Neutrinos: Les messagers de l'invisible
 9782759826193

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“title” — 2021/8/28 — 19:00 — page 1 — #1

Collection « Une Introduction à » dirigée par Michèle Leduc et Michel Le Bellac

Neutrinos Les messagers de l’invisible

François Vannucci

EDP Sciences 17, avenue du Hoggar Parc d‘activités de Courtaboeuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France

“Copyright” — 2021/9/29 — 16:16 — page II — #1

Dans la même collection Vertigineuses symétries Anthony Zee, traduit par Michel Le Bellac Le temps des neurones – Les horloges du cerveau Dean Buonomano, traduit par Michel Le Bellac Voyage dans les mathématiques de l’espace-temps Stéphane Collion Les planètes et la vie Thérèse Encrenaz, James Lequeux et Fabienne Casoli Quantique : au-delà de l’étrange Philip Ball, traduit par Michel Le Bellac Un siècle de gravitation Ron Cowen, traduit par Michel Le Bellac Atomes, ions, molécules ultrafroids et technologies quantiques Robin Kaiser, Michèle Leduc et Hélène Perrin Retrouvez tous nos ouvrages et nos collections sur http://laboutique.edpsciences.fr Illustration de couverture : Gargamelle: first neutral current, ©1973-2021 CERN (License : CC-BY-4.0) Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2379-6 – ISBN (ebook) : 978-2-7598-2619-3 © 2021, EDP Sciences, 17, avenue du Hoggar, BP 112, Parc d’activités de Courtabœuf, 91944 Les Ulis Cedex A Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Des photocopies payantes peuvent être réalisées avec l’accord de l’éditeur. S’adresser au : Centre français d’exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél. : 01 43 26 95 35.

Avant-propos Un nouveau livre sur les neutrinos, pourquoi faire ? Grâce à leurs propriétés très spéciales, les neutrinos sont les plus fascinantes des particules élémentaires. Donnons quelques justifications à cette affirmation. - Mille milliards de neutrinos venant du Soleil arrosent ma main chaque seconde sans le moindre effet, et ceci aussi bien de jour que de nuit. En effet, durant la nuit, presque tous les neutrinos traversent toute l’épaisseur de la Terre sans être arrêtés : pour eux, notre planète est transparente. Ceci vient de leur très faible probabilité d’interaction avec la matière, les neutrinos sont des particules fantômes. Cette propriété permet de comprendre pourquoi ils révèlent les détails de phénomènes très dissimulés : ils participent au fonctionnement du Soleil, ils espionnent l’intérieur des réacteurs nucléaires, ils vérifient les prédictions concernant les implosions de supernovae, ils offrent la possibilité, pour le moment hors de portée, de révéler une image de l’Univers une seconde après sa naissance. - Par ailleurs les neutrinos ne sont pas éternels. Non qu’ils se désintègrent, quoiqu’on ne sache pas exactement ce qu’il en est, mais ils donnent lieu à un phénomène encore plus troublant : l’oscillation. Il existe trois types de neutrinos bien distincts, souvent appelés saveurs, et ces types présentent une probabilité de se mélanger de telle sorte que leur évolution dans le temps amène à une conversion spontanée d’un premier type en un différent. Cela conduit à un problème existentiel sur leur nature ; le neutrino est tantôt d’un type, tantôt d’un autre, ce qui n’est connu qu’au moment de la détection, et ce phénomène d’oscillations met en scène les aspects les plus subtils de la mécanique quantique. - Reliques du Big Bang, ils sont infiniment plus nombreux que les autres particules de matière. Dans l’Univers, il existe plusieurs milliards de fois plus

de neutrinos que de protons. Leurs masses individuelles sont infinitésimales mais leur nombre tellement surabondant fait que la somme de toutes les masses des neutrinos existant dans l’espace avoisine celle de toutes les étoiles peuplant l’ensemble des galaxies. Toutes ces connaissances déroutantes sont l’aboutissement de longues années d’études qui se sont poursuivies sur quelques décennies de manière très active. Cet ouvrage racontera comment les grandes étapes de cette recherche se sont déroulées. Mais il mettra aussi l’accent sur les questions encore en suspens car, malgré les progrès remarquables déjà accomplis, des problèmes subsistent que de nouvelles expériences en préparation tenteront de résoudre. La liste des grandes questions toujours ouvertes sera examinée, et nous comprendrons que les neutrinos détiennent peut-être les clés de grandes énigmes qui agitent la physique contemporaine. - Où est passée l’antimatière ? Les neutrinos peuvent donner la réponse en mettant en évidence une différence de comportement entre neutrinos et antineutrinos. Dans quelques années, le problème devrait être clarifié, grâce à de gigantesques expériences qui sont en chantier. - De quoi est formée la matière sombre de l’Univers qui ne transparaît que par effet gravitationnel ? De nouveaux types de neutrinos de masse relativement élevée apporteraient une explication naturelle convaincante. - Qu’est-ce que l’énergie noire, cause de l’accélération observée dans l’expansion universelle ? Des neutrinos dotés d’une masse dépendant de leur densité de présence ont été proposés. Cela reste une spéculation très hardie. On discutera donc l’apport des neutrinos dans ces énigmes majeures que pose la physique d’aujourd’hui et on décrira les besoins expérimentaux nécessaires à mettre en œuvre pour aller de l’avant. On insistera en particulier sur l’idée de neutrinos « stériles », c’est-à-dire de neutrinos d’un type complètement nouveau, largement médiatisé récemment. Il y a de bonnes raisons de croire à leur existence. . . et aussi de moins bonnes. Les neutrinos stériles ont été revendiqués pour élucider certaines anomalies expérimentales qui restent inexpliquées et qui pourraient provenir de simples erreurs d’analyse ou d’interprétation. La physique des neutrinos a toujours vécu avec quelques persistantes anomalies qui peuvent se résoudre en imaginant davantage de types de neutrinos. Il existe aussi une raison forte de les envisager puisque de nouveaux états de neutrinos deviennent nécessaires si on en croit la théorie qui donne un cadre pour comprendre l’apparition des toutes petites masses mesurées depuis peu que possèdent les neutrinos connus. L’hypothèse de nouveaux types de neutrinos, prédits dans certains modèles, indiquerait une voie originale vers la Nouvelle Physique si convoitée par les physiciens qui veulent sonder le monde au-delà du Modèle Standard qui rend compte aujourd’hui avec une grande précision de la

IV

Avant-propos

physique de l’infiniment petit. Cela aiderait à baliser une direction de recherche à suivre dans le futur. On décrira l’effort entrepris dans ce but, et on donnera les limites déjà recueillies quant à la possible existence de ces objets supplémentaires. Finalement, on esquissera les autres développements à envisager pour le futur. Ce livre se veut un ouvrage à la portée du public éclairé intéressé par les dernières nouvelles de la physique la plus fondamentale, il s’adresse aussi aux étudiants aventureux qui souhaiteraient se lancer dans de telles recherches. Par leurs propriétés fantomatiques, les neutrinos nourrissent le rêve. Avec eux, on touche du doigt l’invisible. Nulle autre particule n’aura inspiré des romans ou des poèmes, comme celui qu’écrivit John Updike, écrivain américain bien connu, en 1973 : Neutrinos, they are very small They have no charge and have no mass And do not interact at all. . . Ce qu’on peut traduire par : Les neutrinos, ils sont tout petits Ils n’ont ni charge ni masse Et n’interagissent pas du tout. . . Bien sûr, on sait aujourd’hui qu’ils ont une masse, mais si petite qu’un poète a bien le droit de la négliger ; c’est ce qu’on appelle la licence poétique. . . Les neutrinos symbolisent l’archétype de la recherche fondamentale, celle où l’on ne produit que de la pure connaissance. Et il est toujours bon de faire le point sur l’ultime savoir en résumant jusqu’où est arrivée aujourd’hui l’intelligence humaine pour supputer ce qu’on espère encore apprendre dans le futur pas trop lointain. Loin d’être un appauvrissement, l’adjonction à la chose visible de la chose invisible fait plus que de l’enrichir, elle lui donne un sens, elle la complète. Paul Claudel Positions et propositions

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

V

Table des matières III

Avant-propos 1 Un peu d’histoire 1.1 Le premier visiteur fantôme . . . . . 1.2 Mise en évidence du neutrino . . . . 1.3 Le second type de neutrino . . . . . 1.4 Neutrinos et antineutrinos . . . . . . 1.5 Et un, et deux, et trois neutrinos . . . 1.6 Le décompte des types de neutrinos

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1 2 5 8 11 14 15

2 Les neutrinos et le Modèle Standard des particules 2.1 Développement du Modèle Standard . . . . . . 2.2 Les interactions dans le Modèle Standard . . . 2.3 L’interaction électrofaible . . . . . . . . . . . . 2.4 L’interaction forte . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5 Le couronnement de la théorie . . . . . . . . . 2.6 Les interactions de neutrinos . . . . . . . . . .

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19 19 22 24 29 31 33

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37 37 39 41 43 45 46 47 48

4 Comment voit-on les neutrinos ? 4.1 Les premières détections de neutrinos . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2 Les chambres à bulles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3 Les calorimètres électroniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

51 52 55 57

3 Les multiples sources de neutrinos 3.1 Les réacteurs nucléaires . . . . 3.2 Les accélérateurs . . . . . . . . 3.3 Le Soleil . . . . . . . . . . . . . 3.4 Les supernovae de type II . . . 3.5 L’atmosphère . . . . . . . . . . 3.6 La Terre . . . . . . . . . . . . . . 3.7 Des sources extragalactiques ? . 3.8 Le Big Bang . . . . . . . . . . .

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4.4 4.5 4.6 4.7 4.8

Les détecteurs à effet Cerenkov . . . . Les dispositifs naturels géants . . . . . Les chambres à projection temporelle . Les émulsions . . . . . . . . . . . . . . Une interaction très différente . . . . .

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61 65 70 72 74

5 La genèse des oscillations 5.1 Les détections solaires radiochimiques . 5.2 La contribution de SuperKamiokande . 5.3 L’observatoire SNO . . . . . . . . . . . . 5.4 Les déficits solaires . . . . . . . . . . . . 5.5 Le déficit des neutrinos atmosphériques 5.6 Résumé des déficits de neutrinos . . . .

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77 77 79 81 84 86 89

6 Des neutrinos massifs, mais si peu 6.1 Les mesures directes de masses . . . . . . . . 6.2 Phénoménologie des oscillations . . . . . . . 6.3 Le tir groupé des réacteurs nucléaires . . . . 6.4 L’oscillation dans la matière . . . . . . . . . . 6.5 Bilan des oscillations : la masse des neutrinos 6.6 Neutrinos de Dirac et neutrinos de Majorana

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7 L’astrophysique des neutrinos 7.1 Les géoneutrinos . . . . . . . . . . . . . . 7.2 Tomographie de la Terre en neutrinos . . 7.3 Les supernovae . . . . . . . . . . . . . . . 7.4 Les neutrinos d’énergie extrême . . . . . . 7.5 Vers de nouvelles techniques de détection

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123 123 125 128 132 137

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141 142 145 146 147

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8 Les neutrinos et l’Univers 8.1 Les neutrinos cosmologiques . . . . . . . . . 8.2 L’antimatière dans l’Univers . . . . . . . . . . 8.3 Les expériences DUNE et HyperKamiokande 8.4 La matière sombre ; froide, chaude ou tiède ? 8.5 L’énergie sombre . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Pourquoi des neutrinos stériles ? 9.1 Les anomalies encore inexpliquées 9.2 Les neutrinos stériles et la théorie . 9.3 Le modèle vMSM . . . . . . . . . . 9.4 Une matrice de mélange étendue .

VIII

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Table des matières

9.5 9.6

Une recherche de neutrinos lourds . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148 Neutrinos lourds et masse manquante . . . . . . . . . . . . . . . . 151

10 Le futur de la physique des neutrinos 155 10.1 Les progrès à espérer prochainement . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 10.2 Les questions plus difficiles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 Bibliographie

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Liste des figures

163

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

IX

1 Un peu d’histoire Les neutrinos sont des particules élémentaires. À ce titre, ils sont les partenaires des électrons, protons et neutrons formant la matière ordinaire. Ils sont essentiels pour comprendre les interactions réciproques entre particules, pourtant leur contact avec notre monde est dérisoire. Pratiquement, ils interagissent infiniment peu avec le reste de la matière, ce sont des particules fantômes qui nous assaillent et nous traversent de toutes parts sans que nous en ressentions le moindre frémissement ; en conséquence, ils sont très difficiles à détecter et, plusieurs fois dans l’histoire, leur étude a donné lieu à des résultats douteux qualifiés d’anomalies. Malgré tout, notre connaissance des neutrinos a fortement progressé depuis l’audacieuse hypothèse de leur existence proposée par le physicien Wolfgang Pauli, et ceci grâce à l’utilisation d’énormes dispositifs expérimentaux. On mesure aujourd’hui assez précisément leurs attributs. Des interactions de neutrinos ont été analysées à partir de sources très variées tant naturelles qu’artificielles, ce qui a permis de progresser dans la compréhension du fonctionnement de ces sources aussi bien que des propriétés des neutrinos. On comprend pourquoi ces particules semblent vivre dans un monde parallèle, et le lancinant problème de leur masse, resté mystérieux pendant des décennies, commence à être résolu de manière satisfaisante. La surprise vient du fait que les masses trouvées leur octroient un rôle primordial au niveau de l’Univers dans sa globalité. Les neutrinos sont d’utiles outils pour comprendre le monde. Particules pratiquement indestructibles, ils permettent de capter une information directe venant de phénomènes très dissimulés. Ils révèlent les détails des processus intervenant au cœur même du Soleil, ils espionnent le combustible présent à l’intérieur des réacteurs nucléaires, ils sondent les entrailles de la Terre.

Mais cela a un prix car la détection de ces mystérieux objets relève souvent du tour de force. La saga des neutrinos raconte une histoire qui parfois se déroule en parallèle avec celle des autres particules élémentaires. Pourtant, dans la poignée des constituants de la matière leur place est primordiale, ils sont l’un des ingrédients obligatoires pour comprendre la phénoménologie des particules et par conséquent pour retracer l’évolution de notre Univers depuis son commencement. N’étant sensibles qu’à une seule interaction parmi les quatre interactions fondamentales connues, celle dite faible, ils sont un outil indispensable pour affiner les propriétés de cette dernière. Ils ne subissent ni l’interaction électromagnétique ni l’interaction forte, quant à la gravitation, elle est toujours négligeable dans ce contexte. La fréquentation quotidienne d’une particule, aussi discrète soit-elle, finit par entraîner une certaine familiarité, sinon une certaine tendresse. Pour ces raisons, une communauté fervente s’y attache. Pour marquer son originalité, elle demeure à l’écart des gros bataillons de physiciens des particules, et se réunit au cours de ses propres cycles de conférences. Cela tient peut-être au caractère encore fascinant d’une particule très spéciale qui ne se prive pas de réserver régulièrement des surprises. Son caractère fantomatique lui confère une place privilégiée indiscutable. Son invention fut « désespérée », selon les termes de Wolfgang Pauli. La mise en évidence expérimentale du premier neutrino se révéla très délicate, l’existence d’un second type de neutrino signa une demi-surprise et les premiers craquements de la théorie des particules sous-jacente qu’on appelle communément le Modèle Standard viennent de ce secteur. De plus, le neutrino pourrait détenir le secret de la disparition de l’antimatière et cela donne un objectif très concret aux physiciens qui espèrent résoudre cette énigme dans la décennie à venir. C’est le prochain défi que s’est fixé la communauté.

1.1

Le premier visiteur fantôme

Jusqu’en 1930, il semblait que les trois objets élémentaires connus à l’époque, proton, neutron et électron, suffisaient pour expliquer toutes les manifestations de la matière puisqu’ils permettaient de reconstruire l’ensemble des éléments naturels, de l’hydrogène aux atomes lourds. Ils expliquaient toute la table des éléments chimiques dite de Mendeléiev par un simple ajustement du nombre de protons et neutrons à l’intérieur des noyaux atomiques, les électrons, de charge électrique opposée à celle du proton, orbitant autour du noyau. En fait, le neutron ne sera découvert qu’en 1932 par Chadwick, mais on anticipait déjà une sorte d’ersatz neutre composé d’un assemblage proton-électron.

2

Chapitre 1. Un peu d’histoire

Énergie moyenne

Nombre d’électrons

F IGURE 1.1. Spectre continu des électrons détectés dans une désintégration β. Le graphe montre la distribution des électrons émis en fonction de leur énergie. L’énergie moyenne est aussi indiquée.

Comme souvent en recherche, une apparente anomalie exigea alors de réviser ce point de vue simplificateur. L’indice venait de la physique nucléaire : de l’énergie semblait disparaître dans un phénomène de désintégrations appelé radioactivité β, au cours duquel un électron est spontanément émis par un échantillon de matière instable. Or l’énergie se conserve toujours, c’est une règle d’or de la physique. Potentielle ou cinétique, calorique et ici nucléaire, l’énergie se transforme sans se perdre. Qu’indiquait cette désintégration β ? L’énergie emportée par l’électron, seule particule détectée dans un tel processus, s’avérait variable, ce qui ne concordait pas avec une conservation d’énergie, au contraire de ce qui se passait dans les autres désintégrations radioactives de types α et γ où les particules émises, noyau d’hélium ou photon respectivement, produisaient un spectre d’énergie en raies, c’est-à-dire de valeur bien fixée. La figure 1.1. montre le « spectre continu » mesuré dans une désintégration β. L’énergie de l’électron émis peut prendre toutes les valeurs comprises entre 0 et le maximum permis dans la réaction du fait des masses en présence. Dans les années 1920, pendant la période de flottement sur l’interprétation de ce résultat, Niels Bohr, le pape de la mécanique quantique, alla même jusqu’à émettre l’idée que peut-être l’énergie n’était conservée que « en moyenne » dans un tel phénomène. Le dilemme dura plusieurs années jusqu’à ce que Wolfgang Pauli (figure 1.2.), théoricien très imaginatif, suggère, dans une lettre restée fameuse datée de décembre 1930 qu’il envoya, par le truchement de Lise Meitner, à ses collègues « radioactifs » réunis à Tübingen pour le Congrès Solvay, l’hypothèse d’une nouvelle particule neutre, émise en même temps que l’électron et qui s’échappe après sa production sans laisser de trace. Ainsi, une partie de l’énergie disponible dans la réaction est accaparée par ce nouveau venu et semble donc disparaître. Plutôt que d’aller défendre son idée auprès de ses pairs, Pauli

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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La lettre de Pauli Zurich, le 4 décembre 1930 Chers Mesdames et Messieurs radioactifs, Je vous prie d’écouter avec beaucoup de bienveillance le messager de cette lettre. Il vous dira que pour pallier la « mauvaise » statistique des noyaux N et Li-6 et le spectre bêta continu, j’ai découvert un remède inespéré pour sauver les lois de conservation de l’énergie et les statistiques. Il s’agit de la possibilité d’existence dans les noyaux de particules neutres, de spin obéissant au principe d’exclusion, mais différentes des photons par ce qu’elles ne se meuvent pas à la vitesse de la lumière, et que j’appelle neutrons. La masse des neutrons devrait être du même ordre de grandeur que celle des électrons et ne doit en aucun cas excéder 0,01 de la masse du proton. Le spectre bêta serait alors compréhensible si l’on suppose que pendant la désintégration bêta, avec chaque électron est émis un neutron, de manière que la somme des énergies du neutron et de l’électron est constante..... J’admets que mon remède puisse paraître invraisemblable, car on aurait dû voir ces neutrons bien plus tôt si réellement ils existaient. Mais seul celui qui ose gagne, et la gravité de la situation, due à la nature continue du spectre, est éclairée par une remarque de mon honoré prédécesseur, Monsieur Debye, qui me disait récemment à Bruxelles : « Oh ! Il vaut mieux ne pas y penser du tout, comme pour les nouveaux impôts ». Dorénavant on doit discuter sérieusement toute voie d’issue. Ainsi, cher peuple radioactif, examinez et jugez. Malheureusement je ne pourrai être moi-même à Tübingen, ma présence étant indispensable ici pour un bal qui aura lieu pendant la nuit du 6 au 7 décembre. Votre serviteur le plus dévoué, W. Pauli. lui-même avait préféré assister à un bal qui devait avoir lieu dans son université de Zurich. Non seulement Pauli donnait une explication au spectre continu, mais en même temps il rétablissait la conservation du moment angulaire qui était également violée dans la désintégration en l’absence du « neutron » proposé. De nouveau, le neutron dont parle Pauli n’est pas celui qu’on connaît aujourd’hui et qui ne sera découvert que deux ans plus tard. Postuler l’existence d’une nouvelle particule était à l’époque un acte téméraire. Ce n’était qu’une solution « invraisemblable » selon son promoteur. Aujourd’hui, les théoriciens ont moins de scrupules pour inventer d’hypothétiques objets, ils sont devenus beaucoup plus téméraires. Mais l’idée, a priori révolutionnaire, expliquait si bien les

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Chapitre 1. Un peu d’histoire

F IGURE 1.2. Wolfgang Pauli (1900-1958) Prix Nobel 1945 pour le principe d’exclusion des particules qui s’applique en mécanique quantique. © CERN under CC-BY-4.0.

résultats expérimentaux qu’elle fut rapidement acceptée. Dès 1933, Enrico Fermi (1901-1954), Prix Nobel 1938 pour ses études sur les neutrons lents, écrivit la théorie sous-jacente ; il développa la phénoménologie d’un nouveau type de force, l’interaction dite faible, longtemps appelée interaction de Fermi (1). C’est lui qui baptisa l’objet encore hypothétique « neutrino », ce qui signifie petit neutre en italien et qu’on symbolise par la lettre grecque ν. Ainsi, l’interaction faible prenait toute sa place à côté des interactions forte et électromagnétique, sans oublier la gravitation qui reste hégémonique à grande échelle mais dérisoire au niveau de l’infiniment petit. Aucune nouvelle force ne sera découverte par la suite. Au contraire, le nombre de forces a diminué entretemps puisque force électromagnétique et force faible constituent aujourd’hui deux facettes de la force unifiée dite électrofaible, et on évoque une grande unification qui associerait la force forte dans un schéma commun. 1.2

Mise en évidence du neutrino

Unique particule ne subissant que la nouvelle force faible, le neutrino est une particule aux propriétés exceptionnelles. Mais cette originalité amène à un corollaire gênant : elle explique sa faible probabilité d’interaction et donc la difficulté de sa mise en évidence expérimentale. Heureusement pour les chercheurs, le neutrino n’est pas une particule absolument indétectable, sinon son existence serait demeurée une pure spéculation. Mais sa très improbable détection

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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F IGURE 1.3. Premier détecteur de capture des neutrinos d’environ 1 m de haut avec ses capteurs de lumière espionnant un volume sensible composé de scintillateur liquide. Il fut installé auprès d’un réacteur nucléaire. © Los Alamos.

nécessite l’aide de sources très abondantes de neutrinos ainsi que l’utilisation de détecteurs très massifs, et cela explique pourquoi il fallut attendre un quart de siècle, jusqu’en 1956, pour détecter expérimentalement une poignée de ces nouveaux objets au voisinage du réacteur nucléaire de Savannah River, dans l’état de Caroline du Sud. Le premier détecteur de neutrinos construit pour l’occasion est montré sur la figure 1.3. Il était constitué d’un volume réduit faisant moins de 1 m3 empli d’un scintillateur liquide espionné par des tubes photomultiplicateurs. En fait, le dispositif s’avéra trop petit et il fallut construire un détecteur dix fois plus gros, gigantesque pour l’époque, afin de mettre en évidence l’effet recherché. La technique utilisée sera détaillée dans le chapitre sur les méthodes de détection. Reines et Cowan (2) sont crédités de cette découverte. Un réacteur, en particulier ceux que gère EdF pour la production d’électricité, se fonde sur la fission de l’uranium. La fission est un phénomène de rupture nucléaire au cours de laquelle un noyau très lourd se scinde en deux noyaux plus légers accompagnés de quelques neutrons. Les réactions en jeu conservent bien sûr le nombre total de nucléons (proton + neutron), mais les noyaux de sortie sont très divers et pour la plupart radioactifs libérant des neutrinos par désintégrations β, ce qu’on peut génériquement écrire : X → X′ + e + ν Pour un échantillon au repos, la production est isotrope c’est-à-dire uniforme dans toutes les directions, et l’énergie portée par les neutrinos est caractéristique des phénomènes nucléaires, elle couvre une région entre zéro et une dizaine de

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Chapitre 1. Un peu d’histoire

Les unités d’énergie En physique des particules les énergies se mesurent en eV (électron-Volt), 1 eV étant l’énergie qu’acquiert un électron dans une différence de potentiel de 1 V. L’unité classique d’énergie utilisée en mécanique est le joule J, et la conversion donne : 1 eV = 1,6 10−19 C.V (coulomb.volt)= 1,6 10−19 J C’est une énergie très faible, les photons visibles qui viennent du Soleil possèdent des énergies autour de quelques eV. On emploie donc couramment des multiples de cette unité trop petite en physique des particules : - les phénomènes électroniques se cantonnent dans la gamme des keV (kilo, 103 ), - les énergies nucléaires sont de l’ordre du MeV (Méga, 106 ), - aux accélérateurs, on atteint les GeV (Giga, 109 ) et jusqu’aux TeV (Téra, 1012 ) dans le cas du collisionneur actuellement le plus puissant, le LHC en opération au CERN. - dans le rayonnement cosmique, on a détecté des particules possédant jusqu’au-delà des EeV (Exa, 1018 ). C’est une énergie macroscopique qui approche le niveau du joule, mais le flux correspondant que nous recevons du ciel est ridiculement faible. La relativité relie les énergies et les masses par la fameuse formule d’Einstein E = mc2 , et par commodité on a l’habitude de poser c = 1. En conséquence, les masses seront mesurées elles aussi en multiples d’eV. Ainsi l’électron possède une masse de 511 keV et le proton de 935 MeV. MeV. Avant de poursuivre, définissons les énergies dont il sera toujours question ici ; l’encadré rappelle les unités utilisées dans le monde de l’infiniment petit. Dans le second détecteur qu’ils installèrent auprès du réacteur de Savannah River, Reines et Cowan comptèrent environ trois événements par heure de prise de données, détectés sous forme d’une émission de lumière et répondant aux critères attendus. Ces événements étaient observés quand le réacteur était en opération, et s’ajoutaient au fond continu d’égale amplitude mesuré quand le réacteur était à l’arrêt. Il y a toujours beaucoup de sources parasites quand on recherche un phénomène rare, en particulier toutes les radioactivités locales ambiantes donnent un fond constant, et les deux physiciens utilisèrent une méthode marche/arrêt pour extraire le signal recherché au-dessus du bruit continu. Les résultats furent mis en doute pendant un certain temps par la communauté avant d’être acceptés, et il fallut, à nouveau, une longue attente pour que le comité Nobel reconnaisse finalement la découverte. Fred Reines

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(1918-1998) reçut seul le Prix Nobel en 1995 pour cette mise en évidence expérimentale du neutrino, Cowan étant décédé entre-temps. 1.3

Le second type de neutrino

Le neutrino discuté jusqu’ici est produit par désintégrations nucléaires β c’est-à-dire qu’il accompagne un électron. Dans les années 1950, les physiciens observèrent un nouveau problème d’énergie manquante dans des réactions entre particules. Parmi les rayons cosmiques, on avait identifié une particule abondamment produite, le méson π ou pion, qui se désintégrait en donnant un muon µ et de l’énergie manquante dans le bilan énergétique. À son tour, le muon se désintègre en donnant un électron, et de l’énergie semblait à nouveau disparaître dans le processus. Bien sûr, il était naturel d’invoquer le neutrino comme responsable de la disparition d’énergie dans toutes ces transformations. Ainsi la désintégration du pion pouvait s’écrire : π → µ+ν Mais la question était de savoir si un seul type de neutrino suffisait pour expliquer toutes ces fuites d’énergie ou s’il fallait en imaginer de plusieurs types. La réponse n’était pas évidente, les avis divergeaient, et il fallut trancher la question en faisant un test expérimental. Une expérience ad hoc fut montée auprès d’un accélérateur construit au laboratoire de Brookhaven près de New York (3). Pour la première fois, on copia la nature en construisant un faisceau de neutrinos à partir de mésons π produits par collisions de protons accélérés qui bombardent une cible de matière, puis en laissant ces mésons π artificiels se désintégrer comme au niveau des rayons cosmiques. La figure 1.4. présente le dispositif. Ce qu’on note de particulièrement remarquable est le blindage construit tout autour de l’appareillage de mesure proprement dit. En effet, le voisinage d’un accélérateur est peuplé de particules variées volant dans tous les sens. On trouve des protons n’ayant pas interagi, des pions ne s’étant pas désintégrés et surtout des muons produits en même temps que les neutrinos recherchés. Les muons, grands frères des électrons mais 200 fois plus massifs, ne subissent pas la force forte, celle qui lie les nucléons à l’intérieur du noyau, ils peuvent donc facilement traverser la matière. Ainsi pour repérer des interactions de neutrinos, il faut arrêter efficacement toutes les autres particules chargées qui interagissent beaucoup plus facilement et qui, à ce niveau, constituent une population parasite corrélée. Ceci est réalisé par un blindage épais formé de plusieurs mètres de béton protégeant précisément le détecteur sensible. Les rayons cosmiques d’habitude si nuisibles sont ici moins dangereux car un faisceau d’accélérateurs envoie ses neutrinos en salves très courtes, de

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Chapitre 1. Un peu d’histoire

Faisceau de protons

Accélérateur de protons cible Absorbeur de fer pour les muons Chambre à étincelles Faisceau de mésons pi

F IGURE 1.4. Le dispositif expérimental qui a démontré l’existence d’un second type de neutrinos. Une section de l’accélérateur est esquissée dans la partie haute. Des protons en sont extraits et sont envoyés sur une cible matérielle. On laisse les π ainsi produits se désintégrer sur une distance d’environ 50 m. © IN2P3-CNRS.

durée quelques millisecondes ou même microsecondes, ce qui permet de soustraire aisément les parasites cosmiques par sélection temporelle. Quand un neutrino interagit dans la matière, il crée des particules diverses. On s’attend à ce qu’un neutrino produit avec un électron dans la désintégration β restitue un électron quand il interagit. Si un nouveau type de neutrinos existe, on prédit que ces neutrinos associés au muon dans les désintégrations de pion doivent produire un muon au moment de leur interaction. Le détecteur sensible, qu’on voit sur la figure 1.4, se composait d’une batterie de chambres dites à étincelles qui détectent efficacement le passage des particules chargées. Le résultat de l’expérience de Brookhaven fut sans appel : 29 événements furent enregistrés dans le dispositif. Tous montraient une particule pénétrante donnant une trace longue pouvant traverser un mètre de fer, ce qui est la signature spécifique d’un muon. Aucun neutrino intercepté ne produisait la trace d’un électron qui aurait formé dans le détecteur une gerbe courte et compacte. La conclusion était claire : le premier neutrino, produit en même temps qu’un électron, restitue un électron quand il interagit. Le second neutrino émis avec un muon donne un muon au moment d’une de ses interactions. À ce point, on peut se demander si les neutrinos venant des désintégrations β peuvent aussi produire un muon. Ceci est impossible du fait de la cinématique. En effet, les neutrinos de désintégration β portent des énergies limitées à quelques MeV, or

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F IGURE 1.5. J. Steinberger Prix Nobel 1988 avec L. Lederman et M. Schwartz pour la découverte du second neutrino. Avec autorisation.

le muon possède une masse de 105 MeV, ces neutrinos n’ont donc pas assez d’énergie pour engendrer un muon. Le résultat de l’expérience, qui valut un Prix Nobel à L. Lederman (19222018), M. Schwartz (1932-2006) et J. Steinberger (1921-2020) en 1988 (figure 1.5.), avant celui de Reines, démontre qu’il existe deux types (ou saveurs) différents de neutrinos. Le premier associé à l’électron sera appelé neutrino électronique, ce qu’on écrit νe , et le second neutrino muonique νµ . Ceci est formalisé en introduisant un « nombre quantique » appelé leptonique, différent pour chacun : le nombre, ou charge, leptonique Le associé à l’électron prend la valeur +1 pour l’électron et le νe , et 0 pour les autres particules. De même, le nombre leptonique Lµ vaut +1 pour le muon et son νµ , et 0 pour les autres particules. Ces charges leptoniques doivent être séparément conservées dans toutes les réactions. Le qualificatif leptonique vient du grec lepton qui veut dire léger. Il désigne les particules telles que l’électron, le muon et les neutrinos par opposition aux baryons par exemple les protons et les neutrons qui possèdent des masses beaucoup plus élevées. Plus tard, on découvrira le tau τ, grand frère de l’électron et du muon. Bien qu’ayant une masse presque double de celle du proton on gardera l’appellation lepton. En pratique, les leptons subissent les interactions faibles, mais également électromagnétiques dans le cas des leptons chargés. Ils sont insensibles aux interactions fortes, ils ne restent donc pas confinés dans les noyaux. Ceci les distingue des hadrons qui eux subissent la force forte et qui se subdivisent en deux groupes de particules déjà introduits, les baryons et les mésons,

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Chapitre 1. Un peu d’histoire

Les nombres quantiques Au-delà de sa masse, chaque particule élémentaire est caractérisée par un certain nombre de paramètres qui la distinguent des autres particules et que l’on appelle ses nombres quantiques. Ainsi, chacune peut posséder une charge électrique qui vaut + ou – la charge élémentaire de l’électron, mais elle a également un spin. Cette nouvelle grandeur désigne un moment angulaire intrinsèque. On imagine les particules comme étant des petites toupies tournant sur ellesmêmes, sachant qu’elles peuvent tourner dans un sens droit ou gauche. De ce point de vue, il existe deux catégories de particules : les fermions ont un spin fractionnaire : ½ et les bosons un spin entier : 0, 1... Les neutrinos sont des fermions de spin ½. On verra d’autres exemples dans la Table des constituants qui sera donnée dans ce qui suit. Par ailleurs, comme on vient de le voir dans le cas des neutrinos, il faut compléter la liste des grandeurs caractéristiques par des charges (ou nombres) qui peuvent être leptoniques ou baryoniques. Ces nouvelles charges, aussi bien que la charge électrique, sont conservées dans toutes les réactions : leur somme doit être la même dans l’état final et dans l’état initial. Les différentes règles qui s’appliquent à ces grandeurs sélectionnent les interactions possibles entre jeu de particules. ces derniers représentés en particulier par les pions et les kaons très abondants mais caractérisés par une vie brève. On verra que les baryons sont des composés de trois quarks, tandis que les mésons associent un quark et un antiquark.

1.4

Neutrinos et antineutrinos

Aux particules constituant la matière, et tout aussi nécessaires qu’elles, il faut adjoindre les antiparticules. L’idée en vint au théoricien Paul Dirac qui, en 1928, avait identifié des solutions à énergie négative dans les équations qu’il écrivit pour décrire un comportement des électrons compatible avec la relativité restreinte d’Einstein. Il eut l’intuition d’interpréter ces solutions comme indiquant l’existence de particules similaires à l’électron mais de charge opposée. Cette nouvelle particule de charge positive appelée positron e+ fut découverte dans les rayons cosmiques par Carl Anderson dès 1932. Plus tard, en 1955 on découvrit l’antiproton de charge négative grâce à un accélérateur construit à Berkeley pour cet objectif.

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Comment leurs noms viennent aux particules Les savants du début du XXe siècle, imbibés de culture classique, donnèrent aux particules des noms hérités du grec ; la science tenait à garder la respectabilité de la philosophie. L’électron découvert par J.J. Thomson en 1897 prend son nom du grec signifiant ambre ; l’Antiquité savait déjà que l’ambre frottée libère de l’électricité. Proton vient du grec premier, Rutherford, le découvreur du noyau atomique, donna ce nom au noyau le plus léger, celui d’hydrogène. L’électron possède une masse 2000 fois inférieure à celle du proton, il sera appelé lepton du grec léger tandis que le proton sera un baryon, du grec lourd. Entre les deux s’interposera la famille des mésons, du grec intermédiaire, le pion étant l’exemple le plus courant. Vers les années 1960, quand le bestiaire des particules se multiplia outre mesure, on aurait pu numéroter les diverses particules découvertes. On préféra continuer à leur donner un nom mais le langage évolua pour devenir plus romantique. Les nouveaux scientifiques, oublieux de leurs ancêtres, baptisèrent les objets alors découverts de noms tout à fait prosaïques : « étranges », parce qu’ils avaient des propriétés difficiles à comprendre, puis « charme », « beauté » et « vérité » furent inventés pour désigner les attributs de trois nouvelles catégories de particules, peut-être par soucis d’ironique réalisme. Pour compléter les qualificatifs en usage, on parle aussi de fermions et de bosons, mais sans lien avec le grec, cela vient des physiciens Fermi et Bose qui décrivirent les comportements statistiques de ces deux familles. Les neutrinos sont eux aussi accompagnés d’antineutrinos. Implicitement, la conservation des nombres leptoniques indique l’existence de particules portant des valeurs négatives de ces nombres quantiques. Ainsi Le = +1 pour e− et νe , Le = −1 pour e+ et anti-νe , et Le = 0 pour toutes les autres particules. Il en est de même pour le type ou saveur muonique. Expérimentalement, la différence de comportement se constate clairement : quand il interagit, un neutrino νe donnera un électron, tandis qu’un antineutrino anti-νe donnera un positron, tous deux ayant Le = −1 . De la même manière que la charge électrique, les nombres leptoniques sont conservés, c’està-dire que le nombre leptonique total d’un état initial se retrouve dans l’état final. En conséquence, la désintégration du muon s’écrit : µ → e + νµ + anti − νe 12

Chapitre 1. Un peu d’histoire

Mesure de l’hélicité du neutrino Comment mesurer cet attribut caractéristique dans le cas d’une particule qui reste invisible ? Il faut exploiter toutes les recettes de la physique nucléaire pour transférer l’hélicité recherchée à une particule détectable. Ceci fut réalisé en étudiant la capture électronique de l’europium, quand le noyau capture un électron atomique pour donner un état excité du samarium (6). La réaction s’écrit : 152 Eu + e →152 Sm* + ν Elle est suivie de la désintégration quasi-instantanée du samarium excité qui émet un photon γ de 963 keV. 152 Sm* →152 Sm + γ L’énergie du neutrino produit dans la réaction est de 940 keV, la capture initiale se faisant au repos. Du fait de la cinématique, le neutrino qu’on espère examiner est émis dans la direction opposée au recul du noyau de samarium excité. En outre, le photon de désintégration est entraîné dans le sens du recul du noyau excité et donc se manifeste dans la direction opposée au neutrino qu’on ne détectera jamais. La désintégration du 152 Sm* conservant le moment angulaire, mesurer l’hélicité du neutrino revient donc à mesurer celle du photon seul témoin du processus, ce qu’on sait faire grâce à un aimant à champ variable. Le résultat fut sans appel : l’hélicité du neutrino est bien gauche, c’est-à-dire que son spin se projette dans une direction opposée à celle de sa vitesse. Il n’y a pas de mesure similaire impliquant l’antineutrino, mais la théorie stipule que son hélicité doit être opposée à celle du neutrino, l’antineutrino est donc d’hélicité droite, ce qui est vérifié au niveau des interactions. On vérifie aisément que cette réaction équilibre à la fois et séparément les deux nombres quantiques Le et Lµ mis en jeu. L’état initial est caractérisé par Le = 0 et Lµ = +1. L’état final donne : Le = +1 + 0 – 1 = 0, Lµ = 0 + 1 + 0 = 1. En pratique, il se trouve que les « neutrinos » de réacteurs qui proviennent de désintégrations β sont des anti-neutrinos anti-νe , tandis que ceux produits dans le Soleil sont des neutrinos νe . Les accélérateurs quant à eux produisent des neutrinos par désintégrations de pions ou de kaons, ils sont essentiellement du type νµ et anti-νµ , avec une petite proportion, autour de 1 %, de neutrinos électroniques. On verra que dans des phénomènes appelés oscillations, qui transforment spontanément un neutrino d’un type en un neutrino d’un type différent, les nombres leptoniques ne seront plus séparément conservés ce qui aura des conséquences spectaculaires qui seront discutées en détails plus avant.

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Une autre différence distingue neutrinos et antineutrinos : l’hélicité qui peut se concevoir par analogie avec un tire-bouchon. On définit l’hélicité comme la grandeur obtenue par projection du spin sur le vecteur vitesse de la particule. On a dit que les neutrinos avaient un spin 1/2. Il se trouve que les neutrinos tournent toujours dans le même sens, gauche, et les antineutrinos dans le sens inverse, droit, et cette différence sera fondamentale pour comprendre leurs interactions. L’hélicité du neutrino fut mesurée dans une très astucieuse expérience dès 1957, un an seulement après la mise en évidence de son existence. 1.5

Et un, et deux, et trois neutrinos

Le troisième type de neutrino fut proposé dès que fut découvert le troisième lepton chargé τ (tau) en 1975, auprès du collisionneur SPEAR (Stanford Positron Electron Accelerator Ring) du laboratoire SLAC (Stanford Linear Accelerator Center) sur le campus de l’Université de Stanford qui analysait les réactions d’annihilation électron-positron à des énergies de quelques GeV (4) dans le détecteur MarkI. Celui-ci fut le premier détecteur « hermétique », qu’on appelle dans le jargon un détecteur 4π, car il couvrait toutes les directions à partir du point de collisions, ce qui permettait d’avoir une connaissance totale des événements produits dans la réaction. On y mesura une poignée d’événements « anormaux », montrant dans l’état final un électron e et un muon µ en même temps que de l’énergie manquante, ce qu’on peut écrire : e+e → e+µ+X X indique l’énergie manquante qui se révèle par le fait que l’électron et le muon n’emportent pas toute l’énergie disponible n’étant pas émis dans des directions opposées. La figure 1.6. en donne un exemple. La charge électrique est bien conservée mais la réaction semblait indiquer une violation des nombres leptoniques, à la fois Le et Lµ . En fait, la solution à l’énigme était toute trouvée : l’annihilation e+ e− produisait une paire τ− τ+ de nouveaux leptons beaucoup plus lourds que e et µ, leur masse est de 1780 MeV. Le qualificatif de lepton demeure malgré tout pour le τ bien que sa masse atteigne près de deux fois celle du proton qu’on a qualifié de baryon. Du fait de leur masse élevée, les τ ont un temps de vie extrêmement bref, 10−13 s. Leur parcours est trop court pour être visible facilement et les produits détectés témoignent de désintégrations quasi-immédiates. Avec l’hypothèse du nouveau lepton, tout rentrait dans l’ordre mais cela imposait un troisième nombre quantique leptonique Lτ associé au τ, et la découverte s’interprétait comme la suite de réactions en cascade :

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Chapitre 1. Un peu d’histoire

Muon

Électron

F IGURE 1.6. Un événement « anormal » détecté en annihilations e+ e− dans le détecteur MarkI de 3 m de diamètre à SPEAR. Seuls un muon et un électron s’échappent visiblement de la collision. © SLAC-Stanford.

D’abord la production d’une paire de taus : e+e → τ+τ suivie des désintégrations presque instantanées des τ : τ+ → µ+ + νµ + anti − ντ

et τ− → e− + ντ + anti − νe

Dans les événements « anormaux » un total de 4 neutrinos s’échappe parmi lesquels deux ντ , la troisième saveur associée au τ. En résumé, après 1975, on savait qu’il existait dans la Nature au moins 3 leptons chargés différents, e, µ, τ, accompagnés de leurs 3 neutrinos bien distincts, eux-mêmes impliquant leurs propres antineutrinos. 1.6

Le décompte des types de neutrinos

Fallait-il s’attendre à découvrir d’autres saveurs de neutrinos au fur et à mesure que les accélérateurs montaient en énergie ? La réponse fut donnée en 1989 au collisionneur LEP (Large Electron Positron) du CERN (5) qui produisit en abondance le Z0 , boson intermédiaire des interactions faibles neutres, par annihilation e+ e− de hautes énergies, le Z0 ayant la masse très élevée pour l’époque de 91 GeV. De par sa nature, le Z0 se couple à tous les constituants élémentaires cinématiquement accessibles. Il les produit en paires particule-antiparticule, dans la

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limite de la conservation de l’énergie : pour cela, les particules doivent avoir une masse inférieure à la moitié de celle du Z0 . Ainsi seront engendrés des événements du type e+ e− → e+ e− , ou µ+ µ− , ou τ+ τ− , ou quark antiquark. . . avec tous les types de quarks impliqués excepté le dernier quark t trop lourd. Mais le Z0 produit également les canaux correspondant à neutrino-antineutrino. Chaque type doit participer, il faut donc s’attendre à au moins trois canaux ν anti-ν, chaque saveur contribuant également. L’expérience du LEP consistait à balayer le spectre du Z0 en variant pas à pas les énergies des e+ et e− , les électrons et positrons ayant à un moment donné la même énergie du fait de la technologie de l’accélérateur. La courbe attendue dessine la forme d’une résonance dont la largeur est inversement proportionnelle au temps de vie du Z0 , on appelle cette courbe, courbe d’excitation, c’est en pratique le graphe représentant la probabilité des annihilations e+ e− obtenues quand on varie l’énergie des faisceaux autour de la masse du Z0 . Il y a résonance quand on atteint exactement la masse du boson, c’est-à-dire 91 GeV, soit 45,5 GeV pour chaque faisceau entrant en collision. Tous les constituants chargés pouvant contribuer à la désintégration du Z0 étaient a priori connus : trois leptons chargés et les cinq premiers types de quarks. La largeur correspondant à ces particules en incluant trois types de neutrinos était évaluée par la théorie à 2.7 GeV. En revanche, le nombre de neutrinos existants n’était pas déterminé avec certitude au début des opérations du LEP, leur masse très faible n’imposant aucune limitation cinématique contraignante. Or, plus il existe de saveurs différentes de neutrinos, plus il y a de canaux possibles offerts aux désintégrations du Z0 . Ceci se traduit par un temps de vie plus court, et donc, selon les relations d’incertitudes de Heisenberg, la courbe d’excitation devient plus large. Un nombre très élevé de types de neutrinos diminuerait le temps de vie et en conséquence donnerait une forme très aplatie à la résonance. Ainsi, la largeur expérimentale de la courbe mesure directement le nombre de types de neutrinos différents existant dans la Nature, chaque nouvelle saveur contribuant d’après les calculs à hauteur de 167 MeVà la largeur. La figure 1.7. montre les courbes attendues dans le cas de 2, 3 et 4 types de neutrinos différents avec quelques points expérimentaux moyennés sur les quatre expériences construites autour des points de collisions : Aleph, Delphi, L3 et Opal. Le résultat est sans appel : la largeur mesurée est 2.7 GeV conformément aux calculs effectués avec les seuls constituants déjà connus, et par conséquent il existe trois types de neutrinos et trois seulement dans l’Univers ayant une masse inférieure à 45,5 GeV. Le résultat le plus récent s’écrit : N = 2,9918 ± 0,0081.Le nombre 3 fut obtenu dès le premier jour de fonctionnement du LEP. Néanmoins la machine continua à engranger des données pendant une dizaine d’années, accumulant plusieurs

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Chapitre 1. Un peu d’histoire

F IGURE 1.7. Courbe dite d’excitation du Z0 obtenue par les quatre expériences en opération au LEP qui mesure le nombre de types de neutrinos en montrant les ajustements correspondant au cas de 2, 3 ou 4 types différents de neutrinos. © LEP-CERN.

millions d’exemplaires de désintégrations du Z0 dans chacune des quatre expériences. Les résultats permirent d’affiner de manière très précise les paramètres du Modèle Standard des particules, c’est-à-dire la théorie hégémonique sousjacente. Ce dénombrement de types différents de neutrinos obtenu au LEP fut aussi corroboré par des mesures cosmologiques qui donnent un résultat tout à fait en accord, on y reviendra plus tard. On sait donc qu’il existe trois types différents de neutrinos et trois seulement couplant au Z0 c’est-à-dire subissant les interactions faibles. Ce sont des neutrinos « actifs » dans le sens où ils interagissent avec la matière, quoique uniquement à travers la force faible. Le LEP a mis un terme à la recherche de nouveaux objets élémentaires du type de ceux déjà étudiés. Ce résultat ne signifie pas que toute étude dans le domaine soit maintenant devenue caduque ! Un stade ultérieur d’élémentarité pourrait exister, unifiant par exemple quarks et leptons. Certains modèles ont proposé des « préons » à la base de la constitution de ces deux familles de constituants. Mais on verra qu’on spécule aujourd’hui surtout sur l’existence de nouveaux neutrinos d’un type très différent, les neutrinos appelés stériles, beaucoup plus lourds que les neutrinos connus, et pour ceux-ci, s’ils existent, leur nombre n’est nullement contraint par la mesure du LEP car ils ne sont pas couplés directement au Z0 .

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2 Les neutrinos et le Modèle Standard des particules 2.1

Développement du Modèle Standard

Au cours des années 1960, le Modèle Standard des particules s’est imposé. Ses racines remontent aux équations de Maxwell de l’électromagnétisme qui unifiait en son temps les domaines perçus très éloignés l’un de l’autre de l’électricité et du magnétisme. Le Modèle Standard repose sur une liste relativement restreinte d’objets élémentaires et décrit les interactions fondamentales auxquelles ils participent. Aujourd’hui où la dernière pièce manquante, le boson de Higgs, a été découverte, il s’agit de la théorie de référence pour les particules élémentaires. Quelques commentaires s’imposent ici. Cette courte liste montrée dans la Table jointe doit être dupliquée ; chaque constituant de matière s’accompagne de l’anti-constituant associé portant des charges (électriques mais aussi leptoniques. . . ) opposées, comme on l’a discuté dans le cas de l’électron et des neutrinos. Il est bon de distinguer particules et constituants. Les constituants sont les objets figurant dans la liste, ce ne sont pas nécessairement des particules si on entend par particules des objets réels dont on sait construire des faisceaux. Les leptons sont des particules individualisées, en revanche les quarks n’apparaissent jamais à l’état libre. À partir de quarks on construit deux familles : celle des baryons qui sont constitués de 3 quarks (comme le proton qui répond à la composition uud ce qui restitue bien la charge +e) et celle des mésons

Les constituants élémentaires Toute la matière ordinaire est constituée à partir de 12 objets élémentaires, 3 leptons chargés et 3 leptons neutres, les neutrinos, accompagnés de 6 quarks. Ces constituants sont disposés en trois familles comme indiqué sur la Table. Chaque famille, représentée par une colonne, comprend quatre objets : tout d’abord deux leptons, avec l’un chargé portant la charge élémentaire négative e = − 1.6 10−19 C (l’électron pour la première famille) et le second électriquement neutre, le neutrino de la famille, ainsi que deux quarks, l’un de charge + 2/3e (u pour la première famille), l’autre de charge –1/3e (d pour la première famille). Tous ces constituants ont un spin 1/2, ils appartiennent à la catégorie dite des fermions parce que, ayant un spin non entier, ils suivent tous la statistique de Fermi-Dirac quand ils se distribuent entre des états possibles ; deux fermions ayant les mêmes nombres quantiques ne peuvent être dans le même état, c’est le principe d’exclusion de Pauli qui s’applique ici. LEPTONS QUARKS

e−

µ−

τ−

νe

νµ

ντ

u

c

t

d

s

b

FERMIONS

g γ W ± , Z0 Table des constituants élémentaires

BOSONS

constitués d’une paire quark-antiquark (comme le pion π + qui correspond à la composition u anti-d. Dans le passé, on a recherché des charges non entières aux accélérateurs ou dans les rayons cosmiques sans jamais en observer. Les quarks à charge fractionnaire sont des entités théoriques représentant bien les phénomènes quoique n’existant pas à l’état libre. Ceci s’explique par la force forte qui lie les quarks entre eux. Quand ils sont créés dans une réaction, ils « s’habillent » en s’associant à d’autres quarks tirés du vide quantique pour former des particules observables. D’après notre définition, les quarks sont des constituants de la matière mais ne sont pas des particules dans le sens où on ne peut les individualiser, les leptons et donc les neutrinos en sont. À côté de ces constituants dits « de matière », il faut ajouter d’autres objets qui sont les messagers des interactions existant entre ces constituants. Ainsi les interactions électromagnétiques ont pour origine l’échange de photons γ, de même les interactions faibles s’expliquent par échange soit de bosons W± pour le type d’interactions qu’on appelle à courants faibles chargés, soit de bosons Z0 pour les courants faibles neutres, ce qui sera explicité plus tard. Les interactions

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Chapitre 2. Les neutrinos et le Modèle Standard des particules

fortes impliquent un échange de gluons g. Tous ces objets, γ, W et Z, g ont des spins 1, on les appelle bosons car ayant un spin entier ils vérifient une statistique de Bose-Einstein, ils peuvent s’accumuler dans un même état sans être soumis au principe d’exclusion. Récemment a été découvert le boson de Higgs (de spin 0), prédit depuis cinquante ans. Il est nécessaire pour comprendre l’apparition des masses des particules. Ceci complète magistralement la liste de tous les acteurs qui participent à la théorie du Modèle Standard. Toute la matière est donc construite à partir de cette poignée d’objets élémentaires. Le monde des particules a mis à jour un bestiaire d’environ 300 particules et toutes s’expliquent à partir des objets de la Table, soit directement pour les leptons soit par association entre plusieurs quarks. Par exemple, un proton est constitué de deux quarks u et d’un quark d, qu’on nomme quarks de valence. Mais il faut leur ajouter ce qu’on appelle la mer où fourmillent des gluons ainsi que des paires de quarks-antiquarks de toutes les saveurs. Cette construction a été très bien vérifiée par les nombreux résultats obtenus au LEP et ailleurs. En particulier, la valeur 1/2 pour le spin des quarks a été directement mesurée auprès du collisionneur LEP en analysant les distributions angulaires des événements détectés. Le Modèle Standard se fonde donc sur l’ensemble des constituants élémentaires, chacun caractérisé par des grandeurs que l’expérience a déterminées au cours des décennies passées. Notons ici qu’on n’a pas encore trouvé de grands principes capables de fixer des rapports entre ces grandeurs, par exemple les masses semblent totalement arbitraires. Les mesures très précises provenant du LEP ont constitué le point d’orgue de ces études. Le Modèle Standard rend compte, avec une impressionnante précision, de toutes les observations expérimentales accumulées jusqu’à ce jour dans le monde de l’infiniment petit. De nombreuses vérifications ont été menées, chaque fois avec l’espoir plus ou moins avoué de découvrir une faille. On a analysé dans les moindres détails les distributions spatiales et énergétiques des produits d’interactions. Tous les tests effectués ont été positivement franchis, aucun échec n’est à noter. Des résultats potentiellement contraires furent parfois prématurément annoncés. Mais, après un moment de flottement et de nouvelles mesures plus précises, la formule consacrée était chaque fois reprise : « La mesure est en parfait accord avec le Modèle Standard ». À dire la vérité, il a fallu incorporer récemment plusieurs paramètres nouveaux concernant la masse des neutrinos précédemment supposée nulle. Mais le Modèle Standard a su digérer cette complication, nous y reviendrons plus tard. Le LEP a prouvé toute la cohérence de la théorie à l’échelle de 10−18 m, caractéristique des dimensions ultimes testées aujourd’hui dans le monde de l’infiniment petit. Cette très petite dimension n’est pas une mesure

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de la taille des constituants, c’est une limite supérieure. Les constituants se comportent comme des points à cette échelle, ils ne révèlent aucune sous-structure éventuelle. Cependant, quelques commentaires s’imposent : la première famille permet de comprendre tous les éléments atomiques qui forment la matière à la base du monde « ordinaire » autant terrestre que céleste, ordinaire indiquant ici qu’on ne parle ni de matière sombre ni d’énergie sombre. Les deux autres familles de constituants ont la même structure en leptons et quarks, mais les objets deviennent progressivement plus massifs. Quand ils sont produits, ils se désintègrent tous très rapidement. Ils existent donc mais de manière fugace, au niveau du rayonnement cosmique ou lors d’expériences menées avec des accélérateurs. Pourquoi trois familles quand une seule suffit pour reconstruire la matière ordinaire ? La réponse n’est pas encore définitive mais un argument plausible a été avancé : il est nécessaire de disposer de trois familles pour expliquer la violation de la symétrie CP, C dénotant l’échange entre une particule et son antiparticule et P désignant la symétrie dans un miroir renversant la droite et la gauche. Cette violation de CP est comprise comme un angle qui s’introduit dans l’écriture de superpositions d’états, comme il sera discuté plus tard dans le cas des neutrinos et cet angle n’existe que s’il existe au minimum trois familles. Or la violation de CP est obligatoire pour comprendre la disparition de l’antimatière dans l’Univers actuel. En effet, au moment du Big Bang le modèle universel impose l’égalité entre les quantités de matière et d’antimatière. La violation de CP a été découverte en 1964 au niveau des quarks mais elle s’avère trop faible pour expliquer la disparition de l’antimatière, on recherche maintenant son pendant dans le monde des leptons. Des expériences très ambitieuses sont en préparation pour vérifier si cette hypothèse se révélera correcte. On aura l’occasion de discuter très en détail ce point car il cristallise la prochaine étape dans la connaissance des neutrinos.

2.2

Les interactions dans le Modèle Standard

En sus de l’existence des constituants introduits, quarks et leptons, le second ingrédient majeur du Modèle Standard est dans la description des trois interactions fondamentales intervenant au niveau microscopique. Comme déjà discuté précédemment, les interactions entre constituants se comprennent comme échanges de particules véhiculant les forces. On peut donner l’image de deux patineurs suivant des parcours parallèles et qui s’échangent une balle ce qui modifie leurs trajectoires. De nouveaux objets, déjà indiqués sur la Table,

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doivent donc être pris en compte. Au contraire des constituants de matière qui sont des fermions de spin 1/2, ces particules, dites de champ, sont des bosons parce qu’elles possèdent un spin entier valant 1. En postulant des propriétés d’invariance des interactions sous certaines lois de transformation (dites de jauge locale), le modèle aboutit donc à la description des forces en termes d’échanges correspondant à la propagation des bosons médiateurs : le photon γ pour l’électromagnétisme qui opère entre toutes les particules chargées électriquement, les bosons W± ou Z0 pour la force faible, ces bosons n’agissant que sur les composantes d’hélicité gauche des constituants. Par l’intermédiaire du W, le νe se change en la composante d’hélicité gauche du e− et, vice versa, l’e− gauche se change en νe . L’interaction forte quant à elle se fait par échange de gluons. La découverte directe des particules W± et Z0 , messagers des interactions faibles, chargées et neutres respectivement, a marqué une confirmation éclatante du Modèle Standard, qui avait correctement prédit leurs masses moyennant la connaissance de l’angle de Weinberg obtenue à partir des courants neutres découverts en interactions de neutrinos (7). Elle fut rendue possible en 1983 grâce à l’utilisation d’un collisionneur construit pour l’occasion au CERN qui analysait les annihilations entre protons et antiprotons à l’énergie de 270 GeV par faisceau. En fait, l’accélérateur déjà existant le SPS (Super Proton Synchrotron) qui pouvait accélérer les protons jusqu’à 450 GeV, fut converti en un collisionneur grâce à la construction d’un dispositif adjoint supplémentaire permettant d’accumuler des antiprotons et de les injecter dans la machine dans le sens opposé à celui des protons après les avoir regroupés en un faisceau filiforme. L’interaction faible est donc caractéristique des interactions de neutrinos, mais elle a aussi lieu entre quarks seuls. Ici une petite complication se présente. Le W ne couple pas directement u à d (et c à s, t à b) mais u à une combinaison associant d et s qu’on appelle d’. Les interactions fortes impliquent les quarks u et s au moment de leur création, mais u′ et s′ sont les états participants aux interactions faibles lors des désintégrations. Cette propriété fut remarquée dès les années 1960 par Nicola Cabibbo pour expliquer les disparités d’intensité dans les désintégrations des pions et des mésons plus lourds appelés kaons comprenant un quark s dans leur composition. Grâce à l’ajout d’un angle de mélange, on rétablit l’universalité de l’interaction faible. Cet angle s’appelle l’angle θ de Cabibbo, et on écrit : d’ = d cos θ + s sin θ et s’ = −d sin θ + s cos θ. L’angle θ n’est nullement petit puisque sin2 θ = 0,2. Ceci se généralise au cas de six quarks en définissant une matrice de mélange de dimension 3x3 qui relie les triplets u, c, t impliqués dans les interactions fortes et d′ , s′ et b′ opérant au niveau des interactions

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Les graphes de Feynman Les interactions interprétées comme échange de particules médiatrices se représentent par des graphes qui exposent explicitement les constituants et les messagers mis en jeu. Par convention, le temps s’écoule de la gauche vers la droite et les particules de matière sont symbolisées par des lignes pleines, tandis que les particules médiatrices sont montrées par des lignes ondulées ou des tirés. Les graphes de Feynman sont une représentation imagée d’un processus d’interaction et des règles existent permettant, à partir des représentations obtenues, de calculer les probabilités des réactions associées. Par exemple, un courant chargé de neutrino est en particulier à la source de la désintégration β : le neutrino se change en un électron et le neutron en un proton. Aux énergies nucléaires, protons et neutrons interagissent comme une particule, à plus haute énergie, l’interaction se fait sur les quarks et un échange du même W+ fera passer d’un quark de charge -1/3e à un autre de charge + 2/3e. Cela est montré sur la figure 2.1. Au vertex supérieur le neutrino devient muon tandis qu’au vertex inférieur un proton se change en un ensemble de hadrons. Tous ces graphes doivent impérativement conserver les charges électriques mais aussi les charges leptoniques à chacun de leurs vertex. faibles. C’est la matrice unitaire CKM (Cabibbo-Kobayashi-Maskawa), qui introduit 3 angles différents de mélange et une phase complémentaire. Cette phase appelée δ s’avèrera responsable de la violation de la symétrie CP déjà évoquée ; ces développements valurent le Prix Nobel décerné en 2008 aux chercheurs japonais Makoto Kobayashi et Toshihide Maskawa. On trouvera plus tard un problème très similaire de mélange entre les trois types de neutrinos qui amènera à la possibilité d’une nouvelle violation de CP cette fois au niveau des leptons. Richard Feynman a élaboré une méthode pour calculer la probabilité des différentes interactions qui s’ouvrent entre particules. Les graphes ou diagrammes de Feynman sont des représentations visuelles intuitives des algorithmes de la théorie des champs quantifiés dont le calcul est très complexe. 2.3

L’interaction électrofaible

À partir des interactions électromagnétique et faible, on a construit l’interaction unifiée appelée électrofaible. Comme l’interaction électromagnétique a rapproché les interactions électriques et magnétiques dans les équations de Maxwell, l’interaction électrofaible rassemble les phénomènes faibles et

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n (n)

k

k

q

W

m- ( m+)

±

p+q p Nucléon

}

État final hadronique

F IGURE 2.1. Graphes de Feynman correspondant à l’interaction faible d’un neutrino de type muonique sur un quark constituant d’un proton qu’on écrit : νµ + p → µ− + X où X représente un ensemble de hadrons s’échappant.

électromagnétiques en une interaction unique. Ceci signifie qu’il existe des relations entre les couplages de ces deux interactions initialement imaginées indépendantes. Il a été dit qu’un neutrino électronique, quand il interagit, engendre un électron, de même qu’un neutrino muonique donne un muon. Dans un tel processus, le neutrino est directement associé à son lepton chargé, soit l’électron, soit le muon. On parle d’interactions par courant chargé, et la force liant les particules est transmise par échange d’une particule virtuelle chargée, encore hypothétique quand la théorie fut proposée, mais qui avait déjà un nom : le boson intermédiaire W pouvant exister sous les formes portant des charges électriques positive et négative. Historiquement et jusqu’en 1973, on ne connaissait expérimentalement que les interactions faibles chargées, qui expliquent de manière satisfaisante la désintégration β ou les interactions de neutrinos étudiées jusqu’alors et signées par la production d’un lepton chargé. Mais, en exploitant l’idée d’unification des forces dans le cadre du Modèle Standard, on arrivait à une conséquence très importante : l’existence d’un nouveau type de forces permettant les interactions faibles « neutres ». La théorie reliait la masse du boson neutre associé qu’on appela Z0 avec un paramètre dont la valeur était au départ inconnue. Les courants neutres furent activement recherchés dans les interactions de neutrinos auprès d’accélérateurs et finalement trouvés grâce à une chambre à bulles nommée Gargamelle, exposée au faisceau de neutrinos construit à partir du PS (Proton Synchrotron) du CERN qui accélère des protons jusqu’à l’énergie de 28 GeV. La preuve de l’existence des « courants faibles neutres » fut un apport décisif de la physique des neutrinos à la fondation du Modèle Standard. Cette découverte fut réalisée dès 1973. Elle vérifiait une prédiction unique de la théorie, c’était la première étape de l’unification des interactions faible et

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La chambre à bulles Gargamelle La physique est une science expérimentale, et toute idée théorique, aussi belle soit-elle, doit s’appuyer sur un résultat vérifiant ses prédictions. Une chambre à bulles consiste en un réservoir empli d’un liquide proche de son point d’ébullition. La technique fut inventée par Glaser en 1952 qui reçut pour cela le Prix Nobel en 1960. Plus avant, nous détaillerons davantage ce type de détecteur qui sera la bête de somme utilisée pour progresser dans la connaissance de la physique des neutrinos pendant plusieurs décennies. Depuis Glaser, de nombreuses chambres à bulles ont été construites. On y analysa toutes sortes d’interactions, mais vite leur temps de déclenchement, limité à environ 1 s devint rédhibitoire pour réaliser des mesures de haute statistique. Malgré tout, elles survécurent jusqu’aux années 1980 pour la physique des neutrinos puisque les interactions de ces particules sont rares. Ainsi, au CERN on construisit l’immense « grande chambre à bulles européenne » BEBC atteignant 20 m3 de volume, et emplie d’hydrogène liquide. Mais la chambre restée dans l’histoire est Gargamelle. Comme son nom rabelaisien l’indique, c’était une chambre à bulles sinon très grosse, du moins très pesante. Sa carcasse atteignait 1000 tonnes, son volume sensible était constitué de 18 tonnes d’un liquide lourd appelé fréon. Réalisée par une collaboration de laboratoires français, elle rassembla une cinquantaine de physiciens. Elle entra en service en 1971. électromagnétique en la force électrofaible.Un détecteur géant était obligatoire pour avoir des chances de découvrir cette nouvelle propriété des neutrinos, et la chambre à bulles Gargamelle releva le défi. La théorie électrofaible prédisait donc un nouveau type de réactions, celui à courant neutre, dans lequel le neutrino diffuse, sans se convertir en un lepton chargé. L’échange devait se faire par l’intermédiaire du boson Z0 de charge électrique nulle. Dans une telle réaction, le neutrino initial demeure inchangé dans la collision, perdant seulement une fraction de son énergie. Tout le problème de l’unification entre forces électromagnétique et faible reposait sur la confirmation de cette hypothèse. Il fallait rechercher la réaction qui peut s’écrire : νµ + N → νµ + hadrons où N dénote un hadron, proton ou neutron. Existait-il un nouveau type d’interactions ayant pour origine l’échange de Z0 dans la Nature ? C’était la question que posait l’étude menée par les physiciens de Gargamelle. A priori la signature est aisée : des interactions de neutrinos naissent dans la ligne d’un faisceau, engendrant des événements montrant un

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point d’interaction d’où s’échappent des traces chargées qui ne sont ni un électron ni un muon. Mais dans une expérience, il est toujours plus aisé d’affirmer une apparition qu’une disparition. L’apparition est signalée par une trace nouvelle qu’il suffit d’identifier avec une assurance suffisante pour être affirmatif. En revanche, la disparition n’est pas indiquée de manière claire et l’interprétation demande de considérer toutes les hypothèses différentes donnant une signature équivalente. En particulier, dans le cas présent, un événement ne présentant pas de muon positivement identifié pouvait correspondre à un courant chargé où le muon effectivement produit a peu d’énergie : sa trace trop courte se confond avec celles d’autres particules qui en pratique sont essentiellement des pions. Cent mille clichés d’interactions furent accumulés et étudiés. L’analyse demandait un soin tout spécial. Il fallait comparer finement les caractéristiques cinématiques des événements affichant un muon, donc appartenant au type déjà connu, et ceux n’en affichant pas. Les particules autres que le muon devaient montrer dans les deux ensembles des comportements similaires. Des calculs poussés, aidés de simulations sur ordinateur, permettaient d’extraire le taux d’événements authentiquement sans muon après prise en compte de toutes les limitations de la mesure. Le résultat fut surprenant. Dès l’été 1972, les physiciens observèrent qu’environ un tiers des événements répondaient au critère recherché : ils semblaient indiquer l’existence de courants neutres. Il ne s’agissait pas d’une faible proportion, comme par exemple dans le cas de la découverte de la violation de CP qui se signale au niveau du un pour mille des événements examinés, et le dilemme venait d’une expérience montée outre-Atlantique qui recherchait le même effet et qui annonçait un résultat positif un jour, négatif le suivant, sans vraiment trancher. On parla de manière quelque peu ironique de courants alternatifs. Ces hésitations soulignaient la difficulté de conclure, et personne ne voulait tomber dans le panneau de l’annonce prématurée qu’il faudrait ensuite rétracter. Heureusement, en décembre 1972, un nouveau type de courant neutre fut découvert par Gargamelle. Il s’agissait d’un courant neutre purement leptonique cette fois. Le processus est beaucoup plus rare mais sa signature est plus aisée à interpréter, on ne mesure sur la photo qu’une seule trace visible consistant en un électron bien identifié émis vers l’avant dans la direction des neutrinos. L’événement est montré sur la figure 2.2. La lecture était claire : la photo indiquait le résultat d’une diffusion élastique d’un neutrino de type muonique sur un électron atomique du fréon, une telle signature ne pouvait provenir que d’un courant neutre. La réaction s’écrit : νµ + e− → νµ + e− NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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F IGURE 2.2. Photo de la chambre à bulles Gargamelle montrant une diffusion de νµ sur un électron atomique du liquide. La trace de l’électron, représentée de bas en haut sur la photo, est reconnaissable par son chapelet d’électrons secondaires arrachés au milieu traversé. © Gargamelle-CERN.

La collaboration Gargamelle considéra ses arguments suffisamment convaincants pour publier officiellement ses résultats en 1973 (8). Deux bonnes raisons valant mieux qu’une, deux publications conjointes apparurent ; l’une détaillait la découverte des courants neutres montrant la signature hadronique sans muon bien identifié, et la suivante affichait la preuve de l’existence des courants neutres leptoniques fondée sur un unique événement ne révélant qu’une trace d’électron. À la fin de l’expérience, 9 événements de ce dernier type furent comptabilisés. André Lagarrigue (1924-1975), patron de la collaboration Gargamelle, aurait probablement reçu le Prix Nobel pour cette découverte, s’il n’était pas mort prématurément. En 1979, Sheldon Glashow, Abdus Salam et Steven Weinberg reçurent le Prix Nobel pour « leur contribution à la théorie unifiée des interactions faible et électromagnétique, incluant la prédiction des courants faibles neutres ». La récompense sera complétée en 1999 par le Prix Nobel décerné à Gerardus ‘t Hooft et Martinus Veltman pour leur « élucidation de la structure quantique de l’interaction électrofaible ». En pratique, ces derniers démontrèrent que la théorie était « renormalisable », c’est-à-dire que des infinis apparaissant dans les calculs pouvaient être maîtrisés en les absorbant dans des grandeurs physiques mesurables, en particulier la masse de l’électron. En effet, la Nature a horreur des divergences qui ne peuvent pas être physiques, et donc un infini qui apparaît dans un calcul est l’indice qu’il manque quelque chose à la théorie.

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Chapitre 2. Les neutrinos et le Modèle Standard des particules

Au contraire des photons et des gluons, et même des gravitons, messagers hypothétiques de la gravitation, tous de masse nulle, les W± et Z0 sont très massifs, leur masse approche les 100 GeV, ce qui explique leur découverte directe tardive et la courte portée des forces faibles dont ils sont les messagers. Cette portée est limitée à 10−18 m, un millième de la taille d’un nucléon !

2.4

L’interaction forte

L’interaction forte est responsable de la cohésion des nucléons à l’intérieur des noyaux atomiques, les neutrinos y sont complètement insensibles. Pourtant, il faut la décrire pour compléter le Modèle Standard et comprendre certains aspects des interactions de neutrinos qui impliquent des hadrons. Théoriquement, le cas de l’interaction forte est techniquement plus compliqué. Huit gluons g différents collent entre eux les quarks à l’intérieur des hadrons : ce sont les messagers de l’interaction forte. Ils sont sans masse, ont un spin 1 et portent un nouveau nombre quantique, « la couleur », d’où le nom de la nouvelle théorie : la chromodynamique quantique ou QCD (Quantum ChromoDynamics), qui copie l’électrodynamique quantique QED, théorie sous-tendant l’électromagnétisme. Les quarks apparaissent eux-mêmes avec trois couleurs différentes. L’existence des couleurs fut postulée très tôt dans le développement de la phénoménologie pour comprendre la constitution de la particule Ω− , découverte au laboratoire de Brookhaven en 1964, et qui correspond à un baryon répondant à la composition de trois quarks identiques sss. Cette particule semblait violer le principe d’exclusion de Pauli obligeant des fermions similaires à être dans des états différents. L’introduction d’un nouveau nombre quantique résolvait le problème. Un autre indice fort venait des résultats de mesures de sections efficaces de processus hadroniques, en particulier en collisions e+ e− où les données nécessitaient une contribution venant des quarks trois fois plus élevée que celle calculée sans couleur. Chaque quark est donc caractérisé par un nouveau nombre quantique, et il existe trois couleurs différentes qu’on peut appeler par exemple rouge, jaune et bleu. Les particules physiques associent les trois couleurs de manière à demeurer globalement « blanches », c’est-à-dire sans couleur. La théorie fut développée dans les années 1970-1980. Les huit gluons eux-mêmes portent deux couleurs complémentaires et transmettent ces couleurs aux quarks. Au contraire des photons qui ne peuvent interagir entre eux, les gluons peuvent échanger des couleurs, c’est-à-dire qu’une force s’exerce entre deux gluons. Cette propriété rend les calculs beaucoup plus compliqués qu’en électromagnétisme quantique. La

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F IGURE 2.3. Un événement « Mercédès » prouvant la manifestation de l’existence des gluons sous forme de jet : trois jets sont repérés, deux proviennent d’un quark et d’un antiquark et le troisième d’un gluon rayonné par le quark ou l’antiquark. © Petra-DESY.

théorie stipule que les résultats physiques ne dépendent pas d’un changement arbitraire de couleur : il faut intégrer sur toutes les couleurs possibles pouvant participer à un processus pour obtenir le résultat. Comme les quarks, les gluons ne peuvent exister à l’état libre. Quarks et gluons sont dits confinés dans les particules que l’on sait individualiser. Ces particules finales ne portent pas la couleur, mais la phénoménologie est bien en accord avec l’hypothèse. La figure 2.3. montre une indication expérimentale très concrète de l’existence des gluons par un type d’événements qu’on appela « événements Mercédès » obtenu au collisionneur PETRA du centre DESY (Deutsches Elektronen Synchrotron) de Hambourg qui accélérait des électrons et des positrons jusqu’à 20 GeV chacun, et analysait les produits de leurs collisions. Trois jets bien formés sont clairement visibles sur la figure ; on appelle jet un ensemble regroupé de particules émises dans des directions proches. Comme au LEP, le canal principal d’annihilation e+ e− donne une paire quark-antiquark, et la majorité des événements montre effectivement deux jets, c’est-à-dire des bouquets de particules proches, produits dans des directions opposées. Ceci correspond à la réaction : e+ + e− → q + anti − q Les jets sont caractérisés par des énergies transverses entre les particules qui les forment d’environ 300 MeV. Pour bien caractériser un jet il faut donc que

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Chapitre 2. Les neutrinos et le Modèle Standard des particules

son énergie totale, c’est-à-dire celle du quark qui l’a engendré, soit notablement supérieure à cette valeur. Ceci est réalisé quand l’énergie est supérieure à 5 GeV ; cette condition est satisfaite tant au LEP qu’à PETRA. Après leur création conjointe au point de collisions, quark et antiquark se sont habillés pour donner chacun une poignée de particules regroupées. La paire quark-antiquark se révèle donc sous forme de deux jets émis dos-à-dos puisque toute l’énergie se convertit en particules détectées. Mais parfois, comme un électron peut rayonner un photon, un quark peut rayonner un gluon, et l’événement correspondant montre alors, non pas deux jets produits dans des directions opposées mais trois jets, les deux jets de la paire quark antiquark sont accompagnés d’un jet supplémentaire indiquant la présence d’un gluon rayonné. Ceci peut s’interpréter comme signant la réaction : e+ + e− → q + anti − q + g De fait, et ce fut la principale découverte de la physique de PETRA, une fraction non négligeable des événements mesurés montrait trois jets. Une étude minutieuse indique que les jets provenant de gluons ont une énergie transverse légèrement supérieure à celle caractérisant les jets de quarks. 2.5

Le couronnement de la théorie

En résumé, toute la matière ordinaire est bâtie à partir de 12 fermions, doublés de leurs 12 anti-fermions, auxquels il faut adjoindre 12 bosons pour comprendre les interactions fondamentales existant entre les constituants. Un grand nombre d’études très fines furent entreprises pour s’assurer de la justesse de ces fondations. La « bible des particules » recense 24000 mesures vérifiant le bien-fondé de la théorie, beaucoup provenant du LEP qui fut la machine couramment appelée « l’usine à Z0 ». Les chercheurs examinèrent dans les moindres détails les modes plus ou moins rares de désintégrations, ils recherchèrent des particules nouvelles prédites par des modèles à la limite de la crédibilité, ils analysèrent les distributions en énergie et en direction des particules repérées. Le Z0 est aujourd’hui l’une des particules les mieux connues du bestiaire, et aucune anomalie ne fut découverte : le Modèle Standard prôné par les théoriciens fut vérifié dans ses moindres détours. Le LEP connut une seconde phase d’opération durant laquelle l’énergie de la machine fut augmentée jusqu’à 100 GeV par faisceau et donc 200 GeV disponibles dans la collision. Cette énergie suffisait pour produire des paires W+ W− . Les conditions techniques étaient plus difficiles à atteindre et seulement quelques milliers de paires purent être accumulées sur plusieurs années. Le but

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essentiel de cette seconde phase d’opération était de mesurer finement la masse du W, paramètre clé qui jouera un rôle par la suite, et de vérifier que les comportements des W étaient en accord avec la théorie. Pourtant il subsistait une difficulté. L’invariance de jauge de la théorie implique, au départ, des bosons intermédiaires W et Z de masse nulle, ce qui est fort éloigné de la réalité. Pour incorporer leurs masses dans la théorie, un ingrédient ultime du modèle fut introduit, connu sous le nom de « brisure spontanée de la symétrie électrofaible ». En fait, ces considérations datent des années 1960 et furent proposées indépendamment par Peter Higgs et par Brout et Englert. L’introduction d’un nouveau champ donne leurs masses aux W et Z, mais cela implique l’existence d’une nouvelle particule non encore découverte à l’époque en raison de sa masse trop élevée. Ce devait être un boson de spin 0 qui, pour cette raison, est appelé une particule scalaire. On prédisait tous les paramètres caractéristiques de cette particule hypothétique à l’exception de sa masse qui demeurait un paramètre libre et que l’expérience devait fixer. Après avoir fait une hypothèse sur la masse, la théorie était capable de prédire le taux de production et les modes de désintégrations de cette nouvelle particule dans des circonstances données, la chasse programmée pouvait commencer. Elle débuta activement dès la seconde saison du LEP à l’énergie de 200 GeV, cette énergie augmentée permettant de rechercher la particule de Higgs jusqu’à une masse d’environ 110 GeV. Las ! Le Higgs ne s’y révéla pas, l’énergie n’était pas encore suffisante. La chasse continua avec le Tévatron de Fermilab, un collisionneur protons contre antiprotons de 1 TeV chacun, toujours sans succès. Il faudra attendre encore quelques années pour que la découverte du boson de Higgs s’inscrive finalement sur le tableau de chasse du LHC, le collisionneur de protons de très haute énergie construit au CERN qui atteint 7 TeV contre 7 TeV. L’annonce fut faite en 2012, quand le boson de Higgs fut repéré dans sa désintégration en deux photons. La figure 2.4. montre le signal correspondant tel qu’obtenu dans le détecteur géant CMS qui fixe la masse du boson de Higgs à 125 GeV. En résumé, les échanges de photons γ expliquent les interactions électromagnétiques. Les W± et Z0 sont responsables des interactions faibles opérant en particulier dans les désintégrations radioactives β et dans toutes les interactions impliquant des neutrinos. Les gluons quant à eux transmettent la force forte. Par extrapolation, les théoriciens imaginent que les interactions gravitationnelles se transmettent par un échange de gravitons, particules de spin 2, mais cela est une histoire pour le futur encore assez lointain. Néanmoins, une première étape fondamentale a été franchie récemment avec la découverte des ondes gravitationnelles ; c’est l’analogue des ondes électromagnétiques classiques qui s’interprètent comme un flux de photons. L’épopée de la physique des particules a été

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Chapitre 2. Les neutrinos et le Modèle Standard des particules

Événements/1.5 GeV

Données

F IGURE 2.4. Signal de mise en évidence du boson de Higgs. Le graphe montre la masse reconstruite de deux photons repérés dans les événements obtenus avec le détecteur CMS au LHC. Beaucoup de phénomènes secondaires donnent une paire de photons et la présence du boson recherché s’affiche comme un excès au-dessus du fond venant de toutes les autres sources potentielles qui doivent être précisément modélisées sur ordinateur. © CMS-CERN under CC-BY-SA-4.0.

couronnée par la découverte du boson de Higgs qui établit sur des bases solides la théorie sous-jacente du monde des constituants de la matière. Pour revenir aux neutrinos qui doivent demeurer prioritaires, ajoutons qu’à sa naissance il y a 50 ans, le Modèle Standard considérait des neutrinos sans masse, ce qui s’accordait avec le fait qu’aucun signe de masse n’était encore révélé et une masse nulle de neutrinos semblait l’hypothèse la plus naturelle et la plus élégante pour le Modèle Standard. Et pour cause, les masses extrêmement faibles n’ont été approximativement mesurées que beaucoup plus tard grâce à l’étude des oscillations, c’est-à-dire la transformation spontanée d’un neutrino d’un type en un neutrino d’un autre type. Ce nouveau phénomène ne fut fermement annoncé qu’à partir de 1998 quand des outils adaptés virent le jour. Aujourd’hui, le Modèle Standard a partiellement incorporé les masses de neutrinos, mais au prix de l’introduction de nouveaux types de neutrinos toujours à découvrir, ce qui sera discuté plus tard. 2.6

Les interactions de neutrinos

Le cadre du Modèle Standard étant dressé, concentrons-nous sur les différents modes d’interactions spécifiquement ouverts aux neutrinos et qu’on exploitera dans les expériences.

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F IGURE 2.5. Les différents graphes de Feynman correspondants aux canaux d’interactions ν + e → ν + e. Le graphe de gauche montre le courant neutre qui s’applique à νµ + e → νµ + e et aussi à νe + e → νe + e, ainsi qu’aux antineutrinos. Le graphe central correspond à l’interaction νe + e → νe + e par courant chargé. Le graphe de droite explique le courant chargé anti-νe + e → anti-νe + e. © Review of Particle Physics.

Les neutrinos peuvent interagir sur les électrons atomiques de la matière qu’ils traversent. C’est le canal exploité par Gargamelle pour sa deuxième preuve des courants neutres. La réaction totalement restreinte aux leptons permet de tester le Modèle Standard de manière précise, sans les difficultés des interactions impliquant des nucléons qui sont complexes parce qu’il faut tenir compte de leur structure en quarks. Phénoménologiquement, cette diffusion sur électron produit un unique électron émis pratiquement dans la direction du neutrino entrant, ce qui donne une contrainte expérimentale forte de sélection des événements. Il y a pourtant une complication : le canal de diffusion νµ + e → νµ + e implique le seul courant chargé qui s’effectue par échange d’un W, mais la diffusion νe + e → νe + e implique à la fois les courants chargés et neutres. Dans ce dernier cas, les échanges par W et par Z sont possibles comme indiqué sur la figure 2.5. Les courants neutres sont impliqués dans les interactions aussi bien des neutrinos de type νµ ou νe que des antineutrinos, alors que les courants chargés agiront différemment pour le νe (graphe central) ou l’anti-νe (graphe de droite). Ceci découle directement de la conservation du nombre leptonique. Ces graphes sont précisément calculables mais il s’avère que, à énergie équivalente, les probabilités d’interaction d’un neutrino sur électrons sont 2000 fois inférieures à celles correspondant à l’interaction sur un nucléon. Le facteur 2000 vient du rapport des masses entre proton et électron, la masse s’introduisant dans le calcul. On appelle section efficace la grandeur qui mesure la probabilité d’interactions avec la matière, on l’écrit σ. Elle s’exprime en unité de surface (cm2 ), à l’image des collisions entre deux boules de billard dont la probabilité de se rencontrer dépend de la taille des boules. Les sections efficaces sur nucléons sont donc beaucoup plus élevées que sur électrons. Les événements sont produits plus abondamment avec l’apparition

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Chapitre 2. Les neutrinos et le Modèle Standard des particules

de canaux plus variés, mais leur interprétation est moins directe puisque les nucléons sont des particules composées. L’ordre de grandeur de la section efficace totale pour un neutrino et un antineutrino sur un nucléon, est donné par la formule : σ (νµ ) = 0.710−38 E (GeV) cm−2 σ (anti − νµ ) = 0.310−38 E (GeV) cm−2 En pratique, le nombre d’interactions de neutrinos à la traversée d’une cible matérielle est donné, en première approximation, par la formule : N = 0.7 10−38 E (GeV) NA LρΦ où NA L ρ et Φ sont respectivement le nombre d’Avogadro (6x1023 ), la longueur de la cible traversée exprimée en cm, la densité du milieu en g/cm3 et le flux incident de neutrinos. E est l’énergie exprimée en GeV. On voit donc que plus l’énergie est élevée plus les neutrinos interagissent facilement, c’est une propriété générale des interactions faibles au moins jusqu’aux énergies disponibles aux accélérateurs, lorsque la théorie de Fermi est vérifiée. Avec ces chiffres, on peut comprendre que seulement un neutrino solaire environ sur un milliard est arrêté dans toute la traversée de la Terre. Un sur un milliard, c’est un nombre extrêmement petit et on peut se demander : pourquoi celui-là ? La réalité du monde infiniment petit est dictée par la mécanique quantique qui nous enseigne que la réalité est probabiliste et prédictible seulement statistiquement. Si notre planète est transparente aux neutrinos solaires, elle devient opaque pour les neutrinos quand leur énergie dépasse 105 GeV, puisque la section efficace à cette énergie atteint alors une valeur telle que le diamètre terrestre avoisine une longueur moyenne d’absorption. C’est une énergie très élevée qu’on rencontrera dans certains phénomènes astrophysiques. Mais comme on l’a déjà mentionné, sauf dans des conditions exceptionnelles qu’on discutera, l’interaction de neutrinos ne se fait pas de manière cohérente sur le neutron ou le proton, mais sur les quarks constituants. Ceci vient de la longueur d’onde associée aux neutrinos, elle devient plus petite à énergie plus élevée. À haute énergie, au-dessus de quelques GeV, les neutrinos « voient » les constituants à l’intérieur des nucléons. Or les quarks ne portent pas une énergie ou une impulsion bien définie. Un nucléon est constitué de 3 quarks de valence qui donnent son identité à la particule, mais ceux-ci ne possèdent en moyenne que la moitié de l’énergie totale que possède le nucléon. Le reste est porté par des gluons et des quarks dits de la mer qui sont présents sous forme de paires quark-antiquark, tous les types y figurant. Une interaction de neutrino sur un quark est donc difficile à interpréter du fait de la constitution interne du nucléon.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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F IGURE 2.6. Le paramètre σ/E représentant la section efficace totale du neutrino rapportée à son énergie, en fonction de l’énergie du neutrino tel que mesuré dans diverses expériences. © Review of Particle Physics.

On ne sait pas exactement évaluer l’énergie du quark sur lequel a eu lieu l’interaction. Cela amène à des complications pour interpréter le résultat d’une réaction. Néanmoins, expérimentalement beaucoup de mesures existent.Celles acquises à ce jour sont données sur la figure 2.6. Les points expérimentaux sont toujours entachés d’incertitudes assez importantes, surtout aux plus basses énergies, du fait, comme il a été dit, de la difficulté d’évaluer les énergies mises en jeu. On a parlé d’interactions de neutrinos sur électrons, sur nucléons et sur quarks. Un nouveau type de réaction a été récemment mis en évidence : l’interaction cohérente sur les noyaux atomiques de la matière, quand tous les nucléons sont impliqués globalement. Cette interaction a des propriétés très spéciales, elle est extrêmement rare et on donnera plus tard les premiers résultats obtenus il y a peu dans ce domaine.

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Chapitre 2. Les neutrinos et le Modèle Standard des particules

3 Les multiples sources de neutrinos De nombreuses sources existent qui produisent des neutrinos. Nous avons discuté jusqu’à présent deux origines différentes : les réacteurs et les accélérateurs. Mais au-delà des sources artificielles, il existe également une panoplie de sources naturelles émettant des neutrinos dotés d’énergies s’étendant des micro-eV (µeV 10−6 eV) jusqu’ aux Exa-eV (EeV 1018 eV). Passons en revue l’ensemble de ces sources autant naturelles qu’artificielles. 3.1

Les réacteurs nucléaires

Nous avons déjà esquissé le cas des réacteurs puisque l’expérience de découverte s’est faite auprès de l’un d’eux. Tout réacteur nucléaire du type de ceux construits par EdF produit de l’ordre de 1021 neutrinos chaque seconde. Ils sont du type anti-νe . Leur énergie est faible, dans la gamme des énergies nucléaires, c’est-à-dire pouvant aller jusqu’à 10 MeV avec un pic situé autour de 2 MeV. Ces neutrinos résultent de réactions de désintégrations β des produits de fission des combustibles présents dans le réacteur, essentiellement 235 U et 239 Pu. Le noyau père se scinde en deux noyaux fils accompagnés de quelques neutrons. Il n’existe pas un canal unique de fission mais beaucoup de canaux possibles contribuent, produisant des noyaux secondaires variés et chacun se désintègre en donnant plusieurs niveaux excités des noyaux finaux. Le spectre en énergie est la somme des émissions β individuelles. Il est encore mal connu. En fait, des mesures récentes ont mis au jour un excès de neutrinos aux énergies d’environ 5 MeV qui n’était pas anticipé et reste encore inexpliqué. Les simulations ne l’avaient pas prédit et son origine est controversée. La figure 3.1. montre le spectre des neutrinos observés auprès d’un réacteur coréen RENO, il montre un

RENO Préliminaire 30 000

Détecteur proche Données Prédiction

Données

25 000 20 000 15 000 10 000 5 000

Données/Prédictions

0,2 0,15 0,1 0,05 0 -0,05 -0,1

1

2

3

4

5

6

7

8

9

Énergie en MeV

F IGURE 3.1. Distribution en énergie des neutrinos mesurés auprès d’un réacteur. Le graphe supérieur présente les données comparées au calcul, celui inférieur calcule le rapport entre les deux grandeurs où la présence d’une bosse inexpliquée à 5 MeV se découvre. © Collaboration RENO.

maximum de flux vers 3 MeV et la « bosse » inexpliquée vers 5 MeV. La figure ne montre pas le flux des neutrinos reçus par le détecteur mais le nombre d’événements recueillis, cela tient donc compte de la section efficace qui augmente avec l’énergie. Depuis l’expérience de découverte du neutrino, de nombreux dispositifs ont été installés auprès de réacteurs aussi bien des réacteurs de recherche que des réacteurs industriels produisant de l’électricité qui permettent de profiter de flux très élevés : Savannah River, ILL (Institut Laue-Langevin de Grenoble), Gösgen en Suisse, Bugey près de Lyon, Krasnoyarsk en Russie, Palo Verde aux États-Unis, Chooz dans les Ardennes françaises, et plus récemment Reno en Corée du Sud et Daya Bay en Chine, tous ont vu arriver des physiciens. Les recherches entreprises se sont focalisées sur le phénomène d’oscillations qui sera explicité plus tard. En outre quelques expériences originales s’y sont déroulées pour rechercher par exemple, un éventuel moment magnétique du neutrino. Le moment magnétique d’une particule découle de ses propriétés électromagnétiques. En théorie, un neutrino bien que neutre électriquement en possède un mais sa valeur calculée dans le Modèle Standard est minuscule. On sait quelle serait sa signature mais on attend un signal extrêmement réduit, et donc les

38

Chapitre 3. Les multiples sources de neutrinos

recherches se font auprès de sources très abondantes telles que les réacteurs nucléaires. On y a aussi recherché un processus tout aussi hypothétique dont on reparlera, la désintégration radiative des neutrinos. 3.2

Les accélérateurs

On a parlé du faisceau de neutrinos construit à partir de protons accélérés au laboratoire de Brookhaven pour la découverte du second type de neutrino. La technique a été dupliquée à diverses reprises tant au CERN, qu’aux laboratoires américains de Brookhaven et Fermilab ainsi qu’aux centres KEK et J-Park du Japon. Décrivons le faisceau qui resta opérationnel au CERN pendant plus de deux décennies. Dans un tel faisceau, le flux de neutrinos reçus dans une expérience est montré sur la figure 3.2. Il est essentiellement composé de νµ dont l’énergie peut

Énergie des neutrinos

Énergie des neutrinos

Énergie des neutrinos

Énergie des neutrinos

F IGURE 3.2. Le spectre en énergie de divers types de neutrinos produits dans le faisceau du CERN. Sont représentés indépendamment les flux des quatre types νµ , anti-νµ , νe , et anti-νe avec leurs provenances : désintégrations en vol de pions, kaons ou muons. © Nomad-CERN.

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Un faisceau de neutrinos Des protons accélérés bombardent une cible souvent construite d’un long filament de graphite. Beaucoup de particules y sont produites, en majorité des pions mais aussi des kaons. Ces particules secondaires ont des temps de vie courts, donnant des parcours avant désintégration de quelques mètres à quelques centaines de mètres selon leurs énergies. Le temps de vie d’une particule tel que mesuré par un observateur terrestre dépend directement de son énergie suivant les lois de dilatation des temps dictée par la relativité restreinte. Dans le cas du faisceau du SPS du CERN, les protons étaient éjectés de l’accélérateur à 450 GeV en 2 impulsions de 4 ms répétées toutes les 4 s contenant jusqu’à 1013 particules dans chacune. Le faisceau était produit en paquets ce qui facilitait la réjection des bruits de fond cosmique en utilisant la technique marche/arrêt. En quelques années de prise de données, une expérience pouvait accumuler 1019 protons arrivant sur la cible. La cible de production consistait en de minces filins de 3 mm de diamètre et 60 cm de long alignés sur l’axe du faisceau incident pour éviter les réinteractions des mésons produits. Selon leur charge, les pions et kaons étaient focalisés ou dé-focalisés par des champs magnétiques. Cela permettait de produire à volonté un faisceau majoritairement constitué de neutrinos ou d’antineutrinos en changeant la polarité des aimants. Les mésons se désintégraient dans un tunnel de 290 m de long où régnait un vide approximatif pour éviter des interactions parasites dans l’air résiduel. Puis venait le blindage de fer, béton et terre épais d’environ 400 m qui servait à arrêter les protons n’ayant pas interagi, les mésons ne s’étant pas désintégrés et surtout les muons copieusement produits en même temps que les neutrinos. Les muons ne perdent de l’énergie que par ionisation et un muon de 1 GeV peut facilement traverser 1 m de fer sans être absorbé. Au final, les expériences étaient installées à environ 800 m de distance de la cible de production, et, à cet endroit, le faisceau de neutrinos faisait une dizaine de mètres de rayon.

atteindre 250 GeV avec un pic vers 20 GeV, mais il présente aussi une population d’anti-νµ à hauteur d’environ 5 % des νµ , ainsi que des νe et anti-νe provenant de désintégrations à la fois de kaons et de muons à hauteur de 1%. Notons qu’on peut multiplier le nombre d’expériences sur le trajet du faisceau, l’une suivant l’autre, puisque chacune ne consomme qu’une infime partie du flux entrant, de l’ordre de un neutrino sur un milliard.

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Chapitre 3. Les multiples sources de neutrinos

3.3

Le Soleil

C’est la source locale la plus abondante de neutrinos, du moins si une supernova n’explose pas dans le voisinage immédiat de notre planète. Longtemps, on s’est demandé d’où venait l’énergie du Soleil. Un calcul ancien dû à lord Kelvin donnait environ 5000 ans d’existence à notre astre pour la combustion d’un Soleil fait de carbone. Hans Bethe fut le premier à comprendre au cours des années 1930 que le phénomène à l’origine de la production de l’énergie solaire résulte de la fusion nucléaire qui a lieu au cœur même de notre astre, là où la température est suffisamment haute pour franchir la barrière coulombienne (9). C’est le défi de la fusion artificielle qu’on tente de relever sur Terre avec le réacteur ITER. En son intérieur, le Soleil contient donc des protons qui peuvent fusionner. Ce processus se développe en plusieurs étapes commençant par la réaction d’interaction faible : p + p → d + e+ + νe Ici d désigne le deuton, composé d’un proton et d’un neutron. Cette première réaction se poursuit en cascade, avec les étapes suivantes : d + p → 3 He + γ 3

He + 3 He → 4 He + 2p

En faisant le bilan, on conclut que la production principale de neutrinos vient de la réaction globale de fusion de 4 protons : 4p → 4 He + 2e+ + 2νe Ce mode de fusion engendre un spectre de νe qui se prolonge jusqu’à l’énergie de 430 keV. Mais de nombreux autres canaux contribuent, et certains sont importants expérimentalement. Ainsi, des νe sont produits à travers une chaine impliquant le béryllium : 3

He + 4 He → 7 Be + γ

7

Be + e− → 7 Li + νe

reaction suivie de

Cette contribution possède la propriété unique de donner un spectre de neutrinos caractérisé par une raie importante, c’est le « pic » du béryllium émettant à l’énergie fixe de 860 keV.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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1012

Flux (cm -2 s-1)

1011 1010

pp

109 108 107 106 105 104 103

pep

102 101

0,1

10.

1. Énergie du neutrino (MeV)

F IGURE 3.3. Spectre global des neutrinos émis par le Soleil. La composante principale qui représente 90 % du flux, notée pp, s’arrête à l’énergie de 430 keV. © Particle data book.

Une autre chaîne joue un rôle primordial : 7

Be + p → 8 B + γ

8

B → 8 Be + e+ + νe

suivi de

Ce canal de neutrinos dits « du bore », quoique représentant 10−4 du flux total, présente le gros avantage de fournir des énergies substantiellement plus élevées allant jusqu’à 15 MeV et certaines recherches de neutrinos solaires en dépendent totalement. Les différents canaux se reflètent dans le spectre global d’énergie qui expose toutes les contributions comme indiqué sur la figure 3.3. Résumons les propriétés principales qu’indique cette figure : la principale composante vient de la fusion de 4 protons, elle peuple la région d’énergie allant jusqu’à 430 keV. Il existe une importante raie à 860 keV due au béryllium qui contribue à hauteur de 10 % du flux total, et une longue queue venant du bore qui s’étend jusqu’à 15 MeV. Des contributions moindres proviennent d’un second pic du beryllium ainsi que d’autres canaux plus rares en particulier le cycle appelé CNO. Compte tenu des connaissances acquises en physique nucléaire et sachant que la réaction principale libère 2 νe en même temps que 27 MeV d’énergie, on peut calculer le flux de neutrinos que l’astre nous envoie en connaissant la

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Chapitre 3. Les multiples sources de neutrinos

luminosité solaire reçue, qu’on mesure au niveau de 1 kW/m2 à la surface de la Terre. Le résultat est remarquable : la production totale atteint 1038 neutrinos par seconde, ce qui se traduit par un flux sur Terre d’environ 60 milliards par seconde et cm2 provenant essentiellement du canal à 4 protons. D’abord étudiés pour comprendre mieux le fonctionnement de notre astre, ces neutrinos ont joué un rôle primordial pour révéler le processus d’oscillations.

3.4

Les supernovae de type II

Le 23 février 1987 une nouvelle fit rapidement le tour des laboratoires de recherche : on venait de détecter un flux de neutrinos venant d’une supernova ayant explosé 150 000 ans auparavant dans le grand nuage de Magellan situé à 150 000 années-lumière de nous, les neutrinos voyageant à une vitesse très proche de celle de la lumière. Au moment de son implosion une supernova de type II émet de l’ordre de 1058 neutrinos en une dizaine de secondes. Ils sont à peu près également répartis entre les trois saveurs, neutrinos et antineutrinos étant présents. L’implosion d’une supernova de type II signe la mort d’une étoile de masse quelque 10 fois supérieure à la masse de notre Soleil. Le carburant d’une étoile est constitué de protons qui fusionnent en noyaux d’hélium, selon le processus détaillé dans le cas de notre astre. Mais quand les protons sont tous consommés, les noyaux d’hélium se combinent à leur tour pour donner des noyaux plus lourds tel le carbone... On suit la courbe de stabilité nucléaire qui tend vers les éléments les plus stables, ceux où l’énergie de liaison par nucléon dans le noyau est maximale, ce qui est réalisé autour de l’élément fer. Arrivé en fin de chaine, le processus de fusion ne peut se poursuivre, les électrons sont dévorés par les protons pour engendrer une étoile à neutrons tandis que l’énergie est libérée à hauteur de 99 % par éjection de neutrinos. L’énergie de ces neutrinos n’est pas minuscule, elle tourne autour de 20 à 30 MeV pour chacun, dix fois plus que ce qu’on obtient pour les neutrinos de réacteurs. Ceci est vérifié pour les étoiles dont la masse est supérieure à 1,4 masse solaire. Notre Soleil ne subira pas cette fin mais donnera une naine blanche. Par chance, deux détecteurs très massifs étaient en opération sur Terre au moment décisif : l’un IMB (Irvine Michigan Brookhaven) installé dans une mine de sel de l’Ohio et l’autre KamiokaNDE (Kamioka Neutrino DEtector) sous une montagne du Japon (10). Tous deux étaient constitués d’un vaste réservoir empli de 1 kilotonne d’eau purifiée. La technique de détection sera décrite plus tard en détail. Ces détecteurs étaient capables de voir la lumière émise dans leur volume à la suite d’une interaction de neutrino, et ils repérèrent chacun,

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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F IGURE 3.4. Bouffée de neutrinos de la supernova SN1987 vue dans le détecteur Kamiokande. Le nombre de capteurs ayant déclenché en coïncidence est montré en fonction du temps exprimé en minutes. © Collaboration Kamiokande.

pendant un intervalle de temps limité de 10 secondes, une dizaine d’événements susceptibles d’être interprétés comme des signaux de neutrinos, en excès par rapport au bruit continu venant de la radioactivité locale. Ceci est montré sur la figure 3.4. dans le cas de Kamiokande. Ce qui est affiché est le nombre de capteurs de lumière déclenchant en coïncidence temporelle. Sans phénomène externe, ce nombre tourne autour d’une vingtaine de capteurs sur un total d’un millier couvrant le dispositif complet, c’est le nombre moyen de capteurs repérant en continu la radioactivité locale ; aucune information n’est associée à ce bruit. Et soudain, un nombre beaucoup plus élevé de capteurs ont enregistré un signal au même instant. Quelque chose de nouveau survenait. La réponse n’allait pas de soi, n’était-ce pas une fluctuation au niveau du réseau électrique ? Pourtant les deux collaborations ayant pris contact, il s’avérait que le signal était réel, ayant été enregistré presque en même temps des deux côtés du Pacifique. La réponse arriva le lendemain, quand on apprit qu’un astronome venait de découvrir dans le ciel de l’hémisphère Sud une « nouvelle étoile » c’est-à-dire l’implosion d’une supernova qui laisse dans le firmament une trace suffisamment lumineuse pour être visible pendant le jour durant quelques semaines. C’était la réponse à l’énigme : pour la première fois de l’histoire, on détectait sur Terre des neutrinos extragalactiques témoins d’une implosion de supernova,

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Chapitre 3. Les multiples sources de neutrinos

F IGURE 3.5. Masatoshi Koshiba (1926-2020) Prix Nobel 2002 pour la détection de neutrinos astrophysiques. © Avec l’aimable autorisation de la famille.

ce que les modèles théoriques avaient anticipé. Notons que les neutrinos arrivèrent avant le signal lumineux. Ceci vient du fait que les neutrinos dès qu’ils sont produits se libèrent immédiatement du corps de l’astre mourant, tandis que les photons sont piégés et subissent de multiples interactions dans la matière qu’ils doivent traverser. Cette propriété se vérifie également au niveau de notre Soleil. Malgré le petit nombre d’interactions recueillies sur Terre, une vingtaine au total, cette détection permit de vérifier les idées avancées pour comprendre les explosions d’étoiles. Masatoshi Koshiba (figure 3.5.), patron de la collaboration Kamiokande et également cheville ouvrière de la physique des neutrinos au Japon, recevra le Prix Nobel pour cette mise en évidence tout à fait spectaculaire. Depuis 1987, le nombre de détecteurs a crû et plusieurs sont prêts à recueillir un signal venant de neutrinos d’une supernova. Aucun nouvel événement n’a été enregistré, mais plusieurs recherches se focalisent aujourd’hui sur la détection d’un fond de neutrinos fossiles qui serait la somme de toutes les explosions passées, ce qu’on détaillera plus tard.

3.5

L’atmosphère

Notre Terre est constamment bombardée par des rayons cosmiques qui sont des protons ou des noyaux atomiques plus lourds dont l’énergie peut être considérable. Ils proviennent de cataclysmes lointains encore mal compris engendrés en

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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particulier au sein des noyaux actifs de galaxies quand un trou noir phagocyte la matière d’étoiles proches. Ces particules primaires n’arrivent pas jusqu’à la Terre, elles sont arrêtées par l’atmosphère qui forme une pelure de gaz protégeant notre planète et qui équivaut en épaisseur à 12 mètres d’eau. Ce n’est pas négligeable et les rayons primaires interagissent avant d’atteindre la Terre pour donner toute la panoplie des particules qu’on étudie auprès des accélérateurs. Les gerbes ainsi obtenues naissent à environ 10 km au-dessus de nos têtes. Parmi toutes les particules secondaires créées, les pions sont les plus abondants suivis par les kaons. Or pions et kaons se désintègrent sur des distances telles qu’ils disparaissent avant de toucher la Terre, d’autant qu’ils peuvent ré-interagir eux-mêmes dans l’atmosphère. Comme on l’a vu, le mode principal de désintégration de ces mésons donne un muon accompagné d’un neutrino, comme dans un faisceau d’accélérateur. Grâce à la dilatation relativiste du temps, les rayons cosmiques chargés arrivant sur Terre sont presque exclusivement des muons. Ils sont facilement mis en évidence. Il faut donc compter avec un flux de neutrinos qui les escortent. Une partie des muons se désintègre, ce qui donne à nouveau des neutrinos. Ainsi, au total, on reçoit chaque seconde sur Terre un flux de neutrinos atmosphériques à hauteur d’une centaine par m2 qui est composé d’un mélange de 2 νµ pour 1 νe . L’énergie de ces neutrinos est très variable, reflétant l’énergie des rayons cosmiques primaires, et le spectre s’étend sur une gamme pouvant aller jusqu’à plusieurs TeV avec un pic en intensité situé autour de 1 GeV. Ces neutrinos appelés atmosphériques joueront un rôle primordial dans l’étude des oscillations.

3.6

La Terre

La Terre est radioactive, comme l’est toute matière ordinaire. Elle émet sans cesse des neutrinos qui proviennent d’éléments radioactifs ayant des temps de vie élevés présents en son intérieur ; on les appelle géoneutrinos. Il s’agit principalement des contributions du 232 Th, ayant une période de 14x109 ans, à peu près l’âge de l’Univers, mais aussi d’autres éléments comme 238 U et 235 U ainsi que de l’isotope 40 K. Ces neutrinos sont des messagers directs des phénomènes radioactifs se produisant à l’intérieur de notre planète et ils renseignent sur sa production de chaleur. Celle-ci est globalement estimée à 47 ± 3 TW et son origine fut longtemps un mystère. La détection des géoneutrinos permet d’ausculter la structure de la Terre en ses différentes couches profondes autrement inaccessibles. Cette détection

46

Chapitre 3. Les multiples sources de neutrinos

est difficile, car l’énergie en jeu, caractéristique des phénomènes nucléaires, est coincée entre celle des neutrinos solaires beaucoup plus abondants et celle des neutrinos provenant de réacteurs : elle se concentre autour de 2 MeV. Il est donc conseillé de rechercher cette nouvelle source de neutrinos en un endroit éloigné de centrales nucléaires. Malgré les difficultés, de grands détecteurs emplis de liquide scintillant sont capables de relever le défi et d’ores et déjà deux dispositifs ont mesuré ce flux de neutrinos : Kamland (11) qui n’est autre que l’ancien réservoir de Kamiokande, mentionné pour avoir détecté la supernova de 1987 qui fut recyclé après sa phase en eau purifiée, et Borexino installé en Italie sous la montagne du Gran Sasso. À eux deux, ils ont déjà détecté plus d’une centaine d’événements, et de nouveaux projets plus ambitieux sont en discussion. Le taux mesuré actuellement est en accord avec les prédictions, confirmant qu’au niveau de précision atteint, nous avons une compréhension approximative de l’intérieur de notre Terre. Il fut un temps où on spéculait sur l’existence d’un « réacteur central » présent sous forme d’une boule d’uranium fissionnant, ceci est maintenant dépassé. Il reste à préciser la cartographie des flux de neutrinos pour en apprendre davantage sur la structure terrestre, et de nouveaux projets seront bientôt prêts à participer à la chasse. On espère pouvoir exploiter des dispositifs à divers endroits de la surface terrestre, en particulier là où la croûte terrestre est mince pour mieux sonder les couches internes.

3.7

Des sources extragalactiques ?

Depuis peu, de gigantesques détecteurs ont commencé à enregistrer quelques neutrinos de très haute énergie qui nous viennent de phénomènes cataclysmiques apparus au fin fond du cosmos. Il s’agit de détecteurs fondés sur l’utilisation du fond des mers ou de l’épaisseur de la calotte glaciaire du Pôle Sud. On décrira plus loin ces appareillages de détection titanesques. Ces dispositifs monstrueux mesurent en premier lieu les neutrinos atmosphériques qui rendent compte de la contribution essentielle des signaux recueillis, mais depuis quelques années une nouvelle composante est apparue, au-delà du flux atmosphérique. Les nouveaux événements découverts se cantonnent dans un domaine de très hautes énergies, au-delà du PeV (péta, 1015 eV) c’est-à-dire à des énergies 100 fois supérieures à celles des protons accélérés par le LHC. Ils ont une origine extragalactique, et on cherche à comprendre les scénarios qui ont pu les produire. On soupçonne l’activité intense des noyaux de galaxies, les AGN (Active Galactic Nuclei), là où des trous noirs avalent des objets proches en éjectant des jets super-énergétiques qui

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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enverraient jusqu’à nous leur signature en neutrinos. C’est le début d’une nouvelle astronomie qui se donne pour tâche de dresser une cartographie de ces émetteurs encore très mystérieux.

3.8

Le Big Bang

Last but not least, le Big Bang. Ce phénomène à l’origine de notre Univers est compris comme une soupe très chaude de constituants de très hautes énergies en interactions réciproques constantes, et dans ce scénario, les neutrinos sont inévitables. Ils sont l’un des ingrédients indispensables de la physique qui explique les échanges entre particules, ils apparaissent nécessairement dans les phases successives qui se sont déroulées à la naissance de notre Univers. Aujourd’hui, 13,7 milliards d’années après ce grand cataclysme, le Big Bang reste la source la plus prolifique de neutrinos parmi toutes les autres sources que nous avons décrites. Ces neutrinos dits cosmologiques ont la même source que les photons du fond cosmologique mesuré à 2,7 K, or ce fond est aujourd’hui précisément connu grâce en particulier au satellite Planck. À mesure que l’Univers primordial grandissait, les énergies diminuaient et il est venu un moment où les neutrinos, du fait de leur probabilité d’interaction proportionnelle à leur énergie, se sont découplés du reste de la matière. Ceci fut réalisé à une énergie de 1 MeV soit environ 1 s après l’instant initial. C’est le moment équivalent à celui du découplage des photons qui s’est opéré à une énergie de quelques eV à l’âge de 370 000 ans, quand les atomes se formèrent et que la matière devint transparente aux photons. Les neutrinos n’ont pas participé à la disparition de l’antimatière subie par les quarks. On attend donc autant de neutrinos que d’antineutrinos cosmologiques et leur somme doit être équivalente à celle des photons fossiles dont la densité est mesurée égale à 400 / cm3 . En fait, les photons ont subi un réchauffement ultérieur, et les neutrinos fossiles ont aujourd’hui, selon les calculs, une température légèrement plus basse de 1,9 K. Leur densité vaut 110 / cm3 pour chaque type. De plus, et pour être cohérent avec nos connaissances actuelles, il faut admettre que ces neutrinos fossiles n’existent plus sous la forme de νe , νµ , ντ , mais sous la forme de ν1 , ν2 , ν3 qui sont des nouveaux états de neutrinos qu’on introduira plus tard, puisque les oscillations entre types différents ont depuis longtemps cessé d’exister. Les nombres leptoniques n’ont plus à ce stade de signification, et il n’existe pas a priori d’antineutrinos accompagnant les ν1 , ν2 , ν3 . La température de 1,9 K correspond à une énergie de mouvement de 10−4 eV. C’est minuscule et inférieur aux énergies de masses des neutrinos dont

48

Chapitre 3. Les multiples sources de neutrinos

Spectre en énergie des neutrinos

Neutrinos cosmologiques

65 millions / cm2 / s Flux (cm2 s-1 MeV-1)

Neutrinos solaires

1058 en 10 s

Neutrinos de supernova Géoneutrinos Neutrinos de réacteurs Neutrinos atmosphériques Neutrinos d’AGN

Énergie des neutrinos (eV) F IGURE 3.6. Spectre global en énergies de tous les flux connus de neutrinos tant d’origine naturelle qu’artificielle. Tous ont été détectés par leurs interactions hors les neutrinos cosmologiques. © Particle data book.

on parlera plus tard. En conséquence, ces neutrinos cosmologiques ne sont plus relativistes. Tout ceci ne repose que sur la théorie, mais cette même théorie a parfaitement calculé le fond de photons cosmologiques. Ainsi la prédiction est tout à fait crédible, et les neutrinos cosmologiques sont inclus dans les ajustements des données qui interprètent le fond de photons avec une précision stupéfiante. Détecter ces neutrinos fossiles donnerait une image de l’Univers quand il avait l’âge de 1 s. Ce serait une photo très appréciable. Mais du fait de leur énergie minuscule leur détection est un défi qui restera en ligne de mire des physiciens pendant encore très longtemps. Diverses idées ont été proposées, toutes souffraient d’un problème de cohérence et les neutrinos fossiles resteront le graal des physiciens probablement sans espoir de résolution pendant encore bien des années et bien des décennies. Néanmoins, certaines mesures tentent de les contraindre et la cosmologie apporte des informations utiles sur leur présence, comme nous le verrons.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

49

Que l’origine soit naturelle ou artificielle, l’histoire du neutrino a exploité toutes les sources mentionnées ci-dessus à l’exception de la dernière, qui semble relever de la mission impossible. La figure 3.6. résume, dans un spectre global des énergies, tous les flux que nous recevons, des neutrinos cosmologiques aux neutrinos extragalactiques en passant par les étapes intermédiaires, solaires, de réacteurs, terrestres, de supernovae, atmosphériques et d’accélérateurs. Nous avons appris à faire des allers et retours incessants entre les différentes situations expérimentales offertes pour affiner la connaissance finale de ces particules. C’est ce que nous allons discuter maintenant.

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Chapitre 3. Les multiples sources de neutrinos

4 Comment voit-on les neutrinos ? Il vaut la peine de mettre l’accent sur les exploits techniques qu’il a fallu réaliser pour progresser dans le monde de l’infiniment petit, comme dans de nombreux autres domaines de la physique et de l’astrophysique. La détection des neutrinos pose un problème de taille, c’est l’inéluctable conséquence de la rareté des événements engendrés. Heureusement, les émetteurs sont en général très généreux. Comme nous l’avons mentionné, un réacteur nucléaire EdF produit quelque 1021 neutrinos chaque seconde, une supernova en crache 1058 en une dizaine de secondes, le Soleil déverse chaque seconde 60 milliards de neutrinos sur chaque cm2 de surface de la Terre, et ceci de jour comme de nuit puisque, pendant la nuit, ils nous arrivent par le bas. Mais en parallèle avec ces sources abondantes, il faut imaginer des dispositifs très volumineux pour accéder à des phénomènes naturels très dissimulés. Car la difficulté de détecter les neutrinos reste entière. Un neutrino d’énergie modérée peut traverser toute l’épaisseur de la Terre sans laisser la moindre trace : pour lui, la Terre entière est transparente. Heureusement, cet énoncé n’est pas tout à fait exact, sinon nous n’aurions aucune preuve directe de l’existence de cette particule. Il n’en reste pas moins que la probabilité d’arrêter un neutrino provenant du Soleil au cours de la traversée de la Terre est dérisoire et se limite à environ un sur un milliard. Pour avoir quelques chances d’accumuler un échantillon suffisant d’exemplaires d’interactions, il faut donc bénéficier d’un nombre énorme de neutrinos traversant un instrument de détection aussi volumineux que possible. Pour cela, des techniques très différentes ont été mises en œuvre au cours du temps, s’appuyant sur la panoplie des dispositifs développés en physique des particules.

Les tubes photomultiplicateurs ou PM Les tubes photomultiplicateurs (PM) sont des capteurs de lumière très sensibles qui peuvent travailler au niveau du photon unique. Ils ont pour origine le tube de Geiger capable de donner un signal oui/non à l’arrivée d’un rayonnement. Le PM est l’auxiliaire obligatoire de tout détecteur dans lequel le passage d’une particule se traduit par une émission de lumière, aussi bien les milieux scintillants que les détecteurs à effet Cerenkov dont il sera bientôt question. Le PM transforme la lumière en une impulsion électrique, jouant aussi le rôle d’amplificateur d’un signal souvent très faible. La figure 4.1. montre le schéma d’un tel tube. C’est une enceinte en verre hermétiquement scellée où règne le vide. Des photons incidents la pénètrent en traversant une fenêtre mince en général faite de quartz transparent, et frappent une photocathode métallique semi-transparente. Par effet photoélectrique, un électron est alors émis, on l’appelle photoélectron. Grâce à une tension électrique, il est attiré vers une première électrode interne, il la frappe et y produit une émission secondaire riche de plusieurs électrons. Ceux-ci sont alors attirés vers une seconde électrode où la multiplication se poursuit. Le processus se répète avec une série pouvant aller jusqu’à 14 électrodes successives portant des tensions croissantes, et en bout de chaîne on recueille suffisamment d’électrons pour former une impulsion électrique qui peut atteindre 1 mA et qui dure le temps très court de quelques nanosecondes (10−9 s). Ceci est suffisant pour déclencher une électronique associée de reconnaissance.

4.1

Les premières détections de neutrinos

La découverte du premier neutrino par Reines et Cowan, en fait l’anti-νe venant d’un réacteur, s’effectua en exploitant une interaction nucléaire très spécifique : anti-νe + p → n + e+ Dans cette réaction, un positron est libéré qui migre sur quelques cm d’un milieu consistant en liquide scintillant dont il ionise les molécules. Les scintillateurs liquides sont des milieux transparents qui ont la propriété d’être luminescents : une fraction non négligeable de l’énergie absorbée lors d’une interaction est transformée en photons. Ces scintillateurs peuvent être organiques, fabriqués à base de composés benzéniques comme l’anthracène ou le naphtalène, ou inorganiques principalement des halogénures alcalins. Quand les atomes ionisés retombent dans leur état fondamental, il y a production de lumière que l’on repère à l’aide de tubes photomultiplicateurs qui constituent des capteurs très sensibles

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

photocathode

électrons

anode connecteurs électriques

photon incident

électrode de dynode focalisation

tube photomultiplicateur

F IGURE 4.1. Schéma d’un tube photomultiplicateur. La photocathode d’entrée et la suite d’électrodes internes portant des tensions croissantes sont indiquées.

de photons. Certains photomultiplicateurs arrivent à percevoir l’arrivée d’un unique photon. Plus il y a de lumière produite plus le positron a parcouru de distance dans le scintillateur, et donc plus son énergie au moment de sa création était élevée. Ainsi la quantité de lumière détectée mesure directement l’énergie. Dans une recherche d’interaction de neutrinos, il faut maîtriser soigneusement ce qu’on appelle le bruit de fond, c’est-à-dire les signaux parasites enregistrés dans le détecteur qui ne proviennent pas des neutrinos eux-mêmes. En particulier, il existe une radioactivité ambiante toujours nuisible qui se trouve dans les capteurs et déjà au niveau du liquide scintillant lui-même. Ceci crée de la lumière parasite qui se superpose au signal recherché. Dans la réaction considérée, détecter le seul positron produit par le neutrino ne suffit pas. Il faut ajouter un autre critère pour distinguer l’événement recherché de manière sûre se détachant d’un fond sans signification. Ce critère est donné par le neutron produit simultanément avec le positron. Lui aussi parcourt quelques cm dans le milieu au cours desquels il perd son énergie, il s’arrête et est capturé pour former un noyau instable qui émet à nouveau des photons en se désintégrant. Dans les expériences récentes, cette réaction est obtenue en dissolvant un dopant dans le liquide scintillant, généralement du gadolinium. Cet élément a une grande probabilité de capturer des neutrons et la dé-excitation des noyaux engendrés produit un photon d’une énergie de 8 MeV qui déposent une gerbe caractéristique dans le scintillateur déclenchant les capteurs de lumière peu de temps après le premier éclair venant du positron. Une telle coïncidence entre deux signaux successifs permet de recueillir une information propre en s’affranchissant du bruit aléatoire, d’autant que le second photon porte une énergie bien définie qu’on sait sélectionner. Cette technique de recherche de coïncidence sera réutilisée maintes fois au cours de l’histoire avec bien sûr des améliorations dans des détecteurs de plus en plus massifs. Pour donner un exemple récent, détaillons le détecteur Borexino

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en opération sous la montagne du Gran Sasso en Italie. La masse de liquide scintillant atteint 300 tonnes composées de pseudocumène dopé avec du PPO (Poly-Phenylene Oxide) qui augmente les propriétés scintillantes. Cela permet l’émission de 500 photoélectrons par MeV d’énergie déposée dans le liquide. Le tout est examiné par un total de 1 200 tubes PM capables de discriminer, par l’analyse de la forme du signal, une particule alpha ou un photon venant de la radioactivité parasite d’un électron que l’on cherche à recueillir. En mesurant les temps d’arrivée des deux signaux de la coïncidence au niveau des capteurs, le point de l’interaction à l’intérieur du volume est reconstruit avec une résolution spatiale qui peut atteindre 10 cm.

Données

Le but initial de l’expérience Borexino était la détection des neutrinos solaires provenant du pic du béryllium d’énergie 860 keV. La seule particule mesurée est un électron et cela demandait un contrôle très strict du bruit radioactif et une purification maximale du liquide utilisé. La mise au point fut assez laborieuse, mais le but fut atteint et la figure 4.2. montre le spectre recueilli avec toutes les contributions relevées, non seulement provenant des neutrinos solaires interceptés mais aussi de plusieurs canaux de radioactivité locale. L’accord avec les calculs est très bon et donc le modèle de fonctionnement du Soleil est vérifié. On sait y distinguer la contribution des neutrinos venant du canal béryllium ainsi que différents bruits radioactifs qu’il n’a pas été possible d’éliminer du liquide.

Énergie (keV)

F IGURE 4.2. Spectre des neutrinos solaires recueillis par Borexino avec les différentes composantes bien identifiées ainsi que des bruits radioactifs toujours présents comme le 210 Po très visible. © Collaboration Borexino.

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

4.2

Les chambres à bulles

Aux accélérateurs modernes, on sait construire des faisceaux qui peuvent fournir des salves atteignant quelque 109 neutrinos traversant un détecteur toutes les quelques secondes. Ces chiffres sont impressionnants et pourtant, pour en arrêter quelques-uns, il ne faut pas lésiner sur les dispositifs qui encore une fois doivent être à la fois très élaborés et de grandes dimensions. On a déjà parlé de chambres à bulles qui furent, pendant des années, l’exclusivité de la détection des neutrinos. La technique, développée d’abord par Glaser, Prix Nobel 1960, fut améliorée par Alvarez qui reçut le Prix Nobel en 1968 pour le développement de la chambre à hydrogène liquide. Décrivons-en le fonctionnement. Presque toutes les méthodes de détection de particules chargées se fondent sur le phénomène d’ionisation. Une charge traversant un milieu le perturbe en excitant les atomes rencontrés sur son passage. Si l’échange d’énergie est suffisant, des électrons sont libérés qui peuvent avoir un effet sur le milieu. Dans le liquide d’une chambre à bulles qui se trouve en état surchauffé métastable, ces électrons déclenchent l’ébullition. En fait, un piston se détend au moment opportun, réduisant la pression du liquide pour démarrer cette ébullition qui est favorisée par la présence de charges électriques. Ainsi les électrons d’ionisation déclenchent l’amorce de bulles sur leur passage, et une photo prise au bon moment indiquera la trajectoire des traces responsables. On visualise ainsi les interactions survenues dans la chambre avec tous les détails nécessaires à leur interprétation. En pratique, le piston s’élève au moment où le faisceau de neutrinos arrive, ainsi la température augmente et l’ébullition débute. On déclenche l’éclair lumineux quand les bulles atteignent une taille de 100 micromètres, c’est ce qui fixe la résolution spatiale, c’est-à-dire la précision de mesure des points le long d’une trace. Si la chambre est plongée dans un champ magnétique, ce qui est en général le cas, les trajectoires sont courbées et on peut alors mesurer leur énergie. La chambre à bulles présente la vertu d’être à la fois une cible d’interactions et un détecteur des produits créés par ces interactions ; on parle de cible active. Les particules chargées sont visualisées sur des photos prises par des caméras. Cette technique est adaptée à un faisceau arrivant dans la chambre de manière impulsionnelle, c’est précisément le cas aux accélérateurs. Dans le cas de Gargamelle, le réservoir contenait un liquide spécial, le fréon, maintenu à une température proche de celle d’ébullition. L’avantage de la chambre à hydrogène liquide développée par Alvarez repose sur le fait que le milieu est constitué de simples protons. Ainsi, les interactions s’interprètent directement, sans toutes les corrections inhérentes à l’usage du fréon utilisé pour

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F IGURE 4.3. Portrait-robot d’une interaction de neutrino dans BEBC. Le faisceau entre par le bas. Le type des particules reconnues est indiqué ainsi que les énergies reconstruites en GeV, grâce à un champ magnétique orthogonal à la figure. © BEBC-CERN.

augmenter la masse dans lequel les nucléons sont liés pour former un noyau lourd. L’hydrogène liquide exige une technique cryogénique, il bout à 20 K (−253◦ ) à la pression atmosphérique. La résolution spatiale, atteint toujours 100 µm. Des traces pouvant se développer sur plus d’un mètre de longueur sont donc reconstruites précisément. La chambre la plus emblématique ayant utilisé cette technique est BEBC (Big European Bubble Chamber) au CERN qui avait un volume total sensible de 20 m3 , et qui prit des données jusqu’aux années 1990 (12). La figure 4.3. montre les détails d’une interaction compliquée obtenue avec cette chambre. On peut y lire directement la filiation entre particules de types variés : parmi les traces reconstruites, on identifie un muon, ce qui signe la nature du neutrino interagissant, un kaon est aussi produit qui se désintègre en donnant un muon qui se désintègre en donnant un électron dont on reconnaît en bout de chaine la spirale. Un champ magnétique permet de vérifier ces processus tout en mesurant à chaque étape l’énergie des traces repérées. Les chambres à bulles ont dominé la recherche des particules pendant de nombreuses années, et, en chant du cygne, elles dominèrent l’étude des neutrinos. Mais la technique est lente du fait de l’usage du piston mécanique et de la caméra qui prend les photos, on ne peut espérer accumuler au mieux qu’une photo par seconde. De plus, l’analyse des données devenait très laborieuse. Des personnels particuliers, les « scanning girls », étaient chargés de

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

suivre les trajectoires sur des projections pendant des heures d’analyse dans des salles obscures pour tenter de dénicher les interactions intéressantes. On ne pouvait envisager une expérience accumulant plus de 100 000 clichés. Chevaux de trait de la recherche, les chambres à bulles ont été supplantées dans les années 1970 par des détecteurs électroniques beaucoup plus rapides et donc permettant des statistiques beaucoup plus élevées sans examen visuel. Mais, dans un premier temps, ces nouveaux détecteurs ont souffert de qualités moindres dans la reconstruction des événements d’interactions. 4.3

Les calorimètres électroniques

Succédant aux chambres à bulles vint d’abord l’ère des calorimètres très massifs. Pour obtenir un nombre élevé d’événements, on construisit d’énormes détecteurs souvent constitués de fer magnétisé utilisant des capteurs choisis de manière ad hoc. Ainsi, l’expérience CDHS (CERN-Dortmund-Heidelberg-Saclay) demeura en fonctionnement au CERN pendant plus de 10 ans. Sa masse utile atteignait 2 500 tonnes (13). Le dispositif, montré sur la figure 4.4., était constitué de rondelles verticales de fer de 2,5 cm d’épaisseur et de 3 m de diamètre, montées en sandwich avec

F IGURE 4.4. Le détecteur CDHS au CERN. Les neutrinos arrivaient de la droite dans l’axe de l’appareillage. Un personnage qui indique la taille de l’instrument est montré contrôlant les capteurs du dispositif. L’examen direct pouvait s’effectuer même pendant la prise de données puisque les neutrinos sont totalement inoffensifs. © CDHS-CERN under CC-BY-4.0.

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des plans de chambres proportionnelles multifils qui pouvaient suivre des traces sur toute la longueur du dispositif long d’une vingtaine de mètres. Le fer était magnétisé à plus de 1 T, le champ magnétique courbait les traces chargées permettant de mesurer leurs énergies. Cette technique est adaptée pour détecter des particules pouvant traverser une grande épaisseur de matière. C’est le cas des muons qui ne subissent pas la force forte. Or les muons signent précisément les interactions de νµ qui sont les neutrinos les plus abondants dans un faisceau d’accélérateur ; le mariage était bien pensé ! Le détecteur donnait une information supplémentaire grâce à des plans de scintillateurs solides insérés à intervalles réguliers dans l’ensemble. Les scintillateurs réagissent au passage de toutes les particules chargées par émission de lumière, mais, mis à part les muons, les autres particules sont rapidement arrêtées dans le fer, elles ne sont détectées que dans le premier plan de scintillateur qui suit le vertex de l’interaction. La lumière totale ainsi recueillie donne une estimation du nombre de particules produites au point d’interaction et donc de l’énergie associée. Un événement est montré sur la figure 4.5.

F IGURE 4.5. Événement « typique » recueilli dans le détecteur CDHS. L’interaction montre 2 muons dont les traces sont mesurées selon 2 projections orthogonales (les 2 vues basses). Les 2 autres vues correspondent à l’information recueillie au niveau des scintillateurs ; on y reconnaît les traces longues des 2 muons mais aussi le dépôt laissé par toutes les autres particules chargées près du vertex. © CDHS-CERN.

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

Les chambres multifils « de Charpak » Les chambres multifils utilisées dans CDHS furent développées sur une idée de Georges Charpak à la fin des années 1960. Il reçut le Prix Nobel en 1992 pour cette invention. Un plan comporte des fils métalliques très fins de tungstène doré tendus parallèlement, ils ont 20 µm de diamètre, un espacement de l’ordre du mm et sont portés à une tension électrique de l’ordre de 1 kV/cm. Ce plan de fils est inséré dans une enceinte emplie d’un gaz facilement ionisable, par exemple un mélange d’argon et de CO2 . Quand une particule chargée traverse la structure, elle ionise le gaz ; les électrons et les ions ainsi produits se séparent et migrent les uns vers les fils les autres vers des plans conducteurs installés de part et d’autre du plan de fils. Les fils sensibles créent un champ électrique très intense dans leur voisinage immédiat, d’autant plus intense qu’ils sont fins, ce qui donne une amplification de charges. Avec suffisamment de charges recueillies, un courant se crée dans le fil qui se trouve le plus proche du passage de la particule, ce qui se traduit par un signal dans une électronique disposée en bout de fil. Les premières chambres étaient constituées de fils parallèles distants de 2 mm, elles donnaient donc une information du passage de la particule au mm près, elles furent appelées MWPC (Multi Wire Proportional Chambers). Pour tapisser une chambre de 1 mètre de large, il fallait tendre 500 fils, chacun doté de son électronique. Cela posait des problèmes de tension mécanique sur les cadres et de stabilité électrique entre fils voisins qui avaient tendance à se repousser et à vibrer. Le choix du gaz fut aussi laborieux, relevant largement de la recette de cuisine. Puis, les circuits électroniques s’améliorant, il fut possible de diminuer le nombre de fils en les séparant par exemple de 10 cm, mais en mesurant précisément le temps d’arrivée des signaux. La migration des ions dans le gaz entre le point de passage de la particule à repérer et le fil touché le plus proche se fait à une vitesse de 100 m/s, c’est-à-dire que le signal parcourt 1 m en 10 ms. L’électronique fonctionne à une vitesse de quelques µs, ainsi la mesure du temps d’arrivée, rapporté à un temps initial connu par ailleurs, permet une information sur le point de passage des particules à 100-200 µm près dans chaque plan de chambre. Cela concurrence les chambres à bulles, mais requiert une information sur le temps absolu caractérisant l’interaction qui doit provenir d’un détecteur complémentaire, en pratique les plans de scintillateurs externes qui répondent à la ns près. Ces chambres plus élaborées que les MWPC sont appelées chambres à dérive (Drift Chambers). Dans le cas de CDHS, l’information enregistrée est minimale sauf pour les interactions à courants chargés des νµ où on suit les muons sur plusieurs NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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F IGURE 4.6. Interaction d’un νµ dans le détecteur NOMAD. Le muon est la particule verte qui sort de la culasse de l’aimant pour atteindre des chambres situées au-delà de 1 m de fer. © NOMAD-CERN.

mètres ; cela fut suffisant pour effectuer de multiples études dans les années 1980. Plusieurs détecteurs de type comparable furent construits tant au CERN qu’aux laboratoires américains de Fermilab et de Brookhaven. La différence entre les détecteurs résidait dans la densité d’information rapportée à la masse du dispositif. Plus l’information est riche, moins la masse est grande et donc moins la statistique de l’expérience est élevée. Dans les années 1990, l’amélioration de l’électronique permit de construire un détecteur beaucoup plus performant : NOMAD (Neutrino Oscillation MAgnetic Detector) au CERN (14). La cible est maintenant constituée du corps même de grandes chambres à dérive de section 3x3 m2 . Elle est contenue dans un imposant aimant de 7 m de long et 3x3 m2 de section. La masse est moindre, seulement quelques tonnes sensibles, mais ce déficit était compensé par les améliorations obtenues dans l’intensité du faisceau. La quantité de matière présente entre deux points successifs mesurés sur le parcours d’une trajectoire était minimale de manière à ne pas perturber les trajectoires des particules chargées produites qui pouvaient être reconstruites avec une précision similaire à celle des chambres à bulles d’antan. De plus, des sous-détecteurs permettaient d’identifier les électrons et les muons par leurs propriétés caractéristiques. Les figures 4.6. et 4.7. montrent une interaction de νµ et une interaction de νe respectivement, telles que reconstruites dans le détecteur NOMAD. Les neutrinos arrivent par la gauche. Le muon est identifié comme étant une particule pouvant traverser beaucoup de matière sans être absorbé, dans ce cas plus d’un mètre de fer constituant la culasse de l’aimant et situé en bout de dispositif. L’électron est reconnu car il donne une gerbe ramassée dans un détecteur adapté appelé calorimètre électromagnétique disposé après la cible des chambres à dérive ; il y perd toute

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

F IGURE 4.7. Interaction d’un νe dans le détecteur NOMAD. L’électron est la particule orange qui s’arrête dans un calorimètre électromagnétique disposé en fin de cible où elle dépose son énergie. © NOMAD-CERN.

son énergie qui est ainsi mesurée. La précision sur la mesure des énergies était excellente, le dispositif pouvait reconstruire des traces jusqu’aux énergies très basses de 100 MeV. La résolution atteinte dans la reconstruction des traces était équivalente à celle obtenue avec les chambres à bulles, mais le traitement électronique s’avérait beaucoup plus rapide et versatile et l’expérience put engranger plusieurs millions d’interactions. L’expérience fut imaginée pour rechercher le phénomène d’oscillation dans le canal portant au ντ . Ceci demandait une identification précise des produits d’interactions, capable d’estimer la proportion de ντ dans le flux initialement composé de νµ . Mais le domaine couvert en distance et énergie n’était pas adapté et les oscillations furent découvertes ailleurs. Néanmoins, NOMAD mesura de nombreux canaux compliqués d’interactions de neutrinos, en particulier ceux produisant des kaons ainsi que diverses résonances, ce qui est utile pour la compréhension fine des interactions faibles. 4.4

Les détecteurs à effet Cerenkov

Afin d’augmenter encore la taille des détecteurs, il fallut se tourner vers une technique de détection très différente. L’idée fut de tirer profit de l’effet Cerenkov produit par des particules chargées qui voyagent dans un milieu transparent à une vitesse supérieure à celle de la lumière dans ce milieu.

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L’effet Cerenkov L’effet Cerenkov est à la base de la détection des neutrinos dans d’immenses réservoirs emplis d’eau purifiée, la purification consistant à éliminer autant que faire se peut les éléments radioactifs. Cette technique de visualisation des particules ne repose plus sur l‘ionisation qui est le processus habituel à la base de la détection. Il s’agit d’un effet électromagnétique cohérent produit quand une particule chargée traverse un milieu transparent animée d’une vitesse supérieure à celle de la lumière dans ce milieu. Qu’on ne s’y trompe pas, la vitesse de la lumière dans le vide reste une vitesse extrême, atteinte seulement par les particules sans masse, en pratique les photons. Sa valeur est fixée par convention à 299 792 458 km/s, on lui assigne le symbole c. Mais dans un milieu autre que le vide, la vitesse de la lumière devient c/n, où n est l’indice de réfraction du milieu qui apparaît dans les lois de Descartes. Par exemple pour l’eau, n=1,33 et la lumière se propage à 220 000 km/s. Une particule énergique peut assez facilement dépasser cette vitesse ; un électron de quelques MeV d’énergie vérifie la condition. Il produira donc dans l’eau un flash de lumière bleutée émis le long d’un cône s’ouvrant à partir de sa trajectoire. Le phénomène est similaire à l’émission du bang par un avion supersonique, c’est-à-dire qui vole à une vitesse supérieure à celle des ondes sonores qui se propagent dans l’air. Ceci est esquissé sur la figure 4.8. Le Prix Nobel de 1958 distingua Pavel A. Cerenkov pour la découverte expérimentale et Ilya M. Frank et Igor E. Tamm pour l’interprétation de cet effet. La technique des détecteurs Cerenkov utilisant un volume considérable d’eau, fut mise en œuvre à grande échelle dans les deux dispositifs très similaires dont on a parlé, l’un installé aux États-Unis IMB construit dans une mine de sel de l’Ohio, et l’autre, Kamiokande construit sous une montagne près du village de Kamioka dans les Alpes japonaises. Les deux détecteurs utilisaient 1 000 tonnes d’eau, c’est-à-dire avaient un volume de 10×10×10 m3 . Tous les deux étaient enterrés pour être partiellement à l’abri du rayonnement cosmique essentiellement composé de muons qui bombardent la Terre à hauteur de 100/m2 chaque seconde. Les muons peuvent traverser une grande épaisseur de matière. Le taux mesuré à la surface terrestre est diminué d’un facteur 106 quand on s’abrite sous 1 km de roche, ce qui est crucial quand on recherche des interactions de neutrinos. On l’a dit, les deux expériences eurent le privilège de détecter chacune, le 23 février 1987, une dizaine d’interactions de neutrinos venant de l’implosion d’une supernova très lointaine. Kamiokande fut suivi d’un second détecteur devenu archétypal : SuperKamiokande. Dans la panoplie des appareillages qui ont marqué la physique des

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

particules, le dispositif japonais représente le symbole des détecteurs géants de neutrinos. D’un point de vue strictement technique, il n’est pas révolutionnaire. C’est par ses dimensions qu’il est unique. Il s’agit maintenant d’un immense réservoir souterrain, contenant 50 kilotonnes d’eau purifiée, soit sept fois le poids de la Tour Eiffel. De forme cylindrique, il mesure 40 mètres de haut et 40 mètres de diamètre, un immeuble de quinze étages pourrait s’y loger. La figure 4.9. montre une photo de l’imposante cuve prise pendant la phase de remplissage, opération qui demande plusieurs semaines. Le niveau de l’eau monte petit à petit et, flottant à la surface, on remarque un canot avec trois techniciens à son bord en train de contrôler un par un les « yeux » tapissant les parois intérieures du cylindre. Ces yeux ne sont autres que des tubes photomultiplicateurs de grande dimension atteignant le diamètre record de 40 cm. Ils furent construits par l’industrie spécialement pour cette expérience. Il y en a un total de 11 000 répartis sur toute la surface interne de l’enceinte. Ce sont des capteurs très sensibles de lumière capables de voir l’évanescente trace lumineuse de couleur bleutée de l’effet Cerenkov qu’il s’agit de détecter au mieux. On exploite ici l’interaction des neutrinos sur des électrons atomiques de l’eau. Comme on l’a dit, la section efficace sur électron est 2 000 fois plus faible que celle sur nucléon du fait du rapport des masses, mais l’électron diffusé retient la direction d’arrivée du neutrino responsable, et ceci donnera un critère crucial pour la sélection des neutrinos solaires car la mesure se fait en temps réel et on connaît très précisément la position du Soleil quand arrive l’événement.

Cas avec v>c

Cône de lumière Cerenkov

c v

F IGURE 4.8. Esquisse de l’émission Cerenkov. En chaque point de sa trajectoire rectiligne la particule chargée arrivant de la gauche émet une onde électromagnétique sphérique qu’elle devance toujours. L’enveloppe des sphères successives produites ainsi construit une onde de choc lumineuse avec émission de lumière selon un cône ayant la trajectoire pour axe.

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F IGURE 4.9. Le détecteur SuperKamiokande pendant la phase de remplissage. La surface de l’eau monte progressivement et on distingue les tubes photomultiplicateurs qui tapissent complètement les parois du cylindre. Sur un canot, trois techniciens contrôlent la bonne marche des capteurs avant leur submersion. © SuperKamiokande.

Dans la cuve de SuperKamiokande, un neutrino solaire interagissant sur un électron d’une molécule d’eau le libère. Si l’énergie du neutrino est suffisante, celle de l’électron produit peut dépasser l’énergie nécessaire pour déclencher l’effet Cerenkov. Le seuil est choisi à 3,5 MeV et on a vu que les neutrinos solaires présentaient une composante tout à fait adaptée venant du bore dont l’énergie monte jusqu’à 15 MeV. Sur son parcours de quelques centimètres dans l’eau, l’électron émet une lumière le long d’un cône caractéristique qui est recueillie par un anneau de tubes photomultiplicateurs au niveau des parois du réservoir. Le détecteur SuperKamiokande a donc eu un rôle crucial dans l’histoire des neutrinos, et ce fut un véritable choc pour la communauté quand on apprit l’annonce du désastre survenu en août 2002 lors d’une simple remise à niveau du détecteur, après 5 ans de bons et loyaux services. Donnons quelques précisions sur cet accident. Sur 11 000 capteurs PM tapissant les parois, en moyenne un d’entre eux rendait l’âme chaque jour. Cela équivalait à un taux de 3 % de capteurs inutilisables après un an de fonctionnement, ce qui était tout à fait tolérable. Néanmoins, après cinq années d’activité, les physiciens décidèrent de rajeunir le dispositif en remplaçant les éléments défaillants. Dans un premier temps, la cuve fut vidée de son eau, ce qui prit des semaines, les tubes photomultiplicateurs morts furent remplacés, et commença le nouveau remplissage de la cuve. Quand l’eau fut arrivée aux deux tiers de la hauteur, un tube ne put résister à la pression du liquide et implosa. Ceci n’aurait guère été

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

un souci, mais l’onde de choc de cette première implosion se propagea dans le liquide : de proche en proche, tous les photomultiplicateurs déjà submergés implosèrent à leur tour. Pendant quelques minutes, l’onde du désastre se répercuta sans que les chercheurs puissent réagir. Vingt tonnes de gravats s’accumulèrent au fond du bassin. En une journée, la nouvelle fit le tour du monde et atterra les spécialistes. Il fallait tout reconstruire. Après deux années de réparation, l’expérience redevenait opérationnelle pour commencer à enregistrer les premières interactions de neutrinos provenant d’un nouveau faisceau construit à partir d’un accélérateur situé au laboratoire KEK, à 295 km de distance, sur la côte Est du Japon près de Tokyo. Ce fut l’expérience K2K (KEK to Kamioka) qui prit des données pendant cinq ans et qui a été suivie par l’expérience T2K, encore en fonctionnement, qui utilise toujours SuperKamiokande comme détecteur final en exploitant un nouveau faisceau d’accélérateur plus puissant issu du complexe J-Parc plus performant.

4.5

Les dispositifs naturels géants

La recherche de neutrinos d’origine astrophysique pour lesquels on attend un flux très faible requiert des dispositifs encore plus gigantesques. Certes, on a déjà détecté des neutrinos extragalactiques, ceux provenant de la supernova 1987A. Mais le défi ici est tout autre, on veut détecter des neutrinos provenant de cataclysmes très violents toujours présents dans l’Univers, tels que sursaut gamma, noyaux actifs de galaxies. . . Et ici, on recherche des événements de très haute énergie et donc excessivement rares. Ne pouvant envisager l’excavation de volumes 10 000 fois plus grands que la cavité de SuperKamiokande, il fallut se tourner vers des capteurs répartis dans des milieux naturels judicieusement choisis. Deux possibilités de milieux transparents s’offraient à la recherche soit l’eau constituant des lacs ou la mer, soit la glace des pôles. La technique se fonde encore sur l’effet Cerenkov, la différence avec SuperKamiokande réside dans le mode de déploiement des photomultiplicateurs. Plutôt que de tapisser les surfaces externes définissant un volume clos, le choix plus judicieux pour de très grands volumes consiste à répartir des capteurs étagés sur des filins distribués à travers le volume qu’on veut rendre sensible. Le premier projet de ce type appelé Dumand débuta dans l’océan Pacifique au large d’Hawaï, dès les années 1980. Il échoua après l’immersion d’un premier câble. L’idée fut reprise dans le lac Baïkal qui présente l’avantage d’avoir sa surface gelée en hiver, ce qui permet d’équiper l’eau profonde en évitant les problèmes de déploiement dans la mer parce qu’on peut descendre les câbles

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F IGURE 4.10. Distribution spatiale d’arrivée des neutrinos atmosphériques venant de l’hémisphère nord détectés dans Amanda. Chaque point représente une trace reconstruite, aucun excès ponctuel n’est apparent. © AMANDA-NSF.

à partir de trous percés à travers la glace de surface. Un lac présente aussi l’avantage d’absence de courants internes forts. Les résultats actuels proviennent essentiellement d’un détecteur construit sous la glace du Pôle Sud suivi d’un second dispositif tapi au fond de la Méditerranée. Au Pôle Sud, un dispositif prototype de nom Amanda prit des données dans les années 2000 et recueillit plusieurs milliers de neutrinos atmosphériques dont l’énergie allait jusqu’à environ 100 GeV. Il avait une taille de 300×100×100 m3 , le tout enfoui sous la glace à environ 1 km de profondeur où règne l’obscurité. On y recherchait des interactions de νµ qui forment les deux tiers du flux atmosphérique par la signature d’un muon laissant une longue trace à travers la glace. Le signal consistait en une suite de tubes associés qui déclenchent en coïncidence sous l’effet du passage d’une particule dessinant une ligne droite. On se limitait aux traces de muon venant du bas dans le détecteur correspondant à des neutrinos ayant traversé toute la Terre, c’est-à-dire qu’on observait l’hémisphère nord, car le flux de muons venant de l’atmosphère proche, le haut du détecteur, est encore trop élevé en regard des signaux recherchés dans la région des énergies explorées, même à 1 km de profondeur. Pour éliminer le bruit parasite, l’énergie minimale demandée dépassait les dizaines de GeV dans le déclenchement de capteurs distants de dizaines de mètres. Le résultat est montré sur la figure 4.10. Les points se répartissent sur l’hémisphère nord car le détecteur se limite aux neutrinos ayant traversé la Terre. Les événements se distribuent aléatoirement sur la surface du ciel, aucune source ponctuelle ne se révèle. Après ce résultat qui validait la technique, un détecteur plus ambitieux vit le jour. De nom IceCube, il emplit maintenant un volume de 1 km3 de glace (15). Il s’agit d’un réseau hexagonal de filins, montré sur la figure 4.11. Chacun

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

Station du pôle Sud Premier câble

Laboratoire IceCube

F IGURE 4.11. Schéma du détecteur IceCube construit au Pôle Sud avec celui d’Amanda tout proche. © IceCube-NSF.

porte 60 tubes distants les uns des autres verticalement de 17 m, les câbles eux-mêmes étant éloignés de 125 m. Le tout s’étage entre 1 450 m et 2 450 m de profondeur pour un total de 5 000 tubes PM. Cela donne un volume 10 000 fois supérieur à celui de SuperKamiokande, le défi est relevé. Les techniciens savent forer la glace en profondeur par injection d’eau bouillante. Les puits peuvent avoir 1 m de diamètre, et avant que l’eau ne soit à nouveau gelée, il est possible de descendre les câbles munis de modules optiques dans les cavités ainsi créées où ils demeureront tant que les glaces de l’Antarctique seront présentes. Un événement doit toucher plusieurs capteurs, car ici aussi l’environnement est radioactif et les tubes enregistrent un bruit parasite de manière continue. Une impulsion dans un seul capteur n’a pas de signification. Ceci dicte le seuil minimum de déclenchement sachant que les tubes sont très éloignés les uns des autres, tant horizontalement que verticalement. Cette détection est donc limitée aux très grandes énergies, en pratique plusieurs dizaines de GeV, et les neutrinos doivent venir des antipodes, l’hémisphère nord dans ce cas, car le flux des muons cosmiques provenant du dessus, c’est-à-dire du ciel proche de l’hémisphère sud, est toujours trop intense. Les neutrinos sont les seules particules connues pouvant traverser la planète. On recueille les interactions de νµ sous forme d’une longue trace caractérisant un muon. Mais le détecteur est aussi capable de mesurer des interactions de νe . La signature est moins spécifique, puisqu’elle se reconnaît par un amas regroupant un grand nombre de capteurs voisins. Dans les deux cas, le seuil de déclenchement en énergie tourne autour de 50 GeV minimum.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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''Bert''

F IGURE 4.12. Un événement extragalactique recueilli dans IceCube d’énergie dépassant le PeV. Il fut baptisé Bert. Chaque point représente un module optique, la taille et la couleur des cercles indiquent l’énergie détectée et les temps d’arrivée. © IceCube-NSF.

IceCube a mesuré le spectre des neutrinos atmosphériques jusqu’aux centaines de TeV, et en 2012 la collaboration annonça la découverte d’une nouvelle contribution qui s’ajoute à la composante atmosphérique et qui se révèle à des énergies juste au-dessus du PeV (1015 eV !). Ceci est interprété comme un signal venant de neutrinos extragalactiques témoins de cataclysmes cosmiques très violents. La première annonce se limitait à deux événements, l’un de 1.0 ± 0.2 PeV et l’autre de 1.1 ± 0.2 PeV surnommés Bert et Ernie, d’après deux personnages de l’émission télévisée pour enfants Sesame Street. Ils ne répondaient pas au passage d’un muon à travers le détecteur, ils furent trouvés en analysant les événements d’énergie extrême venant de l’atmosphère proche, c’est-à-dire de l’hémisphère sud et laissant une énorme gerbe dans le détecteur. En effet, pour de telles énergies la Terre commence à devenir opaque, les neutrinos s’arrêtent, mais leur énergie est telle que leur signal peut ressortir au-dessus de la contribution parasite provenant des muons atmosphériques venant du haut dans le détecteur. La figure 4.12. en montre un exemple, c’est un événement monstrueux dans lequel la gerbe s’étend sur plus de 500 mètres dans chacune des dimensions. Au total plus de 6 000 photoélectrons sont recueillis dans l’essaim des tubes PM ayant déclenché. La statistique de ces événements extraordinaires au-dessus du PeV est encore médiocre, on en compte une centaine et on n’est pas encore capable de les associer à des points précis dans la voute céleste, mais la recherche se poursuit et on peut espérer un jour prochain dresser une cartographie des sources de neutrinos dans le ciel profond.

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

À ces énergies extrêmes, une intéressante signature avait été envisagée, celle d’une interaction de ντ produisant un τ qui, du fait de son énergie, peut traverser des dizaines de mètres avant de se désintégrer. L’événement imaginé fut appelé « double bang », puisqu’il donnerait un premier vertex d’interaction suivi d’un second vertex témoin de la désintégration du τ. Aucun événement de ce type n’a encore été découvert. Plus près de nous, un détecteur sous-marin a été construit au large de Toulon (16). Portant l’acronyme d’ANTARES (Astronomy with a Neutrino Telescope and Abyss Environmental Research), il est montré sur la figure 4.13. Le principe est le même. Il s’agit d’une matrice de capteurs de lumière constituée d’un total de 900 tubes répartis en 12 lignes qui amènent les hautes tensions aux tubes disposés en grappes immergées. Les mêmes lignes véhiculent les signaux de retour. Le réseau ancré à 2,5 km de profondeur couvre une surface de 100x100 m2 . Chaque câble de longueur 400 m supporte une dizaine de triplets de PM distants les uns des autres de 15 m, et les câbles sont séparés de 70 m. ANTARES regarde vers le bas, toujours à travers la Terre, et donc le ciel de l’hémisphère sud. En ce sens, il est complémentaire d’IceCube. Les fonds marins étant obscurs, on recherche à nouveau une lumière Cerenkov venant de traces droites de muons repérées par une suite de PM alignés qui déclenchent en coïncidence. Le seuil de détection

F IGURE 4.13. Esquisse du détecteur ANTARES construit au fond de la mer, en Méditerranée au large de Toulon. © ANTARES-IN2P3.

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est fixé par le critère de sélection sur le nombre minimum de PM touchés et en pratique les énergies accessibles se répartissent dans la fourchette allant de 50 GeV à 1 PeV. La détection dans l’eau est plus favorable que dans la glace parce que la diffusion de la lumière y est moindre, la glace contenant des bulles qui réfractent les photons. Ainsi, dans l’eau on peut mesurer plus précisément les directions des muons détectés. C’est un gros avantage pour rechercher des sources ponctuelles, mais la mer pose d’autres problèmes. Tout d’abord, des poissons ou autres animalcules luminescents déclenchent les PM aléatoirement quand ils s’en approchent, ce qui s’ajoute à la radioactivité ambiante. De plus les fonds marins ne sont pas calmes, des courants font osciller les câbles leur donnant des amplitudes atteignant le mètre. Pour reconstruire des traces rectilignes, il faut corriger ces ondulations gênantes. Le dispositif demande donc un système sophistiqué de contrôle de positions basé sur des lasers. ANTARES a débuté sa prise de données il y a une dizaine d’années, son volume n’atteint que le pour cent de IceCube et la nouvelle phase est en construction au large de Catane en Sicile. Elle s’appelle km3 Net et rendra sensible un volume de 1 km3 égal à celui de IceCube. Notons que, aussi bien dans IceCube que dans le projet km3 Net, la partie centrale du dispositif présente une densité de capteurs plus élevée, prenant le nom de DeepCore ou ORCA respectivement. Cela abaisse d’autant le seuil de détection des événements recherchés, ce qui permet de couvrir la gamme d’énergies plus basses descendant jusqu’à 10 GeV. Ceci est intéressant pour analyser les oscillations de neutrinos atmosphériques. Cette étude complètera celles entreprises auprès des accélérateurs, ce qui démontre encore une fois les synergies des informations obtenues dans des circonstances très disparates.

4.6

Les chambres à projection temporelle

On a vu l’évolution de la chambre multifils qui a mené à la chambre à dérive. La technique s’est complexifiée d’un cran supplémentaire grâce à la miniaturisation et à l’amélioration de l’électronique associée, et ceci a permis d’envisager la mise au point de chambres à projection temporelle TPC (Time Projection Chamber) qui rendent maintenant sensible un volume entier, c’est-à-dire qu’elles permettent une reconstruction directe de traces de particules en trois dimensions. Utilisant toujours un gaz facilement ionisable comme milieu détecteur, de nouveau un mélange par exemple d’argon et de CO2 , les TPC furent en vogue au temps du collisionneur LEP dans les années 1990 pour reconstruire en 3d des événements provenant d’annihilations e+ e− . Mais un gaz ne permet pas

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

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Haute tension négative

192 dE/dx fils par secteur Tube de faisceau

12 fils spaciaux par secteur

F IGURE 4.14. Concept d’une chambre à projection temporelle, telle qu’elle fut proposée initialement par Dave Nygren dans l’article fondateur de 1978. © Nygren.

d’atteindre une masse élevée de cible, essentielle pour l’étude des neutrinos, et on a commencé à développer le même concept mais avec un milieu liquide beaucoup plus dense. Il se trouve qu’un liquide noble, l’argon est tout à fait adapté et économiquement réaliste pour construire des chambres de très grand volume résultant en de très grandes masses sensibles. La technique est en principe simple : quand un neutrino interagit, il produit des particules secondaires chargées qui ionisent le milieu sur leur parcours. Il s’agit de récupérer les électrons d’ionisation grâce à une lecture électronique adéquate. Le concept de la TPC est montré sur la figure 4.14. Le volume cylindrique total baigne dans un champ électrique suffisamment fort pour faire dériver les électrons produits par le passage d’une particule chargée jusqu’à une extrémité de la chambre qui n’est autre qu’une des bases du cylindre. Sur cette surface une lecture consiste soit en deux plans de fils perpendiculaires, l’un donnant l’information x en ordonnées et l’autre y en abscisses, soit en un damier de pixels. La troisième coordonnée z est associée à la dérive entre le point de création de l’ionisation, c’est-à-dire le point de passage de la particule à détecter, et le plan de lecture. C’est le temps de dérive qui donnera cette information. Ici encore, il faut une information temporelle indépendante qui proviendra par exemple de scintillateurs installés de manière appropriée ou de la lumière de scintillation produite dans l’argon liquide lui-même. La distance de dérive est maintenant grande, or il faut des champs de l’ordre de 100V/cm dans tout le volume pour que la méthode soit performante. Sur 1 m,

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F IGURE 4.15. Événement montrant une interaction de neutrino dans l’argon liquide obtenue par l’expérience MicroBooNE. © MicroBoone-Fermilab.

cela amène à une tension de 10 kV sur la cathode. Un champ magnétique qui est choisi parallèle au champ électrique courbe les traces et permet la mesure des énergies. Il se trouve que cette configuration de deux champs parallèles, électrique et magnétique, est bénéfique car elle réduit la diffusion des électrons d’ionisation, les traces sont ainsi reconstruites plus précisément. Pour la détection des neutrinos, le développement technique de telles chambres démarra à Harvard dès 1980 sur des volumes centimétriques. Dans les années 2000, un prototype de 700 tonnes d’argon liquide fut construit, et on parle aujourd’hui de la mise au point d’un dispositif de 20 kilotonnes appelé DUNE pour affronter la prochaine étape en physique des neutrinos qui consistera à rechercher la violation de CP parmi les leptons, ce qu’on discutera plus tard. La figure 4.15 donne un exemple d’événement d’interaction de neutrino obtenu avec cette technique dans un détecteur de 170 tonnes appelé MicroBoone qui a déjà pris des données dans un faisceau de Fermilab. La résolution spatiale obtenue est de l’ordre de 100 microns par point dans chaque dimension, la précision est donc aussi bonne que celle des chambres à bulles d’antan.

4.7

Les émulsions

Déjà à son époque, Becquerel avait utilisé des émulsions pour la découverte de la radioactivité naturelle en 1897. On sait aujourd’hui produire des émulsions épaisses sensibles à des particules pourvues de très grandes vitesses et donc peu ionisantes. Cette technique fut longtemps le seul moyen disponible pour étudier des rayons cosmiques qu’on allait débusquer au sommet des montagnes. Elle semblait bien ancienne et complètement obsolète ne permettant aucune information temporelle. La physique des particules nécessite des détecteurs de plus en plus rapides, et les émulsions furent rejetées dans les poubelles de l’histoire

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

jusqu’à ce qu’on se pose le problème très particulier de la détection du ντ . Cela peut sembler paradoxal, mais la gageure était de voir une interaction de ντ qui se révèle par la création d’un tau. Or le τ a un temps de vie de 10−13 s. On a vu que dans IceCube, on peut espérer des trajets importants pour des τ d’énergie extrême, mais aux énergies des accélérateurs actuels, le parcours caractéristique se limite à environ 1 mm. Pour analyser une telle trace il faut donc une détection donnant une résolution spatiale bien meilleure que les techniques dont on a parlé, or les émulsions permettent d’atteindre les 10 microns ou mieux sur chaque point mesuré. Que se passe-t-il quand une particule chargée traverse une émulsion ? L’émulsion photographique est constituée de grains de bromure d’argent AgBr dispersés dans de la gélatine. Lors de son passage, la particule ionise ces grains et les électrons libérés ne retrouvent pas spontanément leur orbite car ils sont piégés dans la gélatine. Les grains ionisés sont ensuite transformés en argent métallique lors du développement du film. Après fixation et rinçage pour éliminer le bromure non ionisé, les grains d’argent sont visibles et ils apparaissent alignés le long des trajectoires des particules chargées qu’on peut observer au microscope. Les émulsions offrent donc le seul détecteur permettant une définition spatiale suffisante pour reconstruire une trace de τ. Une première expérience, DONUT fut montée dans un faisceau de neutrinos du laboratoire Fermilab pour récolter quelques exemplaires d’interactions de ντ . Elle en recueillit une poignée à la suite d’une longue analyse semi-visuelle, et DONUT s’enorgueillit d’avoir « découvert le ντ » dont personne ne mettait en doute l’existence. Plus récemment l’expérience OPERA, installée dans une galerie d’autoroute sous la montagne du Gran Sasso en Italie à 150 km à l’est de Rome, examina un faisceau de neutrinos produit au CERN à 730 km de distance. La figure 4.16 donne un événement interprété comme interaction du ντ dans ce détecteur. Les émulsions gardant la mémoire de toutes les traces qui les traversent, il fallait un déclenchement indépendant pour indiquer la probabilité d’une interaction dans une région limitée de la cible constituée de « briques » autonomes de volume limité. Chaque brique était construite d’un sandwich de lamelles de plomb où l’interaction naissait séparées par des émulsions sensibles. Ainsi étaient associées une analyse très fine avec une masse imposante. Une brique susceptible d’avoir enregistré une interaction était retirée pour une analyse immédiate. Le but de l’expérience était de confirmer les oscillations des νµ produits au CERN et donnant un ντ après 730 km de voyage. Une poignée d’interactions fut recueillie en accord avec ce qu’on attendait des connaissances déjà acquises.

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F IGURE 4.16. Événement d’interaction de ντ dans OPERA. La cible est constituée de plaques fines de plomb séparées par des feuilles d’émulsions qui enregistrent le passage des particules chargées. Dans cet exemple, le τ qui est produit se désintègre après 1 mm de parcours et parmi les particules émises on sait reconnaître un π0 . © OPERA-CERN-LNGS.

4.8

Une interaction très différente

Dans la panoplie des techniques de détection mises en œuvre pour voir les interactions de neutrinos, la recherche de la collision élastique cohérente sur noyau a été un sujet qui faisait rêver depuis sa prédiction il y a quarante ans. C’est devenu un champ actif depuis sa mise en évidence récente par la collaboration COHERENT (17) en juillet 2017. Il s’agit d’un effet qui a la vertu d’être également opérant pour toutes les saveurs de neutrinos, ce qui peut être un avantage décisif. Cette interaction cohérente est prédite dans le cadre du Modèle Standard et elle fut proposée dès la découverte des courants neutres. En effet, c’est un pur produit de l’échange d’un Z0 entre un neutrino et un noyau pris dans sa globalité. Calculé dès 1974, il s’agit du processus qui devient cohérent sur l’ensemble des nucléons présents dans un noyau du milieu détecteur. Le gain est immédiat : les sections efficaces espérées sont 2 à 3 ordres de grandeurs supérieures aux sections efficaces faibles sur nucléons exploitées antérieurement. Pour obtenir le régime cohérent, la longueur d’onde du neutrino doit être supérieure à la taille du noyau considéré. Des neutrinos de moins de 10 MeV offrent cette possibilité. L’amplification croit approximativement comme N2 , où N est le nombre de nucléons dans le noyau, c’est un facteur très important pour des noyaux suffisamment lourds. Le prix à payer réside dans le très bas seuil caractérisant cet effet.

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

Beaucoup de tentatives ont été lancées, et, très récemment, un dispositif annonça un premier signal crédible. L’expérience COHERENT étudia des neutrinos venant de désintégrations de pions au repos produits à partir d’une source de neutrons de spallation au centre Oak Ridge dans le Tennessee. Ce processus permet de produire un flux excessivement intense de neutrinos de quelque 10 MeV, émis en impulsions très brèves, ce qui permet une réjection efficace des bruits de fond très présents aux énergies en question par la méthode de marche/arrêt (on/off). L’expérience utilisa 2x1023 protons, ce qui est 100 à 1 000 fois plus élevé que les doses normales disponibles aux accélérateurs. Un détecteur de 15 kg d’iodure de sodium installé sur le parcours rechercha la lumière produite au moment très précis où le flux de neutrinos traverse le détecteur, le comparant au résultat obtenu en l’absence de neutrinos. Le matériau est choisi pour la très basse énergie détectable du noyau de recul, il approche dans ce cas 4 keV. Le dispositif est petit par rapport à bien d’autres détecteurs de neutrinos, mais il permet une physique de précision, et une centaine d’événements a pu être associé au bref passage des neutrinos en accord avec les estimations. L’interaction cohérente sur noyaux, rêvée depuis longtemps, commence maintenant à être envisagée de manière réaliste. Cela ouvre un champ potentiellement très fructueux pour rechercher de la physique au-delà du Modèle Standard. Plusieurs projets ont été lancés auprès de réacteurs. Le problème réside évidemment dans l’élimination de tous les fonds radioactifs ambiants mais aussi d’origine cosmique. Il faut pouvoir différencier un événement de recul de noyau parmi des événements parasites beaucoup plus abondants produisant des particules alpha, des photons ou des électrons de phénomènes radioactifs. Le projet Ricochet est exemplaire. Il se fera probablement auprès du réacteur d’études de l’Institut Laue-Langevin de Grenoble. Un tel réacteur est moins puissant qu’une source de spallation, il fournit 1019 neutrinos par seconde au lieu des 1021 disponibles à Oak Ridge, mais il est plus contrôlable. On peut s’approcher à 5 m du cœur ce qui permet potentiellement 40 événements par jour et par kg de cible utilisée. Pour atteindre un seuil très bas, il est nécessaire de fonctionner à très basse température, entre 10 et 40 mK. Ricochet cherche à descendre le seuil de détection à 10 eV, là où de nouvelles signatures de physique peuvent survenir, par exemple provenant de neutrinos stériles et plus généralement d’interactions au-delà du Modèle Standard. C’est un détecteur compact, il se présente en modules de 30 g chacun, assemblés en un cube de 27 éléments, moitié en germanium moitié en zinc, le tout contenu dans un réservoir cryogénique. Malheureusement, la signature expérimentale est infiniment délicate. L’énergie de recul emportée par le noyau affecté est limitée par la cinématique de la

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réaction élastique, on s’attend donc à mesurer une énergie extrêmement réduite et cela exige une détection originale. Le calcul prédit environ 10 événements par jour ayant un recul maximal de 800 eV dans une cible de 1 kg. C’est un signal minuscule, qu’il s’agit d’extraire d’un fond de rayonnement parasite toujours très abondant. Pour ce faire, il faut une identification de particule permettant de signer un noyau de recul. Ceci est réalisé en mesurant deux effets complémentaires du dépôt initial d’énergie : la quantité de charges électriques venant des électrons recueillis par ionisation et la chaleur obtenue en parallèle par une mesure bolométrique. Les physiciens tentent d’atteindre une résolution de 10 eV. Photons et électrons parasites d’une part, noyaux d’autre part ont des comportements différents dans le rapport des deux mesures ce qui laisse espérer une rejection 1 000 sur les bruits de fond et donc une chance de sélectionner avec assurance les événements intéressants. Le domaine est en pleine effervescence, et au-delà de Ricochet qui vise une prise de données en 2024, d’autres projets se préparent ayant pour nom Miner et NuCLEUS. Pour quelle physique ? Le Modèle Standard calcule précisément le nombre d’événements attendus en fonction de l’énergie de recul mesurée du noyau touché. Le premier but sera donc de rechercher un effet de Nouvelle Physique allant au-delà des prédictions. On peut également tester l’existence d’un moment magnétique affectant les neutrinos. En outre, cela permet d’estimer de manière originale la taille du noyau. Il existe une synergie avec la recherche très active de WIMPs (Weak Interacting Massive Particles) qui sont les particules candidates pour expliquer la matière sombre de l’Univers. D’après les calculs, le signal cohérent auprès d’un réacteur est similaire à celui laissé par un WIMP de 2,7 GeV de masse et donc des développements communs peuvent être envisagés. La nouvelle génération de TPC à liquide noble, dont on a parlé et qui est également envisagée pour la mise en évidence de la matière sombre, devrait permettre une sensibilité accrue pour réaliser des mesures significatives de la collision cohérente dans des détecteurs de grande taille.

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Chapitre 4. Comment voit-on les neutrinos ?

5 La genèse des oscillations L’idée d’oscillation de neutrinos fut proposée par Bruno Pontecorvo (18) dans les années 1960, à l’image de l’oscillation détectée entre le méson neutre K0 et son antiparticule l’anti-K0 . Cette découverte révéla en 1964 l’existence de la violation de CP dans le domaine hadronique. C dénote ici la symétrie qui relie les particules et leurs antiparticules, tandis que P est la symétrie dans un miroir qui échange droite et gauche. La violation de CP indique une très faible différence de comportement entre particules et antiparticules, au-delà des différences venant des charges opposées. Ce n’est que plus tard qu’a été proposée l’hypothèse d’oscillation entre une saveur de neutrinos et une autre, par exemple entre un νµ et un νe . Cette idée prit toute son actualité à la suite des résultats expérimentaux qui semblaient indiquer des phénomènes nouveaux, en particulier la disparition apparente de neutrinos issus du Soleil, de même que ceux produits dans l’atmosphère. Ces résultats initièrent le « problème des déficits » qui demanda beaucoup de temps pour trouver sa solution. Examinons d’abord l’état des expériences qui se concentrèrent sur la recherche de neutrinos solaires avant et autour de 1990. 5.1

Les détections solaires radiochimiques

La détection de neutrinos solaires fut initiée par Ray Davis (1914-2006) dès les années 1960. Il fut honoré du Prix Nobel en 2002 pour cette première mise en évidence de neutrinos du Soleil. La technique reposait sur une méthode dite radiochimique directement issue de la physique nucléaire. Le dispositif consistait en une piscine pleine de 600 tonnes d’un liquide chloré très similaire à un liquide vaisselle, enterrée dans la

Années

F IGURE 5.1. Résultat de 30 ans de mesures du flux de neutrinos solaires avec le détecteur au chlore de Ray Davis. Le nombre d’événements recueillis au cours du temps est mesuré en une unité ad hoc le SNU (Solar Neutrino Unit). On attendait le niveau 8 (tiret rouge) et les données donnèrent une moyenne à 1/3 de la valeur prédite. © Homestake.

mine d’or de Homestake dans le Dakota du Sud, et la taille était dimensionnée à l’espoir de recueillir un événement par jour avec les flux solaires théoriques connus à l’époque. Un neutrino interagissant transforme un atome de chlore composant le liquide en un atome d’argon radioactif selon la réaction : νe +

37

Cl →

37

Ar∗ + e−

La désintégration de 37 Ar* se fait par capture électronique restituant un atome de 37 Cl lui aussi excité qui retourne à son état fondamental en libérant son énergie excédentaire par l’émission d’un électron du cortège atomique. Le liquide était analysé par une chimie compliquée tous les 10 jours environ sachant que le temps de vie de l’argon radioactif est de 37 jours. On extrayait ainsi les éventuels noyaux d’argon produits grâce à un flux d’hélium, puis on les comptait par leur émission d’électrons. Il fallait pêcher un à un les noyaux intéressants noyés dans un volume de 600 tonnes de liquide. Les estimations prédisaient un atome d’argon radioactif produit chaque jour, or la mesure en révélait un tous les trois jours. La persévérante recherche dura plus de 30 ans pendant lesquels l’analyse du liquide se répétait très régulièrement. La figure 5.1. donne la longue suite des mesures obtenues (19).

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Chapitre 5. La genèse des oscillations

Le résultat s’interprétait comme un déficit du flux mesuré par rapport au flux calculé. On pouvait donner de bonnes raisons pour ne pas accorder une grande confiance à ce résultat, étant donnée la difficulté d’extraire un atome radioactif perdu dans un bain de 600 mètres cubes. La méthode n’était pas vraiment calibrée, les contrôles étaient minimaux et les corrections nombreuses. On n’aurait pas volontiers parié sur la justesse du résultat, et pourtant il sera confirmé. Technologiquement plus avancées, deux autres expériences, Gallex installé sous le tunnel du Gran Sasso en Italie et Sage tapi sous la montagne de l’Elbrus en Russie, utilisèrent une méthode similaire de nature radiochimique, convertissant cette fois le gallium en germanium radioactif. νe +

71

Ga →

71

Ge∗ + e−

Le résultat fut rendu public en 1992 (20). Là aussi, il fallait pêcher quelques noyaux de germanium radioactif dans un imposant bain de 30 tonnes de gallium, le gallium étant liquide à température ordinaire. Les deux expériences mesurèrent un déficit de 50% par rapport aux prédictions. Là encore, l’information, c’est-à-dire le comptage de noyaux radioactifs, est obtenue en différé puisqu’il faut filtrer le contenu de tout le fluide de la cible, ce qui se fait à plusieurs reprises chaque mois, le temps de vie du 71 Ge* étant cette fois de 11 jours. Le résultat était plus maitrisé que dans le cas du chlore, car on pouvait calibrer la méthode grâce à l’exposition à une source très puissante de chrome radioactif : sous l’effet de cette source artificielle la cible donna à peu près le résultat escompté, en fait légèrement moins. De nouveau, le flux solaire mesuré ne correspondait pas à l’attente, et un nouveau déficit apparaissait, quoique différent quantitativement du premier. Notons que les conditions étaient différentes, le seuil en énergie minimale des neutrinos interagissant avec le gallium est ici très bas, il se chiffre à 230 keV, alors qu’il dépassait les 800 keV dans le cas du chlore. Les expériences au gallium avaient donc le gros avantage d’être sensibles à la composante majeure des neutrinos solaires, celle de la chaine à 4 protons qui se termine à 430 keV. Pourtant le déficit subsistait. 5.2

La contribution de SuperKamiokande

Pendant longtemps, le résultat de l’expérience au chlore resta une énigme. On alla jusqu’à chercher à corréler la mesure avec le nombre de taches solaires. Les expériences au gallium donnèrent plus de crédibilité au déficit, mais il fallut attendre SuperKamiokande, pour disposer d’une méthode de mesure en temps réel qui se fonde sur un principe de détection très différent et beaucoup plus contrôlable : l’effet Cerenkov déjà décrit (21).

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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Événements/jour

22400 230 neutrinos solaires et (14.5 événements/jour)

F IGURE 5.2. Reconstruction en temps réel de la direction du Soleil à partir des neutrinos. L’imposant pic à cos θ = 1 indique le flux de neutrinos venant de notre astre. © SuperKamiokande.

Grosso modo, la libération d’électrons par la diffusion de neutrinos solaires et l’émission de lumière qui en résulte sous forme de rayonnement Cerenkov suivent la direction initiale du neutrino responsable. L’expérience permet donc de mesurer cette direction et de s’assurer que les neutrinos détectés proviennent bien du Soleil qui brille en un point connu du ciel à l’instant de la détection. La figure 5.2. montre, pour les événements sélectionnés, la reconstruction de la direction d’arrivée du neutrino en fonction de la position du Soleil dans le ciel au moment précis de l’interaction. Un pic important se détache à angle 0, c’est-à-dire pile dans la direction de notre astre. Cela indique manifestement une production de neutrinos venant de son intérieur. Grâce à une telle corrélation, SuperKamiokande réussit la gageure d’effectuer une « neutrinographie » en temps réel du Soleil. Ainsi fut obtenue une « photo », montrée sur la figure 5.3, prise dans la totale obscurité d’une galerie enfouie sous la roche, et « visible » aussi bien de jour que de nuit : très impressionnant ! Et que tout cela fasse un astre dans la nuit ! Victor Hugo Les Contemplations Ce résultat prouvait de manière indubitable que le moteur du Soleil fonctionne bien par réaction de fusions nucléaires en son cœur, convertissant quatre protons en un noyau d’hélium, puisque ce processus est caractérisé par une production de neutrinos effectivement détectés.

80

Chapitre 5. La genèse des oscillations

F IGURE 5.3. Image du Soleil en neutrinos telle qu’obtenue par SuperKamiokande. © SuperKamiokande.

Malgré le flux faramineux de neutrinos solaires reçu par le détecteur et sa taille pharaonique, l’expérience ne piège en tout et pour tout que 15 interactions par jour alors que le flux prédit de neutrinos aurait dû donner 40 événements par jour. Ceci souligne encore une fois la rareté des signaux laissés par ces particules fantômes. Le déficit subsistait et il s’élevait maintenant à 60%. Malgré tout, grâce à une bien meilleure statistique, plus de 15 000 interactions de neutrinos solaires furent recueillies en quelques années d’observation, SuperKamiokande put évaluer le déficit de manière précise, ce qui permit d’affiner les détails de l’oscillation responsable et amena à une évaluation plus juste des masses en jeu. Malheureusement, comme on le discutera plus tard, l’oscillation est un phénomène qui ne mesure que la différence entre les masses carrées des neutrinos impliqués.

5.3

L’observatoire SNO

Plus personne ne doutait de l’existence des oscillations pour interpréter le déficit des neutrinos solaires. Il n’en demeurait pas moins que l’indication, fondée sur une disparition, était négative. L’indice complémentaire et définitif de la réalité des oscillations consistait à mesurer l’apparition de neutrinos d’un nouveau type, qui n’étaient pas présents à la production au centre du Soleil. En conséquence, on attendait encore une preuve finale vérifiant effectivement le flux total de neutrinos en sommant les trois types existant. Ceci fut le point d’orgue de la

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recherche accompli par un nouveau dispositif canadien appelé SNO (Sudbury Neutrino Observatory), et les premiers résultats furent présentés en 2002 (22). Installé dans une mine du Canada, proche de Toronto, le détecteur SNO ressemble beaucoup à Kamiokande mais le milieu sensible est maintenant constitué de 1 kilotonne d’eau lourde. Dans l’eau lourde, de formule D2 O, le proton est remplacé par un deuton c’est-à-dire un assemblage d’un proton et d’un neutron. L’eau lourde est importante au Canada parce que le pays a développé une filière de réacteurs nucléaires appelée Candu pour produire son électricité. Cette filière utilise l’eau lourde comme modérateur pour ralentir les neutrons produits lors de la réaction de fission de l’uranium et leur permettre d’enclencher la réaction en chaîne. La bataille de l’eau lourde qui se déroula pendant la dernière guerre mondiale fait référence à ce liquide tant convoité à l’époque, que l’on croyait indispensable pour la mise au point d’une bombe. En raison de cette technologie, le Canada détient une réserve stratégique importante de ce précieux matériau et les physiciens en demandèrent une partie en prêt, le temps d’une mesure. Ils l’ont restituée quelques années plus tard, sans aucune perte ! Quel est l’intérêt de l’eau lourde pour la détection des neutrinos ? Cela ouvre de nouveaux canaux de réactions, le deuton pouvant être cassé par les neutrinos en ses deux composantes, proton et neutron, et ce quel que soit le type de neutrino interagissant. Trois canaux différents contribuaient donc à la mesure, chacun caractérisé par une signature distincte : (1) νe + d → p + p + e− C’est le produit du courant chargé, seulement possible par interaction du νe et permis au-dessus du seuil de 1,4 MeV. Ce premier canal est signé par la lumière émise sur le parcours de l’électron libéré qui donne un anneau lumineux au niveau des capteurs PM. Ce mode ayant lieu sur un nucléon, il est isotrope, on perd l’information de la direction d’arrivée du neutrino. Il faudra donc que le liquide soit le plus possible exempt de parasites radioactifs pour extraire un signal significatif. (2) νe + e− → νe + e− Ce second canal est celui correspondant à la diffusion sur les électrons tel qu’il est exploité par SuperKamiokande, νµ et ντ peuvent contribuer à ce canal à travers le courant neutre échangeant le Z0 , mais la section efficace correspondante est 1/6 de celle du νe qui profite de l’échange chargé du W. Ce mode est caractérisé par un signal directionnel donnant un seul anneau de lumière visible dans la direction où brille le Soleil dans le ciel au moment de la détection. (3) ν + d → p + n + ν 82

Chapitre 5. La genèse des oscillations

F IGURE 5.4. Résultat combiné de SNO, l’interprétation est expliquée dans le texte. © SNO.

Enfin, le troisième canal correspond à un courant neutre, aucune charge électrique n’est échangée. Il est donc ouvert à égalité aux trois types de neutrinos. Ce canal est repéré grâce au neutron qui s’arrête dans le milieu et peut alors être capturé. La désintégration subséquente du noyau excité ainsi produit libérera un photon caractéristique. Pour détecter ces neutrons, le détecteur fut, dans un premier temps, enrichi de sel, 2 tonnes de NaCl furent diluées dans l’eau lourde. Puis, dans un second temps, des tubes emplis de gaz 3 He furent installés, cet isotope de l’hélium donnant lieu à une grande probabilité de capture des neutrons. Un même détecteur mesurant en parallèle trois canaux d’interactions différents mais complémentaires, cela permet une information très détaillée et le résultat combiné final est montré sur la figure 5.4. Chaque canal d’interaction est représenté par une bande reflétant les inévitables incertitudes respectives. En abscisses est porté le flux reconstruit de νe , le seul mesuré par le premier canal, en ordonnées celui de la somme des trois saveurs mesurée par les deux autres canaux. Les trois mesures sont évidemment corrélées. Le premier canal n’impliquant que le νe correspond à une bande parallèle à l’axe des ordonnées. Les trois bandes se coupent en une région commune qui s’interprète comme suit : la somme totale des flux des trois saveurs arrivant sur Terre, qu’on lit en ordonnées, est bien en accord avec la prédiction théorique, mais le flux de νe , lu en abscisses, correspond à peu près à un tiers du flux total NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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F IGURE 5.5. Artur McDonald (1943-) Prix Nobel 2015 pour la découverte des oscillations de neutrinos. Avec autorisation.

émis à l’origine. Ceci est une preuve irréfutable de l’oscillation, deux tiers des neutrinos ont changé de saveur entre leur point de production à l’intérieur du Soleil et leur point de détection sur Terre. Grâce au résultat de SNO, tout rentra dans l’ordre, et McDonald (figure 5.5.), initiateur de l’expérience, reçut le Prix Nobel en 2015. 5.4

Les déficits solaires

Il restait à interpréter les différents résultats solaires dans le cadre du modèle proposé d’oscillations pour trouver la solution à l’énigme. Les physiciens étaient perplexes depuis plus de 30 ans en raison du déficit des neutrinos solaires. Le flux calculé de neutrinos solaires se monte à environ 60 milliards chaque seconde sur chaque centimètre carré de la surface du globe. Ceci est précisément connu puisqu’on connaît l’énergie produite en même temps que les neutrinos dans les réactions nucléaires et qu’on mesure précisément l’énergie totale émise par le Soleil grâce à sa luminosité reçue sur Terre. Par conservation du nombre leptonique, la physique nucléaire impose que ces neutrinos soient certainement du type électronique au moment où ils sont créés au centre du Soleil. Or trois expériences très différentes avaient mesuré un flux nettement inférieur à la prédiction. Entre la moitié et deux tiers des neutrinos attendus à l’arrivée sur Terre semblaient avoir disparus. Avant d’interpréter les observations, résumons les résultats : l’expérience au chlore, sensible aux neutrinos de plus de 800 keV, en pratique ceux venant

84

Chapitre 5. La genèse des oscillations

du Be, mesure un flux au niveau de 30% de celui attendu, le déficit est donc de 70%. Gallex (et Sage), sensible aux neutrinos de plus de 230 keV, mesure un déficit de 50%. Enfin, SuperKamiokande, sensible aux neutrinos beaucoup plus énergiques venant du Bo et possédant plus de 3,5 MeV, mesure un déficit de 60%. Les trois classes d’expériences ayant des seuils très différents, cela prouvait que le déficit dépendait de l’énergie des neutrinos analysés. On a déjà mentionné l’hypothèse théorique avancée pour expliquer cette anomalie : les neutrinos oscillent, c’est-à-dire qu’ils peuvent changer spontanément de type au cours de leur propagation. Selon ce scénario, un neutrino électronique produit au cœur du Soleil devient de type muonique ou tauique pendant son voyage entre le point de production et le point de détection situé sur Terre. L’idée d’oscillation offre une explication acceptable puisque toutes les premières expériences de détection de neutrinos solaires n’étaient sensibles qu’aux νe , la saveur initiale produite par le Soleil. L’hypothèse fut confirmée de façon éclatante par SNO, capable de détecter simultanément les interactions de tous les types de neutrinos, qui confirma le flux total prédit par les calculs. L’idée d’oscillations ne se réalise que si les neutrinos sont dotés d’une masse non nulle. Or on n’imaginait aucune bonne raison pour postuler des neutrinos sans masse, puisque toutes les autres particules de matière en sont pourvues. On a parlé des premières tentatives d’estimation de masses. Aucun indice ne se révélait et donc les masses devaient être très faibles, et seules les oscillations permettaient de sonder des domaines de valeurs minuscules. Avec des recherches sur de longues distances de vol, l’oscillation permettait de tester des masses extrêmement faibles, et le phénomène offrait une méthode très précise pour les mesurer. L’oscillation signe une transformation spontanée entre saveurs différentes de neutrinos. C’est un phénomène aussi drastique que la conversion d’une pomme en une poire pendant sa chute dans le verger de Newton. C’est une mise en scène concrète des relations d’incertitude de la mécanique quantique. En effet, quand un neutrino se transforme, cela se traduit en un saut entre deux objets de masses différentes ; il y a donc une violation apparente de la conservation de l’énergie. Heisenberg nous dit qu’une violation de la conservation d’énergie est permise si elle se limite à un temps très court. Ce temps caractéristique dépend de la différence des masses carrées entre les neutrinos participants et il se traduit en une longueur sur laquelle l’oscillation va se développer.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

85

5.5

Le déficit des neutrinos atmosphériques

La disparition de neutrinos ne s’est pas conclue avec les seuls neutrinos solaires. SuperKamiokande permit une autre grande avancée. Après avoir validé de manière claire le déficit des neutrinos solaires, l’expérience mit également en évidence le déficit des neutrinos atmosphériques. En fait, elle confirma l’indication de disparition de neutrinos atmosphériques précédemment suggérée de manière assez controversée par les deux expériences plus modestes IMB et Kamiokande de 1 kilotonne d’eau purifiée dont on a parlé pour la détection de la supernova 1987A. Les premiers résultats n’avaient pas convaincu d’emblée l’ensemble de la communauté et il fallut attendre des données plus précises pour que le phénomène soit unanimement accepté. Comme déjà expliqué, les neutrinos atmosphériques sont produits par le bombardement des rayons cosmiques primaires sur les couches de la haute atmosphère. Lors de ces collisions, de nombreuses particules secondaires sont engendrées. Parmi elles, on trouve un grand nombre de mésons π et K qui se désintègrent comme dans un faisceau de neutrinos d’accélérateur. Au niveau du sol, on obtient une averse de muons, seules particules chargées ayant un temps de vie suffisamment long et qui ne subissent pas la force forte, et cette averse s’accompagne d’un flux de neutrinos montrant les deux types, électronique et muonique, dans la proportion de 1 νe pour 2 νµ . Ils possèdent des énergies autour de 1 GeV en moyenne, mais ils peuvent avoir des énergies très supérieures. Ces neutrinos n’ont pas de direction privilégiée, ils proviennent de tous les azimuts puisque l’atmosphère entoure la Terre d’une pelure à peu près uniforme et le flux de rayonnement cosmique est plus ou moins équivalent dans toutes les directions. Ceci est esquissé sur la figure 5.6. Le détecteur SuperKamiokande est capable de distinguer des traces provenant soit d’électrons soit de muons. Il peut donc classer séparément les interactions naissant de neutrinos de type électronique ou muonique. La différence est ténue, dans les deux cas on observe un anneau de tubes PM touchés, mais les muons dessinent un anneau précisément défini car les muons traversent le milieu en suivant un parcours à peu près rectiligne. Les électrons au contraire, du fait de leur faible masse, progressent le long d’une trajectoire plus tourmentée et l’anneau qu’ils produisent montre une forme moins tranchée. Ceci est indiqué sur la figure 5.7. Ayant classifié les interactions selon les deux types, la figure 5.8. montre la distribution des directions d’arrivée mesurées respectivement pour les événements avec un muon et ceux avec un électron. Les prédictions sont également présentées. Or une grande différence se révèle entre les lots d’événements présentant un électron et ceux présentant un muon. Tandis que le flux des neutrinos

86

Chapitre 5. La genèse des oscillations

Flux isotrope de rayons cosmiques

F IGURE 5.6. Esquisse de la production de neutrinos atmosphériques venant de toutes les directions avec la position de SuperKamiokande indiquée au point supérieur de la sphère terrestre. © SuperKamiokande.

F IGURE 5.7. Anneaux Cerenkov détectés dans le cas d’un muon (gauche) ou d’un électron (droit). L’anneau repéré est plus régulier pour un muon. © SuperKamiokande.

électroniques est en accord avec celui attendu et ce dans toutes les directions, les événements montrant un muon se comportent différemment. Les données et les prédictions se rejoignent bien à angle θ = 0◦ (cosθ = 1) donc pour les neutrinos venant du haut dans le détecteur, mais il y a un déficit d’environ 50% pour les neutrinos venant du bas, à l’angle θ = 180◦ (cosθ = −1). NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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140 120 100 80 60 40 20 0

-1

-0,5

0 cosq

0,5

Multi-GeV m-like + PC

350 Nombre d’événements

Nombre d’événements

Multi-GeV e-like

1

300 250 200 150 100 50 0

-1

-0,5

0 cosq

0,5

1

F IGURE 5.8. Distribution en directions des neutrinos arrivant dans le détecteur, νe à gauche, νµ à droite. Sur les figures, cosθ = 1 correspond aux neutrinos venant du haut, cosθ = −1 correspond aux neutrinos venant du bas et cosθ = 0 indique l’horizontale. © Superkamiokande.

Ainsi, le flux des neutrinos électroniques frappe le détecteur dans toutes les directions au niveau attendu par les calculs, celui des neutrinos muoniques montre une distribution dans laquelle les neutrinos produits aux antipodes qui ont traversé la Terre et arrivent par le bas dans le détecteur, semblent avoir disparu. La différence entre les νµ venant du haut et ceux venant du bas est à trouver dans la distance parcourue entre leur production et leur détection. Ceux venant du haut sont émis dans la haute atmosphère directement au-dessus du détecteur ; ils ont parcouru de l’ordre de 20 km. Ceux venant du bas ont dû traverser tout le diamètre de la Terre avant de rencontrer le détecteur. Ici aussi, le phénomène d’oscillations peut être invoqué : les neutrinos électroniques n’oscillent pas dans les conditions mises en jeu, au contraire les neutrinos muoniques qui ont des énergies autour de 1 GeV oscillent quand ils se propagent sur des distances correspondant au diamètre terrestre, soit 13 000 km. Cette étude fut accomplie par Kajita (figure 5.9.) lors de son travail de thèse, il reçut le Prix Nobel en 2015 en même temps que McDonald (23). Ce résultat n’est pas contradictoire avec celui obtenu à partir des neutrinos solaires où l’énergie détectée est beaucoup plus basse, moins de 10 MeV, et la distance infiniment plus grande. Le paramètre discriminant qui caractérise la probabilité de l’oscillation est le rapport entre la longueur parcourue et l’énergie ; des neutrinos électroniques de 1 GeV oscillent sur des distances beaucoup plus longues que le diamètre terrestre. Ainsi, les neutrinos muoniques ne se transforment pas en neutrinos électroniques dans les conditions de la mesure et il

88

Chapitre 5. La genèse des oscillations

F IGURE 5.9. Takaaki Kajita (1959-) Prix Nobel 2015 pour la découverte des oscillations. © Nobel Media AB. Photo : A.Mahmoud. Avec autorisation.

faut conclure que le résultat signe l’oscillation du neutrino muonique vers son compagnon tauique.

5.6

Résumé des déficits de neutrinos

Expérimentalement, on a donc constaté un déficit dans les mesures de flux de neutrinos par rapport aux prévisions, autant pour les neutrinos solaires que pour les neutrinos atmosphériques et ces disparitions ont été confirmées par des expériences auprès d’accélérateurs ou de réacteurs, là où l’on profite de conditions de production plus maîtrisées que dans le cas de mesures astrophysiques. Pour les neutrinos solaires, le faisceau convergeant d’indications venant de l’expérience au chlore puis de Gallex puis de SuperKamiokande avec l’apothéose de SNO, fut confirmé grâce à des neutrinos provenant d’une source artificielle : les réacteurs nucléaires. Ce fut la tâche de l’expérience japonaise Kamland (24). Le dispositif réutilisait la cuve de Kamiokande, on remplaça l’eau d’origine par un liquide scintillant. Par rapport à l’eau, un liquide scintillant produit beaucoup plus de lumière pour une même énergie déposée, c’est donc un détecteur plus efficace quoique moins fin quant à la précision de la reconstruction. Le détecteur situé à l’ouest du Japon était sensible au flux provenant de réacteurs éloignés, en moyenne distants de 180 km. Le résultat fut obtenu dans les années 2000, avant le désastre de Fukushima, quand le Japon pouvait s’enorgueillir de beaucoup de réacteurs en opération. Les physiciens

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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Données/0,425 MeV

80 sans oscillation Bruit accidentel radioactivité

60

avec oscillations Données de Kamland

40

20

0

0

1

2

3

4 5 E (MeV)

6

7

8

F IGURE 5.10. Spectre en énergie des neutrinos de réacteurs reconstruit dans Kamland comparé aux calculs. Les données sont en accord avec la prédiction aux énergies les plus élevées, au-dessus de 5 MeV, mais il y a un manque d’environ la moitié des neutrinos aux énergies basses, autour de 3 MeV. © KamLAND.

calculèrent le flux attendu au site de Kamland et comparèrent avec les données. Le résultat est montré sur la figure 5.10. On voit que les données sont en accord avec les calculs pour la partie haute du spectre mais la partie basse montre un déficit : vers 3-4 MeV la moitié des neutrinos attendus a disparu. C’est un signal compatible avec l’oscillation : les neutrinos de plus basse énergie oscillent plus rapidement. Le phénomène d’oscillation des neutrinos solaires était ainsi confirmé à l’aide d’une source artificielle de neutrinos. Pour confirmer le déficit des neutrinos atmosphériques,il fallut se tourner vers une expérience produisant des νµ , c’est-à-dire un faisceau d’accélérateur. Ceci fut accompli par un dispositif construit dans le faisceau de haute énergie produit au Fermilab ; la connaissance fine d’un tel faisceau permet des analyses plus rigoureuses que celles permises avec les neutrinos atmosphériques. Un premier détecteur appelé MINOS (Main Injector Neutrino OScillation), de conception assez semblable à CDHS, prit des données sur le site même du laboratoire près de la source de production ; il analysait la distribution en énergie des neutrinos à leur naissance. Un second détecteur similaire analysait le même faisceau dans un hangar du Minnesota après un voyage de 730 km (25). Cette distance est suffisante pour que les neutrinos, essentiellement du second type νµ , disparaissent sous l’effet de l’oscillation. Là aussi, l’analyse du spectre à grande distance montre une distribution en énergie où les neutrinos correspondant à la partie basse ont en partie disparu, comme indiqué sur la figure 5.11. qui confronte les données obtenues dans le détecteur lointain avec l’extrapolation

90

Chapitre 5. La genèse des oscillations

Intervalle en excès (18-30 GeV)

Événements

Sans oscillation

Énergie (GeV) F IGURE 5.11. Spectre en énergie des neutrinos d’accélérateur détectés à 730 km comparé à l’extrapolation obtenue à partir des données recueillies dans le détecteur situé proche de la source de production. © MINOSFermilab.

des données obtenues dans le détecteur proche. À l’évidence, des neutrinos de basse énergie manquent. Le résultat interprété en termes d’oscillation est en accord avec celui obtenu à partir des neutrinos atmosphériques. Les neutrinos, par leur caractère fantomatique, auraient pu donner l’idée de particules éternelles : ils ne se désintègrent pas (jusqu’à preuve du contraire), ils n’interagissent presque pas et quand ils sont produits, ils se propagent en ligne droite avec une vitesse très proche de celle de la lumière. Ils se libèrent de l’attraction terrestre, quittent en quelques dizaines de minutes le système solaire, pour se perdre dans les espaces cosmiques. Mais ils subissent cet étrange phénomène d’oscillations qui va à l’encontre de leur immutabilité. Les trois types de neutrinos connus sont très bien différenciés. Chaque type est associé à son propre lepton chargé avec lequel il est produit et qu’il engendrera au cas très improbable d’une interaction. Les choses se compliquent quand on cherche à suivre l’évolution d’un neutrino choisi au hasard. En effet, il peut, sans crier gare, changer d’identité. Voilà encore une conséquence originale de l’indéterminisme quantique qui prouve la superposition d’états.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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6 Des neutrinos massifs, mais si peu Comment donner un sens aux déficits observés ? Depuis l’hypothèse originelle du neutrino, le problème de sa masse est demeuré récurrent. Déjà, dans sa lettre fondatrice, Pauli supposait que la masse du neutrino était « du même ordre de grandeur » que celle de l’électron. Puis les mesures du spectre d’électrons émis dans la désintégration β s’affinant, des estimations évaluèrent sa masse à moins de un centième de celle de l’électron. En réalité, le résultat s’avèrera encore beaucoup plus faible. 6.1

Les mesures directes de masses

Au cours de l’histoire, plusieurs vagues de mesures de masse ont été entreprises en utilisant l’effet cinématique dans des désintégrations de type β à deux corps qui donnent naissance aux neutrinos. Pour le νe , l’élément le plus approprié à considérer est le tritium 3 H, parce que l’énergie totale disponible dans la désintégration est faible, 18,58 keV, et donc un effet de masse serait relativement plus appréciable. La réaction s’écrit : 3H

→ 3 He + e− + anti-νe

Dans une telle désintégration, on ne détecte que l’électron émis. Si le neutrino a une masse nulle, cet électron peut emporter toute l’énergie disponible, c’est-à-dire la valeur obtenue en calculant : masse de 3 H - masse de 3 He 0.511 keV (masse de l’électron), ce qui donne 18,58 keV. Si le neutrino a une masse m, l’énergie maximale disponible pour l’électron est diminuée d’autant et devient (18,58 - m) keV. Ainsi la queue du spectre de l’électron mesuré dans un

Taux (unité arbitraire)

Énergie de l’électron (eV) F IGURE 6.1. Analyse de la queue du spectre de l’électron détecté dans le cas d’un neutrino massif. Pour un neutrino sans masse, l’énergie de l’électron doit reproduire la courbe rouge, si la masse vaut 0,2 eV, la courbe verte est prédite et pour 1 eV la courbe bleue. © Katrin-KIT.

tel processus donne une indication directe sur une masse éventuelle du neutrino engendré, et par une analyse très fine on peut espérer tirer une limite significative sur sa valeur. Ceci est expliqué par la figure 6.1. C’est la même distribution, agrandie dans sa partie extrême, que celle montrée sur la figure 1.1 qui déclencha toute l’histoire du neutrino. Sur cette idée, plusieurs expériences de plus en plus précises virent le jour. Dans les années 1970, on vécut la saga d’un résultat moscovite qui annonçait une indication de νe ayant une masse de 30 eV. Année après année, de nouveaux résultats plus précis arrivaient de Moscou, jusqu’à ce qu’une nouvelle expérience effectuée à Mainz, aux incertitudes mieux contrôlées, mit une limite supérieure, incompatible avec l’annonce prématurée, qui atteignait 2 eV. On pouvait alors écrire : m (νe ) < 2 eV L’histoire des neutrinos est parsemée « d’anomalies ». Des résultats alléchants furent claironnés à un moment ou à un autre, en particulier en ce qui concerne les oscillations. Après les neutrinos de 30 eV, on vécut l’histoire d’un neutrino

94

Chapitre 6. Des neutrinos massifs, mais si peu

de masse 17 keV, puis celle de neutrinos supraluminiques. Tout ceci souligne la prudence qu’il faut avoir avec une particule qui reste très difficile à capturer. Le neutrino testé dans la désintégration de l’hélium est un anti-νe . A priori, particules et antiparticules sont dotées de masses identiques, le théorème CPT l’impose. Les symétries C et P ont déjà été introduites, T est l’opérateur de renversement du temps. Néanmoins, on s’avisa de vouloir aussi mettre une limite sur la masse du νe , et ici l’élément le plus adapté s’avéra être l’holmium. Une expérience s’ensuivit mais elle donna une limite beaucoup moins contraignante. La même idée de recherche de masse se reflétant dans les caractéristiques cinématiques du processus de production fut exploitée pour les deux autres types de neutrinos. Dans le cas du νµ , il fallut se rabattre sur la désintégration du pion. Une expérience très précise effectuée à l’accélérateur suisse PSI (Paul Scherrer Institut) mesura l’énergie du muon dans la désintégration du π en µ + νµ et mit une limite : m (νµ ) < 170 keV Pas très contraignant ! Pour le ντ , il fallut attendre l’analyse de paires τ+ τ− produites au LEP où les τ se désintègrent en hadrons. La limite est encore moins remarquable : m (ντ ) < 30 MeV Toutes ces mesures sont très éloignées de l’objectif recherché et il est vite apparu que le seul phénomène permettant de révéler des masses très faibles est l’oscillation. Mais comme on le verra, ce phénomène n’apporte pas la réponse définitive et une nouvelle expérience de désintégration du tritium débute : de nom KATRIN (KArlsruhe TRItium Neutrino experiment), elle se donne pour but, si elle ne mesure pas une masse, d’atteindre la limite : m (νe ) < 0, 2 eV C’est une expérience d’extrême délicatesse. Le projet a demandé près de 20 ans pour sa conception et sa réalisation. Le dispositif est construit autour d’un spectromètre de 70 m de long, montré sur la figure 6.2. L’expérience a demandé le développement d’outils très sophistiqués sur tous les fronts pour atteindre les précisions requises. De nombreux défis technologiques durent être relevés en ce qui concerne la stabilité des lignes de champs électriques et magnétiques qui emplissent le spectromètre, l’épaisseur de la source de production tritium, la finesse du capteur électronique final. . . Tous les paramètres ont dû être contrôlés avec une précision diabolique. Des résultats préliminaires commencent à sortir. Après quelques semaines de prise de données en 2019, la collaboration a publié une première limite améliorée :

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F IGURE 6.2. Schéma de l’expérience KATRIN, 70 m séparent le point de production des électrons émis dans la désintégration de tritium et le détecteur final. Seuls les électrons d’énergie proche du maximum sont sélectionnés et suivis entre les deux points. Leur parcours est canalisé sur des trajectoires très compliquées guidées par des champs électriques et magnétiques. © Collaboration KATRIN-KIT.

m(νe ) < 1,1 eV Le but final reste d’atteindre la limite de 0,2 eV, niveau qui commence à être intéressant pour sélectionner la solution finale entre les possibilités offertes par les mesures d’oscillation. L’expérience sera aussi à même de donner des informations pour contraindre l’existence d’éventuels nouveaux neutrinos en explorant la gamme de masse inférieure à quelques keV. Quant au νµ et au ντ , personne ne parle d’améliorer les limites précédentes ; une expérience supplémentaire de mesure directe n’aurait aucun intérêt, car avec les oscillations on sait que les masses des trois neutrinos se rangent dans le voisinage de 1 eV ou moins, ce qui est totalement hors d’atteinte par les méthodes cinématiques connues. 6.2

Phénoménologie des oscillations

Développons ici l’idée d’oscillations entre types de neutrinos et voyons comment les masses s’introduisent dans ces considérations. En pratique, ce nouveau phénomène est une mise en scène des relations d’incertitude découvertes par Werner Heisenberg (figure 6.3.). Elles stipulent qu’on ne peut connaître simultanément avec une infinie précision la position et l’état de mouvement d’une particule.

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Chapitre 6. Des neutrinos massifs, mais si peu

F IGURE 6.3. Werner Heisenberg (1901-1976) Prix Nobel 1932 pour la « création de la mécanique quantique ». © B. Blum-Heisenberg, Chevry, France.

On a vu qu’il existe trois types différents de neutrinos. Ce sont les états propres des interactions faibles, c’est-à-dire qu’ils apparaissent dans les processus de production ainsi qu’au moment des interactions dans la matière. Mais les états qui évoluent en fonction du temps, ceux qui obéissent à l’évolution temporelle prescrite par les équations de Schrödinger, sont autres. Ces derniers doivent avoir une masse bien déterminée qui leur confère une énergie définie. On les appelle états propres de masse et on les distingue des premiers états en leur donnant de nouveaux noms : ν1 , ν2 et ν3 . Ainsi, il n’est pas légitime de parler de masse pour les νe , νµ et ντ , et a contrario, ν1 , ν2 et ν3 ne portent pas de charge leptonique, ce qui posera un problème pour les antineutrinos. L’expérience KATRIN juste décrite mesure directement la masse du νe puisque c’est l’état produit avec l’électron, mais cet état doit être compris comme une combinaison d’états où le ν1 est dominant. À partir de ces bases, on peut aborder la phénoménologie des oscillations, non celles entre un neutrino et un antineutrino comme proposé initialement par Bruno Pontecorvo, à l’image de ce qu’on connaissait pour l’oscillation entre le méson K0 et l’anti-K0 , mais entre un neutrino d’un type et un neutrino d’un autre type. À partir des combinaisons linéaires obtenues, on peut calculer la probabilité de créer une composante νµ dans un faisceau initialement de pur νe . Après une propagation sur une distance de vol L exprimée en m, on trouve le résultat : P = sin2 2θ sin2 (πL/Λ)

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La matrice de mélange entre états de neutrinos Limitons nous tout d’abord au cas de deux neutrinos différents pour expliciter la phénoménologie essentielle. Le couple de neutrinos « physiques » νe νµ est relié aux deux états de masse ν1 et ν2 par une matrice de mélange de dimension 2x2. La matrice la plus générale ne possède alors qu’un seul paramètre libre, un angle θ qu’on appelle angle de mélange. Remarquons que, en ce qui concerne les quarks, on est habitué au même phénomène et l’angle de mélange correspondant qu’on a déjà introduit s’appelle angle de Cabibbo qui relie, vis-à-vis des interactions faibles, le couple u d au couple s’ c’. La matrice s’écrit :   cosθ sinθ  U= −sinθ cosθ En développant on trouve les combinaisons linéaires suivantes : νe = cosθ ν1 + sinθ ν2 νµ = −sinθ ν1 + cosθ ν2 À la production, il nait un νe ou un νµ . Les états physiques produits s’expriment comme une superposition de ν1 et ν2 et les deux composantes évoluent différemment en fonction du temps puisqu’elles ont des masses différentes. Ainsi, après un certain temps, c’est-à-dire en pratique après une certaine distance de vol depuis la source de production, la proportion de ν1 et ν2 a changé. Débutant avec un pur faisceau de νe , le faisceau a évolué, l’interférence des ondes de ν1 et ν2 engendrant une composante qui se comporte comme un νµ . θ est l’angle de mélange juste introduit et Λ est une longueur caractéristique appelée longueur d’oscillation qui est fixée par les paramètres entrant dans le phénomène : Λ = 2, 5 E/δm2 Dans cette formule, E est l’énergie du neutrino exprimée en GeV. Ainsi l’oscillation se développe selon le facteur distance/énergie. Un autre paramètre s’invite : δm2 = m21 − m22 qui mesure la différence des carrés des masses entre ν1 et ν2 . Ce facteur est exprimé en eV2 . On voit que, pour des énergies et des distances concevables, on a accès à des échelles de masses inférieures à l’eV. La figure 6.4. montre la probabilité de survie d’un νµ d’énergie E telle que calculée dans le cas d’un détecteur situé à la distance L de la source.

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Chapitre 6. Des neutrinos massifs, mais si peu

La mécanique quantique de l’oscillation L’exposé simplifié, pour ne pas dire simpliste, qui a été présenté pèche par omission. On a développé une version allégée de l’oscillation entre neutrinos. En fait, la mécanique quantique qui gouverne le phénomène est plus compliquée et n’a été vraiment comprise qu’en 2009 (26). On a présenté le scénario selon lequel le neutrino produit par interaction faible évolue comme une superposition de deux états ν1 et ν2 de masses bien définies. Mais on n’a pas tout à fait le droit d’écrire : νe = cosθ ν1 + sinθ ν2 . Deux masses différentes donnent deux énergies différentes, on ne peut conserver à la fois l’énergie et l’impulsion dans cette équation. Pour résoudre ce dilemme, il faut considérer le problème dans son ensemble : le neutrino de départ est une combinaison de ν1 et ν2 intriqués avec les autres particules émises en même temps que lui. Énergie et impulsion doivent être simultanément conservées dans ce processus. Ceci a pour conséquence que si la mesure des énergies au moment de l’émission était suffisamment précise on pourrait sélectionner séparément ν1 ou ν2 et l’oscillation serait impossible. Cette éventualité se révèle irréalisable, et heureusement le traitement correct donne les formules d’oscillation ordinairement utilisées qu’on obtient par le traitement simplifié.

1

10

10

2

10

3

10

4

Distance de vol du neutrino (km) F IGURE 6.4. Probabilité d’oscillation d’un faisceau de νµ en fonction de la distance à la source rapportée à l’énergie L/E. © Opera.

Expérimentalement, il y a deux manières de mettre en évidence l’oscillation, il faut soit constater un déficit de la saveur initiale, comme ont montré les premières indications, soit détecter une nouvelle saveur dans un faisceau de type

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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connu, et SNO en donne un bon exemple. On appelle ces deux approches respectivement expérience de disparition ou d’apparition ; elles sont mises en œuvre de manière complémentaire dans les études d’oscillations. La procédure se généralise au cas de trois neutrinos actifs. On doit alors introduire trois états propres de masse, ν1 ν2 et ν3 . Le problème se complique car la nouvelle matrice de mélange devient maintenant de dimension 3x3. Le passage du triplet νe νµ ντ représenté par un trièdre trirectangle au triplet ν1 ν2 ν3 est montré sur la figure 6.5. Cela donne une représentation graphique de la matrice de mélange.

F IGURE 6.5. Figure expliquant la relation entre les triplets νe νµ ντ et ν1 ν2 ν3. .

Le passage de l’un des triplets à l’autre triplet introduit quatre grandeurs indépendantes : trois angles de mélange différents qu’on désigne sous les noms de θ12 , θ23 et θ13 indiqués sur la figure, ainsi qu’une phase δ. Pour être complet, si les neutrinos sont des particules dites de Majorana, ce qu’on discutera plus tard, deux phases apparaissent. La phase δ est un nouveau terme qui s’invite dans la matrice unitaire 3x3 la plus générale, et qui sera d’importance primordiale pour la suite. La relation entre les états propres faibles et les états propres de masse s’écrit donc en toute généralité : 

νe





Ue1

Ue2

Ue3



ν1



      ν = U    µ   µ1 Uµ2 Uµ3   ν2  ντ Uτ1 Uτ2 Uτ3 ν3

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Chapitre 6. Des neutrinos massifs, mais si peu

Quid des antineutrinos ? Les antineutrinos oscillent également, bien entendu. Ils s’écrivent aussi comme combinaisons des états propres de masse ν1 ν2 et ν3 . A priori, ces derniers ne sont pas accompagnés par des anti-compagnons puisque, à leur niveau, le nombre leptonique n’a plus de signification. La matrice de mélange montre les mêmes angles de mélange du fait de la symétrie CPT dont on a déjà parlé qui relie les comportements de matière et d’antimatière. La seule différence vient de la phase δ qui change de signe pour les antineutrinos. Mais alors on rencontre une difficulté. Après une distance suffisante de propagation, le déphasage entre les ondes de ν1 ν2 et ν3 devient suffisamment important pour qu’elles n’interfèrent plus entre elles. Selon les estimations, cela intervient après une vingtaine d’oscillations successives. Alors les ν1 ν2 et ν3 deviennent autonomes. Comment vont-ils interagir, comme des neutrinos ou des antineutrinos ? Une conjecture raisonnable amène à penser que leurs interactions dépendront de leur hélicité. S’ils proviennent de neutrinos ils sont gauches, d’antineutrinos ils sont droits. L’hélicité dictera ensuite leur choix au moment de leur interaction pour engendrer un lepton chargé ou un antilepton chargé. Cette interprétation semble suggérer que les ν1 ν2 et ν3 sont naturellement leur propre antiparticule c’est-à-dire des particules qu’on appellera de Majorana. En développant, on obtient par exemple : νe = Ue1 ν1 + Ue2 ν2 + Ue3 ν3 Il en est de même pour νµ et ντ . On peut écrire la matrice en explicitant les angles de mélange sous la forme :     1 0 0 c13 0 e−iδ s13 c12 s12 0        −s  U= 0 c s 0 1 0 c 0 23 23 12 12     iδ 0 −s23 c23 −e s13 0 c13 0 0 1 Les termes font apparaître les angles par leur cosinus et sinus : c23 signifie cosθ23 , s23 sinθ23 . . . Cette écriture met en évidence séparément les contributions de chaque angle. Ceci a l’avantage d’expliciter les domaines où prédominent les différentes oscillations : les neutrinos atmosphériques sont contrôlés par θ23 , c’est-à-dire la première matrice, les neutrinos solaires mettent en jeu θ12 qui apparaît dans la dernière matrice. Il reste l’apport du troisième angle θ13 qui, on le verra, relève des neutrinos de réacteurs. La phase δ est conventionnellement incluse dans cette dernière matrice.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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Expérimentalement, il y a donc trois angles de mélange ainsi qu’une phase à mesurer, il y a aussi deux paramètres de masses : δm212 = m21 − m22 et δm223 = m22 − m23 qui sont indépendants. En effet, avec trois masses, la troisième différence est une combinaison des deux premières : δm213 = δm212 + δm223 . Ceci explique pourquoi les oscillations seront incapables de donner une mesure absolue des masses. La phénoménologie permise par ce scénario est en accord avec l’observation des déficits. Dans le cas du Soleil les νe sont devenus νµ ou ντ . Pour les neutrinos atmosphériques, les νµ de départ sont essentiellement devenus ντ .

6.3

Le tir groupé des réacteurs nucléaires

Dans les années 2010, les angles θ12 et θ23 avaient été mesurés avec une certaine précision. θ12 découlait des oscillations de neutrinos solaires de type νe , confirmées par les neutrinos de réacteurs grâce à la mesure de Kamland, θ23 provenait des oscillations de neutrinos atmosphériques νµ confirmées par l’expérience d’accélérateur MINOS. Il restait un troisième angle de mélange à découvrir θ13 . Il s’appliquait aux oscillations de νe qui se développent sur des paramètres distances/énergies comparables à ceux caractérisant les neutrinos atmosphériques. Les réacteurs pouvaient permettre les conditions satisfaisantes pour une telle étude. En fait, le réacteur Chooz dans les Ardennes françaises avait recherché cet angle de mélange par disparition des anti-νe sur une distance de 1 km, et avait déjà publié la meilleure limite de l’époque. Il s’avérait que le troisième angle était notoirement plus petit que les deux autres. Une course s’engagea entre la France, la Corée du Sud et la Chine. Pour atteindre les meilleures sensibilités, il était crucial d’avoir deux détecteurs disposés à deux distances différentes des réacteurs, de manière à ce que les limitations inhérentes à la précision du calcul des flux s’éliminent dans la comparaison des spectres d’énergies obtenus au niveau de chacun. Par cette configuration double utilisant à la fois un détecteur proche et un détecteur lointain, les erreurs systématiques se réduisent beaucoup (27). Le choix de la France fut d’améliorer le dispositif ayant déjà mis des limites sur le processus recherché. La première campagne expérimentale utilisait un détecteur situé à 1 km du réacteur Chooz, et on décida de le compléter par un nouveau détecteur plus proche, construit à l’identique et installé à 400 m où, selon les calculs, l’oscillation ne s’était pas encore développée. La probabilité d’oscillation est maintenant dictée par deux angles θ12 et θ13 . La figure 6.6. montre les deux contributions qui se séparent nettement en distance. Tandis que θ12 contrôle l’oscillation de grande distance qui se développe sur 50 km à l’énergie des neutrinos de réacteurs, comme déjà mis en évidence avec

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Chapitre 6. Des neutrinos massifs, mais si peu

) e e

Probabilité (

Distance (km) (à 3 MeV)

F IGURE 6.6. Oscillations des neutrinos de réacteurs montrant l’effet combiné des deux angles de mélange

θ12 et θ13 . © Double Chooz.

KamLand, l’angle θ13 donne une oscillation d’amplitude moindre qui se superpose à la première et est maximale vers 1 km. Notons que les deux détecteurs de l’expérience appelée Double Chooz, situés l’un à 400 m et l’autre à 1 km ne mesurent pas le flux d’anti-νe dans la même direction par rapport aux réacteurs. Ceci est inutile ici, au contraire d’un faisceau d’accélérateur, puisque les neutrinos sont produits de manière totalement isotrope. L’oscillation recherchée devait se révéler dans la comparaison des spectres d’énergie espérés différents entre les deux distances. La figure 6.7. donne le résultat de l’expérience. L’angle θ13 s’avéra très proche de la limite précédemment obtenue par Chooz. Personne ne prédisait sa valeur et il aurait pu être beaucoup plus petit. Ce fut un soulagement car le problème suivant à résoudre dans la longue quête des oscillations sera la mesure de la phase δ qu’on savait accessible seulement si les trois angles de mélange n’étaient pas trop petits. En parallèle avec les trois expériences de réacteurs qui cherchaient une disparition de neutrinos du type anti-νe , une expérience d’accélérateur cherchait à mesurer le même angle par une méthode complémentaire. T2K (Tokai to Kamioka) analyse un faisceau de νµ produit au centre japonais J-Park en utilisant comme détecteur lointain SuperKamiokande. Là aussi un détecteur proche mesure les caractéristiques des neutrinos à leur source de production. La recherche se focalisa sur l’apparition de νe après un voyage de 295 km. C’était donc une mesure complémentaire de celle de disparition des anti-νe . Le signal fut au rendez-vous et donna une mesure de θ13 en accord avec celle obtenue aux réacteurs. À la suite de toutes ces études les trois angles de mélange sont connus avec une assez bonne précision. Selon une récente publication ils s’écrivent : sin2 (2θ12 ) = 0.304 ± 0.019 NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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Lointain/Proche

Double Chooz IV Far (818 days) + Near (258 jours)

Énergie visible (MeV) F IGURE 6.7. Résultat de l’expérience d’oscillation Double Chooz. Le graphe montre le rapport normalisé entre le flux d’anti-νe mesuré à 1 km et celui à 400 m. Un déficit de neutrinos est clairement visible jusqu’à 5 MeV. © Doble Chooz.

sin2 (2θ23 ) = 0.500 ± 0.070 sin2 (2θ13 ) = 0.096 ± 0.013 Le résultat s’écrit traditionnellement sous la forme sin2 (2θ) car c’est le paramètre qui apparaît directement dans les analyses d’oscillations. 6.4

L’oscillation dans la matière

Le déficit des neutrinos solaires annoncé depuis 1980 et confirmé en 2002 par l’observatoire SNO fut l’objet de questionnements quant à l’interprétation par oscillation. Sur quelles distances les neutrinos solaires changent-ils de nature ? Différentes possibilités se présentaient. L’idée d’abord émise, la plus naturelle, était d’imaginer une oscillation ayant lieu entre le Soleil et la Terre. Cela donnait lieu à diverses solutions, depuis la solution « just-so » pour laquelle la longueur d’oscillation était pile égale à la distance entre le Soleil et nous, à des solutions tantôt impliquant un grand angle de mélange, tantôt un petit angle de mélange, qu’on baptisa LMA (Large Mixing Angle) et SMA (Small Mixing Angle). La réponse était en fait cachée dans une vieille idée de Lincoln Wolfenstein qui avait montré dès 1978 que les neutrinos ne sont pas tous égaux devant la matière (28). Cela repose sur le fait très simple que la matière contient en

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Chapitre 6. Des neutrinos massifs, mais si peu

abondance des électrons mais aucun muon ou tau. Ainsi le νe qui a des interactions spéciales avec les électrons, se comportera différemment du νµ ou du ντ . Ceci a une conséquence directe sur l’évolution d’un neutrino qui traverse la matière : des oscillations naissent entre saveurs même pour des neutrinos sans masse, qui n’oscilleraient pas dans le vide, mais les paramètres sont alors différents de ceux discutés et qui résultent des seules masses. Wolfenstein avait calculé une longueur d’oscillation entre le νe et un autre type de neutrino d’environ 1800 km dans la croûte terrestre caractérisée par une densité électronique moyenne connue. Si l’on tient compte à la fois des effets de masses et de la présence de matière (de densité supposée constante), les oscillations sont contrôlées par deux nouveaux paramètres, un angle de mélange dans la matière θm et une longueur d’oscillation dans la matière Λm qui sont reliés aux valeurs dans le vide θv et Λv par les relations :   sin2 2θm = 1/ 1 + (R − 1)2 cotg2 2θv   Λm = Λv / sin2θv sqrt 1 + (R − 1)2 cotg2 2θv où R = ρe /ρR ρe est la densité électronique du milieu traversé et ρR vient du déphasage entre νe et νµ dû à l’effet des masses. Les formules ainsi écrites montrent la possibilité d’un effet résonnant. Même si l’angle de mélange dans le vide est petit, donc si l’oscillation se développe peu, de grandes amplitudes peuvent survenir dans la matière. En effet, si l’on atteint la densité critique R = 1, alors sin2 θm = 1 et donc l’oscillation est maximale quelle que soit la valeur de l’angle de mélange θv dans le vide. C’est en 1996 que Mikheyev et Smirnov donnèrent la réponse finale à l’énigme des neutrinos solaires en incorporant l’effet de matière subi par les neutrinos dans la traversée même du Soleil (29). La densité électronique ρe de l’astre varie de manière très prononcée entre son cœur et sa périphérie, elle vaut 150 g/cm3 au centre où sont produits les neutrinos et 0,1 g/cm3 à la sortie de l’astre. Les paramètres d’oscillations évoluent donc au fur et à mesure de la traversée. Une oscillation résonnante est toujours obtenue dans la matière du Soleil en un point ou un autre puisqu’on rencontre toujours une région pour laquelle R = 1. La densité critique varie avec l’énergie des neutrinos, mais au cours du voyage on atteindra toujours une zone pour laquelle R = 1.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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Le modèle de la balançoire ou de bascule (see-saw) (30) Les masses extrêmement faibles des neutrinos actifs peuvent se comprendre grâce au modèle de la balançoire. Les masses des particules s’introduisent dans les calculs par un terme qui lie les composantes d’hélicité droite et d’hélicité gauche des particules. Ceci est vrai pour l’électron et son antiparticule, ce qui donne au total 4 composantes : e− G , e− D , e+ G et e+ D . La masse de l’électron, et celle égale du positron est représentée par un terme du type : M e− G e− D . L’électron appartient à la famille des particules dites de Dirac. Pour les neutrinos, on ne connaît a priori qu’un neutrino gauche et un antineutrino droit. Il faut donc ajouter des composantes nouvelles d’hélicité opposée, et, dans la version classique du modèle de balançoire, la petitesse de la masse du neutrino vient de la très grande masse d’un neutrino droit associé selon l’expression : mν ≈ m2D /M M m D désigne génériquement la masse de Dirac dont l’ordre de grandeur est donné par la masse des quarks ou du lepton chargé de la famille, et M M est la masse de la composante droite encore à découvrir ; plus elle est élevée, plus la masse du neutrino actif est faible. Pour des couplages (dits de Yukawa) normaux, similaires à ceux opérant parmi les quarks qui sont de l’ordre de ≈ 1/10 à 1/100 GeV, les masses de neutrinos connues actuellement imposent une masse M M dans la gamme 1011 -1015 GeV. C’est le domaine des spéculations théoriques de grande unification, hors de portée des vérifications expérimentales. On verra qu’il existe une échappatoire. 6.5

Bilan des oscillations : la masse des neutrinos

Les neutrinos sont donc massifs et ce résultat clôt une longue interrogation qui a débuté dès l’hypothèse de l’existence du premier neutrino. Le Modèle Standard était construit avec l’a priori de neutrinos sans masse. Cette simplification se trouvait justifiée par les résultats expérimentaux d’alors qui semblaient se satisfaire de neutrinos de masse nulle. Le Modèle Standard n’était donc pas complet, ce que personne ne revendiquait, et cette première brèche fut colmatée assez facilement. Des neutrinos massifs font maintenant partie intégrante du Modèle Standard, même si la solution n’est pas absolument unique et demande l’ajout de nombreux nouveaux paramètres libres. À la suite des résultats d’oscillations, la liste des paramètres fondamentaux non fixés par la théorie s’accroît de trois nouvelles masses, trois angles de mélange et une phase (ou deux) pour lesquels on

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Chapitre 6. Des neutrinos massifs, mais si peu

n’a pas encore d’explication. Mais, comme on vient de l’expliquer, tout n’est pas réglé pour autant. Dans la vision actuelle de la théorie, les masses des neutrinos semblent nécessiter l’existence d’autres objets neutres de masses très élevées et c’est un domaine où très peu de résultats assurés existent. Des expériences nouvelles pourront apporter des éclaircissements dans le futur assez proche. À l’heure actuelle, et à la suite de la série de mesures qui ont été décrites, une image cohérente des propriétés attribuées aux neutrinos se dégage, avec trois neutrinos massifs dont on connaît deux différences entre carrés des masses qui s’écrivent : δm2 21 = 7.65 × 10−5 ± 0.20 × 10−5 eV2 δm2 31 = 2.40 × 10−3 ± 0.10 × 10−3 eV2 À nouveau, les oscillations ne fixent que des différences entre carrés de masses. Cela donne lieu à deux possibilités pour classer les trois masses : – selon la hiérarchie de masses dite normale, les trois paramètres s’étagent à l’image des autres constituants de matière, ν1 est le plus léger puis vient ν2 puis ν3 ; – mais une hiérarchie d’ordre inverse ne peut pas être exclue pour laquelle ν3 est le plus léger, puis viennent ν1 et ν2 . Cela est montré sur la figure 6.8. A priori, avec trois masses distinctes, une troisième configuration était possible, mais on sait que ν1 est plus léger que ν2 , et cette information vient du fait que l’oscillation des neutrinos solaires implique un effet de matière dans le Soleil et ceci fixe l’ordre des masses entre ν1 et ν2 . Sur cette figure, on extrait une autre information essentielle, on peut y lire la proportion de νe , νµ et ντ qui participent dans les états ν1 , ν2 et ν3 . Cela montre de manière figurative les termes de la matrice de mélanges inverse de celle déjà présentée. Ainsi, on lit que le ν3 contient environ 50% de νµ et 50% de ντ avec seulement quelques % de νe . Le ν2 quant à lui est composé de 30% de νe avec 35% de νµ et 35% de ντ . Finalement le ν1 comporte 60% de νe , 20% de νµ et autant de ντ . Ces pourcentages seraient ceux selon lesquels les ν1 , ν2 et ν3 interagiraient si les oscillations cessaient, ce qui peut se produire à très grande distance des sources de production quand les ondes de neutrinos n’interfèrent plus comme c’est le cas pour les neutrinos cosmologiques. Revenant aux masses, si l’on considère le schéma qui paraît le plus simple, celui de la hiérarchie normale, légèrement favorisé par les données disponibles, on peut en déduire les estimations de masses suivantes : 50 meV serait la masse du neutrino le plus lourd ν3 , 9 meV celle de ν2 avec un ν1 encore plus léger mais de masse inconnue. Attention, meV signifie ici milli-eV, un milliard de fois plus petit que les MeV auxquels nous sommes habitués. De nouveau, ce résultat est valable dans le schéma le plus simple, sans dégénérescence entre

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Normal

Inversé

F IGURE 6.8. Les deux possibilités de hiérarchie de masses. À gauche est montrée la hiérarchie normale, à droite celle inverse.

les masses, sachant que les oscillations ne fixent qu’une différence de masses carrées. On voit ici la nécessité d’une information supplémentaire sur les masses ne dépendant pas des oscillations, ce qui justifie l’expérience KATRIN. Les neutrinos ont largement contribué aux avancées de la science. SuperKamiokande a marqué de façon exemplaire la physique des particules, en ouvrant de nouvelles perspectives dans le secteur des neutrinos. Le Prix Nobel de 2002 vint en partie couronner ces efforts. Il distingua Raymond Davis Jr. et Masatoshi Koshiba « pour la détection des neutrinos cosmiques ». Davis fut l’infatigable artisan à l’origine de l’expérience au chlore, la première à tenter la détection des neutrinos solaires. Koshiba fut l’initiateur, tout d’abord de Kamiokande puis de SuperKamiokande. En fait, il fut honoré non pour la physique de SuperKamiokande dont il reste le parrain, mais pour celle antérieure obtenue avec Kamiokande qui eut l’immense privilège d’être en activité alors que passait un énorme flux de neutrinos provenant de l’implosion d’une supernova. La détection de quelque dix neutrinos heureusement capturés dans la cuve d’eau japonaise fut un retentissant succès. Cette explosion avait eu lieu 150 000 ans auparavant. Plus tard, Kajita et McDonald reçurent eux aussi le Prix Nobel pour la découverte des oscillations. Si l’on ajoute les deux Prix décernés plus tôt, l’un pour la preuve du second neutrino puis l’autre pour celle du premier neutrino, cette intéressante particule reste la plus primée par l’Académie de Stockholm avec quatre consécrations à son palmarès et huit récipiendaires.

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Chapitre 6. Des neutrinos massifs, mais si peu

6.6

Neutrinos de Dirac et neutrinos de Majorana

Pour le neutrino, on a distingué le neutrino et l’antineutrino au niveau de l’interaction. Le neutrino donne le lepton associé de charge négative, l’antineutrino celui de charge positive. Mais on a aussi dit que le courant faible fait communiquer le neutrino gauche avec la partie d’hélicité gauche du lepton chargé associé. On sait maintenant que le neutrino a une masse non nulle, comment inclure cette grandeur dans l’équation qui dicte l’interaction ? Deux solutions existent. La première, appelée solution de Dirac, associe la composante d’hélicité gauche νG avec un nouveau terme d’hélicité droite νD , selon le schéma utilisé pour l’électron. C’est ce qui a été présenté dans l’encadré sur le modèle de la balançoire. νD serait une composante non encore détectée et ne subissant pas l’interaction faible, du type des neutrinos supplémentaires dont on reparlera. Mais il y a une alternative : on peut assembler νG avec anti-νD . Ces deux composantes existent déjà, il n’est pas nécessaire d’introduire de nouveaux états, cela semble être une solution économique. Que se passe-t-il alors au niveau des interactions ? Rien ne change car l’état d’hélicité gauche donnera le lepton négatif et celui d’hélicité droite le lepton positif. Cela semble être en accord avec le principe de parcimonie prôné par Occam. Mais cette seconde option a une conséquence imprévue : le neutrino devient sa propre antiparticule. On connaît d’autres exemples : le photon et le π0 , mais il s’agit alors de bosons. Pour le π0 , ceci se comprend aisément puisqu’il s’écrit comme une combinaison de quarks u anti-u, ou d anti-d. Pour le neutrino, qui est un fermion sans structure, le fait d’être sa propre antiparticule est tout sauf anodin. Alors qu’a choisi la Nature ? Ce schéma original a été proposé par un physicien, élève de Fermi, resté dans l’histoire car il eut des éclairs d’intuition mais aussi parce qu’il disparut de manière très mystérieuse en 1938 : Ettore Majorana (figure 6.9.) devenu personnage de roman (31). Comment savoir si les neutrinos sont des particules de Dirac ou de Majorana ? Une seule méthode expérimentale pratique a été proposée : la recherche de la désintégration à double β sans émission de neutrinos. On connaît la désintégration β à l’origine même du concept de neutrino qui s’écrit : X′ → X + e− + anti-νe X’ et X dénotent les noyaux père et fils dans la réaction. On a détecté la désintégration de double β qui correspond à : X′ → X + e− + anti-νe + e− + anti-νe NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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F IGURE 6.9. Ettore Majorana (1906-1938) théoricien du neutrino.

Mais émettre quatre particules plutôt que deux coute cher. Le phénomène est beaucoup plus rare, il se traduit par un temps de vie très supérieur et par exemple une telle désintégration du 76 Ge a été mesurée avec un temps de vie excessivement long de 1021 ans. On connaît aujourd’hui une dizaine d’autres exemples de cette réaction. Mais cette double désintégration β reste dans le cadre du Modèle Standard. C’est simplement un processus où deux désintégrations β ont lieu de manière concomitante. Ce qu’on recherche depuis des décennies est la désintégration de double β sans émission de neutrinos qui peut s’écrire au niveau des nucléons : 2n → p + e− + p + e− Ce processus peut se décomposer en deux étapes qui se succèdent dans le noyau atomique. D’abord la désintégration simple d’un neutron : n → p + e− + anti-νe suivie immédiatement de l’interaction : νe + n → p + e− On voit qu’à ce stade, ceci n’est possible que si anti-νe se comporte comme νe . Le processus viole évidemment la conservation du nombre leptonique considéré jusqu’à présent comme sacré. Ainsi, cette désintégration serait le signe que le neutrino est sa propre antiparticule, c’est d’ailleurs le seul phénomène qu’on ait réussi à imaginer pour vérifier l’hypothèse. Expérimentalement, la signature se montre facilement

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Chapitre 6. Des neutrinos massifs, mais si peu

observable car seuls deux électrons sont émis, ils emportent donc toute l’énergie disponible qui est connue d’après la masse des noyaux père et fils. C’est un avantage indéniable pour la recherche, il faut extraire une raie mono-énergétique de deux électrons associés, et cela a permis d’atteindre des limites très contraignantes, on frôle les temps de vie de 1025 ans pour ce type de désintégrations, mais encore sans un résultat positif. Notons que les théoriciens préfèrent des neutrinos de Majorana qui expliquent plus naturellement l’apparition de masses extrêmement petites comme invoqué par le mécanisme de la balançoire. Ceci explique la prolifération d’expériences recherchant cette fameuse désintégration à double β sans émission de neutrinos. Des méthodes très élaborées ont été mises en œuvre, pour le moment sans succès. Après cinquante ans d’effort, des projets de plus en plus ambitieux et de plus en plus astucieux se préparent, germanium, tellure, xénon, les isotopes cobayes sont nombreux. Cette très rare désintégration reste parmi les axes d’étude les plus dynamiques en physique des neutrinos.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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7 L’astrophysique des neutrinos Les neutrinos sont les particules idéales pour sonder des phénomènes très dissimulés, en particulier provenant du plus profond du ciel. Grâce à leur faible probabilité d’interaction, ils peuvent franchir la barrière de la matière sur des distances cosmologiques sans aucun dommage significatif et apporter une information autrement inaccessible. Une astronomie des neutrinos s’est ainsi développée qui se donne pour but d’établir une nouvelle carte du ciel, à côté de celles des émetteurs connus en lumière visible mais aussi rayons X, ultraviolets, infrarouges et rayonnement cosmologique. La lumière visible peut certes traverser des distances considérables, on repère grâce aux grands télescopes des galaxies très lointaines. Mais dès qu’on s’intéresse à des phénomènes de plus hautes énergies, les messagers se font rares. Déjà les photons sont absorbés par les nuages et les poussières qui emplissent les espaces célestes ; ils permettent un examen direct de la partie la plus proche de notre Univers de l’ordre de seulement 1%. Les protons qui forment les rayons cosmiques primaires les plus abondants sont également absorbés. D’autant qu’étant chargés, ils sont courbés par les champs magnétiques toujours présents et donc leur direction d’arrivée a perdu l’information de départ. Les rayons cosmiques très énergétiques pourraient traverser de grands domaines magnétiques en ligne droite, mais au-dessus de 1020 eV, ils interagissent avec le fond de photons cosmologiques de 2,7 K pour donner la réaction : p+γ → ∆ La particule ∆ est appelée une résonance. Elle a été bien étudiée aux accélérateurs, elle possède un temps de vie extrêmement court de 10−23 s et sa masse vaut 1230 MeV. Les protons ultra-énergiques sont ainsi arrêtés. C’est ce qu’on

γ

ν F IGURE 7.1. Les messagers de l’astrophysique : photons et protons de haute énergie, neutrinos.

appelle la coupure GZK (Greisen, Zatsepin, Kouzmin), qui est expérimentalement confirmée par l’immense observatoire Auger de rayons cosmiques en opération en Argentine. Du fait de cet écran, on ne peut accéder, là encore, qu’à 1% de l’Univers global. Les électrons également chargés ont le défaut supplémentaire de rayonner facilement dans les champs magnétiques cosmiques. En résumé, à hautes énergies, seuls les neutrinos peuvent traverser des distances extragalactiques sans perdre l’information indiquant la direction de leur source, ce qui est esquissé sur la figure 7.1. À vrai dire, on a mis récemment en lumière un autre messager très important : les ondes gravitationnelles, mais l’astronomie en est seulement à ses débuts quoique progressant très rapidement. Dresser une carte du ciel en neutrinos est donc un but clairement identifié, encore demeure-t-il la gageure de leur détection. En pratique, deux objets célestes ont déjà été observés en neutrinos : le Soleil et la supernova 1987A, et une autre étude commence, celle de la Terre considérée ici comme une planète. Mais au-delà de ces objets bien circonscrits, on espère aujourd’hui détecter des sources naissant dans des phénomènes très violents laissant leur signature en émettant des neutrinos. Ces derniers demeurent les particules idéales pour construire une passerelle entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. 7.1

Les géoneutrinos

Commençons par les géoneutrinos produits par notre propre planète, la Terre. Leur provenance est assez banale, ils proviennent directement de la radioactivité qui caractérise toute la matière ; nous-mêmes nous émettons quelques milliers de neutrinos par seconde. Leur détection peut se révéler intéressante, elle contribue à la connaissance de la structure interne terrestre qu’il est difficile de sonder différemment. On connaît très peu l’intérieur de notre planète, les mines les plus profondes atteignent 10 km alors que son rayon est de 6 500 km. La seule connaissance expérimentale plus profonde est obtenue par mesures sismiques. Les neutrinos offrent un second outil. En particulier, on aimerait répondre à la question : d’où vient l’énergie qui engendre les tremblements de terre, mais

114

Chapitre 7. L’astrophysique des neutrinos

Croûte ou écorce 10 à 70 km

Man Discontinuité de Mohcovidic

Discontinuité de Gisterberg Discontinuité de Lehmann

teau su

Manteau intérieur Noyau liquide



rie

ur

2 900 km

2 000 km 1 000 km Noyau solide

Litosphère : croûte + manteau supérieur Manteau Noyau

F IGURE 7.2. Structure interne de la Terre telle que reconstruite par les géologues.

aussi la géothermie, les volcans. . . On connaît le bilan total de la chaleur terrestre émise à la surface : 47±3 TW qu’on mesure en de nombreux sites, mais on reste circonspect sur son origine. Les géologues divisent la structure terrestre en différentes strates : le cœur, avec une partie interne solide et une partie externe liquide, puis les manteaux interne et externe et la croute. La figure 7.2. donne une représentation de cette structure en oignon. L’intérieur de la Terre est moins bien connu que celui du Soleil car notre astre possède une constitution simple en protons tandis que la Terre a accrété des éléments lourds produits par la nucléosynthèse stellaire. Tous les éléments de la table de Mendeleiev s’y retrouvent. Il y a de grandes incertitudes dans ces considérations. Or la Terre est émettrice de neutrinos et chaque strate contribue de manière a priori particulière selon sa composition. Les géoneutrinos ont pour sources principales les éléments à temps de vie très longs : 235 U, 238 U, 232 Th et 40 K, contenus dans le corps terrestre. L’énergie de chaque neutrino reste dans la gamme nucléaire, c’est-à-dire de l’ordre du MeV. Par exemple, la désintégration en cascade du noyau de 238 U donne en moyenne 6 anti-νe en même temps qu’elle libère 52 MeV d’énergie, de même 232 Th donne 4 anti-νe et 43 MeV et 40 K donne 1 anti-νe et 1,3 MeV. Rappelons que 1 MeV équivaut à 1,6 10−13 joule, qui est l’unité conventionnelle pour mesurer l’énergie. Les géoneutrinos sont le seul témoignage direct de la Terre profonde. Leur mesure peut donc apporter une information sur l’origine de la chaleur terrestre. En pratique, on est limité à une mesure globale en un point, là où est situé le dispositif. Il est ensuite compliqué d’obtenir l’information précise sur les origines

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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exactes et il faut s’appuyer sur des modèles. À partir de simulations, on extrait un spectre d’énergie des neutrinos espérés et on en prédit le nombre d’événements attendus dans un détecteur donné. Ce nombre est toujours très faible : de l’ordre de 1 événement par ktonne de détecteur et par an pour une détection qui serait 100% efficace. Deux expériences ont contribué dans ce domaine : Kamland, le détecteur recyclé de Kamiokande, pesant 1 000 tonnes et Borexino installé sous la montagne du Gran Sasso qui atteint 280 tonnes fiducielles. Dans les deux cas, le milieu sensible est constitué de scintillateur liquide comme il a été déjà discuté. Le problème expérimental vient du fait que l’énergie des géoneutrinos est coincée entre celle des phénomènes radioactifs locaux et celle des neutrinos de réacteurs. Il se trouve que l’Italie ayant interdit la construction de réacteurs sur son territoire, on attend au Gran Sasso un rapport de seulement 30% de neutrinos de réacteurs pour 70% de géoneutrinos dans la gamme d’énergie intéressante, c’est-à-dire autour de 2 MeV. Récemment des résultats ont été publiés et Kamland annonce quelque 164 événements et Borexino quelque 23 événements recueillis avec des incertitudes de 20 à 30% sur ces valeurs. Ceci est en accord avec les prédictions des simulations. Ainsi, l’hypothèse d’un réacteur nucléaire au centre de notre Terre qui avait été avancée dans le passé sous forme d’une boule d’uranium où se déclenche la fission est aujourd’hui exclue puisque la radioactivité « normale » explique correctement la chaleur émise. Dans le futur, on attend la contribution de nouveaux détecteurs plus massifs et plus performants : SNO+ qui recycle l’infrastructure canadienne de SNO avec du scintillateur liquide remplaçant l’eau lourde, également JUNO en Chine qui atteindra 50 kilotonnes. La connaissance profonde de notre planète sera améliorée d’autant. 7.2

Tomographie de la Terre en neutrinos

Au-delà de la recherche de géoneutrinos, la Terre pourrait être tributaire des neutrinos pour sa « radiographie » interne. Ce sont maintenant les neutrinos de haute énergie présents parmi les particules atmosphériques qui seront mis à contribution. Il s’agit d’une idée attrayante récemment avancée pour étudier le corps terrestre. Puisque la probabilité d’oscillations dépend de la matière traversée, selon l’effet découvert par Wolfenstein, si on analyse le flux de neutrinos atmosphériques venant dans le détecteur d’une certaine direction et si on mesure la proportion des différentes saveurs en fonction de l’énergie, on peut, en principe, en déduire par l’oscillation constatée la quantité totale de matière traversée.

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Chapitre 7. L’astrophysique des neutrinos

Le flux de neutrinos atmosphériques mesuré dans un détecteur provient de toutes les directions, il s’agit d’analyser les flux traversant des régions différentes en sélectionnant les contributions selon l’inclinaison des traces détectées in fine. Or la probabilité d’oscillation dépend de la matière traversée, et cela s’applique à la partie modérément énergique du spectre. Dans le milieu qui constitue la planète, une oscillation résonnante a lieu vers 3 GeV pour la matière constituant le cœur terrestre où la densité est forte, et vers 7 GeV dans le manteau où la densité est moindre. En faisant une hypothèse sur le profil de densité, la tomographie par oscillation peut donc être en théorie une méthode sensible d’analyse de la composition terrestre. Une autre possibilité plus radicale est ouverte. On sait qu’à très hautes énergies, la Terre n’est plus transparente puisque la probabilité d’interaction des neutrinos augmente avec leur énergie. La coupure signant cette absorption commence à quelques centaines de GeV. C’est l’équivalent de la coupure GZK pour les protons dans l’espace. On peut alors envisager une tomographie par absorption, en mesurant l’énergie correspondant à cette coupure dans les différentes directions. Tout ceci demande un nombre d’événements suffisant et donc les détecteurs doivent avoir des tailles atteignant les gigatonnes, comparables à celle de IceCube. La mesure n’est pas sans difficulté. Il faut reconstruire la direction d’arrivée du neutrino or, on ne détecte qu’un muon ou un électron, et si la trace du muon est correctement évaluée, il n’en est pas de même pour l’électron qui dépose une gerbe épaisse. Néanmoins, on espère atteindre des sensibilités au niveau du pour cent sur le paramètre Z/A (nombre de protons/nombre atomique) qui caractérise la composition du manteau grâce aux détecteurs en développement dont il a été question, Orca en Méditerranée et DeepCore dans la glace du Pôle Sud. On espère ainsi accumuler de larges statistiques dans la région des énergies moyennes dans chacun de ces deux dispositifs pour permettre de mettre à l’épreuve l’idée très attrayante d’une tomographie de la Terre par les neutrinos. 7.3

Les supernovae

Comme on l’a déjà évoqué, le 23 février 1987 arrivait sur Terre un flux de neutrinos provenant de l’explosion d’une supernova dans le grand nuage de Magellan. L’événement s’était produit à 150 000 années-lumière de notre Terre. Une supernova de type II est le phénomène très spectaculaire qui signe la mort d’une étoile dont la masse est dans la gamme de dix masses solaires. Durant l’implosion, la plus grande partie de l’énergie libérée est émise sous forme d’une bouffée de 1058 neutrinos, les trois types participant dans des proportions similaires. L’événement dure une dizaine de secondes. Lors de ce

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jour mémorable, les capteurs de Kamiokande détectèrent soudain sur les écrans d’ordinateurs une augmentation de production de lumière. Au total une dizaine de neutrinos venant de la supernova avaient été capturés. Le signal pouvait sembler maigre et peu significatif, mais une autre expérience similaire, IMB, veillait au fond d’une mine de sel dans l’Ohio. Un signal comparable y fut observé, et peu après un astronome découvrait dans le ciel austral une nouvelle lumière dans le ciel. Cela fut suffisant pour s’assurer de l’origine du signal, et les vingt interactions de neutrinos enregistrées dans les deux expériences permirent de vérifier certains paramètres caractérisant les neutrinos, en particulier leur masse. Une limite supérieure de 20 eV pour le νe fut rapidement calculée, ce qui équivalait aux meilleures limites obtenues en laboratoire à cette époque. L’estimation approximative était simple, elle se fondait sur la différence des temps de parcours entre neutrinos et photons, moins d’un jour sur 150 000 années. Mais ces neutrinos furent surtout utiles pour affiner les modèles d’implosion d’étoiles. Une bonne dizaine de détecteurs veillent aujourd’hui pour espérer repérer le prochain événement. Une seule est spécifique et attend depuis des décennies, LVD (Large Volume Detector) sous le Gran Sasso. Mais toutes les expériences présentant un volume suffisant de liquide scintillant qui recherchent soit la désintégration de double béta soit des candidats de matière sombre sont a priori des contributeurs utiles. Une seconde recherche a commencé en parallèle, celle des neutrinos émis par toutes les implosions passées qu’on appelle les neutrinos fossiles de supernovae. Le taux d’événements détectés à l’œil nu depuis la Terre est très faible. Historiquement, avant 1987, on en comptait une ou deux par siècle, par exemple la supernova dite des Chinois en 1054, qui a laissé en héritage la nébuleuse du Crabe, ou la supernova de Kepler ont fait l’histoire. Mais ceci ne concerne que les supernovae directement visibles depuis la Terre. En intégrant sur tout l’Univers, un calcul montre qu’on attend une implosion de supernova chaque seconde ! Cela devient un phénomène banal. Toutes ces supernovae émettent des neutrinos qui s’échappent dans l’espace, et comme ils n’interagissent pas, ils s’accumulent. Ces productions répétées doivent avoir laissé des traces se signalant par un fond de neutrinos dans la région d’énergie entre 20 et 30 MeV. Les expériences en cours aimeraient valider ces prédictions. La recherche est difficile car maintenant il n’y a plus ni simultanéité en temps, ni directionnalité dans l’espace. Pourtant, les gros détecteurs en opération sont à l’affût de ce signal très subtil. Il devrait apparaître comme un excès d’événements dans la gamme autour de 20-30 MeV, au-dessus de ce qu’on attend des autres sources connues : solaires, réacteurs, atmosphériques. Ceci demande une très bonne connaissance de toutes les composantes beaucoup plus abondantes contribuant en parallèle.

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Chapitre 7. L’astrophysique des neutrinos

Un projet spécifique se met en ordre de marche : l’eau de SuperKamiokande va être dopée avec du gadolinium. On a vu que cet élément était utilisé dans les scintillateurs des détecteurs installés auprès de réacteurs pour piéger les neutrons produits dans l’interaction d’antineutrinos. L’idée est ici la même et l’on espère ainsi sélectionner un échantillon suffisamment pur d’interactions d’antiνe se distinguant des autres sources qui donnent un bruit beaucoup plus fourni. Grâce à la masse de détecteur très augmentée, on devrait sensiblement améliorer la recherche de ces neutrinos fossiles de supernovae dans un avenir proche.

7.4

Les neutrinos d’énergie extrême

On a décrit les détecteurs géants qui scrutent les fonds marins en Méditerranée et les entrailles de la glace dans l’Antarctique, ils sont adaptés pour les très hautes énergies du fait des distances importantes qui séparent les capteurs de lumière. Un effort vers des neutrinos de plus basse énergie est en cours avec des dispositifs plus restreints mais plus denses en modules optiques qui se focalisent sur les oscillations et la tomographie. Les neutrinos d’énergie modérée, allant jusqu’au PeV, ont pour origine la contribution exclusive des neutrinos atmosphériques localement abondants qui saturent les données et dont on n’apprend pas grand-chose. Il faut donc franchir la frontière des très hautes énergies pour révéler un signal venant d’ailleurs. C’est ce qui a été réalisé par IceCube, et ce n’est qu’un début. En 2010, l’expérience annonçait la découverte de deux événements gigantesques portant une énergie supérieure au PeV. On a dit que la détection de neutrinos dans IceCube se faisait en cherchant des signaux venant de l’hémisphère nord, c’est-à-dire ceux ayant traversé la Terre, car le flux de muons tombant dans le détecteur du ciel proche masque le signal recherché. Mais cela s’applique aux énergies relativement modérées du spectre atmosphérique. C’est en sondant le domaine des énergies supérieures au PeV venant « d’en haut » que les monstrueux événements se sont manifestés. En effet, ils ne pouvaient avoir traversé la Terre puisqu’elle-même devient opaque à ces énergies. Mais à cette valeur colossale, le fond de muons atmosphériques devient suffisamment maîtrisable pour rechercher un signal d’une autre origine. L’événement déjà montré sur la figure 4.12 correspond à une gerbe qui s’étend sur 500 m de longueur. Cela équivaut à l’énergie presque macroscopique d’une abeille en vol. La statistique s’est aujourd’hui étoffée à une centaine d’événements. Malgré tout, la quête sera longue avant que les chercheurs soient capables d’associer ces événements avec une source précise de manière à dresser une nouvelle carte du ciel des émetteurs responsables de ces nouveaux messagers.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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Les astroparticules Les neutrinos de haute énergie appartiennent à la famille des « Astroparticules ». Cette appellation a été inventée au début des années 2000, pour nommer cette nouvelle recherche de rayonnement cosmique d’extrême énergie, aussi bien les protons, comme ceux mesurés par le gigantesque détecteur Auger qui tapisse 3000 km2 de la pampa d’Argentine, que les neutrinos. Cette branche nouvelle est née quand une partie des physiciens des accélérateurs migra pour se tourner vers des phénomènes célestes. La motivation s’expliquait, au moins partiellement, par le désir de travailler dans des collaborations à taille plus humaine que celles qui se formaient auprès des accélérateurs. Entre temps, la taille a crû également dans ce nouveau domaine. Le mot Astroparticule désigne donc un rapprochement entre astrophysique et physique des particules, et le but est d’étudier les particules venues du ciel, que jadis on appelait les rayons cosmiques. Il existe une contribution certaine de neutrinos de haute énergie, celle venant de la coupure GZK déjà introduite. On a vu comment les protons d’énergie supérieure à 1020 eV interagissent avec les photons du fond cosmologique. De tels protons ont été détectés par l’expérience Auger et la coupure a été confirmée. Dans la réaction invoquée, il y a production d’une résonance ∆, mais cette résonance se désintègre immédiatement en donnant un nucléon et un pion. Or le pion se désintègre à son tour en émettant un neutrino. C’est ainsi qu’on attend une contribution obligatoire qu’il est pourtant difficile de calculer avec précision. Les énergies sont ici bien au-dessus du PeV, et peut-être le signal se dévoilera de manière claire dans la prochaine génération de dispositifs. Il faut ajouter une étrangeté qui se produit à 6,3 PeV, pas loin des gammes atteintes aujourd’hui. Les anti-νe qui possèdent cette énergie donnent dans la matière une interaction résonnante avec les électrons à travers le W. C’est ce qu’on appelle le pic de Glashow. Du fait de sa qualité d’effet résonnant, la section efficace de ce processus augmente soudainement de telle manière qu’elle devient 2 ordres de grandeur supérieure à celle sur nucléons. Elle fut suggérée par Sheldon Glashow dès 1960 comme moyen de découvrir le W. Il reste donc encore quelques surprises à débusquer. En parallèle avec l’Astroparticule, certains physiciens des particules ont aussi investi le domaine de la cosmologie. Là encore les neutrinos jouent un rôle important. Cette branche de la physique étudie l’évolution de l’Univers dans son ensemble à partir du temps zéro, c’est-à-dire du Big Bang, ce modèle restant le plus satisfaisant pour comprendre le monde actuel malgré un certain nombre d’interrogations qui attendent leur résolution. La cosmologie a fait des progrès

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Chapitre 7. L’astrophysique des neutrinos

gigantesques au cours des dernières années, un peu à l’image de la physique des particules dans les années 1970. Elle pose des questions fondamentales et nécessite des expériences de plus en plus performantes pour valider ou infirmer les détails du modèle aujourd’hui favorisé. Or les résultats actuels déjà très abondants pointent vers deux grandes énigmes, les plus prégnantes à résoudre pour la physique : la matière sombre et l’énergie sombre de l’Univers. Cette discussion souligne les liens forts qui existent entre infiniment petit et infiniment grand. Le rapprochement ne date pas d’hier. Tout d’abord, la physique des particules est née de l’étude des rayons cosmiques. Mais en contrepartie, la compréhension de l’évolution de l’Univers aurait été impossible sans l’apport de la physique subatomique. Le déroulement du Big Bang s’appuie sur les résultats obtenus en physique nucléaire et des particules. Les théoriciens qui ont œuvré sur ce front proviennent du vivier des physiciens des particules. Le Big Bang est vu comme une soupe très chaude et très dense de constituants élémentaires très agités. Certaines des questions qui se posent, comme l’asymétrie matière-antimatière dans l’Univers actuel, demandent la confirmation d’idées émises après le résultat d’expériences d’accélérateurs. Cosmologie et physique des particules ont donc partie liée, et le LHC est parfois présenté comme une machine reproduisant les conditions en énergie qui existaient 10−10 s après le Big Bang. On est allé jusqu’à appeler le grand collisionneur la « machine à remonter le temps », ce qui est peut-être une exagération. Malgré tout, les collisions observées grâce à la puissante machine du CERN peuvent être comprises comme une sorte de mini Big Bang créé en éprouvette. On teste donc en laboratoire certains effets du grand événement originel. 7.5

Vers de nouvelles techniques de détection

Pour aller de l’avant, on tente de développer de nouvelles techniques qui permettront de rendre sensibles des volumes encore plus grands que ceux exploités aujourd’hui. En effet, l’effet Cerenkov utilisé dans la mer et dans la glace se fonde sur la production de lumière qui ne peut traverser des distances très élevées dans les dispositifs de détection. L’ambition future vise des volumes sensibles allant bien au-delà du km3 , nécessaires en particulier pour détecter les neutrinos venant de la coupure GZK. Au-dessus de 1 EeV (1018 eV ou 1 000 PeV) le flux est attendu au niveau de 100 particules par km3 et par an, il faut donc envisager des cibles de 100 km3 . Si l’on va encore au-delà, une nouvelle frontière s’érige : au-dessus de 1021 eV, les neutrinos commencent à interagir avec les neutrinos reliques du Big Bang et finissent eux-mêmes par être absorbés. Mais nous sommes encore très éloignés de cet obstacle semble-t-il infranchissable.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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Quelles sont les techniques envisagées pour relever ce prochain défi ? Deux directions sont poursuivies. On peut penser à la détection par ondes radio. Dans la matière, une gerbe électromagnétique comme celle formée sur le passage d’une interaction de neutrinos regorge d’électrons mais aussi de positrons. Du fait de la présence du champ magnétique terrestre, les deux populations se séparent sur des distances suffisantes et l’ensemble qui se déplace à la vitesse de la lumière se comporte comme une antenne qui rayonne. On peut imaginer détecter des lobes radio produits vers l’avant de la gerbe, similaire à ce qu’on recueille grâce à l’onde Cerenkov de lumière émise dans l’eau. Cette technique a été expérimentée dans le voisinage de IceCube par des détecteurs radio, cherchant les ondes émises dans la glace après l’interaction d’un neutrino de très haute énergie. Le projet ANITA (ANtartic Impulsive Transient Antenna) a déjà réussi à mettre des limites intéressantes. Divers milieux ont été considérés, le permafrost de Sibérie entre autre. On s’intéresse aussi à la détection acoustique. Ici, le disque sonique produit par le passage de la gerbe à travers la matière propage une onde de vibrations. Dans l’eau, l’expansion rapide du milieu donne une onde de pression. Cela résulte en impulsions bipolaires de fréquence 5-10 Hz. Les premières tentatives de développement technique cherchant à exploiter cet effet ont débuté avec des capteurs acoustiques piézoélectriques plongés dans la mer. La longueur d’absorption de ces ondes atteint maintenant 10 km, ce qui est un ordre de grandeur supérieur aux techniques précédentes et tout d’abord celles fondées sur l’effet Cerenkov. Les premières études de détecteurs acoustiques ont commencé à Catane où se construit le dispositif sous-marin européen km3 Net successeur du détecteur Antarès. Le but premier consiste à s’aider des signaux acoustiques pour positionner les éléments du télescope en construction. En effet, ceux-ci sont soumis aux courants marins qui déplacent les capteurs sur des distances de l’ordre du mètre. Mais ultérieurement, l’ensemble peut être envisagé comme détecteur autonome de neutrinos. De plus, des antennes de 1 m de diamètre peuvent aussi entendre le passage des baleines, ce qui élargira le champ de la recherche.

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Chapitre 7. L’astrophysique des neutrinos

8 Les neutrinos et l’Univers 8.1

Les neutrinos cosmologiques

On l’a déjà dit, le producteur de neutrinos de loin le plus prolifique dans notre Univers reste le Big Bang. On a évoqué ces neutrinos dans la discussion sur la disparition de l’antimatière. Ils se sont découplés du reste de la matière à une température de 1 MeV c’est-à-dire au temps de 1 seconde. Depuis ce découplage, leur distribution est régie uniquement par l’expansion de l’Univers, tout comme les photons du rayonnement diffus cosmologique. Leur évolution se limite à une diminution d’énergie au fur et à mesure où le volume de l’Univers croît. Comment des particules si légères et aux interactions si rares peuvent-elles influencer l’évolution de l’Univers ? La réponse est dans leur nombre. Les calculs donnent une densité de neutrinos de 300/cm3 dans l’Univers actuel. Ceci semble dérisoire devant le nombre d’Avogadro 6x1023 qui caractérise la matière. Mais cette densité de neutrinos s’applique à l’entière globalité de l’espace, alors que la matière se concentre en quelques points très denses. Le fond issu du Big Bang était à l’origine composé d’autant de neutrinos que d’antineutrinos avec chaque saveur également représentée. Ici se pose le problème de la nature actuelle de ces neutrinos cosmologiques. Ils furent créés par interactions faibles donc sous les trois types νe , νµ et ντ . Ces neutrinos se sont découplés du reste de la matière une seconde après l’événement originel, quand leur énergie est devenue suffisamment faible pour qu’ils cessent d’interagir avec le reste des particules. Mais on a vu, lors de la discussion sur les oscillations, que ces neutrinos sont des combinaisons de neutrinos de masse déterminée. Aujourd’hui, l’idée prévalant est qu’ils devraient être présents sous forme d’états de masses définies ν1 , ν2 et ν3 . En tout état de cause, il existe plusieurs milliards de fois plus de neutrinos que

F IGURE 8.1. Mesure du fond de photons cosmologiques de 2,7 K obtenue par le satellite Planck. © satellite Planck.

d’électrons ou de protons dans l’Univers. Comment être sûr de ce surprenant résultat ? Le calcul de ces nombres répète en parallèle celui qui s’applique aux photons cosmologiques dont la densité est prédite égale à 400/cm3 , ce qu’ont confirmé des mesures très précises. Les masses trouvées pour les neutrinos semblent dérisoires devant celles affectant les autres particules de matière. On a vu que dans le scénario le plus simple, ν3 aurait une masse de 50 meV, ν2 9 meV et ν1 serait encore beaucoup plus léger. Confronté aux autres particules, ceci donne pour le neutrino le plus lourd une masse de un dix millionièmes de celle de l’électron, ou un vingt milliardièmes de celle du proton. Pourtant, les neutrinos rescapés du Big Bang sont tellement plus abondants que les autres particules de matière existant aujourd’hui que ces masses infinitésimales représentent, au niveau de l’Univers global, grosso modo une masse équivalente à celle constituée par toutes les étoiles de toutes les galaxies. Cet étonnant résultat repose sur le fait que seul 10 % de la matière ordinaire de l’Univers existe sous forme d’étoiles. Le reste constitue les nuages qui forment la matière nécessaire pour créer de nouvelles étoiles. Cette information résulte de la nucléosynthèse primordiale qui fixe le rapport entre le nombre de baryons et le nombre de photons à 6x10−10 . Ainsi, la contribution des neutrinos n’est pas négligeable dans l’équilibre de l’Univers. Elle approche comme les étoiles d’environ 0,5 %. Ceci explique qu’il faut les prendre en compte dans les calculs qui interprètent la « première photo de l’Univers », celle du fond cosmologique si bien mesuré par le satellite Planck. L’important résultat est montré sur la figure 8.1. En pratique, cette carte du ciel fournit une information précieuse sur les neutrinos. Elle fixe le nombre de types de neutrinos agissant par interaction

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Chapitre 8. Les neutrinos et l’Univers

faible ; il est trouvé cohérent avec 3, valeur déjà obtenue par le collisionneur LEP. En outre, l’analyse est capable de mettre une limite sur la somme des trois masses de neutrinos et le résultat actuel peut s’écrire : (m1 + m2 + m3 ) < 0,23 eV. Personne ne sait comment mettre en évidence les neutrinos cosmologiques. La théorie leur confère une température de 1,9 K, encore plus basse que les 2,7 K du fond de photons cosmologiques. Cela représente une énergie de quelque 10−4 eV. Ainsi, leur énergie de masse est très supérieure à leur énergie de mouvement, ils ne sont plus relativistes. Dans notre environnement, ils voyagent par rapport à nous à une vitesse de 1/1 000 de celle de la lumière, ce qui est une propriété très différente de toutes les autres classes de neutrinos rencontrées par ailleurs. La détection de ces neutrinos est un défi qui restera en ligne de mire des physiciens intéressés pendant encore bien des décennies. Pourra-t-on un jour s’assurer directement de la pertinence de ces prédictions ? Si un ν1 interagit, il se comportera comme un mélange de νe , νµ et ντ avec des probabilités fixes, celles écrites précédemment à partir de la matrice de mélanges, puisque les oscillations ne s’appliquent plus. Mais les énergies de ces neutrinos sont bien trop faibles pour imaginer un moyen de les capturer ; ils n’influencent leur environnement que par leurs masses. Ces états propres de masse, sont des objets qui s’avèrent totalement théoriques, servant de passerelles invisibles entre les neutrinos d’interactions faibles νe , νµ et ντ opérant effectivement au moment de la production ou de l’interaction. Ce ne sont pas les premiers objets rencontrés en physique des particules qu’on ne verra jamais directement puisque les quarks et les gluons ont la même propriété.

8.2

L’antimatière dans l’Univers

La prochaine étape majeure dans le progrès des connaissances en physique du neutrino consiste à tenter de détecter une différence entre les oscillations de neutrinos et celles d’antineutrinos. Ceci constitue un objectif bien défini qui souhaite répondre à l’une des grandes énigmes actuelles : la disparition de l’antimatière. En effet, au-delà de la nature de la matière sombre de l’Univers et de l’existence de l’énergie sombre, une question très prégnante se pose aux physiciens : où est passée l’antimatière ? Notre Univers est né il y a 13,7 milliards d’années d’un cataclysme gigantesque, le Big Bang. Dans cette soupe de constituants animés d’énergies extrêmes, il y avait autant de matière que d’antimatière du simple fait qu’un état d’énergie pure équivaut à un ensemble de paires particules-antiparticules. Au moment du Big Bang, du fait des énergies mises en jeu, cette matérialisation

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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La disparition de l’antimatière selon John Updike dans « Ce que pensait Roger » . . . quand toute la matière maintenant figée entre cette terre et les plus lointains quasars était plus compactée qu’un ballon de basket et si chaude que les quarks eux-mêmes n’étaient pas encore agglutinés, les monopoles plus qu’hypothétiques, la matière et l’antimatière plongées de nanoseconde en nanoseconde dans une fureur d’annihilation mutuelle qui en vertu d’une mystérieuse et étroite marge de prépondérance laisse subsister suffisamment de matière pour former notre vieil univers rabougri.... Décidément, John Updique.... est immédiatement suivie d’une annihilation en parallèle des paires antagonistes, le tout se répétant en un ballet effréné. Or aujourd’hui, on ne trouve que des traces d’antimatière apparaissant de manière fugace. Certes, des antiparticules sont constamment produites en paires avec leur particule partenaire dans les rayons cosmiques ou auprès des accélérateurs. Cela amène à des mesures très originales, comme au CERN où les physiciens comparent l’effet de la gravitation sur le proton et l’antiproton. Mais dès qu’elles se libèrent, les antiparticules rencontrent immédiatement dans la matière environnante la particule antagoniste avec laquelle elles s’annihileront, à moins de les maintenir sous vide, comme c’est le cas par exemple dans des accélérateurs d’antiprotons. Au niveau de l’Univers, une hypothèse avait été émise dans le passé avançant l’idée que matière et antimatière s’étaient rassemblées dans des régions différentes de l’espace. On sait aujourd’hui que cela n’est pas crédible, car à la frontière entre les deux régions il naitrait un feu d’artifice de photons venant des processus d’annihilations qu’on n’a jamais repéré. Décidément, John Updike, déjà auteur du poème sur les neutrinos, s’y entendait en physique moderne. Le scénario couramment admis pour expliquer la disparition d’antimatière est le suivant : au moment du Big Bang, matière, antimatière et photons étaient à l’équilibre, se convertissant selon les processus réciproques de matérialisations, quand la pure énergie se convertit en paires particules-antiparticules, suivis immédiatement d’annihilations quand particules et antiparticules disparaissent pour redonner de la pure énergie. Les particules et antiparticules sont présentes sous toutes les formes possibles, quarks et leptons en incluant les neutrinos, initialement produits en quantités égales. Les réactions s’enchaînent de manière symétrique, mais un grain de sable s’introduit dans le processus : la violation de CP. Cette violation, découverte en 1964 dans la physique du méson K0 , indique que les particules et les antiparticules ne se comportent pas de manière

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Chapitre 8. Les neutrinos et l’Univers

exactement parallèle. Alors imaginons un scénario possible : dans les premiers instants après le Big Bang, un léger déséquilibre, au niveau de 10−9 , se développe au fur et à mesure que progressent les réactions impliquant matière et antimatière. Le passage de matière à antimatière est légèrement moins probable que celui entre antimatière et matière. Au cours de l’expansion, l’énergie diminue ainsi que les probabilités d’interactions, matérialisations et annihilations se stabilisent. Les particules et les anti-particules rescapées disparaissent en s’annihilant réciproquement. Mais, du fait de la légère asymétrie qui s’est développée grâce à la violation de CP, toute l’antimatière disparaît dans le processus tandis qu’un tout petit résidu de matière demeure. Ainsi, pour 109 photons toujours présents, on recueille au bout de la chaîne de l’ordre de 1 proton et 0 antiproton. Et de cet unique proton rescapé sur les 109 initiaux, est née toute la matière ordinaire encore présente. Notons que l’annihilation n’a pas eu lieu au niveau des neutrinos et il reste autant de neutrinos que d’antineutrinos. On a dit que la violation de la symétrie CP entre quarks naît d’une phase δ qui est présente dans la matrice déjà introduite appelée CKM (Cabibbo Kobayashi Maskawa) qui mélange les quarks. La phase ne s’introduit pas dans une matrice de dimension 2x2. Ainsi, on peut comprendre la nécessité de l’existence de trois familles au moins. Sans cette phase, aucune violation ne serait permise, l’Univers serait demeuré avec des quantités égales de matière et d’antimatière condamnées à disparaître ensemble pour ne laisser subsister que de la pure énergie. La violation de CP est donc effectivement réalisée, mais quantitativement, celle déjà trouvée au niveau hadronique se situe au niveau 10−3 ce qui n’est pas suffisant pour expliquer la disparition d’antimatière perçue dans l’Univers. C’est pourquoi on espère qu’une autre violation de CP se mesurera à un niveau plus important entre neutrinos puisque là aussi la matrice de mélange exhibe une phase δ (ou deux pour des neutrinos de Majorana). Comment se révèlerait cette violation ? Elle peut se mesurer en cherchant une asymétrie entre les processus d’oscillations naissant respectivement parmi les neutrinos et les antineutrinos, par exemple, on veut découvrir une légère différence dans les probabilités d’oscillations portant du νµ vers le νe et celles portant de l’anti-νµ vers l’anti-νe . De manière équivalente, on peut aussi comparer le canal allant du νµ vers le νe et celui allant du νe vers le νµ , car une violation de CP équivaut à une violation de T, l’opération de renversement du temps. Cette propriété se fonde sur le théorème sacré CPT qui découle de grands principes intangibles de la théorie et dont la conservation a été vérifiée en comparant les temps de vie respectifs des particules et des antiparticules trouvés égaux avec une extrêmement bonne précision.

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Région défavorisée Apparition accrue de neutrinos électroniques

Apparition accrue d’antineutrinos électroniques

F IGURE 8.2. Résultat préliminaire de T2K concernant la phase δ. La région grise est rejetée avec une grande probabilité, et l’angle préféré est montré par la flèche rouge. © collaboration T2K.

Expérimentalement, il est plus efficace de rechercher les oscillations de νµ et anti-νµ dont on sait construire des faisceaux aux propriétés bien comprises auprès des accélérateurs. Le but est donc d’analyser avec une très grande précision les deux canaux d’oscillations déjà découverts correspondant aux processus νµ → νe et antiνµ → anti-νe . Ceci demande une amélioration substantielle des résultats déjà connus. Une statistique bien meilleure par rapport à la situation actuelle est nécessaire ainsi que des conditions d’analyse très améliorées. Ainsi, le prochain objectif clairement identifié de la physique des neutrinos est la mesure de la phase δ, et cela requiert des dispositifs expérimentaux encore beaucoup plus sophistiqués que ceux utilisés jusqu’à présent. Ajoutons que pour l’heure, les données obtenues grâce à l’expérience T2K qui utilise le détecteur SuperKamiokande examinant un faisceau de neutrinos voyageant sur 295 km, et qui a déjà donné une mesure de l’angle θ13 , semblent indiquer une préférence pour un angle δ maximum. La figure 8.2. montre cet encourageant résultat. La phase δ la plus compatible avec les données indique une valeur autour de 100◦ . L’espoir est là mais ces premiers résultats restent à confirmer.

8.3

Les expériences DUNE et HyperKamiokande

Avec une mesure plus précise de δ en ligne de mire, deux énormes projets sont en construction pour des résultats attendus après 2026.

128

Chapitre 8. Les neutrinos et l’Univers

La technique de l’argon liquide L’argon liquide est à la mode. Il présente certains avantages cruciaux. Abondant dans la nature et relativement facile à purifier, l’argon est naturellement ionisable. La température d’ébullition étant de 88K, la cryogénie nécessaire n’est pas trop exigeante. On a décrit les chambres à projection temporelle (TPC) qui donnent une information en 3 dimensions sur les interactions survenant dans leur volume. Les premières TPC utilisaient un gaz. Il était difficile de concevoir une cible de masse suffisante pour détecter des neutrinos. L’idée, déjà ancienne, fut d’utiliser l’argon sous forme liquide. Des développements commencèrent dès 1980 avec de tout petits prototypes de quelques cm3 de volume. Puis les volumes ont crû jusqu’à atteindre 700 tonnes dans un dispositif appelé ICARUS (Imaging Cosmic And Rare Underground Signals). Quand un neutrino interagit dans l’argon, des particules sont produites, celles qui sont chargées ionisent l’argon et sous l’effet d’un fort champ électrique, les électrons libérés dérivent vers une extrémité de l’enceinte où se trouvent deux plans de lecture. Deux coordonnées sont mesurées à l’arrivée par des fils de lecture perpendiculaires ; le temps de dérive mesure la troisième dimension dans l’espace. Le résultat est remarquable ; on recueille une information complète sur les interactions recherchées avec des précisions qui peuvent atteindre 100 microns dans chacune des trois dimensions. C’est la résolution atteinte dans le passé par les chambres à bulles ainsi que par le détecteur NOMAD déjà présenté.

Laboratoire souterrain de Sanford

Laboratoire Fermilab

1300

tres kilomè Production de Détecteur neutrinos proche

Détecteur souterrain Laboratoire

Accélérateur

F IGURE 8.3. Le projet DUNE utilisant un faisceau de neutrinos produit au Fermilab. © DUNE-Fermilab.

Le premier s’appelle DUNE (Deep Underground Neutrino Experiment). Il analysera des neutrinos produits par l’accélérateur de Fermilab, comme l’a fait dans le passé Minos, mais avec un nouveau faisceau beaucoup plus intense qui pointera

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129

J-PARC

Super-Kamiokande

Détecteur proche

280 m

1000 m

Faisceau de neutrinos 295 km

F IGURE 8.4. Le projet HyperKamiokande. © J-PARC-HyperKamiokande.

vers une mine dans le Dakota du Sud installée à 1300 km de distance de la source de production, ce qui est montré sur la figure 8.3. Le détecteur se fonde sur la technique de l’argon liquide. Quand une recherche délicate est considérée prioritaire, on préfère envoyer deux détecteurs indépendants sur le front, de manière à donner des résultats complémentaires se confirmant l’un l’autre. Ainsi, pour la découverte du Higgs, deux expériences étaient à l’affût pour analyser les collisions du LHC, Atlas et CMS. Dans le cas discuté ici, DUNE sera épaulé par HyperKamiokande. Super Kamiokande a tellement mérité de la physique des neutrinos, qu’il était impensable de ne pas persévérer. La collaboration centrée au Japon a relevé le défi du futur en lançant un détecteur encore plus grand. Initialement envisagé à 1 Mégatonne d’eau, le projet en discussion et maintenant approuvé sera constitué dans un premier temps d’une cuve de 250 kilotonnes, ce qui constitue 190 tonnes fiducielles. Il y a toujours une différence entre la masse totale et la masse utile, car une marge de sécurité doit être laissée dans la partie externe du volume où la mesure ne peut être suffisamment précise, l’événement à mesurer étant trop proche des capteurs de lumière qui tapissent les parois. Ces valeurs sont à comparer à 22 kilotonnes fiducielles de SuperKamiokande pour 50 kilotonnes totales ; le gain atteint donc pratiquement un ordre de grandeur. Le nouveau détecteur sera espionné par un ensemble de 40 000 tubes photomultiplicateurs de grand diamètre, encore 40 cm, mais dont l’efficacité gagnera un facteur 2 par rapport à ceux de SuperKamiokande. La construction a commencé en 2020 pour un début d’opération en 2027. Le dispositif est représenté sur la figure 8.4. Il sera situé au voisinage de ses prédécesseurs Kamiokande et SuperKamiokande, à 295 km de la source de neutrinos à nouveau produits par l’accélérateur J-Park. En fait une nouvelle cavité doit être excavée, à un emplacement qui se situe hors de l’axe de la ligne de visée de l’accélérateur, selon un angle de +2, 5◦ , tandis que SuperKamiokande qui continue à prendre des données se situe à −2, 5◦ . Cette position permet de 130

Chapitre 8. Les neutrinos et l’Univers

Un faisceau de neutrinos hors axe Depuis une dizaine d’années, les détecteurs de neutrinos ne sont plus positionnés sur l’axe d’un faisceau mais à un petit angle hors de l’axe. Le flux de neutrinos arrivant est certes diminué, cela semble donc un handicap, mais le calcul montre qu’un faisceau ainsi conçu présente un avantage qui peut être décisif : l’énergie des neutrinos recueillis est beaucoup plus resserrée autour de sa valeur moyenne. Cette propriété découle directement de la cinématique prévalant dans la réaction de production des neutrinos qui viennent essentiellement de désintégrations d’un pion en deux corps, muon et neutrino. Ceci rappelle les faisceaux « à bande étroite » d’antan, quand les pions étaient sélectionnés en énergie avant leur désintégration. Cela permettait un flux de neutrinos très diminué par rapport aux faisceaux « à bande large » recueillant le maximum de flux, mais dont l’énergie était connue par le point d’impact de l’interaction dans le détecteur associé, ce qui donnait une information cruciale pour l’interprétation des événements.

produire un faisceau d’énergie environ 600 MeV. Sur la ligne de faisceau, et très proche de la source, à 280 m de la cible de production, un premier détecteur analysera les caractéristiques du flux original pour pouvoir l’extrapoler à 295 km. La comparaison des spectres obtenus aux deux positions permet de contraindre de manière très efficace les incertitudes et donc d’améliorer les résultats. Le gigantesque détecteur HyperKamiokande permettra une physique qui va au-delà des mesures des propriétés des neutrinos issus d’un faisceau. HyperKamiokande pourra rechercher en parallèle des phénomènes astrophysiques rares. L’un des objectifs sera de pousser les limites existant sur le temps de vie du proton. En effet, les théories de grande unification qui vont au-delà du Modèle Standard prédisent que le proton est instable, et sa désintégration est recherchée activement depuis plus de 40 ans, par exemple dans les modes p → π + e, ou p → K + ν. Bien sûr, ces désintégrations relèvent d’une physique spéculative ; elles violent la conservation des nombres leptoniques et baryoniques aujourd’hui considérés comme sacrés, elles conservent néanmoins la charge électrique. Déjà, les meilleures limites actuelles proviennent de SuperKamiokande qui fixe des temps de vie pour le proton supérieurs à 1025 ans, ce qui est 15 ordres de grandeur supérieur à l’âge de l’Univers. HyperKamiokande, du seul fait de sa taille décuplée devrait améliorer ce résultat d’un ordre de grandeur. Un autre objectif sera la recherche de neutrinos fossiles de supernovae, comme il a été discuté.

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131

Une entreprise à peine plus réduite Dans l’effort entrepris pour mesurer la phase δ, responsable de la violation de CP parmi les leptons, il faut compléter la liste des projets présentés, DUNE et HyperKamiokande, par une expérience plus modeste montée auprès de la source européenne de spallation (ESS) qui se construit en Suède. L’avantage vient de la puissance de la machine, 5 MW de protons seront accélérés à l’énergie de 2 GeV. Cela permet d’envisager un faisceau de neutrinos très intense et une proposition étudie l’opportunité de placer un détecteur d’eau à effet Cerenkov à 500 km de la source atteignant la taille là aussi de la mégatonne. Les calculs montrent que ce projet est tout à fait compétitif avec les deux autres projets phares. ESS devrait entrer en opération en 2023.

8.4

La matière sombre ; froide, chaude ou tiède ?

Cet infini matériel qui épouvantait Pascal et dont le ciel astronomique nous présente une sorte d’image conventionnelle, cette monnaie d’astres répandus au travers de l’abîme avec une insouciance sublime, ce n’est pas assez ! Paul Claudel Accompagnements Un problème déjà ancien est celui de la masse cachée ou manquante de l’Univers aussi appelée matière sombre qui constituerait un quart du contenu universel global. Elle fut déjà envisagée par Fritz Zwicky dans les années 1930. Il suivit des mouvements de galaxies à l’intérieur de gros amas et en déduisit que la seule masse visible des étoiles semblait insuffisante pour les comprendre. Plus récemment, on confirma une contribution invisible au niveau des galaxies individuelles, par exemple la nôtre, sous forme de halos sombres très massifs et beaucoup plus étendus que la partie visible. Ceci est bien prouvé par les courbes de rotation autour des galaxies, ce que montre la figure 8.5. On y voit comment varie la vitesse de rotation autour du centre de la galaxie pour des objets situés de plus en plus loin du centre, ces objets étant en pratique des atomes d’hydrogène dont la vitesse est mesurée par effet Doppler. Si toute la matière était constituée par les seules étoiles visibles, les vitesses devraient décroître quand on s’éloigne du centre conformément aux lois de la gravitation, c’est le théorème du viriel des astronomes. Or on observe que les vitesses sont, à la périphérie, beaucoup plus grandes que ce qu’indique le calcul fondé sur les seules étoiles visibles, comme si une composante de masse supplémentaire se superposait à celle des étoiles. La masse de cette matière sombre n’est nullement petite, elle surpasse de beaucoup celle des étoiles et s’étend sur des distances très supérieures à celles de la galaxie visible, d’où le

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Chapitre 8. Les neutrinos et l’Univers

v (km/s)

150

100

50

0

0

10

20

30

R (kpc) F IGURE 8.5. Courbe de rotation dans une galaxie. La distance au centre R est indiquée en kpc (kiloparsec), le parsec étant l’unité qui correspond à environ trois années-lumière. © Astronomy and astrophysics.

nom de halo sombre. La densité locale invisible se chiffre à 300 MeV par cm3 , cela correspond à l’équivalent d’environ 300 000 protons par m3 , ce qui est loin d’être négligeable. L’existence de cette mystérieuse masse cachée est aujourd’hui prouvée par d’autres façons, en particulier sous forme d’arcs gravitationnels qui sont le résultat d’une sorte de mirage dans le ciel ; ce phénomène permet une estimation indépendante des masses présentes sur le parcours de la lumière. La lumière d’une galaxie ou d’un amas très lointain est courbée par les masses s’interposant sur son parcours, autant les masses visibles que celles invisibles, et cela résulte en l’effet de lentilles gravitationnelles qui se révèlent par des arcs lumineux dans le fond du ciel. On peut estimer ainsi les masses totales présentes sur le parcours indépendamment du rayonnement qu’elles émettent. La figure 8.6. montre le « bullet cluster » déduit de cette technique. On y voit l’état de deux galaxies après leur collision. Des nuages bleutés indiquent la répartition des masses totales suite à la rencontre telles que mesurées par l’effet de lentilles gravitationnelles, tandis que des nuages roses mettent en évidence les parties rayonnantes qui sont celles constituées d’étoiles. Deux populations se sont séparées au cours de la collision. La partie rose a été freinée dans son avancée par les forces de gravitation qui font naître une friction entre les étoiles participantes tandis que la partie bleue semble avoir traversé le milieu sans heurt, mettant en évidence une composante massive ne subissant pas les interactions ordinaires et ne rayonnant pas.

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133

F IGURE 8.6. Le « bullet cluster » qui montre le résultat d’une collision entre deux galaxies avec séparation d’une composante massive rayonnante (rose) et d’une composante sombre (bleu). © Astronomy and astrophysics.

Les dix dernières années ont vu se multiplier les phénomènes d’arcs gravitationnels, ce qui a permis de sonder le contenu gravitationnel de l’Univers de manière très originale sans aide d’une émission directe de rayonnement. La présence de matière sombre à hauteur de 25 % est également corroborée par les mesures du fond cosmologique telles que celles obtenues avec le satellite Planck. Mais malgré cette présence révélée par la dynamique, cette mystérieuse masse n’émet aucun rayonnement et reste donc cachée. Seule la gravitation est à l’œuvre et la nature de la matière sombre ne peut être expliquée par les particules connues à ce jour. L’interprétation de cette mystérieuse masse a évolué au cours des années. Il y a trente ans, l’idée se limitait simplement à imaginer que des neutrinos suffisamment massifs en étaient responsables. En fait, les neutrinos connus alors avaient toutes les propriétés requises, il suffisait qu’une saveur ait une masse de quelque 10 eV, ce qui était à l’époque tout à fait concevable. En effet, sans charge électrique et sans interactions notables, les neutrinos remplissaient les bonnes conditions et on les avait sous la main sous forme de neutrinos cosmologiques. Ainsi, on a recherché par oscillations des neutrinos portant une telle masse. Cela s’appelait le modèle de matière sombre chaude HDM (Hot Dark Matter), car les neutrinos fossiles sont relativistes au moment de leur découplage. On s’aperçut

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Chapitre 8. Les neutrinos et l’Univers

que cela amenait à des complications théoriques dans l’évolution car les formations de grandes structures semblaient préférer une matière sombre froide non relativiste, alors on proposa le MDM (Mixed Dark Matter) comprenant une part de neutrinos pour compléter l’effet d’autres particules plus lourdes. Las ! Les oscillations ont révélé des masses beaucoup trop petites, les neutrinos sont hors-jeu, du moins les trois types connus. Ensuite une idée intéressante eut son heure de gloire, la matière sombre pouvait être formée d’étoiles avortées appelées « machos ». Un objet ayant un dixième de la masse du Soleil n’est pas suffisamment lourd pour déclencher le processus de réactions nucléaires. Tel un Jupiter, il n’émet donc pas électromagnétiquement, et s’il existe, il apparaîtra comme un minuscule trou sombre quand il passe devant un objet brillant. On a recherché de tels machos par effet de microlentille gravitationnelle, en sondant le ciel pour trouver des éclipses temporaires d’étoiles dues au passage de ces objets sombres devant une source de lumière connue, sans succès. L’hypothèse la plus populaire pour expliquer cette masse cachée est de supposer la présence de particules très massives mais ne subissant que les interactions faibles, du type des neutrinos donc, et dont la masse pourrait atteindre 100 fois celle du proton, infiniment supérieure aux masses trouvées pour les neutrinos connus. C’est une idée surprenante de penser que peut-être nous sommes constamment bombardés par des particules neutres, plus pesantes que des noyaux de fer, sans qu’aucun effet de leur passage ne les révèle. Un candidat potentiel existe : le représentant le plus léger de la famille supersymétrique, si tant est que cette théorie ait quelque chose à voir avec la réalité. La supersymétrie aussi connue sous le nom de SUSY fut très en vogue dans les années 1980 quand tout le monde théorique ne jurait que par elle. Elle envisageait l’unification des fermions et des bosons. Cela doublait le nombre de constituants, chaque fermion connu (électron, . . . ) devait être accompagné d’un boson (Super-électron ou sélectron, . . . ) et chaque boson (photon, . . . ) tirait derrière lui son partenaire (photino, . . . ). Ces nouveaux objets devaient être dotés d’une masse importante, sinon ils auraient été observés. Un nouveau nombre quantique conservé devait caractériser cette famille. Ainsi, des désintégrations entre particules supersymétriques aboutissaient à la particule la plus légère de la famille. Par conséquent, cette nouvelle particule appelée neutralino devait être stable, au moins à l’échelle de l’âge de l’Univers. Étant neutre et ne subissant que des interactions faibles, elle pouvait faire office de candidat crédible à la matière sombre. SUSY offrait donc un candidat tout trouvé pour résoudre l’énigme, le neutralino qui s’avérait être un composé de photino (partenaire du photon) et higgsino (partenaire du boson de Higgs). Tout ceci devait être découvert dans les premiers mois de fonctionnement du LHC. Mais rien ne se manifesta.

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On parle toujours de supersymétrie, mais plus généralement on recherche très activement des WIMPs (Weak Interactive Massive Particle) comme support de la matière sombre. Leur masse n’est pas fixée par la théorie mais les experts privilégient un domaine autour de 100 GeV. La recherche de telles mystérieuses particules est partie à l’aveuglette dans différentes directions. Tout d’abord, et depuis plusieurs décennies, de tels objets lourds sont recherchés directement à l’aide d’instruments qui détecteraient l’effet de leur « vent » puisque la Terre voyage à environ 200 km/s à travers ce halo de matière sombre. Ces détecteurs très sensibles veillent dans des caves souterraines très calmes radioactivement parlant, sans résultat. Une méthode complémentaire de recherche relève de l’astrophysique, elle consiste à scruter des puits gravitationnels célestes, par exemple le cœur du Soleil ou le centre de notre galaxie, là où des particules massives pourraient s’accumuler. Si ces particules sont leur propre antiparticule, ce qui est favorisé par les théoriciens, elles doivent s’annihiler deux à deux et alors un signal exploitable est attendu, car la réaction résulterait en l’émission de deux photons ou d’une paire neutrino-antineutrino émis dos-à-dos et portant l’énergie caractéristique égale à la masse des objets en question. Les recherches de pics en énergie de photons ou de neutrinos venant de domaines privilégiés du ciel n’ont encore rien apporté. Finalement, il reste le LHC. La supersymétrie pourrait encore se cacher dans des détails des interactions déjà accumulées. En effet, comme un pendule dans ses oscillations, la recherche se tourne tour à tour vers les laboratoires ou vers le ciel et la réponse pourrait venir du grand collisionneur. Comme déjà esquissé, ce modèle SUSY stipule l’existence de toute une classe de nouvelles particules. Si de telles particules très massives existent vraiment dans l’Univers actuel, leur origine remonte au moment du Big Bang. Or le LHC reproduit en quelque sorte l’événement originel, bien sûr sur des dimensions microscopiques, puisqu’il permet d’atteindre les conditions d’énergie qui prévalaient 10−10 seconde après le temps zéro. L’espoir est donc que les expériences du LHC récupèrent dans leurs filets des exemplaires de ces particules nouvelles sous forme d’énergie qui fuit toute détection puisqu’elles n’interagissent pas. Ce serait un fameux retour sur investissement si le LHC pouvait expliquer 25 % du contenu de l’Univers, alors qu’on n’en connaît avec assurance que 4 à 5 %. Pour être exhaustif, ajoutons la possibilité de matière sombre formée d’axions. Ce sont des particules neutres de masse infinitésimale invoquées par la théorie. Last but not least de nouveaux neutrinos sont aussi des candidats potentiels, ce qui sera développé plus tard. L’existence de tels neutrinos supplémentaires est expérimentalement fondée sur des bases encore très spéculatives. Pourtant l’idée est populaire et ils pourraient s’avérer jouer un rôle

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Chapitre 8. Les neutrinos et l’Univers

fondamental dans l’Univers. On sait que les trois neutrinos actifs, du fait de leur nombre infiniment plus élevé que celui des protons représentent environ 0,5 % du contenu total de l’Univers, c’est-à-dire autant que toutes les étoiles, ceci est dérisoire devant la masse sombre, mais des neutrinos d’un nouveau type ayant des masses beaucoup plus élevées sont encore dans la course.

8.5

L’énergie sombre

La seconde grande énigme que pose actuellement la cosmologie est celle de l’énergie sombre. Elle est encore plus mystérieuse que celle de la matière sombre. Les preuves expérimentales sont plus récentes. Elles proviennent de l’étude de la lumière émise par des supernovae très lointaines qui sonde l’Univers sur des distances inégalées. Ces supernovae sont différentes de celles de la classe détectée en 1987, on les appelle de type 1A et elles correspondent à l’explosion d’un objet qui absorbe peu à peu la matière d’un compagnon proche jusqu’à atteindre la masse dite de Chandrasekhar équivalant à 1,4 masses solaires, la limite de stabilité des naines blanches. Alors il y a explosion. En conséquence, toutes les supernovae de ce type éjectent dans l’espace une même quantité d’énergie, elles forment un ensemble de « chandelles standard », et le flux reçu teste la dynamique d’expansion de l’espace, leur distance étant d’autre part mesurée par le décalage vers le rouge de la lumière qu’émet la galaxie hôte. Les chercheurs détectent directement de telles explosions de supernovae de type 1A jusqu’à des distances de dix milliards d’années-lumière de notre Terre. De tels événements se sont donc produits il y a dix milliards d’années, quand l’Univers n’avait que quatre milliards d’années d’existence. La corrélation entre la distance et le flux de lumière recueilli montre que l’Univers semble être en expansion accélérée. Ceci est contraire aux idées simples d’une dynamique à grande échelle gérée par la gravitation qui tend toujours à l’attraction et donc à la contraction. Pour comprendre ce phénomène d’accélération, il faut imaginer un fluide emplissant l’espace qui aurait un effet répulsif, au contraire de la gravitation classique ; on parle de pression négative. Même les théoriciens n’ont pas encore réussi à concocter un modèle crédible. Certaines idées relient l’énergie noire à des neutrinos de masse variable ce qui est une hypothèse très audacieuse, et donc le domaine des particules pourrait là aussi avoir son mot à dire. L’idée est relativement simple : la masse de ces neutrinos serait inversement proportionnelle à leur densité et donc le produit masse fois densité reste constant au cours de l’expansion, ce qui est la propriété recherchée de l’énergie sombre.

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137

Le point de vue de Blaise Pascal Les sciences ont deux extrémités qui se touchent : la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant ; l’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien ; mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre eux qui sont sortis de l’ignorance naturelle et n’ont pu arriver à l’autre ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Blaise Pascal

Pensées

Notons que ce nouveau champ a les propriétés du vide que l’on rencontre en mécanique quantique et dont les fluctuations sont mesurées en accord avec la théorie par l’effet appelé Casimir. Cet effet se révèle par l’attraction de deux plaques métalliques parallèles en regard séparées par « le vide ». Mais la densité d’énergie correspondant à l’énergie noire est en désaccord abyssal avec ce qu’indique le calcul théorique pour le vide quantique. Avec certaines hypothèses, on trouve une densité d’énergie sombre qui est 1040 fois inférieure à l’énergie du vide quantique local, et ceci est très déroutant. Il reste donc du pain sur la planche en physique des particules, mais la direction d’attaque la plus prometteuse pour répondre aux énigmes que pose aujourd’hui la Nature n’est pas évidente. L’Univers est notre ultime laboratoire de physique des particules. À sa naissance, la température, c’est-à-dire les énergies des constituants alors libres, était énorme. Ces conditions permirent de nombreux phénomènes qui aujourd’hui ont cessé de se produire du fait de l’expansion qui rend les interactions moins probables On tente de se rapprocher de ces conditions grâce aux accélérateurs mais cette technique bute contre le mur du gigantisme. Or l’étude de l’Univers nous offre deux énigmes de taille que les accélérateurs n’avaient pas révélées et qui sont très difficiles à comprendre. C’est la grande surprise que nous a réservé la physique du début de ce XXIe siècle : alors que les progrès sur les deux fronts de l’infiniment petit et de l’infiniment grand se sont poursuivis de manière phénoménale, l’homme s’aperçoit que toute sa science n’explique que 4 à 5 % du contenu total de l’Univers. Que d’efforts pour un résultat si modeste ! Cette constatation un peu désabusée, après un siècle de progrès continus qui semblaient promettre une connaissance complète de la Nature, fait écho à l’avertissement fort ancien et pourtant très actuel de Pascal. En résumé, la matière ordinaire n’explique que 4 à 5 % de la masse-énergie présente dans l’Univers. C’est l’estimation qui découle de la nucléosynthèse

138

Chapitre 8. Les neutrinos et l’Univers

primordiale, c’est-à-dire la création des noyaux atomiques légers durant les trois premières minutes après le Big Bang, ainsi que de l’analyse de Planck du fond cosmologique. On a dit que les étoiles représentaient 0,5 % du total. La différence entre ces deux chiffres montre qu’il existe de la matière ordinaire au-delà des étoiles. Ceci se comprend par l’existence de vastes nuages qu’on commence à détecter directement et qui sont les berceaux de nouvelles étoiles que nous savons naître régulièrement à hauteur d’environ une nouvelle étoile par galaxie et par an. On a fait allusion à l’idée que la matière sombre pourrait venir de l’existence de nouveaux types de neutrinos qui s’ajouteraient aux trois autres aujourd’hui finement étudiés. C’est ce que nous allons développer maintenant.

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9 Pourquoi des neutrinos stériles ? On parle de plus en plus de nouveaux types de neutrinos appelés stériles parce qu’ils sont supposés interagir avec la matière encore beaucoup plus faiblement que les neutrinos discutés jusqu’ici qu’on appellera actifs puisqu’ils subissent au minimum l’interaction faible. Il y a deux raisons fondamentales pour introduire ces nouveaux objets, et ceci illustre les deux voies qu’emprunte la marche du progrès : l’une est expérimentale et l’autre théorique. La voie expérimentale s’appuie sur des résultats a priori surprenants, du moins inattendus. On les appelle, faute de mieux, des anomalies tant qu’elles ne s’inscrivent pas dans un cadre théorique accepté. Or les neutrinos, du fait de la difficulté de leur détection, nous ont habitués aux surprises ; les annonces prématurées ont été nombreuses, laissant un moment leur auteur rêver de Prix Nobel. En général, de nouvelles expériences plus précises rejettent vite le signal erroné qui peut venir d’un défaut de détection ou d’une limitation statistique. Certaines anomalies ont duré le temps d’une saison, d’autres ont eu la vie beaucoup plus longue. Or il existe actuellement deux anomalies qu’on pourrait expliquer par l’effet de nouveaux neutrinos. Cela n’est pas totalement surprenant car ajouter un paramètre supplémentaire dans une analyse améliore nécessairement l’accord entre données et prédictions. La seconde voie qui s’appuie sur la pure théorie est incarnée par Einstein. À partir « d’expériences de pensée » et sur la base de grands principes, on imagine des concepts nouveaux que l’expérience devra vérifier, l’invention de la relativité a suivi cette voie et la supersymétrie en donne un exemple moderne. Pour les neutrinos stériles, la justification théorique est claire : les trois neutrinos actifs ayant des masses très faibles, celles-ci ne peuvent se comprendre qu’en introduisant des compagnons très massifs associés. C’est ce qu’on appelle le mécanisme

de balançoire qu’on a déjà introduit. Personne ne prédit ces masses élevées, à charge pour les expérimentateurs de les contraindre si du moins elles tombentpar chance dans une gamme accessible.

9.1

Les anomalies encore inexpliquées

La physique des neutrinos a été parsemée depuis son origine de résultats surprenants, l’invention même du neutrino dans les années 1930 était un moyen de résoudre l’anomalie de la non-conservation apparente de l’énergie dans une réaction nucléaire. Aujourd’hui, les neutrinos stériles sont invoqués pour résoudre des problèmes expérimentaux toujours inexpliqués. Il y a déjà longtemps, le monde des physiciens vécut pendant cinq ans au moins avec l’annonce venue de Moscou d’un neutrino de masse 30 eV détecté dans une expérience de mesure de la queue du spectre de 3 H, selon la technique aujourd’hui poursuivie par KATRIN. Personne ne prenait trop au sérieux le résultat, mais chaque année la statistique augmentait et la mesure s’affinait, et on finit par se dire qu’après tout peut-être y avait-il quelque chose de sérieux. C’était dans les années 1980. Peu après un neutrino beaucoup plus lourd, de masse 17 keV, anima les discussions. Il était apparu au Canada, venant encore de l’analyse du spectre en énergie des électrons de 3 H, qui montrait cette fois une structure dans la distribution des énergies entre 1 et 2 keV. Plusieurs expériences furent rapidement montées pour vérifier cette indication, certaines confirmèrent, d’autres rejetèrent. Au bout du compte, il fut démontré qu’un bruit parasitait la mesure et amenait à une mauvaise interprétation. Plus récemment, des neutrinos supraluminiques, voyageant plus vite que la lumière, firent la une des journaux. Cette apparition éphémère, qui fit monter à la tête beaucoup d’idées très peu orthodoxes, ne vécut que le temps d’un printemps, la faute venait d’un câblage défectueux. Pourtant, des cadavres se cachent encore dans les armoires de la recherche. Deux anomalies tenaces préoccupent les physiciens depuis longtemps. L’une d’elles est très ancienne. Le surprenant résultat de l’expérience LSND (Los Alamos Neutrino Detector) montée au laboratoire de Los Alamos dans le Nouveau Mexique compte maintenant plus de vingt-cinq ans d’ancienneté. Un faisceau de neutrinos de basse énergie, produit par des pions à l’arrêt, produit des neutrinos de type νµ à l’énergie fixe de 30 MeV. Un détecteur situé à 30 m de la cible et constitué d’un réservoir de liquide scintillant compte des νe en excès. Cela peut s’interpréter par l’oscillation du νµ vers le νe , mais l’analyse n’est pas du tout en accord avec le phénomène νµ → νe qu’on a vu dans la discussion des neutrinos solaires ; le résultat demande un neutrino supplémentaire de masse

142

Chapitre 9. Pourquoi des neutrinos stériles ?

MiniBooNE 90% C.L. KARMEN2 90% C.L.

½D m2½ (eV2/c4)

10

10

Bugey 90% C.L.

1

1

10-1

10-1 LSND 90% C.L. LSND 99% C.L.

10

-2

10-3

10-2 sin2(2q)

10-1

1

10-2

F IGURE 9.1. Résultat de l’expérience LSND. La région en bleu est favorisée avec un nouveau neutrino ayant une masse autour de 1 eV. © LSND-Los Alamos.

environ 1 eV. L’oscillation entre deux neutrinos dépend de deux paramètres, un de mélange et un de masse, le résultat de l’expérience s’affiche par une région favorisée dans le graphe à deux dimensions correspondant. La plage prônée par l’interprétation de LSND est montrée sur la figure 9.1. Une expérience débuta pour vérifier l’assertion. Appelée MiniBoone, elle analysait alors des neutrinos d’énergie 300 MeV produits par l’accélérateur de Fermilab. Les conditions étaient très différentes mais le rapport énergie/distance qui est discriminant dans les mesures d’oscillations, restait identique avec un détecteur positionné à 300 m de la source. Ses premiers résultats, sortis en 2007, réfutaient la découverte. L’expérience ne voyait pas d’excès dans la partie du spectre d’énergie compatible avec LSND, bien qu’elle notât un désaccord avec la prédiction à plus basse énergie. Mais en 2012 la réfutation n’était plus catégorique. D’abord négatif, le jugement se mua en un peut-être et plus récemment, sans arguments fondamentalement nouveaux et avec une statistique à peine doublée, Miniboone se déclara compatible avec le résultat incriminé. Notons que plusieurs autres expériences ont rejeté entre-temps tout ou partie de l’hypothèse proposée. Le plat réchauffé fut présenté à une conférence récente et beaucoup de participants s’en montrèrent très surpris. En tout état de cause, les sceptiques n’ont pas été convaincus, et on attend toujours une

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

143

Rapport entre données et prédictions

Distance entre la source et le détecteur (m)

F IGURE 9.2. L’anomalie des flux mesurés aux réacteurs nucléaires est montrée en fonction de la distance entre source et détecteur. Les données sont systématiquement inférieures au calcul correspondant à la courbe en tirets. © Lasserre.

nouvelle expérience crédible qui enfin apportera la réponse définitive depuis trop longtemps espérée. Une autre anomalie suscite les discussions de couloir : en 2011, réexaminant d’anciens résultats obtenus auprès de réacteurs nucléaires au cours des trente années antérieures, on nota que les comptages étaient inférieurs au calcul avec un écart d’environ 5 %. Ceci est montré sur la figure 9.2. Ici encore le résultat peut s’interpréter par l’existence d’un nouveau neutrino non détecté, ce qui se traduit par un déficit de neutrinos interagissant dans le détecteur par rapport au calcul. La motivation de la nouvelle étude était respectable : on analysait les anciennes données à l’aune de nouvelles informations, en particulier le temps de vie du neutron qui s’introduit dans le calcul des flux de réacteurs avait beaucoup évolué. L’incompatibilité apparente peut s’interpréter par la production d’un nouveau neutrino de masse autour de 1 eV qui n’interagit pas. De nouveau, quand une mesure est en désaccord avec les calculs, l’introduction de paramètres supplémentaires réconcilie l’accord entre données et prédictions. Une série d’expériences démarrèrent pour clarifier la situation ; elles livrent leurs premiers résultats. La conclusion n’est pas encore définitive, mais aucun signe évident n’indique la présence de nouveaux neutrinos dans cette gamme de masses, et la moralité est que le flux des neutrinos produits dans les réacteurs est beaucoup plus subtil à calculer qu’initialement supposé, ce qu’on avait deviné

144

Chapitre 9. Pourquoi des neutrinos stériles ?

quand on constata la présence d’un pic à 5 MeV, déjà discuté, que personne n’avait prédit. 9.2

Les neutrinos stériles et la théorie

Mais les nouveaux neutrinos ne servent pas seulement de sparadraps pour soigner certaines anomalies coriaces plus ou moins anciennes que leur adjonction aiderait à résoudre. La théorie les réclame pour de bonnes raisons. L’idée de neutrinos stériles est donc bien fondée, c’est ce qu’on va expliquer. Après la découverte du boson de Higgs, le Modèle Standard donne une description cohérente des objets fondamentaux qui composent la matière. Ses prédictions ont été testées avec une grande précision. Les données présentes ne révèlent aucun signe de déviation par rapport aux calculs. Il semble que le Modèle Standard soit une description adéquate des interactions électrofaible et forte, et il est possible qu’il reste mathématiquement cohérent et valide comme théorie effective jusqu’à de très hautes énergies, peut-être jusqu’à l’échelle de Planck estimée à 1019 GeV qui ne fut réalisée qu’au moment du Big Bang. Malgré tout, il est clair que le Modèle Standard est incomplet et il y a de fortes raisons tant expérimentales que théoriques pour étendre la théorie. On l’a déjà dit, le Modèle Standard ne peut rendre compte de l’existence de la matière sombre prévalant dans l’Univers, le Modèle Standard ne donne pas encore de solution précise à la disparition de l’antimatière, et il n’y a aucun consensus pour expliquer l’énergie sombre. Pourtant, la lacune la plus immédiate du Modèle Standard réside dans le fait qu’il n’explique pas de manière convaincante les masses de neutrinos. Masses et mélanges de neutrinos, qui sont aujourd’hui bien mesurés expérimentalement, doivent s’insérer dans le cadre d’un modèle plus complet. On a déjà décrit comment la théorie tente d’incorporer un terme de masse à partir de nouvelles composantes d’hélicité, or le neutrino présente une hélicité exclusivement gauche et l’antineutrino une hélicité droite. On a discuté la solution proposée par Majorana. Si l’on adopte la solution plus classique « à la Dirac », il faut ajouter une nouvelle composante droite pour le neutrino et gauche pour l’antineutrino. Dans les deux cas, le mécanisme de balançoire est invoqué pour expliquer la petitesse des masses connues : l’ordre de grandeur de la masse du neutrino d’interactions faibles vient de la très grande masse d’un neutrino droit associé selon l’expression : mν ≈ m2D /MM mD désigne génériquement une masse de Dirac voisine de celle des leptons chargés et des quarks de la même famille, et MM est la masse de la composante NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

145

droite inconnue ; plus elle est élevée, plus la masse du neutrino actif associé est faible. Avec les masses connues des neutrinos et des leptons chargés, on obtient pour MM des masses dans la gamme 1011 -1015 GeV. C’est le domaine des spéculations théoriques de grande unification, hors de portée des vérifications expérimentales. Néanmoins, un modèle concurrent a été proposé pour lequel les masses de ces nouveaux types de neutrinos pourraient rejoindre des valeurs plus accessibles expérimentalement. 9.3

Le modèle vMSM

On a parlé de la Supersymétrie SUSY comme premier exemple de théorie allant au-delà du Modèle Standard. C’est une théorie qui définit une nouvelle échelle de phénomènes lorsque la brisure de SUSY donne une masse aux bosons et fermions, et aucun principe ne fixe l’énergie correspondante. Le modèle prédit une myriade de nouveaux objets dont les masses devaient être atteignables aux énergies du LHC. En particulier, la plus légère des particules supersymétriques, le neutralino, peut-être combinaison de photino et de higgsino, serait stable et pourrait donner la particule idéale pour comprendre la matière sombre de l’Univers. On a déjà parlé de cet aspect des choses qui n’a pas été le moindre atout pour rendre la SUSY populaire. Après sept ans de recherches, le LHC n’en a révélé aucune trace. Un autre modèle plus économique se fait fort d’incorporer les grandes énigmes existantes dans un Modèle Standard complété en repoussant toute nouvelle physique à l’échelle des énergies de Planck, c’est-à-dire en pratique au moment du Big Bang. C’est un modèle qui ne demande rien de fondamentalement nouveau entre l’échelle de Fermi de 100 GeV et l’échelle de Planck de 1019 GeV. Il s’appelle νMSM (neutrino Minimum Standard Model), et il tente d’étendre le Modèle Standard avec le minimum d’ingrédients nouveaux. La figure 9.3. donne la nouvelle table des constituants élémentaires suggérée par ce modèle : on y voit, ajoutés aux constituants expérimentalement prouvés, trois nouveaux neutrinos d’hélicité droite accompagnant les trois neutrinos finement étudiés. Avec les connaissances actuelles qui intègrent les masses des neutrinos connus, on peut estimer les paramètres de ces nouveaux objets appelés ici N1 , N2 et N3 . N1 associé au νe serait affecté d’une masse autour de 10 keV. N2 et N3 auraient des masses se situant dans la gamme du GeV et seraient dégénérés, c’est-à-dire proches en masses, pour tenter d’expliquer la disparition de l’antimatière. De telles masses sont accessibles à la recherche expérimentale, déjà des limites existent et des projets sont en cours de développement pour aller plus

146

Chapitre 9. Pourquoi des neutrinos stériles ?

F IGURE 9.3. Table des constituants élémentaires dans le modèle νMSM avec trois nouveaux états de neutrinos.

loin. De plus, N1 a la grande vertu, avec sa masse réduite, d’offrir un candidat crédible ayant un temps de vie extrêmement long qui pourrait expliquer la matière sombre comme il sera démontré. Ainsi, la « Nouvelle Physique » tant espérée pourrait s’amorcer par la découverte de ces nouveaux types de neutrinos, eux aussi appelés stériles, et pas moins d’une dizaine de présentations leur ont été consacrées à une dernière conférence internationale, causant plus ou moins d’agitation dans le public. La recherche de nouveaux neutrinos a maintenant un alibi théorique, mais les études n’ont pas attendu l’avènement des anomalies ou d’une théorie acceptable pour donner lieu à des recherches. Présentons d’abord la phénoménologie de tels objets supplémentaires, ce qui indiquera la voie à suivre pour mener l’enquête sur leur existence.

9.4

Une matrice de mélange étendue

On a vu que l’oscillation entre les trois neutrinos actifs introduit une matrice de mélange avec trois angles différents et une phase. Si nouveaux neutrinos il y a, ils s’invitent comme composantes massives supplémentaires. Ils ne subissent pas les interactions faibles mais le contact avec le monde des particules intervient à travers leur mélange aux neutrinos connus. On a détaillé la phénoménologie des mélanges. Avec 3 neutrinos massifs ν1 ν2 ν3 , le neutrino νe s’écrivait comme une superposition : νe = Ue1 ν1 + Ue2 ν2 + Ue3 ν3 NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

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Supposons l’existence d’un quatrième neutrino ν4 , le neutrino actif s’écrira maintenant : νe = Ue1 ν1 + Ue2 ν2 + Ue3 ν3 + Ue4 ν4 Ainsi la matrice de mélange initialement de dimension 3×3, devient plus étendue et elle demande davantage d’angles de mélange et de phases. Si, comme dans le modèle νMSM, on introduit 3 nouveaux états, la matrice devient 3×6. Évidemment, les mélanges doivent être extrêmement faibles pour avoir échappé jusqu’à présent à toute détection assurée. Il n’en reste pas moins que, selon ce scénario, il y a potentiellement dans tout faisceau de neutrinos une contribution de nouveaux neutrinos au niveau mesuré par les éléments de la matrice de mélange. Par exemple, U2e4 terme de la matrice reliant le νe au ν4 indiquera la proportion de ν4 présente dans νe . En pratique, il faut tout de même introduire une contrainte cinématique dans les calculs. Ces nouveaux neutrinos ont des masses qui peuvent être élevées et leur production doit en tenir compte. Un neutrino de masse 200 MeV ne pourra apparaître dans la désintégration du π dont la masse est limitée à 135 MeV, mais il pourra être produit dans la désintégration du méson K de masse 500 MeV. Inversement, les neutrinos solaires venant de la réaction à 4 protons, dont l’énergie est limitée à 430 keV, ne pourront contenir une composante de neutrinos lourds que si ceux-ci sont dotés de masses inférieures à cette valeur maximale d’énergie. 9.5

Une recherche de neutrinos lourds

En principe, on sait donc produire les neutrinos stériles, s’ils existent, par mélange avec les neutrinos actifs, mais comment les détecter s’ils n’interagissent pas avec la matière ? Leur couplage avec les neutrinos connus s’applique aussi dans le phénomène de désintégration, et c’est par là qu’on peut espérer les mettre en évidence. Dès 1984, une expérience de petite taille appelée PS191 fut montée dans le faisceau de neutrinos du PS du CERN pour rechercher des neutrinos lourds, on ne parlait pas encore de neutrinos stériles mais l’idée était la même. Dans un faisceau d’accélérateurs, les neutrinos produits par désintégrations de pions et kaons sont majoritairement de type νµ et dans le cas discuté leur énergie tournait autour de 500 MeV. À partir de pions, des neutrinos lourds pouvaient être produits s’ils avaient des masses inférieures à 130 MeV, à partir de kaons on étendait la recherche jusqu’à une masse proche de 500 MeV. Quel mode de désintégration rechercher ? Là aussi, on copie ce qu’on connaît déjà. La désintégration se fait par interactions faibles, elle est entièrement calculable et ne se distingue des désintégrations faibles habituelles que par un terme

148

Chapitre 9. Pourquoi des neutrinos stériles ?

supplémentaire venant du mélange de ce neutrino lourd avec les particules connues en lesquelles il se désintégrera. La probabilité d’apparition dépend donc de la masse inconnue et des mélanges qui s’invitent tant à la production qu’à la désintégration. Ainsi, comme dans une recherche d’oscillations, le processus dépend de deux termes, l’un de masse et l’autre de mélange, mais ici les masses sont a priori élevées et les mélanges très faibles. Plusieurs canaux de désintégration peuvent être envisagés, dépendant encore de la masse de ces nouveaux objets qu’on appellera νH . Dès que la masse dépasse quelques MeV, on peut imaginer le canal : νH → e+ + e− + νe Pour des masses plus élevées s’ouvrent les canaux : νH → e+ + µ− + νe νH → π + + µ− Ainsi, la signature recherchée consiste en une paire de particules possédant des charges opposées et reconstruisant un vertex dans un volume supposé vide. Notons que, pour de telles réactions, les charges leptoniques sont naturellement violées au niveau des mélanges. Mettant en application ces hypothèses, l’expérience PS191 est montrée sur la figure 9.4. On y voit des sacs gonflés à l’hélium de 12 m de longueur par 3×6 m2 de section. Pourquoi l’hélium ? Ce gaz constitue une approximation bon marché du vide. Sa densité est 1/10 de celle de l’air. Ainsi, il offre 10 fois moins de matière que l’air sur le parcours des neutrinos ce qui engendrera 10 fois moins d’interactions de neutrinos dans le volume sous analyse. En effet, le but de l’expérience étant de rechercher des désintégrations dans le vide, le bruit à rejeter est constitué par les interactions normales des neutrinos du faisceau dans le gaz qui peuvent donner une signature très semblable à celle recherchée. Un dispositif léger analysait les traces nées dans le volume de gaz, sélectionnant des événements montrant deux particules chargées reconstruisant un vertex dans l’hélium. Pour ce faire, le volume sensible était suivi par un détecteur de traces ayant suffisamment d’épaisseur pour distinguer les électrons qui déposent une gerbe et les muons qui traversent en ligne droite. Aucun signal de désintégration ne fut découvert, et ceci permit de mettre des limites supérieures sur les mélanges éventuels de ces nouveaux νH avec les neutrinos connus νµ ou νe en fonction de leur masse, jusqu’à la masse du kaon c’est-à-dire 500 MeV. Le traitement tient compte de facteurs qui s’introduisent à la production et à la désintégration. Les limites obtenues sur les éléments pertinents de la matrice de mélange sont montrées sur la figure 9.5. Elles sont

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

149

F IGURE 9.4. L’expérience PS191 au CERN. © PS191-CERN under CC-BY-4.0. UeUµ Hiérarchie normale

UeUµ Hiérarchie normale

Limite

UeUµ Hiérarchie normale

Exclu par le modèle du Big Bang

Masse (MeV)

Exclu par le modèle du Big Bang

Masse (MeV)

Exclu par le modèle du Big Bang

Masse (MeV)

F IGURE 9.5. Limite obtenue par l’expérience PS191 sur l’existence de neutrinos lourds. En abscisse figurent les masses de ces objets hypothétiques et en ordonnée les valeurs de leurs mélanges pour différents modes de désintégrations. Les régions en bleu foncé sont rejetées par des considérations de cosmologie. © PS191-CERN.

déjà très contraignantes, elles atteignent 10−8 pour les masses intermédiaires de νH dans la gamme explorée et restent, trente ans plus tard, les meilleurs résultats 150

Chapitre 9. Pourquoi des neutrinos stériles ?

disponibles dans leur domaine. Un projet beaucoup plus ambitieux est à l’étude au CERN pour améliorer ces limites, il pourrait prendre des données au mieux vers 2024.

9.6

Neutrinos lourds et masse manquante

Pour des masses au-dessous du MeV, on ne peut imaginer un mode de désintégration donnant deux particules chargées connues. D’autre part, des νH suffisamment lourds se désintègrent sur des temps courts par rapport aux temps cosmologiques. En revanche, pour des masses très faibles la désintégration radiative est toujours permise et elle correspond à des temps de vie extrêmement longs. Cette désintégration émettra spontanément un photon, c’est en particulier le cas d’un neutrino ayant une masse dans la région de quelques keV, dont l’existence est favorisée par le modèle νMSM pour le premier neutrino N1 supplémentaire prédit. Comment une désintégration radiative peut-elle naître ? Le neutrino ne portant pas de charge électrique ne se couple pas a priori à un photon. Mais dans les graphes de Feynman, on peut concevoir un diagramme qu’on appelle en boucle dans lequel le νH se couple à un W et un lepton chargé virtuels qui ensuite redonnent ensemble un neutrino. Il y a deux lignes chargées sur lesquelles on peut attacher un photon. La désintégration radiative est très improbable car elle est contrainte par un temps de vie infiniment supérieur à l’âge de l’Univers. Cela donne donc un candidat acceptable pour expliquer la matière sombre et il est tentant de rechercher un tel signal. La probabilité de désintégration est extrêmement petite, mais le nombre de tels objets présents dans un amas de galaxies est si abondant que la recherche retrouve un sens. En fait un signal de neutrino stérile, qui potentiellement formerait la matière sombre, a été récemment revendiqué sous forme d’une raie de photons portant l’énergie de 3,5 keV. C’est un signal très encourageant, ramenant le problème de la masse sombre dans le domaine presque classique des particules élémentaires, il suggère un neutrino de masse 7 keV, 100 000 fois plus lourd que le plus lourd des neutrinos connus. Cette indication s’est révélée dans l’observation fine de l’émission de photons par le satellite XMM Newton dans la direction d’un amas de galaxies (32). Si on l’interprète comme provenant de la masse manquante présente dans les halos sombres des galaxies sous observation par le télescope et si l’on fixe sa masse a 7 keV, on calcule la densité de tels objets et on peut en déduire un temps de vie qui est trouvé de l’ordre de 1028 s, effectivement très long devant l’âge de l’Univers. Ces chiffres seraient

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151

Couplage entre le neutrino et le photon Le photon se couple directement aux particules portant une charge électrique. Le neutrino n’a pas de charge électrique et pourtant il peut communiquer avec un photon par un graphe de second ordre où s’introduit une boucle chargée, comme indiqué sur la figure 9.6. Ce type de graphe implique des processus rares donnant lieu à un moment magnétique pour le neutrino, mais aussi à des désintégrations radiatives qui résultent dans l’émission d’un photon. Ce processus est tout à fait concevable dans le cadre du Modèle Standard, mais les prédictions sont telles que l’observation serait très difficile si l’on se limite aux particules connues. Ainsi pour un neutrino ντ de masse 1 eV, la désintégration ντ → νe + γ aurait un temps de vie calculé de l’ordre de 1043 s, bien au-delà de l’âge de l’Univers. La désintégration radiative émet un neutrino et un photon, et ceci a pour conséquence que le photon, seule particule observable, possède une énergie valant la moitié de la masse du neutrino lourd quand ce dernier n’est pas relativiste, ce qui est réalisé pour des neutrinos qui constitueraient la matière sombre de l’Univers. La signature expérimentale est donc favorable pour une recherche, on attend un signal de photon d’énergie fixe. Notons que la désintégration avec émission de deux photons est, selon les calculs, encore plus favorable, mais la signature sera moins reconnaissable expérimentalement car chaque photon portera une énergie variable.

g

l

l

W

n

n

F IGURE 9.6. Graphe de Feynman décrivant la désintégration radiative d’un neutrino.

acceptables étant donné les connaissances actuelles. Mais le signal, montré sur la figure 9.7., n’est pas encore très convaincant, il reste à confirmer.

152

Chapitre 9. Pourquoi des neutrinos stériles ?

Petit calcul entre deux infinis En rapprochant les données actuelles obtenues dans les mesures astrophysiques et cosmologiques, il est possible d’évaluer le mélange d’un tel neutrino νH de 7 keV qui formerait la matière sombre. On sait que, d’après les analyses du fond cosmologique, la matière sombre représente 26 % du contenu de l’Univers, tandis que la composante de matière ordinaire (étoiles + gaz) est limitée à 5 %. D’autre part, la nucléosynthèse primordiale fixe le rapport entre matière et photons : baryon/photon = 6 × 10−10 Tenant compte des rapports existant entre matière sombre et matière ordinaire, un candidat de masse sombre ayant la masse d’un baryon serait présent à hauteur de : νH /γ = 6 × 10−10 × 26/5 Avec une masse de 7 keV, le nombre de νH est proportionnellement augmenté de 1 GeV/7 keV. Ceci donne donc un rapport entre les populations de νH et γ : νH /γ = 5 × 10−4 Au niveau de l’espace entier, les mesures cosmologiques donnent une densité de photons atteignant 400/cm3 , et le calcul donne celle des neutrinos cosmologiques connus à hauteur de 110/cm3 pour chaque saveur. On peut donc rapporter le nombre de νH au nombre de νe existant dans l’Univers. On trouve : νH /νe =2 × 10−3 Si ces nouveaux objets sont des neutrinos stériles ayant été produits à la naissance de l’Univers par mélange avec les νe , ce nombre n’est autre que le facteur U2He introduit dans la phénoménologie des mélanges, puisque ces νH seraient apparus en association avec les νe . Ce calcul offre une contrainte intéressante sur un éventuel neutrino lourd responsable de la matière sombre de l’Univers. Dans ce but, un nouveau satellite fut lancé en 2017 mais il ne réussit pas à se stabiliser en orbite, plusieurs autres expériences arrivent à divers stades de réalisation. Il faudra attendre encore quelque temps pour savoir de quoi il retourne réellement.

NEUTRINOS LES MESSAGERS DE L’INVISIBLE

153

Rapport, puis flux

Énergie (keV)

F IGURE 9.7. Excès invoqué de photons extragalactiques à 3.5 keV suggérant l’existence d’un neutrino lourd de masse 7 keV formant la matière sombre de l’Univers. © Satellite XMM-Newton.

154

Chapitre 9. Pourquoi des neutrinos stériles ?

10 Le futur de la physique des neutrinos Il reste du pain sur la planche pour les physiciens des neutrinos et la conférence biannuelle qui les réunit devient de plus en plus suivie, avec plus de 800 participants à la dernière édition, cela démontre à l’évidence la vitalité du milieu. 10.1

Les progrès à espérer prochainement

Les neutrinos ont lancé la première attaque contre le Modèle Standard, mais en fait contre sa seule version minimale. On sait aujourd’hui que les neutrinos ont une masse, et ce résultat clôt une longue interrogation qui a débuté dès l’hypothèse du premier neutrino. Les masses trouvées semblent minuscules par rapport à celles des autres particules de matière. Pourtant, elles suffisent pour arriver au très surprenant résultat que les neutrinos contribuent autant que les dix mille milliards de milliards d’étoiles existant au niveau de l’Univers entier. Le Modèle Standard a su digérer les masses de neutrinos, quoique les partenaires droits nécessaires à leur justification théorique soient toujours inconnus. Après la découverte du boson de Higgs au CERN en 2012, le Modèle Standard semble complet, méritant l’appellation de Théorie des particules, et la dernière conférence sur les neutrinos a encore renforcé ses assises en présentant des mesures toujours plus précises des paramètres pertinents. Pourtant, il reste des problèmes assez pratiques qu’il faut résoudre en priorité pour mieux comprendre les propriétés de ces particules très spéciales. La liste des questions qui attendent une réponse dans l’avenir assez proche est bien connue.

Tout d’abord, la première très actuelle interrogation concerne la hiérarchie des masses. On a vu que les données à notre disposition permettent deux versions de l’agencement des masses avec un ν3 qui peut être ou plus léger ou plus lourd que le couple ν1 ν2 . Pour répondre à ce problème, il faut étudier l’effet de matière dans les oscillations du νµ , c’est ainsi que peut être levée l’alternative entre les deux solutions. Cela demande une mesure sur une longue distance de telle sorte que les neutrinos traversent beaucoup de matière avant leur détection. Déjà, les deux expériences actuelles qui ont accumulé des données à grande distance, Nova au Fermilab et T2K au Japon, semblent préférer une hiérarchie normale avec un ν3 plus massif. Prochainement une expérience chinoise appelée JUNO va analyser des neutrinos de réacteurs après 50 km de parcours et les dispositifs géants IceCube et km3 Net étudiant les neutrinos atmosphériques devraient contribuer à la connaissance avec leur dispositif analysant les neutrinos d’énergie modérée autour des 10 GeV. Si tout n’est pas encore clair dans une paire d’années, la réponse définitive viendra de DUNE et HyperKamiokande. Une autre question lancinante se pose sur la nature intime des neutrinos : sont-ils leur propre antiparticule comme suggéré par le modèle inventé par Majorana dès les années 1935 et encore sans réponse ? Là aussi les connaissances progressent dans la recherche des désintégrations à double β sans émission de neutrinos. De telles études ont débuté il y a déjà très longtemps, les limites deviennent de plus en plus contraignantes. Il est à espérer qu’un signal non ambigu se révèle prochainement, sachant que si les neutrinos ne sont pas des particules de Majorana, la désintégration à double β sans émission de neutrinos n’existe pas, alors la recherche pourrait être condamnée à se poursuivre sans fin. L’autre grande question sur la table, dont la solution devrait être proche, est la suivante : où est passée l’antimatière ? En effet, une hypothèse naturelle est que notre Univers a débuté avec autant de matière que d’antimatière, c’est la base du Big Bang. Or l’antimatière a complètement disparu, sauf pour les neutrinos et antineutrinos cosmologiques présents à égalité. La mesure de la phase de violation de CP appelée δ, devrait répondre à la question. Très récemment, T2K a donné une première indication mais il faudra attendre DUNE et HyperKamiokande qui produiront leurs résultats à partir des années 2028 pour voir plus clair. Les projets sont très ambitieux, le but est considéré comme primordial, espérons que la phase δ ne nous déçoive pas. Une autre avancée à espérer prochainement est sur le front des géoneutrinos. Les projets sont déjà en construction et dans quelques années la statistique accumulée devrait croître d’au moins un ordre de grandeur. On attend aussi des progrès concernant les neutrinos astrophysiques et peut-être des sources de neutrinos de très hautes énergies seront-elles détectées dans le ciel. Un candidat potentiel qui a déjà été suggéré consiste en noyaux actifs de galaxies.

156

Chapitre 10. Le futur de la physique des neutrinos

Ensuite se posent des questions plus ésotériques. Les neutrinos subissentils les interactions électromagnétiques ? Bien que sans charge électrique, cela est permis par la théorie comme phénomène de second ordre c’est-à-dire très rare. On a vu la possibilité de désintégrations radiatives et beaucoup de limites existent déjà. Une autre conséquence d’un tel couplage serait un moment magnétique affectant les neutrinos. Là aussi, les prédictions sont désespérantes dans le cadre du Modèle Standard et les limites actuelles sont arrêtées à des ordres de grandeur des prédictions théoriques. Malgré tout, les limites continuent à progresser, avec l’espoir de découvrir un effet qui annoncerait une physique audelà du Modèle Standard. Récemment, une expérience de recherche de matière sombre qui a détecté un événement n’entrant pas dans le cadre connu l’a interprété comme un possible effet de moment magnétique. L’avenir dira si ce signal se confirme. En parallèle avec ces diverses avancées, une grande activité s’est développée autour de nouveaux types de neutrinos. On sait que les trois types bien étudiés sont au complet, mais on parle de neutrinos stériles qui seraient encore plus évanescents que les neutrinos connus. C’est un domaine de recherche très actif comme on l’a discuté. D’autant que de tels objets sont proposés par certains théoriciens pour expliquer la matière sombre à l’œuvre dans l’Univers. Nul doute que si le signal revendiqué d’un photon de 3,5 keV venant d’amas de galaxies était confirmé, le domaine serait en effervescence et beaucoup de projets nouveaux verraient le jour. 10.2

Les questions plus difficiles

Après la résolution de tous ces problèmes bien définis, des questions beaucoup plus fondamentales se présentent. Pourquoi existe-t-il trois neutrinos ? On a dit que cela permettait la violation de CP nécessaire pour comprendre la disparition de l’antimatière ; ceci est une hypothèse attrayante encore à confirmer précisément. Pourquoi des masses si faibles et plus généralement pourquoi des valeurs si disparates entre la masse du quark top qui vaut 185 GeV et le neutrino le plus léger qui a moins de 1 milli-eV ? Mais ceci amène à une question plus fondamentale encore. Le Modèle Standard repose sur une trentaine de grandeurs, en incluant les masses et les mélanges de neutrinos, qui semblent choisies de manière complètement arbitraire. Un grand principe est-il à l’œuvre derrière cet extravagant puzzle ? C’est en multipliant les connaissances que peut-être un jour un clair schéma surgira de cette confusion apparente. Étudier plus finement les propriétés des neutrinos connus ne fait que conforter la « Vieille physique ». Or les physiciens n’aiment pas se reposer trop longtemps sur leurs lauriers, et le but actuel est de débusquer les premiers

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signes de la « Nouvelle physique » censée régner au-delà du triomphant Modèle Standard, et qui aura réponse à tout. Au-delà du boson de Higgs, c’était le vœu de toute la communauté de trouver de tels signes au grand collisionneur LHC. Cet espoir s’est singulièrement amoindri. En somme, il reste encore bien des mystères. L’Univers d’aujourd’hui est évidemment constitué d’une composante de matière ordinaire, celle traquée depuis cent ans et qui fait l’objet du présent ouvrage. Cette matière est à la base de toute la construction des objets visibles, autant terrestres que célestes, et donc des dix mille milliards de milliards d’étoiles suggérées par les grands relevés astrophysiques mais aussi des étoiles à neutrons et autres trous noirs dont la masse peut atteindre des milliards de fois celle du Soleil. Mais cette matière aujourd’hui connue dans tous ses avatars ou presque ne représente qu’environ 0,5 % du contenu de l’Univers total. Les neutrinos, grâce aux toutes dernières découvertes, contribuent à peu près à la même proportion. Sachant que les étoiles ne représentent que 10 % de la matière ordinaire totale qui est présente à 90 % sous forme de nuages de gaz, il reste encore à comprendre 95 % du contenu de l’Univers. La prédiction attribuée à lord Kelvin, qui annonçait dès la fin du XIXe siècle que la science avait tout découvert, et qu’il ne restait plus que quelques détails à mesurer, s’avère décidément un peu précipitée. La physique des neutrinos représente l’archétype de la recherche fondamentale, celle qui se donne pour but la seule production de savoir. En 1897, quand J.J. Thomson découvrait l’électron, on aurait pu lui demander : à quoi ça sert ? Il n’aurait sans doute pas su imaginer tous les fantastiques développements rendus possibles grâce à l’électronique.Thomson faisait de la recherche fondamentale, et la recherche appliquée a suivi. En ce qui concerne les neutrinos, les applications pratiques semblent bien hypothétiques. Dans le passé, quelques idées ont été lancées avec plus ou moins de conviction pour tirer profit de leurs propriétés, elles sont restées anecdotiques. Première tentative : les neutrinos pouvaient permettre de communiquer avec les sous-marins, l’idée ne fut pas reprise par l’administration de la défense qui sans doute avait des moyens de transmission moins encombrants. Ensuite, certains suggérèrent de rechercher des poches de pétrole dans la croute terrestre par neutrinographie. Les neutrinos atmosphériques n’engendrent pas un flux suffisant, alors cela demandait un faisceau d’accélérateur qu’on devait diriger à volonté ce qui est techniquement très lourd et pratiquement irréalisable, même pour les finances des compagnies pétrolières. Une idée plus récente a été poursuivie plus sérieusement, elle prône le contrôle des centrales nucléaires par les neutrinos qu’elles produisent. En effet, le combustible des réacteurs consiste en uranium qui au fur et à mesure de la fission engendre du plutonium, or le plutonium est l’élément nécessaire à la construction d’armes nucléaires. Pour produire de l’électricité, on renouvelle

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régulièrement les barres d’uranium, et le plutonium ne s’accumule pas. Il s’avère qu’uranium et plutonium produisent chacun des neutrinos caractérisés par des spectres en énergie légèrement différents. Mesurer ce spectre avec suffisamment de précision permet, en principe, de contrôler l’état du combustible en opération. Mais à moins de construire le détecteur espion au flanc même du réacteur suspect, ce qui n’est évidemment pas politiquement envisageable, la mesure, qui ne permet pas de décider de la direction d’arrivée des neutrinos, demande des détecteurs d’envergure colossale. Il faut donc déclarer que les neutrinos ne servent qu’à accroître la connaissance humaine. Cette physique représente la quintessence de la recherche fondamentale. Il existe pourtant un aspect secondaire des neutrinos qu’on peut aborder en conclusion de cet ouvrage : ce sont des particules qui font rêver, elles nous font toucher du doigt un monde mystérieux. Des chorégraphies ont mis en scène les neutrinos invisibles. Ils se retrouvent dans un manga japonais, chargés de résoudre l’énigme de la matière sombre, ainsi que dans plusieurs romans qui leur ont été consacrés au cours des années. Les neutrinos symbolisent l’un des volets les plus emblématiques de la physique pure, celle qui n’a pour seul but que d’accroître le savoir en sacrifiant au devoir sacré de connaître. Kepler déjà, dans son « Mysteriumcosmographicum » posait la question : « Que sert la connaissance de la nature, que sert l’astronomie quand on a l’estomac vide ? ». Et il défendait la recherche pure comme donnant sa nourriture à l’esprit, au moins celui des happy few. La recherche systématique par les sciences du fonctionnement du monde a débuté voilà quatre siècles. Un accord profond semble exister entre l’intelligence humaine et les mystères de l’Univers. D’autant que toutes les avancées de la pensée se font grâce à l’outil mathématique, pure invention du cerveau humain. N’est-il pas remarquable qu’une création totalement subjective de notre intellect soit justement adaptée à comprendre la structure objective de la Nature ? Nous connaissons aujourd’hui les tactiques de fonctionnement de l’Univers avec ses quatre forces en compétition. C’est en constatant la rationalité du monde qu’Albert Einstein lui-même s’émerveille et déclare : « Le plus incompréhensible de cette histoire est que le monde est compréhensible. » Mais Einstein est demeuré réticent devant l’indéterminisme quantique, qui en particulier prend toute son importance dans les oscillations de neutrinos, jusqu’à émettre son fameux verdict : « Je refuse de croire en un Dieu qui joue aux dés avec le monde ». Il voulait connaître le monde « en soi », découvrir la totalité des secrets de la Nature, convaincu que l’intelligence humaine doit pouvoir comprendre tous les mécanismes du fonctionnement de l’Univers. Heisenberg lui répond que la physique doit seulement s’attacher à prédire les comportements du monde

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quand il est soumis à certaines circonstances. Avec ses relations d’incertitudes, il a recadré nos savoirs en défrichant un au-delà à la physique déterministe. Avec l’indéterminisme de la physique quantique, notre compréhension abdique déjà devant un électron qui se manifeste tantôt comme une onde tantôt comme une particule. Le monde est compréhensible, mais la mécanique quantique nous oblige à redimensionner nos ambitions. La connaissance ultime nous est inaccessible d’une autre manière. Un argument très terre à terre nous le rappelle aisément : la physique de l’extrême bute aujourd’hui contre le mur du gigantisme expérimental. Pour aller de l’avant et pour démontrer l’existence des cordes qui fixent la prochaine étape dans la recherche de l’élémentarité, il faudrait construire un accélérateur de la taille de la galaxie. D’ailleurs la limitation de notre connaissance naît d’un autre argument de bon sens : si notre cerveau était capable de comprendre tous les secrets du fonctionnement de l’Univers, cela demanderait une coïncidence très surprenante entre la capacité de notre intellect et l’ensemble des mystères qui nous hantent. Le principe anthropique s’inviterait avec force. En un sens, cette constatation devrait nous rassurer. L’équation de Schrödinger est strictement déterministe mais elle prédit seulement une probabilité de réalisation. Dans le cadre de la physique newtonienne, nous sommes libres comme la pierre qui tombe, selon les fortes paroles de Spinoza. Mais d’autres forces que la gravitation sont prépondérantes dans le monde de l’infiniment petit. La pierre n’est pas libre, le neutrino si, au moins partiellement puisque c’est une liberté sous surveillance bridée par des probabilités. Ces bornes de la connaissance, dont nous avaient avertis et Pascal et Descartes, ont la vertu de nous libérer du déterminisme absolu. La recherche fondamentale qui amène à la progression constante des connaissances pourrait nous donner une preuve de notre liberté.

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Bibliographie 1. E.Fermi, Nuovo Cimento 11 (1934) 1 2. C.L.Cowan et al., Science 124 (1956) 528 3. G.Danby et al., Phys.Rev.Lett. 9 (1962) 36 4. M.Perl et al., Phys.Rev.Lett. 51 (1975) 1945 5. LEP au CERN, Phys.Lett.231 (1989) 519, Phys.Lett.231 (1989) 530, Phys.Lett.231 (1989) 539 6. M.Goldhaber, Grodzins, Sunyar, Phys.Rev. 106 (1957) 826 7. UA1, UA2, Phys.Lett. B122 (1983) 8. Gargamelle, Phys.Lett. B46 (1973) 121, Phys.Lett. B46 (1973) 136 9. H.Bethe, Phys.Rev. 55 (1939) 434 10. IMB, Kamiokande, Phys.Rev.Lett. 58 (1987) 1494, Phys.Rev.Lett. 58 (1987) 1490 11. KamLAND, Nature 436 (2005) 499 12. BEBC, Phys.Lett.B 2693 (1983) 13. CDHS, Phys.Rev.Lett. 39 (1977) 488 14. NOMAD, Nuclear Phys.B621 (2002) 3 15. IceCube Phys.Rev.Lett. 111 (2013) 021103 16. ANTARES, arXiv :1209.6480 17. COHERENT, Science 10.1126/science.aat1378 (2018) 18. B.Pontecorvo, ZETF 34 (1957) 247, ZETF 53 (1967) 1717

19. Ray Davis, Phys.Rev.Lett. 20 (1968) 1205 20. GALLEX Phys.Lett. B285 (1992) 376 21. SuperKamiokande, Phys.Rev.Lett. 86 (2001) 5651 22. SNO, Phys.Rev.Lett. 87 (2001) 071301 23. SuperKamiokande Phys.Rev.Lett. 87 (2001) 071301 24. KamLAND, Phys.Rev.Lett. 90 (2003) 021802 25. Minos, Phys.Rev.Lett. 110, 2518011 (2013) 26. A.Cohen, S.Glashow et Z.Ligeti Phys.Lett. B678 (2009) 191 27. T2K, Double Chooz, Daya Bay, Reno Phys.Rev.Lett. 107 (2011) 041801, PRL 108 (2012) 131801, PRL 108 (2012) 171803, PRL 108 (2012) 191802 28. L.Wolfenstein, Phys.Rev. D17 (1978) 2369 29. S.Mikheyev et A.Smirnov, Sov.J.Nucl.Phys. 42 (1985) 913 30. M.Gell-Mann, Ramond et Slansky arXiv :hep-ph/9809459 31. E.Majorana, Nuovo Cimento 14 (1937) 171 32. A.Boyarsky et al., Phys.Rev.Lett 113 (2014) 251 301

Du même auteur Les neutrinos vont-ils au paradis ?, EDP Sciences, 2002 Le miroir aux neutrinos, Éd. Odile Jacob, 2003 Combien de particules dans un petit pois ? Éd. Le Pommier, 2003 L’homme est-il au centre de l’univers ? Éd. Le Pommier, 2004 Qu’est-ce que la relativité ? Éd. Le Pommier, 2005 Marcel Proust à la recherche des sciences, Éd. du Rocher, 2006 L’astronomie de l’extrême univers, Éd. Odile Jacob, 2007 Atlas, le nouveau défi des particules élémentaires, Éd. Ellipses, 2008 Le vrai roman des particules élémentaires, Éd. Dunod, 2010 La vitesse de la lumière et les neutrinos, Éd. Ellipses, 2012 Allegro neutrino ou l’Attrape-temps, Éd. l’Harmattan, 2013 La mécanique quantique sans douleur, Éd. Ellipses, 2014 Les techniques de détection dans le monde de l’infiniment petit, Éd. Ellipses, 2018 Einstein et Heisenberg, la controverse quantique de Konrad Kleinknecht, EDP Sciences, 2020 (Traduction de l’allemand)

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Bibliographie

Liste des figures 1.1 Spectre continu de l’électron émis dans les désintégrations β 1.2 Wolfgang Pauli, Prix Nobel 1945 1.3 Premier détecteur de neutrinos 1.4 Dispositif expérimental ayant découvert le second neutrino 1.5 Jack Steinberger, Prix Nobel 1988 avec L.Lederman et M.Schwartz pour la découverte du second neutrino 1.6 Un événement « anormal » en collisions e+ e− 1.7 Courbe d’excitation du Z0 qui mesure le nombre de types différents de neutrinos 2.1 Graphes de Feynman correspondant à des interactions de neutrino 2.2 Photo de Gargamelle montrant une diffusion de νµ sur un électron 2.3 Évidence expérimentale du gluon 2.4 Signal de mise en évidence du boson de Higgs 2.5 Graphes de Feynman décrivant la diffusion de neutrinos sur un électron 2.6 Section efficace du neutrino rapportée à son énergie 3.1 Neutrinos de réacteurs : spectre en énergie avec le pic à 5 MeV 3.2 Spectre en énergie des neutrinos d’un faisceau d’accélérateur 3.3 Spectre global des neutrinos émis par le Soleil 3.4 Bouffée de neutrinos venant de la supernova 1987A 3.5 Masatoshi Koshiba, Prix Nobel 2002

3.6 Spectre global des neutrinos d’origines naturelle et artificielle 4.1 Schéma d’un tube photomultiplicateur 4.2 Spectre des neutrinos solaires mesuré par Borexino 4.3 Portrait d’une interaction de neutrino dans BEBC 4.4 Le détecteur CDHS 4.5 Événement « typique » enregistré par CDHS 4.6 Interaction d’un νµ dans NOMAD 4.7 Interaction d’un νe dans NOMAD 4.8 Esquisse de l’émission de lumière Cerenkov 4.9 Le détecteur SuperKamiokande pendant la phase de remplissage 4.10 Distribution spatiale des neutrinos atmosphériques détectés dans Amanda 4.11 Le dispositif IceCube au Pôle Sud 4.12 Un événement extragalactique dans IceCube 4.13 Esquisse de Antarès en Méditerranée 4.14 Concept d’une chambre à projection temporelle 4.15 Événement d’interaction de neutrino dans MicroBoone 4.16 Interaction d’un ντ dans OPERA 5.1 Résultat de l’expérience Homestake 5.2 Reconstruction de la direction du Soleil avec les neutrinos 5.3 « Neutrinographie » du Soleil 5.4 Résultats combinés de SNO 5.5 Arthur McDonald, Prix Nobel 2015 5.6 Origine des neutrinos atmosphériques 5.7 Anneaux Cerenkov de muons et électrons 5.8 Distribution des directions d’arrivée des neutrinos atmosphériques de type électronique et muonique 5.9 Takaaki Kajita, Prix Nobel 2015 5.10 Spectre en énergie des neutrinos de réacteurs dans KamLAND 5.11 Neutrinos détectés à 730 km avec le détecteur MINOS 6.1 Analyse de la queue du spectre en désintégration de 3 He 6.2 Schéma de l’expérience KATRIN

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Liste des figures

6.3 Werner Heisenberg (1901-1976) Prix Nobel 1932 6.4 Probabilité d’oscillation d’un neutrino d’accélérateur 6.5 Relation entre les neutrinos d’interactions et les neutrinos de masses 6.6 Superposition de deux types d’oscillations aux réacteurs 6.7 Résultats de Double Chooz 6.8 Les deux solutions de hiérarchie de masses 6.9 Ettore Majorana (1902-1938), théoricien du neutrino 7.1 Les messagers de l’astrophysique 7.2 Structure interne de la Terre 8.1 Image du fond cosmologique mesuré par Planck 8.2 Résultat préliminaire de T2K sur la mesure de la phase δ 8.3 Le projet DUNE 8.4 Le projet HyperKamiokande 8.5 Courbe des vitesses de rotations autour d’une galaxie 8.6 Le « bullet cluster » 9.1 Résultat de LSND 9.2 Anomalie des flux de réacteurs nucléaires 9.3 Constituants dans le modèle νMSM 9.4 L’expérience PS191 9.5 Limite obtenue sur les neutrinos lourds par PS191 9.6 Couplage entre un neutrino et un photon 9.7 Indication d’un excès de photons extragalactiques à 3,5 keV

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