Naissance de la clinique [7e ed. "Quadrige."] 9782130536390, 2130536395

Naissance de la clinique constitue aussi, travers une analyse historique et critique de la constitution du sujet, le mal

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French Pages xv, 214 pages; 19 cm [233] Year 2007

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Naissance de la clinique [7e ed. "Quadrige."]
 9782130536390, 2130536395

Table of contents :
Préface......Page 6
1. Espaces et classes......Page 18
2. Une conscience politique......Page 38
3. Le champ libre......Page 54
1. La mise en question des structures hospitalières......Page 55
2. le droit d'exercice et l'enseignement médical......Page 61
4. Vieillesse de la clinique......Page 70
5. La leçon des hôpitaux......Page 80
1. Les mesures du 14 frimaire an III......Page 86
2. Réformes et discussions en l'an V et en l'an VI......Page 89
3. L'intervention de Cabanis et la réorganisation de l'an XI......Page 95
6. Des signes et des cas......Page 104
1. Les symptômes constituent une couche primaire indissociablement signifiante et signifiée......Page 107
2. C’est I’interuention d’une conscience qui transforme le symptôme en signe......Page 109
3. L’être de la maladie est entièrement énonçable en sa vérité......Page 111
7. Voir, savoir......Page 124
8. Ouvrez quelques cadavres......Page 142
1. Principe de la communication tissulaire......Page 168
3. Principe de la pénétration en vrille......Page 169
4. Principe dela spécificité du mode d’attaque des tissus......Page 170
5. Principe de l’altération de l’altération......Page 171
10. La crise des fièvres......Page 194
Conclusion......Page 216
Bibliographie......Page 222
Table des matières......Page 232

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Naissance de la clinique

Michel Foucault Naissance de la clinique

QUADRIGE

/ PUF

ISBN 978-2-13-053639-0 lSSN 0291-0489

Dépôt légal - 1'' édition : 1963 Réimpression de la 7e édition u Quadrige * : 2007, février O Presses Universitaires de France, 1963 Galien 6, avenue Reille, 75014 Paris

préface I1 est question dans ce livre de l’espace, du langage et de la mort ; il est question du regard. Vers le milieu du X V I I I ~siècle, Pomme soigna et guérit une hystérique en lui faisant prendre a des bains de 10 à 12 heures par jour, pendant dix mois entiers ».Au terme de cette cure contre le dessèchement du système nerveux et la chaleur qui l’entretenait, Pomme vit des portions niembraneuses semblables à des morceaux de parchemin trempé ... se détacher par de légères douleurs et sortir journellement avec les urines, l’uretère du côté droit se dépouiller ti son tour et sortir tout entier par la même voie P. I1 en f u t de même a pour les intestins qui, dans un autre temps, se dépouillèrent de leur tunique interne que nous vîmes sortir par le rectum. L’msophage, la trachée artère, e t la langue s’étaient dépouillées à leur tour ; e t la malade nous avait rejeté différentes pièces soit par le vomissement soit par l’expectoration n (1). E t voici comment, moins de cent ans plus tard, un médecin perçoit une lésion anatomique de l’encéphale et de ses enveloppes ; il s’agit des u fausses membranes P qu’on trouve fréquemment chez les sujets atteints de u méningite chronique n : a Leur surface externe appliquée sur le feuillet arachnoïdien de la dure-mère est adhérente à ce feuillet, tantôt d’une maniêre très lâche, et alors on les sépare facilement, tantôt d’une manière ferme et intime et dans ce cas il est quelquefois très dificile de les détacher. Leur surface interne est seulement contiguë B l’arachnoïde, avec laquelle elle ne contracte aucune union Les fausses membranes sont souvent transparentes surtout lorsqu’elles sont très minces ; mais ordinairement elles ont une. couleur blanchâtre, ((

...

1) P. POMME, Trail4 der affeelionr vaporcurer der deux amer (4’ 6d., Lyon, i d ) , t. I, pp. 60-65.

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grisâtre, rougeâtre et plus rarcnicnt jaunâtre, brunâtre e t noirâtre. Cette matière offre fréquemment des nuances différentes suivant les parties de la même membrane. L’épaisseur de ces productions accidentelles varie beaucoup ;elles sont parfois d’une ténuité telle qu’on pourrait les comparer à une toile d’araignée ... L’organisation des fausses membranes présente également beaucoup de différences : celles qui sont minces sont couenneuses, semblables aux pellicules albumineuses des œufs e t sans structure propre distincte. Les autres offrent souvent sur une de leurs faces des traces de vaisseaux sanguins entrecroisés en divers sens e t injectés. Elles sont souvent réductibles en lames superposées entre lesquelles sont assez fréquemment interposés des caillots d’un sang plus ou moins décoloré )I (1). Entre le texte de Pomme qui portait A leur forme dernière les vieux mythes de la pathologie nerveuse e t celui de Bayle qui décrivait, pour un temps dont nous ne sommes pas encore sortis, les lésions encéphaliques de la paralysie générale, la différence est infime et totale. Totale pour nous, puisque chaque mot de Bayle, en sa précision qualitative, guide notre regard dans un monde de constante visibilité, alors que le texte précédent nous parle le langage, sans support perceptif, des fantasmes. Mais cet évident partage, quelle expérience fondamentale peut I’instaurer en deçh de nos certitudes, là où elles naissent e t se justifient ? Qui peut nous assurer qu’un médecin du X V I I I ~siècle ne voyait pas ce qu’il voyait, mais qu’il a sufi de quelques dizaines d’années pour que les figures fantastiques se dissipent et que l’espace libéré laisse venir jusqu’aux yeux la franche découpe des choses ? I1 n’y a pas eu de u psychanalyse D de la connaissance médicale, ni de rupture plus ou moins spontanée des investissements imaginaires ; la médecine a positive D n’est pas celle qui a fait un choix u objecta1 n porté enfin sur l’objectivité elle-même. Toutes les puissances d’un espace visionnaire par où communiquaient médecins e t malades, physiologistes e t praticiens (nerfs tendus e t tordus, sécheresse ardente, organes durcis ou brûlés, nouvelle naissance du corps dans I’éléinent bénéfique de la fraîcheur e t des eaux) n’ont pas disparu ; elles ont été déplacées plutôt ’et comme encloses dans la singularité du malade, du côté de cette région des a symptômes subjectifs B qui définit pour le médecin non plus le mode de la connaissance mais le monde A. L.J. BAYLE,Nouvelle docfrine des maladies meniales (Parie, 1825),

p,.tL.

PREFACE

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des objets à connaître. Le lien fantastique du savoir e t de la souffrance, loin d’être rompu, est assuré par une voie plus complexe que la siniple perméabilité des inlaginations ; la présence de la maladie dans IC corps, ses tensions, ses brûlures, le monde sourd des entrailles, tout l’envers noir du corps que tapissent de longs r6ves sans yeux sont à la fois contestés dans leur objectivité par le discours réducteur du niédecin e t fondés comme autant d’objets pour son regard positif. Les figures de la douleur ne sont pas conjurées au bénCfice d’une connaissance neutralisée; elles ont été redistribuées dans l’espace où se croisent les corps et les regards. Ce qui a changé, c’est la configuration sourde où le langage prend appui, le rapport de situation e t de posture entre ce qui parle e t ce dont on parle. Quant au langage lui-même, à partir de quel moment, de quelle modification sémantique ou syntactique, peut-on reconnaître qu’il s’est mué en discours rationnel ? Quelle ligne décisive est donc tracée entre une description qui peint des menibranes comme des a parchemins trempés D e t cette autre, non moins qualitative, non moins métaphorique qui voit, étalées sur les enveloppes du cerveau, comme des pellicules de blanc d’œuf ? Les feuillets u blanchâtres a e t u rougeâtres D de Bayle sont-ils, pour un discours scientifique, de valeur différente, de solidité e t d’objectivité plus denses que les lanielles racornies décrites par les médecins du X V X I Isiécle ~ ? IJn regard un peu plus méticuleux, un parcours verbal plus lent e t mieux appuyé sur les choses, des valeurs épithétiques fines, parfois un peu brouillées, n’est-ce pas simplement, dans le langage médical, la prolifération d’un style qui depuis la médecine galénique a tendu, devant le gris des choses e t de leurs formes, des plages de qualités ? Pour saisir la mutation du discours quand elle s’est produite, il faut sans doute interroger autre chose que les contenus thématiques ou les modalités logiques, e t s’adresser à cette région où les a choses D e t les a mots ne sont pas encore séparés, là où s’appartiennent encore, au ras du langage, maniére de voir e t manière de dire. I1 faudra questionner la distribution originaire du visible e t de l’invisible dans la mesure où elle est liée au partage de ce qui s’énonce e t de ce qui est tu : alors apparaftra, en une figure unique, l’articulation du langage médical e t de son objet. Mais de préséance, il n’y en a point pour qui ne se pose pas de question rétrospective ; seule mérite d’être portée dans un jour à dessein indifférent la structure parlé du perçu, cet espace plein au creux duquel le langage prend son volume e t JI

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sa mesure. I1 faut se placer, et, une fois pour toutes, se maintenir au niveau de la spatialisation et de la uerbafisation fondamentales du pathologique, là où prend naissance et se recueille le regard loquace que le médecin pose sur le cœur vénéneux des choses.

La médecine moderne a fixé d’elle-même sa date de naissance vers les dernières années du X V I I I ~siècle. Quand elle se prend à réfléchir sur elle-même, elle identifie l’origine de sa positivité B un retour, par-delà toute théorie, à la modestie eflicace du perçu. En fait, cet empirisme présumé repose non sur une redécouverte des valeurs absolues du visible, non sur l’abandon résolu des systèmes e t de leurs chimères, mais sur une réorganisation de cet espace manifeste et secret qui f u t ouvert lorsqu’un regard millénaire s’est arrêté sur la souffrance des hommes. Le rajeunissement de la perception médicale, l’illumination vive des couleurs et des choses sous le regard des premiers cliniciens n’est pourtant pas un mythe ; au début du X I X siècle, ~ les médecins ont décrit ce qui, pendant des siècles, était resté au-dessous du seuil du visible et de I’énonçable ;mais ce n’est pas qu’ils se soient remis à percevoir après avoir trop longtemps spéculé, ou B écouter la raison mieux que l’imagination ; c’est que le rapport du visible à l’invisible, nécessaire à tout savoir concret, a changé de structure et fait apparaître sous le regard et dans le langage ce qui était en deçà et au-delà de leur domaine. Entre les mots et les choses, une alliance nouvelle s’est nouée, faisant uoir et dire, et parfois dans un discours si réellement N naïf n qu’il paraît se situer à un niveau plus archaïque de rationalité, comme s’il s’agissait d’un retour à un regard enfin matinal. En 1764, J. F. Meckel avait voulu étudier les altérations de l’encéphale dans un certain nombre d’affections (apoplexie, manie, phtisie) ;il avait utilisé la méthode rationnelle de la pesée des volumes égaux e t de leur comparaison pour déterminer quels secteurs du cerveau étaient desséchés, quels autres engorgés e t dans quelles maladies. La médecine moderne n’a Q peu près rien retenu de ces recherches. La pathologie de l’encéphale a inauguré pour nous sa forme a positive n lorsque Bichat et surtout Récamier e t Lallemand utilisèrent le fameux c marteau terminé par une surface large e t mince. En procédant à petits coups, le crâne étant plein, il ne peut en résulter d’ébranlement susceptible de produire des désordres. I1 vaut mieux commencer par sa partie

PRÉFACE

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postérieure, parcc que, quand l’occipital reste seul à casser, il est souvent si mobile que les coups portent 4 faux ... Chez les enfants très jeunes, les os sont trop souples pour être cassés, trop minces pour étrc sciés ; il faut les couper avec des ciseaux forts D (1). Alors le fruit s’ouvre : sous la coque méticuleusement éclatée, quelque chose apparaît, masse molle et grisâtre, enveloppée de peaux visqueuses 4 nervure de sang, triste pulpe fragile en quoi rayonne, enfin libéré, enfin donné au jour, l’objet du savoir. L’agilité artisanale du casse-crâne a remplacé la précision scientifique de la balance, et pourtant c’est en celle-I&que notre science depuis Bichat se reconnaît; le geste précis, mais sans mesure qui ouvre pour le regard la plénitude des choses concrètes, avec le quadrillage menu de leurs qualités, fonde une objectivité plus scientifique pour nous que les médiations instrumentales de la quantité. Les formes de la rationalité médicale s’enfoncent dans l’épaisseur merveilleuse de la perception, en offrant comme visage premier de la vérité le grain des choses, leur couleur, leurs taches, leur dureté, leur adhérence. L’espace de l’expérience semblc s’identifier au domaine du regard attentif, de cette vigilance empirique ouverte 4 l’évidence des seuls contenus visibles. L’œil devient le dépositaire et la source de la clarté ; il a pouvoir de faire venir au jour une vérité qu’il ne reçoit que dans la mesure où il lui a donné le jour ; en s’ouvrant, il ouvre le vrai d’une ouverture première : flexion qui marque, à partir du monde de la clarté classique, le passage des a Lumières B au X I X ~ siècle. Pour Descartes e t Malebranche, voir, c’était percevoir (et jusque sous les espéces les plus concrètes de l’expérience :pratique de l’anatomie chez Descartes, observations microscopiques chez Malebranche) ; mais il s’agissait, sans dépouiller la perception de son corps sensible, de la rendre transparente pour I’exercice de l’esprit : la lumière, a n k i e u r e B tout regard, était l’blément de l’idéalité, I’inassignable lieu d’origine où les choses étaient adéquates 4 leur essence et la forme selon laquelle elles la rejoignaient 4 travers la géométrie des corps ; parvenu à sa perfection, l’acte de voir se résorbait dans la figure sans courbe ni durée de la lumière. A la fin du X V I I I ~siècle, voir consiste â laisser B l’expérience sa plus grande opacité corporelle; le solide, l’obscur, la densité des choses closes sur elles-mêmes ont des pouvoirs de vérité qu’ils n’empruntent pas à la lumière, mais ( I ) F. LALLEMAND, Rcchcrchca analorno-palhologiguca aur I‘cnclphalc (Paris, 1820), Introd., p. vir note.

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Q la lenteur dii regard qui les parcourt, les contourne et peu à peu les pénètre en ne leur apportant jamais que sa propre clarté. Le séjour de la vbrité dans le noyau sonibre des choses est paradoxalemciit. lié A ce pouvoir souverain du regard enipirique qui nict leur nuit à jour. Toute la lumière est passée du côté du mince flambeau de l’œil qui tourne inaintenant autour des volumes et dit, dans ce cheiiiin, leur lieii et leur fornie. Le discours rationnel s’appuie riioins sur la géonibtrie de la lumière que sur l’épaisseur insistante, indhpassable de l’objet : en sa présence obscure niais préalable A tout savoir, se donnent la source, le domaine e t la liniite de l’expérience. Le regard est passivement lié à cette passivité première qui le voue A In tâche infinie de la parcourir en son entier e t de la maîtriser. II appartenait à ce langage des choses et, Q lui seul sans doute d’autoriser h propos de l’individu un savoir qui ne fût pas siniplcinent d’ordre historique ou esthétique. Que la définition de l’individu soit uti labeur infini n’était plus un obstacle pour une expérience qui, en acceptant ses propres limites, prolongeait sa tâche dans l’illiniit6. La qualité singuliére, l’impalpable couleur, la forme unique e t transitoire, en acquérant le statut de l’objet, ont pris son poids et sa solidité. Aucune lumière ne pourra plus les dissoudre dans les vérités iddales ; mais l’application du regard, tour ti tour, les éveillera e t les fera valoir sur fond d’objectivité. Le regard n’est plus réducteur, mais fondateur de l’individu dans sa qualité irréductible. E t par là il devient possible d’organiser autour de lui un langage rationnel. L’objet du discours peut aussi bien être un sujet, sans que les figures de l’objectivité soient pour autant altérées. C’est cette réorganisation formelle e t en profondeur, plus que l’abandon des théories et des vieux systèmes, qui a ouvert la possibilité d’une ezpérience clinique ; elle a levé le vieil interdit aristotélicien : on pourra enfin tenir sur l’individu un discours h structure scientifique.

Cet accés A l’individu, nos contemporains y voient l’instauration d’un N colloque singulier II e t la formulation la plus serrée d’un vieil humanisme médical, aussi vieux que la pitié des hommes. Les phénoménologies acéphales de la compréhension mêlent A cette idée mal jointe le sable de leur désert conceptuel ; le vocabulaire faiblement érotise de la u rencontre 8 e t du a couple médecin-malade u s’exténue à vouloir communiquer à t a n t

PRÉFACE

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de non-pensée les pâles pouvoirs d’une rêverie matrimoniale. L’expérience clinique - cette ouverture, première dans l’histoire occidentale, de l’individu concret au langage de la rationalité, cet événement majeur dans le rapport de l’homme à luiinême e t du langage aux choses - a vite été prise pour un affrontement simple, sans concept, d’un regard e t d’un visage, d’un coup d’œil et d’un corps muet, sorte de contact préalable à tout discours et libre des embarras du langage, par quoi deuxindividus vivants sont a encagés 1) dans une situation commune mais non réciproque. Dans ses dernières secousses, la médecine dite libérale invoque à son tour en faveur d’un marché ouvert les vieux droits d’une clinique comprise comme contrat singulier et pacte tacite passé d’homme à homme. On prête même à ce regard patient le pouvoir de rejoindre, par addition mesurée de raisonnement - ni trop, ni trop peu -, la forme générale de tout const a t scientifique : a Pour pouvoir proposer à chacun de nos malades un traitement parfaitement adapté à sa maladie et B luimême, nous cherchons & avoir de son cas une idée objective et complète, nous rassemblons dans un dossier qui lui est personnel (son a observation D) la totalité des renseignements dont nous disposons sur lui. Nous a l’observons D de la même maniére que nous observons les astres ou une expérience de laboratoire D (1). Les miracles ne sont point si faciles :la mutation qui a permis et qui, tous les jours, permet encore que le a lit D du malade devienne champ d’investigation e t de discours scientifiques n’est pas le mélange, tout à coup déflagrant, d’une vieille habitude avec une logique plus ancienne encore, ou celle d’un savoir avec le bizarre composé sensoriel d’un a tact D, d’un a coup d’œil B et d’un N flair a. La médecine comme science clinique est apparue sous des conditions qui définissent, avec sa possibilité historique, le domaine de son expérience et la structure de sa rationalité. Elles en forment l’a priori concret qu’il est possible maintenant de faire venir au jour, peut-être parce qu’une nouvelle expérience de la maladie est en train de naître, offrant sur celle qu’elle repousse dans le temps la possibiliîd d’une prise historique e t critique. Mais un détour ici est nécessaire pour fonder ce discours sur la naissance de la clinique. Discours étrange, je le veux bien, puisqu’il ne veut s’appuyer ni sur la conscience actuelle des cliniciens, ni même sur la répétition de ce qu’autrefois ils ont pu dire. I1 est bien probable que nous appartenons à un âge de critique dont l’absence d’une philosophie premiére nous rappelle (1) J.-Ch. SOURNIA, L a g i p et morale du diagnwfic (Paricl, 1962), p. 19.

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à chaque instant le règne e t la fatalité : âge d’intelligence qui nous tient irrémédiablement à distance d’un langage originaire. Pour Kant, la possibilité d’une critique e t sa nécessité étaient liées, à travers certains contenus scientifiques, au fait qu’il y a de la connaissance. Elles sont liées de nos jours - e t Nietzsche le philologue cn témoigne - au fait qu’il y a du langagc e t que, dans les paroles sans nombre prononcées par les hommes qu’elles soient raisonnables ou insensées, démonstratives ou poétiques un sens a pris corps qui nous surplombe, conduit notre aveuglement, mais attend dans l’obscurité notrc prise de conscience pour venir B jour et se mcttre à parler. Nous sommes voués historiquement à I’liistoirc, à la patiente construction de discours sur les discours, à la tâche d’entendre ce qui a été déjh dit. Est-il fatal pour autant que nous ne connaissions d’autre usage de In parole que celui di1 commentaire? Ce dernier, à vrai dire, interroge le discours sur ce qu’il dit e t a voulu dire ; il cherche à faire surgir ce double fond de la parole, oii elle se retrouve en une idciit.it.é à elle-même qu‘on suppose plus proche de sa vérité ; il s’agit, en énoncant ce qui a &tédit, de redire ce qui n’a jamais été prononcé. Dans cette activité de conimentaire qui cherchc à faire passer un discours resserré, ancien e t comme silencieux à lui-même dans un autre plus bavard, la fois plus archaïque e t plus cont.emporain, se cache une étrange attitude à l’égard du langage : commenter, c’est admettre par dbfinition un excès du signifié sur le signifiant, un reste nécessairement non formulé de la pensée que le langage a laissé dans l’ombre, résidu qui en est l’essence elle-même, poussée hors de son secret; mais commenter suppose aussi que ce non-parlé dort dans la parole, e t que, par une surabondance propre au signifiant, on peut en l’interrogeant faire parler un contenu qui n’était pas explicitement signifié. Cette double pléthore, en ouvrant la possibilité du commentaire, nous voue à une tâche infinie que rien ne peut limiter : il y a toujours du signifié qui demeure e t auquel il faut encore donner la parole ; .quant au signifiant, il est toujours offert en une richesse qui nous interroge malgré nous sur ce qu’elle a veut dire B. Signifiant e t signifié prennent ainsi une autonomie substantielle qui assure & chacun d’eux isolément le trésor d’une signification virtuelle ; à la limite, l’un pourrait exister sans l’autre e t se mettre 4 parler de lui-même : le commentaire se loge dans cet espace supposé. Mais en même temps, il invente entre eux un lien complexe, toute une tranie indécise qui met en jeu les valeurs poétiques de l’expression : le signifiant n’est pas censé a traduire B sans cacher,

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PRÉFACE

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e t sans laisser le signifié dans une inépuisable réserve ; le signifié ne se dévoile que dans le monde visible e t lourd d’un signifiant chargé lui-même d’un sens qu’il ne maîtrise pas. Le commentaire repose sur ce postulat que la parole est acte de a traduction II, qu’elle a le privilège dangereux des images de montrer en cachant, et qu’elle peut indéfiniment être substituée 4 elle-mênic dans la série ouverte des reprises discursives ; bref, il repose sur une interprétation du langage qui porte assez clairement la marque de son origine historique :I’Exégése, qui écoute, à travers les interdits, les symboles, les images sensibles, A travers tout l’appareil de la Révélation, le Verbe de Dieu, toujours secret, toujours au-delh de lui-même. Nous commentons depuis des années le langage de notre culture de ce point précisément oii nous avions attendu en vain, pendant des siècles, la décision de la Parole. Traditionnellement, parler sur la pensée des autres, chercher h dire ce qu’ils ont dit, c’est faire une analyse du signifié. Mais est-il nécessaire que les choses dites, ailleurs et par d’autres, soient exclusivement traitées selon le jeu du signifiant et du signifié ? N’est-il pas possible de faire une analyse des discours qui échapperait A la fatalité du commentaire en ne supposant nul reste, nul excès en ce qui a été dit, mais le seul fait de son apparition historique ? I1 faudrait alors traiter les faits de discours, non pas comme des noyaux autonomes de significations multiples, mais comme des événements et des segments fonctionnels, formant système de proche en proche. Le sens d’un énoncé ne serait pas défini par le trésor d’intentions qu’il contiendrait, le révélant et le réservant A la fois, mais par la différence qui l’articule sur les autres énoncés réels et possibles, qui lui sont contemporains ou auxquels il s’oppose dans la série linéaire du temps. Alors apparaîtrait l’histoire systématique des discours. Jusqu’à présent, l’histoire des idées ne connaissait guère que deux méthodes. L’une, esthétique, était celle de l’analogie - d’une analogie dont on suivait les voies de diffusion dans le temps (genèses, filiations, parentés, influences) ou à la surface d’une plage historique déterminée (l’esprit d’une époque, sa Weltanschauung, ses catégories fondamentales, l’organisation de son monde socioculturel). L’autre, psychologique, était celle de la dénégation des contenus (tel sièclc ne fut pas aussi rationaliste, ou irrationaliste qu’il le disait e t qu’on l’a cru), par quoi s’inaugure e t se développe une sorte de u psychanalyse D des pensées dont le terme est de plein droit réversible - le noyau du noyau étant toujours son contraire. On voudrait essayer ici l’analyse d’un type de discours

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NAISSANCE DE LA CLINIQUE

- à une époque où, avüiit les grandes découvertes du X I X ~siècle, il a modifié moins ses matériaux que sa forme systématique. La clinique, c’est à la fois une nouvelle découpe des choses, et le principe de leur articulation dans un langage où nous avons coutume de reconnaître le langage d’une u science positive n. A qui voudrait en faire l’inventaire théiiiatiquc, l’idée de clinique apparaîtrait sans doute chargée de voleurs assez floues ; on y déchiflrerait probableiiient des figures incolores comme l’effet singulier de la maladie sur le malade, la diversité des tempéraments individuels, la probabilité de l’évolution pathologique, la nécessité d’une perception aux aguets, inquiète des moindres modalités visibles, la forme empirique, cumulative et indéfiniment ouverte du savoir médical : autant de vieilles notions depuis longtenips usagées, et qui formaient déjà, ti n’en pas douter, l’équipement de la médecine grecque. Rien, dans ce vieil arsenal ne peut désigner clairement ce qui s’est passé au détour du X V I I I ~siècle quand la remise en jeu de l’ancien thème clinique a a produit I, s’il faut en croire des apparences hâtives, une mutation essentielle dans le savoir iiiédical. Mais, considérée dans sa disposition d’ensemble, la clinique apparaît comme iin nouveau profil, pour l’expérience du médecin, du perceptible et de I’énonçable : nouvelle distribution des éléments discrets de l’espace corporel (isoleiiient, par exemple, du tissu plage fonctionnelle à deux dimensions, qui s’oppose à la masse fonctionnante de l’organe et constitue le paradoxe d’une a surface intérieure a), réorganisation des éléments constituant le phénomène pathologique (une granimaire des signes s’est substituée à une botanique des symptômes), définition des séries linéaires d’événements morbides (par opposition au buissonnement des espèces nosologiques), articulation de la nialadie sur l’organisme (disparition des entités morbides générales qui groupaient des symptômes en une figure logique, au profit d’un statut local qui situe l’être de la maladie avec ses causes et ses effets dans un espace à trois dimensions). L’apparition de la clinique, comme fait historique, doit être identifiée au systeme de ces réorganisations. Cette nouvelle structure est signalée, mais n’est pas épuisée bien sûr,, par le changement infime e t décisif qui a substitué à la question : u Qu’avez-vous ? *, par quoi s’inaugurait au X V I I I ~siècle le dialogue du médecin et du malade avec sa grammaire e t son style propres, cette autre où nous reconnaissons le jeu de la clinique et le principe de tout son discours : a Où avez-vous mal ? I. A partir de là, tout le rapport du signifiant - celui de I’expcrience niédicale

PRÉFACE

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au signifié sn redistribue, et, ceci tous Irs niveaux dn l’expérience niédicale : entre les symptômes qui signifient et la nialsdic qui est signifiéc, entre la description et ce qu’elle décrit, entre l’événement e t ce qu’il pronostique, entre la lésion e t le mal qu’elle signale, etc. La clinique, invoquée sans cesse pour son empirisme, la modestie de son attention e t le soin avec lequel elle laisse venir silencieusement les choses sous le regard, sans les troubler d’aucun discours, doit sa réelle importance au fait qu’elle est une réorganisation en profondeur non seulement des connaissances médicales, mais de la possibilité même d’un discours sur la maladie. La refenue du discours clinique (proclamée par les médecins : refus de la théorie, abandon des systémcs, non-philosophie) renvoie aux conditions non verbales à partir de quoi il peut parler : la structure commune qui découpe e t articule ce qui se ooit et ce qui SC dit.

La recherche ici entreprise implique donc le projet délibéré d’être à la fois historique e t critique, dans la mesure où il s’agit, hors de toute intention prescriptive, de déterminer les conditions de possibilité de l’expérience médicale telle que l’époque moderne l’a connue. Une fois pour toutes, ce livre n’est pas écrit pour une médecine contre une autre, ou contre la médecine pour une absence de médecine. Ici, comme ailleurs, il s’agit d’une étude qui essaie de dégager dans l’épaisseur du discours les conditions de son histoire. Ce qui compte dans les choses dites par les hommes, ce n’est pas tellement ce qu’ils auraient pensé en deçà ou au-delà d’elles, mais ce qui d’entrée de jeu les systématise, les rendant pour le reste du temps, indéfiniment accessibles à de nouveaux discours e t ouvertes à la tâche de les transformer.

CHAPITRE

PREnIiER

espaces et classes

Pour nos yeux déjà usés, le corps humain constitue, par droit de nature, l’espace d’origine et de répartition de la maladie : espace dont les lignes, les volumes, les surfaces e t les chemins sont fixés, selon une géographie maintenant familière, par l’atlas anatomique. Cet ordre du corps solide et visible n’est cependant qu’une des manières pour la médecine de spatialiser la maladie. Ni la premiére sans doute, ni la plus fondamentale. II y O eu e t il y aura des distributions du mal qui sont autres. Quand pourra-bon définir les structures que suivent, dans le volume secret du corps, les réactions allergiques ? A-t-on même jamais fait la géométrie spkifique d’une diffusion de virus dans la mince lame d’un segment tissulaire ? Est-ce dans une anatomie euclidienne que ces phénoménes peuvent trouver la loi de leur spatialisation? E t il suflirait de rappeler, après tout, que la vieille théorie des sympathies parlait un vocabulaire de correspondances, de voisinages, d’homologies : termes pour lesquels l’espace perçu de l’anatomie n’offre guère de lexique cohérent. Chaque grande pensée dans le domaine de la pathologie prescrit à la maladie une configuration dont les requisits spatiaux ne sont pas forcément ceux de la géométrie classique. La coïncidence exacte du 6 corps n de la maladie et du corps de l’homme malade n’est sans doute qu’une donnée historique e t transitoire. Leur évidente rencontre ne l’est que pour nous, ou plutôt nous commençons à peine à nous en détacher. L’espace de configuration de la maladie et l’espace de localisafion du mal dans le corps n’ont été superposés, dans l’expérience médicale, que pendant une courte période :celle qui coïncide avec la médecine du X I X ~siécle e t les privileges accordés à l’anatomie patho-

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logique. Epoque qui iiiarque In suzeraineté du regard, puisque dans le rnéiiic champ perceptif, en suivant les ni6nies continuités ou les niénies failles, I’expCrience lit d’un coup lcs lésions visibles de l’organisme e t la cohérence des forines pathologiques ; le mal s’articule exectement sur le corps, et sa distribution logique se fait d’entrée de jeu par inasses anatomiques. Le coup d’œil n’a plus qu’A exercer sur la vérité qu’il découvre la où elle est un pouvoir qu’il détient de plein droit,. Mais comment s’est formé ce droit qui se donne pour immémorial et naturel ? Comment ce lieu ou se signale la maladie a-t-il pu souverainement déterminer la figure qui en groupe les éléments ? Paradoxalement, jamais l’espace de configuration de la maladie ne f u t plus libre, plus indépendant de son espace de localisation que dans la médecine classificatrice, c’est-Mire dans cette forme de pensée médicale qui, dans la chronologie, a précédé de peu la méthode anatomo-clinique, e t l’a rendue, historiquement, possible. a Ne traitez jamais une maladie sans vous Ctre assuré de l’espèce n, disait Gilibert (1). De la Nosologie de Sauvages (1761) 8. la Nosographie de Pinel (17981,la règle classificatrice domine la théorie médicale e t jusqu’8 la pratique : elle apparaît comme la logique immanente des formes morbides, le principe de leur déchiffrement e t la règle sémantique de leur définition :RN’Bcoutez donc point ces envieux qui ont voulu jeter l’ombre du mépris sur les écrits du célèbre Sauvages ... Souvenez-vous qu’il est peut-être de tous les médecins qui ont vécu celui qui a soumis tous nos dogmes aux règles infaillibles de la saine logique. Voyez avec quelle attention il définit les mots, avec quel scrupule il circonscrit les définitions de chaque maladie. B Avant d’être prise dans l’épaisseur du corps, la maladie reçoit une organisation hiérarchisée en familles, genres e t espèces. Apparemment, il ne s’agit que d’un tableau B permettant de rendre sensible à l’apprentissage et à la mémoire le domaine foisonnant des maladies. Mais plus profondément que cette métaphore n spatiale e t pour la rendre possible, la médecine classificatrice suppose une certaine a configuration n de la maladie : elle n’a jamais été formulée pour elle-méme, mais on peut en définir après coup les requisits essentiels. De m6me que l’arbre généalogique, en deç& de la comparaison qu’il comporte e t de tous ses thèmes imaginaires, suppose un espace où la parente est formalisable, le tableau nosologique implique une figure des ((

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(1) GILIBERT,L’anarchie médicinale (NeuchBtel, 1772), t. I, p. 198.

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maladies qui n’est ni l’enchaînement des effets et des causes, ni la série chronologique des événements ni son trajet visible dans le corps humain. Cette organisation décale vers les problèmes subalternes la localisation dans l’organisme, mais définit un système fondamental de relations qui mettent en jeu des enveloppements, des subordinations, des partages, des ressemblances. Cet espace comporte : une u verticale n où buissonnent les implications - la fièvre a concours de froid et de chaleur successive n peut se dérouler cn un seul épisode, ou en plusieurs ; ceux-ci peuvent se suivre sans interruption ou après un intervalle ; ce répit peut ne pas excéder 12 heures, atteindre une journée, durer deux jours entiers, ou encore avoir un rythme mal définissable (1) ; et une a horizontale n où se transfèrent les homologies dans les deux grands embranchements de spasmes, on trouve, selon une symétrie parfaite, les u toniques partiels n, les u toniques généraux I), les u cloniques partiels n et les u cloniques généraux n (2) ; ou encore dans l’ordre des épanchements, ce que le catarrhe est il la gorge, In dysenterie l’est à l’intestin (3). Espace profond, antérieur t~ toutes perceptions, et qui de loin les commande ; c’est à partir de lui, des lignes qu’il croise, des niasses qu’il distribue ou hiérarchise, que la maladie, émergeant sous le regard, insère ses caractères propres dans un organisme vivant.

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Quels sont les principes de cette configuration primaire de la maladie ?

1. Selon les médecins du X V I X I siècle ~ elle se donne dans une expérience a historique », par opposition au savoir a philosophique n. Est historique la connaissance qui circonscrit la pleurésie par ses quatre phénomènes : fièvre, dificulté de respirer, toux et douleur de côté. Sera philosophique la connaissance qui met en question l’origine, le principe, les causes : refroidissement, épanchement séreux, inflammation de la plèvre. La distinction de l’historique et du philosophique n’est pourtant pas celle de la cause e t de l’effet : Cullen fonde son système classificateur sur l’assignation des causes prochaines ; ni celle du principe e t des conséquences puisque Sydenham pense faire recherche historique en étudiant u la manière dont la nature produit et entretient ( I F. BOISSIER DE SAUVAGES, Nosologie niéihudique (Lyon, 1772;, 1. I I .

(21 Ibid., t. I I I 13) W. CULLEN,lnrlifulionr de midecine pralique (lrad., Parie, 1785), t. I , pp. 39-60.

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les différentes formes de maladies n (I) ; ni même exactement la différence du visible e t du caché ou du conjectural puisqu’il faut parfois traquer une u histoire n qui se replie e t se dérobe à un premier examen, coinme la fièvre hectique chez certains phtisiques : u écueils cachés sous l’eau n (2).L’historique rassemble tout ce qui, en fait ou en droit, tôt ou tard, de plein fouet ou indirectement peut être donné au regard. Une cause qui se voit, un symptôme qui peu à peu se découvre, un principe lisible dès sa racine ne sont pas de l’ordre du savoir u philosophique n, mais d’un savoir a très simple n, qui u doit précéder tous les autres n, e t qui situe la forme originaire de l’expérience médicale. I1 s’agit de définir une sorte de plage fondamentale où les perspectives se nivellent e t où les décalages sont alignés : l’effet a le même statut que sa cause, l’antécédent coïncide avec ce qui le suit. Dans cet espace homogène les enchaînements se dénouent et le temps s’écrase : une inflammation locale n’est pas autre chose que la juxtaposition idéale de ses é1Cnients u historiques n (rougeur, tumeur, chaleur, douleur) sans que vienne en question leur réseau de déterminations réciproques ou leur entrecroisement temporel. La maladie est perçue fondamentaleinent dans un espace de projection sans profondeur, et de coïncidence sans déroulement. I1 n’y a qu’un plan e t qu’un instant. La forme sous laquelle se montre originairement la vérité, c’est la surface où le relief à la fois se manifeste et s’abolit - le portrait : u I1 faut que celui qui écrit l’histoire des maladies... observe avec attention les phénomènes clairs et naturels des maladies quelque peu intéressants qu’ils lui paraissent. I1 doit en cela imiter les peintres qui lorsqu’ils font un portrait ont soin de marquer jusqu’aux signes e t aux plus petites choses naturelles, q u i se rencontrent sur le visage du personnage qu’ils peignent n (3).La structure première que se donne la médecine classificatrice, c’est l’espace plat du perpétuel simultané. Table e t tableau. 2. C’est un espace où les analogies définissent les essences. Les tableaux sont ressemblants, mais ils se ressemblent aussi. D’une maladie à l’autre, la disfonce qui les sépare se mesure au seul ddgradd de leur ressemblance sans même qu’intervienne l’écart logico-temporel de la généalogie. Disparition des mouvements volontaires, assoupissement de la sensibilité intérieure ou e x t b ( I ) Th. SYDENHAM, Médecine praiique (Lrad. JAULT, Paris, 1784), p. 390.

I“’3) Th IbidSYDENHAM cité par SAUVAGES (loc. cil., t. I, p. Sô).

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rieure, c’est IC profil g6néral qui sc découpe sous des foriries particulières comme l‘apoplexie, la syncope, la paralysie. A l’intérieur de cette grande parenté, des écarts mineurs s’établissent : l’apoplexie fait perdre l’usage de tous les sens, e t de toute la motricité volontaire, mais elle épargne la respiration et les mouvements cardiaques ; la paralysie, elle, ne porte que sur un secteur localement assignable de la sensibilité e t de la motricitt! ; la syncope est générale comme l’apoplexie, mais elle interrompt les mouveiiients respiratoires (I). La distribution perspective qui nous fait voir dans la paralysie un symptôme, dans la syncope un épisode, dans l’apoplexie une atteinte organique et fonctionnelle, n’existe pas pour le regard classificateur qui est sensible aux seules répartitions de surface où le voisinage n’est pas défini par des distances mesurables, mais par des analogies de formes. Quand elles deviennent assez denses, ces analogies franchissent le seuil de la simple parenté et accèdent & l’unité d’essence. Entre une apoplexie qui suspend d’un coup la motricité, et les formes chroniques et évolutives qui gagnent peu B peu tout le système moteur, pas de différence fondamentale : dans cet espace simultané où les formes distribubes par le temps se rejoignent et se superposent, la parenté se recroqueville en identité. Dans un monde plat, homogène, non métrique, il y a maladie essentielle là où il y a pléthore d’analogies. 3. La forme de l’analogie découvre l’ordre rationnel des maladies. Quand on perçoit une ressemblance, on ne fixe pas simplement un système de repérages commodes et relatifs ; on commence à déchiffrer l’ordonnancement intelligible des maladies. Le voile se lève sur le principe de leur création : c’est l’ordre général de la nature. Comme pour la plante ou l’animal, le jeu de la maladie est, fondamentalement, spécifique : a L’Etre suprême ne s’est pas assujetti & des lois moins certaines en produisant les maladies ou en mûrissant les humeurs morbifiques qu’en croisant les plantes et les animaux... Celui qui observera attentivement l’ordre, le temps, l’heure où commence l’accès de fièvre quarte, les phénomènes de frisson, de chaleur, en un mot tous les symptômes qui lui sont propres, aura autant de raisons de croire que cette maladie est une espèce qu’il en a de croire qu’une plante constitue une espèce parce qu’elle croît, fleurit et périt toujours de la même manière B (2). Double importance, pour la pensée médicale, de ce modèle W. CULLEN,Mtdccinc pratique (Lrad. Ir., Paris, 1785). t. 11, p. 86. (2) SYDENHAM ciLO par SAUVAGES (ioc. cif., t. I, pp. 124-125).

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botanique. I1 a permis d’abord le retournement du principe d’analogie des formes en loi de production des essences : aussi I’attention perceptive du médecin qui, ici et là, retrouve et apparente, communique de plein droit avec l’ordre ontologique qui organise de l’intérieur, et avant toute manifestation, le monde de la maladie. L’ordre de la maladie n’est d’autre part qu’un décalque du monde de la vie : les mêmes structures règnent ici e t là, les mêmes formes de répartition, la même ordonnance. La rationalité de la vie est identique à la rationalité de ce qui la menace. Elles ne sont pas, l’une par rapport à l’autre, comme la nature et la contre-nature ; mais, dans un ordre naturel qui leur est commun, elles s’emboîtent et se superposent. Dans la maladie, on reconnaît la vie puisque c’est la loi de la vie qui fonde, de surcroît, la connaissance de la maladie. 4. I1 s’agit d’espèces à la fois naturelles e t idbales. Naturelles puisque les maladies y énoncent leurs vérités essentielles ; idéales dans la mesure où elles ne sont jamais données dans l’expérience sans altération ni trouble. La perturbation première est apportée avec et par le malade lui-même. A la pure essence nosologique, que fixe et épuise sans résidu sa place dans l’ordre des espèces, le malade ajoute, comme autant de perturbations, ses dispositions, son âge, son mode de vie, et toute une série dVvénements qui, par rapport au noyau essentiel, font figure d’accidents. Pour connaître la vérité du fait pathologique, le médecin doit abstraire le malade : a I1 faut que celui qui décrit une maladie ait soin de distinguer les symptômes qui l’accompagnent nécessairement et qui lui sont propres, de ceux qui ne sont qu’accidentels et fortuits, tels que ceux qui dépendent du tempérament et de l’âge du malade P (1). Paradoxalement, le patient n’est pas rapport à ce dont il souffre qu’un fait extérieur ; la lecture médicale ne doit le prendre en considération que pour le mettre entre parenthèses. Certes, il faut connaître u la structure interne de nos corps B ; mais pour la soustraire plutôt, et libérer sous le regard du médecin a la nature e t la combinaison des symptômes, des crises, e t des autres circonstances qui accompagnent les maladies n (2). Ce n’est pas le pathologique qui fonctionne, par rapport B la vie, comme une confre-nufure,mais le maIade par rapport B la maladie elle-même. Le malade, mais aussi le médecin. Son intervention est ( I ) SYDENHAM,cité ibid. (2 CLIFTON,Ela1 de l a mddecine ancienne el moderne (trad. Ir., Parie, 1742),

p. 21s.

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violence, si elle n’est pas strictenient soumise à l’ordonnance idéale de la nosologie : u La connaissance des maladies est la boussole du médecin ; le succès de la guérison dépend d’une exacte connaissance de la maladie 1) ; le regard du médecin ne s’adresse pas initialement à ce corps concret, à cet ensemble visible, à cette plénitude positive qui est en face de lui, le malade ; mais à des intervalles de nature, 4 des lacunes et à des distances, où apparaissent comme en négatif u les signes qui diîTérencient une maladie d’une autre, la vraie de la fausse, la légitime de la bâtarde, la maligne de la bénigne u (I). Grille qui cache le malade réel, e t retient toute indiscrétion thérapeutique. Administré trop tôt, dans une intention polémique, le remède contredit e t brouille l’essence de la maladie ; il l’empêche d’accéder à sa vraie nature, e t en la rendant irrégulière, il la rend intraitable. Dans la période d’invasion, le médecin doit seulement retenir son soume, car u les commencements de la maladie sont faits pour faire connaître sa classe, son genre e t son espèce u ; quand les symptômes s’accroissent e t prennent de l’ampleur, il su Iiit de u diminuer leur violence e t celle des douleurs n ; dans la période d’état, il faut I( suivre pas à pas les routes que prend la nature n, la renforcer si elle est trop faible, mais la diminuer a si elle s’attache trop vigoureusement à détruire ce qui l’incommode n (2). Dans l’espace rationnel de la maladie, médecins e t malades ne sont pas impliqués de plein droit; ils sont tolérés comme autant de brouillages dificiles à éviter : le rôle paradoxal de la médecine consiste surtout à les neutraliser, à maintenir entre eux le maximum de distance pour que la configuration idéale de la maladie, dans le vide qui se creuse de l’un à l’autre, devienne forme concrète, libre, totalisée enfin en un tableau immobile, simultané, sans épaisseur ni secret où In reconnaissance s’ouvre d’elle-niême sur l’ordre des essences. La pensée classificatrice se donne un espace essentiel. La maladie n’existe qu’en lui, puisqu’il la constitue comme nature ; e t pourtant elle apparaît toujours un peu décalée par rapport à lui puisqu’elle s’offre chez un malade réel, aux yeux d’un médecin préalablement armé. Le bel espace plan du portrait, c’est à la fois l’origine e t le résultat dernier : ce qui rend possible, à la racine, un savoir médical rationnel e t certain, e t ce vers quoi (1 FRIER,Guide pour la conserualion de l’homme (Grenoble, l789),p. 113. (21 T. GUINDANT,La naiurc opprimée par la naddecine moderne (Paris, 1768),pp. 10-11.

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sans cesse il doit s’acheiiiincr à travers ce qui le dérobe à la vue. II y a donc tout un travail de la médecine qui consiste B rejoindre sa propre condition, mais par un chemin où elle doit effacer chacun de ses pas puisqu’elle atteint son but en neutralisant non seulement les cas sur lesquels elle s’appuie, mais sa propre intervention. D’où l’étrange caractère du regard médical ; il est pris dans une spirale indéfinie : il s’adresse à ce qu’il y a de visible en la maladie - mais à partir du malade qui cache ce visible en le montrant ;par conséquent il doit reconnaître pour connaître. E t ce regard, en progressant, recule puisqu’il ne va jusqu’à la vérité de la maladie qu’en la laissant gagner sur lui, en s’esquivant lui-même et en permettant au mal d’achever lui-même, dans ses phénomènes, sa nature.

La maladie, repérable sur le tableau, apparaît à travers le corps. Là, elle rencontre un espace dont la configuration est foute différente : c’est celui des volumes et des masses. Ses contraintes définissent les formes visibles que prend le mal dans un organisme malade : la manière dont il s’y répartit, s’y maniteste, progresse en altérant les solides, les mouvements ou les fonctions, provoque des lésions visibles à l’autopsie, déclenche, en un point ou en un autre, le jeu des symptômes, provoque des réactions et par là s’oriente vers une issue fatale ou favorable. II s’agit de ces figures complexes et dérivées par lesquelles l’essence de la maladie, avec sa structure en tableau, s’articule sur le volume épais et dense de l’organisme e t prend corps en lui. Comment l’espace plat, homogène des classes peut-il devenir visible dans un systeme géographique de masses différencibes par leur volume e t leur distance ? Comment une maladie, définie par sa place dans une famille, peut-elle se caractériser par son siège dans un organisme ? C’est le problème de ce qu’on pourrait appeler la spalialisalion secondaire du pathologique. Pour la médecine classificatrice, l’atteinte d’un organe n’est jamais absolument nécessaire pour définir une maladie : celle-ci peut aller d’un point de localisation Q l’autre, gagner d’autres surfaces corporelles, tout en restant identique de nature. L’espace du corps e t l’espace de la maladie ont latitude de glisser l’un par rapport à l’autre. Une seule et même affection spasmodique peut se déplacer du bas-ventre où elle provoquera des dyspepsies, des engorgements viscéraux, des interruptions du flux menstruel ou hémorroïdal, vers la poitrine avec étouffements, palpitations,

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sensation de boule dans la gorge, quintes de toux, et finalement gagner la tête en provoquant des convulsions épileptiques, des syncopes ou des sommeils comateux (I). Ces glissements, qu’accompagnent autant de modifications symptomatiques, peuvent se produire avec le temps chez un seul individu ; on peut les retrouver aussi en examinant une série d’individus où les points d’accrochage sont différents : sous sa forme viscérale, le spasme se rencontre surtout chez les sujets lymphatiques, sous sa forme cérébrale, chez les sanguins. Mais de toute façon, la configuration pathologique essentielle n’est pas altérée. Les organes sont les supports solides de la maladie ; jamais ils n’en forment les conditions indispensables. Le système de points qui définit le rapport de l’affection à l’organisme n’est ni constant ni nécessaire. Ils n’ont pas d’espace commun préalablement défini. Dans cet espace corporel où elle circule librement, la maladie subit métastases et métamorphoses. Le déplacement la remodèle en partie. Un saignement de nez peut devenir hémoptysie ou hémorragie cérébrale ; seule doit subsister la forme spécifique de l’épanchement sanguin. C’est pourquoi la médecine des espèces a eu, tout au long de sa carrière, partie liée avec la doctrine des sympathies - les deux conceptions ne pouvant que se renforcer l’une l’autre pour le juste équilibre du système. La communication sympathique à travers l’organisme est parfois assurée par un relais localement assignable (le diaphragme pour les spasmes, ou l’estomac pour les engorgements d’humeur) ; parfois par tout un système de diffusion qui rayonne dans l’cnsemble du corps (système nerveux pour les douleurs e t les convulsions, système vasculaire pour les inflammations) ; dans d’autres cas par une simple correspondance fonctionnelle (une suppression des excrétions se communique des intestins aux reins, de ceux-ci à la peau) ; enfin par un ajustement de la sensibilité d’une région à l’autre (douleurs lombaires dans l’hydrocèle). Mais qu’il y ait correspondance, diffusion ou relais, la redistribution anatomique de la maladie ne modifie pas sa structure essentielle ; la sympathie assure le jeu entre l’espace de localisation e t l’espace de configuration : elle définit leur liberté réciproque et les limites de cette liberté. Plutôt que limite, il faudrait dire seuil. Car au-delà du transfert sympathique et de l’homologie qu’il autorise, un rapport peut s’établir de maladie à maladie qui est de causalité sans être de parenté. Une forme pathologique peut en engendrer (1) Encyclopddic, arlicle

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une autre, très éloignée sur le tableau nosologique, par une force de création qui lui est propre. Le corps est le lieu d’une juxtaposition, d’une succession, d’un mélange d’espèces différentes. D’où les complications ; d’où les formes mixtes ; d’où certaines successions régulières ou du moins fréquentes, comme entre la manie et la paralysie. Haslam connaissait ces malades délirants chez qui N la parole est embarrassée, la bouche déviée, les bras ou les jambes privés de mouvements volontaires, la mémoire affaiblie )u e t qui, le plus souvent, Q n’ont pas conscience de leur position n (1). Imbrication des symptômes, simultanéité de leurs formes extrêmes : tout cela ne sufit pas à former une seule maladie ; l’éloignement entre l’excitation verbale et cette paralysie motrice dans le tableau des parentés morbides empêche que la proximité chronologique ne l’emporte et décide de l’unité. D’où l’idée d’une causalité, qui se manifeste dans un léger décalage temporel ; tantôt Je déclenchement maniaque apparaît le premier ;tantôt les signes moteurs introduisent l’ensemble symptomatique : u Les affections paralytiques sont une cause de folie beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit ; e t elles sont aussi un effet très courant de la manie. Y Aucune translation sympathique nc peut ici franchir l’écart des espèces ; e t la solidarité des symptômes dans l’organisme ne sufit pas à constituer une unité qui répugne aux essences. I1 y a donc une causalité internosologique, dont le rôle est inverse de la sympathie : celle-ci conserve la forme fondamentale en parcourant le temps et l’espace ; la causalité assure les simultanéités et les entrecroisements qui mélangent les puretés essentielles. Le temps, dans cette pathologie, joue un rôle limité. On admet qu’une maladie puisse durer, et que dans ce déroulement des épisodes puissent, chacun à leur tour, apparaître ; depuis Hippocrate on calcule les jours critiques ; on connaît les valeurs significatives des pulsations artérielles : Q Lorsque le pouls rebondissant paraît chaque trentième pulsation, ou environ, l’hémorragie survient quatre jours après, quelque peu plus tôt ou plus tard ;lorsqu’il survient à chaque seizième pulsation, l’hémorragie arrive dans trois jou rs... Enfin, quand il revient à chaque quatrième, troisième, seconde pulsation ou lorsqu’il est continuel, on doit attendre l’hémorragie dans l’espace de vingt-quatre heures n (2). Mais cette durée numériquement fixée fait partie ( I ) J. HASLAM,Observalions on madness (Londres, 1798), p. 259. (2).Fr. ÇOLANO DE LUQUES,Observalions nouvelles el exfraordinaires 8ur (trad. la prbdrclion des wises, enrichies de plusieurs cas nouveaux par NIHELL Ir., Paris, 1748) p. 2.

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de In structure essentielle de la inaladie, comme il appartient au catarrhc chronique de devenir au bout d’un certain temps fièvre phtisique. I1 n’y a pas un processus d’évolution, où la durée apporterait d’elle-même et par sa seule insistance des événements nouveaux ; le temps est intégré comme constante nosologique, il ne l’est pas comme variable organique. Le temps w corps n’infléchit pas et détermine moins encore le temps de la maladie. Ce qui fait communiquer le a corps )I essentiel de la maladie avec le corps réel du malade, ce ne sont donc ni les points de localisation, ni les effets de la durée ; c’est plutôt la qualité. Meckel, dans une des expériences relatées A l’Académie royale de Prusse en 1764, explique comment il observe l’altération de l’encéphale dans différentes maladies. Quand il fait une autopsie, il prélève sur le cerveau de petits cubes de volume égal (6 lignes de côté) en différents endroits de la masse cérébrale : il compare ces prélèvements entre eux, et avec ceux opérés sur d’autres cadavres. L’instrument précis de cette comparaison, c’est la balance ; dans la phtisie, maladie d’épuisement, le poids spécifique du cerveau est relativement plus faible que dans les apoplexies, maladies d’engorgement (1 dr 3 gr 3/4 contre 1 dr 6 ou 7 gr) ; alors que chez un sujet normal, mort naturellement, le poids moyen est 1 dr 5 gr. Selon les régions de l’encéphale ces poids peuvent varier : dans la phtisie c’est surtout le cervelet qui est léger, dans l’apoplexie les régions centrales qui sont lourdes (1). I1 y a donc, entre la maladie et l’organisme, des points de raccord bien situés, et selon un principe régional ; mais il s’agit seulement des secteurs où la maladie sécrète ou transpose ses qualités spécifiques : le cerveau des maniaques est léger, sec et friable puisque la manie est une maladie vive, chaude, explosive ; celui des phtisiques sera épuisé et languissant, inerte, exsangue, puisque la phtisie se range dans la classe générale des hémorragies. L’ensemble qualificatif qui caractérise la maladie se dépose dans un organe qui sert alors de support aux symptômes. La maladie et le corps ne communiquent que par l’élément non spatial de la qualité. On comprend dans ces conditions que la médecine se détourne d’une certaine forme de connaissance que Sauvages désignait comme mathématique : a Connaitre les quantités e t savoir les mesurer, par exemple déterminer la force et la vitesse du pouls, le degré de la chaleur, l’intensité de la douleur, la violence de ( I ) Compte rendu in Gazeifc ruluiaire, t. XXI, 2 août 1764.

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la toux e t de tels autres sympt6mes )D (1). Si Meckel mesurait, ce n’était pas pour accéder B une connaissance de formc inathématique ; il s’agissait pour lui de jauger I’iiitensité d’une certaine qualité pathologique en quoi consistait la maladie. Aucune mécanique mesurable du corps ne peut, dans ses particularités physiqncû ou mathématiques, rendre compte d’un phénomène pathologique ; les convulsions sont peut-être déterminées par un assèchcment e t un rétrécissement du système nerveux ce qui est bien de l’ordre de la mécanique, mais d’une mécanique des qualius qui s’enchaînent, des mouvements qui s’articulent, des bouleversemcnts qui se déclenchent en série, non d’une mécanique de segments quantifiables. I1 peut s’agir d’un mécanisme, mais qui ne relève pas de la Mécanique. .a Les médecins doivent se borner B connaître les forces des médicaments e t des maladies au moyen de leurs operations ; ils doivent les observer avec soin et s’étudier à en connaître les lois, et ne point se fatiguer 4 la recherche des causes physiques B (2). La perception de la maladie dans le malade suppose donc un regard qualitatif ; pour saisir la maladie, il faut regarder 18 00 il y a sécheresse, ardeur, excitation, IB où il y a humidité, engorgement, débilité. Comment distinguer sous la même fièvre, sous la même toux, sous le même épuisement, la pleurésie de la phtisie, si on ne reconnaît pas Ià une inflammation sèche des poumons, e t la un épanchement séreux ? Comment distinguer, sinon par leur qualité, les convulsions d’un épileptique qui souffre d’une inflammation cérébrale, et celles d’un hypocondriaque atteint d’un engorgement des viscères ? Perception déliée des qualités, perception des différences d’un cas à l’autre, perception fine des variantes - il faut toute une herméneutique du fait pathologique 4 partir d’une expérience modulée et colorée ; on mesurera des variations, des équilibres, des excès ou des défauts : a Le corps humain cst compos6 de vaisseaux e t de fluides; lorsque les vaisseaux e t les fibres n’ont ni trop, ni trop peu de ton, lorsque les fluides ont la consistance qui leur convient, lorsqu’ils ne sont ni trop, ni trop peu en mouvement, l’homme est dans un état de santé ; si le mouvement ... est trop fort, les solides s’endurcissent, les fluides deviennent épais ; s’il est trop faible, la fibre se relâche, le sang s’atténue B (3). Et le regard médical, ouvert sur ces qualités ténues, devient

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...

(1) SAIJVAOBS, loc. cil., I, ( 2 ) TISSOT, Auir auz gens

(3) Ibid., p. 28.

p. 91-92.

8, leftre8 rur leur rank! (Lausanne, 1767), p. 28.

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attentif par nécessité à toutcs Iciirs iiiodulatioiis ; Ir dechiffrement de la maladie dans ses caractères spécifiques repose sur une forme iiuancée de la perception qui doit apprécier chaque équilibre singulier. Mais en quoi consiste cette singularité ? Ce n’est point celle d’un organisme dans lequel processus pathologique et réactions s’cnchaîncraient d’une manière unique pour former un u cas ».I1 s’agit plutôt de variétés qualitatives de la maladie auxquelles viennent s’ajouter, pour les moduler au second degré, les variétés que peuvent présenter les tempéraments. Ce que la médecine classificatrice appelle les N histoires particulières n, ce sont les effets de multiplication provoqués par les variations qualitatives (dues aux tempéraments) des qualités essentielles qui caractérisent les maladies. L’individu malade se rencontre au point où apparaît le résultat de cette multiplication. De là sa position paradoxale. Qui veut connaître la ,maladie dont il s’agit doit soustraire l’individu, avec ses qualités singulières : u L’auteur de la nature, disait Zimmermann, a fixé le cours de la plupart des maladies par des lois immuables qu’on découvre bientôt si le cours de la maladie n’est pas interrompu ou troublé par le malade (1). A ce niveau l’individu n’est qu’un élément négatif. Mais la maladie ne peut jamais se donner hors d’un tempérament, de ses qualités, de leur vivacitk ou de leur pesanteur ; et quand bien même elle garderait sa physionomie d’ensemble, ses traits en leur détail reçoivent toujours des colorations singulières. E t le même Zimmermann, qui ne reconnaissait dans le malade que le négatif de la maladie, est u tenté parfois n, contre les descriptions générales de Sydenham, a de n’admettre que des histoires particulières. Quoique la nature soit simple dans le tout, elle est cependant variée dans les parties; par conséquent, il faut tâcher de la connaître dans le tout e t dans les parties B (2). La médecine des espècee s’engage dans une attention renouvelée à l’individuel - une attention toujours plus impatiente et moins capable de supporter les formes générales de perception, les lectures hâtives d’essence. u Certain Esculape a tous les matins cinquante à soixante malades dans son antichambre ; il écoute les plaintes de chacun, les range en quatre files, ordonne â la première une saignée, B la seconde une purgation, â la troisième un clystère, à la quatrième un changement d’air D (3).

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1 ZIYMSRUANN,Traitéde I’Ezpérience (trad.Ir., Paris, 18ûû), t. I, p. 122. 2 Ibid., p. 184. 3 ) Ibid, p. 187.

h'AISSANCE DE LA CLINIQrJl?

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Ceci n'est point de la médecine ; il en est de même de la pratique hospitalière qui tue les qualités de l'observation, et étouffe les talents de l'observateur par le nombre des choses à observer. La perception médicale ne doit s'adresser ni aux séries ni aux groupes; elle doit se structurer comme un regard B travers a une loupe qui, appliquée aux différentes parties d'un objet, y fait encore remarquer d'autres parties qu'on n'y apercevait pas sans cela B (1), e t entamer l'infini travail de la connaissance des débiles singuliers. A ce point, on retrouve le thème du portrait évoqué plus haut ; le malade c'est la maladie ayant acquis des traits singuliers ; la voici donnée avec ombre e t relief, modulations, nuances, pyofondeur ; et le labeur du médecin quand il décrira la maladie sera de restituer cette épaisseur vivante : a I1 faut rendre les memes infirmités du malade, ses mêmes souffrances, avec ses mêmes gestes, sa même attitude, ses mêmes termes et ses mêmes plaintes n (2). Par Ie jeu de ia spatialisation primaire, la médecine des espèces situait la maladie sur une plage d'homologies où l'individu ne pouvait recevoir de statut positif ; dans la spatialisation secondaire, elle exige en revanche une perception aiguë du singulier, affranchie des structures médicales collectives, libre de tout regard de groupe e t de l'expérience hospitalière elle-même. Médecin et malade sont engagés dans une proximité sans cesse plus grande, e t liés, le médecin par un regard qui guette, appuie toujours davantage et pénètre, le malade par l'ensemble des qualitAs irremplaçables et muettes qui, en lui, trahissent c'est-àdire montrent et varient les belles formes ordonnées de la maladie. Entre les caractères nosologiques e t les traits terminaux qu'on lit sur le visage du malade, les qualités ont traversé librement le corps. A ce corps, le regard médical n'a guère de raison de s'attarder, au moins dans ses épaisseurs e t son fonctionnement.

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On appellera spatialisation tertiaire l'ensemble des gestes par lesquels la maladie, dans une société, est cernée, médicalement investie, isolée, répartie dans des régions privilégiées e t closes, ou distribuée travers des milieux de guérison, aménagés pour être favorables. Tertiaire ne veut pas dire qu'il s'agit d'une ( I Ibid., p. 127. (21 Ibid., p. 178.

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structure dérivée et moins essentielle que les précédentes ; elle engage un système d’options où il y va de la manière dont un groupe, pour se maintenir et se protéger, pratique les exclusions, établit les formes de l’assistance, réagit à la peur de la mort, refoule ou soulage la misère, intervient dans les nialadies ou les laisse à leurs cours naturel. Mais plus que les autrcs formcs de spatialisation, elle est le lieu de dialectiques diverses : institutions hétérogènes, décalages chronologiques, luttes politiques, revendications et utopies, contraintes économiques, affrontements sociaux. En elle, tout un corps de pratiques et d’institutions médicales font jouer les spatialisations primaire et secondaire avec les formes d’un espace social dont la genèse, la structure et les lois sont de nature différente. E t pourtant, ou plutôt pour cette raison même, elle est le point d’origine des mises en question les plus radicales. 11 est arrivé qu’à partir d’elle, toute l’expérience médicale bascule et définisse pour ses perceptions les plus concrètes des dimensions e t un sol nouveaux. Selon la médecine des espèces, la maladie a, par droit de naissance, des formes et des saisons étrangères à l’espace des sociétés. I1 y a une nature u sauvage n de la maladie qui est à la fois sa nature vraie et son plus sage parcours : seule, libre d’intervention, sans artifice médical, elle laisse apparaître la nervure ordonnée et presque végétale de son essence. Mais plus l’espace social où elle est située devient complexe, plus elle se ddnafure. Avant la civilisation, les peuples n’ont de maladies que les plus simples e t les plus nécessaires. Paysans et gens du peuple restent proches encore du tableau nosologique fondamental ; la simplicité de leur vie le laisse transparaître dans son ordre raisonnable : chez eux, point de ces maux de nerfs variables, complexes, mêlés, mais de solides apoplexies, ou des crises franches de manie (1). A mesure qu’on s’élève dans l’ordre des conditions, et qu’autour des individus le réseau social se resserre, a la santé semble diminuer par degrés n ; les maladies se diversifient, e t se combinent ; leur nombre est grand déjà a dans l’ordre supérieur du bourgeois ; ... et il est le plus grand possible chez les gens du monde D (2). L’hôpital, comme la civilisation, est un lieu artificiel où la maladie transplantée risque de perdre son visage essentiel. Elle y rencontre tout de suite une forme de complications que ( I ) TISSOT,Troifé des nerfs cf de leurs malodier (Paris, 1778-17$0), t. II, pp. 432-444. (2) TISSOT, Essairurlarantédes genrdu mon&(Lausanne,l770),pp. 8-17.

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les médecins appellent fièvre des prisons ou des hôpitaux : asthénie musculaire, langue sèche, saburale, visage plombé, peau collante, dévoiement digestif, urine pâle, oppression des voies respiratoires, mort du huitième ou onzième jour, au plus tard le treizième (1). D’une façon plus générale, le contact avec les autres malades, dans ce jardin désordonné oh les espèces s’entrecroisent, altère la nature propre de la maladie e t la rend plus difficilement lisible ; et comment, dans cette nécessaire proximité, a corriger l’emuve malin qui part de tout le corps des malades, des membres gangrenés, d’os cariés, d’ulcères contagieux, de fiévres putrides D (2) ? E t puis, peut-on effacer les fPcheuses impressions que fait sur un malade, arraché à sa famille, le spectacle de ces maisons qui ne sont pour beaucoup que u le temple de la mort D ? Cette solitude peuplée, ce désespoir perturbent, avec les réactions saines de l’organisme, le cours naturel de la maladie; il faudrait un médecin d’hôpital bien habile a pour échapper au danger de la fausse expérience qui semble résulter des maladies artificielles auxquelles il doit donner ses soins dans les hôpitaux. En effet, aucune maladie d’hôpital n’est pure B (3). Le lieu naturel de la maladie, c’est le lieu naturel de la vie la famille : douceur des soins spontanés, témoignage de l’attachement, désir commun de la guérison, tout entre en complicité pour aider la nature qui lutte contre le mal, e t laisser le mal lui-même se déployer dans sa vérité ;le médecin d’hôpital ne voit que des maladies louches, altérées, toute une tératologie du pathologique ; celui qui soigne à domicile u acquiert en peu de temps une véritable expérience fondée sur les phénomènes naturels de toutes les espèces de maladies B (4). La vocation de cette médecine à domicile est nécessairement d’être respectueuse : a Observer les malades, aider la nature sans lui faire violence e t attendre en avouant modestement qu’il manque encore bien des connaissances (5). Ainsi se ranime à propos de la pathologie des espèces le vieux débat de la médecine agissante et de la médecine expectante (6). Les nosologistes Sont favorables à

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1) TENON, M h o i r e r aur ler U p i l a u s (Paris 1788),.p. 451. [2) PERCIVAL, Lettre B M. AiLln, in J. AIYIN,dbsermlronaaur le; hbpitaus (trad. Ir., Paris, 1777), p. 113. ( 3 ) DUPONT DE NEMOURS, Idder aur lei accourr à donner (Paris, 1786),

DD. 24-25.

;bid.

OBCATI, De l’emploi der ayalèmea dan; l a mddecine pralique (trad. ir., Strasbourg, an VII), pp. 26-27. (6‘)Ci. VICQD‘AZYR,Remarquer aw l a Wecine agirranle (Paris, 1786).

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celle-ci, et l’un des derniers, Vitet, dans une classification qui comporte plus de deux mille espèces et qui porte le titre de Médecine ezpeetante, prescrit invariablement le quina pour aider la nature à accomplir son mouvement naturel (1). La médecine des espèces implique donc pour la maladie une spatialisation libre, sans région privilégiée, sans contrainte hospitalière - une sorte de répartition spontanée en son emplacement de naissance et de développement qui doit fonctionner comme le lieu où elle développe et achéve son essence, où elle parvient ti son terme naturel :la mort, inévitable si telle est sa loi ; la guérison, souvent possible si rien ne vient en troubler la nature. Là où elle apparaît, elle est censée, du même mouvement, disparaitre. II ne faut pas la fixer dans un domaine médicalement préparé, mais la laisser, au sens positif du terme, u végéter N dans son sol d’origine : le foyer, espace social conçu sous sa forme la plus naturelle, la plus primitive, la plus moralement solide, à la fois replié et entièrement transparent, là où la maladie n’est livrée qu’à elle-même. Or, ce thème coïncide exactement avec la manière dont est réfléchi dans la pensée politique le problème de l’assistance. La critique des fondations hospitalières est au X V I I I ~siècle un lieu commun de l’analyse économique. Les biens qui les constituent sont inaliénables : c’est la part perpétuelle des pauvres. Mais la pauvreté, elle, n’est pas perpétuelle ; les besoins peuvent changer, et l’assistance devrait porter 4 tour de rôle sur les provinces ou les villes qui en ont besoin. Ce ne serait pas transgresser, mais reprendre au contraire sous sa forme véritable la volonté des donateurs ; leur I( but principal a été de servir le public, de soulager 1’Etat ; - sans s’écarter de l’intention des fondateurs, et en se conformant même à leurs vues, on doit regarder comme une masse commune le total de tous les biens affectés aux hôpitaux B (2). La fondation, singulière et intangible, doit être dissoute dans l’espace d’une assistance généralisée, dont la société est à la fois la seule gérante et la bénéficiaire indifférenciée. C’est, d’autre part, une erreur économique que d’appuyer l’assistance sur une iminobilisation du capital - c’est-à-dire sur un appauvrissement de la nation qui entraîne à son tour la nécessité de nouvelles fondations : d’où, B la limite, un étouffement de l’activité. I1 ne faut brancher ( I ) VITET,La médecine ezpecfanfe (Paris, 1806), 6 vol. (2). CHAMOUSSET (C.H.P.), Plan ghéral pour I’adminislration des h6pitaux, in Vues d’un cifoyen (Paris, 1757), t. I I .

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l’assistance ni sur la richesse productrice (le capital) ni sur la richesse produite (la rente, qui est toujours capitalisable), mais sur le principe même qui produit la richesse : le travail. C’est en faisant travailler les pauvres qu’on leur portera secours sans appauvrir la nation (1). Le malade, sans doute, n’est pas capable de travailler, mais s’il est placé à l’hôpital, il devient pour la société une charge double : l’assistance dont il bénéficie ne porte que sur lui, e t sa famille, laissée à l’abandon, se trouve exposée à son tour à la misère et à la maladie. L’hôpital, créateur de la maladie par le domaine clos e t pestilentiel qu’il dessine, l’est une seconde fois dans l’espace social où il est placé. Ce partage, destiné ti protéger, communique la maladie e t la mulliplie à l’infini. Inversement, si elle est laissée dans le champ libre de sa naissance et de son développement, elle ne sera jamais plus qu’elle-même :elle s’éteindra comme elle est apparue ; et l’assistance qu’on lui prêtera à domicile compensera la pauvreté qu’elle provoque : les soins assurés spontanément par l’entourage ne coûteront rien à personne ;et la subvention accordée au malade profitera à la famille : u I1 faut bien que quelqu’un mange la viande dont on lui aura fait un bouillon ;et en chauffant sa tisane, il n’en coûte pas plus de chauffer aussi ses enfants D (2). La chaine àe la u maladie des maladies D, et celle de I’appauvrissemcnt perpétuel de la pauvreté sont ainsi rompues, lorsqu’on renonce à créer pour le malade un espace différencié, distinct et destiné, d’une manière ambiguë mais maladroite, 4 protéger la maladie et à préserver de la maladie. Indépendamment de leurs justifications, les thèmes des économistes e t ceux des médecins classificateurs coïncident pour les lignes générales : l’espace dans lequel la maladie s’accomplit, disole et s’achève, est un espace absolument ouvert, sans partage ni flgure privilégiée ou fixe, réduit au seul plan des manifestations visibles ;espace homogène où aucune intervention n’est autorisée que celle d’un regard qui, en se posant, s’efface, e t d’une assistance dont la valeur est dans le seul effet d’une compensation transitoire :espace sans morphologie propre que celle des ressemblances perçues d’individu à individu, et de soins apportés par une médecine privée à un malade privé. Mais d’être ainsi poussée à son terme, la thématique s’inverse. Une expérience médicale diluée dans l’espace libre d’une société ( 1 ) TURGOT, article Fondation D de l’Encyclopédie. ( 2 ) DUPONT DE NEMOURS, ld4es sur les secours cf donner (Paris, 1786), pp. 14-30. (I

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qu’organise In seule figure de la famille ne suppose-t-elle pas l’appui de la société entière ? N’implique-t-elle pas, par l‘attention singulière qu’elle porte à l’individu, une vigilance généralisée dont l’extension coïncide avec le groupe en son ensemble ? II faudrait concevoir une médecine suffisamment liée à 1’Etat pour qu’elle puisse, de concert avec lui, pratiquer une politique constante, générale, mais différenciée, de l’assistance ; la médecine devient tâche nationale ; e t Menuret au début de la Révolution rêvait de soins gratuits assurés par des médecins que le gouvernement désintéresserait en leur versant les revcnus ecclésiastiques (I). Par le fait même, il faudrait sur ces médecins, euxmêmes, exercer un contrôle ; il faudrait empêcher les abus, proscrire les charlatans, éviter, par l’organisation d’une médecine saine e t rationnelle, que les soins à domicile ne fassent du malade une victime e t n’exposent son entourage à la contagion. La bonne médecine devra recevoir de 1’Etat témoignage de validité e t protection légale ; A lui u d’établir qu’il existe un vrai art de guérir B (2). La médecine de la perception individuelle, de l’assistance familiale, des soins B domicile, ne peut trouver appui que sur une structure collectivement contrôlée, e t qui recouvre l’espace social en son entier. On entre dans une forme toute nouvelle, e t h peu près inconnue au X V I I I ~siècle, de spatialisation institutionnelle de la maladie. La médecine des espèces s’y perdra.

(1) J.-J. MENURET, Essai sur les moyens de former de bons médecins (Paris, 1791 JADELOT, Adresse à Nos Seigneurs de l’Assemblée Nationale sur la ndcessit.2 et le moyen de perrectionner l’enseignement de la mddeeine (Nnncy, 1790), p. 7.

. (4).

CHAPITREII

une conscience politique

Par rapport à la médecine des espèces, les notions de constitution, de maladie endémique, d’épidémie ont eu au X V I I I ~siècle une destinée singulière. I1 faut revenir à Sydenham et A l’ambiguïté de sa leçon : initiateur de la pensée classificatrice, il a défini en même temps ce que pouvait être une conscience historique e t géographique de la maladie. La a constitution u de Sydenham n’est pas une nature autonome, mais le complexe - comme le nœud transitoire d’un ensemble d’événements naturels : qualités du sol, climats, saisons, pluie, sécheresse, foyers pestileritiels, disettes ; e t dans les cas OUtout ceci ne rend pas compte des phénomènes constatés, il faut invoquer les caractères non pas d’une espèce claire au jardin des maladies, mais d’un noyau obscur et celé dans la terre. a Variae sunt semper annorum constitutiones quae neque calori neque frigori non sicco humidove ortum suum debent, sed ab occulta potius inexplicabili quadam alteratione in ipsis terrae visceribus pendent u (1). De symptômes, les constitutions n’en ont guère en propre :elles se définissent par des déplacements d’accent, des groupements inattendus de signes, des phénomènes plus intenses ou plus faibles : ici, les fièvres seront violentes e t sèches, II, les catarrhes et les épanchements séreux plus fréquents ; pendant un été chaud et long, les engorgements viscéraux sont plus nombreux qu’à l’ordinaire e t plus obstinés. Londres, de juillet à septembre 1661 : a Aegri paroxysmus atrocior, lingua magis nigra siccaque, extra paroxysmum aporexia obscurio, 1 ) Th. SYDENHAM,Observationes medicae, in Opera medica (Genève, iï3b), I, p. 32.

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virium e t appetitus prostratio major, major item ad paroxysniuni proclinitas, omnia summatim accidentia immanioria, ipseque morbus quam pro more Febrium intermittentium funestior 1) (1). La constitution n’est pas rapportée h un absolu spécifique dont elle serait la manifestation plus ou moins modifiée : elle est perçue dans la seule relativité des différences - par un regard en quelque sorte diacritique. Toute constitution n’est pas épidémie ; mais l’épidémie est une constitution au grain plus serré, aux phénomènes plus constants e t plus homogènes. On a discuté beaucoup e t longuement, e t maintenant encore, pour savoir si les médecins du XVIIP siècle en avaient saisi le caractère contagieux, et s’ils avaient posé le problème de l’agent de leur transmission. Oiseuse question, et qui demeure étrangère, ou du moins dérivée par rapport à la structure fondamentale : l’épidémie est plus qu’une forme particulière de maladie ; elle est, au X V I I I ~siècle, un mode autonome, coherent e t sufisant, de voir la maladie : u On donne le nom de nialadies épidémiques i toutes celles qui attaquent en même temps, et avec des caractères immuables, un grand nombre de personnes à la fois B (2). I1 n’y a donc pas de différence de nature ou d’espèce entre une maladie individuelle et un phénomène épidémique ; il sufit qu’une affection sporadique se reproduise un certain nombre de fois e t simultanément pour qu’il y ait épidémie. Problème purement arithmétique du seuil : IC sporadique n’est qu’une épidémie infraliminaire. I1 s’agit d’une perception non plus essentielle e t ordinale, comme dans la médecine des espèces, mais quantitative e t cardinale. Le support de cette perception n’est pas un type spécifique, mais un noyau de circonstances. Le fond de l’épidémie, ce n’est pas la peste, ou le catarrhe ; c’est Marseille en 1721, c’est Bicêtre en 1780 ; c’est Rouen en 1769, où se u produit, pendant l’été, une épidémie sur les enfants de la nature des fièvres bilieuses catarrhales, des fièvres bilieuses putrides, compliquées de la miliaire, des fièvres bilieuses ardentes pendant l’automne. Cette constitution dégénère en bilieuse putride sur la fin de cette saison e t pendant l’hiver de 1769 à 1770 B (3). Les formes pethologiques familières sont convoquées, mais pour un jeu complexe d’entrecroisements où elles occupent une place analogue h celle

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1) Ibid., p. 27. 2) LE BRUN,Traiié hiriorique sur les maladies épidémiques (Paris, 1776),

p. 1. (3) LEPECQD E LA CLOTURE, Coiiedion d’observalions sur les maladies cf conrlilulions épidémiques (Rouen, 1778), p. XIV.

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du symptôme par rapport à la maladie. Le fond essentiel est défini par le moment, par le lieu, par cet u air vif, piquant, subtil, pénétrant n qui est celui de Nîmes pendant l’hiver ( I ) , par cet autre, poisseux, épais, putride que l’on connaît à Paris lorsque l’été est long e t lourd (2). La régularité des symptômes ne laisse pas transparaître en filigrane la sagesse d’un ordre naturel ; elle ne parle que de la constance des causes, de l’obstination d’un facteur dont la pression globale e t toujours répétée détermine une forme privilégiée d’affections. Tantôt, il s’agit d’une cause qui se maintient à travers le temps, e t provoque par exemple la plica en Pologne, les écrouelles en Espagne ; on parlera alors plus volontiers de maladies endémiques ;tantôt, il s’agit de causes qui u tout t~coup attaquent un grand nombre de personnes dans un même lieu, sans distinction d’dge, de sexe, ni de tempéraments. Elles présentent l’action d’une cause générale, mais comme ces maladies ne règnent que dans un certain temps, cette cause peut être regardée comme purement accidentelle u (3) : ainsi pour la variole, la fièvre maligne ou la dysenterie ; ce sont les épidémies proprement dites. I1 n’y a pas à s’étonner que malgré la grande diversité des sujets atteints, de lcurs dispositions e t de leur âge, la maladie se présente chez tous selon les mêmes symptômes : c’est que la sécheresse ou l’humidité, la chaleur ou le froid, assurent dès que leur action se prolonge un peu, la domination d’un dc nos principes constitutifs : alkalis, sels, phlogistique ; N alors nous sommes exposés aux accidents qu’occasionne ce principe, e t ces accidents doivent être les mêmes sur les différents sujets n (4). L’analyse d’une épidémie ne se donne pas pour tâche de reconnaitre la forme générale de la maladie, en la situant dans l’espace abstrait de la nosologie, mais de retrouver, au-dessous des signes généraux, le processus singulier, variable selon les circonstances, d’une épidémie à l’autre, qui de la cause à la forme morbide tisse une trame commune chez tous les malades, mais singulière en ce moment de temps, en ce lieu de l’espace ; Paris, en 1785, a connu des fièvres quartes e t des synoques putrides, mais l’essentiel de l’épidémie, c’était une u bile desséchée dans ( I ) RAZOUX, Tableau nosologique et mdtdorologique (Bâle, 1787), p. 22. ( 2 ) MENURET, Essai sur l’histoire mddico-iopographique de Paris (Paris, e t TUREEN, Mêmoires sur les dpiddmies de Languedoc (Paris, E

BRUN,[OC. cil., p. 66, n. 1.

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ses couloirs, devenue mélancolie, le sang appauvri, épaissi, e t pour ainsi dire poisseux, les organes du bas-ventre engorgés e t devenus les causes ou les foyers de l’obstruction N (1) : bref, une sorte de singularité globale, un individu B têtes multiples mais semblables dont les traits ne se manifestent qu’une seule fois dans le temps e t l’espace. La maladie spécifique se répéte toujours plus ou moins, l’épidémie jamais tout à fait. Dans cette structure perceptive, le problème de la contagion est relativement de peu d’importance. La transmission d’un individu à l’autre n’est en aucun cas l’essence de l’épidémie ; elle peut, sous la forme du N miasme ou du levain R qui se communique par l’eau, les aliments, le contact, le vent, l’air confiné, constituer une des causes de l’épidémie, soit directe ou première (quand c’est la seule cause en action), soit seconde (lorsque le miasme est le produit, dans une ville ou un hôpital, d’une maladie épidémique provoquée par un autre facteur). Mais la contagion n’est qu’une modalité du fait massif de l’épidémie. On admettra volontiers que les maladies malignes, comme la peste, ont une cause transmissible ; on le reconnaîtra plus difficilement pour les maladies épidémiques simples (coqueluche, rougeole, scarlatine, diarrhée bilieuse, fiévre intermittente) (2). Contagieuse ou non, l’épidémie a une sorte d’individualité historique. De la, la nécessité d’user avec elle d’une méthode complexe d’observation. Phénomène collectif, elle exige un regard multiple ; processus unique, il faut la décrire sur ce qu’elle a de singulier, d’accidentel, d’inattendu. On doit transcrire l’événement jusque dans le détail, mais le transcrire aussi selon la cohérence qu’implique la perception à plusieurs : connaissance imprécise, mal fondée tant qu’elle est partielle, incapable d’accéder seule A l’essentiel ou au fondamental, elle ne trouve son volume propre que dans le recoupement des perspectives, dans une information répétée e t rectifiée, qui finalement cerne, là OU. les regards se croisent, le noyau individuel et unique de ces phénomènes collectifs. A la fin du X V I I I ~siécle, on est en train d’institutionaliser cette forme d’expérience : dans chaque subdélégation, un médecin e t plusieurs chirurgiens sont dPsignés par I’lntendant pour suivre les épidémies qui peuvent se produire dans leur canton ; ils se tiennent en correspondance avec le médecin en chef de la généralité B propos a tant de la maladie régnante que de la topographie médicinale de leur canton n, ))

(1) blENURET, [OC. Cit., p. 139. (2) LE BRUN,loc. cit., pp. 2-3.

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lorsque quatre ou cinq personnes sont attaquées de la même maladie, le syndic doit prévenir le subdélégué qui envoie le médecin pour qu’il indique le traitement que les chirurgiens appliqueront tous les jours ; dans les cas plus graves, c’est le médecin de la généralité qui doit se rendre sur les lieux (1). Mais cette expérience ne peut prendre sa pleine signification que si elle est doublée d’une intervention constante et contraignante. I1 ne saurait y avoir de médecine des épidémies que doublée d’une police : veiller à l’emplacement des mines et des cimetières, obtenir le plus souvent possible l’incinération des cadavres au lieu de leur inhumation, contrôler le commerce du pain, du vin, de la viande (2), réglementer les abattoirs, les teintureries, interdire les logements insalubres ; il faudrait qu’après une étude détaillée du territoire tout entier, on établisse, pour chaque province, un règlement de santé à lire N au prône ou A la messe, tous les dimanches et fêtes »,et qui concernerait la manière de se nourrir, de s’habiller, d’éviter les maladies, de prévenir ou de guérir celles qui règnent : I1 en serait de ces préceptes comme des prières que les plus ignorants même et les enfants parviennent à réciter D (3).I1 faudrait enfin créer un corps d’inspecteurs de santé qu’on pourrait distribuer dans différentes provinces en confiant à chacun un département circonscrit n ; là il prendrait des observations sur des domaines qui touchent à la médecine, mais aussi à la physique, à la chimie, à l’histoire naturelle, à la topographie, à l’astronomie ; il prescrirait les mesures A prendre et contrôlerait le travail du médecin ; II I1 serait à souhaiter que 1’Etat se chargeât de faire un sort à ces Médecins physiciens, et qu’il leur épargnât tous les frais qu’entraîne le goût de faire des découvertes utiles u (4). La médecine des épidémies s’oppose à une médecine des classes, comme la perception collective d’un phénomène global, mais unique e t jamais répété, peut s’opposer à la perception individuelle de ce qu’une essence peut laisser apparaître constamment d’elle-même et de son identité dans la multiplicité des phénomènes. Analyse d’une série, dans un cas, déchiffrement d’un type dans l’autre ; intégration du temps pour les épidémies, définition d’une place hiérarchique pour les espèces ; assignation d’une causalité - recherche d’une cohérence essentielle ; per((

(1) ANONYME, Dercriplion der Lpidémier qui ont rkgné depuir queiquer année8 dur la généraLilé de Paria (Paris, 1783), pp. 35-37. (2) LE BRUN,loc. cil pp. 127-132. (3) ANONYME, Descr&ion der LpidCmies, pp. 14-17. (4) LE BRUN,loc. cit., p. 124.

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ception déliée d’un espace historique et geographique complexe - définition d’une surface homogène où se lisent des analogies. E t pourtant, au bout du compte, lorsqu’il s’agit de ces figures tertiaires qui doivent distribuer la maladie, l’expérience médicale et le contrôle du médecin sur les structures sociales, la pathologie des épidémies et celle des espèces se trouvent devant les mêmes exigences : la définition d’un statut politique de la médecine, et la constitution, à l’échelle d’un état, d’une conscience médicale, chargé d’une tâche constante d’information, de contrôle e t de contrainte ;toutes choses qui u comprennent autant d’objets relatifs à la police qu’il y en a qui sont proprement du ressort de la médecine )) (1). Là est l’origine de la Société royale de Médecine, et de son insurmontable conflit avec la Faculté. En 1776, le gouvernement décide de créer à Versailles une commission chargée d’étudier les phénomènes épidémiques e t épizootiques qui se sont multipliés au cours des années précédentes ; l’occasion précise en est une maladie du cheptel, dans le sud-est de la France, qui avait forcé le contrôleur général des Finances à donner ordre d’abattre tous les animaux douteux : d’où une perturbation économique assez grave. Le décret du 29 avril 1776 déclare en son préambule que les épidémies u ne sont funestes et destructives dans leur commencement que parce que leur caractère, étant peu connu, laisse le médecin dans l’incertitude sur le choix des traitements qu’il convient d’y appliquer ;que cette incertitude naît du peu de soins qu’on a eu d’étudier ou de décrire les symptômes des différentes épidémies et les méthodes curatives qui ont eu le plus de succès N. La commission aura un triple rôle : d’enquête, en se tenant au courant des divers mouvements épidémiques ; d’élaboration, en comparant les faits, en enregistrant les médications employées, en organisant des expbriences ; de contrôle e t de prescription, en indiquant aux médecins traitants les méthodes qui paraissent le niieux adaptées. Elle est composée de huit médecins : un directeur, chargé u des travaux de la correspondance relative aux épidémies e t aux épizooties N (de Lasson), un commissaire général qui assure la liaison avec les médecins de province (Vicq d’Azyr), et six docteurs de la Faculté qui se consacrent B des travaux concernant ces mêmes sujets. Le contrôleur des Finances pourra les envoyer faire des enquêtes ( I ) LE BRUN,loe. cil., p. 126.

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en province et leur demander des rapports. Enfin, Vicq d’Azyr sera chargé d’un cours d’anatomie humaine et comparée dcvant les autres membres de la commission, les docteurs de la Faculté et u les étudiants qui s’en seront montrés dignes D (I). Ainsi s’établit un double contrôle : des instances politiques sur l’exercice de la médecine ; et d’un corps médical privilégié sur l’ensemble des praticiens. Le conflit éclate aussitôt avec la Faculté. Aux yeux des contemporains, c’est le choc de deux institutions, l’une moderne et politiquement sous-tendue, l’autre archaïque et close sur ellemême. Un partisan de la Faculté décrit ainsi leur opposition : u L’une ancienne, respectable B toutes sortes de titres et principalement aux yeux des membres de la société qu’elle a formés pour la plupart ; l’autre, institution moderne dont les membres ont préféré, à l’association de leurs institutions, celle des ministres de la Couronne, qui ont déserté les Assemblées de la Faculté auxquelles le bien public et leurs serments devaient les tenir attachés pour courir la carriére de l’intrigue (2). Pendant trois mois, à titre de protestation, la Faculté u fait gréve B : elle refuse d’exercer ses fonctions, e t ses membres de consulter avec les sociétaires. Mais l’issue est donnée d’avance puisque le Conseil soutient le nouveau comité. Depuis 1778 déjà, étaient enregistrées les lettres patentes qui consacraient sa transformation en Société royale de Médecine, et la Faculté s’était vu interdire a d’employer en cette affaire aucune espèce de défense D. La Société reçoit 40 O00 livres de rentes prélevées sur les eaux minérales, alors que la Faculté n’en reçoit que 2 O00 à peine (3).Mais surtout son rôle s’élargit sans cesse :organe de contrôle des épidémies, elle devient peu à peu un point de centralisation du savoir, une instance d’enregistrement et de jugement de toute l’activité médicale. Au début de la Révolution, le Comité des Finances de I’Assemblée Nationale justifiera ainsi son statut :u L’objet de cette société est de lier la médecine française et la médecine étrangère par une utile correspondance ; de recueillir les observations éparses, de les conserver e t de les rapprocher ; de rechercher surtout les causes des maladies populaires, d’en calculer les retours, d’en constater les remèdes les plus elTiCaces D (4). La Société ne groupe ))

( I ) Ci. Prtcis hislorique da i’tiabiiisemenl de la Socitlt royale de Mtdecine (8.l.n.d. L’auteur anonyme est Boussu). ( 2 ) RETZ,Expod succinct à I’AssemblLe Nalionale (Paris, 1791), pp. 5-6. (3) Ci. VACHER DE LA FEUTERIE, Molif de la rdclamaiion de la Facullt de Médecine dePari8 conire i’tlabiirsemenl de la SociéU royalede Mtdecinc(s.1.n.d.). (4) Cité in RETZ,IOG. cil.

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plus seulement des médecins qui se consacrent à l’étude des phénomènes pathologiques collectifs ; clle cst devenue l’organe oniciel d’une conscience colleclive des phénomènes pathologiques ; conscience qui se déploie au niveau de l’expérience comme au niveau du savoir, dans la forme cosmopolitique comme dans l’espace de la nation. L’événement, ici, a valeur d’émergence dans les structures fondamentales. Figure nouvelle de l’expérience, dont les lignes générales, formées autour des années 1775-1780, vont se prolonger assez loin dans le temps pour porter, pendant la Révolution et jusque sous le Consulat, bien des projets de réforme. De tous ces plans peu de chose sans doute passera dans la réalité. E t pourtant la forme de perception médicale qu’ils impliquent est un des éléments constituants de l’expérience clinique. Style nouveau de la totalisation. Les traités du X V I I I ~siècle, Institutions, Aphorismes, Nosologies, enfermaient le savoir médical dans un espace clos : le tableau formé pouvait bien n’être pas achevk dans le détail, e t en tel ou tel de ses points brouillé par l’ignorance ; dans sa forme générale, il était exhaustif et fermé. On lui substitue maintenant les tables ouvertes e t indéfiniment proîongeabies : Hautesierck déjà en avait donné l’exemple, lorsque, à la demande de Choiseul, il proposait pour les médecins et chirurgiens militaires un plan de travail collectif, comprenant quatre séries parallèles et sans limites : étude des topographies (la situation des lieux, le terrain, l’eau, l’air, la société, les tempéraments des habitants), observations météorologiques (pression, température, régime des vents), analyse des épidémies et des maladies régnantes, description des cas extraordinaires (1). Le thème de l’encyclopédie fait place à celui d’une information constante et constamment révisée, où il s’agit plutôt de totaliser les événements et leur détermination que de clore le savoir en une forme systématique : a Tant il est vrai qu’il existe une chaîne qui lie dans l’univers, sur la terre e t dans l’homme, tous les êtres, tous les corps, toutes les affections ; chaîne dont la subtilité éludant les regards superficiels du minutieux faiseur d’expériences, et de froid dissertateur, se découvre au génie véritablement observateur n (2). Au début de la Révolution, Cantin propose que ce travail d’information soit assuré dans chaque département par une commission élue (1) HAUTESIERCK, Recueil dobserualionr de rnddecinc de8 hbpilaut milifoires (Paria, 1766, t. I,.pp. XXIV-XXVII). ( 2 ) MENURET, Essai sur l’hialoire rnddico-topographique de Paria, p. 139.

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parmi les médecins (1) ; Mathieu Géraud demande la création en chaque chef-lieu d’une u maison gouvernenientale salubre D, e t celle, à Paris, d’une u cour de salubrité 8 , siégeant auprès de l’Assemblée Nationale, centralisant les informations, les communiquant d’un point A l’autre du territoire, posant les questions qui demeurent obscures, ct indiquant les recherches à faire (2). Ce qui constitue maintenant l’unité du regard médical, ce n’est pas le cercle du savoir dans lequel il s’achève, niais cette totalisation ouverte, infinie, mouvante, sans cesse déplacée e t enrichie par le temps, dont il commence le parcours sans pouvoir l’arrêter jamais : déjà, une sorte d’enregistrement clinique de la série infinie et variable des événements. Mais son support n’est pas la perception du malade en sa singularité, c’est une conscience collective de toutes les informations qui se croisent, poussant en une ramure complexe e t toujours foisonnante, agrandie enfin aux dimensions d’une histoire, d’une géographie, d’un Etat. Pour les classificateurs, l’acte fondamental de la connaissance médicale était d’établir un repérage : situer un symptôme dans une maladie, une maladie dans un ensemble spécifique, et orienter celui-ci à l’intérieur du plan général du monde pathologique. Dans l’analyse des constitutions e t des épidémies, il s’agit d’établir un réseau par le jeu de séries qui, en se croisant, permettent de reconstituer cette u chaîne D dont parlait Menuret. Razoux établissait chaque jour des observations météorologiques et climatiques qu’il confrontait, d’une part, avec une analyse nosologique des malades observés, e t d’autre part, avec l’évolution, les crises, l’issue des maladies (3). Un système de coïncidences apparaissait alors, indiquant une trame causale, e t suggérant aussi entre les maladies des parentés ou des enchaînements nouveaux. Q Si quelque chose est capable de perfectionner notre a r t n, écrivait Sauvages lui-même 4 Razoux, a c’est un pareil ouvrage exécuté pendant cinquante ans, par une trentaine de médecins aussi exacts e t aussi laborieux... J e ne négligerai rien pour engager quelqu’un de nos docteurs à faire les mêmes observations dans notre Hôtel-Dieu ID (4). Ce qui définit l’acte de la ( I ) CANTIN,Projei de réforme adresse à l’Assemblée Naiionale (Paris, 1790). ( 2 ) Mathieu GÉRAIJD Projel de décrei à rendre sur I’organisaiion civile des médecins (Pariô, 17911, no* 78-79. (3) RAZOUX, Tableau nosologique el méléorologique adressé à I’Hbiel-Dieu de Nfmes (Bâle, 1761). (4) Cite ibid., p. 14.

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connaissance médicale dans sa forme concrète, ce n’est donc pas la rencontre du médecin et du malade, ni la confrontation d’un savoir à une perception ; c’est le croisement systématique de plusieurs séries d’informations homogènes les unes e t les autres, mais étrangères les unes aux autres - plusieurs séries qui enveloppent un ensemble infini d’événements séparés, mais dont le recoupement fait surgir, dans sa dépendance isolable, le faif indiuiduel. Dans ce mouvement, la conscience mbdicale se dédouble : elle vit à un niveau immédiat, dans l’ordre des constatations immédiates ; mais elle se reprend à un niveau supérieur, où elle constate les constitutions, les confronte, et se repliant sur les connaissances spontanées, prononce en toute souveraineté son jugement e t son savoir. Elle devient centralisée. La Société royale de Médecine le montre au ras des institutions. E t au début de la Révolution, les projets abondent, qui schématisent cette double e t nécessaire instance du savoir médical, avec l’incessant va-et-vient qui de l’une à l’autre maintient la distance en la parcourant. Mathieu Géraud voudrait qu’on crée un Tribunal de Salubrité où un accusateur dénoncerait a tout particulier qui, sans avoir fait la preuve de capacité, s’ingère sur autrui, ou sur l’animal qui ne lui appartient pas, de tout ce qui tient à l’application directe ou indirecte de l’art salubre B (1) ; les jugements de ce Tribunal concernant les abus, les incapacités, les fautes professionnelles devront faire jurisprudence dans l’état médical. Il s’agit là en quelque sorte de la police des connaissances immédiates : le contrôle de leur validité. A côté du Judiciaire, il faudra un Exécutif qui aura a la haute e t grande police sur toutes les branches de la salubrité B. 11 prescrira les livres à lire e t les ouvrages à rédiger ; il indiquera, d’après les informations reçues, les soins à donner dans les maladies qui règnent ; il publiera, des enquêtes faites sous son contrôle ou des travaux étrangers, ce qui doit être retenu pour une pratique éclairée. Le regard médical circule, selon un mouvement autonome, à l’intérieur d’un espace où il se dédouble e t se contrôle lui-même ; il distribue souverainement à l’expérience quotidienne le savoir qu’il lui a, de très loin emprunté, et dont il s’est fait B la fois le point de rassemblement et le centre de diffusion. En elle, l’espace médical peut coïncider avec l’espace social, ou plut6t le traverser et le pénétrer entièrement. On commence à concevoir une présence généralisée des médecins dont les (1) Mathieu GBRAUD, loc. cif., p. 65.

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regards croisés forment réseau c t exercent en tout point de l’espace, en tout moment du temps, une surveillance constante, mobile, différenciée. On pose le problème de l’implantation des médecins dans les campagnes (1) ; on souhaite un contrôle statistique de la santé grâce au registre des naissances et des décès (qui devrait porter mention des maladies, du genre de vie, et de la cause de la mort, devenant ainsi un état civil de la pathologie) ; on demande que les raisons de réforme soient indiquées en détail par le conseil de révision; enfin qu’on établisse une topographie médicale de chacun des départements u avec des aperçus soignés sur la région, les habitations, les gens, les passions dominantes, l’habillement, la constitution atmosphérique, les productions du sol, le temps de leur maturité parfaite et de leur récolte, ainsi que l’éducation physique et morale des habitants de la contrée D (2).E t comme s’il ne suffisait pas de l’implantation des médecins, on demande que la conscience de chaque individu soit médicalement alertée ; il faudra que chaque citoyen soit informé de ce qu’il est nécessaire et possible de savoir en médecine. E t chaque praticien devra doubler son activité de surveillant d’un rôle d’enseignement, car la meilleure manière d’éviter que se propage la maladie, c’est encore de répandre la médecine (3).Le lieu où se forme le savoir, ce n’est plus ce jardin pathologique où Dieu avait distribué les espèces, c’est une conscience médicale généralisée, diffuse dans l’espace e t dans le temps, ouverte e t mobile, liée à chaque existence individuelle, mais aussi bien à la vie collective de la nation, toujours éveillée sur le domaine indéfini où le mal trahit, sous ses aspects divers, sa grande forme massive.

Les années qui précèdent e t suivent immédiatement la Révolution ont vu naître deux grands mythes, dont les thèmes et les polarités sont opposés ; mythe d’une profession médicale nationalisée, organisée sur le mode du clergé, et investie, au niveau de la santé e t du corps, de pouvoirs semblables à ceux ( 1 ) CI. N.-L.LESPAONOL, Projet d’llablir lroir médecins ar dialriil pour le roulagement der gens de la campagne (Charleville, 1790) ; Bicnfaisance mldicale el projel financier (Provina, an IX). (2 J.-B. DEMANGEON, Dcs moyens de perfectionner la mddecinc (Paria, an V i ) i $ p . 5-9 ; C I . Audin R O U V I ~ RErrai E , rur la topographic physique el mldica e e Paria (Paris, an II). (3) BACHER, De la médecine considérée politiquemeni (Paris, an XI), p. 30.

ROYER,

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que celui-ci exerçait sur les 8iiies ; niytlic d’une dispariLion totale de la maladie dans une société sans troubles e t sans passions, restituées à sa santé d’origine. La contradiction inanifeste des deux thématismcs ne doit pas faire illusion : l’une e t l’autre de ces figures oniriques expriment comiiic en noir e t en blanc le même dessin de l’expérience médicale. Les deux rêves sont isomorphes - l’un racontant d‘une façon positive la médicalisation rigoureuse, militante et dogmatique de la société, par une conversion quasi religieuse, et l’implantation d’un clergé de la thérapeutique ; l’autre rncontant cette même médicalisation, mais sur un mode triomphant e t négatif, c’est dire la volatilisation de la maladie dans un milieu corrigé, organisé e t sans cesse surveillé, où finalement la médecine disparaîtrait elle-même avec son objet e t sa raison d’être. Un faiseur de projets du début de la Révolution, Sabarot de L’Avernière, voit dans les prêtres et les médecins les héritiers naturels des deux plus visibles missions de 1’Eglise - la consolation des âmes e t l’allégement des souffrances. I1 faut donc que les biens ecclésiastiques soient confisqués au haut clergé, qui les n détournés de leur usage d’origine, e t rendus à la nation qui seule connaît se propres besoins spirituels e t matériels. Les revenus en seront partagés entre les curés des paroisses e t les médecins, les uns e t les autres recevant une part égale. Les médecins ne sont-ils pas les prêtres du corps ? a L’âme ne saurait dtre considérée séparémrnt des corps animés, et si les ministres des Autels sont vénérés e t qu’ils perçoivent de 1’Etat une congrue honnête, il faut que ceux de votre santé reçoivent aussi un fixe suffisant pour être alimentés e t vous secourir. Ils sont les génies tutélaires de l’intégrité de vos facultés e t de vos sensations n (I). Le médecin n’aura plus à demander d’honoraires à ceux qu’il soigne ; l’assistance aux malades sera gratuite e t obligatoire - service que la nation assure comme l’une de ses tâches sacrées ; le médecin n’en est que I’instrument (2). A la fin de ses études, le nouveau médecin occupera non pas le poste de son choix, mais celui qui lui aura été assigné selon les besoins ou les vacances, en général A la campagne ; quand il aura pris de l’expérience, il pourra demander une place de plus de responsabilité e t mieux rémunérée. II devra (1) SABAROT DE L ‘ A V E R N I ~ RVue E , de Législalion médicale adressée a u z Etals générauz (1789), ( 2 ) On trouve chez ! % E ~ E T , Essai sur le moyen de former de bon6 médecins (Paris, 1791), I’idde d’un financement de la medecine par les revenus ecclbSastiques, mais seiilement quand il s’agit de soigner les indigents.

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rendre compte a ses supérieurs de ses activités e t sera responsable de ses fautes. Devenue activité publique, désintéressée et contrôlée, la médecine pourra se perfectionner indéfiniment ; elle rejoindra, dans le soulagement des misères physiques, la vieille vocation spirituelle de I’Eglise, dont elle formera comme le décalque laïque. E t à l’armée des prêtres qui veillent sur le salut des âmes, correspondra celle des médecins qui se préoccupent de la santé des corps. L’autre mythe procède d’une réflexion historique poussée à la limite. Liées aux conditions d’existence e t aux modes de vie des individus, les maladies varient avec les époques, comme avec les lieux. Au Moyen Age, à l’époque des guerres e t des famines, les malades étaient livrés à la peur e t A l’épuisement (apoplexies, fièvres hectiques) ;mais avec le X V I ~e t le X V I I ~siècle, on voit se relâcher le sentiment de la Patrie e t des obligations qu’on a ir son égard ;l’égoïsme se replie sur lui-même, on pratique la luxure et la gourmandise (maladies vénériennes, encombrement des viscères e t du sang) ; au X V I I I ~siècle, la recherche du plaisir passe par l’imagination ; on va au théâtre, on lit des romans, on s’exalte en de vaines conversations ; on veille la nuit, on dort le jour ; d’où les hystéries, les hypocondries, les maladies nerveuses (I). Une nation qui vivrait sans guerre, sans passions violentes, sans oisifs, ne connaîtrait donc aucun de ces maux ; et surtout, une nation qui ne connaîtrait pas la tyrannie qu’exerce la richesse sur la pauvreté, ni les abus auxquels elle se livre d’elle-même. Les riches ? - a Au sein de l’aisance e t parmi les plaisirs de la vie, leur irascible orgueil, leurs dépits amers, leurs abus e t les excès auxquels les porte le mépris de tous les principes, les rendent la proie des infirmités de tout genre ; bientôt. .. leur visage se sillonne, leurs cheveux blanchissent, les maladies les moissonnent avant le temps D (2). Quant aux pauvres soumis au despotisme des riches et de leurs rois, ils ne connaissent que les imp8ts qui les réduisent B la mishre, la disette dont profitent les accapareurs, les habitations insalubres qui les contraignent a à ne point élever de familles ou à ne procréer tristement que des êtres faibles et malheureux B (3). La première tâche du médecin est donc politique : la lutte contre la maladie doit commencer par une guerre contre les mauvais gouvernements : l’homme ne sera totalement e t défii( 1 ) MARET, M&moire oii on cherche d d&lerminerquelle influence le8 mœurs ont 8ur la ranld (Amiens, 1771). ( 2 ) LANTHENAS, De l’influence de la liberld sur la 8anlL (Paris, 1792), p. 8. ( 3 ) Ibid., p. 4.

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tivement guéri que s’il est d’abord libéré : u Qui devra donc dénoncer au genre humain les tyrans, si ce n’est les médecins qui font de l’homme leur étude unique, et qui tous les jours chez le pauvre e t le riche, chez le citoyen et chez le plus puissant, sous le chaume et les lambris, contemplent les misères humaines qui n’ont d’autre origine que la tyrannie e t l’esclavage ? n (1). Si elle sait être politiquement eflicace, la médecine ne sera plus médicalement indispensable. E t dans une société enfin libre, où les inégalités sont apaisées e t où règne la concorde, le médecin n’aura plus qu’un rôle transitoire à jouer : donner au législateur e t au citoyen des conseils pour l’équilibre du cœur e t du corps. I1 ne sera plus besoin d’académies ni d’hbpitaux : u De simples lois diététiques, en formant les citoyens à la frugalité, en faisant connaître aux jeunes gens surtout les plaisirs dont une vie, même dure, est la source, en leur faisant chérir la plus exacte discipline dans la marine e t dans les armées, que de maux prévenus, que de dépenses supprimées, que de facilités nouvelles pour les entreprises les plus grandes e t les plus difliciles. B E t peu Q peu, dans cette jeune cité, toute livrée au bonheur de sa propre santé, le visage du médecin s’effacerait, laissant 4 peine au fond des mémoires des hommes le souvenir de ce temps des rois e t des richesses où ils étaient esclaves, appauvris et malades. Rêveries que tout cela ; songe d’une cité en fête, d’une humanité de plein air où la jeunesse est nue et où l’âge ne connaît pas d’hiver ; symbole familier des stades antiques, auquel vient se mêler le thème plus récent d’une nature où se recueilleraient les formes les plus matinales de la vérité : toutes ces valeurs s’effaceront vite (2). E t pourtant, elles ont eu un rôle important : en liant la médecine aux destins des Etats, elles ont fait apparaître en elle une signification positive. Au lieu de rester ce qu’elle était, a la sêche et triste analyse de millions d’infirmités n, la douteuse négation du négatif, elle reçoit la belle tâche d’instaurer dans la vie des hommes les figures positives de la santé, de la vertu e t du bonheur ;à elle de scander le travai1 par les fêtes, d’exalter les passions calmes ;à elle de veiller sur les lectures et l’honnêteté des spectacles ; B elle aussi de contrôler que les mariages ne se font pas pour le seul intérêt, ou par un engouement passager,

...

I) Ibid., p. 8. 2) Lanthenas, ui etait girondin, fut mie le 2 juin 1793 sur la liste des I roscritn, puis raye,% rrat l’a ant qualifie de pauvre d‘esprit C?. MATHIEZ, e

lea Révolution française, t. Ir(Pari8, 1945, p. 221).

e.

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mais qu’ils sont bien fondés sur la seule condition durable du bonheur, qui est à l’utilité de 1’Etat (1). La médecine ne doit plus être seulement le corpus des techniques de la guérison et du savoir qu’elles requièrent; elle enveloppera aussi une connaissance de i‘homme en sanfé c’est-àdire à la fois une expérience de l’homme non malade, et une définition de l’homme modèle. Dans la gestion de l’existence humaine, elle prend une posture normative, qui ne l’autorise pas simplement à distribuer des conseils de vie sage, mais la fonde à régenter les rapports physiques et moraux de l’individu e t de la société où il vit. Elle se situe dans cette zone en lisière, mais, pour l’homme moderne, souveraine, où un certain bonheur organique, lisse, sans passion et musclé, communique de plein droit avec l’ordre d’une nation, la vigueur de ses armées, la fécondité de son peuple e t la niarche patiente de son travail. Lanthenas, ce songe-creux, a donné de la médecine une définition brève, mais lourde de toute une histoire : u Enfin, In médecine sera ce qu’elle doit être, la connaissance de l’homme naturel e t social B (2). Il est important de déterminer comment e t sur quel mode les diverses formes du savoir médical se réfèrent aux notions positives de u santé D et de u normalité B. D’une façon très globale, on peut dire que jusqu’à la fin du X V I I I ~siècle, la médecine s’est référée beaucoup plus à la santé qu’à la normalité ; elle ne prenait pas appui sur l’analyse d’un fonctionnement P régulier n de l’organisme pour chercher où il est dévié, par quoi il est perturbé, comment on peut le rétablir ; elle se référait plutôt à des qualités de vigueur, de souplesse, de fluidité que la maladie ferait perdre et qu’il s’agirait de restaursr. Dans cette mesure, la pratique médicale pouvait accorder une grande place au régime, à la diététique, bref, à toute une règle de vie et d’alimentation que le sujet s’imposait à lui-même. Dans ce rapport privilégié de la médecine à la santé se trouvait inscrite la possibilité d’être médecin de soi-même. La médecine du X I X ~siècle s’ordonne plus, en revanche, à la normalité qu’à la santé ; c’est par rapport à un type de fonctionnement ou de structure organique qu’elle forme ses concepts e t prescrit ses interventions ; et la connaissance physiologique, autrefois savoir marginal pour le médecin e t purement théorique, va s’installer (Claude Bernard en porte (1) CI. GANNB,De l’homme physique el moral, uu recherches sur les moyen8 de rendre l’homme plua aaqe (Strasbourg, 1791). (2) LANTHENAS, lOC. Clf., p. 18.

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témoignage) au cœur même de toute réflexion médicale. I1 y LI plus : le prestige des sciences de la vie au X I X ~siècle, le rôle de modèle qu’elles ont mené, surtout dans les sciences de l’homme, n’est pas lié primitivement au caractère compréhensif et transférable des concepts biologiques, mais plutôt au fait que ces concepts étaient disposés dans un espace dont la structure profonde répondait à l’opposition du sain et du morbide. Lorsqu’on parlera de la vie des groupes et des sociétés, de la vie de la race, ou même de la a vie psychologique u, on ne pensera pas seulement à la structure interne de 1’Ctre organisé, mais à la bipolariié médicale du normal et du pathologique. La conscience vit, puisqu’elle peut être altérée, amputée, dérivée de son cours, paralysée ;les sociétés vivent puisqu’il y en a de malades qui s’étiolent, e t d’autres, saines, en pleine expansion ; la race est un être vivant qu’on voit dégénérer ; e t les civilisations aussi, dont on a pu constater tant de fois la mort. Si les sciences de l’homme sont apparues dans le prolongement des sciences de la vie, c’est peut-être parce qu’elles étaient biologiquement sous-tendues, niais c’est aussi qu’elles l’étaient médicalement : sans doute par transfert, importation et souvent métaphore, les sciences de l’homme ont utilisé des concepts formés par les biologistes ; mais l’objet même qu’elles se donnaient (l’homme, ses conduites, ses réalisations individuelles e t sociales) se donnait donc un champ partagé selon le principe du normal et du pathologique. D’où le caractère singulier des sciences de l’homme, impossibles à détacher de la négativité où elles sont apparues, mais liées aussi à la positivité qu’elles situent, implicitement, comme norme.

CHAPITREIII

le champ libre

L’opposition entre une médecine des espèces pathologiques et une médecine de l‘espace social était, aux yeux des contemporains, esquivée sous les prestiges trop visibles d’une conséquence qui leur était commune : la mise hors circuit de toutes les institutions médicales qui formaient opacité en face des nouvelles exigences du regard. I1 fallait en effet que fût constitué un champ de l’expérience médicale entièrement ouvert, afin que la nécessité naturelle des espèces pût y apparaître sans résidu ni brouillage ; il fallait aussi qu’il fût assez présent dans sa totalité et ramassé en son contenu, pour que puisse se former une connaissance fidèle, exhaustive et permanente de la santé d’une population. Ce champ médical restitué A sa vérité d’origine, et parcouru du regard en son entier, sans obstacle, ni altération, est analogue, dans sa géométrie implicite, A l’espace social dont rêvait la Révolution, au moins dans ses formules premières : une configuration homogène en chacune de ses régions constituant un ensemble de points équivalents susceptibles d’entretenir avec leur totalité des relations constantes ;un espace de la libre circulation ou le rapport des parties au tout fut toujours transposable e t réversible. II y a donc un phénomène de convergence entre les exigences de l’idéologie poliiique e t celles de la fechnologie méàicale. D’un seul mouvement, médecins e t hommes d’Etat réclament en un vocabulaire parfois semblable, mais pour des raisons différemment enracinées, la suppression de tout ce qui peut faire obstacle à la constitution de ce nouvel espace : les hôpitaux qui altèrent les lois spécifiques régissant la maladie, e t qui perturbent celles, non moins rigoureuses, définissant les rapports de la propriété

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et de la richesse, de la pauvreté et du travail ; la corporation des médecins qui empêche la formation d’une conscience médicale centralisée, et le libre jeu d’une expérience sans limitation, accédant d’elle-même à l’universel ; les Facultés enfin qui ne reconnaissent le vrai que dans des structures théoriques, et font du savoir un privilège social. La liberté doit briser toutes les entraves qui s’opposent à la force vive de la vérité. I1 doit y avoir un monde où le regard libre de tout obstacle n’est plus soumis qu’à la loi immédiate du vrai; mais le regard n’est pas fidèle au vrai et soumis à la vérité sans assurer par la une souveraine maîtrise : le regard qui voit est un regard qui domine ; et s’il sait se soumettre aussi, il maîtrise ses maîtres : a C’est le despotisme qui a besoin de ténèbres, mais la liberté toute rayonnante de gloire ne peut subsister qu’environnée de toutes les lumières qui peuvent écinirer les hommes ; c’est pendant le sommeil des peuples que la tyrannie peut s’établir et se naturaliser parmi eux... Rendez les autres nations tributaires non de votre autorité politique, non de votre gouvernement, mais de vos talents e t de vos lumières, ... il existe une dictature pour les peuples dont le joug ne répugne point à ceux qui se courbent sous lui : c’est la dictature du génie D (1). Le thème idéologique, qui oriente toutes les réformes de structures médicales depuis 1789 jusqu’à Thermidor an II, est celui de la souveraine liberté du vrai : la violence majestueuse de la lumière, qui est A elle-même son propre règne, abolit le royaume obscur des savoirs privilégiés et instaure l’empire sans cloison du regard.

1. La mise en qusstion des structures hospitalières Le Comité de Mendicité de l’Assemblée Nationale est acquis à la fois aux idées des économistes e t à celles des médecins qui

estiment que le seul lieu possible de réparation de la maladie, c’est le milieu naturel de la vie sociale, la famille. L&,le coût de la maladie est pour la nation réduit au minimum ;et disparaît aussi le risque de la voir se compliquer dans l’artifice, se multiplier par elle-même e t prendre, comme à l’h8pita1, la forme aberrante d’une maladie de la maladie. E n famille, la maladie est à l’état de u nature B, c’est&-dire conforme à sa nature propre, ( I ) Boissy D’APIOLAS, A&eare 6 la Conwntion 25 pluvibre an II. Cite in GuiL u v m E , Proc6r-uwbauz du Comitl d‘Imtruction publique de la Convention (t. II, pp. 840-642).

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et librement offerte aux forces régénératrices de la nature. Le regard que les proches portent sur elle a la force vive de la bienveillance et la discrétion de l’expectative. I1 y a, dans la maladie librement regardée, quelque chose qui déjii la compense : K Le malheur ... excite par sa présence la bienfaisante compassion, fait naître dans le cœur des hommes le besoin pressant de lui porter du soulagement et des consolations, e t les soins donnés aux malheureux dans leur propre asile mettent à profit cette source féconde de biens que répand la bienfaisance particulière. Le pauvre est-il placé dans les hôpitaux ? Toutes ces ressources cessent pour lui ... n (1). Sans doute existe-t-il des malades qui n’ont point de famille, ou d’autres qui sont si pauvres qu’ils vivent a entassés dans des greniers ».Pour ceux-18, il faut créer des a maisons communales de malades n qui devront fonctionner comme des substituts de famille et faire circuler, dans la forme de la réciprocité, le regard de la compassion ; les misérables trouveront ainsi a dans les compagnons de leur sort des êtres naturellement compatissants et auxquels ils ne sont pas au moins tout à fait étrangers n (2).Ainsi la maladie trouvera partout son lieu naturel, ou quasi naturel : elle y aura la liberté de suivre son cours et de s’abolir elle-même dans sa vérité. Mais les idées du Comité de Mendicité s’apparentent aussi bien au thème d’une conscience sociale e t centralisée de la maladie. Si la famille est liée au malheureux par un devoir naturel de compassion, la nation lui est liée par un devoir social et collectif d’assistance. Les fondations hospitalibres, biens immobilisés e t créateurs, par leur inertie même, de pauvreté, doivent disparaître, mais au profit d’une richesse nationale et toujours mobilisable qui peut assurer à chacun les secours nécessaires. L’Etat devra donc a aliéner B son avantage n les biens des hôpitaux, puis les réunir en une a masse commune B. On créera une administration centrale chargée de gérer cette masse ; elle formera comme la conscience médico-économique permanente de la nation ; elle sera perception universelle de chaque maladie et reconnaissance immédiate de tous les besoins. Le grand (Eil de la Misère. On la chargera du soin a d’affecter des sommes nécessaires e t complétement sufisantes au soulagement des malheureux D. Elle financera la a Maison communale D e t distribuera des secours particuliers aux familles pauvres qui soignent elles-mêmes leurs malades. ( I ) BLOCHet TVTEY,Procès-verbaux et rapporls du Cornilé de Mendicilé (Parie, 1911), p. 395. ( 2 ) Ibid., p. 396.

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Deux problèmes ont fait échouer le projet. L’un, celui de l’aliénation des biens hospitaliers, est de nature politique et économique. L’autre est de nature médicale, il concerne les maladies complexes ou contagieuses. L’Assemblée législative revient sur le principe de la nationalisation des avoirs ; elle préfhre en réunir simplement les revenus pour les affecter à un fond d’assistance. Il ne faut pas non plus confier A une seule administration centrale le soin de les gérer ; elle serait trop lourde, trop lointaine et par là impuissante à répondre aux besoins. La conscience de la maladie et de la misère, pour être immédiate et efficace, doit être une conscience géographiquement spécifiée. E t la Législative, en ce domaine, comme en bien d’autres, revient du centralisme de la Constituante à un système beaucoup plus lâche, de type anglais : ce sont les administrations locales qui sont chargées de constituer les relais essentiels, elles devront se tenir au courant des besoins, e t distribuer elles-mêmes les revenus ; elles formeront un réseau multiple de surveillance. Ainsi se trouve posé le principe de la communalisation de l’Assistance auquel le Directoire, définitivement, se ralliera. Mais l’assistance décentralisée et confiée aux instances locales ne peut plus assurer de fonctions pénales : il va donc falloir dissocier les problèmes de l’assistance e t ceux de la répression. Tenon, dans son souci de régler la question de Bicêtre et de la Salpêtrière, voulait que la Législative créât un comité a des hôpitaux e t des maisons d’arrestation II qui aurait compétence générale pour les établissements hospitaliers, les prisons, le vagabondage et les épidémies. L’Assemblée s’y oppose alléguant que c’était u avilir d’une certaine manière les dernières classes du peuple en confiant également le soin des infortunés e t des criminels aux mêmes personnes )D (1). La conscience de la maladie, et de l’assistance qui lui est due chez les pauvres, prend son autonomie ; elle s’adresse maintenant à un type de misère bien spécifique. Corrélativement, le médecin se met à jouer un rôle décisif dans l’organisation des secours. A l’échelon social où ils sont distribués, il devient agent détecteur des besoins, et juge de la nature e t du degré de l’aide qu’il faut apporter. La décentralisation des moyens de l’assistance autorise une médicalisation de son exercice. On reconnaît là une idée familière à Cabanis, celle du médecin-magistrat; c’est à lui que la cite (1) Cite i n IUBERT,Le droit hospitalier aoua la Réaofution et l’Empire (Paris, 1954), p. 52.

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doit confier a la vie des hoinmes D au lieu de (c la laisser à la merci des jongleurs e t des commères n ; c’est lui qui doit juger que a la vie du puissant et du riche n’est pas plus précieuse que celle du faible e t de l’indigent D ; c’est lui enfin qui saura refuser les secours a aux malfaiteurs publics D (1). Outre son rôle de technicien de la médecine, il joue un rôle économique dans la répartition des secours, un rôle moral et quasi judiciaire dans leur attribution ; le voilà devenu le a surveillant de la morale, comme de la santé publique )J (2). Dans cette configuration ou les instances médicales sont multiples afin de mieux assurer une surveillance continue, l’hôpital doit avoir sa place. I1 est nécessaire pour les malades sans famille ; mais il est nécessaire aussi dans les cas contagieux, et pour les maladies difficiles, complexes, n extraordinaires n auxquelles la médecine sous sa forme quotidienne ne peut faire face. Là encore, l’influence de Tenon e t de Cabanis est, visible. L’hôpital qui, sous sa forme la plus générale, ne porte que les stigmates de la misère, apparaît au niveau local comme une indispensable mesure de protection. Protection des gens sains contre la maladie ; protection des malades contre les pratiques des gens ignorants : il faut a préserver le peuple de ses propres erreurs n (3); protection des malades les uns à l’égard des autres. Ce que Tenon projette, c’est un espace hospitalier différencié. E t différencié selon deux principes : celui de la a formation B, qui destinerait chaque hôpital à une catégorie de malades ou à une famille de maladies ; celui de la a distribution D qui définit, à l’intérieur d’un même hôpital, l’ordre à suivre (( pour y ranger les espèces de malades que l’on sera convenu d’y recevoir n (4). Ainsi, la famille, lieu naturel de la maladie, se trouve doublée d’un autre espace qui doit reproduire comme un microcosme la configuration spécifique du monde pathologique. Là, sous le regard du médecin d’hôpital, les maladies seront groupées par ordres, genres et espèces, en un domaine rationalisé qui restitue la distribution originaire des essences. Ainsi conçu, l’hôpital permet a de classer tellement les malades que chacun trouve ce qui convient à son état sans aggraver par son voisinage le mal d’autrui, sans répandre la contagion, soit dans l’hôpital, (1) CABANIS,Du degré de ccrfifude de la médecine (3. éd., Paris, 1819), p. 135 e t p. 154. 2 ) Ibid., p. 146, n. 1. 3) C A n A N i s , Du degré de cerlilude de la mddecinc, p. 135. 4) TENON, Mémoires sur les hdpilauz (Paris, 1788)’ p. 359.

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soit au-dehors n (1). La maladie rencontre 18 son haut lieu, e t comme la résidence forcée de sa vérité. Dans les projets du Comité des Secours, deux instances sont donc juxtaposées : l’ordinaire, qui implique, par la répartition de l’aide une surveillance continue de l’espace social avec un système de relais régionaux fortement médicalisés ; quant Q l’instance extraordinaire, elle est constituée d’espaces discontinus exclusivement médicaux, e t structurés selon le modèle du savoir scientifique. La maladie est prise ainsi dans un double système d’observation : il y a un regard qui la confond et la résorbe dans l’ensemble des misères sociales à supprimer ; et un regard qui l’isole pour la mieux cerner dans sa vérité de nature. La Législative laissait à la Convention deux problèmes qui n’étaient pas résolus : celui de la propriété des biens hospitaliers, et celui, nouveau, du personnel des hôpitaux. Le 18 août 1792, l’Assemblée avait déclaré dissoutes (( toutes les corporations religieuses et congrégations séculières d’hommes ou de femmes ecclésiastiques ou laïques D (2). Mais la plupart des hôpitaux étaient tenus par des ordres religieux, ou, comme la Salpêtrière, par des organisations laïques conçues sur un modèle quasi monastique ; c’est pourquoi le décret ajoute : a Néanmoins, dans les hôpitaux e t maisons de charité, les mêmes personnes continueront comme ci-dessus le service des pauvres et le soin des malades à titre individuel, sous la surveillance des corps municipaux et administratifs, jusqu’h l’organisation définitive que le Comité des Secours présentera incessamment 8 l’Assemblée Nationale. D En fait, jusqu’à Thermidor, la Convention pensera surtout le problème de l’assistance e t de l’hôpital en termes de suppression. Suppression immédiate des secours de 1’Etat demandée par les Girondins qui redoutent l’encadrement politique des classes les plus pauvres par les Communes, s’il leur est donné de répartir l’assistance ; pour Roland, le système des secours manuels a est le plus dangereux D : sans doute la bienfaisance peut-elle et doitelle s’exercer par a souscription privée, mais le gouvernement ne doit pas s’en mêler ; il serait trompé, e t ne secourrait pas ou secourrait mal n (3).Suppression des hôpitaux, demandée par les Montagnards, car ils y voient comme une institutionalisation de la misère ; e t l’une des tâches de la Révolution doit être de les faire disparaître en les rendant inutiles ; Q propos d’un (1) Ibid.,

8w%km,

(2) J.-B. Colleclion complèle des lois ..., t. IV ( 3 ) Archives parlementaires, t. LVI,p. 646; cité in Inrem:, ped% ialier sous lu RCvolution al l’Empire, p. 76, n. 29.

hospi-

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hôpital consacrc (t à l’humanité souffrante », Lebon deniandait : I( Doit-il y avoir une partie quelconque de l’humanité qui soit en souffrance ?... Mettez donc au-dessus des portes de ces asiles des inscriptions qui annoncent leur disparition prochaine. Car si la Révolution finie, nous avons encore des malheureux parmi nous, nos travaux révolutionnaires auront été vainr I, ,l). E t Barère, dans la discussion de la loi du 22 floréal an II, lancera la formule célèbre : a Plus d’aumônes, plus d’hôpitaux. n Avec la victoire de la Montagne, l’idée l’emporte d’une organisation par 1’Etat du secours public e t d’une suppression complémentaire, à échéance plus ou moins lointaine, dcs établissements hospitaliers. La constitution de l’an I I proclame dans sa Déclaration des droits que n les secours publics sont une dette sacrée n ; la loi du 22 floréal prescrit la formation d’un grand livre de la bienfaisance nationale )i e t l’organisation d’un système de secours A la campagne. II n’est prévu de maisons de santé que pour les t( malades qui n’ont point de domicile ou qui ne pourront y recevoir de secours n (2). La nationalisation des biens hospitaliers, dont le principe était acquis depuis le 19 mars 1793,mais dont l’application devrait être retard& jusqu’après (t l’organisation complète, définitive e t en plusieurs activités du secours public », devient immédiatement exécutoire avec la loi du 23 messidor an II. Les biens hospitaliers seront vendus parmi les biens nationaux, e t l’assistance assurée par le Trésor. Des agences cantonales seront chargées de distribuer à domicile les secours nécessaires. Ainsi commence à passer, sinon dans la réalité, du moins dans la législation, le grand rêve d’une déshospitalisation totale de la maladie e t de l’indigence. La pauvreté est un fait économique auquel l’assistance doit remédier tant qu’elle existe ; la maladie est un accident individuel auquel la famille doit répondre en assurant à la victime les soins nécessaires. L’hôpital est une solution anachronique qui ne répond pas aux besoins réels de la pauvreté, e t qui stigmatise dans sa mishe l’homme malade. I1 doit y avoir un état idéal où l’être humain ne connaîtra plus l’épuisement des travaux pénibles, e t l’hôpital qui conduit à la mort. n Un homme n’est fait ni pour les métiers, ni pour I’hôpitzd, ni pour les hospices : tout cela est affreux n (3). ((

(1) ibid., p. 78. (2) Loi du 19 mars 1793. (3) SAINT-JUST, in BUCHEZ et Roux, ifisfoire parlerneilaire, t. XXXV, p. 296.

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2. Le droit d’exercice et l’enseignement d d i c a l Les décrets de Marly, pris au mois de mars 1707, avaient réglé pour tout le X V I I I ~siècle la pratique de la médecine et la f o r m a t h des médecins. I1 s’agissait alors de lutter contre les charlatans, les empiriques, a e t les personnes sans titre e t sans capacité qui exerçaient la médecine u ; corrélativement, il avait fallu réorganiser les facultés tombées depuis plusieurs années dans le plus a extrême relâchement B. I1 était prescrit que la médecine désormais serait enseignée dans toutes les universités du royaume qui avaient, ou avaient eu, une faculté ; que les chaires, au lieu de demeurer indéfiniment vacantes, seraient mises B la dispute aussitôt que libres ; que les étudiants ne recevraient leur degré qu’après 3 ans d’études, dûment vérifiées par des inscriptions prises tous les 4 mois ; que chaque année, ils subiraient un examen avant les actes leur donnant le titre de bachelier, licencié et docteur ; qu’ils devraient assister obligatoirement aux cours d’anatomie, de pharmacie chimique et galénique, e t aux démonstrations de plantes (1). Dans ces conditions, l’article 26 du décret posait en principe : a nul ne pourra exercer la médecine, ni donner aucun remède même gratuitement s’il n’a obtenu le degré de licencié u ;e t le texte ajoutait ce qui en était la conséquence primordiale e t la fin achetée par les Facultés de Médecine au prix de leur réorganisation : a Que tous les religieux mendiants ou non mendiants soient e t demeurent compris dans la prohibition portée par l’article précédent u (2). A la fin du siècle, les critiques sont unanimes, sur quatre points au moins : les charlatans continuent à fleurir ; l’enseignement canonique donné à la Faculté ne répond plus aux exigences de la pratique, ni aux découvertes nouvelles (on n’enseigne que la théorie; on ne fait place ni aux mathématiques, ni B la physique) ; il y a trop d’Ecoles de Médecine pour que I’enseigdement puisse être assuré partout de manière satisfaisante ; la concussion y règne (on se procure les chaires comme des charges ;les professeurs donnent des cours payants ;les étudiante achètent leurs examens, e t font écrire leurs thèses par des médecins besogneux), cc qui rend les études médicales fort coûteuses, d’autant plus que pour se former enfin B la pratique, le nouveau docteur doit suivre dans ses visites un praticien

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(1) Articles 1, 6, 9, 10, 14 et 22. (2) Articles 26 et 27. Le texte complet des décrets de Mari est cité par GILIBERT,L’anarchie mddieinale (Neuchtltel, 1772), t. 11, pp. &-Il&

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rcmxnrné qu’il lui faut alors dédomiiiager (1). ILI Révolution se troiive donc en présence de deux séries de revendications : les unes cn faveur d’une limitation plus stricte du droit d’exercer ; les autres cn faveur d’unr organisation plus rigoureuse du cursus universitaire. Or, les unes et les autres vont à l’encontre de tout ce mouvement de réformes qui aboutit à la suppression des jurandes et corporations, et A la fermeture des universités. De là, une tension entre les exigences d’une réorganisation du savoir, celles de l’abolition des privilèges, celles enfin d’une surveillnnce eficace de la santé de la nation. Comment le libre regard que la médecine et, B travers elle, le gouvernement doivent poser sur les citoyens, peut-il être armé et compétent sans être pris dans l’ésotérisme d’un savoir et la rigidité des privilèges sociaux ? Premier probléine : la médecine peut-elle être un métier libre que ne protégerait aucune loi corporative, aucun. interdit d’exercice, aucun privilège de compétence ? La conscience médicale d’une nation peut-elle être aussi spontanée que sa conscience civique ou morale ? Les médecins défendent leurs droits corporatifs en faisant valoir qu’ils n’ont pas le sens du privilège, mais de la collaboration. Le corps médical se distingue d’une part des corps politiques, en ceci qu’il ne cherche pas h limiter la liberté d’autrui, et à imposer des lois ou des obligations aux citoyens ; il n’impose d’impératif qu’à lui-même ; sa u juridiction est concentrée dans son sein n (2) ; mais il se distingue aussi des autres corps professionnels, car il n’est pas destiné à maintenir des droits e t des traditions obscures, mais à confronter et à communiquer le savoir : sans un organe constitué, les lumières s’éteindraient dès leur naissance, l’expérience de chacun étant perdue pour tous. Les médecins en s’unissant font ce serment implicite : a Nous voulons nous éclairer en nous fortifiant de toutes nos connaissances ; la faiblesse de quelques-uns d’entre nous se corrige par la supériorité des autres ; en nous rassemblant sous une police commune nous exciterons sans cesse l’émulation II (3).Le corps des médecins se critique luimême plus qu’il ne se protège, e t il est, de ce fait, indispensable pour protéger le peuple contre ses propres illusions e t les char( 1 ) Cf. B ce sitjet GILIBERT cité plus haut ;THIERY, Vœuz d’un pafriole sur la médecine en France (1789) :ce texte aurait 6té écrit en 1750 et publie ieule-

ment & I’occasion des Etate genéraux. ( 2 ) CANTIN,Projel de réforme adressé O I’Aasembléc Nalionale (Paris, 1790). p. 14. (3) CANTIN, ibid.

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latans mystificateurs (1) ; u Si les médecins et les chirurgiens forment un corps nécessaire dans la société, leurs fonctions importantes exigent de la part de l’autorité législative une considération particulière qui prévient les abus B (2). Un état libre qui veut maintenir les citoyens libres de l’erreur et des maux qu’elle entraîne ne peut pas autoriser un libre exercice de la médecine. E n fait, nul ne songera, même parmi les plus libéraux des Girondins, à libérer entièrement la pratique médicale e t à l’ouvrir à un régime de concurrence sans contrôle. Mathieu Géraud lui-même, en demandant la suppression de tous les corps médicaux constitués, voulait établir dans chaque département une Cour qui jugerait a tout particulier se mêlant de médecine sans avoir fait ses preuves de capacité (3). Mais le problème de l’exercice de la médecine était lié à trois autres : la suppression générale des corporations, la disparition de la société de médecine, e t surtout la fermeture des universités. Jusqu’à Thermidor, les projets de réorganisation des Ecoles de Médecine sont innombrables. On peut les grouper en deux familles, les uns supposant la persistance des structures universitaires, les autres tenant compte des décrets du 17 août 1792. Dans le groupe des a réformistes D, on rencontre constamment l’idée qu’il faut effacer les particularismes locaux, en supprimant les petites Facultés qui végètent, où les professeurs insuffisamment nombreux, peu compétents, distribuent ou vendent les examens e t les titres. Quelques Facultés importantes offriront dans tout le pays des chaires que les meilleurs postuleront; ils formeront des docteurs dont la qualité ne sera contestée par personne ; le contrôle de 1’Etat e t celui de l’opinion joueront ainsi d’une manière eficace pour la genèse d’un savoir e t d’une conscience médicale devenue enfin adéquate aux besoins de la nation. Thiery estime qu’il sufirait de quatre Facultés ; Gallot de deux seulement avec quelques écoles spéciales pour un enseignement moins savant (4). I1 faudra aussi que les études durent plus longtemps :7 années selon Gallot, 10 d’après Cantin ; c’est qu’il s’agit maintenant d’inclure dans le cycle des études les mathématiques, la géométrie, la physique et la chimie (5), ( 1 ) CABANIS, Du dcgrl de cerfilude de la mldccine.

2 ) JADELOT, Adrears d Nor Seigneur8 de I’Aaacmblde Nationale (Nancy,

1796, p. 7.

(1, CI. supro, p. s9. (4) T H ~ E Rloe. Y , cil.

J.-P. CALLOT, Vues générales aur la realauration de l’arl de guérir (Paris, 1 h O ) . ( 5 ) THIERY, loe. cif., pp. 89-98.

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tout ce qui a un lien organique avec la science médicale. Mais surtout, il faut envisager un enseignement pratique. Thiery souhaiterait un Institut royal, à peu près indépendant de la Faculté et qui assurerait à l’élite des jeunes médecins une formation perfectionnée et essentiellement pratique ; on créerait dans le Jardin du Roi une sorte d’internat doublé d’un hôpital (on pourrait utiliser la Salpêtrière, toute voisine) ; là des professeurs enseigneraient en visitant les malades ; la Faculté se contenterait de déléguer un docteur-régent pour les examens publics de l’Institut. Cantin propose que, l’essentiel une fois appris, les candidats médecins soient envoyés tantôt dans les hôpitaux, tantôt dans les campagnes auprès de ceux qui y exercent ; c’est que, ici et là, on a besoin de main-d’œuvre, et les malades qu’on y soigne ont rarement besoin de médecins bien compétents ; faisant de région en région cette sorte de tour de France médical, les futurs docteurs recevraient l’enseignement le plus divers, apprendraient à connaître les maladies de chaque climat, e t s’informeraient des méthodes qui réussissent le mieux. Formation pratique nettement dissociée de l’enseignement théorique et universitaire. Alors que déjà (nous le verrons plus loin) la médecine est en possession des concepts qui lui permettraient de définir l’unité d’un enseignement clinique, les réformateurs ne parviennent pas à en proposer une version institutionnelle : la formation pratique n’est pas l’application pure et simple du savoir abstrait (il sufirait alors de confier cet enseignement pratique aux professeurs des écoles ellesmêmes) ; mais elle ne peut pas être non plus la clef de ce savoir (on ne peut l’acquérir qu’une fois ce savoir acquis par ailleurs) ; c’est qu’en fait cet enseignement pratique est défini d’après les normes d’une médecine du groupe social, alors qu’on ne détache pas la formation universitaire d’une médecine plus ou moins proche parente de la théorie des espèces. D’une manière assez paradoxale, cette acquisition de la pratique, qui est dominée par le thème de l’utilité sociale, est laissée à peu près entièrement à l’initiative privée, 1’Etat ne contrôlant guère que l’enseignement théorique. Cabanis voudrait que tout médecin d’hôpital eût la permission de a former une école d’après le plan qu’il jugerait le meilleur B : lui e t lui seul f i e r a i t à chaque élève le temps d’études nécessaire ; pour certains, deux ans suiliraient ; pour d’autres, moins doués, il en faudrait quatre ; dues à l’initiative individuelle, ces leçons seraient nécessairement payantes, et les professeurs en fixeraient

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eux-mêmes le prix ; celui-ci, sans doute, pourrait être très élevé, si le professeur était célèbre e t son enseignement recherché, mais il n’y a là aucun inconvénient : la u noble émulation alimentée par toutes sortes de motifs ne pourrait que tourner au profit des malades, des élèves et de la science D (1). Curieuse structure de cette pensée réformatrice. On entcndait laisser l’assistance à l’initiative individuelle, et maintenir les établissements hospitaliers pour une médecine plus complexe et comme privilégiée ; la configuration de l’enseignement est inverse : il suit un cheminement obligatoire et public à l’université ; à l’hôpital, il devient privé, concurrentiel et payant. C’est qu*alorsles normes d’acquisition du savoir et les règles de formation de la perception ne sont pas encore superposables : la manière dont on pose le regard et la manière dont on l’instruit ne se rejoignent pas. Le champ de la pratique médicale est partagé entre un domaine libre et indéfiniment ouvert, cclui de I*exercice à domicile, e t un lieu clos, fermé sur les vérités d’espèces qu’il révèle ; le champ de l’apprentissage est partagé entre le domaine clos du savoir transmis, e t celui, libre, où la vérité parle d’elle-même. E t l’hôpital joue tour à tour ce double rôle : lieu des vérités systématiques pour le regard que pose le médecin, il est celui des expériences libres pour le savoir que formule le maître. Août 1791, fermeture des universités ; septembre, la Législative est dissoute. L’ambigulté de ces structures complexes va se défaire. Les Girondins se réclament d’une liberté qui devrait se limiter elle-même par son propre jeu ; e t leur viennent en aide tous ceux, favorisés par l’ancien état de choses, qui pensent pouvoir, en l’absence de toute organisation, retrouver sinon leurs privilèges, du moins leur influence. Des catholiques comme Durand Maillane, d’anciens oratoriens comme Daunou ou Sieyès, des modérés comme Fourcroy, sont partisans du plus extrême libéralisme dans l’enseignement des sciences e t des arts. Le projet de Condorcet menace, à leur avis, de reconstituer une a corporation formidable )) (2); on verrait renaître ce qu’8 peine on vient d’abolir, u les gothiques universith et les aristocratiques académies n (3); dès lors, il ne serait pas besoin d’attendre longtemps pour que se renoue le réseau d’un ( 1 ) CABANIS, Observations aur lea hdpitauz (Paris, 1790), pp. 32-33. (2) DURAND MAILLANE, J. GUILLAUME, Procls-verbaux du Comité d’In#Irurlion ubliqur de la Conuenlion, t. I, p. 124. (31 AURCROY, Rapporl sur l’enseignemenl libre des sciences el des a d s (Pari;, an II,) p. 2.

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sacerdoce u plus redoutable peut-être que celui que la raison du peuple vient de renverser D (1). Aux lieux et places de ce corporatisme, l’initiative individuelle portera la vérité partout où elle sera réellement libre : u Rendez au génie toute la latitude de pouvoir et de liberté qu’il réclame ; proclamez ses droits imprescriptibles ; prodiguez aux interprètes utiles de la nature partout où ils se trouvent les honneurs et les récompenses publiques ; ne resserrez pas dans un cercle étroit les lumières qui ne cherchent qu’à s’étendre )I (2). Pas d’organisation, mais simplement une liberté donnée : n les citoyens éclairés dans les lettres et les arts sont invités à se livrer à l’enseignement dans toute l’étendue de la République française ».Ni examens, ni autres titres de compétence que l’âge, l’expérience, la vénération des citoyens ; qui veut enseigner mathématiques, beaux-arts, ou médecine, devra seulement obtenir de sa municipalité un certificat de civisme et de probité : s’il en a besoin, e t s’il le mérite, il pourra aussi demander aux organismes locaux qu’on lui prête du matériel d’enseignement et d’expérimentation. Ces leçons librement données seront, par les élèves, rétribuées en accord avec le maître ; mais les municipalités pourront, B qui le mérite, distribuer des bourses. L’enseignement, dcins le régime du libéralisme économique et de la concurrence, renoue avec la vieille liberté grecque : le savoir, spontanément, se transmet par la Parole, et celle-Id triomphe qui porte en elle le plus de vérité. E t comme pour donner une marque de nostalgie et d’inaccessibilité B son rêve, pour lui conférer un sigle plus grec encore qui rende ses intentions inattaquables e t cache mieux ses réelles visées, Fourcroy propose qu’après 25 ans d’enseignement, les maîtres chargés d’années et de vénération soient, comme autant de Socrate enfin reconnus par une meilleure Athènes, nourris pour leur longue vieillesse au Prytanée. Paradoxalement, ce sont les Montagnards, et lec plus proches de Robespierre, qui défendent des idées voisines du projet de Condorcet. Le Pelletier dont le plan, après son assassinat, est repris par Robespierre, puis Romme (les Girondins une fois tombés) projettent un enseignement centralisé et à chaque échelon contrôlé par I’Etat ; même à la Montagne, on s’inquiète de ces u 40000 bastilles où l’on propose de renfermer la génération naissante II (3). Bouquier, membre du Comité d’Instruction publique, soutenu par les Jacobins, offre un plan mixte, (1) Ibid., p. 2. ( 2 Ibid., p. 8. (31 SAINTE-FOY, Journal de la Montagne,

n o 29, 12

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moins anarchique que celui des Girondins, moins strict que chez Le Pelletier e t Romme. Il y fait une distinction importante entre N les connaissances indispensables au citoyen N, et sans lesquelles il ne peut devenir un homme libre 1’Etat lui doit cette instrucIion, comme il lui doit la liberté elle-même -et les u connaissances nécessaires à la société n : 1’Etat u se doit de les favoriser, mais il ne peut ni les organiser, ni les contrôler comme les premières ; elles servent à la collectivité, elles ne forment pas l’individu N. Ida médecine en fait partie avec les sciences et les arts. Dans 9 villes du pays, on créera des Ecoles de Santé avec chacune 7 N Instituteurs N ; mais celle de Paris en aura 14. De plus, i~un oficier de santé donnera des leçons dans les hôpitaux réservés aux femmes, aux enfants, aux fous et aux vénériens N. Ces Instituteurs seront à la fois rétribués par 1’Etat (3500 livres par an), et élus par des jurys choisis par u les administrateurs du district réunis aux citoyens N (1). Ainsi, la conscience publique trouvera dans cet enseignement à la fois sa libre expression et l’utilité qu’elle recherche. Lorsque arrive Thermidor, les biens des hôpitaux sont nationalisés, les corporations interdites, les sociétés e t académies abolies, l’université, avec les Facultés et les Ecoles de Médecine, n’existe plus ; mais les Conventionnels n’ont pas eu le loisir de mettre en œuvre la politique d’assistance dont ils ont admis le principe, ni de donner des limites au libre exercice de la médecine, ni de définir les compétences qui lui sont nécessaires, ni de fixer enfin les formes de son enseignement.

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Une telle difficulté surprend quand on songe que, pendant des dizaines d’années, chacune de ces questions avait été discutée, que tant de solutions avaient été depuis longtemps proposées, indiquant une conscience théorique des problèmes ; et que, surtout, la Législative avait posé en principe ce que, de Thermidor au Consulat, on redécouvrira comme solution. Durant toute cette période, une structure indispensable manquait : celle qui aurait pu donner unité à une forme d’expérience déjà définie par I’observation individuelle, l’examen des cas, la pratique quotidienne des maladies, et à une forme d’enseignement dont on saisit bien qu’il devrait se donner à l’hôpital (1)

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plutôt. qu’à la Faculté, et dails le parcours eiitier d u inonde concret de la iiialadie. On ne savait pas comnienl restituer par la parole ce qu’on savait n’être donné qu’au regard. Le Visible n’était pas Dicible, ni Discible. C’est que si les théories médicales s’étaient beaucoup modifiécs depuis un demi-siècle, si de nouvelles observations avaient été faites en grand nombre, le type d’objet auquel s’adressait la médecine était resté le même ; la position du sujet connaissant et percevant était restée la même ; les concepts se formaient selon les mêmes règles. Ou plutôt tout l’ensemble du savoir médical obéissait à deux types de régularité : l’un, c’était celui des perceptions individuelles et concrètes quadrillé selon le tableau nosologique des espèces morbides ; l’autre c’était celui de l’enregistrement continu, global et quantitatif d’une médecine des climats et des lieux. Toute la réorganisation pédagogique et technique de la médecine achoppait à cause d’une lacune centrale : l’absence d’un modèle nouveau, cohérent et unitaire pour la formation des objets, des perceptions e t des concepts médicaux. L’unité politique et scientifique de l’institution médicale impliquait pour être réalisée cette mutation en profondeur. Or, chez les réformateurs de la Révolution, cette unité n’était effectuée que sous la forme de thêmes théoriques qui regroupaient après coup des éléinents de savoir déjà constitués. Ces thèmes flottants exigeaient bien une unité de la connaissance et de la pratique médicale ; ils lui indiquaient un lieu idéal ; mais ils étaient aussi bien le principal obstacle à sa rèalisation. L’idée d‘un domaine transparent, sans cloisonnement, ouvert de fond en comble A un regard armé pourtant de ses privilèges e t de sa compétence, dissipait ses propres dificultés dans les pouvoirs prêtés la liberté : en elle, la maladie devait formuler d’elle-même une vérité inaltérée et offerte, sans trouble, au regard du médecin; et la société, médicalement investie, instruite et surveillée, devait se libérer par là même de la maladie. Grand mythe du libre regard, qui, dans sa fidélité à découvrir, reçoit la vertu de défruire ; regard purifié qui purifie ; libéré de l’ombre, il dissipe les ombres. Les valeurs cosmologiques implicites dans l’dufklürung jouent encore ici. Le regard médical, dont on se met à reconnaitre les pouvoirs, n’a pas encore reçu dans le savoir c h i q u e ses nouvelles conditions d’exercice ; il n’est qu’un segment de la dialectique des Lumières transporté dans l’œil du médecin. Par un effet lié à la fortune de la médecine moderne, la cli-

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N A I S S A N C E DE LA CLINIQUE

nique demeurera, pour la majorité des esprits, plus apparentée à ces thèmes de la lumière et de la liberté, qui l’ont en somnie esquivée, qu’à la structure discursive où elle a pris effectivement naissance. On pensera volontiers que la clinique cst née dans ce libre jardin où, d’un commun consentement, médecin et malade viennent à se rencontrer, où l’observation se fait, dans le mutisme des théories, à la seule clarté du regard, où, de maître à disciple, l’expérience se transmet en dessous même des mots. E t au profit de cette histoire qui lie la fécondité de la clinique à un libtralisrne scientifique, politique et économique, on oublie qu’il fut pendant des années, le théme idéologique qui fit obstacle à l’organisation de la médecine clinique.

CHAPITREIV

vieillesse de la clinique

Le principe que le savoir médical se forme au lit même du malade ne date pas de la fin du X V I I I ~siècle. Beaucoup, sinon toutes les révolutions de la médecine ont été faites au nom de cette expérience posée comme source première et norme constante. Mais ce qui se modifiait sans cesse, c’était la grille niême selon laquelle cette expérience se donnait, s’articulait en éléments onalysables e t trouvait une formulation discursive. Non seulement le nom des maladies, non seulement le groupement des symptômes n’étaient pas les mêmes ;mais ont varié aussi les codes perceptifs fondamentaux qu’on appliquait au corps des malades, le champ des objets auxquels s’adressait l’observation, les surfaces et profondeurs que parcourait le regard du médecin, tout le système d’orientation de ce regard. Or, depuis le x v m e siècle, la médecine a une certaine tendance Q raconter sa propre histoire comme si le lit des malades avait toujours été un lieu d’expérience constant et stable, par opposition aux théories et systèmes qui auraient été en perpétuel changement et auraient masqué sous leur spéculation la pureté de l’évidence clinique. Le théorique aurait été élément de la perpétuelle modification, le point â partir duquel se déploient toutes les variations historiques du savoir médical, le lieu des conflits e t des disparitions ; c’est dans cet élément théorique que le savoir médical marquerait sa fragile relativité. Au contraire, la clinique aurait été l’élément de son accumulation positive : c’est ce constant regard sur le malade, cette attention millénaire et pourtant neuve en chaque instant qui aurait permis 4 la médecine de ne pas disparaître entièrement avec chacune de ses spéculations, mais de se conserver, de prendre peu à peu

NAISSANCE DE LA CLINIQUE

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la figure d’une vérité qui serait définitive sans être achevée pour autant, bref, de se développer, au-dessous des épisodes bruyants de son histoire, dans une historicité continue. Dans l’invariant de la clinique, la médecine aurait noue la vérité e t le temps. De là, tous ces r6cits un peu mythiques dans lesquels on a rassemblé, à la fin du X V I I I ~siècle e t au début du X I X ~ l’histoire , de la médecine. C‘est dans la clinique, disait-on, que la médecine avait trouvé sa possibilité d’origine. A l’aube de l’humanité, avant toute vaine croyance, avant tout système, la médecine en son entier résidait dans un rapport immédiat de la souffrance à ce qui la soulage. Ce rapport était d’instinct e t de sensibilité, plus encore que d’expérience ; il était établi par l’individu de lui-même 4 lui-même, avant d’être pris dans un réseau social : e La sensibilité du malade lui apprend que telle ou telle position le soulage ou le tourmente u (1). C’est ce rapport, établi sans la médiation du savoir, qui est constaté par l’homme sain; e t cette observation même n’est pas option pour une connaissance à venir; elle n’est pas même prise de conscience ; elle s’accomplit dans l’immédiat et à l’aveugle : (( Une voix secréte nous dit ici : contemple la nature u (2) ; multipliée par elle-même, transmise des uns aux autres, elle devient une forme générale de conscience dont chaque individu est à la fois le sujet e t l’objet : a Tout le monde indistinctement pratiquait cette médecine ... les expériences que chacun faisait étaient communiquées à d’autres personnes. .. e t ces connaissances passaient du père aux enfants u (3). Avant d’être un savoir, la clinique était un rapport universel de l’humanité à elle-même : âge de bonheur absolu pour la médecine. E t la déchéance commença quand furent inaugurés l’écriture e t le secret, c’est-à-dire la répartition de ce savoir dans un groupe privilégié, e t la dissociation du rapport immédiat, sans obstacle ni limites, entre Regard e t Parole : ce qu’on avait su n’était plus communiqué aux autres e t reversé au compte de la pratique qu’une fois passé par l’ésotérisme du savoir (4). Longtemps, sans doute, l’expérience médicale demeura ouverte, e t sut trouver entre le voir e t le savoir un équilibre ( I ) CANTIN,Projeide réforme adressé d l’Assemblée Nationale (Parie, 1790),

p. 8.

( 2 ) Ibid. 3 ) COAKLBYLETTSON, Histoire de l‘origine de la médecine (trad. ir., Parie,

i78$), p. 7

(4) Ibrd., pp. 9-10.

VIEILLESSE DE L A CLINIQUE

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qui la protégea de l’erreur : (( Dans les temps éloignés, l’art de la médecine s’enseignait en présence de son objet et les jeunes gens apprenaient la science médicale au lit du malade B ; ceux-ci bien souvent étaient logés au domicile même du médecin, e t les élèves accompagnaient les maîtres, matin e t soir dans la visite de ses clients (1). De cet équilibre, Hippocrate serait à la fois le dernier témoin e t le représentant le plus ambigu : la médecine grecque du ve siècle ne serait pas autre chose que la codification de cette clinique universelle e t immédiate; elle en formerait la première conscience totale, et en ce sens, elle serait aussi simple et pure (2) que cette expérience première ; mais dans la mesure où elle l’organise en un corps systématique afin d’en faciliter )I et d’en N abréger l’étude )I, une dimension nouvelle est introduite dans l’expérience médicale : celle d’un savoir qu’on peut dire, à la lettre, aveugle, puisqu’il est sans regard. Cette connaissance qui ne voit pas est à l’origine de toutes les illusions ; une médecine hantée par la métaphysique devient possible : (( Après qu’Hippocrate eut réduit la médecine en système, l’observation fut abandonnée e t la philosophie s’y introduisit 1~ (3). Telle est l’occultation qui a permis la longue histoire des systèmes, avec la R multiplicité des différentes sectes opposées e t contradictoires a (4). Histoire qui s’annule par là même, ne conservant du temps que sa marque destructrice. Mais, sous celle qui détruit, veille une autre histoire, plus fidèle au temps parce que plus proche de sa vérité d’origine. En celle-ci se recueille imperceptiblement la vie sourde de la clinique. Elle demeure sous les N théories spéculatives u (5), maintenant la pratique médicale au contact du monde perçu e t l’ouvrant au paysage immédiat de la vérité : N De tout temps, il a existé des médecins qui après avoir, à l’aide de l’analyse si naturelle à l’esprit humain, déduit de l’aspect du malade toutes les données nécessaires sur son idiosyncrasie, se sont contentés d’étudier les symptômes ... (6). Immobile, mais toujours proche des choses, la clinique donne à la médecine son véritable mouvement historique ; elle efface les systèmes, cependant que l’expériencequi les ))

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