages des provinces de Hainaut, Brabant, Flandre, Namur, Artois et Picardie, connues comme les Albums de Croÿ. L’union n’est pas une mince affaire étant donné que l’héritier d’une famille très catholique se marie à une personne qui manifeste un penchant pour le protestantisme. Le jeune couple se fixe donc au début dans la principauté-évêché de Liège : ce territoire relevant du Saint-Empire présente l’avantage d’être « neutre » vis-à-vis des Pays-Bas espagnols (où le catholicisme reste la seule religion autorisée depuis la réconciliation actée entre les provinces méridionales et Philippe II d’Espagne en 1579), alors qu’une résidence dans les provinces rebelles de l’Union d’Utrecht (comme la Hollande ou la Zélande qui ne reconnaissent que le calvinisme comme culte publique) entraînerait une confiscation de leurs biens situés en zone loyaliste12.

11 Matthias de l’Obel, Kruydtboeck oft beschrijvinghe van allerleye Ghewassen, Kruyderen, Hesteren ende Gheboomten, Anvers, Plantin, 1581. Le livre est écrit en 1579, Marie de Brimeu a alors réussi à faire fleurir depuis plusieurs années le Pumilio décrit par de l’Obel, ce qui permet de penser qu’elle cultive déjà des tulipes vers 1576. Elle est citée en pages I-162, I-163, I-129, I-154. On lui attribue en pages 163 et 129 l’épithète « huisvrouw van Coenraedt Schetz ». D’après les données généalogiques de la famille Ursel, Konrad Schets († 1579) épouse effectivement une certaine Marie de Brimeu, mais il s’agit d’une homonyme. Il se peut que de l’Obel et plus tard aussi Charles de L’Escluse (Rariorum, p. 53 et 66) aient confondu les deux femmes sur le papier, mais il est possible aussi que toutes deux cultivent des tulipes et que ces botanistes entretiennent des contacts avec les deux. Dans ce cas, l’honneur de ces deux citations revient à Marie de Brimeu, épouse de Konrad Schets. Le reste de ce chapitre et les échanges épistolaires avec Charles de L’Escluse concernent bien Marie de Brimeu de Meghen, princesse de Chimay. Nos remerciements à Florike Egmond et à Hugo Soly. 12 On pourrait alléguer que la conception de la vie de Marie de Brimeu fait écho à la pensée du luthérien-humaniste Philippe Melanchthon, mais aussi à celle de l’humaniste Érasme et du réformateur Martin Luther, par exemple dans la façon de placer la fidélité intérieure à la religion au-dessus de la possession matérielle, et qu’elle considère une activité physique telle que le jardinage comme un bienfait pour l’esprit.

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On ignore quand Marie de Brimeu parvient à persuader son jeune époux de se convertir au calvinisme, mais il le fait. La nuit du 11 au 12 juin 1582, le couple quitte en tout cas secrètement Huy en Liège, où leur situation devient risquée depuis la promulgation d’édits très stricts du prince-évêque contre les dissidents. À cheval, traversant les rivières à gué, le couple échappe de justesse à un groupe de cavaliers et atteint le refuge protestant de Sedan après un long périple13. Ils y sont accueillis et hébergés par Françoise de Bourbon, épouse du prince souverain Henri-Robert de La Marck et sœur de Charlotte de Bourbon, l’épouse de Guillaume d’Orange14. On ignore si Marie et Charles de Croÿ ont emporté quelques précieux bulbes dans leurs bagages, en plus du millier d’écus, des bagues et des bijoux15. En fuyant, Marie de Brimeu se prépare à vivre une vie turbulente. Pourtant, le jardinage et la botanique, activités qui exigent une certaine sédentarité, vont alors former le fil rouge de son existence. En jeune protestante, elle considère le monde végétal d’un œil neuf : même les fleurs ne sont plus soumises à la sémantique catholique et ses plantes sacrées. Les miracles de la création sont comme en jachère devant un nouveau modèle. Jusqu’alors, la riche Marie n’a manqué de rien. Une dizaine d’années plus tôt, elle a hérité de son oncle du comté de Meghen (à hauteur de la ville d’Oss), et elle possède des domaines dans le Hainaut et en Picardie, tout comme le douaire de sa précédente union avec Lancelot de Berlaymont. Fugitive, elle accepte désormais de vivre modestement, abandonnant ses biens, non sans parler de ceux de sa belle-famille, et ses prétentions sur ses revenus patrimoniaux. Pour subvenir à ses besoins, elle fait cependant frapper des pièces de monnaie dans le comté de Meghen16. Elle délaisse en tout cas au moins un (mais probablement plusieurs) jardin cultivé qui a déjà suscité une grande passion en elle. Après un séjour de quatre mois dans le bastion protestant de Sedan et quelques pérégrinations autour de Château-Porcien en France17, le couple atteint les provinces de l’Union d’Utrecht, désormais les Provinces-Unies, où il s’installe sur les terres de Beveren, dans le comté de Flandre alors en rébellion. Charles, qui occupe en tant que prince de Chimay le même rang que le prince d’Orange, espère jouir ici d’une vie assortie de davantage de privilèges que 13 Pour la fuite de Marie de Brimeu, cf. Calendar of State Papers. Correspondence and Papers of the Secretary of State concerning the Revolt of the Netherlands against the Rule of Spain. Org. Archives of Kew. Foreign. 1581-1582, 21 juillet 1581 (ceci doit être 1582) : Lord Cobham to Walsingham, cf. S. Maekelberg et P. Martens, « Matérialiser sa noblesse sur la frontière des anciens Pays-Bas avec la France : le patrimoine architectural de Charles de Croÿ, prince de Chimay et duc d’A arschot (15601612) », dans ce même volume, p. 231, cf. fig. 9.15, planche 25. 14 Sur les La Marck, Bourbon et Nassau autour de Sedan, voir A. Behr, « La seigneurie souveraine de Sedan : un simultaneum entre deux mondes (1580-1630) » dans le présent volume, p. 69-85. 15 Le 29 mai 1574, Charles écrit une lettre à Charles de L’Escluse dans laquelle il demande des plantes, probablement à la demande de son père, pour le château de Heverlee, de Villermont Le Duc Charles de Croÿ et d’Aerschot et ses femmes, p. 33. De l’Obel parle de Charles de Croÿ en p. 3 de son Plantarum seu stirpium historia (1576) comme de ces gentilshommes qui se consacrent à l’art du jardinage. 16 P. Nissen et J. Benders, « De munten van de heerlijkheid Meghen (ca. 1350-1540 en 1583-1590) », Jaarboek voor Penningkunde, 104 (2017), p. 30-101. 17 Maekelberg et Martens, « Matérialiser sa noblesse sur la frontière », op. cit.

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sous le régime du gouverneur général Alexandre Farnèse dans les provinces réconciliées. On attend désormais du jeune prince qu’il se rende actif sur le théâtre des opérations et qu’il intervienne dans les affaires des États Généraux, ce que son père l’a empêché de faire18. Plus tard, dans ses mémoires, il regrettera sa fuite et son allégeance aux États Généraux (qui ont voté en 1581 l’abjuration de Philippe II) comme une erreur de jeunesse, encouragée par son épouse. Ses nouvelles fonctions ne lui apportent en tout cas pas la réussite escomptée, et Charles de Croÿ est en opposition totale sur le plan stratégique avec Guillaume d’Orange. Lorsque son mari, gouverneur de Bruges, parvient à réconcilier la ville avec le roi d’Espagne en 1584, Marie se déclare son ennemie et désormais, l’abîme qui éloigne les Provinces-Unies des Pays-Bas catholiques brise aussi l’union de leur couple19. Tandis que Charles est accueilli dans sa famille tel « le fils prodigue » et revient dans le giron de « l’Église mère », Marie refuse de renoncer à ses idéaux protestants. Elle reste dans les Provinces-Unies, s’il le faut comme « pauvre damoiselle ». Marie de Brimeu mène désormais une vie de femme séparée et accueille au bout d’un certain temps chez elle, en tant que conseiller, le prédicateur au désert et diplomate Lieven Calvaert, banni d’Anvers depuis la reprise de la ville par Alexandre Farnèse, ce qui n’est pas sans provoquer des spéculations dans le monde extérieur20. Pour mettre fin au déshonneur et à l’humiliation mais aussi en raison des droits de Marie sur ses biens abandonnés, Charles de Croÿ décide, à en croire la lettre d’un de ses contemporains, de se séparer une fois pour toutes de son épouse rebelle en la faisant empoisonner21. La tentative échoue et après l’assassinat de Guillaume d’Orange en 1584, Marie s’engage dans les activités diplomatiques. Elle fait tous ses efforts pour le retour dans les Provinces-Unies du comte anglais de Leicester, Robert Dudley, nommé gouverneur général des provinces rebelles en 1585 dans le cadre de l’alliance des États Généraux avec la reine Elisabeth Ière, et elle entretient des relations étroites avec le secrétaire de

18 V. Soen, Vredehandel. Adellijke en Habsburgse verzoeningspogingen tijdens de Nederlandse Opstand (15641581), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, p. 158-160. 19 A. Duke, « The search for religious identity in a confessional age. The conversions of Jean Haren », in Id., Dissident identities in the early modern Low Countries, éd. J. Pollmann et A. Spicer, Farnham, Ashgate Publishing Ltd., 2009, p. 251-272 et V. Soen « Les limites du ‘devoir de révolte’ aux Pays-Bas : les réconciliations de Philippe de Croÿ, duc d’A arschot, et de son fils Charles, prince de Chimay (1576-1584) », dans le présent volume, p. 173-198. 20 Correspondance de Philippe II sur des affaires des Pays-Bas, éd. L.-P. Gachard, Bruxelles-Gand-Leipzig, C. Muquardt, 1879, IV, p. 233. Pour l’œuvre diplomatique de Lieven Calvaert, bien que daté : John Lothrop Motley, History of the United Netherlands from the Death of William the Silent to the Synod of Dordt, Londres, John Murray, 1860. Au sujet du concubinage de Lieven Calvaert et de Marie de Brimeu, se reporter à : « Brieven over het Leycestersche tijdvak uit de papieren van Jean Hotman », Jean Hotman à Leicester, 29 janvier 1587, Bijdragen en mededelingen van het Historisch Genootschap, Dl. 34 (1913). Dossier numérique disponible sur http://www.dbnl.org/tekst/_bij005191301_01/_ bij005191301_01_0005.php. 21 « A Liegeois named Jehan Gentill came to the Princess of ‘Cymay’, being at Utrecht, and signified that he was hired by the Prince her husband to empoison her, and shewed her seven several sorts of poisons, … ». Lettre du 16 avril 1586 du dr. Thomas Doyley à Burghley in : Calendar of State Papers Foreign Elizabeth, XX : 1585-1586, Londres, His Majesty’s Stationery Office, 1921, p. 556.

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Dudley, Jean Hotman, avec lequel elle échange à propos de plantes en plus de sujets politiques22. Elle constitue un cercle d’amis humanistes qui compte de plus en plus d’exilés comme elle. Ces réfugiés apportent avec eux dans les Provinces-Unies le raffinement de la culture bourguignonne et de l’art du jardinage. En Hollande, les patriciens et les officiers des villes comprises entre La Haye, Leyde et Haarlem sont contaminés à leur tour par la passion des ressortissants des provinces méridionales des Pays-Bas pour l’horticulture, et en particulier pour la culture de tulipes auxquelles la terre sableuse s’avère très propice, et qui devient la nouvelle mode. Il se trouve par ailleurs à Leyde, au sein de son vaste réseau, des humanistes influents tels que Juste Lipse, Joseph Scaliger, Bonaventure Vulcanius et Joachim Camerarius l’ancien23. Sans aborder en détail leur pensée, nous pouvons dire en résumé de ces érudits qu’ils ne sont pour la plupart pas des dogmatiques24. Ils analysent les modes de pensée morale des philosophes classiques (Lipse, Vulcanius, Scaliger, Camerarius) et tentent sur le plan religieux de s’approcher de Dieu au moyen d’un mode de vie et d’une autocritique plus intériorisés, à la place des sacrements et de l’intervention des autorités ecclé­ siastiques. Ils essayent de diffuser leurs points de vue aussi largement que possible par l’enseignement et les publications par l’impression et l’édition d’ouvrages linguistiques, médicaux, botaniques et cartographiques25. Même s’ils critiquent le catholicisme, ils briguent la conciliation entre les orientations religieuses et interviennent de temps à autre comme médiateurs (Camerarius). Ils accordent une grande importance au mouvement humaniste de l’« amicitia », l’amitié, avec pour media la correspondance afin de pouvoir s’exprimer, par écrit, il est vrai, mais librement (Lipse et Camerarius, plus particulièrement). Ce mode de vie libre et en quête de vérité ne produit pas toujours des idées cohérentes, loin s’en faut, et implique aussi des changements de cap pour ces penseurs. Lipse, par exemple, finit par retourner à Louvain, la catholique26, Scaliger perd de plus

22 Pour la fonction diplomatique de Marie de Brimeu, cf. sa correspondance avec Hotman et Leicester et l’envoi de représentants : Van der Gouw, « Marie de Brimeu », op. cit., p. 20-23. 23 Van der Gouw, « Marie de Brimeu », op. cit., p. 55. Les humanistes se réunissent dans la maison (et son jardin exceptionnel) de Daniel van der Meulen, Marie de Brimeu et Scaliger y sont souvent invités. Cf. A. J. Verspille, « Hester de Lafaille », Leids jaarboekje, Leyde, Historische vereniging Oud Leiden, 1975, p. 85. 24 Pour les biographies et les œuvres de ces érudits, cf. aussi respectivement A. J. van der Aa, Biographisch Woordenboek der Nederlanden, Haarlem, Van Brederode, 1865, XI, p. 507-511 ; ibidem, 1874, XVII, p. 162-165 ; ibidem, 1876, t. 19, p. 485-488 et Editors of the Encyclopaedia Britannica Joachim Camerarius op www.britannica.com/biography/Joachim-Camerarius. 25 Cf. pour les philologues de Leyde : H.-J. van Dam, « Humanist Centres – Leiden and Philology », in Ph. Ford, J. Bloemendal et C. Fantazzi (éd.), Brill’s Encyclopedia of the Neo-Latin World. Micropedia, III, Leyde-Boston, Brill, 2014, p. 988-990 et pour l’imprimerie de Plantin en tant que centre intellectuel et humaniste : P. White, « Humanist Printers », Macropedia , p. 181-183. 26 V. Soen, « The Clementia Lipsiana : Between political analysis, autobiography and panegyric », in E. De Bom, M. Janssens, T. Van Houdt et J. Papy (éd.), (Un)masking the Realities of Power. Justus Lipsius’s Monita and the dynamics of Political Writing in Early Modern Europe, Leyde-Boston, Brill, 2011, p. 207-231.

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en plus d’amis en raison de la virulence de ses écrits et Vulcanius s’égare tant du christianisme qu’il finit par se faire qualifier « d’indifférentiste »27. Charles de L’Escluse, le savant botaniste Charles de L’Escluse (1526-1609) est, pour Marie de Brimeu, un vadémécum ambulant. Il étudie et traduit les classiques, mais effectue également un travail de pionnier avec de nombreuses enquêtes sur le terrain. En tant que médecin, il s’occupe dans un premier temps d’herbes médicinales, mais chemin faisant, il commence à s’intéresser à la description et à l’inventorisation de toutes sortes de plantes dont celles de jardin. Originaire de l’empire ottoman, la tulipe en est la plus célèbre. Tout au long de sa vie, Charles de L’Escluse est intrigué par cette fleur, et pour l’Histoire, il restera le « père de la tulipe ». La plus ancienne lettre conservée de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse date du 23 février 1571 et est envoyée d’Anvers à Malines. Charles habite alors chez un ami commun, Jean de Brancion, gentilhomme de la cour et propriétaire d’un jardin unique en son genre. Marie, âgée de vingt ou vingt-et-un ans, n’est pas encore mariée. Sa lettre a déjà le ton intime caractéristique de l’ensemble de leur correspondance. Elle n’hésite pas à donner à Charles, son aîné de vingt-cinq ans, et qui est un éminent médecin, des conseils pour la santé de Brancion en disant qu’il doit lui préparer du vin de « gansevoet » ou « chenopodium ». Elle lui fait parvenir avec la lettre des rhizomes d’agrumes, des roses musquées et des grenades. Dans ce courrier se manifestent les premiers signes de la guerre civile des Pays-Bas dans son entourage immédiat : Marie pleure son jardin dévasté à la suite des désordres – il s’agit peut-être de son jardin à Malines ou à Meghen – mais elle se console à la pensée que Charles lui a promis de l’aider à le reconstituer. Personne ne peut savoir alors que les deux seraient obligés de s’exiler et qu’un jour à Leyde, leurs jardins seraient contigus. Ils reprendront leur correspondance vingt ans plus tard seulement, alors que Marie de Brimeu, princesse de Chimay, vit à Leyde, séparée de son époux. Charles de L’Escluse est alors âgé d’une soixantaine d’années, un vieillard presque édenté, et il habite à Francfort, une ville du Saint-Empire où il a suivi son protecteur, le comte de Hesse. L’envoi de lettres, souvent accompagnées de colis contenant des bulbes, des semis ou d’autres cadeaux, est risqué28. Jean de Hoghelande, un ami jardinier de Marie, l’aide29. À tour de rôle, ils font pression sur Charles de L’Escluse pour qu’il vienne s’installer à Leyde et enrichir l’université d’un jardin médicinal. 27 H. Cazes, Bonaventura Vulcanius. Works and Networks, Bruges 1538-Leiden 1614, Leyde, Brill, 2010, p. 282. 28 UBL, BRI_M006 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 13 novembre 1592 : un jour, un envoi est sauvé par une personne inconnue qui installe dans son propre jardin les plantes qu’il est grand temps de mettre en terre. 29 Par l’intermédiaire de son frère, l’alchimiste Théobald de Hoghelande qui vit en Allemagne. Avant l’arrivée de Charles, Jean de Hoghelande cultive déjà des tulipes sur l’Achtergracht à Leyde.

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Marie espère que la venue de Charles incitera leur ami commun et professeur à l’université de Leyde Juste Lipse à revenir, lui dont le jardin est utilisé en complément aux enseignements30. Ce jardin est appelé la « Groene Academie » (« l’académie verte »), en référence à la célèbre académie de l’ancienne Athènes où le philosophe Platon donnait ses cours en plein air. A l’instar de Platon, les professeurs de l’université de Leyde utilisent cette école verte pour enseigner la botanique, mais plus encore pour tenir des discussions philosophiques sur la vie et la mort, au cours desquelles la nature est utilisée comme une métaphore31. Si l’« hortus conclusus » médiéval est un lieu qui exclut la nature en n’acceptant que des plantes sacrées, ce jardin académique fait au contraire entrer la nature pour en tirer un enseignement. Marie de Brimeu écrit à Lipse que les échevins de la ville veulent éviter à la « Groene Academie » de retourner à l’état sauvage en plaçant le jardin sous sa supervision32. Il est surprenant que cette responsabilité lui soit confiée, étant donné que les femmes ne sont pas admises sur les bancs de l’université et encore moins à y enseigner. Elle ne maîtrise probablement même pas le latin, en tout cas ses lettres sont écrites en français. Marie écrit que cette proposition honorable demande réflexion, mais qu’elle préfère que Charles de L’Escluse donne suite à l’idée des recteurs de l’université d’aménager à Leyde un nouveau jardin, derrière le bâtiment de l’académie. Lorsque le botaniste décide enfin d’accepter la proposition, la patience de Marie est encore une fois mise à l’épreuve, car Charles doit d’abord se remettre d’une blessure à la hanche33. Redoutant qu’il change d’avis, elle lui offre en cadeau une partie de son jardin personnel à Leyde qui jouxte le futur jardin entre le « Rapenburg » et la rue appelée alors « Achtergracht ». Cela leur permet à l’avenir d’échanger expériences et matériel en tant que voisins. Charles accepte son cadeau avec gratitude et dans ce jardin commence à fleurir une partie de la multitude de nouvelles plantes, principalement des tulipes dont il fait l’acquisition grâce à ses contacts internationaux34. La tradition veut que le berceau de la culture des bulbes fleuris se trouve derrière les dunes hollandaises de la mer du Nord et qu’il s’agisse des bulbes issus de ce « blomhof » et volés à Marie de Brimeu35. 30 Chris de Maegd in P. Fuhring, De wereld is een tuin, Hans Vredeman de Vries, Gand-Amsterdam, Ludion, 2002, p. 72. 31 de Jong, Natuur en Kunst, op. cit., p. 211. 32 UBL, LIP 4 (inv. daté 5 septembre 1984), Marie de Brimeu à Juste Lipse, 8 août 1591, Année 12 : « Monsr. Houte [ Jan van Hout] m’a parle de vostre jardin, disant que Messieurs de la ville me le donneroient voluntiers de sorte que je suis quasi intentione de la demander et accepter et singulierement pour vostre souvenance ». 33 A Vienne, il s’est fait une entorse au pied gauche et à Francfort, il s’est déboité la jambe droite à la suite d’une luxation de la hanche qui le laisse boiteux pour le restant de sa vie : F. W. T. Hunger, « Geschiedenis der geneeskunde. Charles de l’Ecluse (Carolus Clusius) 1526-1609 », Nederlands tijdschrift voor Geneeskunde, 70 (1926), p. 1862-1863. 34 de Jong, Natuur en Kunst, op. cit., p. 207. Cf. aussi : M. Dash, Tulpengekte. Hebzucht, leed en toewijding – de bloem die mensen tot waanzin bracht, Utrecht-Amsterdam, Spectrum, 2000, p. 64. 35 UBL, BRI_M014 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 18 août 1596 : au sujet du vol dans le jardin de Charles de L’Escluse. Voir aussi : P. Burman (éd.), Sylloges epistolarum a viris illustribus scriptarum V, Leyde, Samuel Luchtmans, 1724-1726, p. 329 ; Johan Theunisz. Carolus Clusius. Het Merkwaardige leven van een pionier der wetenschap, Amsterdam, P. N. van

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Le jardinage comme « remède contre la guerre » Marie de Brimeu ne collectionne pas les plantes comme une simple accumulation de « naturalia ». Ses lettres permettent de comprendre combien le jardinage est un plaisir pour elle. Lorsqu’elle est malade ou souffre de douleurs aux jambes, elle est visiblement de mauvaise humeur, car son état l’empêche de s’adonner à une activité qui, comme elle l’écrit, donne de la couleur à sa vie et chasse la mélancolie36. La princesse ne fait nulle part mention d’un jardinier, bien qu’elle en emploie probablement un37. Elle utilise en effet toujours la première personne du singulier et exprime les agacements quotidiens liés à sa passion : … toutes les belles semences que maves envoie et que javois sogneusement seme en des bacs en un jardin a part ont par un singulier malheur este esparpilles ca et la et pleinement perdus par un chien que y estoit entre…38 À mesure qu’elle vieillit et que le conflit perdure entre les Provinces-Unies et la monarchie hispanique, le jardin représente un lieu de recueillement et la culture de fleurs, un exercice culturel. Faire fleurir des plantes est pour elle une façon de tenir moralement : « … aiant grace a dieu apparance aucune que la guerre nous en doive chasser ny mesmes interrompre le loisir que ces exercices de jardinage requierent  »39, écrit-elle et dans une autre lettre, elle traite de véritables ennemis le froid et la pluie qui font dépérir ses plantes. Le plaisir que prend Marie de Brimeu au jardinage, et avec elle les cercles flamands dont s’entoure Charles de L’Escluse, ainsi que la curiosité et la joie qui l’accompagnent, sont caractéristiques de l’esprit moderne de la Renaissance. La façon dont ce groupe de personnes qui partagent la même vision se jette sur la culture florale à Leyde est un lointain reflet du jardinage en tant qu’art de vivre prôné par le philosophe grec Épicure qui qualifiait de « kèpos » (jardin) son école dans l’ancienne Athènes. La constance, les liens solides de l’amitié et le fait de placer l’expérience au-dessus des fausses doctrines, des thèmes récurrents de

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Kampen & Zoon, 1939, p. 120. Certains organismes éducatifs et touristiques aiment à raconter que la culture néerlandaise des fleurs à bulbe remonte à ces exemplaires volés. Cf. par exemple : http:// www.tulpen.nl/kinderen/geschiedenis et : www.maxvandaag.nl/sessies/themas/terug-naar-toen/ de-tulp-voor-altijd-een-van-onze-nationale-symbolen/, s’appuyant peut-être sur les écrits du chroniqueur Nicolas (van) Wassenaar qui relate que les semis avaient permis d’approvisionner les XVII Provinces. Historisch Verhael alder ghedenckweerdichste gheschiedenissen die hier en daer in Europe…, IX, section avril-octobre 1625, Amsterdam, J. E. Cloppenburg, 1622-1630. UBL, BRI_M002 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 18 septembre 1591 : « Le plaisir que jais aujourdhuy en ce monde et qui plus me fait passer mon tamps et les occasions de mon melancholies […] a scavoir le plaisir que jay de jardiner lequel certes je vous confesse estre grand mais de zele et non encores de science ». Archives municipales de Delft, Archives de la ville div. I, n° 589 : le registre municipal des foyers de Delft (vers 1600) fait état d’un homme qui se dit être le « gardenier van de princesse van Chemeye [Chimay] » (jardinier de la princesse de Chimay) alors qu’elle vit déjà à Liège. UBL, BRI_M004 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 7 septembre 1592. UBL, BRI_M003 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 2 janvier 1592.

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l’épicurisme, sont des sujets chers aux humanistes de Leyde. L’impassibilité avec laquelle Marie de Brimeu se consacre à la culture pendant son exil et manifeste son indépendance est également une qualité chère aux penseurs stoïciens40. Le groupe trouve dans la culture et le jardinage une matière au développement d’une pensée autonome. S’il considère encore les exemplaires d’exception comme preuve de la création divine, ses membres se sentent affranchis de la symbolique catholique étriquée qui ne permet pas de détacher la rose rouge de la passion du Christ et le lys blanc de la virginité de la Vierge Marie. Ils se rangent derrière l’avis de Luther qui estime que la création s’observe mieux et de façon plus juste par une étude pragmatique de la nature que « lorsque la papauté s’en mêlait »41. Un nouveau règne végétal Il est particulièrement important pour les humanistes de la Renaissance de montrer que le jardinage s’est débarrassé de la mystique chrétienne. Cette démonstration se fait de préférence dans un espace vert à proximité de leurs demeures42. Les compositions hiérarchiques, par exemple de plantes dites de la madone, dans lesquelles le lys blanc représentant la Vierge doit figurer au centre, et la pensée, symbole de l’humilité, en bordure, n’ont plus cours43. De plus, les plantes apportées par les botanistes et les marchands de leurs voyages dans l’Empire ottoman ou des contrées lointaines – comme la tulipe – ne sont pas encore enracinées dans la symbolique florale occidentale. Cette nouveauté contribue à leur popularité parmi les humanistes. Les collectionneurs humanistes souhaitent certes éblouir avec ces nouvelles acquisitions, mais, fidèles à leur morale, ils doivent refréner l’envie de paraître et l’orgueil, car un jardin ne doit

40 Juste Lipse décrit comment le jardinage peut représenter un enrichissement stoïque : De constantia in publicis malis. Over standvastigheid bij algemene rampspoed, traduit du latin, introduction et annotations de P. H. Schrijvers (édition originale de 1584), Baarn, Peter Schrijvers, 1983, p. 88-92. 41 B. T. Lublink Weddik, Het leven en bedrijf van Dr. M. Luther, Amsterdam, Portielje, 1839, 2 vol., II, p. 160. On remarque également parmi les amis de Marie de Brimeu à Leyde l’influence de l’humaniste Melanchthon, qui voit la nature comme une révélation divine et pense que l’être humain s’approche mieux de Dieu en observant tout simplement les fleurs des champs. Luthérien, il croit en un dieu personnel qui ignore l’ordre de préséance et n’a que faire de saints près de son trône ou de prêtres intercesseurs. Pour la relation personnelle à Dieu chez Melanchthon, A. van den Corput, Het leven, ende dood, van den seer beroemden D. Philips Melanchthon (…), 2e édition, Amsterdam, Hermanus de Wit, 1764, p. 661 et B. T. Lublink Weddik, Het leeven en karakter van Philippus Melanchthon, op. cit., I, p. 67. La religion protestante connaît moins de clergé : sous l’influence du calvinisme, le conseil presbytéral est constitué de simples citoyens. 42 Erasme écrit par exemple que le jardin d’un humaniste constitue le décor de sa vie spirituelle. Cf. L. L. E. Schlüter, Niet alleen. Een kunsthistorisch-ethische plaatsbepaling van tuin en huis in het Convivium religiosum van Erasmus, Amsterdam, University Press, 1995. 43 Pour en savoir plus sur les plantes de la madone, cf. Backer, Er stond een vrouw in de tuin, op. cit., p. 64-65.

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pas devenir un symbole de prestige mais servir avant tout de lieu dans lequel on peut se laisser aller à des réflexions pacifiques44. C’est une des raisons pour lesquelles la correspondance de Marie de Brimeu intrigue autant : la façon dont elle, protestante, pratique le jardinage vient souligner une nouvelle perception du règne végétal. L’arrivée de la tulipe, qui n’a pas encore été sacralisée, renforce ce processus45. Outre un statut religieux, il manque aux tulipes l’utilité médicinale. Charles de L’Escluse a déterminé empiriquement qu’elles peuvent à peine servir de nourriture46. À l’instar de L’éloge de la folie d’Erasme, où l’homme est enfin autorisé à être un homme, pour les amis, la fleur peut pour la première fois être autre chose qu’une fleur : un produit de la nature47. Cette perception est par exemple bien différente de celle d’un confrère de Charles de L’Escluse, le botaniste suisse Jean Bauhin48, qui publie encore en 1591 un catalogue mentionnant une quarantaine de plantes relatives à la sainte Vierge49. D’autres saints figurent également dans cette flore, comme par exemple Jean-Baptiste (millepertuis) et Pierre (primevère)50. Mais les humanistes fidèles à la Bible, qui constatent eux-mêmes que l’Écriture sainte consacre seulement quelques lignes à la vierge Marie, ne lui attribuent qu’un rôle marginal et d’autres personnages bibliques sont appréciés pour leurs actes plutôt que pour leur sainteté. Des botanistes tels que Charles de L’Escluse sont en train de découvrir de toutes nouvelles familles au sein du règne végétal et les fleurs demandent ainsi une nouvelle classification, tant sur le plan éthique qu’esthétique51. Nous ne retrouvons pas chez Charles l’idée, remontant à l’herbier allégorique du Liber Floridus du chanoine Lambert de Saint-Omer, que les fleurs sont assorties de

44 Dans son De Constantia, Lipse dit que le collectionneur de plantes doit se débarrasser de son orgueil. Le jardinage épicurien peut subir un épanouissement stoïque selon lequel le jardin est un lieu d’isolement où le jardinier peut se laisser aller à des réflexions fertiles et paisibles, cf. De constantia in publicis malis. Over standvastigheid bij algemene rampspoed, op. cit., p. 88-92. 45 Ce n’est qu’aux xviie et xviiie siècles que la tulipe commence à jouer un rôle discret dans l’imagerie catholique, notamment sur les images pieuses des Kloppen (« bigotes » appelées Kwezels au Brabant), des groupes de laïques faisant vœu de chasteté et pratiquant la religion catholique après la fermeture des monastères. Mais tant dans leurs chants que dans la manière dont elles font des couronnes, la symbolique et la hiérarchie des fleurs restent maintenues dans leur vision ancienne : seule la tulipe y trouve (parfois) une place. Cf. C. van Leeuwen, « Heiligen als model van leven », Memoria cultuur- en mentaliteitshistorische studies over de Nederlanden onder redactie van Willem Frijhoff en Henk Hoeks, Nijmegen SUN, 2001, p. 281. 46 Egmond, The World of Carolus Clusius, op. cit., p. 210 et 219. 47 On retrouve ce lien entre la nature et l’art chez Erasme, Lipse et de L’Escluse. Cf. de Jong, Natuur en Kunst, op. cit., p. 215. 48 Jean Bauhin, De plantis A divis Sanctisve Nomen Habentibus, Basileae, apud Conrad Waldkirch, 1591. 49 Pour la liste chronologique des articles sur les plantes de la madone, constituée par l’Université de Dayton : https://udayton.edu/imri/mary/archive.php?tags=Stokes%20Mary%20Gardens. 50 Cf. « De maagd en haar bloemen », Backer, Er stond een vrouw in de tuin, op. cit., p. 64-66. 51 La taxonomie végétale n’est alors qu’un patchwork de théories diverses. Cf. F. Egmond, « In and out of order » in Id., Eye for Detail. Images of Plants and Animals in Art and Science 1500-1630, Londres, Reaktions Books, 2017, p. 68-85.

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certaines vertus52. A l’instar de l’humanisme qui brigue une nouvelle harmonie, il n’est plus évident que dans le jardin, le lys trône au centre et la pensée en bordure53. Ceci oblige à une autre disposition des fleurs et des plantes. C’est ainsi que Marie de Brimeu interroge Charles de L’Escluse sur le bon « ordonnancement des plantes54 ». On aurait tendance à négliger que celui-ci a aussi des idées sur l’aspect esthétique de la botanique. Dans ses descriptions savantes, les mots pulcher (beau), elegans (élégant) et venustas (charme) reviennent régulièrement55. En tant qu’enseignant, il est important pour lui de montrer d’un point de vue pédagogique aux étudiants chaque plante du jardin de Leyde, mais aussi de leur faire éprouver la beauté de la collection. Dans le nouvel « ordre », il faut donc tenir compte de la nature du sol et de l’échelonnement de la floraison, mais aussi de la hauteur, des dimensions et de la couleur des fleurs. Tout cela demande, en plus d’un regard artistique, des savoirs en botanique et de nouveaux plans pour les jardins. Le dessin du jardin adressé par Charles à la princesse pour qu’elle s’en inspire dans l’aménagement de son jardin de Leyde a malheureusement été perdu56. Mais il apparaît en tout cas clairement que les plans classiques des jardins Renaissance, connus notamment par le livre Hortorum viridariorumque elegantes en multiplices formae du peintre ornemaniste et architecte Hans Vredeman de Vries, ne conviennent pas aux collections florales croissantes. Les parterres étroits propres à de Vries, observant un modèle classique (Dorica, Ionica, Corinthia), ne peuvent accueillir qu’une seule plante à fleurs ou un seul arbre ornemental au milieu des plantes couvrantes (fig. 13.3). Lors de l’aménagement de l’Hortus Botanicus de Leyde, on s’inspire apparemment encore beaucoup de ce type de plan, car Jean de Hoghelande lance dans sa lettre du 2 juin 1593 un avertissement à l’adresse de Charles de L’Escluse, disant qu’il a vu que les parterres formés sont bien trop étroits. L’un de ses aménageurs, Pieter Pauw (Pavius), professeur d’anatomie et de botanique, a réduit la taille de certaines aréoles (plates-bandes) qui forment

52 Cette liste des plantes, qui repose en grande partie sur des croyances populaires, a partiellement été reprise à des ouvrages plus anciens, mais a souvent encore été citée et utilisée sur des emblèmes au cours des siècles suivants. Cf. Liber Floridus sur www.lib.gent.be. 53 A titre d’exemple de l’harmonie des humanistes, voir Melanchthon qui a essayé d’harmoniser les textes bibliques et ceux des philosophes classiques, tant sur le plan religieux que politique, in O. Kirn, « Philip Melanchthon », in P. Schaff, New Schaff-Herzog Encyclopedia of Religious Knowledge, VII Liutprand – Moralities, New York, Funk and Wagnall, 1908-1912, p. 283 et 285. Cf. aussi B. T. Lublink Weddik, Het leeven en karakter van Philippus Melanchthon, op. cit., p. 46-60. 54 UBL, BRI_M003 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 24 janvier 1592 : « … mon jardin sy nouveau quil est, sy avoir ie quasy envie de le faire peindre et le vous envoier pour recevoir meilleure instruction de lordre que ie devroy tenir pour son embellisement … » « …ie sera bien ayse davoir vostre avis et mesme de lordre que ie pourrais tenir… ». 55 Fl. Hopper, « Clusius’ World, the Meeting of Science and Art », in L. T. Sie Fat et E. de Jong (éd.), The Authentic Garden, a Symposium on Gardens, Leyde, Clusius Foundation, 1991, p. 15. 56 UBL, BRI_M003 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 24 janvier 1592 : « … sy avec le tamps ie pouvais faire rassambler au dessein de la belle tapisserie que maves depuis envoie… ».

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Fig. 13.3  D’après Hans Vredeman de Vries, Graveur inconnu, Corinthia, extrait de : Hortorum Viridariorumque (...), Anvers, Joannes Galle, 1583/c. 1635-1640 , image 15/31, 184 m x 248 mm. © Rijksmuseum Amsterdam, RP-P-1964-3023, domaine public : http://hdl.handle.net/10934/ RM0001.COLLECT.414197. Jardin avec peu de fleurs aménagé selon l’ordre de construction.

des quadrants dans la conception de Charles de L’Escluse, qui n’atteignent plus que six pieds de long et deux pieds de large (fig 13.4)57. A Leyde, Pieter Pauw a apparemment du mal à imaginer la richesse des plantes et des couleurs qu’afficherait la collection botanique de Charles de L’Escluse. Il semble que Marie de Brimeu en est capable, car elle expérimente un tracé avec de nouvelles formes d’aréoles. C’est ce qui ressort d’une lettre adressée à Charles l’année précédente et dans laquelle elle regrette d’avoir créé un jardin rond. Ses jardins, même ceux de Leyde où elle a vécu plus longtemps, ne sont probablement pas restés inchangés deux années de suite. Ce sont des compositions en évolution constante : des œuvres musicales exécutées pour une seule saison seulement. Les tulipes et fritillaires en sont les premiers violons, mais aussi divers types de jonquilles, de jacinthes, d’anémones, de couronnes impériales, de pivoines (blanches), de roses dont des roses musquées, de renoncules divers (double), de lys dont le lys « erythronium dens-canis » (dent de chien), et de delphiniums (doubles). Des plantes moins rares, 57 UBL, Vulc. 101, lettre de Jean de Hoghelande à Charles de L’Escluse, 2 juin 1593.

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Fig. 13.4  Jacob II de Geyn, Hortus Botanicus Leyden, 1601, gravure avec les mesures de distance, dans Petrus Paaw (Pieter Pauw), Hortus Publicus Academiae Lugduno-Batavae, Leyde, Raphelengius, 1601. © Rijksmuseum Amsterdam; domaine public RP-P-1895-A-18845. De L’Escluse trouve que Pauw a fait les aréoles trop étroites.

cultivées depuis plus longtemps dans les régions septentrionales, complètent probablement sa collection : iris, primevères, muguets, pensées, ancolies, œillets, myosotis, trèfles, pervenches et pâquerettes. Des arbres miniatures portant des grenades et des agrumes sont disposés autour des aréoles dans des bacs qui sont rentrés l’hiver. Le jardin fleuri hollandais et l’art flamand de la tapisserie Brimeu ne s’intéresse jamais aux allées arborées, aux haies artistement taillées ou aux fontaines ornées de statues. Ces aspects du jardinage, bons pour entourer des châteaux, ne sont pas à sa portée, puisque les terres qu’elle possède ne sont plus qu’une fraction de celles confisquées jadis par ses rivaux. Un jardin prestigieux n’est pas à l’ordre du jour. Les jardins à la gloire de la famille de son époux, par exemple, sont beaucoup plus grands et plus impressionnants, car ils servent de

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Fig. 13.5  Gravure de Crispijn van de Passe représentant un « Hortus Floridus » ou « Blomhof », extrait de : Crispijn van de Passe, Hortus Floridus in Quo rariorum & minus vulgarium… etc., Arnhem, Johannes Janssonius, 1614. © Wikimedia Commons. Une traduction en néerlandais s’intitule Den blom-hof, inhoudende de rare oft ongemeene blommen die op den tegewordighen tijdt by de lief-hebbers in estimatie ghehouden..., Utrecht, s.n., 1614.

cadre à un château et sont propices à y tenir de glorieuses réceptions. Ils sont plantés de nombreux arbres, de longues allées ordonnées pour la promenade, partiellement recouvertes de feuillage, et les sous-jardins y sont plutôt aménagés de manière mathématique classique. Marie est obligée de se limiter aux petits jardins fleuris ou blomhoven, comme ils sont appelés à son époque. Parmi les représentations conservées de ces derniers, figurent la gravure du Hortus floridus du baptiste Crispin de Passe le jeune, datée de 1614 (fig. 13.5), celle du jardin du bourgmestre luthérien de Francfort Johann Schwind, réalisée par Matthäus Merian le jeune aux environs de 1630 (fig. 13.6), les plans d’un jardin civil de Joseph Furttenbach l’ancien d’Ulm, de 1641 (fig. 13.7), et du jardin du prince luthérien Jean de Nassau-Idstein, vers 1649 (fig. 13.8, planche 32)58. Dans la République des Provinces-Unies, elle 58 Représentés respectivement dans : Crispin de Passe, Hortus Floridus in Quo rariorum & minus vulgarium … etc., Arnhem, Ioannem Ianssonium, 1614 ; Florilegium Renovatum et Auctum, gravure de Matthäus Merian pour Théodore de Bry 1641, extrait de Joseph Furttenbach, Architectura private, Das ist : Gründtliche Beschreibung, Neben conterfetischer Vorstellung, inn was Form und Manier, ein gar Irregular, Burgerliches Wohn-Hauß …, Augsbourg, Johan Schultes, 1641, folio. 7 Bll., p.78 et par Johann Jacob Walter en 1650, Victoria and Albert Museum, London UK et autres collections (privées).

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Fig. 13.6  Matthäus Merian l’ancien, Jardin du bourgmestre luthérien Johann Schwind(en) à Francfort, c. 1641, gravure, dans Théodore de Bry, Florilegium Renovatum et Auctum, Frankfurt, Matthäus Merian, 1641. © Collection privée de Dr. Stefan Naas, Taunus-Rhein-Main: Regionalgeschichtliche Sammlung, reproduction autorisée par le collectionneur. En premier plan figure un « blomhof » à quatre aréoles (plates-bandes).

Fig. 13.7  Auffzüg dess Gärttlins, pictor: Ionas Arnold, gravure signé: M.R., dans Joseph Furttenbach, Architectura private, Das ist: Gründtliche Beschreibung, Neben conterfetischer Vorstellung, inn was Form und Manier, ein gar Irregular, Burgerliches Wohn-Hauß ... , Augsbourg, Johan Schultes, 1641, fol. 7 Bll., p. 78. © Wikimedia Commons. Exemple d’un jardin civil protestant planté de nombreuses tulipes.

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Fig. 13.8 (planche 32)  Johann Walther, Vue d’ensemble du château d’Idstein et de son jardin, gouache, extrait de Florilège de Jean Nassau-Idstein, Idstein, Johann Walther, 1652-1665. © Bibliothèque nationale de France, Département des Estampes et de la Photographie, Banque d’Images, RESERVE JA-25-FOL Lugt 57 Planche 3.

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aménage en tout cas deux jardins de ce genre : à La Haye, autour de sa résidence de campagne de Loo, et à Leyde, un jardin de ville au Rapenburg59. Ce dernier surtout doit avoir été un véritable blomhof. Il est dommage que la princesse n’ait jamais fait immortaliser ses jardins : elle a projeté de faire peindre son jardin à Leyde, mais la venue de Charles de L’Escluse rend ce projet inutile, il va pouvoir lui prodiguer ses conseils sur place. Ses créations sont aussi fragiles que les fleurs elles-mêmes ; elles sont éphémères dans le temps, soumises aux vols, et tributaires de la circulation des colis de nouvelles plantes passés en fraude pour traverser à temps les lignes ennemies. Dans ses lettres, on peut lire entre les lignes à quoi doit répondre son blomhof rêvé. Deux choses nous frappent : un jardin doit montrer avant tout des plantes rares et pouvoir rivaliser en beauté avec une tapisserie. Elle veut donc essayer d’égaler l’art par la nature : « Les richesses de vos tapiseries vraiment de tant de tant outré passantes celles qui sont d’or et de soije60  », écrit-elle à Charles. Elle s’efforce de faire ressembler son jardin au dessin de la belle tapisserie qu’il lui a envoyé : Je ne vous scaurois dire lobligation en laquelle ie vous demeure redevable par le beau present des bulbes et semences rares que maves y a par deux diverses fois evoie et promettes encor de continuer tous les ans pour peupler et embellir de plus en plus mon jardin nouvellement en prins et lequel sy avec le tamps ie pouvais faire resambler au dessein de la belle tapisserie que maves depuis envoie de surcrois ie lestimerois et aymerois au lieu et au per des belles tapisseries que jay perdu pendant ces troubles.61 Marie de Brimeu mentionne ici la perte de ses tapisseries (soit au sens propre, soit au sens figuré des parterres de fleurs) du fait des troubles et de la confiscation de ses biens depuis son exil dans les Provinces-Unies. Elle fait probablement une comparaison avec les tapisseries aux mille fleurs dont la production est florissante en Flandre et au Brabant dans le premier quart du xvie siècle62. Dans les grands châteaux, ces tapis sont accrochés sur les murs aveugles où ils apportent une illusion comparable aux fresques romaines des jardins. Chevaliers, personnages féminins, oiseaux et animaux imaginaires se dessinent à la manière du Moyen Âge tardif, sans perspective ni profondeur, sur un fond parsemé de fleurs. Ces fleurs, dont des hyacinthes, œillets, pâquerettes, muguets et fraisiers, se détachent clairement les unes des autres, même leurs verts feuillages ne se touchent pas ou à peine, mais chaque plante est visible autant que les autres tout en formant un ensemble artistique (fig. 13.5 et 13.9, planche 33). C’est ainsi que les fleurs ont dû trôner dans les parterres de Marie, sans différence de statut, à l’instar de la

59 Pour la situation de ces jardins, cf. l’annexe 4 sur http://dehefpublishers.nl/Fondslijst/ Er-stond-een-vrouw-in-de-tuin-over-de-rol-van-vrouwen-in-het-nederlandse-landschap. 60 UBL, BRI_M002 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 15 septembre 1591. 61 UBL, BRI_M003 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 24 janvier 1592. 62 Il ne faut pas confondre les tapisseries avec le tapis et traduit par « tapis » (carpet). Le Carpetbedding, ou l’ornement dans les parterres de jardins, Teppichgärtnerei en allemand, n’arrivera qu’au xixe siècle, lorsqu’il devient possible de réaliser des mosaïques avec des plantes issues de serres.

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Fig. 13.9 (planche 33)  Découpages et collage de l’auteure. Il suffit de colorier les fleurs et le sol dans le cadre extrait de l’illustration du « blomhof » (fig. 13.5). Le résultat fait effectivement penser à une tapisserie « millefleurs ». La superposition fait apparaître ce que Marie de Brimeu entend par « jardin comme une tapisserie », plus précisément la tapisserie « millefleurs », comme La Dame à la licorne, c. 1484-1500. © Musée de Cluny Paris, Bridgeman Images License.

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vision des humanistes qui critiquent l’existence d’ordres de préséance, puisque, aux yeux de leur créateur, chaque créature a la même valeur. Il est clair qu’il existe entre l’art textile et le nouvel art du jardinage une pollinisation croisée créative. La même chose peut être déduite du vocabulaire employé par Charles de L’Escluse et Jean de Hoghelande, leur ami jardinier commun. Dans son Rariorum Plantarum Historia, Charles compare la brillance des pétales à de la soie argentée ou à des tissus de soie avec des fils de deux couleurs, or et rouge par exemple, d’après la technique dite « changeante », selon laquelle la couleur change en fonction de l’éclairage63. Jean de Hoghelande parle d’une « [tulipe] de drap d’or […] fort belle »64, une métaphore utilisée par la suite pour désigner une tulipe déterminée, traduite en néerlandais par goude laeken65. Les illustrations botaniques sont utilisées à leur tour comme exemples pour la broderie, bouclant la boucle qui lie art textile et art du jardinage. La haute idée qu’ont les humanistes de Leyde de l’art et du savoir-faire humains, ainsi que leur croyance que la nature en soi est parfaite, sans ordonnancement ni signification sacraux, sont clairement traduites par Jan Huygen van Linschoten, explorateur et professeur à l’université de Leyde : « … surtout quand je vois que la nature dans toute son abondance imite l’artisanat humain, et qu’elle en sort même, je trouve qu’il n’y a rien qui manque à sa perfection »66. Un jardin humaniste dans sa forme la plus idéale, sans donner l’illusion d’avoir été aménagé pour l’étalement des richesses de son propriétaire, est un hommage double à la nature dans sa perfection et à l’art67. Des amitiés par le jardinage et une vie dans une foi ouverte La guerre entre les Provinces-Unies et la monarchie hispanique crée une solidarité qui ne fait que renforcer les liens entre les jardiniers savants et amateurs. Marie de Brimeu se fait des amis par le jardinage, parmi lesquels des femmes cultivées et d’un rang social élevé. Ses lettres nous permettent de connaître la

63 Charles de L’Escluse, Rariorum Plantarum Historia, Anvers, Jan Moretus, 1601, Liber II, Caput VII, p. 142 et Caput IX, p. 146. 64 UBL, HOG_J008 Vulc. 101, lettre de Jean de Hoghelande à Charles de L’Escluse, 20 mai 1592. 65 Emanuel Sweert(s) cite une « Tulipa geel met feyne roode strepen/genaempt goude Laecken » dans la version en néerlandais de son Florilegium. Cf. P. Smith et P. Findlen, Merchants and Marvels. Commerce, Science and Art in Early Modern Europe, Abingdon UK, Routledge, 2013, p. 341. Les éditeurs de la réédition du Cruydt-Boeck d’Érasme font une comparaison avec des tissus dorés et argentés : Rembert Dodoens, Cruydt-Boeck. Volgens de laetste verbeteringhe… etc., Anvers, Balthasar Moretus, 1644, p. 365. 66 Jan Huygen van Linschoten, Itinerario, voyage ofte schipvaert naer Oost ofte Portugaels Indien 1579-1592, première partie, éd. H. Kern, La Haye, Martinus Nijhoff, 1955, p. LXXXVII : « … vooral ziende, dat ook de natuur in haar overvloedige schoot het menselijk handwerk zo nabootst en zelfs uit haar wordt voortgebracht, constateerde ik dat aan de volmaaktheid ervan weinig of niets ontbreekt ». 67 Pour rejet par les humanistes de l’ostentation et de l’étalement des richesses, cf. Érasme, « De opvoeding van de Christenvorst », in Desiderius Erasmus 3 Opvoeding, traduit par Jeanine de Landtsheer et Bé Breij, Amsterdam, Atheneum-Polak & Van Gennep, 2006, p. 151-152.

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fille aînée de Guillaume d’Orange, Marie de Nassau, appelée Mayken, pour laquelle une union avec Charles de Croÿ était aussi temporairement prévue68. Mayken cultive elle aussi des fleurs et Marie fait appel à elle et à Charles de L’Escluse pour fournir des fleurs pour la décoration du lit nuptial d’une amie commune. De l’autre côté du Rapenburg habitent deux demoiselles Ter Lee qui jardinent et avec lesquelles Marie se lie aussi d’amitié. Ce sont des religieuses catholiques qui ont quitté le monastère cistercien du Leeuwenhorst dont les biens ont été confisqués. Marie est aussi amie avec la dernière abbesse de Rijnsburg, Stephana van Rossem, redevenue simple noble depuis que son monastère a été détruit par les protestants69. L’ancienne abbesse a administré de vastes domaines monastiques mis en culture par des moniales qui constituent le berceau de la future horticulture de Boskoop. Marie de Brimeu et elle partagent de nombreux points communs : elles possèdent toutes deux des connaissances botaniques et ont perdu leurs domaines, la première à titre personnel et l’autre en gestion nominale, du fait de la guerre et des confiscations. En termes de naissance ou de richesses, Marie de Brimeu occupe une position supérieure à celle de Charles de L’Escluse, mais cette différence ne transparaît pas dans leur correspondance humaniste. Dans sa lettre du 22 janvier 1597, elle écrit même qu’elle est heureuse de se sentir sa fille, bien qu’il ne se soit jamais marié et n’ait pas d’enfants70. On pourrait estimer qu’il est tout à fait exceptionnel de voir qu’à une époque où les lignages ont une grande importance, une aristocrate puisse éprouver des sentiments familiers pour un roturier, à moins d’y discerner le simple trope humaniste. Ces amitiés par le jardinage sont à Leyde tout à fait dans l’esprit des initiatives inspirées de l’époque où Marie s’y réfugie. Mais les idéaux humanistes s’enlisent et en beaucoup d’endroits le protestantisme dégénère en une querelle byzantine où un calvinisme moins tolérant l’emporte. Le réseau maillé d’optimistes commence à se fissurer autour de Marie de Brimeu. Certains scientifiques, repentis ou opportunistes, choisissent à nouveau des protecteurs catholiques, comme le fait Lipse après 1591 d’abord à Cologne puis à Louvain. La Révolte des Pays-Bas aboutit à une guerre civile compliquée qui perdure bien au-delà d’une vie humaine, puisque

68 Avant d’épouser Marie de Brimeu, Charles de Croÿ a demandé la main de Marie de Nassau, mais celle-ci refuse un conjoint catholique. Cf. K. W. Swart, Willem van Oranje en de Nederlandse opstand, introduction d’A . Duke et J. I. Israel, éd. R. Fagel, M. E. H. N. Mout et H. F. K. Van Nierop, La Haye SDU Uitgeverij, 1994, p. 142-144 et p. 242. En fait, il s’agit d’un projet de double mariage entre les progénitures de Croÿ et Nassau, puisque la sœur de Charles, Anna, devrait alors épouser PhilippeGuillaume de Nassau, comte de Buren, fils aîné de Guillaume d’Orange, cf. Soen, « Les limites du ‘devoir de révolte’ aux Pays-Bas », op. cit., p. 173-198. 69 Les moniales ont pris la fuite en 1574. Un peu plus tard, sortie des ordres, Stephana van Rossem s’installe dans la Hoogstraat à Leyde, à deux pas de chez Marie de Brimeu, cf. M. Hüffer, Bronnen voor de geschiedenis der abdij van Rijnsburg, La Haye, Martinus Nijhoff, 1951, p. 259. Elle habite également dans la Bree(d)straat, cf. Alg. Rijksarchief Den Haag RB.7 n.1259. Il existe un acte daté du 6 novembre 1600 entre Marie de Brimeu et l’ancienne abbesse à propos de l’attribution de prébendes pour deux de ses enfants, Archives nationales, Chevalerie néerlandaise inv. n° 1738. 70 UBL, BRI_M017 Vulc. 101, lettre de Marie de Brimeu à Charles de L’Escluse, 22 janvier 1597.

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la première trêve officielle n’est signée qu’en 1609. Dans sa correspondance, Marie commence à évoquer ses petits maux. Dans les longs procès, entrecoupés de négociations, contre son époux, qui n’ont pas l’air de vouloir se terminer, le mot « réconciliation » revient de plus en plus souvent comme la seule issue envisageable. Le pardon étant l’un des piliers du christianisme, elle est disposée à pardonner. Mais il se peut aussi que le manque d’argent ou l’espoir d’une meilleure attribution de ses biens terrestres y joue un rôle. Quoi qu’il en soit, en 1600, Marie part pour Liège, ville neutre relevant du Saint-Empire, pour y rencontrer son époux. Charles de L’Escluse la voit partir la mort dans l’âme : « Dieu seul sait comment cela se terminera, car son époux est un méchant homme »71 écrit-il le 26 mars 1601 à son ami le médecin Bernhard Paludanus. Les époux finissent par se réconcilier sur le papier, et Marie de Brimeu repart. À Liège, elle continue imperturbablement à aménager deux autres « blomhoven ». Harcelée par des voleurs de plantes et tourmentée par ses jambes gonflées, elle se déplace pendant les dernières années de sa vie entre ses parterres et son lit. Jusqu’à sa mort, sa devise reste « Rien qu’en Dieu ». Son attitude semble docile et soumise, mais elle a elle-même décidé que son dieu est humain72. Les jardins fleuris de Marie de Brimeu sont ainsi un ancrage moral et la preuve de sa conception de la vie inébranlable. Conclusions En considérant les lettres de Marie de Brimeu à la lumière de l’histoire du jardinage, nous avons essayé de comprendre le germe de la genèse d’une forme spécifique de l’art du jardinage tel qu’il commence à faire école au début du xviie siècle. Les lettres de Marie de Brimeu permettent de comprendre comment le jardinage, et la création spécifique de blomhoven peuvent servir de remède contre la guerre interminable et ses contradictions politiques et religieuses. Nous pouvons y déceler le poids moral que les protestants attribuent à l’artisanat, tout comme la signification du jardin en tant que refuge et pépinière de la pensée indépendante73. Sans débattre spécifiquement de choses de la religion, ses lettres éclairent la signification philosophique attribuée par les cercles d’humanistes et d’amateurs de Leyde à leur art du jardinage. Toujours avide d’apprendre, de recommencer son travail et ne craignant pas l’autocritique, l’activité ou loisir noble (otium) de jardinière de Marie de Brimeu montre les signes évidents d’une quête. Sa question à Charles de L’Escluse à propos du bon « ordre » des plantes fait écho à la dispute humaniste sur le libre arbitre : l’homme a-t-il le droit d’aménager son cadre de vie selon sa propre idée ou bien existe-t-il un ordre

71 UBL, CLU_339, lettre de Charles de L’Escluse à Bernhard Paladanus, 26 mars 1601. 72 Comme a dit Luther, Dieu est « partout représenté, jusque dans le noyau d’une pêche », et par conséquent, elle doit penser qu’il en est de même pour un bulbe de tulipe : Lublink Weddik, Het leven en bedrijf van Dr. M. Luther, op. cit., II, p. 161. 73 Lipse, De constantia in publicis malis, op. cit., p. 88-92.

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divin ou naturel ? C’est peut-être la raison pour laquelle elle a sa place parmi les humanistes de Leyde. Avec l’épanouissement des œuvres philosophiques, la recherche par les sciences naturelles et la lecture autonome de la Bible, ils cherchent de nouvelles vérités : un processus selon lequel, comme pour la quête du concept du jardin parfait, les hiérarchies anciennes du christianisme médiéval deviennent caduques et de nouveaux questionnements et points de vue se présentent.

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Les Croÿ-Havré entre Lorraine et Pays-Bas Les engagements politiques et religieux de Diane de Dommartin, baronnesse de Fénétrange et comtesse de Fontenoy (1552–1617)*

En 1570, Diane de Dommartin, baronnesse de Fénétrange et comtesse de Fontenoy en Lorraine, épouse Charles-Philippe de Croÿ, alors seigneur puis plus tard marquis d’Havré en Hainaut, comté des Pays-Bas espagnols (fig. 14.1 et 14.2). Le mariage unit deux descendants de familles transrégionales ayant leurs domaines patrimoniaux en zone frontalière des hyperpuissances environnantes, dans cet ancrage territorial particulier si bien décrit par Jonathan Spangler1. Le contrat de mariage est conclu à Nancy, mais les mariés font rapidement la navette entre d’une part leurs possessions domaniales en Lorraine et en Hainaut, et d’autre part leurs hôtels dans les capitales politiques que sont Nancy et Bruxelles. L’union ne dure pas moins de 43 ans et assure ainsi un ancrage supplémentaire de la maison de Croÿ au sein du duché de Lorraine, territoire où le rêve bourguignon d’une couronne royale s’est désintégré avec la mort du Téméraire en 14772. Cette contribution tente d’abord de donner une image plus précise du rôle de Diane de Dommartin dans la politique territoriale et seigneuriale de la famille de Croÿ et de la branche d’Havré issue du couple. Elle vise également à analyser la fortune de Dommartin et de son mari lors des guerres de religion en Lorraine et aux Pays-Bas. Ces évènements se déroulent dans un contexte transrégional sur et au-delà des frontières : en raison de leur choix pour le catholicisme, Diane et Charles-Philippe doivent alors se défendre tant contre les luthériens allemands que contre les huguenots et leurs coreligionnaires des Pays-Bas. Bien que les

* En 2018-2019, Nette Claeys a rédigé à la KU Leuven un mémoire de master intitulé Tres illustre et tres vertueuse. De rol van Diane de Dommartin en haar transregionale familie in de religieoorlogen van de zestiende en zeventiende eeuw, sous la direction de Violet Soen. Sur cette base, celle-ci a rédigé une première version de cette étude, complétée de sources et de réflexions issues de ses propres recherches. Toutes deux ont contribué conjointement à la version finale de ce chapitre. Elles remercient le dr. Florian Mariage pour son aide précieuse dans la traduction. 1 J. Spangler « Those In Between : Princely Families on the Margins of the Great Powers. The FrancoGerman Frontier, 1477-1830 », in C. H. Johnson, D. W. Sabean, S. Teuscher et F. Trivellato (éd.), Transregional and Transnational Families in Europe and Beyond : Experiences Since the Middle Ages, Oxford, Berghahn, 2011, p. 131-154. 2 E. Lecuppre-Desjardin, Le royaume inachevé des ducs de Bourgogne (xive-xve siècles), Paris, Belin, 2016.

Nette Claeys & Violet Soen • KU Leuven Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 333-353.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120973

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Fig. 14.1 et 14.2  Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, et Diane de Dommartin, comtesse de Fontenoy, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers?, c. 1606-1612]. © Collection privée, photos Yves Junot/Violet Soen.

époux d’Havré soient simultanément actifs sur différents fronts, leurs actions ont souvent été étudiées séparément, soit dans des contributions d’histoire locale, soit dans des histoires générales « protonationales » sortant du contexte des guerres de religion. Pour contourner cette difficulté, les sources ont été rassemblées à partir de différents dépôts d’archives de la famille Croÿ à Dülmen et de la famille Arenberg à Enghien, mais également au sein des Archives générales du Royaume à Bruxelles, des Archives départementales de Meurthe-et-Moselle à Nancy ainsi que de l’Archivo General à Simancas. Des familles transrégionales Quand Diane de Dommartin épouse Charles-Philippe de Croÿ à l’âge de dix-huit ans, elle a déjà derrière elle une vie bien mouvementée3. Elle est la fille unique de

3 R. Redoute-Renaudeau, « Diane de Dommartin et le comté de Fontenoy », in J. Rothiot et J. Husson (éd.), La vallée du Coney, métallurgie et thermalisme, Bains-le-Château et Fontenoy-le Château, Nancy, Fédération des Sociétés Savantes des Vosges, 2011, p. 257-268. Il existe des contributions

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Fig. 14.3 (planche 34)  Ruines du château de Fontenoy. © Photo Véronique Durupt.

Louis de Dommartin, descendant d’une famille d’ancienne chevalerie lorraine, laquelle tire son nom de la baronnie plutôt modeste de Dom(p)martin-sur-Vraîne dans les Vosges, bien qu’elle-même se vante d’être issue de la prestigieuse descendance d’Hugues Capet. Sa mère, Philippa de la Marck, est par ailleurs issue d’une autre « famille frontalière » possessionnée dans les Ardennes et l’Eiffel, et a une ascendance maternelle qui la rattache à l’ancêtre Paléologue de Bissipat (Bissipal), un Grec accueilli à la cour du roi de France Charles VII après la chute de Constantinople, lui permettant de se prétendre issue de la lignée des empereurs byzantins selon les propres généalogies de la maison4. Diane voit le jour dans le château familial du comté de Fontenoy, que sa grand-mère paternelle Anne de Neufchâtel a apporté dans la famille (fig. 14.3, planche 34). À l’occasion de son baptême en 1552, les fonts baptismaux de l’église locale Saint-Mansuy sont renouvelés et dotés des armes de Dommartin (fig. 14.4, planche 35)5. Le comté, situé sur les rives de la Côney, est traversé biographiques sur le marquis d’Havré, aujourd’hui datées, par Van der Aa, Biografisch Woordenboek, Haarlem, 1862, II, col. 272, et le général Guillaume dans la Biographie Nationale, IV, Bruxelles, 1873 ; plus récentes : H. de Schepper, « De markies van Havré, vredemaker en adellijk bureaucraat (1549-1613) », in M. E. H. N. Mout et S. Groenveld (éd.), Bestuurders en geleerden : opstellen over onderwerpen uit de Nederlandse geschiedenis van de zestiende, zeventiende en achttiende eeuw, Dieren, Bataafse Leeuw, 1985, p. 33-43 ainsi que la chapitre de V. Soen, « Négocier la paix au-delà des frontières pendant les guerres de religion : le parcours pan-européen de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré (1549-1613) », dans le présent volume, p. 235-259. 4 G. Poull, Les familles nobles de Lorraine. Ancienne Chevalerie. Dompmartin 1150-1630, Rupt-surMoselle, Le Thillot, 1961, p. 1. 5 Redoute-Renaudeau, « Diane de Dommartin », op. cit., p. 257-268 ; C. Olivier, « Fontenoy-leChâteau », Annales de la société d’émulation du département des Vosges, 70 (1894), p. 48-51.

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Fig. 14.4 (planche 35)  Fonts baptismaux, donnés par Louis de Dommartin à l’église SaintMansuy de Fontenoy-le-Château, 1552. © Photo Nette Claeys.

par une route commerciale reliant le nord et le sud de l’Europe ; les comtes engrangent d’importants revenus grâce à une taxation inférieure à celle des zones adjacentes. Fontenoy, cependant, est une zone frontalière à plusieurs égards : adjacente au Saint-Empire romain germanique, elle est depuis 1477 l’une des « terres de surséance », zone contestée entre les ducs de Bourgogne et ceux de Lorraine. À la fin de sa vie, Diane affichera cet ancrage frontalier en plaçant

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Fig. 14.5 (planche 36)  La grande borne de Diane de Dommartin, près du village de Fontenoy. © Photo Véronique Durupt.

des bornes frontières ; on y voit d’un côté les initiales de Diane de Dommartin et la croix de Lorraine, de l’autre la croix de Bourgogne (fig. 14.5, planche 36)6. Pourtant, selon toute vraisemblance, Diane ne passe pas les premières années de sa vie sur son lieu de naissance à Fontenoy, mais dans la baronnie de Fénétrange, ou Vistingen (Fistingen) en allemand, autre héritage provenant de sa grand-mère paternelle (fig. 14.6, planche 37)7. La ville et la seigneurie sont situées sur les rives de la Sarre, entre Sarrebourg et Sarreguemines, dans la région bilingue connue alors comme « le Westrich ». Ses ancêtres y sont enterrés dans la tombe familiale de la collégiale Saint-Pierre, où ils ont également fondé un chapitre de chanoines. La situation politique du lieu est particulière car la seigneurie allodiale est régie par différents coseigneurs depuis le xive siècle. La famille Dommartin gère Fénétrange avec la branche des rhingraves ou « comtes du Rhin » de la maison de Salm, qui à cette époque s’unit à nouveau avec l’autre branche de la même maison, c’est-à-dire les comtes de Salm, qui détient une autre portion de cette seigneurie partagée. La situation se complique encore au xvie siècle avec la Réforme, lorsque les rhingraves optent pour le luthéranisme, les Dommartin restant catholiques et les comtes de Salm tentant la voie du compromis. Dans cette configuration, Fénétrange constitue une zone frontalière

6 Les bornes frontières ne font pas référence au blason des Croÿ-Havré. Le 7 juin 1614, Diane de Dommartin écrit à Henri II de Lorraine que bien que soutenant la revendication du duc vis-à-vis de Fontenoy, ses archives ne contiennent que des preuves au profit du duc de Bourgogne : Archives départementales de Meurthe-et-Moselle à Nancy (désormais AD MM), Seigneuries, familles, 4F10, cf. P. Delsalle, « La défense de la frontière entre la Bourgogne française et la Franche-Comté des Habsbourg en période de paix, 1595-1634 », Annales de Bourgogne, 86 : fascicules 1 et 2 (2014), p. 7-23, sur les médiations depuis 1610 et le contrôle des bornes, p. 14-15. 7 J. Gallet, Le bon plaisir du baron de Fénétrange, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1990, p. 41. Cependant, les informations provenant de ce livre ne sont pas entièrement correctes. L’auteur saute en effet une génération en déclarant que Diane est la fille de Guillaume de Dommartin, alors qu’elle est la fille de Louis de Dommartin.

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Fig. 14.6 (planche 37)  Château de Fénétrange. © Photo Nette Claeys.

sensible durant les guerres de religion, entre des territoires germaniques qui ont adhéré à la Confession d’Augsbourg, et des territoires romans alors majoritairement catholiques8. Diane perd son père à l’âge de deux ans et sa mère à huit ans ; en 1560, elle est donc orpheline et héritière. La tutelle est confiée à son oncle Nicolas de Dommartin et son cousin éloigné Jean-Philippe Ier, rhingrave de Salm-Dhaun, sans doute pour résoudre avec subtilité le problème de la coseigneurie de Fénétrange. Il est quasi assuré qu’elle est alors élevée par les rhingraves de Salm dans la confession luthérienne9. En 1565, alors qu’elle est encore mineure, les rhingraves prennent de force la collégiale de Fénétrange, chassent les chanoines et réutilisent l’église pour le culte luthérien. L’année suivante, après des négociations entre ses tuteurs, Diane « n’ayant pas encore à l’âge de treize ans » épouse le



8 En 1565, les rhingraves introduisent par la force le luthéranisme dans la ville et les autres villages de la baronnie. Les églises sont saisies et les chanoines chassés. Des seigneurs catholiques, comme Jean de Salm, tentent de s’y opposer, mais sans grand succès. La prise de la collégiale Saint-Pierre de Fénétrange, où les chanoines sont maltraités, marque les esprits par sa violence, cf. M. Benoit, « La chapelle castrale de Fénétrange », Mémoires de la Société d’archéologie lorraine, (4) 1861, p. 110. 9 Oraison funèbre consacrée à la tres illustre et tres vertueuse Dame Madame Diane de Dommartin Princesse du S. Empire, Marquise de Havré, Comtesse de Fontenoy, Baronne de Fénétrange, Vicomtesse de Hanache etc., Douai, Marc Wyon à l’Enseigne du Phenix, 1619 (Amiens, Bibliothèque Communale, B.L.970 B), p. 26-27 : « Cete tres-illustre Dame a été nourie et élévée dè son bas age dans les ordures et erreurs du Lutheranisme ».

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neveu de son tuteur, Jean-Philippe II de Salm-Dhaun10. De sources ultérieures, Diane adhère certainement au protestantisme à cette époque. Ce mariage constitue un moyen efficace pour les rhingraves de Salm-Dhaun de renforcer leur position à Fénétrange : désormais les deux ailes du château, auparavant gérées séparément, sont habitées par un seul couple, et la plus grande partie de la seigneurie embrasse désormais le luthéranisme. À l’époque de son mariage avec Havré en 1570, Diane n’est pas seulement une orpheline et une héritière, mais également une mère devenue récemment veuve. Son premier mari Jean-Philippe de Salm-Dhaun, reître luthérien, recrute de la cavalerie pour le roi de France alors en lutte avec les calvinistes11. Le 5 avril 1568, Diane exprime son inquiétude quant au sort de son mari sur le champ de bataille et, à la suite de nouvelles annonçant la paix, elle espère le revoir bientôt12. Ce retour a dû avoir lieu, car elle tombe enceinte durant cette période. Son époux doit cependant à nouveau regagner le champ de bataille pour une troisième phase des Guerres de Religion ; prudent, il rédige un testament qui identifie l’enfant à naître comme son héritier13. Le 3 octobre 1569, le capitaine est mortellement blessé lors de la bataille de Moncontour, par un coup de feu tiré par Coligny ; malgré les soins du célèbre chirurgien Ambroise Paré, il décède le jour même14. Peu de temps après, Diane accouche ; ce n’est pas l’héritier mâle espéré, mais une fille nommée Claudine. Notamment en raison du nouveau mariage de Diane, cette rhingravine sera plus tard déshéritée à la suite de longues et fastidieuses procédures par ses proches parents du côté paternel de Salm. En moins de six mois, un nouveau mariage est arrangé pour Diane de Dommartin avec Charles-Philippe de Croÿ, ainsi prénommé en raison de ses prestigieux parrains Charles Quint et Philippe II d’Espagne, et dont la famille tient ses fiefs de l’un et l’autre côté de la frontière entre la France et les Pays-Bas espagnols. Coïncidence ou non, le noble hainuyer a également combattu à Moncontour, puis a été soigné dans son château d’Havré par le même Ambroise Paré (cette fois avec plus de succès) pour une vilaine blessure à la jambe15. Cependant, l’homme reste alité depuis la bataille et les perspectives de guérison semblent incertaines. Les Dommartin voient très favorablement que le futur époux de la maison de Croÿ 10 Jean-Philippe II de Salm est le fils de Philippe-François de Salm et de Marie-Egyptienne, duchesse d’Oetingen. Il se tient à l’écart de la politique mais on le retrouve sur les champs de bataille. Bien que protestants, les reîtres recrutés pour le roi de France combattent en son nom durant les guerres de religion. Jonas van Tol a récemment démontré la position particulièrement ambigüe de ces nobles luthériens de Rhénanie. J. Van Tol, « The Rhineland and the Huguenots : Transregional Confessional Relations During the French Wars of Religion », in V. Soen, A. Soetaert, J. Verberckmoes et W. François (éd.), Transregional Reformations. Crossing Borders in Early Modern Europe, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2019, p. 27-52. 11 J. Van Tol, Germany and the French Wars of Religion, 1560-1572, Leyde, Brill, 2018. 12 Diane de Dommartin à Othon de Salm Morhange, 5 avril 1568, éd. G. Save, Bulletin de la Société philomathique vosgienne, Saint-Dié, 16 (1891), p. 75-136. 13 « Correspondance des comtes de Salm de 1550 à 1600 », op. cit., p. 75-136, date inconnue. 14 Ibidem, p. 97-98. 15 Même s’il boîte le reste de sa vie : G. Martin, Histoire et généalogie de la maison de Croy, Lyon, 2008, p. 51 ; J. Van Robays, « La vie d’Ambroise Paré (27) : Voyage de Flandres en 1569 », Le Journal du médecin 2076 (2010), p. 24-25.

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est le fils d’Anne de Lorraine, fille de l’ancien duc Antoine, elle-même décédée deux ans plus tôt, et qu’il a pour marraine Eléonore de Castille, sœur de Charles Quint et reine douairière de Portugal et de France comme veuve de Manuel Ier puis de François Ier. Il est clair que le jeune aristocrate est alors à la recherche d’une partenaire convenable. Il entreprend d’abord des recherches à la Cour de Bruxelles, mais le duc d’Albe, gouverneur général des Pays-Bas, rapportera plus tard qu’Havré, frère du duc d’A arschot, avait le projet de se marier en Lorraine, option qu’il désapprouvait et voulait empêcher16. Du contrat de mariage déjà signé à Nancy le 15 mars 1570, il ressort que l’oncle d’Havré, Nicolas de Lorraine, duc de Mercœur, et sa femme, ont clairement encouragé cette union17. Cette orientation nouvelle influence probablement la stratégie de renforcement du catholicisme en Lorraine. Selon certains auteurs, les Croÿ veulent également contenir les ambitions de la famille protestante de Nassau dans la région18. De ce fait, deux familles transrégionales aux profils similaires font alliance : elles se trouvent « entre-les-deux » (comme l’a décrit Jonathan Spangler), ou mieux encore, « entre-les-trois » ou « entre-les-quatre », les Habsbourg de Madrid et de Vienne, les ducs de Lorraine et les rois de France. Albe désapprouve le mariage, de peur qu’Havré n’aille en Lorraine ou, pire, qu’il y devienne vassal du duc : il juge qu’il ne convient en aucune manière que les vassaux des États patrimoniaux de Philippe II se marient au-delà des frontières « por que no se hagan grandes » (pour qu’ils ne se fassent pas grands) et pour qu’ils ne se comportent pas « por medio vasallos » (pour vassaux à demi) lorsqu’ils ont des possessions hors du pays. Comme c’est le cas à plusieurs reprises, le roi d’Espagne doit s’incliner devant la stratégie familiale orchestrée par les Croÿ et les Lorraine ; la pilule assez amère a probablement été adoucie par le fait que Fontenoy est une des terres de surséance contestées, désormais gouvernées par des nobles fidèles aux Habsbourg. De plus, la mariée se convertit à nouveau au catholicisme, si bien qu’un progrès modeste peut être enregistré face au luthéranisme aux frontières entre la Lorraine, la France et le Saint-Empire. Plus tard, l’oraison funèbre de Diane de Dommartin souligne qu’il ne s’agissait certainement pas d’une mésalliance, bien que la mention elle-même suggère naturellement que de telles rumeurs circulaient : « Ce mariage ne pouvoit point que réussir heureusement ; d’autant qu’étant contracté entre deux personnes égales en grandeur de généalogie et d’extraction »19.

16 Albe à Philippe II, 7 mai 1571, résumé en français dans Correspondance de Philippe II sur les affaires des Pays-Bas, éd. L.-P. Gachard, Bruxelles, 1851, II, p. 175-176. 17 Dülmen, Herzog von Croy’sches Archiv, Familiensachen, 763 : contrat de mariage entre CharlesPhilippe de Croÿ et Diane de Dommartin, 15 mars 1570. 18 Gallet, Le bon plaisir, op. cit., p. 51. 19 Oraison funèbre, op. cit. (Amiens, Bibliothèque Communale, B.L.970 B). Dans le contrat de mariage, Diane n’apporte pas d’autres meubles que ses vêtements, bagues et bijoux « et deux chambres et une sale meublé de tapisseries, livres et autres garnitoir selon la descence et estat de ladite dame ». Dülmen, Herzog von Croy’sches Archiv, Familiensachen, 763 : contrat de mariage entre CharlesPhilippe de Croÿ et Diane de Dommartin, 15 mars 1570.

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Révolte aux Pays-Bas Après le mariage, Havré et Dommartin doivent administrer leurs avoirs transfrontaliers, ce qui explique leur fréquent éloignement. Dans la pratique, il semble que Diane réside généralement dans ses territoires lorrains et s’y occupe de ses affaires, tandis que, devenu majeur, Havré estime que le moment est venu pour lui de jouer un rôle plus important dans les Pays-Bas. Vers 1572, Diane décide de le rejoindre et de séjourner à la Cour de Bruxelles ; à cette époque, la révolte se développe en Hollande et en Zélande sous l’impulsion de Guillaume de Nassau, prince d’Orange, ainsi que dans le sud avec le raid de son frère Louis de Nassau et de ses alliés huguenots sur Valenciennes et Mons en Hainaut, raid qui échoue après la Saint-Barthélemy française20. Havré est impliqué par ces événements survenus sur cette frontière avec la France mais aussi par ses seigneuries. Il agit également de concert avec son demi-frère de vingt-trois ans, Philippe, troisième duc d’Aarschot21, qui se profile à Bruxelles comme le loyaliste opposant au rebelle Orange et renoue avec l’ancienne tradition familiale d’orchestrer les questions de guerre et de paix à la Cour bourguignonne22. Dans ce contexte de guerre civile et religieuse, Havré part en mission de pacification en Espagne pour aborder avec le roi Philippe II, au nom du Conseil d’État, les affaires des Pays-Bas. Il doit y suggérer des « remèdes » possibles qui leur paraissent meilleurs que les solutions tentées jusqu’alors par Madrid. Ce faisant, il essaie opportunément d’obtenir des faveurs du roi. Le gouverneur Albe chuchote qu’il ose alors demander ces faveurs car sa nièce Louise de Lorraine-Vaudémont vient d’épouser en 1575 le roi de France Henri III. On sait en effet qu’Havré, sur le chemin de l’Espagne, s’arrête à Paris où il entre en contact avec plusieurs parents proches et éloignés. À ce moment, la première fille du couple, Dorothée23, est conçue et peut-être déjà née. La mission de paix dure près d’un an. Havré réussit à élever sa seigneurie familiale au rang de marquisat

20 Y. Junot, « Gueux et huguenots aux frontières de la France et des Pays-Bas espagnols : de la ville « surprise » à la forêt refuge (1572-1574) », in E. Santinelli (éd.), Environnement : temps, territoires, sociétés. Mélanges en l’honneur de Corinne Beck, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2021, p. 205-225. 21 Voir la contribution de G. Janssens, « Un noble ambitieux entre guerre et paix pendant la Révolte des Pays-Bas : l’opposition loyale de Philippe III de Croÿ, duc d’A arschot et comte de Beaumont (1565-1577) » et de V. Soen, « Les limites du ‘devoir de révolte’ aux Pays-Bas : les réconciliations de Philippe de Croÿ, duc d’A arschot, et de son fils Charles, prince de Chimay (1576-1584) » dans le présent volume, resp. p. 155-172 et p. 173-198. 22 J.-M. Cauchies, « ‘Croit conseil’ et ses ‘ministres’. L’entourage politique de Philippe le Beau (14941506) », in A. Marchandisse (éd.), A l’ombre du pouvoir. Les entourages princiers au Moyen Âge, Liège, diff. Genève, Droz, 2002, p. 291-411 ; H. Cools, Mannen met macht. Edellieden en de Moderne Staat in de Bourgondisch-Habsburgse landen (1475-1530), Zutphen, Walburg Pers, 2001. 23 Général Guillaume, « Croÿ (Dorothée de) », Nouvelle Biographie Nationale de Belgique, IV, Bruxelles, 1878, p. 558.

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et obtient une nomination en tant que « gentilhombre de la cámara », offrant ainsi de meilleures perspectives à sa descendance24. Après le retour d’Havré durant l’été 1576, Diane semble passer quelque temps avec son mari aux Pays-Bas. Elle caresse peut-être l’espoir d’un héritier masculin et profite de la vie de famille avec leur fille âgée d’un an et son autre fille du mariage précédent. Les demi-frères Croÿ veulent participer à la direction des Pays-Bas aux côtés du nouveau gouverneur général don Juan d’Autriche, demi-frère de Philippe II. Ils pensent y parvenir en opérant une médiation avec les États Généraux dissidents, et obtiennent notamment des belligérants la Paix de Marche-en-Famenne en février 1577. Le lendemain, Havré reçoit pour la première fois un siège au Conseil d’État, l’un des conseils collatéraux adjoints au gouverneur, et Diane de Dommartin semble demeurer à la Cour de don Juan. Au cours du même été tumultueux, lorsque la reine Marguerite de Valois, sœur d’Henri III et épouse du roi Henri de Navarre, voyage à travers les Pays-Bas pour prendre les eaux à Spa, Diane est chargée de l’accompagner de Mons à Namur. À son arrivée, un grand dîner est organisé « où Madame de Havrech faisait l’honneur de la maison pour dom (sic) Juan »25. Les Croÿ suivent d’abord le gouverneur lorsque, le 24 juillet 1577, celui-ci rompt officiellement la paix en prenant par surprise la citadelle de Namur. Pourtant, Havré et son demi-frère Aarschot décident ensuite de quitter don Juan et de se joindre à nouveau aux États Généraux. Il existe différentes versions et interprétations des circonstances précises de cette volte-face. Selon Marguerite de Valois, qui s’entretient « par hasard » avec Diane de Dommartin six semaines après les faits, la noble dame est alors retenue en otage après la fuite de son époux, mais elle peut finalement disposer de sa personne et partir en Lorraine26. Le secrétaire de don Juan, qui a également tenu des mémoires et s’est montré très mécontent des négociations des Croÿ pendant cette période, raconte une toute autre histoire. Il pense que la veille de son départ, Charles-Philippe a mis sa femme sur une fausse piste en lui expliquant qu’il ne trahirait jamais le gouverneur : « à sa femme lui jurait qu’il aimerait mieux mourir que de déserter la cause de don Juan ». En ce qui concerne Diane, il écrit qu’elle reste volontairement à l’arrière dans la citadelle, parce qu’elle ne veut pas suivre un mari qui renonce à Dieu et au roi : « (elle) ne voulut point accompagner un mari rebelle à Dieu et au roi ». Pour soutenir son argumentation, le secrétaire royal explique que son mari la laisse dans la citadelle

24 V. Soen, « Enviados a la corte para servir al rey. Misiones de nobles flamencos a la corte española durante la revuelta de los Países Bajos (1565-1576) », in A. Esteban Estríngana (éd.), Servir al Rey en la Monarquía de los Austrias. Medios, fines y logros del servicio al soberano en los siglos XVI y XVII, Madrid, Silex-Universidad, 2012, p. 447-472 ; Id., « Philippe II et les anciens Pays-Bas : les limites d’un gouvernement à distance dans un empire global (1555-1598) », Revue Histoire, Économie et Société, 3 (2019), p. 11-32. 25 Memoires de Marguerite de Valois, éd. L. Lalanne, Paris, 1858, p. 104. 26 Ibidem, p. 114 : « Voulant partir pour retourner en France, madame d’Havrech arriva, qui s’en allait retrouver son mary en Lorraine, qui nous dist l’estrange changement qui estoit advenu à Namur. (Don Juan) il avait laissé aller son beau-frère et son mary, la (Diane) retenant, elle, jusques alors, pour luy servir d’ostage de leurs deportements… ».

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avec à peine assez d’argent pour subsister : « Il disparaît d’une façon fort peu polie, emportant tout l’argent avec lui et laissant à peine assez à son épouse de quoi assurer son alimentation ». Heureusement, prétend le secrétaire, il y a don Juan pour la soutenir et elle peut grâce à lui aller et venir où elle le souhaite : « Don Juan s’empressa de rassurer la marquise et lui permettent d’aller où bon lui semblerait »27. Des « mémoires anonymes » de l’époque, qui ne sont pas non plus favorables aux Croÿ, ignorent si Diane de Dommartin demeure alors de son plein gré à Namur ou si elle y est détenue – « demeuré ou detenu » –mais insinuent que la dame et le gouverneur entretiennent une liaison : « On disoit qu’icelle dame, douée d’excellente beaulté, plaisante et désirée, ayant coustumièrement les tétins atrayans descouvertz, estre en la grâce d’icelluy Don Juan non marié »28. Il semble que le marquis et son épouse diffusent consciemment différentes versions, ou adaptent leur histoire en fonction des interlocuteurs. Quoi qu’il en soit, les deux conjoints se sont séparés au cœur de la bataille. Diane continue de suivre ses affaires en Lorraine, tandis qu’Havré reste au service des États Généraux. À ce titre, il part en mission auprès d’Élisabeth Ière en Angleterre puis à Arras pour empêcher une éventuelle réconciliation avec le roi des provinces wallonnes mécontentes des États Généraux29. Lorsqu’Havré s’échappe sous prétexte d’assister à une messe à Cambrai, il devient évident qu’il quittera également le parti des États Généraux. Son demi-frère Aarschot assiste au même moment à Cologne aux autres négociations « générales » de paix organisées sous le patronage impérial en 1579, mais il entretient dans le plus grand secret des pourparlers pour se réconcilier, lui et les membres de sa famille, avec le roi. Dans ce contexte, Aarschot déclare en janvier 1580 qu’Havré s’est éloigné des États Généraux « soubz umbre d’aller visiter Madame sa femme, afin qu’il puisse se faire passer pour ce qui convient au service de sa Majesté »30. Il s’agit d’une nouvelle vision édulcorée des faits : Diane prétend en 1579 qu’elle n’a plus vu son mari « depuis Namur », mais elle essaie parallèlement de plaider la cause de son époux auprès de l’ambassadeur d’Espagne à Paris31. Havré part finalement en Lorraine, une stratégie concertée entre les deux frères mais qui va à l’encontre du vœu du nouveau gouverneur général Alexandre Farnèse de le voir rentrer aux Pays-Bas32.

27 M. A. Del Rio, Mémoires de Martin Antoine del Rio sur les Troubles des Pays-Bas durant l’administration de Don Juan d’Autriche 1576-1578, éd. A. D. Delvigne, Bruxelles, Société de l’Histoire de Belgique, 1870, p. 113. 28 Mémoires anonymes sur les troubles des Pays-Bas 1565-1580, éd. J.B. Blaes, Bruxelles, Société de l’Histoire de Belgique, 1860, p. 15. 29 V. Soen, « Les Malcontents au sein des États-Généraux aux Pays-Bas (1578-1581) : défense du pouvoir de la noblesse ou défense de l’orthodoxie ? », in A. Boltanski et F. Mercier (éd.), La noblesse et la défense de l’orthodoxie xiiie-xviiie siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 135-149. 30 Archivo General de Simancas, Secretaría de Estado (désormais AGS, E) 2845 fol. 123, cf. Correspondance de Philippe II sur les affaires des Pays-Bas de 1577-1598, éd. J. Lefèvre, Bruxelles, Palais des Académies, 19401960, 4 vol., (ci-après Lefèvre, CPhII), I, p. 738 (1291) : Aarschot à Terranova, 14 janvier 1580. 31 AGS, Série K (désormais K) 1555, doc. 45, Juan de Vargas Mexía à Philippe II, 29 septembre 1579 : cf. Lefèvre, CPhII, I, p. 686 (1196) ; AGS, K 1555, doc. 67 : Diane de Dommartin à Juan de Vargas Mexía, 18 octobre 1579. 32 Archives Générales du Royaume à Bruxelles, Papiers de l’État et de l’Audience (désormais AGR, PEA) 185, fol. 160-163 (minute) : Farnèse à Philippe II, 30 août 1580.

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Bastionner la « dorsale catholique » Après la réconciliation des demi-frères Croÿ avec le roi, Havré et sa femme restent deux ans en Lorraine, le plus souvent dans leurs seigneuries mais aussi occasionnellement dans leur hôtel de Nancy. La présence d’Havré n’est pas immédiatement requise aux Pays-Bas, car cette fois il n’a pas pu obtenir une position de premier plan ; il est l’un des rares parmi les réconciliés à ne pas obtenir de siège au sein des conseils collatéraux, auprès du gouverneur général. De plus, sa présence auprès de sa femme est d’autant plus urgente qu’il veut assurer une descendance masculine. Le contrat de mariage stipule que les droits de la rhingravine Claudine sur Fontenoy et Fénétrange se tiendraient en l’absence d’héritier mâle. Or, jusque-là, seule une fille est née, Dorothée33. La tentative fonctionne : Charles-Alexandre naît en mars 1581, recevant le prénom de ses parrains, Charles, duc de Lorraine et Alexandre Farnèse, gouverneur des Pays-Bas. Havré demande à Farnèse d’être présent lors du baptême le 27 mars et mentionne que l’autre parrain voyagera également de Nancy34. Dans les années qui suivent, d’autres enfants naissent, mais ils meurent rapidement : JeanGuillaume décède quatorze jours après sa naissance en 1582 ; Louise le jour même le 20 novembre 1583 et Charlotte-Jeanne la première année de son existence en 158635. Si Havré participe à plusieurs reprises aux campagnes militaires de Farnèse dans les Pays-Bas, il apparaît que durant les décennies 1580 et 1590, le couple se préoccupe aussi de la position du catholicisme à l’intérieur et aux frontières de ses domaines lorrains. Ceci contribue au renforcement de la « dorsale catholique » dans les zones fragmentées situées entre les cantons suisses, le Saint-Empire romain germanique et la France36. Cette volonté se reflète également dans l’adoption du calendrier grégorien en l’an 1582. Diane suit immédiatement ce nouveau calendrier, mais ses coseigneurs luthériens refusent de le prendre en compte, créant de la sorte un décalage calendaire dans la baronnie de Fénétrange. Diane craint (finalement à juste titre) l’excommunication, mais les rhingraves persistent et n’introduisent ce calendrier qu’un siècle plus tard37. En 1583, le couple Havré parvient à acheter une partie supplémentaire de Fénétrange à la famille de Salm, luttant ainsi contre le luthéranisme38. L’année suivante, il conclut un « Burgfrid » ou une « paix de château » avec les rhingraves des branches Dhaun et Kirbourg, afin d’ériger la chapelle castrale en église paroissiale, tout en laissant un certain nombre de lieux de culte aux protestants en guise de compromis. 33 Dülmen, Herzog von Croy’sches Archiv, Familiensachen, 763 : contrat de mariage entre CharlesPhilippe de Croÿ et Diane de Dommartin, 15 mars 1570. 34 AGR, PEA 1824/4, s.f. : Havré à Farnèse, 27 mars 1581. 35 Scohier note ceci peu après les faits : J. Scohier, La généalogie et descente de la tres illustre maison de Croy, Douai, Imprimerie de la veuve Jacques Boscard [Christine de Roovere], 1589, version consultée aux Archives et Centre Culturel d’Arenberg à Enghien (désormais ACA), LP624C, p. 38. 36 F. Meyer, « La dorsale catholique xvie-xviiie siècles : mythe, réalité, actualité historiographiques », in G. Deregnaucourt et al. (éd.), Dorsale catholique, Jansénisme, Dévotions : xvie-xviiie siècles. Mythe, réalité, actualité historiographique, Paris, Riveneuve éditions, 2014, p. 323 ; O. Christin, « Les topographies sacrées de la période moderne et l’espace de la catholicité », in Ib., p. 191. 37 Benoit, « La chapelle castrale », op. cit., p. 122-125. 38 Gallet, Le bon plaisir, op. cit., p. 50-51 ; Benoit, « La chapelle castrale », op. cit., p. 110.

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Fig. 14.7 (planche 38)  Armoiries de Dommartin et de Croÿ dans la chapelle castrale de Fénétrange, après 1584. © Photo Nette Claeys.

Le « Burgfrid » est utilisé par Charles-Philippe de Croÿ et Diane de Dommartin pour rendre la splendeur au château et surtout à la chapelle castrale (fig. 14.7, planche 38). À partir de 1584, le couple ne réside plus qu’au château et continue à restaurer l’édifice de style Renaissance. Dans un pamphlet imprimé par ses soins en 1614, la marquise d’Havré déclare qu’elle n’était alors pas au courant de l’état de délabrement des constructions et qu’elle a dû depuis lors y effectuer d’important travaux : « Car les susdits rhingraves lui ont adjugé à elle seule le vieux mur d’un bâtiment incendié depuis plus de vingt ans (…). Il n’y avait aucune construction sur l’emplacement de ce mur renversé et bouleversé ; tout ce que la duchesse a bâti, elle l’a construit sur les fonds de son antique héritage »39. Les conjoints se concentrent principalement sur la chapelle castrale où ils immortalisent leurs initiales et leur blason ; ils fournissent également de riches ornements sacrés. La chapelle est placée sous le patronat de saint Maurice, en sa qualité de saint protecteur contre les hérétiques et les ennemis de la foi, et c’est ce patronage que Diane affiche également plus tard au revers de ses monnaies (fig. 2.3 ou planche 5 dans ce volume). Le Burgfrid conclu en 1584 avec les autres coseigneurs est un compromis important : Havré autorise la pratique du luthéranisme dans les lieux détenus par les rhingraves en 1565, en échange du maintien du château et des paroisses voisines sous la foi catholique. Les catholiques sont donc protégés dans leurs paroisses. La paix dans son ensemble est une victoire pour le parti luthérien qui a repris la plupart des anciennes paroisses ainsi que la collégiale de la ville, convertie en temple protestant lors des émeutes de 1565. Pour aggraver la situation, le pape Grégoire XIII excommunie le couple en réponse à ce compromis. Cependant, grâce au cardinal Charles de Lorraine, évêque de Metz, les Croÿ-Havré peuvent réaliser certaines avancées, par exemple en faisant construire des églises catholiques là où les rhingraves ont permis le luthéranisme ou en attribuant des places aux chanoines

39 Benoit, « La chapelle castrale », op. cit, p. 131-134 cite le manifeste que Diane de Dommartin a imprimé en 1614.

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Fig. 14.8 (planche 39)  Monogramme de Diane de Dommartin et de Charles-Philippe de Croÿ, provenant des ruines du château de Fontenoy en 1596, reconstruction lors de la rénovation en 2009. © Photo Véronique Durupt.

expulsés dans de nouvelles églises bâties à Lhor, Schalbach et Mittersheim. Ils obtiennent ainsi la levée de l’excommunication papale. En 1585, Havré accompagne son cousin Charles de Lorraine lors de son entrée comme évêque de Metz, et ils soutiennent également la Ligue en accordant un prêt de 200 000 couronnes au chef des ultra-catholiques français, le duc de Guise, autre membre de la famille de Lorraine40. Plus tard, le marquis d’Havré et son épouse rénovent le château de Fontenoy, dont seules subsistent aujourd’hui les ruines. Le gros des travaux peut être daté de 1596 par une pierre commémorative frappée d’une lettre grecque delta doublée en forme d’hexagramme, se référant aux initiales de Diane de Dommartin, et deux initiales C pour Charles-Philippe de Croÿ (fig. 14.8, planche 39). Préserver le nom de Croÿ Comme d’autres couples aristocratiques, Diane et Charles-Philippe tentent ensemble de préserver l’héritage de leurs enfants. À cette fin, ils renforcent encore les réseaux familiaux avec les La Marck-Arenberg et les Croÿ. Fille de Philippa de La Marck, Diane de Dommartin pousse la fille de son premier mariage, la rhingravine Claudine de Salm, à épouser en premières noces en 1588, Robert de Ligne, fils cadet de Marguerite de La Marck, comtesse douairière d’Arenberg. Robert est jusque-là le seul des enfants de cette « grande dame » demeuré célibataire, et selon le contrat de mariage de ses parents, le frère cadet doit assurer la continuité et le nom de la lignée paternelle des Ligne, barons de Barbançon. Dans ce contexte, sa mère demande, sans succès, à Philippe II d’élever pour son second fils la baronnie de Barbançon au rang de marquisat. Ce mariage est connu comme une tentative de Marguerite de La Marck de renforcer ses liens avec les familles du Saint-Empire romain germanique, car Claudine porte le titre de « Wild- und Rheingräfin von

40 Benoit, « La chapelle castrale », op. cit., p. 142.

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Salm »41. Il faut aussi s’arrêter sur le lien plus important de proximité avec les Croÿ-Havré, puisque le fils aîné de Marguerite, Charles d’Arenberg, héritier des titres maternels d’Arenberg, a épousé l’année précédente Anne de Croÿ, sœur du prince de Chimay. Après tout, les mariages de ses deux fils en deux ans avec un (proche des) Croÿ desservent le même but42. Diane de Dommartin, âgée de presque quarante ans, donne encore naissance à Ernest en 1590 et à Christine en 1591, qui restent tous les deux en vie. Lors de sa mission auprès de l’empereur Rodolphe II en 1594, Havré réussit à acquérir le titre de « Reichsfurst » ou prince d’Empire. En 1599, un autre mariage est conclu pour leur aîné, Charles-Alexandre, alors membre de la Cour bruxelloise de l’archiduc Albert d’Autriche, qui épouse Yolande, fille du comte de Ligne, Lamoral, chevalier de la Toison d’Or, richement possessionné en Artois dont il reçoit le gouvernorat à la fin de la guerre contre la France43. Les Havré tentent aussi de rassembler l’héritage de la maison de Croÿ, selon une ancienne formule qui a déjà fait ses preuves dans la première moitié du xvie siècle44 : ils marient en 1605 leur première fille Dorothée (fig. 14.9, planche 40) à son cousin, Charles de Croÿ, duc d’Aarschot et prince de Chimay, élevé entre-temps par le roi de France Henri IV au titre de duc de Croÿ. Depuis 1584, ce chef de famille vit séparé de sa première épouse, Marie de Brimeu, qui n’a pas voulu le suivre dans sa réconciliation avec le roi d’Espagne et dans la conversion au catholicisme qui l’accompagne. Le mariage entre le veuf Charles de Croÿ et sa cousine germaine doit donc remédier à l’absence d’héritiers légitimes de la branche principale ; il est probablement déjà envisagé, compte tenu de la 41 La raison du refus est le risque que Marguerite devienne trop puissante ; Farnèse, lui aussi, répond par la suite négativement à cette sollicitation : M. Marini, « Interlocking dynasties : netwerking en huwelijkspolitiek van de familie Arenberg tijdens de opstand », in L. Duerloo et L. De Frenne (éd.), Het verdeelde huis : De Nederlandse adel tussen opstand en reconciliatie, Herzogenrath, Shaker, 2011, p. 55-78 ; Id., « Dynastic relations on an international stage. Margaret de la Marck (1527-1599) and Arenberg family strategy during the Dutch Revolt », in G. Sluga et C. James (éd.), Women, Diplomacy and International Politics since 1500, Londres, Routledge, 2015, p. 46-68 ; Id., « Marrying in Europe. Dynastic Strategies of the House of Arenberg », in M. Derez, S. Vanhauwaert et A. Verbrugge (éd.), Arenberg. Portrait of a Family, Story of a Collection, Turnhout, Brepols Publishers, 2018, p. 65-74, p. 67 et S. Thiry, « An Embellished Past. Heraldry and Insignia of the House of Arenberg », in Ibidem, p. 39-45, p. 41-42 ; S. Verreyken, « Transregional Marriages and Strategies of Loyalty. The House of Arenberg Navigating between the Spanish and Austrian Habsburgs, 1630-1700 », in B. De Ridder, V. Soen, W. Thomas et S. Verreyken (éd.), Transregional Territories : Crossing Borders in the Early Modern Low Countries and Beyond, Turnhout, Brepols Publishers, 2020, p. 33-59. 42 C. Maes-De Smet, « Margaretha van der Marck-Arenberg (1527-1599) », in P. Neu (éd.), Arenberger Frauen, Fürstinnen, Herzoginnen, Ratgeberinnen, Mütter, Koblenz, 2006, p. 36-53, p. 45 ; V. Soen, « De la bataille d’Heiligerlee à l’Acte de Cession : Arenberg pendant la Révolte aux anciens Pays-Bas », in Arenberg. Portrait d’une famille, l’histoire d’une collection, op. cit., p. 88-95, ici p. 94. 43 Fille de Lamoral de Ligne et d’Anne de Melun, Yolande de Ligne naît le 11 mars 1581. Elle meurt en 1611 et est enterrée dans une tombe – plus tard dévastée par les révolutionnaires – dans l’église Saint-Mansuy de Fontenoy-le-Château, où Diane a été baptisée. Marie-Claire de Croÿ est la fille unique de CharlesAlexandre de Croÿ et de Yolande de Ligne, et hérite des baronnies de Fontenoy et Fénétrange, cf. le général Guillaume, « Croy (Charles-Alexandre de) », Biographie Nationale, Bruxelles, IV, 1878, p. 555-558. 44 V. Soen et H. Cools, « L’aristocratie transrégionale et les frontières : les processus d’identification politique dans les maisons de Luxembourg-Saint-Pol et de Croÿ (1470-1530) », in V. Soen, Y. Junot et F. Mariage (éd.), L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles (Revue du Nord, hors-série, collection Histoire 30), Villeneuve d’A scq, Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 2014, p. 209-228.

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Fig. 14.9 (planche 40)  Anonyme, Dorothée de Croÿ, XVIIe siècle, huile sur toile, 171 x 137 cm. © KU Leuven, Patrimoine de l’Art, ARS060.

rapidité avec laquelle il est conclu. Dorothée a alors trente ans et tombe enceinte deux ans plus tard. Peu de temps après, elle se rend chez sa mère à Dommartin, sans doute pour achever sa grossesse en sa présence, mais la visite se termine par une fausse couche. Par la suite, Dorothée n’est plus en mesure de donner naissance à des enfants et avec son mari, ils continuent de partager un intérêt commun pour la poésie, la philosophie et les arts du jardin. En l’absence d’héritier légitime mâle et en tant que chef de famille, le cousin et gendre des Havré, Charles de Croÿ, dessine les scénarios familiaux pour transmettre son héritage et ses titres45. L’année de son mariage, en 1605, il rédige un premier testament et l’adapte par la suite et à intervalles réguliers de longs codicilles. Il décède finalement en 1612, de sorte que sa femme et ses beaux-parents Havré lui survivent. Dans son testament, il désigne le marquis d’Havré, son oncle et beau-père, comme héritier, lui confiant les titres ducaux d’A arschot et Croÿ. Sa 45 M. Wrede, Ohne Fürcht und Tadel. Für König und Vaterland. Frühneuzeitlicher Hochadel zwischen Familienehre, Ritterideal und Fürstendienst, Ostfildern, Thorbecke, 2012, p. 120-137.

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préoccupation est que ses titres risquent de tomber, comme prévu par le pacte de famille de ses parents en 1579, dans les mains des Arenberg par l’entremise de sa sœur Anne46. Il fait seulement don de biens mobiliers par testament à Anne et il attribue au fils de celle-ci, Alexandre d’Arenberg, la principauté de Chimay et le comté de Beaumont en Hainaut ainsi que d’autres seigneuries. Son épouse Dorothée est autorisée à continuer à habiter les hôtels et châteaux de Bruxelles et d’Heverlee dans le duché d’A arschot, et peut se remarier de préférence avec cet Alexandre d’Arenberg, mais elle rejette ce choix. Les dernières dispositions de Charles de Croÿ, duc d’A arschot, provoquent immédiatement un contentieux juridique. Sa sœur Anne de Croÿ conteste les faveurs attribuées tant à son fils qu’aux Croÿ-Havré par le testament et les codicilles, en sollicitant l’application du pacte de famille de 1579 au profit d’elle-même et tous ses enfants nés de Charles d’Arenberg47. Étant donné que la veuve Dorothée préfère de ne se pas mêler des procédures, son père Charles-Philippe d’Havré prend en main cette affaire, mais sa mort soudaine à Fontenoy le 22 novembre 1613 change profondément la dynamique. Si Diane de Dommartin maintient les relations familiales avec Charles d’Arenberg48, son fils Charles-Alexandre de Croÿ, désormais duc d’Havré, perd le procès contre les Arenberg. Il ne peut que conserver le titre ducal de Croÿ pour sa propre branche, tandis que le titre d’A arschot échoit à Anne et à son fils Charles d’Arenberg. Défendre la paix de château Le veuvage ouvre un nouveau chapitre dans la vie de Diane de Dommartin. Pendant cette période, elle fait frapper sa propre monnaie à Fénétrange. Ses opposants exploitent cependant les failles laissées par la mort de son gendre et de son mari. Lorsqu’en 1613 elle se trouve aux Pays-Bas pour arranger les affaires familiales, les rhingraves perturbent la procession du sacrement lors de la Fête-Dieu et réitèrent l’action l’année suivante. Diane évoque les « torts et outrages que (feu monsieur mon mary vivant alors et moy absente en pais bas) avions recue des contes Rhingraves de Morhange ». Avec l’aide d’un juriste anonyme, elle publie en 1615 un « manifeste » de onze pages expliquant pourquoi les rhingraves ont violé le Burgfrid de 1584 et rappelant que le passage de Fénétrange au protestantisme militant a eu lieu durant sa minorité. Elle s’adresse également au duc de Lorraine Henri II pour arrêter ses opposants

46 M. Marini, « Female Authority in the Pietas Nobilita : Habsburg Allegiance during the Dutch Revolt », Dutch Crossing, 34 (2010), p. 5-24, ici p. 10-11. 47 Ibid., p. 10-11. 48 ACA, Corr. 183 contient trois lettres de Diane de Dommartin à Charles d’Arenberg (« Ecrittes a monsieur le Prince Comte d’Arenberg Chevalier de l’ordre de la Toison d’or ») : 20 septembre 1610, 16 mai 1613 et 2 décembre 1613.

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Fig. 14.10  Oraison funèbre consacrée à la tres illustre et tres vertueuse Dame Madame Diane de Dommartin Princesse du S. Empire, Marquise de Havré, Comtesse de Fontenoy, Baronne de Fénétrange, Vicomtesse de Hanache etc., Douai, Marc Wyon à l’Enseigne du Phenix, 1619, page de titre. © Amiens, Bibliothèque communale, B.L.970 B.

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protestants qui ont saisi la Chambre impériale de Spire49. Finalement, deux arbitres sont désignés pour assurer la médiation dans un conflit qui se règle désormais par les armes. Diane n’est pas présente à la conférence convoquée à cet effet50. Pendant les escarmouches, son fils devenu veuf, Charles-Alexandre, est arrêté, et en tant que mère, Diane intervient pour sa libération auprès du duc de Lorraine. En 1618, Charles-Alexandre et son frère négocient une nouvelle paix de château avec la partie adverse, peut-être sous la pression de l’arrestation. Dans une nouvelle tentative d’apaiser le conflit de Fénétrange, la plus jeune fille de Diane de Dommartin, Christine, se marie en 1615 avec PhilippeOthon de Salm, neveu de son premier mari 51. À l’époque de ces pourparlers, le 31 juillet 1615, Diane fait rédiger son testament au château de Thicourt et elle profite de l’occasion pour encourager ses enfants à rester fidèles à la foi catholique52. En plus d’une série de faveurs pour sa femme de chambre nommée Diane, elle partage ses domaines entre ses deux fils, reprenant une clause déjà établie dans les accords conclus avec son ancien mari. Elle désigne Charles-Alexandre comme chef de la branche Croÿ-Havré et lui interdit de conclure une mésalliance sous peine de privation d’héritage53. Un pacte de famille suit le 14 octobre 1615 pour consolider la succession. Charles-Alexandre étant veuf, un remariage est envisagé, dont l’héritier mâle recevrait la totalité de l’héritage. Pour la fille de Charles-Alexandre, Marie-Claire de Croÿ, née de Yolande de Ligne, est prévu un mariage avec son oncle Ernest ou le fils de celui-ci, afin de tenir l’héritage ensemble. En 1617, Charles-Alexandre épouse Geneviève d’Urfé, dame d’honneur de la reine-mère Marie de Médicis, mais leur fils décède très jeune. Dans son testament, Diane organise aussi ses funérailles. Elle indique qu’elle a atteint alors l’âge de 62 ans : « …estant a mon très grand regret a present reduicte en l’estat de viduité par le trespas de feue mon tres cher et tres honoré seigneur et mary messire Charles-Philippe de Croÿ…, cause pour laquelle il m’est loisible jouissant du droite permise aux vefves de pouvoir se testament et disposer de mes biens et affaires au plus raisonablement et equittablement que puis ». Elle demande à recevoir les derniers sacrements, en « ferme et immuable volonté » dans l’hypothèse où elle ne serait plus en bonne santé mentale. Elle liste également les saints auxquels elle voue un culte particulier, tels que Marie, Marie-Madeleine, Pierre et Paul, Jean-Baptiste, Barthélemy, Catherine 49 Benoit, « La chapelle castrale », op. cit., p. 129-130 : « Par suite des grandes calamités et des troubles qui occasionnèrent des changements en Relligion (sic), les églises reçurent une autre destination religieuse de la part des parents des susdits wild-et rhingraves durant la minoritet (sic) de ladite dame ». 50 AD MM, Seigneuries, familles, 4F 10 : Diane de Dommartin à Henri II, 31 août 1615. 51 Gallet, Le bon plaisir, op. cit., p. 53-54. 52 AD MM, Clergé régulier, H842 : testament de Diane de Dommartin, 31 juillet 1615. 53 Ibidem.

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de Sienne et les martyrs des légions thébaines dirigées par saint Maurice54. Les funérailles doivent avoir lieu à Fénétrange dans sa chapelle castrale avec une cérémonie simple, bien qu’elle souhaite que ses sujets portent « un habillement comme ils ont fait pour feue mon bon seigneur que dieu absolve » et qu’elle commande vêtements de deuil et blasons. Elle veut que son cercueil soit placé aux pieds de son mari, enterré deux ans plus tôt dans la chapelle castrale puisque la collégiale où ses ancêtres sont inhumés est utilisée par les luthériens. Dans son testament, elle consacre aussi une messe hebdomadaire à tous les membres décédés de sa famille. Dommartin décède finalement le 10 novembre 1617 à l’âge de 64 ans. Bien que l’on ne dispose que de peu d’informations sur les funérailles elles-mêmes, il existe une version imprimée de son oraison funèbre par un frère mineur récollet de Valenciennes. Le sermon a été mis sous presse par son fils chez Marc Wyon à Douai (fig. 14.10)55. Le texte souligne que Diane s’est battue pour le catholicisme et, comme la Rachel biblique, a fait reconstruire d’innombrables églises en Lorraine, et le sermon encourage les auditeurs et lecteurs à faire de même. Sa brève conversion au protestantisme est mise de côté, attribuée à un écart de jeunesse qu’elle a rapidement reconnu et qui doit être considéré comme un petit relief dans la grande peinture de sa vie : « Et tout ainsi qu’un brave peintre, qui voulant tirer quelque belle image, jette le crayon & la charbonne premierement que d’appliquer les vives couleurs & y péle-méle quelques ombrages & obscurritez pour donner relief & beauté a ce tableau ». Elle est comparée aux souveraines féminines comme la catholique Isabelle d’Espagne mais aussi aux figures classiques d’Artémisia, reine d’Halicarnasse, et de Penthésilée, reine des Amazones, toutes deux femmes guerrières. Un aperçu d’une ascendance illustre fait régulièrement partie des oraisons funèbres des nobles et ne manque pas non plus chez Diane : les blasons et les vertus associées des Dommartin, Neufchâtel, La Marck et Paléologue de Bissipat (Bissipal) sont énoncés et également gravés sur la page de titre. De cette manière, au moins sur le papier, la mémoire de cette aristocrate s’est perpétuée. Car les projets de construction catholique et domaniale pour lesquels elle a si durement lutté sont finalement dissipés dans les querelles familiales et la Guerre de Trente Ans, laissant peu de traces visibles aujourd’hui dans le paysage lorrain.

54 Ibidem : « Donc je Diane née de Baronne de Dommartin, Comtesse de Fontenoy, Baronne de Fénétrange, Dame de Bayon, Ogievillers, Thiecourt, Hardemont, Germiny etc. Aagée au point de soixante deux ans aux dix moys ». 55 Oraison funèbre, op. cit.

les c roÿ-havré entre lorra ine et pays- ba s

Conclusions Cette contribution montre comment Diane de Dommartin se positionne durant les premiers conflits religieux et politiques, qui ne s’arrêtent pas aux frontières des États. Après l’épisode luthérien de son premier mariage, Diane et son second mari Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, essaient de promouvoir le catholicisme dans leurs domaines transfrontaliers, dans le contexte des guerres de religion en France, dans le Saint-Empire romain germanique et aux Pays-Bas. Sur le plan local, ils font face à des coseigneurs luthériens à Fénétrange, où ils transforment la chapelle castrale en église paroissiale, mais ils doivent abandonner d’autres églises, ce qui entraîne leur excommunication temporaire. Les sympathies calvinistes des autres villageois et vassaux des PaysBas leur causent également de nombreux problèmes en Hainaut. L’édification de nombreuses églises et chapelles contribue temporairement au renforcement de la « dorsale catholique » dans les zones fragmentées des limites entre les cantons suisses, le Saint-Empire et la France, mais est mise à mal de nouveau pendant la Guerre de Trente Ans. Rétrospectivement, « l’après-vie » de la stratégie dynastique du couple Havré-Dommartin peut être qualifiée d’ambivalente. Les époux tentent de fonder une branche cadette pour leur fils Charles-Alexandre et de protéger la branche aînée de l’extinction en mariant leur fille Dorothée au chef de famille sans enfant légitime, Charles de Croÿ. C’est précisément le règlement de l’héritage de ce mariage – demeuré aussi sans descendance – qui crée un surcroit de tensions au sein de ces familles aristocratiques. La branche cadette d’Havré peut finalement conserver le titre ducal de Croÿ, malgré la contestation des Arenberg, et poursuivre son enracinement en France et en Lorraine, mais en raison d’un bras de fer juridique, elle voit le titre ducal d’A arschot lui échapper au profit des Arenberg. Ceux-ci mettent alors à profit leur nouvel ancrage dans les Pays-Bas comme point de départ de leurs ambitions familiales européennes56.

56 Voir les différentes contributions dans M. Derez, S. Vanhauwaert et A. Verbrugge (éd.), Arenberg. Portrait of a Family, Story of a Collection, Turnhout, Brepols, 2018.

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Conclusions

Yves Junot & V iolet S oen  

Noblesses transrégionales Grands propriétaires, chefs militaires et négociateurs de paix dans les sociétés de frontière pendant les guerres de religion (xvie–xviie siècle)

Les chapitres de cet ouvrage montrent comment les espaces frontaliers constituent un lieu de négociation spécifique entre les noblesses, les acteurs locaux et leurs princes aux xvie et xviie siècles. Aux confins du royaume de France, du duché de Lorraine, des villes et principautés relevant du SaintEmpire romain germanique, et des Pays-Bas espagnols comme composante de la monarchie hispanique, la « société de frontière » se modèle en fonction des conditions politiques internationales et locales, et des conditions économiques spécifiques à un milieu naturel largement forestier et peu urbanisé vers l’axe mosan et le carrefour lorrain, mais plus ouvert et agricole à l’ouest sur l’espace picard reliant la Seine à l’Escaut. Les zones de frictions sont multiples, du fait des statuts juridiques qui se juxtaposent, auxquels s’ajoutent, avec l’émergence des Réformes protestantes, les différents régimes de cohabitation ou de non cohabitation confessionnelle propres à chaque État ou à chaque juridiction princière. Le groupe privilégié de la noblesse s’autorise à interférer dans cet espace de transition tant pour les questions de guerre que de paix et de religion. Les plus puissants d’entre eux, grands nobles ou magnats de l’aristocratie, mais aussi à un échelon inférieur, la noblesse dite « seconde » bien ancrée sur ses domaines de province, gravitent désormais auprès de la Cour de France ou de sa rivale habsbourgeoise, en suivant les pérégrinations européennes d’un Charles Quint ou l’établissement d’une capitale à Bruxelles, et même auprès de cours secondaires comme celle de Nancy. La noblesse « seconde », parce qu’elle est « de frontière », s’insère davantage dans le service exclusif d’un seul souverain, valorisé par la protection d’un versant territorial, bien que les frontières mouvantes les forcent parfois à s’adapter. Ces familles transrégionales partagent une culture à la fois chevaleresque mais aussi courtisane et francophone (plus exactement la culture « bourguignonne » issue de la Cour des Valois de Bourgogne des xive et xve siècles, et celle de la Cour française), même si elles s’ouvrent à d’autres espaces linguistiques, flamand en Brabant, ou germanophone dans l’Empire.

Yves Junot • Université Polytechnique Hauts de France Violet Soen • KU Leuven Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2020 (Burgundica, 30), pp. 357-365.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120974

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L’aristocratie est la plus à même de tirer profit du caractère transfrontalier de son patrimoine, dont les multiples seigneuries sont situées sous plusieurs souverainetés différentes, pour activer l’un ou l’autre des liens avec une cour ou une autre. Cette pluralité des appartenances ouvrant « les jeux et enjeux », est la marque par exemple des princes lorrains, francophiles, partagés entre Nancy et Paris, ou des Croÿ qui évoluent entre les Cours de France et de Bourgogne sans dédaigner celle de Lorraine. Comme le montre Jonathan Spangler, les opportunités ouvertes par l’espace féodal « d’entre-deux » mosan aux juridictions mouvantes se construisent dans un pacte réciproque, « un moyen de négocier sur un pied d’égalité » entre les rois de France, qui y trouvent les relais nécessaires indispensables à leur contrôle frontalier face à l’Empire, et des lignages souvent « étrangers », allemands, lorrains ou italiens, qui y pérennisent leur ancrage et accroissent leur capital politique. L’ascension sociale rapide d’Antoine de Croÿ, figure-clef de ce volume, au rang de prince, s’appuie sur cette dynamique que la complexité de la carte religieuse vient exacerber, et qui se combine avec un engagement politique et militaire très important dans le contexte des Guerres de Religion. Derrière la position campée dans les années 1560 par Antoine de Croÿ, prince de Porcien, s’articulent donc tout d’abord les stratégies patrimoniales de ces dynasties nobiliaires ancrées sur des domaines, des seigneuries ou des principautés situés à proximité de cette frontière sensible que le traité du CateauCambrésis entre le roi de France Henri II et le roi d’Espagne Philippe II vient à peine de pacifier. Depuis la Paix d’Arras de 1435, la maison de Croÿ, qui tire son nom d’une seigneurie picarde près de la Somme, gère des domaines fonciers transfrontaliers en Picardie, en Champagne, en Hainaut et en Artois, à la fois dans les principautés du duc de Bourgogne et dans le royaume de France, et elle anticipe des frontières changeantes dans le conflit franco-bourguignon dont les Habsbourg prennent la relève après 1477. Leur centre de gravité oscille entre les deux espaces politiques, le comté de Porcien en France restant une résidence-clé du lignage au moins jusqu’à l’obtention d’un titre ducal aux Pays-Bas en 1532. Les chefs de la maison participent aux différentes phases de ce long conflit et de ses négociations diplomatiques, comme chefs d’armées ou comme gouverneurs provinciaux en charge de la défense ou de la négociation de neutralités sur certains pans de la frontière, et le caractère militaire laisse aussi son empreinte sur l’architecture de leurs résidences privées. Les tours et bastions dits « de Croÿ » se multiplient dans les villes et résidences des deux côtés de la frontière. Au xvie siècle, la famille place aussi ses fils cadets à la tête des « diocèses de frontière » de Cambrai (enclave qui est en même temps une principauté d’Empire), SaintOmer et Tournai, mais elle échoue au moins une fois pour celui de Liège. Cette stratégie est aussi partagée par les cadets de Lorraine et de Guise, concurrencés par l’accession des clients de Bourgogne ou de l’Empire aux sièges épiscopaux lorrains, et qui investissent, sous François Ier, les évêchés de Metz, Toul et Verdun, puis le prestigieux siège métropolitain de Reims. Les chapitres d’Odile Jurbert et de Tomaso Pascucci démontrent que l’érection de Porcien et Montcornet, la baronnie qui lui est lié, en micro-principauté par

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le roi de France Charles IX, en faveur d’Antoine de Croÿ, couronne de succès l’ambition de son père de fonder une nouvelle branche d’appartenance française. Avec l’appui (des réseaux) des mères et des épouses de Clèves-Nevers, de BourbonNavarre et de Condé, un nouvel élément territorial autonome s’agglomère dans la vallée de la Meuse, face aux Pays-Bas et à l’Empire, et la succession Clèves en 1564 renforce cette dynamique patrimoniale et juridictionnelle. L’engagement militaire et religieux d’Antoine au service de ses convictions calvinistes s’opère dans un contexte très marqué par la frontière « qu’elle soit politique, juridique ou religieuse ». Mobilisé dans la guerre civile après le massacre de Wassy en 1562, le prince reste pour autant fidèle au roi mais s’appuie sur ses domaines pour assurer en armes la visibilité de sa communauté en Champagne et en Normandie, là où il est devenu comte d’Eu par la succession Clèves. Son militantisme l’amène à se distancier des Guise, pourtant associés à la première phase de son ascension, et à participer aux projets d’entraide de ses coreligionnaires révoltés contre la politique de Philippe II aux Pays-Bas. Sa mort prématurée en 1567 met un terme à cette carrière de seigneur et chef de guerre qui « élève sa maison » en s’engageant simultanément pour la cause réformée. Les capacités d’action politique tirées des principautés mosanes riment-elles avec celles d’autres domaines nobiliaires dénués des attributs de micro-souveraineté, mais situés aussi en frontière, en Picardie ou en Champagne ? L’étude d’Alain Joblin permet de positionner Porcien par rapport au phénomène d’une noblesse à la fois picarde et protestante. Ainsi, un prince de Condé ou un prince de Porcien apparaissent comme la règle, et non plus comme l’exception, en étant à la tête de ce réseau dense de clientèles nobiliaires frontalières, et « le fait de posséder des seigneuries en terre picarde fait que la noblesse protestante de cette région peut constituer une menace politique et religieuse potentielle pour le roi de France et pour Philippe II d’Espagne, la proximité de la frontière exacerbant la situation ». La confessionnalisation de cette clientèle, visible dans le maillage territorial des résidences seigneuriales où le culte de fief calviniste est autorisé, permet à Condé ou à Coligny de la mobiliser dans les actions militaires du parti huguenot dans les autres provinces françaises comme dans le secours transfrontalier des Gueux des Pays-Bas après les troubles de 1566. Le salut ne passe pas seulement par les armes mais aussi par l’exercice des droits juridictionnels propres aux enclaves princières. L’axe mosan montre la latitude des princes locaux à organiser les solutions confessionnelles de manière autonome, sur un modèle divergent de la Paix d’Augsbourg qui laisse le choix confessionnel aux seuls princes et exige de leurs sujets l’obéissance et l’uniformité sur ce sujet. Le cadre général leur est fourni par les pacifications françaises, mais la différence vient de leur faculté à les appliquer localement alors qu’ailleurs dans le royaume, ces édits peinent à donner des droits de façon pérenne aux protestants et confortent les catholiques. A Bourg-Fidèle, près de Montcornet, en 1566, Antoine de Croÿ fonde, en seigneur soucieux de valoriser son domaine, un modeste village, mais il veille en particulier à y installer des personnes « désirant vivre selon la réformation de l’Evangile », en vertu de la Paix d’Amboise qui accorde la liberté de culte hors des villes. Comme le montre Aurélien Behr, la

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ligne durable établie entre 1563 et 1637 dans la principauté voisine de Sedan par les La Marck est le simultaneum, qui organise l’exercice partagé des lieux de culte calviniste et catholique tout en permettant graduellement moins pour la communauté catholique pourtant majoritaire. Aussi les membres calvinistes des Croÿ profitent des enclaves au-delà des frontières. Dès la mise en place du simultaneum, Sedan active sa position d’enclave paisible dans un environnement troublé et devient une ville refuge pour les protestants chassés par les conflits en France et aux Pays-Bas. Par son Académie locale, la principauté devient un centre de l’Église réformée dans la région, une « Genève des Ardennes » ou « Petite Genève ». En 1582, elle offre un exil sécurisé au prince de Chimay, futur héritier de la maison, et à son épouse Marie de Brimeu, après leur fuite des Pays-Bas réconciliés avec le roi Philippe II et leur conversion au calvinisme. Comme leurs ancêtres bannis en 1465 de la Cour bourguignonne, les jeunes mariés savent utiliser leurs contacts transfrontaliers afin de se créer une sécurité politique. Ne voulant pas revenir au catholicisme et se réconcilier avec Philippe II comme son époux, Marie de Brimeu se réfugie sous la juridiction des États Généraux pour ensuite aller résider à Liège, une principauté neutre de l’Empire. Pendant son exil, comme le développent Sylvia Van Zanen et Anne Mieke Backer, son amour pour le jardinage offre un repère important, tout comme sa correspondance avec le botaniste Charles de L’Escluse et sa participation à la République des Lettres. D’un autre côté, les membres catholiques de la maison de Croÿ utilisent leurs seigneuries et les enclaves de la vallée de la Meuse pour y fortifier « la dorsale catholique ». Les principautés calvinistes relevant du roi de France comme Sedan, voisinent avec la mosaïque bi-confessionnelle des seigneuries germaniques du versant lorrain, partagées entre seigneurs catholiques et seigneurs luthériens. Nette Claeys et Violet Soen démontrent qu’en pleines guerres de religion, les alliances matrimoniales conclues entre les Croÿ et les Dommartin en Lorraine, à l’origine de la nouvelle branche des Croÿ-Havré, ne relèvent pas que de stratégies patrimoniales usuelles dans le duché, mais qu’elles ont aussi pour but de restaurer le catholicisme dans la baronnie de Fénétrange dont la juridiction est partagée avec des nobles luthériens. Loin de brouiller leur autonomie, ces entreprises de conversion ou de reconquête spirituelle patronnées par les princes locaux contribuent à l’affirmation de leur identité politique auprès des Cours de France, de Bruxelles et de Nancy comme dans l’espace paneuropéen. Dans les guerres de religion, les « Grands » s’affirment comme le corps social qui doit régler guerre et paix, et même intervenir dans les affaires de la religion, et ils le font en collaboration mais aussi en compétition avec leurs princes. Leurs réseaux nobiliaires et clientélaires sont donc un espace de résonance et d’exploration de l’obéissance ou de la résistance au souverain et de la réconciliation avec lui, et ceci au-delà des frontières étatiques. Ainsi, Antoine de Croÿ se rend à une réunion des seigneurs pétitionnaires à Anvers, dans les Pays-Bas espagnols, où se discutent les modalités d’une éventuelle résistance à la politique religieuse de Philippe II. Mais la résistance ouverte de l’aristocrate calviniste contraste avec le positionnement des autres membres de sa maison qui explorent alors

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les dimensions d’une « opposition loyale » définie par Gustaaf Janssens. Son oncle, le chef de la maison, Philippe de Croÿ, troisième duc d’Aarschot, se profile d’abord comme « opposant des opposants » et rejette la ligue aristocratique formée par le prince d’Orange, le comte d’Egmont et le comte de Hornes contre le principal conseiller de Philippe II à Bruxelles, le cardinal Granvelle, lors de la crise de gouvernement qui paralyse les Pays-Bas à la veille des iconoclasmes. Il en capitalise la confiance d’un roi qui gouverne à distance et entend punir les sacrilèges et les atteintes à son autorité commis à l’été 1566. Mais si le duc d’Albe, chargé de la mise en œuvre de cette punition, s’appuie sur l’homme, son successeur s’en méfie. Dans cette première étape de la révolte des Pays-Bas, les Croÿ se positionnent en Malcontents, qui expriment des idées ou développent des programmes politiques sans pour autant se considérer rebelles. En se profilant comme des « négociateurs de paix », les Croÿ sont omniprésents tant dans les médiations proposées pour la « pacification des Pays-Bas » par le pape, par l’empereur et par la reine d’Angleterre, que dans les capitales de gouvernement de Bruxelles, Madrid et Nancy. Dans les chapitres de Violet Soen et de Nette Claeys, on constate comment Aarschot, chef de la maison de Croÿ, et son demi-frère Havré, marié en Lorraine, interviennent sur plusieurs fronts et profitent de l’absence du roi Philippe II pour s’approprier la direction des affaires à Bruxelles. En 1576, Aarschot mène son propre jeu de négociations pour favoriser une pacification avec les provinces rebelles des Pays-Bas. Membre du Conseil d’État, il appuie la Pacification de Gand signée par les États Généraux tout en favorisant le retour d’un représentant de Philippe II de sang royal, en l’occurrence don Juan d’Autriche, et en menant une politique d’opposition systématique à Guillaume d’Orange qui le fait arrêter par les États Généraux en 1577. Pourtant, peu après, le père et le fils basculent dans le camp des États Généraux, abandonnant le parti de don Juan qu’ils ont tout d’abord soutenu. Au final, si Aarschot et son fils Chimay entendent jouer, non sans un opportunisme qui leur est reproché par Madrid, leur rôle « naturel » d’aristocrates des Pays-Bas, la configuration de la guerre civile les pousse à se tourner vers toutes les parties prenantes, le roi et son représentant, les États Généraux, l’empereur (médiateur de la conférence de Cologne), le roi de France et le duc de Lorraine. Somme toute, les scénarios de révolte, en France comme aux Pays-Bas, ne poussent pas tant les familles nobles à opérer un choix entre catholicisme exclusiviste (et loyalisme) et protestantisme (et défense des privilèges locaux ou particuliers) de leur prince, ou même une voie intermédiaire de « moyenneurs », « faiseurs de paix » ou « vredemakers » en quête d’une concorde civile, qu’à peser le pour et le contre d’un tel engagement et de le remodifier au gré des circonstances des guerres civiles. Toujours opposés à Orange, les Croÿ des Pays-Bas se réconcilient avec Philippe II après l’échec de la conférence de Cologne de 1579, opportunément au moment où les provinces de l’Union d’Arras, celles où le lignage possède ses principaux domaines, négocient leur réintégration dans la monarchie hispanique. Néanmoins, trois ans plus tard, l’héritier Charles de Chimay, en épousant Marie de Brimeu, fait le choix tardif de la conversion au calvinisme et d’une nouvelle rupture politique en rejoignant de nouveau

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les États Généraux et en devenant leur gouverneur à Bruges et dans la Flandre rebelle. Cependant, dès 1583, alors que le gouverneur général Farnèse marque des points dans la reconquête territoriale sur les États Généraux, Chimay se réconcilie avec l’Église catholique, avec son roi et avec son père, au prix d’une séparation conjugale jusqu’à la mort de son épouse vingt ans plus tard. La réconciliation finale des Croÿ auprès de Philippe II ne se traduit pas pour autant par une réintégration politique à la hauteur de leurs ambitions, mais par une certaine marginalisation, temporaire, par rapport aux organes de gouvernement. Finalement, Charles de Croÿ, par ses prises de positions politiques et religieuses qui l’amènent brièvement en exil dans la principauté calviniste de Sedan puis dans les villes encore contrôlées par les États Généraux jusqu’en 1583, comme par ses fonctions, celle notamment de gouverneur du Hainaut et de l’Artois, supervisant au nom de Philippe II d’Espagne la défense de la frontière lors de la courte guerre menée par Henri IV entre 1595 et 1598, mène une vie itinérante entre ses différents domaines et les centres de pouvoir. Conformément à l’idéal et à l’environnement de l’aristocrate guerrier et lettré décrit par Sanne Maekelberg et Pieter Martens, le prince de Chimay s’attache aussi à la chasse, à ses collections et à sa bibliothèque où figurent nombre d’ouvrages consacrés aux fortifications et à la guerre de siège dont il a eu l’expérience en participant aux campagnes de Farnèse et de l’archiduc Albert. Après la mort de Marie de Brimeu en 1605, il se remarie avec sa cousine Dorothée de Croÿ, fille du marquis d’Havré et de la baronnesse de Fénétrange, afin de perpétuer sa maison, perspective restée sans suite en l’absence de descendant. L’association des Croÿ aux affaires des conseils de gouvernement de Bruxelles, à la fin du xvie siècle, par exemple dans la Jointe extraordinaire de l’archiduc Ernest en 1595 où pas moins de quatre membres de la famille, Aarschot, Chimay, Havré et Solre, siègent aux côtés de huit autres nobles, de prélats et de juristes, reste étroitement liée aux charges à dimension militaire, dans l’armée et dans le gouvernement des provinces. Ils sont, à ce titre, responsables en première chef des places fortes de la frontière méridionale (fortifications, munitions de guerre et vivres, paiement des garnisons), et sont aussi les interlocuteurs des États provinciaux pour solliciter, au nom d’un souverain désargenté, des subsides pour les entretenir. Sur la frontière septentrionale, ils offrent leur médiation dans l’espoir d’une réunification des Pays-Bas. Cette double dimension territoriale en lien avec la guerre, la fiscalité ou la diplomatie, sur les frontières comme dans la capitale, assure en fait la pérennité du rôle politique d’une noblesse d’épée à l’heure où les grandes monarchies entament leur modernisation en affirmant la figure du « roi de guerre ». Comme plusieurs chapitres le décrivent en arrière-plan, la dimension familiale est toujours en filigrane de l’action politique qui s’opère dans les couloirs des négociations de paix ou dans les postures d’opposition, de résistance ou de réconciliation. Porcien cultive toujours ses relais familiaux auprès du roi de France et de la reine-mère qui assistent en 1561 à ses noces célébrées au château de Saint-Germain en Laye avec Catherine de Clèves, devant ses protecteurs lorrains. Si Havré part en mission de paix auprès du roi en Espagne en 1575, c’est aussi pour promouvoir son propre lignage. Pendant les négociations de 1576-1579,

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au plus fort de la dissidence contre Philippe II, les ennemis naturels que sont les Croÿ et les Nassau tiennent la voie ouverte pour un double mariage entre leurs progénitures respectives ; des négociations entre Chimay et son épouse Brimeu, alors résidente à Leyde dans les Provinces-Unies, servent de prétexte pour entamer de nouvelles négociations de paix entre Bruxelles (qui ne peut utiliser les canaux diplomatiques officiels sans reconnaître la République) et La Haye dans la dernière décennie du xvie siècle. La conclusion de la Paix de Vervins en 1598 est encore l’occasion pour Charles de Chimay de demander et recevoir du roi de France une promotion comme duc de Croÿ, un titre qui sera vivement disputé entre ses héritiers Arenberg et Croÿ-Havré. La question de l’articulation entre cette aristocratie transrégionale, qui parvient à jouer un rôle significatif dans les ensembles politiques français et habsbourgeois tout au long du xvie siècle, et les autres aristocraties européennes, se pose aussi, en particulier au sein des ensembles composites tels que la monarchie hispanique. Dans des Pays-Bas espagnols d’où s’opère la défense des intérêts hispaniques en Europe du nord, face aux Français, aux Anglais, aux Hollandais ou aux luthériens allemands, il existe une mise en concurrence des familles comme celle des Croÿ, expertes dans les affaires militaires et diplomatiques par leur pratique de la frontière, avec les aristocrates espagnols ou italiens qui viennent servir le roi d’Espagne dans ses Flandres avec le déclenchement de la révolte : Albe et Requesens, le prince de Parme Farnèse mort en 1592, Fuentes et l’amiral d’Aragon à l’extrême fin du siècle, deviennent des interlocuteurs mais aussi des compétiteurs pour les aristocrates locaux qui soutiennent en général les revendications favorables à une administration du territoire par les « naturels » du pays, conformément aux termes de la Paix d’Arras de 1579. Inversement, les Croÿ en tirent profit aussi pour s’insérer dans les réseaux hispaniques et paneuropéens, à l’exemple de la carrière du comte de Solre à la Cour d’Espagne au début du xviie siècle ou des mariages des Arenberg. Aussi ce sont ces tensions de différente intensité qui agitent le modèle en apparence stable de relations forgées entre les aristocrates et les souverains sur ces glacis de protection de la France et des monarchies habsbourgeoises. Ce volume ouvre donc des perspectives de nouvelles recherches. La question des relations entre ces noblesses transrégionales et les villes apparaît capitale, mais reste à explorer. Les grands lignages ont construit méthodiquement un rapport étroit avec certaines villes (rarement les capitales de province) dont ils sont les seigneurs d’un point de vue féodal et juridique, les gouverneurs au nom du souverain, où ils possèdent un château éminent et où ils se font inhumer dans de véritables nécropoles dynastiques, marques de leur capital identitaire lignager. C’est le cas des Orange à Bréda en Brabant ; des Guise à Reims ou à Joinville, leur seigneurie de Champagne érigée en principauté en 1551 face à ou à côté de la frontière de Lorraine, puis à Eu en Normandie, après le remariage de Catherine de Clèves, veuve d’Antoine de Croÿ, avec Henri le Balafré, duc de Guise assassiné en 1588 ; des Croÿ à Chimay en Hainaut puis à Heverlee près de Louvain en Brabant. Cet ancrage urbain ciblé de la grande noblesse tient aussi au mode de dialogue qui existe au niveau de chaque province à travers les assemblées représentatives

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ou États, où siègent les députés du clergé, de la noblesse et des villes, et dont les débats sont présidés par le gouverneur de province, lui-même un aristocrate proche du souverain qu’il représente. Le poids des villes dans cet espace de discussion traitant essentiellement des questions de prélèvement et de répartition fiscale en lien avec la guerre et la défense fait des Grands des médiateurs dans le lien avec le souverain, mais aussi des acteurs autonomes qui peuvent s’appuyer sur les villes et les provinces pour peser davantage sur le gouvernement. Les Croÿ, dans leurs charges de gouverneurs provinciaux ou de membres des conseils collatéraux, sont en retour soumis aux aléas de ce dialogue, surtout quand ils incarnent eux-mêmes l’opposition ou la dissidence face au roi : ce sont les Gantois, mécontents de sa politique, qui procèdent à l’arrestation d’Aarschot en 1577, et les Brugeois, menacés en 1583 par l’avancée des armées d’Alexandre Farnèse, qui appellent comme gouverneur son fils Chimay dans leur quête d’un chef de guerre capable de les protéger ou de négocier avec leur adversaire. Le capital politique de ces lignages se maintient aussi bien par la considération que le souverain prête à leur service que par celle que les villes et assemblées provinciales leur reconnaissent dans la défense d’intérêts locaux. L’analyse d’Olivia Carpi relative aux communautés de villes picardes qui développent leur propre action pour neutraliser leurs membres réformés, assurer la sécurité de leurs murs (un devoir usuel à proximité de la frontière avec les Pays-Bas espagnols) face au risque de capture par des groupes armés huguenots, montre que la compréhension de l’action politique générale doit se faire à des niveaux locaux et intermédiaires où l’aristocratie parvient à maintenir son utilité « naturelle ». Cette politique de conservation des villes plongées dans les guerres civiles se traduit par une limitation des violences de masse sur les personnes : les villes picardes échappent au scénario du massacre de la Saint-Barthélemy grâce à la vigueur du sentiment civique, une mentalité commune d’ailleurs aux villes des Pays-Bas voisins. Et la réaction catholique y prend davantage la forme d’une contestation des édits de pacification du roi, voire de l’action du gouverneur de province, quand il s’agit d’un protestant comme Condé, pour freiner l’officialisation de la cohabitation confessionnelle. Le lien entre la grande noblesse et les populations locales, rurales en particulier, reste aussi basé sur la propriété domaniale de ces lignages et leur politique constante d’acquisition foncière ou de regroupement par la pratique répétée des mariages endogamiques. Ces domaines à la nature foncière et féodale construisent une relation du quotidien entre les grands propriétaires que sont les Croÿ, et leurs fermiers des exploitations agricoles, les justiciables de leurs juridictions, les utilisateurs de leurs banalités, etc. La relation n’est pas à sens unique, et en particulier dans les villages des zones frontalières, l’impératif de sécurité face aux soldats de passage en temps de guerre transforme le seigneur en protecteur, capable de négocier une sauvegarde, d’aider à l’aménagement d’une église fortifiée pouvant servir de refuge à la population, ou d’appuyer les demandes de dommages de guerre. L’épisode du marquis d’Havré, immobilisé suite à des blessures de bataille, mais porté par ses fermiers des villages autour de son château de Beaumont en Hainaut, invite à ne pas minorer cet aspect des relations sociales de l’aristocratie avec le monde rural et urbain.

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Derrière les stratégies patrimoniales se cache aussi une autre nécessité pressante : s’assurer des revenus toujours plus importants, qui permettent de financer un train de vie et une capacité à faire la guerre, à redistribuer et à récompenser une clientèle. Cet aspect révèle aussi la fragilité des lignages aristocratiques exposés à l’endettement. Les calculs du prince de Porcien et de sa mère dans la conclusion de l’alliance avec les Clèves-Nevers n’apportent pas totalement satisfaction, du fait de la fragilité financière des biens grevés de charges qui font l’objet de la transaction entre les deux familles. Et les patrimoines fonciers en particulier, deviennent en temps de rébellion le talon d’Achille des aristocrates rebelles, en tombant sous le coup de confiscation pour crime de lèse-majesté. Philippe II en assure une pratique habile lors de la révolte des Pays-Bas, en utilisant les biens confisqués au titre d’une sanction individuelle comme un instrument de négociation pour s’assurer la fidélité ou la réconciliation de l’ensemble d’un lignage, conforté ainsi de conserver ou retrouver le bien de famille. Cette ouverture des perspectives et des modèles à la fin du xvie siècle montre une transformation des réalités pour l’aristocratie transrégionale. La vision des Albums de Croÿ est d’une certaine façon ambiguë. Elle laisse une place au patrimoine français de son commanditaire, Charles, alors duc de Croÿ et d’A arschot, avec les châteaux de Montcornet et Château-Porcien qui forment des éléments identitaires de son lignage, mais qui n’ont plus de fait grande importance dans la vie du prince, signe du décalage entre la conception de soi d’un aristocrate et la réalité matérielle et financière de sa situation. La vente de Porcien et de Montcornet par Charles de Croÿ et ses héritiers à Charles de Gonzague, duc de Nevers et de Rethel, respectivement en 1608 et en 1613, confirme cette nouvelle géopolitique. Inversement, l’implantation du prince italo-français dans la vallée de la Meuse combine deux modèles identitaires. Les achats de Charles de Gonzague, neveu de Catherine de Clèves, l’épouse du prince de Porcien, consolident son patrimoine maternel de Clèves-Nevers en Champagne. Petit-fils du duc de Mantoue, Gonzague incarne aussi le modèle italien du prince issu d’une branche secondaire, qui construit son autonomie par rapport à la branche aînée (et à ses ingérences) par une carrière internationale, en servant un puissant souverain étranger (son père est placé, jeune, à la Cour de France, tandis que ses cousins servent le roi d’Espagne) et en établissant sa propre principauté territoriale. Le choix de fonder une ville nouvelle, Charleville, sur le lieu de sa principauté d’Arches, relève de la stratégie identitaire expérimentée par d’autres cadets Gonzaga à Sabbioneta ou Guastalla. Celle-ci s’appuie sur la ville idéale de la Renaissance, à l’urbanisme ordonné à l’antique, centrée sur une place ducale majestueuse, dotée d’un palais princier, pour faire briller le prestige de son (petit) souverain. La fondation de Charleville éclipse sa voisine et rivale protestante de Sedan, et elle efface aussi le souvenir des Croÿ, de leurs châteaux et jardins, dans le paysage des Ardennes. C’est à ce changement d’une organisation de la frontière patronnée par un lignage transrégional et matérialisée par la silhouette du château de Montcornet que cet ouvrage, fruit du travail collectif d’une équipe internationale, a voulu mettre en lumière.

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Édition des sources

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Édition du contrat de mariage d’Antoine de Croÿ et de Catherine de Clèves (le 4 octobre 1560) et du testament d’Antoine de Croÿ (le 28 avril 1567) I. Contrat de mariage d’Antoine de Croÿ et de Catherine de Clèves (Saint-Germain-en-Laye, le 4 octobre 1560) Contrat passé par devant Pierre Manuel, notaire et tabellion royal de SaintGermain-en-Laye, titulaire de l’une des trois études de la ville et sans doute la plus ancienne. A côté d’une clientèle locale (marchands, artisans et paysans), l’étude est fréquentée par l’aristocratie lors des séjours de la Cour. Si Catherine de Médicis y ratifie en 1561 deux contrats d’emprunts auprès de banquiers lyonnais, le roi y est peu présent1. La qualité des contractants et la présence du roi expliquent la passation du contrat non pas à l’étude mais au château lui-même. Source : Archives départementales des Yvelines, 3 E 36/17 Registre de cahiers de papier non folioté, couvert de parchemin : 27,5 cm hauteur, 20 cm largeur, 5 cm épaisseur Les mots raturés sont transcrits sous cette forme. Paragraphes, ponctuation et foliotation, absents dans l’original, ont été introduits pour faciliter la lecture. Copies : BnF, ms. fr. 2 749, fol.145-153, BnF, ms. fr. 4 329, fol. 136-149 BnF, ms. fr. 4 508, fol. 125-136 BnF, ms. fr. 5 043, fol. 225-235 BnF, ms. fr. 5 121, fol. 112-119 (en ligne : https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/ btv1b9060663j) BnF, coll. Dupuy 98, fol. 151-159 BnF, coll. Dupuy 701, fol. 116-121 BnF, coll. Duchesne 3, fol. 106-111 1 M. Delafosse, « Documents sur la Cour à Saint-Germain en Laye 1547-1601 », Revue d’histoire de Versailles, 64 (1979), p. 41-49. Odile Jurbert • Conservateur honoraire du patrimoine Noblesses transrégionales : les Croÿ et les frontières pendant les guerres de religion (France, Lorraine et Pays-Bas, xvie-xviie siècle), Violet Soen & Yves Junot (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 30), pp. 369-382.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.120975

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en marge : pardevant ledict tabellion Furent présens en leurs personnes très hault et puissant prince, Monseigneur François de Clèves2 [fol. 1v°] duc de Nyvernois, marquis d’Isles, conte d’Eu, Rethelois, Beaufort et Auxerre, pair de France, seigneur souverain d’Arches, Chasteau-Regnault et autres terres oultre Meuse, gouverneur et lieutenant général pour le roy en ses pays de Champagne et Brye et damoiselle Catherine de Clèves3, fille dudict seigneur duc et de feue très haulte et puissante princesse Madame Margueritte de Bourbon, duchesse de Nyvernois, venant à l’eaage de douze ans ainsi que ledict seigneur duc a dict et déclaré d’une part, et haulte et puissante dame Madame Françoise d’Amboise4, veufve de feu Monseigneur Charles de Crouy5, en son vivant conte de Senigan et de Portian, baron de Rynel, La Faulche, Choiseul et Montcornet, seigneur de Blaise, Maureu et Pargny, et monseigneur Anthoyne de Crouy6 conte de Portian, baron de Montcornet, Rinel, La Faulche, Longny et seigneur dudit Maureu et Pargny, seul et unique filz desdits feu seigneur conte et dame contesse d’autre, lesquelles partyes, par le voulloir et bon plaisir du roy, nostre souverain seigneur, lequel par l’advis de son conseil a auctorizé ledict seigneur comte de Portian pour l’effect du contenu cy après et aussy soubz le bon plaisir de la royne, nostre souveraine dame7, et de la royne mère dudict seigneur roy, et par le conseil et advis de illustrissimes et révérandissimes princes et cardinaulx, Messeigneurs les cardinaulx de Bourbon8, de Loraine9 et de Guize10, de très haultes princesses Mesdames les contesse d’Anghien11 [fol. 2], duchesse douairière de Guise12, duchesse de Touteville13 et douairière de Saint-Pol, et très haulx et puissantz prince et princesse Monseigneur le duc et duchesse de Guize14, et Monseigneur les 2 François Ier de Clèves (1519-1562), veuf de Marguerite de Bourbon-Vendôme (1516-1559) et qui passe deux jours plus tôt contrat de mariage avec Marie de Bourbon, cousine de sa première femme, marquis d’Isle-Aumont (Aube), comte d’Eu (Seine maritime), de Rethélois (Ardennes), de Beaufort (Aube) et d’Auxerre (Yonne), seigneur d’Arches (Ardennes) et de Château-Regnault (Ardennes). 3 Catherine de Clèves (1547 ?-1633). 4 Françoise d’Amboise ( ?-1566). 5 Charles de Croÿ ( ?-après 1553), comte de Seninghem (Pas-de-Calais) et de Porcien (Ardennes), baron de Reynel (Haute-Marne), Lafauche (Haute Marne), Choiseul (Haute-Marne) et Montcornet (Ardennes), seigneur de Blaise (Haute-Marne), Maurupt-le-Montois (Haute-Marne) et Pargny-surSaulx (Haute-Marne). 6 Antoine de Croÿ, prince Porcien, seigneur de Longny-au-Perche (Orne) (1539 ?-1567). 7 Marie Stuart (1542-1587), épouse de François II, dauphin puis roi de France (1559-1560) 8 Charles cardinal de Bourbon (1523-1590), frère cadet d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre (15181562), futur roi de la Ligue (Charles X), oncle maternel de Catherine de Clèves. 9 Charles cardinal de Lorraine (1524-1574), frère cadet de François duc de Guise (1519-1563), joue un rôle important au colloque de Poissy. 10 Louis cardinal de Guise (1555-1588), frère cadet d’Henri duc de Guise, neveu du cardinal de Lorraine. 11 Marie de Bourbon-Vendôme (voir note 13). 12 Antoinette de Bourbon (1493-1583), veuve de Claude de Lorraine, premier duc de Guise (1494-1550), assure l’éducation de Catherine de Clèves au décès de sa mère. 13 Marie de Bourbon-Vendôme (1539-1601), duchesse d’Estouteville et comtesse de Saint-Pol, veuve de Jean de Bourbon-Vendôme (1528-1557), comte d’Enghien, son cousin, puis épouse de François de Clèves, duc de Nevers. 14 François duc de Guise (1519-1563) et Anne d’Este, duchesse de Guise (1531-1601).

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marquis et marquize d’Albeuf15 et de plusieurs autres princes et grandz seigneurs proches parens et amys desdictes parties, tous ad ce présens, recongneurent et confessèrent en la présence et pardevant ledict notaire comme en droict jugement avoir faict et par ces présentes font ensemble les traitez, promesses, pacz et conventions matrimonialles qui ensuivent : c’est asscavoir que mondict seigneur Anthoine de Crouy, conte dudict Portian et madicte damoiselle Catherine de Clèves prendront l’un l’autre par loy de mariage, si Dieu et nostre mère sainte Église se y accordent, le plus tost que faire se pourra, lequel mariage sollempnisé, lesdictz futurs espouz seront communs en tous meubles et conquestz immeubles et, en faveur dudict marriage, ledict seigneur duc de Nyvernois a constitué en dot de mariage à ladicte damoiselle Catherine sa fille pour tous ses droitz maternelz et autres, à elle escheuz et acquitz de tous droictz sucessifz paternelz ou collateraulx à escheoir, la somme de quatre vingtz dix mil livres tz paiables, c’est assavoir vingt mil livres tz le jour de la solempnisation des nopces et autres vingt mil livres tz dedans ung an après ensuyvant, et semblable somme de vingt mil livres tz d’an en an jusques en fin d’entier payement et, à faulte de payer lesdictes sommes à chacun desdicts termes, ledict seigneur duc en faveur dudict mariage a dès à présent comme dès lors constitué et assigné sur tous et chacuns ses biens audict seigneur conte de [fol. 2v°] Portian rente à raison du denier vingt de ce que sera deu desdictz termes escheuz, ladicte rente rachaptable à tousjours de semblable somme pour laquelle elle sera constituée et de laquelle somme de quatre vingtz dix mil livres tz le tiers sortira nature de meuble pour entrer en ladicte communaulté, et le reste montant soixante mil livres tz ledict seigneur conte sera sera tenu employer en héritaiges qui seront propres à ladicte damoiselle du costé et ligne d’elle et où16 ilz ne les auroit employez il les a dès à présent comme dès lors assiz et assignez et pour iceulx ceddé et transporté pour elle ses hoirs et aians cause la terre et seigneurye de Longny assis au Perche en ce qui luy apartient et les deux tierces parties du prouffict des greniers et magazins à sel de Chastel-Portian17 et Cormissy jusques à la concurrance de trois mil livres tz de rente ou revenue, et a promis faire valloir et parfournir18 de proche en proche sur autres terres et seigneuries dudict seigneur conte du costé paternel ou autre si elles n’y peuvent fournir jusques à ladicte somme de trois mil livres toutes charges desduites, les places, maisons bastimens et noblesses desdictes terres, s’aulcuns y a, non venans en aulcune estimation, précompte ou evaluation, lesquelles choses seront rachaptables et semblable somme de soixante mil livres dedans dix ans après la dissolution du présent mariage, sans touteffoys que les fruiz d’icelles terres soient aucunement imputez au sort principal, ains apartiendront lesdictz fruictz à ladicte damoiselle et aux siens,

15 René de Lorraine, marquis d’Elbeuf (1536-1566), frère cadet de François duc de Guise et de Charles cardinal de Lorraine, et Louise de Rieux, comtesse d’Harcourt (1531-1570). 16 Au sens de si. 17 Château-Porcien (Ardennes) et Cormicy (Marne). 18 Compléter, pourvoir.

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et outre a ledict seigneur conte doué et doue ladicte damoiselle de cinq [fol. 3] mil livres tz de rente en assiette et revenu commun sur ledict conté de Portian et autres ses terres et seigneuries de prochain en prochain, avec les maisons et chastel dudict Portian ou autres maisons qu’elle vouldra choisir aillieurs que sur les héritaiges maternelz, lesdicts maisons et chastel meublez jusqu’à la valleur de la somme de deux mil cinq cens livres desquelz meubles elle joyra en meubles douaire et par usuffruict, et néantmoins a esté acordé qu’il sera au choix et option de ladicte damoiselle de s’arester audict douaire préfix ou prendre douaire coustumier avec lesdicts maisons et chastel meublez comme dict est, et aura lieu ledict douaire préfix ou coustumier nonobstant le douaire ou autres conventions matrimonialles de ladicte dame contesse de Senigan et, où ladicte damoiselle s’arestera audict douaire coustumier, en ce cas ledict seigneur conte a voullu et ordonné que son héritier maternel soit récompensé et joisse, tant que ledict douaire aura lieu, des biens paternelz d’icelluy seigneur conte jusques à la valleur des héritaiges maternelz que ladicte damoiselle tiendra en douaire, et en cas de dissolution dudict mariage par le trespas desdictz futurs espoux, ladicte damoiselle aura choix et option de demeurer ou renoncer à ladicte communaulté et, y renonçant sera quite de tous debtes et aura et reprendra franchement et quitement sans aulcunes charges de debtes ses propres avec ses biens meubles et toutes autres choses qu’elle auroit apportées ensemble ses habitz, vestementz, bagues et joiaulx qu’elle pourra avoir lors du decez dudict seigneur conte son futur espoux à quelque tiltre que ce soit et une [fol. 3v°] chambre meublée jusques à la valleur de la somme de mil livres tz avec son douaire tel que dessus, et pour faire ladicte option ladicte damoiselle aura temps de six mois du jour de ladicte dissolution nonobstant toutes coustumes à ce contraires, et en ce cas seront les deniers non employez en propre renduz et restituez à ladicte damoiselle à mesmes termes et conditions qu’ilz auront esté payez ou assignez moiennant laquelle somme de quatre vingtz dix mil livres ainsi promise à ladicte damoiselle, icelle damoiselle de l’auctorité que dessus et encores de l’auctorité dudict seigneur roy et dudict seigneur conte son futur espoux, auctorizée comme dit est, a renoncé par ces présentes à tous droictz maternelz et autres qui luy peuvent estre escheuz et acquitz et aux droictz sucessifz paternelz et colatéraulx à escheoir au prouffict des masles nez ou à naistre dudict seigneur duc et leurs descendans masles ausquelz ladicte damoiselle a ceddé par ces présentes tous noms, droitz et actions qui luy compectent et apartiennent et pouroient compecter et appartenir ausdicts droictz et sucession, mondict seigneur le duc de Nivernoys à ce stippullant et aceptant pour sesdicts masles et leurs descendans masles, et sera tenu ledict seigneur conte faire ratiffier effectuellement lesdictes donations et cessions par ladicte damoiselle, elle venue en aage de majorité de vingt cinq ans, et en faveur et contemplation dudict mariage qui autrement n’eût esté faict, ladicte dame contesse a loué et ratiffyé les donations par elle faictes les IIIe jour de mars mil Vc trente sept et VIIIe jour d’avril mil VcLIII après Pasques audict seigneur [fol. 4] conte son filz des terres et seigneuries de Rynel, La Faulche, Mauru et Parrigny, et aux charges et conditions portées par ledict contrat du huictième apvril Vc cinquante trois après Pasques, et d’abondant, en tand que

Édition du contrat de mariage et du testament d’Antoine de Croÿ

besoing seroit, ladicte dame donne par ces présentes audict seigneur conte son filz, en donation pure et irrévocable faicte entre vifz présent et acceptant, lesdictes baronnyes, terres et seigneuries de Rynel, La Faulche, Mauru et Parigny, leurs apartenances et deppendances, franches et quites de toutes autres debtes et choses quelzconques pour estre propres audict seigneur conte et des siens du cousté et ligne de ladicte dame aux charges dudict contrat dudict VIIIe apvril Vc cinquante trois, et outre a ladicte dame quité audict seigneur conte son filz à ce présent et aceptant la somme de vingt mil livres tz qu’elle a desboursez pour le rachapt de mil livres tz de rente deubz aux seigneur et dame de Lauzain19, d’A pcher et de Cullant sur la baronnye de Choiseul, et laquelle baronnie de Choiseul demeure partant quite et deschargée de ladicte rente, à la charge touteffois que lesdictes choses données demeureront ypothecquées à l’acomplissement du présent traité, réservé à ladicte dame l’usuffruict desdictes terres sa vye durant seullement et sans ce que ladicte damoiselle y puisse prendre douaire soit coustumyer ou préfix la vie durant de ladicte dame seullement, a esté convenu et acordé en faveur dudict mariage que le procès pendant en la court de Parlement entre mondict seigneur le duc de Nyvernois d’une part et ledict seigneur conte de Porcean et dame contesse sa mère d’autre pour raison du conté de Beaufort, Coullonmiers20 et autres terres quy auroient apartenu à feue Madame Germaine de Foix21, royne douairière d’Aragon, et par elle alliénées [fol. 4v°] à feu Monseigneur de Chèvres22, sera jugé en ladicte court le plus tost que faire se poura, et où par l’événement d’icelluy procès la moictyé que ledict seigneur conte demande et prétend par ledict procès ausdicts contez et terres luy seront adjugées, en ce cas sur la condemnation des despens et restitution des fruitz et coppes de boys de haulte fustaye qui pourront intervenir au proffit dudict seigneur conte ou de ladicte dame sa mère, iceulx dame contesse et seigneur conte ont ceddé, quité et remys audict seigneur duc de Nyvernois, à ce présent et aceptant, la somme de cent cinquante mil livres tz, et au cas que ladicte adjudication ne fût que d’une quarte partie desdict contez et terres, la somme de soixante et quinze mil livres tournoiz, et où ladicte adjudication seroit moindre que dudict quart la somme de cinquante mil livres tournoiz seullement, à icelles sommes prendre oudict cas sur lesdicts despens, fruictz et coppes de boys qui pouront estre adjugez comme dict est, et où lesdictz despens, fruitz et coppes qui seront adjugez ne se monteroient et ne viendroient jusques à ladicte somme de cent cinquante mil livres tz, ausdict cas lesdictz dame contesse et seigneur conte quitent et délaissent audict seigneur duc de Nyvernois présent 19 Ces personnes sont très vraisemblablement en lien avec François de Caumont, baron de Lauzun, Charles baron de Culant et Gabrielle d’A pcher sa femme, seigneurs en partie de Lafauche qui partagent les bois du Trampot en 1542 avec Charles de Croÿ et Françoise d’Amboise. 20 Coulommiers (Seine-et-Marne). 21 Germaine de Foix (1488-1536), épouse du roi d’Aragon Ferdinand II (1452-1516) puis du duc de Calabre Ferdinand d’Aragon (1488-1550), et vice-reine de Valence (1523-1536) au nom de Charles Quint. 22 Guillaume de Croÿ (1458-1521), seigneur de Chièvres, grand-oncle d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien.

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et aceptant des terres qui leur seront adjugées et du fons d’icelles jusques à la valleur de ce quy se deffauldra d’iceulx cent cinquante mil livres tz ou autres moindres sommes respectivement en leurs cas, et a esté acordé que lesdictes terres et fondz [fol. 5] d’icelles qui pouroient estre baillées par ledict parfournissement23 retourneront à ladicte demoiselle, après le décez dudict seigneur duc, pour luy estre propre de son cousté et ligne et sans retardation de l’exécution des jugemens qui interviendront pour raison de ce qui sera adjugé outre et pardessus lesdictes sommes ceddées et remises comme dit est, et pour plus prompte exécution de ce que dessus en cas d’adjudication de despens et restitution de fruitz et boys coppés, lesdites parties seront tenuz respectivement satisfaire sans demeure aux ordonnances du roy sur le règlement des liquidations de fruictz et les faire tauxer et liquider dedans ung an après ladicte adjudication, aussy a esté acordé que, où par l’issue dudict procès aucunes terres soient adjugez audict seigneur conte, qu’il sera tenu délaisser audict seigneur duc de Nyvernois la moictyé desdictes terres à luy adjugées pour telle somme et pris qu’il sera adjugé et arbitré par madicte dame la duchesse douairière de Guize et mondict seigneur le révérendissime et illustrissime cardinal de Loraine et, à leur default, par deux ou troys autres telles personnes dont les partyes seront tenues de convenir dedans troys moys après ladicte adjudication, et outre sera ledict seigneur conte tenu de délaisser et cedder audict seigneur duc de Nyvernois l’autre moictié desdictes terres à luy adjugées en luy baillant par icelluy seigneur duc rescompence en autre terre de pareille estymation et valleur, laquelle estymation sera arbitrée par madicte dame douairière de Guise et mondict seigneur le cardinal ou autres [fol. 5v°] dont les partyes conviendront, comme dict est et, jusques au paiement desdicts deniers pour le pris de la moictyé desdictes terres et délivrance de terres pour rescompence de l’autre moictyé, ledict seigneur conte joira desdictes terres à luy adjugées sans restitution de fruitz jusques ausdicts payemens de pris et rescompence baillée, et aussy a esté acordé en faveur dudict mariage qui autrement n’eût esté faict que, où ledict seigneur conte décedderoit sans enffans procrez de son corps en loial mariage soit du present ou d’autre, que les choses adjugées par l’yssue dudict procès apartiendront et retourneront à ladicte damlle et aux siens de son costé et ligne sauf touteffoys et réservé audict seigneur conte d’en pouvoir disposer jusques à la moictyé desdictes choses adjugées seullement, et où ledict seigneur conte prédécedderoit ladicte damlle délaissant enffans du présent marriage, ladicte damlle joira sa vye durant par usuffruit desdictes choses ainsi adjugées tant qu’elle demeurera en viduité et, où cas qu’elle entre en nouvel marriage, icelle en joira de la moictyé seullement par usuffruict et ausdicts cas la propriété desdictes choses adjugées apartiendra ausdicts enffans pour leur estre propre du cousté et ligne de ladicte damlle, et en faveur dudict mariage madicte dame contesse de Senighain, pour la bonne amour qu’elle porte audict seigneur conte son filz, a promis et promect aquiter sondict filz de toutes debtes mobillières jusques à huy, 23 Accomplissement, achèvement.

Édition du contrat de mariage et du testament d’Antoine de Croÿ

et a ledict seigneur conte promis par sa foy et serment baillié ès mains du roy et sur son honneur d’entretenir et faire entretenir à ladicte damlle les présens traité, pactions et conventions et les ratiffier [fol. 6] effectuellement quant il sera parvenu en aage de majorité de vingt-cinq ans, promectans etc., obligeans etc., renonçans etc. Fait et passé au château dudict Saint-Germain en Laye, le quatriesme jour d’octobre l’an mil Vc soixante, ès présences de très haulx et puissantz princes Messeigneurs le duc de Montpensier24, le prince de La Roche Surion25 (sic), maître Jehan de Saint-Melloir26 seigneur de Pennet, advocat en la court de Parlement à Paris et plusieurs autres tesmoins. Signé Manuel avec ruche II. Testament d’Antoine de Croÿ (Paris, le 28 avril 1567) Contrat passé par devant maître Claude Boreau, notaire au Châtelet de Paris, rue des Augustins, paroisse Saint-André des Arts, à proximité de l’hôtel des Nevers. Sans résider dans le quartier, le notaire est familier de la Cour et compte la haute aristocratie parmi sa clientèle : ainsi les Clèves, les Bourbons (Anne de Bourbon, veuve de François II de Clèves, Charlotte de Bourbon, abbesse de Jouarre), les Montmorency (il détient le terrier de la baronnie de Massy), voire la reine. Source : Archives nationales, étude VIII 95, fol. 52v°-57. Registre de cahiers de papier folioté : 32 cm hauteur, 20 cm largeur, 6 cm épaisseur Les caractères gras transposent des mots écrits en gros caractères dans l’original. Les mots raturés sont transcrits sous cette forme, sauf si ce mode de transcription rend le mot peu lisible : en ce cas, le mot corrigé figure en note. Paragraphes et ponctuation, absents dans l’original, ont été introduits pour faciliter la lecture. Copies : BnF, ms. fr. 5 121, fol. 187-193 (en ligne : https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/ btv1b9060663j) BnF, ms. fr. 5 379, fol. 84-87 Archives de Monaco, fonds de Rethel, T 673.

24 Louis II de Bourbon-Vendôme (1513-1582), duc de Montpensier, violent adversaire des huguenots. Sa fille Françoise avait épousé en 1559 Henri-Robert de La Marck, duc de Bouillon. 25 Charles de Bourbon-Montpensier (1515-1565), prince de La Roche-sur-Yon, frère du précédent, cousin d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre, catholique modéré. 26 Jean de Saint-Mesloir, avocat, défenseur d’Anne du Bourg, conseiller au Parlement, exécuté en décembre 1559 pour ses opinions religieuses.

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Fut présent en sa personne très hault et puissant prince, Monseigneur Anthoine de Croy, prince de Portian, souverain des terres d’oultre et desda Muze deça la Muze, marquis de Reynel, conte d’Eu, pair de France, gisant de présent en son lict malade en son logis assis à Paris, près le convent Saincte Katherine du Val des Escolliers27, toutessvoyes sain de propoz, mémoire et entendement, ainsy qu’il est apparu aux notaires soubzscriptz par ses [fol. LIII] parolles et maintien, considérant en luy qu’il n’est rien si certain que la mort ny incertain que l’heure d’icelle, non voullant décédder de ce monde mortel intestat, à ceste cause a faict, nonmé et ordonné son testament et ordonance de dernière volunté en la forme et manière qui s’ensuyt : Et premièrement a déclaré aux notaires soubzscriptz qu’il avoit faict escrire sa confession de foy, laquelle il feroit incontinant bailler ausditz notaires, qu’il voulloit estre transscripte et incérée au commancement de son présent testament, et de faict à quelque peu de temps après faict bailler et mectre ès mains desditz notaires deux feulles de pappier ès deux premiers feulletz, desquelles il disoit estre escripte sadicte confession de foy et partie de son voulloir et intention qu’il voulloit estre incérées en sondict testament, comme dict est, dont la teneur ensuyt28 : Je, Anthoine de Croy, prince de Portian, souverain des terres d’oultre et desa la Meuze, marquis de Reynel, conte d’Eu, baron de La Faulche et Montcornet lez Ardennes, Mauru, Pargny et Longny au Perche, pair de France, congnois et confesse que depuys qu’il a pleu à Dieu, facteur et créateur de toutes choses, inspirer en mon ame vivant et, à la simillitude de Sa saincte et éternelle divinitté, me donner quelque usaige de raison et quelque lumière et congnoissance des trésortz très haultz et excellens mistères de Sa saincte foy comme pauvre29 et misérable pecheur30, conceu et né en iniquité et corruption, enclin à mal faire, innutille à tout bien, de ma seulle coulpe et faulte par tant de foys j’ay transgressé et transgresse de jour en jour ses sainctz commandemens, que mon péché31 et mon iniquité, qui sont comme disoit David tousjours devant moy32, m’acusent et me rendent honteux

27 Le couvent Sainte Catherine du Val des Écoliers, construit sous saint Louis en dehors de l’enceinte de Philippe Auguste, occupait à l’est de la porte Saint-Antoine, la plus grande partie d’un quadrilatère délimité par les actuelles rues Saint-Antoine, de Turenne, des Francs-Bourgeois et de Sévigné. La famille de Montmorency détenait depuis 1538, l’hôtel de Rochepot, à proximité de la porte d’enceinte, tandis que Jacques de Ligneris, président du Parlement de Paris, fait édifier, du vivant du prince, son hôtel (hôtel Carnavalet) sur des terrains achetés aux religieux : P. Lorentz, Atlas de Paris au Moyen Âge, Paris, Parigramme, 2006, p. 132 et J. Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, Éditions de Minuit, I, p. 132 et II, p. 380. Notons que le capitaine Fléchier, capitaine du charroi de l’artillerie, en relation avec le prince, réside lui aussi à la Couture Sainte-Catherine, cf. AN, étude VIII 24, inventaire après décès du 23 mai 1567. 28 Le déroulé (confession des péchés, confession de foi, Notre Père, élection de sépulture) est identique à celui du testament de sa mère, Françoise d’Amboise, sans qu’on puisse dire lequel des deux est à l’origine de ce modèle. 29 Début de la paraphrase de la confession des péchés de Calvin jusqu’à « grand calamité ». 30 Correction de « pescheur ». 31 Correction de « pesché ». 32 Psaume 51, 5.

Édition du contrat de mariage et du testament d’Antoine de Croÿ

voire m’ont acquis33, par Son juste jugement, telle ruyne et perdition sur moy que je ne suys pas digne de lever les yeulx au ciel ne ouvrir la bouche pour moy et le requérir à ma nécessité, touteffois puisque par Sa grande bonté et miséricorde [fol. LIIIv°] infinie, il Luy plaist me faire avoir déplaisir en moy-mesmes de L’avoir offencé et condamner moy et mon vice avec vraye repentence et désir que sa grace subvemen subvienne à ma grand calamité et, usant de Ses mesmes graces, bonté et miséricorde, il Luy a pleu m’inspirer à croire en Luy, qui consiste à le recongnoistre et confesser seul Dieu34 en une mesme aissence infinie et incompréhensible, disteinct en troys personnes consubstencielles et esgalles en tout et par tout, c’est assavoir le Père non engendré, le Filz éternellement engendré du Père et le Sainct Esprit procéddant du Père et du Filz, n’estans néanlmoingtz ces trois personnes q’une mesme divinité et substance, le Père appellé Père tout puissant crétateur (sic) du ciel et de la terre, commencement de toutes choses qui regist et gouverne toutes choses par Sa providence et saigesse divine, qui est éternel, infini et incompréhensible père et haulteur aucteur de toute bénignité et par mesme moyen m’inspirer à croire en Son Filz unicque, nostre Seigneur Jésus-Christ, qui est Le recongnoistre et confesser estre Sa parolle, Sa vérité et Sa sapience éternelle, vray Dieu et vray homme, sans confusion ne séparation des deux natures ny des propriétez d’icelles, lequel entend qu’il est homme, n’est point filz de Joseph mais a esté conceu secrette par la vertu secrette du Sainct Esprit au ventre de la bien hureuse (sic) Vierge Marie, Vierge devant et après l’enfentement, et qu’il a souffert soubz Ponce Pillate, a esté cruciffyé, mort et ensevely, est descendu aux enfers, le tiers jour est ressucitté des mors, est monté aux cieulx, est assis à la dextre de Dieu Son père, et qui de là viendra juger les vifz et les mors, faisant croire et m’assurer par vraye et vive foy que, par le mérite de la mort et passion de Jésus-Crist nostre Seigneur, saulveur et rédempteur, je suys avec les siens rachepté de la mort éternelle de laquelle nous estions tous redevables par la transgression de nostre premier père Adam qui nous a esté héréditaire, que nous sommes lavez de noz peschez par la comunication que nous avons au précieulx sang [fol. LIV] que que de Jésus-Crist a espendu au bois de la croix pour nous, sommes régénérez en vie de pureté par la particippation que nous avons à l’innoncence de Jésus-Crist, brief que toutes ses graces nous sont inputées à justice par la bonté et miséricorde de Dieu Son père qui nous a adoptez à ses enffens, frères et cohéritiers de Jésus Crist qui volonctairement a satisfaict pour toutes noz faultes, nous a renduz dignes de possédder le royaulme des cieulx et au semblable Luy a pleu m’inspirer à croire au Sainct-Esprit, moyennant lequel nous congnoissons le Père par le Filz et par la puissance duquel nous sommes inspirez et conduictz en toute vérité, et qu’il y a une saincte Eglise catholique qui est à dire universelle, qui est la compaignie et communaulté des saintz, hors laquelle il n’y a poinct de salut et que noz péchez nous sont gratuitement remis au sang de Jésus-Crist par la vertu duquel, après

33 Correction de « acquitz ». 34 Début de la paraphrase du symbole de Nicée Constantinople.

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que ses mesmes corps ressuscitez auroit auront esté rejoinctz à noz âmes, nous joirons avec Dieu de la vie bien hureuse et éternelle et en ce faisant de Luy par l’ilumination du Sainct Esprit et prendre ceste asseurence sur Sa parole, que tout ainsi qu’en la vielle loy par la circonsciscion nous estoit représentée nostre vraye allience, réconcilliation et régénération et que, par le lavement d’eaue noz macules extérieuses (sic) nous sont effacées et nettoiées par le batesme qui est l’un des deux sacremens par luy instituez et ordonnez et par lesquelz, encores que nous feussions assez admonnestez et deussions congnoistre Dieu et Le charcher en ses euvres, touteffois il Luy a pleu soy manifester particullièrement et les laisser pour trésors à Son Eglise, ayant esgard à nostre fragillité pour nous asseurer de Ses alliences et confermer en espérance de la joissance de Ses graces et promesses comme vraiz gaiges et seaulx de nostre salut, ainsy après avoir esté baptisez au nom du Père, du Filz et du Sainct-Esprit par la vertu de la communication que nous avons au précieulx sang de Jésus-Crist qui nous est véritablement représenté par l’eaue, nous sommes lavez intérieurement de tous péchez et renouvellez en vie d’innocence, d’aultant que Jésus-Crist qui est la Vérité mesmes le nous a ainsy promis par Sa parolle et sentons à nous mesmes le fruict de ceste résignation régénération par le [fol. LIVv°] Sainct-Esprit habitant en nous, lequel nous sanctifie en noz euvres et nous donne intérieurement tesmongnage par foy de l’effect de ce sacrement et de ceste mesme parolle prendre pareille asseurance que, tout ainsy que en la vielle loy, le peuple d’Israhel après avoir esté tiré aux hors de la servitude du roy pharaon par Moyse a esté nourry au désert de la manne en actendant parvenir en la terre de promission et, en mémoire et signe de sa delivrance, a observé solempnité et inmolation de l’aigneau inmaculé avec infusion de sang, ainsy, après avoir esté tiré hors de la servitude de pesché par nostre régénération en Jésus-Crist, il a pleu à Dieu nous nourrir du pain cest céleste pour inprimer en noz coeurs la certitudde qu’Il nous a donné du jour (sic pour de jouir) de Sa gloire éternelle, nous laissant en confirmation de ceste promesse le sacrement de l’eucarestie qui est l’aultre sacrement institué et ordonné de Dieu par lequel, ainsy que noz corps conmuenient sont alimentez, substenciez, viviffiez et resjoys après avoir mangé du pain et beu du vin, aussy touteffoys et quantes que, en mémoire de la mort et passion de Jésus-Crist, nous conmunions à la Saincte Sène soubz les espèces du pain et du vin, nous recepvons par foy le vray et naturel corps que de Jésus-Crist a livré et le précieulx sang qu’Il a respendu au boys de la croix pour nous et comunicons à toutes ses graces, ainsy que nous-mesmes feussions mortz pour noz peschez et que nous eussions esté capables d’acquiter par nostre mort ceste obligation de mort ep éternelle de laquelle nous estions tous redevables, puisque aussy d’aultre part il Luy a pleu nous promectre de nous exaucer en noz prières et pardonner les offences à ceulx qui l’en requièrent de bon coeur, à ces causes je, après moyennant Sa grace l’avoir très humblement et de bon coeur supplyé comme de fait je Le supplie et requiertz que Son nom35 soit

35 Début du Notre Père selon Matthieu 6, 9-13 avec oubli du verset 11.

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santiffyé, Son reigne avienne, Sa volunté soit faicte en la terre comme au ciel et me pardonne mes offences ainsy que je person pardonne à tous ceulx qui m’ont offencé et ne me induire poinct en tentation mays me délivre du [fol. LV] Malin car à Luy appartient le règne, la puissance et la gloire au siècle des siècles, à ces causes pour rendre raison de ma foy et que l’asseurence que, moyennant Sa grace, j’ay en Sa parolle et en Ses promesses et en la rémission de mes péchez au sang précieulx de Jésus-Crist, pour testament et ordonnance de dernière volunté, je faictz par sa grace à Luy et à toute son Eglise la présente confession de foy telle qu’elle et est cy-dessus portée, Le suppliant très humblement la voulloir recevoir comme je la Luy faictz de coeur et de bouche et icelle tellement imprimer et enrassiner en mon coeur et en mon esprit que je la puisse monstrer par bonnes et sainctes heuvres qui soient à la gloire de Son nom et à l’édiffication de mes prochains et en icelle percévérer jusques à la fin et, en ceste foy, asseurence et espérence de la rémission de mes péchez, je Luy rendz et délaisse ceste myenne ame et mon esprit emsemble toutes les vertuz, dons, graces et bénéfices qu’Il m’a faictz car comme de Luy seul je recongnois tout mon bien par Jésus-Crist, à Luy seul aussy par Crist je rendz graces de tout, Il m’a donné ceste ame et la perservère pourtant comme Sienne, à Luy seul je la rendz avec ceste foy certaine et asseurée qu’Il la recongnoistra et enbrassera pour Sienne en Crist Son filz bien aimé, non pas pour le regard d’aulcun mérite qui soit en moy car il n’y a riens en moy synon pour me condampner, mais pour Sa pure bonté et grace et par Jésus-Crist pour moy cruciffié, implorant sur ce comme David sa grande miséricorde d’aultant qu’il y a en plus en Luy de quoy me saulver qu’il n’y a en moy de quoy me condamner, par quoy je dictz avec Jésus-Crist « je recommande mon esprit en tes mains »36 et par ce que Dieu a mis en Jésus-Crist toutes mes iniquités37, Lequel par une charité non pareille les a acceptez pour les Sciennes et pour icelles satisfaict, partant je les Luy laisse toutes en portant en leurs places l’innocence, justice, saigesse, saincteté et toutes les vertuz, mérites et dons de graces de Crist que le Père m’a donnez avec Jésus-Crist mesmes et pour aultant que le corps, comme il [fol. LVv°] n’est que pouldre, doibt aussy retorner en pouldre, je le laisse avec une ferme espérence de retorner par luy au jour du jugement quant Crist le rescusistera en gloire, pour estre comme aussy s’est une chose humaine, honneste et chrestienne, sy je decèdde au lieu de Reynel ou ès environs, je veulx estre enterré au lieu et sépulture de mes ancestres38 et où je decèdderois en la ville de Chastel en Portian, Moncornet et ès environs ou ailleurs, je veulx estre enterré au lieu auquel a esté inhumé le deffunct seigneur comte39 mon père ou au plus près, le plus commodément que faire ce pourra, le tout simplement sans aulcune pompe ou cérimonie quelle qu’elle soit, et lesquelles je prohibe et deffendz tant à mes héritiers, légataires, donnataires et exécuteurs cy-après, sur peyne de privation dudict droict d’hérédité, donnations 36 37 38 39

Luc 23, 46. Correction de « iniquitez ». Ses ancêtres maternels, puisque la même clause figure dans le testament de sa mère. Correction de « compte ». Sans doute dans la chapelle castrale de Château-Porcien.

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et legs et ausquelz je charge à ces conditions d’y tenir la main et ne souffrir ne permectre aulcunes ponpes ou cérimonies, quelle qu’elle soit estre faicte, car c’est bien assez que l’orgueul m’ayt acompaigné jusques à la mort sans qu’il acompaigne encores mon corps mort jusques à la fosse. Et oultre a ledict seigneur prince testateur dict et déclaré que cy-devant il avoit promis aux sieurs Decourthery et Mollart leur donner à chacun d’eulx quelque quantité de terre vagues déppendentes de sondict conté d’Eu qui appartient à Madame son espouse et que, au lieu de ce, il prie madicte dame son espouze leur donner à chacun d’eulx trois cens escuz. Item a ledict seigneur prince testateur donné et légué, donne et lègue, à Madame la duchesse de Nyvernois40 tout ce qui luy peult donner par les coustumes en tous et chacun ses biens, terres et seigneuries pour la bonne amytié qu’il porte à madicte dame sa belle-seur [fol. LVI] Item donne et lègue à Monseigneur le duc dudict Nyvernois41 son beau-frère la somme de vingt mil escuz d’or soleil [= au soleil] Item ordonne son héritier universel Monsieur de Bussy42 son frère Item a ledict seigneur prince testateur prié Madame son espouse d’avoir la crainte de Dieu et de recongnoistre que les biens que Dieu luy a donnez ne viennent poinct d’elle et qu’ilz viennent de ce grand Dieu qui peult et qui l’a faict nectre naistre de grande maison, comme il scait qu’elle a tousjours la crainte de Dieu, voulloir tousjours continuer de mieulx en mieulx ainsy comme elle a bien conmancé et que surtout elle ne monstre jamais deffault d’un seul brain de la congnoissance que Nostre Seigneur Jésus-Crist luy a donné par son filz43 et au demourant, congnoissant qu’elle est jeune et qu’elle ne pourroict demourer en vuyduité, s’il plaisoit à Dieu le appeller entre cy et quelque temps, que estant de la maison comme elle est et riche qu’elle ne peult faillir estre recherchée de grandz princes, et qu’il seroit marry qu’elle se mist en oppinion de jamais se remarier si ce n’estoit prandre allience en quelques maisons qui ont tousjours faict la guerre à Dieu et conbien qui luy a tousjours faict ceste supplication, il proteste devant Dieu qu’il n’a nulle craincte qu’elle face riens contre sa religion mais seullement luy veult bien remonstrer comme l’ayant aymée durant sa vie, quant il plaira à Dieu l’appeller et leur faire appeller passer de ce monde caduc à la vie éternelle, il ne veult faillir à l’admonester et refreschir tousjours la crainte de Dieu qu’il se asseure qu’elle a et qu’elle n’en déclinera a destre ne senestre44.

40 Henriette de Clèves (1542-1601). 41 Louis de Gonzague-Nevers (1539-1601). 42 Antoine de Clermont d’Amboise, seigneur de Bussy, son frère utérin, né du premier mariage de Françoise d’Amboise avec René de Clermont. Marquis de Reynel à la mort de son frère, il est assassiné à la Saint-Barthélemy par son cousin Louis de Bussy d’Amboise. Le prince privilégie ainsi un héritier protestant au détriment de son cousin Croÿ, duc d’A arschot, chef du parti catholique aux Pays-Bas. 43 Erreur manifeste du notaire. 44 Mais Catherine de Clèves, à la sollicitation de la reine, abjure le protestantisme au château de SaintGermain-en-Laye et épouse Henri de Guise en octobre 1570.

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[fol. LVIv°] Item a ledict seigneur prince testateur donné et légué au cappitaine Mouvant45 mil escuz Item au cappitaine Saint-Aubain46 ce qui luy donnoit par ung aultre testament par luy cy-devant faict Item au cappitaine Rouveray47 mil escuz Item au cappitaine Valfinière48 mil escuz Item au cappitaine Monnain49 mil escuz Item au seigneur de Raincquebert, son maistre d’hostel, quinze cens escuz Item à Moullart, oultre ce qu’il faict requeste à madicte dame son espouze luy donner, deux cens escuz Item à Michel Chappuz, son vallet de chanbre, trois cens livres tournoiz Item à Estienne, aussy son vallet de chambre, quatre cens livres tournoiz Item à Charles, aussy son vallet de chambre, deux cens livres tournoiz Item à Pierre, aussy son vallet de chambre, deux cens livres tournoiz Item au sieur de Saincte-Marie50 quinze mil escuz Item au sieur de Fesquières51 vingt-cinq mil escuz Item à Madamoiselle de Prévert52 pour les bons services qu’elle a faictz à feue Madame sa mère et à Madame son espouse, mil escuz et logis en l’une des maisons dudit seigneur testateur telle qu’elle [fol. LVII] advisera et mesmes en l’une de ses terres souveraines avec logis pour se y loger ou cas qu’elle s’en allast d’avec Madame son espouze et, sy d’aventure elle voulloit aller et retourner avec son mary et pour l’amour de luy quicter sa religion, ne veult que le présent dont ayt lieu.

45 Paul de Mouvans, chef du mouvement protestant de Provence, chef du contingent provençal venu à Amboise, cité à plusieurs reprises dans l’Histoire ecclésiastique. 46 Gaspard Pape, sieur de Saint-Auban, capitaine protestant à Montélimar, amène à Orléans des secours de Languedoc et de Provence, envoyé par Condé en Dauphiné, colonel de troupes huguenotes en Provence, gouverneur d’Orange et de Villefranche, cité à plusieurs reprises dans l’Histoire ecclésiastique. Ce premier testament ne semble pas passé à Paris. 47 Sieur de Rouvray, capitaine huguenot à Rouen. 48 Dominique de Provanes, sieur de Valfenières, capitaine huguenot à Rouen et Dieppe (1562), condamné à être décapité pour rébellion contre le roi le 31 octobre 1562, mais grâcié sur la recommandation du maréchal de Brissac, cité lui aussi dans l’Histoire ecclésiastique. 49 Il pourrait s’agir de François de Monneins, un des lieutenants de François d’Andelot, qui participe à la défense de Rouen (1562) contre l’armée royale et qui est tué à la Saint-Barthélemy. 50 Sans doute Pierre d’Origny (1527-1587), seigneur de Sainte Marie, surintendant du prince, mort à Sedan (1587). Il pourrait s’agir aussi d’un capitaine normand, conjuré d’Amboise, ou d’un capitaine du Dauphiné, ou encore de Nicolas aux Épaules, sieur de Sainte-Marie aux Agneaux en Normandie, capitaine huguenot. 51 Jean Du Pas, sieur de Feuquières, page du duc d’Orléans (le futur roi Henri II), gouverneur de Roye, premier mari de Charlotte Arbaleste, mort accidentellement en 1569. 52 AN, étude XIX 239, fol. 214 : Dénommée Anne de Lachenac, dlle de Prévert, dame d’honneur de la princesse dans un acte du 17 avril 1567. Il s’agit d’Anne de Lachenal, fille de Jacques de Lachenal, gentilhomme ordinaire du roi, épouse de Claude de La Chastre, seigneur de Prévert, gratifiée par Françoise d’Amboise dans son testament.

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Ledict seigneur testateur supplie très humblement Monseigneur le prince de Condé53 voulloir avoir en recommandation madicte dame son espouze qui est sa niepce54. Item veult et ordonne que tous ses officiers et serviteurs55 soient payez de leurs gaiges et oultre qu’ilz soient paiez d’un quartier de leursdictz gaiges, oultre ce qu’il leur seroit deu et qu’ilz soient habillez. Ledict seigneur supplie Messeigneur et dame de Nevers en ce qui leur pourra apartenir en son hérédité y voulloir laisser le presche56 ès lieulx où il est instalé, se asseurant qu’ilz l’ayment57 tant qu’ilz ne luy reffuzeront une chose sy raisonnable et qu’il tiendroict sa conscience chargée que ledict presche feust osté, veu que les subjectz qui n’ont poinct d’excercice de religion et que par faulte de l’avoir, lesdictz subgectz se anonchalissent58 et demeurent souvent sans recongnoistre Dieu ne le magistrat. Item et pour exécuter et acomplir sondict présent testament et ordonnance de dernier volunté a ledict seigneur prince testateur nommé et esleu Monsieur le mareschal de Monmorency59, Monsieur [fol. LVIIv°] l’Admiral60 et Monsieur le président Séguier61, les suppliant en prandre la charge ausquelz et à chacun d’eulx seul et pour le tout il a donné pouvoir et puissance d’icelluy accomplir en tous ses poinctz et articles, ès mains desquelz il s’est desmis de tous et chacuns ses biens pour l’acomplissement d’icelluy, en révocquant par ledict seigneur testateur tous aultres testamens ou codicilles qu’il pourroict avoir faictz paravant huy, voullant que cestuy vaille, tienne et soit exécuté et articles en tous ses poinctz et articles et a soubzmis et soubzmect l’audicion du compte d’icelluy à nous prévost de Paris et à noz successeurs. Faict et passé l’an cinq cens soixante sept le lundy vingt-huictiesme jour d’avril. Signé P. Cayard et C. Boreau

53 Louis de Bourbon, prince de Condé (1530-1569). 54 Catherine de Clèves était la fille de Marguerite de Bourbon (1516-1559), sœur aînée de Condé. 55 J. Delaborde, Gaspard de Coligny, amiral de France, Paris, G. Fischbacher, 1882, III, p. 557 : Coligny demande le versement d’une année de gages mais ne fait pas de legs particuliers. 56 S’agit-il de Château-Porcien ? Ou plutôt de Roumare que le prince avait défendu au Parlement de Rouen en octobre 1566 ? Le prêche de Rethel avait fermé en octobre 1565. 57 Correction de « les ayment ». 58 S’anonchaloir : devenir mou, nonchalant. Terme utilisé par Calvin, notamment dans le Sermon sur le Deutéronome. 59 François de Montmorency (1530-1579), maréchal de France et gouverneur de Paris, avec lequel Antoine de Croÿ s’était querellé en 1559 à la Cour, mais avec qui il s’était opposé violemment en 1565 à l’entrée en armes du cardinal de Lorraine dans Paris. 60 Gaspard de Coligny (1519-1572), seigneur de Châtillon, amiral de France, fils de Gaspard de Châtillon et de Louise de Montmorency, sœur du connétable Anne de Montmorency et tante du maréchal François de Montmorency. 61 Pierre Séguier (1504-1580), avocat puis président au Parlement de Paris, conseiller au Conseil privé du roi. Catholique modéré, il s’est opposé à l’introduction de l’inquisition en France.

Index des noms Aarschot/Aerschot, ducs d’, voir Croÿ, personnages respectifs Acevedo, Pedro de, comte de Fuentes 241, 254-5, 363 Adrets, baron des, voir Beaumont, François de Álava y Beamonte, Francés de, ambassadeur d’Espagne 280-281 Albe, duc d’, voir Álvarez de Toledo, Fernando Albret, Jeanne d’, reine de Navarre 76, 88 note 4, 103, 134, 140, 149 note 162 Albret-Orval, Marie d’ 59 Álvarez de Toledo, Fernando, duc d’Albe, gouverneur général des Pays-Bas 30, 99, 156-161, 165, 176-178, 205, 219, 240-243, 340-341, 361, 363 Amboise, famille 46, 91, 130-131, 265-281, 380-381 Amboise, Françoise d’, marquise de Reynel, comtesse de Seninghem 25, 50, 91, 128, 130-131, 133-134, 138, 142, 152, 265-281, 370, 373 note 19, 376 note 28, 380 note 42, 381 note 52 Amboise, Georges Ier d’, cardinalarchevêque de Rouen 91, 267-268 Amboise, Georges II d’, cardinalarchevêque de Rouen 91, 267-268 Amboise, Jean d’, évêque de Langres 91, 267-268 Amboise, Marie d’, épouse de Jean d’Hangest, nièce du cardinal Georges d’Amboise 91 Anjou, François de Valois, duc d’ 35, 97, 112, 193, 197 Aragon, Charles de, duc de Terranova 185-186, 251 note 68, 343 note 30

Arenberg, famille 23 note 1, 50, 159, 235, 237, 258-259, 334, 347, 349, 363 Arenberg, Alexandre d’ 349 Arenberg, Charles d’, prince d’Arenberg, duc d’Aarschot 201, 343 Armenteros, Thomas/Tomás de, secrétaire de Marguerite de Parme 159 Aubigné, Théodore Agrippa d’, poète 150 n. 171, 269 Aumale, duc d’, voir Lorraine, Claude II de Autheux, seigneur de, voir Lisques, Jean de Autriche, Albert d’, archiduc 254-256, 301-302, 347 Autriche, Ernest d’, archiduc 252-254, 362 Autriche, Isabelle d’, archiduchesse et infante 205, 206, 256, 301-302, 352 Autriche, Juan d’, archiduc 156, 165, 167, 171-172, 241, 244, 246, 249, 342, 361 Autriche, Marguerite d’, voir Parme, duchesse de Autriche, Matthias d’, archiduc 183184, 248-250, 259 Aytta van Zwichem, Wigele van, voir Viglius Barbançon, François de, seigneur de Cany 98, 104 Barchino, Gasparo, agent du duc de Nevers 280-281 Barjot, Claude, sieur de Moussy, commissaire royal à Amiens 114, 120 Batthyány, Balthasar de 297 note 35 Bauffremont, Anne de, seigneur de Listenay 268, 269

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i n dex des n oms

Bauhin, Jean, botaniste 320 Bavière, Ernest d’, prince-évêque de Liège 190 Bayencourt-Bouchavannes, famille 94 Bayencourt-Bouchavannes, Antoine de, gouverneur de Coucy 100, 104 Bazin, Thomas, lieutenant au bailliage de Troyes 116 Beaumont, François de, baron des Adrets 146 Beauvoir, dame de, voir Blois, Jeanne de Belin, Philippe, lieutenant au bailliage de Troyes 116-118 Belin, Pierre, marchand à Troyes 116 Bergh, Éléonore de (van den) 82 Berghes, marquis de, voir Glymes, Jean de 243 Berlaymont, Charles de, comte de Berlaymont 143, 147, 156, 161-162, 164 Berlaymont, Lancelot de, baron de Hièrges 186-187, 291, 309, 312-313 Bernapré, sieur de, voir Saint-Delys, Pierre de Bèze, Théodore de 127, 134-135, 137-138, 145, 149, 151 Bie, Jacques de, graveur 23-24, 46-47, 128, 139, 228-230, 266, 290, 311, 334 Biesius, Nicolaus, médecin et botaniste 288 Blois, Jeanne de, dame de Beauvoir 190-191, 198-199, 201 Boissieu, Michel de, sieur de Pavant 133 Bollin, Mathieu, ingénieur 215, 220 Bollin, Sylvain, ingénieur 220 Bono, Donato de, ingénieur 226 Bouillon, duc de, voir La Marck, Henri-Robert de Bouillon, duc de, voir La Tour d’Auvergne, Frédéric-Maurice de Bourbon, Antoine de, roi de Navarre 73, 88, 90, 103, 370, 375 Bourbon, Antoinette de, duchesse (douairière) de Guise 138, 272-274

Bourbon, Catherine de, sœur de Louis Ier de Condé 95, 380 Bourbon, Charles de, cardinal de Bourbon 116, 133, 138 Bourbon, Charlotte de, épouse de Guillaume d’Orange 133, 138, 313 Bourbon, Françoise de, fille de Louis III de Bourbon, duc de Montpensier 72, 77, 313 Bourbon, Henri de, comme roi de Navarre 29, 40, 130, 136, 248, 342 Bourbon, Louis Ier de, prince de Condé, gouverneur de Picardie 87-88, 90, 134 Bourbon, Louis III de, duc de Montpensier 133 Bourbon, maison de 59, 93, 138, 142, 273, 313, 359 Bourbon-Vendôme, François de 90 Bourbon-Vendôme, Jacques de (bâtard) 95 Bourbon-Vendôme, Marguerite 90, 370 Bourbon-Vendôme, Marie de 370 Bourgeois, Jérôme, évêque de Châlons 116 Bourgogne, ducs de (et maison de) 33, 42-43, 58-60, 113, 129, 174, 176, 232, 337, 239, 265, 336, 337, 357-358 Boussu, Marie de, duchesse de Brunswick-Lünebourg 165, 185, 309 Brachet, Jean 150 Braine, comtesse de, voir La Marck, Renée de Brancion, Jean de 289, 291, 312, 316 Brederode, Henri de 150 Brézé, Françoise de 72 Brimeu, famille 25 Brimeu, Charles de, comte de Meghem/Meghen 158-159, 186, 249, 294-295, 313 Brimeu, Georges de 156 Brimeu, Marie de, princesse de Chimay 50, 74, 186, 187n. 60, 190199, 201, 204-205, 209, 229, 233, 253, 256, 283-308, 309-332, 347, 360-363

I ndex des noms

Brunswick-Lünebourg, duchesse de, voire Boussu, Marie de Bry, frères de, Johann Theodor et Johann Israel 292, 324-325 Bullinger, Heinrich 148 Calvaert, Lieven 314 Calvin, Jean 28, 48, 88, 91, 134-136, 151, 376, 382 Camerarius, Joachim l’ancien 211, 315 Camerarius, Joachim le jeune 294, 307 Canteleu, François de, échevin et maire d’Amiens 116-117 Cany, seigneur de, Barbançon, François de 98 Casimir, Jean ( Johann), comte palatin du Rhin 132, 136 Catherine de Médicis, reine de France, voir Médicis, Catherine de Chalon, Marie de 239 Chalon, Philibert de, prince d’Orange 43 Chalon, René de, prince d’Orange, 178, 238 Chantonnay, seigneur de, voir Perrenot, Thomas Charles IX, roi de France 73, 87-88, 97, 99, 114, 127, 133, 138, 141-142, 148, 242, 263, 271, 280, 359 Charles V ou Charles Quint, empereur du Saint-Empire germanique 33, 226, 237, 239, 287-288 Charles VII, roi de France 335 Charles VIII, roi de France 90 Châtillon, cardinal de, voir Coligny, Odet de Châtillon, seigneur de, voir Coligny, Gaspard II de Chièvres, seigneur de, voir Croÿ, Guillaume de Chimay, prince de, voir Croÿ, Charles III de Christophe Ier, duc de Wurtemberg, voir Wurtemberg

Clermont (d’Amboise), famille 268, 270 Clermont, Adrienne de 268, 270 Clermont, Anne de 268, 270 Clermont, Antoine de, marquis de Reynel, dit de Bussy 130, 268, 270 Clermont, Louis de, seigneur de Bussy, dit Bussy d’Amboise, 130, 268 Clermont, René de, seigneur de Saint-Georges 130, 268, 270 Clèves et de Juliers, Guillaume IX, duc de, 137 Clèves-Nevers, famille 25, 37, 40, 58, 60, 133, 140, 271-280, 369-380 Clèves, Catherine de, princesse de Porcien, puis duchesse de Guise 46, 50, 60, 90, 128, 130-133, 138-144, 152-153, 265, 271-279, 282, 362-265, 369-388. Clèves, François Ier de, duc de Nevers, comte de Rethel 59, 133, 141, 370-371 Clèves, François II de, duc de Nevers, comte de Rethel 59, 133, 142-146 Clèves, Henriette de, duchesse de Nevers 63, 279-280, 380 Clèves, Jacques de, duc de Nevers, comte de Rethel 142, 148, 275, 279280 Clèves, Marie de, marquise d’Isles 140, 280 Clusius, Carolus, voir L’Escluse, Charles de Cocqueville, François de, capitaine Huguenot 113 Codur, Bernardin 145 Cœuvres, seigneur de, voir Estrées, Jean de Coiffart, Noël, lieutenant au bailliage de Troyes 116 Coligny, François de, seigneur d’Andelot 133 Coligny, Gaspard II de, seigneur de Châtillon, amiral de France 24, 28,

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i n dex des n oms

44, 87 n.3, 91, 96, 99, 134-135, 148-149, 151, 339, 382 Coligny, Louise de 133, 300 Coligny, Odet de, cardinal de Châtillon 133 Condé, prince de, voir Bourbon, Louis Ier de Condé, princesse de, voir Roye, Éléonore de Cossé-Brissac, Charles Ier de, maréchal de, gouverneur de Picardie 87, 113, 381 Crato von Krafftheim, Johannes 288 Créquy, Antoine de, évêque d’Amiens 94, 116 Créquy, Philippe de 94 Croÿ, Adrien de, comte de Roeulx, 226 Croÿ, Anne de, sœur de Chimay, épouse de Charles d’Arenberg 184, 201, 347, 349 Croÿ, Antoine (III) de, comte de Seninghem, puis prince de Porcien passim Croÿ, Antoine Ier de, « le Grand » 128-130, 192 Croÿ, Charles de, comte de Seninghem et de Reynel 43, 128 Croÿ, Charles de, évêque de Tournai 139, 178, 274 Croÿ, Charles de, prince de Chimay, quatrième duc d’A arschot 47-50, 74, 155-172, 173-198, 199-234, 283-308, 309-332, 348-349, 360-363 Croÿ, Charles-Alexandre de, duc d’Havré 251, 255, 258, 344, 347, 349, 351, 353 Croÿ, Charles-Philippe de, marquis d’Havré 48, 65, 155, 162, 167, 178, 201, 205, 235-261, 333-353 Croÿ, Dorothée de 50, 201, 204-205, 232, 256, 283, 341, 347-349, 353, 362 Croÿ, François de, bâtard de Charles de Croÿ 185-186, 309 Croÿ, Guillaume de, marquis de Renty 155, 201

Croÿ, Guillaume de, seigneur de Chièvres 43, 128, 130, 232, 373 Croÿ, Henri de, comte de Porcien 201, 232 Croÿ, Jean de, comte de Roeulx 190 Croÿ, Marguerite de, fille du duc d’A arschot 190 Croÿ, Philippe de, comte de Solre 49 Croÿ, Philippe II de, premier duc d’A arschot 26, 43 Croÿ, Philippe III de, troisième duc d’A arschot 46, 130, 155-172, 173-198, 235-259 Croÿ-Havré, Charlotte-Jeanne de 344 Croÿ-Havré, Christine de 347, 351 Croÿ-Havré, Ernest de 347, 351 Croÿ-Havré, Jean-Guillaume de 344 Croÿ-Havré, Louise de 344 Culemborg, Florentia van 297 Dardres, Antoine, échevin puis prévôt royal à Amiens 116-117 Del Río, Martin Antoine 143 Des Lyons, Adolphe, sieur d’Épaux 343 Desmarest, Henri 67 Deuilly, baron de, voir Du Châtelet, Olry Dioscoride 248 Dommartin, Diane de, marquise d’Havré, comtesse de Fontenoy, baronesse de Fénétrange 50, 65, 201, 205, 239, 242, 248, 251, 257, 333-356 Dommartin, Louis de 335-336 Dommartin, Nicolas de 338 Don Juan d’Autriche, à voire Autriche, Juan d’ Du Châtelet, Olry, baron de Deuilly 152 Du Moulin, Charles, jurisconsulte 129 Du Moulin, Joachim, pasteur 103 Dudley, Robert 314-315 Écluse, Charles de l’, voir L’Écluse, Charles de Egmont, Anna d’ 178 Egmont, Lamoral II, comte d’ 298

index des noms

Egmont, Lamoral I, comte d’ 30, 90, 156, 158-161, 176, 186, 240-241, 244, 249, 361 Egmont, Sabine d’ 255, 256 Elisabeth Ière, reine d’Angleterre 29, 101, 113, 193, 249, 259, 314, 343 Ennetières, Louis d’ 194 Épaux, sieur de, voir Des Lyons, Adolphe Erasme, Desiderius 312, 319-320, 329 Esclavolles, sieur d’, gouverneur de Sainte-Ménehould 117 Este, Hercule II d’, duc de Ferrare 269 Estrées, Jean Ier d’, seigneur de Coeuvres, vicomte de Soissons 95, 100, 102-103, 105, 137 Evrard, Georges , comte de Solms 255 Farnèse, Alexandre 31, 177, 181, 184, 186, 190-198, 205, 208, 219-220, 229, 241, 250-252, 291, 314, 343-347, 362-364 Feuquières, sieur de, voir Pas, Jean ou Louis Flavacourt, Jean de 137 Foix, Claude de 75 Foix, Germaine de, reine d’Aragon 130, 138, 373 Folleville, sieur de, voir Lannoy, Louis de Fonck, Jean 186 Fontenoy, comte ou comtesse de, voir Dommartin, personnages respectifs Forestier, Raoul, échevin protestant d’Amiens 117 François Ier, roi de France 223, 340, 358 François II, roi de France 228, 370 Frédéric III, électeur palatin du Rhin 64, 132, 136-137 Fuentes, comte de, voir Acevedo, Pedro de Furttenbach, Joseph l’ancien 324-325 Galien 284 Galvagno, Ippolito, ambassadeur de Mantoue 263

Genlis, sieur de, voir Hangest, François d’ Ghini, Luca 284 Glymes, Jean de, marquis de Berghes 243 Gonzaga, Lodovico, duc de Nevers 276, 280, 281 Gonzaga, Ottavio 166, 181-183 Gonzaga, Vespasiano 64 Gonzague-Nevers, famille 63-65, 364-365 Gonzague-Nevers, Charles de, duc de Nevers (plus tard duc de Mantoue) 63-64, 364-365 Gonzague-Nevers, Louis de, duc de Nevers 59, 138, 152, 380 Granvelle, cardinal de, voir Perrenot de Granvelle, Antoine Groesbeeck, Jean baron de 304 Guillaume IV, landgrave de HesseCassel 137, 292 Guillaume IX, duc de Clèves et de Juliers 137 Guise, duc de, voir Lorraine, personnages respectifs Guise, duc de, voir Lorraine, François ou Henri de Guise, voir Lorraine, personnages respectifs Habsbourg, maison de 24, 28, 35, 3949, 58-59, 112, 176-177, 180, 183, 198, 203, 227, 241-242, 252, 254, 259, 265, 301, 340, 358 Halewyn, Jeanne de 117, 178 Halluin, Jeanne de, voir Halewyn, Jeanne de Hangest, famille de, 91-92, 97 Hangest, François d’, sieur de Genlis 91, 92, 99, 100, 104, 112 Hangest, Jean d’, sieur d’Ivoy 91, 97, 99, 104 Hangest, Marie de, 92, 94 Haren, Jean 192-195, 201, 291, 314 Haton, Claude, curé de Provins 127, 151

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i n dex des n oms

Haucourt, sieur de, voir Saint-Delys, Robert de Havré, marquis de, voir Croÿ, Charles-Philippe de Havré, duc de, voir Croÿ, Charles-Alexandre de Havré, marquis de, voir Croÿ-Havré, Charles-Philippe de, Havré, marquise de, voir Dommartin, Diane de Henri II, roi de France 55, 134, 143, 349, 351, 358 Henri III, roi de France 29, 35, 72, 98, 142-143, 244, 341-342 Henri IV, comme roi de France 29, 38, 41, 62, 72, 101, 103, 208, 209, 255, 347, 362; comme Henri de Bourbon, roi de Navarre, voir Bourbon, Henri de Hertaing, Guillaume de 298 Hesse-Cassel, landgrave de, voir Guillaume IV Heussenstain, Anna Maria von 308 Hèze, seigneur de, voir Hornes, Guillaume de Hièrges, baron de, voir Berlaymont, Lancelot de Hillen, Frans Willem van, frère de Marie de Brimeu 304 Hoghelande, Jean ( Johan) de 297, 307, 316, 321, 322, 329 Hoogstraten, comte de, voir Lalaing, Antoine de Hopperus, Joachim 164, 244-245 Hornes, comte de, voir Montmorency, Philippe de Hornes, Guillaume de, seigneur de Hèze 167 Hotman, François 134, 136 Hotman, Jean 314-316 Hyllen (Hillen), Anna van 304 Hyperius, Andreas 287 Isques, Jeanne d’, fille du sieur d’Isques en Boulonnais 96 Ivoy, sieur de, voir Hangest, Jean de

Knox, John, réformateur écossais 95 L’Escluse, Charles de 283-332 L’Escluse, Michel de 285 L’Estoile, Pierre de 150-151 L’Obel, Mathias de 308, 312-313 La Fosse, Jean de, curé de Paris 150-151 La Marck, famille 37, 40-44, 61, 72, 78, 141, 346, 352, 360 La Marck, Charlotte de 81 La Marck, Diane de 148 La Marck, Guillaume-Robert de 80-81 La Marck, Henri-Robert de, duc de Bouillon 44, 72-74, 134, 313, 375 La Marck, Philippa de, mère de Diane de Dommartin 65, 335, 346 La Marck, Renée de, comtesse douairière de Braine 129, 266 La Marck, Robert III de 72, 85 La Marck, Robert IV de 72 La Rochefoucauld, François III comte de 131 La Tour d’Auvergne, famille 44, 72 La Tour d’Auvergne, FrédéricMaurice de, duc de Bouillon 81-82 La Tour d’Auvergne, Henri 81 Lalaing, famille 25, 39, 237, 251 Lalaing, Antoine de, comte de Hoogstraten 159 Lalaing, Philippe de, comte de Lalaing 244 Lamoignon, Charles de 133, 142 Languet, Hubert 288 Lannoy, Louis de, sieur de Morvilliers, de Folleville 92-93, 9698, 100-104 Laval, Charlotte de 135 Le Danois, Philibert, vicomte de Ronchères 138 Le Gresle, Martin, seigneur de La Herbaudière 276 Le Poivre, Pierre, ingénieur 216-227, 411, 414 Lequien, Antoine, lieutenant particulier à Amiens 116

index des noms

Leroy, Jehan, échevin d’Amiens 116 Liège, princes évêques de 72 note 6, 141, 190, 247 Liévin, Anne de 298 Ligne, famille 98, 346-347 Ligne, Charles de, voir Arenberg, Charles d’ Ligne, Lamoral de 347 Ligne, Robert de 346 Ligne, Yolande de 347, 351 Lipse, Juste 294, 296-298, 301, 315-317, 319-320, 330-331 Lisques, Jean de, seigneur des Autheux 102 Listenay, seigneur de, voir Bauffremont, Anne de Longueville, duc de, voir Orléans, Léonor d’, gouverneur de Picardie Longueville, famille 9, 37, 238 Loques (variante: Locque) (pasteur) 78 Lorraine, famille 24-25, 35-36, 40, 58, 65, 239, 340 Lorraine-Guise, famille 40, 58, 271-273 Lorraine, Anne de 178, 291, 236, 238, 340 Lorraine, Charles de, cardinal de Guise et de Lorraine 116, 130, 138, 148, 150, 274, 370 Lorraine, Charles de, cardinal, évêque de Metz 345-346 Lorraine, Charles III de, duc de Lorraine 239, 251 Lorraine, Charles IV, duc de Lorraine 62, 65 Lorraine, Charles-François de, prince de Commercy 67 Lorraine, Charles-Henri de, prince de Vaudémont 67 Lorraine, Claude I de, premier duc de Guise 146, 370 Lorraine, Claude II de, duc d’Aumale 145 Lorraine, Elisabeth-Charlotte d’Orléans, duchesse de 55 Lorraine, François de, duc de Guise 88, 238, 269

Lorraine, Henri de, duc de Guise 60 Lorraine, Louis de, cardinal de Guise 370 Lorraine, Nicolas de, duc de Mercœur 340 Lorraine-Vaudémont, Louise de 244, 341 Louis XI, roi de France 90 Louis XII, roi de France 130, 267 Louis XIII, roi de France 36, 40, 62-63 Louis XIV, roi de France 62-63, 81-82 Luther, Martin 24, 312, 319, 331 Luxembourg, famille 37, 40, 90 Luxembourg, Louise de 49 Luxembourg, Marie de, comtesse de Saint-Pol 90, 103 Maillart de La Forge, capitaine 135 Mailly, Africain de, seigneur de Villers-les-Pots 131 Mailly, Madeleine de, comtesse de Roye 91, 97, 135 Mansfeld, Pierre-Ernest de, comte de 159, 165, 213, 216, 218, 221, 241242, 252 Marnix de Saint-Aldegonde, Philippe de 312 Marquette, madame de, voir Liévin, Anne de Matenesse, Johan van 297 Maximilien II, empereur du Saint-Empire germanique 163, 249, 287, 288 Mazarin, cardinal et premier minister 82 Médicis, Catherine de, reine et régente de France, 74-75, 88, 91, 100, 133, 148-149, 369 Médicis, Marie de, reine-mère 351 Meghem/Meghen, comte de, voir Brimeu, Charles de Melanchthon, Philippe 287, 312, 319, 321 Mercoeur, duc de, voir Lorraine, Nicolas de

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i n dex des n oms

Merian, Matthäus l’ancien 325 Merian, Matthäus le jeune 324 Mesnil, sieur de, voir Waldecart, Louis de Meurier, Hubert, curé de Reims 96, 105 Monchy, Antoine de 94 Monchy, Jean de, sieur de Sénarpont, baron de Vismes 91, 94-95, 99, 104 Montigny, Adrien de 48 Montmorency, famille 87, 133, 375-376 Montigny, baron de, voir Montmorency, Florent de 163 Montmorency, Anne de, connétable de France 116, 130, 133, 137, 148 Montmorency, François de, maréchal de France 44, 74, 133, 135, 148, 382 Montmorency, Henri de, comte de Damville 133, 149 Montmorency, Louise de, femme de Gaspard I de Coligny, mère de Gaspar II de Coligny 91-92, 133, 382 Montmorency, Philippe de, comte de Hornes 30, 156, 159-160, 176, 186, 240-241, 244, 361 Montpensier, duc de, voir Bourbon, Louis III de Moretus, Jean 292, 299 Morillon, Maximilien 149, 165-166, 190 Morvilliers, sieur de, voir Lannoy, Louis de Moulin, Joachim du, pasteur 103 Moussy, sieur de, voir Barjot, Claude de Nassau, famille 27, 64-65, 182, 242, 313, 340, 363 Nassau, Élisabeth de 82 Nassau, Guillaume Ier d’OrangeNassau 30-31, 39, 43, 47, 82, 99, 113, 156-172, 173-190, 199, 229, 235, 239, 246-250, 254-255, 259, 291, 298, 300, 312, 330, 341, 361, 363 Nassau, Maria/Marie de (Mayken) 182, 185-186, 330

Nassau, Maurice de 209, 254-256, 298 Nassau, Philippe-Guillaume d’ 178, 184 Nassau-Idstein, Jean de 324, 326 Navarre, Henri de, voir Bourbon, Henri de ou Henri IV Navarre, reine de, voir, Valois, Marguerite de Navarre, roi de, voir Bourbon, Antoine de Navières, Charles de, gentilhomme sedanais et poète, 150-151 Neufchâtel, Anne de, de Fontenoy 335, 352 Nevers, duc de, voir Clèves ou Gonzaga Nevers, duc de, voir Clèves, François Ier, gouverneur de Champagne Noyen, Jacques van, ingénieur 220-221 Obel, Mathias de l’, voir L’Obel Orange, prince d’, voir Nassau, Guillaume de Orange, prince de, voir Chalon, Philibert ou René de ou Nassau, Guillaume de Origny, Pierre d’, sieur de SainteMarie 381 Orléans, Léonor d’, duc de Longueville, gouverneur de Picardie 238 Ostove, Guillaume d’, seigneur de Clenleu en Boulogne 95, 105 Pacquet, Pasteur 144 Paludanus, Bernardus 301, 308, 331 Parme, Marguerite, duchesse de 139, 143, 149, 156, 158-160, 172-173, 184-186, 190, 196, 240, 251, 274, 291, 363 Pas, Jean de, sieur de Feuquières 277, 381 Pas, Louis de, sieur de Feuquières 90, 99, 104, 136, 141 Passe Crispin de, le jeune 324

index des noms

Pauw où Paaw, Pieter (Pavius) 321-322 Pavant, sieur de, voir Boissieu, Michel de Perrenot de Granvelle, Antoine, cardinal de Granvelle 142, 145-146, 149, 156, 157-158, 165-166, 171-172, 184, 240, 247, 251, 361 Perrenot de, Thomas, seigneur de Chantonnay, ambassadeur d’Espagne 274 note 43 Philippe Ier, landgrave de Hesse 274 Philippe II, roi d’Espagne 31, 34, 37, 47, 88-90, 132, 149, 155-170, 174-175, 180-182, 184-186, 190-199, 208, 239, 240, 242, 259, 274, 291, 312, 314, 339, 340, 341-346, 358-362 Philippe IV, roi d’Espagne 63 Pinette, Claude, maire de Troyes 116-117 Pioche, Claude, seigneur de Warmeréville 113 Pithou, Nicolas, avocat à Troyes 110, 117, 120 Plantin, Christophe 288, 312, 315 Plateau, Jacques 289, 303 Poitiers, Diane de 72 Poix-Séchelles, Jean IV de, seigneur de Séchelles 92-93, 104 Poix-Séchelles, Jeanne de 92 Porcien, comte de ou prince de, voir resp. Croÿ, Charles de ou Croÿ, Antoine de Post, Johann 287 Quincault, Martin 287 Ravlenghien, François II 292-293 Recque, Wolter de 137 Renty, marquis de, voir Croÿ, Guillaume de Requesens, Luis de, gouverneur général des Pays-Bas 161-165, 172, 241, 243-245 Reynel, marquise de, voir Amboise, Françoise d’

Rochefort, dame de 272 Roda, Gerónimo/Jerónimo de 165166, 169-172 Rodolphe (Rudolf ) II 183-184, 249, 252-254, 288, 347 Roeulx, comte de, voir Croÿ, Adrien ou Jean de Rossem, Stephana van, madame de Rynsbourg 305, 330 Roye, comtesse de, voir Mailly, Madeleine de Roye, Eléonore de, épouse de Louis Ier de Condé 88, 91-92, 96-97 Rubempré, Jeanne de 95 Rynsbourg, madame de, voir Stefana van Rossem Saint-Delys, Pierre de, sieur de Bernapré 102, 105 Saint-Delys, Robert de, sieur d’Haucourt, gouverneur d’Abbeville 100, 105 Saint-Mesloir, Jean de 131, 375 Saint-Omer, Lambert de 320 Salm, Claudine rhingravine de 346 Salm, Philippe-Othon de 351 Salm-Dhaun, Jean-Philippe I de 338 Salm-Dhaun, Jean-Philippe II de 242, 339 Savoie-Nemours, famille 58 Savoie, Eugène-Maurice de, comte de Soissons 63 Scaliger, Joseph 283, 315 Schwind, Johann 324, 325 Scourion, François, conseiller au bailliage d’Amiens 116 Séguier, Pierre, président du parlement de Paris 130, 133, 142, 278, 382, 392 Semide, sieur de, gentilhomme champenois 135 Seninghem, comte de, voir Croÿ, Charles de ou Croÿ, Antoine de Seninghem, comtesse de, voir Amboise, Françoise d’

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392

i n dex des n oms

Smet, Bonaventure de, voir Vulcanius, Bonaventura Soissons, comte de, voir Savoie, Eugène-Maurice de Solms, comte de, voir Evrard, Georges d’ Solre, comte de, voir Croÿ, Philippe de Stuart, James Francis Edward, the “Old Pretender” 67 Stuart, Marie 89, 370 Sturm Jean, recteur du gymnase de Strasbourg 136 Ter Lee, demoiselles 330 Terranova, duc de, voir Aragon, Charles d’ Theophraste 393 Urfé, Geneviève d’ 351 Valois, Marguerite de, reine de Navarre, sœur de François Ier 248, 342

Vaudrey, Anne de, bailli royal à Troyes 116, 118 Viglius (ab Aytta Zuichemus) 161-162, 167, 330 Vredeman de Vries, Hans 321-322 Vulcanius, Bonaventura 294, 315-316 Waldecart, Louis de, sieur de Mesnil 96, 98, 105 Walthausen, Anna van 289, 304, 309 Wilhelm IV, landgrave von Hessen-Kassel, 137, 292 Wilson, Thomas 181, 247 Wurtemberg, Christophe Ier, duc de 58, 136 Wurtemberg, Eberhart de 136 Wyon, Marc, imprimeur 352 Zayas, Gabriel de 161, 164, 246

Index des lieux Alger 216 Allemagne 112, 148, 153, 208, 316 note 29 Alsace 56, 69, 81 Alsace bossue, 69 Amboise (édit) 44, 74, 101, 118, 136 note 69, 144, 359 Amiens , 36, 41, 89, 90, 97, 98, 100, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113 note 28, 114, 115, 116, 120, 121, 122, 175 note 8, 209, 216, 219, 222, 222 note 56, 238 Amsterdam 304 Angers 123 Angleterre 29, 67, 87, 100, 100 note 55, 184, 193, 208, 237, 343, 361, Anvers 149, 166, 169, 180, 181 note 29, 182, 183, 192, 193, 198, 199, 208, 209, 216, 218, 228, 229, 229 note 76, 246, 247, 248, 251, 288, 291 notes 20 et 22, 292, 296 note 33, 314, 316, 360 Arches, terres souveraines 63, 64, 138, 142, 365, 370, 370 note 2, Arches-Charleville, voir CharlevilleArches Ardennes 62, 63, 145 note 128, 152, 153, 267, 270, 278, 335, 360, 365, 370 notes 2 et 5, 371 note 17, 376 Ardres 209, 218 Armentières 286 Arras (Atrecht) 31, 103, 170, 184, 186, 190, 190 note 67, 195, 198, 209, 209 note 25, 215, 226, 250, 251, 285, 286, 286 note 8, 287, 343, 358, 361, 363, Aarschot, duché 175, 203, 204 note 12, 218, 237, 258, 348, 349, 353 Artois 30, 34, 42, 51, 87, 90, 99, 102, 103, 175, 187, 190, 207, 208, 209, 214, 215, 216, 219, 220, 221, 226, 238, 250, 251, 255, 266, 270, 285, 286, 289, 311, 312, 347, 358, 362

Audenarde (Oudenaarde) 193 Augsbourg (paix) 27, 83, 338, 359 Authie 89 Autun 270 Auxi-Le-Château 113 Avesnes 222, 222 note 55, 226 Avre 97 Bar, duché (Barrois) 55, 56, 66, 149 note 157 Barrois 40, 55 Bar-sur-Seine 113 Bassigny 133 note 38, 267 Bayeux 96 Beaufort, comté 43, 59, 140, 232, 280 note 60, 370, 370 note 2, 373 Beaumont 187, 199, 203, 204 note 16, 207, 208, 209, 211, 214 note 37, 216, 216 note 39, 218, 237, 239, 242, 285, 289, 302, 303, 349, 364, Berne 135 note 63 Bonn 196, 208, 208 note 21, 209, 220, 220 note 46 Bouillon 60, 229 note 76 Boulogne-sur-Mer 93, 97, 100 Boulonnais 89, 90, 95, 96, 101, 104 Bourges 97 Bourg-Fidèle 144, 144 note 121, 145, 359 Brabant 30, 31, 43, 64, 69 note 3, 155, 163, 164, 166, 167, 169, 175, 177, 180, 181, 183, 184, 195, 203, 237, 238, 245, 246, 250, 258, 312, 320 note 45, 327, 357, 363 Braux 137 note 74, 147 Brie 133, 138 note 82, 144 Briost, seigneurie 141, 142, 275 Bruges (Brugge) 175, 193, 194, 195, 196, 208, 209 note 25, 221, 291, 314, 362

394

i n dex des lieux

Brugge, voir Bruges Brussel, voir Bruxelles Bruxelles (Brussel) 29, 155, 156, 161, 162, 167, 169, 178, 180, 183, 203, 205, 207, 209, 209 note 25, 214 note 36, 216, 219, 220, 227 note 66, 232 note 80, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 246, 249, 252, 255, 256, 258, 259, 333, 334, 340, 341, 349, 357, 360, 361, 362, 363 Caen 147 Calais 44, 95, 114, 209, 218, 229 note 76 Cambrai 34, 35, 42, 98, 103, 208, 215, 240, 251, 343, 358 Cambrésis 89, 102, 103, Carignan, voir Yvois Cateau-Cambrésis, Le 35, 36, 44, 90, 137 note 80, 358, Châlons-en-Champagne 107, 109, 111, 113, 114, 115, 116, 118, 120, 122, 144, 146, 146 note 136 Chambéry 149 note 157 Champagne 29, 35, 40, 41, 42, 43, 45, 51, 56, 59, 60 note 15, 63 note 25, 72, 74, 104 notes 69 et 70, 107, 112, 113, 113 note 28, 127, 130 note 16, 131, 131 note 23, 133, 134 note 47, 135, 135 note 65, 136, 137 note 77, 138, 141, 143 note 117, 144, 145, 145 note 127, 147, 153, 175, 187, 192, 238, 266, 270, 273, 277, 358, 359, 363, 365, 370 Charlemont 35, 143 Charleville-Arches, principauté 63, 64, 142, 365 Château-Porcien 23, 25, 42, 46, 133, 133 notes 37 et 38, 136 note 69, 145, 145 note 128, 147, 152, 155, 192, 203, 228, 229, 232, 2333, 272 note 27, 313, 365, 371 note 17, 379 note 39, 382 note 56 Château-Regnault, principauté et terres souveraines 59, 60, 62, 137 note 74, 138, 142, 146, 147, 278, 279, 280, 370 note 2 Château-Thierry 63 note 25, 142 Châtelet-sur-Sormonne, Le 145 note 128

Chauny 90, 92, 97, 100, 104 Chimay 175, 190, 192, 203, 207, 222, 222 note 55, 227, 349, 363 Choiseul, baronnie 131, 140, 370, 370 note 5, 373 Coeuvres 95, 102, 105 Coissy 98 Cologne 34, 184, 185, 186, 186 note 56, 190, 209, 216, 216 note 39, 250, 251, 252, 255, 298 note 40, 330, 343, 361 Commercy, principauté 55, 66, 67 Compiègne 91 Corbeil 138 note 82 Cormicy 133, 371 note 17 Coucy 100 Coulommiers-en-Brie 263 note 1, 373 note 20 Courtrai 196 Creil 149 note 157 Croÿ, seigneurie 41, 228, 238, 258 Croÿville 143, 143 note 121, 156 Cruninghen au pays de Tergoes, voir Kruiningen Daigny 78 Damme 193, Dauphiné 150, 341 notes 46 et 50 Delft 196, 318 note 37 Desvres 100, 101 Dieppe 95, 381 note 48 Dijon 269 Dillenbourg 39, 178, 180, 259 Dixmude (Diksmuide) 193, 195 Dom(p)martin-sur-Vraîne 335 Donchéry 60, 62, 67 Doullens 95, 98, 102, 113 Dreux 137, 137 note 77, 142 Éclaibes 216, 219, 222, 222 notes 54 et 55, 223, 226, 227 Enkhuizen 301 Épernay 113, Espagne 24, 29, 33, 39, 40, 63, 63 note 27, 99, 140, 149 note 159, 158 note 10, 160, 161, 163, 163 note 42, 165, 167,

index des lieux

171, 178, 180, 181, 182, 198, 208, 236, 239, 240, 242, 243, 244, 252, 254, 258, 259, 288, 301, 341, 343, 362, 363 Étaples 90, 95 note 28 Eu, comté 59 note 15, 133 note 37, 142, 145, 232, 279, 280, 281, 359, 370, 370 note 2, 380 Fénétrange 50, 65, 66, 66 note 39, 67, 239, 252, 258, 337, 338, 338 note 8, 339, 344, 347 note 43, 349, 351, 352, 353, 360 Fermo (Italie) 269 note 18 Flandre, comté 30, 31, 34, 40, 87, 90, 99, 135 note 63, 159, 163, 170, 175, 177, 184, 190, 193, 193 note 85, 194, 195, 196, 198, 203, 207, 208, 209, 221, 249, 250, 286, 291, 312, 313, 327, 362, 363 Fontenoy 56, 258, 336, 337, 337 note 6, 340, 344, 346, 347 note 43, 349 Fontenoy-le-Château, comté 239, 258, 335 Francfort 157, 240, 288, 292, 296, 297, 305, 316, 317 note 33, 324 Francheval 78, 83 Fromessent 90, 95 note 28, 105 Gand (Gent) 30, 47, 102, 167, 171, 180, 181, 182, 184, 193, 195, 196 note 101, 245, 246, 247, 250, 253, 287, 361 Geertruidenberg, voir Mont Sainte Gertrude Genève 73, 110, 134, 135, 140, 140 note 98, 148, 149, 216 Gent, voir Gand Givonne 78 Glaire 78 note 32, 142, 142 note 112, Grave 208, 216 Grenoble 149 note 157 Gué d’Hossus 143, 143 note 121, 144, 144 note 123 Haarlem 315 Hainaut 30, 40, 42, 49, 51, 87, 89, 98, 99, 155, 159, 169, 175, 178, 184, 187,

190, 195, 198, 199, 203, 207, 208, 209, 215, 219, 221, 222, 223, 236, 237, 238, 242, 244, 250, 251, 254, 258, 298, 311, 312, 313, 333, 341, 349, 353, 358, 362, 363, 364 Harchies, marquisat 155 Haucourt 101, 105 Havre, Le 113 Heverlee 23 note 1, 175, 203, 204 note 12, 207, 207 note 19, 208, 209, 218, 219, 229, 313 note 15, 349, 363 Hierges 143, 147 Hucqueliers 90 Hulst 208, 218, 219 Huy 180, 190, 191, 209, 229 note 76, 313 Ieper, voir Ypres Île de France 45 Isles, marquisat 280 note 60, 370 Italie 92, 269 Joinville 60 note 15, 133, 271, 273, 284 note 2, 363 Kirchberg 81 note 38 Kruiningen 301 La Chapelle 78 La Charité sur Loire 152 note 179 La Fauche (Lafauche), baronnie 131, 133 note 38, 267, 269, 270, 370 note 5, 373 note 19 La Fère 90, 97 La Ferté-sous-Jouarre 144, 145 note 128 La Haye 252, 253, 253 note 77, 254, 255, 296, 298, 300, 301, 304, 305, 315, 327, 363 Lamotte, maison forte de 142 Langres 267 Launois-sur-Vence 146, 147 Lausanne 110 L’Écluse (Sluis) 193, 195, 208, 216 Leyde 288, 292, 294, 296, 297, 297 notes 37 et 39, 298, 300, 305, 306, 307, 308, 310, 315, 315 note 25, 316, 316

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i n dex des lieux

note 29, 317, 318, 319, 319 note 41, 321, 322, 327, 329, 330, 330 note 69, 331, 332, 363 Lhor 346 Liège 34, 50, 69 note 3, 82, 180, 190, 209, 296, 301, 303, 304, 305, 312, 313, 318 note 37, 331, 358, 360 Lille 99, 103, 163, 167, 209 note 25 Lillers 209, 215, 226 Linchamps, château et terre souveraine 59, 60, 143, 147, 150, 263, 279 Loisy-en-Brie 144 Londres 110, 249, 258 Longny-au-Perche, baronnie 140, 142 note 113, 370, 370 note 6, 371, 376Lonny, seigneurie 142 Loo, domaine 298, 327 Lorette 255 Lorraine, duché 23, 25, 27, 34, 36, 41, 48, 50, 51, 55, 56, 58, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 69, 112, 129, 148, 149, 152 note 179, 235, 236, 238, 239, 242, 251, 252, 258, 259, 267, 333, 340, 342, 342 note 26, 343, 344, 352, 353, 357, 358, 360, 361, 363 Madrid 34, 161, 162, 163 notes 38 et 41, 164, 165, 180, 182, 184, 220, 243, 244, 248, 248 note 51, 255, 258, 259, 340, 341, 361 Malines (Mechelen) 156, 166, 170, 178, 289, 291, 316 Mantoue 58, 59, 64, 263 Marbourg 134, 287 Marche-en-Famenne 171, 172, 180, 247, 252, 342 Mariembourg 35, 143, 222, 222 note 55 Maubert-Fontaine 143, 215 Maurupt 131 note 27, 143 note 117, 370 note 5 Mayence (Mainz) 298 note 40 Mazures, Les 146 Mechelen, voir Malines Meghem (Meghen) 193, 289, 291, 294, 296 note 31, 305, 313, 316 Menen, voir Menin

Menin (Menen) 193 Metz 27, 34, 35, 61, 62, 149 note 157, 345, 346, 358 Meuse, fleuve 43, 44, 50, 55, 56, 57, 59, 62, 63, 64, 66, 67, 68, 69 note 3, 113, 142, 142 note 112, 235, 237, 263, 278, 359, 360, 365 Mézières 80, 143, 146 Mittersheim 346 Moncontour 242 Mons 99, 187, 190, 190 note 67, 208, 216, 238, 242, 244, 250, 251, 254, 341, 342 Mont Sainte Gertrude (Geertruidenberg) 163, 181, 216, 220 Montcornet, baronnie et château (Ardennes) 23, 24, 25, 41, 43, 46, 63, 74, 113, 128, 129, 129 note 10, 130, 131, 133, 133 notes 37 et 38, 135 note 65, 136, 136 note 66, 141, 142, 143, 145, 145 note 128, 146, 149 note 158, 151 note 174, 153, 155, 192, 203, 228, 229, 232, 233, 242, 266, 271, 358, 359, 365, 370, 370 note 5, 376 Montcornet en Thiérache (Aisne) 145 note 128 Montdidier 90, 91, 92, 97, 101 note 60 Montpellier 287 Montreuil 192 Moulins 133 note 40, 149 Namur 42, 183, 184, 186, 248, 249, 250, 251, 312, 342, 342 note 26, 343 Nancy 42, 62, 258, 333, 334, 340, 344, 357, 358, 360, 361 Neuss 208, 209, 214, 216 Normandie 29, 73, 96, 101, 135 note 64, 137 note 77, 142, 145, 147, 153, 359, 363, 381 note 50 Novion-Porcien 147 note 146 Noyon 90, 91, 97, 103 Oise 89, 90, 97 Orléans 87, 87 note 1, 89, 90, 92, 93, 98, 99, 100, 112, 114, 134 note 51, 135 note 65, 136, 381 note 46

index des lieux

Ostende (Oostende) 195, 218, 221 Oudenaarde, voir Audenarde Outremeuse 69, 69 note 3, 83, 279 Parfondeval 145 note 128 Paris 24, 43, 45, 59 note 15, 61, 67, 76, 90, 97, 108, 127, 129, 133 note 37, 136 notes 68 et 69, 137 notes 77 et 79, 140 note 97, 146, 148, 149, 149 note 163, 150, 150 note 170, 151 notes 174, 175 et 176, 152, 208, 209, 232, 233, 243, 244, 251, 258, 259, 279, 280 note 61, 341, 343, 358, 375, 376, 376 note 27, 381 note 46, 382, 382 notes 59 et 61 Pavilly, prêche de 145 Pays-Bas 23, 24, 25, 29, 30, 31, 33, 34, 35, 36, 39, 40, 41, 43, 45, 47, 48, 50, 58, 64, 69, 74, 74 note 10, 90, 90 note 10, 98, 99, 100, 103, 108, 111, 113, 129, 141, 143, 145, 149, 155, 156, 157, 158, 159, 159 note 13, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 165 note 51, 166, 167, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 182, 183, 184, 186, 187, 190, 192, 193, 198, 203, 209, 214, 216, 216 note 39, 219, 223, 226, 228, 229, 232, 233, 235, 237, 238, 241, 242, 243, 243 note 28, 244, 245, 246, 248, 249, 251, 252, 253, 254, 255, 256, 258, 259, 274, 277, 284, 285, 287, 288, 289, 291, 293, 296, 298, 301, 305, 307, 308, 309, 310, 311, 312, 314, 315, 316, 330, 333, 340, 341, 342, 343, 344, 349, 353, 358, 359, 360, 361, 362, 365, 380 note 42 Pays-Bas espagnols 28, 33, 34, 36, 44, 46, 63, 87, 89 note 6, 97, 103, 134 note 47, 143, 149, 153, 191, 199, 204, 227, 235, 236, 241, 250, 252, 254, 263, 289, 291, 312, 333, 339, 357, 360, 363, 364 Péronne 218, 218 note 43 Phalsbourg, principauté 64 Philippeville 35, 143, 222, 222 note 55 Picardie 24, 41, 42, 43, 44, 45, 51, 87, 87 note 3, 89, 90, 91, 93, 95, 96, 97, 100, 100 note 55, 101, 103, 104, 104 note

69, 107, 108 note 5, 112, 113, 120, 133, 142, 175, 187, 192, 220 note 47, 228, 238, 275, 289, 311, 312, 313, 358, 359 Picquigny 102, 104, 113 note 28, 175 note 8 Pise 284 note 3 Poissy 140, 140 note 98 Pommery 103 Ponthieu 41, 113 Porcien, comté puis principauté 24, 46, 60 note 15, 128, 129, 130, 140, 141, 143, 153, 228, 229, 266, 358, 365 Provinces-Unies 31, 77 note 26, 128 note 7, 173, 198, 216, 252, 253, 254, 259, 288, 291, 293, 301, 304, 313, 314, 315, 318, 324, 327, 329, 363 Provins 113, 127, 136 note 66, 145, 151 Quercy 96 Rapenburg 297, 305, 306, 317, 327, 330 Ratisbonne 65, 253, 258 Raucourt 75 note 15, 78, 83 note 46 Reims 34, 36, 38, 64, 80, 107, 108, 113, 114, 115, 116, 120, 130, 145, 146, 358, 363 Renty 215, 226, 226 note 63, 227, 227 note 66 Renwez 142, 152, 152 note 181 Ressons, seigneurie 141, 142, 275Rethel, comté puis duché 59, 133, 138, 142, 145, 145 note 128, 146, 370, 382 note 56Revin 142, 143 Reynel, baronnie puis marquisat 44, 131, 131 note 27, 133, 133 note 37, 140, 141, 141 note 103, 145, 145 note 128, 52, 232, 267, 267 note 7, 269, 270, 271, 282, 370 note 5, 376, 379 Rhin 34, 69, 198, 216 Rocroi 35, 142, 143, 143 note 121, 144, 153, 215 Rome 58, 73, 91, 211, 255 Rouen 101, 114, 117, 137, 145, 149 note 164, 208, 267, 381 notes 47, 48 et 49, 382 note 56

397

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i n dex des lieux

Roumare, prêche 134 note 51, 145, 382 note 56 Rue 113 Rueil (édit) 82, 83 Rumigny, baronnie 138 Saint-Cloud 274 note 43 Saint-Dizier 144 Sainte-Menehould 113, 117, 136 note 66 Saint-Empire 25, 27, 29, 30, 31, 33, 34, 39, 40, 51, 55, 56, 58, 64, 65, 67, 69, 72, 83, 89, 108, 128 note 7, 129, 133 note 40, 135, 136, 141, 145, 146, 146 note 137, 176, 183, 187, 235, 236, 240, 242, 252, 253, 254, 256, 259, 312, 316, 331, 336, 340, 344, 346, 347, 353, 357, 358, 359, 360 Saint-Florentin, vicomté 280 note 60 Saint-Germain-en-Laye 121, 138, 139, 140, 140 note 97, 141, 274, 362, 369, 375, 380 note 44 Saint-Hubert, abbaye 147, 147 note 143 Saint-Menges 78, 78 note 32 Saint-Omer 34, 42, 103, 226, 358 Saint-Pierre-à-Arnes 142 Saint-Quentin 101 Saint-Trond 149 Saint-Vaast, abbaye, Arras 286 note 8, 287 Saint-Valéry 113 Salm, comté 65 Salouel 102 Sarrewerden, comté 64 Schalbach 346 Sécheval 146 Sedan 44, 50, 61, 62, 62 note 19, 68, 72, 74, 74 note 11, 77, 78, 83, 84, 110, 136 note 68, 138, 142, 144 note 123, 145, 153, 175, 192, 198, 209, 229, 232, 291 note 22, 313, 360, 365, 381 note 50 Sedan, principauté 44, 61, 63, 69, 75, 75 note 15, 76, 77 note 25, 78 note 32, 141, 191, 199, 360, 362

Seninghem, comté 129, 129 note 10, 266, 370 note 5 Sens 122 Servy, baronnie 280 note 60 Sluis, voir L’Écluse Soissons 95, 112 Somme 41, 42, 89, 98, 112, 238, 358 Stenay 62, 63 Strasbourg 110, 135 notes 58 et 65, 136, 136 note 69, 137 note 77, 143 note 115, 153 Thiembronne 90 Thiérache 89, 103, 145 note 128 Tingry 90 Toul 34, 62, 80, 358 Tournai 34, 42, 139, 178, 196, 240, 274, 289, 303, 358 Troyes 107, 108, 109, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 120, 122 Utrecht 34, 67, 296, 300 note 53, 312, 313, 314 note 21 Valenciennes 25, 99, 149, 341, 352 Venlo 208, 216 Verdun 34, 44, 55, 62, 80, 358 Vermandois 89, 92, 97, 103, 118 Vienne 55, 58, 183, 249, 253, 259, 287, 288, 292, 294, 317 note 33, 340 Villers-Cernay 78 Vincennes 25, 130, 277 note 54 Vistingen, voir, Fénétrange Vitry-le-François 35, 278 note 57 Vosges 56, 64, 152 note 179, 335 Vouziers 136 Wassy 74, 90 note 13, 135, 144, 145, 359 Watènes, fief 286, 287, 292 note 25 Westkwartier 159 Wittenberg 287 Ypres (Ieper) 193, 195, 209 note 25 Yvois (plus tard Carignan) 55, 63, 67

Biographie des auteurs Anne Mieke Backer a fait ses études en Histoire de l’Art à l’académie de Meuron (Neuchâtel) et à l’académie des Beaux-Arts AKI en 1974 sur le design d’espaces extérieurs monumentaux sous la direction du professeur Hardy. Elle travaille actuellement dans le design d’extérieur. Elle est auteure dans le domaine de l’histoire du jardin et du paysage et a publié, entre autres, Gids voor de Nederlandse tuin- en landschapsarchitectuur (4 vol., De Hef publishers, 1995-2000) avec Carla S. Oldenburger-Ebbers et Er stond een vrouw in de tuin. Over de rol van vrouwen in het Nederlandse landschap (De Hef publishers, 2016), qui a remporté le prix Ithaka (2017) et le prix René Péchère (2018). Aurélien Behr est enseignant certifié en histoire-géographie depuis 2012 et prépare une thèse à l’Université de Lorraine sur La principauté de Sedan, une entité originale entre deux mondes, depuis sa formation jusqu’à digestion par la France 1400-1700, sous la direction de Bruno Maes et Hugues Daussy. Il est l’auteur de Sedan, enjeu international et confessionnel 1520-1685 (SHAS et Guéniot éditions, 2016). Olivia Carpi, maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Picardie-Jules Verne (Amiens), membre du Centre d’Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits, est une spécialiste des guerres de religion françaises. Elle a notamment publié Une république imaginaire. Amiens pendant les troubles de religion (1559-1597) (Belin, 2005) et Les guerres de Religion (1559-1598). Un conflit franco-français (Ellipses, 2012). Elle a dirigé dernièrement Guerres et paix civiles de l’Antiquité à nos jours. Les sociétés face à elles-mêmes (Presses Universitaires du Septentrion, 2018). Nette Claeys a obtenu son master en histoire à la KU Leuven en 2019, avec un mémoire sous la direction de Violet Soen, consacré à Diane de Dommartin, intitulé Tres illustre et tres Vertueuse. De rol van Diane de Dommartin en haar transregionale familie in de religieoorlogen van de zestiende en zeventiende eeuw. Gustaaf Janssens est professeur émérite de la KU Leuven et archiviste honoraire des Archives de l’État en Belgique. Il a exercé les fonctions d’archiviste des Archives du Palais royal (comme chef de section aux Archives générales du Royaume) de 1988 à 2013, et de professeur à mi-temps associé au programme interuniversitaire en archivistique (Vrije Universiteit Brussel/KU Leuven/ UGent et UAntwerpen), de 2000 à 2014. Il est aussi membre de la Commission royale d’Histoire depuis 1998, et de l’Academia Europea e Iberoamericana de Yuste (Estrémadure – Espagne) depuis 2000. Ses publications concernent l’archivistique, l’histoire politique de la Belgique et de la monarchie en Belgique aux xixe et xxe siècles et l’histoire politique et religieuse des anciens Pays-Bas sous les règnes de Charles Quint et de Philippe II.

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b i ogr a p hie des auteur s

Alain Joblin est professeur émérite en histoire moderne de l’Université d’Artois (Arras). Ses travaux portent sur les communautés protestantes du Nord de la France du xvie au xxe siècle. Son dernier ouvrage paru est intitulé Les protestants de la Côte au xviie siècle (Boulonnais, Calaisis) (Honoré Champion, 2012). Yves Junot est maître de conférences en histoire moderne à l’Université Polytechnique Hauts-de-France (Valenciennes). Ses recherches portent sur la société des Pays Bas espagnols, ses frontières et ses dynamiques migratoires et d’exil. Actuellement, il se consacre aux discours et pratiques des acteurs locaux et groupes d’intérêts dans la réconciliation avec la monarchie hispanique et la renégociation de l’obéissance. Il a publié Les bourgeois de Valenciennes. Anatomie d’une élite dans la ville (1500-1630) (Presses Universitaires du Septentrion, 2009), et coédité L’identité au pluriel : jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles (Revue du Nord, Collection Histoire, Hors-série 30, 2014) et Confisquer, restituer, redistribuer. Punition et réconciliation matérielles dans les territoires des Habsbourg et en France (xvie et xviie siècles) (Presses Universitaires de Valenciennes, 2020) avec Violet Soen. Tous deux coordonnent le nœud « Bourgogne-Flandre » du réseau « Red Columnaria » (recherche sur les frontières des monarchies ibériques) dont ce volume est issu ainsi que Revolt, Pacification and Reconciliation in the Spanish Habsburg Worlds (à paraître chez Brepols). Odile Jurbert est archiviste-paléographe et a travaillé sur les minorités pro­ testantes. Elle oriente ses recherches sur les relations entre réformés de France et de l’Empire avant la Révocation. Elle a publié « Réforme et protestants en Lorraine méridionale au xvie siècle », dans les Annales de la société d’émulation du département des Vosges (2009), « Protestants de l’Aisne sous l’Ancien Régime : de la persécution à la renaissance… » dans les Mémoires de la fédération des sociétés savantes de l’Aisne (2010), « Les Sedanais de Mannheim (1652-1688). De l’émigration économique au refuge religieux » dans le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français (2015). Elle prépare l’édition française des délibérations de l’Église réformée française de Mannheim (1652-1689). Sanne Maekelberg est titulaire d’un master en sciences de l’ingénieur (ingénieur civil architecte) de la KU Leuven (2014), dont le mémoire porte sur la reconstruction virtuelle de la Cour du Prince à Bruges, résidence des ducs de Bourgogne au xve siècle. En 2019, elle a soutenu une thèse financée par le Bijzonder Onderzoeksfonds de la KU Leuven, et intitulée The residential system of the high nobility in the Habsburg Low Countries : the Croÿ case, sous la direction de Krista De Jonge et Pieter Martens. Elle y analyse le réseau des résidences de Charles de Croÿ-Chimay (1560-1612) comme système intégré au mode de vie aristocratique. Actuellement, elle est chercheuse postdoctorale au Centre for Privacy Studies de l’université de Copenhague, en association avec la Royal Danish Academy.

biog ra phie des auteurs

Pieter Martens, ingénieur-architecte diplômé de la KU Leuven, est professeur en histoire de l’architecture à la Vrije Universiteit Brussel (VUB). Ses travaux se concentrent sur l’architecture militaire, la guerre de siège et l’iconographie urbaine au xvie siècle. Sa thèse de doctorat (KU Leuven, 2009) a reçu des prix pour son utilisation des sources d’archives et pour sa contribution à l’histoire militaire. Il a également étudié à l’université de Rome « La Sapienza » et a été chercheur postdoctoral de la Research Foundation Flanders (FWO, 2010-2013), chargé de recherches du Fonds de la Recherche Scientifique (FNRS, 2013-2016), coordinateur du programme européen PALATIUM sur les résidences de cour (ESF, 2010-2015), et membre de la Jonge Academie (2014-2019). Il est lauréat (Classe des arts) de l’Académie royale flamande de Belgique des sciences et des arts (KVAB, 2015) et membre de l’Académie royale d’Archéologie de Belgique. Tomaso Pascucci est doctorant en histoire moderne à l’Université de FrancheComté (Centre Lucien Febvre, EA 2273). Il prépare sous la direction d’Hugues Daussy une thèse qui porte sur les Expériences du pouvoir féminin pendant les guerres de Religion : l’exemple des « Princesses de la Ligue ». Il est l’auteur de « Basculement confessionnel et engagement politique au début des guerres de Religion : le cas d’Antoine de Croÿ, prince de Porcien » dans la Revue historique (2018) et de divers comptes rendus parus dans la European Review of History, l’Archivio storico italiano et la Revue d’histoire du protestantisme. Violet Soen est professeure d’histoire moderne à la KU Leuven et spécialiste des guerres de religion du xvie siècle. Elle a été visiting professor à l’Université de Valenciennes en 2016 et à l’Université de Californie, Berkeley en 2018. Membre de la Jonge Academie (2013-2018), elle est la plus récente lauréate (Classe des sciences humaines) de l’Académie royale flamande de Belgique des sciences. Ses livres retracent la révolte des anciens Pays-Bas, et notamment le rôle du pardon général et de l’inquisition (KVAB/Académie Royale, 2007) et les négociations de paix (Amsterdam University Press, 2012). Dans ses travaux actuels, elle nourrit une attention particulière pour l’histoire croisée des frontières, en dirigeant le groupe de recherche www.transregionalhistory.eu. Avec Yves Junot, elle a coédité L’identité au pluriel : jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas, xive-xviiie siècles (Revue du Nord, Collection Histoire, Hors-série 30, 2014) et Confisquer, restituer, redistribuer. Punition et réconciliation matérielles dans les territoires des Habsbourg et en France (xvie et xviie siècles) (Presses Universitaires de Valenciennes, 2020), et coordonne le nœud « Bourgogne-Flandre » de « Red Columnaria », dont ce volume est issu, ainsi que Revolt, Pacification and Reconciliation in the Spanish Habsburg Worlds à paraître chez Brepols. Elle est éditrice en chef de la série Habsburg Worlds chez Brepols et de la revue Journal of Early Modern Christianity chez De Gruyter, et membre de la rédaction de la revue Early Modern Low Countries et de la Revue d’histoire ecclésiastique.

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b i ogr a p hie des auteur s

Jonathan Spangler est senior lecturer en histoire à la Manchester Metropolitan University en Angleterre, et membre de la Royal Historical Society et du comité de la Society for Court Studies dont il coédite le journal The Court Historian. Après un doctorat en philosophie à l’Université d’Oxford en 2003, il a publié The Society of Princes (Ashgate, 2009), qui s’intéresse à la fortune des LorraineGuise et d’autres princes étrangers dans la France du xviie siècle. Des travaux récents ont exploré le rôle du « transrégionalisme » aristocratique dans les régions frontalières, notamment dans les Pays-Bas méridionaux et en Lorraine. Ses projets actuels incluent une étude de la haute noblesse de Lorraine sous ses derniers ducs indépendants (1660-1737) ainsi qu’une étude comparative du rôle de Monsieur, frère de Louis XIV, dans la monarchie française. Sylvia van Zanen a étudié à l’Université de Leyde où elle s’est spécialisée en histoire du livre et en histoire des sciences. Elle a travaillé à la Bibliothèque Royale de La Haye, au Rijksmuseum d’Amsterdam et à l’Université de Leyde où elle a soutenu sa thèse en 2016 sur le réseau de correspondance du botaniste Charles de L’Escluse (Carolus Clusius), publiée depuis : Planten op papier. Het pionierswerk van Carolus Clusius (1526-1609) (Walburg Pers, 2019). En 2017, elle a obtenu le Van de Sande fellowship des Bibliothèques universitaires de Leyde. Actuellement, elle est research associate pour l’édition du journal de voyage de l’illustrateur naturaliste Pieter van Oort dans les Indes orientales néerlandaises, en collaboration avec Andreas Weber : De reisdagboeken en natuurtekeningen van Pieter van Ooort (1826-1834) (Walburg Pers, 2 vol., 2021). Depuis 2014, elle contribue à la rédaction du Jaarboek voor Nederlandse Boekgeschiedenis/Yearbook for Dutch Book History. Elle est en outre rédactrice en chef de la revue De Boekenwereld.

Planches en couleurs

Planche 1 (fig. 1.3) Vue aérienne des ruines du château de Montcornet.

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Planche 2 (fig. 1.4) Adrien de Montigny, Principauté de Porcean, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, redigee au vray par escript, et selon le contenu des tous les vieulx titres et chartres trouvees et delaissees par les predecesseurs de ladicte mayson en leurs chanceleries et tresories le tout receiulle et mis en lumiere par Charles Syre et Duc de Croy et d’Arschot, Hs. 7, c. 1606-1610.

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Planche 3 (fig. 1.5) Adrien de Montigny, Villaige et chastiau de Montcornet, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610.

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Planche 4 (fig. 2.1) Carte des duchés de Lorraine et de Bar, des Trois Évêchés et des Pays environs, extrait de Didier Bugnon, Les droits seigneuriaux, vers 1700.

Planche 5 (fig. 2.3) Teston aux armes de Croÿ, Dommartin-La Marck et Bissipal, 1618.

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Planche 6 (fig. 4.1) Artiste inconnu français, Portrait de Louis Ier de Bourbon, prince de Condé (1530-1564), c. 1561.

Planche 7 (fig. 4.2) Les ruines du château des Lannoy à Folleville.

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Planche 8 (fig. 4.3) Antonio Della Porta et Pasio Gaggini, Les gisants de Raoul de Lannoy et de Jeanne de Poix, c. 1506/1508-1520, église Saint-Jacques-le-Majeur-et-Saint-Jean-Baptiste de Folleville.

Planche 9 (fig 4.4) Les tombeaux de François de Lannoy et de Marie d’Hangest, milieu du xvie siècle, église Saint-Jacques-le-Majeur-et-Saint-Jean-Baptiste de Folleville.

Pla nches en couleurs

Planche 10 (fig. 7.1) Médaille de Philippe de Croÿ, troisième duc d’Aarschot, 1595, recto et verso.

Planche 11 (fig. 8.3) Portrait de Charles de Croÿ, prince de Chimay, puis quatrième duc d’Aarschot, Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ…, Hs. 7, c. 1606-1610.

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Planche 12 (fig. 8.4) Adrien de Montigny, Le château de Beaumont, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606.

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Planche 13 (fig. 8.5) Adrien de Montigny, Le jardin de Chimay, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606.

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Planche 14 (fig. 9.3) Adrien de Montigny, Le château de Chimay, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606.

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Planche 15 (fig. 9.5) Mobilité de Charles de Croÿ, d’après l’analyse des lettres missives conservées aux Archives Générales du Royaume de Belgique.

Bruges 30/11-1/12/1611 Furnes 2/12/1611 Bergues 3/12/1611

Diksmuide 29/11/1611 Ieper Comines 28/11/1611 25/11/1611

Cassel 4/12/1611

Saint-Omer 5/12/1611 Lillers 6/12/1611

Tournai Lille 9/12/1611 Béthune 27/11/1611 8/12/1611

Arras Valenciennes Douai 7/12/1611 8/12/161110/12/1611

Brussels 13/12/1611 Halle 12/12/1611 Mons 11/12/1611

Planche 16 (fig. 9.6) Itinéraire de Charles de Croÿ en Flandre, Artois et Hainaut en novembre et décembre 1611.

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Planche 17 (fig. 9.7) Mathieu Bollin, Carte montrant l’emplacement des campements militaires autour d’Arras, dans Albums de Croÿ, Hs. 42, 1596.

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Planche 18 (fig. 9.8) Pierre Le Poivre (attribué à), Plan des fortifications d’Amiens, 1597, dans Albums de Croÿ, Hs. 42, 1596. 

Planche 19 (fig. 9.9) Pierre Le Poivre, Plan pour la fortification du château d’Éclaibes, 1597, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606.

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Planche 20 (fig. 9.10) Adrien de Montigny, Le château d’Éclaibes vers 1596-1598, dans Albums de Croÿ, Hs. 38, c. 1606.

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Planche 21 (fig. 9.11) Adrien de Montigny, Le château d’Éclaibes vers 1601, dans Albums de Croÿ, c. 1606.

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Planche 22 (fig. 9.12) Pierre Le Poivre, Plan du château fortifié de Renty, 1614.

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Planche 23 (fig. 9.13) Adrien de Montigny, Chastiau de Porcean, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610.

Planche 24 (fig. 9.14) Adrien de Montigny, Le chastiau et bascourt de Montcornet, dans Vraye origine, genealogie et deschente de la maison de Croÿ, Hs. 7, c. 1606-1610.

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Planche 25 (fig. 9.15) Itinéraire de Charles de Croÿ et de Marie de Brimeu de Sedan à Anvers en 1582.

Planche 26 (fig. 9.16) Comparaison des localités représentées dans les Albums de Croÿ (à gauche) et les lettres missives (à droite).

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Planche 27 (fig. 10.1) Anonyme, Portrait (présumé) de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, xviie siècle.

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Planche 28 (fig. 10.2) Médaille de Charles-Philippe de Croÿ, marquis d’Havré, 1601.

Planche 29 (fig. 10.3) Monogramme de Charles-Philippe de Croÿ et de Diane de Dommartin à l’extérieur de la chapelle castrale de Fénétrange, après 1584.

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Planche 30 (fig. 12.1) Jacob de Monte, Charles de L’Escluse à l’âge de 59 ans, 1585.

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Planche 31 (fig. 12.2) Portrait de Marie de Brimeu, dans Jacques de Bie [graveur], Livre contenant la genealogie et descente de ceux de la Maison de Croy tant de la ligne principale estant chef du nom et armes d’icelle que des branches et ligne collaterale de ladicte Maison, s.l., s.n., s.d. [Anvers?, c. 16061612], coloré à la main par Dirk Janszoon van Santen.

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Planche 32 (fig. 13.8) Johann Walther, Vue d’ensemble du château d’Idstein et de son jardin, extrait de Florilège de Jean Nassau-Idstein, Idstein, Johann Walther, 1652-1665.

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Planche 33 (fig. 13.9) Découpages et collage de Anne Mieke Backer pour faire comprendre ce que Marie de Brimeu entendait par un « jardin comme une tapisserie ». Le résultat fait effectivement penser à une tapisserie « millefleurs », comme par exemple : Atelier flamand, La Dame à la licorne, c. 1484-1500.

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Planche 34 (fig. 14.3) Ruines du château de Fontenoy.

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Planche 35 (fig. 14.4) Fonts baptismaux, donnés par Louis de Dommartin à l’église Saint-Mansuy de Fontenoy-le-Château, 1552.

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Planche 36 (fig. 14.5) La grande borne de Diane de Dommartin, près du village de Fontenoy.

Planche 37 (fig. 14.6) Château de Fénétrange.

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Planche 38 (fig. 14.7) Armoiries de Dommartin et de Croÿ dans la chapelle castrale de Fénétrange, après 1584.

Planche 39 (fig. 14.8) Monogramme de Diane de Dommartin et de Charles-Philippe de Croÿ, provenant des ruines du château de Fontenoy en 1596, reconstruction lors de la rénovation en 2009.

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Planche 40 (fig. 14.9) Anonyme, Dorothée de Croÿ, xviie siècle.

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