Naissance de la police moderne 978-2-7071-4054-8

La police est une institution ambiguë, caractérisée à la fois comme une pratique gouvernementale et comme une fonction a

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Naissance de la police moderne
 978-2-7071-4054-8

Table of contents :
Page de titre......Page 2
Présentation......Page 3
L’auteur......Page 4
Copyright......Page 5
Table des matières......Page 7
Introduction......Page 11
Remerciements......Page 28
Les origines médiévales......Page 30
Premiers jalons......Page 41
Les enjeux gouvernementaux de la souveraineté......Page 48
Une théorie politique pour la police : la « raison d’État »......Page 54
La police mercantiliste......Page 63
Définir la police au XVIIIe siècle......Page 77
I. Les conditions de changement de la police classique......Page 95
L’économie......Page 99
L’enjeu de la loi : Quesnay......Page 100
La police de la disette : Turgot......Page 106
Qu’est-ce que le marché ?......Page 109
Une politique de moyens......Page 117
La loi, la Couronne, le Parlement......Page 123
Les avatars du gouvernement entre connaissance, ignorance et secret......Page 127
Un abrégé de philosophie économique : l’édit de septembre 1774......Page 133
L’aporie de la dérégulation......Page 139
Necker ou de la législation variable......Page 143
Condorcet ou de la précaution normale......Page 147
3. La police et le travail......Page 157
« Quelle police pouvait être plus douce que celle des jurandes ? »......Page 158
Mutations du système de contrôle policier......Page 164
Un « communautarisme » garanti par le sol et un nouvel ordre public du travail......Page 166
II. Les idées et l’administration......Page 176
Le contrôle de l’imprimé......Page 180
Malesherbes ou le dosage complexe des précautions......Page 183
Peuchet ou les inconvénients supportables de la licence......Page 195
Les fonctions « censure » et « opinion publique »......Page 198
L’administratio dans le droit romain......Page 207
Le droit médiéval : iurisdictio et administratio......Page 209
« Administration » dans le français moderne......Page 212
L’administration à l’âge classique......Page 215
L’administration au XVIIIe siècle : la recette et la dépense......Page 218
L’administration au XVIIIe siècle : un nouveau rang institutionnel......Page 230
L’administration comme procédure......Page 235
Les incertitudes de la philosophie politique......Page 242
L’administration à l’épreuve de la législation......Page 245
L’administration dans la synthèse de l’Encyclopédie méthodique......Page 248
III. La police moderne......Page 266
Les États généraux de 1789 et le problème de la police......Page 270
Après le 14 juillet......Page 274
Qu’est-ce qu’une force publique ?......Page 280
La police de sûreté......Page 290
La police municipale et la police correctionnelle......Page 306
La sûreté générale : naissance de la police politique......Page 312
La police des jacobins......Page 325
Après thermidor......Page 331
La police est un ministère......Page 337
L’aboutissement du travail révolutionnaire......Page 346
Penser la police de l’avenir......Page 351
7. L’autre modèle continental : la Policey......Page 365
Esquisse historique......Page 367
Philosophie de la Policey......Page 370
Technique de la Policey......Page 372
L’autonomie de la Policeywissenschaft......Page 384
Police et Policey : deux modèles qui se confrontent......Page 391
La personne vivante......Page 399
Le droit de police......Page 403
Conclusion......Page 418
La continuité normative avec l’Ancien Régime......Page 419
Police de la santé......Page 421
Qu’est-ce que la mesure de la police ?......Page 430
Index......Page 439

Citation preview

Paolo Napoli

Naissance de la police moderne

Pouvoir, normes, société

2003

Présentation La police est une institution ambiguë, caractérisée à la fois comme une pratique gouvernementale et comme une fonction auxiliaire du pouvoir judiciaire. La complexité de cette notion, qui surgit au croisement des activités sociales, de la politique et du droit, sans oublier l’imaginaire forgé par la littérature, a toujours gêné les juristes et les historiens. Comment et dans quelles circonstances historiques le modèle normatif de la police s’est-il structuré ? Quel genre de techniques a-t-il mis en place ? Comment a-t-il évolué pendant la période cruciale de la fin de l’Ancien Régime aux premières décennies du XIXe siècle ? Et enfin, quel mode administratif a-t-il élaboré de sorte qu’aujourd’hui encore, nous sommes en mesure d’en tirer quelque profit pour comprendre l’actualité ? Dans ce livre, fruit de longues années de recherches, Paolo Napoli étudie comment la police moderne s’invente à cette période charnière, la fin de l’Ancien Régime et la Révolution française. Il restitue la diversité des mesures réglementaires et la richesse des travaux théoriques, juridiques notamment, qui s’efforcent de penser le modèle policier à la lumière des évolutions politiques, sociales et culturelles fondamentales. Paolo Napoli montre que le modèle policier, avec sa diligence et sa minutie, reste absolument fondamental pour comprendre l’Étatprovidence. Ainsi, derrière le très contemporain « principe de précaution » se cache une histoire longue de techniques policières, de dispositifs préventifs affectant la vie matérielle et morale des hommes. De même, si l’on s’interroge sur la manière dont la notion de « sécurité » perd sa connotation exclusivement psychologique pour acquérir une dimension objective, mesurable et donc gérable, c’est toujours l’œuvre des dispositifs policiers qu’il faut regarder.

L’auteur Historien du droit, Paolo Napoli est maître de conférences à l’EHESS. Il a travaillé sur les questions de l’histoire, de la vérité et du gouvernement dans l’œuvre de Michel Foucault. Sa recherche actuelle porte sur une archéologie juridique de la rationalité managériale.

Copyright © Éditions La Découverte, Paris, 2003. ISBN papier : 978-2-7071-4054-8 ISBN numérique : 978-2-7071-7181-8

Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre national du livre.

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB le 04/06/2012 par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.

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Table des matières Introduction Remerciements 1. Émergence et essor d’un concept sous l’Ancien Régime Les origines médiévales Premiers jalons Les enjeux gouvernementaux de la souveraineté Une théorie politique pour la police : la « raison d’État » La police mercantiliste Définir la police au XVIIIe siècle I. Les conditions de changement de la police classique 2. La police au marché L’économie L’enjeu de la loi : Quesnay La police de la disette : Turgot Qu’est-ce que le marché ? Une politique de moyens La loi, la Couronne, le Parlement Les avatars du gouvernement entre connaissance, ignorance et secret Un abrégé de philosophie économique : l’édit de septembre 1774 L’aporie de la dérégulation Necker ou de la législation variable Condorcet ou de la précaution normale 3. La police et le travail « Quelle police pouvait être plus douce que celle des jurandes ? » Mutations du système de contrôle policier Un « communautarisme » garanti par le sol et un nouvel ordre public du travail II. Les idées et l’administration 4. L’opinion Le contrôle de l’imprimé Malesherbes ou le dosage complexe des précautions Peuchet ou les inconvénients supportables de la licence Les fonctions « censure » et « opinion publique » 5. Administration L’administratio dans le droit romain Le droit médiéval : iurisdictio et administratio « Administration » dans le français moderne L’administration à l’âge classique L’administration au XVIIIe siècle : la recette et la dépense L’administration au XVIIIe siècle : un nouveau rang institutionnel L’administration comme procédure Les incertitudes de la philosophie politique

L’administration à l’épreuve de la législation L’administration dans la synthèse de l’Encyclopédie méthodique III. La police moderne 6. La police révolutionnaire Les États généraux de 1789 et le problème de la police Après le 14 juillet Qu’est-ce qu’une force publique ? La police de sûreté La police municipale et la police correctionnelle La sûreté générale : naissance de la police politique La police des jacobins Après thermidor La police est un ministère L’aboutissement du travail révolutionnaire Penser la police de l’avenir 7. L’autre modèle continental : la Policey Esquisse historique Philosophie de la Policey Technique de la Policey L’autonomie de la Policeywissenschaft Police et Policey : deux modèles qui se confrontent La personne vivante Le droit de police Conclusion La continuité normative avec l’Ancien Régime Police de la santé Qu’est-ce que la mesure de la police ? Index

À Flavio,

« La police n’a pas de mesure de soi. » Karl MARX.

Introduction

Paris, milieu des années 1990, une soirée d’été torride dans le jardin privatif d’une copropriété près de la place Clichy. La manifestation d’une convivialité quelque peu exubérante d’un groupe d’amis finit par attirer la curiosité de deux agents de police, qui avaient été sollicités par le voisinage. L’atmosphère est décontractée au point que les policiers, visiblement agacés de devoir se déplacer pour une telle sottise, s’en tiennent à demander les papiers. Face à l’étonnement général des présents, qui ne comprennent pas pourquoi les plaignants s’adressent aussitôt à la police au lieu de parler d’abord aux responsables de la gêne, un agent justifie l’irruption par les mots suivants : « Vous comprenez, là, on fait du social. Toutefois, si demain quelqu’un venait porter plainte alors on ne serait plus dans le social, mais dans le pénal. » Avant de partir, le même policier ne se prive pas d’une précision statistique supplémentaire : « À Paris, révèle-t-il désenchanté, il arrive souvent que les habitants d’un même immeuble fassent connaissance par la police. » Témoin de ce banal épisode de tapage nocturne, nous devons avouer que des paroles aussi sérieuses dans un contexte aussi informel nous ont fait quelque peu sourire. Que la police soit l’artisan de la communication entre les individus, cela peut paraître une extravagance digne d’un État totalitaire. Pourtant, malgré leur teneur solennelle et pédagogique, les mots de ce policier décrivent assez fidèlement l’histoire et la réalité d’une institution, la police, qui se soustrait à toute connaissance claire et définie. En effet, parler de

« police », c’est évoquer un concept équivoque qui décrit des opérations à la fois administratives et auxiliaires de la justice. Dans ce livre, il n’est question ni d’une histoire institutionnelle ni d’une histoire sociale de la police française – histoires sur lesquelles nous possédons déjà d’importantes études. Nous souhaitons plutôt proposer une analyse conceptuelle d’une « manière de créer l’ordre » qui, depuis des siècles, se montre rebelle à toute systématisation juridique précise. Aucun raffinement méthodologique ne peut effacer cette triviale vérité : la police s’accommode de l’hybride ; de nos jours encore, l’ambiguïté constitutive de la fonction policière est loin d’avoir été résolue, comme le montre, dans notre petit apologue, cette oscillation de tâches et de sens. Surgissant dans les interstices des savoirs et des pratiques, au croisement des activités sociales, de la politique et du droit – sans oublier l’imaginaire forgé par les arts –, la complexité de cette notion a été relevée essentiellement par les juristes. Ils n’ont en effet cessé de souligner la difficulté de réduire le rôle de la police à des représentations univoques. Deux hommes de loi ont particulièrement bien exprimé cette difficulté. Au début du XVIIIe siècle, le commissaire parisien Delamare, auteur du monumental Traité de la police, avait repéré trois significations du mot « police » : gouvernement général des États (monarchie, aristocratie, démocratie) ; gouvernement de chaque État en particulier (police civile, militaire, ecclésiastique) ; et enfin, dans l’acception la plus restreinte et courante, l’ordre public de chaque ville1. Un siècle plus tard, Vivien, administrateur et homme politique de la monarchie de Juillet, définissait ainsi les pouvoirs de la charge qu’il avait revêtue en 1831 : le préfet de police « participe par le droit de rendre ordonnances au rôle du législateur, par le droit de dénonciation aux fonctions de ministère public, par celui d’arrestation et de recherche aux fonctions des magistrats instructeurs2 ». La polysémie du terme « police » aussi bien que la polyvalence de

la fonction policière posent depuis toujours problème. Pour les historiens « purs », les normes de police, surtout pendant l’Ancien Régime, représentent une sorte de miroir des pratiques sociales, et donc une source pour accéder aux modes de vie quotidiens, bien plus qu’un moyen de connaître les procédés d’action du pouvoir, élaborés par les institutions. Cet aspect de la question a d’ailleurs le plus souvent été accueilli, par eux, avec un scepticisme radical. Du côté des juristes, le concept même de police contrarie les divisions les plus ordinaires et mieux reçues du droit (civil, criminel, canonique). Les historiens du droit peinent à le classer et lorsqu’ils tentent de s’en approcher les difficultés jaillissent aussitôt. En premier lieu, il s’agit de maîtriser un objet juridiquement « impur », qui a pris consistance en dehors de la tradition savante du droit romain classique et médiéval. Ensuite, l’ambiguïté intrinsèque du terme « police », en dépit de son étymologie transparente, a déterminé un usage assez diversifié de ce mot. Enfin, le rôle de la police a souvent été opposé à celui de la justice, marque par excellence du pouvoir souverain dès le Moyen Âge. De sorte que, face à la majestas du roi justicier, la « police » est longtemps restée à l’arrière-plan, bien que, depuis le XVIIe siècle, elle occupe une place toujours plus grande dans l’activité normative des pouvoirs publics. La police représente incontestablement une certaine anomalie du point de vue de la rationalité juridique. Il convient par conséquent de rechercher comment s’est construite, dans l’histoire, cette singularité. Toutefois, pour compliquer notre tâche, il n’est pas possible de saisir cette singularité même dans un type d’événement précis, dont l’unité apparaîtrait à première vue. Nous sommes plutôt face à un processus très complexe, qui ne peut être reconstitué que par un effort de mise en ordre des données et des notions qui lui sont adéquates. L’histoire sociale, celle des institutions et du droit public se sont, le plus souvent, bien gardées d’interroger la police de l’Ancien Régime en termes de rationalité normative. La règle de police a souvent fourni

à l’histoire sociale le prétexte pour montrer la fracture existant entre le monde des normes et le monde des comportements. Les ouvrages des historiens de l’Ancien Régime concluent fréquemment dans le même sens : la réalité des relations sociales ne correspond pas à l’ordre établi par la police3. Le décalage entre le déroulement ordinaire des pratiques et la force exemplaire des lois finit ainsi par désarmer le discours du droit. Au mieux, s’agit-il de reconnaître que le processus de réglementation relève toujours du compromis entre l’injonction institutionnelle et le mouvement social, qu’il existe un conditionnement réciproque entre ces deux forces. L’histoire sociale a toujours trouvé dans les normes de police une source de documentation sur la vie quotidienne plutôt que des exemples de bon ordre. Il faut rendre justice à l’histoire sociale : elle a contribué utilement à égratigner l’image harmonieuse de l’État policé véhiculée par l’eudémonisme du XVIIIe siècle. Toutefois, cette approche reste aux marges de notre perspective qui concerne le domaine de la technique indépendant de la volonté des hommes et des résultats effectifs. La technique, en effet, se situe entre l’universalité d’un projet, révélée par l’intention du législateur (intéressant une histoire des idées et des doctrines politiques), l’efficacité matérielle des lois (relevant de la sociologie juridique) et l’imagination populaire dans la représentation de tels processus (recueillie par l’histoire des mentalités). L’enjeu de ce travail consiste plutôt à dégager la mise en place d’agencements réglementaires historiquement fondés4, et de reconnaître ainsi à la police la capacité de constituer la réalité comme objet d’une rationalité gouvernementale. Nous aurions pu privilégier un parcours tout à fait différent, laissant de côté le discours de la rue et des mouvements sociaux pour tourner notre regard vers les centres du pouvoir public : les parlements, les lieutenances, les commissariats, les préfectures, les ministères, les tribunaux sont les protagonistes de l’histoire

institutionnelle axée sur les questions d’ordre public. Toutefois, cette approche fait émerger des difficultés. Tout d’abord, relisant le passé à la lumière de notre présent, l’histoire des institutions et du droit public, à de rares exceptions près, se limite à constater que la police représente le « précurseur » de l’administration moderne. Ensuite, la police comme « technique de gouvernement » est difficilement saisissable par le seul prisme de l’organisation des pouvoirs. Au-delà d’une vision quelque peu esthétisante de ces structures, la principale limite de l’histoire des institutions reste son incapacité à accorder une véritable autonomie aux techniques réglementaires. L’existence de celles-ci serait en quelque sorte l’expression directe de la structure et du fonctionnement des appareils bureaucratiques. En d’autres termes, les mesures de police se manifesteraient sous l’aspect de l’ordre constitué plutôt que sous celui de la pratique constitutive. L’histoire institutionnelle a toujours tendance à penser que c’est la manière d’être de l’institution qui qualifie ses moyens réglementaires et non le contraire5. Pourtant, à l’épreuve des faits, ces moyens se révèlent être relativement affranchis des pouvoirs censés les gérer. À côté de cette histoire des institutions, un autre type d’histoire juridique pouvait être envisagé : l’histoire dogmatique, la Dogmengeschichte d’origine allemande. Mais nous trouvons deux difficultés majeures sur cette voie. La première est d’ordre général : cette histoire emploie un outillage conceptuel rigoureusement codé, plongeant ses racines dans le droit romain classique et médiéval, réélaboré par les universitaires du XIXe siècle. Grâce à ces catégories rigides, les juristes se comprennent certes entre eux, mais ce langage autoréférentiel les éloigne du reste du monde. Dans la perspective de l’histoire dogmatique, le droit subit un processus de décantage qui lui fait perdre sa dimension primaire de façon de faire et le transforme en objet abstrait et savant. Toutefois, l’obstacle majeur réside dans l’objet même à étudier : la police, en effet, ne rentre pas dans la tradition classique du droit, elle serait plutôt le produit de la

formation des États territoriaux depuis le

XVIe

siècle. Cet aspect

empêche, par conséquent, de l’aborder par le biais des notions spécifiques au droit civil et criminel communément utilisées par les juristes. Une analyse de la police en termes de rationalité normative exige alors l’effort de construire les instruments de lecture directement sur le « champ », sans l’aide des catégories traditionnelles. Devant ces difficultés manifestes, il est nécessaire pourtant d’articuler au mieux approche juridique et spécificité de l’objet. En effet, toute une série de questions reste en suspens : comment et en présence de quelles circonstances historiques le modèle normatif de la police s’est-il structuré ? Quel genre de techniques a-t-il mis en place ? Comment a-t-il évolué pendant la période cruciale de la fin de l’Ancien Régime au début du XIXe siècle ? Et enfin, quels modes administratifs a-t-il élaborés de sorte qu’aujourd’hui encore, nous sommes en mesure d’en tirer quelque profit pour comprendre l’actualité ? L’entreprise conceptualisante se révèle être la voie presque obligée pour comprendre juridiquement un phénomène dont les oscillations de sens le dérobent aux catégories traditionnelles du droit6. Ce type d’approche utilise d’une manière presque naturelle des instruments offerts par la sémantique historique. Celle-ci consiste à étudier le sens des mots, tout en les mettant en rapport avec le style (au sens de Leo Spitzer7) propre à certaines civilisations. À partir de là, on peut s’interroger sur les contenus de signification qui proviennent d’époques antérieures mais survivent dans l’usage actuel des mots. Il est également important de comprendre pourquoi les significations attachées à tel ou tel mot dans le passé ne correspondent plus à aucune de nos catégories linguistiques ou dogmatiques et pourquoi, dès lors, ces significations plus anciennes ne peuvent plus être convenablement représentées aujourd’hui par le même terme. On tentera toutefois d’éviter les pièges d’une analyse excessivement

savante, qui nous cantonnerait à une critique philologique. De même, nous voulons nous efforcer de rester à bonne distance d’une lecture réductrice par laquelle « le concept est l’effet ou la représentation communicative du lexique8 », comme si le monde du langage était la variable indépendante qui explique les formations conceptuelles. Dans les deux cas, on risquerait ce que Paul Veyne appelle le « chagrin de l’historien », autrement dit de « ne pouvoir jamais mettre la main sur “le dur du mou”9 ». Ces précautions méthodologiques valent a fortiori pour une histoire des concepts juridiques, qui ne peuvent être seulement assimilés à de purs phénomènes du langage. Pour le juriste, l’analyse sémantique doit privilégier ces pistes qui permettent de comprendre des problèmes concrets et toujours actuels. C’est pourquoi on a essayé de récupérer cette signification de la police qui apparaît aujourd’hui moins évidente. L’objectif est de déchiffrer toute la rationalité pratique véhiculée par le terme de « police » pendant plusieurs siècles, afin d’en retrouver les traces dans notre présent. Depuis le XVIIe siècle, en effet, le rapport entre gouvernants et gouvernés agencé par la police affecte encore notre subjectivité publique. Le concept de police privilégié par notre étude est donc le résultat de l’approfondissement d’une signification précise, à savoir le gouvernement des hommes et des choses10. En revanche, on a quelque peu laissé de côté un aspect de la police très répandu dans notre perception contemporaine, la fonction de service de l’activité judiciaire. Dans ce dernier cas, il ne s’agit nullement d’une rationalité administrative, dont le but est de gérer la sécurité et le bien-être physique et moral des hommes. Il s’agit davantage d’une rationalité d’investigation, qui consiste à rechercher les preuves pour établir la vérité dans un procès pénal. Cette précision suffit à faire comprendre que c’est bien la diversité pragmatique qui fait la fortune conceptuelle de la « police », et que c’est sur ce terrain qu’il faut dégager les différences. Sinon, on se contente de conclure ce

qu’observait déjà Condorcet : « Le mot de police est un de ces mots vagues qu’on s’accoutume à prononcer sans y attacher de sens déterminé11. » La question de fond est donc la suivante : quelle était la réalité décrite par le terme « police » avant qu’il soit identifié au terme « administration » vers la fin du XVIIIe siècle ? Pourquoi la police restreint-elle son pouvoir gouvernemental et devient-elle ainsi l’institution fondamentalement sécuritaire que nous connaissons aujourd’hui ? Ces problèmes nécessitent une précision méthodologique. L’historicité d’un concept exige « la nonconvertibilité de ce qui est articulé par le langage12 ». On ne peut pas simplifier les choses par une pure mise à jour lexicale. Non seulement les significations du même terme évoluent, mais ce que l’on entend par « administration » au XIXe siècle ne coïncide pas avec la « police » d’un siècle auparavant. Pour le droit, on le sait, les noms sont particulièrement importants ; toutefois les contenus et les pratiques sont aussi déterminants pour donner une forme aux concepts. Sinon on en revient à l’histoire des idées et à ses abstractions omnicompréhensives, qui supposent une identité immuable, capable d’expliquer, par simple déduction, les événements particuliers, sans attention aucune pour les contextes. C’est pourquoi on essaiera toujours de saisir la « police » dans ses multiples manifestations plutôt que de la réduire à un sens univoque. Une expression telle que « État de police », par exemple, pourrait seulement être employée comme un indicateur méthodologique conventionnel, tout en restant dépourvue d’une signification réelle quelconque. Si le syntagme « État de police » est une idée utile à l’écriture des manuels de droit constitutionnel, il ne rend pas du tout compte de l’histoire. Il tend à l’objectivation taxinomique, tout en perdant la vivacité des événements subsumés. Entre « concept » et « idée » de police, il y a alors le même écart qu’entre multitude et totalité : la multitude est la source matérielle qui alimente en permanence le concept, celui-ci

étant une généralisation formelle mais dynamique des faits ; la totalité représente un postulat universel dont les situations concrètes ne seraient qu’une manifestation diversifiée. En somme, pour aller encore plus avant, ce n’est pas tant la reconstruction complète d’un terme-concept qui nous intéresse, que son fonctionnement synchronique et diachronique. Sinon, nous serions contraints d’établir l’inventaire de toutes les sources traitant du sujet. Il est évident, en effet, qu’au même moment le terme « police » ne recouvre pas la même réalité dans le Tableau de Paris de L.S. Mercier, dans un code législatif ou encore dans un traité politique abordant la même question. Une description des typologies discursives peut toujours être intéressante ; l’étude de toutes les significations attribuées à un mot, aussi bien que la recherche de tous les mots décrivant le même concept peuvent être très utiles du point de vue philologique. Mais, de telles analyses restent relativement éloignées de l’intérêt du juriste. Il vaut mieux sélectionner les quelques applications concrètes d’un concept, que de s’attarder à répertorier toutes ses facettes linguistiques et implications sémantiques. Et, surtout, il faut impérativement garder à l’esprit cette question : si l’on découvre que le mot « police » désigne un ensemble de pratiques normatives, en quoi la perception du monde contemporain en est-elle affectée ? Indiscutablement l’objet de droit impose un regard historique de très longue durée rapprochant le passé du présent, car c’est la structure même des formes juridiques qui relève d’une chronologie très vaste. C’est pourquoi il faut deviner sous la surface linguistique du concept de police sa puissance technique, c’est-à-dire un faisceau de moyens construisant la réalité sociale. Les concepts ne sont pas des choses précisément parce qu’ils s’inscrivent dans un mouvement qui est celui de la conceptualisation ; on les saisit constamment in actu, jamais dans une essence immobile. Nous acceptons l’« effort du concept » que recommande Hegel, mais à condition d’en démolir la prétendue

ontologie. Nous voudrions insister, dans les pages qui suivent, sur l’utilité pratique des concepts plutôt que sur leur capacité à synthétiser l’expérience. L’histoire des concepts juridiques n’est pas une histoire contemplative tournée vers des objets révolus13. L’évolution de la police française s’apprécie plus nettement si elle est comparée à d’autres modèles européens. Ainsi, nous évoquerons occasionnellement la situation anglaise qui, bien qu’elle constitue l’exemple idéal pour les premiers libéraux de la seconde moitié du XVIIIe siècle, ne connaît pas la concentration administrative typique des États allemands. C’est par rapport à ces derniers qu’il nous faut plutôt évaluer les similitudes et les différences relatives au concept de police et à l’extension de la pratique gouvernementale. Pour observer la pratique juridique concernant les phénomènes de la police, le cas français bénéficie d’un grand avantage : il ne souffre pas de l’écrasante concurrence de l’appareil doctrinal mis en place par les universités en Allemagne. Le fameux « État de police » (Polizeistaat) a été surtout une construction téléologique de la science juridique allemande du XIXe siècle pour décrire l’histoire en termes de dichotomie entre un État insoumis au principe de légalité et un État fondé au contraire sur ce principe. En France, en revanche, l’activité normative a forgé avec une relative autonomie les bases conceptuelles permettant de délimiter ce qu’est l’« objet » police. En outre, le modèle français montre ici qu’il est possible, en l’absence de toute médiation universitaire, de construire une institution juridique et une technique politique en les rapportant en priorité au strict plan de leur force instrumentale. Si le moment de la réflexion tend à aplanir les exubérances de la réalité en les réduisant à une représentation cohérente et plastique, le domaine de la pratique, auquel le droit appartient fondamentalement, nous offre toute la variété des cas sans lesquels on ne pourrait voir se structurer un concept. L’absence d’une véritable science de police, à la différence des

doctrines camérales allemandes du

XVIIIe

siècle, nous oblige à

reconstruire les concepts par voie inductive, à partir de ces textes souvent arides et inertes que sont les normes juridiques. Le discours législatif, tellement hétérogène et dispersé, représente une sorte de réservoir théorique pour mieux définir la mise en forme de l’ordre public dans les villes et dans l’État. Et même si les textes de lois ne sont pas une source explicative suffisante, ils représentent en tout cas le point d’ancrage pour d’autres discours : les réflexions très épisodiques que juristes, politiciens, économistes, moralistes, sans oublier les interventions des administrateurs et des praticiens, ont consacrées à ce sujet. Le concept de police a pu alors lentement se construire par ce jeu de différentes interactions autour du langage fondamental de la loi. Notre enquête consiste précisément à retrouver de la « pensée », là où ses traces sont particulièrement faibles, dans toute cette législation fourmillante qui suscite le mépris naturel du juriste-savant. Il faut donc accepter de se plonger dans les « rebuts du droit », ce qui par ailleurs permet de construire les instruments de lecture directement sur l’objet à étudier, sans le conditionnement de catégories juridiques préétablies : la matière est vierge et n’a subi aucun traitement doctrinaire. Une histoire non dogmatique du droit se révèle être encore envisageable. En définitive, loin de tout souci systématique, l’intérêt de ce travail ne porte pas sur la structure institutionnelle du pouvoir pas plus que sur la réponse sociale, mais bien sur ce qui est en mesure de mettre en relation ces deux termes. D’où l’attention privilégiée accordée à cet espace moyen occupé par les dispositifs de police. Sa logique nous paraît parfaitement déchiffrable sans avoir recours ni aux explications idéologiques, ni aux intentions, ni aux finalités des actions humaines. L’autonomie du « mode de faire » trouve dans la police sa consécration la plus achevée. Délesté de tout fardeau métaphysique, le droit de police s’impose grâce à sa force exclusivement « physique » : il est surtout question de moyens orientés vers des buts

concrets. Il suffit de suivre le parcours de ces procédures et de ces stratégies normatives pour gagner une nouvelle intelligibilité du cadre historique. La rationalité instrumentale est le véritable papier de tournesol pour mesurer la proximité et la distance des sujets dans leurs rapports politiques et sociaux. Les questions économiques, politiques, sociales et culturelles qui sont affrontées dans l’optique policière perdent beaucoup de leur élan idéal et se manifestent dans une dimension foncièrement stratégique. Une nouvelle vision matérialiste de l’histoire apparaît alors possible. La police ayant réduit le droit aux « modes de faire », une lecture fonctionnaliste des processus normatifs se révèle particulièrement instructive. En effet, pour atteindre un but, plusieurs options sont alors possibles ; il n’y a plus aucun rapport rigide, de type moniste, entre une cause et un effet. Du côté de l’histoire du droit, cela favorise une perception beaucoup plus dynamique de la réglementation sociale, car, contrairement à ce qu’on pense, l’ordre agencé par la police se révèle être assez flexible, conditionné en permanence par la relative multiplicité des moyens normatifs et par la diversité des situations. Ce qui permet de renverser l’image assez répandue – surtout pour ce qui concerne l’Allemagne – d’un ordre de police comme construction parfaite, en soi complet. En réalité, c’est plutôt l’idée de l’incomplétude, d’un ordre jamais accompli et toujours provisoire, qui caractérise les dispositifs de police. L’instabilité permanente de ces mesures, la poursuite interminable d’un réel dont elles ne se saisissent jamais ne sont pas simplement le signe des échecs de la police, comme l’observent d’habitude les historiens. Ces défaillances systématiques sont plutôt la condition constitutive du modus operandi propre à la police ; on pourrait dire que celle-ci s’alimente de cette imperfection même. Autant le souligner ici : la réalité historique de ces mesures ne peut s’évaluer seulement selon le critère de la réussite et de l’échec. S’affranchissant des limites d’un empirisme myope, on doit reconnaître que les normes de police

créent un cadre de référence, un agencement du réel à l’intérieur duquel les acteurs prennent position, s’orientent dans l’action, assument des décisions. Avant de préconiser des conduites futures, ces règles posent leurs conditions de possibilité. S’essayer à une histoire juridico-politique de la police, c’est un peu faire l’expérience de cette incontournable multiplicité de typologies normatives, c’est affronter l’impossibilité qu’il y a à figer dans une définition unique ce qui relève d’un processus historique. Mais c’est aussi expérimenter la force d’un concept dont la complexité même offre un point de rencontre entre des savoirs sociaux et des savoirs institutionnels, entre des mentalités et des normes. Si l’on veut comprendre l’origine de la modernisation de la police vers la fin du XVIIIe siècle, il nous faut considérer trois facteurs : 1) socio-matériel (la pratique commerciale et le discours économique) ; 2) culturel (l’opinion publique et la critique des formes de contrôle traditionnelles sur les manifestations de la pensée) ; 3) juridique (l’apparition de l’administration publique dans un sens technique). Une fois explorés ces trois domaines où la police se forge une nouvelle physionomie théorique et pratique, il nous faudra analyser son contenu proprement gouvernemental. Certes, une analyse de la « police » appréhendée comme gouvernement ne peut prétendre à l’exhaustivité. Pour dégager d’une manière vraiment complète toutes les facettes de ce concept, on aurait dû s’arrêter aussi sur ce que l’on nomme, depuis la fin du XVIIIe siècle, « police politique ». De même, il aurait été nécessaire de nous montrer plus attentif au problème de la sécurité, qui devient de plus en plus important à partir du XIXe siècle avec l’émergence de la « masse » comme sujet historique. Mais ces approfondissements, encore qu’essentiels pour s’orienter dans le domaine toujours flou de l’activité policière, auraient déplacé l’épicentre de ce livre. C’est pourquoi nous indiquerons dans les débats révolutionnaires le

moment où tous les développements de la rationalité policière sont clairement perçus, chacun selon sa propre logique et selon son propre champ d’application. Les différenciations fonctionnelles de la police moderne sont déjà toutes là. L’approche privilégiée est ici d’ordre essentiellement technicojuridique : cet aspect du phénomène est celui qui est le moins exploré. Nous ne pouvons donc manquer d’apporter quelques précisions supplémentaires pour cadrer notre propos. La période retenue dans ce travail est celle qui précède et recouvre les événements révolutionnaires. À première vue, il pourrait sembler naturel de revisiter les traits essentiels de la police d’Ancien Régime à la lumière des changements apportés par l’idée de constitution à la fin du XVIIIe siècle. La police, comme la plupart des pouvoirs publics, subirait dans ce cas une redéfinition tout à la fois génétique et opératoire qui en altérerait irréversiblement la physionomie traditionnelle. La division entre autorité législative, exécutive et judiciaire assigne à ce pouvoir sa place dans une zone circonscrite par le droit public, où coexistent des restes de prérogatives juridictionnelles et des fonctions réglementaires précises. Les libertés individuelles sanctionnées par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789, unies au principe de légalité qui régit toute activité d’État, sonneraient le glas de l’arbitraire et signaleraient l’entrée de la police dans cette modernité qui nous est plus familière. Ce type d’arguments reste plausible d’un certain point de vue. Toutefois, c’est une erreur que de voir dans la police de l’âge libéral un phénomène qui rompt nettement avec le passé. On peut considérer comme dépassé le droit public d’Ancien Régime à condition de le réduire aux modes d’organisation du pouvoir. Et encore, cette matière reste très débattue parmi les historiens14. Mais dès qu’on se place sur le terrain des moyens opératoires, alors apparaît clairement la relative inertie de l’élément technique, à savoir de l’outil réglementaire, par rapport aux valeurs philosophiques,

politiques et juridiques nouvelles. Certes, dans la perception des juristes, philosophes et autres libellistes de la fin du siècle, la police est sans doute le représentant le plus oppressif de l’Ancien Régime ; en tant que telle elle mérite d’être remise en question. Mais les idées ne correspondent pas nécessairement aux pratiques et ces dernières traversent parfois indemnes les formules révolutionnaires. Comme on l’a observé à juste titre, démoniser la police ne revient pas à l’éliminer15. La destruction de la Bastille libère les prisonniers et frappe l’imaginaire lié à l’exercice du pouvoir, mais on ne met pas nécessairement et radicalement en question une rationalité technicoinstrumentale qui caractérise précisément la police. Nous n’ignorons naturellement pas que la police décrite par Balzac n’est plus celle de Delamare, pas plus que nous ne prétendons comparer les lettres de cachet avec l’emprisonnement pour contravention aux règlements de police, prévu par la loi du 16 août 179016. Nous n’épousons pas ici une vision continuiste des rapports entre Ancien Régime et Révolution. Notre problème est tout au contraire de dépasser les paramètres de la mutation et de la permanence, du progrès et de la tradition, parce que ces paramètres partent du choix purement apodictique de la liberté individuelle et collective comme critère permanent d’évaluation. Si l’on accepte, au contraire, d’observer sous tous ses aspects le modus operandi d’une technique, la rationalité de son emploi, les secteurs de la vie sur lesquels elle a une incidence, les actions qu’elle façonne, si l’on tient compte enfin du cadre complexe dans lequel se déploie un système à plusieurs variables, alors l’autonomie des conduites individuelles apparaîtra comme une mesure réductrice et même inadéquate pour estimer les variations du phénomène dans les modalités d’action de la police. Mais, pourrait-on objecter à une telle démarche, ne risque-t-on pas alors de sombrer dans l’apologie technocratique des raisons du gouvernement et dans le rejet conservateur des droits de l’homme ?

Est-il légitime que l’objet de la recherche séduise celui qui l’étudie au point d’apparaître irremplaçable et, par là, d’une certaine façon désirable ? Une objection de ce type serait trop naïve et trop abstraite. Elle suppose une vision des Lumières qui prête foi à l’existence d’une nature prétechnique, alors qu’une telle nature est ou une chimère ou, au mieux, une idée régulant la raison, comme l’aurait dit Kant. Il serait assurément insensé de méconnaître le poids du discours des droits de l’homme dans la réalité : il a été une arme de lutte politique et culturelle, un instrument de garantie contre les abus du pouvoir politique. Il entre aujourd’hui pour une grande part dans les conditions de la reconnaissance internationale des États. Pourtant, cela n’est pas inconciliable avec le fait que les droits de l’homme soient aussi un instrument-diagnostic inadéquat pour comprendre un phénomène complexe comme celui de la police. Le critère d’évaluation des droits de l’homme étant foncièrement éthique et idéologique, il porte déjà en lui une mesure normative universelle et doit être au contraire apprécié dans les limites mêmes de la rationalité policière. Il suffit de considérer un seul instant certains noyaux problématiques du temps présent pour saisir la nécessité d’une telle torsion analytique : comment ignorer aujourd’hui que l’expérience de la police, avec sa diligence et sa minutie, reste absolument fondamentale pour comprendre la réalité actuelle de l’État-providence, alors que l’argument des droits de l’homme offre beaucoup moins pour éclairer cette réalité ? Et encore, quand on parle de « principe de précaution », comment ne pas saisir que, derrière la généralisation sous la forme de principe, une longue histoire des techniques policières se cache ? C’est exactement dans la répétition obsessionnelle de dispositifs préventifs affectant la vie matérielle et morale des hommes que la valeur de la précaution s’impose. Et comment ne pas retrouver dans la panoplie policière le berceau de ce concept juridiquement et sociologiquement amorphe que sera, au XIXe siècle, le « danger » ? Si nous nous interrogeons sur

la manière dont la notion de « sécurité » perd sa connotation exclusivement psychologique pour acquérir une dimension objective, mesurable et donc gérable, c’est toujours du côté des dispositifs policiers qu’il faut regarder. En somme, à l’idée d’un monisme ontologique qui instaure un rapport univoque entre l’objet et la critique de cet objet, on préférera un regard fonctionnaliste qui permette d’évaluer, dans leur totalité historique, les effets d’un phénomène. Il va de soi que ce geste de « tolérance » méthodologique porte ses fruits, même lorsqu’il faut prendre position par rapport aux configurations historiques du phénomène observé. Le passage de la police d’Ancien Régime à la police libérale ne saurait être simplement évalué en termes de plus grande protection de l’autonomie subjective : il faut envisager aussi les nouvelles formes d’investissement gouvernemental qui l’accompagnent et appellent de nouveaux instruments de défense individuelle et collective. En définitive, il nous faut prendre en considération les prestations que, par rapport à la phase précédente, ce pouvoir commence à offrir. Sur la base d’un scénario soustrait à l’hégémonie d’un sens historique homogène, il sera possible de prendre quelque distance critique à l’égard d’une interprétation purement libérale de ces changements. À ce moment, on pourra difficilement soutenir que le gouvernement de police se distingue par une attitude essentiellement répressive. En effet, il ressortira que l’œuvre de cette institution est avant tout constitutive, car elle tient compte de la dimension vitale de l’existence en la plaçant au cœur de la communauté politique. La police, comme réalité juridique, politique et sociale, doit être insérée dans le cadre mobile d’une rationalité stratégique dont les effets sont multiples et les critères pour les juger tout aussi relatifs, et sans aucune hiérarchie entre eux. Si on l’enferme dans la grille universelle du discours des droits de l’homme – un discours dont la légitimité politique n’est pas mise en cause ici –, on perd de vue la densité de la chose même et l’on se

retrouve paradoxalement plus désarmé pour en formuler une critique avertie.

Remerciements Je voudrais exprimer ma vive gratitude à Yan Thomas qui a suivi ce travail depuis le début et m’a fait découvrir le monde passionnant des artifices juridiques. Toute ma reconnaissance à Michael Stolleis qui m’a accueilli plusieurs fois au Max-Planck Institut für Europäische Rechtsgeschichte de Francfort-sur-le-Main. Je tiens également à remercier Alessandro Fontana avec lequel j’ai discuté de mes recherches pendant des années. Plusieurs amis ont eu la patience de relire le manuscrit : je les remercie tous vivement ; Frédéric Audren et Gabrielle Kerleroux méritent une mention particulière.

1 N. DELAMARE, Traité de la police, 4 vol. in folio (le quatrième par Le Cler du Brillet), Cot, Paris, 1705-1738, I, p. 2. 2 A. F. A. VIVIEN, Le Préfet de police, Lottin, Paris, 1845, p. 22. 3 Cf. A. FARGE et J. REVEL, Logique de la foule : l’affaire des enlèvements d’enfants, Paris, 1750, Hachette, Paris, 1988. 4 Sur ce point, Y. THOMAS, Présentation à « Histoire et droit », Annales. Histoire et sciences sociales, 6, 2002, p. 1425-1428. 5 Cf. par exemple PH. PAYEN, Les Arrêts de règlement du Parlement de Paris au XVIIIe siècle : dimension et doctrine, PUF, Paris, 1997. 6 « Avec le concept, écrit Koselleck, signification et signifiant coïncident dans la mesure où la diversité de la réalité historique s’investit dans la polysémie d’un mot, de telle sorte qu’elle ne trouve son sens et n’est comprise que dans ce seul et unique mot. Un mot contient des possibilités de classification, un concept réunit en lui un ensemble de significations. Un concept peut en conséquence être parfaitement clair, mais doit être nécessairement polysémique. » R. KOSELLECK, Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps

historiques, Éd. de l’EHESS, Paris, 1990, p. 109. 7 Cf. Essays in Historical Semantics, Vanni, New York, 1948, p. 1-14. 8 J. POCOCK, « Concetti e discorsi politici », Filosofia politica, 3, 1997, p. 377. 9 P. VEYNE, « L’histoire conceptualisante », dans J. Le GOFF et P. NORA (dir.), Faire de l’histoire, 3 vol., Gallimard, Paris, 1974, I, p. 64. 10 Cf. M. FOUCAULT, « La gouvernementalité », dans Dits et écrits, 4 vol., Gallimard, Paris, 1994, III, p. 635-657. 11 M.J.A. N. DE CARITAT M. de CONDORCET, « Essai sur la constitution et les fonctions des Assemblées provinciales » (1788), dans Œuvres, 12 vol., éd. Arago, 1847-1849, réimpr. Frommann, Stuttgart, 1968, VIII, p. 512. 12 R. KOSELLECK, « Una risposta ai commenti sui “Geschichtliche Grundbegriffe” », Filosofia politica, 3, 1997, p. 386. 13 R. KOSELLECK, L’Expérience de l’histoire, Hautes Études, Gallimard-Seuil, Paris, 1997, p. 174. 14 Sur ce débat, P. LEGENDRE, « La royauté de droit administratif. Recherches sur les fondements traditionnels de l’État centraliste en France », Revue historique du droit français et étranger, 1974, repris dans Trésor historique de l’État en France. L’Administration classique, Fayard, Paris, 1992, p. 578-609. 15 S. L. KAPLAN, Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV, Hijoff, La Haye, 1976, I, p. 14, tr. fr. Le Pain, le peuple et le roi. La bataille du libéralisme sous Louis XV, Perrin, Paris, 1986 (le passage concerné a été supprimé dans l’édition française). 16 Cf. J.-B. DUVERGIER, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, avis du Conseil d’État, 45 vol., Guyot et Scribe, Paris, 1834-1859, I, p. 332. Sur les lettres de cachet, A. FARGE et M. FOUCAULT, Le Désordre des familles, Gallimard-Julliard, Paris, 1982.

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Émergence et essor d’un concept sous l’Ancien Régime

À la fin du

XIXe

siècle, le Dictionnaire des idées reçues rédigé par

Flaubert consignait par un jugement lapidaire le sentiment commun à l’égard de la police : « Elle a toujours tort. » Flaubert écrivait à une époque où l’institution était alors réduite à un appareil répressif pour la gestion quotidienne de l’ordre public. Le terme police évoquait en effet le théâtre de conflits, de violences, de torts, de chantages qui, au nom de la sécurité, caractérisaient souvent le rapport entre la force publique et le peuple. Cette image contribuait ainsi à obscurcir un passé séculaire pendant lequel un bien autre éclat politique et gouvernemental avait marqué l’institution. Il y a eu un temps où « police » s’identifiait avec « civilisation ».

Les origines médiévales La plupart des auteurs s’accordent à souligner le caractère ambigu du mot « police », dont l’étymologie est évidemment la même que celle de « politique », c’est-à-dire politia : règlement, gouvernement et bon ordre d’une cité1. Mentionné jusqu’au XVe siècle avec les variantes morphologiques de « policie », « pollicie », « politie », « policité », le terme police, à première vue, semble être synonyme de politique, au moins dans certains textes. Nicolas Oresme, dans sa traduction des Éthiques d’Aristote, parle de « gouverneur de la policie

du pays2 », et dans les Politiques du même philosophe, il emploie « policie » pour désigner les différentes formes du régime politique3. Une certaine cohérence dans l’usage distinct de ces deux mots ne paraît pas facilement acquise : au XVIe siècle encore, Jean Bodin reproche à Xénophon et à Aristote d’avoir « divisé l’œconomia de la police », renvoyant ainsi toujours à Aristote comme référence majeure. La même critique revient d’ailleurs au début du XVIIe siècle chez Antoine de Montchrétien, avec une terminologie comparable4. Il est difficile donc de repérer, dans la réflexion politico-philosophique, une distinction satisfaisante et théoriquement fondée entre police et politique. On ne peut que constater que cette symbiose de sens. Dès lors que le critère de définition de la sphère de la police ne procède pas d’une séparation précise de ce qui est désigné comme politique, il faut s’en remettre à l’analyse du contenu même des ordonnances royales. Mais, même dans ce cas, aucune rigueur ne semble s’imposer dans l’usage du terme. Il a été remarqué5 que la police à laquelle on a affaire dans les formules de la chancellerie à partir du XVe siècle correspond à la politique telle qu’elle avait été conçue par Jean Boutillier vers la fin du XIVe siècle : la plus noble partie de la philosophie pratique qui « apprend l’homme à gouverner le peuple en justice, savoir maintenir le peuple d’une ville ou région en paix et en union. Et s’y enseigne et apprend comme les habitants d’une ville doivent être maintenus et gardés chacun en ses termes, c’est à savoir à mettre regard sur les ouvrages mécaniques, que fraude n’y soit faite ; sur les marchandises qu’elles soient marchées et enseignées de la ville et la cité6 ». Toutefois, cette ébauche de la politique peut nous laisser l’impression qu’il existe entre politique et police un certain décalage qui porte non pas sur la substance mais sur la fonction. La politique reste surtout un art, une techne appliquée à la société des hommes. C’est la raison pour laquelle elle relève toujours de la philosophie, du savoir. Au contraire, dès les

ordonnances de la fin du Moyen Âge, une sorte de capacité opérationnelle semble s’attacher au domaine de la police. L’expression pro goubernatione et bono statu regni, qui apparaît dans l’ordonnance sur la réformation du royaume édictée par Philippe le Bel en 1302, équivaut au « bon gouvernement et état de la police » dont parle l’ordonnance de 1388 sur l’entretien de la voirie à Paris7. De même, dans une lettre de Charles VI en 1397, le prévôt est défini comme le « commissaire et général sur le fait de la police, gouvernement et métiers de Paris8 ». Dans ces cas, « police » figure à côté de gouvernement pour désigner le domaine où celui-ci s’effectue et met en place réellement tout ce qui constitue l’objet même du savoir politique. Entre police et politique se dessine dès lors une sorte d’écart fonctionnel. La politique reste une discipline savante, objet d’apprentissage et de transmission. La police s’oriente au contraire vers une rationalité du but à atteindre, qui détermine sa vocation instrumentale et pratique. Ce constat est confirmé par la préférence très nette que le langage législatif accorde au mot « police » par rapport à celui de « politique ». Une telle nuance, malgré ce qu’elle a d’apparemment banal, invite à tenter de repérer les éléments constitutifs de la police comme traduction particulière et matérielle de la politique9. La mise en forme originaire de la question de la « police » nous renvoie au Moyen Âge central, sous le règne de saint Louis. Vers 1260 paraît le Livre des métiers rédigé par le prévôt de Paris Étienne Boileau, l’un des tout premiers textes à recueillir un ensemble de dispositions en matière de police. Dans sa préface, l’auteur affirme : « Notre intention est à éclairer […] tous les métiers de Paris, leurs ordonnances, la manière des entreprises de chacun métier, et leur amendes. » Ce n’est pas une ordonnance royale qui est à l’origine de ces règles, observées déjà comme coutumes. En sa qualité de juge des gens des métiers, Boileau se consacra à la rédaction de ces usages pour remédier au « moult de plaids et de contens par la dilloial

envie qui est mère de plaids et deffernée convoitise qui gaste soymeisme10 ». La deuxième partie du livre porte sur la voirie et les poids et mesures ; la troisième, sur la juridiction. Le recueil du prévôt constitue le modèle pour plusieurs répertoires connus sous le titre de « livres des couleurs », où sont réunis les règlements sur le fait de la police parisienne du XIIIe au XVIIe siècle11. Sur la base de ces documents, on peut déjà dégager la genèse conceptuelle de la police et les zones de l’existence humaine qui s’y rattachent : elles forment la première couche d’une sédimentation à partir de laquelle un modèle d’ordre public sera pensé et réalisé. Il s’agit des activités matérielles qui intéressent les ouvriers, les marchands, les artisans, des statuts des corporations, des voies de communication, du transport des marchandises, des impôts : bref, de tout ce qui est indispensable à l’approvisionnement de la ville et que Max Weber a caractérisé comme une « économie politique urbaine », régie par un aménagement des biens finalisé par l’échange et non plus par l’accumulation, selon l’antique modèle de l’oikos12. Dans l’ordonnance sur la police du Royaume de janvier 1350, la réglementation de l’exercice des métiers et du commerce entraîne la mise en place d’un ordre qui concerne la production et la distribution des denrées, mais qui vise aussi tous ceux qui se soustraient à cette forme essentielle du lien social : mendiants, oisifs et gens qui ne pouvant faire certifier de leurs bonne vie et mœurs par personnes dignes de foi sont appelés « sans aveu », pour lesquels sont prévus l’emprisonnement, le pilori et le ban, suivant la gravité de la récidive13. Mesures, limites, prescriptions, interdits concernant la production et l’échange des biens nécessaires à la vie et à sa sauvegarde. Tout cela englobe le plus ancien domaine de la police, laquelle semble s’adapter à l’ordre naturel des choses d’où découlent les combinaisons utiles à la vie. Plus tard, vers la fin du XVIIe siècle, Domat saisira bien ce caractère primordial de l’institution. À propos

de la distinction entre choses naturelles, dont chacun peut jouir librement (air, lumière) et choses produites par l’homme (nourriture, vêtement, habitation), le juriste affirme que « c’est pour cet usage de cette seconde espèce de choses que, comme elles [les naturelles] sont toutes nécessaires dans la société des hommes et qu’ils ne peuvent les avoir et les mettre en usage que par des voies qui demandent des différentes liaisons et communications entre eux, non seulement d’un lieu à un autre, mais de tout pays à tout autre, et entre les nations les plus éloignées, Dieu a pourvu par l’ordre de la nature et les hommes par la police à faciliter les communications14 ». Au-delà du caractère quelque peu métaphysique de cette définition, élaborée d’ailleurs à une époque où à la notion de police s’est incorporée l’idée d’une extension indéfinie du gouvernement de la toute-puissance publique, celle-ci continue de s’appuyer sur un sens primordial qui sera déterminant pour l’histoire ultérieure de la police : ce qu’elle saisit avant tout, c’est un ensemble de besoins primaires indispensables à la vie d’une communauté. La notion de police s’enracine à ce niveau matériel, se confondant ainsi avec les objets qu’elle désigne. L’institution qui lui correspond revêt d’abord la forme d’un concept subordonné à ses prédicats – un système de règles qui ne réussit pas à se détacher des objets auxquels il s’applique. Des expressions telles que « police des métiers » ou « police de la voirie » se résolvent en pure tautologie, dans la mesure où l’idée d’une stratégie gouvernementale douée de techniques particulières reste relativement floue au Moyen Âge. L’autre fonction évoquée par les ordonnances royales concerne la garantie offerte à la sûreté et à la protection des habitants. Il s’agit en effet d’une tâche qui trouve un modèle significatif dans des institutions d’origine ecclésiastique, telles que la « Paix de Dieu » et la « Trêve de Dieu ». Ce sont les conciles et les synodes réunis aux Xe et XIe siècles qui établissent une protection particulière pour certains biens (des églises, des paysans) et certaines personnes (clercs, femmes,

enfants) et imposent dans toutes les provinces de France la suspension des hostilités pendant certaines périodes de l’année15. C’est donc sur la trace de cette tradition que des directives comparables émanent des autorités politiques. Dans une lettre du 1er septembre 1408, Charles VI pose des mesures pour la sûreté et la tranquillité de Paris : il s’agit d’une forme embryonnaire de contrôle sur la population de la ville afin de la défendre des menaces à sa « sûreté et bonne garde16 », que l’on trouve déjà explicitement mise en relief dans toute une série de dispositions relatives à la garde de Paris depuis saint Louis17. Les principes établis par l’ordonnance de saint Louis en 1254 ont été renouvelés et étendus par une déclaration de Charles VIII en 1491 puis par l’ordonnance de François Ier en 1539 : toutes imposent aux corporations de métiers le devoir de protéger leurs propres activités. On voit ainsi comment la police s’enrichit d’un secteur d’activité qui la marquera profondément jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. L’instauration d’un ordre public dans la ville est liée à l’exercice du commerce et aux formes de vigilance que les représentants des corporations sont capables de garantir. C’est ainsi que le réseau des pratiques qui constituent dès l’origine la police favorise, à l’intérieur de son tout premier domaine, un développement d’une certaine manière spontané : la production et l’échange des biens conduisent à des activités de surveillance de la communauté. D’ailleurs, cette extension de la sphère de la police correspondait à des coutumes auparavant observées dans les villes. La police comprend ainsi une pluralité hétérogène mais cohérente de pratiques, lesquelles à leur tour provoquent l’intervention d’une puissance monarchique dressée au-dessus de la dispersion des pouvoirs féodaux. Cependant, bien qu’elle soit assez nettement caractérisée d’un point de vue des activités matérielles, la police ne s’inscrit pas véritablement encore dans un cadre politique où se distinguent certaines compétences et où s’affirme clairement la nature juridique des actes par lesquels elle s’effectue. La police relève

en même temps d’une fonction réglementaire et juridictionnelle et sur le même fait le ressort des officiers royaux est souvent mis en question par les prétentions rivales des seigneurs justiciers et des Parlements, notamment celui de Paris. Encore à la fin du XVIe siècle, d’après ce que nous en savons par un juriste comme Jean Bacquet, « chacun haut ou moyen justicier connaît de la police au-dedans des fins et limites de sa justice : et le juge royal en connaît par prévention, même quand c’est en même ville18 ». Pour comprendre les composantes sémantiques de la notion, il faut recourir une fois de plus aux textes des ordonnances. Deux registres y sont distingués : l’un, comme on l’a vu, est en continuité étroite avec l’objectivité même des choses utiles à la vie sociale ; l’autre est moins nettement ébauché et ne commence à se préciser qu’avec l’ordonnance dite Cabochienne, rendue par Charles VI en 1413, à la suite des grands désordres que la guerre avec l’Angleterre avait provoqués dans le royaume19. Si l’on compare cette disposition de police générale avec l’ordonnance de 1350, cette dernière reste encore liée à un domaine particulier, celui des denrées. Dans la Cabochienne, au contraire, l’expression « police générale » signale que l’intervention du roi dans la chose publique est globale. Édictée à la suite d’un « lit de justice », circonstance solennelle où, dans la chambre du Parlement et en présence de tous les notables, étaient enregistrées des mesures prises pour le « bien public de tout le royaume », l’ordonnance fait apparaître un élément formel, jusqu’alors occulté, de la notion de police. Celle-ci commence à s’affranchir de son pur alignement sur les faits de la vie matérielle de tous les jours et dévoile son contenu de potentialités gouvernementales. Si l’on considère l’ampleur des secteurs désormais investis par elle – domaine royal, monnaie, impôts, chambre des comptes, parlements et magistrats justiciers, chancellerie, eaux et forêts, gens d’armes – la « police générale » finit par recouvrir la presque totalité du gouvernement politique ; elle équivaut à

l’établissement d’un ordre dans le pays en son entier. Sa proximité avec les finalités de la politique est manifeste, même si l’on est encore loin de l’idée, propre à l’Ancien Régime, selon laquelle la politique trouve dans la police sa forme spécifique de mise en œuvre. Ainsi, depuis l’ordonnance Cabochienne s’amorce un long processus de consolidation du second axe autour duquel se construit la notion de police : non plus seulement l’axe, purement matériel, des objets auxquels elle s’applique, mais également celui, pleinement formel, de l’action qui les modèle et qui relève, elle, de la souveraineté. C’est par ce biais que la police, élevée au-dessus des secteurs de la vie urbaine qui lui reviennent traditionnellement, finit par désigner la conduite de la chose publique en son ensemble. Vue comme une capacité d’établir les buts et les moyens du gouvernement politique, elle peut être figurée comme étant à l’origine de la civilisation d’un peuple. Une communauté policée est alors une communauté où règne une bonne police, laquelle équivaut à une bonne « constitution » politique de la ville et du royaume. Pour autant, la signification originaire du concept n’est pas abolie et remplacée. Ce qu’atteste l’analyse de l’usage du terme, c’est bien plutôt l’amorce d’un cheminement parallèle et symétrique du premier. Par ailleurs, on retrouve un processus analogue dans l’Empire allemand, dont le langage législatif utilise le terme Policey, emprunté à la chancellerie du royaume de Bourgogne, depuis la moitié du XVIe siècle. Là aussi, la notion présente deux aspects sémantiques, l’un objectif et matériel, l’autre actif et formel. Policey indique à la fois l’état de bon ordre d’une communauté et la pratique normative instituant cet ordre. Depuis son apparition dans les constitutions de l’Empire et les actes législatifs des princes territoriaux, le concept est façonné par deux éléments statique et dynamique : l’ordre comme condition et l’ordre comme constitution d’une autorité – l’Erhaltung guter Policey (le maintien d’une bonne police), dont parle le code du

Württemberg de 1610, et la Policey Aufrichtung (institution de la police), à laquelle se réfère une ordonnance du Sternberg en 153720. À un premier niveau, donc, la police se définit comme un ordre objectif embrassant les hommes et les choses, comme semblent le confirmer telle formule réitérée dans les ordonnances, « bon état de la police », ou telle expression que l’on trouve chez Oresme « le gouverneur de la police du pays ». Au demeurant, c’est bien à cette signification primordiale que vont se tenir certaines définitions fournies par les dictionnaires de la langue française de la fin du XVIIe siècle. Le dictionnaire de Furetière aussi bien que celui de l’Académie française séparent certes la police de l’État de celle des villes. Mais le point décisif est qu’ils mettent d’emblée en évidence, dans les deux cas, la dimension d’ordre et de dispositif de moyens nécessaires à l’existence d’une communauté. Selon Furetière, la police équivaut à « Lois, ordre et conduite à observer pour la subsistance et entretien des États et des sociétés […]. Plus particulièrement, l’ordre qu’on donne pour la netteté et sûreté d’une ville, pour la taxe des denrées, pour l’observation des statuts des marchands et des artisans21 ». Selon le Dictionnaire de l’Académie française, la police est chargée de satisfaire les besoins physiologiques qui sont en quelque sorte immanents au corps social. Elle renvoie moins à l’hétéronomie de l’artifice qu’à la correspondance bienveillante avec les facultés primaires des hommes : « Ordre, règlement qu’on observe dans un État, dans une République, dans une ville. […] Plus particulièrement ordre qui s’observe dans une ville à l’égard de la conduite des habitants, de la vente des marchandises, des denrées22. » Certes, la police apparaît bien comme un résultat de l’activité humaine ; mais elle est commandée par les exigences naturelles de la vie avec les autres et, en cela, elle apparaît aussi comme une fonction naturelle. Sans qu’on puisse jamais la confondre avec une loi naturelle, parce qu’elle adhère aux événements historiques, elle n’en apparaît pas moins essentiellement et fondamentalement comme une condition

d’existence interne à la société. Dans son acception la plus conventionnelle, cependant, c’est cette émergence d’un profil subjectif, liée à l’impulsion directrice des affaires étatiques, qui finit par s’imposer. Le concept de police peut ainsi accéder à une certaine autonomie en même temps qu’à une certaine neutralité et à une certaine généralité de contenu : il n’implique rien d’autre qu’une capacité à envisager d’une manière autonome les fins et les moyens nécessaires pour déterminer un ordre adéquat à tous les domaines de la vie. Le Dictionnaire de l’Académie française mentionne en dernier lieu cette acception extrêmement large : « Ordre et règlement de quelque chose que ce soit. » « Police » devient le processus transitif que désigne le verbe « policer », autrement dit gouverner ou régir. À la fin du XVIIe siècle, Domat reconnaît à la police une toute-puissance ordonnatrice qui va jusqu’à permettre de qualifier la totalité de tout pouvoir temporel en tant que tel, c’est-à-dire distinct de l’autorité religieuse : « La police universelle de la société […] règle chaque nation par deux sortes de lois qu’on appelle les Lois de l’État, qui règlent les manières dont les Princes souverains sont appelés au gouvernement, ou par succession, ou par élection : celles qui règlent les distinctions et les fonctions des charges publiques, pour l’administration de la justice, pour la milice, pour la finance, et des charges qu’on appelle Municipale ; celles qui regardent le droit du prince, son domaine, ses revenus ; la police des Villes, et tous les autres règlements publics. La seconde est de ces Lois qu’on appelle de droit privé, qui comprend les lois qui règlent entre les particuliers, les conventions23. » Entre ce sommet d’emphase et d’abstraction où Domat place la police et cette opacité tout empirique des minuscules objets où son action se laisse traditionnellement voir, apparaît un enjeu politique à partir du moment où la police devient l’instrument privilégié du pouvoir monarchique. Contre le schéma ainsi esquissé, on pourrait soulever une objection assez simple en observant que, d’un point de vue matériel, la police

s’inscrit nécessairement dans une dimension municipale, tandis que le niveau formel de sa notion se borne aux ordonnances relatives au Royaume – de sorte qu’une telle distinction n’aiderait guère à comprendre que la distance qui sépare le gouvernement d’un État de celui d’une ville. Mais, si l’on peut s’étonner qu’un travail sur la police fasse l’économie d’une description précise des réalités particulières à telle ou telle ville, il faut préciser qu’il n’est pas question ici de comparer les pratiques du gouvernement local avec celles du gouvernement étatique. Il s’agit de prendre plutôt acte du fait que, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, l’usage de plus en plus fréquent d’ordonnances générales pour régir – ou pour prétendre régir – la totalité des rapports publics rend une séparation entre police du royaume et police des villes moins pertinente méthodologiquement24. En outre, ce qui nous intéresse ici et fait l’objet de notre travail, c’est la police en tant que rationalité gouvernementale. La genèse de l’institution s’enracine certes dans la ville, et c’est bien dans la ville qu’ont été d’abord façonnées les techniques grâce auxquelles les autorités publiques cherchent à maîtriser un territoire, à contrôler ses habitants et à organiser les rapports qu’ils entretiennent entre eux ; mais cela n’empêche pas que l’on choisisse de s’intéresser plutôt à la mise en œuvre du même modèle au niveau étatique. Au lieu de tenir séparées la police des villes et celle du royaume, il faut chercher à atteindre la fonction de relais que les techniques gouvernementales parviennent ou non à remplir. Il s’agit d’envisager l’un des soucis les plus pressants pour la souveraineté à partir du XVIIe siècle : comment gouverner un État à l’instar d’une ville (le modèle restant la police de Paris) ? Comment un organisme qui s’est constitué en État peut-il traduire le principe juridique de sa souveraineté dans une série d’actions efficaces sur les hommes et les choses ? La souveraineté doit être saisie à la frontière même de son discours, là où la puissance de la loi doit forcément se prolonger dans tout un faisceau de règlements qui appartiennent à

l’action plus proprement administrative de l’État.

Premiers jalons Pour suivre l’essor conceptuel de la police, ainsi que celui du pouvoir gouvernemental dont l’idée se développe avec elle, il convient de classer une fois de plus les lois royales, tout en étendant l’analyse à la réflexion politique et juridique qui prend consistance à partir du XVIe siècle. En repérant les contenus des ordonnances, nous pourrons apprécier tout d’abord la portée de l’investissement de certaines situations sociales par la police et tenter d’analyser ensuite le dédoublement qui s’opère dans le statut rationnel de celle-ci. Au cours du XVe siècle, le mot continue à revêtir une signification ambivalente. Sans conduire à d’inextricables apories, les deux registres cohabitent sans mal dans le langage solennel de la chancellerie. Cette féconde ambiguïté s’aperçoit bien dans certaines clauses de style. Il en est ainsi dans le Règlement édicté par Charles VI en février 1415, où est abordé le problème classique de la distribution des marchandises à Paris. Le préambule renvoie plusieurs fois au « bien public » qu’il faut « maintenir et conserver en très bonne police », ainsi qu’à la ville et à ses habitants, aux marchands et aux marchandises qu’il faut garder « en bon régime et vrai police25 ». On reconnaît aisément les deux plans de signification du terme : une double dimension objective – l’ordre inhérent à l’approvisionnement – et subjective – la capacité à créer une discipline de la vie quotidienne. Il faut souligner de plus une certaine proximité entre les deux notions de police et de régime : ce dernier retient encore son héritage médiéval thomiste, mais il se confond aussi avec le gouvernement politique de l’autorité suprême. « Police » et « régime » peuvent ainsi désigner la conduite générale des affaires publiques prise en elle-même, abstraction faite des modalités particulières selon lesquelles cette action est accomplie. Au siècle

suivant, Baquet parle encore de ville « policée, régie & gouvernée », sans que ne soit déterminé ni spécifié le sens d’aucun de ces trois mots26. En ce qui concerne les matières de police, pour lesquelles un édit du 20 octobre 1508 impose l’obligation de juger gratuitement27, une remarquable ordonnance de Louis XII du 20 octobre 1498, réitérée dix ans après, fixe les prix et la taxe des vivres sur tout le territoire du royaume. Une intervention du roi était devenue nécessaire parce qu’en l’absence de contrôle exercé sur les prix la pénurie des biens avait généré l’insatisfaction chez tous ses sujets. Pour ces raisons, le roi reconnaissait responsables ceux qui avaient eu « le gouvernement de la justice et de la police de nos villes et pays28 ». Deux aspects de cette disposition méritent d’être signalés. En premier lieu, on a affaire aux premiers rudiments d’une réglementation économique centralisée, ce qui allait représenter un terrain d’investissement progressif pour la monarchie. Ensuite, l’exercice de la justice et celui de la police apparaissent souvent mêlés dans un même office : c’est le cas du prévôt, doté par l’ordonnance du 1415 d’un pouvoir réglementaire et juridictionnel en matière de police. Au niveau souverain, cependant, justice et police n’occupent pas un rang égal dans les prérogatives de la couronne. C’est dire que la figure carolingienne du roi justicier incarne encore par excellence l’action de gouverner, bien mieux que les fonctions différentes. Une autre ordonnance, rendue à Blois en mai 1498 par lit de justice, confirme en fait que « la justice est la principale et plus nécessaire partie de toutes monarchies, royaumes et principautés bien conduites et ordonnées29 ». Pourtant, à coté de la justice, l’ordonnance veille à ce que le titre appelle l’« utilité générale du royaume », formule qu’un autre recueil de lois mentionne sous le nom de police générale30. Il devient maintenant plus évident que la royauté n’imprime plus seulement sa marque lorsqu’il lui faut défendre la paix sociale et l’extension du domaine, mais aussi lorsqu’il s’agit de promouvoir

l’organisation de la vie sociale. Certes, l’idée d’une utilité du royaume se ressent encore d’une vague conscience du lien qui doit unir la royauté et le peuple – une dichotomie que d’ailleurs la théorie juridico-politique du XVIe siècle s’attachera à renforcer plutôt qu’à nuancer. Toutefois, cette considération pour l’utilité du royaume, qui ne se borne plus à des formules protocolaires et se détache maintenant comme une véritable fonction correspondant à la réalité, révèle une tendance de la monarchie à « connaître » les affaires de la communauté autrement que sous la forme traditionnelle de conflits à résoudre par les juges. La création d’un lieutenant de robe courte s’inscrit dans le cadre de cet accroissement des compétences attribuées à la police. Il vient s’ajouter à chaque siège juridictionnel où officiaient déjà les lieutenants de robe longue (baillis, sénéchaux, prévôts), administrateurs de la justice civile et criminelle. L’institution de cette nouvelle charge remonte à François Ier en 1526, mais elle ne deviendra effective qu’à partir de l’édit d’Henri II en 1554. Elle répond à l’exigence de garantir la sûreté publique menacée par la masse de gens sans aveu qui envahissait les villes, afin de « purger et nettoyer notre royaume de tous crimes, délits, maléfices31 ». L’édit définit des activités qui relèvent dans leur ensemble d’une autorité juridictionnelle, car le lieutenant de robe courte est dans un état de subordination par rapport aux juges. Au cours du XVIe siècle, en effet, la localisation de la police dans un contexte où elle reste soumise à la fonction générale de rendre la justice apparaît encore comme la règle générale. Les collections législatives de l’époque en font suffisamment preuve. Dans le répertoire rédigé par Fontanon32, le critère de subdivision des matières réglées par les lois royales est assez révélateur des difficultés qu’il semble y avoir encore à affranchir la police de l’incontournable sphère de la justice pour lui faire jouer un rôle plus en conformité avec l’exercice réel du pouvoir politique royal. D’après Fontanon, la police n’est en fait identifiée que comme

matière du ressort des maréchaux, des juges mineurs et provinciaux (baillis, sénéchaux, prévôts et châtelains), tandis que l’expression de la prérogative la plus politique de la couronne se trouve encore dans les cours souveraines (Parlement de Paris et des autres villes, Grand Conseil, Maître des requêtes). Le pouvoir gouvernemental du roi sur le territoire et les sujets s’impose à travers ces cours33. Si l’on s’en tient aux objets assignés à la juridiction du Parlement de Paris par l’ordonnance de Moutils-les-Tours sur la réformation de la justice en 1453 – archétype du code français de procédure –, on voit quel domaine de la puissance politique et gouvernementale est attaché aux arrêts de la cour. Celle-ci s’occupe des causes relatives au domaine royal, aux droits qui appartiennent à la royauté, aux pairs de France, aux prélats, chapitres, comtes, barons, villes, communautés, échevins34. Tels sont les objets à propos desquels se déploie la puissance souveraine de la monarchie. À une époque où la justiciabilité continue de définir la position des sujets à l’égard de la puissance politique, la police est encore loin d’avoir acquis les caractères institutionnels qui la situent au rang souverain. C’est même comme limite à un usage absolu du pouvoir royal qu’elle était conçue par le jurisconsulte savoyard Claude de Seyssel, dans La Grande Monarchie de France parue en 1519. Avec la religion et la justice, la police constitue un frein à l’arbitraire du roi lorsqu’il s’agit de sa capacité à disposer des biens du royaume. C’est pourquoi la police garde « la conservation du royaume en universel et particulier35 » telle que l’avaient fixée les ordonnances dès les débuts de la monarchie française. Voilà donc une idée de police qui s’appuie sur la nécessité d’esquisser les traits d’une « chose publique » caractérisée par l’éternité et la permanence. Le principe de l’inaliénabilité du domaine royal, qui devait être fixé par l’édit de Moulins vingt-cinq ans plus tard, est censé être la garantie de « l’entretènement des sujets de tous États en bon accord et au contentement de chacun36 ». Or c’est précisément là que se trouve le

but de la police, laquelle se définit comme un ordre séculaire visant à la « conservation & augmentation du Royaume » (rem publicam conservare et augere, disait le droit romain37). Il s’agit certes d’une intuition assez vague, où l’expression « conservation & augmentation du Royaume » doit être comprise sous l’angle juridique de l’établissement du domaine plutôt que sous celui de la prospérité économique. Pourtant, dans le discours de Seyssel, la notion de police conserve la trace d’un certain ordre matériel préétatique qui, tout en ratifiant la distance qui sépare la police proprement dite et le pouvoir politique, conditionne en même temps l’espace auquel s’applique la souveraineté. Pour que la police commence à assumer une fonction plus précise au sein de la monarchie, il faut attendre le début du XVIIe siècle, lorsque apparaît le Traité des seigneuries par Charles Loyseau, premier ouvrage, probablement, à envisager avec succès, selon une démarche moderne et irréversible, les tâches différenciées du gouvernement. Ce qui dans les ordonnances se contentait d’enregistrer la simple donnée historique d’un intérêt croissant de la monarchie à l’égard des faits de police, devient chez Loyseau l’objet d’une mise en ordre et d’un traitement doctrinal cohérent. Il reconnaît d’abord dans la police une branche spécifique du droit, distincte du droit civil, du droit criminel et du droit procédural. C’est surtout par rapport à ce dernier qu’est soulignée la diversité fonctionnelle de la police. L’intuition d’une divergence de fond entre administration de la justice et police était déjà apparue, d’une manière empirique, à l’occasion d’un édit d’Henri II en 1547. En déclarant l’incompatibilité entre les charges d’échevin et de prévôt et celle de membre d’une juridiction – souveraine ou non –, cette disposition visait à réaliser l’utilité et le bien-être des villes. Pour atteindre ce but, il fallait « laisser l’administration aux bourgeois et notables marchands des villes qui ont connaissance, soin et cure d’administration des deniers et qui ne

sont si ordinairement occupés et détenus en autres affaires, que nos officiers et ministres de justice38 ». L’idée d’une diversification des facultés gouvernementales est bien ici amorcée : rendre la justice et procurer le bien-être de la communauté sont deux choses bien distinctes. Soixante ans plus tard, Loyseau aborde ainsi cette même question : le droit de police consiste à « pouvoir faire des règlements particuliers pour tous les citoyens de son district & territoire : ce qui excède la puissance d’un simple juge qui n’a pouvoir que de prononcer entre le demandeur & défendeur : & non pas de faire des règlements sans postulation d’aucun demandeur, ni audition d’aucun défendeur, & qui concernent & lient tout un peuple, pouvoir qui approche & participe davantage de la puissance du Prince que non pas celui du Juge, attendu que ces règlements sont comme lois, & ordonnances particuliers, qui aussi sont appelées proprement Édits39 ». Cette définition limpide est un bon témoignage de la mutation qui s’est produite au sein de la monarchie au cours du XVIe siècle. Loyseau peut soutenir que la police relève de la puissance souveraine, dans la mesure où la figure traditionnelle du roi dispensateur de justice est désormais en concurrence avec une vocation d’une autre nature – celle qu’exprime notamment la théorie du roi législateur élaborée par le chancelier Michel de l’Hôpital, qui s’efforce de la rattacher à la tradition ancienne du droit français. À l’instar du greffier De Tillet, le dessein du chancelier était en particulier de destituer le Parlement de Paris de toute prétention législative, en lui reconnaissant la seule compétence judiciaire. En revanche, le roi et son conseil étaient les dépositaires exclusifs de l’action de donner la loi, c’est-à-dire du soin des intérêts généraux du royaume. Dans cette répartition, les États généraux, ancienne articulation du Parlement parisien, remplissaient un rôle consultatif pour les matières de droit public lorsque le roi s’apprêtait à prendre des édits dans ce domaine40. La mise en place politique de la théorie de l’Hôpital s’annonce dans les ordonnances qui, de 1561 à 1579,

règlent la totalité des rapports de droit public. C’est d’abord l’ordonnance rendue à Orléans en janvier 1561 sur les plaintes des États généraux, et qui comprend des mesures sur le clergé, la justice, la police et les seigneuries ; elle est suivie par celle de Moulins en février 1566, qui réforme la justice et traite aussi de la police41. Mais c’est surtout la vaste ordonnance sur la police du royaume rendue à Blois en mai 157942, où se manifeste la tendance monarchique à utiliser l’instrument législatif pour établir les structures fondamentales d’un droit public national. Ce texte aborde une grande variété de sujets, depuis l’organisation de la justice jusqu’aux régimes des hôpitaux, en passant par les universités et les offices, la discipline ecclésiastique et les faits de police, tout en assurant les conditions d’un progrès de la puissance politique et législative du roi (du moins en principe, compte tenu de la concurrence des statuts des villes et des communautés d’habitants, des privilèges des corporations, des droits féodaux, du droit canonique et surtout de l’activité réglementaire des parlements). La répartition des compétences que propose Loyseau relativement à l’exercice du droit de police doit être considérée à la lumière de ces nouvelles capacités du souverain par rapport aux autres institutions du royaume. Contrairement à Bacquet, Loyseau n’hésite pas à reconnaître aux barons de France le droit d’adopter des règlements de police – un droit qui, en raison de son origine seigneuriale, ne dépend de l’investiture de personne. Mais la reconnaissance de cette légitimation originaire est aussitôt réintégrée au sein d’un pouvoir public dont l’espace normatif reste délimité foncièrement par les ordonnances royales : « Comme le seigneur souverain peut faire des lois générales : aussi le seigneur suzerain & subalterne ayant l’entier commandement, peut faire des règlements particuliers pour ses justiciables. Mais aussi, comme le Seigneur subalterne doit lui-même obéir aux lois de son souverain, aussi en premier lieu ses règlements particuliers doivent être accordants, quoique ce soit non répugnants,

aux lois du prince. Secondement ils doivent être fondés sur quelque considération, qui soit particulière, au lieu, où ils se font, parce qu’autrement c’est au prince souverain de pourvoir par lois générales aux nécessités communes de son État43. » Dans l’édifice « constitutionnel » ainsi dessiné par le juriste, la police comme matière est placée au sommet de la souveraineté et elle devient l’objet d’ordonnances générales ; mais elle n’en concerne pas moins en même temps le niveau local, puisqu’elle reste reliée aux besoins les plus contingents. Il s’agit là d’une intuition extrêmement féconde. À partir du XVIIe siècle, la puissance monarchique s’efforcera précisément de concilier l’exercice d’une souveraineté s’imposant par les instruments généraux de l’ordonnance (qui porte sur plusieurs matières) et de l’édit (qui porte sur une seule matière) avec les objectifs spécifiques et précis d’un gouvernement social censé gérer l’utilité publique. Pour la souveraineté, la tâche stratégique décisive consistera alors à adapter un instrument législatif à vocation globalisante à des objets qui requièrent, eux, une attention particulièrement minutieuse. En termes politiques, il s’agit d’assurer la maîtrise du pouvoir royal sur un territoire et sur sa population de manière que l’action de gouverner ne demeure plus tributaire de la discontinuité dans laquelle s’accomplit la fonction de rendre justice. Il s’agit d’établir entre le roi et les sujets un lien – Loyseau parle précisément de « règlements qui lient tout un peuple » – tel que l’obéissance des sujets répond moins à l’autorité du pouvoir qu’à l’efficacité de ses actes.

Les enjeux gouvernementaux de la souveraineté Les théoriciens du XVIe siècle avaient amorcé une réponse aux problèmes nés de l’aménagement de l’État territorial en élaborant, par une doctrine de la souveraineté, une légitimation essentiellement juridique du pouvoir royal. Ils reprennent les instruments

conceptuels élaborés par les juristes médiévaux pour définir la position de transcendance du souverain tant à l’égard des lois plus anciennes qu’à propos de celles faites par lui-même : « Le prince ne peut pas se lier les mains44. » Cette formule, d’abord élaborée par les canonistes au profit du pape et généralisée par Bodin pour caractériser la souveraineté comme pouvoir de dernière instance, assoit la continuité de l’État sur la place symbolique qu’occupe le roi plutôt que sur ses actes eux-mêmes. À partir de cet arrière-plan conceptuel sur les fondements de l’État souverain, l’action gouvernementale de la monarchie au XVIIe siècle se trouve confrontée à un problème vital : comment investir cette souveraineté, quel usage faire de sa force, comment combler la distance entre l’instance souveraine et son domaine d’application ? Depuis le XVIIe siècle, la puissance royale va se mesurer avec le défi d’avoir à séculariser son éminence souveraine : ayant déjà atteint ce résultat sur le plan juridique, il lui faut le traduire sur le terrain politique. L’exercice du pouvoir de police commence à déployer une activité importante vers la fin du XVIe siècle. Pourtant, il existe toujours un hiatus entre la réalité législative et la réflexion savante à propos de l’espace particulier que la police occupe au sein de la souveraineté. Bien que Loyseau reconnaisse explicitement le droit souverain à faire des règlements de police, cette compétence est néanmoins ramenée au droit primaire de faire les lois. Ce droit définit la constellation juridique où se répand la souveraineté, à côté du pouvoir de « créer Officiers, arbitrer la paix et la guerre, avoir le dernier ressort de la Justice & forger monnaie45 ». La souveraineté ne laisse donc aucune place spécifique à l’action de police en tant que marque autonome du pouvoir souverain. En revanche, sur le versant des ordonnances royales, on peut constater que l’évolution sémantique décrite plus haut est pratiquement achevée. Les objets investis par la police gagnent en

consistance et extension. L’édit de Charles IX de février 1567 confirme que les choses qui dépendent du fait de la police sont « vivres, marchandises, œuvres et semblables46 ». L’attention portée au commerce ne cesse de croître, comme le montre l’édit de janvier 1572, qui interdit d’acheter à l’étranger des produits dont les matières premières proviennent de France, ce qui vise à établir un contrôle sur les prix ; ou bien encore la lettre patente de novembre 1577, qui réitère cette forme de politique protectionniste47. Une autre urgence presque endémique sollicite l’attention du pouvoir royal en sa qualité de titulaire de l’action de police : c’est l’entretien des pauvres. Il est bien connu que cette question avait été régulièrement soulevée dès l’époque carolingienne48, mais c’est surtout vers la moitié du XVIe siècle que le problème prend une dimension tragique, à cause des guerres de religion. L’édit d’Henri II en juillet 1547 concernant la situation à Paris distingue ceux qu’on appellera les « pauvres honteux », malades et invalides à assister, et les « pauvres mendiants », qu’il faut emprisonner ou bannir49. L’ordonnance de Moulins de février 1566 et plus encore les instructions du Parlement de Paris de la même année étendent à tout le royaume des mesures d’abord envisagées pour Paris. Cette extension porte notamment sur la fonction des hôpitaux et sur les tâches attribuées à un réseau de commissaires aux pauvres désignés dans chaque ville. Autour du traitement de la pauvreté50, une urgence endémique pendant tout l’Ancien Régime, la police connaît une phase décisive de son développement politique et social, en tant que mode spécifique de gouvernement. Au cœur du dispositif mis en place par l’autorité publique, on trouve la misère matérielle et morale des populations, la production et l’échange des denrées. À cela s’ajoutent les troubles politiques qui ébranlent le pays pendant la seconde moitié du siècle. Face aux ravages des guerres de religion, les dispositions de police s’imposent comme un instrument indispensable pour rétablir dans la société un ordre élémentaire. En

butte aux coups portés par les factions religieuses et confrontée à la menace d’un effondrement de l’ordre politique et social, la monarchie commence à prendre conscience de ses propres moyens gouvernementaux. Grâce au caractère radical des besoins auxquels elle doit pourvoir, la police réussit à s’installer de fait au cœur de l’enjeu politique de la fin du siècle. Parmi les guerriers de Dieu, le pouvoir souverain peut se proclamer vainqueur parce qu’il instaure un ordre matériel qui touche à l’essence humaine de ses sujets, tout en dépassant leurs clivages confessionnels. L’édit de Nantes marque certes l’essor d’une souveraineté qui, vue d’« en haut », se prévaut d’une légitimité juridique correspondant à celle que formule le parti des « politiques » ; mais en même temps, par l’attention pointilleuse qu’elle porte aux faits de police, cette souveraineté trouve de nouveaux moyens pour coaguler le corps social autour d’une raison étatique. En refoulant les antagonismes hors du terrain confessionnel, l’État territorial naissant s’organise autour de trois objectifs : la tranquillité, la sécurité et l’ordre. Telle est du moins la thèse formulée par Carl Schmitt, qui décrit ainsi l’avènement d’un État au sein duquel « il n’y avait plus qu’une police, la politique en était absente51 ». La représentation de Schmitt est suggestive mais elle n’en est pas moins sujette à caution. La conclusion du juriste allemand est de toute évidence conditionnée par la distinction ami-ennemi qui structure et fonde pour lui tout le domaine du politique. Lorsque s’évanouit le conflit à l’intérieur grâce à la pacification imposée par l’État, la dimension de la politique disparaît pour être remplacée par la police, qui ne serait rien qu’administration de l’ordre public. La politique supposerait ainsi une lutte à la fois actuelle et possible ; la police, au contraire, supposerait une lutte toujours possible mais non actuelle. Cette démarche apparemment cohérente, où l’essor de la police semble être conditionné par l’absence de conflits proprement politiques, est en réalité beaucoup trop schématique. La complexité

de la situation française de la seconde moitié du XVIe siècle ne se prête pas à ce type de modélisation. Ce sont précisément les guerres de religion qui ont déclenché une augmentation significative des interventions royales en matière de police. Ce n’est pas par hasard si, en avril et en mai 1597, Henri IV a promulgué deux ordonnances qui touchent à des matières relevant traditionnellement de la police. La première est l’« Édit de rétablissement du système général de maîtrise et règlement sur la police des métiers » visant à réintroduire dans les corporations professionnelles le bon ordre troublé par les guerres civiles, depuis que, malgré l’ordonnance de 1581, « il aurait été omis l’ordre et police qui doit se pratiquer en la négociation, vente et distribution de toutes sortes de marchandises et perception des droits réunis à la couronne52 ». L’imposition d’une taxe et les formalités prévues pour l’octroi des maîtrises permettaient d’abord au roi d’alimenter les finances épuisées de la couronne et de remplir ses obligations économiques envers les soldats étrangers qui avaient défendu la cause royale. Mais, en même temps, en exerçant un tel pouvoir de police, la monarchie consolidait sa vocation souveraine et son droit à se proclamer la source de tout ordre du royaume. La seconde est l’ordonnance générale « sur les faits des eaux et des forêts et l’entretien des chemins publics53 ». On se trouve ici en présence d’une compétence encore plus étendue de la police générale du royaume, un accroissement entraîné une fois de plus par la nécessité de sauvegarder le territoire des destructions de la guerre civile. L’histoire législative atteste donc que, contrairement à la vision sommaire de Schmitt, l’essor du pouvoir policier est bien une réponse aux troubles du XVIe siècle, événements « politiques » par excellence54. L’instabilité sociale engendrée par les guerres civiles constitue bien le présupposé historique et logique du développement de la police, instrument décisif de la mise en forme de l’État français au début du XVIIe siècle. Lors de ces événements sanglants, l’État monarchique

expérimente sa capacité à instaurer un lien avec les sujets. Précisément à cause des guerres civiles, la construction d’un « ordre » apparaît comme une nécessité aussi bien réelle que théorique55. Situations idéologiques et confessionnelles d’un côté, mais aussi réalité sociale de l’autre : ces deux aspects ne peuvent être séparés, car c’est au milieu d’urgences menaçantes pour la couronne que la police devient un outil de gouvernement privilégié pour la monarchie. Ce qui n’implique pas, insistons sur ce point, un monopole royal dans ce domaine : les seigneurs gardent encore une compétence assez vaste et les parlements assurent, quant à eux, une intervention continue à l’aide des arrêts de règlement56. Mais il n’en faut pas moins souligner qu’en cette conjoncture les domaines de police contribuent avec force à définir l’identité souveraine et l’action du gouvernement. Nous avons tenté jusqu’ici de détecter le long processus d’incubation que le concept de police a connu en France. Depuis le Moyen Âge jusqu’au seuil du XVIIe siècle, la notion se consolide dans deux sens : alors que la ville s’épanouit comme centre privilégié de la vie sociale, le terme « police » désigne d’emblée la réalité matérielle des nécessités quotidiennes, et s’épuise quasiment dans cet objet. À côté de cette acception originaire, on a tâché de repérer le profil formel du concept qui se dégage dans le langage législatif à partir du XVe siècle. « Police » devient alors aussi synonyme de conduite et de direction du royaume. D’un point de vue pragmatique les deux éléments matériel et formel se sont progressivement liés, bien qu’ils n’aient pas réussi à atteindre une autonomie et une force telles qu’on puisse dès le XVIe siècle parler de la police comme d’une marque du gouvernement souverain. À ce propos, on s’est aperçu que les ordonnances royales ont contribué à élargir le champ d’action de la police, dont l’importance pour l’individualisation de la puissance monarchique est devenue évidente vers la fin des luttes religieuses. En revanche, sur le versant des juristes, on a vu, avec Loyseau, une

première tentative de spécification fonctionnelle du pouvoir de police par rapport à l’activité juridictionnelle, encore que ce dernier pouvoir ait été compris dans la puissance de donner et casser la loi, prérogative royale exclusive théorisée par Bodin. On peut conclure de tout cela qu’à la fin du XVIe siècle le concept de police est assez nettement défini. Il faut maintenant passer à la question fondamentale : comment la souveraineté d’Ancien Régime a-t-elle été gagnée par cet art spécifique de gouverner qu’est la police ? La période que couvre la réponse à cette question s’étend de l’âge classique à la Révolution. Nous tâcherons de comprendre la manière dont la police, plus de facto, d’ailleurs, que de scientia, s’est dégagée du cadre rigide de la souveraineté, au profit d’une pratique et d’une rationalité de réglementation des hommes et des biens dans lesquelles nous reconnaissons aujourd’hui les germes de notre condition de sujets administrés.

Une théorie politique pour la police : la « raison d’État » Le discours sur la police classique ne peut pas être séparé de l’apparition de ce genre particulier de savoir et de pratique qu’on appelle « raison d’État ». Avant de poursuivre notre démarche par le corpus législatif d’origine royale, il nous faut dégager les traits essentiels d’une rationalité prétendant former le critère de l’action politique et dont les effets dépassent la simple réception des théories machiavéliennes57. Les principes fondamentaux de cette doctrine sont résumés par la célèbre maxime de l’Italien Botero, qui définit la raison d’État comme « la connaissance ou science des moyens propres à poser les fondements d’une Seigneurie, à la conserver et à l’agrandir58 ». À partir de telles prémisses, la tâche de la politique consiste à produire un savoir qui ne procède plus des canons théoriques abstraits mais d’une évaluation concrète et casuistique de ce qui peut être objectivement poursuivi comme le bien de l’État. Il

va de soi qu’un tel détournement de la réflexion politique n’était pensable qu’après Machiavel, dans la mesure où la considération pour la réalité effettuale l’emportait désormais sur l’obéissance inconditionnée aux principes classiques. Néanmoins, il faut bien admettre qu’en posant le problème en termes de prospérité de la communauté politique, on s’écarte déjà de l’horizon mental de Machiavel, qui ne s’occupait que de la bonne fortune du prince. En revanche, la pensée de la raison d’État contribue à élargir le discours de la souveraineté et à en rattacher le projet au bon gouvernement de la chose publique. L’innovation du début du XVIIe siècle réside donc dans le fait d’avoir nettement repéré le problème de l’« État » comme domaine de la connaissance et de l’avoir isolé des autres sphères de la raison pratique. Certes, les théoriciens qui s’attachent à élaborer ce nouveau champ de réflexion cherchent à qualifier la raison d’État de « bonne » et d’« honnête », et à rejeter comme accidentelle toute divergence par rapport aux lois juridiques, en évitant de briser les liaisons de la politique avec le droit divin et naturel. L’événement décisif reste cependant la mise en place d’une rationalité gouvernementale irréductible à tout autre critère déontologique. La conscience nouvelle à l’égard de la « chose étatique » ne peut que profiter d’apports féconds là où l’affermissement de l’État territorial coïncide avec l’expérience de la monarchie comme puissance absolue. En ce qui concerne la France, Meinecke a saisi le « rejeton » de la raison d’État sous le nom de doctrine des intérêts des États. À l’intérieur d’un processus de parcellisation et d’individualisation des différentes fonctions et des différents savoirs, la monarchie française jouissait du privilège d’être représentable comme force d’homogénéisation de la communauté politique, comme organisme unitaire sur lequel pouvait plus facilement s’envisager un travail de modelage. Dans ce cadre, pour en venir à des aspects qui ont une liaison plus tangible avec le développement de la police, nous pourrions repérer la mise en ordre des principes de la

raison d’État selon les deux lignes directrices qui se dégagent pendant la première moitié du XVIIe siècle. D’abord, nous trouvons un point de vue selon lequel la condition fondamentale du bonheur étatique réside dans la continuité de l’activité gouvernementale. C’est bien sur cette base que Botero avait envisagé la construction d’une science de l’État capable de repérer objectivement les règles de la conduite politique. Or cette démarche positiviste, qui fait dépendre la croissance de l’État des progrès obtenus dans la connaissance de tous ses éléments, est la même que celle qui guide aussi le raisonnement du Traicté de l’Œconomie politique d’Antoine de Montchrétien, paru en 1615. Bien que l’expression « œconomie politique » soit encore relativement éloignée du sens qu’elle connaîtra au XVIIIe siècle, on y trouve pourtant la conscience que l’État est régi par un principe ordonnateur intrinsèque, dont les rouages sont accessibles à l’homme politique, de même que le corps humain est connaissable par le médecin. Le célèbre avertissement adressé par Montchrétien, « une chose seule te manque, ô grand État, la connaissance de toi-même59 », signale qu’est désormais acquise l’identité juridique de l’État – sa subjectivité juridique, pourrait-on dire – et que le problème de sa légitimation est déplacé sur un autre terrain que celui des normes transcendantes auxquelles il est subordonné. Dans le même esprit de sécularisation, Emmerich Crucé, un contemporain de Montchrétien, souligne que « la grandeur et le profit des États dépendent d’eux totalement60 ». Une fois qu’est atteinte la justification de jure, il reste à l’État souverain à la confirmer de facto à travers la bonne « ménagerie publique ». La raison d’État offre les instruments indispensables pour réaliser cet objectif, car « en l’État aussi bien qu’en la famille c’est un heur mêlé de grandissime profit de ménager bien les hommes selon leur particulière et propre inclination61 ». Certes, Montchrétien doit bien admettre que la raison d’État ne constitue pas un corpus de

normes immuable et qu’« à nouveaux maux, nouveaux remèdes ». La nature empirique de ce savoir s’appuie surtout sur la considération des besoins propres à l’organisme politique lui-même et relègue au second plan la possibilité de solutions improvisées par lesquelles le prince met en valeur son habileté. En fait, la question de la raison d’État repose sur un examen intégral de la vie de l’organisation politique, à partir de son unité élémentaire, à savoir le gouvernement domestique, « patron et modèle du public ». Cette vision de la chose étatique ne requiert pas seulement l’emploi de la force dont l’État dispose. Elle requiert aussi et surtout une véritable capacité à la maîtriser, c’est-à-dire à déployer tout un appareil de mesures destinées à chaque membre de la société : progressivement, la raison d’État se convertit en raison sur l’État. Seulement quelques années après la rédaction du Traicté de Montchrétien, dans une brochure anonyme adressée au lieutenant civil de Paris, on peut trouver le résumé de cette raison économique appliquée à l’État grâce à l’agencement policier. Les métaphores corporelles et du nettoyage se greffent sur l’impératif de la prospérité selon une visée qui survit encore dans certaines expressions de la politique contemporaine. En traitant des mendiants comme « immondices de l’État », l’auteur souligne qu’« il en faut purger l’État, afin qu’ils ne le gastent par leur ordure : faisant comme le proude oeconomiste, qui à son lever fait balayer son logis, & nettoyer les chambres de toute saleté, pour le rendre sain & agréable : Ainsi faut-il pour bien commencer l’Oeconomie Publique, la purger avant tout œuvre de ses fainéants62 ». Le bonheur de la communauté relève donc de l’assainissement comme acte fondateur de l’économie publique comme de la politique qui doit la mettre en œuvre. La seconde orientation perceptible au cours de la première moitié du XVIIe siècle est bien représentée par Gabriel Naudé. Cet auteur procède à un véritable retournement de la logique positiviste qui soutenait les arguments de Montchrétien. La raison d’État, chez

Naudé, est inséparable d’une conscience très nette des limites propres au droit. Si la démarche de Montchrétien s’appuyait sur le présupposé implicite d’une normalité juridique indiscutable, pour Naudé, au contraire, l’essence de la raison d’État tient proprement à l’irréductibilité de la situation concrète, qui requiert des « actions hardies et extraordinaires, auxquelles les princes sont contraints d’avoir recours, dans les affaires difficiles et désespérées, contre le Droit commun sans garder même aucun ordre, ni forme de justice, hasardant l’intérêt du particulier pour le bien du public63 ». Naudé repère trois moments typiques dont les coups d’État sont par excellence la clef de voûte. Outre la naissance même des monarchies et l’anéantissement des forces intérieures capables d’affaiblir la puissance du prince, il considère l’hypothèse où la mise en œuvre de ces « coups fourrés » vise au « rétablissement & à la restauration des États & principautés, lorsque pour quelque malheur, ou pour la seule longueur du temps, qui consomme toutes choses, ils penchent vers leur ruine, & menacent d’une prochaine chute si bientôt l’on n’y donne ordre64 ». Il est évident qu’il s’agit même ici d’assurer la conservation et l’accroissement de l’État – visée qu’une longue tradition juridique, du droit romain jusqu’à Seyssel, rattachait à la police. Mais cette visée est maintenant poussée jusqu’à la possibilité d’une dérogation systématique au droit. Pour revenir à la métaphore médicale évoquée plus haut, signalons cette analogie de fond entre les deux modèles : Naudé, qui conçoit les coups d’État comme de véritables interventions chirurgicales65 ainsi que Montchrétien, qui raisonnait en termes de maux et remèdes, renversent l’image médiévale du corps souverain transcendant, ce que Ernst Kantorowicz appelle le corpus reipublicae mysticum66. En prêtant à l’abstraction de l’État les attributs d’un être vivant, ils essaient d’analyser les instruments qui en favorisent une approche en termes entièrement sécularisés. Toutefois, les modalités pour atteindre cet objectif sont différentes dans leurs deux cas. Naudé

rejette explicitement la manière d’aborder la raison d’État selon des règles inhérentes aux organismes politiques dans leur configuration concrète, règles qui seraient susceptibles, en principe, d’épuiser le problème du gouvernement politique. Tout au contraire, la raison d’État repose sur le socle d’une action aussi improvisée qu’éphémère et efficace – une action qui n’admet comme sa propre règle que le fait même de son événement. La phrase célèbre selon laquelle dans les coups d’État « l’exécution précède la sentence67 », dessine une rationalité d’une autre nature que celle mise en œuvre par l’approche positiviste de Botero et de Monchrétien, où toute bonne administration est fondée sur des lois objectives, c’est-à-dire sur des rapports de causalité bien définis. Les deux orientations précédemment décrites sont certes à bien des égards divergentes, mais elles n’en réussissent pas moins l’une et l’autre à cerner un nouveau domaine de savoir et de pratique. Le but qu’elles atteignent est le même : l’objectivation de l’identité étatique. Lorsque plus tard la police se trouvera placée au cœur du dispositif monarchique, elle conservera ce mode de rationalité, tout à la fois hétéroclite dans ses tactiques et cohérente dans sa stratégie. D’un côté, la police apparaîtra comme le canal privilégié par lequel la souveraineté se répand dans l’organisme même qu’elle habite et se donne les moyens de connaître sa propre force, selon le vœu de Montchrétien : la mise en place d’un appareil de connaissances étroitement liées aux mécanismes de contrôle et de réglementation de la vie dans les villes puis, à partir de Colbert, dans l’ensemble du Royaume, obéit bien à cette logique. D’un autre côté, la réalisation de ce dessein exige une rationalité normative nouvelle : non pas celle de la loi générale, mais celle de la mesure ponctuelle et spécifique, toujours dictée par les circonstances. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, nous retrouvons cette vision « souple » de la raison d’État chez un théoricien aussi important que Réal de Curban : « La Raison d’État doit être employée non comme la règle de Polyclète qui demeure

toujours droite et inflexible ; mais comme la règle Lesbienne qui plie facilement & qui s’accommode à toutes sortes d’ouvrages68. » On pourrait ainsi considérer la police de l’époque classique comme une pratique qui s’essaie à combler l’écart qui, d’un point de vue tactique, affecte la doctrine de la raison d’État. Elle permet la jonction entre un projet de gouvernement des hommes et des choses et une multiplicité fort disparate d’instruments toujours conditionnés par le cas concret. La police apparaîtra alors comme une stratégie gouvernementale à double profil : aménagement capillaire de l’emprise du pouvoir souverain sur une population et sur un territoire ; mais aussi, capacité de répondre immédiatement aux sollicitations d’une réalité qui déborde toute intention de maîtrise préalable. Pour achever cette esquisse sommaire de ce cadre théorique qui accompagne l’essor de la police, il faut enfin s’arrêter sur un autre versant de la pensée politique et morale du début su XVIIe siècle. Il s’agit de cette approche de la politique à travers des catégories morales, comme la prudentia civilis (Juste Lipse) ou la « sagesse » (Charron)69. Influencé par le néostoïcisme du XVIe siècle, Lipse insiste sur la capacité d’automaîtrise du sujet, qui le prédispose à se soumettre docilement à l’autorité publique. Mais le passage de cette dimension privée à une dimension publique de la prudence, qui aboutira à la version sceptique de la raison d’État, fait ressortir le concept moins pur de prudentia mixta. Ce dernier mode de la prudence implique toutes les ruses (fraudes) qui doivent conduire à la compréhension de l’utile dans la vie politique70. Dès lors, cette notion de prudentia opère dans deux directions : elle régit la conduite individuelle et contribue par là à forger le statut de sujet assujetti, destinataire de la volonté normative de la puissance souveraine et donc de son bras le mieux équipé, la police. Mais, au niveau de la conduite politique, la prudentia perd la fonction instrumentale qui lui

était dévolue par rapport aux autres vertus morales, dans la tradition d’Aristote : la prudence se situe désormais au cœur de la raison d’État et constitue à elle seule un véritable art de gouverner71. Ce détournement apparaît encore plus évident chez Charron, qui élabore une théorie circonstancielle de la politique déjà esquissée par certains auteurs sous Charles V (seconde moitié du XIVe siècle72). Charron se livre à la recherche d’un compromis entre les principes clairs et objectifs de la politique et les qualités personnelles qu’exige la bonne conduite de l’État. En fait, la connaissance de l’État et la vertu du souverain attentif au bien public sont les deux piliers du bon gouvernement. Puisque, souligne Charron, la prudence politique est une doctrine « vague, infinie, difficile & quasi impossible de ranger en ordre, clore & prescrire en préceptes73 », il faut la doter d’un savoir sur l’État, c’est-à-dire d’une connaissance du peuple et de la souveraineté. Cette connaissance ne porte pas sur l’État en abstrait, « mais en particulier [sur] celui que l’on a au main, sa forme, son établissement, sa portée, c’est-à-dire s’il est vieil ou nouveau, escheu par succession ou par élection, acquis par les lois ou par les armes, de quelle étendue il est, quels voisins, moyens, puissance il a. Car selon toutes ces circonstances & autres, il faut diversement manier le sceptre, serrer ou lâcher les ruses de la domination74 ». Cependant, la connaissance de l’État se réduirait à un outil acéphale sans l’éclairage de cette vertu publique « qui chemine un peu autrement que celle des privez ». En fait, pour le salut public, il faut se comporter « comme les mères & médecins qui amusent & trompent les petits enfants & les malades pour leur santé75 ». La pensée de la raison d’État se nourrit donc de cette ambivalence irrésolue : une représentation déployée des forces constitutives de l’État d’un côté, une limite d’accessibilité aux arcana de l’action politique, de l’autre76. Le développement de la police à l’âge classique participe de cette double modulation. Elle fournit à la monarchie un appareil d’investigation et un faisceau de données sur le territoire, sur

les habitants et sur tout ce qui affecte la circulation des hommes et des biens dans le royaume. Et la pensée économique mercantiliste se chargera précisément de donner consistance à cette idée de circulation. En même temps, la police fait pénétrer l’autorité politique dans la vie urbaine, tout en apportant une « mesure » au problème que les situations singulières posent à la durée matérielle et morale d’une communauté. On pourrait alors concevoir la police comme un dispositif gouvernemental qui essaie d’opérer un raccord entre les deux tendances fondamentales de la raison d’État : d’un côté, prétention à comprendre et à maîtriser la « chose étatique » à l’aide d’un savoir objectif ; de l’autre, échec latent et remise en question indéfinie de cette même aspiration. La règle de police se révèle, du point de vue du pouvoir politique, comme l’instrument le plus souple pour s’adapter aux nécessités gouvernementales contingentes. Face à un tissu normatif que les ordonnances royales aussi bien que les arrêts des parlements assurent d’une manière stable mais superficielle, la logique de la police apparaît là où le désordre des choses mine l’agencement du droit. Tout comme le tonnerre qui éclate sans avertir77, la mesure de police commence à s’imposer comme un vecteur original de normativité. Cet encadrement du thème de la police à l’intérieur de la philosophie pratique nous introduit à une première compréhension du phénomène en tant qu’il est lié à une perspective de gouvernement général. Il reste maintenant à vérifier, à la lumière de quelques documents législatifs, la nouvelle place qu’occupe le dispositif policier. La politique mercantiliste constitue l’arrière plan économique sans lequel ne peut se comprendre l’essor de cette institution depuis la seconde moitié du XVIIe siècle. En supposant que la richesse d’un pays réside dans une intervention étatique assidue et capillaire, la recette mercantiliste fait appel à la police pour « conduire l’homme à la plus parfaite félicité dont il puisse jouir en cette vie78 ».

La police mercantiliste À l’époque de Colbert, comme on le sait, la puissance monarchique élabore une manœuvre de pénétration dans les rapports sociaux au nom de l’ordre. La population et le territoire sont les axes de déploiement de la stratégie mercantiliste, qui vise à concilier intérêts privés et intérêts collectifs par une série d’interventions différenciées. Dans la mise en place de ce dessein, le renforcement de l’appareil policier dans l’organisation des villes est essentiel79. Habituellement, on fait coïncider le tournant décisif de son histoire avec l’édit de mars 1667, « portant création d’un lieutenant de police à Paris80 ». Auparavant, la compétence dans ce secteur était morcelée en un ensemble de tribunaux qui disputaient au prévôt la prérogative de juger et de rendre des règlements. L’ancien bureau de police, qui devait faire respecter les ordonnances et juger sur les contraventions signalées par les agents, était un organisme trop lent81. La réunification en 1630 des charges de lieutenant criminel et civil, au profit de celui-ci, n’avait pas suffi à assurer l’essor d’un appareil où la fonction de rendre la justice se mêlait à la fonction réglementaire. Dès lors, on arrive à l’édit de mars 1667. Le texte de cette loi est un abrégé de philosophie policière. Le rôle institutionnel du pouvoir de police par rapport aux autres fonctions publiques, sa sphère d’application, ses finalités politiques, son outillage technique apparaissent bien définis. D’abord, l’ordonnance justifie la création d’un lieutenant de police à côté du lieutenant civil, pour séparer l’administration de la justice contentieuse de l’activité de police proprement dite. Il s’agit en substance de la prise en compte, sur un plan pragmatique, de ce que Loyseau avait envisagé du point de vue théorique au début du siècle. Et d’ailleurs, au XVIe siècle déjà, Bacquet avait compris que « le droit de Justice ne contient en soi le droit de Police », bien qu’il n’eût pas

ultérieurement développé cette intuition82. En réalité, l’édit met toujours au nom de la police un certain nombre d’activités juridictionnelles et pas seulement réglementaires. Toutefois, l’exclusion du champ du procès civil qui s’occupe des différends de la vie privée et, par conséquent, le repérage d’un espace de relations publiques entre l’individu et l’autorité gouvernementale, par le relais de l’intérêt général, méritent d’être signalés. Il ne s’agit pas tant de répartir les torts et le bon droit entre particuliers, mais de réaliser des buts censés être conformes à un certain ordre social et politique. Pour atteindre cet objectif, un arrêt juridictionnel convenait aussi bien qu’une mesure réglementaire, d’autant plus que les deux actes pouvaient se trouver réunis comme dans le cas des arrêts de règlement des parlements. À ce propos, il faut noter le décalage entre la pratique législative et la doctrine juridique. Cardin Le Bret, par exemple, perçoit que le caractère propre à la justice, à savoir « d’être ferme & constante en ses Ordonnances & ses Décrets », ne peut pas s’adapter aux règlements de police « qui ne passent jamais en force de chose jugée, mais qui se changent & se varient selon les diverses rencontres des temps83 ». Toutefois, dans la perspective monarchique du temps, une telle distinction ne revêt pas encore de signification bien particulière. Le gouvernement royal est intégralement absolu et donc insensible à certaines subtilités propres aux jurisconsultes, dont les potentialités politiques, encore virtuelles, n’allaient être rendues manifestes qu’au siècle suivant. Quant aux domaines de réalité investis par le pouvoir de police, l’édit de 1667 énonce d’une manière très minutieuse les compétences du lieutenant. Ce sont, en substance, celles qui allaient figurer dans le grand Traité de Delamare, lequel fut commissaire au Châtelet de 1673 à 1710, d’abord sous la lieutenance de La Reynie, premier magistrat chargé de la nouvelle tâche, puis sous d’Argenson84. Toutefois, la donnée la plus remarquable concerne le repérage clair des finalités attachées au gouvernement de police. Jusqu’alors, aucun

texte législatif n’avait proposé une vue aussi précise de l’essor propre à cette institution. La police « consiste à assurer le repos public et des particuliers, à purger la ville de ce qui peut causer des désordres, à procurer l’abondance et à faire vivre chacun selon sa condition et son devoir85 ». Ce qui dans le corpus normatif précédent n’apparaissait encore que de façon partielle et contingente, l’édit de 1667 l’expose comme de véritables axiomes de la rationalité gouvernementale. La protection de la tranquillité publique et le soin de l’approvisionnement de la communauté, qui étaient traditionnellement les deux axes porteurs de la police, acquièrent une dimension nouvelle à l’intérieur du projet globalisant de « faire vivre chacun selon sa condition et son devoir ». Comme Turquet de Mayerne l’avait déjà observé au début du siècle, la fonction de la police est précisément « la bonne conduite & juste adresse des occupations & vocations des hommes particuliers86 ». Bien que l’exercice de la police ne soit pas une prérogative exclusive de la monarchie, on voit s’amorcer ici l’idée que la souveraineté peut y trouver les moyens propres à rendre sa position d’éminence à l’égard de ses sujets plus efficace. Le caractère très général de cet énoncé normatif correspond à l’étendue illimitée d’un pouvoir destiné à maîtriser tous les ressorts de la vie sociale et à fournir à celle-ci ses conditions d’existence. Une ordonnance de décembre 1666, relative à la propreté et à la sûreté des rues dans Paris et dans d’autres villes, laisse percevoir déjà quelques prodromes de cette visée ordonnatrice. C’est le véritable ressort de la logique policière que le préambule rappelle : « Nous voulons bien descendre jusqu’aux moindres choses, lorsqu’il s’agit de la commodité publique87. » Tel est le noyau politique fort de l’institution : l’attention au détail, à la valeur marginale des choses, comme s’il était toujours possible d’ajouter à la réalité une parcelle d’ordre supplémentaire. Cette idée de perfectibilité infinie fait apparaître, à côté du roi justicier, la figure du roi administrateur et

bienveillant, d’un roi pasteur de son troupeau, au sens même où l’entend, dans la seconde moitié du siècle, la théocratie de Bossuet : « Paître, dans la langue sainte, c’est gouverner, et le nom de pasteur signifie le prince ; tant ces choses sont unies88. » Gouverner une population Dans la stratégie de contrôle social préconisé par la politique mercantiliste, les ordonnances de police jouent un rôle décisif. Ce qui frappe, tout d’abord, c’est la portée véritablement holiste de ces dispositions : leur but est bien de gouverner les sujets sous tous les aspects de leur vie. Cette caractéristique, d’ailleurs, ressortait déjà de quelques ordonnances précédentes. En réagissant au désordre régnant à Paris, en mars 1633, un règlement du lieutenant civil aborde un éventail très vaste de questions, notamment les vagabonds et, avec force détails, le commerce de tous les biens, y compris la diffusion des imprimés89. À côté des besoins plus directement matériels, la police va jusqu’à prendre en charge le versant moral de l’existence des individus. On constate une telle visée pédagogique, caractéristique de l’action policière, dans une lettre patente de mai 1639, qui institue la compétence du prévôt et du tribunal du Châtelet dans les procès pour vagabondage : outre la « sûreté et tranquillité publiques », ce que la police cherche à obtenir, c’est « l’observation des lois et la réformation des mœurs90 ». L’ordre dans la rue et l’ordre dans les conduites ressortent d’une manière symétrique : la dimension de l’ordre public ne se réduit pas à la sauvegarde de la tranquillité de la communauté ; elle embrasse aussi la qualité morale des individus. Il s’agit d’éduquer ces derniers à la modération et à la réflexion dans tous leurs comportements91. À cet égard, les affiches du lieutenant de police d’Argenson qui envahissent Paris au début du XVIIIe siècle sont des documents très instructifs92. C’est la raison pour laquelle la catégorie sociale du « débauché », qui

renferme presque tout l’éventail des comportements oisifs et dissolus, représente, dès le Moyen Âge, une cible privilégiée des mesures de police93. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le problème des gens sans aveu prend une importance cruciale pour l’élaboration d’une stratégie gouvernementale inspirée par la recette mercantiliste. Dans ce contexte on voit se développer une sensibilité particulière vis-à-vis de la croissance et du bon état de la population, censée être la richesse principale du royaume94. La fondation de l’Hôpital général en 1656 s’inscrit dans le projet de thésauriser la valeur-travail de la population et de corriger ses mauvaises inclinations, au-delà de tout souci proprement médical. L’édit dispose l’enfermement des mendiants « pour être employés aux ouvrages manufactures & autres travaux, selon leur pouvoir ». Bien que le préambule précise le but charitable de la mesure – « non par ordre de police » – sa correspondance avec la protection du repos public est évidente. Autrement, on ne pourrait pas expliquer l’énorme appareil d’officiers chargés de réaliser une telle mission ni, surtout, le fait que l’Hôpital général ait été une fondation royale, dont le souverain était « conserveur & protecteur » et titulaire, au lieu du grand Bureau de la ville de Paris, de « toute connaissance, police et juridiction95 ». On voit ainsi la souveraineté s’insérer au cœur d’une question qui relevait traditionnellement de la police des villes, et s’emparer d’un important observatoire de la population. Le modèle policier véhicule des techniques de gestion sociale qui dépassent le contexte urbain, pour lequel elles avaient d’abord été envisagées et dans lequel elles avaient trouvé leur première forme d’application. En particulier, l’institution de l’Hôpital général combine une exigence morale destinée à l’individu avec des intérêts économiques qui concernent la population. Cette combinaison est assurée par la police, qui offre ainsi un nouvel instrument pour concrétiser la souveraineté dans le corps social. C’est par ce genre d’opérations que la monarchie peut se représenter le sens qu’il y a à « régir » et « administrer » des masses de

sujets en leur procurant la subsistance, l’activité laborieuse et l’aptitude sociale. Au plan de l’efficacité, certes, la création de l’Hôpital général était loin de résoudre le problème des pauvres et des vagabonds ; de plus, toutes les pratiques de coercition à l’égard des mendiants avaient depuis toujours rencontré une vive résistance dans le peuple96. Cependant, ce qui nous intéresse ici, est l’apprentissage d’une rationalité politique nouvelle, médiatisant les multiples rapports entre le pouvoir et l’ensemble des hommes considérés dans leur vie concrète. Sans l’outillage technique de la police, le savoir gouvernemental aurait été dépourvu de moyens pour s’appliquer aux hommes. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la police des pauvres représente une étape d’expansion décisive pour une autorité monarchique qui entreprend de gouverner la population. Le lien étroit entre paix publique, enfermement des gens sans aveu et sauvegarde des mœurs se manifeste dans un ensemble de lois postérieures à la fondation de l’Hôpital général. Celle du 20 avril 1684 met en place un dispositif très détaillé, précisément pour « changer les mauvaises inclinations » des renfermés. La Déclaration du 13 avril 1685 sur les ateliers de mendicité définit le « bon ordre du royaume », en attirant l’attention sur le fait que « rien ne peut être plus efficace, pour y entretenir une bonne police, que d’occuper ainsi les fainéants97 ». Cette disposition ne s’applique pas seulement à Paris, puisqu’elle vise à une meilleure répartition des mendiants aptes au travail sur tout le territoire du royaume. En outre, elle se propose un double objectif : fixer l’individu dans une activité productive et le rendre sujet à contrôle. L’ordonnance du 10 mars 1720 va jusqu’à établir que « les officiers de police dressent chaque mois un état signé des vagabonds et mendiants valides, lesquels ils auront jugé devoir être transportés aux colonies98 ». Dans cette législation très fournie, on arrive à dégager les enjeux majeurs de la politique répressive : un observatoire des marginaux, un encouragement à une existence laborieuse et une stratégie de

répartition sur le territoire, y compris sur le sol colonial. La police des pauvres tient les fils de ce vaste plan de surveillance, dont l’envergure est clairement perceptible dans la déclaration du 18 juillet 1724, qui précise notamment que « ce qui avait pu empêcher le succès du grand nombre de règlements ci-devant faits à ce sujet, est que l’exécution n’avait pas été générale dans le Royaume99 ». Bien au-delà de sa dimension locale, la police s’impose ainsi comme une instance essentielle en ce qu’elle enveloppe tout l’espace de la politique. C’est pourquoi une expression telle que « police générale du royaume », si elle désigne bien une conduite générique de l’État à travers ses institutions100, renvoie en même temps à une forme singulière de pratique gouvernementale, qui emploie des méthodes nouvelles et poursuit des propos inédits par rapport à un État simplement « justicier ». De ce point de vue, l’édit du 3 août 1764 représente l’ultime moment de cette manœuvre à l’égard des gens sans aveu, qui marque probablement l’échec des principes mercantilistes à assurer l’exploitation de la force de travail de ces masses101. L’option stratégique pour le renfermement et l’exclusion apparaît comme la seule mesure que la monarchie ait réussi à imposer, alors que l’impératif du travail s’avère plus difficile à atteindre. Et pourtant, lorsqu’on la situe dans la conjoncture politique de la fin de l’Ancien Régime, cette solution prend un tout autre sens. L’édit de 1764, en fait, concernait une frange extrêmement large de la population inactive – « sont réputés vagabonds et gens sans aveu et condamnés comme tels ceux qui, depuis six mois révolus, n’auront exercé ni profession ni métier, et qui n’ayant aucun état ni aucun bien pour subsister, ne pourront être avoués ou faire certifier de leurs bonne vie et mœurs par personnes dignes de foi ». Or l’emprisonnement allait se révéler ici providentiel, à un moment où le gouvernement s’apprêtait à libéraliser le commerce des grains. D’une part, on prévenait ainsi les possibles émeutes d’une populace qui aurait mal toléré la montée des prix entraînée par la libéralisation du commerce.

De l’autre, la subsistance fournie aux vagabonds internés démentait les accusations, suscitées par le laissez-faire proclamé en matière de grains, d’un endurcissement de la royauté envers le peuple. Une fois de plus, la police révèle ici son rôle de catalyseur dans l’aménagement d’un système de gouvernement. Jusqu’à la fin, les institutions d’Ancien Régime auront eu à faire face à l’urgence des pauvres. C’est là un véritable enjeu politique, qui se manifeste d’une manière plus significative encore au XVIIIe siècle, à cause de l’essor démographique notable jusqu’en 1740, et grâce à l’éclairage qu’apportent les progrès de la statistique depuis Vauban102. À ce propos, quelques données confirment que la longue série d’interventions royales est représentative du processus d’analyse de la population déjà amorcé. D’abord, les enquêtes des intendants, qui entre 1697 et 1700 ont produit des mémoires sur l’état du royaume destinés au duc de Bourgogne. Gouverner requiert ainsi un examen approfondi des conditions du pays. Selon l’abbé Fleury, précepteur du dauphin, ces conditions concernent « la qualité des terres, le nombre des hommes, les mœurs, les professions, les occupations103 ». Il s’agit le plus souvent d’études préstatistiques, plus adaptées aux remarques qualitatives que quantitatives. Toutefois ces enquêtes inaugurent une démarche qui aboutira au XVIIIe siècle aux sondages quantitatifs du Contrôle général, organe administratif central compétent en matière de finances. L’enquête de Dodun en 1724, par exemple, vise aussi à vérifier « si le prix des grains n’est point excessif dans les marchés et quelle peut en être la cause, si les chaussées des grands chemins sont bien entretenues ». En 1730, Orry promeut un sondage essentiellement économique pour connaître « manufactures et fabriques, […] matières, nombre des métiers […], prix des marchandises ». En 1745, Orry, toujours, établit une autre enquête sur « les facultés des peuples » dans toutes les généralités du pays, tandis que Terray commande une statistique du mouvement de la population en 1770104. L’emploi de l’enquête comme instrument

essentiel de la politique souveraine obéit à la prise en compte avisée des objets à régler, et projette sur une échelle étatique le modèle d’une gestion infinitésimale du réel propre à la police. Ce n’est pas un hasard si la France est à l’avant-garde dans la pratique des recensements, alors qu’elle est relativement en retard pour la réflexion théorique en matière de statistique, de démographie ou d’arithmétique politique105. Les enquêtes répondent à l’exigence de connaître l’État comme un fait empirique quelconque ; la statistique est la discipline qui va permettre d’expliquer les phénomènes, outre le déterminisme rigide de la causalité naturelle, par la loi de la probabilité, dont Condorcet soulignera les grandes potentialités pratiques aussi bien que les limites : « L’arithmétique politique est, dans un sens plus étendu, l’application du calcul aux sciences politiques […] on peut la diviser en trois parties ; la première est l’art de se procurer des faits précis & tels que le calcul puisse s’y appliquer, & de réduire les faits particuliers qui ont été observés à des résultats plus ou moins généraux ; la seconde a pour objet de tirer de ces faits les conséquences auxquelles ils conduisent ; la troisième enfin doit enseigner à déterminer la probabilité de ces faits & de ces conséquences […] La plupart des questions d’Arithmétique politique sont dans ce dernier cas106. » Comme on peut le deviner à partir des formulaires d’enquête, la police fournit un instrument de pouvoir permettant de produire un savoir utile au souverain. D’ailleurs, comment pourrait-on prétendre connaître les hommes, tant dans leurs aptitudes morales que matérielles, sans le support d’une structure de contrôle permanent sur le territoire, au moins pour ce qui a trait au territoire urbain ? Parallèlement, le croisement de questions pratiques urgentes, dans lesquelles la monarchie dépense une partie considérable de sa crédibilité, trouve un modèle de solution dans des actions qui se réduisent à des dispositifs de police. Mais, en même temps, on voit se produire le processus inverse : ce n’est pas seulement la souveraineté

qui descend dans le monde concret grâce à la police : c’est cette dernière aussi qui monte vers le haut à la conquête du pouvoir. La politique est de plus en plus envahie par une rationalité liée à la gestion infinitésimale des hommes et des choses, telle que l’apprentissage empirique de l’expérience policière l’a produite. En somme, le véritable enjeu politique au tournant du XVIIe siècle, destiné à développer ses effets bien au-delà, peut être formulé ainsi : comment reproduire au niveau général ce soin illimité, méticuleux et omniprésent que la police exerce dans la ville ? Gouverner le territoire : l’expansion du modèle de la police de la ville à l’État Il n’y a presque aucune police dans toutes les villes du Languedoc, non plus que dans celles des autres provinces où j’ai été, et je crois que c’est un mal général presque dans tout le royaume, à la réserve de la seule ville de Paris. J’ay cru, Monsieur, vous en devoir informer, ne doutant pas que ce point, qui est un des plus importants pour établir l’ordre et la règle au-dedans de la France, ne mérite une partie des soins et de l’application que le Roi donnera apparemment dans la paix à la réforme de son État. Et comme la difficulté en ces matières n’est pas de faire des règlements, mais de trouver des moyens pour les faire exécuter, on pourrait, si Sa Majesté n’a pas encore pris de résolution là-dessus, en chercher dans toutes les provinces par vos ordres et vous rendre compte de ceux que l’on aurait jugés les meilleurs107.

D’après ce que Henri d’Aguesseau, intendant du Limousin et père du futur chancelier, écrivait à Colbert en 1679, la police du royaume restait un dessein encore loin de s’accomplir. Déjà Colbert lui-même, dans un projet de réforme de la justice civile, criminelle et de police du 15 mai 1665, avait exprimé des préoccupations analogues : À l’égard de la police du royaume – écrivait-il –, comme c’est assurément la plus importante partie de la vie civile, et qui produit plus de bien et d’avantages aux sujets, il faut aussi prendre garde que tous ceux qui seront nommés pour cette matière aient plus de force et de probité qu’aucuns, et leur ordonner de commencer par Paris, qui étant la

capitale du royaume, donne facilement le mouvement à toutes les autres ; et comme les magistrats politiques ont pour maxime que la meilleure police est de n’en avoir pas du tout, il ne faut pas s’étonner si elle est absolument perdue presque partout le royaume. Outre la police particulière des villes, il est encore très nécessaire de prendre garde à ce qui concerne la police générale, sur laquelle il sera bien nécessaire qu’ils observent de rendre difficiles toutes les conditions des hommes qui tendent à se soustraire du travail qui va au bien général de tout l’État108.

Tenons-nous-en à ce constat apparemment banal, qui indique la difficulté à rendre les lois de police efficaces. Le problème est de transposer l’expérience supposée fructueuse de la police parisienne au niveau étatique : comment gouverner un pays à l’exemple de la ville ? Telle est la question qui ressort implicitement de la lettre de l’intendant et qui, d’une façon plus directe, est soulevée par un traité d’urbanisme de la même époque109. Faut-il croire totalement à la défaillance d’une police générale du royaume ? Probablement oui, sur le terrain des faits. Toutefois, on l’a vu, la mise en place des thèmes mercantilistes exigeait une connaissance spécifique de la population ; cette entreprise, par l’emploi de techniques de contrôle minutieux, commençait précisément à offrir une application politique de l’esprit de détail consacré par le modèle policier. À la fin du XVIIe siècle, par conséquent, la police semble récupérer en rationalité politique globale ce qui lui est nié au plan de la réalité quotidienne. Elle perd la bataille dans la rue ; mais, plus subtilement, elle l’emporte dans le domaine de la technique gouvernementale. L’apparition de la statistique peut être considérée comme le fruit avancé de cette progression silencieuse. Le pouvoir de police n’exerçait pas par ailleurs ses dispositifs seulement sur la population. Le territoire nécessitait aussi un investissement politique, car, comme le rappellera encore le Parlement de Paris dans une remontrance du 27 novembre 1755, « le

droit de police, soit inférieur, soit souverain, est essentiellement territorial ; ainsi le territoire donne à ce droit des sujets et des objets propres110 ». L’édit sur les eaux et forêts d’août 1669, lié à un projet d’aménagement de l’ordre public dans tout le royaume, est ici le point crucial de la politique de Colbert111. Cette disposition réorganise les lois préexistantes et dessine une conception du sol national qui ne se réduit plus à l’idée juridique de « domaine », lieu d’occupation et d’extension de la souveraineté (au-delà de toutes les disputes sur le sujet112). Il s’agit maintenant plutôt d’un espace de régie susceptible d’être amélioré et de voir se développer ses potentialités. À propos des eaux et forêts, l’édit parle de « noble et précieuse partie de notre domaine » : « noble » semble renvoyer ici à une sorte de généalogie juridique glorieuse, qui atteste l’éclat croissant de la couronne en termes d’expansion géographique ; « précieuse », en revanche, renvoie à l’impératif de multiplication de ses ressources et d’exploitation économique plus rationnelle. « Produire avec abondance au public tous les avantages qu’il en peut espérer, soit pour la commodité de la vie privée, soit pour les nécessités de la guerre, ou enfin pour l’ornement de la paix et l’accroissement du commerce. » Tel est le programme d’une ordonnance qui fixe un cadre réglementaire très circonstancié à l’exploitation et la commercialisation des biens de la terre. Pour « procurer l’abondance » dont parle l’édit de mars 1667, la police doit inévitablement chercher à s’introduire dans la vie quotidienne, tout en donnant naissance à une véritable science de l’économie publique. Ici s’amorce la mutation de l’économie au tournant du siècle : depuis le domaine domestique originaire, elle va s’installer au cœur de l’État. L’économie devient ainsi le véritable enjeu politique pour l’État du XVIIIe siècle, au sens où elle est le savoir indispensable à l’art de gouverner. Dans ce contexte il faut situer aussi la tendance de l’État à prendre conscience, scientifiquement, de sa propre configuration matérielle.

Depuis 1663, Colbert demande aux intendants provinciaux des cartes détaillées pour chaque province, avec, entre autres, la précision de chaque unité juridictionnelle, fiscale et ecclésiastique. Il inaugure ainsi le projet d’une cartographie générale de la France qui ne sera achevé qu’en 1774. C’est là que démarre vers la fin du XVIIe siècle une stratégie de connaissance du territoire qui aboutira à une multiplication de projets cartographiques au XVIIIe siècle. Ceux-ci témoignent des exigences d’une rationalité gouvernementale qui réussit d’autant mieux à se déployer qu’elle possède une connaissance articulée et précise des lieux à aménager113. La création, en 1716, du corps des Ponts et Chaussées par le duc d’Orléans est un épisode important dans la naissance d’une conscience géographique nouvelle. À partir de ce moment la figure de l’ingénieur se démarque de celle de l’architecte et se consacre à l’élaboration de projets d’aménagement globaux. Il se forme ainsi une bureaucratie spécialisée qui aboutira à la création de l’École des ponts et chaussées en 1747 (instruction du contrôleur Machault du 11 décembre114). La même logique inspire la réorganisation du mode d’action de la police parisienne, destinée à une mainmise plus efficace sur l’espace urbain. Il revient au successeur de la Reynie, M.R. de Voyer de Paulmy d’Argenson, le mérite d’avoir institué un contrôle systématique de la ville. Le plein essor de la police, en fait, requiert un fonctionnement beaucoup plus capillaire, qui ne pouvait pas être assuré par des magistrats statiques comme les commissaires. C’est pourquoi l’édit de février 1708 crée 40 inspecteurs115, chargés d’une surveillance omniprésente et permanente, en s’aidant même de tout un réseau de « mouchards » qui a beaucoup inspiré l’imaginaire policier. Dans son éloge de d’Argenson, Fontenelle souligne que l’habilité du lieutenant consiste précisément à « être présent partout sans être vu », et que « l’ordre d’une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent il est toujours d’autant plus ignoré, qu’il est plus

parfait116 ». Mais, au-delà de l’aspect étouffant de cette vigilance discrète – qui aboutira aussi à un conflit avec les magistrats du Châtelet et du Parlement117 – il faut insister ici sur l’adaptation plus souple des dispositifs policiers aux urgences sociales. Même si l’institution des quarante offices d’inspecteur a été, dans les faits, un moyen pour remédier à l’arbitraire du lieutenant dans le recrutement et dans l’emploi des auxiliaires118, la stratégie du contrôle pratiqué par d’Argenson est désormais acquise et largement répandue. Au-delà des conflits entre pouvoirs institutionnels et sociaux qui se déroulent dans les coulisses, c’est sur la mise en place d’une rationalité technique qu’il convient d’insister. Cette extension de la surveillance, cette sorte de camouflage, aussi réel que symbolique, à l’intérieur même de la vie de la communauté, montrent aussi que la police s’efforce d’accomplir sa mission gouvernementale : il s’agit pour elle d’attacher la société au pouvoir, d’assurer dans la sphère de la politique une certaine homogénéité entre la décision réglementaire et la pratique réelle119. La police vise alors à s’identifier avec les sujets, tout en se présentant comme un instrument qui renforce la dimension communautaire, soit sous forme d’action directe dans les cas d’urgence, soit par une réglementation préventive des comportements. La transcendance du pouvoir souverain est donc concrétisée par cette pratique de l’ordre, sans laquelle toute idée de gouvernement devient irréalisable. L’explicitation de cette logique apparaissait déjà très clairement dans deux édits presque contemporains. En octobre 1699, Louis XIV institue, sur le modèle parisien, des lieutenants de police dans toutes les villes où siègent des Parlements120. On peut les considérer comme une réponse idéale aux inquiétudes exprimées par Colbert et par l’intendant d’Aguesseau sur l’action d’une police du royaume enfin efficace. La solution consiste à couvrir le territoire d’organes policiers comparables à ceux de la capitale. Le geste est sans équivoque : gouverner le royaume signifie lui donner une police. La littérature postérieure au Traité de Delamare

scellera cette évidence, traduite désormais dans une pratique législative ininterrompue. En fait, il suffit d’attendre un mois pour trouver la confirmation de cet essor. L’édit de novembre 1699 ne se contente pas de pourvoir les nouvelles lieutenances du personnel nécessaire ; il établit en outre dans chacune d’elles un procureur du roi « pour assister à toutes les audiences qui seront tenues sur les faits de la police, prendre communication de toutes les affaires qui y seront portées et y requérir tout ce qu’il jugera le plus convenable121 ». Cette charge de procureur royal aux affaires de police confirme toute la valeur politique que la monarchie attache à ce domaine de l’activité publique. Ce qui est confirmé par le pouvoir reconnu aux procureurs du roi de se substituer aux lieutenants généraux, et plus encore par l’équivalence établie entre procureurs aux affaires de police et procureurs royaux dans les bailliages et sénéchaussées, lesquels sont des magistrats de droit commun. Ce dernier point n’est pas négligeable, puisqu’il montre que la police peut être considérée désormais comme un véritable interprète de la fonction de souveraineté, aussi légitime que la justice elle-même.

À la fin du XVIIe siècle, l’évolution institutionnelle de la police tend à se réaliser sur le plan de la politique concrète : la mémoire de ses humbles origines matérielles s’intègre dans une forme singulière de conduite étatique. La police atteint ainsi un degré de rationalité pratique qui marquera le siècle suivant. L’art de gouverner se trouve maintenant intégralement objectivé dans la panoplie policière : régir les faits qui ressortissent à l’action de la police signifie régir l’État.

Définir la police au XVIIIe siècle Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, la police commence à faire l’objet de quelques considérations conceptuelles. Tout d’abord, il faut préciser qu’il ne s’agit pas de contributions systématiques dont se dégagerait

une véritable science policière, mais plutôt de réflexions épisodiques formulées à l’intérieur de discours juridiques et politiques. L’État qui se profile vers la fin du XVIIe siècle est caractérisé par l’élaboration d’un cadre réglementaire qui vise à marquer tous les rapports sociaux de son empreinte. Dans une telle perspective, la police devrait idéalement réussir à adhérer à un tel point aux actions des individus qu’on ne saurait concevoir de civilisation sans elle. Police « en général est opposée à barbarie122 », en ce sens qu’elle constitue la loi fondamentale des sociétés, qu’elle est un produit quasi physiologique de l’existence rationnelle des hommes. Mais la police est avant tout une notion pragmatique. Dans sa démarche concrète, elle doit affronter une réalité qui échappe pourtant à toute entreprise de mise en forme préalable. Dès lors, le moment de la pratique est souvent destiné à fournir des solutions éphémères, subordonnées aux cas que les rapports sociaux leur dictent. Ce paradoxe fécond affecte le modus operandi de la police. Il requiert qu’on s’y arrête pour en estimer la portée plus proprement politique, et, surtout, pour comprendre les efforts des juristes à l’égard d’une catégorie qui, dès Loyseau, se trouve dotée d’une nature juridique tout à fait singulière. Au niveau de la réflexion juridique, les définitions esquissées pour rendre compte du fonctionnement particulier de la règle de police présentent des traits intéressants. Nous discernons une conscience assez nette du problème d’abord chez l’abbé Claude Fleury, juriste et précepteur du dauphin, puis chez Montesquieu. Tous deux insistent sur la singularité de l’intervention policière et achèvent le processus d’identification déjà amorcé par Loyseau. Celui-ci se contentait encore de distinguer les finalités propres au pouvoir de police à l’intérieur d’un cadre institutionnel d’ensemble ; avec Fleury et Montesquieu, en revanche, on perçoit mieux le fonctionnement de la règle policière, c’est-à-dire la manière dont celle-ci cherche à mettre en forme le réel. Fleury traite de ce sujet dans au moins deux textes.

Le premier, les Institutions du droit français, est le plus connu. Le problème y est abordé d’une façon assez traditionnelle ; la police est partie intégrante de la justice, qui constitue avec la guerre et les finances l’un des trois chapitres du droit public français : « On appelle police les règlements particuliers qui concernent les choses les plus nécessaires à la vie et au commerce des hommes, qui, étant pour la plupart différentes en chaque lieu, ne peuvent pas aisément être comprises sous une loi générale123. » La dernière phrase mérite d’être particulièrement soulignée : ce n’est pas de la loi générale que relève le domaine de la police. Sur ce point, la réflexion de Fleury ne fait qu’expliciter les intuitions de Loyseau. Dès lors, la première considération porte sur le moyen technique par lequel s’exerce le dispositif policier. Alors que le principe de la légalité souveraine reposait sur le socle d’un lien direct entre volonté du prince et acte normatif (avec les limites des lois divines et naturelles que Bodin luimême avait reconnues124), de sorte que ce lien suffisait à fonder la loi, au contraire, avec le pouvoir de police, cette référence ne suffit plus et il faut y ajouter l’opportunité et l’efficacité. Ce que les dispositions de police impliquent n’est pas seulement la détermination d’une volonté publique, que celle-ci émane du souverain ou des autres magistrats compétents ; elles impliquent aussi et surtout que la mesure prise soit conforme au but que l’on se propose d’atteindre. La physionomie singulière du cas concret impose à l’autorité publique la mesure de sa modulation opérationnelle. C’est par cette capacité intrinsèque de performance que la règle de police se soustrait au concept de loi. Le caractère primaire de cette dernière, en revanche, renvoie à son origine volontariste, tandis que le moment de la réalisation pratique de ses objectifs restait enveloppé dans des formules scolastiques telles que salus populi suprema lex esto. Fleury poursuit son discours sur les propriétés typiques de la règle policière dans ses instructions au dauphin. Entre autres choses, la police y est considérée comme la « partie plus essentielle du

Gouvernement », puisqu’elle est toujours attentive aux détails : « Les détails qui paraissent petits sont plus utiles que discours généraux & raffinements de Politiques125. » Ainsi s’explique le décalage entre loi et règlement de police : celui-ci doit atteindre jusqu’aux plus infimes nécessités de la vie des hommes, lorsque la loi est avant tout la manifestation symbolique d’un imperium et n’est qu’en second lieu un instrument pour modifier la réalité. La rationalité propre à la norme de police ne recherche pas la fixité du modèle et le rétablissement pur du principe d’autorité, mais plutôt un incessant remodelage des rapports sociaux. Si dans le droit criminel le but de la peine publique est à la fois la réaffirmation de l’autorité souveraine et la pédagogie sociale126, avec le dispositif de police, la composante de l’exemplarité tend à s’affaiblir, car l’objectif concret est l’affectation positive des conduites127. Esquissant la conduite politique du dauphin, Fleury s’était aperçu de la densité d’expérience gouvernementale que contient la mesure de police. Montesquieu réussira de son côté à en dégager avec limpidité tous les attributs. Presque au hasard, dans un chapitre isolé de l’Esprit des lois, il estime que Dans l’exercice de la police, c’est plutôt le magistrat qui punit que la loi : dans les jugements de crime, c’est plutôt la loi qui punit que le magistrat. Les matières de police sont des choses de chaque instant, et où il ne s’agit ordinairement que de peu : il ne faut donc guère de formalités. Les actions de la police sont promptes, et elles s’exercent sur des choses qui reviennent tous les jours : les grandes punitions n’y sont donc pas propres. Elle s’occupe perpétuellement de détails, les grands exemples ne sont donc pas faits pour elle. Elle a plutôt des règlements que des lois, […] il ne faut pas confondre les grandes violations des lois avec la violation de la simple police : ces choses sont d’un ordre différent128.

On a ici tous les éléments pour apprécier la mise en place originelle d’un pouvoir qui administre, outre le fait qu’il commande. Le raisonnement de Montesquieu atteste toute la distance « intéressée »

que montrent les robins à l’égard d’une matière aussi médiocre que cruciale. Dans une note à un arrêt de règlement du Parlement d’Aix du 15 janvier 1683, un magistrat de la même cour parlait déjà un langage assez proche de celui de Montesquieu : Rien ne mérite tant l’attention des Juges que la Police ; comme elle intéresse le bon ordre, la santé, & la sûreté des citoyens, on ne saurait trop y veiller, surtout les Parlements qui doivent exciter le zèle de ceux qui en sont chargés, & faire eux-mêmes des Règlements pour tout ce qui s’appelle haute-police, & qui requiert célérité, afin de prévenir les inconvénients auxquels il faut remédier sur le champ, de crainte de n’y être pas à temps […] Il serait souvent inutile de chercher dans la loi les motifs qui les ont fait rendre, on les trouve ordinairement dans l’arrêt même, & les abus qu’ils corrigent font assez connaître les raisons qui ont engagé le tribunal à faire le Règlement ; on ne doit donc pas être surpris si on ne motive pas les Arrêts qui ne regardent que la Police. Il n’est pas de la dignité du Parlement de nommer ses Membres pour faire observer ces sortes de Règlements, dont l’exécution doit être renvoyée aux Officiers de Police, à moins qu’il ne s’agisse de remédier promptement à un abus préjudiciable au bien public, auquel cas il faut recourir au tribunal supérieur ; mais aussitôt que tout est réglé & que le bon ordre est rétabli, la commission doit cesser129.

Mais il n’est pas question ici de la manière dont les hauts magistrats concevaient la police, ni de leur idéologie juridique. Une fois de plus, tenons-nous en à la rationalité technique qui ressort de tel discours. En premier lieu, le dispositif de police produit une sorte de renversement symbolique : l’exemplarité de la loi est remplacée par un critère d’adéquation empirique à la réalité mis en œuvre par le magistrat. Face au dogmatisme sans compromis de la loi, qui consacre l’écart entre la prescription souveraine et l’obéissance des sujets, la police se charge de combler cette extériorité du pouvoir politique par rapport aux gouvernés. Comme le relèvera Willebrandt, le mystère de la police est précisément dans « cette façon d’agir, pour régler les choses indépendamment des ordonnances130 ». L’observation de la pratique confirme cette manière de régler les

choses. Dans un mémoire composé par ordre de Nicolas De Sartine, lieutenant de police à Paris de 1759 à 1774, à la demande de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, le commissaire Lemaire constate que les opérations de police « ne pouvant admettre que très difficilement des formes juridiques […], se font de l’ordre du roi131 ». La police s’acquitte de la fonction indispensable de faire descendre le pouvoir politique, instance insaisissable et toujours perçue comme transcendante, jusqu’aux sujets. Elle « est la science de gouverner les hommes […] la manière de les rendre, autant qu’il est possible, ce qu’ils doivent être pour l’intérêt général de la société132 ». L’exclamation du peuple « voilà notre père », adressée à De Sartine intervenu pour calmer des désordres133, fera certainement sourire les historiens qui connaissent bien les sentiments réels des Parisiens à l’égard des magistrats. Toutefois, il n’est pas question ici de la dimension sociale de la police mais de sa rationalité gouvernementale. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle la réaction populaire qu’indique cette adresse est intéressante à plus d’un titre. D’abord, elle retient la mémoire d’une tradition monarchique qui n’a jamais cessé de proclamer son affection paternelle pour les sujets. Mais aussi, elle reflète un modèle de conduite politique désormais solidement établi. Henri IV avait l’habitude de s’adresser au Parlement de Paris « familièrement, comme un père de famille à ses infants ». « Je suis roi berger – ajoutait-il – qui ne veux répandre le sang de mes brebis, mais les veux rassembler avec douceur134. » Derrière le ton rhétorique traditionnel de telles affirmations, nous pouvons déceler un mode de rationalité politique que la police s’est chargée de mettre en œuvre durant deux siècles. Les hautes autorités étatiques – le Roi et les Parlements – ont eu besoin de cet appareil de connaissances et d’interventions ponctuelles pour que la fonction paternelle et pastorale du pouvoir se traduisît concrètement. Gouverner implique depuis le XVIIe siècle l’élargissement de la politique jusqu’à ce que Montchrétien appelait « le règlement des

diverses vocations des hommes – car – venant à manquer ceste certaine conduite & adresse des hommes, une république demeure bien loin au-dessous de la perfection & grandeur qu’elle pourrait atteindre135 ». La définition dense de Montesquieu met en évidence un second principe de rationalité, que l’on pourrait appeler principe de la violation atténuée. Affirmer que les grandes punitions ne sont pas typiques de la police, cela suppose qu’une transgression délibérée de la norme, geste de négation de l’ordre politique, se conçoit moins à l’encontre d’une initiative policière. Celle-ci comporte, avant tout, la prise en charge et l’aménagement capillaire des différents moments de la vie collective. La police, en fait, ne peut négliger l’existence des faits sociaux qu’elle vise pourtant à modifier selon sa propre mesure. Les besoins d’intervention qui s’y manifestent demandent une discipline tendant au compromis et à l’ajustement plutôt qu’à la sanction et à l’exclusion. Si le sujet, confronté à l’éminence de la loi, n’échappe pas à l’alternative rigide d’une conduite conforme ou contraire à la loi, l’écart devient plus nuancé lorsqu’il est en présence de la règle de police. La négativité de l’interdit, qui délimite les sphères de la liberté et de l’obéissance, se subordonne presque ici à l’entreprise positive de prévoir et de corriger. « L’homme plus entendu en fait de police – écrivait toujours Montchrétien – n’est pas celui qui, par supplice rigoureux, extermine les brigands et les voleurs, mais celui qui, par l’occupation qu’il donne à ceux qui sont connus à son gouvernement, empêche qu’il n’en soit point136. » Vers la moitié du siècle suivant, on rencontre des concepts analogues chez Mirabeau, père du tribun : « La véritable Police, la Police digne d’un grand Prince, d’un Père du peuple, de l’Oint du Seigneur, consiste moins à punir les crimes qu’à sécher les germes des vices en réchauffant & faisant éclore celui des vertus137. » Loin de se réduire au rejet hautain et à la contrainte accablante, la police établit une sorte de contiguïté entre centres gouvernementaux et destinataires du

pouvoir. Le conflit qu’engendre la désobéissance à la loi souveraine mobilise l’opposition formelle du bon droit et du tort ; le dispositif policier, lui, est tendu vers la réalisation de tel ou tel objectif pratique. Le critère pour évaluer les actions des hommes est donc établi selon l’efficacité fonctionnelle de leurs comportements ; et ce qui est véritablement constitutif de la mesure de police, c’est son exacte adéquation, à laquelle elle prétend, par rapport à ces comportements mêmes. Deux conséquences majeures découlent de ces conceptions. D’abord, le réseau gouvernemental agencé par la police détermine une sorte de convergence entre autorité politique et sujets (ce qui n’implique pas une obéissance effective de ceux-ci), alors que la théorie de la souveraineté postulait leur irréductible hétérogénéité. La royauté atteint à l’objectivation de sa propre nature souveraine dans la mesure où cette souveraineté se manifeste par l’offre de « prestations publiques ». Du point de vue des individus, la police agit comme voie d’intégration des identités singulières dans la communauté politique, comme instrument d’une conciliation plus ou moins artificielle entre intérêt étatique et raison des particuliers. La deuxième conséquence concerne l’élargissement du statut logique de la règle de droit. Si l’on voulait esquisser une histoire de la théorie de la norme juridique, on devrait reconnaître sans doute, beaucoup plus qu’on ne le fait ordinairement, un rôle décisif au déploiement du pouvoir de police. C’est par le truchement de ce pouvoir, en effet, que la teneur sémantique de la proposition normative, traditionnellement liée au schéma de la prescription propre à une théorie impérative du droit, s’enrichit de ses autres attributs. La règle de police ne porte pas seulement l’injonction d’une volonté. Elle prétend surtout opérer un classement des conduites et poser les conditions du développement de l’individu comme membre responsable du corps politique. La coercition n’est qu’un aspect relativement secondaire de cette modalité du pouvoir : la police opère

avant tout pour produire une réalité nouvelle, pour donner une vocation sociale à des masses de sujets qui, autrement, resteraient « institutionnellement » isolés les uns des autres. Le modèle spécifique de la mesure de police relève des genres organisateur, classificateur, attributif des états personnels, c’est-à-dire d’une conception constitutive de la réalité sociale. C’est précisément à la suite de cette pénétration à l’intérieur de la vie ordinaire des hommes, que le débat politico-juridique majeur, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, portera sur l’administration comme forme particulière de pouvoir. Jusqu’ici, nous avons proposé une exploration très rapide de la naissance et de la maturation d’un modèle gouvernemental pendant l’Ancien Régime. Il fallait défricher le terrain pour mieux aborder la question suivante : comment la rationalité classique de la police estelle entrée dans sa phase critique, et quels facteurs ont amorcé ce processus ?

1 Cf. M. BOULET-SAUTEL, « Police et administration en France à la fin de l’Ancien Régime », dans W. PARAVICINI et K. F. WERNER (dir.), Histoire comparée de l’administration (IVe-XVIIIe siècles), Artemis, Zürich-Munich, 1980, p. 47 et sq. ; J.-L. MESTRE, Introduction historique au droit administratif français, PUF, Paris, 1985, p. 161 et sq. Voir également P. NAPOLI, « Police : la conceptualisation d’un modèle juridico-politique sous l’Ancien Régime », Droits, 20, 1994, p. 183-196, et 21, 1995, p. 151-160 ; A. RIGAUDIÈRE, « Les ordonnances de police en France à la fin du Moyen Âge », dans M. STOLLEISS (dir.), Policey im Europa der frühen Neuzeit, Klostermann, Francfort/M., 1996, p. 97-161 ; B. DURAND, La Notion de police en France du XVIe au XVIIIe siècle, ibid., p. 163-211. 2 F. GODEFROY, Dictionnaire de l’ancienne langue française du IXe au XVe siècle, 1880, réimpr. Kraus, Nendeln, 1969, VI, v. « Policie », p. 263. 3 ARISTOTE, La Politique et les Économiques, trad. par N. Oresme, Vérard, Paris, 1489. 4 J. BODIN, Les Six Livres de la République, Du Puys, Paris, 1576, liv. I, chap. 2. Sur la signification de « police » chez Bodin, D. MAROCCO STUARDI, « Police e pubblica amministrazione nella “République” de Jean Bodin », Filosofia politica, 1, 1988, p. 15-35 ; A. DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, éd. par Th. Funck-Brentano, Plon, Paris,

1889, p. 31. 5 J.-L. MESTRE, Introduction historique au droit administratif français, op. cit., p. 162. 6 J. BOUTILLIER, La Somme rural (1479), éd. par Le Caron, Rigaud, Lyon, 1621, p. 2-3. 7 Cf. ISAMBERT (et autres), Recueil général des anciennes lois françaises, 30 vol., BelinLeprieur, Paris, 1825-1830, II, p. 759 et VI, p. 663. 8 Ibid., VI, p. 829. 9 Cf. C. SCHMITT, Der Begriff des Politischen (1928), tr. fr. La Notion du politique, Flammarion, Paris, 1992, p. 186. 10 ISAMBERT, I, p. 291. Le Livre des mestiers a été édité par G.B. Depping, Crapelet, Paris, 1837. 11 Sur l’histoire de ces compilations, J. PEUCHET, Collection des lois, ordonnances et règlements de police depuis le XIIIe siècle jusqu’à l’année 1818, 8 vol., Lottin, Paris, 1818-1819, I, p. LXXI et sq. 12 M. WEBER, La Ville, Aubier, Paris, 1982, p. 28. Sur les pouvoirs de police exercés par les magistrats dans les villes médiévales, cf. A. RIGAUDIÈRE, Gouverner la ville au Moyen Âge, Anthropos, Paris, 1993, p. 132 et sq. 13 ISAMBERT, IV, p. 574. 14 J. DOMAT, Le Droit public, op. cit., suite des Loix civiles dans leur ordre naturel, 5 vol., Coignard, Paris, 1697, IV, liv. I, tit. VIII, p. 224-225. 15 Cf. D. BARTHÉLEMY, La Mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ?, Fayard, Paris, 1997, p. 297 et sq. 16 ISAMBERT, VII, p. 170. 17 Cf. G. DETEIX, Les Arrêts de règlement du Parlement de Paris, LGDJ, Paris, 1930, p. 49-50. 18 J. BACQUET, Traité des droits de justice, éd. Duplain, Lyon, 1744, p. 416. 19 ISAMBERT, VII, p. 283. 20 Sur le double sens de Policey, F.-L. KNEMEYER, « Polizei », in O. BRUNNER, W. CONZE, R. KOSELLECK (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe, Cotta, Stuttgart, 1978, IV, p. 877 et sq. Sur le rapport entre police et Polizei, voir infra chap. 7. 21 A. FURETIÈRE, Dictionnaire universel, 3 vol. (1690), réimpr. Le Robert, Paris, 1978, III, v. « Police ». 22 Dictionnaire de l’Académie française, 2 vol. (1694), réimpr. Lille, 1901, II, v. « police ». Dans un autre répertoire de l’époque, P. RICHELET, Dictionnaire françois, Ritter, Genève, 1693, en revanche, on repère difficilement la dimension archéologique de la police lorsque celle-ci consiste à faire « divers règlements pour la commodité d’une ville », restant oublié le préalable objectif de cette forme d’ordre dont on vient de parler. 23 « Traité des loix, » dans Les loix civiles dans leur ordre naturel, cit., I, ch. 11, § XL-XLI. 24 Comme l’a justement écrit D. RICHET : « La police, c’est-à-dire le bon ordre administratif, semblait obéir à des règlements plus homogènes [contrairement au cadre juridique marqué par le partage entre pays de droit écrit et de droit coutumier]. Les édits et les ordonnances définissaient une sorte de droit public commun s’étendant à tous les domaines où était reconnue la souveraineté du roi de France. » De la Réforme à la Révolution,

Aubier, Paris, 1991, p. 349. 25 ISAMBERT, VIII, p. 428. 26 J. BACQUET, Traité des droits de justice, op. cit., p. 416. 27 ISAMBERT, XI, p. 525. 28 Ibid., p. 379. 29 Ibid., p. 323. Sur la figure du roi justicier dans la tradition juridique savante à l’époque médiévale, E. KANTOROWICZ, Les Deux Corps du roi (1957), Gallimard, Paris, 1989, chap. IV ; pour le cas français, J. KRYNEN, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France XIIIeXVe siècles, Gallimard, Paris, 1993, p. 252 et sq. 30 J.-M. PARDESSUS, Ordonnances des rois de France de la troisième race, 21 vol., Impr. royale, Paris, 1723-1847, XXI, p. 177. 31 ISAMBERT, XIII, p. 441. 32 A. FONTANON, Les Édits et ordonnances des rois de France (1580), 3 vol., Du Puys, Paris, 1611. 33 Sur les cours comme expression de la souveraineté aux XVIe et XVIIe siècles, M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ, « “Royaume de la loi” : équité et rigueur du droit selon la doctrine des parlements de la monarchie », Histoire de la justice, 11, 1998, p. 35-60. 34 ISAMBERT, IX, p. 205. 35 C. DE SEYSSEL, La Monarchie de France, éd. par J. Poujol, D’Argences, Paris, 1961, I, 11, p. 119. 36 Ibid., II, 17, p. 154. L’ouvrage classique qui traite le sujet du domaine est celui du membre de la Ligue R. CHOPPIN, De domanio Franciae libri tres, Parisiis, apud Martinum Juvenem, 1574, tr. fr. Trois Livres du domaine de la couronne de France, Pariisis, apud M. Sonnium, 1613. Sur cette question cf. R. DESCIMON, « L’union au domaine royal et le principe d’inaliénabilité. La construction d’une loi fondamentale au XVIe et XVIIe siècle », Droits, 22, 1995, p. 79-90. 37 Sur la notion d’« accroissement de l’État », selon l’expression employée par CH. LOYSEAU (Traité des Seigneuries, L’Angelier, Paris, 1608, chap. II, § 92), P. LEGENDRE, « Histoire de la pensée administrative française », dans Traité de science administrative, Mouton, Paris, La Haye, 1966, p. 10 et sq. 38 ISAMBERT, XIII, p. 34-35. 39 Ibid., chap. IX, § 3. Sur la notion de police chez Loyseau, B. BASDEVANT GAUDEMET, Charles Loyseau (1564-1627), théoricien de la puissance publique, Economica, Paris, 1976, p. 222 et sq. Sur la figure sociale de ce juriste, R. DESCIMON, « Les paradoxes d’un juge seigneurial. Charles Loyseau (1564-1627) », Cahiers du CRH, 27, 2001, p. 153-176. 40 Pour une exposition des conflits qui ont engendré le droit public français moderne, et sq. HANLEY, Les Lits de justice des rois de France : l’idéologie constitutionnelle dans la légende, le rituel et le discours, Aubier, Paris, 1991. 41 ISAMBERT, XIV, p. 63 et 189. 42 Ibid., p. 380. 43 Traité des seigneuries, op. cit., chap. IX, § 7. Sur l’origine seigneuriale des techniques

administratives modernes, J.-L. MESTRE, « Les racines seigneuriales du droit administratif français », Annuaire européen d’administration publique, 4, 1981, p. 783-799. 44 J. BODIN, Les Six Livres de la République, op. cit., I, 8. Sur le thème de la souveraineté des origines médiévales jusqu’à l’époque moderne la bibliographie est monumentale. Entre autres, cf. W. ULLMANN, Medieval Papalism. The Political Theories of Medieval Canonists, Methuen, Londres, 1949 ; E. KANTOROWICZ, Les Deux Corps du roi, op. cit. ; G. POST, Studies in Medieval Legal Thought. Public Law and the State, 1100-1322, Princeton University Press, Princeton, 1964 ; H. QUARITSCH, Souveränität. Entstehung und Entwicklung des Begriffs in Frankreich und Deutschland vom 13. Jahrhundert bis 1806, Duncker & Humblot, Berlin, 1986 ; O. BEAUD, La Puissance de l’État, PUF, Paris, 1994. 45 CH. LOYSEAU, Traité des seigneuries, op. cit., chap. III, § 5-6. Il y ajoute aussi, avec quelques doutes, la levée des impôts. 46 FONTANON, Les Edicts, cit., I, p. 805. 47 ISAMBERT, XIV, p. 241 et 341. 48 Cf. par exemple, un capitulaire de 805 qui consacre un titre à « De oppressione pauperum », dans MGH, Capitularia regnum francorum, 2 vol., éd. par A. Boretius et V. Krauss, Hahn, Hanovre, 1883-1897, I, p. 125, 10. 49 ISAMBERT, XIII, p. 23. 50 V. B. GEREMEK, Truands et misérables dans l’Europe moderne (1350-1600), Gallimard, Paris, 1980. Pour une approche quantitative de la question, cf. G. DÉSERT (dir.), Marginalité, déviance, pauvreté en France, XIVe-XIXe siècles, Annales de Normandie, Caen, 1981. 51 La Notion du politique, op. cit., p. 43 ; cf. aussi « La formation de l’esprit français par les légistes », dans C. SCHMITT, Du politique, Pardès, Puiseux, 1990, p. 201-202. 52 ISAMBERT, XV, p. 136. 53 Ibid., p. 141. Après l’ordonnance de Moulins (1565), qui avait introduit la distinction entre chemins privés et chemins susceptibles d’aucune appropriation, un droit de voirie s’affirme : le souverain peut régler la matière des voies qui sont désormais publiques. Sully, nommé précisément grand voyer de France, sera l’artisan de la réparation de tous les ouvrages utiles détruits par les guerres de religion. Cf. L. BLANCO, Stato e funzionari nella Francia del Settecento : gli ingénieurs ès Ponts et Chaussées, Il Mulino, Bologne, 1991, p. 89 et sq. 54 Cf. D. CROUZET, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), I, Champ Vallon, Seyssel, 1990. 55 Sur l’idée d’un ordre maniériste qui s’impose pendant la première moitié du XVIIe siècle, R. SCHNUR, Individualism und Absolutism. Zur politische Theorie vor Thomas Hobbes (1600-1640), Duncker & Humblot, Berlin. 1963, p. 56 et sq. ; cf. également H. MÉCHOULAN (dir.), L’État baroque : regards sur la pensée politique de la France du premier XVIIe siècle, Vrin, Paris, 1985. Sur la construction de l’État monarchique N. BULST, R. DESCIMON, A. GUERY (dir.), L’État ou le roi : les fondations de la modernité monarchique en France, XIVe-XVIIe siècles, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1996. 56 Sur les compétences des parlements en matière de police générale, PH. PAYEN, Les Arrêts de règlement…, op. cit., p. 174-200.

57 Cf. les ouvrages de référence de F. MEINECKE, L’Idée de la raison d’État dans l’histoire moderne, Droz, Genève, 1973 (éd. orig. allemande 1924) et de R. DE MATTEI, Il problema della « Ragion di Stato » nell’età della Controriforma, Ricciardi, Milan-Naples, 1979. Dans les dernières années, le sujet a connu un énorme regain d’intérêt ; entre autres cf. les deux volumes Le Pouvoir ➛ ➛ de la raison d’État et La Raison d’État : politique et rationalité, Ch. LAZZERI et D. REYNIE (dir.), PUF, Paris, 1992, ainsi que G. BORRELLI (dir.), Prudenza civile, bene comune, guerra giusta. Percorsi della ragion di Stato tra Seicento e Settecento, Actes du colloque de Naples (22-24 mai 1996) Archivio della Ragion di Stato, Adarte, Naples, 1999. 58 G. BOTERO, Della ragion di stato libri dieci, Ferrari, Venetia, 1589, liv. I, tr. fr. Raison et gouvernement d’estat en dix livres, Chaudière, Paris, 1599. À Botero on doit aussi les Relazioni universali, Comin Ventura, Bergame, 1596, un véritable manuel géopolitique que les plus importantes cours souveraines d’Europe ont consulté pendant un siècle. 59 A. DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, op. cit., p. 34. 60 Cité par J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle de l’économie politique XVIIe-XVIIIesiècle, Éditions de l’EHESS, Paris, 1992, p. 146. 61 A. DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, op. cit., p. 31. 62 La Grande et Nécessaire Police. À Monsieur Lieutenant Civil, Alexandre, Paris, 1619, p. 12. 63 G. NAUDÉ, Considérations politiques sur les coups d’État, Bouchard, Rome, 1639, p. 65. 64 Ibid., p. 93-94. Sur l’utilité publique du coup d’État au XVIIe siècle, J. FREUND, « La situation exceptionnelle comme justification de la raison d’État chez Gabriel Naudé », dans R. SCHNUR (dir.), Staatsräson, Duncker & Humblot, Berlin, 1975, p. 144 et sq. 65 « Il faut procéder… en Médecin & non pas en Bourreau », écrit-il ; et encore, « il faut imiter les bon chirurgiens », G. NAUDÉ, Considérations…, op. cit., p. 80. L’analogie entre l’art de gouverner ➛ ➛ et l’art de guérir et, plus généralement, l’emploi de métaphores médicales dans le domaine juridico-politique remontent bien sûr aux auteurs classiques. Cf. D. PEIL, Untersuchungen zur Staats und Herrschaftsmetaphorik in literarischen Zeugnissen von der Antike bis zur Gegenwart, Fink, Munich, 1983, p. 430-480. 66 E. KANTOROWICZ, Les Deux Corps du roi, op. cit., p. 155 et sq. 67 G. NAUDÉ, Considérations…, op. cit., p. 66. 68 G. RÉAL DE CURBAN, La Science du gouvernement, 8 vol., Arkstee et Merkus, Aix-laChapelle, 1761-1764 : Traité de la politique, VI, p. 8. 69 Sur le rapport entre police et prudentia, G. OESTREICH, Strukturprobleme der frühen Neuzeit, Duncker & Humblot, Berlin, 1980, p. 367-379. Sur le rapport Lipsius-CharronNaudé, outre R. PINTARD, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle (1943), réimpr. Slatkine, Genève, 1983, cf. V. DINI et G. STABILE, Saggezza e prudenza, Liguori, Naples 1983 ; CH. LAZZERI, « Intérêt privé et intérêt public au XVIIe siècle. Une critique de la raison d’État », dans G. BORRELLI (dir.), Prudenza civile, bene comune, guerra giusta, op. cit., p. 146-176. Sur le monarque prudent et sage, J. KRYNEN, L’Empire du roi, op. cit., p. 204-224. 70 J. LIPSIUS, Politicorum seu civilis doctrina libri sex, Lugduni, Raphelengium, 1589, IV, 13, 14.

71 La formule regnativa prudentia est typique de cette littérature, à l’instar de THOMAS D’AQUIN, « La prudence », dans Somme Théologique, tr. de Th. Deman, Desclée, Bruges, 1949, 2a-2ae, qu. 47-56. Sur la phrônesis aristotélicienne, P. AUBENQUE, La Prudence chez Aristote, PUF, Paris, 1986 et M. SENELLART, Les Arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995, p. 176 et sq. 72 Cf. J. BARBEY, « Charles V ou le modèle du roi », Mémoire, 3, 1985, p. 3-18. 73 P. CHARRON, De la Sagesse (1601), Douceur, Paris, 1604, liv. III, p. 483. 74 Ibid., p. 485. 75 Ibid., p. 490. 76 Sur la question des arcana imperii ou mystères d’État, qui depuis TACITE (Annales 1, 2) arrivent jusqu’à A. CLAPMAR (De arcanis rerumpublicarum libri VI, Wessel, Brema, 1605), la littérature est très riche. Cf. entre autres E. KANTOROWICZ, « Mystères de l’État. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Âge) », dans Mourir pour la patrie, PUF, Paris, 1984, p. 75-103. 77 C’est la métaphore bien connue de Naudé pour exprimer l’efficacité des coups d’État. G. NAUDÉ, Considérations…, op. cit., p. 66. 78 N. DELAMARE, Traité de la police, op. cit., préface. Sur l’eudémonisme typique du siècle, R. MAUZI, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle (1960), réimpr. Slatkine, Genève, 1979. 79 Cf. P. PIASENZA, Polizia e città. Strategie d’ordine, conflitti e rivolte a Parigi tra Sei e Settecento, Il Mulino, Bologne, 1990. 80 ISAMBERT, XVIII, p. 100. La police est divisée en cinq départements : police générale, police contentieuse, affaires étrangères et secrètes, finance, commerce et manufactures, sûreté et étrangers. Cf. P. BONNAISSIEUX, « Notes sur l’ancienne police de Paris », Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 21, 1894, p. 187-192. 81 Il était composé de « l’un des présidents et de l’un des conseillers au Parlement, d’un maître de requêtes, du lieutenant civil ou du lieutenant criminel, du prévôt des marchands ou de l’un des échevins, de quatre notables bourgeois, du membre de ceux qui ne font pas commerce et des procureurs du roi au Châtelet et à l’Hôtel de Ville ». J. PEUCHET, Collection des lois…, op. cit., I, p. LXXXII. 82 J. BACQUET, Traité des droits de justice, op. cit., p. 416. 83 C. LE BRET, De la souveraineté du roi, Quesnel, Paris, 1632, p. 696. 84 Voici ce sur quoi se déploie l’action du lieutenant telle qu’elle est décrite dans l’édit : « Sûreté de la ville, port d’armes, nettoiement des rues et places publiques, incendie ou inondation, provisions nécessaires à la subsistance de la ville, amas et magasins, taux et prix, visite des halles, foires et marchés, des hôtelleries, auberges, maisons garnies, brelans, tabac et lieux mal famés ; connaissance des assemblées illicites, tumultes, séditions et désordres ; manufactures, élection des maîtres et gardes des corps des marchands, brevet d’apprentissage. » ISAMBERT, XVIII, p. 100. 85 Ibid. 86 L. TURQUET DE MAYERNE, La Monarchie aristodémocratique, Berjon, Paris, 1611, p. 153. 87 ISAMBERT, XVIII, p. 94.

88 J.-B. BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte, Paris 1709 (posthume), éd. par J. Le Brun, Droz, Genève 1967, p. 74. Pour une généalogie du modèle pastoral comme archétype de l’État administratif, M. FOUCAULT, « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique », dans Dits et écrits, op. cit., IV, p. 154-155. Cf. également son cours au Collège de France de 1978 intitulé Sécurité, territoire, population (leçons de 8, 15, 22 février), prochainement publié par M. Senellart. Sur le pastorat comme métaphore, D. PEIL, Untersuchungen…, op. cit., p. 29-165. 89 ISAMBERT, XVI, p. 424. 90 Ibid., p. 509. 91 À cet égard, les très nombreuses lois somptuaires sont aussi bien un instrument politique pour contrôler l’aristocratie qu’une occasion de définir un modèle de moralité collective. Déjà, plusieurs dispositions, de Charles VIII (1485) à Henri IV (1606), avaient estimé l’interdiction de l’or et des vêtements précieux « chose nécessaire & convenable pour l’utilité publique ». L’édit du 24 novembre 1639 juge l’excès dans l’habillement comme un « moyen infaillible pour porter les sujets à leur ruine », avec grand préjugé pour l’État et avantage pour ses ennemis (ISAMBERT, XVI, p. 516). Au XVIIIe siècle, la question du luxe traversera la réflexion politique, économique et morale, tout en donnant à la police le rôle de catalyseur des instances conflictuelles qui se déchaînent à ce sujet. Cf. U.-C. PALLACH, Materielle, Kultur und Mentalitäten im 18. Jahrhundert : wirtschaftliche Entwicklung und politischsozialer Funktionswandel des Luxus in Frankreich und im Alten Reich am Ende des Ancien Régime, Oldenbourg, Munich, 1987. 92 Cf. P. PIASENZA, Polizia…, op. cit., p. 101 et sq. 93 Cf. l’ordonnance de 1350 sur la police du royaume qui d’abord s’occupe des « mendiants, des oisifs et des fainéants » ; voir aussi l’ordonnance de 1354 « qui prescrit des peines contre le vagabondage » (ISAMBERT, IV, p. 700), la déclaration de 1526 qui traite des « vagabonds, oisifs, mal vivants, gens sans aveu, blasphémateurs, ruffians, mendiants » (ibid., XII, p. 269) et encore les dispositions sur les Bohémiens : en 1539 (ibid., XII, p. 566), en 1560 (ibid., XIV, p. 89), en 1682 (ibid., XIX, p. 394). Sur la notion de débauche, M. DELON, « Débauche, libertinage, libertin », dans R. REICHARDT et E. SCHMITT (dir.), Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich 1680-1820, Oldenbourg, Munich, 1992 (Heft 13), p. 7-45. 94 Cette sensibilité se traduit par des mesures relatives à l’assistance aux enfants démunis, au travail obligatoire des nécessiteux, à la protection des familles, à l’appel aux étrangers qualifiés, à la migration aux colonies, à l’imposition fiscale systématique, à la préférence accordée aux produits du sol national, à la croissance des métaux précieux. Cf. J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle…, op. cit., p. 146. 95 ISAMBERT, XVII, p. 326. Cf. aussi N. DES ESSARTS, Dictionnaire universel de police, 7 vol. (inachevé), Moutard, Paris, 1786-1789, IV, v. « Hôpital », p. 520 et sq. Sur la signification politique et culturelle du grand renfermement, M. FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1972, p. 75. 96 P. PIASENZA, Polizia…, op. cit., p. 273.

97 ISAMBERT, XIX, p. 441 et 504. 98 J. PEUCHET, Collections des lois…, op. cit., III, p. 36-37. 99 ISAMBERT, XXI, p. 272. 100 Sous la dénomination « Police générale du Royaume », D. JOUSSE, Traité de l’administration de la justice, 2 vol., Debure, Paris, 1771, comprend « 1o l’état des personnes ; 2o la marine ; 3o le commerce ; 4o les règlements généraux de police ; 5o la voirie ; 6o les postes & messageries » (I, p. 116). Sur les frontières peu nettes entre police générale du Parlement de Paris et police d’État exercée par le roi, PH. PAYEN, Les Arrêts de règlement…, op. cit., p. 188 et sq. 101 ISAMBERT, XXII, p. 404. 102 Cf. J. DUPÂQUIER, B. LEPETIT, « Le peuplement », dans J. DUPÂQUIER (dir.), Histoire de la population française, 3 vol., PUF, Paris, 1988, II, p. 51-65 ; J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle…, op. cit., p. 172 et sq. 103 Cité par L. TRÉNARD, Les Mémoires des intendants pour l’instruction du Duc de Bourgogne (1698), Bibliothèque nationale, Paris, 1975, p. 11. 104 B. GILLE, Les Sources statistiques de l’histoire de France, Droz, Genève-Paris, 1964, p. 2399. 105 L’essor d’un savoir pratique auxiliaire à l’art de gouverner caractérise d’autres nations. En Allemagne, d’abord grâce à H. Conring, fondateur dans la seconde moitié du XVIIe siècle de la Staatenkunde, et ensuite à G. Achenwall, inventeur du terme Statistik, c’est la tendance d’une statistique descriptive qui s’impose. En Angleterre, en revanche, les analyses de la population sont au cœur d’une discipline nouvelle, l’arithmétique politique, née surtout des exigences liées aux banques et aux assurances. Après les premières analyses de J. Graunt dans la seconde moitié du XVIIe siècle, c’est W. Petty qui emploie ce terme pour une approche entièrement quantitative du domaine de la politique. Dans l’ouvrage Political Arithmetick paru en 1690, il annonce une méthode s’exprimant seulement en termes de « nombres, poids et mesures », alors que tout argument rationnel est banni. Pour un aperçu général, J. et M. DUPÂQUIER, Histoire de la démographie, Perrin, Paris, 1985, p. 129-198. 106 « Arithmétique politique », article pour l’Encyclopédie méthodique. Classe « Mathématiques », Panckoucke, Paris, 1784-1789, I, p. 135-136. Condorcet était par ailleurs conscient des risques entraînés par une application approximative des calculs à la politique. Cf. le compte rendu critique des Recherches et considérations sur la population de la France (1778) de J.-B. Moheau paru dans le Mercure de France du 5 juillet 1778, dans CONDORCET, Arithmétique politique. Textes rares ou inédits (1767-1789), éd. par B. Bru et P. Crépel, INED, PUF, Paris, 1994, p. 134. Sur le même sujet, voir aussi l’article de DIDEROT, « Arithmétique politique » pour l’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éd. par Diderot et d’Alembert, 35 vol., Briasson, Paris, 1751-1780, réimpr. Fromamn, Stuttgart, 1967, I, p. 678. Sur l’application politique du calcul des probabilités, I. HACKING, The Emergence of Probability, Cambridge University Press, Londres, 1975 ; É. BRIAN, La Mesure de l’État. Administrateurs et géomètres au XVIIIe siècle, A. Michel, Paris, 1994, p. 230 et sq. 107 Cf. Lettres, instructions et mémoires de Colbert, 10 vol., publiés par P. Clément,

Imprimerie impériale, Paris, 1869, VI, p. 29-30. 108 Ibid., p. 10. Cf. M. BOULET-SAUTEL, « Colbert et la législation », dans R. MOUSNIER (dir.), Un nouveau Colbert, Sedes, Paris, 1985, p. 119-132. 109 Il s’agit d’A. LE MAÎTRE, La Metropolitée, Boekholt, Amsterdam, 1682, p. 10. 110 Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, 3 vol., éd. par J. Flammermont, Imprimerie nationale, Paris, 1888-1898, II, p. 42. Sur la manière dont la police s’implante dans les villes, C. DENYS, « La territorialisation policière dans les villes au XVIIIe siècle », RHMC, 50-1, 2003, p. 13-26. 111 ISAMBERT, XVIII, p. 219. 112 Cf. R. DESCIMON, « L’union au domaine royal… », art. cit. 113 Cf. J. E. KONVITZ, Cartography in France, 1660-1848, University of Chicago Press, Chicago-Londres, 1987. 114 Cf. A. PICON, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Parenthèse, Marseille, 1988, p. 97 ; L. BLANCO, Stato e funzionari, op. cit., p. 119 et sq. et 147 et sq. 115 ISAMBERT, XX, p. 228. 116 Dans Choix d’éloges français les plus estimés, 5 vol., Hautel, Paris, 1812, III, p. 191-192. Sur l’activité des observateurs qui se « faufilent » où circule le monde, A. FARGE, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Seuil, Paris, 1992, p. 37 et sq. 117 P. PIASENZA, Polizia…, op. cit., p. 171 et sq. 118 Ibid., p. 186 et sq. Sur ces questions, V. MILLOT, « Saisir l’espace urbain : mobilité des commissaires et contrôle des quartiers de police à Paris au XVIIIe siècle », RHMC, 50-1, 2003, p. 54-80. 119 À ce sujet on a parlé d’« utopie » policière. Cf. A. FARGE et J. REVEL, Logique de la foule, op. cit., p. 55 ; voir également A. FARGE, La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Hachette, Paris, 1986, p. 274. 120 ISAMBERT, XX, p. 346. 121 J. PEUCHET, Collections des lois…, op. cit., II, p. 97. 122 A. FURETIÈRE, Dictionnaire universel, op. cit. Sur l’identification entre « police » et « civilisation » aux XVIIe et XVIIIe siècles, E. BENVENISTE, « “Civilisation”. Contribution à l’histoire du mot », dans Hommage à Lucien Febvre, 2 vol., Colin, Paris 1953, I, p. 47-54 ; N. ELIAS, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, Paris, 1973. Pour un aperçu historique de ce concept, P. MICHEL, « Barbarie, civilisation, vandalisme », dans R. REICHARDT et E. SCHMITT (dir.), Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe, op. cit., Heft 8 (1988), p. 7-49. Cf. aussi dans le même ouvrage R. CHARTIER, « Civilité », Heft 4 (1986), p. 7-50. 123 C. FLEURY, Institutions au droit français, 2 vol., Paris, 1692. Nous citons de l’éd. Durand, Paris, 1858, I, p. 91. Voir aussi son Droit public de France, 2 vol., Pierres, Paris, 1769 (posthume), I, p. 135 et sq., où il dit que la police est « la meilleure partie de nos Loix, la plus approchante des Loix antiques, la moins mêlée d’intérêts particuliers, la plus fondée sur l’expérience et la raison ». 124 J. BODIN, Les Six Livres de la République, op. cit., I, 8 ; III, 4. 125 « Avis au Duc de Bourgogne », dans Opuscules, 5 vol., Beaume, Nîmes, 1780-1783, III,

p. 278. Sur le rapport entre la police et le détail, M. FOUCAULT, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 215. 126 Ibid., p. 9 et sq. et 36 et sq. 127 Le droit romain connaissait déjà ces deux modes de sanctionner les comportements contraires à la loi : dans certains cas, la sanction « se présente comme une défense générale et abstraite d’enfreindre les injonctions légales en tant qu’elles sont des injonctions » ; dans d’autres, par contre, « l’éventualité du délit est en quelque sorte intégrée par la loi, qui accepte de composer avec lui ». Y. THOMAS, « Sainteté des lois », Droits, 18, 1993, p. 136. Les sanctions des violations pénales s’inscrivent donc dans la première typologie, les sanctions des contraventions de police dans la seconde. 128 CH. L. DE S. B. DE MONTESQUIEU, L’Esprit des loix (1748), liv. XXVI, chap. 24, dans Œuvres complètes, 2 vol., Gallimard, Paris, 1949-1951, II, p. 775-776. 129 Arrêts de règlement, rendus par le Parlement de Provence, avec des notes, par un Président au Mortier du même Parlement, David, Aix, 1744, p. 150. 130 J. P. WILLEBRANDT, Abrégé de police, accompagné de réflexions sur l’accroissement des villes, Estienne, Hambourg, 1765, p. 117. 131 J.-B. LEMAIRE, La Police de Paris en 1770, éd. par A. Gazier, Daupelay, Paris, 1879, p. 36. 132 Ibid., p. 27. 133 Rappelé par A. F. PROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence, ou nouvelle édition du Dictionnaire des arrêts et jurisprudence universelle, 7 vol. (inachevé), La Roche, Lyon, 17811788, I, préface, p. LXIII. 134 Ibid., II, « Administration », p. 837. 135 A. DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, op. cit., p. 15-16. 136 Ibid., p. 27. 137 Cf. DE RIQUETI DE MIRABEAU, L’Ami des hommes, ou Traité de la population, 2 vol., Hérissant, Avignon, 1757, II, p. 127-128.

I.

Les conditions de changement de la police classique

Le

XVIIIe siècle nous présente deux phénomènes conflictuels : l’essor

total de la police, aussi bien sur le versant législatif que sur celui de la littérature spécialisée, et la remise en question de son projet gouvernemental totalisant. Le Traité de Delamare a provoqué la multiplication de toute une série de codes et dictionnaires, dont le but est de recueillir les ordonnances édictées sur la matière, soit pour les intégrer à sa compilation, soit pour offrir un instrument de consultation pratique. Alors que Delamare avait essayé la démarche méthodique, la plupart de ces textes adoptent la forme du dictionnaire, parce que, comme le dit un de ces auteurs, « on doit toujours travailler pour le plus grand nombre1 ». Malgré cette littérature aussi riche que monotone, dès la moitié du siècle la police classique commence à être mise en question. Elle est une réalité qui pèse sur l’imaginaire social, mais plus encore sur le débat politique, économique et juridique. Cette rationalité de gouvernement qui, pendant au moins deux siècles, avait fourni le modèle d’une cohésion possible entre souveraineté et sujets, se démontre désormais incapable de se légitimer comme pivot de l’ordre social et instrument de l’action politique. C’est sans aucun doute au discours économique que revient le mérite d’avoir lancé une attaque radicale contre l’ingérence artificielle que les dispositifs de police comportent dans la production et l’échange de la richesse. Au nom de la liberté de concurrence et du laisser-faire, les théories des physiocrates dénoncent le caractère non naturel de normes qui, particulièrement en matière frumentaire, ne correspondent pas au nomos objectif inscrit dans le commerce du produit de la terre. Mais les critiques sur le rôle envahissant du dispositif policier sont

également de nature politique et culturelle. La réforme introduite par d’Argenson au début du siècle avait déterminé un nouveau régime de visibilité de la police parisienne : par le biais de la création d’inspecteurs mobiles sur le territoire, la présence de cette structure devient toujours plus imperceptible ; l’odieuse figure du mouchard étant le symbole le plus frappant d’un étouffant contrôle sur la vie privée. En se déployant dans le quotidien, la police révèle sa nature inquiète et suspicieuse, au point d’être davantage perçue comme attentatoire à la liberté des individus que comme garante de leur tranquillité. Toutefois, il existe un secteur crucial pour la construction du consensus et la discipline du savoir, dans lequel le contrôle policier traditionnel est de plus en plus miné par les insubordinations de la société : celui de la librairie et de la presse. La diffusion de la pensée revendique une autonomie qui se heurte au cadre de mesures préventives et répressives appliquées apparemment avec zèle par les magistrats de police. À côté de ces deux aspects, il nous faut considérer la nouvelle sensibilité mûrie dans le discours juridique de la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui contribue à libérer la police de l’emprise gouvernementale renforcée pendant tout l’Ancien Régime. Le concept d’administration tendra à occuper l’espace d’intervention policière dans la société, d’un côté en réduisant le concept de police à une fonction subsidiaire de l’activité juridictionnelle, et de l’autre, en détournant ce qui reste de ses pouvoirs gouvernementaux dans des cadres bien délimités par la vie sociale. La « Déclaration » du 27 mars 1764 par laquelle Louis XV interdit la publication d’écrits sur l’administration des finances a le mérite de souligner le lien inextricable entre les facteurs qui déterminent le changement du paradigme policier classique : économie, censure et administration qui forment un bloc homogène2. C’est pourquoi il ne nous a pas semblé arbitraire de focaliser notre attention sur ce point de convergence qui décrit mieux l’assise gouvernementale de la

police dans sa phase de transformation. Au cadre délimité par les trois discours, économique, politico-culturel et institutionnel, la rue ajoute tantôt son grondement, tantôt sa clameur. C’est là que se pose la question de la police comme pratique. Une pratique qui se nourrit avant tout d’actes législatifs et de décisions judiciaires, à savoir les processus où l’on réussit peut-être mieux à cerner la consolidation et la transformation d’un concept historiquement hybride et polymorphe. L’analyse du matériel normatif et judiciaire au travers duquel filtre la notion de police à la fin du XVIIIe siècle ne permet pas à elle seule de comprendre ce que ce terme recouvre pour un contemporain de Mirabeau (fils), Fouché ou Colbert. Il ne s’agit pas, en substance, de se proposer comme objectif l’étude sémantique ou pragmatique d’un nom à travers les énoncés légaux. L’herméneutique juridique est plutôt une étape, une approche, afin de comprendre comment fonctionne une rationalité politique qui s’est incarnée pendant des siècles dans la police, et semble vouloir maintenant s’en distancer.

1 A.-P. PERROT, Dictionnaire de voierie, Onfroy, Paris, 1782, p. VI. Parmi les principaux répertoires de police, cf. N. DES ESSARTS, Dictionnaire universel de police, op. cit., le plus riche ; E. DE LA POIX DE FRÉMINVILLE, Dictionnaire ou traité de police générale des villes, Paris, 1758, réimpr. Praxis, Nîmes, 1989, le plus essentiel ; voir aussi DUCHESNE (lieutenant de police à Vitry-le-François), Code de la police, 2 vol., Prault, Paris, 1768. 2 ISAMBERT, XXII, p. 400.

2

La police au marché L’économie Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’économie représente le nouveau savoir sur lequel se greffe la lutte politique, car en elle se reflètent les instabilités sociales exaspérées par le problème endémique de la disette ; en elle se reflète aussi la discipline publique du secteur confiée aux règlements de police. Nous partirons donc de ce secteur afin de saisir les facteurs matériels et théoriques qui commencent à éroder l’édifice de la police classique. Dans diverses études, S.L. Kaplan s’est attaché à illustrer de quelle manière la question des grains a accru le malaise social, en mettant aussi en évidence l’incapacité politique de Louis XV1. Notre propos n’est évidemment pas d’écouter la nation qui « se mit à raisonner sur les blés », comme ironisait Voltaire2. Ni de nous attarder sur les humeurs des foules ou le comportement des commerçants à l’égard des magistrats de police. Nous nous limiterons à considérer les événements sous l’angle législatif qui, en matière de commerce frumentaire, présente une alternance de stratégies autoritaires et libérales. La fonction de la police est entièrement impliquée dans ce jeu de l’indécision politique qui touche un point névralgique pour la garantie de l’ensemble de l’ordre public. La période comprise entre 1763 et l’éclatement de la Révolution voit se multiplier de manière frénétique les mesures normatives. Dans son travail monumental, G. Weulersse a démontré l’impact du

programme physiocratique sur l’activité législative jusqu’à l’éclatement de la Révolution3. Plus récemment, Kaplan a suggéré qu’il faut inverser le rapport : ce sont les édits qui se trouvent à l’origine du succès de la doctrine physiocratique4. Pour notre étude, il s’agit de saisir les manifestations d’affaiblissement du paradigme policier classique ressortant du discours normatif. Mais, avant de mettre en évidence les points essentiels parmi la masse des ordonnances, il sera opportun de condenser les principes fondamentaux qui, dans la pensée physiocratique, impliquent une critique radicale des dispositifs policiers.

L’enjeu de la loi : Quesnay On pourrait considérer une affirmation de Morellet de 1764 comme représentative du débat politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle, débat dans lequel s’implante le nouvel ordre discursif auquel participe le mouvement physiocratique : « Il me semble que les questions de l’économie politique sont presque toutes des questions de droit, et non pas des questions de fait5. » L’abbé avait bien saisi le véritable enjeu politique de l’époque, mais restait fidèle à une approche du problème en termes de justice, du moment que les questions de droit concernaient « les droits inaliénables et imprescriptibles de la propriété et de la liberté ». Quel que soit l’objet sur lequel elle doit s’appliquer, la règle, pour qu’elle en soit une, ne peut qu’avoir des caractères juridiques. Entre le fait et le droit, ce qui prévaut est de toute façon le dispositif juridique : la matière économique possède, certes, ses vérités, mais elles doivent être incorporées à l’exigence de justice. C’est cette prétendue universalité du droit qui est au contraire mise en question par Quesnay (1694-1774), le fondateur du mouvement physiocratique : « L’étude de la jurisprudence humaine ne suffit pas pour former les hommes d’État ; il est nécessaire que ceux qui se

destinent aux emplois de l’administration soient assujettis à l’étude de l’ordre naturel le plus avantageux aux hommes réunis en société. Il est encore nécessaire que les connaissances pratiques et lumineuses que la nation acquiert par l’expérience et la réflexion, se réunissent à la science générale du gouvernement, afin que l’autorité souveraine, toujours éclairée par l’évidence, institue les meilleures lois et les fasse observer exactement pour la sûreté de tous et pour parvenir à la plus grande prospérité possible de la société6. » Le raisonnement de Quesnay entend affirmer l’autonomie de l’idée de gouvernement à l’égard du droit. La règle des choses ne dérive pas de la volonté humaine, elle est déjà inscrite dans la nature qui tend spontanément à l’équilibre, selon un postulat économique introduit tout d’abord par Boisguilbert dans les années 17107. Gouverner consiste à capturer l’ordre intrinsèque de la réalité sans le violer. Il était pour cette raison inévitable que de tels principes trouvent leur application dans le domaine de la police des grains, où les frottements entre discipline juridique et régularité naturelle étaient les plus forts. À ce sujet, Quesnay observe que « la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l’État, consiste dans la pleine liberté de la concurrence8 ». Le modèle d’une police frugale et sobre semble être théorisé dans un cadre conceptuel hygiénico-organiciste – Quesnay était médecin de profession. À l’instar d’un pharmakon qui empoisonne avant tout et guérit difficilement, la police est perçue comme un facteur de dérangement, surtout dans le domaine des échanges. Dans ce sens, Quesnay parle de « police arbitraire » qui fait obstacle au commerce entre les provinces. L’arbitraire consiste en un traitement étranger à la physiologie de certaines activités disposant pourtant des ressources pour s’autorégler9. Le mal, pour Quesnay, ayant une connotation avant tout physique, « il faut bien se garder d’attribuer aux lois physiques les maux qui sont la juste et inévitable punition de la violation de l’ordre même des lois physiques, instituées pour opérer

le bien10 ». À l’origine de chaque manifestation d’impatience sociale, il y a une transgression de l’ordre naturel : telle est la thèse programmatique de l’idée de droit sur laquelle est fondée la légitimité de la critique économico-politique. Une critique, soulignons-le, aussi virulente lorsqu’il s’agit des choix productifs (la terre plutôt que les manufactures) et du niveau des prix sur le marché, qu’elle est pacificatrice et conciliante à l’égard du pouvoir souverain. La loi naturelle n’introduit aucune fracture entre monarque et sujets ; elle reflète plutôt l’harmonie organique d’intérêts entre gouvernants et gouvernés11. Pour ne pas troubler ce jeu spéculaire, il suffit que les lois positives respectent l’évidence de la loi naturelle dans laquelle cohabitent la loi physique et la loi morale ; et comme la première consiste en un « cours réglé de tout événement physique évidemment le plus avantageux au genre humain », tandis que la seconde se définit comme « la règle de toute action humaine de l’ordre moral conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain », il en résulte que le « cours » de la physis constitue le véritable fondement du droit positif12. Le syllogisme linéaire de Quesnay repose sur deux notions cardinales : celle d’« évidence » et celle de « cours ». À la première, il a consacré un célèbre article de l’Encyclopédie : est évidente « une certitude à laquelle il nous est aussi impossible de nous refuser, qu’il nous est impossible de refuser nos sensations actuelles13 ». Parler d’événement ou d’ordre physique « évidemment le plus avantageux au genre humain » signifie donc reconnaître quelque chose qui ne peut être démenti, ou mieux, qui ne peut être théoriquement falsifié, parce que fondé sur les sensations et sur la mémoire que l’on en a. De cette manière, le discours de Quesnay obéit à un régime de la vérité anti-historiciste, essentiellement apodiptique, car il attribue toute connaissance aux sensations affectives et représentatives, et en fait dépendre en dernier lieu la règle de l’action et sa validité. Lorsque l’ordre de la nature est perçu par cet être sensible qu’est

l’homme, alors il doit être imité par l’action morale, qui ne dispose pas d’autres critères de conduite. Si cela ne se produit pas, c’est parce que quelque défaut corporel vient gêner la faculté qu’a la mémoire de discipliner les sensations. C’est ainsi que vient à manquer cette « correspondance certaine entre les corps et les sensations », qui permet la connaissance et légitime, en plus, les choix pratiques. Le physicisme de Quesnay s’accomplit ici entièrement et laisse déjà envisager ses conséquences également sur le plan économique et politique. La délégitimation de l’activité policière est déjà contenue dans cet extrait qui, sous une argumentation spéculative apparente, est pleine d’implications politiques : Il y a entre les sensations et les objets, et entre les sensations elles-mêmes, des rapports certains et constants, qui nous instruisent sûrement de rapports que les objets ont entre eux, et des rapports qu’il y a entre ces objets et nous. […] En sorte qu’il y a une correspondance certaine entre les corps et les sensations qu’ils nous procurent, entre nos sensations et les divers effets que les corps peuvent opérer les uns sur les autres, et entre les sensations présentes et les sensations qui peuvent naître en nous par tous les différents mouvements et les différents effets des corps : d’où résulte une évidence ou une certitude de la connaissance à laquelle nous ne pouvons nous refuser, et par laquelle nous sommes continuellement instruits des sensations agréables que nous pouvons nous procurer, et des sensations désagréables que nous voulons éviter. C’est dans cette correspondance que consistent, dans l’ordre naturel, les règles de notre conduite, nos intérêts, notre science, notre bonheur, notre malheur, et les motifs qui forment et dirigent nos volontés14.

Pour ce qui est de l’idée de « cours », qui soutient avec celle d’évidence le raisonnement de Quesnay sur la loi naturelle, elle renvoie à cette exigence de circulation et de mouvement qui appartient aux choses de la nature. La nature obéit à des processus dynamiques qui concernent la production des fruits de la terre, la principale richesse du pays, et le commerce ; en d’autres termes, les deux mamelles dont se nourrit la population. On comprendra combien cette logique de la fluidité peut s’appliquer au domaine

naturaliste et politico-économique. Du reste, le parallélisme entre la circulation de la marchandise et plus généralement celle des idées, entre les produits matériaux et les produits culturels, apparaît avec suffisamment de clarté dans la conscience de l’époque15. Et il n’est peut-être pas hasardeux de considérer que l’autonomie structurelle de la circulation est l’un des phénomènes modernes capables de rendre compte de la rationalité économique, mais aussi de la phénoménologie historique de la police. La circulation se présente en effet comme une sorte de transcendantal historique qui, avant même de se moduler en termes de liberté ou de restriction – une circulation plus ou moins fluide – constitue la base d’intelligibilité d’une technique politique. Si l’on s’en tient à la simple définition que donnera un dictionnaire économique du XIXe siècle, selon lequel la circulation est avant tout « la disposition au mouvement16 », et pour cette raison la condition réelle qui autorise le lien social, le gouvernement de la police apparaît bien comme une expression directe de cette logique. Et ce n’est pas un hasard, en effet, si le livre VI du Traité de Delamare, dans sa définition préliminaire de l’objet de la voirie, offre une représentation assez vaste de la fonction circulatoire pour faire émerger sa relative autonomie sémantique17. Sans prétendre englober les choses de police dans des catégories abstraites, il faut reconnaître que l’idée de circulation, avec ses contours peu rigoureux et définis, sinon vraiment utopiques, est souvent complémentaire de celle de gouvernement. Et cette idée sert à conférer une unité de contenu à la grande diversité des manifestations concrètes que l’Ancien Régime rassemble empiriquement sous le nom de police. Et, toujours à travers les deux grilles de lecture du gouvernement et de la circulation, les transformations que le concept subit à la fin du XVIIIe siècle émergent avec davantage de netteté. Ce qui nous intéresse, pour le moment, est de vérifier l’efficacité du

concept de circulation dans le domaine économique. Le discours économique s’approprie cette fonction d’origine physiologique et lui confère un rôle de premier plan, grâce à l’idée de valeur. Au-delà de l’abstraction générique sous laquelle la recouvre l’eudémonisme du XVIIIe siècle, la notion possède une signification technique, même dans les sciences sociales. Sous l’étiquette hybride de Droit politique, un répertoire de 1788 définit la circulation comme le « mouvement de l’argent qui passe d’une main à l’autre, et qui le fait rouler dans le commerce18 ». De manière plus précise, J.B. Say la définira comme « le passage que fait une chose évaluable, une valeur, lorsqu’elle va d’une main dans une autre19 ». À travers l’économie, la circulation entre dans l’histoire politique et sociale des hommes, après en avoir animé les corps : qu’il s’agisse de grain ou, comme nous le verrons, de livres, le cadre conceptuel où se situent ces phénomènes est inchangé, l’acte de circuler reste l’invariante explicative fondamentale. Aussi bien la production que l’échange des biens reflètent cet ordre des choses : la sphère de la circulation, comme l’appellera Marx, semble être déjà dotée d’une autonomie propre ; c’est autour de son schéma général que s’organisent les processus sociaux. Dans ce sens, on pourrait percevoir dans la circulation un phénomène qui s’implique lui-même, puisque, avant de s’appliquer aux objets, il se mesure en fonction de son propre mouvement. Pour correspondre à son essence, la circulation doit circuler ; le processus dynamique devient la loi des choses, qu’elles soient de type matériel ou intellectuel, dès lors qu’il a expérimenté la force transitive qui le caractérise, c’est-à-dire dès lors qu’il s’est mis en marche. En raison de cette même impulsion première, on peut dire que le pain et le livre obéissent à la même logique de la circulation. Il ne faut toutefois pas confondre la circulation avec le commerce, qui n’est qu’une de ses possibles manifestations. C’est précisément dans la différence entre la circulation, comme condition d’existence de la vie sociale, et le commerce, qui n’est qu’une des formes historiques de cette nécessité,

que s’inscrit la crise de la police classique. C’est dans ce contexte général que nous devons comprendre le raisonnement de Quesnay lorsqu’il soutient que « les progrès du commerce et de l’agriculture marchent ensemble ; et l’exportation n’enlève jamais qu’un superflu qui n’existerait pas sans elle, et qui entretient toujours l’abondance et augmente les revenus du royaume20 ». D’où la nécessité de dénoncer les agents artificiels qui altèrent la régularité interne de la nature, « les prohibitions et les empêchements21 » qui ne correspondent pas à l’évidence de son flux circulatoire. Et comme au-delà du pragmatique, la police est aussi d’un point de vue étymologique le résultat de « polir », un verbe qui indique l’intervention correctrice sur l’objet afin d’en reformer la nature et d’en atténuer la grossièreté primitive22, on voit se profiler une nouvelle façon de concevoir l’ordre politique.

La police de la disette : Turgot Les principes fondamentaux de la doctrine physiocratique, dans leurs aspects politico-juridiques, trouvent en Turgot (1727-1781) l’interprète le plus pertinent. Le contrôleur général des finances (1774-1776) utilise sa charge pour tenter de démanteler la régie, rigide structure gouvernementale créée par son prédécesseur Terray. Contre la prétention de contrôler le cours du grain, depuis la récolte jusqu’à la bouche des gens, Turgot théorise la liberté du commerce céréalier, en attaquant de front le rôle de la police. Déjà, comme chez Quesnay, le système d’argumentation s’articule à partir d’une distinction de fond : l’appareil juridique, mis en œuvre par les règlements de police, opposé à l’autonomie des lois géographiques et naturelles. Le modèle de pensée de Turgot se ressent lui aussi de cette idée-force qu’est celle de circulation, véritable moteur de l’histoire. Selon les données biographiques fournies par G. Schelle, éditeur critique de son œuvre, le futur intendant de Limoges projetait, aux

alentours de 1750, d’écrire un Traité de la circulation aux visées ambitieuses : « Il aurait parlé des banques, du système de Law, du crédit, du change et du commerce, enfin du luxe, c’est-à-dire de presque toute l’économie politique telle qu’on l’entendait alors23. » Bien que ce texte n’ait jamais vu le jour, son projet reste une confirmation significative de la portée globalisante que la circulation revêt dans la totalité des rapports économiques. Dans les Fragments et pensées détachés pour servir à l’ouvrage sur la géographie politique, Turgot entend souligner la valeur de vérité que détient ce savoir, surtout pour caractériser la force d’un État. Sa tentative consiste à soustraire l’idée et la constitution de la force étatique à la domination du droit et, par conséquent, à l’énorme zone d’ombre que la police y a projetée. En accord avec les présupposés naturalistes d’où part sa philosophie politique et économique, Turgot emprunte une vieille allégorie dendrologique afin de définir les limites d’un État : « La maxime qu’il faut retrancher des provinces aux États, comme des branches aux arbres, pour les fortifier, sera encore longtemps dans les livres avant d’être dans les conseils des princes. C’est un des grands objets de la géographie politique de déterminer quelle province il est avantageux à un État de conserver24. » La description laisse cependant la place à une argumentation critique qui vise à reléguer au deuxième plan le droit comme instrument de gouvernement. On soulignera à ce propos le singulier mélange de concepts philosophiques (marqués par l’aristotélisme) et de références territoriales pour atteindre ce résultat : « Dans le langage de l’Europe politique, on doit distinguer une puissance d’un état. Le roi de Prusse a une puissance, le roi de France un état […]. Une puissance redevient un état lorsqu’elle se réduit aux bornes que sa nature lui a assignées. La géographie politique a tracé les limites des états ; le droit public forme les puissances ; mais à la longue, la géographie politique l’emporte sur le droit public, parce que en tout genre la nature l’emporte à la longue sur les lois25. »

Dans ce texte qui ne manque pas d’ambiguïté, Turgot semble renverser la vision canonique d’un droit public comme charpente de l’État et comme forme nécessaire à son intelligibilité. Les critères de rationalité et le fondement de la cohésion d’une formation politique territoriale sont en revanche fournis par la géographie politique qui possède quant à elle le caractère concret des lois empiriques. Les lois juridiques, au contraire, n’ont qu’une valeur potentielle ; elles expriment les contours changeants d’une force qui n’a pas encore trouvé la vérité précise que la physis lui assigne. D’où l’image d’un droit essentiellement provisoire, étranger à la réalité et destiné à être réabsorbé dans la permanence de la nature. Ce discrédit a également des motivations théoriques, et pas seulement pratiques : le droit s’avère inefficace parce qu’il est défectueux avant tout sur le plan cognitif de la réalité ; ses canons sont des formulations abstraites qu’il faut toujours circonscrire, appliquer à l’objet. La faiblesse des dispositifs juridiques et leur côté péremptoire qui en est la conséquence proviennent précisément de cette présomption non cognitiviste, du fait de ne considérer la vérité qu’à travers le filtre de schémas fictifs et non naturels. Le primat « politique » de la géographie, en revanche, se fonde avant tout sur sa capacité de produire une connaissance qui adhère aux choses. L’opposition entre une logique hétéronome et artificielle d’un côté, et une normalité incarnée et déjà accomplie de l’autre, apparaît évidente : deux façons de penser l’ordre se différencient. La position de Turgot se confirme également dans le domaine du commerce des grains. La Circulaire aux officiers de police des villes de 1766 est un document significatif car on y voit confrontés la conception classique de la police et un modèle libéral qui a assimilé l’expérience anglo-saxonne. Dans ses instructions, Turgot invite les magistrats citadins à lire l’œuvre d’un autre représentant de la physiocratie, G.F. Le Trosne, auteur de La Liberté du commerce des grains toujours utile et jamais nuisible. Il y est expliqué comment la

garantie de l’abondance des grains et la relative satisfaction des besoins de la population ne sont pas en contradiction avec la liberté du commerce. La situation devient critique, en revanche, lorsque les commerçants qui font des réserves de type frumentaire sont attaqués par le peuple, et lorsque les magistrats de police contrôlent les prix de manière indiscrète en ne permettant pas aux commerçants de pouvoir compter sur un profit assuré. Dans cette situation, le spectre de la disette, « la grande destructrice de toutes les lois et de toutes les autorités », comme le rappelleront encore avec une certaine inquiétude les Conventionnels26, se matérialise avec des effets dévastateurs : « C’est aussi ce qu’on a vu trop souvent arriver – souligne Turgot – dans les temps où toutes les entraves que la police avait mises au commerce de grains subsistaient27. »

Qu’est-ce que le marché ? À cette conclusion assez prévisible qui se fait l’écho de la vision commune à tout le mouvement physiocratique, Turgot ajoute une touche philosophique éclairante sur la phénoménologie historique de la police et sur le fond socioculturel qui l’a légitimée : « Que prétend le peuple dans son aveugle emportement ? Qu’on oblige les marchands à vendre à bas prix ? Qu’on les force à perdre ? En ce cas, qui voudrait lui apporter du grain ? Les pavés des villes n’en produisent pas28. » Dans la dernière phrase, on perçoit l’opposition entre la dimension de la vie urbaine, organisée par les lois de police et la vie agraire gouvernée par la nature. Les pavés des villes ne produisent pas de grain : la métonymie du pavé pour caractériser la ville rend tangible l’alternative au modèle rural, mais laisse entrevoir aussi l’idée et la fonction de ce lieu où les conflits par excellence se manifestent : le marché. En définitive, qu’est-ce que le marché ? C’est un signe matériel de la vie citadine, essentielle à la subsistance de la communauté ; un

espace où se concentrent les besoins des hommes et, de ce fait, digne d’attention de l’autorité politique. Le marché est par tradition le lieu de la visibilité immédiate, un espace où se forme l’interdépendance sociale à travers l’échange. Dans sa forme originelle, le marché est donc une évidence empirique : c’est la surface où se localise une combinaison entre hommes et choses. Le droit public a saisi cette réalité par la formule claire de Domat : « On appelle Marché, un concours de toutes personnes, sans distinction, permis par le Prince à des certains jours de chaque semaine, en de certains lieux, pour y vendre, acheter ou échanger ce qu’on veut y porter de denrées & des marchandises, mais principalement des grains & des vivres29. » La police veille à ce type de marché, en l’insérant organiquement dans le paysage habité comme portion de territoire à administrer. Aucune signification ultérieure ne lui est reconnue : le fait d’être visible est ce qui le caractérise totalement. Comme l’observe Braudel, le marché, « c’est faire surface30 ». Le Parlement parisien a su interpréter avec une vraie sensibilité géopolitique le rôle du marché. Confrontée aux réformes libérales, la cour de justice trace une ébauche précise de la signification de cette institution et de ses règlements. Dans ses remontrances de mars 1776, est rappelé avant tout le fondement de la constitution matérielle d’une ville : « Sur quoi repose l’existence des grandes villes ? Sur deux bases également nécessaires : la sûreté et le calme ; la sûreté qui appartient à chaque individu, le calme qui appartient à l’ordre général31. » Le marché, comme élément de la configuration urbaine, doit contribuer à satisfaire ces conditions d’existence. D’où le rôle central de « faire surface » : circonscrire de manière intégrale une expérience de vie communautaire, en lui dictant les coordonnées spatio-temporelles qui l’accueillent et en établissant la mesure des conduites. La justice est une fonction dérivée de cette organisation fondamentale de l’espace : « Pourquoi les règlements assignaient-ils des lieux marqués pour la vente des grains ? C’était afin que chaque citoyen pût être sûr d’y trouver sa

subsistance. Pourquoi indiquaient-ils des heures ? C’est qu’ils voulaient que toutes les opérations d’un commerce si important pussent être sans cesse éclairées et que le pauvre qui achète pour vivre eût la préférence sur le marchand qui n’achète que pour vendre32. » Le marché se réalise ici pleinement comme valeur matérielle : division du territoire, de la journée, des actions, des choses, de l’argent. Dans cette micro-politique de la répartition, le marché crée un milieu, il localise et divise, il se fait « nomos de la terre », pour reprendre les mots de Carl Schmitt33 ; la police devient son pouvoir constituant, parce qu’elle préside à celle qui a été définie « l’invention des fonctions urbaines34 ». Un exemple significatif de cette force en action a déjà été offert, quelques années auparavant, par le premier président du Parlement de Paris dans certaines représentations adressées au roi à propos du monopole dans le commerce des grains. Son discours fait apparaître entre police et marché une dérivation commune, que démontre la tradition et que fondent des arguments pragmatiques et fonctionnels. Le magistrat rappelle au souverain combien le marché est avant tout une évidence empirique, à observer de près, à surveiller en détail, à gérer in loco par ceux qui connaissent les clients, les habitudes sociales, les disponibilités matérielles. C’est seulement de cette manière que l’on réussira à prendre en flagrant délit les monopolistes coupables de violer la régularité des échanges et d’altérer ce justum pretium que la scolastique médiévale avait fixé comme modèle idéal des transactions, à partir du Livre V de l’Éthique à Nicomaque35. En outre, aux yeux du Parlement, la rapidité avec laquelle les monopoles pourront être condamnés par une autorité qui préside de manière stable ces lieux doit être instructive pour tout le monde. Voici les conséquences auxquelles aboutit le discours du magistrat : D’après ces vérités de faits qui sont d’une pratique journalière, il est évident, Sire, qu’il serait impossible de remplir que V.M. manifeste par ses lettres, si on s’en tenait aux

moyens qui y sont indiqués, quelque zèle et quelque activité que pût apporter à leur exécution le procureur général de V.M. Comment, éloigné de vingt, de trente, de cinquante et de quatre-vingts lieues des marchés et autres endroits où se commettent les monopoles ; comment, dépourvu des connaissances locales sur la quantité de blés rassemblés dans l’étendue d’un bâillage éloigné soit par les productions plus ou moins fertiles, soit par la voie du commerce ; comment, ignorant les noms, qualités et demeures des marchands de blés que le juge des lieux lui-même ne peut aujourd’hui connaître que par la recherche la plus exacte et la plus assidue, comment le procureur de V.M. pourrait-il agir avec le fruit ? Quelle lenteur inévitable dans ses démarches, dans la circulation soit des dénonciations qu’on lui ferait parvenir, soit des instructions particulières et plus circonstanciées qu’il serait souvent dans le cas de demander, soit enfin des ordres définitifs qu’il aurait à donner ! Comment au milieu de tant de longueurs nécessaires, éviter le dépérissement des preuves ; comment acquérir la connaissance de mille faits particuliers qu’indiquent la réunion et le jeu de plusieurs circonstances, qu’on ne peut saisir que par une inspection personnelle et que les seules lumières de l’esprit ne peuvent faire soupçonner ; comment, enfin, ce magistrat pourrait-il se flatter de réussir dans cette foule d’affaires particulières où la seule promptitude de l’exécution assure le succès36 ?

On n’aura aucune difficulté à reconnaître dans ce texte les motifs typiques du gouvernement policier. Ses qualités techniques requises sont toutes énoncées : avant tout, les vérités de faits d’ordre quotidien, que seule une institution, telle que la police, au contact du territoire et de la population est capable d’administrer. La référence aux lumières de l’esprit est aussi symptomatique, parce qu’elle affiche une certaine méfiance envers tout apparat doctrinaire, éloigné de la réalité à laquelle seul un savoir empirique comme celui de la police, peut directement adhérer. C’est de là, également, que vient la préférence pour les solutions rapides, informelles, adaptées au cas concret que nous avons vu être un modèle particulier d’intervention des pouvoirs de police. Cette vision organique et compacte du marché, cette immédiate reconnaissance des nécessités urbaines, éthiques et sociales qui

s’impose dans le discours du Parlement, disparaît de celui de Turgot. La référence polémique au pavé des villes contient la critique du sol dénaturé de la ville et, par conséquent, de ses « produits ». Parmi ceux-ci, le marché est cette construction matérielle qui, par excellence, s’enracine dans l’espace urbain et qui peut être vue. Mais être vue ne signifie pas être comprise. Le marché, comme lieu dans la ville, comme périmètre surveillé par la police, n’est pas en soi un concept détachable de la réalité qu’il désigne ; il n’est donc pas représentable en termes formels, selon un critère distinct du critère urbain. Dans l’observation de Turgot s’annoncent au contraire les signes d’une conception différente du marché ou, pour être plus précis, du marché comme modèle explicatif unificateur, et pas seulement comme forme sensible de la vie quotidienne. Ceci comporte avant tout la pluralité des marchés, car le déroulement de la fonction est fondamental, alors que les lieux restent des structures contingentes : « Il est très indifférent en soi que le grain se vende dans le marché ou hors du marché, pourvu que la même quantité soit vendue […]. Il est à croire que le peuple se défera peu à peu de cette habitude de compter uniquement sur la fourniture des marchés ; que l’expérience lui fera envisager, dans la multiplication des magasins et la vente libre dans tous les greniers, une ressource bien plus assurée, et qu’il verra faire librement le commerce de grains sous ses yeux sans en concevoir aucun ombrage37. » La fragmentation du marché comme unité urbaine comporte un déplacement ultérieur : le marché passe de l’ordre de la pratique à celui d’un savoir ; l’observation sur place sert à élaborer un schéma formel. Par cette prise de distance avec le substrat matériel, le marché se prête à des analyses conceptuelles, alors que les ordonnances de police l’avaient prioritairement traité comme une aire de surveillance et comme objet d’intervention concrète. Il n’est plus un simple cadre de vie, mais devient un indicateur économique ; d’objet de contrôle, il se transforme en instrument d’intelligibilité. À la scène sur laquelle

s’expose la marchandise se superpose le cadre dans lequel il faut déchiffrer les besoins et réaliser les intérêts. En somme, il y a une façon d’accéder au marché qui n’emprunte pas les parcours obligatoires des voies citadines, mais qui se fie plutôt au déchiffrage et à l’interprétation des courbes de l’offre et de la demande. La première ne peut se passer d’un rapport immédiat avec un lieu déterminé, la seconde suppose un espace indéterminé. Elle est apatride, car elle obéit à un ordre symbolique. Dans cette mesure, on peut dire que le marché est réabsorbé dans la sphère de la circulation, laquelle, se référant au mouvement de la valeur plus qu’à celui des choses, défait la liaison matérielle entre la marchandise et l’espace à l’intérieur duquel elle circule. C’est tout cela que le discours de Turgot semble déceler38. Dans le passage d’une exigence de contrôle à une exigence de vérification, le marché n’est pas seulement le théâtre principal de la distribution, mais il devient un mécanisme de vérité. Enjeu traditionnel du pouvoir policier, le marché se transforme dans une catégorie de l’économie politique : non plus lieu de justice mais espace de véridiction, comme il a été remarqué par Michel Foucault39. Dans le modèle policier, le marché reste un lieu dans lequel se mêlent des actions qui ne produiront rien qui n’ait été déjà connu et prévu par l’autorité : exposition, transactions, échange entre marchandise et paiement représentent les moments d’une procédure qui ne tolère pas de variables ou d’aléas par rapport à un ordre préétabli. Pour le lieutenant de police, à la fin des transactions, aucune condition de départ – et avant tout le prix de la marchandise – ne doit avoir été altérée. Certes, de cette façon le marché fait surface, mais il ne produit aucune histoire car la dimension de l’imprévisibilité y est absente. La surveillance d’un ordre des comportements conforme à certaines valeurs quantitatives et qualitatives déjà définies : c’est dans cet esprit fermé à l’avenir que la police administre le marché. Dans le modèle de l’économie politique, en revanche, le marché

n’est pas le lieu d’une confirmation, mais l’occasion de se distancier d’indices déjà fixés. Il est surtout une situation d’où peut découler un nouvel ordre des valeurs. Cette créativité immédiate du marché, cette tendance à introduire l’imprévisible s’exprime dans le rapport entre quantités à vendre et détermination des prix. Dans son traité Le Commerce et le gouvernement, Condillac expose avec des arguments apparemment élémentaires les attentes que le marché est appelé à satisfaire, et qui ne se trouvent pas déjà inscrites dans le schéma obligé des transactions préconisé par la police : « Les prix ne peuvent se régler que dans les Marchés, parce que c’est là seulement que les Citoyens rassemblés peuvent, en comparant l’intérêt qu’ils ont à faire des échanges, juger de la valeur des choses relativement à leurs besoins. Ils ne le peuvent que là, parce que ce n’est que dans les Marchés qu’on peut juger du rapport d’abondance ou de rareté qu’elles ont les unes avec les autres ; rapport qui en détermine le prix respectif. C’est ainsi que les prix se régleront constamment, dans le cas où chacun aurait la liberté d’apporter au Marché ce qu’il veut, et la quantité qu’il veut40. » Le marché part d’une inconnue qui ne se révèle qu’au moment où l’échange advient. Dans le modèle économique, quantité et prix émergent dans le marché et à partir de lui, alors que, dans le système de police, ces deux facteurs sont déjà en place et régulent d’avance le marché. Le marché déplace l’organisation gouvernementale classique de la police, incapable de gérer un ordre du commerce qui renonce au point essentiel de grandeurs et de mesures fixes. Il faut passer d’une fonction déclarative à une fonction constitutive, de la légitimation de ce qui est connu à l’ouverture sur ce qui pourra l’être. En d’autres termes, une normalité de l’identique entre en compétition avec une régularité de la variance. Tout ceci fait comprendre que si, pour reprendre les catégories de Kaplan, le market principle prévaut sur le market place41, le statut historique et rationnel de la police est sérieusement menacé. En

considérant précisément la nouvelle vocation apatride du marché, sa tendance « transcitadine », il est inévitable qu’une institution toujours étroitement liée à son origine urbaine, aussi bien dans son étymologie que dans sa pratique, soit arrachée à l’espace de la polis. Ce « dépaysement » subi de la police, résultat d’un schéma des relations humaines qui revendique sa propre autonomie vis-à-vis de toute référence topologique, contribue à affaiblir un paradigme politique et juridique. Sans confondre cette transformation dans l’ordre des savoirs avec le cours réel des choses, il faut de toute façon souligner les facteurs qui ont pu agir sur l’histoire de la police en tant que modèle de gouvernement. Si la distinction est le leitmotiv de toute approche conceptualisante, précisément à cause de l’ambiguïté qui caractérise chaque concept, le compromis est au contraire la règle dans les faits sociaux. Pour autant, on peut être d’accord avec Kaplan lorsqu’il soutient qu’« en théorie – peut-être conviendrait-il plutôt de dire : en rhétorique –, le marché et le principe de marché étaient aux antipodes l’un de l’autre. Dans les faits cette opposition perdait beaucoup de sa rigueur et de son intensité. […] En quelque sorte, le marché et le principe de marché s’ajustaient l’un à l’autre, s’accommodaient l’un de l’autre42 ». Sur la base de cette reconstruction se précise graduellement une méthode d’analyse qui nous conduit à bien maintenir distincts le plan des comportements sociaux, celui des représentations et celui des concepts : ces derniers ne sont pas le produit immédiat des actes quotidiens, d’une manière commune de sentir ou de la confrontation entre opinions. Le processus de leur sédimentation est bien plus élaboré, il ne dépend que partiellement des mentalités. Les facteurs décisifs appartiennent en effet à des techniques et à des savoirs qui possèdent un degré plus développé de formalisation, capables de circonscrire de manière plus « sérieuse » la multiplicité de l’expérience, ce « tout mêlé qu’est d’abord le spectacle du devenir43 ».

Les sélections auxquelles procèdent les concepts dans l’expérience aboutissent à construire un événement autrement inintelligible. Cette différenciation fonctionnelle produit elle-même de l’histoire, une histoire non moins présente qu’une autre, dont il faut reprendre le fil pour la déchiffrer. Il est évident que, de cette manière, il ne s’agit pas de distinguer le vrai du faux ni de parvenir à un degré de vérité plus convaincant et plus explicatif, mais simplement de faciliter la compréhension à plusieurs niveaux non réductibles à la chimère unitaire du « ce qui s’est réellement passé ». À moins que l’on ne convienne, comme nous pensons qu’il soit juste de le faire, que la réalité de l’événement policier se saisit tout à la fois dans les mouvements du peuple contre les spéculations des commerçants, dans la naissance d’un modèle gouvernemental, dans l’élan spontané de la rue, tout comme dans l’accomplissement laborieux d’une technique. Si l’imaginaire populaire, avec ses fantaisies et ses mythes, nous renvoie à une vision « dé-technicisée » de la police et du droit44, il faut tenir compte aussi des discours capables de formaliser l’exercice du pouvoir.

Une politique de moyens Si le marché est un élément qui catalyse et fait exploser les conflits entre police et gouvernement de l’économie, l’attaque de Turgot se fait plus mordante lorsqu’elle s’adresse aux « moyens » à travers lesquels la stratégie policière se met en œuvre. L’idée de « précaution », en particulier, est l’objet d’une polémique incessante qui implique entièrement une certaine manière de considérer les agissements de l’autorité publique et, en définitive, le droit lui-même. L’anglophilie du siècle se manifeste sans équivoque, pas seulement dans l’évocation d’une donnée statistique acquise par tous : grâce à la liberté commerciale, la disette est une catastrophe beaucoup plus rare en Angleterre (elle advient tous les quatre-vingts ans), qu’en France

(tous les dix ans). Cette anglophilie se manifeste surtout dans la préférence accordée à un modèle policier qui respecte l’autonomie des individus et en sanctionne ex post les conduites illégales (stratégie répressive), alors que le modèle français prétend tout régler au départ (stratégie préventive), en réduisant ainsi les espaces de liberté45. Dans le discours de Turgot se fait jour cette dichotomie déjà envisagée dans la réflexion sur la raison d’État entre le XVIe et le XVIIe siècle, d’où étaient issues deux lignes de technique politique ; l’une visant à investir les individus de manière déterminante, grâce à un ordre posé d’avance par la volonté souveraine ; l’autre qui attend plutôt l’arrivée des événements avant de concevoir le remède de l’autorité. La règle de police s’est alimentée pendant tout l’Ancien Régime de ces deux modèles. La force de son dispositif s’appuyait sur ces deux représentations. Selon Turgot, le moment est arrivé pour la police de renoncer à toute attention préventive. La thérapie doit intervenir éventuellement ex post et se limiter à rétablir les conditions générales de possibilité du système des échanges lorsque des facteurs matériels ou psychologiques le rendent difficile : « Les fausses idées qu’on avait autrefois sur le commerce des grains avaient donné naissance à une foule de précautions mal entendues, de règlements, de statuts de police. […] Les officiers de police allaient quelquefois jusqu’à faire des recherches chez ceux qui avaient des grains en réserve, […] partout le commerce des grains était resserré et avili par une foule de précautions. […] Il ne faut pas s’étonner que le peuple, accoutumé à voir ses idées adoptées par l’administration, réclame à la moindre augmentation dans le prix des grains, le renouvellement des anciennes précautions46. » La référence aux « précautions », comme on le voit, n’est pas un hasard, mais elle revient avec une intensité polémique qui témoigne du scepticisme le plus radical envers toute planification législative. Les législateurs appartiennent à une espèce d’hommes qui, malgré les ambitions systématiques par lesquelles ils se laissent guider,

démontrent pour cette même raison leur profonde ignorance. Le fait de penser en termes de discipline organique, comme si les lois embrassaient la totalité des manifestations sociales et institutionnelles, est une illusion hégémonique propre au droit : « Pour être législateur systématique, il faut pouvoir se flatter d’avoir tout prévu », énonce ironiquement Turgot47. Et comme on ne peut tout prévoir, c’est-à-dire gouverner l’ensemble dans les détails, selon le modèle préconisé pendant longtemps par la police, il faut penser la fonction de gouvernement en des termes beaucoup plus prudents. Et cette fois, la prudence ne se réfère pas au calcul des agissements que le souverain devra accomplir afin de garantir la force de son pouvoir et de son état. Elle consiste plutôt à considérer que l’ordre est déjà inscrit dans la dynamique de certains processus sociaux, qui exigent surtout d’être observés et préservés des troubles extérieurs. C’est dans cet esprit de docte inaction que Turgot semble concevoir la prudence du pouvoir civil, et c’est toujours sur fond d’inaction de principe que ses éventuelles interventions peuvent se justifier. La prudence n’est plus une vertu qui dirige la conduite politique, mais l’art de doser l’efficacité du gouvernement, c’est-à-dire d’en mesurer étroitement les limites. Mais dans quels moments critiques le recours à cette mesure de l’action se démontre-t-il approprié ? C’est, bien entendu, lorsque le peuple commence à donner des signes d’impatience face à la pénurie de pain, lorsque les conditions extérieures au bon déroulement du commerce s’altèrent. La prudence indique alors le degré de réaction du magistrat civil face au changement de certains facteurs qui ne sont de toute façon pas impliqués dans le processus pris en considération. Si telle était la nouvelle attitude du gouvernement de la réalité, quelle était en revanche la logique de la police classique ? Celle-ci intervenait là où se manifestaient les effets, elle encadrait disciplinairement les actions qui se déroulaient dans le marché, considérant celui-ci comme le seul espace d’importance sur lequel

intervenir afin de garantir l’approvisionnement. C’était une thérapie symptomatique. Dans cette optique, la répression des désordres populaires était conçue comme un effet subsidiaire des difficultés de subsistance, et certainement pas comme le facteur qui aurait pu favoriser l’abondance de la marchandise à la satisfaction de tous. Dans la vision de Turgot, en revanche, le marché est placé dans un contexte à plusieurs variables, ce qui rompt le rapport unilatéral cause-effet. Ainsi, il n’est plus nécessaire d’agir directement sur l’objet que l’on entend protéger, en imposant par exemple un régime unique de prix. La stratégie efficace consiste au contraire à prendre en compte certains facteurs et comportements latéraux, mais de nature à influer sur le phénomène que l’on entend réellement modifier. Le contrôle des rébellions populaires, ainsi, ne représente pas seulement un épisode normal du rétablissement de l’ordre public. Il s’agit aussi d’une manière de protéger le bon fonctionnement du marché – en assurant l’abondance et des prix modérés – sans le soumettre à un contrôle permanent. De la même façon, la réforme du système des corvées des chemins et de l’imposition de la taille envisagée par Turgot48, vise indirectement à favoriser le marché, sans avoir recours à un indice des prix imposés par décret. Dans cette logique tendant à délocaliser les prestations par rapport à l’objectif, la prudence du gouvernement à l’égard de l’économie consiste à se rapprocher d’elle tangentiellement, en diversifiant les points d’intervention. Du remède symptomatique par le moyen de la police, on passe à une thérapie systématique. C’est ce qui transparaît du discours de Turgot : « Si l’alarme se répand dans le peuple, si les esprits commencent à fermenter, le magistrat ne doit rester ni dans l’indifférence ni dans l’inaction ; il doit employer tous les moyens qu’une prudence éclairée suggère pour calmer l’émotion ou plutôt pour l’empêcher de naître. L’attention à découvrir ceux qui donnent l’exemple du murmure et qui ameutent les autres, la fermeté à dissiper ces pelotons qui sont ordinairement le prélude des émeutes,

quelques exemples de sévérité placés à propos, contre les chefs et les orateurs de ces petits conciliabules, suffiront dans les commencements pour prévenir de plus grands maux49 ». On trouve ici le thème de la prévention, mais selon une vision plus restreinte qui ne concerne que la sécurité publique, autrement dit le bon déroulement du commerce. En ce sens, on ne sera pas surpris par l’attitude paternaliste de celui qui conçoit la police comme un instrument servant à contrôler la populace. Si, d’un côté, ces moyens de prévention s’accordent avec les intérêts de sa classe – Turgot insiste beaucoup sur la « prudence éclairée » dans le choix de « mesures douces » à administrer au peuple50– de l’autre côté, ils n’appliquent pas la philosophie de ces précautions honnies, vouées à planifier l’activité économique. Ils se bornent à gérer le cadre de l’action humaine. C’est seulement sous cette forme qu’ils peuvent aller « au-devant du mal », comme l’avait compris à l’époque même un positiviste acharné comme Bentham. Celui-ci, par un raisonnement qui rejoignait les mêmes conclusions que celles de Turgot, sentait bien qu’il devait mitiger son propre élan vers une codification juridique complète, dans une matière qui semblait échapper au domaine législatif : « La police est en général un système de précautions, soit pour prévenir les crimes, soit pour prévenir les calamités. Elle est destinée à prévoir les maux et à pourvoir aux besoins. Les actes qui contrarient la police, ou qui vont contre les précautions qu’elle a instituées, forment autant de genres de délits qu’il y a de genres de précautions ; mais leur nature est si variée, si différente selon les temps et les lieux, qu’il est comme impossible de les énumérer51 ». En d’autres termes, toute prédétermination normative des conduites est vaine : la précaution, au moment où elle semble être célébrée, est en réalité affaiblie, sinon complètement neutralisée. Il faut toutefois garder à l’esprit que le rôle des mesures préventives restait controversé à l’intérieur même du discours des économistes. La

circonspection affichée par Turgot pour ce qui est de la gestion différenciée des précautions révèle un problème déjà apparu dans l’une des premières manifestations du libéralisme commercial, l’Essai sur la police générale des grains de Herbert. Ce dernier part de la constatation historique que les mesures de police en matière frumentaire revêtent toutes un caractère d’urgence : « Il est rare que l’on songe à se précautionner contre les besoins quand on se trouve dans l’abondance ; et en effet toutes nos Ordonnances concernant la Police des grains, n’ont été rendues que dans des temps de calamité52. » Mais après avoir stigmatisé le peu de prévoyance des autorités contraintes à réparer les dommages, Herbert, fidèle au raisonnement classique des économistes, montre du doigt justement les précautions. À la lumière de certaines ordonnances (la « Déclaration » du 31 août 1699 et du 9 avril 1723), il arrive en effet à cette conclusion : « On ne peut pas douter, après la lecture de ces Règlements, qu’il ne règne en France une prévention générale contre ceux qui se mêlent de la marchandise des grains. La voix des Lois s’élève contre eux avec celle du peuple ; et la crainte du monopole a enfanté ces Ordonnances rigoureuses qui n’annoncent que des formalités, des restrictions et des peines. Cette crainte est-elle fondée ? Et n’est-ce pas plutôt de la contrainte et des entraves que nous donnons à ce commerce, que naissent les désordres qui nous alarment avec raison53 ? » La précaution joue dans ce discours un rôle ambivalent, comme c’est du reste le propre de toute technique. D’une part elle apparaît comme l’approche la plus indiquée pour assurer l’ordre dans le commerce : mieux vaut quelques dispositions peu nombreuses, opportunes et précises qu’une foule de mesures qui, au lieu de corriger l’urgence, l’aggravent. Mais en même temps, la précaution est l’instrument de l’ingérence, du soupçon méthodique vis-à-vis des commerçants, de l’arrogance prescriptive qui ignore toute autodétermination sociale de l’ordre. Il est alors possible de tirer au moins deux conclusions. Avant tout,

la représentation d’une pensée « économique » qui rejette de manière programmatique une discipline ex ante apparaît inconsistante et inspirée par un laisser-faire de pure forme. Il ne s’agit pas seulement d’appliquer le projet résumé dans la maxime du marquis d’Argenson, « pour gouverner mieux, il faut gouverner moins ». Il est plus essentiel encore de réarticuler et redistribuer les techniques de gouvernement, comme le comprendra si bien Turgot. En second lieu, semble se confirmer l’hypothèse théorique que nous entendons mettre continuellement à l’épreuve au cours de ce travail : chaque modèle systématique de l’action pratique, au-delà des objectifs qu’il se propose et des principes d’où il part, subit la « séduction » des moyens. En d’autres termes, il est conditionné par la domination des techniques qu’il met en œuvre, véritable invariant de toute vie sociale.

La loi, la Couronne, le Parlement Si l’on s’en tient à la séquence des ordonnances qui, à partir de 1763, conduisent à une politique libérale dans le commerce frumentaire, on remarque une alternance rapprochée de mesures restrictives et tolérantes54. L’édit de juillet 1764, promu par le contrôleur général Laverdy, établit la liberté de commerce frumentaire même avec les pays étrangers, étendant ainsi un régime que, l’année précédente, l’autre contrôleur, Bertin, avait limité au marché interne55. Mais les deux dispositions ne s’appliquent pas à Paris. C’est en effet dans la capitale que les résistances à la libéralisation du commerce et aux théories des économistes sont les plus fortes. Le Parlement est l’interprète le plus connu de la tradition dirigiste et protectionniste, surtout en la personne de l’avocat général Joly de Fleury. Dans un discours tenu le 5 juillet 1763, celui-ci dénonce avec la plus grande fermeté le caractère aventureux de réformes qui menacent avant tout la survie du peuple et facilitent la

création de monopoles. Par ailleurs, selon l’avocat général, il fallait démasquer un préjugé diffus, agité de façon démagogique dans les milieux physiocratiques : le préjugé d’une excessive rigidité des dispositifs policiers. Ceux-ci, en fait, restaient souvent lettre morte, puisque, en cas d’urgence, ils étaient supprimés, alors qu’en temps normaux les autorités les faisaient exécuter de manière assez souple. Ce n’est qu’en de rares occasions qu’on a pu vérifier des cas d’application littérale des ordonnances56. La lutte entre le Conseil d’État, qui plaide en faveur du laisser-faire, et la Cour du Parlement de Paris, convaincue de la nécessité d’un encadrement policier pour prévenir les déséquilibres et donc la disette, se poursuit jusqu’à la veille de la Révolution avec le deuxième ministère Necker. Les remontrances du Parlement à l’automne 1768, ayant abouti lors de l’assemblée de la police générale du 28 novembre, affrontent les questions soulevées par les mesures de 1763, mais placent par ricochet le rôle de la police au centre du débat politique. Dans les représentations sur la cherté du blé et du pain découlant de la libéralisation, la Chambre des vacations du Parlement dénonce les défauts des nouvelles normes enclines à favoriser ce monopole que « l’inspection d’une police attentive avait seule, jusqu’à présent, été capable d’écarter d’un genre de trafic où l’appât d’un gain sûr et considérable a invité, de tout temps et chez toutes nations, à pratiquer des fraudes et des manœuvres qui enrichissent l’opulence avide aux dépens des indigents57 ». L’allusion aux exigences de justice commutative, mais aussi sociale, dont le marché est par tradition le garant, ne doit pas tromper sur les intérêts de classe qu’à travers le contrôle du commerce, la noblesse parlementaire entend préserver contre une bourgeoisie qui cherche à s’imposer. Et il est évident que le problème de la police apparaît en filigrane dans ce discours, entraîné par l’urgence sociale du moment – la subsistance de la ville – et plus encore par une préoccupation de pouvoir. Mais le fait que la police soit une conséquence non

intentionnelle des positions exprimées par un organe institutionnel aussi important que le Parlement de Paris reste secondaire. Elle est impliquée de facto. L’assemblée de la police générale qui se déroule le 28 novembre 1768 met l’accent, au cas où ce serait encore nécessaire, sur cette réalité. Il suffit de faire un rapide examen des orientations les plus significatives qui se dégagent dans un contexte réunissant les plus hautes charges juridictionnelles et administratives de l’État. L’avocat général du Parlement de Paris Séguier, introduisant le débat, lance une violente attaque contre les partisans de la nouvelle secte qui, s’érigeant en pédagogues universels, ont provoqué la métamorphose de la nation : les sciences, les arts, le commerce et l’agriculture ont été secoués par la vague d’idées libérales : « Les anciens règlements ont paru une entrave. […] La plus grande liberté dans le commerce des grains est devenue le vœu général. On a provoqué la révocation des règlements qui avaient été faits pour l’intérêt du cultivateur et pour celui du consommateur58. » Ainsi pensait-on favoriser l’abondance et décourager le monopole. La situation d’urgence continue démontre en revanche, selon l’avocat général, la nécessité de modifier les édits de 1763 et 1764, en obligeant tous ceux qui font commerce de grain à se fournir auprès des marchés publics, à déclarer aux autorités les quantités acquises, l’usage qu’ils en feront et les disponibilités dans les magasins. En définitive, le système des contrôles, si typique de la police, reste la seule garantie. Il est significatif, par ailleurs, que l’argumentation de Séguier ne se limite pas aux aspects économiques que l’actualité impose, mais qu’elle s’étende également à des considérations ethnoculturelles, en utilisant l’exemple le plus admiré du siècle, celui de l’Angleterre. Avec un argument conservateur et historiciste auquel Burke n’aurait pas hésité à souscrire, l’avocat soutient que « la liberté la plus grande doit être avantageuse au peuple anglais, parce que, s’il en abuse, il saura lui-même la réprimer ; il est dangereux au contraire

de l’établir en France, parce qu’elle ne peut pas produire les mêmes effets et que chaque particulier sera toujours tenté d’en abuser, sans que le gouvernement puisse apporter assez tôt le remède convenable59 ». La France ne peut renoncer aux règlements de police, parce qu’ils renferment l’ethos de son peuple, ce qui rassemble les individus dans la forme communautaire. Tel est là le sens profond du discours prononcé par le magistrat du Parlement parisien. À cette même assemblée du 28 novembre participe également le lieutenant général de police de Sartine, qui oscille entre son admiration pour les mesures de libéralisation qui ont revitalisé une économie léthargique et, sur un autre plan, la reconnaissance de ce que, après les récoltes médiocres des années précédentes, il est nécessaire d’interdire le commerce en dehors des lieux affectés au marché. Mais globalement, l’ordre public de la capitale ne lui semblait pas menacé, et l’on constatait l’abondance de denrées dans tous les dépôts. Les déclarations du procureur du Roi reflétaient la même appréciation : la situation, du point de vue criminel, restait apaisée, et il n’y avait pas de motif pour s’alarmer, comme le faisait le lieutenant criminel au Châtelet selon lequel la vie dans la capitale était devenue fortement risquée, à cause de la misère due à la liberté d’exportation du grain et à la hausse des prix qui en résultait. En général, les intervenants à l’assemblée se prononcèrent, avec plus ou moins de conviction, soit sur l’application des nouvelles mesures, soit sur la réintroduction du contrôle public. Le Parlement de Paris, lors de l’assemblée du 2 décembre 1768, opta pour une position restrictive, et invita le monarque à révoquer les édits de 1763-1764 et à suspendre la liberté d’exportation. Devant le refus du roi, la confrontation devint encore plus tendue lorsque le Parlement, le 20 janvier 1769, décida de faire publier et appliquer par le procureur général du roi un arrêt contenant les modifications que le souverain persistait à ne pas vouloir accueillir. Cet arrêt, qui aurait abrogé la liberté commerciale, fut immédiatement annulé par le roi.

Le conflit se poursuivit avec les nouvelles représentations du Parlement qui prétendait à l’exécution de son arrêt dans toutes les cours de justice. Dans l’ultime appel adressé au souverain le 22 mars 1769, le premier président du Parlement insiste significativement sur le fait que les formalités auxquelles les commerçants doivent se soumettre n’ont rien de vexatoire ni d’onéreux. Mais surtout, dans l’esprit positiviste d’une rationalité de police qui planifie méticuleusement la vie sociale, ces formalités seraient contraires « à la vérité, contraires à ce secret, à ce mystère dont le commerçant est, en général, si jaloux », car elles tiennent compte du fait que « dans une pareille matière, tout doit être nécessairement subordonné à la différence des circonstances du sol, de la position, du génie ou des facultés des habitants60 ». Avec le réalisme dicté par l’expérience, il faut savoir affronter des intérêts différenciés selon les lieux et les circonstances : c’est là la prudence politique dont le Parlement se fait encore l’interprète.

Les avatars du gouvernement entre connaissance, ignorance et secret Il faut toutefois nous attarder encore sur un autre aspect de cette position. La référence à la question du secret n’est pas anodine : huit ans après le discours du magistrat, Adam Smith devait se lancer dans l’éloge de cette part d’inconnu et de mystère qui doit régner dans l’activité économique, en recourant à la fameuse main invisible qui recompose les égoïsmes individuels dans l’intérêt de tous61. À la volonté de connaître et de planifier qui caractérise le modèle réglementaire policier, convaincu que tout élément soustrait à la connaissance est un danger potentiel, se superpose une rationalité qui, de l’impossibilité de « tout savoir », fait son point fort. Comme on peut le lire dans un texte de 1758, qui cerne bien le thème de l’inviolable et salutaire mystère de l’économie, « le commerce doit

être envisagé comme un tout, composé de correspondances particulières qui appartiennent à l’industrie de chaque individu qui les entretient ; c’est un sanctuaire impénétrable, il ne faut jamais lever le voile respectable qui le recouvre62 ». Un concept repris dans la « Déclaration » du 5 février 1776, dans laquelle Turgot rappelle que l’intérêt du commerce « exige surtout la bonne foi, le secret et la célérité des expéditions63 ». L’ambition de planifier l’activité commerciale, de la connaître et de l’orienter par anticipation est à l’origine des insuccès dans le gouvernement de l’économie. Paradoxalement, le primat de la nouvelle science consiste dans le fait de savoir prévoir ses propres limites, de déclarer une finitude constituée par elle-même comme son versant obscur, impossible à sonder et soustrait en tant que tel à toute ambition cognitive. Ceci la met dans une position privilégiée par rapport à la rationalité de la police qui n’avait jamais dû se confronter à l’extension de son propre pouvoir, sauf, précisément, lorsqu’une nouvelle rationalité, de l’extérieur, lui prescrivait une limite. Ce qui, en apparence, constitue la faiblesse théorique de l’économie, se révèle en fait comme la ressource principale de sa vitalité. Au contraire, le modèle « boulimique » de la police, dénué d’un « régime » autonome, incapable de prévoir ses propres limites, finit par subir la concurrence d’un autre ordre normatif. En intégrant ses propres limites comme constitutives d’elle-même, l’économie sauvegarde sa propre autonomie. Pour s’être affirmée comme rationalité totale, la police découvre brusquement sa propre perméabilité64. Sur le rapport entre savoir, pouvoir et économie, il faut éclaircir la position de l’école physiocratique. Le principe du laisser-faire n’était pas incompatible avec l’exigence d’un calcul qui prendrait la forme évidente d’un cadre synoptique (le célèbre Tableau économique de Quesnay ou la Table raisonnée des principes d’économie politique de Dupont de Nemours65), avec tous les éléments explicatifs. La liberté dans le commerce des grains était vue comme une dérivation du droit

originel de la propriété foncière à disposer d’elle-même ; propriété foncière qui était à la base de tout le processus économique, analytiquement expliqué par le fondateur de l’école. Le Tableau était, en substance, le livre de bord que le souverain aurait dû consulter afin de piloter l’économie : tout ce qui devait être pensé et appliqué dans la matière coïncidait avec ce qu’il y avait à savoir. Mais piloter ne signifiait pas pénétrer dans la production et la distribution des biens de la terre, puisque le droit de propriété de tout citoyen était antérieur à l’institution politique. Le gouvernement aurait dû simplement prendre acte que les principes de l’économie étaient tous révélés, et que leurs lumières auraient dû favoriser l’accroissement de la classe des propriétaires dont dépendait la richesse de la nation. Le despotisme patrimonial dont les physiocrates se réclamaient n’était rien d’autre que l’extension de ce droit individuel à un souverain copropriétaire, qui pouvait ainsi exercer l’autorité tutélaire en vertu de l’imposition que tout propriétaire était tenu à verser66. Pour confirmer les limites dénoncées par cette doctrine, Turgot, qui fréquenta le groupe de Gournay entre 1754 et 1755, et ne voulut jamais se confondre avec les dogmes « fonciers » de l’école physiocratique67, reprocha à son ami Dupont la référence inopportune à l’autorité « tutélaire », adjectif à remplacer par « publique », plus neutre : « Les mots tutélaire et protectrice sont impropres, tendent à hérésie, offensifs aux oreilles libres qui ne veulent ni tuteurs ni protecteurs, mais bien des gens d’affaires : receveurs, garde-bois, baillis, procureurs fiscaux, etc. ; qui dit tuteur dit mineur, qui dit protecteur dit protégé, ce qui fait deux corrélatifs distincts, dont l’un est subordonné à l’autre, comme l’inférieur au supérieur, comme le troupeau au berger, au lieu que le vrai rapport est celui du mandat au mandataire, ou au fondé de procuration, qu’il a choisi parce que cela lui convenait. Donc il faut proscrire ce mot tutélaire, cachet de la secte économistique, en tant qu’elle est secte, c’est-à-dire en tant qu’elle a tort, car on ne fait jamais secte par ce

qu’on dit de vrai, mais par ce qu’on dit de faux68. » Au-delà de la position singulière de Turgot, les physiocrates considèrent comme évidents tant l’exercice du despotisme tutélaire que la conviction de pouvoir connaître le processus économique. La campagne contre l’omniprésence des règlements policiers, si insistante fût-elle, s’en tenait à un niveau superficiel. Elle réagissait plus que tout aux signes d’un pouvoir non éduqué, pour ainsi dire, à la nouvelle science. Mais l’extension de la souveraineté restait intacte, comme l’attestent certaines formulations extrêmes du despotisme légal chez les physiocrates69. Le caractère constitutif des liens que la police a minutieusement tissés entre les différentes parties de la société, leur nécessité pour donner forme à la communauté politique, ne sont pas bouleversés. On songe par exemple à la notion d’administration générale dont parle Baudeau, riche d’attributs gouvernementaux. L’administration générale s’acquitte de la tâche essentielle d’être un lieu entre l’analyse économique et le gouvernement politique, ce qui n’est certes pas un programme minimal d’intervention souveraine : l’administration générale désigne en fait la capacité du gouvernement à gérer un territoire pour « entretenir un nombre prodigieux d’hommes dans l’abondance et la prospérité70 ». Et cet objectif s’inscrit dans une concentration de pouvoir totalement pyramidale, même si la figure du souverain copropriétaire tend à assouplir le caractère de transcendance propre à une représentation classique, qui creuse l’écart entre le gouvernement et les sujets. Mais pour le reste, dans le discours de Baudeau, la souveraineté montre qu’elle a mis à profit l’expérience séculaire de la police : les « dépositaires de l’Autorité suprême – écrit l’abbé – doivent être disposés de telle manière dans un État policé, que tout se rapporte à un centre commun, à une intelligence, une volonté première, qui rassemble tous les moyens et qui en dirige l’emploi vers le but général de l’instruction, de la protection, de l’administration universelle. C’est cette unité qui caractérise proprement un État, une

société policée ; c’est ce qu’on appelle Souveraineté71 ». Il est évident qu’on ne pouvait pas facilement évacuer un problème de conduite dont la vocation prioritaire avait toujours été d’aménager positivement l’ordre public, et non de simplement châtier la transgression des interdits. Dès lors, si l’on peut généraliser, il faut considérer la réaction physiocratique essentiellement comme une contestation politique de certains choix relatifs à la gestion centrale de l’économie. Avec de tels présupposés, cette doctrine n’était pas assez radicale pour remettre en cause le paradigme de savoir-pouvoir sur lequel s’appuyait la police, elle en aurait au mieux allégé le carcan disciplinaire et contenu l’expansion dans certaines limites. La préférence pour un modèle de type tutélaire démontrait en effet que l’on était loin d’abandonner cette posture gouvernementale spécifique que la police avait incarnée. Cela vient du développement historique très particulier que la police a connu en France depuis son origine médiévale. L’érosion de ses tendances les plus contraires aux libertés naturelles de l’individu (la propriété et son libre usage) n’était concevable que dans les limites de telle ou telle conjoncture historique précise. L’absence d’une véritable théorie de la police empêchait d’ailleurs de transférer sur un plan doctrinal le conflit entre la raison d’État et les intérêts individuels. La police a toujours été l’objet d’une pratique. Elle n’a pas réussi à franchir le seuil d’une construction scientifique autonome, détachée de son application ordinaire. Quand la friction entre dressage policier et liberté attribuée à la nature humaine devient plus aiguë, en raison de facteurs historiques précis (croissance de la population et insuffisance des subsistances), alors se produit une sorte de court-circuit entre l’aspiration d’une « nation polie », celle où « les besoins sont fort multipliés72 », grâce précisément à la mise en forme artificieuse opérée par la police, et le niveau des libertés considérées comme naturelles et indépendantes de tout conditionnement extérieur. L’efficacité du mouvement physiocratique a consisté à attirer

l’attention sur l’ambiguïté propre à la notion de police, sur l’hétéronomie de l’acte même de policer, qui désigne une transformation originaire des choses auxquelles on reconnaît pourtant un taux de naturalité variable selon certains facteurs objectifs. La physiocratie n’a pas su aller au-delà d’une attaque contre l’hypertrophie des dispositifs policiers classiques. Elle se maintenait en fait dans les lignes d’une rationalité politique proto-providentielle de l’État en train d’émerger. Plus profonde, en revanche, est la critique qui tentait de miner le lien entre action et savoir des dispositifs policiers : la docte ignorance de l’économie politique, qui suspend toute connaissance à la détermination de l’intérêt général, est l’alternative à la vorace attention réservée par la police à chaque phase et chaque détail des processus de production et d’échange. On comprend alors combien est ambivalent le rapport de la police avec le thème du secret, et combien est partielle l’image répandue au XVIIIe siècle d’une police trouble, enveloppée dans l’opacité de ses opérations contraires à la transparente évidence de la liberté commerciale73. À ce qui a été dit, nous pouvons ajouter une considération ultérieure plus vaste. Il est significatif qu’autour des questions économiques, les stratégies argumentatives s’échangent avec une relative désinvolture : de fait, dans la confrontation entre parti économique et Parlement, c’est la cour de justice qui, gardienne traditionnelle des règlements de police, épouse la cause de la flexibilité, en condamnant le dogmatisme des axiomes libéraux, substantiellement agnostiques et mal adaptés à la gestion de la nature différente des situations. Ceci montre combien le jeu de la pratique altère la physionomie des doctrines, lesquelles, loin de maîtriser les moyens selon une ligne cohérente entre principes et finalités, sont inévitablement prises dans cette dimension stratégique. Les dispositifs de police, dans l’opinion des économistes, avaient représenté une sorte de camisole de force de la société, parce qu’ils

bloquaient les énergies naturelles qui y étaient latentes. Dans le discours parlementaire, en revanche, la perspective s’inverse : c’est la règle de police qui est douée de cette versatilité lui permettant d’adhérer aux cas concrets, là où le verbe libéral sonne comme un précepte didactique, incapable de seconder ce primat de la réalité sur le droit malgré ses prétentions initiales. Tout ceci confirme que le véritable événement, ce qui, en effet, ressort du « tout mêlé du devenir » est la forme de la problématisation74, la manière par laquelle on est parvenu à produire un objet culturel qui n’existait pas auparavant. Par rapport à un tel processus, les solutions proposées au fur et à mesure ont une importance secondaire. Elles sont pertinentes pour une histoire des idées économiques, mais ne suffisent pas à faire comprendre autour de quel changement elles s’affirment. Que le centre de l’événement réside dans la confrontation plus que dans la supériorité d’un parti théorique sur l’autre est prouvé par l’épilogue du conflit. À l’énième tentative du Parlement de persuader la couronne de réintroduire la législation coercitive, le monarque finira par ne pas répondre. Face à de telles hésitations, le Parlement décidera à son tour de ne pas réitérer la remontrance, car, entretemps, les récoltes s’annoncent bonnes et les prix ont par conséquent baissé. Tant de bruit pour rien ? Il n’en est certes pas ainsi, car rien que sur le plan des équilibres politiques généraux se révèle la tension jamais apaisée entre les divers centres du pouvoir de l’État. Surtout, le paradigme gouvernemental que la police a interprété est remis en discussion. Cet effet immatériel appartient à l’histoire d’une technique juridico-politique. C’est là un fait qui a autant de réalité que ce qui se passe dans une boulangerie, aux halles ou à l’intérieur d’un commissariat de police. Entre les sacs de farine et le ventre du peuple, le récitatif du conceptuel laisse sa trace, subtile mais nette.

Un abrégé de philosophie économique : l’édit de septembre 1774

La polémique sur les grains constitue en soi un événement significatif à cause du rythme rapproché avec lequel les péripéties se succèdent. Une étape cruciale qui marque le point culminant du programme libéral est l’« Arrêt du conseil sur la liberté du commerce des grains dans le royaume » du 13 septembre 1774, la « Marseillaise du blé », comme l’appellera Michelet75. L’artisan en est Turgot, devenu entre-temps contrôleur général. Le long préambule est un concentré de philosophie antipolicière, particulièrement virulente après qu’un arrêt du 23 décembre 1770 avait réintroduit les vieilles entraves procédurières abolies par la Déclaration du 25 mai 1763, mais également plus modérée dans les contenus normatifs par rapport au projet originel qui incluait la liberté d’exportation. Comme confirmation de l’importance politique de la mesure, pour la première fois dans l’histoire législative en matière frumentaire, un édit est ainsi pleinement motivé, sans toutefois nuire à cette « vérité triviale » que Turgot lui-même voulait rendre visible à tous76. Le contrôleur commence avec une constatation empirique avant d’énoncer les maximes de la rationalité économique : les mesures adoptées pour garantir les besoins céréaliers et prévenir la disette ont échoué77. L’expérience est ici invoquée pour venir au secours de la nature, mais aussi pour éviter toute approche idéologique préconstituée. Évidemment, Turgot est bien conscient que la plus grande méfiance envers les théories physiocratiques provenait de la perte de pouvoir que Parlement et magistrats auraient subi sous les coups d’une législation libérale, mais aussi du fait que ces théories exagéraient une situation idéale : la convergence spontanée d’intérêts entre producteurs et consommateurs, qui ne pouvait appartenir qu’à la logique hypothétique du marché, et non à la logique effective des transactions quotidiennes. L’abbé Galiani, dans ses célèbres Dialogues sur le commerce des blés, avait insisté en ce sens : l’expérience était une alternative à la raison, surtout l’expérience spécifique de l’actualité. Un tel critère, en effet, exclut la possibilité, tant d’une extension

spatiale de solutions à un problème d’un État à un autre, que d’une reprise diachronique de mesures adoptées par le passé dans le même pays : « En fait d’économie politique un seul changement fait une différence immense », rappelle le chevalier de Zenobi au marquis de Roquemaure78. La dimension normative de la réalité actuelle et ces détails de la vie auxquels la police avait depuis toujours accordé ses infatigables attentions échappent en substance à l’esprit systématique des recettes physiocratiques. Le verbe économique, qui précisément au nom d’une plus grande adhésion à la réalité des choses, avait attaqué le caractère artificiel et inadéquat des normes de police, risquait d’être démenti sur le même terrain, avec des argumentations analogues. Dans le discours de l’avocat général Joly de Fleury, par exemple, c’était la conviction du conflit d’intérêts objectif entre producteurs et consommateurs qui légitimait l’intervention du gouvernement comme protecteur des plus mal défendus (les consommateurs79). La dimension du conflit, harmonieusement maîtrisée par le discours physiocratique, était une évidence qui ne pouvait être ignorée. Lorsqu’au printemps 1775 éclate la guerre des farines80, Galiani souhaite que « cet événement aura appris à M. Turgot et à l’abbé Morellet à connaître les hommes et le monde qui n’est pas celui des ouvrages des économistes81 ». Si pour Turgot, la thèse traditionnelle de Delamare82, qui voyait dans les disettes une situation créée de toutes pièces par l’accord des commerçants, était inadmissible, il fallait de toute façon prendre acte d’une tension effective entre intérêts, et sur cette base, introduire les réformes libérales. Selon le parti « protectionniste », en revanche, au nom de certains axiomes élaborés en dépit d’une histoire pluriséculaire, il apparaissait difficile de concevoir la cohésion sociale sous l’enseigne irénique de l’universalité du besoin. Entre le jeu libéral du désir et la satisfaction des besoins existait un cadre de variables hétérogènes à gouverner politiquement. Pour Turgot, au contraire, l’espace de l’inconnue qu’un système

peut se permettre de tolérer est représenté avant tout par la nature, qui ne favorise pas toujours des récoltes adéquates à l’impatience des expectatives humaines : « La variété des saisons et la diversité des terrains occasionnent une très grande inégalité dans la quantité des productions d’un canton à l’autre, et d’une année à l’autre dans le même canton […] le transport et la garde des grains sont, après la production, les seuls moyens de prévenir la disette des subsistances, parce que ce sont les seuls moyens de communication qui fassent du superflu la ressource du besoin83 ». La donnée de départ est alors la variabilité des résultats de la terre, non des lois économiques qui s’appliqueraient à cause de leur permanente validité, selon une logique endogène mise en œuvre par un facteur initial incontrôlable. L’intérêt général est garanti si l’on se limite à évaluer à l’avance seulement cette variable, moins dangereuse, au demeurant, que les intrusions bureaucratiques. Comme le rappelle le lieutenant de police de Lyon (1772), auteur d’un important répertoire juridique, « la nature a des révolutions périodiques qui avertissent les propriétaires, les consommateurs et les administrateurs. Ce que peuvent si bien les particuliers, les pères de famille, est la chose du monde la plus difficile pour une grande administration84 ». Celle-ci, du reste, ne parviendra jamais à éviter que le prix des grains n’augmente lorsque les récoltes sont rares. À ce stade, c’est précisément l’intervention de la police qui alimente l’inquiétude du peuple, lequel, à la lumière de tous ces contrôles et formalités, soupçonne injustement la conduite des commerçants. Le désordre et la mortification de l’activité commerciale sont les résultats de la mainmise gouvernementale, qui est contraire à la réalité ainsi qu’à la logique : « Si je suivais les vœux indiscrets du peuple – écrit Turgot à un abbé resté anonyme – je ferais un grand mal. Faire venir des blés aux frais du gouvernement ne se pourrait que par un impôt. Tout impôt porte sur beaucoup de gens très pauvres85. » La seule solution est alors la liberté de communication sur tout le territoire du royaume : elle permet l’afflux

de grain dans ces provinces dépourvues des ressources adéquates et, en même temps, permet à d’autres propriétaires de tirer de la vente de leurs surplus le nécessaire à utiliser dans d’autres cultures. D’où la nécessité de la libre circulation des hommes et des choses afin de mieux réaliser le libre échange et d’atteindre le difficile point d’équilibre entre le superflu et le nécessaire. Si la disette devait se vérifier, alors la meilleure recette ne consisterait pas dans l’attaque du système du commerce, mais bien dans le fait d’offrir l’assistance aux plus nécessiteux, par l’intermédiaire des ateliers de charité86. Encore une fois, comme nous l’avions déjà noté, prévaut la logique qui consiste à concentrer les prestations publiques dans un milieu social différent de celui que l’on entend réellement sauvegarder. La manière traditionnelle d’opérer de la police consistait en revanche à frapper directement le domaine où le problème se manifestait, à le combattre avec des moyens qui pourraient être définis comme une sorte de thérapie homéopathique : les prix augmentaient-ils parce que les denrées disponibles sur le marché étaient insuffisantes ? Alors l’antidote naturel était une liste des prix établie par la loi et la mise en commerce du grain acquis par le gouvernement. On ne pensait pas à des incitations parallèles ou à des mesures alternatives. De Harlay, premier président du Parlement de Paris, adressait cette recommandation à d’Argenson au moment de l’investir de la charge de lieutenant général de police : « Le Roi, Monsieur, vous demande sûreté, netteté, bon marché. » Comme le rappelle le baron de Bielfeld, précepteur du prince AugusteFerdinand, frère de Frédéric II de Prusse, et bon connaisseur de la réalité française, « la politique ne demande à la Police que de procurer toutes les marchandises et denrées qui sont indispensables pour la subsistance des hommes, à un prix proportionné aux moyens que les habitants de chaque Ville ont de gagner87 ». Derrière cette forme de stratégie législative, il faut probablement voir une rationalité politique qui commence à être mise en question

par un nouveau mode d’exercice du pouvoir. Si, pour la police, le contrôle sur les trafics s’apparente à celui sur la population pauvre, selon une pure logique sommaire de domination, pour laquelle on ne se pose pas le problème d’un critère d’intervention diversifié, dans le modèle économique de Turgot prévaut l’exigence de répartir le poids de l’autorité politique de manière plus complexe. Autour du mécanisme de l’approvisionnement, on crée ainsi une sorte de cordon sanitaire. L’attention gouvernementale se focalise ailleurs. Il s’agit précisément de promouvoir un certain secteur de la vie sociale sans l’investir directement par un appareil normatif. Face à cette différentiation accrue du pouvoir, avec ses équilibres plus raffinés et ses dosages plus subtils, la traditionnelle stratégie de la police, vouée à accumuler plus qu’à diversifier, se révèle inadéquate. Le Traité de Delamare avait défini la police comme une « présence » qui structure la société, au point que cette présence dans la vie des hommes pouvait se légitimer d’elle-même, sans aucune limite extérieure à son exercice puisque son propre domaine coïncidait avec celui de la société. La croissance de la société ne faisait qu’une avec la capacité d’expansion de la police ; rien ne restait en dehors de cette dernière. Le syntagme « société policée », qui au XVIIIe siècle se glisse dans tous les types de textes, est le point d’arrivée linguistique de ce parcours. L’économie politique, à travers la question des grains qui lui sert de locomotive, introduit en revanche une dissonance entre police et société, et entame l’évidence d’un mode de normativité. Ici s’ouvre une faille qui affaiblit la logique globale du pouvoir policier, et qui implique des effets plus profonds que la perte de quelque unité géographique dans son rayon d’application. Dans le préambule de l’édit de 1774, Turgot s’avance encore davantage dans l’évaluation du rôle historique de la nouvelle science et de ses corollaires pratiques. Entre ceux-ci, la liberté commerciale est considérée comme non seulement nécessaire, sur la base de l’observation empirique, mais aussi salutaire et juste. Le

raisonnement devient ici doctrinaire, il privilégie ce ton catéchistique qui est typique, comme on le sait, des Lumières88. La question passe du plan ontologique de la réalité au plan déontologique des valeurs. Alors que dans ces mêmes années, Hume attachait son nom à une théorie de la loi qui excluait la déduction du devoir être à partir de l’être, toute morale à partir de la connaissance, Turgot épouse sans atermoiement une vision globalisante et holiste : le système de l’économie est le pivot fixe, non seulement du bien-être matériel, mais aussi de ce que nous appellerions aujourd’hui une éthique publique. La liberté de communication est « salutaire pour tous, puisque ceux qui, dans un moment, se refuseraient à partager ce qu’ils ont avec ceux qui n’ont pas, se priveraient du droit d’exiger les mêmes secours, lorsqu’à leur tour ils éprouveraient les mêmes besoins, et que, dans les alternatives de l’abondance et de la disette, tous seraient exposés tour à tour au dernier degré de misère, qu’ils seraient assurés d’éviter tous en s’aidant mutuellement. Enfin elle est juste, puisqu’elle est et doit être réciproque, puisque le droit de se procurer, par son travail et par l’usage légitime de ses propriétés, les moyens de subsistance préparés par la Providence à tous les hommes, ne peut être, sans injustice, ôté à personne89 ». L’économie, liée à l’intérêt personnel de développer librement ses propres affaires, fonctionne comme catégorie générale de la connaissance et de la conduite.

L’aporie de la dérégulation Le système discursif de Turgot, malgré sa cohésion interne, laisse émerger l’aspect non résolu de la théorie économique sur la police des grains, au-delà de son bien-fondé technique. Si l’on considère le mémoire illustrant un projet d’édit qui sera adopté avec la déjà nommée « Déclaration » du 5 février 177690, on est frappé par le paradoxe qui entoure l’entière question de la connaissance des

règlements policiers. En plus de l’habituelle dénonciation des mesures qui paralysent le commerce à Paris, Turgot souligne l’impossibilité pratique de les appliquer, car « s’ils étaient exécutés, ils réduiraient Paris à n’avoir de moyens de subsistance que pour onze jours ». Toutefois, « malgré leur absurdité et malgré leur inexécution habituelle, ils ont toujours été chers aux principaux magistrats et au Parlement91 ». Sous le couvert de disputes économiques se cache sans aucun doute un conflit d’intérêts avec certains pouvoirs institutionnels et certains organes bureaucratiques. Il suffit de penser aux luttes avec les magistrats locaux, après la libéralisation introduite par l’édit de 1774. À La Rochelle, par exemple, les officiers de police avaient disposé de contrôles dans les greniers sur des denrées provenant de l’extérieur, et en avaient interdit la vente. En annulant ces ordonnances, Turgot introduit une notion qui n’était pas historiquement constitutive de la rationalité policière : celle de limite. De tels agents, en fait, non seulement n’ont pas accepté la loi qui libéralise le commerce des grains, mais « ont excédé le pouvoir qui leur est confié92 ». La logique de l’illégalité s’invertit : il ne s’agit plus des traditionnelles contraventions aux règlements de police, mais du non-respect, de la part de cette dernière, des ordonnances souveraines et des prérogatives qui lui sont attribuées. Toutefois, au-delà des tensions institutionnelles et d’un début d’attention à la conformité légale des actes administratifs, il nous faut ici considérer un autre aspect sur lequel Turgot revient de manière significative en conclusion de son discours. Il considère comme instructive la dénonciation publique des règlements de police, car c’est une manière de solliciter le consensus populaire autour de la libéralisation : « Il est absolument nécessaire de mettre sous les yeux du public le détail des règlements qu’on supprime et qu’il en connaisse l’absurdité. Tant que ces règlements resteraient dans leur obscurité, l’on ne manquerait pas de crier, comme on l’a fait dans maints réquisitoires, que ces règlements sont le fruit de la sagesse de

nos pères éclairés par l’expérience93. » L’indulgence trahit cette fois le contrôleur : il semblerait qu’en définitive la mauvaise connaissance des normes, de la part de la population, soit à l’origine de tous les problèmes d’approvisionnement. Effectivement, selon ce raisonnement assez confus, si de tels règlements étaient exposés de manière appropriée à l’attention générale, ils seraient immédiatement rejetés ; tout le monde comprendrait leur inutilité et leur nocivité. Mais la contradiction du discours est évidente : alors que d’un côté on soutient l’ignorance des règlements, et donc leur non-application, on attribue d’un autre côté à ces mêmes normes, qui devraient rester virtuelles, la responsabilité d’un marché bloqué, incapable de garantir la subsistance de la population. L’issue extrême de cette très laborieuse circulation des denrées, la disette, serait ainsi à imputer à la présence inefficace, mais non moins funeste, des règlements de police : « Ce n’est qu’à l’inexécution de ces lois que Paris a dû sa subsistance. Mais l’inexécution de telles lois ne suffit pas pour rassurer le commerce que leur existence menace encore », souligne significativement le texte de la « Déclaration » royale du 5 février 177694. En somme, le tort de la police consiste paradoxalement dans son incapacité à causer de véritables préjudices. Ses insuccès pratiques inquiètent plus ses adversaires que les autorités. Turgot prétend dévoiler quelque chose qui n’est resté que dans la lettre des édits, en retenant toutefois, par un argument hypothétique rétroactif, que là est la cause du mal et que, une fois éliminée l’une, l’autre disparaîtrait aussi. Du point de vue logique, le raisonnement de l’avocat général Joly de Fleury apparaît plus cohérent. Comme on l’a vu, en effet, il se limitait à constater l’application très lâche des règlements policiers, et donc la mauvaise foi des attaques des économistes contre le système. En définitive, Turgot se heurte ici à la difficulté typique qu’il y a à harmoniser la validité de la loi avec son efficacité. Par une pirouette intellectuelle, il résout la difficulté en présupposant une force

constitutive des mesures normatives qui, ne pouvant se réaliser sur le plan des comportements et donc de l’adhésion sociale, se concrétise toutefois comme danger, comme facteur potentiel de dérangement. Le déterminisme boiteux de Turgot – expliquer un état de fait à travers la présence formelle et non substantielle d’une cause – s’en remet à la catégorie de possibilité plus qu’à celle de réalité. Si dans l’explication des faits, le raisonnement n’est pas évidemment bien fondé, il ne reste qu’à en admettre la signification politique et culturelle plus vaste : le projet de démanteler les résistances du Parlement et la réaction à la menace présente dans l’attitude « tutélaire » de l’État ; en bref, une opposition au mécanisme même de pouvoir-savoir plutôt qu’à ses résultats effectifs.

Le Mémoire de 1776 dans lequel Turgot présente au roi l’édit qui libéralisera la circulation des grains à Paris, sert aussi de point de départ à la reprise de quelques considérations méthodologiques antérieurement ébauchées. Nous sommes en présence d’un cas exemplaire dans lequel le modèle de l’Öffentlichkeit, de cette sphère dans laquelle se forme l’opinion publique, sur la base de données généralement partageables ou critiquables, ne parvient pas à expliquer de façon satisfaisante le phénomène de la police au moment de sa crise historique. Il ne s’agit pas ici d’un processus d’« éclaircissement » cognitif qui transite du petit au plus grand nombre, en jetant les bases d’un sens critique diffus, que résume la grande fiction de la fin du siècle : le tribunal de l’opinion publique. Une plus grande conscience ne suffit pas à déplacer les données de la réalité, puisque, dans les intentions de Turgot, la connaissance des règles est une condition nécessaire à leur non-application. Mais ce résultat était déjà dans les faits, sans qu’il soit besoin d’un consensus généralisé et conscient. La prise de conscience critique ne modifie pas, dans ce cas, la pratique ; elle peut au plus la confirmer sous forme de principe, en admettant en même temps son propre retard

comme critique, et donc une certaine inconséquence réformatrice. Si la critique vise à corriger la réalité en attaquant les dispositifs de police, en l’occurrence, en plus de manquer l’objectif, elle est inoffensive dès sa naissance, car elle aspire à instaurer une situation qui existe déjà. L’issue circulaire du raisonnement de Turgot est symptomatique de ce qu’est la mise en jeu principale de ce très houleux débat autour de la police des grains. Ce qui apparaît important n’est pas tant la cohérence des arguments et la capacité rationnelle des discours de mobiliser un mouvement polémique à l’égard de la police. La nouveauté de l’événement, il convient de le rappeler, se manifeste plutôt par la transformation d’un modèle gouvernemental, par le changement des codes qui structurent une rationalité juridico-politique. Au fond, il semble bien que les physiocrates combattent un fantasme, une présence imaginaire et fictive : « Notre système de la Police des grains qu’on croit si propre à prévenir la famine n’est autre chose que pure chimère », décrète un précurseur du mouvement95. Si tout ceci débarrasse le domaine de toute équivoque possible sur l’efficacité de la discipline sociale mise en œuvre par la police, il ne faut pas pour autant considérer la littérature des économistes comme un doctrinarisme creux. Le corrélat pratique plus que le référent objectif de ce discours – un corrélat réel et non utopique – est toujours l’exercice d’une technique réglementaire, c’est-à-dire une manière de modifier la réalité.

Necker ou de la législation variable Le conflit né des besoins en grain se présente dans l’œuvre de Turgot avec toutes les caractéristiques nécessaires à l’évaluation de l’impact des événements sur le rôle de la police. L’œuvre de Necker (1732-1804), le banquier genevois qui fut d’abord directeur des finances (1779-1781) et ensuite ministre d’État de 1788 jusqu’à la Révolution, emprunte alors des chemins déjà tracés en ce domaine.

Théoricien convaincu de l’intervention publique, dans la pratique, Necker opta pour des mesures de compromis qui ne lui retirèrent ni les faveurs du peuple ni celles des propriétaires. Signe d’une telle attitude est la position occupée à l’égard des commissaires départis dans les provinces relativement aux fonctions de police. Dans un Mémoire adressé au roi, le thème du commerce, parmi d’autres choses, apparaît dans un projet qui, avec une extrême prudence, prévoit la décentralisation administrative parallèlement à une forme d’autoréglementation de l’activité commerciale. La distinction entre une police ordinaire et une police économique exprime la difficile tentative de réaliser un équilibre entre divers intérêts, mais laisse substantiellement inchangé l’état de la question sur liberté et gouvernement : « Il est sans doute des parties d’administration qui, tenant uniquement à la police, à l’ordre public, à l’exécution des volontés de V.M. ne peuvent jamais être partagées et doivent constamment reposer sur un Intendant seul ; mais il en est aussi, telles que la répartition de la levée des impositions, l’entretien et la construction des chemins, les choix des encouragements favorables au commerce, au travail en général et aux débouchés de la province en particulier qui, soumises à une marche plus lente et plus constante, peuvent être confiées préférablement à une commission composée de propriétaires, en réservant au Commissaire départi l’importante fonction d’éclairer le gouvernement sur différents règlements qui seraient proposés96. » Comme il ressort de cet extrait, Necker n’apporte pas d’éléments nouveaux à l’état du savoir et des pratiques relatives à la police économique. Il est le témoin du caractère indicible d’un problème, mais il nous confirme en même temps que sous la surface du discours des réformes – fil de lecture trop téléologique suivi par une certaine historiographie97 – la question la plus subtile est celle de l’exercice d’une rationalité de pouvoir et celle de la mise en œuvre de techniques précises. À ce sujet, il convient de toujours rappeler les

aspects qui nous semblent les plus significatifs de toute l’affaire. S’il peut être facile, et même édifiant, de lire dans l’histoire de la police la confrontation entre deux instances universelles, les raisons de la liberté contre celles du gouvernement, il est tout aussi exact qu’une analyse différente est en mesure de montrer comment les moyens réglementaires traversent longitudinalement cette opposition simplificatrice. Il vaut mieux alors saisir les instruments pratiques élaborés par le moyen de discours, les éléments qui perdurent et qui circulent, au-delà des identifications doctrinales. De ce point de vue, il nous paraît très instructif de confronter trois textes qui semblent faire parler les instruments techniques, et beaucoup moins les principes. Il s’agit d’un extrait du même Necker, tiré de Sur la législation et le commerce des grains, datant de 1775, et deux textes de Condorcet intitulés Sur la liberté de la circulation des substances, paru en 1792, et le long Essai sur la Constitution et les Fonctions des Assemblées provinciales daté de 1788. Dans un chapitre au titre significatif, « Avantages et inconvénients d’une Loi sur le Commerce des grains renouvelée tous les ans », Necker, après avoir affirmé le danger d’une loi permanente dans ce domaine, examine la possibilité d’une législation variable. Il trace d’abord le profil du gouverneur idéal, toujours prêt à évaluer les circonstances, jamais inspiré par des projets théoriques globaux, avisé dans l’emploi des moyens, sensible à tous les intérêts sociaux, connaisseur des passions humaines ; en bref, la figure du médiateur averti célébrée par la littérature de la prudence politique postmachiavélienne. À cet homme politique, « la Société pourrait dire avec prudence : Nous préférons la constance de vos lumières à la permanence de la loi ; suivez nos besoins et nos récoltes ; examinez au-dedans et au-dehors ce qui peut nous convenir ; permettez, défendez, modifiez l’exportation de nos grains, selon l’abondance de l’année, selon les lois des autres Nations, selon la situation de la

politique, selon notre caractère ; regardez avec soin, prononcez avec sagesse ; et puisqu’il est hors du pouvoir des hommes de fixer des circonstances que la Nature a rendues mobiles ; que la Loi qui émanera de vos conseils soit renouvelée tous les ans, afin qu’elle soit toujours conforme à notre plus grand bonheur. Alors un tel Administrateur, tantôt permettrait, tantôt défendrait absolument l’exportation des grains ; plus souvent peut-être il la modifierait de différentes manières, en limitant les lieux, les temps, les circonstances, et les quantités98 ». Plus que la politique du juste moyen, comme on pourrait qualifier la conduite de Necker, c’est le moyen qui dicte ici sa propre politique. Interventionnisme et libéralisme apparaissent de ce point de vue comme des catégories inadéquates ; des enjeux moins évidents sont mis au jour, qui ne concernent pas des projets théoriques fondamentaux, mais ce « comment faire » souvent marginal et peu réfléchi qui vient secourir tout dessein idéal de grande envergure. Pour saisir cet autre aspect du discours de Necker, il suffit de penser à l’argument essentiel opposé par Turgot aux dispositifs de police : la société ne peut tolérer ces précautions qui prétendent dicter à l’avance la vérité au marché, et discipliner les actions humaines sur la base d’un critère déjà assuré. Donc, si l’on considère les deux positions, le panorama des alliances et des rivalités idéologiques apparaît profondément modifié. Car c’est paradoxalement celui qui avait envoyé son ouvrage au contrôleur général et reçu en réponse la confirmation irritée de leur divergence d’opinions en matière économique99, à savoir Necker – traditionnellement considéré comme un anti-Turgot – qui finit par réfléchir avec les mêmes termes de pratique gouvernementale : il faut éviter la stratégie préventive des règles de police – car c’est d’elles qu’il s’agit, même si elles ne sont pas expressément évoquées –, stratégie qui garantit la continuité normative dans le commerce. Le critique de la police économique (Turgot) et le restaurateur d’un dirigisme pondéré (Necker) se

solidarisent dans le souverain anonymat de la technique. Les motivations et les finalités peuvent diverger, mais, si l’on observe le processus sous l’angle de son fonctionnement, ceci apparaît insignifiant : ce qui compte, c’est l’analogie dans la conception des modalités constitutives de l’ordre. Les écoles de pensée politicoéconomique qui semblent s’opposer convergent d’une manière surprenante dans leur manière de faire. La pensée, en définitive, n’est pas seulement le produit de la théorie, mais elle est inscrite depuis l’origine dans la pratique, comme le rappelle une célèbre thèse, aujourd’hui passée de mode100.

Condorcet ou de la précaution normale Que la technique soit une précieuse monnaie d’échange, Condorcet (1743-1794) en témoigne, lui qui est un véritable partisan des idées libérales et de la politique de Turgot. L’adhésion aux valeurs de la « dérégulation » se développe toutefois selon un processus différent, en allant jusqu’à recourir à une logique gouvernementale opposée à celle mise en place par l’insolite alliance Turgot-Necker. Lorsqu’il considère les vertus du libre commerce, Condorcet souligne sa capacité de garantir les besoins céréaliers sur tout le territoire national. Et il précise en outre une différence fondamentale : « Le commerce libre a un autre avantage non moins important : c’est qu’il n’attend point, pour agir, le moment du besoin, qu’il se prépare d’avance, qu’il est déjà prêt lorsque le besoin se déclare. L’expérience a prouvé qu’aucune mesure administrative ne peut remplacer, ne peut agir avec la même activité, la même économie, la même sûreté101. » Au-delà de l’option en faveur de la liberté de l’individu, le problème abordé par Condorcet concerne le caractère intempestif de l’intervention normative, son retard chronique sur les événements, son incapacité à les gérer en permanence, sinon sous la forme

intermittente du palliatif. Naturellement, pour Condorcet, cette capacité préventive de régulation est propre à la mesure économique, qui ne dérive pas d’une prescription juridique extérieure au processus de production et d’échange. Toutefois, ce qui est décisif, c’est la critique d’une intervention a posteriori de type anglo-saxon, traditionnellement appréciée par la pensée libérale et par Turgot in primis, qui voyait en elle des garanties supérieures pour la liberté individuelle et le bonheur de l’économie à celles permises par la minutieuse discipline préventive de la police française. Curieusement, dans le discours du libéral Condorcet, on trouve au contraire l’éloge de la précaution, c’est-à-dire d’une attitude réglementaire qui, étant moins confiante dans les capacités naturelles de l’homme de gagner le bien-être, vise à en guider la conduite du départ avant qu’il soit trop tard pour atteindre les buts envisagés. Du reste, Condorcet lui-même est très précis et explicite à l’égard des précautions de police. Comme principe général, il admet que la police consiste en « précautions nécessaires pour que le rapprochement des hommes ne nuise pas à leur sûreté commune ». Deux types de mesures préventives sont alors indispensables : Des précautions de vigilance, qui se bornent à conserver une force publique, toujours prête à prévenir les délits, à secourir celui qui reçoit un tort, à s’assurer de celui qui en est l’auteur, pour le forcer à réparer sa faute, ou pour le punir. Les autres sont des prohibitions que l’on croit propres à prévenir les dangers, à assurer la tranquillité. Ces prohibitions ne sont justes qu’autant que leur utilité est bien prouvée, et il serait peut-être difficile de trouver des exemples où elles fussent justes, soit dans toutes les circonstances, soit même seulement dans l’ordre commun de la société ; mais il y en a beaucoup qui le deviennent dans des circonstances particulières, comme les consignes à la porte des places menacées d’un siège, les règles établies pour faciliter l’entrée ou la sortie des lieux où l’on prévoit qu’il y aura une grande affluence, etc. On voit donc à la fois que les lois de police sont nécessaires, et que, tendant à gêner la liberté naturelle, il faut que la nécessité en soit bien prouvée, bien évidente, pour qu’elles puissent être justes102.

À la lumière de cet éclaircissement, il paraît difficile d’interpréter le texte sur la circulation des substances comme incitant la politique à abandonner les choses à leur cours, à renoncer à les gouverner. Il y a en réalité quelque chose de plus subtil qu’un désengagement gouvernemental à l’égard d’une stratégie normative tendant à endiguer préventivement les situations de crise. Durant des siècles, la mesure administrative de police avait assumé cette tâche à travers des disciplines globales qui, ponctuellement, se révélaient inefficaces et nécessitaient de continuelles dispositions réparatrices. Pour Condorcet, il y a une autre façon de programmer la gestion de la réalité, différente de ce domaine normatif mis en place autour de la police. Celle-ci, en effet, se révélait précaire parce que ses dispositifs étaient extérieurs aux événements. Le conflit entre un schéma d’ordre et son propre objet était donc inévitable et structurel. Loin de ressusciter un naturalisme naïf, le discours de Condorcet pose le problème du dépassement de cet écart entre norme et fait : quel genre de mesure, en effet, est capable de prévenir l’altérité par rapport à son propre dispositif, de manière, comme le pensait Rousseau, à substituer « insensiblement la force de l’habitude à celle de l’autorité » ? Si dans ce cas spécifique la réponse immédiate est le recours à la libre concurrence économique, d’une manière plus profonde et plus générale, l’enjeu est de nature purement instrumentale, et il investit le fonctionnement des mécanismes de gouvernement. Les différents protagonistes de ce débat autour de la police des grains finissent par toucher un point essentiel, une zone de purs moyens réglementaires qui restent insoumis à un projet théorique et politique précis. Esclaves sans maître, ces dispositifs sont dotés d’une vie relativement autonome par rapport aux sujets qui y ont recours. On peut toujours faire l’histoire de la police en cultivant l’illusion que l’enjeu réside dans l’opposition entre pouvoir et liberté. Mais, dès

qu’on se déplace du sommet des principes théoriques à la périphérie des modalités techniques, le cadre se trouble et l’interprétation libérale de l’histoire affiche toute son inadéquation critique.

1 En plus du déjà cité Le Pain, le peuple et le roi, on verra Les Ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Fayard, Paris, 1988. Pour une problématisation générale de l’économie depuis Montchrétien jusqu’à la Révolution, J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle…, op. cit., p. 63-95. 2 Rappelé par C. LARRÈRE, L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle, PUF, Paris, 1992, p. 221. 3 G. WEULERSSE, Le Mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), Alcan, Paris, 1910 ; La Physiocratie à la fin du règne de Louis XV (1770-1774), PUF, Paris, 1959 ; La Physiocratie sous le ministère de Turgot et de Necker (1774-1781), Imprimerie du Poitou, Poitiers, 1925 (nouv. éd. PUF, Paris, 1950) ; La Physiocratie à l’aube de la Révolution (1781-1792), Éd. de l’EHESS, Paris, 1985. 4 S. L. KAPLAN, Le Pain, op. cit., p. 92. Sur la physiocratie on lira en outre E. FOXGENOVESE, The Origins of Physiocracy, Cornell University Press, Ithaca, Londres, 1976. 5 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration, Estienne, Londres-Paris, 1775, p. 51. 6 F. QUESNAY, « Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole », dans Œuvres économiques et philosophiques, Baer, Francfort/Main, 1888, p. 331. 7 Cf. et sq. MEYSSONNIER, La Balance et l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIesiècle, Éd. de la Passion, Paris, 1989, p. 35 et sq. 8 F. QUESNAY, « Maximes… », art. cit., p. 336. 9 Ibid., p. 343. Sur la métaphore médicale appliquée à l’État, voir supra ch. 1, § 4. 10 F. QUESNAY, « Le droit naturel » (1765), dans François Quesnay et la physiocratie, 2 vol., INED, Paris, 1958, II, p. 734. 11 Ibid., p. 741. 12 Ibid., p. 740. 13 F. QUESNAY, « Évidence » (1756), dans François Quesnay et la physiocratie, op. cit., II, p. 398. 14 Ibid., p. 405. 15 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages de la liberté…, op. cit. Sur le parallélisme entre pain et librairie, R. CHARTIER, Les Origines culturelles de la Révolution française, Seuil, Paris, 1990, p. 58 et sq. Sur la circulation comme forme de l’ordre policier, H. L’HEUILLET, Basse politique, haute police, Fayard, Paris, 2001, p. 161. 16 Ch. COQUELIN et GUILLAUMIN (dir.), Dictionnaire de l’économie politique, Librairie de Guillaumin, Paris, 1864, I, p. 365.

17 « Elle a pour objet propre et immédiat le logement, la régularité des édifices ; l’étendue, l’alignement, la liberté et la commodité des rues, des places publiques et des grands chemins ; et pour objet plus éloigné, mais bien plus considérable, la facilité du commerce et la correspondance des Citoyens entre eux et leurs Voisins, et avec les Étrangers ; la Religion en ce qui regarde les Temples et les Églises consacrées au culte divin ; la santé, l’abondance des provisions nécessaires pour le soutien, et pour les agréments de la vie ; la commodité et la diligence des Postes, des Voitures publiques, et de la marche des Armées », Traité de la police, op. cit., IV, p. 1. 18 F. B. DE FELICE, Code de l’humanité, ou la législation universelle, naturelle, civile et politique, Yverdon, De Felice, 1788, III, « Circulation », p. 35-36. Selon l’Encyclopédie (III, p. 467 et sq.), en revanche, la circulation, qui est « tout mouvement périodique ou non, qui ne se fait point en ligne droite », désigne seulement un processus physiologique et chimique, non économique. 19 J. B. SAY, Epitome, « Circulation », dans Ch. COQUELIN etV.-G. GUILLAUMIN (dir.), Dictionnaire de l’économie politique, op. cit., I, p. 364. 20 F. QUESNAY, « Grains », article pour l’Encyclopédie (1757), dans François Quesnay et la physiocratie, op. cit., II, p. 504. 21 Ibid., p. 503. 22 En latin la même opération est définie par une expression qui rappelle le lien sémantique entre police et polis : ad urbanitatem informare. Cf. J. F. BARON de BIELFELD, Institutions politiques (1759-1762), Bassompierre, Leide, 1767, I, p. 69. Ce n’est pas là sa seule signification : la nature polysémique du terme est démontrée par les différents groupes sémantiques où un dictionnaire du XVIIIe siècle place ses synonymes : « unir, égaler, raboter – civiliser, policer – former à la politesse – corriger, limer, rendre exact ». Dictionnaire de synonymes françois, Saillant, Paris, 1767, p. 404. 23 Cf. G. SCHELLE, « Vie de Turgot », dans Œuvres de Turgot et documents le concernant, 5 vol., éd. par G. Schelle, Alcan, Paris, 1913, I, p. 29. À ce sujet, F. BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, 2 vol., II : Les jeux de l’échange, A. Colin, Paris, 1979, p. 11. 24 TURGOT, Œuvres de Turgot et documents le concernant, op. cit., I, p. 327. 25 Ibid., p. 328. 26 Cf. l’intervention de Barbaroux lors de la séance du 8 décembre an I (1792) consacrée au problème des subsistances, Le Moniteur universel, 1789-1799, 31 vol., réimpr. Plon, Paris, 1840-1845, XIV, p. 695. 27 TURGOT, Œuvres…, op. cit., II, p. 471. 28 Ibid. Sur l’urbanisme de Turgot intendant du Limousin, J.-L. HAROUEL, « L’œuvre urbanistique de Turgot », dans C. BORDES et J. MORANGES (dir.), Turgot économiste et administrateur, PUF, Limoges, 1982, p. 251-262. 29 J. DOMAT, Le Droit public, op. cit., IV, liv. I, tit. VII, sect. III, § 2. 30 F. BRAUDEL, Les Jeux de l’échange, op. cit., p. 12. Sur la « crise de la visibilité » des marchés, cf. C. LARRÈRE, L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle, op. cit., p. 228.

31 « Remontrance sur l’édit supprimant les jurandes et les communautés d’arts et métiers et sur divers autres projets de loi », 2-4 mars 1776, dans Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, op. cit., III, p. 300. 32 Ibid., p. 306. 33 Dans le sens de division du sol et des biens, selon deux des significations rattachées au terme nomos. C. SCHMITT, Le Nomos de la terre, PUF, Paris, 2001, p. 70-83 et « Nehmen, Teilen, Weiden », dans Verfassungsrechtliche Aufsätze aus den Jahren 1924-1954, Duncker & Humblot, Berlin, 1958, p. 489-504. 34 J.-C. PERROT, Genèse d’une ville moderne. Caen au XVIIIe siècle, 2 vol., Mouton et EHESS, La Haye et Paris, 1975, I, p. 12. 35 Sur la notion de justum pretium, J. W. BALDWIN, The Medieval Theories of the Just Price. Romanists, Canonists and Theologians in the Twelfth and Thirteenth Centuries, American Philosophical Society, Philadelphie, 1959. 36 Remontrances…, op. cit., III, p. 8. 37 TURGOT, Circulaire, op. cit., p. 475. 38 C’est le double passage des marchés isolés à une économie de marché et des marchés régulés au marché autorégulateur décrit par K. POLANYI, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983, p. 87 et sq. 39 M. FOUCAULT, Naissance de la biopolitique, cours au Collège de France du 17 janvier 1979, prochainement publié par M. Senellart. 40 Jombert, Amsterdam-Paris, 1776, p. 37-38. 41 S. L. KAPLAN, Les Ventres de Paris, op. cit., p. 16 et sq. 42 Ibid., p. 23. 43 P. VEYNE, « L’histoire conceptualisante », art. cit., p. 62. 44 Dans cette perspective, M. DINGES, « Michel Foucault, Justizphantasien und die Macht », dans A. BLAUERT et G. SCHWERHOFF (dir.), Mit den Waffen der Justiz. Zur Kriminalitätgeschischte des späten Mittelalters und der Frühen Neuzeit, Fischer, Francfort/Main, 1993, p. 189-212. Cf. également A. FARGE, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Gallimard, Paris, 1992, p. 194 et sq. ; D. ROCHE, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle, Fayard, Paris, 1998, p. 369-377. 45 N. DES ESSARTS, Tableau de la police de la ville de Londres, Desessarts, Paris, an IX (1801), p. 11-12. 46 Circulaire aux officiers, op. cit., II, p. 473. 47 Fragments, op. cit., I, p. 330. Comme on le sait, l’attaque contre les prétentions totalisantes des législateurs est un motif récurrent chez Rousseau. Cf. J.-J. ROUSSEAU, « Des lois », Fragments politiques, dans Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1964, III, p. 493. 48 Pour ce qui est de la suppression des corvées, prestations de travail forcé gratuites ou rémunérées pour la construction et l’entretien des routes, dans le projet d’édit de février 1766, Turgot entend les remplacer par une contribution en argent, à la charge des propriétaires terriens, y compris le clergé. Les objectifs de la réforme, dont le marché aurait tiré bénéfice, étaient de restituer les cultivateurs à leur fonction productive, en favorisant

ainsi de meilleures récoltes, et de perfectionner en même temps le système de transport de la marchandise dans tout le royaume. Cf. Œuvres, op. cit., V, p. 147-154 ; pour l’édit, ISAMBERT, XXIII, p. 358 et sq. La taille, en revanche, était à l’origine une imposition par laquelle le roi finançait des milices, dispensant les nobles et leurs vassaux du service militaire. À partir du XVIIe siècle, on rétablit l’obligation du service, qui pesa presque exclusivement sur les paysans. Cette situation vexatoire alimenta les stratagèmes afin d’éviter le service, et l’on parvint au paradoxe de récompenser ceux qui étaient les plus aisés. 49 Circulaire, op. cit., p. 474. 50 Le paternalisme de Turgot est très subtil car il ne cède pas à la tentation démagogique : « Lors même qu’on croit devoir quelques ménagements aux préjugés du peuple, il ne faut jamais lui donner lieu d’imaginer qu’on les adopte, et encore moins qu’on y cède par un motif de crainte ou de faiblesse », ibid., p. 475. 51 Cf. J. BENTHAM, « Vue générale d’un corps complet de législation », dans Œuvres, éd. par É. Dumont, 3 vol., Hauman, Bruxelles, 1829-1830, I, p. 321-322 ; voir également « Traités de législation civile et pénale. Principes du code pénal », ibid., I, p. 127. 52 C. J. HERBERT, Essai sur la police générale des grains, Berlin, 1755, p. 8. 53 Ibid., p. 20-21. 54 L’histoire des interventions législatives dans ce domaine est des plus mouvementées. Le régime restrictif en vigueur jusqu’à la déclaration de 1763, avant d’être à nouveau supprimé par Turgot en 1774 (voir infra), fut réintroduit par un arrêt du 23 décembre 1770. Le contrôle gouvernemental fut particulièrement tenace sous la Terreur (loi du 4 mai 1793, 9 et 17 août 1793, 10 septembre 1793), il s’assouplit après Thermidor pour arriver à la loi du 21 Prairial an V (9 juin 1798) qui rétablit la liberté. Après quelques dérogations momentanées en 1812 (4 et 8 mai), aucune ingérence publique ne s’est vérifiée dans le secteur. 55 Cf. la « Déclaration portant permission de faire circuler les grains » du 25 mai 1763 et l’« Édit concernant la liberté de la sortie et de l’entrée des grains dans le royaume » du juillet 1764. J. PEUCHET, Collections…, op. cit., VII, p. 222 et 319. 56 Cf. S. L. KAPLAN, Le Pain, op. cit., p. 127 et sq. 57 Remontrances…, op. cit., III, p. 5. 58 Ibid., p. 13. 59 Ibid., p. 14. 60 Ibid., p. 36. 61 Cf. J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle…, op. cit., p. 333-354. 62 S. CLIQUOT DE BLERVACHE, Mémoire sur les corps de métiers, La Haye, 1758, p. 61-62. 63 « Déclaration portant suppression de tous droits établis à Paris sur les blés, farine, pois, riz, etc. », ISAMBERT, XXIII, p. 323. 64 Foucault observe à cet égard : « Comme Kant dit à l’homme qu’il ne peut pas connaître la totalité du monde, l’économie politique avait dit au souverain qu’il ne peut pas connaître la totalité du processus économique. Il n’y a pas de souverain économique. » Cf. Naissance de la biopolitique, op. cit., cours du 28 mars 1979.

65 La première édition du Tableau de Quesnay date de 1758 (Versailles, manuscrit), la Table de Dupont paraît en revanche à Karlsruhe en 1775. 66 Sur ces points, cf. D. FIOROT, La Filosofia politica dei fisiocrati, Cedam, Padue, 1954, p. 101 et sq. 67 Gournay et son groupe (Bûtel-Dumont, Cliquot de Blervache, Danguel, Forbonnais et Turgot lui-même) s’occupèrent surtout de commerce, en identifiant à ce terme l’essence de l’économie. Sur leur conception équilibrée entre industrie et agriculture, laisser-faire et interventionnisme, cf. A. MURPHY, « Le développement des idées économiques en France (1750-1756) », RHMC, XXXIII, oct.-déc. 1986, p. 521-541. 68 Lettre à Dupont du 25 mars 1774, Œuvres, op. cit., IV, p. 663. 69 Voir en particulier un ouvrage comme L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Londres-Paris, 1767 de MERCIER DE LA RIVIÈRE, dans lequel on conteste fermement toute hypothèse d’égalité naturelle, démentie par la célèbre loi de l’évidence, d’où l’on tirait aussi l’inégalité du droit de propriété et l’unicité du pouvoir politique. Voir à ce sujet, F. DIAZ, Filosofia e politica nel Settecento francese, Einaudi, Turin, 1962, p. 30. 70 N. BAUDEAU, Première Introduction à la philosophie économique, Didot, Paris, 1771, p. 30. 71 Ibid., p. 424. 72 B. DE BIELFELD, Institutions politiques, op. cit., I, p. 68. 73 Sur le rapport entre le secret et la science de la police à l’époque libérale, A. DEWERPE, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Gallimard, Paris, 1994, p. 84 et sq. Sur les différentes formes de représentation policière pendant les XIXe et XXe siècles, J.-M. BERLIER, « Images de policiers : deux siècles de fantasmes ? », Jahrbuch für Europäische Verwaltungsgeschichte (JEV), 6, 1994, p. 125-148. 74 Sur le concept de problématisation, M. FOUCAULT, L’Usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p. 17-18. 75 J. MICHELET, Histoire de France, 19 vol., Bonnot, Paris, 1979, XIX, p. 188. 76 Cf. le témoignage de Véri dans le journal du 15 septembre 1774, dans Journal de l’abbé de Véri, par J. de Witte, 2 vol., Tallandier, Paris, 1928-1930, I, p. 201. 77 ISAMBERT, XXIII, p. 31. Cf. aussi TURGOT, Œuvres, op. cit., IV, p. 201 et sq. 78 F. GALIANI, Dialogues sur le commerce de blés, Londres, 1770, réimpr. Fayard, Paris, 1984, p. 20. 79 Cf. S. L. KAPLAN, Le Pain, op. cit., p. 128. 80 La guerre des farines se réfère à des émeutes qui, à la suite de la hausse du prix du pain, durant tout le mois de mai et une bonne partie de juin 1775, ont perturbé surtout Paris et Versailles, avec des pillages répétés dans les marchés et des attaques le long des routes. Sur cet événement, R. DARNTON, « Le lieutenant de police J.-P. Lenoir, la guerre des farines et l’approvisionnement de Paris à la veille de la Révolution », RHMC, t. XVI, 1969, p. 611-624. 81 Rapporté dans TURGOT, Œuvres, op. cit., IV, p. 451. 82 Cf. le jugement exprimé sur l’ouvrage de Mercier de La Rivière, L’Intérêt général de l’État, dans lequel on reproche à l’auteur « trop de facilités à convenir avec le commissaire Lamare de la réalité des prétendues disettes factices produites par l’accord des marchands ». Lettre à

Dupont ➛ du 20 février 1770, dans Œuvres, III, p. 379. Sur le caractère factice de la disette de 1660 à 1662, ➛ attribuée par Delamare aux manœuvres des accapareurs, P. CLÉMENT, La Police sous Louis XIV, Paris 1866, réimpr. Mégariotis, Genève, 1978, p. 249. Sur la disette comme instrument de lutte politique, et sq. L. KAPLAN, Le Complot de famine : histoire d’une rumeur au XVIIIe siècle, A. Colin, Paris, 1982, p. 13 et sq. 83 ISAMBERT, XXIII, p. 31-32. 84 A. F. PROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence et des arrêts, op. cit., I, v. « Abondance », p. 157. 85 « Lettre à l’abbé… sur la liberté du commerce des grains », dans Œuvres, IV, p. 225. 86 TURGOT, « Circulaire notifiant l’Arrêt du Conseil aux Intendants », 19 septembre 1774, dans Œuvres, op. cit., IV, p. 212. Turgot rappelle qu’en cas de hausse des prix, le roi pourvoira aux besoins des pauvres « par toute autre voie que par celle des approvisionnements faits en son nom et pour son compte », c’est-à-dire en favorisant la capacité de gain de la population et en récompensant ces commerçants qui auraient vendu le grain importé même dans les lieux les plus périphériques (ibid., p. 214). Sur le même sujet, v. le « Mémoire » au Roi sur les ateliers de charité à ouvrir à Paris datant du 27 avril 1775 (ibid., p. 500-503) ainsi que les lettres à l’Intendant de Caen de novembre et décembre 1775 (ibid., p. 519). 87 Institutions politiques, op. cit., I, p. 244. 88 À ce sujet, M. FONTIUS, B. HENSCHEL, « Turgots Konzeption eines Aufklärungskatechismus. Zu einer vergessenen Korrespondenz mit demAbbé Millot, 17611773 », dans Beiträge zur romanischen Philologie, 21, 1982, p. 205-232. 89 ISAMBERT, XXIII, p. 32. 90 Ibid., p. 318. 91 Œuvres, V, p. 154 et 155. Le thème de la réelle efficacité de ces règlements et, plus généralement, de l’énorme quantité d’ordonnances de police émises dans les États modernes, est au centre du débat historiographique sur ce qu’on appelle, à l’instar de G. Oestreich, la Sozialdisziplinierung. Pour une mise au point générale de la controverse, M. STOLLEIS, « Was bedeutet‚ Normdurchsetzung’bei Policeyordnungen der frühen Neuzeit ? », dans R. HELMHOLTZ (dir.), Grundlagen des Rechts, Schöningh, Paderborn, 2000, p. 739-757. 92 « Arrêt du Conseil cassant les ordonnances des officiers de police de La Rochelle », 7 avril 1775. Œuvres, op. cit., IV, p. 398. 93 Ibid., V, p. 157. 94 Op. cit., p. 324-325. 95 A. GOUDAR, Les Intérêts de la France mal entendus dans les branches de l’agriculture, de la population, des finances, 3 vol., Cœur, Amsterdam, 1756, II, p. 337. Cf. aussi L. P. ABEILLE, Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, Marseille, 1763, qui reprend le motif de la chimère à propos de la disette, une invention elle aussi produite par la police (p. 4). Làdessus M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France du 18 janvier 1978, prochainement publié par M. Senellart. 96 Mémoire de M. Necker au roi sur l’établissement des administrations provinciales, et sq. l., 1785, p. 5-6. Cf. J. EGRET, Necker ministre de Louis XVI 1776-1790, Champion, Paris, 1975,

p. 129. 97 C’est le cas de F. VENTURI, Settecento riformatore, 7 vol., Einaudi, Turin, 1969-1990, IV*, p. 342-343. 98 J. NECKER, Sur la législation et le commerce des grains, 2 vol., Pissot, Paris, 1775, II, p. 6869. 99 Cf. TURGOT, Œuvres, op. cit., IV, p. 412. 100 K. MARX, « Ad Feuerbach », première thèse, dans Œuvres, III (Philosophie), Gallimard, Paris, 1982, p. 1029. 101 « Sur la liberté de la circulation des substances », dans Œuvres, op. cit., X, p. 362. 102 « Essai sur la Constitution et les Fonctions des Assemblées provinciales », dans Œuvres, op. cit., VIII, p. 512 et 514.

3

La police et le travail

Les mesures promues par Turgot sur la libéralisation totale du commerce des grains dans le royaume font pendant à celles qui entendent abolir les corporations et les jurandes, autrement dit les groupements économiques de droit semi-public qui, avec la permission du Roi, soumettaient leurs membres à une discipline collective pour l’exercice de leur profession1. L’édit qui supprime les jurandes (février 1776) inaugure une politique dans le domaine associatif qui sera complétée par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791. La matière constitue probablement le noyau le plus ancien de la police, si l’on pense à un document médiéval comme Le Livre des métiers du prévôt de Paris, Boileau. Il suffit de considérer le grand nombre de sentences émises par la juridiction du lieutenant parisien en matière de communautés pour comprendre l’importance cruciale du secteur. Voici comment, de la description d’un manuel de procédure de l’époque, ressort la convergence de pouvoir entre police et corps : Dans toutes les Communautés d’Arts et Métiers de Paris, les Maîtres, Gardes, Syndics et Jurés desdites Communautés, qui savent quelques contraventions de la part des Particuliers, aux Statuts de ladite Communauté, peuvent se transporter, avec un Huissier et un Commissaire, chez les Particuliers en contravention et saisir les effets et marchandises de la profession qui se trouve dans le cas de la contravention ; mais il faut préalablement présenter Requête à Monsieur le Lieutenant général de Police, pour avoir permission de se transporter, avec un Commissaire, chez les Chambrelans, Ouvriers sans qualité ou autres

contrevenants aux Statuts et Règlements de la Profession ou Communauté de ce dont il s’agit, à l’effet de saisir lesdits contrevenants et gens sans qualité, ou les marchandises prohibées, etc. Quand cette saisie est faite, l’Huissier assigne le Particulier qu’on a saisi en contravention, à la Chambre de Monsieur le Procureur du Roi, pour voir déclarer la saisie valable. […] Trois jours francs après cette assignation, si le Défenseur ne met pas Procureur, on prend un avis par défaut à la Chambre de Monsieur le Procureur du Roi, où on dresse la minute, que l’on donne au Greffier. […] S’il y a procureur en cause, on signifie un avenir, et on plaide contradictoirement. […] Ensuite de ce, on lève l’avis que l’on signifie à la Police. […] Le défenseur fournit des défenses telles qu’il convient, et forme sa demande incidente ou contraire, à ce que l’avis soit infirmé, et en conséquence que main levée pure et simple lui soit faite des choses saisies, avec dépens, dommages et intérêts. Quand les parties ont instruit l’affaire, on communique de la cause à un de Messieurs les Gens du Roi qui se trouve de mois à la Police ; on charge un Avocat de la cause ; et sur les conclusions de Messieurs les Gens du Roi, Monsieur le Lieutenant de Police confirme ou infirme l’avis2.

Toucher aux corporations signifie alors affaiblir un autre rouage du dispositif policier classique.

« Quelle police pouvait être plus douce que celle des jurandes3 ? » Dans l’Ancien Régime les professions étaient divisées en trois classes : 1) les communautés autorisées par lettres patentes enregistrées dans les cours et qui formaient les corps de jurande ; 2) les communautés dont les statuts et règlements émanaient des juges de police ou des seigneurs – celles-ci étaient soumises à toutes les formalités de l’apprentissage et de la maîtrise, sans avoir cependant aucune existence légale, faute de lettre patente ou de statut dûment homologué ; 3) un nombre très limité de professions libres, sans aucun titre d’établissement ou statut, et qui s’exerçaient sans apprentissage ni maîtrise. Leur légitimité découlait en général d’une sentence de police. Par l’édit de mars 16734, toutefois, ce régime s’unifie : toute activité commerciale est codifiée en jurande, aucune dérogation de fait (c’était surtout le cas de Paris) n’est tolérée. Dans la

pratique, toutefois, Colbert a laissé subsister nombre de lieux privilégiés, dans lesquels tant la surveillance du lieutenant de police que les visites des jurés restaient assez hypothétiques5. Mais c’est une autre histoire. En incitant le roi à intervenir dans ce domaine, Turgot démontrait encore une fois combien ses vues économiques étaient plus larges et organiques que celles des physiocrates, peu sensibles aux raisons des commerçants. Afin de permettre à ceux-ci de se développer dans un régime de libre concurrence, il était nécessaire de casser ce bloc de pouvoir intermédiaire représenté par les corporations des métiers qui, agissant dans un cadre de monopole total, conditionnaient le régime des prix ne correspondant souvent pas à la véritable valeur de la marchandise6. Le lien avec la question des grains est évident, tout comme est très claire la coïncidence d’intérêts entre le pouvoir policier et celui des jurandes, tous deux enclins à gérer l’activité industrielle et artisanale de la manière la plus stable possible7. Il faut pour cette raison nourrir quelques réserves sur la volonté véritable de la police de réprimer toute concentration monopoliste. Bien que le Droit public de Domat ait placé les « monopoles » au premier rang des contraventions aux règlements de police8, conférant ainsi une place exemplaire à cette infraction à l’ordre public, dans la pratique, le principe était en partie démenti par la complicité des policiers avec les exigences des corporations, dont chacune était naturellement portée à imposer le prix de son bien de vente. Si la pratique altère souvent les schémas d’identification énoncés par le discours savant, il n’en reste pas moins que le mécanisme infradisciplinaire des corporations constituait pour la police un exercice délégué de contrôle, dans la certitude rassurante que des organismes si rigoureux et puissants détiennent cette connaissance capillaire du marché sur laquelle se basait la planification publique. Avec la manie du détail qui caractérise la police, la corporation était un instrument adéquat, en principe, au contrôle de l’activité productive, mais aussi à la

surveillance des individus, comme garantie d’une stratification qui, depuis le sommet souverain, descend jusqu’à la base de la pyramide sociale. Le Parlement parisien décrit parfaitement cette alliance gouvernementale, lorsqu’il perçoit le danger de son éventuel démantèlement dans une remontrance du 2-4 mars 1776 : « La police n’a que deux moyens entre les mains : la force dont elle ne peut user que quand elle est nécessaire, la terreur qu’imprime sa vigilance, et c’est par elle qu’elle règne, sans qu’on le sente. Noyée dans les détails d’une ville aussi vaste que Paris, elle se repose sur l’autorité intermédiaire d’une multitude de répondants domestiques dont le pouvoir est plus étendu que le sien, parce qu’ils surveillent immédiatement et qu’ils commandent par l’exemple9. » Les motivations de la cour, comme on le voit, correspondent à une vision organique de la société, pour laquelle chaque partie contribue à garantir la permanence inamovible de l’institution monarchique, dont l’une des lois fondamentales, du reste, est ce droit de remontrance qui appartient aux parlements10. Dans ce sens, le Parlement pouvait soutenir une thèse antigénéalogique afin de définir les corporations en les soustrayant au danger de relativisation : « On a cherché les corporations dans leur origine, quand il fallait les chercher dans la nature11. » Les jurandes n’ont pas une histoire qui leur est propre, intelligible en tant que telle, mais elles sont les maillons d’un ordre déjà donné qui se différencie en des niveaux hiérarchiques internes. Chaque organisme intermédiaire reproduit la loi fondamentale de l’ensemble12. C’est ainsi que se légitimaient les corporations, avec les mêmes arguments que ceux employés à cette époque pour dire que l’on ne pouvait renoncer à l’esclavage13. Il est certain, toutefois, qu’au-delà des explications théoriques générales, un élément pratique était surtout à la base de la consolidation des communautés de métier : celles-ci représentaient une source de rentrée financière pour la monarchie qui, au moment

où elle légalisait leur constitution, imposait des tributs pour ce privilège. À partir de l’édit d’Henri III de décembre 1581 et de celui d’Henri IV d’avril 1597, afin de justifier ces profits, on avait entretenu l’illusion que les corporations étaient réellement utiles. Mais lorsqu’une mesure de mars 1767 confirma la validité des précédents édits et, en même temps qu’un arrêt du conseil du 30 octobre, imposa aux professions non constituées en jurandes, une taxe pour la délivrance des brevets de maîtrise14, le Parlement de Paris opposa ses remontrances. Sous le prétexte de soumettre à l’inspection policière des professions jusqu’alors exemptées, la cour dénonça le but uniquement fiscal de l’opération : « La taxe n’a aucun rapport avec la police ; elle n’est point nécessaire pour soumettre les sujets exerçant ces professions à l’inspection des magistrats, et on ne pourrait étendre à une taxe qui n’a été ni annoncée, ni indiquée dans la loi un enregistrement ordonné sur un autre motif et pour un autre objet nommément exprimés15. » L’argumentation de droit strict distinguait le régime fiscal de celui de la police et, dans la condamnation de l’arbitraire de l’un, on se gardait bien d’associer le pouvoir de l’autre. Néanmoins, il était inévitable qu’en substance, la logique du contrôle sur les professions fût remise en discussion. Et dans l’affirmation de la nécessité de protéger la liberté de l’industrie, le Parlement finit par admettre non seulement le caractère insupportable des taxes, mais aussi l’inutilité des procédures formelles qui alourdissaient les tâches de cette même police : « Les précautions prescrites par les anciennes lois, sont depuis longtemps reconnues inutiles pour la police et nuisibles pour le bien public. La réception du serment par les juges de police n’est pas nécessaire pour les mettre en état de porter leur inspection sur la conduite des sujets exerçant des professions libres16. » C’est pourquoi, au moment où le Parlement réaffirmait la nécessité que dans ce domaine existât la surveillance policière, il préconisait tout autant un interventionnisme plus modéré, assurément pas aussi

intransigeant que dans le cas des grains. Ceci n’empêche pas que les remontrances parlementaires découlant de la suppression des jurandes réemploient une argumentation déjà amplement utilisée dans la défense des institutions anciennes : il faut craindre que la confusion l’emporte sur le bon ordre des lois sages et anciennes, et qu’« à une police vigilante et active » se substitue « une police imparfaite dans son ensemble et impuissante dans ses moyens17 ». Ceci prouve à nouveau combien, en matière d’économie, les positions assumées par les différents agents institutionnels et sociaux sont souvent mobiles, tactiquement changeantes. Si l’attitude du Parlement s’est, par tradition, identifiée à la défense d’une politique dirigiste, et a été principalement traitée par l’historiographie sous cet angle, il ne faut pas négliger ces épisodes concrets, non moins significatifs, lors desquels émergent des orientations différentes. Le schéma de lecture qui répartit les positions selon l’adhésion à des valeurs générales – liberté contre dirigisme, économie contre droit, propriété foncière contre activité manufacturière, etc. – ignore l’autonomie du cas spécifique. Chaque cas est susceptible d’entrer dans une trame discursive plus vaste, formée par des contributions hétérogènes. Et comme nous préférons analyser ici, à travers le discours, des opérations concrètes plutôt que des unités d’ordre doctrinal, des actions plutôt que des intentions, il nous faut constater, dans certaines circonstances, une véritable complicité entre les remontrances parlementaires et le mouvement critique qui s’interroge à plusieurs égards sur la fonction du pouvoir policier. C’est-à-dire, entre des discours manifestement opposés18. Deux enjeux essentiels ressortent de l’énième heurt entre Couronne et Parlement. D’abord, la prétention de celui-ci à garder le monopole juridictionnel et politique sur l’ordre corporatif. Le procureur général Joly de Fleury, dans une lettre du 23 juillet au contrôleur général Boullongne, revendique ce droit sans aucune forme de compromis : « Les communautés forment des corps dans

l’État, elles ne peuvent être érigées dans le Royaume sans Lettres patentes registrées au Parlement, mais dès qu’elles sont une fois établies, la connaissance de tout ce qui concerne la Police générale des Communautés appartient au Parlement. Elles sont sous l’autorité du Parlement, c’est à lui à veiller à leur conservation et à prévenir tout ce qui tend à leur destruction19. » L’autre question de fond concerne la manière de concevoir le travail. « La faculté d’exercer leur métier appartient déjà à ces artisans – stigmatisait la cour de justice parisienne en 1768 – et cependant on veut la leur faire acheter20. » L’édit de 1767 réaffirme en effet que le droit de travailler dérive de l’autonomie souveraine, et n’adhère pas naturellement à la faculté de l’homme. Turgot, admirateur convaincu de Locke, doit nécessairement rejeter cette « concession » de la politique à l’individu, et il s’aligne sur la vision exprimée quelques années auparavant par le Parlement. Le préambule de l’édit « portant suppression des jurandes et communautés de commerce, arts et métiers » (février 1776) ne manque pas de souligner, avec l’habituel esprit pédagogique, que « Dieu en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait, du droit de travailler, la propriété de tout homme ; et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes21 ». Chaque élément de médiation entre faculté et usage, entre puissance et acte apparaît pour cette raison illégitime. Le travail, pour être pris en compte, ne nécessite pas l’action d’un « tiers » (la police) qui l’inscrit dans des références communes, qui le socialise. Il est en revanche la condition unique et nécessaire dont chacun dispose pour se réaliser comme sujet, comme propriétaire et comme auteur. Sur la base de tels principes, ceux qui agitent l’argument du contrôle rigide sur les professions comme garantie de la qualité du travail retombent, selon Turgot, dans la démagogie. En effet, dans ce secteur également, l’action de la police est « illusoire » car elle ne parvient pas à protéger le citoyen de

contrefaçons pour lesquelles aucun maître ou artisan, soutenu par la solidarité corporative, n’est jamais responsable. Il est donc compréhensible que les plus grandes résistances au démantèlement des communautés viennent précisément du milieu des juristes qui tire d’importants profits du contentieux judiciaire auquel s’expose souvent l’activité des associations de métier. Une fois encore, en définitive, l’innocent devenir des choses a l’avantage sur l’ordre virtuel de la police.

Mutations du système de contrôle policier Pour cet ensemble de raisons générales, et pour une raison plus conjoncturelle – faciliter l’accès de la main-d’œuvre anglaise, privée du débouché colonial américain – Turgot invite le monarque à supprimer les jurandes et cet arsenal de statuts injustement devenus une sorte de droit commun22. Le rôle de la police est inévitablement impliqué dans cette réforme. Il existe, en effet, des professions « dont l’exercice peut donner lieu à des abus, qui intéressent ou la foi publique, ou la police générale de l’État, ou même la sûreté et la vie des hommes : ces professions exigent une surveillance et des précautions particulières de la part de l’autorité publique. Telles sont les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie, de l’imprimerie ». Dans ces secteurs particuliers à divers titres, le contrôle corporatif ne peut être éliminé, sinon après une réglementation alternative qui assure l’intérêt général. C’est pourquoi avec l’opportune distinction entre les choses qui, dans le libéralisme averti de Turgot, ne peuvent être toutes rassemblées sous l’étiquette neutre de « marchandises », se dessine un modèle de police gardienne plus que souveraine : « En assurant au commerce et à l’industrie l’entière liberté et la pleine concurrence dont ils doivent jouir, nous prendrons les mesures que la conservation de l’ordre public exige, afin que ceux qui pratiquent les différents négoces, arts et métiers, soient connus, et constitués en

même temps sous la protection et la discipline de la police23. » De cette manière, Turgot prend ses distances avec les réformateurs les plus radicaux, non disposés à tolérer, à travers le système corporatif, les inspections publiques contre les fraudes commerciales introduites par Colbert24. Pour Cliquot de Blervache, inspecteur général des manufactures et du commerce, les règlements qui suspectent a priori la mauvaise foi du commerçant, ignorent ce régime de la libre concurrence qui prend en compte un tel danger : en effet, aucun producteur et commerçant n’a intérêt à fournir de marchandise de mauvaise qualité. Pour cette raison, une intervention normative n’apparaît pas nécessaire : « Il faut qu’on ait conçu une bien fausse idée des ressorts qui soutiennent le Commerce, si on n’est pas persuadé que la bonne foi en est l’âme, la base et l’agent le plus actif25. » La préoccupation de Turgot, en revanche, n’est pas de garantir l’intangibilité d’un principe qui ne distingue pas d’objet et de situations, mais de retranscrire les agencements gouvernementaux sur des bases concrètes. D’autre part, les exceptions prévues dans le démantèlement corporatif ne tranquillisent pas les communautés concernées : même les représentants de ces activités importantes pour l’ordre public, pour lesquels a été confirmée l’exigence du contrôle, refusent comme hypothèse pratique le rapport immédiat policeindividu : « Que pourrait-on substituer à la vigilance des Jurés ? L’œil perçant de la Police ? – se demandent les maîtres graveurs parisiens face au spectre d’une libre concurrence – où la Police trouvera-t-elle assez d’yeux pour éclairer les travaux de tous ces ateliers ?26. » Tout ceci démontre le caractère composite des prétentions qui finissent par impliquer la fonction même de la police : après avoir été complice dans la gestion d’un pouvoir économique et social, l’institution se voit maintenant reconnaître des prérogatives moins étendues, mais exclusives. C’est dans une telle direction que la réforme est souhaitée par le président des requêtes au parlement de Rouen, un « abolitionniste » fervent mais averti qui, un an avant

l’édit de Turgot, considère la police comme la seule autorité habilitée à contrôler l’activité du commerce et de l’industrie. Ainsi, « les communautés sont réduites à des simples associations formées sous les yeux de la Police. Elles demeurent donc immédiatement soumises à l’inspection de la loi27 ». En insistant sur la compétition entre police et corps, l’objectif de l’auteur est de détruire le pouvoir fondé au contraire sur l’implication réciproque. Vigilance sur la qualité de sa marchandise et garantie de liberté pour le travail : c’est ceci que demande le commerce à une police enfin affranchie de complicité d’intérêt avec les sujets économiques.

Un « communautarisme » garanti par le sol et un nouvel ordre public du travail Un détail logistique significatif, introduit par l’édit de février 1776, mérite d’être signalé : les commerçants et les artisans sont tenus de se déclarer au lieutenant de police, lequel devra seulement se limiter à les enregistrer et à les classer par quartier, et non par profession. Il en résulte que dans le domaine de la production et de la distribution des biens, la police devra en priorité exercer un contrôle sur la forme plutôt que sur les contenus de l’action. D’où la nécessité de déplacer l’attention sur les individus en tant que tels, et non plus en tant que membres d’organisations collectives, lesquelles masquent la relation de responsabilité entre individus et autorités politiques, telle que la préconise Turgot28. L’inscription territoriale n’est donc plus seulement un instrument de l’administration de police, comme elle l’avait été au début du XVIIIe siècle sous l’impulsion de la statistique naissante. Maintenant, la légitimité du contrôle policier sur les acteurs économiques tient seulement à cette procédure d’assignation d’une activité à un lieu ; la police n’a pas de titres pour déterminer l’objet et les méthodes du travail. Grâce à ce geste relevant plutôt de l’encadrement administratif que de la mainmise dans les règles de

l’industrie, la police est acceptable. Chaque travailleur est souverain de son propre travail, de sorte que la police ne doit plus protéger les privilèges intermédiaires des corporations professionnelles qui s’opposent au rapport direct loi-individu : « La source du mal – énonce l’édit – est dans la faculté même, accordée aux artisans d’un même métier, de s’assembler, et de se réunir en un corps29. » L’Homo œconomicus retrouve ainsi son essence communautaire comme porteur d’intérêts individuels à satisfaire socialement dans le marché. La police se limite à gérer l’état civil du travail – qui l’exerce et où – mais ne peut plus intervenir sur l’objet et les procédures. La dimension publique de chaque travailleur ne relève plus de l’appartenance corporative mais de son inscription strictement topologique à une unité du territoire urbain. La signification politique d’une unification réalisée sur une base purement territoriale est parfaitement saisie par le Parlement luimême. Derrière la dénonciation des possibles privilèges que le système des inscriptions dans les registres de police peut alimenter, le vrai danger est représenté par la dissolution des liens sociaux traditionnels que la nouvelle pratique administrative menace d’engendrer. Le locus ne suffit pas à constituer une association ; il n’est qu’une contingence individuelle qui s’ajoute aux autres, d’une manière simplement arithmétique : « Ces arrondissements formés, quelle harmonie attend-on d’une multitude désunie d’intérêts, n’ayant d’autre affinité que d’être rassemblée dans un même quartier30 ? » Tout un modèle de « sociabilité politique31 » est remis en cause. Il est aussi significatif que l’édit supprimant les jurandes se soit préoccupé de définir les pouvoirs d’intervention policière. Les exceptions prévues par la loi sont tout autant significatives de la réforme, car elles qualifient de manière indirecte le champ de l’action administrative. La prudence des distinguos mérite d’être soulignée dans la lettre du législateur. Même lorsque la liberté est reconnue,

sont introduites des mesures protectrices de l’intérêt public. Il est nécessaire, donc, que les commerçants dont dépend la subsistance de la ville « ne puissent quitter leurs professions qu’un an après la déclaration qu’ils seront tenus de faire devant le lieutenant de police » ; que les drogues et produits dangereux soient vendus « par les maîtres apothicaires, ou par les marchands qui en auront obtenu la permission spéciale et par écrit du lieutenant de police » ; et qu’enfin, en termes plus généraux, « ceux des arts et métiers dont les travaux peuvent occasionner des dangers ou des incommodités notables, soit au public, soit aux particuliers, continueront d’être assujettis aux règlements de police faits, ou à faire pour prévenir ces dangers et ces incommodités32 ». Que reste-t-il de la vie communautaire à gérer en termes de police, une fois que l’économie revendique sa propre fonction à partir du principe de l’autoréglementation du marché ? Sur quel terrain et au prix de quelles transformations la police doit-elle reconvertir sa force gouvernementale et sa capacité à faire du social ? L’enjeu consiste précisément à définir un espace dans lequel se retrouve l’intérêt de tous. Mais cette stratégie ne peut plus être solidaire de la croissance du pouvoir souverain comme deux siècles auparavant. La police continue à faire du social, mais selon une modalité différente de celle du passé : non plus en organisant les conditions de possibilité et les normes de l’action collective, mais en protégeant de manière résiduelle, bien que toujours aussi importante, la base d’existence d’un ordre constitué avant tout par les forces internes de la société. Cela signifie qu’il faut garantir certaines conditions fondamentales afin qu’un tel processus se déroule sans obstacle : comme le dira Portalis dans le discours de présentation du projet de loi pour le titre préliminaire du Code civil prononcé le 4 Ventôse, an II, « il est des lois sans lesquelles un État ne pourrait subsister. Ces lois sont toutes celles qui maintiennent la police de l’État, et qui veillent à sa sûreté33 ». Lorsque l’édit sur les jurandes fait référence à la foi publique, à la police générale de l’État

et à la sûreté et la vie des hommes, il circonscrit un espace dans lequel tout le monde doit se reconnaître au-delà de l’intérêt individuel, et qui, pour cette raison, doit être traité en termes de police. La notion de foi publique dérive du tronc originel de la bona fides romaine, un principe fondamental qui valait dans le domaine du procès et, par la suite, avec le droit de Justinien, dans les contrats entre particuliers. La lex mercatoria médiévale et moderne – c’est-àdire ce système international de principes et usages qui disciplinaient les transactions commerciales – s’inspirera du critère selon lequel la bona fides est la cause et l’esprit du commerce (primum mobile ac spiritus vivificans commercii34), en le considérant comme un élément fondamental au déroulement des affaires et à la sécurité du commerce juridique. Le code Napoléon sanctionnera le premier sous forme d’axiome ce principe dans le domaine d’effets des obligations (art. 1134 et 1135), en influençant les autres codifications européennes35. En tant que valeur générale de correction et de loyauté dans le comportement, la bonne foi s’oppose à l’acte frauduleux, et plus généralement à toute œuvre de falsification. D’où son importance, même dans le domaine pénal. La foi publique à laquelle se réfère l’édit sur les jurandes s’oppose donc à tout ce qui offense la fiabilité des conduites et la confiance qui en découle : la catégorie des délits et des contraventions à la foi publique rentre dans cette figure plus vaste et indéterminée qu’est le faux, distingué pour la première fois dans le Code pénal de 1810 (art. 132 et sq.). Contre le danger représenté par le manque de vérité dans les rapports de la vie en commun, et en particulier dans les trafics, il faut une surveillance spéciale confiée à la police. On reconnaît ici, à l’état embryonnaire et indistinct, le noyau commun aux deux formes de police qui, au siècle suivant, auront un parcours autonome, même s’il est

complémentaire : d’un côté, la traditionnelle police de contrôle sur la fiabilité des trafics commerciaux, attentive à la qualité des biens échangés et aux instruments techniques grâce auxquels advient la transaction (les anciens poids et mesures, la légalité du cours de l’argent) ; l’exigence de la vérité et la sûreté du marché, avec des répercussions non négligeables sur les aspects hygiénico-sanitaires, sont à la base de cette forme de police. D’un autre côté, mais toujours comme diffusion de ce concept juridiquement indifférencié qu’est la foi publique, apparaîtra la police scientifique : sa tâche sera celle de reconstruire, avec l’aide d’instruments techniques, les éléments qui permettront de vérifier la vérité sur des personnes et des faits pénalement importants. Cette police doit aussi établir l’authenticité des écritures et des preuves documentaires, dans lesquelles se reflètent l’intention des individus et le besoin de certitude dans les rapports intersubjectifs. À partir de là se développe un savoir de l’investigation qui obéit à une volonté de vérité et à un paradigme indiciaire36 ; en même temps se réalisent les attentes de fiabilité et d’automatisme dans les comportements sociaux que tout acte de falsification est en mesure de menacer. De Monsieur Lecocq de Gaboriau et Sherlock Holmes de Conan Doyle, aux consultations médico-légales de Lacassagne et de Locard, en passant par l’idée d’une mesure universelle de Quetelet qui inspirera les célèbres portraits de Bertillon, la police sur la foi publique célébrera ses triomphes positivistes et ses moins nobles ruses anthropométriques. La deuxième notion évoquée par l’édit qui supprime les jurandes est celle de police générale de l’État. Elle est par définition l’instrument qui assure l’ordre politique établi. À la fin du XVIIIe siècle, un des aspects les plus importants de cette forme de police, la censure sur la production intellectuelle, sera remis en question. En revanche, un autre aspect de cette police générale de l’État, la police politique, prendra de plus en plus d’importance, ce qui prouve la permanence d’une démarche, mise en œuvre par la réforme de 1667, poursuivie

au XVIIIe siècle et qui donnera ses plus beaux résultats, d’abord avec la Terreur, puis avec Fouché, et enfin avec les préfets des périodes mouvementées entre 1830 et 184837. La sûreté et la vie des hommes, la troisième notion, rappellent enfin qu’aucune liberté ne peut faire abstraction de la protection de l’intégrité individuelle et que l’autorité publique en particulier aura pour tâche de traiter les individus comme êtres vivants, comme sujets qui partagent une essence biologique. De ce point de vue, une police de la santé et de la salubrité s’acquitte d’une mission qui reste plutôt à l’abri de la critique politique et sociale, dans la mesure où elle affecte moins la liberté individuelle que l’intégrité physique de la population. La réforme de Turgot n’était pas destinée à durer longtemps. Les résistances à l’abolition des anciens ordres se concrétisent tout de suite après la chute du contrôleur général, avec l’édit d’août 1776 qui rétablit l’édifice corporatif ; la mesure ne concernait en effet que Paris, le seul endroit où la réforme avait été appliquée. Les professions libres se distinguaient des professions organisées en associations : pour les premières, sur les traces de l’édit de Turgot, il suffisait d’une déclaration à la police, pour les autres, les formalités subsistaient qui, de l’apprentissage, mèneraient à la maîtrise38. Mais pour en revenir aux conséquences sur la fonction de police, les épisodes législatifs qui se succèdent jusqu’à la Révolution ne revêtent pas une importance décisive. Les efforts des Six Corps de marchands reconstitués par l’édit d’août, destinés à garantir les anciens privilèges et à obtenir une représentation spéciale aux États Généraux de 1789, s’épuisent à la fin de l’année avec la cessation des Registres des Six Corps, le journal officiel de l’organisation. Le débat au sein des ordres sur l’utilité des jurandes voit la noblesse de préférence orientée vers leur abolition, là où les cahiers du Tiers présentent des positions opposées. L’Assemblée Constituante, toutefois, ne résout pas la question par le

vote de la célèbre nuit du 4 août, et il faut attendre presque deux ans le décret d’Allarde du 2 mars 1791 « portant suppression de tous les droits d’aides, de toutes les maîtrises et jurandes, et établissement de patentes », dont l’article 7 établit qu’« il sera libre à toute personne de faire tel négoce, ou d’exercer telle profession art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix…, et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits39 ». Par la loi Le Chapellier du 14 juin 179140, enfin, on frappe de manière permanente le dispositif d’alliance entre volonté agrégative des individus et pouvoir de police qui garantit et utilise en même temps le contrôle institutionnalisé par de tels corps. Dans ce domaine, liberté et autorité s’étaient trouvées pendant des siècles réciproquement impliquées, démontrant ultérieurement combien il était superficiel de considérer les problèmes de police dans les termes d’une opposition schématique entre pouvoir et autonomie. La loi de 1791 finit par affirmer un principe de liberté individuelle qui se heurte au principe traditionnel de type corporatif41. La transformation que subit la capacité gouvernementale de la police dans un tel domaine est lente mais claire : ses organes sont désormais appelés à avoir une fonction « notariale », ils prennent acte d’une réalité dont ils ne déterminent plus les conditions d’existence. Le décret du 2 mars 1791, lorsqu’il établit un rapport direct entre individu et police, prescrit aux organes publics une fonction subsidiaire qui rompt avec le passé. C’est là que prendra son origine le nouveau rapport entre police et associations de travailleurs qui caractérisera le siècle suivant toujours plus conflictuel, détruisant le souvenir des anciennes complicités.

1 E. COORNAERT, Les Corporations en France avant 1789, Gallimard, Paris, 1941, p. 31. Sur l’histoire des jurandes, cf. aussi E. MARTIN SAINT-LÉON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, Paris, 1922, réimpr. Slatkine, Genève,

1976 ; S. L. KAPLAN, « Réflexions sur la police du monde du travail, 1700-1815 », Revue historique, 529, 1979, p. 17-77 ; W. H. SEWELL, Gens de métiers et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848, Aubier, Paris, 1983 ; le dossier « Corps et communautés d’Ancien Régime », présenté par J. Revel, Annales ESC, 2, 1988, p. 295-426. 2 CH. DESMARQUETS, Nouveau Style du Châtelet de Paris, et de toutes les Jurisdictions ordinaires du Royaume, tant en matière civile, criminelle, que de police, Despilly, Paris, 1771, partie II, p. 16-18. Sur l’activité juridictionnelle de la police parisienne en la matière, A. THILLAY, « La liberté du travail au faubourg Saint-Antoine à l’époque des saisies des jurandes parisiennes » (1642-1788), RHMC, t. 44-4, octobre-décembre 1997, p. 634-649. 3 « Remontrances sur l’édit supprimant les jurandes », 2-4 mars 1776, dans Remontrances du Parlement de Paris, op. cit., III, p. 310. 4 « Édit portant que ceux qui font profession de commerce, denrées ou arts qui ne sont d’aucune communauté, seront établis en corps, communautés et jurandes, et qu’il leur sera accordé des statuts », ISAMBERT, XIX, p. 91. 5 Cf. J.-L. BOURGEON, « Colbert et les corporations : l’exemple de Paris », dans Un nouveau Colbert, op. cit., p. 251-252. Il serait toutefois exagéré de renverser l’idée reçue et de considérer Colbert presque comme un précurseur du laisser-faire. Exemplaire, à cet égard, une lettre du 1er avril 1680 adressée au lieutenant de police La Reynie, qui est sollicité à réduire le nombre des merciers privilégiés de la capitale. Cf. Lettres, op. cit., VI, p. 62-63. 6 Pour une analyse du fonctionnement économique de ces organisations, J.-C. PERROT, Genèse d’une ville moderne. Caen au XVIIIe siècle, op. cit., I, p. 320 et sq. 7 Sur l’étroite communication entre ordonnances de police et statuts des métiers, F. OLIVIER-MARTIN, L’Organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Sirey, Paris, 1938, p. 213 et sq. Sur la construction juridique des corporations dans le monde germanique, O. VON GIERKE, Deutsche Genossenschaftsrecht, 4 vol., Weidmann, Berlin, 1868-1913. 8 « Il est défendu aux marchands d’avoir entre eux des intelligences contre l’intérêt public, et de s’accorder pour ne vendre les marchandises que sur un certain pied. » J. DOMAT, Le Droit public, op. cit., t. II, suppl. au liv. III (éd. 1777), tit. XII, par. 1, p. 219. 9 Remontrances, op. cit., III, p. 309. 10 À ce sujet, A. LEMAIRE, Les Lois fondamentales de la monarchie française, Fontemoing, Paris, 1907, p. 302 et sq. Sur la signification macrosociale des corporations, J. REVEL, « Les corps et communautés », dans K. M. BAKER (dir.), The Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, p. 225 et sq. 11 Remontrances, op. cit., III, p. 309. 12 Sur l’idéologie politique du modèle corporatif, A. BLACK, Guilds and Civil Society in European Political Thought from the Twelfth Century to the Present, Methuen, Londres, 1984. 13 C’est le cas de S.N. H. LINGUET qui, dans la Théorie des loix civiles ou principes fondamentaux de la société, 2 vol., Londres, 1767, I, réaffirme la nécessité d’un « ordre invariable qui contient chaque membre dans sa place » (p. 186), faisant écho à l’ordonnance sur le lieutenant parisien de 1667 qui attribuait à la police la tâche de « faire vivre chacun selon sa condition et son devoir ».

14 « Édit concernant les arts et métiers », ISAMBERT, XXII, p. 468 ; « Arrêt du conseil concernant les professions de commerce, arts et métiers qui ne sont pas établis en jurande », ibid., p. 469. 15 « Remontrances sur les brevets de maîtrise », 27-28 février 1768, dans Remontrances, op. cit., II, p. 831. 16 Ibid. 17 Ibid., III, p. 318. 18 En confirmation de ses propres hésitations sur le sujet, le Parlement, dans sa remontrance de mars 1776, avec des arguments cette fois historicistes, justifiait son opposition originaire lors de l’établissement des jurandes en 1581 : « Une boursalité odieuse qui convertissait en un droit domanial le droit d’exercer une partie quelconque de commerce ou des arts, et une extension injuste qui portait ces établissements jusque dans les moindres villes du Royaume », ibid., p. 308. 19 Bibliothèque nationale, coll. Joly de Flaury, ms. 378, fol. 218, rappelé par PH. PAYEN, Les Arrêts de règlement…, op. cit., p. 190. 20 Remontrances, cit., II, p. 834. 21 ISAMBERT, XXIII, p. 375. 22 Cf. Œuvres, op. cit., V, p. 158-161. 23 ISAMBERT, XXIII, p. 379. 24 Pour les inspecteurs des manufactures, cf. Recueil des réglemens généraux et particuliers concernant les manufactures et fabriques du Royaume, 7 vol., Impr. royale, Paris, 1730-1750, I, p. 64-156. Cf. PH. MINARD, La Fortune du Colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Fayard, Paris, 1998, p. 294 et sq. 25 CLIQUOT DE BLERVACHE, Mémoire sur les corps de métiers, op. cit., p. 40. De cet auteur cf. également les Considérations sur le commerce, Amsterdam, 1758, ce que Kaplan appelle le « texte séminal » de la liberté et de la concurrence. et sq. L. KAPLAN, La Fin des corporations, Fayard, Paris, 2001, p. 29 et sq. 26 LEROY DE MONTÉCLY, Observations présentées par les Maîtres composant la Communauté des Graveurs, Ciseleurs de la Ville et Faubourg de Paris, De Lormel, Paris, 1776, p. 9 et 10. 27 BIGOT DE SAINTE-CROIX, Essai sur la liberté du commerce et de l’industrie, Lacombe, Amsterdam-Paris, 1775, p. 150-151. Sur cet auteur proche de Quesnay, et sq. L. KAPLAN, La Fin des corporations, op. cit., p. 38 et sq. 28 Que les communautés soient sujets de droit, c’était en effet une donnée acceptée par la doctrine. Le juriste le plus lié au modèle de Colbert, Domat, observe à ce sujet que « les Communautés légitimement établies tiennent lieu de personnes, et leur union qui rend communs à tous ceux qui les composent, leurs intérêts, leur droits et leurs privilèges fait qu’on les considère comme un seul tout. Et comme chaque particulier exerce ses droits, traite de ses affaires, et agit en Justice, il en est de même des Communautés ». Le Droit public, op. cit., I, tit. XV, sect. II, § 2. 29 ISAMBERT, XXIII, p. 372. 30 Remontrances…, 2-4 mars 1776, op. cit., p. 310.

31 Cf. J. REVEL, Présentation à Corps et communautés d’Ancien Régime, op. cit., p. 298. 32 ISAMBERT, XXIII, p. 381. 33 Le discours de Portalis introduit la publication du liv. I, « Des personnes », du Code civil de la République française, an III, p. 15. 34 G.L. M. CASAREGIS, Discursus legales de commercio et de avariis, Genua, 1707, p. 144, o n 10. Cf. R. MEYER, Bona fides und Lex mercatoria in der europäischen Rechtstradition, Wallstein, Göttingen, 1994, p. 15. 35 À ce sujet, D. CORRADINI, Il criterio della buona fede e la scienza del diritto privato, Giuffrè, Milan, 1970, p. 26 et sq. 36 C. GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Flammarion, Paris, 1989, p. 139-180. 37 A. DEWERPE, Espion, op. cit., p. 86 et sq. 38 ISAMBERT, XXIV, p. 74 et sq. 39 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., II, p. 282. Sur ces événements, E. MARTIN SAINT-LÉON, Histoire des corporations, op. cit., p. 585-634 ; sur la nuit du 4 août et sa suite, et sq. L. KAPLAN, La Fin des corporations, op. cit., p. 422 et sq. 40 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 25-26. Sur ce sujet, A. PLESSISSOUS (dir.), Naissance des libertés économiques. Liberté du travail et liberté d’entreprendre : le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, Paris, Institut d’histoire de l’industrie, 1993. 41 Bien que dans la pratique de l’Ancien Régime le travail « réglé » était une exception dans l’univers du travail libre. V. BOURGEON, Colbert et les corporations, op. cit., p. 241 et sq. Encore faut-il éviter de tomber dans le piège d’une approche invariablement vouée à dire que les choses se sont déroulées en dessous des institutions juridiques et politiques. Le problème ici est celui de comprendre les mutations des techniques normatives plutôt que de vérifier leur efficacité dans la vie quotidienne.

II.

Les idées et l’administration

« Le besoin est réel ou il n’existe que dans l’opinion et, dans ces deux cas également funestes dans ses conséquences, il plonge dans le désespoir ou tient le peuple dans l’inquiétude ; on ne raisonne point sur les besoins parce qu’ils tiennent à l’existence1. » Ainsi le président du Parlement de Paris réservait-il le même traitement à deux choses distinctes, les soustrayant à cette libre circulation qui était devenue une idée régulatrice générale : le grain et les idées, le pain et les livres, le besoin et l’opinion. Pour l’inaltérable réalisme du magistrat face à l’évidence de la faim, la doxa n’a pas d’armes pour combattre, c’est un artifice de la raison qui confond la vérité. Son erreur théorique est encore plus dangereuse car elle trouble les esprits, agite les consciences qui se sentent autorisées à raisonner sur des objets concernant l’immédiateté de la vie, par nature non discutables. Pour cette raison, l’opinion, comme le grain, n’a pas droit à une libre circulation ; elle doit être suivie dès ses premières manifestations afin qu’on l’empêche de se transformer en sédition, la « disette » de la politique. Il est alors inévitable que le pain, comme le livre, sera du ressort de la police. La position du Parlement parisien laisse deviner la convergence de deux réalités distinctes mais unies dans le dénominateur commun de la police. Le livre aussi risque d’être attiré dans le circuit commercial, dont les exigences, comme on l’a vu, sont souvent en contradiction avec celles du contrôle administratif2. La tension entre les deux rationalités se déplace dans ce domaine où la prolifération des ouvrages imprimés, aux alentours de la moitié du XVIIIe siècle, ravive le problème du contrôle policier. Nous devrons donc considérer brièvement le rapport entre la police et la librairie, car c’est le lieu d’un enjeu gouvernemental important pour comprendre la transformation qu’affronte le pouvoir de censure, une prérogative stratégique des lieutenants de police d’Ancien Régime. Comme le

phénomène de la naissance de l’opinion publique a été, au cours des dernières années, un topos de l’analyse sociale et politique, nous renvoyons aux multiples ouvrages qui ont traité ce sujet3. Nous nous contenterons de signaler ici les épisodes normatifs et institutionnels qui, dans ce secteur, favorisent l’évolution conceptuelle de la police. Si la critique est avant tout une forme de vie qui s’est développée depuis le XVIe siècle et ensuite, avec Kant, une forme particulière de la connaissance, nous pouvons considérer comme une composante importante de l’action policière l’ensemble des instruments capables de faire face à cette attitude critique et de la gouverner4. Il semble donc peu pertinent de polariser la confrontation entre les raisons de la liberté et celles du despotisme, entre la force de la contestation populaire et la réaction de l’ordre public, entre l’autonomie de l’esprit et l’hétéronomie de la norme, entre les éruptions du social et la discipline de l’autorité. En effet, il faut éviter la représentation unilatérale d’un mouvement social qui infléchit les pratiques juridiques, car ce sont aussi ces dernières qui donnent une forme aux événements et, ainsi faisant, les constituent comme réels et vrais5. À cet égard, il serait difficile de négliger la fonction constitutive du social qui revient à l’administration, à cette figure de plus en plus monopolisatrice du pouvoir public. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’administration s’affirme à la fois comme structure du travail bureaucratique et comme puissance gouvernementale soumise à des règles financières, c’est-à-dire à l’évidence d’un bilan comptable. Le soin du bilan acquiert alors un rôle stratégique pour le fonctionnement général du système étatique. Le modèle d’une traduction mathématique de la matière politique, grâce à une science qui réduit la chose étatique au langage artificiel des chiffres – mouvement déjà initié au début du siècle avec la statistique et l’arithmétique politique –, devient ainsi une alternative à la vieille tradition des arcana qui plongeait le politique dans l’invérifiable et,

par conséquent, dans l’irresponsabilité de facto du pouvoir souverain. Dans le lexique du droit public, « administration » aura le mérite de dévoiler la vérité du gouvernement et de mesurer la validité de ses actes.

1 « Remontrance sur l’édit supprimant les jurandes et les communautés d’arts et métiers et sur divers autres projets de loi », 2-4 mars 1776, op. cit., p. 301. 2 Sur ces aspects R. CHARTIER, Les Origines culturelles de la Révolution française, op. cit., p. 32-115. 3 Voir, entre autres, M. OZOUF, L’Homme régénéré, Gallimard, Paris, 1989 ; J. CENSER, « Die Presse des Ancien Régime im Übergang – eine Skizze », dans R. KOSELLECK et R. REICHARDT (dir.), Die Französische Revolution als Bruch des gesellschaftlichen Bewußtseins, Oldenbourg, Munich, 1988, p. 127-152 ; K. M. BAKER, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au XVIIIe siècle, Payot, Paris, 1993. Sur le passage d’une acception sociale à une politique de la signification d’opinion publique en France durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, K. M. BAKER, Inventing the French Revolution, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, p. 187 et sq. 4 Cf. M. FOUCAULT, « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », Bulletin de la Société française de philosophie, 2, 1990, p. 35-63. 5 Sur la tradition artificialiste de la science juridique occidentale depuis ses origines romaines, voir les travaux de Y. THOMAS, en particulier « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, 21, 1995, p. 17-63 ; Le Sujet de droit, la personne et la nature, cit., p. 85-107. La question a aussi été affrontée d’un point de vue sociologique par P. BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une théorie du champ judiciaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19.

4

L’opinion

Le gouvernement de la pensée a depuis toujours représenté une occasion formidable pour l’exercice du pouvoir ainsi qu’une tentation irrésistible même pour les esprits les plus éclairés. Goethe, par exemple, souhaita, en 1816, l’intervention de la police pour empêcher la publication de la revue Isis, bien que la censure dans le Grand-duché de Saxe-Weimar-Eisenach eût été déjà abolie1. L’interdiction de la censure était donc perçue comme une menace à l’ordre social et à l’institution qui en était le garant, la police. Dans la France des Lumières, une préoccupation majeure mobilise les administrateurs sur cette question : comment concilier le rôle des institutions et la manifestation libre de l’esprit ?

Le contrôle de l’imprimé La publication et le commerce des livres imprimés étaient fondamentalement régulés par le code de la librairie du 28 février 1723, étendu de Paris à tout le royaume par un arrêt du conseil du 24 mars 1744, et ultérieurement durci par la « Déclaration » du 16 avril 17572. Le contrôle exercé par les organes publics avait relevé jusqu’alors de la sécurité d’État : le Traité de Delamare, soulignant combien la librairie et l’imprimerie touchaient de près la religion, l’État, les mœurs et souvent le repos des familles, avait prévu d’aborder le sujet dans son septième livre consacré à la

tranquillité publique, avec une attention particulière portée aux libelles, et plus généralement à la presse périodique au contenu diffamatoire. Dans le huitième livre, en revanche, il aurait traité de l’art de l’imprimerie3. Le répertoire du commissaire parisien s’arrête toutefois au sixième livre, de sorte qu’il n’offre pas cette systématisation de l’objet que seul le texte de 1723 réalise, en reprenant les précédentes dispositions dont la plus importante était l’édit d’août 16864. Le code de la librairie vise à réorganiser l’exercice de la profession de libraire et d’imprimeur selon les canons minutieux de l’organisation corporative mise en place en 1618 par une mesure qui avait abandonné l’idée du libre exercice d’un métier, 5 ouvert à tous, établie par François Ier . La police intervient de manière directe ou elle délègue, comme c’est le cas avec toutes les communautés de métier. C’est la reconnaissance publique d’intérêts privés sous la forme du privilège monarchique6. Du reste, un homme de terrain comme Delamare, s’était parfaitement rendu compte que, dans les métiers du livre comme dans les autres domaines professionnels, la confrérie exerçait une telle surveillance sur ses propres membres qu’elle dénonçait aux autorités publiques la moindre infraction aux règlements7. La protection économique de ce secteur du commerce s’inscrit dans l’objectif traditionnel de prévenir la sédition politique sous l’impulsion de dangereuses idées religieuses et philosophiques. Autant de sujets sur lesquels avait veillé, jusqu’à l’ordonnance de Moulins de 1566 (art. 788), la faculté de théologie de la Sorbonne. La presse et la circulation des livres et journaux ne pouvaient donc exister en dehors de ce circuit institutionnel. Les magistrats de police, de concert avec les syndics des communautés, avaient le devoir de garantir le respect d’une telle procédure. L’admission officielle dans la communauté, au terme de l’apprentissage, était scellée par le serment prêté devant le lieutenant de police, un acte fortement symbolique, symptomatique du rôle attribué aux magistrats dans le gouvernement

de la pensée et de la parole écrite. D’ailleurs, même la chasse aux rumeurs par les mouchards a été une préoccupation constante de la lieutenance durant tout le XVIIIe siècle9. Enfin, il faut rappeler qu’en plus des syndics des corporations et du lieutenant de police, une troisième personne surveillait le secteur, le directeur général de la librairie. Cette autorité, créée en 1737, entrait souvent en concurrence avec celle du lieutenant, au point que le lieutenant Le Noir tentera de bien les distinguer10. En ce qui concerne le contenu des publications, l’article 99 du code de 1723 met en place une série d’interdictions laissées le plus souvent à l’entière discrétion du magistrat de police. Elles concernent la religion, le service du roi, le bien de l’État, la pureté des mœurs, l’honneur et la réputation des familles et des particuliers, ce dont fait foi la « mauvaise littérature » circulant sous le manteau. En ce sens, il est significatif qu’un contrôle soit exercé sur la presse périodique privée, feuilles volantes et nouvelles à la main, non conformes aux versions des journaux officiels. Une note de police de 1724 définit bien le pouvoir de censure : « Les particuliers qui veulent donner des nouvelles au public sont obligés d’en apporter deux exemplaires au lieutenant général de police qui en prend lecture, y retranche ce qu’il juge à propos ; après quoi, il en délivre au particulier un exemplaire approuvé de lui et en garde un de son côté pour le confronter sur les copies qu’on délivre au public11. » Parmi les cibles les plus célèbres de la censure, les deux premiers volumes de l’Encyclopédie qu’un arrêt du Conseil d’État du 7 février 1752 entend séquestrer parce qu’ils contiennent des « maximes tendant à détruire l’autorité royale, à établir l’esprit d’indépendance et de révolte, et, sous des noms obscurs et équivoques, à élever les fondements de l’erreur, de la corruption des mœurs, de la religion et de l’incrédulité12 ». La seule règle à respecter est donc l’ancienne loi du silence, qu’une disposition du 8 octobre 1754, en matière de disputes théologiques définit comme « le moyen le plus efficace pour arrêter le cours d’un mal

aussi dangereux, et le plus capable de rétablir et maintenir l’ordre et la tranquillité publique13 ». Mais on s’en doute, le système de l’interdit encourage le commerce clandestin, actif dès l’époque de la Ligue (seconde moitié du XVIe siècle) et accru en termes de diffusion et de danger politique, surtout vers la fin de l’Ancien Régime. L’historiographie a désormais démontré que l’appareil de contrôle mis en place surtout par Colbert et La Reynie entre 1660 et 1680, est souvent resté théorique14. L’imprimé, à l’instar du blé, a trouvé les voies qui le soustraient au regard de l’autorité publique. De même que pour la question des grains, on rencontre là quelques personnages qui ont réussi à dégager la dimension conceptuelle de ces enjeux. Malesherbes (1721-1794), directeur de la Librairie de 1750 à 1763, en grand commis qui a à cœur le destin de tout ordre politique, a compris qu’une discipline normative lourde dans un tel secteur risquait de demeurer virtuelle. Peuchet (1758-1830), en administrateur chevronné et homme de terrain en tire les conséquences à propos des limites et des prérogatives de la police.

Malesherbes ou le dosage complexe des précautions Dans ses célèbres Mémoires sur la librairie écrits en 1759, le futur secrétaire dans le gouvernement de Turgot (1775) ainsi que ministre de Louis XVI (1787-88) s’interroge sur les limites de l’administration et sur les compétences de la justice en la matière : le Parlement a-t-il le droit d’ignorer l’existence d’un acte administratif comme l’autorisation du censeur et d’imposer l’interdiction à la circulation d’une œuvre dotée de privilège ? Un cas classique de conflit institutionnel entre conseil du roi et autorité juridictionnelle : la manifestation publique des idées, dont l’enjeu est pourtant crucial, est-elle avant tout une affaire de police ou plutôt de justice ? Pour Malesherbes, les actes du Conseil ne sont pas incompatibles avec le

fait que le Parlement applique la loi lorsqu’elle a été violée. L’autorisation de publier accordée par un organe administratif n’exclut pas la possibilité qu’une interdiction juridictionnelle ultérieure vienne sanctionner l’abus non révélé par le censeur. La responsabilité de l’auteur demeure intacte, car nul n’est censé ignorer la loi qui interdit les écrits scandaleux. Les imprimeurs et les libraires, en revanche, peuvent se limiter à constater qu’il y a permission du censeur, seule condition à laquelle est soumise la publication. La ratio legis devrait donc être la suivante : défendre « d’imprimer, vendre ou distribuer des ouvrages non permis ; et quant à ceux qui sont revêtus de permission, conserver l’action du ministère public et celle des particuliers contre les auteurs, sans néanmoins qu’on puisse inquiéter les libraires qui se sont mis en règle15 ». Ainsi résolu le conflit institutionnel, le vrai problème, pour Malesherbes, est ailleurs. D’un côté, il consiste à définir une nouvelle discipline de la matière en évitant des mesures trop sévères qui, lorsqu’elles ne sont pas appliquées, n’entravent pas la disparition des écrits calomnieux et déstabilisants mais encouragent la pratique de l’anonymat et de l’impression clandestine. D’un autre côté, il faut prévenir l’ambition du Parlement de réglementer en fait la librairie, ce qui dépasse ses compétences d’organe juridictionnel. Si le deuxième point nous intéresse moins ici, il nous faut nous arrêter sur le premier. L’argument de Malesherbes se rattache aux thèmes classiques des économistes : des règlements peu nombreux et essentiels qui fixent des principes généraux durables et sûrs, les seuls à pouvoir être réellement respectés puisque la fraude est une variable directement proportionnelle au nombre des lois. Ainsi, établir par décret le nombre maximum des imprimeries contredit les raisons du commerce, duquel « le législateur ne sait jamais au juste l’étendue16 ». Sur le plan du contrôle de police, une telle mesure peut fonctionner si les imprimeries sont concentrées dans les grandes villes parce que

c’est là le milieu naturel où la police met en place tous ses agencements. Le raisonnement du grand commis conjugue intérêt individuel et utilité gouvernementale au nom d’une gestion équilibrée et avisée de l’illégalité. Pondérer les inconvénients et opter pour les mesures restrictives lorsque le remède semble possible et nécessaire, voici la recette en matière de librairie. Plus qu’elle ne manifeste la reconnaissance d’une valeur éthique abstraite, la tolérance préconisée par Malesherbes apparaît comme la dernière solution pratique lorsque toutes les autres stratégies se révèlent inefficaces : « Tout mon système d’administration est fondé sur ce qu’il faut tolérer beaucoup de petits abus pour empêcher les grands17. » À Paris, « où la police est aussi exacte qu’elle puisse être18 », la contrebande est une pratique courante parce que la sévérité de la censure ne laisse pas d’alternative aux libraires. Une conviction destinée à se renforcer avec l’expérience lorsque, trente ans après environ, devenu ministre de Louis XVI, Malesherbes rédigera son Mémoire sur la liberté de la presse : « La loi défendant les livres dont le public ne peut se passer, il a bien fallu que le commerce de la librairie se fît en fraude de la loi19. » Une police bienveillante et une censure légère sont donc les seuls instruments pour faire respecter l’ordre public et la légalité en général. Une discipline plus souple, moins encline à l’interdiction, exige toutefois que les infractions aux règles fondamentales soient sanctionnées avec la plus grande rigueur. Tel est, dans ses grandes lignes, le plan de Malesherbes : la censure doit se limiter à des écrits concernant la religion, les mœurs et l’obéissance à l’autorité souveraine. Dans tous les autres domaines, l’auteur assume seul le risque de publier, tandis que le gouvernement se réserve la possibilité de fournir aux censeurs, sous la forme la plus sobre possible, des critères précis d’intervention sur certains sujets20. Le modèle d’une inquisition universelle, d’une police qui prétend tout prévoir, se réduit considérablement : la validité de la censure comme principe dépend de son application concrète. Sans la mesure

de l’objet spécifique, le principe est inefficace et ne reste qu’une abstraite idée régulatrice de la société ignorant la pratique courante. Ce domaine est par ailleurs pour Malesherbes le point de départ de considérations plus générales sur la différence entre justice et police. Ce qui attire surtout l’intérêt, c’est la forme du dynamisme qui caractérise d’une façon différente les deux pratiques : Dans l’ordre judiciaire du royaume, tel qu’il est établi, la justice peut se rendre bien partout, mais la police ne peut jamais être faite avec soin que dans les villes où il y a des intendants, parce que la police demande une vigilance et une sévérité qu’on ne peut pas attendre d’un juge qui n’a rien à craindre ni à espérer du gouvernement, et pour qui au contraire il est très important de ne pas se faire de querelles avec ses compatriotes, de qui il attend tout l’agrément de sa vie et toute sa considération. De plus, la police demande aussi des vues supérieures et générales qu’on n’a jamais sans être en relation directe avec le ministère, et une autorité pour la promptitude de l’exécution, qui n’est confiée qu’aux intendants21.

La fonction judiciaire peut être généralisée sans limite aucune. Elle s’appuie sur un raisonnement linéaire : d’abord l’établissement des faits et ensuite l’application des normes correspondantes22. Il n’y a qu’une justice dans tout le royaume et un unique schème logique sert à la réaliser. C’est pourquoi Malesherbes insiste sur l’absence de liens entre juge et milieu extérieur, qu’il s’agisse du gouvernement ou d’un quelconque citoyen privé. Plus que la neutralité de la justice incarnée dans la figure d’un « tiers », ce qui semble décisif est un principe d’indifférence envers le réel. L’universalité de la justice repose avant tout sur la présomption qu’elle ne dispose d’aucune connaissance a priori, en dehors de la connaissance de la loi. Sa fonction peut devenir générale grâce à cette ignorance de départ. C’est seulement dans un deuxième temps qu’elle prend connaissance des données spécifiques du cas23. La police, en revanche, n’a pas pour objectif des principes, mais des hommes et des choses. Elle opère donc sur le plan des faits et non sur

celui des significations. D’où la difficulté à en concevoir une application diffuse et immédiate, car la situation concrète ne correspond pas à un schéma de conversion universelle, toujours valide a priori, indépendamment des lieux, des personnes et des objets. Le cas particulier ne se transforme pas ici en espèce : d’épisode de la vie il ne devient pas fait constitutif d’une situation juridique, reconnaissable en tant que telle par tous et valable pour tous. La police se réalise par un processus additionnel, somme des nombreuses polices exercées dans des lieux différents, irréductibles les unes aux autres. Elle n’est en rien une pratique obéissant à un schéma préétabli, valide inconditionnellement. Elle ne relève pas d’une logique autosuffisante qui s’appliquerait à toutes les situations sans que soit modifiée son identité. À l’extérieur des dispositifs qui sont les siens, elle se réalise dans l’histoire des objets sur lesquels elle s’exerce ; dans l’optique policière les faits relèvent moins de l’espèce que de l’exemple. C’est ce que Malesherbes laisse entendre lorsqu’il parle de « promptitude de l’exécution » : la police est cette poursuite interminable d’un réel dont elle se saisit pour en recueillir des fragments et les recomposer en un tout qui n’est par hypothèse jamais fini. Et puisque la vérité de la police ne se trouve pas en elle, mais dans les objets qui l’entourent, ce conditionnement factuel fait sans fin varier sa forme. En bref, ce sont les circonstances qui décident de la configuration du pouvoir policier. Il en va autrement avec la décision judiciaire qui s’impose à la réalité. La justice n’est pas déterminée par le monde extérieur, car elle contient déjà en elle la mesure rationnelle qui la rend valide selon un mécanisme d’inférence, à savoir le processus logique qui subsume le fait dans les mots, le particulier dans le général, abstraction faite des circonstances dans lesquelles l’opération a lieu. La démarche de la police, en revanche, procède seulement par applications partielles qui peuvent tendre au général, sans toutefois l’atteindre jamais. Tout système autoritaire rêve de combler la partialité des

inductions propres à la rationalité policière, grâce à une inférence systématique comparable à celle accomplie par le juge. Rien de plus trompeur que ce lieu commun qui considère tout régime antidémocratique comme une défaite de la justice remplacée par un État policier. En réalité, un tel modèle réussira d’autant plus à se réaliser que sa police parviendra à l’automatisme logique de l’opération judiciaire qui se résout dans le seul jugement de correspondance entre prévision normative et fait24. Au fond, lorsqu’à la fin du XVIIe siècle l’intendant d’Aguesseau se posait la question d’une police qui étendrait le modèle parisien sur la totalité du territoire de l’État25, ce n’était pas seulement l’utopie d’un panoptisme souverain qu’il caressait. Il affrontait surtout le problème concret de comment rendre la décision gouvernementale la plus efficace possible. Nous avons vu que si, d’une part, les questions de la censure et de la diffusion imprimée de la pensée poussent Malesherbes à souhaiter un affaiblissement du paradigme policier classique, d’autre part, elles lui offrent l’occasion de faire le point sur les caractères intrinsèques de ce dispositif. Conscience institutionnelle et réflexion pratique s’imbriquent dans son discours qui envisage aussi un système de surveillance des imprimeries clandestines. À cet égard, le magistrat redécouvre la tâche irremplaçable des précautions de police. Mais de quel type de précautions s’agit-il dans ce cas ? Sont-ce les mêmes mesures adoptées pour régler la circulation des grains et que les économistes redoutaient tellement ? En effet, les précautions envisagées par Malesherbes selon une stratégie législative déjà suggérée par Turgot concernaient des éléments périphériques qui sont presque accessoires pour l’activité que l’on veut réellement protéger. Dans ce domaine, la prévention des abus – qui sous-tend l’idée de précaution – doit éviter d’entraver la liberté commerciale et, de manière relativement analogue, celle de la pensée.

Tendanciellement, donc, la logique de l’inspection de police concerne moins le contenu du choix fait par les individus – commercial pour les imprimeurs et libraires, intellectuel pour les auteurs – que les procédures précédant l’exercice de ce choix. La mesure de légitimité des discours et des comportements prend peu à peu ses distances vis-à-vis du critère de l’orthodoxie afin de se conformer à celui de l’orthologie. La première, en effet, conçoit une vérité substantielle et basée sur l’autorité d’après laquelle on qualifie connaissances et valeurs. La seconde dilue les contenus de vérité déjà donnés dans les procédures qui permettent de formuler des jugements et de prendre des décisions. Dans le discours de Malesherbes, même les précautions de police semblent refléter ce changement dans le contrôle du savoir et de l’action : il y a un déplacement d’attention de plus en plus prononcé qui, dans l’évaluation des contenus des livres et des idées, vise au respect des procédures formelles légitimant les contenus produits par cette activité. Ainsi, le danger principal pour les fraudes dans l’imprimerie ne touche pas directement le sujet des publications mais la nature clandestine des activités. Le bien juridique à protéger est la transparence du système, qui se prête aussi au contrôle de l’autorité. D’où l’insistance pour les règles procédurales qui ne doivent toutefois pas entraver le commerce et la liberté de pensée comme cela était le cas dans la stratégie policière classique. Leur fonction est plutôt celle de délimiter une régularité des conduites, un périmètre de légalité qui, pour le gouvernement, passe par une connaissance sûre des marchands et des auteurs. Pour ces derniers, cela signifie respectivement une relative garantie quant à la possibilité de gain et quant à la liberté d’expression. C’est la raison pour laquelle la réforme de Malesherbes vouée à débusquer les activités clandestines se concentre sur deux points : tout d’abord, rétablir les inspecteurs de la librairie dans les grandes villes privées d’intendants, en soumettant ces charges à une discipline précise, étant donné que « leurs fonctions

et leur autorité n’ont jamais été déterminées26 ». En l’occurrence, une réglementation juridique confère un éclat institutionnel majeur à l’office, tout en délimitant aussi ses pouvoirs. On en vient ainsi à restreindre la sphère de l’arbitraire policier, libre par ailleurs d’occuper le vide législatif. Le deuxième point concerne les petites villes dans lesquelles se réfugie souvent l’activité clandestine et frauduleuse, et où la police doit s’organiser diversement en obligeant les imprimeurs à toute une série d’enregistrements qui, d’un côté, augmentent les pratiques bureaucratiques et, de l’autre, ne compriment pas outre mesure la liberté du commerce et de la diffusion de la pensée. En définitive, dans le projet de Malesherbes, les précautions de police sur la librairie montrent un renforcement de la volonté de savoir de l’administration sur les modes de fonctionnement et d’organisation, et une attention réduite portée aux contenus des décisions. Connaître l’identité des imprimeurs et libraires, leur siège commercial, leur nombre et celui des employés de chaque atelier ; contrôler les déplacements de main-d’œuvre par des vérifications régulières du personnel. En somme cette vigilance technique, par ailleurs compatible avec l’organisation corporative, devient progressivement le pivot du dispositif policier27. On voit en revanche s’affaiblir graduellement la critique des contenus, tant de l’initiative commerciale, que de la liberté de l’esprit. Par conséquent, les manières d’imprimer et de diffuser un livre acquièrent leur autonomie par rapport à la « chose » imprimée et vendue. Le schéma général du contrôle policier sur la librairie pourrait alors se résumer de la manière suivante : renforcer les formalités et les mesures qui permettent l’accès à l’impression et à la diffusion des ouvrages, et placer ainsi très haut la barre du seuil d’entrée par une inspection minutieuse des personnes et des actes. Tout ceci apparaît très clairement dans le projet de règlement sur le débit des livres proposé par les Mémoires. Loin d’attaquer frontalement un système

administratif et judiciaire culturellement lié à la censure (« La loi qui défend d’imprimer sans une permission et approbation écrite est une loi très sage, pourvu qu’on n’en use que pour un petit nombre d’objets28 »), la réforme insiste plutôt sur des mécanismes d’autorisation préventive, en essayant de laisser l’expression de la pensée à l’écart des interventions répressives. Sous cet angle, tout en conservant la continuité avec les dispositions de 1723 pour ce qui est de l’interdiction de faire commerce de livres sans en avoir la qualité, le projet tend à uniformiser le marché en intégrant les libraires de province dans la communauté parisienne, mais à un certain nombre de conditions : « On n’y sera reçu libraire que par ordonnance du lieutenant de police, et avec approbation de l’intendant ; ce qui n’aura lieu qu’après s’être informé des mœurs, de l’état et de la fortune du sujet qui se présente, et après lui avoir fait subir examen sur les articles des règlements de librairie29. » Les colporteurs, pour pouvoir vendre indifféremment tous les livres dans les maisons, devront recevoir une autorisation chaque année du lieutenant de police qui procédera lui-même à des inspections régulières des magasins. Une fois que l’intervention de la police s’est concentrée dans cette phase préliminaire du processus, et qu’ainsi a été fixé le coût de l’entrée sur le marché, l’exemption ultérieure du magistrat peut relativement libérer l’offre et assouplir la demande. Le mouvement de production et d’échange des textes a dès lors ainsi moins à subir d’ingérences de la part de l’autorité publique. Un signe de cette ouverture se trouve dans la disposition du projet Malesherbes qui autorise les auteurs à « vendre leurs ouvrages quand ils y auront mis leur nom ; et, dans le cas où leur nom n’y sera pas, leur permettre encore de les vendre, en déclarant à la chambre syndicale qu’ils en sont auteurs30 ». Mais c’est surtout l’attitude relative aux permissions tacites qui démontre exemplairement le réalisme propre à l’homme d’expérience. L’autorisation imprimée sur les livres est devenue

impraticable et inutile depuis que se sont multipliés les sujets sur lesquels on publie. Certaines situations ont mis en difficulté la censure, au point qu’« il s’est trouvé des circonstances où on n’a pas osé autoriser publiquement un livre, et où cependant on a senti qu’il ne serait pas possible de le défendre31 ». Comment officialiser cette réalité qui, avec la complicité de la police, médiatrice plus ou moins secrète des intentions souveraines, a favorisé un système clandestin de permissions tacites32 ? Afin d’empêcher que l’ouvrage ne soit bloqué à sa naissance, Malesherbes recourt à l’argument le plus apodictique pour un législateur, la nécessité, en l’associant toutefois au moins apodictique, la présomption : « Vu la nécessité où on est quelquefois de commencer l’impression des ouvrages avant l’expédition du privilège ou de la permission scellée, on déclare que les permissions particulières données à ce sujet n’auront lieu qu’autant que les imprimeurs auront un exemplaire manuscrit du livre ou des feuilles d’épreuve paraphées par celui qui sera préposé à cet effet par M. le Chancelier ». La tactique consiste donc à contourner l’interdit d’imprimer sans permission scellée. Il faut considérer comme autorisés les ouvrages « pour lesquels on doit donner une permission de sceau, qui n’est pas encore expédiée33 ». La condition suspensive, naturellement, était difficilement respectée dans la pratique, de sorte que le contrôle public était virtuel. Bien que le projet de Malesherbes soit resté sur le papier, il n’en représente pas moins un modèle subtil de discipline, capable d’harmoniser des exigences de gouvernement et des raisons objectives, comme le montrent les permissions tacites, en augmentation constante jusqu’en 178934. En définitive, en considérant de manière minutieuse et systématique la question de la librairie, Malesherbes conçoit le dosage des interventions normatives selon une logique complexe : la force de la police se distribue de manière différenciée, en tenant compte d’exigences multiples. Le contenu global de sa réforme, que nous

n’avons considérée que sous certains de ses aspects significatifs, reflète une volonté de penser l’objet sous des angles fonctionnels variés. Indirectement, l’action de la police est impliquée dans cette manière plus simplifiée – pour le rapport entre censure et liberté – mais en même temps plus articulée – pour la stratégie diversifiée des interventions – qui s’annonce dans le gouvernement des opinions. Ce que nous définissons quelque peu emphatiquement comme tolérance à l’égard de la différence des opinions n’est en fait que le résultat d’un art prosaïque et sagace des contrepoids réglementaires. La police gère ce jeu d’équilibres, en faisant miroiter l’illusion de la liberté derrière la vérité plus sèche du gouvernement. Le premier acte officiel qui débloque le mécanisme de l’autorisation préventive, en remettant en question l’idée même de censure, est l’« Arrêt du Conseil d’État concernant la convocation des États généraux du royaume » du 5 juillet 1788. L’article 8 annonce le virage décisif : « Sa Majesté invite tous les savants et personnes instruites de son royaume, et particulièrement ceux qui composent l’Académie des inscriptions et belles lettres de sa bonne ville de Paris, à adresser à M. le Garde des sceaux tous les renseignements et mémoires sur les objets contenus au présent arrêt35. » La nouveauté est importante, si l’on considère la « Déclaration » du 28 mars 1764 qui avait établi l’interdiction de publier des écrits au sujet de l’administration financière de l’État, en la motivant par des arguments exactement opposés à ceux employés vingt-quatre ans plus tard : ce qui, à la veille de la convocation des États généraux, apparaîtra comme le recours extrême afin de conjurer la rupture de tout l’ordre politique, est alors perçu comme dangereux. « Les écrits qui paraissent dans le public sur ces matières ne peuvent que répandre des alarmes dans les esprits, nuire au recouvrement indispensable de nos deniers, exciter des préventions capables d’empêcher le bien même que nous pourrions opérer, avec le secours

des mémoires dictés par le zèle éclairé des magistrats, et porter le plus grand préjudice au bien de notre État et à celui de nos sujets36. » Face à cette conduite qui, par un inévitable effet retour, devait provoquer des réactions critiques au sein du public mais aussi dans le monde de la justice37, l’arrêt de 1788 reconnaît l’opinion publique comme nouveau moteur du discours social. Une opinion publique qui ne produit toutefois pas de vérités partielles et trompeuses, mais qui se légitime avant tout comme processus de formation d’un savoir que l’autorité politique est impuissante à monopoliser. Face à une urgence croissante, l’État semble se dégager de l’intermédiaire autrefois providentiel du pouvoir de police. Le travail de filtrage de la pensée apparaît à présent contreproductif pour la sauvegarde de la structure institutionnelle et pour la garantie de l’ordre public général. Le fondement de vérité des énoncés est soumis à des critères internes à la communauté savante, qui décide elle-même de la validité de ses discours. Dans le Mémoire sur la liberté de la presse qui lui a été commandé environ six mois après la convocation des États généraux, Malesherbes reprend cet argument en le posant comme irrévocable : « Je crois que tout le monde conviendra aujourd’hui qu’il est nécessaire que la discussion de tous les objets qui seront traités dans cette grande assemblée, soit faite avec une liberté entière, puisqu’il n’y a que cette liberté qui, sur chaque question, fasse connaître la vérité38. » En novembre 1789, Manuel, un administrateur de police qui critiquait violemment les méthodes d’Ancien Régime, rédige un règlement pour définir les nouvelles tâches du contrôle public. À propos des colporteurs et des afficheurs, il est établi que l’évaluation des textes ne concerne pas leur contenu, mais bien la possibilité de l’attribuer à quelqu’un. On ne distribuera donc, et n’affichera, que des œuvres et placards « garantis par le nom de l’auteur ou par celui de l’imprimeur ; en conséquence tous écrits dont se trouveront chargés lesdits colporteurs seront soumis non à la censure, mais à

l’inspection des patrouilles et des corps de garde, pour être saisis par eux, lorsqu’ils ne seront pas munis d’une signature39 ». En exigeant que soit reconnue la paternité des œuvres imprimées, la police se contente de vérifier la condition qui permet d’engager la responsabilité, alors que tout contrôle de contenu apparaît arbitraire. La mention du nom débloque préventivement un système autrement condamné à la clandestinité. Par ailleurs, l’indication de l’auteur exempte la police de tout jugement critique et lui demande seulement de certifier, d’accomplir un simple geste notarial. Peu à peu, le rôle de la police devient secondaire par rapport à une éventuelle décision sur la substance qui, elle, incombe à l’autorité juridictionnelle. Ce qui ne signifie pas que l’autonomie de la police soit entièrement niée : selon ce règlement, en effet, les contrevenants doivent être conduits auprès des comités des districts, qui veillent à les interner, sauf paiement d’une amende. Mais il est évident que la police ne dispose plus ici des mêmes pouvoirs dans un secteur crucial pour les rapports entre institutions et citoyens et, plus généralement, pour les formes de circulation du savoir dans la société.

Peuchet ou les inconvénients supportables de la licence Si Malesherbes énonce clairement les raisons techniques et politiques restreignant la censure, Jacques Peuchet, administrateur de la police parisienne qui transitera indemne de l’Ancien Régime à la Restauration, témoigne de l’évolution complète du pouvoir policier dans ce domaine. Son expérience dans l’administration couvre toute la période révolutionnaire jusqu’en 1830, ce qui rend son discours particulièrement significatif40. Les définitions « censeur », « liberté » et « livre » de l’Encyclopédie méthodique, rédigées entre 1789 et 1791, sont le concentré d’une philosophie modérée d’empreinte libérale, attentive à concilier le droit de chacun à exprimer sa propre pensée avec le devoir de l’État d’empêcher les manifestations contraires à

l’ordre public. Partant d’une définition générale de la liberté comme absence d’obstacle dans la jouissance d’un droit ou dans la disponibilité d’un bien, Peuchet, à propos de la liberté de la presse, semble craindre à première vue le manque de contrôle. La réalité agitée du moment, certes, doit lui faire percevoir les possibles excès d’une activité par ailleurs protégée par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » du 26 août 1789 (art. X et XI) : « La liberté de la presse surtout peut devenir un terrible instrument de troubles et d’anarchie lorsque la force publique et les tribunaux n’existent pas pour en réprimer les excès ; elle est particulièrement un fléau lorsqu’elle sert à répandre les erreurs ou les mensonges d’un parti dominant. Alors la calomnie, les injures les plus grossières deviennent le partage de ceux qui ne sont point de l’opinion des écrivains41. » La liberté des opinions est présentée dans la sombre perspective d’une guerre potentielle, depuis un observatoire qui n’est pas celui de la société civile mais celui des institutions, où par ailleurs évolue professionnellement cet auteur. Il serait toutefois hâtif de considérer que la perspective adoptée reflète le dogme d’un technocrate, à savoir l’affection dominante pour la raison d’État. En fait, la démarche de Peuchet prend en compte tous les enjeux de la liberté d’expression en insistant surtout sur ses limites. Le problème consiste en effet à savoir mesurer la fonction d’une pratique à travers ses dysfonctionnements, et vice versa. La tâche qui est attribuée progressivement à la police, dans un discours modéré de ce type, relève d’une vision globalisante, qui n’isole pas un phénomène relativement à un seul effet, mais le situe sur un échiquier où plusieurs issues sont possibles. Pour cette raison, la liberté de la presse, conquête de la civilisation, est envisagée dans ses conséquences négatives. Mais, lorsqu’elle devient objet des interdictions du censeur défini par l’Encyclopédie méthodique, elle réapparaît dans toute sa force combative comme une arme de la « liberté civile et moyen de communiquer librement avec la société,

qu’on ne peut sans injustice interdire à tout citoyen qui veut en faire usage ». Les raisons du gouvernement s’estompent dans ces circonstances. Peuchet ne perçoit alors aucun danger pour l’ordre constitué : « La puissance légitime et souveraine n’a rien à craindre de la liberté de la presse ; elle doit plutôt la considérer comme un des principes constitutifs d’un gouvernement sage et éclairé42. » Selon la même logique compensatoire, le livre licencieux, objet offensif par définition, est considéré avec indulgence comme un inconvénient nécessaire de la liberté d’expression, comme un dysfonctionnement inévitable de cette dernière, et non comme un abus à corriger à tout prix. Ce thème est abordé dans l’article « livre », où la révision du contrôle de police sur la production de la pensée apparaît sans équivoque. En quelques lignes, Peuchet offre un abrégé de la nouvelle philosophie (ou peut-être vaudrait-il mieux dire économie) gouvernementale, qui doit inspirer le fonctionnement de l’institution. Après avoir spécifié que les seuls genres de publications interdits sont les libelles et les textes licencieux, et que les lois sur la liberté de la presse s’occupent des premiers, Peuchet considère les seconds. La police a le pouvoir d’en empêcher l’exposition publique, et même de les séquestrer ; toutefois, précise-t-il, il faut, à cet égard, beaucoup de retenue ; car j’aimerais encore mieux supporter l’inconvénient d’une licence de cette espèce, même outrée, que de livrer le commerce et les individus qui le font à une police vexatoire et bêtement rigoriste. Aujourd’hui la suppression des mouchards ou espions de police pour les objets de cette espèce, a donné aux actes individuels une liberté qui va jusqu’à la licence ; mais ce n’est point pour une surveillance d’espions, qu’il faut la réprimer : le remède serait pire que le mal. Il faut se borner à punir le flagrant délit public, et à n’exercer d’action sur les individus que par les formes ordonnées par la loi43.

Le thème de la liberté de la presse est l’occasion ici pour rappeler la différence entre deux manières de traiter le désordre : d’un côté la présomption policière, de l’autre la vérification judiciaire. Mais le

discours de Peuchet est intéressant car il ne se limite pas à énoncer une bataille de principes. Il veille toujours au fonctionnement des dispositifs policiers, à leur autonomie en tant que moyens techniques, à leur degré de stabilité par rapport aux sujets qui y ont recours. Il est significatif, à propos de la liberté de la presse, que l’auteur emploie l’image de l’arme, un instrument à la portée de tous qui équilibre les forces au départ, mais contribue à les modifier sans toutefois changer en rien cette liberté : « Cette arme est d’autant plus naturelle qu’elle ne change de mesure pour personne, et que celui qui se sent frappé par elle, peut également s’en servir pour repousser les coups qu’on lui porte44. » Il est nécessaire qu’un mécanisme garantisse le développement des écrits : une régulation qui favorise la multiplication des discours et le déplacement de la vérité. Plus circonstancielle qu’essentielle apparaît donc l’importance des contenus du savoir, toujours substituables les uns par les autres dans la mesure, bien entendu, où la possibilité de cet échange est garantie par certaines conditions. La police doit, dans une certaine mesure, s’adapter à ce changement dans le régime d’une vérité qui se constitue librement. Elle doit assumer une fonction de sauvegarde de la procédure contre des distorsions ou des anomalies, mais cela implique aussi une attention décroissante vis-à-vis des objets du savoir.

Les fonctions « censure » et « opinion publique » Dans cette optique, il faut probablement aussi reconsidérer l’essence même de la censure, puisqu’il serait naïf d’imaginer que les formes de contrôle sur l’expression de la pensée disparaissent. Malgré l’abondante littérature qui, durant la seconde moitié du siècle, met en accusation ce symbole du despotisme, il est plus pertinent de parler d’une transformation que d’une disparition, au-delà du principe de la liberté d’expression consacrée par la « Déclaration »

de 1789. On pourra donc tenter de reformuler la signification du concept de censure, en évitant de le réduire à une acception aussi partagée qu’inévitablement téléologique, l’opposant à l’avènement socioculturel de l’opinion publique. Par « censure », il ne faut pas seulement entendre le refus impératif qui exclut des textes non conformes à certains principes, ou, plus souvent, aux convenances politiques du moment. Indépendamment de la catégorie réductrice de l’interdit, toujours liée à la volonté décisoire, on pourrait concevoir la censure sous un angle strictement fonctionnaliste : elle opère moins comme l’instance du déni personnifiée par un agent administratif que comme le mécanisme de sélection discursive visant à faire apparaître certains énoncés plutôt que d’autres. Selon cette perspective, la censure ne s’épuisant pas dans un modèle répressif, dans la simple logique binaire inclusion-exclusion, le phénomène de l’opinion publique peut être vu de la même manière : un moyen pour faire fonctionner à l’intérieur du discours une forme de discipline. Dans ce sens, la censure n’est pas la pratique qui entrave la spontanéité des idées, mais plutôt leur norme assimilée. Par conséquent, l’opinion publique est le déguisement grâce auquel, à la fin du XVIIIe siècle, la censure devient présentable ; c’est la forme limite de la pensée pour rendre acceptables les discours et la validité de leur vérité. En tant que mécanisme « déclarateur du jugement public », comme dit Rousseau, la censure devient une expression de ce dernier, une de ses manières de s’objectiver. Elle représente une frontière mobile qui règle l’extension des contenus politiques, économiques, juridiques, moraux que la société veut rendre communs au plus grand nombre d’individus. L’opinion publique, ajoute Rousseau, « est l’espèce de loi dont le Censeur est le Ministre45 ». Au lieu de les considérer comme les antagonistes dans la lutte pour la liberté, il conviendrait de décrire l’opinion publique et la censure comme les deux facettes d’un même dispositif : ensemble elles forment un code qui opère sans un contrôleur identifié

politiquement et hiérarchiquement, tout en produisant un système pour sélectionner le discours « public ». Ceci explique qu’un des principaux défis qui se présentèrent aux gouvernements libéraux fut justement de maîtriser cette nouvelle puissance, de la rendre fonctionnelle et compatible avec l’exercice du pouvoir politique. Un tel problème, du reste, apparaissait clairement dans les Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’Administration de Morellet, un texte dont on a déjà signalé le rôle charnière dans les questions décisives pour le destin de la police : liberté du commerce, de la pensée et rôle de l’administration. L’admonestation de l’abbé est claire : « Toutes les grandes opérations en matière d’administration ont besoin d’être aidées de l’opinion publique ou du moins ne peuvent réussir si elles ont l’opinion publique contre elles. Or il n’y a point de moyen plus prompt pour diriger cette opinion que la voie de l’impression, surtout lorsqu’on ne veut montrer aux hommes que la vérité, et qu’on ne cherche que le bonheur46. » On aura beau raisonner, la prise du pouvoir politique utilisera comme prétexte le nouveau régime de circulation de la parole : la caractéristique immédiate de l’opinion publique est, pour Morellet, son efficacité pour l’exercice du gouvernement, appelé précisément à la diriger, à l’assujettir. Une conviction déjà affichée, en fait, par le même Rousseau qui, dans sa Lettre à d’Alembert de 1758, n’hésite pas à parler d’« instruments propres à diriger l’opinion publique47 ». L’enjeu stratégique et la qualité la plus captivante de celle-ci consistent en ceci : elle offre une possibilité discursive que l’autorité doit savoir transformer en consensus. Cette donnée de base reste inchangée, même lorsque Morellet considère l’autre aspect du phénomène ; le rôle de légitimation à l’égard du pouvoir administratif. Il ne s’agit pas tant d’affirmer un droit de critique propre à la société qui juge et conditionne l’œuvre des ministres que de rassurer les gouvernants sur l’opportunité d’impliquer l’opinion publique comme coresponsable

de l’action politique. Dans cette perspective, l’opinion publique est presque neutralisée en tant que pouvoir de contrôle, tandis que l’administration est dédouanée sur le plan de la responsabilité. L’abbé n’a aucun scrupule à avouer l’escamotage, le plus perfide des arcana dominationis : « Non seulement l’opinion publique est un secours pour le Ministre dans ses opérations les plus difficiles et les plus délicates, elle est encore une justification pour lui, lorsque ces opérations n’ont pas tout le succès qu’il en attendait. Si des obstacles imprévus, si des vices qu’on n’avait pas soupçonnés se découvrent dans la pratique, l’homme d’État qui s’est conduit d’après les lumières de son siècle, n’a point de reproche à essuyer48. » L’opinion publique peut fonctionner comme catégorie gouvernementale, et en tant que telle, elle est en rapport avec le thème de la censure. À cet égard, Peuchet fait de nouveau certaines observations intéressantes. Pour lui, la ligne de solidarité qui unit censure et opinion publique est très claire : « On punit les crimes, on maintient les mœurs ; c’est la loi qui fait l’un par les tribunaux, c’est la censure qui fait l’autre par l’opinion49. » Il n’existe donc pas d’étatmajor de l’inspection qui surveille les paroles et contrôle les mœurs de la nation, comme le tribunal préside à l’application du droit. La censure est déjà incluse dans l’opinion ; loin de se réduire à un sujet arbitre de la pensée d’autrui, la censure se révèle être plutôt une fonction diffuse dans une série indéterminée de sujets. Le modèle habermasien de la sphère publique accuse ici ses vues courtes : il n’est pas question de la dialectique héroïque entre le pouvoir et la liberté, entre l’obligation de responsabilité et le droit de critique. Ce que Habermas définit un peu pompeusement comme la sphère de la communication n’est que le produit de l’intériorisation de la censure de la part de la société. Nous avons affaire à la reconversion d’un déni institutionnel en une voix générale et sans sujet, qui agit partout de manière lente et invisible, et qui est le produit de la civilisation. Ainsi, Peuchet peut-il considérer l’opinion publique comme « une

censure naturelle et impartiale qui flétrit également tous ceux qui portent atteinte, par leur conduite scandaleuse, aux mœurs et à l’honnêteté publique50. » Il y a renversement de la perspective adoptée par Diderot qui, en 1775, s’adressant à Necker, retraçait l’histoire du phénomène en ces termes : « L’opinion, ce mobile dont vous connaissez toute la force pour le bien et pour le mal, n’est à son origine que l’effet d’un petit nombre d’hommes qui parlent après avoir pensé, et qui forment sans cesse, en différents points de la société, des centres d’instruction d’où les erreurs et les vérités raisonnées gagnent de proche en proche jusqu’aux derniers confins de la cité, où elles s’établissent comme des articles de foi51. » Au contraire, dans le discours de Peuchet, comme dans celui de Morellet, l’opinion publique apparaît d’abord comme une catégorie de la mesure de gouvernement et ensuite comme l’expression de la liberté individuelle et collective. Elle représente un indicateur de ce qu’il y a à savoir et de ce que l’on doit faire pour correspondre de manière adéquate au degré de civilisation d’une nation. C’est en définitive une façon de codifier les événements, qu’ils soient d’ordre cognitif ou pratique, dans un processus communicatif, en différenciant les informations de ce qui reste informel, non articulé dans un sens commun. On comprend alors qu’il vaut mieux rectifier la portée de l’abusive allégorie de la fin du XVIIIe siècle, celle du tribunal de l’opinion publique. Malgré les suggestions qu’elle peut exercer sur un ministre aussi exposé que Necker (« Je crois que le relâchement d’un grand nombre d’administrations, est dû à l’obscurité dont elles s’enveloppent si facilement : tout se fût ranimé, si elles avaient eu à comparaître devant le tribunal de l’opinion52 »), et malgré le rôle de fiction nécessaire que lui assigne Bentham53, cette allégorie assimile de manière impropre au modèle juridique de jugement un phénomène relevant plutôt d’une rationalité gestionnaire, d’une administration des discours. Un observateur peu attentif au fonctionnement des pratiques considérera la réduction de l’opinion

publique à l’idée modernisée de censure comme une arrogance minimaliste. Mais en réalité l’opinion nous apparaît, en dernière analyse, comme un critère permettant de distinguer entre les conditions de la communication et son contenu54.

1 Cf. W. OGRIS, « Verbietet mir keine Zensur ! Goethe und die Pressefreiheit », dans V.D. Wilkes (dir.), Festschrift zum 125 jährigen Bestehen der Juristischen Gesellschaft zu Berlin, De Gruyter, Berlin et New York, 1984, p. 509-527. 2 Cf. « Règlement du Conseil pour la librairie et imprimerie à Paris », ISAMBERT, XXI, p. 216-251 ; voir aussi l’édition commentée par C. M. SAUGRAIN, Code de la librairie et imprimerie de Paris, De Quillau, Paris, 1744, qui rassemble les anciennes lois en la matière. Pour l’« Arrêt du Conseil » de 1744, un extrait en est donné dans l’Encyclopédie méthodique. Classe « Jurisprudence », op. cit., X, « Imprimerie », p. 292. Voir enfin la « Déclaration portant défense à toutes personnes de quelque état et condition qu’elles soient, de composer ni faire composer, imprimer et distribuer aucuns écrits contre la règle des ordonnances » du 16 avril 1757, ISAMBERT, XX, p. 272-274. 3 Op. cit., préface. 4 Cf. « Édit contenant règlement sur les imprimeurs et libraires de Paris », ISAMBERT, XX, p. 6 et sq. 5 Cf. « Lettres-patentes sur les nouveaux statuts des librairies, imprimeurs et relieurs de la ville et université de Paris », ISAMBERT, XVI, p. 117 et sq. Pour ce qui est du libre régime sous François Ier, cf. la « Lettre de privilège » du 4 mars 1516, ISAMBERT, XII, p. 103 et sq. 6 Cf. « Règlement » de 1723, op. cit., en particulier articles 45, 47, 79, 85. Sur la fonction du privilège, c’est-à-dire du droit exclusif accordé temporairement à quelqu’un pour imprimer et diffuser un ouvrage, cf. H.-J. MARTIN, Livre, pouvoirs et sociétés à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), Droz, Genève, 1969, I, p. 440 et sq. 7 Cité par H.-J. MARTIN, ibid., II, p. 697. Voir également M. MARION, Dictionnaire des institutions de la France (1923), Picard, Paris, 1968, « Censure », p. 76-78. 8 Cf. « Ordonnance sur la réforme de la justice » de février 1566, ISAMBERT, XIV, p. 210211. 9 Cf. A. FARGE, Dire et mal dire, op. cit., p. 25 et sq. 10 Sur le partage des fonctions entre ces trois autorités, P. MANUEL, La Police de Paris dévoilée, 2 vol., Garnery, Paris, an II, I, p. 30-32. Voir également A. VERMOREL, Les Mystères de la police, 3 vol., Librairie centrale, Paris, 1864, I, p. 279 et sq. 11 Cité par Cf. A. FARGE, Dire et mal dire, op. cit., p. 50-51. Voir aussi H.-J. MARTIN, Livre…, op. cit., II, p. 690-691. Pour les contrôles tentés par la police sur les livres dangereux en dehors de Paris et de la France, A. WILLIAMS, The Police of Paris 1718-1789, Louisiane State University Press, Bâton Rouge-Londres, 1979, p. 214-215.

12 ISAMBERT, XXII, p. 250. 13 « Déclaration renouvelant les lois du silence et défendant de s’occuper de matières religieuses », ISAMBERT, XXII, p. 260. Un arrêt du Parlement du 6 mai 1775 reprenait le sujet en intimant à la faculté de théologie « de se contenter de lire des écrits scholastiques sans pénétrer jusqu’aux sources des choses », J. PEUCHET, Collections des lois, op. cit., VI, p. 199. 14 D. ROCHE, Les Républicains des lettres, Fayard, Paris, 1988, p. 29-46. Sur la riche correspondance entre Colbert et La Reynie au sujet des poursuites contre les libellistes et, plus en général, contre l’importation de l’étranger des livres défendus, cf. Lettres, instructions et mémoires de Colbert, op. cit., t. VI, p. 2-29. Sur le système créé par Colbert et La Reynie, voir P. CLÉMENT, La Police sous Louis XIV, op. cit., p. 72-79 ; J. SAINT-GERMAIN, La Reynie et la police au Grand Siècle, Hachette, Paris, 1962, p. 157-163 ; H.-J. MARTIN, Livre…, op. cit., II, p. 695-698. 15 CH.-G. DE LAMOIGNON DE MALESHERBES, Mémoires sur la librairie. Mémoire sur la liberté de la presse, Imprimerie nationale, Paris, 1994, p. 78. 16 Ibid., p. 134. 17 Ibid., p. 89. 18 Ibid., p. 83. 19 Ibid., p. 250. 20 Ibid., p. 119. 21 Ibid., p. 134-135. 22 Bien sûr l’application concrète ne peut présenter de tels automatismes, à commencer par le repérage précis des faits matériels et des problèmes d’interprétation qui en découlent pour le juge. Toutefois, il s’agit de signaler ici le mécanisme syllogistique qui différencie, en dernière analyse, l’opération judiciaire d’autres activités réglementaires. 23 Cette présomption d’ignorance ne correspond pas à l’image du « voile d’ignorance » formulée par J. RAWLS (Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1987, p. 38.), comme une condition nécessaire pour éviter que le choix des principes fondamentaux concernant la justice ne se ressente des inégalités entre les parties. C’est la justice entendue comme pratique juridictionnelle et non comme univers idéal et moral, qui se fonde sur cette prétérition originelle des situations concrètes. 24 Ce n’est pas un hasard si le plus grand effort spéculatif dans ce sens aura été produit par Hegel. Théorisant le Polizeistaat expérimenté dans les territoires allemands, Hegel saisit la nécessité de fondre les deux pratiques dans le pouvoir gouvernemental : « Cette subsomption des affaires particulières sous l’universel est la tâche propre du pouvoir gouvernemental, dans lequel sont également compris le pouvoir judiciaire et le pouvoir de police, qui se rapportent immédiatement à l’élément particulier de la société civile et qui font prévaloir l’intérêt général dans ces buts particuliers. » G.W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit ou Droit naturel et science de l’État en abrégé, Vrin, Paris, 1975, par. 287, p. 299. Cf. L. FERRAJOLI, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, Laterza, Rome-Bari, 1989, p. 800 et sq. 25 V. supra p. 53.

26 Mémoires, op. cit., p. 136. 27 Ibid., p. 137-140. Sur le contenu et le sens des réformes proposées par Malesherbes, voir la présentation de R. CHARTIER aux Mémoires, notamment p. 25. Voir aussi R. BIRN, « Malesherbes and the Call for free Press », dans R. DARNTON et D. ROCHE (dir.), Revolution in Print. The Press in France 1775-1800, University of California Press, Berkeley-Londres, 1989, p. 50-66. 28 Mémoires, op. cit., p. 204. Trente ans plus tard, son jugement sur l’arbitraire des principes de la censure sera beaucoup plus net. Voir Mémoire sur la liberté de la presse, op. cit., p. 261 et sq. 29 Ibid., p. 164. 30 Ibid., p. 165. 31 Ibid., p. 205. 32 Dans le Mémoire sur la liberté de la presse, Malesherbes donnera des exemples de publications tacitement autorisées par le lieutenant de police, qui garantissait l’impunité du libraire grâce aux rapports confidentiels entretenus avec le souverain auquel souvent ne déplaisait pas la parution de tels textes. Voir p. 254 et sq. 33 Ibid., p. 208 et 209. 34 Cf. R. CHARTIER, Présentation, op. cit., p. 27. 35 ISAMBERT, XXVIII, p. 604. 36 « Déclaration qui fait défense d’imprimer, débiter ou colporter aucuns écrits, ouvrages ou projets concernant la réforme ou administration des finances », ISAMBERT, XXII, p. 400. 37 Cf. A. MORELLET, Réflexions sur les avantages…, op. cit. ; voir aussi Très humbles et très respectueuses remontrances du Parlement séant à Dijon au roi, au sujet de la Déclaration du 28 mars 1764, et sq. n. 38 MALESHERBES, Mémoire sur la liberté de la presse, op. cit., p. 234-235. 39 Cf. « Jurisprudence », Encyclopédie méthodique, op. cit., et « Imprimerie », X, p. 294. 40 Sur Peuchet, observateur critique de la société française, on lira le bref portrait de K. MARX, « Peuchet : Du suicide » (1846), dans Œuvres, III (Philosophie), op. cit., p. 1456-1462. 41 Ibid., « Liberté », p. 384-385. 42 Ibid., vol. IX, « Censeur », p. 492. 43 Ibid., vol. X, p. 391. 44 Encyclopédie méthodique, op. cit., IX, p. 492. L’ancienne métaphore de l’arme afin d’indiquer le danger du mot apparaît dans toute la période des Lumières, et en particulier chez Voltaire. Sur l’emploi politique des métaphores belliqueuses, cf. F. RIGOTTI, Il potere e le sue metafore, Feltrinelli, Milan, 1992, p. 45-76. 45 J.-J. ROUSSEAU, « Du contrat social », l. IV, ch. VII, dans Œuvres complètes, op. cit., III, p. 458. À la fin du l. II, en revanche, l’opinion est vue comme un agent autonome, une véritable loi « qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans le cœur des citoyens ; qui fait la véritable constitution de l’État ; qui prend tous les jours des nouvelles forces ; qui lorsque les autres lois vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l’esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l’habitude à

celle de l’autorité ». Toutefois, en confirmant le rôle ambivalent de l’opinion, Rousseau se hâte de préciser qu’elle est « partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres : partie dont le grand Législateur s’occupe en secret ». Ibid., p. 394. 46 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages…, op. cit., p. 31. 47 J.-J. ROUSSEAU, Œuvres complètes, op. cit., V, p. 62. En l’occurrence, Rousseau ne pense pas à l’instrument législatif, mais à une institution comme le tribunal des maréchaux de France qui, par exemple, devrait « changer l’opinion publique sur le duel ». 48 A. MORELLET, Réflexions sur les avantages…, op. cit., p. 36. Avec la même connotation « servile », l’opinion publique apparaît à J. NECKER comme le « conseiller le plus éclairé, le plus impartial, et le plus intègre », De l’administration des finances de la France, 3 vol., 1784, II, p. 279. 49 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », cf. « Censeurs », op. cit., IX, p. 494. 50 Ibid., p. 496. 51 D. DIDEROT, « Lettre à Necker du 10 juin 1775 », dans G. ROTH et J. VARLOOT (éd.), Correspondance, Minuit, Paris, 1968, XIV, p. 144. 52 De l’administration des finances, op. cit., II, p. 281. 53 Cf. « Constitutional Code », dans The Works of Jeremy Bentham, Thoemmes, Bristol, 1995 (réimpr. de l’édition Tait, Edinburgh 1848), IX, p. 41 et sq. et p. 157 et sq. Plus en général, J. BENTHAM, Théorie des fictions, Association freudienne internationale, Paris, 1996. Cf. CH. LAVAL, Jeremy Bentham. Le pouvoir des fictions, PUF, Paris, 1994, p. 103 et sq. 54 Sur cette distinction, N. LUHMANN, Soziale Systeme. Grundriss einer allgemeinen Theorie, Suhrkamp, Francfort/Main, 1984, p. 191 et sq.

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Administration

Le discours physiocratique ainsi que la critique au système de circulation de la pensée jettent donc les bases pour une mise en question du modèle policier classique. Il nous faut maintenant nous occuper d’un troisième facteur dont l’émergence ne se laisse pas repérer dans un fait précisément circonstancié. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, on assiste à l’entrée sur scène d’un sujet public relativement inédit : l’administration. C’est un événement aux contours à la fois flous et envahissants qui appelle d’abord un effort de définition sémantique. « Le sens du mot administration n’a jamais été bien fixé et l’incertitude d’une dénomination jette souvent de l’obscurité dans des objets qu’il faut éclaircir1. » Cette observation de Malesherbes représente bien le travail institutionnel qui s’accomplit à la fin de l’Ancien Régime : les mots se requalifient et, en se requalifiant, désignent de nouvelles choses. Le terme « administration » commence à acquérir la connotation technique et moderne d’« administration publique », après avoir été forgé par le droit civil et canonique et dans l’économie. Procédons par une esquisse historico-juridique.

L’administratio dans le droit romain Dans sa signification la plus générique, le mot parcourt les siècles comme synonyme de conduite politique, de « régie » de l’État, et c’est

probablement cet usage commun qui voile la spécificité sémantique qui est pourtant la sienne. En latin, administratio signifie littéralement ad manus venire, locution, nous pouvons d’ores et déjà le dire, que le français des ordonnances royales reproduira continuellement lorsqu’il parle d’officiers obligés à « tenir la main » à quelque chose. Le droit romain emploie le terme afin de désigner la fonction générale des magistrats dans le gouvernement de la république. On trouve une caractérisation plus spécifique dans des expressions récurrentes chez Cicéron et César telles que administrare rem bellicam ou administrare bellum, qui lient le terme d’une manière constante jusqu’à l’époque d’Ulpien, à l’administrare exercitum, à la conduite des opérations militaires2. Au début du Principat (27 avant J.C.), s’atteste un virage qui donne au mot une plus ample gamme de significations. À l’occasion d’une disette, Auguste se reconnaît comme celui qui s’était chargé de l’administration de l’approvisionnement3. Le devoir de pourvoir à l’approvisionnement de la communauté donne au concept d’administrare tant un profil formel au contenu variable – la simple position d’exercice d’un pouvoir – que la traduction concrète et particulière d’une telle prérogative : mettre en place des instruments, disposer des hommes, des choses et des lieux de manière à atteindre un objectif pratique spécifique. L’activité de l’administratio ne se limite pas ainsi à la garantie de ce qui existe, à l’invariabilité de l’état de fait, mais vise aussi à la multiplication des objets sur lesquels elle se déploie, et à améliorer leur affectation. Administrer implique donc une conservation qui favorise le développement de la réalité considérée. Naturellement, dans le contexte que l’on vient de mentionner, l’administrare est la prérogative du curator, une figure à multiples facettes auquel le droit civil classique attribue diverses tâches selon le contexte (les institutions d’origine sont le soin du dément – cura furiosi – et le soin du prodigue – cura prodigi). À

l’époque postclassique (IVe-VIe siècles après J.-C.), la cura se consolidera autour des mineurs. Le curator avait entre autres fonctions – la question est débattue dans la doctrine – l’administratio des biens du mineur, autrement dit la gestion de ses affaires, centrée sur la composante patrimoniale de la cura prodigi. La gestion des affaires dans l’intérêt de quelqu’un, étendue à la communauté, devient la procuratio rei publicae mentionnée par Cicéron dans son De Officiis (1, 85) : l’exercice du gouvernement en représentation du peuple aux fins de l’utilité collective4. Voilà donc deux importantes déclinaisons sémantiques de l’administratio. L’une, vaste et indifférenciée, dans laquelle n’est exprimée que la potentialité propre à celui qui a une charge publique. On retrouve cette typologie dans l’expression d’Auguste et dans une phrase comme administrare tutelam rapportée par Digeste (27.3.13). C’est l’aspect de la prestation d’un service qui, de prime abord, structure le fait d’administrare. À côté de cet emploi générique, l’administratio indique aussi une façon particulière d’exercer sa disponibilité sur des personnes et des choses et de leur pratiquer ses soins, comme cela est suggéré par le même passage d’Auguste, mais aussi par des expressions telles que administrare rem familiarem (Quintilien) ou le patrimonium (Cicéron). La procuratio rei publicae représente en ce sens la projection à l’échelle politique de la curaadministratio expérimentée dans un contexte restreint. Cet élargissement est par exemple attesté dans une expression heureuse du même Cicéron qui parle des obligations attachées aux soins (cura) dus à l’État et à la charge (procuratio) de celui qui les assure5.

Le droit médiéval : iurisdictio et administratio Le droit commun atteste des enrichissements ultérieurs de l’administratio héritée du droit romain6. L’idée d’un service rendu afin

de s’occuper de quelque chose ou de quelqu’un est faite déjà sienne par le droit canonique du haut Moyen Âge. Lorsque le siège d’un diocèse était vacant, l’évêque voisin, dit visitator, l’occupait provisoirement. C’était là une pratique remontant à l’Antiquité tardive, que le concile de Riez, tenu en 439, avait instituée pour assurer la continuité administrative (curam gerere7). La curam gerere du visitator correspond en tout point à la fonction que Boniface VIII reconnaîtra à l’administrateur apostolique, le délégué à un diocèse nommé par le pape lui-même. Le Sexte (1298), le sixième livre des Decretales, précise la portée de l’administratio en relation avec la capacité des dispositions sur les biens que nous avions déjà rencontrée avec la cura du droit romain8 (c. 42, X VI, 1). En définitive, l’administratio admet une série illimitée de prestations, du moment qu’elles ne portent pas préjudice au patrimoine. L’administratio semble aussi appartenir à la sphère de l’officium, comme on peut le tirer d’une glose sur le Sexte de Jean d’André (ca 1304) : l’office implique l’administration des choses ecclésiastiques mais non leur juridiction9. Il est intéressant de noter que dans ce texte, comme dans un autre écrit plus tard par Petrus de Ancharano (1333-1416) commentant lui aussi le sixième livre des Decretales, l’administratio est distincte de la iurisdictio10, ce qui constitue un défi conceptuel que lancera le discours juridique jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Mais il faut être vigilant. Le langage prémoderne, comme on le sait, assigne au fait de juger un éventail de significations plus vaste que celui d’une décision prise par le juge. La iurisdictio constitue le moment total du pouvoir médiéval, comme l’explique l’énoncé fondateur d’Irnerius : « La Iurisdictio est le pouvoir d’établir l’équité avec l’obligation de rendre justice11. » Le Decretum de Gratien, atteste également de la large acception de iurisdictio : droit de pouvoir et de gouverner12. Toutefois, ces témoignages, ainsi que les autres des doctores qui les reproduiront par la suite, se prêtent à une

lecture plus complexe. L’acte de juger implique l’existence d’un déséquilibre entre autorité et subalterne, il indique autant le rapport de pouvoir que la position de domination en action. Des historiens du droit ont parfaitement établi le double registre où se déploie la pensée médiévale de la iurisdictio. Dans un sens juridico-politique, la iurisdictio désigne la pure forme de la relation du pouvoir. Dans un sens plus proprement technico-judiciaire, elle indique l’activité concrète exercée par une autorité juridictionnelle dotée de moyens coercitifs13. Ainsi donc, lorsque les textes des XIIe, XIIIe et XIVe siècles placent côte à côte iurisdictio et administratio en les distinguant, ils n’opposent pas deux concepts irréductibles, mais ils mettent en évidence une sorte de dédoublement interne selon lequel l’administratio rend effective la potentialité de la iurisdictio. Un passage de la Summa de Rufin (écrite entre 1157 et 1159), par exemple, souligne la subordination du ius administrationis au pouvoir de l’auctoritas épiscopale, doué de cet imperium qui, en revanche, fait défaut à l’administratio, reléguée pour cette raison à un niveau exécutif proche des ménages14. Ce sens est explicité ultérieurement dans d’autres textes, sans malentendus possibles : Étienne de Tournai (Stephanus Tornacensis), qui écrit entre 1166 et 1169, observe que si l’empereur attribue à quelqu’un un pouvoir de juridiction sans en même temps lui assigner une province ou un peuple à juger, alors il possède le titre sans l’administration15. Peut donc être habilité à la iurisdictio celui qui reste privé d’une base réelle pour la mettre en œuvre, c’est-à-dire pour l’administrer. Henri de Souse (Hostiensis), autour de 1270, définit comme administratio la iurisdictio ordinaria, autrement dit celle qui est exercée concrètement sur certains lieux et sur certaines personnes, sur un territoire de compétence déterminé16. Les juges auxquels le souverain, empereur ou pontife, reconnaît un pouvoir de juridiction (potestas audiendi causam) abstrait, sans toutefois le référer à un contexte particulier, ont un pouvoir sans

administratio. Celle-ci, en définitive, est une manière de mettre dans une perspective historique concrète ce qui, autrement, resterait une fonction abstraite de pouvoir. C’est pourquoi on appelait administratores civitatum les gouverneurs des villes italiennes au XIIe siècle, qui à la fin de leur charge étaient obligés de rendre compte des engagements pris au moment de l’élection17.

« Administration » dans le français moderne Le dualisme entre justice et police, si récurrent depuis le début du XVIIe siècle, renouvelle la confrontation initiale entre iurisdictio et administratio. On ne peut toutefois considérer qu’à partir de l’époque moderne, « police » correspond exactement à « administration », et qu’une telle équivalence s’impose abstraitement, presque hors de tout type de contexte syntagmatique. En effet, l’« administration » s’octroie sous une forme moins éclatante sa propre autonomie dans la langue française. Jusqu’au Moyen Âge tardif, selon le Dictionnaire de Godefroy, le substantif n’est pas employé alors que reviennent fréquemment le verbe « amenestrer » et le sujet « amenestreor », dans leurs variations morphologiques. Les nombreux documents qui attestent les deux lexèmes, même avec quelques nuances sémantiques, confirment une unité conceptuelle prédominante : l’activité de l’amenestreor (mais aussi de l’amenistreresse) consiste dans la gestion et le gouvernement des choses, des patrimoines, des lieux, des institutions. C’est pourquoi l’on retrouve souvent des expressions du type de « amenestreur de l’eglize », « amenestrour des biens de l’empire », « administreurs de la ville », « amenistreres dudit hopital18 ». Par ailleurs, le verbe « admenestrer » est largement utilisé comme synonyme de « fournir », dans le sens de procurer quelque chose à quelqu’un : dans un passage des Éthiques d’Oresme, on trouve par exemple l’expression « selon les circonstances et la qualité des choses que fortune lui administrera », dans le sens de rendre un

service, qu’il relève du hasard ou de la volonté humaine19. En bref, « admenestrer » désigne autant le fait de s’occuper de personnes et d’objets que la prestation même qui résulte de cette activité concrète. Si au début était l’action plutôt que la chose, il faut attendre l’époque moderne pour voir s’amorcer ce processus de substantivation. Au XVIe siècle, le terme fait son apparition comme dérivé d’« administrer », et indique donc l’action de donner, de fournir : à propos de la Loi qui renforce l’idée du péché, Calvin affirme « qu’elle est administration de mort20 ». Un jurisconsulte de droit coutumier tel que Coquille, qui écrit dans la seconde moitié du siècle, va encore plus loin : il évoque l’institution classique de « l’administration légitime » du mineur pour signifier l’ensemble des pouvoirs qui reviennent au père qui les tient en sa puissance. Lorsque l’enfant est émancipé, alors, l’administratio se transforme en tutelle légitime. Bien qu’elles se confondent dans la pratique, les deux figures doivent conceptuellement être distinguées, ne serait-ce qu’à cause d’une importante conséquence : étant privée de la potestas, la mère ne peut avoir l’administration mais seulement la tutelle légitime. L’administration en tant que telle n’est donc pas une prérogative sexuée, mais elle est reconductible à l’exercice de rôles déterminés, dont la potestas21. Et comme avoir l’administration légitime de son propre enfant implique une gestion des biens accessoires sous forme d’usufruit, on voit que dans le concept d’administration convergent le pouvoir et le patrimoine, la forme et le contenu. Au-delà du droit civil, l’« administration » commence à se signaler également dans les traités politiques. Au début du XVIIe siècle, Turquet de Mayerne récupère une distinction déjà assimilée par les canonistes, et trace le profil de la fonction « administration », une modalité de l’action ex autorictate – l’auteur parle significativement de « voie » – séparée mais complémentaire de la juridiction : « Il est du

tout nécessaire qu’il y ait en premier lieu des hommes ordonnés pour avoir soin continuel de conserver cet ordre dans son entier, lesquels puissent promptement donner remède aux excès ou défauts, ramenant d’office les pièces qui font semblant de se forjeter en leur place, avec une douce gravité et sans violence, tant que faire se peut : la quelle voie nous appellerons Administration. Et si après l’on voit que le mal s’obstine et menasse de faire progrès, ceux-ci devront ajuster la sévérité et rigueur […] il est ce moyen poignant par nous appelé Juridiction22. » Après avoir isolé l’objet sous le profil d’une structure mise en place d’une manière stable pour mener à bien des tâches déterminées, Turquet en spécifie le contenu opératoire. Il souligne que l’administration « est la nourriture ordinaire, entretetient de la République en son bon point23 ». La métaphore alimentaire révèle significativement combien le vocable s’enrichit d’une valence sémantique bien définie, autour de l’idée de service, de l’acte de former et d’élever, autant de prérogatives typiques d’institutions classiques comme la tutelle et la curatelle. Dans le discours de Turquet commencent ainsi à se préciser les contours conceptuels de l’administration telle que nous l’entendons aujourd’hui : le mot se met à désigner aussi bien un corps de personnes qu’une manière de faire dans le domaine des affaires publiques. Certes, au début du XVIIe siècle comme presque durant tout le siècle suivant, le terme se confond continuellement avec celui de « police » pour indiquer l’unité compacte d’un pouvoir de gouvernement exercé au nom du roi, mais en dehors des pouvoirs juridictionnels, fiscaux et militaires. Et si l’on exclut l’acception limitée au gouvernement de la ville qui connote souvent la signification restreinte de « police », le fondement pratique qui rend les deux termes réciproquement fongibles est identique. Si les textes théoriques des XVIIe et XVIIIe siècles fournissent difficilement des critères distinctifs pour les deux notions, les

dictionnaires de langue française, à la fin du XVIIe siècle, parviennent progressivement à ce résultat. En confrontant les définitions des deux plus importants répertoires, il ressort immédiatement que l’administration incarne le gouvernement, et la police, l’ordre24. Il semblerait que les deux mots représentent une même réalité prise à des stades différents : l’administration, à travers le gouvernement, constitue une sorte d’entéléchie de l’État, comme disait Montchrétien25, le principe moteur, l’être en action de l’organisation politique. La police, en revanche, cristallise dans l’idée d’ordre la dynamique que l’administration transmet ; elle consolide la forme fluide du pouvoir souverain dans un organisme défini et structuré. Si le concept d’administration ébauche une timide prise de distance vis-à-vis de l’état de symbiose avec la police, il n’en demeure pas moins relégué dans une zone d’indifférence, dépourvu d’attributs qualifiants sur le plan du droit public. Ce n’est pas un hasard si le dictionnaire de l’Académie définissait aussi l’administration au sens aristotélicien comme « exercice de la justice distributive », démontrant ainsi combien était encore prédominant le modèle traditionnel de la iurisdictio, dont les contours flous empêchaient une configuration juridique claire du mot. Le verbe « administrer » apporte quelques éléments plus précis : le contenu d’abord économique sur lequel porte l’action de gouverner, puisqu’on administre les affaires et les biens d’une personne, mais aussi les finances et les revenus de l’État26. Ces confrontations permettent d’entrevoir une aire de signification permanente : l’élément comptable est au cœur de l’administration et du fait de gouverner.

L’administration à l’âge classique Si la pensée médiévale polarise l’essence du pouvoir dans la catégorie du jugement, comme le montre la prédominance de la iurisdictio, avec l’administration se met en place un processus qui

décompose l’exhaustivité de cette image : gouverner signifie certes juger, mais aussi calculer, gérer. Cette mutation prend forme à la fin du XVIIe siècle, au moment où se développent les grands appareils bureaucratiques, qui soumettent à l’exigence des moyens d’action et des objectifs de gouvernement, les prérogatives souveraines fixées par les juristes du siècle précédent. Le processus est également marqué par l’ascension de trois figures parmi le personnel gouvernemental : le « commissaire », qui existait bien avant, puis le « commis » et, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’« ingénieur » de l’État formé à l’École des ponts et chaussées, porteurs d’un savoir-faire immédiatement applicable selon la volonté souveraine. Ces trois figures entrent en concurrence avec l’ancienne charge de l’« officier », tributaire en revanche d’un modèle juridictionnel de la puissance publique27. Par ailleurs, la langue savante continue d’ignorer le terme d’administration lorsqu’il s’agit de définir l’exercice du pouvoir étatique à l’égard des sujets et des choses. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on se rendra compte du caractère quelque peu secondaire de la notion sous l’Ancien Régime. Selon un dictionnaire juridique qui a joué un rôle important dans la reconnaissance de la fonction administrative moderne, « depuis Richelieu le mot même d’administration a été remplacé par celui de gouvernement, comme si la France n’existait que par son action extérieure. S’il subsistait encore dans les remontrances, c’était pour exprimer qu’on s’écartait du cours ordinaire de la justice, et que sous prétexte d’administration on livrait la décision au funeste arbitraire28 ». Si dans l’édit de SaintGermain de février 1641, le cardinal parle sans distinguo de matières concernant « l’état, l’administration et le gouvernement29 », le Droit public de Domat, écrit environ quarante ans après, confirme sa prédilection pour le terme très courant de « gouvernement », afin de qualifier autant le type de régime politique que, dans sa totalité, l’action de la souveraineté ; en somme, l’action publique. Lorsqu’il

parle d’administration, le juriste de Louis XIV le fait selon l’habituelle manière prédicative, en accolant le mot à des axes d’action spécifiques inscrits dans un contenant indéterminé. L’expression la plus fréquente est « administration de la justice ». On comprend par ailleurs qu’à partir du moment où l’on considère la puissance souveraine, le syntagme « droit du gouvernement » accentue l’idée d’un état d’obéissance des sujets, tandis qu’« administration de la justice » affaiblit au contraire cette idée d’un commandement direct et de l’état de sujétion qu’il suppose. Ainsi, pour Domat, l’administration de la justice est une sorte de droit du gouvernement propre à la puissance souveraine, dont elle représente une des modalités internes, la plus importante ; mais cette expression « administration de la justice » souligne avant tout la discipline d’une fonction monarchique et indirectement la discipline de la collectivité. De fait, son objet n’est pas matériel mais juridique, s’agissant d’une articulation du pouvoir souverain : « Cette administration renferme le droit de faire les lois et les règlements nécessaires pour le bien public, et de les faire observer et exécuter […] de donner à toutes leur vigueur et leur juste effet, et de régler les difficultés qui peuvent survenir dans l’interprétation des lois et des règlements30 ». L’objet de l’administration n’est donc pas le bien immédiat de l’État, mais une activité qui correspond à l’exercice d’un droit. Le terme apparaît, mais il est coextensif à la fonction de justice. Et là où il pourrait se placer d’une manière qui semblerait presque naturelle, il est alors délogé par la notion de « conseil », une structure qui réunit un ensemble de fonctions gouvernementales (les affaires du Prince, de l’État et des particuliers qui intéressent le Prince), directement attachées au pouvoir propre du souverain. Mais quand ce mot cesse-t-il d’avoir une connotation auxiliaire et de rester dans l’ombre d’autres fonctions jouissant d’une signification supérieure ? Quand l’« administration » prend-elle tout son sens comme administration « publique », sans plus venir en renfort de

quelque chose d’autre, comme la justice dans le cas de Domat ? Quand l’« administration » devient-elle une fonction détachée de sa mise en œuvre pratique ? Si la langue française n’enregistre officiellement cette modernisation sémantique du terme « administration » qu’à la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française31 (1835), il semble difficile de repérer, comme certains l’ont avancé, un moment précis où l’administration s’oppose clairement à d’autres pouvoirs gouvernementaux, en premier lieu celui de police32. Il est rare aussi de trouver des textes, tant de la doctrine que de la pratique, qui, d’un point de vue juridico-politique, distinguent clairement entre les champs sémantiques de l’administration et de la police. Le relief acquis par chacun des deux est probablement le fruit d’un processus plus laborieux que ce qu’une coupure nette laisserait imaginer. Certes, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’équivalence entre les deux termes n’est plus aussi évidente qu’auparavant, et chacun d’eux jouit d’un traitement séparé dans les encyclopédies et les dictionnaires juridiques. Mais il est aussi vrai que ces textes accomplissent difficilement un effort de confrontation critique entre administration et police, ce qui, de nos jours, semble presque incontournable. Juristes, philosophes, économistes, hauts fonctionnaires, hommes de terrain sont en effet rassemblés par un langage qui, indépendamment des contextes, a longtemps reconnu à la « police » un emploi très vaste et un large champ de significations. Il suffit de penser à cet acte de sublimation lexicale qui s’annonce dans l’équation civilisation = société policée ou État policé et qui se glisse dans tout genre de littérature à l’époque des Lumières.

L’administration au XVIIIe siècle : la recette et la dépense Le principe que certaines matières ne doivent être régies que par administration est la

maxime favorite de bien des hommes d’État, et il est certain qu’à beaucoup d’égards elle est vraie, et qu’elle a un grand nombre d’applications. Mais il faut convenir aussi qu’il est dangereux d’en abuser, parce qu’elle tend à tout remettre au pouvoir arbitraire. Ce pouvoir arbitraire contre lequel les parlements déclament avec tant de véhémence, doit nécessairement être réuni à l’autorité souveraine, sans quoi chaque corps ou chaque particulier puissant voudrait interpréter les lois à son avantage, et on tomberait dans l’anarchie. Mais en même temps je crois que, pour le bonheur et la tranquillité des peuples, il faut en borner l’exercice, autant qu’on le peut, dans les administrations subordonnées, et qu’il est toujours avantageux de donner des lois fixes quand la matière en est susceptible33.

En quelques lignes, Malesherbes résume les enjeux de l’essor de l’administration depuis la moitié du XVIIIe siècle. Afin d’illustrer ce processus de technicisation progressive du concept, il convient de suivre deux parcours : l’un est celui qui montre l’accentuation de l’aspect technico-financier du mot, influencé par l’apparition de l’économie politique. L’autre concerne en revanche les mutations institutionnelles que le discours juridico-politique introduit dans la conception des pouvoirs étatiques. Considérons le premier aspect. La composante « gestionnaire » propre à la notion est aussi ancienne que valorisée, surtout dans les rapports privés : dans la tutelle, dans la curatelle, tout comme dans la direction des corps et des communautés, il faut pourvoir à la consistance des biens appartenant aux sujets, particulièrement aux collectifs, en calculant dans les détails les entrées et les sorties, en rédigeant les écritures qui documentent chaque variation patrimoniale. Domat décrit les tâches que doivent accomplir les « administrateurs des hôpitaux en ce qui regarde la discipline domestique » : en plus de faire observer les règlements, de se tenir informée sur l’état des enfermés et d’accomplir toutes « les fonctions de cette administration » – autrement dit, prendre les initiatives qui, généralement, incombent à celui qui dirige – l’administration est avant tout et surtout

caractérisée par le soin des biens et des affaires : « pour ce qui regarde l’économie, administration des biens, le soin des affaires, la conservation des privilèges ; ceux qui sont chargés de ces fonctions doivent avoir les inventaires des biens, les mémoires des affaires et des procès, s’il y en a, et les instructions de tout ce qui regarde cette économie et cette administration34 ». Nous voici avec deux manières proches d’entendre l’administration : la première indifférenciée, où le mot est équivalent à « régie » ou à n’importe quel autre terme qui puisse indiquer l’acte de diriger. La seconde, en revanche, caractérisée par un sens économique, plus précisément comptable. Par la suite, en effet, on fait référence à ceux qui sont « chargés de la recette des revenus et des aumônes et d’autres fonds destinés pour la subsistance des pauvres » en indiquant ainsi dans la gestion des ressources, le caractère le plus significatif du fait d’administrer. Les principes valides pour une saine économie domestique – par « domestique », on n’entend pas l’habituelle cellule familiale, mais un modèle large de conduction des affaires véhiculé par certains traités de la première époque moderne35 – se transforment en d’astreignants objectifs de gouvernement public vers la moitié du XVIIIe siècle. Et s’il est vrai que l’article « économie politique » écrit par Rousseau pour l’Encyclopédie en 1755 récupère Aristote pour attaquer l’idée de continuité entre économie domestique et économie publique – le Traité de Montchrétien, comme on l’a vu, procédait encore de cette représentation organique –, il est tout autant évident que la critique touche surtout aux fondements de la société politique : « Comme le premier devoir du législateur est de conformer les lois à la volonté générale, la première règle de l’économie publique est que l’administration soit conforme aux lois36. » Ceci ne concerne pas en revanche les moyens technico-financiers en quoi consiste l’administration, moyens élaborés précédemment par des sociétés non politiques, mais adaptables aussi à des organisations

différentes grâce à leur propre nature instrumentale. N’oublions pas, en effet, que la monarchie française, déjà au XVIe siècle, par un édit de François Ier du 15 janvier 1545, puis par un autre de Charles IX d’avril 1561, avait pensé à établir des règles sur la reddition de compte des administrateurs opérant dans des institutions d’assistance aux pauvres telles que des hôpitaux. Entre les deux dispositions, le principe général sur les obligations de reddition avait été posé par le chancelier l’Hôpital dans la célèbre ordonnance générale de janvier 1560 rendue à Orléans : l’article 140 établissait que « tous officiers comptables rendront dorénavant leurs comptes à leurs dépens, et seront les comptes écrits en bon et en grand papier, et non en parchemin37 ». Ceci témoigne de la vieille alliance entre « administration » et pratique comptable38 qui, deux siècles après, deviendra la ressource la plus précieuse du gouvernement politique. Sur les traces du discours introduit par l’économie politique qui met au premier plan les exigences de la propriété et du commerce, émerge toujours plus nettement le caractère administratif de l’État : soit comme sujet encombrant qui fait obstacle au libre déroulement de la production et de la distribution, selon les vues des économistes ; soit comme entité juridique qui tourne structurellement autour de l’administration comme pivot de l’activité publique, selon l’angle privilégié par la réflexion politico-juridique. Si l’on considère à nouveau, par exemple, les remontrances du Parlement de Paris contre la suppression des jurandes de mars 1776, le discours du président attribue à plusieurs reprises au terme d’« administration » une signification presque anthropomorphique, comme s’il s’agissait d’une entité artificielle dotée de vie et d’exigences bien précises. En somme, un centre autonome d’imputation d’actes et d’intérêts qui, si ce n’est encore de droit, lui appartiennent déjà de fait. C’est pourquoi dans le même texte où les règlements sur les professions étaient définis « police vigilante et active », on rencontre des expressions du type : « le bénéfice que l’administration peut en retirer », « une

considération qui est échappée à l’administration », « les besoins multiples de l’administration », « crises de l’administration39 », qui évoquent un organisme totalisant qui englobe la notion même de police et qui, surtout, médiatise tous types de rapports entre le souverain et la population. La question que le haut magistrat adresse au roi, presque au terme de son réquisitoire, amplifie cette image et comporte une menace voilée : « Sire, votre parlement n’a présenté encore à V.M. que des motifs d’administration publique ; combien en pourrait-il présenter d’intéressants pour son cœur40 ? » L’administration, qualifiée ici à dessein de « publique », est désormais une figure tellement reconnaissable dans sa spécificité qu’elle peut séparer ses propres raisons de celles du monarque : qu’ya-t-il en effet de plus privé que le cœur d’une personne, fût-elle un roi, par rapport au monde extérieur, public, qui est devenu la demeure exclusive de l’administration ? Le souverain n’incorpore plus cette dernière dans une identité. Le parlement lui renvoie l’évidence de ce divorce, en l’invitant, pour ainsi dire, à s’adapter aux requêtes de l’autre partie. L’administration est un organisme désormais émancipé, avec un régime propre de vérité que la couronne ne peut éviter de prendre en considération. C’est une variable du système évidente et progressivement indépendante. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, la force persuasive de la notion d’administration, au-delà de toute position critique, apparaît toutefois indéniable. La langue française témoigne, dans un laps de temps de quelques années seulement, d’atermoiements très significatifs. Si l’on consulte la définition d’« administration » dans un anonyme dictionnaire des synonymes de 1767, on retrouve encore toute une gamme d’équivalents génériques qui n’introduisent aucune innovation conceptuelle : « maniement, charge, direction, conduite ». Seize ans plus tard, le répertoire de l’abbé Girard ouvre de nouveaux horizons : « L’administration a des objets d’une plus grande conséquence, tels que la justice ou les finances d’un État ; elle

suppose une prééminence d’emploi qui donne du pouvoir, du crédit et une sorte de liberté dans le département dont on est chargé41. » De nombreux textes nous offrent ce degré de maturation technicofinancière du concept, dont l’autonomie était inconnue jusqu’à peu d’années auparavant. Le discours de la pratique est souvent plus éloquent et ponctuel que d’abstraites réflexions doctrinaires. Ainsi, déjà dans un édit d’août 1764 qui régit le gouvernement des communautés locales, on parle des « principes généraux qui doivent diriger leur administration42 », où par administration on entend le recouvrement des impôts et la gestion de l’argent par les officiers municipaux, contraints de présenter un compte rendu annuel de la recette et de la dépense. En ceci, comme dans d’autres mesures de la même période, l’administration envahit le texte législatif en s’imposant avec une signification univoque : gestion patrimoniale et financière des biens et revenus appartenant à des organismes publics. Il est significatif que revienne souvent sous forme d’hendiadys le syntagme « régie et administration », afin de souligner l’identification du second terme avec cette activité qui, toujours selon l’abbé Girard, « regarde uniquement des biens temporels confiés aux soins de quelqu’un pour les faire valoir au profit d’un autre à qui ils appartiennent, et desquels on doit rendre compte de Clerc à Maître43 ». Mais le document le plus important à ce sujet, ne serait-ce que par son impact en Europe, paraîtra quelques années plus tard : c’est le Compte rendu de Necker, publié en 178144. Il s’agit d’une exposition détaillée de l’administration des finances adressée à Louis XVI, dans l’intention immédiate de favoriser le crédit public, de soutenir ainsi les dépenses pour la guerre contre l’Angleterre, et plus généralement de faire connaître les résultats du travail accompli, en plus des programmes à mettre en action. L’auteur prévoyait une publication tous les cinq ans. Divisé en deux parties, le document présente une liste des réformes à laquelle il joint en appendice la traduction

analytique du bilan : de telles réformes concernent « l’état actuel des finances et toutes les opérations relatives au Trésor royal et au crédit public […] les opérations qui avaient réuni des économies importantes à des avantages d’administration […] les mesures qui n’avaient pour but que le plus grand bonheur de ses peuples et la prospérité de l’État45 ». L’initiative a une double signification : d’abord elle consacre sous une forme solennelle le lien entre l’administration et la comptabilité, comme en témoignent les lois sur la comptabilité préconisées par l’ambitieux trésorier : « J’ai proposé à V.M. une première Loi sur cette matière, qui procurera la manière de connaître, avec facilité, dans tous les temps, quels étaient les revenus et les dépenses ordinaires ou extraordinaires de l’État dans chaque année ; arrangement essentiel qui n’avait jamais existé, à cause des divisions établies dans la comptabilité, et faute d’avoir fait du Trésor royal un centre commun où tous les rayons se rapportent46. » Par ailleurs, le compte rendu montre que l’administration est le domaine où par excellence la politique se laisse comprendre publiquement, puisqu’elle est ramenée à un savoir objectif et communicable. Dix ans après la présentation du document, Necker, désormais en marge de la vie politique, insistera sur l’importance socio-politique de cet acte : « il [le Roi] fondait de cette manière la confiance sur la base la plus solide, il appelait la Nation à la connaissance et à l’examen de l’administration publique, et il faisait ainsi, pour la première fois, des affaires de l’État une chose commune47. » La même année où Necker présente son bilan, le Dictionnaire de jurisprudence de Prost de Royer souligne la force révélatrice de l’administration. Ainsi, comme dans les propos de certains écrivains libéraux48, on retrouve le mépris de la politique qui rend étranger et l’exaltation de l’intérêt économique qui rassemble. Prost, observateur averti de l’institution, reprend la distinction entre la politique, lieu de l’obscurité et du mystère49, et l’administration, considérée comme transparente et visible. Ce témoignage est particulièrement

intéressant car l’auteur a été lieutenant général de police à Lyon. Il insiste sur les aspects troubles et inavouables de la police : « J’énoncerai avec une ténébreuse réserve les Lois de la Police, sans développer son esprit, sans découvrir les ressorts par lesquels j’ai vu comment elle se meut50. » L’administration était éclairée par l’économie politique qui, elle, ne s’identifiait pas aux dogmes incontournables des physiocrates, mais à des principes arithmétiques beaucoup plus élémentaires, comme on le voit dans cette remontrance du Parlement de Paris de mars 1780 : « L’économie est un fonds riche et inépuisable. L’économie seule peut rétablir entre la recette et la dépense cette sage proposition, qui fait le fondement de toute bonne administration51. » Le premier objectif de l’administration est de pouvoir élaborer son propre système de valeurs afin de techniciser et de dépolitiser l’action gouvernementale. Ainsi, elle n’aura pas besoin de paramètres extérieurs justifiant ses actes, elle sera indépendante d’intérêts particuliers qui pourraient l’attirer dans le jeu politique et représentera avant tout l’État au travail. C’est pour cette raison que Prost de Royer peut soutenir que « toute administration se doit compte à elle-même […] car en administration tout se réduit au calcul ; et en politique même, l’art le plus sûr consiste à balancer les efforts avec les moyens, le produit avec les avances, et la gloire mensongère avec le bonheur public52 ». On reconnaît ainsi une double finalité au pouvoir des chiffres : d’abord ils identifient l’administration comme un sujet public dont l’activité s’extériorise d’une manière nouvelle ; ensuite ils posent les conditions discursives pour qu’un jugement critique fondé sur des données certaines se forme. Le Compte rendu de Necker est donc d’autant plus significatif qu’il entend concilier dans le domaine de l’administration l’exigence de règles claires pour la politique et les conditions d’une reconnaissance publique, au-delà de l’accord sur les points spécifiques. En témoigne la campagne enflammée de libelles et de

brochures qui eut lieu après la parution du tableau présenté par le ministre : la véracité des chiffres sur les recettes et les dépenses était durement contestée, et l’on accusait l’auteur d’avoir comparé pour une seule année financière des importations différentes, de manière à gonfler les recettes et à diminuer les sorties53. Mais ces réactions violentes ne démentent en rien la force neutralisante que la rationalité administrative introduit dans le rapport entre souveraineté et société. Elles confirment tout au plus qu’apparaît un nouvel espace conflictuel gérable par le pouvoir. Le fonctionnement traditionnel du pouvoir politique et administratif est à un tournant. La question qui s’impose à la souveraineté ne se borne plus à la formule « que faut-il faire ou ne pas faire » pour assurer une population et un territoire à l’emprise gouvernementale. Il s’agit maintenant de s’interroger sur « ce qu’on peut et doit faire savoir », afin de parvenir à cet objectif avec le moins de tensions possible. Ce passage fondamental peut aussi être compris sous l’angle de l’argumentation normative. Ce que les préambules des ordonnances de police justifient sous les dessous d’une philosophie de l’assistance, surtout exaltée par les appels au bonheur du peuple récurrents sous Louis XVI, le Compte rendu le restitue maintenant dans l’écriture d’une arithmétique gouvernementale. Le bon ordre de la société tient à l’agencement matériel et moral mis en œuvre par la police. Le bon ordre de la politique tient à la possibilité de représenter formellement, dans un langage numérique, l’activité administrative. La portée et le but de la prestation publique se réévaluent. Par l’exposition analytique des ressources de l’État et de leur emploi, l’exercice de la souveraineté prend exemple sur l’impersonnalité technique de l’administration. Comparée aux interventions policières visant à discipliner la vie quotidienne, la publication du bilan de l’État est-elle aussi une intervention gouvernementale mais de nature différente. On a affaire maintenant à une sorte de « macro-énoncé », qui décrit ce que l’administration

fait et, en même temps, dégage un espace de confrontation et de médiation entre le niveau des décisions politiques et le mouvement de la critique sociale. Ici réside la valeur ajoutée du Compte rendu. La divulgation des comptes administratifs déplace donc le barycentre de l’enjeu gouvernemental. On passe du plan munificent d’une intervention visible et constante incarnée par l’ubiquité policière à ce qu’inaugure une nouvelle tangibilité de l’acte souverain, plus discret du point de vue des contenus, et doté pour cette raison d’un impact différent sur la société. Celle-ci, « invitée » à reconnaître ceux qui la gouvernent dans le cadre analytique des fortunes publiques, est moins exposée à des pulsions conflictuelles, et plus impliquée dans le processus de légitimation du pouvoir54. Le conseiller d’État Auget de Montyon comprend fort bien l’utilité gouvernementale de la surveillance exercée par le public : Je ne sais pourquoi on jette un voile sur la plupart des opérations d’administration, et on les traite avec le mystère de la politique ; si la partie du crédit peut exiger le secret, les autres parties peuvent sans danger être mises à découvert, et si quelques fois leurs motifs ne doivent point être connus, au moins leurs effets doivent être publiés ; cette publicité est une récompense pour tout administrateur honnête, une peine contre celui qui abuse, c’est une voie de procurer des instructions au gouvernement, enfin c’est le seul moyen de faire cesser la défiance du peuple, et le public, assez mauvais juge de ce qui tient aux principes, peut très bien juger des effets parce qu’ils sont sous ses yeux, parce que ce jugement exige plus d’équité que de lumière, et que, s’il est rare qu’une grande masse d’hommes soit fort éclairée, il est rare qu’elle soit fort corrompue55.

D’un autre point de vue, ne négligeons pas la portée instrumentale du compte rendu financier qui acquiert aussi une vraie signification politique et symbolique pour une monarchie dont le pouvoir légitime avait été remis en discussion dès le début dans le camp de la noblesse puis également par le Tiers État, (une vaste polémique alimentée entre autres par Boulainvilliers, Sieyès, en passant par Montesquieu). En représentant sa puissance dans un texte comptable,

la monarchie opte pour une stratégie jusque-là inédite du consensus. Si l’auteur anonyme du Discours historique à Monseigneur le Dauphin pouvait encore écrire en 1736 : « Le secret qui est l’âme des grandes affaires est surtout nécessaire dans les finances. Plus les forces de l’État sont ignorées, plus elles sont respectables56 », or le modèle des arcana tend à être dépassé. Les raisons de l’action politique ne doivent plus être impénétrables. Le pouvoir monarchique vise à se déployer entièrement dans cette administration qui le dévoile à l’œuvre et relègue ainsi à l’arrière-plan l’épineux problème de sa légitimité à représenter la nation. Le gouvernement de l’administration, avec ses indiscutables données techniques, est la ressource extrême à laquelle le monarque doit faire appel s’il veut démontrer la congruité entre instruments et objectifs et prédisposer un terrain de vérification pour sa propre activité. Mais il est clair que la décision d’exhiber le bilan des entrées et des sorties ouvre la question du jugement qui met directement en relation les deux limites extrêmes de l’espace où opère l’administration, à savoir sa légitimité à agir et la responsabilité vis-à-vis de ce qu’il accomplit. « Il n’y a point d’administration à qui, sur les dénonciations, des réquisitoires, les parlements ne puissent demander compte. Il faut être en état de la rendre. Or, comment le faire sur le champ ? Comment n’être pas compromis ; si dans les délibérations, les registres, les comptes, il n’y a l’ordre le plus exact, le plus clair, le plus simple57 ? » Virage décisif, qui sur le terrain financier anticipe le processus qui s’imposera quelques années plus tard sur le terrain politique et constitutionnel : le principe de légalité sanctionnera en effet la conformité des actes administratifs à la volonté générale, en complétant sous forme juridique le lien légitimation-responsabilité mis en œuvre, sur un plan strictement pragmatique, par la décision de publier la comptabilité de l’État. La définition de l’administration publique donnée par Prost de Royer retient en fait cette double articulation : « Une procuration, une commission, un mandat par où

l’on est chargé de maintenir, d’augmenter les droits, la sûreté, la tranquillité, le bien-être des individus composant un corps, un hôpital, une ville, une province, un État entier. Ce n’est plus qu’une famille dont l’administrateur devient le père58. » Le moment de l’attribution du pouvoir, mis en lumière par des actes soulignant la délégation (procuration, commission, mandat), et donc la légitimation à administrer s’accordent avec la nécessité de mesurer les résultats, avec l’efficacité de la gestion, comme cela ressort de la référence économique – même s’il s’agit naturellement désormais d’une économie nationale – au père de famille. Le droit d’un côté et l’économie de l’autre s’apprêtent à devenir les deux voies par lesquelles le domaine spécifique de l’administration est circonscrit et autour desquelles est appelée à se cimenter la critique publique. Indépendamment des circonstances politiques et des motivations tactiques auxquelles répond le Compte rendu, une administration arithmétiquement documentée représente un événement d’une importance décisive. Il ne constitue pas par ailleurs un épisode isolé dans le panorama européen, car d’autres États comprennent la nécessité de recourir à cette nouvelle forme de communication politique. Outre l’Angleterre qui restait le modèle précurseur dans ce domaine également, le cas le plus significatif est celui de la Toscane de Léopold II de Habsbourg, qui avait introduit la pratique de la documentation publique avant même 1781. Avant de promouvoir une série de réformes dans le secteur agricole et commercial, qui devaient susciter l’enthousiasme des physiocrates français, le souverain rédigea le bilan de presque vingt-cinq ans de travaux (1765-1789). Ici aussi apparaît en filigrane la nouvelle logique gouvernementale préconisée par Necker : objectiver globalement la politique, la soustraire aux indéchiffrables décisions des chancelleries et des conseils afin de la rendre tangible par des preuves claires et donc critiquables telles que les comptes de l’administration. Dans le bilan officiel du gouvernement de Léopold II on peut ainsi lire que

« sa Majesté est intimement persuadée que le moyen le plus efficace pour consolider toujours plus la confiance et la confidence des Peuples envers n’importe quel Gouvernement est de soumettre à la compréhension de chaque individu les divers objectifs et raisons qui ont servi de fondement aux Ordinations et Mesures prescrites selon l’exigence et l’opportunité des circonstances, et de manifester sans réserves et avec la possible clarté l’affectation des produits des contributions Publiques. Et elle n’ignore pas non plus que l’occultation et le mystère des opérations de Gouvernement, tout en donnant prise à la mauvaise foi et au soupçon, font aussi du tort aux plausibles et droits sentiments du Souverain lui-même, non moins qu’à la conduite des Ministres choisis pour le maniement des affaires Publiques59 ». À la fin du XVIIIe siècle l’empire de l’administration s’affirme sous le signe hégémonique des finances, les autres ressources gouvernementales, de la politique à la police, semblant être presque dérivées de cette impulsion première. L’Encyclopédie méthodique, un répertoire qui témoigne fidèlement des changements en cours, décrit ainsi ce processus dans la classe de matières « Finances » : Dans la constitution actuelle des sociétés, c’est à l’administration des finances que se rapportent toutes les parties du gouvernement. C’est elle qui doit indiquer à la marine, à la guerre, la portion de richesse qu’on peut consacrer à la force ; c’est elle qui doit enseigner à la politique le langage de la puissance ; c’est enfin, l’administrateur des finances qui enveloppe dans ses soins l’intérêt de tout un peuple ; car c’est par une juste mesure & une intelligente application des impôts, qu’ils accompagnent l’industrie, sans la combattre, & que le travail s’unit au bonheur ; c’est par une sage distribution des dépenses, que le tribut des citoyens remplit sa destination, & retourne en accroissement de sûreté, d’ordre et de tranquillité60.

L’administration au XVIIIe siècle : un nouveau rang institutionnel

L’autre processus qui met sous les feux de la rampe l’autonomie conceptuelle de l’administration en assombrissant, du coup, l’éclat traditionnel de la police est de nature juridique. Pendant encore une bonne partie de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le mot n’appartient pas précisément au droit public. En 1764, par exemple, une remontrance du Parlement de Dijon faisant suite à cette interdiction d’écrire ou d’imprimer au sujet de l’administration qui avait aussi mobilisé Morellet, prend acte de cette carence : « Le mot administration est un terme générique qu’il y a peu de matières que l’on puisse traiter, sans qu’il s’y mêle des choses que l’on pourrait prétendre avoir trait à l’administration61. » Cette reconnaissance atteste au moins que l’objet ne reste plus inobservé, qu’il se détache de l’accumulation indistincte d’actes publics émis à divers titres. On perçoit donc l’exigence de trouver un statut juridique systématique à une infinité d’interventions typiques du pouvoir central mais aussi des communautés locales. Le signal lancé par le Parlement de Dijon ne semble pas rencontrer d’écho dans divers répertoires juridiques de l’époque. Celui de Ferrière (1762) se contente de mentionner l’origine civiliste, en rapprochant le terme du soin patrimonial des individus ou communautés et de l’exercice de la tutelle. L’Encyclopédie n’est pas beaucoup plus pertinente, qui sous la plume de Toussaint, ne décèle pas un apparat technique détaché du souverain, mais insiste au contraire sur la confusion des deux rôles. Ainsi, « l’administration » qui figure dans les acceptions habituelles de gestion des affaires et des biens dans le domaine civil et ecclésiastique, tombe dans le domaine public à un rang subalterne : « Les Princes indolents confient l’administration des affaires publiques à leurs ministres », stigmatise l’auteur, qui se souvient par ailleurs que « les guerres civiles ont ordinairement pour prétexte la mauvaise administration, ou les abus commis dans l’exercice de la Justice62 », en réduisant probablement le sens de l’administration à la question fiscale, motif traditionnel de conflits.

Les réflexions isolées de la doctrine juridique ne connaissent pas de sort plus enviable. Au mieux, on rencontre parfois la tentative de comprimer la visibilité interne de l’administration, de l’isoler conceptuellement, mais dans le but de la faire sortir du rôle le plus représentatif de la puissance publique et de la reléguer au domaine des relations extérieures avec les autres états. Les Maximes du droit public français (1772) de C. Mey, par exemple, n’abordent qu’incidemment le thème de l’administration, à propos de cet instrument de l’arbitraire gouvernemental que sont les lettres de cachet. Dans la dénonciation des abus de cette pratique, l’auteur doit à un certain moment rendre compte du rôle plus général de l’administration : L’administration fait sans doute partie de l’exercice de la Puissance Publique, elle en est une branche ; elle est donc subordonnée à la fin essentielle du Gouvernement. […] Le Gouvernement est un établissement civil qui ne détruit pas les droits de la nature ; si le Sujet renonce à sa liberté comme Citoyen, il la conserve comme homme. […] L’administration a tous les ressorts dont elle a besoin, sans intéresser la liberté des Sujets ; sauf les restrictions que l’Ordre Public commande, et qui sont déterminées par les Lois ; sauf encore quelques cas fort rares où l’Ordre Légal peut être trop lent et trop difficile. Entendrait-on par Administration cette portion du Gouvernement, qui par sa nature est dispensée de toute forme, sur laquelle personne n’a d’inspection, qui dépend absolument de la nue volonté du Prince ? Mais les droits du Citoyen sont étrangers à la sphère de cette Administration ; elle ne concerne que les relations de l’État avec les États voisins ou quelques autres objets indépendants de la liberté des Peuples. Dans ce qui constitue proprement le gouvernement intérieur, tout est réglé par les Lois63.

L’administration apparaît donc plus comme une devise diplomatique de l’État que comme l’agent unificateur de sa force interne. Ce qui importe ici, c’est surtout l’intuition, plus que l’explication, d’une administration comme « forme », car elle déplace l’identité de l’État de la personne physique du souverain à un agrégat impersonnel d’hommes et de choses, donc à une construction

artificielle. Toutefois, cette forme administrative est politiquement perçue comme une menace pour les droits des citoyens, et en tant que telle, elle ne peut jouer un rôle prééminent de gouvernement sur la collectivité. Sa reconnaissance coïncide donc avec sa relégation. Dans le Répertoire de Guyot, on perçoit en revanche les signes d’une conscience plus organique du problème. L’auteur ne se limite pas à rappeler les caractères traditionnels de l’activité, mais il cerne sa destination territoriale en évoquant les administrations municipales et provinciales. Ces dernières, en particulier, consistent en deux organes, l’un délibératif et l’autre exécutif. Le premier est une assemblée formée de représentants de tous les ordres, nommés par le roi, dont la tâche est de « répartir les impositions, en faire faire la levée, diriger la confection des grands chemins, et s’occuper des autres objets que sa majesté juge à propos de lui confier », selon ce que prévoit l’article 1 d’un arrêt du conseil du 12 juillet 1778 instituant dans le Berri la première administration provinciale64. À côté de cette assemblée qui se réunit tous les deux ans, opère un « bureau d’Administration » permanent appelé à en appliquer les décisions et à rendre compte de son propre travail. Ainsi se fait jour l’idée d’une structure bureaucratique qui pourvoit de façon stable aux besoins collectifs dans un rapport de responsabilité envers une autorité délibérante. Comme l’explique Necker, artisan de la réforme qui s’étendra aussi à d’autres généralités, le but des administrations provinciales est de rendre plus efficace l’imposition fiscale à travers une connaissance directe des contribuables et des exigences locales. Un problème, en fait, qui avait déjà été affronté quelques années auparavant (1775) par le Mémoire sur les municipalités conçu par Turgot et rédigé par Dupont de Nemours65. Mais tandis que, dans cette œuvre, l’administration est observée en action, sur le terrain empirique de son application spécifique, elle n’est pas un objet de réflexion plus général, malgré le projet d’un nouveau régime représentatif des communautés locales afin de donner une

Constitution à la nation. Le Mémoire reste au fond un petit traité de science des finances. Avec Necker, l’occasion est bonne pour faire ressortir les traits spécifiques de toute l’administration publique. Ceci semble ne pas échapper au répertoire de Guyot qui durcit le ton en insérant un extrait du Compte rendu où le sujet est clairement affronté. Selon Necker, contrairement à la solution pyramidale et personnifiée proposée par Toussaint dans l’Encyclopédie, l’efficacité d’une structure collective prévaut sur les pouvoirs d’un seul homme. À la vertu individuelle, excellente mais occasionnelle, est préférable une mediocritas diffuse, anonyme mais organisée. Comme il l’observe dans son œuvre la plus importante publiée trois ans après le Compte rendu, l’esprit pratique est la clé du gouvernement. Les théories « n’ont jamais mis en mouvement une des plus petites roues de l’administration : les institutions sages n’ont besoin que des hommes ordinaires, pour devenir la source des avantages les plus intéressants dans l’ordre public66 ». La cible contingente du ministre est la gestion arbitraire des commissaires départis dans les provinces, mais la portée de son discours va bien au-delà de cette polémique : « Ce n’est point avec des hommes supérieurs, mais avec le plus grand nombre de ceux que l’on connaît ou qu’on a connus, qu’il est juste de comparer une Administration provinciale […] : établie d’une manière stable, elle a le temps d’apercevoir, d’examiner, d’éprouver et de poursuivre. La réunion des connaissances, la succession des idées donnent à la médiocrité même une consistance ; le concours de l’intérêt général vient augmenter la somme des lumières ; la publicité des délibérations force à l’honnêteté67. » Necker décompose en quatre phases la séquence de l’opération administrative : les deux premières sont d’ordre cognitif, et consistent en le repérage et l’analyse de l’objet à réguler par une mesure publique. Les autres concernent l’expérimentation pratique de la mesure finalisée à un certain objectif. On en vient ainsi à délimiter un ensemble d’évaluations, de

décisions et d’instruments réalisant l’activité impersonnelle d’un appareil et lui conférant la nécessaire autonomie technique. Avec le mérite ultérieur selon lequel « lorsque cette Administration est collective, les motifs particuliers ont d’autant plus d’obstacles à vaincre pour se développer68 ».

L’administration comme procédure Par ailleurs, on commence à voir se profiler la notion de procédure, nouvel événement de la pratique aux importants développements sur le plan de la rationalité gouvernementale comme sur celui de la future science du droit administratif et de la théorie de la justice à l’heure actuelle69. Lorsque Necker parle de la « consistance » que gagne aussi la médiocrité de la combinaison d’idées et de connaissances, il finit par attribuer une valeur de substance à ce qui par nature est un accident : la manière d’agir, cette forme de l’action se manifestant dans le choix d’instruments variables selon les contextes historiques et donc liés à la diversité de l’objectif, et non à l’universalité des valeurs, comme le dit Max Weber. Le primat absolu du « service », que nous avions déjà vu caractériser à ses débuts le concept d’administration, se manifeste donc. Mais avec Necker, ce n’est pas la prestation objective incluse dans ce concept qui est mise au premier plan, mais l’auteur de cette prestation, le sujet « administration publique » (qu’elle soit municipale, provinciale ou étatique, peu importe). On comprend alors la genèse complexe de cette figure : l’administration publique se détermine à travers les procédures. En suivant Necker jusqu’au fond, on peut dire que ce sont les procédures qui font l’administration ; elles sont le moyen qui qualifie celui qui l’emploie. Il est logique que ce soit surtout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que s’intensifie la polémique sur l’activité juridictionnelle des intendants et du Conseil du roi en matière d’actes administratifs. Après le projet de Maupeou qui proposait au

sein du Conseil un tribunal compétent en matière administrative et la proposition de Turgot de doter d’une procédure précise l’activité juridictionnelle des intendants des finances, Necker intervient sur le sujet. Il abolit les intendants et institue un comité contentieux afin de soulager le contrôleur général de la tâche de résoudre les nombreuses controverses à propos des impôts. Composé de trois personnes, le comité « servira particulièrement à assurer l’observation des règles et des formes […] une pareille institution devenue permanente, sera infiniment propre à maintenir et à perpétuer les principes ; et nous ne doutons pas que des administrateurs véritablement animés de l’amour du bien public, n’envisagent cet établissement comme un moyen de se garantir de la surprise et de l’erreur, et de répondre plus dignement à notre confiance70 ». Au-delà des solutions pensées ou adoptées, ce qui nous intéresse est toujours le problème qui les a requis. Le contentieux administratif et les conflits relatifs de compétence entre juges royaux et cours souveraines attirent l’attention sur la spécificité juridique des procédures publiques et, par conséquent, celle de l’appareil qui les a émises. La fonction du moyen révèle ici aussi une impulsion primaire à partir de laquelle on remonte aux auteurs. Qu’est-ce, en effet, que le « moyen » sinon la capacité d’un objet à se prêter pour une fin déterminée sans jamais disparaître dans l’accomplissement de cette fin, en continuant à sauvegarder sa propre autonomie ? L’administration publique peut être ainsi considérée comme l’œuvre finale d’un ensemble de moyens desquels, à son tour, elle régularise la mobilité, l’anarchie potentielle. La découverte du fait que les procédures ont une vie propre annonce ainsi une rationalité politique nouvelle, destinée à englober dans sa forme l’immense éventail des pratiques matérielles réunies sous l’ancien sceau policier. Le « mode administratif », comme l’appellera Saint-Simon, est en train d’apparaître, et avec lui une nouvelle subjectivité publique. Le répertoire de Guyot isole d’abord le concept, en le séparant

d’une administration municipale et provinciale. Il l’éclaire aussi à l’aide des importantes observations de Necker sur la vertu de la mediocritas, et offre une combinaison importante d’énoncés pour définir les contours institutionnels de l’administration. À ces éléments, il faut ajouter les considérations systématiques sur l’objet élaborées en premier lieu par Prost de Royer, qui réussit à dégager les principes fonctionnels généraux de toute administration à l’aide de quatre formes distinctes selon la cooptation et le degré de mobilité du personnel. L’attention se déplace ainsi vers l’idée d’une structure permanente assurée par un corps de fonctionnaires qui, en tant que tels, sont appelés à accomplir les tâches propres à l’institution en mettant leurs capacités subjectives au service de cette fin. L’autre possibilité pour isoler le sujet administration, en dehors des procédures, consiste à classer la périodicité du rapport entre individus et charges publiques, à opérer une division verticale entre temps humain et temps de l’institution. Ainsi se profile ce que nous appellerions aujourd’hui gestion des ressources humaines, insérées dans une organisation rationnelle dont le modus operandi est indépendant des qualités des individus et se trouve lié, en revanche, à la diversité des contextes à administrer. Le profil abstrait et dépersonnalisé de la structure s’impose presque logiquement, car tout le raisonnement du Dictionnaire tend à éviter la confusion entre plan technique de l’institution et situation des hommes qui l’occupent, malgré la conscience des implications qui unissent depuis toujours les deux composantes. Il faut citer ici une bonne partie du passage où Prost de Royer s’efforce de réduire l’hétérogénéité des pratiques à certains « principes généraux qui paraissent appartenir plus ou moins à toute espèce d’administration » : Il y a quatre espèces d’administrations particulières, la mobile, la perpétuelle, la tournante & la mixte. Je supplie de bien saisir ces distinctions. Elles ne m’appartiennent pas ; elles existent dans le fait : vous les trouvez confusément dans tous nos publicistes ;

l’on reconnaîtra facilement leur justesse, si l’on considère sans préjugé les administrations subsistantes, & les effets qui résultent de leur diversité. L’administration mobile est celle dans laquelle l’autorité place, maintient & déplace à son gré. Tel fut, dans tous les lieux & dans tous les temps, ce qu’on appelle ministère. […] En France les ministres, les sous-ministres, les gouverneurs, les commandants, les généraux, les intendants & leur subdélégués, tous ceux qui n’existent que par commission, sont sujets à être révoqués, sans que l’autorité soit tenue à motiver son changement. Plus le pouvoir est grand, plus il faut qu’il puisse être ravi aussi promptement qu’il a été donné, sans aucune forme & par la seule volonté souveraine. Mais tout est perdu, lorsque la consistance de l’administrateur dépend du caprice, de l’intrigue, de la délation, de l’injustice. Alors on emploie à se soutenir un temps qui appartient à la chose publique. L’inquiétude personnelle énerve les facultés du génie. La crainte de n’être plus absorbe, corrompt, anéantit ; & souvent on a des ministres sans administration. Le grand art est de conserver tant que le bien se fait, de changer aussitôt qu’il cesse par incapacité ou par mauvaise volonté ; & ce système bien connu, établissant une confiance générale, rend l’administration mobile, la meilleure de toutes. […] L’administration perpétuelle est celle à laquelle une ou plusieurs personnes sont attachées légalement toute leur vie, & dont elles ne peuvent être déplacées que par un jugement rendu sur de justes causes & par des juges compétents. Telle est en France l’administration de la justice. […] La perpétuité produit l’attachement, le savoir ou la routine : mais l’habitude emmène l’ennui, le dégoût, l’insouciance. À force de voir les mêmes choses, on devient nécessairement froid, indifférent, apathique. Tel est le caractère de l’homme qui met moins d’intérêt à ce qu’il fait tous les jours, qu’à ce qui est rare ou extraordinaire : telle est la faiblesse, qu’il mettra toujours plus de zèle à ce qu’il ne fera qu’un certain temps, qu’à ce qu’il doit faire toujours. La perpétuité peut donc convenir à tout ce qui n’exige que l’assiduité, l’exactitude & une opinion saine, comme dans l’administration de la justice. La perpétuité ne va point à ces administrations qui exigent de la vigueur dans le génie, de la fraîcheur dans les idées, de la hardiesse dans l’imagination, & du courage dans l’exécution… L’administration tournante est celle qui est confiée pour un certain temps à quelques personnes, remplacées successivement par d’autres. […] Vous trouvez ce régime dans l’administration de nos provinces, de nos villes, de nos paroisses, de nos hôpitaux, & de la

plupart des corps politiques. Vous le trouverez même en plusieurs provinces pour l’administration de la police, & là il a des désavantages bien connus. Quand vous ne voyez dans le magistrat de police que le jugeur de quelques affaires minutieuses, le dernier homme est bon. Mais quand vous considérez tout ce que la police demande de lumières, de savoir, d’activité, d’expérience, de constance, pour maintenir l’ordre, la paix, l’approvisionnement & la sûreté, vous convenez aisément que cette administration ne saurait être bien exercée par des hommes nouveaux, & se renouvelant sans cesse ; elle ne peut l’être par le nombre, & il faut un seul homme, qui veille, agisse, & ordonne comme dans la capitale. […] Le Roi ne pouvant suffire à tout, semble ne pouvoir faire mieux que d’appeler tour à tour les citoyens à s’occuper du bien public. Si le mal se fait, c’est la faute du public représenté par ses délégués ; ce n’est plus celle du souverain ; il a confié à ses sujets le soin de leur bonheur : s’ils le négligent, ils ne peuvent s’en prendre qu’à euxmêmes. […] L’administration mixte, est celle qui est exercée, en partie par des administrateurs tournants ou amovibles, & en partie par des administrateurs perpétuels. […] Vous trouvez un mélange de perpétuité dans l’administration de nos états provinciaux, où les trésoriers ou greffiers se regardent comme perpétuels : vous le trouvez enfin dans les municipalités où le maire, le procureur du roi, le receveur & le greffier sont à vie. Cette administration mixte, qui réunit les avantages des trois autres, n’a pas leurs désavantages, quand les perpétuels sont éclairés & vertueux ; & sous cet aspect sans doute c’est le meilleur des régimes connus. […] Mais si le perpétuel est incapable ou corrompu, il entraînera tout par le crédit qu’acquiert sur des hommes inhabiles & passagers l’opinion du savoir, la crainte d’errer, la complaisance, la faiblesse, le désir de ne pas déplaire à celui que l’on craint de trouver en son chemin, lorsque rentré dans la foule, on pourra avoir à traiter avec l’administration qu’il dirige : que s’il trouvait quelque résistance, il attendrait, pour remplir son projet, le moment où l’administration se renouvellant, il pourrait par toute sorte de moyens faire adopter son plan par des hommes nouveaux. Ainsi dans plusieurs administration se sont introduits des abus utiles aux perpétuels, & auxquels tous les administrateurs passagers se défendent d’avoir eu part. Dans ces administrations mixtes, si vous ne pouvez pas déplacer le perpétuel sans lui faire son procès ; comme les moyens d’accusation sont très difficiles à saisir & à prouver ; comme les passagers ne veulent pas se compromettre, & soupirent bientôt après la retraite ; il peut se faire insensiblement

beaucoup de mal, qui ne peut se réparer que par une grande révolution. Cette perpétuité est donc dangereuse ; & il semble qu’il conviendrait mieux au bien de l’administration, de rendre ces places amovibles ; en sorte néanmoins que le pourvu soit assuré de les conserver tant qu’il fera le bien, & menacé de les perdre aussitôt qu’il en sera incapable par son âge, ses qualités, sa conduite, ses crimes, ses torts, ses erreurs & sa négligence même. Car là, s’il se fait un mal réel, c’est incontestablement au perpétuel qu’il faut s’en prendre ; il doit avoir tout ce qu’il faut pour le prévenir ; & dans un gouvernement tel que la France, il peut l’empêcher par le recours à la grande administration, dont les particuliers ne sont que les branches ; & aux cours souveraines qui en ont la grande police71.

Sans entrer dans les détails de ce texte, nous voudrions souligner qu’en donnant corps à quatre formes administratives, Prost de Royer confère à la catégorie de l’administration une visibilité et une autonomie comparables à celles que Montesquieu avait fixées pour les trois espèces de gouvernement. Chacune de ces dernières, on le sait, possède une nature et un principe présents dans ses propres lois. Celles-ci, à leur tour, doivent correspondre aux caractéristiques anthropologiques des peuples, déterminées par des facteurs matériels de base (climat, nature du sol, mœurs de la nation, etc.). De la même manière, l’administration représente la forme du pouvoir qui se modèle sur des critères différents selon les objets auxquels elle s’applique. C’est pourquoi quiconque occupe une charge publique obéit à la fonction, plutôt que l’inverse. Ainsi, de même qu’il existe des espèces de gouvernement historiquement et géographiquement diversifiés, il n’y a pas d’unique mode d’agir de l’administration mais des situations qui, par nature, exigent d’être gouvernées selon des modalités différentes. Il est intéressant de remarquer que, dans une telle perspective, la police appartient à l’un des régimes administratifs (le « tournant ») recensés par le juriste, ce qui témoigne du fait qu’entre ces deux réalités au départ distinctes se met lentement en place un rapport de genre à espèce, qui sera un point de non-retour pour la science juridique du siècle suivant. C’est ce que Necker

observe au passage, à propos du gouvernement provincial, lorsqu’il soutient qu’« il est sans doute des parties d’administration qui, tenant uniquement à la police, à l’ordre public, à l’exécution des volontés de V . M., ne peuvent jamais être partagées et doivent constamment reposer sur un intendant seul72 ». Clairement, l’écart entre les deux concepts ne fait que s’accroître, avec la conséquence que même une expression telle qu’« administration de police » tend à acquérir un sens propre et à se détacher de la connotation générique d’un pouvoir. Prost l’emploie pour critiquer l’inefficacité du système « tournant » qui, basé sur le rapprochement périodique dans les bureaux de province, ne satisfait pas l’exigence de connaissance stable sur des lieux, des personnes et des comportements, essentielle à la tutelle de l’ordre public. Mais, au-delà de la question du modèle administratif plus adapté à l’exercice de la police, un processus plus subtil est en train de s’accomplir : la police, en tant que pratique, est annexée par l’administration, forme de gestion à la typologie pourtant variable. Tel est le changement de statut conceptuel que la prééminence de l’administration produit aux frais de l’ancienne figure dévorante décrite par Delamare. Avec ce changement varie également l’ordre des antagonismes entre les institutions de l’Ancien Régime. Depuis le début du XVIIe siècle, le dualisme entre justice et police sur un plan strictement pratique s’était développé – le lieutenant de police dérive en effet du vieil office de lieutenant civil, précisément parce qu’on réalisait que tout n’était pas gouvernable de manière juridictionnelle – avec une administration qui reste en retrait, floue, mais soumise à ses compléments. Nous avons maintenant affaire à une nouvelle confrontation. Police et administration ne sont plus opposables en tant que façons de faire, comme instruments concurrents de gouvernement du royaume, comme l’étaient la justice et la police. Plus que d’une compétition entre deux techniques de pouvoir, nous devons parler maintenant d’incorporation d’une

pratique matérielle dans une forme de domination publique toujours plus totalisante, et qui ne laisse que très peu de domaines en dehors de son emprise. Sous l’Ancien Régime, des expressions telles que « policer la justice » ou « juridictionner la police » étaient conceptuellement et linguistiquement impensables, précisément parce que les deux notions étaient alternatives : aucune ne pouvait être le corrélat de l’autre. Or tout est désormais administrable au sens public, la justice comme la police, les finances comme l’armée, les provinces comme les communes. Le syntagme « administration de la police » n’est pas un simple doublet nominal ; cette expression décrit une superposition, le dédoublement de la forme virtuelle du pouvoir avec son exercice concret : l’administration unifie dans l’universalité de la forme la multiplicité des expériences que la police avait recueillies dans sa pratique pluriséculaire. La référence de Prost à la révolution comme solution inévitable aux dysfonctionnements de l’administration perpétuelle confirme par ailleurs l’enjeu politique que ce pouvoir est appelé à gérer. L’administration publique est désormais perçue dans son autonomie : elle se révèle être l’épicentre d’un possible bouleversement politique et social. En peu de temps l’administration est devenue le pivot du système institutionnel dans son ensemble.

Les incertitudes de la philosophie politique Bien que le discours du Dictionnaire de jurisprudence se présente comme la première tentative pour conférer une cohérence fonctionnelle à l’administration, le rapport entre cette nouvelle figure et les autres pouvoirs de l’État n’émerge pas encore clairement. Et surtout, son rôle par rapport à la traditionnelle omniprésence de la police s’annonce sans être encore franchement thématisé. La philosophie politique, quant à elle, ne parvient pas non plus à des résultats particulièrement significatifs. Le modèle d’une administration publique dont le gouvernement se sert pour

poursuivre les buts établis par la loi est un principe dérivé de Rousseau et plus ou moins explicitement repris par les textes dans les deux dernières décennies du siècle. Un répertoire qui rassemble les définitions tirées de l’Encyclopédie et de l’ouvrage de l’abbé Girard reflète ainsi le nouveau champ sémantique de la notion : elle « signifie littéralement exécution. Le gouvernement ordonne, le régime règle, l’administration exécute », de sorte qu’y sont compris « tous les objets dont les principes sont établis et dont il ne reste que faire l’application73 ». Curieuse autosuffisance que celle de l’administration publique : au moment où elle s’émancipe de notions voisines, le pouvoir que lui donne sa « prééminence d’emploi », comme le dit l’abbé Girard, l’inscrit immédiatement dans un rapport d’hétéronomie et la qualifie comme « devoir exécuter », plutôt que comme « savoir vouloir ». Il s’agit d’ailleurs plus d’une double subordination car, si l’on s’en tient au schéma que Rousseau propose dans le Contrat social (1762), le gouvernement dont l’administration applique les ordres doit respecter l’expression de la volonté générale : « Il faut donc à la force publique un agent propre qui la réunisse et la mette en œuvre selon les directions de la volonté générale, qui serve à la communication de l’État et du Souverain. […] Qu’est-ce que donc que le Gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre les sujets et le Souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des lois, et du maintien de la liberté, tant civile que politique. […] J’appelle donc Gouvernement ou suprême administration l’exercice légitime de la puissance exécutive74. » Cet essai théorique extrait du IIIe livre du Contrat social est parsemé d’analogies mathématico-quantitatives. D’une part « gouvernement » et « suprême administration » sont présentés comme équivalents. Mais, d’autre part, le contexte argumentatif montre qu’il s’agit de donner une forme symbolique à ce qui se présente avant tout sous un jour matériel : la force, problème crucial de la pensée politique moderne, à partir de Machiavel. Et donc, bien qu’elle soit indistincte

du gouvernement, l’administration peut être interprétée comme une structure pratico-bureaucratique qui opère comme agent collectif de la force publique sous les ordres du gouvernement. Ce rôle de l’administration centré sur l’idée de force semble bien entrer en concurrence avec la traditionnelle vocation dominante, presque exclusive, de la police à assurer la mise en mouvement de la souveraineté, à lui conférer cette force étrangère au modèle « statique » du roi justicier. Dans la réflexion philosophico-politique, Rousseau reste une référence obligatoire pour avoir établi le principe de l’exercice légitime de l’action gouvernementale. Cependant, dans l’ensemble de son œuvre, le concept d’administration publique, quoique fréquemment employé, est évoqué sans être approfondi. Il est presque occulté par le concept bien plus significatif de gouvernement, comme le montre le dernier extrait cité. Du reste, c’est l’importance de la loi qui limite l’autonomie des structures bureaucratiques et réduit le rôle du gouvernement à celui d’une courroie de transmission de la volonté générale. Ce peu de considération envers l’activité gouvernementale interne se trouvait déjà chez Montesquieu, qui avait traité la puissance exécutrice de « constitutionnaliste », pour rechercher un équilibre entre les fonctions souveraines et puis en établir le rayon d’intervention. Mais tout ce qui concernait le déroulement interne d’une telle puissance, son organisation et sa pratique, restait indéfini. D’où l’absence de toute référence à l’administration dans l’Esprit des lois qui, comme on le sait, conçoit de manière ambiguë la puissance exécutrice, divisée entre la matière du droit des gens, d’un côté, et, de l’autre, celle du droit civil75. Même un ouvrage aussi vaste et prétentieux que la Science du gouvernement de Réal de Curban se révèle incapable d’isoler l’administration en tant que telle76. On n’y saisit en effet dans leur unité que le pouvoir législatif et judiciaire. Toutes les autres compétences internes et externes de l’État y sont fragmentées dans

une série de pouvoirs qui mettent en évidence le rapport entre souverain et ministre sans jamais dégager l’existence d’un appareil administratif autonome. En général, au-delà de la contribution de Rousseau, importante mais limitée, il semble que la philosophie politique des Lumières ait manqué de s’interroger sur l’émergence du nouveau phénomène et sur le rapport avec les institutions préexistantes. En revanche, la pratique normative semble mieux signaler les transformations en cours.

L’administration à l’épreuve de la législation De précieuses indications sont disséminées dans le matériel législatif qui ne peut cependant prétendre aux condensés conceptuels généreusement prodigués par les classiques ordonnances de police. À présent, il s’agit plus que tout de repérer les déplacements sémantiques à l’œuvre dans certains énoncés ainsi que les « attaques » presque imperceptibles que l’administration lance contre les institutions concurrentes, avant tout la police, qu’elle assimile à son propre dispositif. Tel est le cas d’un arrêt du conseil du 13 juillet 1775, qui annule une décision antérieure du Parlement de Paris qui se reconnaissait la qualité d’organe juridictionnel y compris en matière de voirie, violant ainsi la compétence exclusive des bureaux des finances. Sur le fond d’un conflit entre juridiction civile et juridiction administrative, l’arrêt du conseil revendiquait le droit des organes de gouvernement, en soulignant que « la police des routes et chemins royaux […] forme une branche de l’administration77 ». C’est ainsi qu’un traditionnel bastion de la police classique – cette voirie à laquelle Delamare consacre une importante partie du Traité, et que quatre ans auparavant le Traité de l’administration de la justice de D. Jousse considérait comme l’un des six objets composant la « Police générale du royaume78 » – tombe

dans l’orbite de l’administration, laquelle apparaît désormais à la lumière moderne d’une structure unitaire englobant des applications différenciées. Une autre ordonnance semble aller plus loin, et présente une articulation plus circonstanciée entre administration et police. Il s’agit d’un long « règlement » du 24 mars 1776 qui discipline les corps militaires. Le premier titre concerne justement l’administration régie par un conseil établi dans chaque régiment « pour veiller au bon ordre, à l’économie, à toutes les fournitures nécessaires au corps, pour ordonner, vérifier, approuver les marchés et les dépenses, et pour juger de la conduite de ceux qu’il aura chargé de quelque détail79 ». Garantie de fonctionnement général et, en particulier, des aspects de trésorerie qui tournent autour de ce moderne bréviaire de gouvernement qu’est le registre de recettes et dépenses : c’est en cela que consiste le fait d’administrer. Le titre VI du même règlement concerne en revanche la « police intérieure des corps », dénomination qui indique l’obligation de faire respecter la religion à tous les subordonnés, de bannir les manifestations de luxe, de réprimer les jeux de hasard, de surveiller les mœurs, le danger de sédition, la santé des soldats et « tous les détails relatifs au bon ordre80 ». Contrôle et application concrète des mesures disciplinaires : la police subit désormais le pouvoir de l’administration dont elle tire sa force. Ainsi, en termes généraux, il est possible de décrire un processus où l’administration présente un double visage : vis-à-vis des autres pouvoirs souverains, l’administration apparaît comme une structure insérée dans le cadre « constitutionnel » de l’État afin de mettre en œuvre la volonté politique. D’un point de vue interne, l’administration impartit au dispositif de police une compétence essentiellement exécutive. L’expansion de cette nouvelle manière d’exercer et de représenter le pouvoir public apparaît de manière accidentelle dans les ordonnances. Il est rare qu’un document normatif thématise spécifiquement un objet dont la réalité est pratiquement

insaisissable, en termes matériels et plus encore formels. Et l’on peut tenter d’en comprendre la raison : en l’occurrence l’administration est en train de devenir une forme de l’action de gouverner ; elle adhère à cette action gouvernementale avec fluidité, sans y introduire aucun contenu symbolique qui renverrait à quelque chose d’extérieur à sa propre pratique. L’administration n’est pas en soi une majestas, une potestas, une auctoritas, une iurisdictio. Elle ne se réclame d’aucune de ces figures chargées de significations politiques travaillées séculairement pendant des siècles par le droit romain classique puis par la pensée juridico-théologique médiévale et moderne. Elle neutralise cet énorme héritage du passé, suspend toutes ses qualifications afin d’embrasser l’idée d’une forme délestée de tout contenu spécifique. C’est pourquoi le discours des ordonnances ne parvient pas à objectiver clairement la notion d’administration (comme cela arrive avec la police lors de l’édit de mars 1667), laquelle exprime la morphologie même de l’action d’État, et se présente au législateur comme une évidence qui n’a rien de problématique, comme un mot à employer plus qu’à interroger. Pour le pouvoir monarchique de la fin de l’Ancien Régime, en fait, poser la question de l’administration aurait impliqué une sorte de déprise de sa propre façon d’être, une sortie hors des modalités qui étaient en train de devenir les siennes. Une réflexion sur cet objet, par ailleurs, aurait dégagé tout d’un coup une figure nouvelle du pouvoir : un pouvoir autonome et dépersonnalisé, redoutable pour le souverain lui-même. Un souverain qui, comme cela ressort des remontrances du Parlement de Paris, aurait été obligé de se découvrir un concurrent technique (et non plus seulement historique comme dans le cas de la noblesse et des Parlements) qui l’aurait privé de son monopole de représentation symbolique et d’exercice réel du pouvoir. D’où le double profil d’une administration qui se caractérise soit comme une structure massive, reconnaissable voire étouffante, soit comme une action purement mimétique, comme une entité inconsistante, capable d’adhérer à

n’importe quelle contingence pour en épuiser la forme et l’histoire.

L’administration dans la synthèse de l’Encyclopédie méthodique La maturation définitive des prérogatives et des limites juridiques propres à l’administration, nous la trouvons dans l’Encyclopédie méthodique, en particulier grâce à Peuchet. Son effort consiste à opérer une distinction entre administration et police lorsque désormais les deux concepts ne se situent pas précisément l’un par rapport à l’autre. Comme les matières de la jurisprudence insérées dans l’Encyclopédie méthodique ont été rédigées pendant neuf ans (17821791), on peut mesurer dans cette période cruciale, l’évolution du concept. Pour compléter le tableau, il faut considérer le volume, paru en 1792, que l’Encyclopédie méthodique consacre à l’Assemblée nationale constituante, où l’on précise définitivement le sens moderne du mot administration. Suivons ce changement dans sa séquence chronologique. Dans le premier volume (1782), sous la plume d’un avocat nommé Henri, les caractéristiques de l’administration sont encore relativement floues. Divisée en trois branches (droit public, civil et canonique), la notion revêt, dans le domaine public, certes un rôle moteur de la chose étatique, mais elle manque d’autonomie par rapport à la figure du souverain. Après avoir souligné ce lien identitaire par une rapide allusion (« l’administration et le gouvernement appartiennent essentiellement au souverain ; quoique soumis aux lois, son pouvoir est néanmoins indépendant des ministres de la loi, qui, par eux-mêmes, n’ont de pouvoir que celui qui leur est confié »), l’auteur s’occupe seulement de cette « partie bien essentielle de l’ordre public » qu’est « l’administration de la justice81 ». Il s’agit d’anciennes liaisons et rien de véritablement nouveau. Mais si l’on regarde la définition d’« administration » du neuvième

volume paru en 1789 et entièrement consacré, avec le dixième, aux objets de police, le tableau apparaît déjà bien transformé. L’auteur en est cette fois Peuchet, qui insère dans l’article toute son expérience d’homme de terrain, mais aussi la leçon de Rousseau. La définition de l’administration « nue » saisit en premier lieu l’aspect technicoinstrumental de la chose : « C’est un ensemble de moyens et d’agents destinés à maintenir un certain ordre de choses de droits ou de propriétés, soit publiques soit particuliers dans la société82. » Il est significatif que Peuchet introduise la notion sans faire référence ni à l’exercice d’un pouvoir ni à la situation de celui qui le détient : ce qui compte avant tout est le moyen, véritable moteur de l’agir politicojuridique, sujet effectif de l’État. Certes, le contact avec la pratique aiguise le regard de l’auteur qui isole la nouvelle créature à partir de ce qui lui appartient le plus, à savoir la capacité de mettre en place des instruments et de se structurer en conséquence comme appareil adaptable. L’article « Burocratie » (sic) paru dans le même volume amplifie cette vision avec des accents polémiques. Ici, Peuchet s’en prend aux procédures administratives qui se glissent partout et déterminent toutes les actions humaines. Il saisit bien le cœur du problème lié au dysfonctionnement administratif : l’autonomie des opérations publiques, cette hégémonie du « moyen » érigée en système, que le néologisme « burocratie » accuse tout en le sanctionnant : Gouvernement, administration commandement par bureaux ; car ce mot signifie tout cela, et cet abus s’offre tous les jours sous ces différentes formes, à quiconque observe attentivement. Elle est gouvernement, lorsque par un abus aussi bizarre qu’incroyable des bureaux faits pour jouer un rôle subalterne, elle s’érige en magistrat, exempte tel ou tel de la soumission aux lois, ou assujettit les citoyens à des obligations qu’ils désavouent ; elle est administration, lorsque des commis stupides ou corrompus s’érigent en ministres, font de la fortune publique, l’objet de leurs spéculations particulières, changent, réforment, altèrent les meilleurs règlements, suspendent ou arrêtent d’utiles établissements, etc. Elle

est commandement, lorsque surtout les agents du pouvoir souverain vont prendre l’ordre d’hommes incompétents pour les donner, soit par rapport aux opérations militaires ou à l’exécution d’ordres arbitraires. Ce dernier genre d’abus règne depuis les premiers bureaux de l’état, jusque dans ceux de la police, qui sont le résumé, et pour ainsi dire, l’âme du système despotique qui nous gouverne depuis longtemps. Je ne crois pas en effet un état où l’influence du système burocratique soit aussi sensible, aussi absurde, aussi étendue qu’en France. […] Tout se fait par bureau et dans les bureaux. S’agit-il de former un établissement considérable ? C’est un bureau qui est chargé de son administration. Veut-on travailler au bien public par une réforme salutaire ? On commence par monter un étalage de bureaux, qui porte le désordre au milieu de la réforme même. On dira : mais les noms n’y font rien, et nous nommons bureaux, faute d’une autre expression, ces réunions d’administrateurs, de chefs, de commis, de copistes, sans qu’il y ait pour cela le moindre abus dans la chose. Entendons-nous : le nom fait quelque chose quoi qu’on en dise. Mais n’examinons ici que la chose en elle-même, et vous allez voir que la burocratie est vraiment une forme d’administration abusive, une espèce de gouvernement, connu seul en France, de la manière qu’elle y existe83.

De cette première approche combinée entre les définitions d’« administration » et de « burocratie », il est désormais clair qu’à cet agrégat d’instruments réunis sous l’étiquette collective d’administration est reconnue une indépendance qui, au-delà de tout changement constitutionnel et social, lui vaudra le rôle de véritable constante du système politique. Dans ce sens, l’article « administration » pour la classe « Économie politique et diplomatique » de la même Encyclopédie méthodique rédigé par Démeunier et paru en 1784 souhaite précisément que la continuité de la politique soit garantie par l’administration : « Heureux l’état dont le régime est assez sagement établi, pour que les ministres se succèdent sans que l’administration change84. » Avec la Restauration, la permanence et l’immanence de cette notion apparaîtront toujours

plus fondamentales, comme le reconnaîtra entre autres l’historien Augustin Thierry pour lequel « la Monarchie en France, quand elle cesserait d’être absolue, devrait rester administrative85 ». Toutefois, l’objet ne peut être réduit aux seuls aspects matériels, et pour cette raison, Peuchet rectifie le tir. La définition innovatrice technique est en effet insérée dans un contexte de pouvoirs publics où est affirmé le rôle subalterne de l’administration à l’égard des directives du gouvernement et, indirectement, du souverain. Autonomie instrumentale et dépendance juridique se contrebalancent en modelant une manière d’exercice du pouvoir. Peuchet ne doit en effet pas ignorer le « danger » de l’arme qu’il est en train de manier : c’est précisément parce que ce complexe de moyens techniques n’est pas une force inerte, mais un dispositif continuellement en action qu’il faut en délimiter l’énergie matérielle dans un système de principes et de règles de droit. Le problème est donc le suivant : comment gérer une force dont la frontière est toujours fluctuante entre une puissance et ses actes ? Il ne s’agit pas tant de gouverner le processus d’application concrète d’un appareil technique que d’imaginer la possibilité de passer d’une force virtuelle à son emploi effectif. Comment éviter les effets dangereux d’une rationalité objective qui conditionne et risque de neutraliser le primat de la volonté souveraine introduit par la politique moderne ? Cette question sur l’ontologie du « moyen » et l’autonomie de la tecnique, que la philosophie moderne de Hegel à Heidegger, en passant par Nietzsche, Weber et l’école de Francfort, allait constamment travailler, est ce qu’un obscur praticien de la fin du XVIIIe siècle essaie de découvrir dans l’administration. D’où l’exigence de penser un système décisionnel qui place l’administration à l’extrémité périphérique de la règle juridique, qui la réduise à un simple mécanisme servant à traduire dans les faits la volonté incorporée dans la loi. La meilleure façon de réaliser cet objectif est d’établir une série de distinctions hiérarchiques qui accompagnent le trajet

progressif de la loi au fait. C’est pourquoi Peuchet s’inquiète avant tout de sauvegarder la stratification de l’édifice, en percevant la première différence dans le point où l’exercice de pouvoir est le plus mélangé et opaque : « L’administration diffère essentiellement du gouvernement, quoique les écrivains s’obstinent à se servir indistinctement de ces deux mots pour désigner la même chose ; il en résulte une confusion d’idées, d’où naissent ensuite un désordre et un abus de principes aussi absurdes que dangereux. » Pour préciser cet important passage dont l’enjeu excède de loin le langage, Peuchet observe qu’« on ne dit point le gouvernement de Sully, de Colbert, de M. Necker ; on dit l’administration de […], parce que ces administrateurs, quoique auteurs de changements considérables dans l’état, n’ont fait qu’exécuter les ordres du gouvernement, mais ils n’ont point gouverné. À la rigueur même le roi n’est qu’administrateur puisqu’il ne fait que surveiller l’exécution des lois nationales, et l’emploi de la fortune publique86 ». Remarquons combien la définition initiale, en ce qu’elle était dénuée de tout préjugé, est rapidement en train de changer : cette administration qui s’impose grâce à sa neutralisation politique de l’appareil d’État (comme Saint-Simon le célèbrera), cette administration qui ne se range aux côtés de personne parce qu’elle se suffit à elle-même, au point de se légitimer comme simple moyen souverain indépendant des hommes et des buts, doit être maintenant domptée par l’ordre juridique. Les anciennes ressources « prudentielles » qui avaient prêté au prince un art de gouverner le plus souvent extra-juridique, ne servent plus. Toutefois, le projet est ardu, surtout si on l’observe du point de vue de la pratique. Les situations concrètes lancent un défi continuel aux axiomes de la loi, et c’est précisément dans cette zone grise, non qualifiée, sinon comme théâtre des forces, que l’administration revendique l’autonomie de ses propres dispositifs. C’est pourquoi Peuchet, à la fin, doit rechercher une solution de compromis qui réussisse à tolérer

l’ambivalence fonctionnelle d’un pouvoir divisé entre « service » et « autonomie ». Et si, au début, il avait donné de l’importance à la priorité des moyens, il en souligne à présent le caractère éventuel et accessoire, au point que les formes d’administration peuvent être variées. On comprend donc que ce qui peut apparaître comme une incohérence de l’auteur reflète plutôt la complexité de l’objet, rendue évidente comme elle ne l’avait jamais été. Désormais, c’est avec cette nouvelle figure qu’il faut se confronter : L’administration doit compte au gouvernement qui l’emploie, et le gouvernement n’en doit qu’au souverain ; l’administration peut recevoir différentes formes sans changer la constitution d’un État, et le gouvernement, au contraire, entraîne avec lui des changements dans les droits d’un peuple, lorsqu’il en éprouve lui-même. L’administration n’a pas des lois constitutionnelles qui l’établissent telle ou telle, c’est le besoin, le moment, la convenance qui la prescrivent. Le gouvernement ne doit avoir pour guide que les statuts nationaux, le code public. Le gouvernement est le souverain, en tout qu’il s’occupe des moyens de se conserver ou de s’étendre, et l’administration consiste dans les personnes et les choses qu’il emploie pour cela87.

Et comment se situe la police par rapport à l’administration ? À ce sujet on voit émerger les limites du praticien, parfaitement à même de saisir le sens des procédures, mais peut-être moins apte à en expliquer les articulations conceptuelles. La confrontation entre les deux notions n’est jamais proposée de manière explicite. Il est tout de même possible de la percevoir par l’interprétation. L’article « police », comme celui sur l’administration, présente diverses facettes. La définition de départ tend à confondre ces notions plus qu’à les distinguer, car la police apparaît dotée des mêmes caractéristiques que l’administration : « La partie du gouvernement de l’état, qui a pour objet d’y maintenir l’ordre, la tranquillité et l’usage libre des choses publiques. » Et peu après, pour confirmer le rapport spéculaire entre les deux termes, on précise que « la police de l’état n’est autre chose que la partie exécutive du gouvernement88 ». Toutefois, le

contenu général du discours et certains passages en particulier suppléent au manque d’une claire distinction théorique. La différence entre les deux concepts doit alors être perçue dans une marge de sens qui semble dépasser la lettre étroite du texte : En envisageant en effet la police comme la pratique de tous les moyens d’ordre et de sûreté publique, on voit qu’elle peut être divisée en autant de branches que le gouvernement emploie d’agents pour atteindre ce but ; alors la police se partagerait en civile, militaire, religieuse, économique ; et sous ces quatre titres viendraient se ranger toutes les institutions que la société a formées pour le maintien de l’ordre, et qu’on désigne ordinairement par chacune de ces dénomination : l’on aurait ainsi un système de gouvernement89.

Allons au-delà de la signification littérale des mots. Pour que le cadre argumentatif général de l’Encyclopédie méthodique soit cohérent, ce dernier mot, « gouvernement », doit être lu, en fait, « administration ». De cet extrait ressortent dès lors deux plans distincts : celui de la pratique et celui du système. Le premier appartient à la police, dont le devoir est la mise en place empirique de tout ce qui est formulé par un énoncé normatif. Elle gère la rencontre entre l’ordre symbolique d’une déclaration de volonté d’une part, et les comportements humains et les états de chose qui constituent la réalité du sensible, de l’autre. Dans le second plan rentre l’administration, structure unificatrice des pratiques minutieuses dans lesquelles est engagée la police. Selon la définition de d’Alembert, qui reprend le Traité des systèmes de Condillac, « système n’est autre chose que la disposition des différentes parties d’un art ou d’une science dans un État où elles se soutiennent toutes mutuellement90 ». L’administration en tant que système désigne conceptuellement la possibilité d’une coordination stable des actions qui procèdent de la fonction générale de gouvernement. On trouve dans l’article « burocratie » de Peuchet, déjà cité, d’ultérieurs indices sur la nouvelle carte conceptuelle qui est en train

de se profiler. Ici, Peuchet parle de « burocratie de la police » afin de souligner la différence entre la chose et les formes qui en structurent la mise en place, tout en signalant le danger de celles-ci : De toutes les espèces de burocraties établies en France, il n’en est pas de plus odieuse, de plus destructive de tout bien, que celle de la police de Paris. […] C’est l’abus que nous blâmons et non la chose. Nous sommes bien loin de regarder la police, prise en globo, comme destructive de tout bien ; nous ne sommes pas assez aveuglés sur des matières dont nous avons fait une étude particulière, pour croire qu’on puisse conduire et administrer une grande ville, un grand peuple sans police, sans agents qui l’exercent. C’est la forme odieuse qu’on lui a donnée que nous attaquons, c’est l’abus qu’on en a fait, ce sont les attributions dont on l’a enflée, que nous regardons comme des atteintes portées aux droits de tous et à la tranquillité de chacun. Elle a substitué le calme de l’esclavage, de la servitude, de la crainte, à celui qui naît de la confiance dans les lois, de l’habitude de les respecter, de l’estime des magistrats et de la liberté publique. Cette odieuse forme de gouvernement a dressé le parisien à ne connaître point de milieu entre une obéissance aveugle, une crainte servile, et une révolte, une insurrection dont sa faiblesse, sa douceur le rendent infailliblement la victime. C’est la burocratie de la police qui alimente ce désordre social. Il ronge, il mine, il sape lentement, mais continuellement, la confiance qui unit les citoyens, la liberté qui les améliore, l’honneur qui les élève, le repos qui les enrichit. Ils se regardent comme dans une position gênante, ils cherchent quelquefois à se mettre sur la vraie base de leurs droits et de leurs devoirs, la résistance qu’ils éprouvent les fait tomber dans le découragement ; la haine, la méfiance, n’en subsistent pas moins, et ces matières combustibles concentrées, doivent produire tôt ou tard une explosion, que la force des choses amènera et qu’aucune puissance ne sera capable d’arrêter91.

Laissons de côté le problème de l’excès de pouvoir administratif que Peuchet veut dénoncer ici et considérons en revanche le glissement du statut conceptuel des notions. Comme cela ressortait déjà du Dictionnaire de Prost de Royer, l’administration n’est plus seulement action mais ordre représentatif de l’action (c’est-à-dire activité), figure de la théorie et non instrument de la pratique. Le

rapport de l’administration avec la police sera donc celui qui entretient un tout structuré sous la forme juridique de l’institution, autrement dit sous la forme d’un ordre méthodique indépendant de l’ordre naturel, avec une manière d’application concrète ; un rapport entre l’artifice d’un organisme formé de personnes et de choses réunies dans une unité tout à la fois symbolique et réelle en même temps et le fonctionnement contingent de ce complexe dans l’expérience concrète. Cette conceptualité empirique que le modèle français de la police avait depuis toujours envisagée, contrairement au modèle spéculatif élaboré dans les universités allemandes, reste substantiellement inchangée. La nouvelle donnée est l’affirmation d’une catégorie pure, l’administration, qui synthétise a priori, dans un protocole de travail, les diverses prestations de la puissance publique. Il ne s’agit pas encore d’une architecture, du type de celle que Kant définit « art du système », par lequel il désigne la réflexion scientifique appliquée à un ensemble d’éléments que l’administration organise, comme dans le cas dont nous nous occupons. Il faudra attendre les années 1820 pour voir naître une science administrative qui observe cette totalité et qui, à partir d’elle, inaugure une nouvelle dogmatique juridique. Toutefois, l’apparition du processus de différenciation se manifeste déjà dans l’Encyclopédie méthodique, dont le raisonnement confirme une impression déjà vérifiée : un « système » de police au sens restreint est étranger à la France d’Ancien Régime. Sa contiguïté avec les exigences sociales de l’immédiat et sa dimension locale et citadine ont empêché que la police ne devienne une catégorie fondatrice de la politique et du droit et qu’elle soit donc pensée comme unité ordonnée d’un savoir pratique. Cette visée est en revanche à la portée de l’administration. À la fin du XVIIIe siècle, l’administration rationalise et unifie des pratiques de police jusqu’alors dispersées, favorisant ainsi le déplacement de la rationalité juridique d’un modèle casuistique à un régime classificatoire, de la solution des problèmes à l’étude de principes, du récit des besoins à la

géométrie des schémas. En 1792, Peuchet publie un volume de l’Encyclopédie méthodique consacré à l’Assemblée nationale constituante : la définition « administration » a entériné le processus qui vient d’être décrit. Ainsi, comme les répertoires du XVIIIe siècle distinguent deux acceptions large et restreinte de la police, de même pour le terme administration, malgré sa jeune fortune, émerge une classification du même ordre : « Ce mot est employé pour désigner d’une manière générale l’exercice de l’autorité publique dans la manutention économique et l’exécution des lois de l’état. Par précision, il est restreint à désigner la hiérarchie des pouvoirs chargés du soin de la fortune nationale et du maintien de l’ordre par l’emploi de la force et le droit de surveillance publique92. » La distinction n’est plus entre un concept historique et non technique, d’un côté, et un concept étroit, scientifique, moderne, de l’autre. Cette définition coordonne les deux significations, comme si la deuxième s’articulait à la première, sur un plan métadescriptif. Il s’agit d’un processus analogue à celui que nous avions observé à propos du commerce frumentaire et du rôle du marché. Le discours économique de Turgot, on s’en souvient, avait introduit un déplacement dans l’approche du phénomène : après avoir été traité par la police comme un théâtre de la visibilité matérielle des échanges, le marché était devenu, chez Turgot, un cadre d’interprétation formelle capable de produire un certain nombre de vérités. De la normativité d’une pratique, le marché se déplaçait du côté de la régularité de l’intelligible. Une évolution comparable se décèle à travers le concept d’administration. D’une manière assez improvisée, on y voit l’héritage naturel légué par la police, dont l’organisation est purement pratique, subsumé sous un ordre d’une tout autre nature, puisqu’il s’agit maintenant d’une organisation formelle. L’administration donne forme et unité à une combinaison d’éléments gestionnaires (personnes, choses, instruments) et produit un régime de vérité de l’ordre public différent

de l’action policière, tout en fournissant les conditions de cette dernière. C’est pourquoi la représentation diffuse d’une « filiation naturelle93 » entre police et administration doit être rectifiée. Derrière la permanence de quelques archétypes anthropologiques dont une certaine histoire du droit abuse un peu trop facilement94, c’est en réalité un régime spécifique de l’ordre public que l’administration introduit. À côté d’une harmonie des comportements dictée par les mesures de police, on affirme désormais une coordination systématique des structures et du cadre général à l’intérieur desquels l’ordre des comportements devient pensable. L’unité étatique et la multiplicité policière (au sens des tâches particulières mais aussi des différentes réalités urbaines où la police opère) se fondent dans l’idée d’administration, véritable agent de cohésion qui englobe et qualifie tout : « Dans le système actuel – notait déjà Malesherbes en 1759 – puisque tout est d’administration, chacun est fondé à porter ses plaintes à l’administrateur et de l’administrateur95. » Le résultat de ce processus est de dégager un nouvel espace symbolique des relations, « d’arranger (dans le nouveau style de la vraisemblance) le lieu logique de la toute-puissance [et] de l’omniscience », comme il a été écrit cette fois à raison96. Si l’administration est bien un rejeton de la police, elle en reste cependant la fille indomptée : elle s’est émancipée de ce creuset qu’est le « social » pour lui substituer la froide rationalité d’une « grille d’intelligibilité » qui s’empare de tout son espace. Et si, par conséquent, pour ce qui est du XVIIIe siècle, parler de droit et d’une science de la police n’a de sens que dans des contextes non français, en revanche, un droit et une science de l’administration viendront combler ce vide avec le siècle nouveau, anoblissant par là, tout en le méconnaissant, l’humble travail de Delamare.

1 Ch. MALESHERBES, Mémoires sur la librairie, op. cit., p. 67.

2 Cf. et sq. A. FUSCO, « Verwaltung » (Rom), dans Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., VII (1992), p. 16-17. 3 Curationem annonae… administravi [t]. Voir Res gestae divi Augusti 5, 2 (éd. J. GAGÉ, Les Belles Lettres, Paris, 1977, p. 80). Chez Cicéron (Ad Atticum, 4.1.), on trouve une expression très proche : vocare aliquem ad procurationem annonae. 4 Sur l’institution de la cura, S. SOLAZZI, Scritti di diritto romano, Jovene, Naples, 1957, II, p. 1-80. 5 Cf. Academici, 1, 3, éd. Plasberg, Leipzig, Teubner, 1922, p. 5. 6 Cf. A. M. HESPANHA, « Représentation dogmatique et projets de pouvoir. Les outils conceptuels des juristes du ius commune dans le domaine de l’administration », dans E. V. HEYEN (dir.), Wissenschaft und Recht der Verwaltung seit dem Ancien Régime. Europäische Ansichten, Klostermann, Francfort/Main, 1984, p. 3-28. 7 Cf. E. MAGNIN, « Administrateurs apostoliques », dans Dictionnaire de droit canonique, op. cit., I, p. 183. Sur les pouvoirs de l’évêque dans l’Église ancienne et du haut Moyen Âge, O. CONDORELLI, Ordinare-iudicare, Il Cigno Galilei, Rome, 1997. 8 Cf. E. MAGNIN, « Administrateurs apostoliques », art. cit. 9 Cf. U. WOLTER, « Verwaltung » (Mittelalter), dans Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., p. 30-31. 10 Ibid. Voir aussi U. WOLTER, « L’Officium en droit ecclésiastique médiéval : un prototype de l’administration moderne », dans A. PADOA-SCHIOPPA (dir.), Justice et législation, PUF, Paris, 2000, p. 37-58. 11 Potestas cum necessitate iuris reddendi equitatis statuendae. Glossa ad Digestum Vetus, De Iurisdictione (2.1 ad rubr.), éd. par E. BESTA, L’opera di Irnerio. Contributo alla storia del diritto italiano, Loescher, Turin, 1896, II, p. 20. Cf. F. CALASSO, « “Iurisdictio” nel diritto comune classico », Annali di storia del diritto, no 9, 1965, p. 91-110. 12 Cf., par exemple, le canon 9 du concile d’Antioche (341), dans lequel l’acte de gouverner et l’acte de juger sont réunis d’une manière indifférenciée dans la personne de l’évêque. Corpus iuris canonici, éd. Friedberg, C. 9 q. 3 c. 2. Pour d’autres références, cf. P. LEGENDRE, La Pénétration du droit romain dans le droit canonique classique de Gratien à Innocent IV (1140-1254), Jouve, Paris, 1964, p. 120. 13 P. COSTA, Jurisdictio. Semantica del potere politico nella pubblicistica medievale, Giuffrè, Milan, 1969, p. 108 et sq. 14 RUFIN, Summa Decretorum, D. XXII, c. I, éd. H. Singer, Schöningh, Paderborn, 1902, p. 47. Cf. E. KANTOROWICZ, Les Deux Corps du roi, op. cit., p. 235-237. Sur le rapport entre iurisdictio et imperium, L. MANNORI, « Per una “preistoria” della funzione amministrativa. Cultura giuridica e attività dei pubblici apparati nell’età del tardo diritto comune », Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico, 19, 1990, p. 349 et sq. ; J. VALLEJO, Ruda equidad, ley consumada. Concepcion de la potestad normativa (1250-1350), Centro de estudios constitucionales, Madrid, 1992, p. 71 et sq. 15 Étienne de TOURNAI, Summa au Decretum de Gratien, C. XVI, q. I, éd. J.F. Schulte, Giessen, Roth, 1891, réimpr. 1965, p. 222.

16 Henri de SOUSE, In primum Decretalium librum commentaria, Venise, 1581 (réimpr. Bottega d’Erasmo, Turin, 1965), ad rubr. De in integrum restitutione, cap. 9 (Causa restitutionis), 5, fol. 202. Cf. P. COSTA, Jurisdictio, op. cit., p. 123. 17 Cf. S. MOCHI ONORY, Fonti canonistiche dell’idea moderna dello Stato, Vita e Pensiero, Milan, 1951, p. 256. 18 Cf. F. GODEFROY, Dictionnaire de l’ancienne langue française, op. cit. I, p. 257-258. Pour un aperçu général des fonctions administratives des autorités municipales au Moyen Âge, cf. J.-L. MESTRE, Introduction historique au droit administratif français, op. cit., p. 55 et sq. 19 Cf. F. GODEFROY, Dictionnaire de l’ancienne langue française…, op. cit. 20 Cf. E. HUGUET, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Champion, Paris, 1925, I, p. 69. Le même processus de substantivation de la forme verbale « verwalten », déjà attestée au XIIe siècle, se produit en allemand avec « Verwaltung » qui apparaît dans la seconde moitié du XVe siècle, afin d’indiquer une activité organisée dans le but d’atteindre des objectifs déterminés. Cf. H. E. BÖDEKER, « “Verwaltung”, “Regierung” und “Polizei” in deutschen Wörterbüchern und Lexika des 18. Jahrhunderts », Jahrbuch für Europäische Verwaltungsgeschischte (JEV) 1, 1989, p. 18. Voir également W. DAMKOWSKI, Die Entstehung des Verwaltungsbegriffes, Heymanns, Cologne, 1969, p. 19 et sq. 21 G. COQUILLE, La Coustume de Nivernois, dans Œuvres, De Cay, Paris 1646, p. 312. 22 L. TURQUET DE MAYERNE, La Monarchie aristodémocratique, op. cit., p. 155. 23 Ibid., p. 161. 24 « Gouvernement des affaires – Régie et gouvernement de la personne et des biens d’un mineur, d’un furieux, d’un interdit », selon A. FURETIÈRE, Dictionnaire universel, op. cit., voir « Administration » ; « Gouvernement, direction, conduite (des finances, des affaires) » pour le Dictionnaire de l’Académie française, op. cit. Pour les définitions de « police », voir supra chap. 1. Voir aussi A. CREMER, « L’administration dans les encyclopédies et dictionnaires français du XVIIe et du XVIIIe siècle », Jahrbuch für Europäische Verwaltungsgeschichte (JEV), 1, 1989, p. 1-13. 25 A. DE MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, op. cit., p. 25. Mais l’auteur, à l’instar de Turquet dont il était contemporain, considérait l’administration dans l’optique de l’ordre constitué que les dictionnaires de la fin du siècle semblent retrouver dans l’idée de police : « La bonne administration politique est une santé universelle de tout le corps de l’État, et pour conséquent une entière disposition de chaque membre particulier. » Ibid., p. 18. 26 Cf. les dictionnaires de Furetière et de l’Académie. 27 Selon J. BODIN (Les Six Livres de la République, op. cit., liv. III, chap. 2), « l’officier est la personne publique qui a charge ordinaire limitée par édit. Commissaire est la personne publique qui a charge extraordinaire limitée par simple Commission. » Sur l’importance du commissaire pour le développement futur du sujet-Administration, O. HINTZE, « Der Commissarius und seine Bedeutung in der allgemeinen Verwaltungsgeschichte », dans Gesammelte Abhandlungen, I : Staat und Verfassung, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1970 (3e éd.), p. 242-274. Les commis et les ingénieurs, au contraire, nommés et révocables,

constituent la nouvelle élite bureaucratique recrutée parmi un nombre restreint de familles nobles, s’installent stablement au service de l’État. Cf. F. BURDEAU, Histoire de l’administration française du XVIIIe au XXe siècle, Montchrestien, Paris, 1994 (2e éd.), p. 20 et sq. 28 A. F. PROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence et des arrêts, op. cit., II, v. « Administration », p. 818. 29 ISAMBERT, XVI, p. 529. 30 J. DOMAT, Le Droit public, op. cit., liv. I, tit. II, sec. II, § III. À côté d’« administration de la justice », Domat parle aussi d’« administration et conservation des biens, des droits et des privilèges des Universités, des Collèges, des Académies » (I, XVII, II, 2), ou bien d’« administration des hôpitaux » (I, XVIII, II, 2), ce qui toutefois n’apporte pas d’innovations significatives dans le registre classique « patrimonial » du droit privé. 31 Cf. A. CREMER, « L’administration dans les encyclopédies et dictionnaires français du XVIIe et du XVIIIe siècle », art. cit., p. 7. 32 Selon R. MOUSNIER, à partir de 1756, le terme « administration » est employé par les cours souveraines et les organes de gouvernement, sans complément, pour signifier la « satisfaction des besoins quotidiens du public ». Elle remplacerait ainsi le terme de « police » « qui sans perdre complètement son acception ancienne, a pris davantage le sens restrictif de maintien de l’ordre pour la poursuite et l’arrestation des délinquants et des criminels ». R. MOUSNIER, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, 2 vol., PUF, Paris, 1974, II, p. 34. Mousnier ne dit pas toutefois de quels événements et documents il tire cette conviction. 33 Ch. G. MALESHERBES, Mémoire sur la librairie…, op. cit., p. 59. 34 Droit public, op. cit., I, XVIII, II, 1 et 2. 35 Cf. O. BRUNNER, « Das “ganze Haus” und die alteuropäische “Ökonomik” », dans Neue Wege der Verfassungs- und Sozialgeschichte, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 1968 (2e éd.), p. 103-127. 36 J.-J. ROUSSEAU, « Sur l’économie politique », Œuvres complètes, op. cit., III, p. 250. Par ailleurs, Rousseau ne cache pas son scepticisme envers la pratique comptable, instrument de tromperie plus que de clarté (p. 265-266). Cette critique confirme implicitement le fait que l’administration tend à rallier sa propre signification à la comptabilité étatique, tendance que Rousseau n’est pas disposé à accepter. 37 Cf. « Édit ordonnant que tous administrateurs d’hôpitaux seront tenus de rendre compte aux prochains juges des lieux du revenu et de l’administration desdits hôpitaux », ISAMBERT, XII, p. 897, et « Édit sur l’administration des hôpitaux sur l’entretien des pauvres », ibid., XIV, p. 105. Pour l’« Ordonnance générale rendue sur les plaintes, doléances et remontrances des états assemblés à Orléans », ibid., XIV, p. 96. 38 Sur les méthodes de comptabilité adoptées par les différentes autorités publiques en France au Moyen Âge (bailliages, sénéchaussées, hôtel royal, corps municipaux), cf. L.-L. BORRELLI DE SERRES, Recherches sur divers services publics du XIIIe au XVIIe siècle, 3 vol., Picard, Paris, 1895, I, p. 1-183 et II, p. 1-497. 39 Remontrances du Parlement de Paris, op. cit., III, p. 308, 318, 319.

40 Ibid., p. 321. 41 Cf. Dictionnaire de synonymes français, op. cit., p. 11, et G. GIRARD, « Administration », Synonymes français, Dumesnil, Rouen, 1783. 42 Cf. « Édit contenant règlement pour l’administration des villes et principaux bourgs du royaume », ISAMBERT, XXII, p. 405. Voir aussi « Lettres patentes contenant règlement pour l’administration de la ville de Lyon » du 31 août 1764, ibid., p. 417. 43 G. GIRARD, « Régie », Synonymes français, op. cit. 44 Compte rendu au roi, par M. Necker, directeur général des Finances, au mois de janvier 1781, Imprimerie royale, Paris, 1781. 45 Ibid., p. 4-5. C’est la publication qui est un événement, et non le fait d’écrire un bilan pour le monarque : Philippe Auguste, en effet, fit déjà rédiger un compte général des recettes et des dépenses pour l’année financière 1202-1203. Voir F. LOT et R. FAWTIER, Le Premier Budget de la monarchie française, Champion, Paris, 1932. 46 Compte rendu au roi, op. cit., p. 22. Un contrôle plus rigoureux sur la gestion des caisses de la part des trésoriers fut introduit avec un « Arrêt du conseil portant établissement d’un nouvel ordre pour les caisses de dépenses » du 18 octobre 1778, ISAMBERT, XXV, p. 439, tandis qu’une « Déclaration concernant la comptabilité et le trésor royal » du 17 octobre 1779 établit des règles ultérieures sur la classification des entrées et des dépenses, ISAMBERT, XXVI, p. 185. 47 Sur l’administration de M. Necker, par lui-même, Hôtel de Thou, Paris, 1791, p. 16. 48 Cf. par exemple N. BAUDEAU, Première Introduction à la philosophie économique, op. cit., p. 466. 49 Sur les arcana de la politique, cf. supra p. 38. 50 A. F. PROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence, op. cit., I, p. XIX. Sur cet ouvrage, cf. M. BOULET-SAUTEL, « Un traité de science administrative à la fin de l’Ancien Régime », dans Hommage à Robert Besnier, Société d’histoire du droit, Paris, 1980, p. 57-66 ; PH. PAYEN, Les Arrêts de règlement…, op. cit., p. 195-199. 51 Ibid., II, « Administration », p. 851 et 853. 52 Ibid., p. 836. 53 J. EGRET, Necker ministre de Louis XVI 1776-1790, Champion, Paris, 1975, p. 169 et sq. Les accusations venaient surtout de Calonne, le prédécesseur de Necker. 54 F. MONNIER, « Les débuts de l’administration éclairée », Nouvelles de la République des lettres, 2, 1985, p. 104 et sq. 55 Cité par G. THUILLIER, « Comment le conseiller d’État Montyon voyait l’administration sous Louis XVI », Revue administrative, 249, 1989, p. 318. Il s’agit d’un Traité de l’administration, rédigé entre les années 1770 et 1780, dont les manuscrits sont conservés à la Bibliothèque de l’Assistance publique (ms 101, carton 8). À ce sujet, voir aussi le raisonnement de Morellet sur l’opinion publique, supra, p. 140. 56 Cité par É. BRIAN, La Mesure de l’État. Administrateurs et géomètres au XVIIIe siècle, op. cit., p. 155. 57 A. F. PROST DE ROYER, « Administration », Dictionnaire de jurisprudence, op. cit., II,

p. 834. 58 Ibid., p. 809. 59 Governo della Toscana sotto il regno di sua maestà il re Leopoldo II, Cambiagi, Florence, 1790, p. 1. Sur le sens du terme « amministrazione » dans la législation et la doctrine italiennes des XVIIe et XVIIIe siècles, L. MANNORI, Uno Stato per Romagnosi. II La scoperta del diritto amministrativo, Giuffrè, Milan, 1987, p. 44-45, n 11 et 12. 60 Encyclopédie méthodique, « Finances », 4 vol., voir « Administrateur », Panckouke, Paris, 1784, I, p. 14. Sur l’importance de l’Encyclopédie méthodique, cf. infra p. 174. 61 Très humbles et très respectueuses remontrances du Parlement séant à Dijon, op. cit., p. 5. 62 Cf. C. J. DE FERRIÈRE, « Administration », Dictionnaire de droit et de pratique contenant l’explication des termes de droit, d’ordonnances, de Coutumes et de Pratique, avec les jurisdictions de France, Demonneville, Paris, 1762, I, p. 53-54 ; « Administration », Encyclopédie, op. cit., I, p. 140. Voir aussi une autre œuvre systématique de l’époque, le Code de l’humanité, op. cit., I, v. « Administration », p. 102, qui reproduit littéralement la définition de l’Encyclopédie. 63 C. MEY, Les Maximes du droit public français (1772), Rey, Amsterdam, 1775, II, p. 163164. 64 P.J.-J. G. GUYOT, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, canonique et bénéficiale, Visse, Paris, 1784, I, voir « Administration », p. 177 et sq. Pour l’arrêt, ISAMBERT, XXV, p. 354-356. 65 Cf. Œuvres de Turgot, op. cit., IV, p. 568 et sq. 66 J. NECKER, De l’administration des finances de la France, op. cit., II, p. 275. Le bon administrateur doit être médiocre, selon un topos qui sera repris par la pensée républicaine : « Le principal mérite de l’administrateur en chef doit consister dans l’ordre, et c’est un grand avantage de n’avoir pas besoin du génie dont la nature fut et sera toujours avare. » A. P. MONTESQUIOU, Du gouvernement des finances de France, d’après les lois constitutionnelles et d’après les principes d’un gouvernement libre et représentatif, Imprimerie du journal d’économie publique, Paris, 1797, p. 9. 67 P.J.-J. G. GUYOT, Répertoire…, op. cit., p. 183. Pour le Compte rendu, op. cit., p. 71 et sq. 68 Ibid., p. 184. Le Mémoire de M. Necker au roi sur l’établissement des administrations provinciales de 1781, et sq.l. 1785, dès l’ouverture, pose significativement au centre de l’intérêt le problème de l’administration : « À peine… peut-on donner le nom de l’administration à cette volonté arbitraire d’un seul homme » (p. 1), qui donc doit être réabsorbé par une structure technique collective. Cf. J. EGRET, Necker ministre de Louis XVI 1776-1790, op. cit., p. 128 et sq. 69 Cf. P. RICŒUR, Le Juste, Esprit, Paris, 1995. 70 Cf. « Édit portant suppression de six officiers d’intendant des finances, et formation d’un comité des finances », 5 juin 1777, ISAMBERT, XXV, p. 52. Voir aussi le Compte rendu, op. cit., p. 58-60. Sur l’évolution de la juridiction administrative, dont la distinction de la justice ordinaire est censée remonter à l’édit de Saint-Germain de février 1641 (ISAMBERT, XVI, p. 529), cf. J.-L. MESTRE, Introduction historique au droit administratif français, op. cit., p. 189-219.

71 Dictionnaire de jurisprudence, cit., II, v. « Administration », p. 820-823. 72 Mémoire sur l’établissement des administrations provinciales, cit., p. 7. 73 Dictionnaire universel des synonymes de la langue française, 2 vol., éd. par B. Morin, Garnery, Paris, 1818, v. « Administration ». 74 Du contrat social, cit., l. III, ch. I, p. 396. 75 Cf. le l. XI, ch. 6. 76 Cf. le t. IV consacré au « Droit public », Burle, Paris, 1765. 77 ISAMBERT, XXIII, p. 195. 78 Debure, Paris, 1771, I, par. I, t. II, ch. XVI, p. 120. « Police générale du royaume », en fait, a déjà pour l’époque une consonance décadente, si l’on considère que le Dictionnaire de l’Académie française, dans sa troisième édition de 1740, restreignait la notion à l’ordre de la ville. V. A. CREMER, L’Administration dans les encyclopédies et dictionnaires, cit., p. 6. 79 ISAMBERT, XXIII, p. 452. 80 Ibid., p. 474. 81 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », cit., I, p. 171. 82 Ibid., IX, p. 152. 83 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », cit., v. « Burocratie », IX, p. 458. 84 Encyclopédie méthodique, « Économie politique et diplomatique », Panckoucke, Paris 1784, I, p. 38. 85 Cité par P. Legendre, Trésor, cit., p. 62. 86 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », IX, p. 152. 87 Ibid., p. 15. 88 Ibid., X, p. 637. 89 Ibid. 90 Encyclopédie, cit., XV, v. « Système », p. 777. Sur la critique de l’esprit de système chez les Idéologues, M. G. LOSANO, Sistema e struttura nel diritto, 3 vol., Giuffrè, Milan, 2002, I, p. 151 et sq. Ce n’est pas un hasard si, durant ces années, dans l’aire allemande, la doctrine juridique élabore la notion de « système étatique » afin de rendre compte du même processus. Cf. H. G. SCHEIDEMANTEL, Das Staatsrecht nach der Vernunft und den Sitten der vornehmsten Völker betrachtet, Croecker, Jena, 1770, p. 78. Là-dessus M. RIEDEL, « Systeme », dans Geschichtliche Grundbegriffe, cit., VI, p. 292 et sq. 91 Encyclopédie méthodique, « Jurisprudence », IX, p. 459. 92 Encyclopédie méthodique. « Assemblée nationale constituante », par J. Peuchet, Panckoucke, Paris, 1792, II, p. 208. 93 L’expression est de G. J. GUGLIELMI, La Notion d’administration publique dans la théorie juridique française de la Révolution à l’arrêt Cadot, LGDJ, Paris, 1991, p. 193. S’il s’agit de retracer sa généalogie, alors l’ancêtre de l’administration française, de son esprit centralisateur, est probablement le droit canonique, comme cela a été suggéré par G. LE BRAS (« Les origines canoniques du Droit administratif français », dans L’Évolution du droit administratif. Études en l’honneur d’Achille Mestre, Sirey, Paris 1956, p. 395-412) et ensuite par J.-L. MESTRE, « La contribution des droits romain et canonique à l’élaboration du droit

administratif », Annuaire européen d’administration publique, 5, 1982, p. 925-943, et par P. LEGENDRE, Le Désir politique de Dieu. Études sur les montages de l’État et du Droit, Fayard, Paris, 1988. 94 Selon l’interprétation en termes de psychologie sociale menée par Legendre, « l’Administration représente, dans la mentalité française, la présence diffuse de l’instance paternelle, laquelle contient en soi la figure du gendarme », considérée à tort comme le modèle explicatif. Voir Trésor, op. cit., p. 66 et 191 et sq. Toutefois, l’opération consistant à retrouver dans le droit la permanence de tels socles anthropologiques peut exposer à des simplifications continuistes éloignées de la vérité. Ainsi, considérer Delamare comme l’un des « premiers théoriciens du droit administratif moderne » (P. LEGENDRE, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Minuit, Paris, 1976, p. 133) signifie nier à la police française son originalité tenant au fait d’avoir mûri entièrement sur le terrain de la pratique. Ce n’est pas par hasard que le Traité de la police est l’œuvre d’un commissaire. 95 MALESHERBES, Mémoires sur la librairie, op. cit., p. 60. 96 P. LEGENDRE, L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Seuil, Paris, 1974, p. 212.

III.

La police moderne

Le problème de la police est à l’ordre du jour des débats parlementaires au cours de la Révolution. Dans une situation d’urgence politique, le contrôle de l’ordre public interne est fondamental pour le succès du processus en cours. Toutefois, les questions qui impliquent le rôle de la police sont plus vastes ; elles ne se limitent pas à la sphère de la tranquillité dans la rue mais embrassent des thèmes de nature économique, politique, institutionnelle, morale. Si, durant l’Ancien Régime, le concept s’était étendu au point de phagocyter une bonne partie de la vie publique et intime des hommes, il était naturel qu’avec la secousse de 1789 on en remette en cause les différentes composantes gouvernementales. Jusqu’ici, nous avons illustré les principaux facteurs sociaux et institutionnels qui, à la fin du XVIIIe siècle, ont favorisé la crise de la police classique. Lorsqu’éclate la Révolution, il est nécessaire de redéfinir l’état de cette institution, aussi bien dans les mesures adoptées par les municipalités, particulièrement celle de Paris, que dans les débats des Assemblées constituante et législative. De symbole intolérable du despotisme, la police devait redevenir garant de l’ordre public sur des bases nouvelles. Les discours politique et juridique énoncent les principes affirmés par tout pouvoir public dans le respect prioritaire des droits de l’individu. Toutefois, il serait superficiel et dépassé de chercher à comprendre les transformations d’une pratique et d’un concept à la lumière de l’opposition entre libertés individuelles et autorité politique. La notion de « limite » à l’exercice d’un pouvoir s’impose avec une indiscutable évidence, grâce à l’acte normatif fondateur, la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789, qui introduit des paramètres juridiques inédits, tant pour les détenteurs des pouvoirs publics que

pour les citoyens. Mais ce processus ne peut pas seulement être décrit comme un renoncement progressif de la police à gouverner, face à une autonomie croissante de la société. Ce modèle de lecture, typiquement libéral, a eu du succès au XIXe siècle. Il est suivi aujourd’hui encore par ceux qui, devant la complexité des faits, ne disposent d’autres ressources idéologiques et interprétatives que de réaffirmer l’indépendance de la société civile vis-à-vis de l’État ; autrement dit, les vertus de la première et les iniquités du second. Toutefois, de telles interprétations ne saisissent pas le caractère incisif de l’expérience de la police, indépendamment des principes généraux qui la remettent en question. Au-delà des valeurs introduites par l’État de droit, on retrouve les traces d’une raison administrative forgée par la pratique législative et judiciaire d’Ancien Régime. Ces traces sont indissociables du patrimoine gouvernemental de l’État. Toute modification de la nature de la police après l’organisation constitutionnelle des pouvoirs publics s’intègre dans la ligne « dure » d’une attitude administrative relativement imperméable aux questions des libertés subjectives et au principe de légalité des actes politiques. Il faut alors dissocier la force instrumentale et pragmatique de la police, qui affecte d’une manière stable la capacité gouvernementale de l’État moderne, et les fondements juridicophilosophiques de son pouvoir, qui ont changé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Une fois de plus, il ne faut pas confondre l’aspect technique propre à la pratique policière avec la réflexion abstraite du discours savant. La validité théorique du second n’a aucun effet sur l’enracinement matériel de la première, de même que l’irrésistible force des moyens dépasse les idéologies politicojuridiques renfermées dans la dichotomie « État de police » et « État de droit ». Afin de donner plus de relief à la composante instrumentale du concept, nous nous attacherons avant tout à l’activité législative révolutionnaire, sans cesse confrontée au problème de la police. Si

l’on est convaincu de la difficulté à expliquer les transformations de la police par le seul biais des généralisations doctrinaires, il n’en reste pas moins que l’entreprise d’explication doit se confronter aussi à ce type de discours. L’effort d’élaboration issu des débats à l’Assemblée constituante et législative – dans la lignée des questions déjà soulevées par les cahiers des États généraux en mai 1789 – est d’autant plus significatif qu’apparaît un véritable travail de modelage du concept. Là encore, la mise en forme juridique du phénomène donne lieu à un processus peu linéaire : l’obstacle majeur découle de la nature hybride de la police, qui rend difficile la tentative de la situer dans le nouveau droit public de la fin du XVIIIe siècle.

6

La police révolutionnaire Les États généraux de 1789 et le problème de la police Dans les cahiers de doléances présentés par les trois ordres pour les États généraux de mai 1789, les questions de police suscitent des attentes réformatrices dans presque toutes les sénéchaussées. Les pressions les plus importantes proviennent certes du tiers état, mais le clergé, pour ce qui est de la discipline des paroisses, l’instruction et l’assistance aux pauvres1, ainsi que la noblesse, favorable à l’extension des maréchaussées2, se montrent sensibles aux problèmes impliquant la liberté, la sécurité et l’ordre public. Sans qu’elles parviennent pratiquement jamais à des réflexions organiques sur l’essence et les fonctions de la police, les propositions des ordres reviennent sur des thèmes constants. Justice et police, par exemple, apparaissent souvent liées, car à la nécessité toujours plus évidente d’uniformiser le droit avec une codification des matières civiles et criminelles correspond, dans le même esprit de certitude, l’exigence d’harmoniser certaines pratiques de la vie quotidienne régies depuis toujours par la police. D’où la volonté insistante d’uniformiser poids et mesures dans tout le royaume. Mais d’autres cas reviennent également : la demande d’abolir l’odieux instrument des lettres de cachet afin de respecter la liberté mais aussi l’unité familiale, est un motif dominant. La liberté de la presse est réclamée contre toute censure, à la condition que l’on signe le manuscrit et que l’on soit connu du typographe. Du point de vue de l’institution et de l’organisation, on considère majoritairement comme acquis le

caractère essentiellement municipal de la police, la nécessité que ses corps soient élus : « La police tient tellement à l’origine des municipalités qu’elle n’a pu en être séparée sans inconvénient. Des officiers, assurés de la confiance des peuples soumis à leur juridiction, avaient plus de facilité à maintenir le bon ordre, assurer la tranquillité publique et à faire respecter l’autorité », soutiennent les députés du tiers état d’Angoulême3. Cependant, si le désir de reformer la police s’exprime avant tout de manière dispersée et occasionnelle, s’il est commandé par les circonstances locales plus que par une vision organique du problème, il faut signaler quelques tentatives critiques de plus ample portée. Les doléances du tiers état de Brest sont probablement les seules à fournir quelques réflexions fondamentales sur la police. On y propose avant tout une distinction entre police contentieuse et police active, ce qui anticipe sur l’opposition bientôt canonique entre police judiciaire et administrative. Laissant de côté la seconde dont il précise les titulaires mais pas les fonctions, le document s’attarde surtout sur la première, en exprimant cette exigence de protection des libertés qui réapparaîtra quelques mois plus tard dans la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » : « L’autorité arbitraire tant immédiate que supérieure, sera interdite dans tous les cas qui concernent l’homme, les propriétés, la liberté, l’état et la vie des citoyens de toutes les classes. Les ministres et autres chefs, de tel rang et conditions qu’ils soient, qui auront porté atteinte à l’un ou à l’autre de ces points essentiellement constitutifs du bonheur de la société, seront avec leurs complices, fauteurs et adhérents, poursuivis extraordinairement et condamnés à telles réparations que le cas exigera, en conformité des lois qui seront sanctionnées aux États généraux4. » On notera déjà le qualificatif d’« arbitraire » employé à propos de l’action de l’autorité administrative dans un sens ni critique ni péjoratif mais descriptif, dénotatif plus que connotatif. On reconnaît que la base de l’action gouvernementale est

discrétionnaire, mais pas illimitée : l’arbitraire public est accepté, mais il est soumis à des exceptions lorsque certaines conduites sont en cause. C’est dans ce cadre de légitimité préalable de l’action gouvernementale que doit être développé un discours critique sur la police, et non le contraire. On part du principe de la « normalité » d’une administration dotée de moyens et d’objectifs étendus, pour, à partir de là, préciser une sphère individuelle relativement protégée. Il n’existe pas de critères positifs orientant le pouvoir gouvernemental : l’arbitraire indique une zone de décisions indéterminée où peuvent se produire des abus, mais qui, considérée en soi, est un pur domaine de potentialité. Pour ce qui est de l’activité d’investigation judiciaire, en particulier, le cahier entend reléguer en dehors du droit et exclure de la pratique judiciaire les expédients inquisitoriaux dont la police s’était traditionnellement servie pour la recherche des coupables et de la vérité : « Les plaintes et rapports verbaux seront, en fait de police, regardés comme des délations odieuses et répréhensibles et, dans le cas de réclamations écrites, il ne pourra être statué contre l’inculpé qu’il ne lui ait été donné connaissance des griefs et fourni les moyens convenables de défense5. » La « justice » de police – pour employer une antiphrase que le texte nuance habituellement en « police contentieuse » – doit garantir le même degré de protection que le procès pénal. Et c’est justement pour éviter toute confusion entre l’action de police et le jugement que le texte précise : « Les particuliers qui auront été arrêtés par les gardes et patrouilles, seront de suite renvoyés à leurs juges naturels. Aux dits juges appartiendra la police des spectacles, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur des salles, et il sera expressément défendu à tous militaires sous quelque prétexte que ce soit, de s’en immiscer directement ni indirectement, autrement que pour fournir les gardes qui seront requises par lesdits juges, pour le maintien de l’ordre6. » Ces mesures protectrices sont l’enjeu décisif d’une proposition sans

doute en phase avec les courants réformistes du droit pénal de la seconde moitié du siècle, mais difficilement applicable à une sphère juridique aussi floue que celle de la police. Du reste, dans le même cahier, le besoin de garantie contre l’abus des pouvoirs policiers n’est pas toujours aussi cohérent. Dans certains domaines, la procédure reste largement imprégnée d’une logique hostile à la position de l’accusé. C’est évident dans la préférence accordée au rite bref et informel qui, sous l’Ancien Régime, distingue les affaires de police des affaires pénales et civiles. Cet aspect avait été souligné par Loyseau en 1610 dans son ouvrage sur les offices : « Les actes que font les Échevins étant actes de gouvernement et non de justice, doivent être expédiés sommairement & en forme militaire, sans qu’il soit besoin de les verbaliser au long, & y garder les procédures & formalités de la justice contentieuse. Et s’ensuit aussi que de ces actes il ne doit point y avoir d’appel, parce que l’appel n’a lieu proprement, qu’aux actes de justice contentieuse7. » Aussi l’édit qui en mars 1667 institue la charge de lieutenant de police reconnaît au magistrat la possibilité de juger seul et sommairement les flagrants délits. Un mois plus tard, la grande ordonnance de Saint-Germain-enLaye sur la réforme de la justice civile, au titre XVII, article 12, rappelle qu’« en fait de police les jugements définitifs ou provisoires à quelque somme qu’ils puissent monter, seront exécutés nonobstant oppositions ou appellations8 ». Le jugement de telles contraventions ne vise pas tant à rendre la justice, c’est-à-dire à établir une responsabilité pour appliquer une sanction, qu’à assurer la continuité du règlement transgressé. D’où un effet immédiat de la sentence de première instance. Sommairement, par une sanction plus pédagogique qu’afflictive, la décision entend reconstruire l’ordre transgressé9. Dans ce cas, la constatation de la transgression et l’attribution de la peine ne représentent pas l’événement où le droit se réalise, mais une entrave imprévue au bon déroulement du commandement émis par l’autorité administrative. C’est pourquoi

ces cas doivent être réglés en peu de temps, pour assurer le plus rapidement possible la bonne marche de la vie sociale. Il ne s’agit pas de retrancher les hommes de la société mais de les obliger à vivre selon ses règles. Ainsi, comme pour la juridiction consulaire en matière commerciale, la rapidité du processus protégeait les revendications des individus, mais surtout la fluidité des affaires10. Pour la police aussi, le point juridique prioritaire est le bon ordre des choses plutôt que les situations subjectives. D’une part, comme le disait Montesquieu, cette exigence d’efficacité qui prévaut sur les procédures indique que les violations de police sont des choses « de chaque instant », d’une gravité non exceptionnelle, et par conséquent d’un traitement rapide. D’autre part, une procédure contentieuse aussi sommaire démontre la permanence de l’ancestrale ambiguïté juridique de l’activité policière11, dont la vocation première réglementaire se reflète dans un rite judiciaire totalement atypique, plus apte à faire valoir l’efficacité des mesures transgressées qu’à établir le bon droit et le tort. Ce sacrifice de la protection individuelle au bénéfice des raisons propres à la matière n’est pas mis en discussion dans les doléances du tiers état de Brest. On peut ainsi lire : « Seront attribuées au tribunal de police toutes les plaintes pour cause de rixe ou d’injures verbales qui seront dénuées de circonstances aggravantes, pour y être jugées sommairement sans frais et sans appel, et les parties pourront s’y défendre sans ministère de procureur12. » Et si le « Décret pour l’organisation judiciaire » du 16 août 1790, comme nous le verrons bientôt, confirme lui aussi la procédure sommaire en matière de police, cela est dû certes à une habitude inquisitoriale et autoritaire inscrite au cours des siècles dans la mentalité des législateurs et des juristes, mais aussi à la nature de l’objet en soi, à l’ambiguïté juridique constitutive de ses pratiques.

Après le 14 juillet

Les problèmes de la police sur lesquels se concentrent les débats révolutionnaires concernent surtout la sûreté, car les conséquences sur la liberté personnelle sont ici plus directes et tangibles et le besoin d’abandonner les anciennes habitudes s’y fait plus urgent. On peut ainsi expliquer la tendance dominante à intégrer les fonctions de police dans la sphère judiciaire plutôt que dans la sphère politicoadministrative13. Par rapport aux facteurs qui, à la fin de l’Ancien Régime, avaient justifié un usage « administratif » de la police, les mutations pratiques et conceptuelles sont maintenant plus visibles dans la sphère du droit pénal. Nous considérerons donc cet aspect du débat dans une assemblée constituante dont la fonction est avant tout de définir les règles selon lesquelles on doit contrôler, prévenir et réprimer ce mal appelé délit. La confusion institutionnelle résultant des événements révolutionnaires a entravé pendant un temps la reconstitution d’une police d’État14. Toutefois, il semble que, sur le papier, la police parisienne soit parvenue à se doter d’une organisation dans des délais suffisamment brefs. Après la disparition du lieutenant général de police, les électeurs établirent un Comité permanent présidé par le prévôt des marchands et composé des autres membres du bureau de la ville. L’organisme, chargé de la sûreté, de la tranquillité et des subsistances de la ville, fonctionna jusqu’à la fin du mois de septembre. Avec la « Lettre patente sur la police provisoire de Paris » du 6 novembre, l’Assemblée nationale répond aux nouvelles exigences de légalité présentées par le maire Bailly : « Dans ce moment de trouble et d’orage, la police a paru d’abord mériter de fixer la principale attention du Conseil de Ville, parce que l’ordre public, la sûreté générale et celle des individus tiennent plus particulièrement à l’exercice de cette branche importante de l’administration municipale. Sans l’attribution qu’ils attendent de votre sagesse, les membres du Conseil chargés de ce Département ne se croiraient pas suffisamment fondés à exercer les pouvoirs

d’administration qui leur sont nécessaires, encore moins ceux de juridiction, qu’ils ne peuvent tenir que de la loi. La responsabilité à laquelle ils se sont soumis exige impérieusement une règle, puisqu’il est impossible de répondre de l’usage d’un pouvoir indéfini et arbitraire15. » Sur proposition de Talleyrand, l’évêque d’Autun alors président du comité pour la constitution d’un règlement provisoire de police à Paris, l’Assemblée nationale adopte un règlement sur l’activité judiciaire de la police : l’arrestation des personnes, l’interrogatoire des prisonniers, la possibilité de prononcer des condamnations et tout ce qui concerne la répression des délits16. Toutefois, c’est le décret du 14 décembre 1789 qui établit les bases de l’organisation administrative municipale selon un découpage du territoire national. À l’intérieur de chaque commune, sont définies des compétences de police spécifiques : l’article 50 établit, parmi les fonctions exercées par chaque pouvoir municipal en tant que tel et non comme exécutant de l’administration générale, celle de « faire jouir les habitants des avantages d’une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité des rues, lieux et édifices publics17 ». À la lumière du cadre d’organisation établi par cette loi, le « décret relatif à l’organisation de la municipalité de Paris » du 27 juin 1790 abolit la municipalité provisoire et redessine le plan de la ville en l’organisant selon de nouvelles unités administratives. Les fonctions de police correspondent à celles qui ont été établies pour toutes les autres municipalités. L’article 18, titre III, subdivise le bureau de la ville en cinq départements et, confirmant ainsi le divorce croissant entre économie et police, distingue le département des subsistances de celui de la police (en dehors des domaines et finances, des établissements publics et des travaux publics). Mais un autre élément mérite d’être signalé : le rôle joué par la division territoriale de la commune en 48 sections. Chacune d’elles, en effet, doit choisir les électeurs qui, à leur tour, doivent nommer les représentants pour

l’administration du département de Paris et pour l’Assemblée nationale. L’article 9, fidèle à un principe général déjà fixé par le décret du 14 décembre (art. 7), neutralise toute définition de la représentation politique qui ne soit celle, purement extrinsèque et contingente, du lien avec une partie de l’espace communal : « Les citoyens actifs ne pourront se rassembler par métiers, professions ou corporations […] ils se réuniront sans aucune distinction, et ne pourront donner leur voix que dans la section dont ils feront partie à l’époque des élections18. » Le sens de la norme est clair : une mutation de la base communautaire des individus commence à se dessiner. L’œuvre de réaménagement administratif de l’espace citadin ne se limite pas seulement à l’organisation mais exprime quelque chose de plus radical : le territoire urbain n’est pas simplement une aire de contrôle des actions sociales, mais aussi l’élément qualifiant de citoyens les individus par un critère contingent comme celui de la résidence en un lieu. Ce facteur extrinsèque est la condition de l’exercice de prérogatives publiques. L’abolition des jurandes préconisée par Turgot n’exigeait déjà de l’autorité publique qu’un contrôle des lieux où se déroulait l’activité industrielle et ne s’intéressait pas à l’activité en tant que telle. De manière analogue, la loi de 1790 fait de l’espace un critère d’appartenance suffisant pour les individus vis-à-vis des institutions politiques19. De telles mesures ne visent apparemment à introduire des innovations que sur le plan institutionnel, mais leurs effets sont importants : elles fondent un modèle de communauté non médiatisée par la police. Lorsqu’on établit que l’appartenance physique à un lieu suffit à rendre chacun un citoyen, c’est-à-dire un sujet égal aux autres, alors l’organisation policière n’apparaît plus comme le seul moyen de réaliser le lien social. Ce qui unit les individus ne relève pas du partage d’une série de valeurs – religieuses, ethniques, familiales, économiques, morales, coutumières, juridiques, etc. – traditionnellement véhiculées par le dispositif policier. À côté

de cette manière traditionnelle de faire du social, qui touche au contenu des conduites, émerge un système de réglementation s’adressant aux formes de ces mêmes conduites. C’est dire qu’on exige moins l’adéquation des sujets à des valeurs préétablies (orthodoxie) que le respect des certaines procédures administratives (« orthologie »). La procédure n’est pas seulement un passage instrumental pour atteindre une fin ; tout en devenant une valeur en soi, elle légitime à part entière les citoyens qui l’observent. Le choix sur l’orientation des conduites individuelles échappe ainsi au contrôle d’autorité, chacun étant souverain dans ce domaine. Parmi les premières mesures législatives qui, après les bouleversements révolutionnaires, reconsidèrent organiquement le rôle de la police, on trouve le « Décret pour l’organisation judiciaire » du 16 août 1790, dont le titre IX concerne précisément les juges en matière de police. S’agissant d’une loi qui réglemente la procédure pénale sur tout le territoire national, il est significatif que l’article 1 du titre XI parte d’un fait acquis. Lorsqu’il est question de police, on est aux prises avec les corps municipaux et non avec l’État. Le rapport avec la réalité locale caractérise de manière presque exclusive l’activité réglementaire et contentieuse de l’institution. Le texte définit six domaines typiques de la compétence de police : 1) les situations « de la rue », c’est-à-dire la sûreté et la commodité du passage, l’éclairage, le nettoyage, l’entretien des bâtiments ; 2) les situations délictuelles contre la tranquillité publique telles que rixes, tumultes, tapages nocturnes, etc. ; 3) les situations dans lesquelles, pour plusieurs raisons, se créent des rassemblements d’individus dans des lieux publics ; 4) les situations où il faut protéger la bonne foi dans le commerce et la salubrité des aliments ; 5) la prévention des épidémies, incendies, etc. ; 6) la répression des incidents provoqués par des gestes de folie ou par des animaux. Signalons que dans les deux dernières classes, le décret puise dans la phraséologie classique définissant la double rationalité de la mesure policière : on parle en

effet de « soin de prévenir par les précautions convenables… » et de « soin d’obvier ou de remédier20 », confirmant ainsi une stratégie normative qui reste l’héritage le plus précieux et le plus durable de la pratique de police. L’article 5 définit les peines qui pourront être infligées par le tribunal de police pour contravention aux règlements. En plus de l’amende, on prévoit l’emprisonnement correctionnel pour un maximum de huit jours. Enfin, dans la lignée de la tradition d’Ancien Régime, comme nous l’avons déjà souligné à propos des doléances du tiers état de Brest, l’article 6 opte pour une procédure rapide qui protège peu l’accusé, en ordonnant que les condamnations seront immédiatement exécutoires, abstraction faite du jugement d’appel devant le tribunal du district. D’une part, la réorganisation législative de la police met toujours davantage au premier plan le rôle des municipalités ; d’autre part, se pose de manière urgente la question sur sa manière d’opérer, sur ses instruments d’intervention, et plus généralement sur son rapport avec les individus et la société dans son ensemble. On assiste ainsi à deux scénarios parallèles : celui de la pratique normative où les pétitions de principe sont souvent affaiblies par les besoins de la réalité, et celui des débats parlementaires d’où ressort une grande variété de positions, révélatrice de l’importance cruciale de la police à ce moment. Parmi les premiers à dénoncer ce décalage préoccupant entre les nouvelles lois qui proclament les libertés et une pratique moins inspirée de tels principes, on trouve Jacques Peuchet. Tout en étant conscient du caractère exceptionnel de l’événement révolutionnaire lors duquel les catégories d’« ennemi » et du « soupçon » acquièrent une ubiquité incontrôlable, l’expert administrateur perçoit de manière précoce le danger potentiel. Face à des projets qui favoriseraient un retour à l’arbitraire policier d’antan, sa réflexion saisit la substance des futurs débats parlementaires et, plus généralement, repropose implicitement la confrontation entre le modèle « répressif » de police à l’anglo-saxonne et le modèle

« préventif » de type continental. La question s’était déjà présentée lors de la discussion sur le règlement provisoire de police pour Paris en novembre 1789. Lorsque Talleyrand présente un projet qui reconnaît au lieutenant du maire la faculté de condamner à huit jours de prison, Mirabeau en exige immédiatement l’amendement à vingt-quatre heures : les lois du royaume autorisent cette mesure seulement à titre conservatoire et non à titre de peine. Entre ces deux propositions, on opte pour celle de Démeunier, qui considère la détention durant trois jours comme adéquate, « eu égard aux circonstances actuelles et dans une ville comme Paris, la police a un plus grand besoin d’une force réprimante21 ». Sur la base de ces indications succinctes et de l’allusion précise de Démeunier, on comprend que la police s’insère dans une problématique plus vaste : la création d’une force publique. Nous partirons de l’analyse de cette notion qui embrasse la puissance physique globale d’un État et offre un cadre pour comprendre les questions qui nous intéressent.

Qu’est-ce qu’une force publique ? Discuter de force publique en période de calme à l’intérieur et de paix à l’extérieur ne passionne ni les politiciens ni les juristes. Mais cela devient une exigence impérieuse et un sujet de réflexion stimulant lorsqu’il s’agit d’une lutte civile. On confie alors aux garants de l’ordre public interne une mission fondamentale : créer une structure d’intervention matérielle non conditionnée par le statu quo, capable de protéger contre les adversaires et de mener à son accomplissement le processus révolutionnaire, tout en veillant à la gestion ordinaire de la tranquillité publique. Un expert de tactique tel que Guibert indiquait dans l’opinion publique, dans les lumières et dans les mœurs les trois forces morales qui, avec la force publique formée par la police municipale, les maréchaussées, les troupes

réglées et la milice nationale rendent possible « la consommation de la Révolution22 ». Le « politique » et le « pénal » requièrent tous deux un appareil qui fasse exécuter concrètement la volonté politique et les normes, en assurant les conditions d’exercice du pouvoir constituant. Il est naturel que la police rentre dans cette nouvelle économie de la force étatique. Comme le souligne le député Thouret lors de la séance du 30 décembre 1790, « la police est la seule garantie solide du succès de nos importants travaux ; car s’ils ne mettent pas la tranquillité générale, les personnes et les biens des particuliers à l’abri des attentats des méchants, non seulement nous n’aurons pas fait une véritable Constitution, mais nous ne verrons même pas l’établissement éphémère de celle que nous aurions rêvée23 ». Une affirmation surprenante, mais peut-être seulement si l’on s’obstine à observer les faits sous l’angle d’un libéralisme naïf : loin d’être réduite par le discours des droits de l’homme, la police apparaît au contraire comme un pivot de la Constitution à venir, et même comme la condition pratique de sa naissance. Cela prouve, une fois de plus, combien il est ardu et même risqué de prétendre neutraliser l’autonomie des moyens opérationnels au bénéfice d’une vision téléologique où les intentions, les moyens et les objectifs seraient unifiés d’une manière cohérente. Le fonctionnement de la pratique fait comprendre, au moins en ce qui concerne la police, l’incidence mineure des valeurs universelles même lorsque le projet dans lequel elles veulent se réaliser a la force d’un principe comme celui de la souveraineté de la loi. Entre l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (« La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ») et la Constitution du 3 septembre 1791 qui consacre le titre IV à ce sujet, deux ans de débats ont eu lieu. De l’automne 1790 jusqu’au « Décret sur l’organisation des gardes nationales » du 28 juillet 1791, ils portent

surtout sur la question de la force publique. « Il faut distinguer la force et son organisation. Quand on parle de la machine, on ne parle pas du moteur. Tout, dans ces dispositions, a rapport à la force matérielle24. » Avec ces mots simples et lapidaires prononcés lors de la séance du 5 décembre 1790, Rabaut de SaintÉtienne résume efficacement un concept fondamental de la politique moderne depuis Machiavel : un être souverain ne peut exister sans un appareil qui monopolise en son nom l’usage de la force, surtout après une prise de pouvoir violente, où la nécessité vitale d’une milice doit se mesurer à un état d’exception quasi permanent. La conjoncture particulière impose une prise directe et totale sur une actualité lourde de temps « à présent » (Jetztzeit), comme le perçoit W. Benjamin dans l’attitude du révolutionnaire (Robespierre) envers l’histoire25. Il n’y a plus alors de place que pour des mesures d’opportunité, adressées au présent pour le présent ou, au mieux, en tant qu’il est une base de l’avenir. Dans un débat ultérieur sur la garde nationale, Robespierre explicite en une phrase ce rapport entre droit et temps propre à la période révolutionnaire : « Je veux proposer une mesure et non pas entrer dans le fond de la question26. » Deux ans plus tard, Condorcet, s’interrogeant à son tour sur le sens du terme « révolutionnaire », observera qu’« une loi révolutionnaire est une loi qui a pour objet de maintenir cette révolution, et d’en accélérer ou régler la marche. Une mesure révolutionnaire est celle qui peut en assurer le succès27 ». Pour insister sur la composante pragmatique de la notion, il explique un peu plus loin : « On dit, en général : il faut faire une loi révolutionnaire, il faut prendre des mesures révolutionnaires. Entend-on des lois, des mesures utiles à la révolution ? On n’a rien dit. Entend-on des mesures qui ne conviennent qu’à cette époque ? On dit une chose fausse ; car, si une mesure était bonne à la fois, et pour l’état de calme, et pour celui de révolution, elle n’en serait que meilleure. Entend-on une mesure violente, extraordinaire, contraire aux règles de l’ordre commun, aux principes généraux de justice ? Ce n’est pas

une raison suffisante de l’adopter ; il faut de plus prouver qu’elle est utile, et que les circonstances l’exigent et la justifient28. » La contingence et la nécessité suscitent les propositions des constituants dont la volonté fondatrice aurait une faible portée sans la condition primordiale qu’est la certitude, garantie par une force matérielle organisée et fidèle, de pouvoir continuer le processus révolutionnaire. La force publique doit gérer l’ordre dans toutes les circonstances de temps et de lieu. Il va de soi que, dans une telle situation, la discussion sur le fondement de l’ordre public implique un débat sur la fonction policière ; et par « ordre public » on entend à la fois l’extraordinaire et l’ordinaire, les phases de rupture violente et la continuité normale des choses29. Le rapport de Rabaut lors de la séance du 21 novembre 1790, au nom des « comités réunis militaires et de Constitution sur l’organisation de la force publique », définit le concept de force commune comme la « résistance de tous contre les entreprises d’un seul ». La force publique est entendue, parallèlement, comme force répressive qui appartient « à la société tout entière », donc « nationale ». La conscription obligatoire est le corollaire de cette définition : « Tous les citoyens actifs doivent remplir au besoin les fonctions de gardes nationales, parce que tous sont obligés de veiller à maintenir la société30. » Mais la garde nationale préconisée ici ne peut être affectée à la police habituelle, pour la tranquillité de chaque jour : l’exécution normale des lois ne doit pas soustraire les citoyens à leurs activités quotidiennes. Pour cela, il faut un « corps toujours actif […] soldé », composé d’un nombre d’hommes « exactement proportionné aux besoins de la société, et calculé en raison des désordres possibles31 », afin de ne pas attenter à la liberté de la nation. Les maréchaussées, accrues de manière adéquate, représentent dans le projet exposé par Rabaut la solution la plus satisfaisante pour cette exigence : elles sont une force déjà maîtrisée, suffisamment respectée, qui ne se plie qu’aux exigences de la loi.

L’instrument est là, il suffit de savoir le convertir à la cause nouvelle : « Vous lui ôterez tout ce que lui avait donné la volonté arbitraire, et qui contrasterait avec l’ordre judiciaire que vous avez établi, vous lui conserverez tout ce qui, dans ses précédentes fonctions, lui fournissait les moyens de suivre les traces du délit, et de le constater juridiquement, tout ce qui peut lui attirer la confiance des peuples : vous l’attacherez à votre régime ; et cet instrument de la loi, commandé par le despotisme, deviendra celui de la loi établie par la liberté32. » Selon le projet de réforme présenté par le comité de Constitution et le comité militaire, la maréchaussée sera restructurée dans ses rôles hiérarchiques et dans ses compagnies, organisée en divisions commandées par un colonel dont dépendra un lieutenant-colonel compétent par département, qui à son tour aura sous ses ordres un maréchal chef de brigade. Cette nouvelle force, appelée « Gendarmerie nationale », continuera à faire partie de l’armée. Les troupes de gendarmerie sont surtout vouées à la sécurité des campagnes mais, le cas échéant, elles rejoignent la police citadine. À pied et à cheval, elles ont des tâches assez étendues : patrouiller dans les arrondissements, enquêter sur les délits, arrêter les délinquants, défaire les révoltes, appliquer contre les mendiants des mesures prévues par les veilles ordonnances, rédiger des procès-verbaux déposés ensuite auprès du tribunal sur l’état des cadavres et les délits en général, interpeller des personnes à leur domicile sur mandat de justice ou sur mandat d’arrêt décerné par l’officier de police ou de maréchaussée. Toutes ces fonctions devront être accomplies selon l’« esprit de la Constitution française » qui veut garantir la paix publique dans le respect de la liberté civile. Le projet sera adopté le 16 janvier 179133. Mais entre-temps le débat s’enflamme. Une fois que le moyen a été organisé et soumis à la domination de la loi, comment doit-on s’en servir sans attenter à la liberté ? La loi constitue une limite formelle –

et non matérielle – à l’expansion de la force. Ici intervient le rôle de la discipline, unique manière de gouverner l’application d’une puissance physique faite d’hommes et d’armes. L’hétéronymie est la condition nécessaire pour qu’une telle force ne se transforme pas en un instrument d’oppression arbitraire et acéphale. Le rapport de Rabaut le souligne par une métaphore cinétique : « D’abord, elle [la force publique] ne doit pas se mouvoir elle-même […]. Les exécuteurs de la force publique ne doivent pas même délibérer sur les ordres qu’ils reçoivent. Délibérer, hésiter, refuser sont des crimes. Obéir, voilà, dans un seul mot, tous leurs devoirs. Instrument aveugle et purement passif, la force publique n’a ni âme, ni pensée, ni volonté. C’est une arme qui reste suspendue au temple de la Liberté, jusqu’au moment où la société qui l’a créée, en demande l’usage34. » Mais pour écarter le danger d’un usage despotique de la force par le monarque, le seul pouvoir appelé à la diriger est le corps législatif. C’est sur ces bases que se présente le projet de décret sur l’organisation de la force publique, précédé de quelques principes constitutionnels qui en fondent le nouvel esprit juridique. Rappelons les plus significatifs qui seront débattus dans les séances suivantes. Avant tout, la définition générale de force publique, entendue comme « la réunion des forces de tous les citoyens ». À partir de ce concept général, on précise les applications particulières : une « force habituelle » contre les ennemis extérieurs qui constitue l’armée au sens propre, et une « force habituelle » de corps armés qui opèrent, à l’intérieur, contre les « perturbateurs de l’ordre et de la paix ». L’article 4 établit un principe important : « La nation ne forme point un corps militaire ; mais les citoyens seront obligés de s’armer aussitôt que l’ordre public troublé, la patrie attaquée ou la liberté en péril demanderont l’emploi de la force publique. » L’article 5 entend par « citoyens actifs » les futurs membres de la garde nationale35. La discussion du 5 décembre 1790 voit s’opposer l’orientation loyaliste de Montlosier et de Malouet à l’orientation souhaitée par la

majorité, fidèle à la Nation. La première entend réaffirmer l’autorité du roi sur une force publique que le projet de loi avancé par le comité considère comme formée uniquement de « tous les citoyens », sans que soient en rien précisés les liens avec le sommet du pouvoir exécutif36. Compte tenu de la présence encombrante du monarque, on tend à identifier la force publique à un corps de citoyens responsables seulement devant la Nation et donc, en dernière analyse, devant elle-même : « Vous n’êtes pas des hommes séparés de la nation pour la défendre et la protéger ; vous êtes la nation ellemême », avait rappelé Rabaut lors de la séance du 21 novembre 179037. L’institution de la garde nationale naît de cette idée de nation en armes. L’intervention de Robespierre a le mérite de clarifier les enjeux cruciaux : le nouveau type de force publique doit prévenir et réprimer les conspirations politiques et les mouvements séditieux qui se développent à l’intérieur du pays. En répondant à la volonté générale et non aux ordres du roi auquel revient, en revanche, le commandement des troupes contre les ennemis extérieurs, la garde nationale, composée de citoyens en armes, assure la fidélité à la Nation et aux principes de la Constitution. Le nouveau problème est de savoir si cette même garde doit avoir aussi des attributions de police ordinaire et si elle est donc auxiliaire de la justice, dans la répression courante des délits. À ce sujet, deux positions se font jour. Certains considèrent la maréchaussée existante comme la seule autorité capable d’assumer un tel rôle parce qu’elle est plus experte, dans le contact quotidien avec les malfaiteurs, que n’importe quel corps constitué de citoyens. D’autres, au contraire, voient dans la maréchaussée le danger d’une militarisation excessive des fonctions de police confiées à une institution traditionnellement prévaricatrice, peu sensible aux raisons de la liberté individuelle ; ils y voient surtout une émanation directe de la volonté monarchique. Une organisation formée de citoyens-soldats serait préférable, qui réussirait mieux à

harmoniser l’exigence de sécurité avec celle de justice. Robespierre part de cet axiome de droit naturel selon lequel n’importe quel citoyen a le droit de s’armer pour défendre son intégrité et celle des autres. Il découle de ce principe que « tout citoyen armé est maître de qui ne l’est pas38 ». Partant de là, Robespierre opte pour un système qui satisfait deux conditions. L’une est l’exercice de la force dans le respect des droits, que seule la garde nationale peut garantir ; l’autre est de surmonter les inévitables surcoûts et difficultés matérielles que devraient supporter les citoyens appelés à accomplir une telle fonction. La proposition qui suit est une sorte d’œuf de Colomb : création dans chaque chef-lieu de district d’une « compagnie soldée, consacrée aux fonctions qu’a exercées la maréchaussée, mais soumise aux mêmes chefs et à la même autorité que les gardes nationales39 ». Toutefois, l’idée d’une force publique identifiée à la totalité des citoyens en armes n’est pas acceptée sans problème. Montlosier, par exemple, lors de la séance du 20 avril 1791, estime que la force publique ne représente pas le corps de la nation mais seulement un organe au service de l’individu : « J’entends par force publique cette puissance qui est capable de contenir les passions d’un grand nombre pour assurer la propriété d’un seul. Il n’y a donc point de force dans un état où tout est fort. […] Dès que tout le monde est armé, personne ne l’est40. » Puisqu’elle n’est pas la totalité des citoyens, la force publique finit par former un corps autonome, ce que Robespierre dénonce précisément comme danger majeur. Lors de la séance du 27 avril, il attire l’attention sur l’antagonisme qui se manifeste entre la volonté générale et celle propre à une force publique constituée en corps. Si ce dernier est militaire, il est amené par nature à imposer la mentalité du soldat à la raison du citoyen. En revanche, dans la garde nationale, l’objectif est de « confondre la qualité de soldat dans celle de citoyen », en réduisant l’ascendant des chefs et l’exhibition de la supériorité hiérarchique, et surtout, en attribuant au peuple souverain l’élection de ses officiers41. Après de

longues discussions, le « Décret sur l’organisation des gardes nationales » est adopté le 28 juillet 179142 et établit un principe fondamental : chaque citoyen actif, sauf s’il est un ecclésiastique ou un fonctionnaire public doté du pouvoir de requérir la force publique, devra s’inscrire sur les listes de la garde nationale de sa commune, condition sans laquelle il ne peut exercer ses droits de citoyen. La garde nationale a pour fonction essentielle d’assurer l’ordre public et l’exécution des lois dans les villes. En cas d’extrême nécessité, elle peut être secondée par l’armée, tandis qu’elle peut prêter main forte à la gendarmerie dans les campagnes. La composition d’une nouvelle force publique se dessine d’une façon inévitablement fragmentaire, ce qu’accentue encore l’héritage des veilles institutions et la superposition de programmes qui, bien que portant sur le même projet, l’affrontent parallèlement. Le débat parlementaire du 26 juillet 1791 semble tendre vers une vision plus exhaustive du problème, lorsqu’on discute le projet de « décret sur la réquisition et l’action de la force publique à l’intérieur du royaume » adopté le jour suivant. On voit bien la tentative d’extraire la notion de force publique d’un ensemble de corps anciens comme la police, ou plus récents comme la garde nationale et la gendarmerie. Démeunier expose un plan coordonnant ces différentes organisations afin de réprimer les délits communs, et plus généralement tous les actes séditieux. L’aspect logistique le plus important concerne la mobilité des corps d’une commune à l’autre si nécessaire et après réquisition. Tous les citoyens ont le devoir de donner force à la loi, en participant aux opérations de la gendarmerie et de la garde nationale, surtout lorsque la liberté et la sûreté publique sont en danger. Dans ces situations exceptionnelles, toutefois, le problème est de savoir qui doit assumer les décisions pour rétablir l’ordre. Dans la rédaction originelle du projet, la compétence revient au corps législatif, mais durant le débat, une orientation favorable à l’exécutif, c’est-à-dire au monarque,

s’impose. Le monarque reste « souverain » en tous points, à savoir dépositaire du jugement sur le cas d’exception, pour reprendre la terminologie de Carl Schmitt43. Ainsi, les articles 28 et 29 établissent qu’en cas de troubles, le roi, par l’intermédiaire du ministre de l’Intérieur, prend les mesures nécessaires pour faire appliquer les lois et rétablir l’ordre, après en avoir informé le corps législatif. Le recours à la loi martiale comme remède extrême au danger requiert que les émeutes populaires et les attroupements séditieux se succèdent fréquemment, que la situation exceptionnelle se stabilise. Dans ce cas, une mesure spécifique ne suffit plus. Il faut introduire un régime normatif différent qui suspende celui en vigueur (art. 30). Dans ce climat de mobilisation générale, chaque individu est appelé à exercer une vigilance permanente. D’où la responsabilité de ces dépositaires de la force publique qui, ne répondant pas à l’appel des communes limitrophes, doivent dédommager les personnes lésées pour le cas où leur intervention aurait pu éviter ces dommages. Le projet laisse aux autorités une considérable marge de manœuvre. Si le recours aux armes, en cas de sédition et de trouble public, est réglementé de manière rigoureuse, l’article 33, en revanche, prévoit une compétence générique des corps municipaux, des directoires de district et de départements à « prendre toutes les mesures de police et de prudence les plus capables de prévenir et calmer les désordres44 ». En langage législatif, l’expression « mesure de police et de prudence » est inhabituelle. Mais, d’un point de vue conceptuel, elle renvoie à une signification politico-juridique ancienne : le rapprochement entre l’instrument (mesure), l’organe (police) et la manière d’exercer (prudence) indique la ténacité d’une certaine rationalité gouvernementale qui réussit à se fondre dans des systèmes idéologiques différents. L’approche fonctionnaliste décrit mieux la réalité des processus que tout discours portant sur les principes et les finalités générales. Il est significatif, par ailleurs, que le texte ne détermine pas de manière péremptoire les points de départ et les

contenus de telles mesures, prouvant ainsi que la police est un vecteur de normativité relativement autonome à l’égard de la loi, y compris à l’égard du pouvoir de qualification, mais non moins essentiel pour définir juridiquement les faits. La nature provisoire de ces interventions ne dépend pas de l’inadéquation de leurs dispositifs, mais de leur bonne adaptation aux cas et aux circonstances. Par conséquent, seule une décision souple et déliée de toute attache au monde des valeurs devient regnativa prudentia, comme le disaient les théoriciens de la raison d’État.

La police de sûreté Le débat parlementaire sur la police se développe dans le cadre conceptuel et matériel déjà occupé par le thème de la force publique. Dès la fin de 1789, Duport, député de Paris, présente, au nom du comité de constitution, un texte de 38 articles contenant les principes fondamentaux sur lesquels reposent le droit et la procédure criminels des systèmes démocratiques45. En 1788, Condorcet avait déjà tracé la différence entre justice et police sur des bases fondamentalement instrumentales : en défendant les droits naturels des citoyens, « les lois de justice considèrent ceux de ces droits qui dérivent de la nature même de l’homme ; les lois de police considèrent au contraire ceux qui n’existeraient pas sans les circonstances particulières que l’état de société a fait naître. Les unes assurent l’exercice des droits primitifs, les autres l’assujettissent à des règles46 ». Pour Duport aussi, justice et police, à divers titres, préservent les droits naturels et civils de chaque individu : vie, honneur, liberté, sûreté, propriété (art. 1 et 2). De quelle manière ? Malgré l’apparente cohérence argumentative, cette partie du document révèle une tension – plus qu’une contradiction – non résolue, et donc instructive. L’article 16 souligne avec emphase les valeurs sur lesquelles se fondent les deux institutions : « Police

exacte, sans inquisition, justice humaine et publique, peines douces mais inévitables ; voilà le système des pays libres47. » Toutefois, si l’on considère l’article 18, l’universalité métaphysique de ces définitions disparaît : la concurrence séculaire entre les deux activités et la particularité de chacune sont expliquées en des termes purement techniques, confirmant que les grandes pétitions de principe et les définitions dogmatiques se dissolvent lorsqu’il s’agit d’assurer l’autonomie de la pratique : « Tout ce qui concerne les moyens de prévenir les délits, de rétablir l’ordre d’une manière prompte, de saisir et d’arrêter ceux qui l’ont troublé, appartient à la police. Tout ce qui concerne les moyens de vérifier les faits qui donnent lieu à la poursuite et d’y appliquer la loi, appartient essentiellement à la justice48. » Il est symptomatique que ni la police ni la justice ne soient définies ici comme de véritables concepts, indépendants de certaines conditions concrètes ; et même, selon une approche nominaliste, leur unité se fragmente en une pluralité d’applications. La locution « tout ce qui concerne… » regroupe le multiple en une synthèse qui n’existe pas au plan empirique. L’idée de justice comme celle de police semblent disparaître pour se démultiplier dans la casuistique. Sur le terrain de la pratique, on précise la distinction fondamentale entre une stratégie préventive destinée à anticiper l’événement, et l’autre, constative, vouée à le sanctionner. Ce n’est pas par hasard si l’article suivant précise le décalage fonctionnel entre procédé judiciaire et procédé policier : « Il est nécessaire d’observer exactement cette distinction, parce que chacune de ces institutions a un caractère différent et une marche presque opposée. La justice doit procéder avec beaucoup de réflexion, et avec des formes très sévères ; elle ne doit être déterminée que par le plus haut degré de certitude possible. La police, au contraire, est forcée d’agir d’une manière plus expéditive, elle doit déterminer souvent sur des indices. » Presque un an après, lors de la séance du 27 novembre 1790, Duport revient sur la définition des deux fonctions en qualité de

rapporteur des comités de Constitution et de jurisprudence criminelle pour une « loi sur la police de sûreté, la justice criminelle et l’institution des jurés ». Entre-temps, Sieyès avait publié un texte sur l’organisation de la police et de la justice rédigé en septembre 178949. Dans ce projet de décret visant à dresser la charpente constitutionnelle des deux activités, l’abbé précise entre autres que les fonctions de police sont fondamentalement trois : « 1) Prévenir, autant que possible, les délits et les contestations ; 2) rechercher les auteurs des délits ; 3) les livrer à la justice. » Ce sont là trois fonctions ante-judiciaires formant la police au sens strict, ou police générale, qu’il ne faut pas confondre « d’une part avec les polices administratives confiées aux municipalités et aux autres corps administratifs, et de l’autre avec le secteur de la police qu’on ne peut pas séparer de l’autorité judiciaire ». Afin de distinguer ces types différents de police et leurs compétences respectives, Sieyès préconise la rédaction d’un code de police générale. Ce même vœu, cependant, témoigne suffisamment du statut polyvalent de la police et de la difficulté à la réduire dans un domaine constitutionnel sûr. Par tradition historique et vocation pratique, la police est destinée à déborder toute définition conceptuelle. La rationalisation institutionnelle visée par les 176 articles du projet de Sieyès ne réussit pas à modifier cette vérité de fond. Sieyès raisonne en politiste et constitutionnaliste qui est avant tout sensible à la bonne organisation des pouvoirs publics et à la division claire des compétences dans le système judiciaire et ante-judiciaire. Le projet de Duport, qui se ressent certes des suggestions de l’abbé, nous intéresse ici davantage parce qu’il se penche plutôt sur le mode de l’action qui caractérise différemment les institutions policière et judiciaire. Raisonnant essentiellement en pénaliste attentif aux enjeux du procès, Duport s’aperçoit qu’il y a, entre police et justice, le même décalage que celui qui sépare la probabilité de la certitude. Si la règle fondamentale impose que la condamnation à une peine se

fonde sur des preuves irréfutables et exhaustives, il faut éviter aussi que dans la période nécessaire à l’établissement de la vérité, le prévenu n’échappe à la justice : « Il faut donc de toute nécessité qu’un individu puisse être arrêté avant la preuve complète, c’est-àdire lorsqu’il n’existe encore contre lui que des simples, mais fortes présomptions. » D’où l’intervention « active et prompte », même provisoire, de la police, afin d’éviter que celle de la justice, « passive et réfléchie » avant même d’être « définitive », devienne impossible50. Alors que la police présume la culpabilité sur la base d’une connaissance approximative des faits, la justice doit rééquilibrer cet inévitable arbitraire, en assurant une plus grande certitude des preuves. Comme il arrive souvent au sein des tendances réformistes du droit pénal de la fin du siècle, un mécanisme général de vases communicants est mis en place51 : la police interprète le besoin collectif de se protéger contre les individus (elle « représente l’action de la société sur chaque individu »), alors que la justice accomplit le travail inverse (elle « renferme surtout les droits des individus contre la société »). Institutions symétriques mais non concurrentes comme sous l’Ancien Régime, la police et la justice gèrent l’équilibre entre les deux forces contraires animant l’État : l’individu et la société. Ces nouveaux sujets, émancipés du cadre globalisant de la souveraineté, expriment des intérêts parfois convergents, parfois irréductibles, mais qui ne dérivent ni de la volonté politique ni de l’ordre des classes. La différenciation toujours plus nette entre police et justice signale alors un mouvement social et politique qui génère de nouveaux centres d’imputation de droits, de nouveaux sujets qui les revendiquent. Si le caractère distinctif de la police est la célérité de son intervention, l’organisation de ses opérations devra être dotée de la même qualité. Dans l’enchaînement des événements quotidiens, comment assurer ces sursauts d’énergie que la justice, plus laborieuse, ne parvient pas à produire ? Un bureau collégial, devant décider après consultation, n’assure pas l’immédiateté de décisions que seul un

pouvoir monocratique peut offrir. Dans le plan exposé par Duport, les juges de paix institués sur une base cantonale ainsi que les officiers publics sont appelés à garantir la sûreté des citoyens et à résoudre ces controverses de police qui grèveraient sinon le travail des tribunaux ordinaires. Ils sont secondés par l’ancienne et noble institution des maréchaussées – qui sera transformée peu après en Gendarmerie – dont les fonctions ne sont plus judiciaires mais uniquement de vigilance active, de véritable police. Ces deux autorités, juges de paix et maréchaussées (gendarmerie), seules compétentes pour veiller à l’ordre public dans une « concurrence qui excite leur émulation52 », occupent une série de fonctions que le rapport répertorie ainsi : « conservateurs de la paix partout où elle est fortement troublée par des excès ou violences, ils se transportent, dressent des procès-verbaux, saisissent les coupables, ou donnent ordre qu’ils soient saisis ; vengeurs officiels des attentats contre la société, ils tiennent d’elle la mission de poursuivre les auteurs des meurtres contre lesquels il n’y a point de poursuite privée, ainsi que les crimes qui intéressent le public ; enfin, chargés de favoriser les poursuites des particuliers, ils reçoivent leurs plaintes, leurs dénonciations mêmes, les portent devant le juré d’accusation après s’être assurés du prévenu, si les circonstances l’exigent53 ». Le projet de loi qui suit le rapport recense les activités confiées aux officiers de police en matière de sûreté : la faculté de décréter des mandats d’amener et d’arrêt à l’encontre de l’inculpé est un point essentiel54. On ne peut pas dire qu’un projet de ce genre réduit la police à n’être qu’un bras exécutant du pouvoir judiciaire, car son action garde toujours une certaine autonomie55. Mais la séparation des pouvoirs est évidente, surtout si l’on considère cette disposition du projet qui, en termes de justice, attribue à l’accusateur public la surveillance des officiers de police, le pouvoir de les réprimander en cas de négligence, et surtout le droit de les poursuivre pour prévarication dans l’exercice de leurs fonctions56 (titre IV, art. 4 et 5).

De manière plus générale, n’oublions pas que la signification d’un projet si organique en matière criminelle ne dépend qu’en partie de son application. La typologie conceptuelle de la police ébauchée ici est aussi importante, de même que le contexte dans lequel elle s’insère. Dans ce cadre, une rationalité juridique se forme : même si elle ne se traduit pas en dispositions normatives, elle vaut comme instrument d’observation critique. Le processus de transformation conceptuelle de la police, parfois brutal mais plus souvent laborieux et lent, est perceptible dans ces longues péripéties d’un art oratoire parlementaire qui joue un même rôle pédagogique comparable aux préambules des anciennes ordonnances. De ce point de vue, le document présenté par Duport reprend un thème amplifié ou décliné par toute une série d’interventions vouées à distinguer la logique de l’instruction de celle du juge. Pendant la séance du 26 décembre 1790, par exemple, Robespierre insiste pour que l’on exclue du projet la compétence des maréchaussées à juger à côté des juges de paix. D’autres, comme Baco de la Chapelle, se préoccupent des limites que ces mêmes juges de paix trouveront dans l’ensemble des témoignages, au détriment de la nation qui requiert « protection pour la propriété et sûreté pour les individus », mais au détriment aussi de l’accusé, qui exige une prompte justice57. La majorité des interventions à propos du pouvoir des officiers de police pose le problème de leur rôle dans la phase initiale de recherche des preuves : sur la base de quelles présomptions le juge de paix peut-il délivrer un mandat d’amener, et donc violer la liberté des citoyens ? Une justice criminelle, « violente et prompte », comme celle que le projet confère à la police, laisse une grande discrétion aux officiers qui, sur la base d’un témoignage unique, peuvent décider l’emprisonnement d’un suspect. Le problème est important, puisqu’il concerne la façon dont se forme le procédé qui aboutit à la décision judiciaire et les divers sujets qui y participent. C’est la phénoménologie matérielle de la décision qui est ici en jeu. Le juge

n’intervient qu’au terme d’une procédure décomposée en degrés successifs d’évaluation : l’arrestation provisoire de l’accusé, l’examen du bien-fondé de la précédente décision, la décision d’entreprendre un procès s’il y a suffisamment d’éléments, l’expression de convictions sur les faits, et enfin, l’application de la peine. La police est à l’origine de cette chaîne d’évaluations, et sa volonté peut donc n’être qu’en partie guidée par la loi. D’où les soucis et les doutes qui agitent les députés, malgré la confiance qu’ils affichent à l’égard de la loi. Ne sera-t-il pas illusoire de parvenir à séparer en concret le pouvoir qui décide de celui qui exécute ? Et l’action policière ne comble-t-elle pas un vide de pouvoir que le droit ne réussit pas à occuper ? Ou bien encore, la « mesure » matérielle de police ne sertelle pas au fonctionnement du droit, tout en en révélant la limite ? La « violence » de l’intervention policière est-elle une éventualité fâcheuse, toujours provisoire, que le droit a les moyens de neutraliser, ou n’est-elle pas plutôt une donnée nécessaire, qui conditionne et fonde les pouvoirs du juge ? « La police de sûreté est antéjudiciaire », proclame Thouret avec une conviction qui s’apparente plutôt à un souhait. Mais l’insistance avec laquelle la question est posée signale que les choses ne sont plus aussi simples. Dans la célébration de la loi comme limite de la force, on découvre incidemment le contraire, à savoir que la force est une limite de la loi. Le droit doit alors maîtriser à la fois la force que la police exerce et la force à laquelle elle s’oppose. Mais dans la pratique cette tâche est loin de s’accomplir, le pouvoir de police se situant toujours à la frontière entre la loi et le fait, ce qui finit par conditionner l’autonomie des procédures juridiques. L’enjeu devient alors crucial : comment la démarche préalable de la police dans la prévention du crime (ante factum) et dans l’établissement de la vérité (post factum) affecte-t-elle l’activité juridictionnelle qui suit ? Celle-ci semble plutôt redevable à l’intervention policière d’une toute première mise en ordre des faits, faute de quoi le droit se révèle impuissant58.

Il s’agit alors de prendre en compte l’autonomie réglementaire de la police qui ne se contente pas d’être un auxiliaire du pouvoir judiciaire. Cette question épineuse et souvent inavouable conditionne le discours pénal moderne sans pour autant être entièrement résolue. Ainsi, Prugnon, Senetz, Rey, Fréteau, Duport, Robespierre, Thouret s’interrogent sur un projet de loi qui mettrait au premier plan le cœur d’une institution policière et sa manière de s’appliquer. Entre les pétitions de principe et les amendements aux articles du projet, on voit apparaître l’embarrassante vérité du problème. Beaumetz, par exemple, au cours de la séance du 28 décembre consacrée à la recherche de preuves en cas de meurtres, constate : « On demande quel degré de preuves est nécessaire pour qu’un citoyen soit regardé comme prévenu d’un meurtre ; on nous réduit à l’impossibilité de faire une loi sur la police ; car c’est impossible de prévoir tous ces cas ; et si l’officier de police ne peut faire saisir un prévenu que dans les cas prévus, la police ne peut exister. Cependant, lorsqu’il s’élève contre un citoyen des soupçons qui donnent occasion d’examiner s’il y a lieu à accusation contre lui, il importe à ce citoyen même et à la sûreté de la société qu’il puisse être sur-le-champ saisi et entendu ; autrement il faut supprimer la police ; elle finit au moment où il y a des preuves et des présomptions légales à donner à la justice. Mettez de la sagesse dans le choix de l’officier de police et laissez-lui la latitude sans laquelle ses fonctions sont nulles59. » Pour Beaumetz, la police risque de se dissoudre si elle ne dispose pas d’un large pouvoir discrétionnaire. Mais en fait, le fonctionnement même de la procédure judiciaire est mis en danger : le droit devient inefficace sans une police en contact direct avec les réalités. La police gère donc l’enjeu essentiel de chaque ordre juridique : être le truchement entre le caractère impératif de la loi et l’irréductible multiplicité des actions et les faits. Ainsi se construit un espace que les catégories du droit laissent vacant, à cause de leur

limite constitutive. En se plaçant aux marges du droit – de l’Ancien Régime comme de l’époque moderne – la mesure de police manifeste une nature ambivalente. D’un côté, la règle de police est la mesure de la force étatique et représente la justesse de la loi. Grâce à elle, on peut envisager le contrôle maximal et précis du gouvernement sur les actions et les choses. De l’autre côté, elle est la mesure de la force sociale, dont elle tolère ou sanctionne les expressions. Elle est le baromètre du désordre, autrement dit elle signale le degré de force non disciplinée juridiquement qu’un système peut tolérer. Qu’on la considère du point de vue « interne » d’une hiérarchie normative ou qu’on l’observe du point de vue « externe » comme mesure objective de la force sociale, la police reste une source autonome de normativité. Étant moins la violence non maîtrisée par le droit que son a priori factuel, la police représente plutôt la force constitutive qui se soustrait par hypothèse à tout jugement de valeur. Juste après la Première Guerre mondiale, Walter Benjamin résumera parfaitement le problème qui passionne les députés français en 1790 :

Il est faux d’affirmer que les buts de la police seraient toujours identiques à ceux du reste du droit, ou simplement qu’ils auraient un lien avec eux. Au fond le droit de la police indique plutôt le point où l’État, soit par impuissance, soit en vertu de la logique interne de tout ordre juridique, ne peut plus garantir par les moyens de cet ordre les buts empiriques qu’il désire obtenir à tout prix. Ainsi, « pour garantir la sécurité », la police intervient dans des cas innombrables où la situation juridique n’est pas claire, sans parler de ceux où, sans aucune référence à des buts légaux, elle accompagne le citoyen, comme une brutale contrainte, au long d’une vie réglée par des ordonnances, ou simplement les surveille. À l’opposé du droit, qui, dans la « décision », fixée selon le lieu et le temps, reconnaît une catégorie métaphysique, par laquelle il émet prétention à critique, l’institution policière ne considère rien qui

touche à l’essence des choses. Sa violence est aussi dénuée de structure que son apparition fantomatique, insaisissable et omniprésente dans la vie des États civilisés60.

L’État de droit peut et doit cultiver l’illusion nécessaire de racheter cette force, avec la conscience, néanmoins, que tout ordre légal ne saurait invalider le fondement matériel qui le soutient. De l’ordre policier à la sociabilité régie par la loi Au cours des débats, une nouvelle question se pose à propos de la collaboration entre police et citoyens. L’article 4 (titre IV) du projet prévoit la possibilité pour quiconque d’amener devant l’officier de police la personne soupçonnée d’un délit déjà dénoncé. Face aux critiques sur les éventuels excès de la justice privée qu’une telle mesure risque de favoriser, Duport défend au contraire la nouvelle solidarité ainsi promue : « En général, le défaut de l’ancienne police était d’ôter aux citoyens le droit de concourir au maintien de la tranquillité publique ; son principe était d’isoler les citoyens. Il faut aujourd’hui établir entre eux le plus de rapports possible ; il faut établir la communauté des citoyens61. » Le problème est évidemment de légitimer à nouveau le recours à des « observateurs » de police qui, sous l’Ancien Régime, s’étaient disqualifiés en encourageant un système de délation diffuse, dont les effets auraient été dévastateurs sur la cohésion sociale. La responsabilité de chaque citoyen de dénoncer un suspect à la justice est un bon exemple de civisme, et contribue à la transparence de la procédure policière qui, jusqu’ici, reposait sur le secret et les mouchards. La situation se distingue clairement de celle du passé. À l’époque de Delamare, la police trouvait sa principale légitimation dans son administration en théorie munificente. Elle fournissait un très grand nombre de prestations sans lesquelles aucune communauté n’était jugée possible. Sur le plan de la sûreté, en revanche, elle révélait un

visage vexatoire qui, au lieu d’apaiser la situation, finissait souvent par alimenter la tension et les conflits sociaux. Dans l’esprit des membres de l’Assemblée constituante, la police doit maintenant se requalifier comme garante effective de la tranquillité publique, et promouvoir sur ce terrain la vie sociale. Le lien entre les citoyens ne doit plus seulement être recherché dans la satisfaction des besoins, mais aussi dans la confiance en une instance supérieure qui est celle du droit et de la justice. Le concentré théorique de cette tendance se trouve dans la position exprimée par Peuchet. L’article paru dans le « Moniteur universel » du 17 mai 1790, entre les deux rapports de Duport à l’Assemblée constituante, résume la nouvelle attitude critique à l’égard de la police de sûreté. Le raisonnement reprend les enjeux les plus importants en la matière, à propos du principe fondamental de légalité. Le texte présenté par Duport quelques mois auparavant avait réaffirmé ce principe, tant de manière générale (« la loi et les formes qu’elle prescrit sont, en matière criminelle surtout, la plus précieuse des propriétés publiques », art. 30), qu’en des termes plus circonstanciés : « Un homme est injustement puni : 1o lorsque l’action qu’il a commise n’est pas défendue par une loi précise ; 2o lorsque la peine qu’on lui inflige n’est pas exactement déterminée ; 3o lorsque la société n’a pas pris les moyens de lui faire connaître ces deux lois62 (art. 10). » Pour Peuchet, il s’agit maintenant de défendre la suprématie de la loi, non seulement pour des raisons de principe mais surtout pour limiter l’action policière qui s’est depuis toujours développée entre les faits et la norme. Peuchet est bien conscient de cette zone d’indifférence occupée par la police. Il radicalise la distinction entre loi et police en percevant dans l’action de celle-ci l’étroite complicité entre norme et pure force : « Le législateur ne peut pas établir deux modes de société opposés et contradictoires ; il ne peut pas dire : vous n’obéirez qu’à la loi, vous ne devez de compte qu’à la loi, vous ne serez puni que par la loi, enfin la loi seule existera pour vous protéger, vous conduire, vous éclairer ; et cependant dire :

on pourra préjuger le vœu de la loi, devancer son action, la modifier, faire plus ou moins qu’elle, faire autrement qu’elle et vous surveiller par quelque chose qui n’est pas elle, vous entourer de quelque chose qui n’est pas elle et qui peut par conséquent détruire ou rendre illusoire votre droit à la protection que vous attendez d’elle63. » Une caractérisation aussi rigide empêche tout compromis : dans un état de droit, pour reprendre une distinction récente, le pouvoir est en même temps sub lege et per leges, soumis aux lois et exercé par le moyen des lois64. De sorte que la police ne peut dépasser les objectifs que la loi lui assigne. Lorsque le maire de Paris, Bailly, s’adressera à l’Assemblée nationale lors de la séance du 18 novembre 1790, afin de susciter une prise de conscience sur les problèmes urgents d’ordre public dans la capitale, il demandera précisément un mandat légal, « une loi de police qui nous autorise à agir avec justice et sûreté65 ». La fonction de la loi consiste à restreindre la place de l’arbitraire et elle peut alors empêcher que l’on adopte les mesures les plus adéquates aux circonstances. Avec de telles mesures, en effet, on risque de sacrifier la connaissance de ce qui s’est réellement passé au profit de l’éventualité du possible, la certitude des comportements à l’hypothèse des intentions. En de telles circonstances, met en garde Peuchet, « on établit le gouvernement des convenances : la propriété, la liberté, la sainteté du domicile disparaissent devant la prétendue nécessité d’empêcher un délit qui n’arrivera peut-être pas, et dont on ne peut soupçonner quelqu’un que par un jugement anticipé qui devient un crime, dès-là qu’il est méconnu de la loi66 ». Ainsi, de même que la pensée économique avait réclamé le démantèlement de l’arsenal policier planifiant le commerce, Peuchet remet maintenant en question une certaine idéologie de la « prévention ». Mieux vaut supporter quelque infortune de la vertu que les atteintes à la liberté infligées par des précautions de police méthodiques, tout comme les Anglais auxquels Peuchet se réfère ouvertement lorsqu’il parle d’« un peuple aussi moral que nous au

moins et qui a prudemment préféré quelques abus de licence à la corruptrice police des espions, à ces moyens de prévenir les délits autrement que par des peines commandées par la loi67 ». L’administrateur aborde ici un argument décisif pour la théorie moderne des garanties personnelles en matière pénale : la façon légitime de prévenir les délits est de les réprimer. Les peines prévues par la loi pour des situations formellement établies sont la seule force de dissuasion. Tout autre instrument préventif offense la liberté. Il est inévitable que, dans un tel cadre, les pouvoirs de la police classique soient remis en discussion, ce qui n’empêchera pas, plus tard, que soient élaborées des stratégies de sécurité sociale plus raffinées et aussi plus perverses, sous le masque rassurant de l’État de droit68. La « loi sur la police de sûreté, la justice criminelle et l’institution des jurés » voit enfin le jour le 16 septembre 1791. Ce n’est que le premier pas vers une révision globale des pouvoirs de l’institution qui investit aussi d’autres domaines de son activité.

1 Le « cahier de l’ordre du clergé du Bourdonnais » est un texte représentatif de la position du clergé en la matière. Cf. J. MAVIDAL et E. LAURENT (dir.), Cahiers des états généraux (clergé, noblesse, tiers-état), 2 vol., Dupont, Paris, 1868, II, p. 443. 2 Cf. par exemple les « Instructions et pouvoirs donnés par MM. les gentilshommes des cinq sénéchaussées d’Angers à leurs députés aux états libres et généraux du royaume convoqués à Versailles le 27 avril 1789 », ibid., II, p. 35. 3 Ibid., II, p. 16. 4 Ibid., p. 473. 5 Ibid. 6 Ibid., II, p. 474. 7 Cinq livres sur le droit des offices, L’Angelier, Paris, 1613, liv. V, chap. 7, no 51. 8 ISAMBERT, XVIII, p. 131-132. Sur l’exécution par provision en matière de police, PH. PAYEN, Les Arrêts de règlement…, op. cit., p. 102 et sq. 9 Sous l’Ancien Régime, dans plusieurs États européens, la procédure en matière de police présentait d’analogues carences de garantie. Sur la justice expéditive des commissaires de police à Paris, A. FARGE, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, op. cit., p. 221-224 ; cf. aussi B. DURAND, La Notion de police en France du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 183 et sq. 10 « Les juges et consuls dans les matières de leur compétence, pourront juger nonobstant

tout déclinatoire, appel d’incompétence, prose à partie, renvoi requis et signifié, même en vertu de nos lettres de Committimus aux requêtes de notre hôtel ou du palais, le privilège des universités, des lettres de garde-gardienne, et tous autres. » Ainsi l’ordonnance du commerce de mars 1673, titre XII, article 13 (ISAMBERT, XIX, p. 106) entendait accélérer le plus possible le moment de la décision. Cf. J. HOOCK, « Zur Entwicklung der französischen Handelsgerichtsbarkeit zwischen dem 16. und dem 18. Jahrhundert », dans N. BULST et J.Ph. GENET (dir.), La Ville, la bourgeoisie et la genèse de l’État moderne (XIIe-XVIIIe siècles), CNRS, Paris, 1988, p. 229-242. 11 Cf. à ce sujet les analyses toujours actuelles de J. GOLDSCHMIDT, Das Verwaltungsstrafrecht. Eine Untersuchung der Grenzegebiete zwischen Strafrecht und Verwaltung, 1902 (réimpr., Scientia, Aalen, 1969), p. 98 et sq. 12 Cahiers des états généraux, op. cit., II, p. 474. 13 Pour un aperçu général de ces questions, P. COLOMBO, Governo e costituzione. La trasformazione del regime politico nelle teorie dell’età rivoluzionaria francese, Giuffrè, Milan, 1993, p. 62-76. Pour une analyse plus vaste des transformations du langage et des pratiques administratifs, L. MANNORI, B. SORDI, Storia del diritto amministrativo, Laterza, Rome-Bari, 2001, p. 182 et sq. 14 E. A. ARNOLD., Fouché, Napoléon, and the General Police, University Press of America, Washington, 1979, p. 20. 15 Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution publiés et annotés par Sigismond Lacroix, 7 vol., Cerf, Noblet, Quantin, Paris, 1894 (1ère série), II, p. 483. 16 Cf. J. MAVIDAL et E. LAURENT (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises, (1ère série) 47 vol., Dupont, Paris, 1867-1896, IX, p. 695-696. Dorénavant AP. 17 Cf. J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., I, p. 66. 18 Ibid., p. 179. 19 Ce critère concernait la seule forme juridique du lien entre pouvoir politique et sujets ; en revanche, il fallait encore inventer les contenus pour réaliser ce que Turgot appelle « une bonne constitution de la société », à savoir la compénétration d’intérêts entre individus, familles et État sur laquelle repose l’ethos social. Le Mémoire sur les municipalités cultivait en effet l’ambitieux projet de retrouver les bases du « commun » au moment même où s’affirme la nécessité de dépasser toute fracture entre autorité publique et individu, au moins dans l’exercice de la liberté du travail. 20 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., I, p. 332. 21 AP, IX, p. 691. 22 A.-H. GUIBERT, De la force publique considérée dans tous ses rapports, Paris, 1790, p. 180. 23 AP, XXI, p. 715. 24 Ibid., p. 237. 25 W. BENJAMIN, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », dans L’Homme, le langage et la culture, Denoël, Saint-Lubin-des-Joncherets, 1971, p. 193. 26 Séance du 28 avril 1791, AP, XXV, p. 394.

27 « Sur le sens du mot Révolutionnaire », Journal d’instruction sociale, 1er juin 1793, dans Œuvres, op. cit., XII, p. 615-616. 28 Ibid., p. 617-618 (en italique dans le texte). Cf. A. REY, « Révolution ». Histoire d’un mot, Gallimard, Paris, 1989, p. 125-126. 29 Sur la notion d’ordre pendant la Révolution, M. SCOTTI-ROSIN, « Ordre-Désordre », dans Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich 1680-1820, op. cit., Heft 14/15 (1993), p. 80 et sq. 30 AP, XX, p. 593. 31 Ibid., p. 594. 32 Ibid. Sur l’organisation et les fonctions de la maréchaussée en France et en Flandres aux XVIIe et XVIIIe siècles, cf. J. LORGNIER, Les Juges bottés, L’Harmattan, Paris, 1994 ; Quand le gendarme ➛ ➛ juge, L’Harmattan, Paris, 1994 ; L. LARRIEU, Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie : des origines à la IVe République, Service historique de la gendarmerie nationale, Maison Alfort, 2000. 33 AP, XX, p. 568 et sq. ; J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 191 et sq. 34 Ibid., p. 594. 35 Ibid., p. 598. 36 Ibid., XXI, p. 235-237. F. D. MONTLOSIER dans son Essai sur l’art de constituer les peuples, ou Examen des opérations constitutionnelles, Paris, 1790, explicite mieux sa position favorable au pouvoir exécutif. Cf. p. 207. 37 AP, XX, p. 593. 38 Ibid., XXI, p. 236. 39 Ibid., p. 245. 40 Ibid., XXV, p. 222. 41 Ibid., p. 369-370. 42 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 168 et sq. 43 Cf. Politische Theologie (1922), tr. fr. Théologie politique, Gallimard, Paris, 1988. 44 AP, XXVIII, p. 659. Sur l’emploi des mesures de circonstance et d’exception, P. GUENIFFEY, La Politique de la terreur. Essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Fayard, Paris, 2000, p. 149-196 et 244. 45 Cf. P. PONCELA, « Adrien Duport, fondateur du droit pénal moderne », Droits, 17, 1993, p. 139-147. Pour une analyse de ces principes, L. FERRAJOLI, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, op. cit., p. 69 et sq. 46 Essai sur la Constitution et les Fonctions des Assemblées provinciales, cit., p. 512-513. 47 Séance du 22 décembre 1789, AP, IX, p. 745. 48 AP, X, p. 745. 49 J.-E. SIEYÈS, Aperçu d’une nouvelle organisation de la justice et de la police en France, Imprimerie nationale, Paris, 1790. 50 AP, XXI, p. 45. 51 Cas exemplaire : la réforme du droit pénal introduite dans le grand-duché de Toscane par la loi du 30 novembre 1786 (le code « léopoldien »). Comme contrepoids à

l’assouplissement des peines, on prévoyait l’intensification de la vigilance policière. 52 Intervention de Duport, lors de la séance du 28 décembre 1790, AP, XXI, p. 692. 53 Ibid., p. 47. 54 Ibid., p. 62-63. 55 Sur ce point le projet de Sieyès était sans doute plus rigoureux lorsqu’il stipulait que « toute contestation comportant une demande en justice sort de la compétence de la police et doit être soumise au juge de paix ». Aperçu, op. cit., art. 9. vérif. origin. 56 AP, XXI, p. 66. 57 Ibid., p. 670 et sq. 58 Ibid., p. 688 et sq. 59 AP, XXI, p. 694. 60 W. BENJAMIN, « Pour une critique de la violence », dans L’Homme, le langage et la culture, op. cit., p. 36-37. 61 AP, XXI, p. 707. 62 Ibid., X, p. 746 et 745. 63 J. PEUCHET, « Réflexions sur l’institution des lieutenants de police avec faculté de prévenir les délits et d’en rechercher les auteurs », Le Moniteur universel, IV, p. 380. Dorénavant MU. 64 N. BOBBIO, Il futuro della democrazia, Einaudi, Turin, 1984, p. 154 et sq. 65 AP, XX, p. 522. 66 J. PEUCHET, « Réflexions sur l’institution des lieutenants… », art. cit., p. 380. 67 Ibid. À propos du modèle anglais et, en particulier de la police de Londres, le mythe a souvent prévalu sur la réalité. Si Mirabeau fils n’hésitait pas à manifester son engouement pour l’habeas corpus, une institution rendant « la propriété personnelle du plus faible individu de la société, aussi sacrée & peut-être plus sûre que celle du frère du roi, n’a pas produit des si grands désordres » (G.-H. DE RIQUETI COMTE DE MIRABEAU, Des Lettres de cachet et des prisons d’État, et sq.é., Hambourg, 1782, p. 233), il ne faut pas oublier le système odieux du blood-money. De grandes sommes d’argent étaient destinées à des informateurs de profession qui, sous William III et pendant tout le XVIIIe siècle, devinrent un formidable instrument de pouvoir pour les autorités. V. CH. REITH, The Police Idea. Its History and Evolution in England in the Eighteenth Century and After, Oxford University Press, Londres, New York, Toronto, 1938, p. 18-19. Pour une rapide étude comparée de la police française et anglaise, C. EMSLEY, Policing and its Context. 1750-1870, Macmillan, Londres, 1983. Cf. aussi H. DIPPEL, « Sicherheit des Staates oder Sicherheit des Bürgers ? Die Entstehung der modernen Polizei in Paris und London in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts », Jahrbuch für Europäische Verwaltungsgeschichte (JEV), 8, 1996, p. 255-284. 68 Il suffit de penser, à ce sujet, à l’action préventive de grande ampleur reconnue à la police par la « Scuola positiva » italienne de la seconde moitié du XIXe siècle. L. FERRAJOLI, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, op. cit., p. 797 et sq.

La police municipale et la police correctionnelle La discussion sur les fonctions de la police revient fréquemment au cours des débats de l’Assemblée nationale. À côté de la police de sûreté apparaissent deux autres typologies qui, sous l’Ancien Régime, avaient été appliquées mais non pensées : la police municipale et la police correctionnelle. À la première incombe le maintien de l’ordre public habituel ; à la seconde la répression des délits qui n’impliquent pas une peine afflictive ou infamante, mais n’en sont pas moins révélateurs d’une tendance à l’illégalité. Le projet de décret sur la police municipale et correctionnelle présenté par le comité de Constitution le 4 juillet 1791 possède tous les caractères essentiels des ordonnances de police d’Ancien Régime : classification des individus, des choses, des actions, contrôle de la population résidente et étrangère, inspection des biens du commerce, de la salubrité des lieux, de la propreté des rues1. En ce qui concerne le statut des citoyens à inscrire sur les registres municipaux, en dehors des « réguliers » pourvus d’un domicile et d’un métier, le projet prévoit trois catégories de populations marginales. On y trouve la figure classique des gens sans aveu, dépourvus de moyens de subsistance ou sans personne pour veiller à leur conduite ; mais le projet définit en outre deux classes d’irréguliers, jusque-là inédites : les gens suspects, autrement dit ceux qui refusent de s’inscrire sur les registres communaux, et les gens mal intentionnés qui ont fait de fausses déclarations. Les ressortissants de ces trois classes s’exposent à des peines correctionnelles s’ils ont participé à des rixes ou à des actes séditieux. Quant aux officiers de police, ils ne peuvent accéder aux domiciles privés que pour vérifier les états personnels et pour contrôler l’exécution des lois fiscales. Toute autre visite étrangère à ces motifs constitue un abus sanctionné par le tribunal et entraîne une obligation de dédommagement.

L’autre élément ressortant du projet atteste un fait déjà connu : la pratique de police est hybride juridiquement, par sa double vocation administrative et juridictionnelle qui la met à distance de toute systématisation. Lorsque l’on parle de « Délits de police municipale et peines qui seront prononcées », le problème saute immédiatement aux yeux : comment encadrer les compétences d’une organisation vouée à la fois à émettre des règlements et à infliger des peines ? Il s’agit probablement d’un héritage lointain que l’État légal ne réussira pas complètement à dissoudre, car c’est la limite intrinsèque de la loi qui empêche que le mode policier de régir la réalité ne soit soumis au monopole d’une instance juridique supérieure. Lorsque le contact avec les individus et les choses devient plus étroit, la prévision de la loi laisse survivre une zone opaque de décision occupée de manière relativement autonome par la mesure de police. L’acharnement avec lequel les débats parlementaires tenteront de rationaliser le « droit » de la police démontre que toute tentative de conceptualiser a la vie dure face à une pratique très indocile. Le projet en question représente par ailleurs un premier effort concret dans la définition d’un nœud de compétences souvent inextricable. L’article 35 prévoit que les contraventions aux règlements de police dans les matières énoncées ci-dessus seront jugées par un tribunal composé d’officiers municipaux, sur requête du procureur auprès de la commune ou sur plainte privée. On n’a plus le rite sommaire encore revendiqué par le procureur-syndic face à l’Assemblée des représentants de la ville de Paris le 11 mai 1790. En matière de police, confirmait ce magistrat, « les affaires sont multipliées, mais elles se jugent sans procédure. Tout le monde est admis à y porter la parole et à s’y défendre, sans ministère d’avocat et de procureur2 ». À présent, en revanche, les garanties pour la défense, l’audition des témoins, la motivation de la sentence, l’appel en dernier ressort offrent, en principe, des garanties plus solides à l’accusé. L’article 46 contribue aussi à la distinction fonctionnelle

selon laquelle le « tribunal de police ne pourra faire aucun règlement3 ». Toutefois, il s’agit encore d’une répartition de compétences interne entre des bureaux d’une même organisation qui, dans son ensemble, reste dépositaire de prérogatives aussi bien juridictionnelles qu’administratives. La tentative de canaliser la police en aires juridiques plus sûres est en fait déjà contenue dans la distinction entre polices municipale et correctionnelle. La première, on l’a vu, s’attache à l’ordre public de base de la communauté, répond aux attentes minimales de tranquillité quotidienne, gère les mécanismes fondamentaux pour gouverner une population sur un territoire. La police correctionnelle, en revanche, sanctionne des épisodes criminels qui, sans être d’une extrême gravité, déstabilisent la société et perturbent les citoyens. Alors que la police municipale accompagne le déroulement régulier des choses en déplaçant les obstacles à la vie ordinaire, la police correctionnelle décèle surtout les anomalies et les réprime. En termes médicaux, on pourrait dire que la première traite les affections physiologiques des conduites sociales, et la seconde les affections pathologiques ou du moins pathogènes. Les comportements qui intéressent la police correctionnelle se résument à cinq catégories de délits : « 1o Les délits contre les mœurs ; 2o les troubles apportés publiquement à l’exercice d’un culte religieux quelconque ; 3o les insultes et les violences graves envers les personnes ; 4o les troubles apportés à l’ordre social et à la tranquillité publique par la mendicité, par les tumultes, par les attroupements ou la provocation des émeutes ; 5o les atteintes portées à la propriété des citoyens par dégâts, larcins ou simples vols, escroqueries, ouverture de maison de jeu où le public est admis4. » Les peines infligées par un tribunal de police correctionnelle sont l’amende, la confiscation, l’emprisonnement et la déportation à vie. La détention en maison de correction avec obligation de travail est prévue pour les jeunes âgés de moins de vingt et un ans, mais aussi pour les condamnés par voie

correctionnelle. Les faits particuliers recensés dans les cinq catégories constituent, dans leur totalité, un archipel d’illégalités qui n’ont pas encore franchi le seuil du code pénal. Ce texte est approuvé par les constituants le 6 octobre 1791, et dessine avec les lois sur la police de trois mois plus tôt la géographie d’ensemble de l’ordre public5. Le code pénal mesure le degré extrême de gravité d’une conduite : ainsi, une agression, selon les circonstances, peut représenter une violation plus atténuée, et rentrera dans les attributions de la police ; ou bien elle violera de manière plus grave le code pénal, et alors elle relèvera du tribunal criminel. La sphère de la police dépend donc d’une évaluation conventionnelle du législateur. Si les irrégularités concernant la police municipale peuvent relever de la catégorie des délits administratifs, celles qui relèvent de la police correctionnelle se situent aux confins des irrégularités administratives et pénales, dans une zone qui représente mieux l’ambivalence juridique propre au phénomène6. Il apparaît donc possible de transformer un fait illicite pénal en un fait illicite administratif, en passant par le purgatoire du « quasi-délit » de la police correctionnelle, ou de procéder dans le sens contraire, en aggravant la qualification de certaines conduites. Dans tous les cas, cela devient une pure question de calcul législatif, comme l’aurait dit Bentham. Police municipale, police correctionnelle, juge criminel : telle est la gradation du fait au droit, ou si l’on préfère, le contrôle articulé des illégalités. Ceci signifie que l’objet justiciable connaît plusieurs degrés : la police correctionnelle représente une sorte de soupape d’échange, un commutateur de valeur juridique entre conduites qui procurent un désordre punissable mais presque physiologique, et des actes qui procurent un désordre de toute façon intolérable. Le cas de la prostitution est exemplaire à cet égard, car il montre l’ambivalence juridique d’une transgression à mi-chemin entre l’irrégularité que la société est à même de métaboliser et le délit passible de mesure

correctionnelle. Voici ce que réplique le rapporteur Démeunier, lors de la séance du 5 juillet, à la proposition de punir tous les actes de racolage camouflé qui se produisent quotidiennement devant le Palais Royal : « La proposition du préopinant me paraît juste, mais elle demande quelque soin dans la rédaction : ce serait dans le Code de la police correctionnelle que nous pourrions placer cet article. […] Il nous a paru que l’ordre public était intéressé à une surveillance particulière de ces maisons [de débauche] ; que si la loi ne pouvait pas ni l’autoriser ni le tolérer, il était convenable d’assurer des moyens pour prévenir […] les désordres qui pouvaient y avoir lieu. Ce sont ces motifs qui nous ont déterminés, conformément à toutes les ordonnances, mêmes à celles de saint Louis, à en parler dans le code de la police municipale7. » La prostitution n’est pas du reste le seul épisode qui se prête à être qualifié selon des critères variables. Les infractions dans le domaine des poids et mesures peuvent aussi appartenir à des zones en dehors de la transgression et retomber, selon les cas, dans le droit de police ou dans le droit criminel8. Et, plus généralement, presque toutes les irrégularités prévues par le projet sont évaluées de manière mouvante. La récidive, par exemple, détermine le passage d’un même fait de la compétence de la police municipale à celle de la police correctionnelle. Mais au-delà du fait que l’on peut cristalliser le jugement du législateur sur les faits spécifiques, il est désormais évident qu’un nouveau paysage de l’ordre public est en train de se dessiner. L’anatomie de la pratique policière est mise en œuvre. On veut établir définitivement la nature de son rôle et de ses actes, on doit mettre au grand jour ses innombrables dispositifs. Le désir de fournir un cadre juridique univoque à cette panoplie de mesures coercitives, d’organisation, attributives de status personnels, permissives, etc. anime plus que jamais le travail des constituants. Le décret sur la police municipale et correctionnelle est approuvé le 19 juillet 17919. Quelques mois plus tard (séance

du 21 septembre 1791), la loi est complétée par la mesure qui, sur décision du corps législatif, après consultation de l’administration départementale, institue les commissaires de police dans les villes les plus nécessiteuses. Leur tâche consiste à appliquer les lois de police municipale et correctionnelle, à dresser les procès-verbaux des délits et à accomplir toutes les fonctions établies par chaque municipalité10. Pour Paris, on prévoit une discipline à part, en raison des dimensions et de la population de la ville. Duport soulève le problème des moyens pour obtenir une police active et efficace dans la capitale : l’armée est une force exclusivement martiale, et elle est donc inefficace pour garantir la sûreté dont la ville a besoin. La garde nationale a remarquablement fait son office durant la Révolution, mais ne peut être une force permanente. Le système des espions rappelle le despotisme liberticide. On crée donc vingt-quatre officiers de paix chargés de veiller à la tranquillité publique, d’arrêter les délinquants et de les conduire devant le juge de paix11. Paris, par ailleurs, prouve combien la distinction entre police municipale et correctionnelle établie par le décret du 19 juillet ne correspond pas à la réalité. La pratique, en effet, confond les principes que le discours législatif entend définir a priori. Ainsi, on devine dans une lettre du maire de la capitale, Pétion, l’impasse dans laquelle débouchent deux compétences policières qui ne sont pas harmonisées et qui mettent dans l’embarras l’administrateur, contraint d’avouer son impuissance : « On croit mon pouvoir bien plus grand qu’il ne l’est en effet ; je veille avec zèle, mais la police municipale et la police correctionnelle se contrarient trop souvent, et la police d’observation, autrefois si active, ne subsiste plus, car je n’ai pas de fonds pour y pourvoir12. » C’est une tâche ardue, donc, que de traiter l’action de police à travers des catégories claires et distinctes. Dans ce domaine, la pratique matérielle est destinée à remettre en cause toute qualification générale au sens juridique. Une formule telle que « police d’observation », du reste, tout en étant assimilable à

la fonction de vigilance, n’est pas le fruit d’une élaboration doctrinale, mais provient d’une remarque occasionnelle en cours du débat législatif, qui ne se fixe pas dans une signification durable. La police se situe toujours au cœur de la dialectique entre le droit et le fait, entre ce qui est technique et ce qui n’est pas qualifié. La police rappelle constamment au droit les limites de ses dispositifs. L’ambition d’un positivisme juridique abstrait et naïf qui prétend tout soumettre à la loi, est démentie ici, non pas sur la base des principes de droit naturel, mais sur la base des contraintes matérielles. On a donc affaire à un conflit qui se déroule entièrement sur un plan d’immanence entre forces pratiques ; il n’y a pas de décalage entre le niveau historique et le niveau méta-historique, entre le réel et l’idéal, comme c’est le cas dans le rapport entre la loi positive et la loi de nature. Droit et police relèvent tous les deux de la technique orientée vers des buts concrets et historiques.

La sûreté générale : naissance de la police politique Ce que nous pouvons définir comme la police de droit commun se précise peu à peu autour des trois catégories de base de la police municipale, correctionnelle et de sûreté. Le domaine de cette dernière finit inévitablement par se dilater durant une révolution, au point de faire naître une notion spéciale, de plus en plus envahissante : la police de sûreté générale. Nous l’avons vu, la discipline fondamentale de la police de sûreté avait été introduite par la loi du 16 mai 1791. Confié simultanément aux juges de paix de chaque municipalité et à la gendarmerie nationale, ce genre de police avait pour tâche essentielle de réprimer les délits communs, en garantissant ainsi l’ordre public habituel de la communauté. Les événements révolutionnaires, toutefois, rendent toujours plus impérieuse la nécessité d’une police qui préserve la sûreté générale des complots contre-révolutionnaires qui s’organisent à l’intérieur et à l’extérieur

du pays. Le problème est soulevé par Gensonné lors de la séance du 30 mai 1792. L’occasion est bonne pour revenir sur l’éternel dilemme sur la place institutionnelle de la police. Le député part de convictions très claires. Mais, dans la suite de son discours, ses convictions se font incertaines et c’est la nature ambiguë de ce pouvoir qui finit par l’emporter : la police veille, juge et gouverne ; le judiciaire et l’administratif sont imbriqués dans ses règlements. On part d’une distinction fondamentale qui est désormais un point de non-retour : « D’après la base de notre législation nouvelle, la répression des délits qui troublent la société exige le concours de deux pouvoirs parfaitement distincts et séparés : celui de la police et celui de la justice. L’action de la police considérée en elle-même est indépendante des fonctions judiciaires ; elle doit précéder l’action de la justice. Elle a pour but de constater la trace des délits, d’en rechercher des preuves. La vigilance est son principal caractère ; son action doit être assez sûre pour que les coupables ne puissent lui échapper. L’exercice de cette police peut, il est vrai, quelquefois gêner la liberté individuelle, mais dans tout État policé, la liberté individuelle est toujours subordonnée aux sages précautions à prendre pour veiller à la sûreté générale, pour conserver la liberté de tous13. » Si ce sont là les bases conceptuelles générales de la police, Gensonné constate qu’à une vigilance à l’égard des délits ordinaires ne correspond pas un souci analogue pour les délits de haute trahison qui relèvent directement du corps législatif et plus précisément de la Haute Cour nationale pour le jugement14. Et comme l’Assemblée nationale, pour d’évidentes raisons pratiques, ne peut accomplir un tel travail (« tout ce qui constitue essentiellement la police de sûreté semble lui être interdit15 »), compte tenu également du fait que les juges de paix doivent assumer de nombreuses tâches judiciaires, il ne reste plus qu’à confier la prévention des conspirations politiques aux mêmes corps administratifs. Ceux-ci auront donc en leur pouvoir la police de sûreté ordinaire et la police pour haute trahison, et seront

coordonnés par un comité de police de sûreté générale. Le projet apparaît si séduisant au député qu’il se met à rêver à un système de contrôle presque illimité : « Le plan que je propose est un système complet de surveillance dont les rameaux embrassant toutes les parties du royaume viendront un jour aboutir à un point central établi dans le sein de l’Assemblée nationale16. » Pour rendre son projet plus convaincant, Gensonné propose l’adoption de ce qu’il définit comme une « mesure de police purement administrative » : un contrôle préventif à exercer non plus sur les destinataires classiques du soupçon policier, les vagabonds, mais sur la nouvelle frange de suspects dangereux, ceux qui attentent à la Constitution. Dans tous les cas, la rationalité de la mesure de police reste pour lui ancrée dans les critères proverbiaux de la « prudence et de la discrétion », avec les limites insurmontables marquées par la loi qui, toutefois, s’applique toujours en raison « des localités et des circonstances qui ne sont pas partout les mêmes et qui peuvent varier à chaque instant17 ». En quelques mots, Gensonné résume les stratégies gouvernementales de la police, dès ses premières manifestations. On retrouve la prudence typique qui guide le jugement et la décision, la règle de la discrétion qui gère la frontière mouvante entre la légalité et l’abus, mais aussi l’instrument de la loi comme limite à l’exercice de la discrétion, instrument à son tour dénué de valeur générale car soumis à la contingence des circonstances et des lieux. De toute évidence, malgré la référence à un état de droit dont les principes sont évoqués à plusieurs reprises, il est difficile de renoncer à l’agencement gouvernemental et aux instruments techniques mis en place par la police. On défend la Révolution, mais avec des moyens et des catégories politicojuridiques d’empreinte classique. Le dernier mot revient aux outils réglementaires, à ces véritables esclaves sans maître. C’est dire que la vérité et la rationalité de l’instrument normatif tiennent d’abord à son attitude servile et ensuite au sujet qui l’emploie18.

Le projet de loi présenté par Gensonné trouve un interlocuteur important en la personne de Brissot de Warville, lors de la séance du 25 juillet 1792. Prenant acte du fait que les conspirateurs contre la sécurité générale de l’État sont très actifs, le juriste suggère de confier aux municipalités la tâche de rechercher les preuves et de réprimer les actes séditieux. L’Assemblée nationale n’est pas apte à assumer une fonction qui requiert des interventions rapides et coordonnées, comme seul un corps restreint peut le faire. Les besoins essentiels sont « secret, diligence, constance et un nombre d’officiers qui ne soit pas trop considérable19 ». D’où la nécessité de déléguer les activités et donc la fonction d’officier de sûreté, l’assemblée pouvant se réserver la compétence de juré d’accusation. Mais à qui déléguer ? Les juges de paix ne sont pas les organes les plus indiqués pour exercer une mission aussi vitale. Pour l’expliquer, Brissot recourt à une argumentation socio-psychologique qui n’est pas sans intérêt : « L’expérience prouve que le nom de juge, l’image de ses fonctions sévères, la crainte d’un procès repoussent de sa maison ceux qui iraient volontiers à la municipalité, dont les fonctions ont je ne sais quoi de plus fraternel et de moins effrayant20. » Il est curieux, au moment où tous les discours insistent sur la valeur symbolique et pas seulement politique de la loi, que Brissot tende à dépouiller la fonction judiciaire d’un tel mérite. La figure du juge peut impressionner l’imaginaire collectif, explique le jurisconsulte, dans un souci professionnel. Toutefois, il ne faut pas exagérer l’importance d’un facteur comme la perception sociale, qui est marginal et ne saurait être la cause d’un art de gouverner qui repose sur de toutes autres bases. Entre la force universelle de la loi et le pouvoir de rendre la justice, il existe une manière plus prosaïque d’ordonner les choses, qui ne renvoie à d’autre signification que celle de l’efficacité. Le savoir-faire administratif dépouille le droit de toute sacralité et le ramène au niveau d’une simple technique d’organisation. Il est peu pertinent

d’opposer aux trames des conspirateurs la pédagogie morale de la fonction judiciaire, là où il faut intervenir avec des instruments empiriques et capillaires plutôt que par des décisions symboliques et discontinues : « Sans cette unité de centre, on ne parviendra jamais dans des villes comme Paris, Lyon ou Marseille, Bordeaux, Nantes, à découvrir aucun complot. Les dénonciations se dissémineront entre les divers juges, tous les faits resteront isolés, tandis que s’il n’y avait qu’un seul registre, qu’un seul centre d’information, tous les faits se réunissant, se prêteraient mutuellement de l’appui, conduiraient à la découverte du complot entier21. » La sûreté générale de l’État nécessite donc la création d’une police politique afin de combattre les crimes qui « affectent en masse la société ». Cette expression de Brissot n’est pas le fruit du hasard, mais elle est destinée à réapparaître dans l’article 17 du Code des Délits et des Peines du 3 brumaire, an IV (le 25 octobre 1795) selon lequel « la société considérée en masse est l’objet de la sollicitude » policière22. Si les délits sont d’ordre politique, ils ne pourront pas relever de la compétence de magistratures ordinaires telles que les juges de paix, mais de celle d’un organe politique tel que l’Assemblée nationale dont les mandataires, à savoir, les municipalités, agiront avant la justice en tant que telle. Il est évident, dès lors, que se dessinent deux types de police de sûreté publique, destinés à protéger des intérêts qui ne coïncident pas nécessairement. La première concerne les individus ; elle est administrée par les juges de paix compétents pour les délits privés. La seconde garantit la collectivité et elle est confiée à des institutions politico-administratives. La division, toutefois, est loin d’être définie d’un point de vue fonctionnel, et l’on devine les possibles conflits entre les intérêts de l’individu et ceux de la société. En outre, Brissot ne parvient pas à résoudre la nature du pouvoir de police, car selon lui il n’y a aucun risque de confusion entre la police et l’activité judiciaire : on ne peut guère parler que d’une « union des fonctions similaires23 », puisque la police relève entièrement de

l’ordre administratif. Le juriste n’explique pas, toutefois, le statut ambivalent d’une figure comme celle du juge de paix, organe doté de pouvoirs judiciaires mais inscrit en même temps dans la structure administrative municipale. Son objectif est de tranquilliser ceux qui, dans le projet Gensonné, redoutent un nouveau despotisme, celui des corps administratifs : « S’il est des fonctionnaires qui abusent de leurs pouvoirs […] la presse est là pour les démasquer, le peuple est là pour rejeter leurs normes de l’urne de l’élection, la loi est là pour les punir24. » Pourtant, l’autorité des arguments de Brissot ne suffit pas à convaincre tout le monde. Becquey, lors de la séance du 27 juillet 1792, craint la dictature que le comité de police prévu par le projet finirait par exercer au sein de l’Assemblée nationale, brisant ainsi l’unité du corps législatif. D’un point de vue général, ensuite, le député voit bien que la matrice du pouvoir de police n’est pas acquise pacifiquement à la sphère administrative comme le prétendent Gensonné et Brissot. Bien entendu, ses observations portent sur les fonctions des juges de paix : le pouvoir d’arrêter les suspects revient de plein droit aux organes judiciaires. Dans ces conditions, la police continue à être un facteur de trouble plutôt que d’éclaircissement dans l’exacte définition des diverses activités de l’État. Mais tel mélange est dangereux surtout pour les libertés individuelles, qui se trouveraient alors exposées aux caprices de corps administratifs subordonnés à un pouvoir exécutif capable de les conditionner en annulant leurs actes et en en suspendant les auteurs. Becquey considère donc l’introduction d’une police spéciale pour la sûreté générale distincte de la police ordinaire comme une dangereuse anomalie du point de vue des principes de la Constitution, car « l’alliance fatale de l’Administration et de la police judiciaire » deviendrait un terrible instrument d’oppression25. Hérault de Séchelles intervient au cours de la même séance. Ses soupçons initiaux sur la constitutionnalité du projet de Gensonné

ont disparu : non seulement la réforme proposée ne viole pas les libertés individuelles, mais elle est aussi la plus adéquate pour affronter le moment critique que l’on traverse. L’approche du problème est particulièrement heureuse, puisque Hérault présente les enjeux à la fois juridique et stratégique de la fonction de police. Les biens juridiques à protéger n’appartiennent pas seulement au domaine privé des individus, mais aussi à l’intérêt de l’État : il existe une police judiciaire ou privée et une police politique ou générale, une police du citoyen et une police de l’État. La première est une police de l’illégalité ordinaire, la seconde intervient dans l’urgence générale, lorsque toute la construction de l’ordre est menacée. Les instruments dont bénéficie la première sont de nature judiciaire, tandis que la seconde utilise de préférence les mesures administratives, plus efficaces pour réprimer des actes d’hostilité organisée et diffuse, comme les conspirations. À la police privée correspond la violation des normes, à la police politique, la remise en cause d’un ordre global. Le problème est d’harmoniser les deux types de police et d’éviter ainsi que la situation exceptionnelle n’impose des mesures avilissantes pour le système de garanties judiciaires et donc pour les libertés individuelles26. Une fois de plus, le pouvoir de police est l’épicentre d’un difficile équilibre entre exigences juridiques souvent concurrentes. Mais il est aussi un terrain où s’expérimentent les limites du droit, non seulement sous la forme de l’illégalité, de la conduite contra legem, mais surtout sous celle de la non-juridicité de fait, de la conduite praeter legem. Comme le constatera quelques années plus tard Limodin, « en Police il faut, si l’on peut s’exprimer ainsi, friser l’arbitraire27 ». L’arbitraire ne consiste pas ici à nier la loi, mais à appliquer une mesure « conservatoire ». Une telle intervention doit assurer une base de moralité publique et de pédagogie sociale dans toutes ces situations que la loi ne règle pas entièrement, ou qui laissent à un pouvoir de fait des marges indéfinies. Dans ce domaine,

la police se déploie comme manière « juridique » pour ordonner les choses. Dans le « Décret en forme d’instruction pour la procédure criminelle » du 16 octobre 1791 qui sera repris dans le contenu fondamental du Code des délits et des peines du 18 brumaire an IV (9 novembre 1795), on avait déjà perçu ce lieu d’indifférence insaisissable où se meut la police et la flexibilité de son action : « Les fonctions de police sont délicates. Si les principes en sont constants, leur application du moins est modifiée par mille circonstances qui échappent à la prévoyance des lois, et ces fonctions ont besoin, pour s’exercer, d’une sorte de latitude de confiance qui ne se peut reposer que sur des mandataires infiniment purs28. » Les mandataires infiniment purs sont ici les juges de paix et la gendarmerie nationale qui ont des tâches respectives bien définies. On comprendra que la police ne s’arroge pas le domaine de ce qui est permis de manière négative, en se limitant à accomplir ce qui n’est pas interdit. En revanche, ce qui lui est permis de faire correspond directement à ce qu’elle fait. En donnant de la valeur à la réalité sur laquelle elle intervient, la police s’autolégitime. La limite qu’elle rencontre est plutôt extérieure à son activité, une fois accomplie sa mission de rétablir l’ordre : « Lorsqu’il a été pourvu par la police aux premiers besoins de sûreté que la société réclame, la marche de la justice doit commencer : alors le règne des présomptions et des suspicions doit faire place à celui de la certitude et de la conviction ; et si la police a dû consulter avant tout la sûreté publique, la justice doit placer avant toute autre considération, le respect et la précaution qui sont dues à l’innocence en péril29. » Lorsque Hérault intervient, ces problèmes circulaient déjà largement dans le débat de l’assemblée. Toutefois, il leur ajoute une remarque intéressante : « La police recueille, ramasse tout, et, après le plus court délai, elle remet les indications et les personnes entre les mains de la justice. C’est alors que se fait la séparation, le triage, si je peux m’exprimer ainsi ; et remarquez que, jusque-là, il n’est point

permis à l’officier de police de distinguer si le délit est privé ou public ; il suffit qu’une sûreté quelconque se trouve compromise, ce n’est pas à lui de juger au-delà30. » Là où il semble minimiser le pouvoir de la police, le discours de Hérault, en fait, en dévoile une capacité fondamentale. Ce n’est pas à la police d’évaluer si un certain type de conduite est un délit ordinaire ou un délit contre l’État. Mais il lui revient d’opérer le triage, de séparer entre ce qui est important pour le droit et ce qui ne l’est pas, et c’est ce qui fait sa force constitutive première. S’il est vrai qu’en principe la police ne décide pas sur le fond juridique, il est tout aussi vrai que sa faculté de juger est encore plus radicale, puisque c’est elle qui pose les conditions pour que d’autres pouvoirs qualifient juridiquement le réel. Sans ce point de départ matériel, qui capture, dans le tout mêlé du devenir, un épisode potentiellement « de droit », il n’y aurait pas de faits juridiques, à savoir de faits justiciables. Toutes les distinctions ultérieures que la police ne peut opérer – depuis celle entre délit privé et délit politique – dérivent de cette impulsion initiale : « La police antejudiciaire consiste donc à préparer, dans quelque genre que ce soit, le cours de la justice », admet Hérault avec une suffisance hâtive31. « Préparer le cours » ne signifie pas simplement accomplir une fonction auxiliaire de la justice, mais en déterminer les conditions d’existence, en cristallisant une situation que le juge évaluera. La police ne règle pas le passage de la virtualité à l’application de la norme, mais extrait de l’histoire des fragments de sens afin de les rendre intelligibles à l’observation du droit. L’importance de sa mission consiste précisément en cela : gérer la potentialité d’une hypothèse juridique, en fournissant la condition pour que s’applique une forme normative aux actions humaines. Comment expliquer autrement l’impatience de Hérault, comme celle d’autres orateurs, à liquider en quelques mots cette phase antéjudiciaire confiée à la police, sinon par la conscience troublée du doute que le fondement de la justice est moins noble et moins éclatant que celui que la loi voudrait célébrer ?

Pourtant, la phase antéjudiciaire entame une série non négligeable d’opérations : « Recevoir les dénonciations […], arrêter lorsqu’il faut, surveiller du moins le prévenu, de peur qu’il n’échappe, s’il est coupable, et le renvoyer aussitôt, lui et les pièces au tribunal du district32. » Comment ne pas percevoir l’embarras d’un orateur qui comprend l’origine peu noble d’une procédure criminelle sur laquelle il convient d’étendre immédiatement le voile rassurant du droit ? La transmission immédiate des actes à l’autorité judiciaire, la responsabilité de l’officier de police en cas de négligence ou de prévarication, tels sont les expédients du discours législatif pour mettre en mouvement, dans une zone presque indéfinissable, l’intervention fondatrice de la police. En ce qui concerne la police générale, l’intérêt de la liberté exige que l’on n’attribue pas seulement aux juges de paix mais aussi aux organismes administratifs le mandat d’amener et le mandat d’arrêt. C’est seulement ainsi que l’Assemblée nationale peut exercer efficacement la haute surveillance « de la totalité de l’Empire sous le rapport de sa sûreté nationale et constitutionnelle33 ». Autrement, la surveillance n’existerait que sur le papier et serait le plus souvent privée de ses objectifs. La cohérence de la mesure requiert éventuellement que les municipalités de plus de 20 000 habitants soient autorisées à restreindre la liberté des individus, comme le réclame le projet de Gensonné, mais aussi que les organes administratifs des villes les plus petites disposent des instruments nécessaires pour garantir la liberté générale. Pastoret est chargé de l’exposition organique des enjeux concernant la police, lors de la séance du 28 juillet. Le sujet est subdivisé en quatre points. Le premier, endémique par excellence, porte sur la question de savoir si la police appartient à l’ordre administratif ou judiciaire. Les arguments développés ici témoignent clairement du lourd héritage du passé, confirmant ainsi que le processus de transformation de la police est plutôt tortueux et loin

d’être acquis à l’égide de l’État de droit. Pastoret s’attache à démentir l’opinion de ceux qui attribuent à l’administration un pouvoir sur les choses, tandis que les personnes seraient du ressort des tribunaux. Grâce à cette division, les autorités administratives ne pourraient pas adopter de mesures restrictives de la liberté personnelle ; autrement dit, la police ne pourrait pas juger : La première erreur de ce système est dans l’opinion que les choses sont le seul domaine des administrateurs. Les hôpitaux, les collèges, les prisons, les ateliers publics ne présentent-ils pas des citoyens à surveiller, à gouverner, à conduire ? N’est-ce pas aux corps municipaux et administratifs à réprimer les mendiants et les vagabonds ? N’est-ce pas à eux que sont confiés l’emploi de la force publique, la surveillance et la direction de la garde nationale […] ? La seconde erreur est de penser que les tribunaux ont sur toutes les matières le droit exclusif de prononcer un jugement. Je conçois l’adoption de ce principe là où le monarque exerce un despotisme absolu. […] Là, vous chercheriez en vain des tribunaux domestiques et des jurés. […] Mais dans les pays soustraits à l’esclavage, l’ordre judiciaire se resserre au lieu de s’étendre. Pour les objets civils, avant que le procès s’engage, la conciliation et l’arbitrage sont présentés par la loi ; pour les délits, on distingue avec soin les fautes des erreurs, et les erreurs des crimes ; presque toujours on corrige avant de punir. […] Ces principes furent ceux de l’Assemblée constituante ; elle établit, avant d’arriver au temple de la justice, là des bureaux de paix et de conciliation, ici une police vigilante et répressive. […] On insiste. Quoi ! il existera des condamnations qui n’émaneront pas d’un juge ! mais la police municipale ne condamne-t-elle pas à des amendes, à des réparations pécuniaires, à des emprisonnements ? […] Il y a plus : le décret qui l’a organisé organise aussi un tribunal d’appel… Prononcer sur une contestation n’appartient donc pas nécessairement aux tribunaux ordinaires34.

La police a donc le droit de juger dans la mesure où chacune de ses opérations implique déjà une telle faculté. Il est impossible d’imaginer une structure de pure exécution, inerte et dépourvue de la moindre capacité à distinguer et à décider. Et bien qu’en matière de sûreté Pastoret situe la police dans le domaine administratif, elle occupe un espace infra-judiciaire dans lequel les évaluations et les

décisions ont une force avant tout factuelle et accessoirement juridique, avec les limites que cela implique : « Je veux aussi une inspection suprême, mais comme je place la police dans l’ordre administratif, et non dans l’ordre judiciaire, les procureurs généraux syndics […] auraient […] le droit de décerner un mandat d’amener contre l’officier suspect de prévarications35. » Quant à l’opportunité d’une police spéciale aux côtés d’une police ordinaire, Pastoret dénonce la multiplication de types et de distinctions trahissant la nature encore fuyante d’un ensemble de pratiques floues. La division n’est pas synonyme de clarté. Dans la législation, une casuistique abondante est symptôme de confusion plus que de certitude. Si l’on se perd dans les classifications des fonctions de police, on perd de vue la nécessaire cohérence de la notion et l’on encourage les conflits entre organes : « On a déjà trop distingué la police municipale et la police correctionnelle, la police administrative et la police contentieuse. Trop souvent elles se touchent et quelquefois se confondent. Ces distinctions multipliées ne servent qu’à embarrasser les justiciables et les juges ; elles retardent la marche de l’action des lois ; elles font consumer un temps utile en débats scandaleux sur une compétence incertaine36. » La volonté de rationaliser un domaine qui s’est longtemps développé comme pure pratique peut se révéler paradoxale : plutôt que d’harmoniser la multiplicité à la lumière de quelques rares principes incontestables, un tel acharnement discursif risque de paralyser le système. Ainsi, de même que l’intention du code pénal – et il en sera de même pour le code civil – est de réunir la multiplicité des conditions individuelles sous la figure générale du sujet de droit, de même la police doit être une fonction unique et générale. Elle ne se qualifie pas en raison des objets sur lesquels elle s’exerce, mais de par sa propre et inchangeable manière d’être. Au cours de la séance du 4 août 1792, plusieurs orateurs dénoncent le caractère anticonstitutionnel du projet Gensonné, en ce qu’il

autorise l’Assemblée législative à déléguer aux municipalités la police de sûreté générale. En fait, selon Thorillon, il n’y a rien à déléguer, puisque le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire doivent respectivement découvrir les coupables et les juger, tandis que le législatif décrète la mise en état d’accusation37. En accord avec Thorillon, Gohier insiste sur le caractère inviolable du principe de la division des pouvoirs et donc sur la nette distinction entre police et justice. L’une a pour objet le respect des règles existantes, l’autre punit celui qui les viole. Les deux activités n’empiètent pas l’une sur l’autre parce que celle de la police finit avec l’arrestation des inculpés, là où commence celle de la justice. Fervent défenseur de l’autonomie de la police vis-à-vis de la justice, Gohier considère que le pouvoir de limiter la liberté personnelle est l’essence même de la première. Les corps municipaux sont voués à accomplir une telle tâche parce que l’article 9 du titre II de la Constitution prévoit la délégation aux autorités locales de quelques fonctions relatives à l’intérêt général de l’État. La police incarne par excellence le modèle « cynégétique » de la recherche et de l’arrestation, mais elle n’a pas à décider ce qu’il faut faire de la proie. L’important est qu’elle ait les mains libres immédiatement, qu’elle puisse appliquer directement sa force d’action sur le corps même du coupable ou du suspect, comme cela est par ailleurs prévu par la Constitution (art. 10 du chap. V). Une telle autonomie doit être sauvegardée, a fortiori lorsque la survie de l’État est en jeu. Soumettre ce pouvoir à des mesures bureaucratiques et judiciaires ultérieures – le projet Gensonné prévoit que vingtquatre heures séparent l’avis du directoire du district et la confirmation définitive du directoire du département avec envoi des actes à l’Assemblée nationale – signifie l’enfermer dans une forme qui l’éloigne de son but fondamental : agir matériellement contre les modifications présentes et à venir de la vie juridiquement ordonnée : « L’acte d’arrestation est un acte constant de police : c’est la séparation du citoyen suspect de celui qui ne l’est pas ; et à quel

fonctionnaire peut mieux convenir une telle opération qu’à celui qui est chargé du maintien de l’ordre public ? La recherche même qu’elle exige ne caractérise-t-elle pas plutôt l’officier de surveillance que l’officier de justice38 ? » L’Assemblée nationale, une fois décrétée l’urgence, adopte le projet Gensonné lors de la séance du 11 août 179239.

La police des jacobins La loi du 12 août 1792 sur la police de sûreté générale est un texte que l’État jacobin est disposé à accueillir favorablement. Il n’est pas difficile d’y repérer les principes fondamentaux d’une police politique qui serait devenue une prérogative prépondérante du Comité de salut public et de son organe opérationnel le plus efficace, le Bureau de police générale. Du reste, lors des débats, les interventions dénonçant les possibles dysfonctionnements despotiques du projet Gensonné n’avaient pas manqué. Pendant près d’un an et demi, les questions de police soumises à la Convention concernent surtout les rapports des administrateurs sur le nombre des détenus dans les prisons parisiennes. La Constitution montagnarde du 24 juin 1793 ne parle que génériquement de la force publique qui intervient pour garantir la paix intérieure sur réquisition écrite des autorités constituées (art. 112). Mais le texte définitif de l’article 54 ne contient aucune réserve de loi concernant la police ordinaire, bien que l’avant-projet présenté par Hérault de Séchelles ait prévu la nécessité d’une telle loi au premier paragraphe, à côté de la législation civile et criminelle. De fait, l’opinion générale selon laquelle la « police ordinaire » est un objet « suffisamment compris » dans les autres deux grandes branches du droit obtenait un large consensus40. Cela confirme d’abord une attitude moins passionnée à l’égard d’un sujet qui avait enflammé les débats pendant les premières années de la Révolution. Mais cela rappelait aussi les

difficultés qu’il y avait à concevoir un droit de police comme branche autonome du droit, le travail de la tradition savante faisant défaut dans ce domaine. Il est significatif que l’article 55 se préoccupe à nouveau du problème, en l’intégrant dans « les mesures de sûreté et de tranquillité générale », matière réservée à un décret et non à la loi. On limitait ainsi la notion de police proprement dite au domaine de la sécurité publique41. On relèvera, à cet égard, la curieuse précision lexicale qui apparaît dans le texte définitif : alors que le rapporteur avait prévu le terme « précautions » de sûreté et de tranquillité générale, un autre conventionnel suggère de le remplacer par celui de « mesures42 ». Même si nous ignorons les raisons de cette proposition, nous pouvons en deviner une possible explication. Dans le domaine législatif, le mot « précaution » n’a pas une signification suffisamment abstraite pour définir, de manière technique, une classe d’actes normatifs dotés de certaines caractéristiques. En général, la « précaution » indique une attitude vis-à-vis du monde, une façon d’être dans un rapport temporel entre l’action et l’événement. Toutefois, dans le français d’Ancien Régime, ce mot a une signification plus précise. Il renvoie à la discipline préventive classique élaborée par la police et semble donc devoir se prendre dans un sens politico-idéologique. C’est pourquoi le mot « mesure » – même s’il n’a pas dans le domaine du droit public un sens aussi précis que « loi », « décret » ou « règlement » – peut être préféré par le langage législatif. En effet, d’un point de vue sémantique, le mot indique seulement un schéma d’intervention général, neutre dans ses contenus et ses stratégies, dépourvu aussi de cette détermination temporelle qui, dans le cas de la « précaution », contenait déjà une évidente connotation tactique et une certaine vision du rapport entre État et société. La « mesure », donc, n’est pas une alternative à la « précaution ». Elle est un concept plus vaste, qui correspond à l’un des possibles instruments d’ordre public. Que la notion de « mesure » doive à la police son application dans le

domaine juridique n’est pas surprenant : les deux notions, l’une sur le plan de la rationalité de l’acte normatif (la mesure), l’autre sur celui de la rationalité gouvernementale (la police) sont aux confins du domaine classique du droit. Leur histoire, qu’elle soit connue comme celle de la police ou infiniment plus discrète, pour ne pas dire ignorée comme celle de la mesure, montre que leur statut juridique est douteux et qu’elles sont vues avec suspicion. La raison en est claire : le compromis avec les événements est nécessairement plus trouble, et par conséquent, la valeur absolue du « devoir être » que le droit véhicule n’y apparaît pas clairement. Dans ce cas, la mesure de police ne peut pas être vue seulement comme une tentative pour réadapter le « non-droit » – tant contra que praeter legem – à l’impératif de la règle. Ce n’est pas une façon d’accommoder le réel du rationnel, comme par une sorte d’orthopédie sociale. La « mesure de police » sort des limites de cette représentation dialectique qui la voit sur le point de réintégrer le droit violé. Il faut plutôt admettre que la « marginalité » de la mesure de police du point de vue du droit la met à la limite du droit, plutôt qu’en dehors de lui. Alors que la norme pénale circonscrit le domaine de la négation, de ce qui est condamné à rester l’Autre de la loi, la mesure de police est une frontière entre fait et droit et de cette manière elle unit autant qu’elle distingue. À la fois interne et extérieure au droit, la « mesure de police » sert de truchement entre la possibilité d’un ordre et l’autonomie du devenir historique. On peut sans doute écrire l’histoire des faits et l’histoire des normes. Mais une telle histoire manquerait son but si elle ne s’interrogeait aussi sur ce qui met en rapport ces deux termes. C’est seulement avec le décret du 18 nivôse an II (7 janvier 1794) que l’on a finalement la première mesure organique en la matière. À côté des municipalités qui avaient un rôle central dans la découverte des complots contre l’existence de l’État, on aura maintenant les comités de surveillance ou révolutionnaires pour la défense du nouveau régime républicain43. Mais en dehors de cette loi qui se

limite à intégrer les dispositions et l’esprit de fond du texte de 1792, il est difficile de trouver d’autres moments législatifs importants. Ceci s’explique aussi par le type d’activité normative que les organes institutionnels pouvaient avoir dans une telle conjoncture. La révolution permanente décrétée par la Convention le 19 vendémiaire de l’an II (10 octobre 1793) – « le Gouvernement sera révolutionnaire jusqu’à la paix44 » – ne peut que se concrétiser en des mesures de gouvernement, rapides et efficaces, plus qu’en de laborieuses décisions collégiales telles que les procédures législatives. Cette démarche, rappelons-le, ne correspond pas à l’article 65 de la plus virtuelle constitution montagnarde du 24 juin 1793, selon laquelle le conseil exécutif ne peut agir qu’« en exécution des lois et des décrets du corps législatif45 ». Comme l’affirme toujours le décret du 19 vendémiaire, « les lois révolutionnaires doivent être exécutées rapidement. Le Gouvernement correspondra immédiatement avec les districts dans les mesures de salut public46 ». Avant même d’être conçue, la loi doit déjà être appliquée. On ne peut admettre d’intervalle chronologique et moins encore logique entre la prévision générale et les dispositions de détail. Volonté et action sont les deux faces d’un unique pouvoir normatif : toute médiation entre ces deux prérogatives serait une mise en cause de l’efficacité de la règle de droit. C’est là que réside l’essence révolutionnaire du gouvernement, une notion qui exprime particulièrement bien ici une catégorie de base de la philosophie pratique, une manière d’agir et pas seulement un point de vue institutionnel. Selon le « Décret sur le mode de gouvernement provisoire et révolutionnaire » du 14 frimaire an II (4 décembre 1793), les organes centraux de la police sont le Comité de sûreté générale, créé le 2 octobre 1792 dans la continuation du Comité de surveillance de l’Assemblée législative, et le Comité de salut public47. Les divergences entre les deux organismes ne tardèrent pas à se manifester, jusqu’à ce que le Comité de salut public prenne résolument le dessus à partir de

septembre 1793, avant les derniers règlements de comptes avec la faction du Comité de sûreté générale des journées de thermidor48. Saint-Just, dans une intervention à la Convention du 26 germinal de l’an II (15 avril 1794), explique l’essence de la police révolutionnaire. La fonction politique absorbe toute autre tâche administrative et judiciaire : l’ennemi de la révolution devient la catégorie personnelle et matérielle qui menace l’ordre public : « Purgez la patrie de ses ennemis déclarés », ordonne le tribun, reprenant une phraséologie et une rationalité politiques qui appartiennent à l’acte fondateur même de la police classique, l’édit qui instituait le lieutenant de police à Paris en mars 166749. L’action de police est l’instrument qui couvre la totalité du domaine de la politique – du moins de la police interne – car la politique n’est autre que l’élimination de l’ennemi, sous toutes ses formes. Qu’il s’agisse de l’inévitable disette, fruit d’un complot ourdi par Necker et les Orléanistes, de l’idée fédéraliste vouée à diviser les forces des citoyens, ou encore de la personne suspecte50, véritable type idéal de la contre-révolution, la police est une machine de guerre habilitée à affronter toutes les urgences. En mêlant notations psychologiques et observations politico-gouvernementales, Saint-Just analyse ainsi les avatars de la police : « La police a reposé sur des faux principes ; on a cru qu’elle était un métier de sbire ; non point ; rien n’est plus loin de la sévérité que la rudesse ; rien n’est plus près de la frayeur que la colère. La police a marché entre ces deux écueils. Elle devait discerner les ennemis du peuple, ne le point ménager, ne le point craindre ; il arriva souvent le contraire. Au lieu de se conduire avec fermeté et dignité, elle agissait avec faiblesse et imprudence, et compromettait la garantie sociale par la violence ou l’impunité. […] Il faut s’attacher à former une conscience publique ; voilà la meilleure police51. » Comme on le devine dans ce passage, et plus généralement dans tout le discours de Saint-Just, il semble que se présente de manière évidente l’ancienne identité entre police et politique, qui avait été

remise en cause à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le même projet de décret sur la « Police générale de la République », rédigé par Saint-Just et Couthon et approuvé par la Convention lors de la séance du 27 germinal an II (16 avril 1794), est un texte qui condense en 26 articles l’idée de gouvernement autour de celle de contrôle : contrôle sur les autorités publiques, sur les conspirateurs, sur les anciens nobles, sur les étrangers, sur les généraux de l’armée. À côté de la quasi-totalité des articles qui prescrivent une alerte permanente à l’égard des ennemis les plus dangereux, la seule disposition outrepassant la stricte logique de la surveillance concerne la promotion du commerce et de l’industrie. En un seul article, d’une manière très générale, est offert un abrégé des programmes dirigistes traditionnels mis en place par la police d’Ancien Régime : « Le comité de salut public encouragera par des indemnités et des récompenses, les fabriques, les exploitations de mines, les manufactures, le dessèchement des marais. Il protègera l’industrie, la confiance entre ceux qui commercent ; il fera des avances aux négociants patriotes qui offriront des approvisionnements au maximum. Il donnera des ordres de garantie à ceux qui amèneront des marchandises à Paris, pour que les transports ne soient pas inquiétés ; il protégera la circulation des rouliers dans l’intérieur, et ne souffrira pas qu’il soit porté atteinte à la bonne foi publique52. » Contrôle et approvisionnements, les deux axes traditionnels du pouvoir de police, recouvrent donc intégralement cette idée beaucoup plus vaste de « police générale », qui désigne l’activité globale de gouvernement. En reproposant à échelle réduite la même opération que celle du mercantilisme le plus classique, la vision jacobine assimile le domaine de la politique à celui de la police. Dans le cas présent, le renouveau d’idées anciennes apparaît particulièrement ironique, car le principe constitutif de la Révolution, c’est-à-dire la rupture radicale avec le passé, est ouvertement démenti sur le terrain des moyens dont l’existence s’avère indéniablement autonome par rapport aux

fins. Du reste, l’idée que la police doive former une conscience publique, comme le souhaite Saint-Just, place bien la question démocratique, absolument inédite sous cette forme, au centre de la politique. Mais cette idée réactive également le rôle fondamental de la police dans la constitution de l’homme comme membre de la collectivité. En définitive, c’est à la police que revient la mission de promouvoir la reconnaissance civique des sujets, qui ne disposent pas de ressources propres pour affirmer cette liberté. Qui plus est, l’exercice « induit » de cette liberté est le seul moyen pour créer un lien social profond parce qu’il n’est pas ancré dans un intérêt particulier.

Après thermidor On peut lire dans une missive des représentants de l’Ain, de l’Isère, de la Loire, du Rhône et de la Saône-et-Loire au Comité de salut public et de sûreté générale du 24 fructidor an III (10 septembre 1795) : Il est aisé de se former une idée de la difficulté que présente le maintien d’une police exacte dans une ville aussi peuplée que l’est celle de Lyon, lorsque l’exercice en est confié à des militaires qui ne peuvent avoir acquis une connaissance aussi parfaite des localités que celles qu’ont des citoyens habitant depuis longtemps la commune. Nous y avons pourvu, à la vérité, en adjoignant à l’état-major des officiers civils chargés de lui procurer sur la police les renseignements nécessaires ; mais malgré l’activité de ceux qui sont chargés de cette partie, il n’est pas possible qu’ils mettent dans leurs opérations l’ensemble qui fait la seule force de cette administration importante. D’un autre côté, la municipalité provisoire que nous avons établie ne délibère que sur les cas d’urgence, et range très peu d’objets dans cette classe, en sorte que l’exercice de l’administration municipale est presque entièrement suspendu. […] Enfin, citoyens collègues, tout se réunit pour nous faire désirer que tous les corps administratifs soient rendus à leurs fonctions après avoir été épurés. Cette mesure… établira cette responsabilité si nécessaire pour retenir les fonctionnaires publics dans les

bornes de leurs devoirs. […] Nous allons, en attendant que vous ayez fait prononcer par la Convention la réorganisation des autorités constituées, augmenter le nombre des officiers municipaux provisoires, et leur prescrire l’obligation de délibérer dans tous les cas étrangers à la police53.

Tradition et nouveauté se mêlent dans cette correspondance. Il existe avant tout un type de savoir et une manière d’agir qui n’appartiennent qu’à la police, en tant qu’institution capable de constituer l’ordre dans un territoire déterminé. De ce point de vue, la continuité d’une certaine rationalité gouvernementale est affirmée. D’un autre côté se fait jour une nouvelle tendance : la police se distingue de l’idée d’administration, au cœur de laquelle elle trouve pourtant sa place. Puisqu’il n’y a pas d’identité entre les deux institutions, la police peut suppléer provisoirement, dans les situations extraordinaires, à la suspension de l’activité gouvernementale régulière ; mais, dans tous les cas, elle devra assumer sa fonction fondamentale de vigilance et de répression. Cet objectif, toutefois, ne peut être partagé avec les corps militaires, inadaptés par nature au contrôle de la population. En fin de compte, les représentants demandent que soient réaffirmées la plénitude de l’activité administrative et la régularité de son organisation après la confusion institutionnelle provoquée par la phase extrême de la Terreur, lorsque gouverner avait signifié « faire la guerre », à l’intérieur comme à l’extérieur. D’où la nécessité de faire la lumière sur les divers secteurs de l’organisation institutionnelle, et d’accroître la gamme des prestations de gouvernement, au-delà d’une politique entendue comme pure logique conflictuelle. La loi de grande police présentée à la Convention quelques mois avant par Sieyès le 1er germinal an III (22 mars 1795) portait encore la trace de cette logique. Pendant le processus révolutionnaire, le sujet du combat prévaut toujours sur celui de la pacification, même après

les excès sanguinaires du Comité de salut public. Pour sauvegarder la représentation nationale contre les menaces ennemies, à savoir les royalistes d’un côté et les criminels de droit commun de l’autre, il faudrait une « bonne loi » qui rétablisse une gestion centralisée de l’ordre public, afin que la police ne reste pas une question laissée aux citoyens et aux factions. Mais cette loi ne sera pas liberticide comme les lois proclamées sous la Terreur, qui avaient élargi démesurément la typologie du « suspect ». La loi à laquelle pense Sieyès établira une police qui, « toujours présente, toujours prête à frapper, sera, malgré lui et pour lui, ce qu’est pour l’homme de bien sa seule conscience54 ». On voit réapparaître ici le lien entre police et conscience de l’homme, tel que l’avait déjà préconisé Saint-Just. C’est pourquoi, malgré ses intentions, le projet suscite les protestations de divers conventionnels qui y perçoivent une continuité de fond avec l’esprit martial d’avant thermidor. Chasles élucidait clairement le problème classique de l’équilibre que la police doit savoir administrer, entre protection de la Convention et protection des citoyens. Pour contrecarrer la proposition de loi qui penche plus du côté des gouvernants que de celui des gouvernés, il perçoit plutôt l’urgence à élaborer une « théorie générale de la garantie55 ». En fait, le projet de Sieyès est plus complexe. Avant tout, il pose au centre de l’attention les trois valeurs fondamentales pour l’Homo novus de l’État bourgeois et libéral : la police « ne compromettra en rien la sûreté du citoyen paisible ; au contraire, elle est protectrice de sa propriété, de sa liberté56 ». En tant que système qui garantit ces prérogatives individuelles, la police s’insère dans la nouvelle économie du droit qui renonce à son pouvoir d’un côté et l’intensifie de l’autre. De fait, en répudiant les solutions sommaires, la loi de police « ne frappera pas indistinctement, […] elle ne généralisera point l’injuste application des peines quelconques à des classes entières ; elle n’attachera le fatal soupçon à l’état d’aucun citoyen ». Mais une fois

repéré le « mauvais citoyen », la police devra le frapper avec une rigueur méthodique « dès le premier acte par lequel il manifesterait des intentions criminelles ; elle étouffera son premier murmure de révolte et de provocation ou désordre, […] elle suivra pas à pas, accompagnée de la peine, l’homme dépravé57 ». L’ambivalence de la proposition de Sieyès perdure. D’une part, elle est vouée à exiger une prudence accrue dans l’application indifférenciée de mesures de police ; d’autre part, il lui faut mettre au point des dispositifs sur les inclinations et les comportements individuels. Et c’est ce second aspect qui inquiétait certains membres de la Convention. En second lieu, le dessein de Sieyès se confronte une fois de plus à une nécessité endémique de la Révolution, apparue quelques années auparavant avec la même force : la police est appelée avant tout à protéger l’activité des organes institutionnels. À cette époque, il s’agissait du pouvoir constituant58 ; maintenant, il s’agit de ses fruits : la représentation nationale, l’autorité constituée. Une norme de la loi est particulièrement significative à cet égard. Au cas où « les ennemis du peuple » réussiraient à « entamer, opprimer ou dissoudre la représentation nationale », menaçant ainsi la survie de la République, est prévu un nuancier de « mesures comme lois fondamentales de salut public59 » (art. 18). Le danger d’un coup d’État suggère au législateur, en l’occurrence à Sieyès, une antinomie audacieuse : en qualifiant des mesures de police de lois fondamentales, on arrive à concevoir que l’extraordinaire puisse devenir essentiel, que l’urgence puisse opérer comme source de normalité, que l’événement constitutif du droit puisse se retourner lui-même en raison constituée. En définitive, grâce au dispositif de police, le cas d’urgence acquiert une durée permanente. En unifiant règle de police et fondement constitutionnel, cet article associe la décision sur la situation exceptionnelle à l’exercice de la souveraineté, selon un modèle antilégaliste que Carl Schmitt avait relevé parmi les révolutionnaires60.

Par ailleurs, dans ce cas, une loi de grande police fonctionne aussi comme une loi de police générale qui, dans la discipline d’un secteur, sauvegarde aussi l’existence même de l’organisation politique. Son but, face au danger de la dissolution, se confond entièrement avec les mesures qui en assurent simplement la survie. Surveillance et politique sont ici indissociables : elles vont au-delà de cette harmonie dans la séparation, qu’avait souhaitée Hérault de Séchelles dans le débat de 1792 sur le projet Gensonné61. Toutefois, l’analogie entre « police générale » et « grande police » n’est que contingente. En général, promulguer une loi de grande police signifie en effet projeter sur une échelle globale, autrement dit sur la totalité de l’appareil institutionnel, l’esprit de vigilance, de répression et d’épuration qui caractérise l’activité habituelle de police dans ses différents contextes territoriaux. Les mesures que prévoit l’article 18 au titre des lois fondamentales de salut public traduisent pleinement cet esprit. Considérons les deux premières dispositions. La première établit que « ceux des représentants que n’aura point atteint le poignard parricide, ceux qui sont en mission dans le département, ceux qui sont en congé et les suppléants, se réuniront au plus tôt à Châlonssur-Marne ; mais les circonstances les obligent-elles à se rassembler ailleurs, quelque part que la majorité délibère, là est la représentation nationale, avec toute l’autorité qu’elle tient du peuple français ». La deuxième précise que « ceux des membres de la Convention qui seraient restés dans la commune où la représentation a été violée seront incapables d’y exercer leur mission ni aucune fonction publique62 ». Bien qu’il s’agisse ici de la légitimité de l’institution qui représente le peuple, et donc d’un problème vital pour un État constitutionnel, les deux mesures, derrière le pathos de façade, affrontent le problème avec une indifférence bureaucratique, comme s’il s’agissait de la plus banale opération de police. On y trouve en effet l’approche logistique qui caractérise une normale intervention d’ordre public. L’esprit géométrique et stratégique est identique à

celui requis pour gouverner une quelconque partie du territoire et de la population. Déplacement d’un lieu à l’autre d’un certain nombre d’individus, fermeture de leur lieu de réunion habituel, autorisation d’en ouvrir un autre, sanction pour ceux qui restent dans leur siège d’origine. La sauvegarde d’un État peut aussi être conçue d’une manière strictement pragmatique : derrière l’apparente gravité du moment, règne, en réalité, la plus prosaïque logique policière. Du point de vue de la police, la Convention est avant tout une entité physique, une réunion d’individus. Elle n’est qu’en second lieu le pivot politique et constituant de la République. Au strict niveau de la pratique, indépendamment des significations ultérieures, que peuton tirer de ces mesures ? S’agissant de propositions normatives, elles ne peuvent qu’exprimer des concepts déontiques : une interdiction de réunion dans certains lieux, une prescription à le faire dans d’autres et la reconnaissance juridique qui en résulte. Ce sont là trois séquences juridiques qui, dans le cas présent, concernent la réalité de la représentation nationale et ont donc une forte charge symbolique. Toutefois, ils restent trois façons de faire où se manifeste le pouvoir de la police le plus classique. Certes, les précédents ne manquent pas. Il suffit de rappeler, à titre d’exemple, cette combinaison de référence spatiale et de valeur juridique qu’offrait le « lieu-marché » constitué par le quadrillage policier. Le schéma de l’interdiction, de la prescription et de la reconnaissance de validité, que nous voyons appliqué maintenant dans les mesures de grande police, s’adaptait parfaitement aussi à cette situation. Ses destinataires, toutefois, ne sont pas ici des citoyens privés, même s’ils sont encadrés dans des corporations professionnelles, mais des membres de la représentation nationale. Même une persona ficta comme la Convention, peut devenir l’objet d’une technique policière, à l’égal de n’importe quelle personne réelle. Une loi de grande police, d’un point de vue fonctionnel, est à même de réglementer les institutions fondamentales d’un État selon des critères matériels comparables à

ceux qui sont employés pour un objet d’une autre nature, comme le marché d’une ville. Il est significatif que le troisième alinéa s’adresse directement au peuple français, l’invitant « dans cette crise passagère » à rester « calme et tranquille ». La versatilité de la rationalité policière se confirme ainsi capable de modeler aussi bien les hommes et les choses que les organismes artificiels. Certes, les opérations où se concrétise la rationalité gouvernementale ont une valeur symbolique supérieure quand elles concernent des entités nominales et collectives, les institutions publiques. Mais elles n’en demeurent pas moins essentiellement des mécanismes pratiques, des modus operandi qui, indépendamment des contextes et de leur valeur symbolique, appliquent la même logique normative de « police ».

La police est un ministère À l’époque révolutionnaire, si les points institutionnels les plus importants tournent autour des projets de constitution qui se succèdent de 1789 à l’an VIII, il est évident que la police est un catalyseur parallèle du débat politique. Nous avons plusieurs fois signalé combien le caractère exceptionnel des événements fournit toujours un deuxième souffle à la question de l’ordre public, au point de générer une véritable inflation législative pendant la période qui va de la fin de 1789 au virage thermidorien. La préoccupation récurrente de garantir les conquêtes révolutionnaires contre les attaques séditieuses de toute nature pousse le Directoire exécutif sur une voie qu’il n’avait jamais consciemment empruntée. Puisque la constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) avait institué six ministères sur un total de huit, le Directoire invite le corps législatif à en créer un septième, de police générale, uniquement pour le département de la Seine, en déplaçant certaines compétences du ministère de l’Intérieur, trop lourdement chargé de fonctions. Même si elle se fond dans l’appareil administratif, la police réacquiert une

visibilité institutionnelle alors qu’en fait elle semblait désormais vouée à jouer le rôle certes stratégique, mais instrumental, de bras exécutif de la force intérieure de l’État. Dans la vision du Directoire, la police pourrait aller jusqu’à revivre sa période faste, étant donné les tâches qui devaient revenir au nouveau ministère : mœurs des citoyens, salubrité de l’air, sûreté et tranquillité des habitants, propreté des communes, telles sont les matières nécessaires auxquelles l’exécutif ajoute, avec une nostalgie que dissimule mal son apparente indifférence : « Vous pèserez dans votre sagesse s’il ne convient pas d’y comprendre la garde nationale sédentaire, les gendarmerie et légion de police, les prisons, maisons d’arrêt, de justice et de réclusion, les hôpitaux civils, les établissements et ateliers de charité, la répression de la mendicité et du vagabondage, les secours civils, les établissements destinés aux sourds-muets et aux aveugles, les spectacles, les lieux publics, les cafés, les maisons de jeu, les maisons garnies, les logeurs, les poids et mesures, et la répression du scandale qu’offre le débordement des mœurs et de la morale63. » On ne sait si le président Rewbell, avant de se prononcer ainsi, avait relu Delamare. Son exhortation est symptomatique de la vivacité et de la clarté de l’alternative entre une police limitée à la sécurité publique et une police élargie à tout ce qui la caractérisait sous l’Ancien Régime. Le débat parlementaire qui suit met en évidence cet écart et prend en compte l’inévitable héritage du passé. Selon Delaunay, la proposition du directoire doit être acceptée avec conviction, et l’action du nouveau ministère mérite même d’être étendue à toute la république, et pas seulement au département de la Seine. Pour parer les coups des factions portés à l’ordre républicain, il n’y a pas d’autre moyen qu’une police « active et dirigée par un ministre austère et ferme dans les principes républicains », comme il le soutient lors de la séance du 9 nivôse an IV64 (30 décembre 1795). À ceux qui, comme Dumolard et Madier, voient réapparaître derrière ce nouveau ministre l’inquiétante figure du lieutenant de police

parisien, et plus généralement les institutions monarchiques, Génissieux rétorque : « Le bureau de police n’aura que la surveillance, et n’aura jamais l’action immédiate65. » Dans le même esprit Thibaudeau précise que « l’administration est le but, la police le moyen66 ». Ces déclarations semblent signer la mort d’un certain type de police, au moment où celle-ci est élevée au rang de ministère, mais où elle est en fait privée d’un rôle actif, d’un rôle de gouvernement. C’est désormais l’appareil administratif dans sa totalité qui est titulaire de l’« action immédiate ». De ce qu’était la mesure de police au double sens de l’organe et de la fonction, il ne reste que la fonction, pas l’organe. De fait, comme le dit la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) qui institue le Code des délits et des peines, « les lois qui la concernent [la police] font partie du code des administrations civiles67 ». Face à une telle révolution conceptuelle, ces premières phases du débat montrent l’incubation d’un phénomène non moins important. La perspective d’étendre le nouveau ministère à tout le territoire de l’État laisse entrevoir la prochaine affirmation de cette police politique déjà rodée avec un indiscutable succès sous la Terreur. Paris offre certes toujours le modèle policier à exporter dans les autres parties de l’État, mais non plus selon ce critère d’extension analogique que, à la fin du XVIIe siècle, comme on l’a vu, sollicitait l’intendant D’Aguesseau68. À présent, il s’agit de faire de la capitale le centre de coordination d’une vigilance nationale, car « on ne peut exercer une bonne police à Paris qu’autant qu’on aura l’œil ouvert sur tous les départements », selon un argument de Génissieux au cours de la même séance du 9 nivôse. On pourra plus facilement éliminer les attentats contre le pouvoir constitué si l’on applique à l’échelle nationale le réseau des contrôles en les reconduisant à un centre directif. La police politique de Fouché tirera sans doute parti de cette intuition. Mais la discussion présente des bases plus intéressantes avec

l’intervention de Messan, qui constate l’inefficacité du bureau central de police prévu par la Constitution de l’an III et souhaite pour Paris un « régime particulier », où la police ne serait pas traitée comme un quelconque objet d’administration. Les hésitations entre le passé et quelque chose qui tente difficilement de se définir accompagnent encore la façon de représenter un objet dont il n’est pas facile de préciser les contours. Même si elle est subordonnée à l’ordre administratif, la police conserve un statut spécial, comme si la fluidité des paramètres dont s’inspire son action la rendait rétive à toute réduction dans un cadre juridique clair. Il semble en effet difficile d’encadrer juridiquement une institution dans laquelle les critères objectifs d’une action rationnelle se confondent, d’une manière inextricable, avec les qualités subjectives de celui qui l’exerce. Les mots de Messan témoignent de cette difficulté : « La police en elle-même, dans une aussi grande cité que Paris, ne peut pas être considérée comme un objet de simple administration ; elle exige un régime particulier, un chef et des hommes qui soient réellement propres à cette partie intéressante de l’ordre public. Il faut pour l’exercer un pouvoir qui s’étende presque jusqu’à l’arbitraire ; et la responsabilité de ce chef ne peut être attaquée que d’après la perversité démontrée de son intention. Il doit exercer des fonctions éternelles et initiatives de l’ordre judiciaire ; les moyens les plus puissants doivent être sans cesse dans ses mains ; il ne doit jamais avoir besoin de recourir à une autre autorité que la sienne ; il doit rendre compte de ses actions, mais n’avoir jamais besoin de puissance étrangère pour les diriger ; enfin, il doit rendre compte de ses intentions, les justifier ; mais rien ne doit l’empêcher d’agir69. » Pourvue de telles caractéristiques, la police confirme sa position de frontière entre ordre légal prévisible et pratique concrète indéterminée. Toujours située entre régularité et arbitraire, elle jouit d’un vaste domaine discrétionnaire qu’elle gère de façon pleinement souveraine. Son action, en effet, ne connaît pas de limites objectives.

Elle n’est pas contrôlable en tant que telle, mais seulement d’une manière indirecte, par la mauvaise intention de celui qui l’exerce. En principe, selon le raisonnement de Messan, tout lui est permis, sauf ce qui est accompli de mauvaise foi. Mais tant qu’une telle éventualité n’est pas avérée, aucun obstacle ne l’arrête. On comprend qu’avec le viatique d’une aussi vaste présomption de régularité, l’activité policière frôle l’arbitraire : elle fonde une normativité parallèle à celle du droit. On comprend aussi combien il est ardu de démontrer cette volonté maligne qui seule pourrait en invalider l’action. En somme, si l’immunité du nouveau ministère de la Police semble avoir une telle portée – au terme de son intervention, Messan parle significativement de « formes » qui ne doivent pas faire obstacle à l’exécution de ses tâches –, les soupçons de ceux qui y perçoivent les signes d’une tradition difficilement réductible sont plus que légitimes. Si dans la position de Messan, les thèmes politiques et fonctionnels sont une fois de plus mis au service de la création d’un ministère adéquat de la Police, dans celle de Thibaudeau, en revanche, s’exprime une très mûre conscience des difficultés inhérentes à un tel choix. Séparer la police du ministère de l’Intérieur est un geste contradictoire qui bouleverse la logique du pouvoir public, dans lequel la police est un moyen de l’administration. En faisant de l’instrument-police une fin, le ministère de l’Intérieur, ne pouvant disposer selon sa volonté de cette force exécutive, se trouve davantage limité par un pouvoir concurrentiel. Tout ceci finirait inévitablement par entraver les opérations d’ordre public. Les observations de Thibaudeau sont importantes parce que, au-delà de la décision prise par le corps législatif, elles posent lucidement le problème de l’autonomie technique des pratiques ordonnatrices de la société. Sous le signe de la rationalité gouvernementale, le débat parlementaire connaît ici l’un de ses moments les plus significatifs. La laborieuse évolution du concept de police, orientée vers une fusion

dans l’administration, révèle dans cette phase un enjeu radical de son histoire séculaire : la possibilité que les dispositifs où se concrétise cette force perdent leur caractère purement instrumental et acquièrent les traits d’une institution autonome. D’instrument, la police se transforme ainsi en valeur, de moyen au service d’une fin, elle se stabilise dans la fin même. Irréductible au rôle subalterne d’organe opératoire, la police s’affirme comme sujet souverain à part entière. Un sujet qui, à ce moment, ne rassemble pas seulement un complexe de personnes et de ressources matérielles, comme le font les autres ministères. La particularité de la nouvelle institution est qu’elle confère une importance primaire et immédiate à la pratique de la force. De service prêté à la cause de l’État, la force devient un centre de volonté autonome, une institution au même titre que les autres divisions administratives. En somme, avec la création du ministère de Police, on affronte un problème théorique capital : est-il possible de reconnaître aux « moyens » une rationalité et une capacité de décision autosuffisantes, qui seraient indépendantes de l’éclairage d’un contrôle supérieur ? La logique du « moyen » se réduit-elle à réunir l’intention aux buts, ou bien si on lui attribue une autonomie propre, ne risque-t-on pas de créer une force acéphale et incontrôlable ? Parmi les craintes d’un retour au passé et la recherche d’un système de surveillance réellement efficace, les solutions proposées tour à tour recouvrent souvent des figures déjà connues, qu’on s’efforce d’adapter à un contexte en voie de transformation. Dans ce sens, on ne s’étonnera pas que le même Thibaudeau, après avoir constaté sous l’angle constitutionnel l’avènement d’un ministère de la Police, rappelle grossièrement l’esprit de l’Ancien Régime, en souhaitant la réintroduction des lieutenants de police. Ces magistrats, selon lui, étaient efficaces parce qu’ils se concentraient sur les villes, alors qu’ils l’auraient été beaucoup moins s’ils avaient dû avoir le contrôle de l’État tout entier. De même, une intervention comme celle de Hardy

jette sur le sujet plus de confusion que de clarté. En effet, celui-ci distingue la surveillance qui « prévient » de la police qui « punit », comme si le Code des délits et des peines promulgué deux mois avant n’avait pas établi, dans son article 19 que la « police administrative tend principalement à prévenir les délits70 ». Et que dire encore de Doulcet qui semble avoir à l’esprit l’éloge du lieutenant D’Argenson par Fontenelle, lorsqu’il imagine le « nouveau » ministère avec les caractéristiques suivantes : « Organisez-vous un ministère chargé d’établir à Paris une police active et vigoureuse ; avec elle, on peut tout savoir, tout prévoir, tout prévenir : répandue avec art dans les lieux publics, elle doit y reconnaître les agitateurs, et surprendre le mot d’ordre de la sédition qu’on prépare ; […] l’adage de cette police doit être, comme autrefois, sûreté, propreté, clarté71. » Il est donc difficile de retrouver une cohérence qui imprime à la police une forte originalité par rapport au passé, qui la fasse sentir indubitablement moderne. Après tout, ce n’est pas là l’aspect le plus intéressant, car il résulterait moins de la constatation de la réalité que d’une projection rétrospective. Si on analyse les faits sur un autre mode que celui de la continuité-rupture, surgit alors une question objective, pratique et théorique, que l’on peut résumer ainsi : qu’estce que cette rationalité de la force qui revendique d’être pleinement reconnue comme telle sous le signe de la police ? Toute la prose parlementaire, au-delà des divisions sur la décision à adopter, se nourrit de ce feu problématique. La vérité historique de ces débats ne réside pas tant dans le degré de modernité ou de tradition qu’exprime l’intervention de chaque orateur ; ni même dans le fait qu’une position, selon qu’elle conçoit la police à l’échelle urbaine ou nationale, se révèle plus efficace et réaliste que l’autre, plus apte à affronter les urgences de la situation. Au fond de ces vérités superficielles, amplifiées par la théâtralité de la polémique, gît la vérité tenace du problème que pose la police comme rationalité pratique. C’est là le cœur du discours commun à tous les

interlocuteurs, avertis seulement par moments de la partie – moins éloquente mais par certains aspects plus importante – qui est en train de se jouer. Dans la masse des orateurs et des commentateurs qui se renvoient confusément les arguments, se détache l’opinion de Jean Marie Portalis, le futur père du code civil. Dans son discours du 12 nivôse an IV (2 janvier 1796), le subtil jurisconsulte pose la question avec la rigueur et la clarté qui le caractérisent. Bien que le 10 nivôse, le Conseil des Cinq-Cents eût déjà approuvé la création du ministère de la Police générale de la République selon le dessein originel présenté par le Directoire, Portalis a recours à l’argument historique et au raisonnement logique pour démontrer au Conseil des Anciens l’inopportunité de l’initiative. Son désaccord porte sur plusieurs points. Tout d’abord, une généalogie de l’institution montre déjà la difficulté technique d’une police généralisée : Qu’est-ce que la police ? J’en conçois deux sortes. Le mot de police générale peut signifier le maintien de l’ordre, de la sûreté de la République entière ; et cette surveillance est déléguée par la constitution au directoire lui-même. Si nous attachons au mot police l’acception que l’usage de tous les peuples lui donne, nous entendrons la surveillance des mœurs, des approvisionnements généraux des cités, la propreté et l’assainissement des lieux publics ; en un mot, tout ce qui comprend la sûreté et les commodités de la vie. La police n’est pas l’ordre public de l’État, mais l’ordre public de chaque cité, de là il suit qu’elle doit être locale, parce que les besoins d’une ville ne sont pas ceux d’une autre. Si la police est inhérente à chaque cité, si elle est essentiellement locale, on ne peut pas créer un ministère de la police générale de la république, qui, n’étant point dans chaque localité, ne pourra point donner à la police toute l’activité et la célérité qui font sa force, et constituent son plus grand degré d’utilité. Loin de former un ministère particulier, la police doit être l’œil de tous les ministères, […] elle est au-dessous de toutes les autorités constituées, elle n’a aucun pouvoir à exercer. Si vous en faites un ministère, vous lui ôtez sa nature de surveillance pour en faire une autorité qui jalousera toutes les autres, et qui en sera jalousée à son tour, parce qu’elle les

gênera sans cesse : vous en faites une autorité à laquelle vous ne pouvez pas assigner de limites, une autorité qui envahira les autres ministères, car l’action de la police s’étend sur tout72.

Portalis fixe ici quelques repères conceptuels du modèle français de police, qui illustrent le passé d’une institution qui ne pourra jamais plus être ce qu’elle a été. Que cessent les équivoques d’une police d’État propres au discours mercantiliste qui conçoit l’espace national comme une totalité homogène. Il existe autant de polices qu’il y a d’unités urbaines, non réductibles à l’hégémonie d’un centre. L’ordre public est une notion polymorphe. Il se conforme à la particularité des cas et ne peut être figé dans un schéma valide a priori. La police poursuit des finalités décidées par d’autres autorités. Si ses dispositifs se posent au service d’eux-mêmes, ils se transforment en projet politique et deviennent ainsi une menace permanente pour chaque constitution. Voilà pourquoi la police doit rester pure technique, force qui ne se consolide pas dans la référence à un ministère qui lui serait propre. Ce n’est qu’ainsi qu’elle préservera son autonomie de moyen en s’offrant à tous les centres de pouvoir et à aucun en particulier. Avec réalisme, Portalis, à la fin de son raisonnement, saisit parfaitement la nature historique du phénomène, en rappelant que l’action de police « s’étend sur tout ». Dans cette expression, on perçoit moins le ressentiment critique d’un esprit libéral que l’observateur fonctionnaliste désenchanté. Il est évident que la force envahissante de la police appartient aux techniques qu’elle emploie pour réguler la réalité. Il serait vraiment dangereux que la dispersion objective de ces instruments, au service de plusieurs maîtres, par nature, trouve un régime imprévoyant de cohérence grâce à l’unité autosuffisante d’un ministère. Le signal d’alarme lancé par Portalis n’a pas pour objet la qualité des moyens de police : les moyens sont ce qu’ils sont, ni bons ni mauvais, tout dépend de l’économie générale dans laquelle ils s’inscrivent. C’est précisément parce que les

techniques de police, du fait de leur caractère inaltérable, s’insinuent partout, qu’il faudra plutôt valoriser ce nomadisme, afin d’éviter qu’elles se concentrent dans une seule instance de pouvoir. Tant qu’ils serviront autrui, ces moyens ne pourront gouverner en leur nom propre ; il vaut mieux dilués socialement qu’ils ne soient politiquement et juridiquement cohérents. Telle est la subtile admonestation que propose, au fond, le raisonnement de Portalis. Toutefois, puisque l’orientation du corps législatif tend à confirmer la création du nouveau ministère, Portalis écarte les arguments de caractère institutionnel valables en principe, et affronte pragmatiquement la situation qui pourrait ainsi se déterminer. Le premier problème est le conflit de compétence avec les ministères déjà existants, en particulier celui de l’Intérieur, source d’inévitables retards dans l’action administrative. Pour cette raison, il est préférable de créer un véritable magistrat dans toutes les grandes villes. Un magistrat que Portalis ne considère pas comme un « fonctionnaire », comme un agent de l’administration, qui bientôt allait être doté d’un statut spécifique de droit public grâce à Napoléon. Cette figure doit être seulement l’« œil du fonctionnaire », selon la métaphore traditionnelle appliquée à la personne de l’espion. Mais il est surtout évident que le magistrat de police « n’entrerait point dans la constitution ; il serait un des agents principaux du directoire, que l’on chargerait d’observer tout ce qui tendrait à troubler la tranquillité publique, et d’en faire part au ministre de la Justice, duquel les autres ministres recevraient les avertissements qui les concerneraient73 ». Ainsi, la police ne mérite donc pas une reconnaissance constitutionnelle. Surtout, elle semble être destinée à occuper un espace intermédiaire où s’opère la soudure entre le ministère de l’Intérieur et celui de la Justice.

L’aboutissement du travail révolutionnaire

La création du ministère de la Police générale de la République, également approuvée par le Conseil des Anciens le 12 nivôse an IV74 (2 janvier 1796), représente seulement le point culminant d’un débat qui, depuis l’éclatement de la Révolution, n’a cessé de problématiser la nature et la fonction du pouvoir policier. Les épisodes législatifs qui rythment cette période trouvent dans le Code des délits et des peines du 3 brumaire an IV (25 octobre 1796) la consécration la plus significative. Il est déjà significatif qu’après les dispositions préliminaires, le premier livre du code commence précisément avec la police. Si le but d’un code est d’exposer de manière cohérente les règles générales et particulières qui structurent un certain domaine du droit, commencer par la police équivaut à tenter de diminuer l’écart entre le monde des faits et celui de leur qualification criminelle. Le système a sa logique, parfois non irréprochable, mais toujours déchiffrable. Le fait que la police introduise la procédure criminelle a une évidente signification. Elle est entendue comme le truchement entre deux aspects de la vie dont elle marque la différence et dénonce également la confusion : la normalité et le délit, l’innocence et la faute. Le triage fondamental dont parlait Hérault de Séchelles trouve sa confirmation dans l’architecture d’un code qui situe la police dans un certain rapport avec les conduites humaines d’un côté, et avec les institutions judiciaires de l’autre. La police se situe au seuil du parcours qui rend manifeste à tout le monde l’existence de ce mal appelé délit. Sans l’entrée en jeu de la police, ce mal peut exister comme fait historique, ou bien être vécu comme faute morale, mais il risque de rester juridiquement insignifiant. Au terme des dispositions préliminaires, l’article 15 scelle la priorité de la tâche accomplie par la police : « La répression des délits exige l’action de deux autorités distinctes et incompatibles, celle de la police et celle de la justice. L’action de la police précède essentiellement celle de la justice75. » Les articles qui suivent résument les résultats acquis des débats à l’Assemblée

constituante et législative au cours des années précédentes. L’essence de la police moderne est définie en des formulations claires et lapidaires. D’abord, le but de l’institution : « Maintenir l’ordre public, la liberté, la propriété, la sûreté individuelle » (art. 16). En second lieu, la nature de l’activité : « son caractère principal est la vigilance » ; et l’objet sur lequel elle s’exerce : « la société considérée en masse » (art. 17). On peut voir à travers ces dispositions le profil de l’État bourgeois et libéral à sa naissance : la protection de la liberté, de la propriété et de la sûreté individuelle circonscrit, implicitement, cette notion d’ordre public que le code laisse apparaître comme un objectif distinct. L’idée de vigilance exalte la prérogative « oculaire » de la police, qui a une tradition métaphorique bien établie. Toutefois, le rappel de cette image veut surtout indiquer en l’occurrence l’alternative au modèle politique d’une police active et interventionniste. Comme l’avait déjà souligné le juriste Servan, le magistrat chargé de l’ordre public « observe plus qu’il n’agit ; et plus il observe, moins il a besoin d’agir76 ». Être vigilant ne signifie pas imposer une discipline capillaire, mais assurer l’inviolabilité de certains principes. Enfin, apparaît le nouvel interlocuteur de l’État, cette société prise comme un « tout » qui revendique l’autonomie de sujet unitaire et recompose ainsi en un même ensemble les destinataires traditionnels de la police. La potentialité de ce que Lorenz von Stein définira comme « mouvement social77 », est perceptible déjà dans cette référence à la « société considérée en masse », selon une expression déjà employée par Brissot. À cette époque, la masse était certes une notion purement numérique, qui ne désignait qu’une union indifférenciée de singularités : elle n’est pas encore un sujet autonome irréductible aux parties qui le constituent, comme ce sera le cas à partir de la moitié du siècle suivant. Cependant, on retiendra le témoignage d’un langage législatif qui, pour la première fois, recourt à cette expression pour qualifier synthétiquement l’objet auquel s’applique la police.

Après avoir défini la structure de la chose, le code établit la fonction en recourant à la division fondamentale entre police administrative et judiciaire. La première « a pour objet le maintien habituel de l’ordre public dans chaque lieu et dans chaque partie de l’administration générale. Elle tend principalement à prévenir les délits. Les lois qui la concernent font partie du code des administrations civiles » (art. 19). La police judiciaire, en revanche, « recherche les délits que la police administrative n’a pas pu empêcher de commettre, en rassemble les preuves, et en livre les auteurs aux tribunaux » (art. 20). Gouverner et exercer la vigilance : les activités historiques de la police trouvent à présent une systématisation dans des catégories juridiques qui appartiennent toujours à notre vocabulaire. Pour la première fois, une loi tente d’officialiser, mais non de résoudre, le dilemme ancestral d’une police divisée entre les deux fonctions réglementaire et judiciaire. Déjà, le « Décret sur l’organisation judiciaire » du 16 août 1790 (titre II, art. 13) avait indiqué le principe directeur en établissant que « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives78 ». La ligne de démarcation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire n’excluait pas, toutefois, que la même institution, en se dédoublant, puisse exercer les deux fonctions, comme cela avait été le cas depuis toujours avec la police. Le principe de la division des pouvoirs, fruit d’une construction politico-juridique, se révélait inefficace pour accorder l’activité policière avec un schéma constitutionnel abstrait. La loi du 3 brumaire an IV prend acte de cette difficulté : il est impossible de prescrire à la police le choix d’un domaine précis, les résistances d’une histoire séculaire empêchant une adaptation automatique aux nouveaux principes. Dès lors, il vaut mieux établir une fois pour toutes, que la police est une exception à la règle : non pas parce qu’elle comporte intrinsèquement un conflit entre deux fonctions qui devraient rester distinctes, mais parce que, contrairement à tous

les autres pouvoirs publics, elle agit aussi bien à titre administratif qu’à titre judiciaire. Plutôt que d’assainir cette anomalie constitutionnelle, le Code des délits et des peines compte en faire, d’une certaine manière, une qualité. D’où la figure dédoublée du juge de paix, qui est autant un officier de police (art. 48 et sq.) qu’un magistrat doté d’un pouvoir de juger (art. 151 et sq.), même si ce pouvoir est limité à des infractions légères. On comprend dès lors le désarroi de certains contemporains devant une contradiction aussi patente et un langage aussi peu précis79. Mais, on ne saurait réduire l’histoire du droit – et notamment celle de la police – à des principes logiques généraux, car les apories cachent souvent la richesse même de l’expérience. Comment s’expliquer autrement les difficultés de la science juridique à trouver aujourd’hui encore une position claire à ce pouvoir mal défini, à cette notion fuyante « qui nous empêche d’accéder à une conception unitaire de la police80 » ? Pour cette raison, il nous semble finalement plus juste de souligner le réalisme pertinent des législateurs de l’an IV, plutôt que de nous attarder sur les insuffisances de leur rigueur logique. Non pas à cause d’une quelconque bienveillance historiciste qui pousserait à comprendre les choses telles qu’elles se sont effectivement passées, mais pour une raison de fond : la complexité des rationalités pratiques est irréductible à des principes formels. Il est difficile d’imaginer une matière plus sujette à l’inflation législative que celle de la police. L’ordre juridique en voie d’édification, tout en abolissant certaines institutions fondamentales qui agençaient les rapports économiques et sociaux d’Ancien Régime, ne pouvait pas abroger techniquement, par une remise en ordre des normes, les très nombreuses ordonnances de police. La plus grande partie de celles-ci obéissaient à des nécessités contingentes, sans énoncer aucun principe général qui aurait facilité une éventuelle refonte du système. Pour cette raison, le droit de police finit par représenter un réservoir normatif permanent, qui sans être

formellement aboli et refondé, survit comme un patrimoine historique. Très souvent, il fournit de précieux instruments que le droit nouveau ne peut éviter de reconnaître. Mais tout aussi souvent, il pose de difficiles problèmes d’harmonisation avec les normes inspirées de principes constitutionnels. À cet égard, la tentative du Dictionnaire de Guichard, répertoire qui s’insère dans un genre littéraire typique de l’Ancien Régime, est significative. Ce dictionnaire paraît en l’an IV, ce qui n’est pas un hasard. Après l’entrée en vigueur du Code des délits et des peines et la création du ministère de la Police, il est temps de dresser un bilan partiel du processus révolutionnaire dans ce domaine. L’auteur s’en prend à une législation chaotique et sédimentaire, source non seulement d’incohérences, mais aussi de lacunes. Le même code du 3 brumaire, en effet, avait réglementé uniquement la procédure, sans toucher aux aspects substantiels, autrement dit aux délits, pour lesquels il renvoyait aux lois de 1791 (17 juillet sur la police municipale et correctionnelle ; 28 septembre sur la police rurale), et même à l’Ordonnance de 1669 sur les eaux et forêts. Le système de la police devait donc être forgé en intégrant le nouveau à l’ancien, afin de rendre certaine la connaissance et l’application de la loi81.

Penser la police de l’avenir L’effort de la pratique législative, aussi fondamental pour la définition des activités policières, nécessitait pourtant d’une rationalisation systématique capable de dégager nettement les lignes de force de la police de l’avenir. Cette tâche est admirablement accomplie par un article de Jacques Lenoir Laroche paru dans le Moniteur du 18 germinal an IV (7 avril 1796) et par un projet de loi présenté par Portalis quelques années après (frimaire an IX, novembre 1800). Lenoir Laroche affirme l’exigence de dépasser l’incohérence de la

matière. Si le Dictionnaire de Guichard se proposait d’affronter le problème des normes positives, Lenoir recherche l’unité des principes. Ce qui saute aux yeux de cet ancien avocat du Parlement de Paris, c’est d’abord la confusion des règles, au point qu’il est impossible de distinguer entre les comportements autorisés et ceux qui sont interdits. Pour cette raison, « il ne faudrait pas balancer à brûler cet édifice obscur et compliqué, pour le reconstruire sur un plan plus simple et mieux ordonné82 ». En raisonnant davantage en essayiste politique qu’en juriste, Lenoir Laroche énonce les critères généraux à l’aide desquels on peut constituer une police nouvelle. Dans son discours, le terme de « police » est souvent employé comme prédicat du terme « art », comme si, en cette matière, le côté « subjectif » de l’action conservait un rôle important, plus décisif parfois que celui des normes objectives. Bien qu’il soit un défenseur convaincu de la constitution et des lois qui s’en inspirent, Lenoir Laroche laisse toujours la porte ouverte à l’invention, ce qui ne subordonne pas strictement la police au droit positif. La considération de la situation contingente reste toujours le critère fondamental de ses arguments. Le dépassement d’un processus révolutionnaire exténuant passe aussi par l’œuvre pacificatrice de la police. Comme deux siècles plus tôt, à la fin des guerres de religion, il est question de désamorcer les passions politiques qui déchirent le peuple. Mais, tandis que la police en tant que politique gouvernementale en était alors encore à ses « incunables », elle est appelée maintenant à remplir les mêmes fonctions avec un rôle mieux défini dans l’État et à l’égard de la société. À l’égard de l’État, elle joue un rôle exclusivement technique, parce que la légitimité de l’État vient de ce qu’il est une organisation juridique au-dessus des parties : « C’est dans la jouissance du bien présent ; c’est dans l’assurance d’une amélioration à venir, que se puise l’oubli du passé, et que vont s’éteindre toutes les haines, tous les partis. » En ce sens, la police « ne doit voir l’État qu’en lui-

même », autrement dit comme sujet idéologiquement neutre, fondamentalement dépolitisé parce qu’il accueille en lui le libre jeu des opinions. À l’égard des citoyens, en revanche, la police change de stratégie : ceux-ci ne doivent pas être considérés comme des sujets en soi, à la manière de l’État, mais seulement « dans leurs actions83 ». On remet ainsi en discussion cette vocation de la police à connaître les hommes, à les encadrer dans des typologies, à considérer ce qu’ils font pour comprendre ce qu’ils sont. La constitution des subjectivités individuelles appartient à la liberté de chacun, à sa sphère purement intérieure. Aucun dispositif policier ne peut prétendre pénétrer dans cette zone, il doit s’arrêter aux manifestations extérieures, aux actions. En se limitant aux comportements réels, la police doit renoncer ainsi à utiliser l’instrument du suspect comme moyen de surveillance généralisée. Et elle doit abandonner ce circuit pervers qui, à partir des qualités subjectives, retrouve des indices de dangerosité sur la base desquels appliquer des mesures préventives. Les conduites potentielles ne doivent pas intéresser la police d’un État constitutionnel, au risque que soit entamée la crédibilité de cet État : « Rien ne prouverait plus la faiblesse d’un gouvernement que cet esprit de défiance et de contrainte, et ce développement habituel de grands moyens pour de petites choses84 ». Mais au-delà de ces principes généraux d’empreinte libérale et modérée qui trouvent sûrement chez Peuchet un interprète plus versé dans la matière, Lenoir Laroche affronte aussi une question épineuse pour l’histoire de la police : le secret. Lorsqu’on discute de l’intérêt général, comme c’est le cas dans les procédures législatives, la plus grande publicité est nécessaire : mais elle ne l’est pas dans l’activité du gouvernement qui se borne à exécuter les lois. En matière de police, enfin, la transparence est à bannir, parce qu’« ici le succès est presque tout dans le secret85 ». Prudence et mimétisme semblent devoir inspirer l’action du magistrat de police. En fait, la continuité n’est qu’apparente avec un certain type de représentation de l’Ancien

Régime. Bien au contraire, Lenoir Laroche annonce une inversion de l’ordre de visibilité policière par rapport à l’époque classique. Il ajoute en fait que « son action vigilante et coercitive [de la police] se montre à chaque instant, et le bien qu’elle fait est invisible86 ». Il ne s’agit là pas d’une impression personnelle et isolée. Quelques années plus tard on retrouve la même philosophie de la discrétion et de l’adresse chez le préfet de police parisien Vivien. À ses yeux, la police est « d’autant plus efficace qu’elle se fait moins apercevoir et se borne à laisser à l’intérêt privé tout son ressort, en l’arrêtant seulement dans ses écarts87 ». Il est clair, dès lors, que l’attention est déplacée du résultat aux modes employés pour l’atteindre. Sous l’Ancien Régime, à l’inverse, la fonction opérationnelle de la police restait entourée de mystère – on se souvient de ce que Fontenelle disait à propos du lieutenant de police d’Argenson : « être présent partout sans être vu88 » – alors même que le résultat final éclatait dans la félicité publique célébrée dans le monumental recueil normatif de Delamare. Maintenant, on demande que la règle de police soit plus discrète, qu’elle se camoufle dans les comportements sociaux au lieu d’apparaître comme leur irréductible contre-modèle. Il suffit que l’autorité veille et que cette présence soit somme toute sensible : plus d’exaltation des normes policières, il s’agit en revanche de focaliser l’attention sur le fait que les agents sont là, bien visibles, leur pouvoir étant en définitive plus tangible mais aussi plus souple que n’importe quel code de règles. La police moderne requiert moins de prescriptions et plus de savoir-faire ; elle vise au compromis plutôt qu’à l’injonction, ce qui finit par affaiblir la ligne de démarcation entre l’autorité et le corps social. Il faut souligner, à cet égard, l’emploi du verbe « favoriser » pour exprimer la contiguïté plus que le clivage entre normes et conduites : « L’art d’une bonne police est de favoriser la disposition des esprits au repos89. » Telle est la véritable astuce de la police. Elle n’est pas seulement le symbole de l’instance souveraine. Bien davantage, elle est un savoir-faire qui est en même

temps un cadre d’organisation : condition de possibilité, et pas simplement règle des actions sociales. Le mérite de Lenoir Laroche est d’avoir rendu manifeste cet enjeu plus radical : « Occuper tous les jours un peuple des ordres que l’on donne et des moyens que l’on prend pour maintenir la tranquillité publique, c’est l’avertir qu’elle est trop souvent menacée. Le grand artifice de la police est de faire jouir les citoyens du bienfait de l’ordre, en leur dérobant les ressorts qui le leur procurent90. » Une nette évolution se produit dans l’économie du secret policier : les mots de Lenoir ne reconnaissent pas tant le vieux thème d’un contenu indicible de l’action publique, qu’ils montrent que ce secret, loin de demeurer dans le coffre d’un savoir – les arcanes de la politique –, relève de l’artifice de la pratique. Le secret de la police ne se cache pas en tant que tel, selon un schème dialectique où le « non-être » serait rattrapé par l’assertion de son existence. Il reste insaisissable parce que malgré tout, l’ordre possède une forme fluide, indéfinissable a priori, toujours soumise aux nécessités de la contingence. Lenoir met à nu quelques mécaniques de base de la police, mais c’est Portalis, une fois de plus, qui la rationalise en ses termes juridiques définitifs, par une synthèse claire entre solution législative et approfondissement doctrinal. Dans un projet de loi de frimaire an IX (novembre 1800), d’abord approuvé puis annulé par Napoléon, la rationalité policière se manifeste dans tous ses aspects juridiques et dans toutes ses modalités d’action. Sans revenir au vieux thème de la nature administrative ou judiciaire de l’institution, Portalis aborde la question de la police sous l’angle des contraventions punies par les tribunaux de police. L’approche relève plus de la procédure que du droit substantiel : dans les questions de police, il ne s’agit pas seulement du rapport entre citoyens d’une part et pouvoirs publics de l’autre ; il s’agit aussi d’un contentieux qui implique inévitablement des situations où sont en jeu des intérêts privés, régis en tant que tels par le droit civil. L’importance de l’intervention de Portalis vient de

ce qu’il a compris avant tous les autres que le droit de police recoupe bien d’autres domaines juridiques, et qu’à la nécessité de la cohérence normative s’en ajoute une autre encore plus moderne : celle de résoudre, dans les cas concrets, les conflits entre les intérêts et entre les différentes formes de garantie judiciaire. La police devient l’occasion d’expérimenter la rencontre entre le droit civil et des revendications qui ne rentrent pas immédiatement dans ses schémas classiques. Avec le siècle nouveau, les problèmes liés à l’industrialisation feront apparaître que la dichotomie entre public et privé est avant tout une hypothèse d’école, démentie par les situations concrètes où la police sert souvent de catalyseur de normes soit complémentaires, soit concurrentes, soit conflictuelles. C’est pourquoi une approche judiciaire comme celle de Portalis réussit à faire émerger la complexité des cas et à éclairer le contentieux toujours plus complexe que doit affronter la police. Le projet de loi distingue deux types de police, la police « simple » et celle de sûreté : « La police simple juge les négligences et les fautes ; la police de sûreté recherche, poursuit les délits et les crimes, mais ne les juge pas. La première est une sorte de tribunal destiné à corriger, par des peines modérées, les légers manquements du citoyen ; la seconde se place entre le citoyen et les tribunaux pour que les grandes violations ne demeurent pas impunies. L’une est un pouvoir, l’autre n’est qu’un ministère91. » Au sujet des tâches juridictionnelles de la police simple, Portalis regroupe en onze cas de figure les contraventions les plus banales et les plus courantes de la vie quotidienne : nettoyage des rues, encombrements, voiries, comestibles gâtés, injures verbales, rixes légères. La réparation du dommage civil peut être accordée à la demande de l’intéressé ou sur action publique, le commissaire de police étant chargé de la poursuite et le maire de l’énoncé de la peine. Fidèle à une procédure sommaire, Portalis expose la double voie judiciaire ouverte dans ces cas : « Si avant que l’action publique ait été suivie d’un jugement, la partie

lésée intervient, l’affaire est sur le champ renvoyée aux juges de paix92. » Ainsi, la contravention de police a des effets juridiques variés : la peine et la réparation civile du dommage satisfont la société d’un côté et les individus de l’autre. Plus généralement, on comprend la diversité de fronts sur lesquels l’action de police est impliquée, le délicat équilibre entre illégalité et illégitimité des conduites qu’elle est appelée à affronter. Des situations les plus simples à celles où l’évaluation des intérêts en jeu est plus complexe, émerge un problème de fond auquel Portalis consacre la partie la plus intéressante du discours. Son raisonnement dessine les contours d’une autonomie de la contravention de police et en évalue l’impact, en particulier sur le droit de propriété, pierre angulaire du futur code civil, dont l’éminent jurisconsulte sera l’un des principaux artisans : L’infraction de police, considérée en elle-même, et abstraction faite de tout préjudice porté à des tiers, n’offre jamais qu’une question de fait dont l’examen et la décision ne peuvent devenir inquiétants pour le justiciable ; mais le particulier lésé par la plus petite infraction de police a souvent à demander la réparation d’un grand dommage. Un animal qui s’échappe par l’imprudence du propriétaire peut ravager le domaine d’un voisin ou même compromettre sa personne. […] Tout avait été indistinctement attribué par l’Assemblée constituante aux officiers municipaux. Il arrivait qu’une juridiction qui, par sa nature, doit être soumise à peu de formalités, parce qu’elle roule sur des choses qui sont de tous les jours et de tous les instants, prononçait sans une instruction suffisante sur des questions majeures de propriété. L’attribution ayant été faite à tous les officiers municipaux, sans exception, il arrivait encore que, dans les petites communes où il est si difficile de rencontrer des magistrats capables, et où le magistrat, presque confondu avec tous les justiciables, est si exposé à partager toutes leurs passions, l’impéritie, la prévention ou la haine décidaient souvent des intérêts les plus chers ou les plus importants du citoyen. Ainsi, au danger de la chose se joignait l’abus de l’homme. On ne fit que déplacer le mal sans y remédier, lorsqu’on dépouilla les officiers

municipaux pour investir les juges de paix. Les inconvénients attachés à la nature de la juridiction et à la qualité de ceux qui étaient appelés à l’exercer continuèrent à se faire sentir. On les aggrava même, en ôtant la ressource de l’appel aux justiciables […]. On ne peut se dissimuler que la propreté des rues, le soin de la santé publique, les objets de la petite voirie, la tranquillité publique, doivent, dans chaque cité, fixer la sollicitude des administrations locales, puisque la plupart de ces objets sont presque l’unique source des impositions et des dépenses municipales. Il est donc naturel de laisser aux officiers municipaux le droit de protéger, par une surveillance active, des choses dont la conservation est à leur charge. Il est donc dans l’essence même des choses que la police en appartienne aux officiers municipaux. Mais on a cru devoir distinguer les cas où il ne s’agit que de prononcer sur une pure infraction de police, d’avec ceux où il y a des réparations demandées par quelque tiers lésé. Dans le premier cas seulement, on a pensé que la juridiction devait être attribuée aux maires et à leurs adjoints, attendu qu’il ne s’agit alors que d’un objet de police séparé de tout intérêt civil ; mais les juges de paix reprennent tous leurs droits quand, l’infraction de police se trouvant liée à des actions civiles en dommages et intérêts, l’affaire rentre dans le cercle des matières contentieuses ordinaires93.

Portalis semble ici ne se préoccuper que de la répartition des compétences juridictionnelles, faisant en sorte que les situations de droit civil échappent aux autorités administratives. Mais au-delà d’une hiérarchie juridique invétérée que son discours confirme – le droit civil ne saurait être affecté par les questions prosaïques de la police –, les faits de police occupent une place centrale dans l’économie générale des rapports juridiques. L’action civile représente certes le moment où le droit exhibe ses quartiers de noblesse et son essence véritable. Pourtant, le problème que posent les normes et les jugements de police ne concerne pas seulement la qualité des intérêts en jeu – supérieurs si le droit de propriété est menacé, mineurs s’il ne s’agit que de la propreté des rues. En d’autres termes, la question ne peut être appréhendée uniquement d’un point de vue moral, mais requiert une fois de plus une perspective fonctionnaliste. Les choses

de police sont certes quotidiennes et banales, et Portalis, qui reprend Montesquieu sans le citer, se plaît à les minimiser. Mais leur présence n’en offre pas moins l’occasion de différencier divers degrés de demande juridique. Est ainsi délimité un domaine stratégique à plusieurs variables, ce qui remet en cause les divisions classiques du droit objectif et redonne son importance à la police, injustement négligée par le discours savant. Au-delà de ses intentions, Portalis pose les premiers éléments d’un cadre juridique complexe. Il le fait par un biais procédural, comme la distinction entre les compétences juridictionnelles. En réalité, un nouveau concept d’ordre public est en train de voir le jour. La police ne gouverne plus la vie sociale de manière indifférenciée, mais permet que sur certains points se rencontrent les normes, les revendications particulières et les intérêts généraux. Quant à la police de sûreté, définie significativement comme un « ministère » et non comme un simple pouvoir, Portalis en clarifie la fonction purement instrumentale. Puisque cette police raccorde le monde des faits et les décisions de droit, elle peut être confiée aux juges de paix, magistrats de conciliation et donc incompétents pour rechercher et arrêter les coupables, ou pour réunir les preuves nécessaires au jugement : La douce habitude que contracte un juge de paix de rapprocher les parties, de les déterminer à des sacrifices, de peser leurs droits avec l’humanité, de jeter un voile sur la rigueur du droit, pour se livrer à des vues d’équité, le rend peu propre à cet autre ministère qui ne doit connaître que les lois, et qui ne transige jamais. […] L’officier chargé de la police de sûreté doit plutôt considérer la société que les particuliers ; un officier de paix doit plutôt considérer les particuliers que la société ; la sévérité est le partage de l’un, et la douceur celui de l’autre ; celui-ci étudie les intérêts des hommes, celui-là ne pèse que leurs actions, il ne consulte d’autres intérêts que celui de la loi. […] Les officiers de la police ne sont pas juges, mais seulement parties publiques, […] ils ne sont que des ministres intermédiaires entre l’homme et le juge. […] Le droit d’arrêter un coupable n’est point une

fonction judiciaire94.

Les individus et le tout sont les objets auxquels s’applique le pouvoir de police ; le jugement dans le premier cas, la recherche des coupables dans le second, sont deux techniques par lesquelles s’infléchit une rationalité pratique qui ne peut renoncer à son ambivalence. Chaque projet de réforme finit toujours par confirmer cette inaltérable vérité. Le processus de transformation de la police de la seconde moitié du XVIIIe siècle tient à des facteurs sociaux et culturels, qui ont trouvé dans les débats révolutionnaires un moment de complète synthèse autour des thèmes de la force publique et de la sûreté générale. En tant qu’appareil gouvernemental, instrument de répression du crime et activité d’instruction au service de la vérité judiciaire, la police est une institution qui est considérée dans toutes ses prérogatives : à des mesures concrètes qui reprennent les expériences de l’Ancien Régime s’ajoutent des principes normatifs en nette rupture avec le passé. Les enjeux gouvernementaux peuvent varier, mais la rationalité instrumentale conserve une certaine autonomie. En produisant des « moyens », la police participe à l’esprit de l’État de droit, tout en gardant cette imperméabilité face aux valeurs, qui est propre à l’agir instrumental. En définitive, on a affaire à un pouvoir irréductible au cadre général et abstrait de la norme juridique. Le travail révolutionnaire a abouti néanmoins à une définition plus précise de la police autour de trois typologies institutionnelles : 1) la police municipale, qui veille sur la tranquillité publique et le respect des règlements de base d’une communauté (dénombrement des habitants, propreté, salubrité, maisons publiques, hôpitaux, collèges, jeux de hasard, sociétés ou clubs, denrées, poids et mesures, etc. ; 2) la police correctionnelle, qui juge des infractions dangereuses pour la société, mais dont la gravité ne mérite pas qu’elles figurent dans le code pénal ; 3) la police de sûreté, chargée des fonctions de

l’investigation et de l’instruction des délits relevant des tribunaux de police correctionnelle et des tribunaux criminels. Telle est l’évolution de la police française au stade où elle commence à devenir moderne. Mais un autre modèle policier rivalise avec le modèle français dans l’Europe des Lumières : la Polizei allemande et autrichienne. Il s’agit d’une expérience pratique et théorique originale, qui connaît un parcours historique différent et pour cela capable, en retour, de faire mieux percevoir la spécificité du phénomène français. Police et Polizei sont deux façons de concevoir l’ordre public. Au cours du XVIIIe siècle, l’une et l’autre se sont mesurées à distance, comme si elles étaient orgueilleuses d’affirmer leur irréductible diversité plutôt que de comprendre réciproquement leurs pratiques et discours.

1 AP, XXVII, p. 720 et sq. 2 Actes de la Commune de Paris, op. cit., V, p. 321. 3 AP, XXVII, p. 723. 4 Ibid., p. 724. 5 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 403 et sq. Sur ce point, P. LASCOUMES, P. PONCELA, « Classer et punir autrement : les incriminations sous l’Ancien Régime et sous la Constituante », dans R. Badinter (dir.), Une autre justice. Contributions à l’histoire de la justice sous la Révolution française, Fayard, Paris, 1989, p. 94 et sq. 6 À ce sujet, J. GOLDSCHMIDT, Das Strafsverwaltungsrecht, op. cit., p. 16 et sq., 54 et sq., 97 et sq. 7 AP, XXVII, p. 747. 8 Ibid., XXVIII, p. 7. 9 Ibid., p. 433. 10 Ibid., XXXI, p. 133. 11 Ibid., p. 135 ; J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 379. 12 Séance du 3 mai 1792, AP, XLII, p. 716. 13 Ibid., XLIV, p. 352. 14 Cf. la Constitution du 3 septembre 1791, tit. III, chap. V, article 23. 15 AP, XLIV, p. 353. 16 Ibid., p. 354. 17 Ibid., p. 355. 18 Comme le décrira Hegel dans la figure Maîtrise/Servitude. Cf. G.W. F. HEGEL,

Phénoménologie de l’esprit, 1, Aubier, Paris, 1991, p. 117-130. 19 Ibid., XLVII, p. 136. 20 Ibid. 21 Ibid. 22 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VIII, p. 471. 23 AP, XLVII, p. 137. 24 Ibid., p. 138. 25 Ibid., p. 193 et sq. 26 Sur le rôle central de la police « politique » dans le discours de Hérault, P. COLOMBO, Governo e costituzione, op. cit., p. 69. 27 CH. L. LIMODIN, Réflexions générales sur la police, et sq.e., et sq.l., an V, p. 13 (en italique dans le texte). En avouant sa nostalgie de la vieille police et de l’esprit d’amélioration sociale qu’elle incarnait, Limodin argumente ainsi : « On ne peut arrêter un homme que lorsqu’il a commis un délit contraire à l’ordre et aux intérêts de la société. Mais n’est-ce pas un délit social, un crime de lèse-société, par exemple, que de n’exercer aucune profession, si l’on ne peut justifier d’un revenu capable de fournir aux besoins de la vie ? Cet homme doit être nécessairement ou un voleur ou un escroc ? […] Cependant la Police ne peut atteindre ces hommes, dont Paris est empoisonné. Les lois étant restées muettes. C’est là ce que j’entends et appelle friser l’arbitraire » (p. 14). 28 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 478. 29 Ibid., p. 484. 30 AP, XLVII, p. 197. 31 Ibid. 32 Ibid. 33 Ibid., p. 198. 34 Ibid., p. 230. 35 Ibid. 36 Ibid., p. 231. 37 Ibid., p. 464. 38 Ibid., p. 466. 39 Ibid., XLVIII, p. 41. 40 AP, LXVI, p. 544. 41 Sur la différence entre loi et décret, M. VERPEAUX, La Naissance du pouvoir réglementaire 1789-1799, PUF, Paris, 1991, p. 164 et sq. 42 AP, LXVI, p. 547. 43 AP, LXXXIII, p. 93. 44 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VI, p. 271. 45 Sur ces aspects, M. VERPEAUX, La Naissance du pouvoir réglementaire 1789-1799, op. cit., p. 160 et sq. 46 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VI, p. 271. 47 Ibid., p. 392.

48 V. A. ORDING, Le Bureau de police du comité de salut public, Dybwad, Oslo, 1930. Cf. aussi E. A. ARNOLD, Fouché, Napoléon, and the General Police, op. cit., p. 22. 49 « Rapport au nom du comité de salut public, sur la police générale », AP, LXXXVIII, p. 617. 50 Cf. le « Décret relatif aux gens suspects » du 17 septembre 1793, J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VI, p. 213. 51 AP, LXXXVIII, p. 615-616. 52 « Décret concernant la répression des conspirateurs, l’éloignement des nobles, et la police générale ». Ibid., p. 650. J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VII, p. 172-173. 53 Recueil des actes du comité de salut public avec la correspondance officielle des représentants en mission et le registre du conseil exécutif provisoire, 28 vol., pub. par F.-A. Aulard, Imprimerie nationale, Paris, 1909-1955, XXVII, p. 310-312. 54 MU, XXIV, p. 35. 55 Ibid., p. 36. 56 Ibid., p. 35. Nous soulignons. 57 Ibid. 58 Cf. supra la déclaration de Thouret lors de la séance du 30 décembre 1790. 59 MU, XXIV, p. 39. 60 Cf. Carl SCHMITT, Die Diktatur (1921), tr. fr. La Dictature, Seuil, Paris, 2000, chap. 5. 61 Cf. supra, § 6. 62 MU, XXIV, p. 39-40. 63 Délibération du 5 nivôse an IV (26 décembre 1795), MU, XXVII, p. 84. 64 Ibid., p. 96. 65 Ibid. 66 Ibid., p. 102. 67 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VIII, p. 471. 68 Cf. supra chap. 1. 69 MU, XXVII, p. 101. 70 MU, XXVII, p. 103 ; pour le code, J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., VIII, p. 471. 71 Ibid. 72 Ibid., p. 132-133. 73 MU, XXVII, p. 133. 74 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., IX, p. 32. 75 Ibid., VIII, p. 471. 76 J.M. A. SERVAN, Discours sur l’administration de la justice criminelle, Barbier, Genève, 1767, p. 17. 77 L. VON STEIN, Geschichte der socialen Bewegung in Frankreich von 1789 bis auf unsere Tage, 3 vol., Wiegand, Leipzig, 1850, I, p. XXXVIII et sq. 78 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., I, p. 312. 79 « Peut-être est-ce une expression impropre que celle de police judiciaire, pour désigner une autorité qui ne juge rien ; l’épithète judiciaire ne convient qu’à quelque chose qui tient

à la justice, à l’action de juger […]. Tout au contraire, police judiciaire […] veut dire une autorité dont la fonction est de ne rien juger, mais seulement de précéder la justice. Il semble, d’après cela, que la qualification de police antéjudiciaire, est celle qui lui aurait le mieux convenu […]. D’une part, on définit la police comme une autorité qui ne juge pas, qui est même incompatible avec la fonction de juger ; et, d’autre part, on donne le nom de tribunal de police à l’une des autorités chargées de juger les délits. » A. C. GUICHARD, « Police », Dictionnaire de police administrative et judiciaire et de la justice correctionnelle, chez l’auteur, Paris, an IV (1796), p. 322-323. 80 É. PICARD, La Notion de police administrative, 2 vol., LGDJ, Paris, 1984, II, p. 456. 81 A. C. GUICHARD, Dictionnaire de police administrative et judiciaire et de la justice correctionnelle, op. cit., p. 9. 82 J. LENOIR LAROCHE, « Quelques principes sur la police », MU, 18 germinal, an IV (7 avril 1796), XXVIII, p. 141. 83 Ibid., p. 142 (l’italique est dans le texte). 84 Ibid. 85 Ibid. 86 Ibid., p. 141. 87 A.F. A. VIVIEN, Le Préfet de police, op. cit., p. 51. 88 Cf. supra chap. 1. 89 J. LENOIR LAROCHE, « Quelques principes sur la police », art. cit., p. 142. 90 Ibid. 91 Archives parlementaires. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises de 1800 à 1860 (2e série), Dupont, Paris, 1863, I, p. 700. 92 Ibid., p. 699. 93 Ibid., p. 700-701. 94 Ibid., p. 702.

7

L’autre modèle continental : la Policey

La formation historiquement différente de la Polizei, notion dotée d’une physionomie théorique propre depuis le XVIe siècle, est décisive pour le développement d’une institution gouvernementale qui, au XVIIIe siècle, devient un objet d’enseignement universitaire. Grâce à une production normative constamment assurée par les autorités locales d’une part, et l’affinement doctrinal que lui a conféré la réflexion académique d’autre part, la police allemande se présente à la fin du siècle avec un solide fondement pratique et scientifique. Dans cette réalité policière fragmentée dans différents États, mais foncièrement unitaire comme logique gouvernementale, s’insère en 1794 l’Allgemeines Landrecht für preussischen Staaten, première codification juridique dans la zone germanique, qui établit certains principes fondamentaux en matière de police. Bien qu’il ne concerne que les territoires prussiens, le texte remplace le droit commun alors en vigueur et fournit un modèle d’harmonisation pour les droits particuliers des provinces. De là provient l’exemplarité de sa rationalité juridique et son importance historique dans l’évolution prussienne et allemande en général1. Pour comprendre comment se présente la Polizei d’un point de vue comparatif, il faut commencer par définir à grands traits l’abondante littérature à laquelle elle a donné lieu pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Celle-ci traduit une perception spécifique du phénomène de la part de la doctrine allemande, mais aussi la présence de la police

comme institution dans la société, avec des valeurs culturelles propres. Le rapport entre police et justice obéit, en effet, à des orientations nationales distinctes, conditionnées dans une large mesure par le type de réflexion dont la police a été l’objet pendant la période des Lumières. Là où la construction théorique homogène l’a emporté, grâce au rôle déterminant des universités, comme c’est le cas des sciences camérales allemandes, la police a conservé un rôle systématique de première importance même à l’intérieur de l’État de droit ; elle a continué à détenir, pendant une grande partie du XIXe siècle, un prestige identique à celui de la justice, si ce n’est même une utilité supérieure2. Là où, comme c’est le cas en France, il n’existait pas sur le sujet d’élaboration intellectuelle adéquate – juridique ou politico-administrative –, la police perd la visibilité qu’elle s’était conquise dans la littérature inaugurée par le Traité de Delamare, en se subordonnant graduellement à l’activité judiciaire d’abord, puis à l’administration publique. En France, la question du rapport entre police et justice n’est pas aussi cruciale qu’en Allemagne et aucun spécialiste de la science administrative naissante n’aurait considéré un policier plus nécessaire qu’un juge. Si l’on veut traiter, même de façon sommaire, de la police dans les territoires germaniques, on se trouve aussitôt submergé par une recherche imposante3, qui n’accorde cependant pas une place suffisante à la comparaison. Mentionnée, sauf rares exceptions, par déontologie académique mais sans véritable approfondissement, l’expérience française reste pour les chercheurs allemands contemporains une référence générale, dominée presque exclusivement par l’imposant répertoire de Delamare. Cette attention limitée reste par ailleurs supérieure à celle que les Français ont réservé à la Polizei, presque complètement absente de la réflexion historique, juridique et politique4. Nous tenterons donc d’avancer sur un terrain plutôt inexploité, en considérant parallèlement certains thèmes propres aux deux modèles de police.

Esquisse historique La réflexion sur la Gute Policey (bonne police, bon régime politique) prend racine au XVIe siècle, au cours duquel différents genres littéraires s’affirment5. Les textes classiques les plus cités sont l’Œconomia et la Politica d’Aristote, référence indispensable pour penser l’ordre et son gouvernement dans les communautés domestiques et territoriale. La figure du père de famille est au centre d’un riche ensemble de traités qui s’occupe de préceptes moraux, de cures sanitaires, de règles dans les comptes, d’agriculture, de techniques pour apprendre des métiers, de conseils pédagogiques et de nombreux autres détails de la vie familiale6. C’est ainsi que se définit un art d’administrer la maison, premier degré d’une prudence civile plus largement tournée vers le bien-être de la collectivité politique7. Le courant pédagogique s’affirme à côté de ces écrits, qui était déjà présent à l’époque médiévale sous le nom de Fürstenspiegel (miroir du prince, speculum principis). À la lumière du processus de « confessionalisation » qui fait suite à la Réforme, le futur souverain doit être éduqué selon les principes religieux en vigueur dans l’État qu’il doit guider. Une grande partie de sa formation est orientée cependant vers les aspects pratiques et les connaissances concernant le territoire ; d’où l’importance d’un groupe de conseillers appelés auprès de lui pour lui offrir la Landeskunde (connaissance du pays), mais aussi pour lui transmettre le savoir-faire indispensable à tout bon souverain. Un texte comme le De educandis erudiendisque principum liberis de Conrad Heresbach de 1570 correspond à un genre très répandu en France, avec les diverses « instructions » du Dauphin par La Mothe le Vayer, par Fénelon, par Boulainvilliers etc., et dont l’objectif est de faire « un examen de conscience sur les devoirs de la Royauté8 ». Ensuite, la connaissance de l’État deviendra une vraie

discipline grâce à l’œuvre d’un esprit éclectique comme Herman Conring9. La fonction de la police émerge surtout dans les situations pratiques, ainsi que le démontre l’activité normative croissante par laquelle les princes territoriaux affirment leur indépendance vis-à-vis de l’empereur, hostile à toute médiation politique dans le rapport avec les États (Stände). Ce trait caractérise l’histoire allemande de la police et explique l’expansion de son rôle, indépendamment du fait que les normes adoptées par les princes s’inspiraient des ordonnances impériales sur la matière – notamment le droit pénal –, mesures en général non appliquées faute d’un appareil exécutif général10. Cette particularité est incontestable, mais il est sans doute excessif de voir dans les matières de la Policey un instrument au service de la lutte des princes, par opposition avec la police française, qui servirait plutôt à la « défense » de la sécurité et de la commodité du souverain et de ses sujets11. D’abord, parce qu’en France aussi le contrôle judiciaire de l’ordre public est une source de conflits, non pas entre empereur et États d’un côté et princes de l’autre, mais entre le monarque et les seigneurs et les parlements, en particulier celui de Paris. Ensuite, parce que définir la police comme un instrument de défense du souverain signifie négliger l’aptitude constitutive de ses dispositifs, au-delà de leur efficacité : la production d’un modèle normatif de vie sociale. De plus, sur le terrain législatif concret les analogies sont évidentes : comme dans la France de l’Ancien Régime, les ordres promulgués par les autorités allemandes s’étendent sans distinction de classe à chaque détail de la vie privée et publique ; ils mettent en place un système de connaissances et d’intervention sur le territoire et la population qui, en abusant de la terminologie de Weber et selon une philosophie de l’histoire trop optimiste, sont souvent vus comme des facteurs de « modernisation12 ». À la fin du XVIIe siècle, l’idée de gouvernement comme activité administrative a désormais circonscrit son propre domaine dans la

pratique et la réflexion politique. La « bonne police » perd progressivement sa signification générale de « régime politique », qui appartient aussi à l’histoire sémantique française, pour devenir un pouvoir de concentration administrative et de différenciation fonctionnelle des tâches de l’État. Dès le début du XVIIIe siècle, le binôme « police et ordre », qui était la formule la plus utilisée dans les documents officiels, commence à disparaître. L’expression « matières de police » devient plus courante et indique que la police a acquis son autonomie essentiellement grâce à une activité législative qui n’est plus dépendante du droit traditionnel fondé sur le « bon ordre ancien ». L’action de la police ne vise pas simplement à combler les carences de l’ordre ancien, mais à déterminer les conditions pour réaliser l’utilité générale13. Ce processus amène la notion à s’identifier de plus en plus à l’idée d’administration interne, la Verwaltung. Celle-ci, cependant, ne doit pas être comprise comme un appareil exécutif de la volonté gouvernementale – c’est un sens qu’elle gagnera seulement au XIXe siècle. Il faut l’entendre selon la racine étymologique du verbe walten, qui indique l’acte de diriger, aussi bien que l’accomplissement concret d’une puissance, selon le lien sémantique avec le latin valere14. Voilà pourquoi il faut considérer la Polizei (ou Policey, selon la graphie courante jusqu’à la fin du XVIIIe siècle) des Lumières comme la force souveraine en acte, l’expression d’un sujet politique qui opère, davantage que comme la partie d’une architecture institutionnelle. Une notion aussi essentielle et omniprésente ne pouvait échapper à la doctrine juridico-politique, qui l’élabore avec l’objectif de lui conférer les caractères de cohérence et d’organisation systématique propres à une science. Cette accession de la police au rang de science constitue un élément d’originalité absolue par rapport à l’expérience française de la même époque. On peut distinguer ici deux parcours : le juridico-philosophique et le technico-administratif. La réflexion

spéculative sur la Policey atteint son degré de cohérence philosophique le plus élevé dans l’œuvre de Christian Wolff et de ses élèves. L’analyse de son application concrète est au contraire l’objet d’une très vaste littérature, qui reprendra des principes, des règles et des classements avec une monotonie comparable à celle des épigones de Delamare en France.

Philosophie de la Policey Wolff situe la police dans l’édifice rationnel et systématique du droit naturel. Grâce à lui, la notion acquiert cette dignité juridique qui ne lui avait jamais été vraiment accordée, étant donné son origine empirique liée aux besoins concrets des communautés, à l’écart des institutions, des concepts et des catégories du droit romain classique et médiéval. Le principe général qui légitime de plein droit la police est clair : la loi de nature nous oblige à accomplir les actions visant à la perfection de l’homme et de son status, et à omettre celles qui tendent à son imperfection15. Face à cette obligation originale de chacun, la politique doit offrir les prestations nécessaires pour que tous soient mis en condition de satisfaire la loi de nature16. Les fins de l’État se définissent ainsi : la vitae sufficientia, c’est-à-dire l’abondance de tout ce qui satisfait la nécessité, la commodité et la félicité de la vie ; la tranquillitas, qui correspond à l’absence de crainte des offenses ; et la securitas, autrement dit l’absence de crainte de l’extérieur. De cette œuvre de promotion directe de la part du gouvernement, qui pour Wolff est aussi naturelle et indiscutable que le devoir de chacun de pourvoir à son bonheur, on peut tirer, dans un sens négatif, le concept de salus civitatis, qui consiste dans l’absence d’obstacles à la jouissance du bien-être, de la tranquillité et de la sécurité17. La tendance de l’État à prendre soin des individus est un postulat non problématique ; c’est un élément fondamental de la salus qui s’identifie avec la synthèse naturelle entre l’obligation du

particulier et celle de la communauté. Si Wolff a mis en place les bases d’une organisation systématique du droit à partir desquelles la police se déduit de façon axiomatique, ce sont surtout les œuvres de ses élèves Darjes et Nettelbladt qui ont consolidé la place prise par cette notion. Pour Nettelbladt, par exemple, la salus publica doit atteindre cinq objectifs : la securitas publica externa, qui protège l’État des menaces d’autres États ; la securitas publica interna, qui évite et prévient les dommages causés par les hommes de cette même communauté ; la publica vitae sufficientia, qui garantit la nécessité et la commodité de l’existence ; la publica bonorum sufficientia, qui s’étend au-delà et recherche aussi ce luxe indispensable au bonheur ; la publica iustitia administratio, système qui assure à chacun son droit. Vu l’importance de ces objectifs, il est évident que si la salus publica diverge de la salus privata, c’est la première qui l’emporte. D’où le rôle fondamental de la police, qui est la vraie force constitutive de l’État18. On doit étudier et enseigner la police non seulement dans ses contenus réglementaires mais aussi comme une rationalité juridique spécifique. Son originalité vient de ce que la « constitution » de l’État y est pensée comme étant liée à ses objectifs, et donc à la pratique. Du moment qu’elle entre dans le cadre spéculatif du droit naturel, la police perd toute empreinte métaphysique, comme si son concept était inséparable de ses applications contingentes. La forme de l’État, dans l’optique policière, est une forme plastique, qui ne peut être pensée qu’en action. Face à la Justiz, notion métaphysique par excellence, la Policey ne semble souffrir d’aucune marque d’infériorité. Le rapport entre les deux sphères ne se pose pas en termes de hiérarchie – la justice comme finalité, la police comme moyen – mais bien au contraire sur le plan homogène des buts. Il s’agit là de deux applications d’une même philosophie pratique. La justice, ainsi que l’observe Darjes, a un objectif précis : garantir à chacun ses droits ; la police en a un

autre : promouvoir la richesse et empêcher la pauvreté19. Ce raisonnement laisse percevoir la division classique entre justice commutative et justice distributive. Mais si Polizei et Justiz sont unies dans leur essence, elles sont distinctes dans les tâches qui leur sont respectivement prescrites par la doctrine des fins de l’État. Cependant, cette diversité n’est pas du tout intrinsèque, mais contingente, à tel point que Darjes finit par proposer cette vision synthétique entre justice et police dont Hegel sera le plus grand partisan20. La synthèse entre police et justice constitue le point culminant de la réflexion juridico-philosophique sur cette matière. Elle pose les bases d’un dualisme conceptuel sur lequel les juristes du nouveau siècle ne cesseront d’intervenir. Mais il ne s’agit sûrement pas de disputes savantes. Cette manière de comprendre le rapport entre ces deux fonctions engage en effet toute une vision des rapports politiques et sociaux. La réflexion spéculative sur la police n’épuise pas la compréhension de la matière. Celle-ci trouve sa lecture de loin la plus adéquate dans le caméralisme, qui a constitué une importante branche académique de l’âge de l’Aufklärung.

Technique de la Policey Lorsqu’en 1727 l’empereur Frédéric Guillaume I répond aux sollicitations de Thomasius et institue à Halle la première chaire d’Œconomie, Policey und Cammersachen, le processus d’émancipation d’un savoir administratif élaboré en dehors de la triade aristotélicienne de l’éthique, de la politique et de l’économie est déjà en œuvre. Au terme de la guerre de Trente Ans, les fonctions militaires et civiles des nouveaux États territoriaux exigeaient la présence d’un personnel bureaucratique de plus en plus spécialisé, formé non plus sur le modèle du cavalier, de l’homme de cour et d’armes, mais sur celui de l’administrateur, expert dans les choses

pratiques comme le commerce, l’industrie, la manufacture et les finances. C’est surtout dans le domaine fiscal que s’affirmait la rivalité entre les princes et les États. Ces derniers, en tant que détenteurs des anciens privilèges garantis par la constitution impériale, avaient le droit d’approuver dans les diètes tout tribut réclamé par le souverain territorial. L’augmentation des impôts pour financer une armée permanente trouve sa place dans une politique qui tend à anéantir le pouvoir des États et à construire des systèmes bureaucratiques de plus en plus articulés aux ordres du prince21. Tel est le contexte dans lequel se développent des compétences administratives qui comprennent, en plus de la fiscalité, le maintien de l’ordre public dans un sens plus large. D’où la création de bureaux spécialisés. Il en résultait une pratique administrative représentant un débouché essentiel pour les étudiants en droit, à la différence de la France, où la formation conduisait naturellement à la profession d’avocat22. Parallèlement à la diversification des structures, se développe l’attention envers le personnel, auquel on demande des qualités morales et professionnelles adaptées au service à rendre. L’éthique du fonctionnaire exige un profil humain précis, qui correspond à des critères spécifiques, exposés dans un catalogue de vertus jugées indispensables pour le travail de chancellerie et de conseil : origine territoriale, extraction sociale élevée, formation historique et rhétorico-juridique, sens du dévouement, réputation impeccable, fiabilité, discrétion, capacité d’autodiscipline pour tenir son rôle public23. La doctrine caméraliste est née du souci de donner une systématisation conceptuelle à ces professions techniques essentielles à la croissance de l’État et au renforcement du pouvoir des princes. Le terme « chambre » désignait au Moyen Âge le lieu où étaient gardées les recettes du prince ; le Cameralwesen renvoyait donc à toutes les mesures relatives à la gestion de son économie. Le caméralisme, à son tour, est la science qui découvre le moyen rationnel pour obtenir,

augmenter et administrer les recettes annuelles d’un prince24. Elle réunit avec une cohérence purement pragmatique plusieurs disciplines, au nom d’un art gouvernemental inspiré du programme mercantiliste de « l’amélioration du territoire et de la population », selon l’expression d’un économiste contemporain de Montchrétien, Obrecht. Le point de départ en est l’harmonie d’intérêts entre souverains et sujets. De là dérive la nécessité d’étudier et d’enseigner, dans leurs fondements comme dans leurs applications concrètes, ce que sont l’ordre et le bien-être d’une communauté politique. Le concept traditionnel d’économie se détache de sa dimension domestique première pour s’étendre à la société tout entière : depuis les auteurs autrichiens de la fin du XVIIe siècle jusqu’aux derniers caméralistes de la moitié du XVIIIe, comme Zincke et Darjes, il est clair que l’économie comprend aussi les ressources du territoire et toutes les activités productives qui garantissent un niveau de vie satisfaisant à tous25. Dans ce contexte, le luxe n’est plus le symptôme d’une morale relâchée, mais un moyen d’améliorer les conditions générales des sujets et donc de favoriser la force de l’État. En reproduisant la longue querelle française sur ce thème, les caméralistes saisissent aussi un enjeu gouvernemental décisif, auquel la police ne peut échapper. Selon Justi, par exemple, le luxe représente aussi bien un motif de scandale qu’un sujet de conflit pour la rationalité policière26. L’économie au sens traditionnel se transforme ainsi en totale Wirtschaft, mais avec un impératif dominant, celui de nourrir la population. Les paroles de Zincke deviennent un refrain entonné indéfiniment dans des dizaines de textes du même genre : « L’épreuve d’une bonne économie réside dans le niveau alimentaire de plus en plus élevé du pays27. » La science économique, qui s’occupe de ces problèmes, est appuyée par la doctrine sur la technique gouvernementale, cette Policeywissenschaft qui étudie les mesures concrètes pour réaliser le

bien-être de la communauté. Darjes distingue huit secteurs fondamentaux de la doctrine et donc de la pratique législative : population, écoles et universités, culte religieux, travail, santé, aménagement du territoire, sécurité, assistance aux pauvres. Enfin la troisième discipline est la Cameralwissenschaft au sens strict, précurseur de la science moderne des finances, matière qui traite des recettes fiscales et de leur utilisation pour augmenter la force de l’État et améliorer la vie des sujets. Les trois disciplines forment donc un dispositif cohérent, fruit de cette convergence entre le droit et les savoirs gouvernementaux qui composent les sciences politiques (Staatswissenschaften). Essayons maintenant de comprendre les aspects essentiels du caméralisme, en nous appuyant sur l’œuvre de celui qui en est considéré comme le représentant le plus systématique, Zincke. On ne décèle probablement pas des aspects très originaux chez cet auteur, qui écrit à une époque tardive du caméralisme et reprend donc des arguments et des concepts déjà largement envisagés avant lui. Mais comme ce qui nous intéresse est de simplement sonder quelques échantillons du modèle plutôt que de le traiter dans son intégralité, mieux vaut se fier à celui qui fait la synthèse et systématise au mieux la matière. Zincke élucide la philosophie de la nouvelle discipline académique dans une longue introduction qui précède sa Bibliothek. Le « bonheur mondain » est cette condition spirituelle et matérielle qui peut être rejointe par des moyens opportuns : les sciences camérales étudient les instruments pour obtenir les biens de subsistance, mais aussi ceux qui améliorent la qualité de la vie de notre corps28. D’où la nécessité d’administrer le patrimoine matériel d’un État – dont les sources de revenus sont les biens fonciers et les biens du capital – à travers des normes et des institutions qui sachent en favoriser la croissance. C’est uniquement à partir de ce flux vertueux dirigé vers les caisses de l’État qu’il est possible de garantir le bien-être du prince et de ses sujets.

Vu ces objectifs, un souverain a besoin de spécialistes doués dans les trois sciences. Ceux-ci ne constituent pas une catégorie de second ordre par rapport aux juristes à proprement parler, si l’on considère la mission importante à laquelle on les appelle : instruire le bureaucrate à l’utilisation des moyens fondamentaux et secondaires qui procurent une vie heureuse à la population29. Seule une transformation adéquate de la pratique administrative en un savoir systématique pourra relâcher le complexe d’infériorité dont souffre l’administrateur envers le juriste. La polémique des nouvelles disciplines académiques avec la Juristerey30 indique le besoin d’émancipation vers une « science théorique et pratique », comme dit Zincke. En tant que connaissance savante, la doctrine camérale doit démontrer certaines vérités en les tirant de principes fondamentaux. De telles connaissances seront un patrimoine indispensable pour la formation du personnel administratif, qui pourra suivre des règles valables parce qu’élaborées scientifiquement et non pas appliquées de façon empirique. La polémique avec les « empiriques purs » est particulièrement soutenue, autant que sont discrédités la méthode des statistiques et le recours à l’analogie. L’approximation et l’imprévu, qui se fient au remède d’urgence plus qu’à la règle stable, doivent être exclus. La conception rationaliste de Wolff qui, continuant la doctrine de Leibniz, avait élaboré une méthode générale pour toutes les sciences fondée sur le développement logicodéductif, s’impose ici d’une manière évidente. Après avoir fixé les principes généraux de chaque discipline, il devenait possible d’en tirer les règles pour toutes les situations spécifiques. Zincke préconise la doctrine camérale selon l’ordre systématique de postulats et axiomes (en partie dérivés des autres sciences, en partie élaborés à partir de leur propre champ d’application) capables de guider une action qui se fixe des objectifs concrets. L’activité administrative, qui se professionnalise progressivement, consiste à faire régner la norme objective à la place de la ressource individuelle, fruit d’une

imagination exubérante et d’un narcissisme désordonné31. La nouvelle science n’est pas seulement un système abstrait. Elle suggère également les directives pour la formation de l’habitus du praticien. D’où l’appréciation des qualités essentielles de l’expert en matière camérale, comme la sagesse (Weisheit), l’intelligence (Klugheit), la technique (Kunst), surtout associées à la capacité d’apprécier les circonstances. Le critère de l’expérience, qui avait été discrédité comme instrument de connaissance est réhabilité non pas comme expédient empirique, fruit de la sensibilité et de la mémoire de l’individu, mais comme faculté pratique orientée par des principes rationnels. Après avoir appris les fondements, les situations individuelles sont capables d’étendre et de perfectionner une science, elles lui fournissent des preuves et des explications contextuelles. De cette manière, toute science, et donc aussi la doctrine camérale, se compose d’éléments généraux, de situations spéciales et de cas particuliers. Pour confirmer cet objectif pédagogique présent dans son œuvre, Zincke résume une importante quantité de textes sur les trois disciplines divisées par thème. Dans cette littérature, le futur administrateur pourra trouver les renseignements utiles à son service. L’enseignement caméral est une science surtout formative, qui transmet les connaissances spécifiques des trois doctrines dans le cadre d’une « histoire pragmatique », basée sur des explications causales qui démontrent comment l’état réel d’un pays s’est déterminé32. Outre la transmission de règles et de connaissances, elle exige aussi la découverte directe de la réalité à travers le voyage : « l’homme politique doit voyager », l’étude des livres est inséparable de l’école du monde. Le Bildungsreise n’est pas seulement une expérience fondamentale de l’éducation littéraire, mais aussi une qualité pour savoir gouverner. Après l’apprentissage intellectuel, ces « Wilhelm Meister » de chancellerie doivent suivre les Wanderjahre

non pas dans l’Italie classique, pays en retard dans le domaine industriel et commercial, mais plutôt en Angleterre, en France et en Hollande33. Tels sont grosso modo les contenus et les objectifs de la science camérale. Les trois matières qui la constituent s’articulent de la manière suivante. Primum vivere : le savoir de base est l’économie, en tant que doctrine qui s’occupe du soutien matériel d’une population. Mais ce que l’auteur définit à plusieurs reprises comme la « nature et la qualité de l’approvisionnement » resterait une matière inerte sans la mise en forme des règles et des institutions de police. La Policeywissenschaft est une science de la législation, parce qu’elle doit apprendre à créer les normes les plus adéquates à ce but et à améliorer l’application de celles qui existent. En poursuivant un tel objectif, la police rencontre quotidiennement des notions comme le nécessaire (Nothdurft), l’aisance (Bequemlichkeit), la richesse (Reichtum), la pauvreté (Armut), l’indigence (Dürftigkeit). La science a pour tâche de fixer conceptuellement ces différents états de la condition sociale, de façon à programmer l’intervention administrative. À ce propos on voit émerger ce que Zincke définit le plus ultra de la police, le trait original de sa logique gouvernementale : le principe fondamental en est de poursuivre avec opiniâtreté, sans limites, la réalisation d’une harmonie entre besoin, commodité et richesse. La recherche de la perfection (Vollkommenheit), qui s’atteint à travers ces trois objectifs, réalise la innere Schönheit34, la beauté interne. Celle-ci n’est pas vraiment la synthèse de formes et de qualités, mais un canon de perception matérielle appliqué à l’État. La référence à la beauté n’est pas simplement le fruit d’une représentation esthétique, au contraire. La police est l’artisan principal de cette beauté interne et de ses équilibres pourvu qu’elle ne s’identifie pas à un corpus normatif accompli. La Policeywissenschaft

peut être qualifiée de science au regard des buts qu’elle se propose d’atteindre plutôt que des résultats qu’elle obtient. Des trois matières camérales, elle est la seule à ne jamais quantifier – contrairement à l’économie et la finance – parce qu’elle se projette sur le devenir historique et non pas sur un objet précis dont elle trace le bilan. La police est purement instrumentale, elle obéit avant tout à une fin interne et poursuit conjoncturellement des objectifs spécifiques ; en principe, elle ne fait jamais « état », elle est constamment obligée de se dépasser. La condition implicite de l’action policière est que l’imperfection de la réalité dépend toujours des limites des dispositifs gouvernementaux, corrigibles à l’infini. La machine policière ne reproduit pas un ordre mécanique. Constamment mobile, elle se projette virtuellement au-delà de ses propres capacités. Si la loi du plus ultra est le témoin éloquent de l’idéologie paternaliste et de la tendance d’un État disposé à faire « de plus en plus », il est important de considérer de nouveau la caractéristique technico-normative de la rationalité policière parce qu’elle fournit les bases d’une construction politique, idéologique, philosophique. L’inépuisable poursuite de la réalité qui caractérise l’action de la police dément, en toute logique, l’idéal de la Vollkommenheit, de la perfection du pouvoir absolu, qui est un topos dans la représentation de la Prusse de Frédéric le Grand35. À vrai dire, la perfection, au sens d’achèvement d’un processus, est une modalité de l’action, approximative et jamais acquise : comme le rappelle Zincke, qui fut un des intellectuels les plus organiques de la cour de Berlin, « la règle principale consiste à acquérir un état parfait d’une manière constante et à observer un raisonnable plus ultra36 ». Autrement, cette perfection devient une utopie négative, plus qu’un idéal. Si la police pensait que l’ordre est un bien objectif et définissable, un but disponible, elle agirait contre nature et compromettrait l’idée d’amélioration illimitée qui représente au contraire la loi profonde de sa fonction37. L’ordre statique, tourné vers la tradition, n’est pas ce à quoi tend

rationnellement la police, qui poursuit au contraire le dépassement continu de l’état de fait. Ce qui n’implique pas automatiquement un facteur d’innovation ou même de progrès : il ne faut pas oublier que les dispositifs de police sont avant tout fonctionnels et relatifs à l’intérêt du prince, de ses recettes et de la conservation morale et sociale. Cependant, en vertu d’une caractéristique à laquelle on ne peut pas renoncer, l’action policière ne se cristallise jamais, sa dynamique est indépendante des valeurs qui la guident et des objectifs qu’elle poursuit. En bref c’est une institution qui produit plus qu’elle ne gère, ce que Zincke fait bien comprendre lorsqu’il montre qu’il ne croit pas trop à ce qu’il définit, et non pas par hasard, « l’image de la perfection » et à « l’état de calme » notions très vagues et imprégnées d’imprécision métaphysique38. Enfin, la dernière partie de la doctrine caméraliste concerne la science camérale au sens strict, la gestion du patrimoine qui appartient au prince, les droits et obligations qui lui reviennent. Il s’agit des règles et des maximes qui le guident dans l’utilisation de ses ressources, non pas comme administrateur domestique, mais comme chef d’État. Le caméraliste « scientifique » est celui qui explique à l’homme politique pourquoi et comment l’intérêt du souverain est inséparable de celui de l’État et de ses sujets : la croissance des recettes, leur utilisation sage et prudemment munificente est la meilleure méthode pour favoriser la convergence naturelle entre gouvernants et gouvernés.

Un État « beau et bien nourri » : voilà ce que l’on peut lire en filigrane dans le manuel du bon caméraliste dont la rationalité continue, dans un certain sens, à imiter celle du père de famille et du bon pasteur. Ces austères pédagogues universitaires, cependant, pour insister autant sur un idéal de « trophisme » esthétique et politique, devaient bien avoir quelque raison objective, en premier lieu le fléau de la misère qui à cette époque touchait durement de très larges

parties de la population. Il reste de plus la physionomie d’une réflexion ancrée dans la sphère des besoins matériels, privée de tout élan idéal, prosaïque, qui ne pouvait certainement pas enivrer les esprits des futurs fonctionnaires. Le résultat de l’implication étroite entre économie et police est une confirmation de cette attention obsessionnelle pour la subsistance primaire, à tel point que Zincke fonde les deux notions en une seule doctrine, la « science de la police économique39 ». L’auteur ne propose pas de rectifier l’architecture tripartite du système, mais plutôt une méthode de comparaison pour chaque thème selon deux perspectives distinctes. On fait minutieusement l’inventaire des facteurs qui produisent la richesse et développent la commodité de la vie : les fruits naturels de la terre, l’agriculture, l’horticulture, la culture des prés, des forêts, mais aussi les travaux d’exploitation du territoire pour la production de bois, de minéraux, etc., la chasse, pour finir avec l’économie urbaine, l’activité manufacturière et commerciale. Les thèmes sont les mêmes que ceux des dictionnaires de police français de l’époque – même si l’attention vers le monde rural est dominante par rapport à l’industrie et au commerce40 – mais la différence tient à la façon de les présenter : le point de vue économique précède distinctement le point de vue policier, dans une vision qui reste cependant conciliante, étrangère à ce conflit entre deux rationalités de gouvernement qui éclate en France dans la seconde moitié du siècle. Vers 1750, la science camérale incarne totalement la pensée mercantiliste qui identifie l’intérêt du souverain à celui de ses sujets par l’intermédiaire d’une activité économique disciplinée au détail près. Et comme l’objet principal de l’économie concerne les activités qui assurent la nourriture de la population et donc son niveau de vie, il n’est même pas concevable que cette sphère se développe en dehors de l’administration de l’État, dont elle est la « fille naturelle ». C’est pourquoi observer un objet selon la double perspective économique et policière ne signifie pas opposer

deux logiques et deux stratégies, mais simplement décrire une chose où la matière correspond parfaitement à la forme, la physis au nomos. Si l’on prend en considération, comme le remarque Zincke, le fait que chaque village naît là où il est possible de tirer les fruits de la terre et de les échanger, et que sans ces fruits aucune communauté ne peut prospérer, il devient alors évident combien ce processus est redevable à l’activité de police41. C’est de façon significative que l’on décrit le processus intégral qui, à travers la production et l’échange des biens culturels, culmine dans le bien-être de la communauté, comme une chaîne, pour souligner une succession cohérente de passages guidés par la main très visible de la police. On comprend dès lors l’influence limitée de la nouvelle pensée économique française sur le système politique et institutionnel. La diffusion des idées physiocrates en Allemagne a surtout eu lieu entre 1770 et 1780, pendant la phase descendante du mouvement. Elle coïncide aussi avec l’expérience du margrave de Baden, Karl Friedrich, qui, de 1768 à 1776, d’abord sous les directives de Schlettwein puis sous celle de Dupont de Nemours en personne, introduit les principes de liberté économique professés par la doctrine42. En général, le caméralisme reste indifférent aux idées nouvelles, qui ne trouvèrent un écho favorable ou critique que chez ses représentants mineurs43, et qui passeront bientôt de mode à cause de la concurrence « interne » de l’œuvre d’Adam Smith, mais plus encore à cause de la résistance, toujours présente au XIXe siècle, des visions interventionnistes traditionnelles44. La façon radicalement différente de concevoir l’obtention du bien-être est d’ailleurs très claire : pour la science camérale il s’agit nécessairement du résultat d’une administration économique globale, qui embrasse l’ensemble des activités, et aucune d’entre elles ne jouit de privilèges par rapport aux autres. Les caméralistes ne font pas de différence qualitative entre les ressources, contrairement aux physiocrates pour qui la richesse dérive uniquement de l’activité agricole, tandis que l’industrie et le

commerce sont considérés comme stériles. À partir de ces prémisses, on voit émerger le différent degré d’exposition stratégique de la police dans les deux contextes. Au moment où ils exaltent l’agriculture comme source de richesse, les physiocrates doivent condamner, avec une intensité aussi forte, l’institution qui bloque cette ressource. La cible se découpe ainsi de manière claire et définie, selon un mécanisme causal élémentaire : on peut atteindre la police en tant que responsable direct d’une agriculture peu productive, et donc de l’économie qui repose intégralement sur l’exploitation de la terre. C’est pourquoi la critique des physiocrates possède cette force abrasive qu’on ne retrouve pas dans la réalité allemande. Ici, la pénétration de leurs arguments n’érafle pas la stabilité du pouvoir de police, parce que le caméralisme offre une lecture beaucoup plus homogène du phénomène économique, considéré comme une connexion organique entre tous les facteurs, maintenus ensemble par l’amalgame physiologique policier. Une réforme touchant à la fiscalité ou au commerce céréalier pouvait être absorbée sans conséquences traumatisantes par les pouvoirs institutionnels, en particulier par une police enracinée dans la représentation politique et dans le système gouvernemental de cette époque. La police des grains en Allemagne n’aurait jamais pu représenter le même enjeu politique que la police des grains en France, parce qu’elle n’avait pas ce rôle prééminent pour la réalisation du bien-être général que lui attribuaient les physiocrates. Leur doctrine, en France, réussit à développer une polémique virulente également favorisée par l’absence d’un discours antagoniste aussi compétent que la science camérale, capable de créer cette cohésion entre politique et économie à l’enseigne d’une philosophie systématique pratique de l’État (les Staatswissenschaften), absent partout ailleurs45. La physiocratie s’insère donc dans ce vide théorique, en rendant visible une contradiction de fond entre police et réalité sociale, dont les rébellions dans les rues et la transgression

systématique des règlements n’étaient que les signes les plus apparents. La doctrine camérale n’a en revanche pas permis que cette contradiction entre mesures de police et réponse quotidienne – commune à tous les pays de l’Ancien Régime – se déplace sur le plan d’un débat théorique et amorce ainsi les germes d’une crise éventuelle. En Allemagne, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’Allgemeines Landrecht (1794), la continuité entre politique et économie, entre autorité et bien-être n’a jamais été radicalement mise en question, parce que la police a représenté une sorte de prothèse spontanée et qu’on ne pouvait pas en percevoir l’action gênante. Il suffit de penser que même son représentant théorique le plus important, Justi, réussira à intégrer dans le système les exigences d’autorégulation provenant de la société, sans pourtant bouleverser le système policier de son État46. Sans parler d’une figure comme Ch. W. Dohm, qui, sensible aux enseignements physiocratiques, n’abandonna sûrement pas sa vision éclectique et pragmatique de l’économie, dans laquelle cohabitent l’organisation mercantiliste et les principes libéraux47. C’est pourquoi, en tant que forme constitutive de l’État, la Policey peut assimiler des réformes qui accroissent l’autonomie de la société, tout en se maintenant comme un cadre d’intelligibilité de la politique interne et pas seulement comme un instrument orienté vers certains objectifs précis. Dans son système, la réalité et le symbole restent inextricablement liés, alors que, dans la police française, dès la moitié du siècle, la solidarité entre ces deux composantes fondamentales du pouvoir se perd.

L’autonomie de la Policeywissenschaft Politique économique, politique fiscale, politique administrative : telle est la composition d’une matière académique où la police joue un rôle ambivalent. D’une part, c’est une méthode générale de gouvernement, un programme d’intervention totale sur la

population et le territoire à travers des règles qui traduisent des exigences caractéristiques de l’économie et de la finance. D’autre part, c’est une discipline positive, avec des objets normatifs spécifiques qui concernent la vie sûre et prospère, la Sicherheit et la Wohlfahrt, le zen et l’eu zen aristotéliciens. Forme et contenu s’interpénètrent dans une notion dont la complexité est également perçue dans les termes officiels de l’organisation académique du savoir. La façon de faire et ce qu’il faut faire trouvent dans la police une unité indistincte ; l’ubiquité vertigineuse que ce pouvoir acquiert dans la représentation du XVIIIe siècle dérive justement de l’autonomie de son statut politique, de la combinaison entre « architectonique » et discipline concrète, entre pars constitutiva et pars administrativa. Ce processus s’accentue à partir de la moitié du siècle, quand la Policey s’émancipe du tronc commun des sciences camérales pour s’imposer comme doctrine totale de l’administration, système général de la raison pratique. La réflexion savante sur cet argument rejoint son apogée dans les œuvres de J.H.G. von Justi. Les textes de cet auteur nous intéressent particulièrement pour leur contenu mais aussi parce que ses Grundsätze der Policey-Wissenschaft furent partiellement – et mal – traduits en français. Les commentateurs ont l’habitude de postuler une évolution du rôle de la police dans sa pensée : des Grundsätze, qui renferment les leçons tenues à Vienne dans les années 1750-1753, aux Grundfeste zu der Macht und Glückseligkeit der Staaten composés à Berlin en 1760-1761, la police serait passée du statut d’instrument pour la promotion générique de la « félicité collective » à celui d’institution qui harmonise le bien-être de chaque famille avec celui de la communauté politique entière48. Elle aurait promu le bien-être non plus dans l’intérêt du prince, mais pour satisfaire un droit des citoyens. En ce sens, la police de Justi se détacherait de la tradition caméraliste, dont l’ultime souci restait le renforcement de l’État, aussi

bien que du modèle rigidement absolu et paternaliste du fameux juriste autrichien J. von Sonnenfels49. Mais ce qui nous intéresse ici n’est pas tant de comprendre les déplacements idéologiques et doctrinaux de l’auteur, de savoir s’il interprète déjà dans un sens libéral la fonction de la police, que de dégager les éléments qui font de sa Policey une notion si différente de sa jumelle française. Justi fait la synthèse de l’expérience des Staatswissenschaften dans leur ensemble ; la prééminence qu’il attribue à la police est donc le fruit d’un examen approfondi de toutes les différences entre les disciplines. Les Grundsätze et les Grundfesten présentent une structure différente. Les premiers subdivisent la matière en quatre livres, selon un critère encore approximatif : culture externe et interne du territoire (ressources productives et population), règles qui le rendent florissant, coutumes des sujets, application normative des principes de la police. La tripartition des Grundfesten est plus logique : biens mobiliers, immobiliers, qualité morale des sujets. Le traitement particulier des arguments est introduit par certains axiomes généraux qui expliquent les nombreux détails sur lesquels Justi s’étend. La distinction théorique entre politique et police encadre déjà tout le système : la politique est le rapport de force d’un État avec les autres ; la police est le rapport de force d’un État avec lui-même50. La police incarne la constitution interne (innerliche Verfassung) d’un État, et il faut comprendre ce terme comme la composition matérielle de toutes ses parties. Dans l’optique policière, la constitution d’un pays ne désigne pas un niveau normatif supérieur, la Konstitution codifiée formellement sur une charte, selon l’acception libérale du XIXe siècle. La Verfassung ne possède pas ici de connotation juridique. Elle renvoie à l’ensemble des facteurs sociaux et institutionnels qui forment la structure et l’histoire concrète d’une organisation politique. Comme le précise Fischer, professeur de droit

public à Halle dans les années 1780, la science de police doit étudier les institutions civiles et celles de l’État afin qu’elles soient conformes à la constitution authentique de l’État51. En ce sens elle n’est pas l’expression d’un État qui la prédétermine ; bien au contraire, elle est son organisation fondamentale, la combinaison des possibilités qui en permettent l’existence non pas idéale mais concrète. La constitution est l’esprit de l’État tel qu’il est et non pas le contenu de l’État tel qu’il doit être52. Le dictionnaire de Zedler, vers la moitié du siècle, explique parfaitement la substance commune de la constitution et de l’État quand il définit ce dernier « la forme de gouvernement qui embrasse l’autorité et les sujets d’un pays53 ». La qualité de la police consiste à réussir à embrasser – selon le sens du verbe verfassen – tous les éléments qui font la puissance d’une unité politique et à les diriger vers le but final de la puissance (Stärke) et de la félicité (Glückseligkeit). L’ordre du bon gouvernement ne peut pas être confié au bon plaisir de celui qui le gère, mais à un assemblage méticuleux d’instruments et de circonstances. C’est à la police que revient le droit de rendre le plus physiologique possible la rencontre entre les finalités de chaque partie et la finalité du tout. La métaphysique de l’unité organique ne pourrait être plus claire : « Chaque partie du corps étatique, chaque institution, chaque articulation relève du corps entier ; de même toutes les parties doivent se coordonner de la manière la plus précise54. » Les règles de la police doivent donc être constamment adaptées en fonction de la vie de l’État, sans perdre de vue les effets sur la totalité55. Le particulier et la totalité, le moment et la durée : grâce à son regard unifiant, l’expert de police doit tendre à l’harmonie entre ces contraires ; mais il n’est possible de définir la police comme la constitution de l’État que pour autant qu’elle ne le cristallise pas dans une unité définie. En revanche, la police doit interpréter de l’intérieur le développement dynamique de l’État, en intégrant le particulier au général, les faits divers dans l’histoire56.

Mais la caractéristique que Justi veut exalter est surtout l’élasticité de la règle : la police est « situationniste », non seulement dans ses interventions minimes au quotidien, mais aussi dans la stratégie générale du gouvernement. Au moment où quelque chose change dans le rapport entre chaque famille et le bien commun, les institutions de police doivent s’adapter elles aussi aux circonstances nouvelles. Voilà pourquoi le signe distinctif par excellence d’une bonne police consiste dans la souplesse de sa forme, dans l’essence « invertébrée » de son pouvoir, plus que dans l’implacabilité de ses dispositifs. La police n’est pas une constitution rigide, une loi des lois, mais la façon d’être et d’agir d’une organisation politique : Aucun autre type de norme n’est susceptible de changer autant que les normes de police : et cela n’est pas un défaut de la police, mais plutôt un signe de sa qualité, si les changements ne sont pas provoqués par sa négligence et mauvaise évaluation. Ce serait tout de même une erreur si elle refusait de changer ses normes dans plusieurs cas. Dès que l’intention de la norme se réalise, alors celle-ci doit disparaître. Autrement, cela engendrerait des effets inutiles, qui n’auraient aucun rapport avec l’ensemble, voire lui nuiraient ; tout comme un arc, qui après le tir ne doit plus rester tendu, s’il ne veut pas perdre sa force57.

La métaphore de l’arc, loin de déplacer la signification de la réalité policière, en interprète la nature la plus intime. La règle de la police n’établit pas de principes symboliques valables en permanence, indépendamment de toute comparaison avec l’histoire ; mais de la même façon que la corde de l’arc accompagne le geste pour le rendre efficace, la règle de police suit de près la réalité sur laquelle elle s’applique. Ainsi revient un thème récurrent : la capacité plastique de la police à s’adapter à la réalité, au risque de renier ses propres précédents normatifs, même les plus récents, si la situation concrète montre qu’elle peut s’en passer. La loi de la police se consomme dans les choses qu’elle règle et il n’est plus du tout nécessaire de la maintenir en vie après qu’elle a réalisé son objectif.

Toutefois Justi sait que la vertu du législateur, même en matière de police, réside dans la « modération » dont parle le préambule du livre XXIX de l’Esprit des lois de Montesquieu58 : si la police a une capacité indéfinie de régler, parce qu’elle doit réagir aux changements de la réalité – sous peine de rompre l’équilibre parfait entre le bien-être des familles et de l’État – alors il faut éviter que cette ouverture sur l’histoire se transforme en une manie législative effrénée. La tendance à accueillir la nouveauté doit quand même préserver quelques valeurs intangibles. Une de celles-ci est la forme légale qui, comme catégorie universelle, vaut pour tous les contenus et s’impose grâce à sa force abstraite : la durée de la norme en devient dans ce sens une caractéristique fondamentale. Voilà pourquoi l’exigence de la flexibilité ne peut pas être séparée d’une certaine adresse dans l’assimilation du changement, selon un canon général de prudence législative : Les sources et les principes des lois de police sont fixes et constantes, et il ne faut jamais introduire des changements sans raisons importantes pour le bien commun. Dans de nombreux États, on voit de plus en plus de normes de police qui sont soit révoquées, soit tombées en désuétude. […] Même pour les règles de police c’est donc un bon signe si elles sont longtemps efficaces et utiles59.

Le caractère normatif fluctuant est le signe de l’astuce stratégique policière, la proportion par rapport aux choses est la preuve de sa pondération. Une discipline redondante alimente uniquement la confusion des règles ; une loi de police doit être éliminée quand elle ne peut plus être efficace. Telle est la conclusion de Justi qui avait probablement à l’esprit le problème endémique des ordres de police, l’inobservance, qui n’était pas tant due à une incorrigible anomie sociale qu’à une connaissance insuffisante des lois. C’est justement parce qu’elles sont arbitraires et variables que les règles de police exigent plus qu’aucune autre norme un système de publicité adéquat60. S’il s’avère qu’une de ces dispositions ne s’accorde plus

avec le bien-être commun, mieux vaut l’abroger plutôt que de la laisser tomber en désuétude, comme cela arrive en général ; on évitera ainsi des conflits avec les nouvelles normes dont est facilitée l’observance61. En définitive, Justi annonce une solution utilitariste : seules doivent exister les lois indispensables pour réaliser dans le temps la synthèse entre le bonheur des familles et le bien commun. Quant à la rationalité intrinsèque de la norme, c’est avec une certaine habilité que l’auteur déplace l’attention du contenu de l’action policière, traditionnellement lié à la prescription et à l’interdiction, à la forme de ses dispositifs, dont il souligne la souplesse plus que l’ordre contraignant. Une opération idéologique, pensera-t-on, utile pour affiner le mécanisme d’un pouvoir absolu qui veut être plus pénétrant et se montrer bienveillant envers la société dont il recherche l’approbation. Il est préférable, cependant, de mettre de nouveau l’accent sur l’autonomie du discours « technique » sans l’assujettir à un projet politique particulier ou à une vision idéologique. Ce n’est pas un hasard si deux autres caractéristiques de l’action normative de la police sont indiquées, qui concernent toujours le plan instrumental et ne renvoient pas à des formulations doctrinales abstraites. D’abord, la police n’a pas à s’occuper de grandes enquêtes et procès, qui finiraient par la distraire du contact vivant et immédiat avec la réalité. Le contrôle de la sécurité exige des interventions rapides et limitées, qui laissent ensuite à la justice le devoir de l’approfondissement et de la détermination d’une vérité de procès. Comme on l’a vu, les débats à l’Assemblée nationale durant la révolution affrontent longuement ce thème, confirmant que lorsque la rationalité instrumentale est en jeu, l’incidence du contexte politique, idéologique et culturel est secondaire. Dans la « République des lettres » transnationale, de plus, des modèles et des techniques gouvernementaux circulent aisément parmi les savants, comme le démontre l’influence de Montesquieu sur les arguments de Justi à

propos d’une seconde caractéristique de l’action policière : la sanction. Selon l’auteur allemand, la police ne doit jamais prescrire de peines lourdes. Non seulement parce que ces dernières découlent nécessairement d’une connaissance approfondie des faits que la police ne peut par nature se permettre, mais surtout parce que chaque punition doit être correctement proportionnée à la violation d’une norme. Et comme les infractions que la police juge ne sont pas les plus graves, puisqu’elles concernent le rapport entre la conduite des citoyens et le bien-être commun, des peines très sévères ne sont pas nécessaires : « Les juges criminels punissent ; la police, par contre, se sert d’admonestations et de corrections paternelles62. » La répression policière ne saurait être dure, car, par hypothèse, chaque transgression est aussi le fruit d’une vigilance et d’une prévention insuffisantes de la part des autorités.

Police et Policey : deux modèles qui se confrontent L’Esprit des lois est une référence constante pour Justi63, qui cependant, précisément sur le thème de police, traité par Montesquieu dans des passages éclairants mais fugaces, entend souligner la diversité de sa conception. Il est évident que police et Policey, vers la moitié du XVIIIe siècle, n’expriment pas la même chose, comme on peut s’en apercevoir à partir des définitions du Lexicon de Zedler et de l’Encyclopédie. D’après celle-ci, la police est simplement « l’art de procurer aux habitants d’une ville une vie commode et tranquille », alors que le répertoire allemand souligne le lien entre la « prospérité d’un État » et la « tranquillité et paix » des sujets64. Une plus stricte acception française s’oppose à l’extension sémantique allemande. Pour Justi en effet il y a trois façons d’interpréter le concept : 1) au sens large, « police » indique « les lois et institutions d’un État qui ont le but d’augmenter les biens et la puissance interne ». C’est la Landespolicey qui dirige l’économie générale du

pays ; 2) au sens strict, « police » correspond aux « lois et règlements employés par le gouvernement pour assurer l’ordre et la discipline de la vie civile ainsi qu’un niveau élevé de subsistance et la cohésion d’intérêts entre chaque famille et la communauté tout entière ». C’est la police au sens propre, qui n’a pas besoin d’autres compléments ; 3) dans une acception encore plus étroite, le mot indique « la propreté, le décor et l’ordre de la ville, la surveillance sur les métiers, les vivres, les poids et mesures, la prévention des accidents65 ». C’est la police citadine, la seule à être prise en considération par Montesquieu et les autres spécialistes français dont le majeur réalisme n’arrive pas à concevoir la police comme forme généralisée de pouvoir. À partir de ces rapides parallèles franco-allemands, apparaît une diversité de modèles nationaux, qui s’exprime avec une grande clarté précisément dans le compte rendu anonyme de la traduction française des Grundsätze de Justi, apparue sur les Éphémérides du citoyen en 1769. Avant tout, il faut rappeler que pour les caméralistes allemands la littérature française sur le sujet est une référence claire mais circonscrite. Parmi les textes cités par Zincke dans sa Bibliothek, par exemple, dans la partie générale sur la police figure le Testament politique de Richelieu, considéré même « le livre majeur66 ». On voit paraître aussi le Traité de Delamare, ouvrage pour lequel l’auteur nourrit une grande admiration – « un ouvrage de valeur » – parce qu’il instruit sur l’histoire et le fonctionnement même des institutions de police, et en particulier sur le lieutenant d’Argenson67. En exaltant ces aspects du répertoire de Delamare, Zincke, sans s’en rendre compte, en révèle la limite. Une limite qui en revanche avait été dénoncée par Justi, qui revendique la supériorité de ses Grundsätze sur les littératures anglaise et française, lesquelles sont dépourvues de cette construction doctrinale cohérente et ordonnée que la matière de police exige68. Il ne manque pas cependant de textes qui ont approfondi l’argument, comme l’incontournable Traité de Delamare,

où il trouve certes beaucoup d’éléments utiles et excellents, mais aucune trace de connexion systématique fondée sur la « nature de l’objet69 ». C’est-à-dire : la synthèse que le commissaire parisien n’a pas été capable d’effectuer revient à la capacité conceptuelle des Allemands. Cette dernière observation n’est finalement pas si originale, parce que dans le tome IV de la compilation du commissaire parisien, Le Cler du Brillet énonce déjà en des termes comparables la méthode de l’œuvre : empirique et inductive, contrairement à la méthode axiomatique et déductive des Allemands : « Il est impossible de bien entendre les Lois qui ont été faites pour perfectionner & pour maintenir cette Police, si l’on ignore les circonstances qui leur ont donné lieu ; les temps où elles ont été rendues publiques & les changements qui sont survenus : la méthode la plus simple nous conduit à cette connaissance utile ; c’est l’histoire, prouvée par les ordonnances ; & les ordonnances expliquées par l’histoire70. » Justi lui aussi, comme nous le savons, attribue un poids important à l’histoire, à la situation présente de l’État, et donc à la pluralité des circonstances. Mais cette attention empirique n’atténue en rien sa méthode, parce qu’un rapport de verticalité entre les principes généraux et les manifestations historiques n’en est pas moins rigoureusement maintenu. En conflit avec le scepticisme des « empiriques », sa « science pratique » peut être qualifiée ainsi parce qu’elle ne capitule pas devant le caractère hétéroclite des cas. Certes, Montesquieu a appris à prendre en considération la constitution de l’État ainsi que la condition du peuple et la qualité du pays, autant de facteurs qui minent toute construction théorique unitaire. Il ne faut pas pourtant imputer à la réalité des choses les limites de celui qui est incapable de reconduire la multiplicité des événements à l’unité générale du concept71. Pour Justi, la science de police ne peut pas se réduire au rang d’une analyse descriptive, au contraire de ce qui est préconisé dans le Traité de Delamare. Autant ce dernier accueille

l’objet de police dans sa valeur autonome, en l’encadrant uniquement à l’intérieur d’un classement par matières, autant la Policeywissenschaft l’inscrit dans un ordre spéculatif et systématique. La science de police allemande est aussi bien un faisceau de moyens pratiques pour réaliser le bien-être de la communauté, qu’un ensemble de préceptes doctrinaux qui définissent une véritable science de l’État. En revanche, la littérature française ne projette pas la police au-delà de sa dimension événementielle ; elle s’arrête au déploiement érudit de son histoire, dans laquelle on doit « puiser les règles de prudence et de conduite pour l’avenir72 ». Alors qu’en Prusse et en Autriche on dessine un modèle d’administration d’État sur la base de principes techniques intrinsèques à l’objet policier, les répertoires français gardent une allure pour ainsi dire rétrospective, soucieuse de montrer que la police est avant tout un fait historique et un exemple pédagogique. Le discours français se limite à être la mémoire de l’ethos d’un peuple, qui retrouve son esprit communautaire dans les lois de police. Pour s’affirmer comme savoir, la police n’a d’autre moyen que de raconter sa longue histoire : elle se légitime à travers la glorieuse évocation de sa rencontre quotidienne avec les besoins des hommes. Le style de son discours est narratif ; il évite tout élan normatif et tout projet : c’est un langage qui « enregistre » le passé et le présent de la vie des hommes, alors qu’il préconise beaucoup moins des critères de conduite administrative. Le discours juridique sur la police se limite ainsi à constater le contenu des normes et ne s’efforce pas de prescrire des modèles alternatifs73. D’où un savoir qui relève davantage de la connaissance de la société que de la politique ; les concepts produits par la police « à la française » ne s’affranchissent pas vraiment des faits sociaux. Mais la circonstance où la comparaison entre police et Policey devient directe et pressante est le compte rendu anonyme de la traduction française des Grundsätze de Justi (Éléments généraux de

police74), paru dans les Éphémérides du citoyen en 1769. L’auteur de la traduction est un collaborateur de l’Encyclopédie, Eidous, qui même en cette circonstance ne dément pas sa réputation de mauvais traducteur. Cela montre, par ailleurs, la connaissance très approximative qu’on possédait à l’époque de ces théoriciens, dès lors que leurs ouvrages n’étaient plus rédigés en latin. La médiocre qualité de la version française n’échappe pas au critique, probablement Dupont de Nemours lui-même, version à laquelle il impute, en définitive, les nombreuses obscurités du texte75. Mais il s’agit là d’une trouvaille rhétorique, qui sert à sortir d’embarras un commentateur qui, en réalité, n’avait pas épargné les jugements assez cinglants sur le contenu même de l’ouvrage de Justi. La première critique concerne la signification trop large que l’auteur attribue au terme police et propose de nouveau l’écart d’interprétation déjà évident chez Montesquieu. Comme Justi part du lien entre police et ville, on croirait qu’il en va conclure que la Police consiste principalement dans l’Administration intérieure des Villes, […] et que le nom Police ne peut s’appliquer, dans la plus grande extension, qu’aux soins de propreté, de commodité et de sûreté, de même genre de ce qu’exige l’intérieur des Villes, appliqué à tout le territoire de l’État. Mais, loin de se borner à un cercle ainsi étroit, « la Science de la Police – dit-il au § 7 – consiste à régler toute chose relativement à l’état présent de la Société, à l’affermir, à l’améliorer & à faire en sorte que tout concoure au bonheur des membres qui la composent ». Cette définition nous paraît bien vague et terriblement étendue. Elle embrasse l’Administration totale de la Société, & certainement cependant la Police n’est qu’une branche de cette Administration76.

Pour les Français le concept est enraciné dans la dimension urbaine et il s’étend à l’État par analogie ; il ne se développe donc pas de façon inhérente à ce dernier, à la manière d’une constitution dynamique inséparable de sa forme politique concrète. La notion a une valeur administrative plus que théorico-politique. Pour Justi c’est bien l’inverse, parce que la Policey incarne l’État au travail, dans sa

puissance créative. Il est clair pour le critique qu’entre police et administration le rapport est de la partie au tout : le dédoublement des deux concepts apparaît acquis. Cette différenciation, au contraire, est étrangère au système de pensée des théoriciens de l’État allemands, qui ne l’adopteront qu’à partir de la moitié du XIXe siècle avec Lorenz von Stein77. Le compte rendu va ensuite au cœur des arguments. Il conteste avant tout la primauté que Justi donne aux villes par rapport aux campagnes, dont la culture, selon l’auteur allemand, serait inutile sans les implantations urbaines. La critique est bien connue, et elle n’implique pas un conflit national, mais seulement théorique : la productivité rurale contre la stérilité du « pavé des villes » est un topos de la rhétorique physiocratique78. Police et ville sont deux entités conceptuelles inséparables et on comprend, observe l’auteur, que Justi pense en « citoyen », parce que c’est dans l’espace urbain que la police est historiquement enracinée. Toutefois, « la culture peut nourrir et nourrir nécessairement dans les champs un nombre infini de familles innocentes, actives, vertueuses, paisibles, et qui jouiront du plus haut degré de félicité auquel l’espèce humaine puisse atteindre, s’il n’y avait pas dans les Villes des hommes à préjugés, qui s’imaginent d’avoir le droit, et qui malheureusement ont quelquefois le pouvoir de réglementer leurs frères79 ». La polémique reprend les arguments libéraux typiques contre un contrôle rigide de la vie sociale : il est impensable que la police règle le divertissement de la population et prenne soin de l’entretien et de l’embellissement des villes ; sa prétention à promulguer des mesures qui interdisent les suicides est grotesque. Le point de conflit porte surtout sur le contrôle du prix des denrées, considéré « une injustice manifeste ». Vers la fin du compte rendu, la comparaison entre les deux modèles de police revient, lorsque l’auteur déclare explicitement son désaccord avec la méthode des savants allemands. La première attaque est portée sur le point fort traditionnel de leurs traités, la

rigueur logico-systématique : Quand un Auteur, qui écrit sur la Police, ou sur l’Administration, a une fois oublié de prendre pour règle les Lois de la justice par essence, le respect religieux qui est dû à la propriété, et la nécessité de multiplier les productions, à la consommation desquelles l’existence et le bonheur du genre humain sont attachés, et qu’ainsi dénué de principes il se laisse entraîner à toutes les apparences d’utilités particulières qui peuvent les séduire successivement, il est impossible qu’il ne tombe pas quelquefois dans de grandes contradictions. C’est ce qui est arrivé à M. de Justi80.

Justi affirme d’abord la nécessité d’attirer les étrangers grâce à des facilités refusées aux citoyens ; il veut interdire d’autre part que ces mêmes étrangers introduisent dans le pays des types de marchandises déjà existantes. En voulant rentrer dans les détails on finit par égarer les principes et par tomber dans des contradictions évidentes : c’est le cas, encore, de la religion, considérée comme une affaire privée de conscience, mais qui n’en doit pas moins solliciter la vigilance minutieuse du prince. L’autre critique se concentre justement sur l’esprit géométrique comme méthode d’analyse et sur ses prétentions à caractère scientifique. Le jugement est cinglant : L’Auteur y a suivi la méthode qu’on appelle scientifique, qui est très familière aux Écrivains Allemands. Cette méthode consiste à poser une infinité de paragraphes, qui sont, ou sont censés être des propositions évidentes, ou évidemment dérivées les unes des autres ; de sorte que lorsqu’on présente successivement chaque conséquence, on en est quitte pour renvoyer aux paragraphes qui en renferment les prémisses. Rien ne convient mieux sans doute aux Géomètres que cette manière d’écrire, parce qu’en effet les vérités géométriques sont incontestables, et s’appuient solidement l’une sur les autres. Elle ne pourrait en Morale et en Politique être employée avec succès, que par un fort petit nombre d’Auteurs très instruits et par conséquent très clairs, lesquels sauraient effectivement présenter les vérités qui servent de base à ces deux Sciences importantes, avec la même évidence qui accompagne les vérités géométriques bien exposées. Mais quand les divers paragraphes qu’on entasse ne renferment que des assertions, ou fausses, ou

contradictoires, ou inintelligibles, comme cela est arrivé à beaucoup d’Écrivains qui ont abusé de cette forme, dont ils ne pouvaient pas user, il ne reste rien de scientifique à cette manière de couper son discours, et l’on n’y trouve plus qu’un grand étalage de prétentions ennuyeusement monotones. On nous ferait une extrême injustice, si l’on croyait que ce que nous disons ici soit pour décrire les lumières et le génie des Allemands. Il n’est aucune Nation qui soit plus capable d’avoir des succès éclatants dans la Science de l’économie politique. […] Mais cette Nation sensible, sage et studieuse, n’a pas encore tourné ses vues principales du côté des matières économiques. […] Les éloges et les honneurs que l’Allemagne a répandu à pleins mains sur MM. de Pufendorf et de Wolff, dont les Ouvrages, si volumineux et si pesants, sont encore si incomplets, pour ne rien dire de plus ; les Thèses sur le droit naturel, que soutiennent avec tant de gloire leurs Altesses Impériales les Archiducs, et dont les propositions nombreuses & multipliées prouvent qu’on n’a pas encore saisi la simplicité des principes véritables, et des conséquences nécessaires de cette Science sublime ; font voir cependant que la Nation Allemande en conçoit toute l’importance, et montrent combien elle est disposée à accueillir et à favoriser les Auteurs qui traiteront plus brièvement, plus clairement, plus philosophiquement, plus justement, et d’une manière plus applicable à la pratique, des vérités Morales et Politiques qui doivent assurer le bonheur des humains81.

Quand il parle de « Science de l’économie politique » où l’Allemagne excelle, le compte rendu fait allusion aux doctrines camérales, à la vision organique du bien-être social qu’elles interprètent. Au contraire, dans les « matières économiques », les Allemands n’ont pas encore développé une réflexion sur cet objet, qu’on doit traiter selon ses propres lois, qui ne dérivent pas de l’ordre supérieur de l’État. Au positivisme intégral de la Policeywissenschaft, pour laquelle chaque détail fait le bonheur du tout, on oppose une méthode fondée sur un petit nombre de règles générales mais suffisantes. D’une part, on voit s’affirmer la cohérence absolue entre analyse et synthèse propre à l’esprit systématique, d’autre part la confiance dans l’accord naturel entre principes et expérience propre à l’esprit pratique.

La personne vivante Malgré d’inévitables incongruités, l’œuvre de Justi réussit à définir les enjeux décisifs qui concernent non seulement la capacité gouvernementale de la police, mais aussi son rapport avec les statuts des sujets d’un côté, et avec la justice de l’autre. Les Grundfeste touchent ici deux points cruciaux, qui constituent l’originalité de l’institution et, en un certain sens, révèlent son impulsion modernisatrice. Avant tout, les normes de police sont pour la plupart insensibles aux différences sociales. Elles s’adressent à l’unité neutre de la population parce que n’importe qui peut être jugé par les tribunaux concernés. Aucun privilège juridictionnel n’est valable pour telle classe plutôt que pour telle autre lorsqu’il s’agit des affaires de police. À une époque de pluralisme juridictionnel, le pouvoir de police homogénéise la société et met en route un processus qui culminera dans l’unification du sujet de droit de la fin du siècle. Naturellement, ce résultat extrême ne vient pas du discours de Justi, qui cependant met en relief ce facteur d’égalité sans la moindre allusion populiste. Son raisonnement part d’une considération pratique pour arriver à un principe général, pour démontrer que même la méthode axiomatique doit parfois se plier à la force inductive des procédures concrètes. Pourquoi les infractions de police ne sont-elles pas à portée du juge ordinaire ? Parce qu’elles peuvent être décidées sur la base d’une connaissance spéciale des fondements de police ou des problèmes techniques tels ceux des arts et métiers ou de l’approvisionnement en vivres, autant de connaissances que les tribunaux de justice possèdent rarement82. La culture particulière du magistrat de police, qui semble constituer un autre élément d’exception dans le panorama déjà composite des juridictions, est au contraire une condition nécessaire pour que chaque personne puisse être soumise d’une façon indistincte à son jugement. Un jugement

spécial qui, grâce à la nature des objets dont il est expert, doit inévitablement exécuter sa fonction erga omnes. Chaque individu « vivant », sans aucune autre connotation juridique, politique, sociale, statutaire, etc., rentre dans les compétences du tribunal de police. Justi, sans aucun ton démagogique, énonce cette vérité fondamentale, dérivée de la pratique plus que d’une philosophie, d’une idéologie politique ou d’une quelconque vision du monde : La juridiction de police s’étend à toutes les personnes vivantes (lebende Personen) dans une ville, quel que soit leur état, dignité et fonction. La nature et le but de la police sont de procurer et de garantir au mieux pour chaque habitant ordre, discipline, propreté, sécurité, protection contre les incendies, prix raisonnables des vivres ; c’est pourquoi son attention doit concerner tout le monde. Autrement ses mesures trouveraient des milliers d’obstacles qui voueraient sa mission à l’échec. Il est de la nature de la police de traiter toutes les personnes sans différence de juridiction83.

Comme cela avait déjà eu lieu à certaines phases cruciales de l’histoire française – à la fin des guerres de religion et durant la Révolution même – la vertu pacificatrice de la police consiste à neutraliser les différences de la vie « civilement » qualifiée pour s’appuyer sur l’élément minimal de la vie biologique elle-même, de la lebende Person, comme Justi l’appelle, ce qui n’est pas un hasard et vient illustrer la pertinence du concept de « vie nue » proposé par G. Agamben84. Bien que l’édit instituant le lieutenant parisien de 1667 affirme que la tâche de la police est de « faire vivre chacun selon sa condition et son devoir », et bien que le pouvoir de ce magistrat soit solidaire des systèmes particuliers comme celui des corporations, la logique profonde de la police tend à homologuer selon le critère de l’unité du « vivant » plutôt qu’à diversifier selon les particularités de l’existence « civile ». L’idée de bien-être promu par la police est « général », non seulement en termes quantitatifs, parce qu’il concerne tout le monde, mais surtout en termes ontologiques, parce que c’est le bien de tous et de chacun, de l’homme comme entité

générique exempt de tout autre attribut. « Les lois de police – dira l’article 3 du Code Napoléon – obligent tous ceux qui habitent le territoire » : le fait de se trouver là, sur un sol, est la condition suffisante pour constituer une homogénéité juridique. Grâce à cette indifférence de principe aux hiérarchisations sociales, les dispositifs policiers remplissent une tâche paradoxale : ils favorisent autant l’égalitarisme de la « Déclaration universelle » de 1789 que la biopolitique de la population85. Il serait évidemment naïf de penser que dans la pratique il n’existe aucun traitement particulier et que chaque membre de la société n’est pas considéré de façon distincte. Les influences, les complicités, les corruptions et les clientèles étaient largement en vigueur à l’intérieur d’une magistrature qui, comme celle des tribunaux de police, était liée à un territoire et à ses habitants ; et il est assez facile d’imaginer quelle force « contractuelle » les classes les plus aisées réussissaient à exercer lorsqu’on les jugeait, contournant ainsi l’interdiction de lettre de committimus qui était en vigueur en matière de police. D’ailleurs, le caractère plus négociable que véritablement autoritaire des ordres de police a été illustré par l’histoire sociale de manière convaincante86. Toutefois, la question n’est pas là. Dans une situation générale de particularité judiciaire qui dispense des franchises aux nobles, en créant des cours sur mesure, il est important que le discours théorique impose l’exigence juridique de parité sociale face au magistrat de police. Bien qu’il ait été pondéré de façon empirique, à la lumière du caractère propre des choses de police, le principe d’égalité en cette matière commence à être normal de la même façon que celui de disparité et de juridiction spéciale continue au contraire à être de règle dans la justice civile et criminelle. Conclure que le droit d’égalité face à la loi est une conquête à laquelle le pouvoir de police a fourni une contribution décisive constituerait certes une provocation extravagante. Mais l’histoire d’un idéal est souvent liée aux événements qui lui sont les plus extérieurs, ou qui représentent sa négation. raison pour

laquelle il faut éviter les lectures consolatrices et romantiques, enclines à célébrer la force réformatrice de la société, alors qu’une approche fonctionnaliste démystifie cette représentation unilatérale et fait surtout comprendre que les conditions requises pour qu’un droit soit déclaré sont loin d’être naturelles et évidentes. L’autre élément important qui ressort du discours de Justi est la différence des tâches d’investigation par rapport à celles de la justice. Le thème est au centre des débats parlementaires durant la Révolution française, mais Justi l’affronte à sa façon, c’est-à-dire dans une perspective résolument pragmatique. C’est à cause d’une surcharge de travail, et non pas pour une raison de justice, que les tribunaux de police ne peuvent pas juger tous les délits découverts durant l’activité de vigilance habituelle. Ils finiraient par être étouffés par un trop grand nombre de procès. Donc, après avoir mené les enquêtes et vérifié que le fait en question est de nature criminelle, le tribunal de police doit transmettre le procès-verbal d’enquête au juge pénal compétent. En effet, les mesures judiciaires de police dépassent difficilement les peines pécuniaires et les réclusions brèves, quand elles ne consistent pas dans l’internement dans des maisons de correction, dans le pilori ou dans le conseil de quitter le pays adressé aux indésirables87. Il s’agit de punitions mineures, décidées au terme d’un rite sommaire, bref et informel, plus attentif aux exigences de sécurité et de gouvernement qu’aux garanties de l’accusé. En effet l’objectif est d’achever rapidement l’enquête et le contentieux sans trop avoir les « mains liées », comme le dit expressément Justi88. L’appel serait en ce sens un obstacle injustifiable à la performance de l’institution, qui évalue les cas individuels uniquement pour rétablir l’ordre général. L’intervention policière est de type correctif plutôt qu’elle ne vise à la sanction, elle s’occupe des épisodes singuliers mais songe à la condition générale de la communauté. Tel est le vrai bien juridique cher à la police : dans son optique, les situations des particuliers, plus que des « cas » judiciaires, sont des « incidents » de

gouvernement. Du moment qu’elle évalue une transgression, la police juge indirectement elle-même.

Le droit de police Au cours du XVIIIe siècle, l’élaboration juridique de la Policey se perfectionne avec la naissance d’un ensemble de droits et d’obligations liés à l’activité policière. Il s’agit, comme le dira Berg, du « droit du gouvernement au sens le plus strict89 ». C’est un phénomène lui aussi original, qui ne trouve pas d’équivalent en France, à moins de reconnaître aux purs recueils normatifs postérieurs à Delamare la valeur systématique de droit qui y est objectivement absente. Les répertoires de Duchesne, de La Poix de Fréminville, de Des Essarts, servent à la consultation pratique, aux administrateurs municipaux, mais ne prétendent pas fonder une nouvelle branche du droit. À vrai dire, ils ne se posent même pas le problème, parce que toutes ces règles apparaissent à ces compilateurs comme dotées de validité et de bon sens par nature, simplement parce qu’elles se perpétuent et se renouvellent dans une longue tradition historique. Ce sont des critères de conduite et d’organisation qui se rattachent spontanément à l’existence des hommes et des communautés. Ils valent parce qu’ils existent, indépendamment de toute autre considération. Dans la police, en effet, il y a un tel rapport de continuité entre règle et vie que le problème d’un droit de police, c’est-à-dire d’un système déontique distinct d’un pur ordre objectif, apparaît comme anodin. Le problème pouvait être soulevé uniquement dans un milieu qui, après la pratique législative, avait développé une réflexion doctrinaire adéquate. Il faut d’abord souligner la croissance du nombre des matières de police, un phénomène qui, à la fin du XVIIIe siècle, détermine la naissance des organes de justice administrative correspondants. Ceux-ci retirent des compétences aux tribunaux

ordinaires dans tous les cas où il s’agit de juger la position et les prestations des fonctionnaires, là où précisément l’intérêt public est en jeu. Inversement, là où sont violés les droits des particuliers, les juridictions ordinaires restent compétentes90. À côté de ces transformations dictées par des nécessités pratiques, le travail des caméralistes avait profondément préparé le terrain, en facilitant l’insertion de la police dans le système du droit public. Cette insertion était de plus le fruit d’une distinction préliminaire – signalée rapidement et presque par hasard par Delamare lui-même : « cette portion importante de notre droit public consiste beaucoup plus en Gouvernement qu’en Juridiction contentieuse91 » – entre police et justice. Mais ce qui, pour le commissaire parisien, est une constatation accidentelle devient chez les Allemands matière à dissertation universitaire. Plusieurs auteurs s’entretiennent sur la différence entre Iustitia ou Iurisprudentia et Politia92, mais c’est Darjes qui fournit l’explication la plus claire. Les deux notions se distinguent par cinq points : 1) la justice poursuit le principe classique de droit naturel : « ne pas porter atteinte à autrui, rendre à chacun son dû », et doit garantir que ce fondement de la société ne disparaîtra jamais. Son action est donc préservatrice. La police, au contraire, ne se limite pas à conserver les biens de l’État, elle vise à les augmenter ; son objectif n’est pas seulement le respect de la justice naturelle, mais aussi la promotion d’autres vertus. Son action est donc constitutive. 2) Pour réaliser le principe de justice il suffit de disposer de moyens coercitifs, alors que pour réaliser celui de police on a besoin d’autres instruments : comment peut-on, en effet, accroître le nombre de la population, en encourager l’activité, déterminer l’abondance des marchandises et des produits manufacturés, garantir un niveau élevé de subsistance avec des mesures exclusivement contraignantes ? 3) Les punitions prescrites pendant les procès exigent une « action », une conduite positive, les peines qui sont appropriées à la police impliquent une « non-

action », une conduite d’omission. 4) Il existe des actions que les lois conseillent pour réaliser la justice et qui au contraire, du point de vue des objectifs de la police, n’apparaissent pas toujours comme prudentes. C’est la distinction classique entre principes et buts sur laquelle la littérature de la raison d’État de la première moitié du XVIIe siècle s’est longuement arrêtée : administrer est une vertu de prince plus que de législateur. 5) Les lois qui poursuivent la justice doivent toujours déclarer les raisons pour lesquelles elles sont promulguées ; celles de police, au contraire, dont dépend le bonheur de l’État, doivent rester préférablement dans la dimension de l’arcane, vu qu’il n’y a aucune nécessité de dévoiler les secrets de la force93. Darjes dédie au thème du secret de police des passages intéressants même dans Erste Gründe der Cameral-Wissenschaften, où un principe de parcimonie législative s’établit : dans les affaires de police il vaut toujours mieux réduire au minimum l’utilisation des lois, l’activité informelle doit constituer la règle. Police et justice, de plus, utilisent des méthodes distinctes pour obtenir l’obéissance aux lois : celles de police doivent montrer l’avantage qu’on obtient en les suivant, celles de justice, au contraire, puisent leur force dans la menace de la peine qu’on encourt en les violant94. À la suite de ces différences préliminaires entre justice et police, la fonction du droit de police devient matière à réflexion scientifique : « La police emploie les remèdes qui préparent les citoyens à s’adapter aux freins de la loi, réprime les atteintes arbitraires, déjoue les fraudes, mitige la sévérité du droit, incite à la vertu. La police fournit donc à la loi civile les bases et les outils pédagogiques qui en assurent l’autorité95. » C’est ainsi que se définit un ordre entre les domaines du droit, qui ne se fonde pourtant pas sur des différences qualitatives – le droit authentique et original situé à un niveau hiérarchiquement plus élevé ; le droit hybride et succédané aux marches inférieures – mais seulement sur un critère pragmatique et fonctionnel. La caractéristique juridique propre aux dispositifs de police consiste dans

la capacité de moduler l’application des lois ; non seulement ils comblent ce qui échappe à la règle, en la positionnant du général au particulier, mais créent aussi le cadre disciplinaire indispensable à l’existence effective d’un système juridique dans son ensemble. D’où leur utilité préliminaire : préparer les hommes à la nécessité du droit. Il en ressort aussi leur valeur exemplaire et éducative : les instruire à une conduite droite, ainsi que leur rôle subsidiaire : là où la volonté du souverain échoue, la mesure de police doit prendre le relais. Chez Pütter, le plus important professeur de droit public allemand du XVIIIe siècle, nous trouvons clairement défini le passage d’une théorie de la norme à une théorie du droit. Ses Elementa iuris publici germanici (1754) situent entre les droits de la majesté le droit d’inspection supérieur et de police, et assignent à la règle de police la tâche principale de promouvoir la felicitas civitatis96. Dans les Institutiones iuris publici germanici (1770), la police n’est plus associée au droit d’inspection, mais avec la puissance juridictionnelle et criminelle elle fait partie des droits de l’empereur et du prince sur les choses essentielles ; parmi lesquelles cependant ne figure pas la promotion du bien-être, mais la prévention de tous les empêchements à la sécurité et au bien-être internes, c’est-à-dire du danger97. Le droit de police se concrétise dans des mesures négatives de protection plutôt que dans des actes positifs d’organisation. La « sécurité » prévaut sur la « providence », de la même façon que la stratégie de la « prévention » tend à remplacer celle de la « promotion », selon le modèle bien connu de l’État « gardien nocturne » qui sera mis au point à la fin du siècle et dont Wilhelm von Humboldt sera le premier à parler98. Cette transformation graduelle du rôle de la police aux yeux des juristes est perceptible également dans le document législatif le plus important de la fin du siècle, le code général prussien, l’Allgemeines Landrecht für preussischen Staaten (ALR) de 1794. Grâce à ce dernier, la

police entre définitivement dans le domaine du droit, sans le fardeau traditionnel de la félicité, vouée essentiellement à la gestion du danger. Avec ce texte prussien, c’est l’ouvrage monumental de Berg, au début du siècle, qui embrasse le droit de police selon de nouveaux principes posés par Pütter et reçus par l’ALR. Toutefois, les nettes dichotomies théoriques peuvent sembler suggestives, mais elles ne correspondent pas forcément à une institution qui, compte tenu de son histoire, aurait difficilement changé de nature par décret. D’ailleurs, la science de police n’est même pas disposée à incorporer les idées libérales de Kant99 sans en avoir soupesé complètement les conséquences. Voilà pourquoi à la fin du XVIIIe siècle les innovations législatives et les réflexions doctrinaires ne produisent pas ces fractures qui arrangent si bien l’histoire des idées. De ces épisodes pourtant significatifs ne se dégage pas brusquement le visage « moderne » de la police, mais une problématisation lente en ressort, controversée, et où les pétitions de principe sont fatalement étouffées par une pratique gouvernementale qui, à de nombreux égards, continue à s’identifier aux dispositifs traditionnels. Cette longue phase de passage laisse ses traces avant tout dans l’ALR, dont l’esprit libéral ne trouvera une application effective que dans les années 1880, après que la science administrative avait graduellement décanté l’antique hypothèque eudémoniste. L’énoncé de l’alinéa 10, partie II, titre 17 de l’ALR est d’une extrême clarté lorsqu’il définit les devoirs « de protection » de la police. Le code exclut en fait formellement l’institution du soin du bien-être de la population et s’en tient à la tâche de vigilance sur la tranquillité publique : « L’office de la police consiste à employer tous les dispositifs nécessaires au maintien de la tranquillité publique, de la sécurité et de l’ordre ainsi qu’à la prévention du danger imminent pour l’ensemble des citoyens (Publikum) comme pour l’individu100. » Le partage entre les deux fonctions « négative » et « positive » en

termes de principes généraux est fixé au titre 13, qui, à propos des droits et des devoirs de l’État, considère le maintien de la tranquillité et de la sûreté d’un côté (§ 2) et, de l’autre, le soin (Sorge) de procurer aux habitants les moyens et les opportunités de développer leur force et capacité à atteindre le bien-être (Wohlstand101) (§ 3). Et pourtant, une ordonnance de 1808 sur les autorités provinciales survient pour démentir le sens strict, non équivoque, du titre 17 : ses instructions pour le gouvernement déclarent expressément qu’en matière de police les diverses administrations ne doivent pas se limiter à la prévention du danger, mais doivent s’occuper aussi de la « promotion du bien-être général102 ». On comprend aussitôt combien il est ardu d’extirper une vision étendue et détaillée de la police de la pratique des bureaucraties. Par ailleurs, l’ALR ne fournit aucune définition générale de la police, mais une explication contextuelle de ses fonctions en rapport à l’activité des particuliers pour lesquels est conçu le code103. Dans le texte prussien, la police est une institution qui se confond dans les différentes situations juridiques, et affiche intégralement sa vocation instrumentale. C’est uniquement dans cette perspective que son rôle apparaît comme limité, sans que cela préjuge en rien de la portée bien plus vaste qu’on peut lui reconnaître par ailleurs. En effet, à partir d’une reconstruction systématique de plusieurs cas où l’action de police est sollicitée, un pouvoir ressort, qui ne renonce pas du tout à sa vocation paternaliste, et survit avec ces caractéristiques anciennes pendant une bonne partie du XIXe siècle. Les trois mots clés « tranquillité », « sécurité », « ordre » laissaient en définitive à la police une considérable marge d’intervention à la fois répressive et préventive, de sorte qu’avec le processus d’urbanisation et d’industrialisation la poursuite du bienêtre des hommes continuait à être confiée à l’autorité qui l’avait gérée depuis toujours104. Sécurité (Sicherheit) et bien-être (Wohlfahrt) sont donc les deux

grands axes conceptuels à l’intérieur desquels se définit la police allemande de la fin du XVIIIe siècle. Le code prussien offre le terrain à une mise à jour interprétative continue des rapports entre police, Publikum et particuliers. Le Publikum, par ailleurs, ne possède aucune valeur sociale et politique, il n’incarne pas l’autonomie d’une société distincte de l’État et des individus. La notion est encore essentiellement quantitative, une pure expression numérique des différentes unités de la population105. De plus, il faut souligner l’écart entre les positions de la science juridique, déjà orientées dans un sens plus libéral durant les années 1830, et la jurisprudence, qui réussira à s’adapter au modèle de police préconisé par l’ALR uniquement dans les années 1880. C’est alors que la Polizei achève son parcours de modernisation. Elle abandonne les propos envahissants liés à la promotion du bien-être et s’affirme définitivement comme l’institution qui monopolise la force interne de la souveraineté politique. D’autres établissements que la police se chargeront d’assurer l’appareil scientifique et professionnel grâce auquel l’État agira dans le domaine social106. L’arrêt du Tribunal administratif supérieur de la Prusse du 14 juin 1882, connu sous le nom de « Kreuzberg-Urteil », sanctionne ce tournant : un citoyen berlinois se sent lésé dans son droit de propriété par une disposition de police qui l’empêche de construire près d’un monument national107. Selon le tribunal, les normes de l’ALR qui établissent l’interdiction de construire ou de modifier le paysage urbain si cela est contraire à l’intérêt commun, doivent être interprétées à la lumière des fonctions policières définies par le § 10 II 17. En vertu de la règle générale mise en place par cette norme, le pouvoir policier de limiter le droit de propriété en sort redéfini ; il ne reste valable que pour ces cas où l’exigence du bien-être commun émerge de façon claire et non équivoque. L’idéologie juridique dominante à l’époque dans le droit civil tend à exalter l’autonomie de la volonté individuelle et pèse

certainement dans la décision de la cour. Les instances de droit civil affleurent en effet dans la mise au point de l’arrêt du tribunal prussien qui exclut la possibilité de réintroduire ce rôle vaste de la police déjà préconisé par l’ordonnance de 1808108. La sécurité et son corollaire négatif, le danger, façonnent désormais les traits d’une institution qui a profondément marqué la nature de la politique et du droit allemands.

Dans la préface à sa Théorie du droit administratif français parue en 1886, le juriste Otto Mayer s’interrogeait sur les causes qui pouvaient limiter la compréhension de l’expérience administrative française aux juristes allemands. Il arrivait à la conclusion que, malgré le niveau très développé de la science administrative française, celle-ci demeurait réticente à admettre les présupposés juridiques qui la soutenaient ; l’erreur essentielle de cette science était d’esquiver l’énoncé de principes généraux reconnaissables même par les experts de formation étrangère109. Nous savons maintenant que le désarroi avoué par un savant comme Mayer vient de ce que le concept de police a été travaillé et intégré selon des procédés divergents dans les pratiques et dans les représentations propres à ces deux pays.

1 Sur la force unificatrice de ce code, R. KOSELLECK, Preussen zwischen Reform und Revolution. Allgemeines Landrecht, Verwaltung und soziale Bewegung von 1791 bis 1848, Klett, Stuttgart, 1967, chap. 1. 2 « On peut vivre tranquillement toute la vie sans l’aide immédiate de la justice, mais on ne peut pas vivre une seule heure sans l’action tangible d’une bonne police. » Ainsi s’exprimait le juriste libéral R. VON MOHL dans les années 1840. Cf. Die Polizei-Wissenschaft nach den Grundsätzen des Rechtsstaates (1832-1833), 2 vol., Laupp, Tübingen, 1844-1845, I, p. 14. 3 Parmi les ouvrages le plus importants, H. MAIER, Die ältere deutsche Staats- und Verwaltungslehre (Polizeiwissenschaft), Luchterhand, Neuwied und Berlin, 1966 ; P. SCHIERA, Il Cameralismo e l’Assolutismo tedesco. Dall’arte di governo alle scienze dello Stato, Giuffrè, Milan, 1968 ; R. SCHULZE, Polizei und Gesetzgebungslehre im 18. Jahrhundert, Duncker & Humblot, Berlin, 1982 ; P. PREU, Polizeibegriff und Staatszwecklehre, Schwartz, Göttingen, 1983 ; M.

STOLLEIS, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland. I (1988), tr. fr. Histoire du droit public en Allemagne. Droit public impérial et science de la police. 1600-1800, PUF, Paris, 1998. 4 Quelques exceptions : M. SENELLART, « Census et censura chez Bodin et Obrecht », Il pensiero politico, 2, 1997, p. 250-266 ; « Raison d’intérêt et gouvernement du bien-être dans le Teutscher Fürstenstaat (1656) de Seckendorf », dans Prudenza civile, bene comune, guerra giusta, op. cit., p. 221-234 ; P. LABORIER, « La “bonne police”. Sciences camérales et pouvoirs absolutistes dans les États allemands », Politix, 48, 1999, p. 7-35. 5 Nous pouvons trouver les premières ébauches d’une science de bon gouvernement dans des écrits comme le Von Rathschlagen de Johannes Oldendorp, le Politisches Testament de Melchior von Osse (1555), le Secreta politica de Georg Obrecht (1606), dont les thèmes seront repris et systématisés un siècle plus tard dans le premier manuel académique, le Teutscher Fürstenstaat (1656) de Veit Ludwig von Seckendorf. Cf. M. STOLLEIS, Histoire du droit public, op. cit., p. 509 et sq. 6 Sur la litérature du « bon père de famille », O. BRUNNER, « Das “ganze Haus” und die alteuropäische “Ökonomik” », art. cit. 7 Sur ces auteurs H. MAIER, Die ältere deutsche Staats- und Verwaltungslehre (Polizeiwissenschaft), op. cit., p. 130-184. 8 Cf. F. DE SALIGNAC DE LA MOTHE FÉNELON, Directions pour la conscience d’un roi, composé pour l’instruction de Louis de France, duc de Bourgogne, Neaulme, La Haye, 1747 (posthume), p. 2. 9 Cf. A. SEIFERT, « Conring und die Begründung der Staatenkunde », dans M. STOLLEIS (dir.), Hermann Conring (1606-1681). Beiträge zu Leben und Werk, Duncker & Humblot, Berlin, 1983, p. 201-214. Sur le genre de la parénétique royale, M. SENELLART, Les Arts de gouverner, op. cit., p. 47 et sq. 10 Les Reichspolizeiordnungen de 1530, de 1548 et de 1577 étaient très connues. Cf. H. MAIER, Die ältere deutsche Staats- und Verwaltungslehre (Polizeiwissenschaft), op. cit., p. 101111. Pour une réévaluation du rôle des ordonnances impériales de police, K. HÄRTER, « Entwicklung und Funktion der Policeygesetzgebung des Heiligen Römischen Reiches Deutscher Nation im 16. Jahrhundert », Ius Commune, 20, 1993, p. 61-141. 11 P. SCHIERA, « Zwischen Polizeiwissenschaft und Rechtsstaatlichkeit. Lorenz von Stein und der deutsche Konservatismus », dans R. SCHNUR (dir.), Staat und Gesellschaft. Studien über Lorenz von Stein, Duncker & Humblot, Berlin, 1978, p. 214. 12 Sur les limites de cette catégorie historique, M. STOLLEIS, Histoire du droit public, op. cit., p. 561 ; R. SCHULZE, « La “Policey” in Germania », Filosofia politica, 1, 1988, p. 96-100. 13 Cf. R. SCHULZE, Die Polizeigesetzgebung zur Wirtschafts- und Arbeitsordnung der Mark Brandenburg in der frühen Neuzeit, Scientia, Aalen, 1978, p. 136 et sq. 14 Cf. G. MIGLIO, « Le origini della scienza dell’amministrazione », dans Atti del I convegno di studi di scienza dell’amministrazione, Giuffrè, Milan, 1957, p. 15 ; H. E. BÖDEKER, « “Verwaltung”, “Regierung” und “Polizei” im deutschen Wörterbüchern und Lexika des 18. Jahrhunderts », op. cit., p. 18 et sq. 15 C. WOLFF, « Institutiones iuris naturae et gentium » (1750), dans Gesammelte Werke,

éd. par M. Thomann, Olms, Hildesheim, 1969, II/XXVI, § 43. 16 C. WOLFF, « Vernünftige Gedanken von der gesellschaftlichen Leben der Menschen und Insonderheit dem gemeinen Wesen » (1716), dans ibid., I/V, § 474. Cf. P. SCHIERA, Il Cameralismo e l’Assolutismo tedesco, op. cit., p. 241 et sq. 17 C. WOLFF, Jus Naturae, pars octava « De imperio publico seu jure civitatis » (1748), dans ibid., II/XXIV, §§ 10-13, 17. 18 D. NETTELBLADT, Systema elementare universae jurisprudentiae naturalis in usum praelationum academicarum adornatum, 1785, réimpr. Olms, Hildesheim, 1997, II, § 1123, p. 464-465. 19 J. G. DARJES, Erste Gründe der Cameral-Wissenschaften (1756), Leipzig 1768, § 1, p. 363. 20 Ibid., p. 364. Pour la référence à Hegel, v. supra p. 131. 21 Sur ces thèmes la bibliographie est évidemment infinie. Nous nous limitons à O. HINTZE, « Staatsverfassung und Heeresverfassung », dans Gesammelte Abhandlungen. I : Staat und Verfassung, op. cit. ; F. HARTUNG, Deutsche Verfassungsgeschichte vom 15. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Koehler, Stuttgart, 1964 ; D. WILLOWEIT, Deutsche Verfassungsgeschichte, Beck, Munich, 1997. 22 Cf. D. JULIA, J. REVEL, « Les étudiants et leurs études dans la France moderne », dans D. JULIA et J. REVEL (dir.), Histoire sociale des populations étudiantes. 2 : France, Éd. de l’EHESS, Paris, 1989, p. 128-140. Sur la formation du fonctionnariat administratif (Beamtentum) en Allemagne, O. HINTZE, « Der Beamtenstand », dans Soziologie und Geschichte, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 1964, p. 89 et sq. ; H. HATTENHAUER, Geschichte des Beamtentums, Heymanns, Cologne, 1980. 23 Cf. M. STOLLEIS, « Grundzüge der Beamtenethik 1550-1650 », dans R. SCHNUR (dir.), Die Rolle der Juristen bei der Entstehung der modernen Staates, Duncker & Humblot, Berlin, 1986, p. 273-302. 24 Cf. J. G. DARJES, Erste Gründe, op. cit., § 21, p. 17. 25 Le Neues Policey- und Cameral-Magazin de J.H. L. BERGIUS, 6 vol., Weideman, Leipzig, 1775-1779, un manuel conçu selon la forme dictionnaire assez rare dans la littérature allemande de l’époque, peut être considéré comme une sorte de « somme » de l’économie industrielle caméraliste. 26 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste zu der Macht und Glückseelichkeit der Staaten, oder ausführliche Vorstellung der gesamten Policey-Wissenschaft, 2 vol., Hartung, Königsberg und Leipzig, 1760-1761, II, § 254. Au contraire de Justi, qui accepte le luxe pour des raisons de gouvernabilité générale, le célèbre médecin J. P. FRANK le critique du point de vue sanitaire. Cf. System einer vollständigen medicinischen Polizey, 4 vol., Schwann, Mannheim 1779-1788, I, p. 31. Sur cette question, M. STOLLEIS, Pecunia Nervus Rerum. Zur Staatsfinanzierung in der frühen Neuzeit, Klostermann, Francfort/Main, 1983, p. 9-61. 27 G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, 4 vol., Jacobi, Leipzig, 1751-1752, I, p. 32. 28 Ibid., I, p. 19. 29 Ibid., p. 37 et sq. et 75 et sq. 30 Forme péjorative pour indiquer la science juridique.

31 G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, op. cit., I, p. 48-49. 32 Ibid., p. 82-83. 33 Ibid., p. 92 et 94-95. Cf. également le tome IV de la Bibliothek. 34 Ibid., p. 63. 35 Cf. B. STOLLBERG-RILINGER, Der Staat als Maschine. Zur politischen Metaphorik des absoluten Fürstenstaats, Duncker & Humblot, Berlin, 1986, p. 124 et sq. 36 G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, op. cit., I, p. 62. 37 Ibid., p. 63. 38 Ibid. 39 Cf. aussi deux autres ouvrages : Grund-Riß einer Einleitung zu denen CameralWissenschaften, 2 vol., Fuchs, Leipzig ; 1742-1743 ; et surtout Anfangsgründe der CameralWissenschaft, 2 vol., Jacobi, Leipzig, 1755, I, p. 18. 40 Cf. par exemple, G. H. ZINCKE, Allgemeines oeconomisches Lexicon… in Hause, Küche und Keller vorzukommen pfleget, und was zum Policey- und Cammerwesen von der Oeconomie…, 2 vol., Gleditsch, Leipzig, 1744. En revanche, le grand répertoire de J.H. L. BERGIUS, Neues Policey, op. cit., qui paraît trente ans plus tard, est surtout consacré aux manufactures selon l’esprit mercantiliste le plus classique. 41 Anfangsgründe, op. cit., I, p. 462-463. 42 Sur ce thème U. MUHLACK, « Physiocratie und Absolutismus in Frankreich und Deutschland », Zeitschrift für historische Forschung, 9, 1982, p. 15 ; D. KLIPPEL, « Der Einfluß der Physiokraten auf die Entwicklung der liberalen politischen Theorie in Deutschland », Der Staat, 23, 1984, p. 205-26 ; B. P. PRIDDAT, « Bibliographie der Physiokratischen Debatte in Deutschland 1759-1799 », Das achtzehnten Jahrhundert, J.-G. 9, Ht. 2, 1985 e J.-G. 11, Ht. 1, 1987 ; K. TRIBE, « The Reception of Physiocratic Argument in the German States », dans B. DELMAS, T. DEMALS, Ph. STEINER (dir.), La diffusion internationale de la physiocratie (XVIIIeXIXe), PUG, Grenoble, 1995, p. 331-334. 43 Cf. F. K. FÜRSTENAU, Versuch einer Apologie des Physiokratischen Systems, Kassel, 1779 ; J. F. PFEIFFER, Der Antiphysiokrat, Francfort/Main, 1780. 44 Cf. D. KLIPPEL, « Der Einfluß der Physiokraten… », art. cit., p. 225-226. 45 Les textes français sélectionnés par Zincke pour la bibliothèque de police sont symptomatiques. Parmi les ouvrages généraux il insère le Testament politique de Colbert, en prenant soin cependant de préciser qu’en réalité cet écrit appartient plus au genre de la prudence politique (Staatsklugheit). Il s’agit plutôt d’un art du prince que d’une doctrine de l’État. Le même discours vaut pour le Testament politique de Richelieu, qui contient quelques notes en matière de police. G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, op. cit., II, p. 447. 46 Cf. M. STOLLEIS, Histoire du droit public, op. cit., p. 574. 47 Cf. R. VIERHAUS, Deutschland im 18. Jahrhundert. Politische Verfassung, soziales Gefüge, geistige Bewegungen, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1987, p. 150 et sq. 48 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., I, § 8. Cf. H. MAIER, Die ältere deutsche Staatsund Verwaltungslehre (Polizeiwissenschaft), op. cit., p. 220 et sq. ; P. SCHIERA, Il Cameralismo e l’Assolutismo tedesco. Dall’arte di governo alle scienze dello Stato, op. cit., p. 440 ;

M. STOLLEIS, Histoire du droit public, op. cit., p. 576-577. 49 Cf. J. VON SONNENFELS, Grundsätze der Polizey, Handlung und Finanz, Kurzbek, Vienne, 1786. 50 Grundsätze der Policey-Wissenschaft, Van den Hoeck, Göttingen, 1756, § 4. 51 F.C. J. FISCHER, Lehrbegrif sämtlicher Kameral-und Polizeirechte, 3 vol., Strauß, Francfort et sq. l’O., 1785, I, p. 26. 52 C’est la notion « absolue » de constitution dont parle C. SCHMITT, Verfassungslehre (1928), tr. fr. Théorie de la constitution, PUF, Paris, 1993, p. 132. : « mode d’existence concret, donné de soi avec toute unité politique existante ». Pour l’utilisation de cette signification de constitution comme catégorie historiographique, E. W. BÖCKENFÖRDE, Die deutsche verfassungsgeschichtliche Forschung im 19. Jahrhundert, Duncker & Humblot, Berlin, 1961. 53 J. H. ZEDLER, Grosses vollständiges Universal-Lexicon aller Wissenschaften und Künste, Halle und Leipzig, 1733-1750, XXXIX, v. « Staat », p. 639. Cf. aussi J. C. ADELUNG, Versuch eines vollständigen grammatisch-kritischen Wörterbuchs der hochdeutschen Mundart, Brün, Traßler, 1788, IV, v. « Verfassung », p. 1416. Cf. H. MOHNHAUPT, « Von den “leges fundamentales” zur modernen Verfassung in Europa. Zum begriffs- und dogmengeschichtlichen Befund (16. -18. Jahrhundert) », Ius Commune, 25, 1998, p. 121-158. 54 J.H. G. VON JUSTI, Der Grundriß einer guten Regierung, Garbe, Francfort et Leipzig, 1759, p. 325. Sur la métaphore mécanico-corporelle chez Justi, B. STOLLBERG-RILINGER, Der Staat als Machine…, op. cit., p. 105-116. 55 Cf. J.H. G. VON JUSTI, Grundsätze der Policey-Wissenschaft, op. cit., § 22. 56 Nous trouvons ici une autre signification de constitution au sens absolu envisagée par C. SCHMITT, Théorie de constitution, op. cit., p. 134 : « Le principe du devenir dynamique de l’unité politique, du processus de formation et d’origination toujours renouvelées de cette unité à partir d’une force ou énergie qui la fonde ou agit dans son fondement. » 57 J.H. G. VON JUSTI, Natur und Wesen der Staaten, als die Quelle aller Regierungswissenschaften und Gesetzen (1760), Steidel, Mitau, 1771, § 267. 58 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., II, § 411. 59 J. VON SONNENFELS, Grundsätze der Polizey, op. cit., § 396. 60 Ibid., § 412. 61 Ibid., § 410. 62 J.H. G. VON JUSTI, Natur und Wesen, op. cit., § 268. 63 Sur l’influence de Montesquieu enAllemagne, R. VIERHAUS, Deutschland im 18. Jahrhundert…, op. cit., p. 9-32. Sur la réception par Justi, p. 23-24. Sur l’influence de la théorie politique française en Allemagne, K. MALETTKE, Frankreich, Deutschland und Europa im 17. und 18. Jahrhundert, Hitzeroth, Marburg, 1994, p. 373 et sq. Le modèle français (Delamare et Montesquieu) a été un point de référence précis et constant pour les caméralistes allemands du XVIIIe siècle. En revanche, ceux-ci ne jouissaient pas d’une telle considération en France. L’attention ne deviendra réciproque qu’après la Restauration et, surtout, pendant la monarchie de Juillet. Cf. T. R. OSBORNE, « The “German Model” in France : French Liberals and the Staatswissenschaften, 1815-1848 », Jahrbuch für Europäische Verwaltungsgeschichte

(JEV), 1, 1989, p. 123. 64 « Police », Encyclopédie, op. cit., XII, p. 905 ; J. H. ZEDLER, Universal-Lexicon, op. cit., XXVIII, voir « Policey Gesetze », p. 1503. 65 J.H. G. VON JUSTI, Natur und Wesen, op. cit., § 261. 66 G. H. ZINCKE, Cameralisten Bibliothek, op. cit., II, p. 448. 67 Ibid., p. 448-449. Il faut tout de même rappeler la crédibilité limitée de certains jugements, souvent de seconde main, comme c’est le cas de Zincke, dont la source est l’Essai sur le commerce de Melon. 68 Cf. J.H. G. VON JUSTI, Grundsätze der Policey-Wissenschaft, op. cit. « Vorrede ». 69 Ibid. 70 Traité de la police, op. cit., IV, p. 2. 71 Cf. J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., II, § 370, p. 445. 72 Traité de la police, op. cit., I, préface. L’auteur français qui se rapproche plus d’un modèle théorique à l’allemande est peut-être G. DE RÉAL DE CURBAN, La Science du gouvernement, op. cit. 73 Là-dessus P. LEGENDRE, « Politique tirée du juriste. Remarques sur le champ d’une histoire de la science du droit et de l’administration », dans Wissenschaft und Recht der Verwaltung seit dem Ancien Régime, op. cit., p. 382. 74 Rozet, Paris, 1769. 75 Éphémérides du citoyen, 2, 1769, p. 115. 76 Ibid., p. 99-100. 77 Cf. M. STOLLEIS, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland. II. Staatsrechtlehre und Verwaltungswissenschaft 1800-1914, Beck, Munich, 1992, p. 258 et sq. 78 Cf. supra p. 77 à propos de Turgot. Dupont accentue la polémique sur ce point pour des raisons politiques, mais déforme la réalité d’un caméralisme qui, comme nous l’avons déjà mentionné, embrasse la matière économique dans son intégralité. Il n’y a pas d’opposition entre l’économie de la ville et l’économie de la campagne. Cf. par exemple J. G. DARJES, Erste Gründe, op. cit., § 305, p. 209. 79 Éphémérides, op. cit., p. 101. 80 Ibid., p. 106-107. 81 Ibid., p. 110-113. 82 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., II, § 506. 83 Ibid., § 510. Que la police doive ignorer les différences dérive de nombreux textes doctrinaux et normatifs de l’Ancien Régime. L’Encyclopédie méthodique, dans le vol. VI de la classe « Jurisprudence » apparu en 1786, exclut expressément la possibilité de franchises juridictionnelles (voir « Police », p. 588). Dans la législation toscane et piémontaise on trouve aussi des prescriptions analogues : cf. C. MANGIO, La polizia toscana. Organizzazione e criteri d’intervento 1765-1808, Giuffrè, Milan, 1988, p. 232 ; G. B. BORRELLI, Editti antichi e nuovi dei Sovrani principi della Real Casa di Savoia, Zappata, Turin, 1681, p. 924. 84 Cf. Homo sacer : I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997. 85 Sur la bio-politique de la population, M. FOUCAULT, La Volonté de savoir, Gallimard,

Paris, 1976. 86 À cet égard, cf. les travaux déjà mentionnés d’A. Farge. 87 J.H. G. VON JUSTI, Die Grundfeste…, op. cit., II, § 514. 88 Ibid., § 512. 89 G. H. VON BERG, Handbuch des Teutschen Policeyrechts, 7 vol., Hannover, 1799-1809, 2e éd., Hahn, Hannover, 1802, I, p. 14. 90 Sur le développement de la justice administrative dans les États allemands, C. TOMMASI, « Il regime della giustizia amministrativa in Germania. Il caso della Prussia e l’opera di Rudolf von Gneist », Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento, X, 1984, p. 45-95. 91 Traité de la police, op. cit., I, préface. 92 V. C. RECHENBERG, De politiae et iurisdictionis limitibus programma, P.P.A.R.S., Lipsiae, 1739 ; G. C. SCHREIBER, De causarum politiae et earum quae iustitiae dicuntur conflictu et differentia dissertatio, Bossigel, Gottingae, 1762. 93 I. G. DARJES, De differentiis iurisprudentiae atque politiae, Winter, Francofurti ad Viadrum, 1763, p. 6-9. 94 Cf. § 17 et 18. 95 I. HEUMANN, Initia Politiae Germanorum, I.G. Lochneri, Norimbergae, 1757, p. 6. 96 J. S. PÜTTER, Elementa iuris publici germanici, Bossigel, Goettingae, 1754, § 530. 97 J. S. PÜTTER, Institutiones iuris publici germanici, Vandenhoeck, Goettingae, 1782, § 331. 98 Ideen zu einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit des Staates zu bestimmen (1792, éd. complète 1851), tr. fr. Essai sur les limites de l’action d’État, Baillière, Paris, 1867. 99 « La qualité de la fin visée par les lois civiles – écrit Kant dans un projet de lettre au caméraliste H. Jung-Stilling du 1er mars 1789 – n’est pas le bonheur, mais la liberté pour chacun de s’assurer soi-même son bonheur, quel que soit l’objet dans lequel on le place, à la seule condition qu’il ne porte atteinte à la liberté des autres, qui est tout aussi légitime. » I. KANT, Correspondance, Gallimard, Paris, 1991, p. 338. Cf. aussi la Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit, Vrin, Paris 1993, § 49, qui prend position contre le gouvernement paternaliste (p. 199) et attribue à la police les fonctions de la sécurité, de la commodité (Gemächlichkeit) et de la décence (Anständigkeit) publiques (p. 207). 100 Allgemeines Landrecht für Preussischen Staaten von 1794, Metzner, Francfort/Main, 1970, p. 620. Pour une histoire de cette norme et de ses interprétations, P. PREU, Polizeibegriff…, op. cit., p. 274 et sq. 101 ALR, op. cit., p. 589. 102 V.F.-L. KNEMEYER, « Polizei », dans Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., IV, p. 891. 103 Cf. P. PREU, Polizeibegriff…, op. cit., p. 281 et sq. 104 Cf. G-C. VON UNRUH, « Polizei, Polizeiwissenschaft und Kameralistik », dans Deutsche Verwaltungsgeschichte, 6 vol., K.G. A. JESERICH et al. (dir.), Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1982-1988, I, p. 425. 105 Cf. P. PREU, Polizeibegriff…, op. cit., p. 310-312. 106 Sur le divorce entre la police et la gestion du bien-être, R. JESSEN, « Polizei, Wohlfahrt,

und die Anfänge des modernen Sozialstaats in Preußen », Geschichte und Gesellschaft, 2, 1994, p. 157-180. Sur l’essor de la question sociale à l’intérieur des sciences de l’État pendant la seconde moitié du XIXe siècle, P. SCHIERA, Il laboratorio borghese, Il Mulino, Bologne, 1987, p. 117 et sq. 107 Cf. Entscheidungen des Königlichen Oberverwaltungsgerichts, éd. par A.W. Jebens et W. v. Meyeren, Heyman, Berlin, 1887, IX, p. 353-389. 108 P. PREU, Polizeibegriff…, op. cit., p. 326-328. La tendance à borner le rôle gouvernemental de la Polizei est témoignée aussi par la loi prussienne sur l’administration générale du 30 juillet 1883, un an après le « Kreuzberg-Urteil » : l’article 136 établit que les autorités centrales ne peuvent édicter des mesures de police que sur autorisation de la loi qui les en a chargées pour des objets déterminés. Cf. H. ROSIN, Das Polizeiverordnungsrecht in Preussen verwaltungsrechtlich entwickelt und dargestellt, Koebner, Berlin, 1895, p. 185 et sq. 109 O. MAYER, Theorie des französischen Verwaltungsrechts, Trübner, Strasbourg, 1886, p. VII.

Conclusion

Les débats révolutionnaires ont envisagé le problème de la police sous tous ses aspects. L’enjeu fondamental pourrait être résumé ainsi : comment donner une forme juridique à l’ensemble d’activités matérielles menées sous l’enseigne globalisante et souvent insaisissable de « police » ? Ce travail préalable a été décisif pour un contrôle plus rationnel de l’objet. D’un côté, il a préparé le terrain pour ce qui allait devenir le droit administratif ; de l’autre, il a permis de délimiter les domaines sur lesquels la police du siècle nouveau exercerait ses prérogatives traditionnelles de gouvernement. Dans l’État de droit, la police ne renonce certes pas à ses réserves de pouvoir : elle connaît plutôt une nouvelle phase de redistribution de ses compétences et de ses objectifs stratégiques. Le fait que la production et l’échange de biens soient deux secteurs de moins en moins contrôlés1 ne signifie pas que l’héritage de Delamare ne soit pas reçu, voire perfectionné dans d’autres domaines. La question de la salubrité, par exemple, compte parmi les enjeux cruciaux d’une police appelée à se confronter aux effets dérivant du processus d’industrialisation en cours. Pour la gestion d’un territoire urbain que la multiplication des fabriques modifie considérablement et pour le contrôle des conditions hygiéniques et sanitaires de toute la population (en particulier de la population ouvrière), la police utilise d’anciens dispositifs mais expérimente aussi de nouvelles techniques. Elle tend de plus en plus à constituer comme objet de son intervention cette « société en masse » dont parle le Code des délits et

des peines (3 brumaire, an IV), avec le projet de l’immuniser à la manière d’un corps vivant.

La continuité normative avec l’Ancien Régime Au début du XIXe siècle, l’organisation de la police est au centre d’une importante réforme. Le législateur a d’abord dégagé la structure de la police citadine autour de la figure du préfet de police, créé pour Paris par l’arrêté consulaire du 12 messidor an VIII2 (1er juillet 1800). Ce fonctionnaire a sous ses ordres douze commissaires, institués par la loi du 28 pluviôse an VIII (12 février 1800) – dans les villes autres que Paris, ils dépendent directement du maire. Répartis dans chaque municipalité de la ville, les commissaires exercent des fonctions de police administrative et de police judiciaire. Le texte du 12 messidor est empreint de son contexte historique et affiche une évidente nostalgie de la panoplie policière de l’Ancien Régime : il attribue aux nouveaux préfets des pouvoirs analogues à ceux détenus par les anciens lieutenants. L’article 2 les autorise à publier de nouveau les règlements du passé. La loi leur reconnaît en outre un pouvoir de contrôle capillaire, en établissant une distinction entre deux aires de compétences : celle de la police générale (toutes les mesures relevant de la sécurité de l’État : passeports, permis de séjour, mendicité, prisons, maisons publiques, librairies, émigrés, cultes, armes) et celle de la police municipale (le bien-être de la vie commune : tranquillité publique, approvisionnements, salubrité, surveillance des lieux publics, bourse, bonne foi dans les transactions commerciales). Le commerce est un domaine cependant où l’intervention du préfet n’est pas sans limites. Celui-ci continue certes à inspecter les marchés « comme pour le passé » (art. 33) ; mais il est également tenu d’assurer « la libre circulation des subsistances, suivant les lois » (art. 29). Pour reprendre le mot d’un historien de la première moitié du XIXe siècle, le préfet de police avait d’une certaine manière pour

mission de « paraphraser la pensée gouvernementale3 ». Si tel est bien le sens de la discipline qui délimite la forme moderne d’organisation de la police, bien plus complexe est le discours qui porte sur les contenus de son activité réglementaire. Les catégories du droit sont suffisamment souples pour supporter sans aucune dénaturation les retournements politiques et les innovations législatives. Cette vérité vaut encore davantage pour le droit de police, qui est peu caractérisé d’un point de vue idéologique, tant il est lié aux besoins primaires de chaque communauté. C’est précisément parce qu’elles sont intimement liées aux nécessités de la vie que les règles de police conservent cette neutralité qui les fait s’adapter aux contextes les plus divers. Elles garantissent une continuité essentielle dans le devenir des institutions et des idées. D’où leur ambivalence de normes calibrées d’après une situation contingente, normes dotées toutefois d’une utilité permanente, puisqu’elles assurent l’ordre de base de la société. On ne sera donc pas surpris si les gouvernements révolutionnaires et postrévolutionnaires expriment la nécessité de ne pas interrompre le rapport avec les ordonnances de police d’Ancien Régime, qui demeurent en définitive le réservoir normatif principal dans lequel on continue à puiser4. De même que le code Napoléon a reformulé tous les rapports antérieurement élaborés tout en accueillant quelques dispositions prérévolutionnaires dans le droit civil, en matière de police de même la loi du 19 juillet 1791 a établi que le corps municipal avait le droit de « publier de nouveau les lois et règlements de police, ou de rappeler les citoyens à leur observation5 ». Ensuite, aussi bien le Code pénal de 1810 que le Code d’instruction criminelle stipulent le principe général selon lequel les anciens règlements, à l’exception de ceux réformés ou abrogés par le Code pénal, pouvaient toujours être appliqués par les tribunaux. De son côté la Cour de cassation, par un arrêt du 27 juin 1815, confirmait que les anciens arrêts et règlements de police restaient encore en

vigueur, à condition qu’aucune loi postérieure à 1789 n’avait statué sur les mêmes objets6.

Police de la santé La récupération de l’expérience d’Ancien Régime s’accentue particulièrement à certains moments : le Premier Empire et la Monarchie de Juillet, par exemple, ne cachent pas leur dette envers les anciennes ordonnances. Le contexte napoléonien favorise le retour au modèle de Delamare, repris parfois sans le moindre esprit critique7. Comme le remarque toujours en 1835 un praticien qui a longtemps travaillé à la préfecture de police de Paris, « il s’agit bien moins d’innover, que de mettre en œuvre, de créer des règlements nouveaux, que de découvrir dans ceux du passé, les dispositions et les principes qui peuvent convenir au nôtre8 ». Mais au-delà de la situation politique qui pousse les gouvernements de la première moitié du siècle à se réclamer plus ou moins du passé, il est certain que la continuité avec la police classique avait encore plus de raison d’être dans le domaine de la santé, du fait de sa relative autonomie à l’égard des revendications politiques et idéologiques du temps. Nombre de règlements anciens sont réitérés, notamment à propos d’un thème qui va se révéler d’une importance cruciale : celui de la salubrité des villes menacées par le processus d’industrialisation9. La santé publique retient de plus en plus régulièrement l’attention des organismes administratifs. La police est de nouveau appelée à affronter un problème qui concerne immédiatement l’existence biologique des individus et peut ainsi déployer, sur une base qui revendique ouvertement sa « scientificité », tout son dispositif de gouvernement. Voici les termes dans lesquels, vers la moitié du siècle, sera évoqué ce programme à proprement parler bio-politique : « Ce qu’on appelle droit commun en matière de salubrité, c’est le droit inviolable de chacun à la jouissance entière et parfaite des conditions

de la vie ; ce qu’on nomme insalubrité, c’est l’altération de ces conditions, lorsqu’elle est portée au point de nuire à cet exercice libre, régulier et facile des fonctions de l’organisme humain qu’on nomme la santé10. » La Cour de cassation a également apporté sa précieuse contribution lorsqu’il a fallu définir plus précisément cette tâche de conservation de la société, que le Code des délits de l’an IV avait confié à la police. Un arrêt du 24 août 1821 précise ainsi « qu’il est de l’essence des règlements de police de s’étendre à une universalité ou à une certaine classe de citoyens ; que les dispositions particulières qui peuvent y avoir été insérées concernant les individus considérés privativement, ne sauraient participer à l’autorité et aux effets que la loi accorde à ces règlements11 ». Les premiers théoriciens du droit administratif confirment cette orientation : depuis les premières et acerbes remarques de Portiez de l’Oise, pour lequel « tout doit concourir au maintien et à la conservation de la société », en passant par Macarel et jusqu’aux réflexions plus abouties de Firmin Laferrière, la société apparaît comme un patrimoine que le pouvoir public doit défendre. Or un tel projet a d’abord des conséquences pénales et, plus en général, de sécurité sociale. Mais il a aussi une application plus nettement administrative, qui intéresse l’utilisation des choses ayant une incidence négative sur la santé quotidienne des hommes. Par conséquent, toute la matière s’intègre au régime plus vaste de la « Police d’État ou de la défense sociale considérée dans ses moyens préventifs et répressifs », comme le rappelle Laferrière : La société, dans l’intérêt de sa conservation, doit se défendre des dangers qui peuvent venir des choses et des hommes ; elle s’en défend par la voie préventive et par la voie répressive selon la nature des objets ou des droits dont l’usage ou l’abus peut lui être préjudiciable. Elle doit aussi, par des mesures de prévoyance et d’assistance publique, venir au secours des personnes nécessiteuses, et garantir la société des dangers que peuvent faire naître ou développer les suggestions de la misère. La défense sociale par les moyens préventifs, c’est la police de l’État, prise au point de vue le plus élevé12.

La police administre un « corps » social qu’il faut immuniser contre tout attentat à sa santé.

Environ deux années après l’arrêt consulaire qui crée le préfet de police à Paris, le problème de la salubrité commence à prendre une place dominante parmi les devoirs du nouveau magistrat. Un arrêté du 18 messidor an X (6 juillet 1802) du préfet Dubois institue un organe adéquat : le conseil de salubrité, qui rassemble des médecins, des chimistes et des administrateurs. Déjà au temps du lieutenant de police Le Noir, on avait demandé à deux éminents savants, Piat et Cadet de Gassicourt, de concevoir un système de secours pour les personnes en danger de mort. Il ne s’agissait encore que d’un aspect d’un projet beaucoup plus général d’intervention dans le domaine de la salubrité, qui ne devait porter ses fruits qu’après la Révolution, avec la création du conseil de salubrité, due à l’initiative de Cadet. Initialement institué pour rédiger des rapports sur les boissons, sur les épizooties, sur les manufactures, ce bureau voit très tôt ses attributions s’étendre progressivement. Elles sont fixées par un arrêté préfectoral du 26 octobre 1807. Ses sept membres se réunissaient deux fois par mois pour délibérer sur tout ce qui touchait à la conservation de l’intégrité physique de la population13. Réorganisé par un arrêté du préfet du 24 décembre 1832, ce corps interne à la police devient bientôt indispensable, comme le montre la création, par décret du 18 décembre 1848, d’un Conseil d’hygiène publique et de salubrité dans tous les arrondissements du territoire, véritable projection à grande échelle du bureau parisien14. Ces organes nouveaux ont à répondre aux questions qui leur sont transmises par les préfets et sous-préfets, afin de préparer un cadre topographique et statistique de la salubrité publique, où apparaisse le relevé des indices de mortalité de la population. La qualité générale de la vie est introduite comme facteur explicatif des décès, qui ne sont plus recensés pour des causes exclusivement organiques15. La protection

de l’enfance devient dès lors un devoir prioritaire. Sur le modèle de procédures déjà adoptées sous l’Ancien Régime à travers le contrôle des nourrices16, sont créées des Maisons de sevrage, où l’on doit sevrer les nouveau-nés après l’allaitement. Les autorités de police sont ainsi chargées de prédéterminer les conditions d’un mode de vie sain : « L’extrême influence que l’air, le soleil, l’habitation, l’exercice, les soins de propreté et la nourriture exercent sur l’économie dans le premier âge, et les dispositions organiques qui en résultent pour le reste de la vie, prouvent suffisamment combien il est important que l’administration s’occupe enfin de cet objet17. » La police récupère en ce domaine la partie la plus « noble » de la volonté de connaître la société – un projet qui, au début du XVIIIe siècle, l’avait mise au cœur du dispositif des toutes premières enquêtes statistiques18. L’importance des conseils de salubrité publique ne pouvait pas enfin échapper à la nouvelle science du droit administratif. Macarel en souligne ainsi le rôle majeur dans la bureaucratie départementale : « Quoi que en apparence cette institution ait un caractère municipal, je crois devoir la ranger parmi les institutions départementales et les conseils placés près des préfets, parce que, en effet, partout où ils existent, ces conseils sont consultés, comme celui de Paris, sur tout ce qui intéresse l’hygiène, la salubrité et la santé publiques, non pas seulement du chef-lieu où ils sont établis, mais encore de tout le département ; et je citerais comme exemple ce qui se passe toujours, à cet égard, en matière de permission pour établir les ateliers dangereux, insalubres et incommodes de toute l’étendue de la circonscription départementale19. » En se référant aux ateliers insalubres et à leur emplacement urbain, Macarel touche à un problème qui suscite constamment l’intervention du législateur et de la jurisprudence. En cette matière, le principe général est établi par un arrêt du Conseil d’État du 8 août 1821 : en rejetant l’autorisation d’élever un établissement insalubre ou incommode faute de précautions suffisantes, la cour rappelle qu’« il est d’une bonne police

d’éloigner, autant que possible, des habitations les établissements à odeur incommode ou insalubre20 ». La question ne saurait être pourtant résolue seulement par cette règle élémentaire, puisque les intérêts en jeu sont très variés : les impératifs de la production industrielle, le droit des particuliers à ne pas souffrir des dommages causés par les exhalations malsaines, enfin, le bien public, qui consiste ici dans la condition sanitaire de toute une population dont le pouvoir administratif est le garant. On comprend donc parfaitement que « les trois intérêts qui sont en présence dans les grandes villes, la salubrité, la propriété et l’industrie, ne vivent pas toujours en bonne intelligence21 ». D’où les risques de nombreux conflits judiciaires dans un domaine qui, selon la nature de l’enjeu, relève des organes civils, des organes administratifs, ou des deux22. En 1805, à la suite de nombreuses plaintes déposées par des habitants contre les fabriques de produits chimiques, le ministre de l’Intérieur interpelle la classe des Sciences physiques et mathématiques de l’Institut. Il s’agit de dégager des critères objectifs d’après lesquels les autorités administratives puissent évaluer le bien-fondé de telles inquiétudes et réglementer, par conséquent, les activités industrielles nuisibles. Pour atteindre ce résultat, l’action de la police doit assimiler les sciences de la nature. Mais la classe de Physique et Mathématique ne se limite pas à donner un avis technique sur la question ; avant de dresser un tableau des établissements dangereux, elle fournit aussi une réponse politique au problème : Tant que le sort des fabriques ne sera pas assuré ; tant qu’une législation purement arbitraire aura le droit d’interrompre, de suspendre, de gêner le cours d’une fabrication ; en un mot tant qu’un simple magistrat de police tiendra dans ses mains la fortune ou la ruine du manufacturier, comment concevoir qu’il puisse porter l’imprudence jusqu’à se livrer à des entreprises de cette nature ? Cet état d’incertitude, cette lutte continuelle entre le fabricant et ses voisins, cette indécision éternelle sur le sort d’un établissement, paralysent,

rétrécissent les efforts du manufacturier, et éteignent peu à peu son courage et ses facultés. Il est donc de première nécessité, pour la prospérité des arts, qu’on pose enfin des limites qui ne laissent plus rien à l’arbitraire du magistrat, qui tracent au manufacturier le cercle dans lequel il peut exercer son industrie librement et sûrement, et qui garantissent au propriétaire voisin qu’il n’y a danger ni pour sa santé, ni pour le produit de son sol23.

Ce programme politique ébauché par un corps scientifique met clairement en lumière les perspectives gouvernementales de la police, mais aussi ses limites. Les lacunes législatives (les règlements anciens étaient ici inadaptés à la rapidité du développement industriel) avaient depuis toujours favorisé le pouvoir discrétionnaire de l’institution. Dans ce nouveau secteur d’action comme dans les autres, il faut donc soumettre la police au principe de légalité. Exposée avec peut-être trop de passion par un comité de physiciens et de mathématiciens visiblement sensibles aux instances de l’industrie, cette exigence s’accompagne toutefois de la reconnaissance d’une police « souveraine » en matière de santé collective. La préfecture de police devra certes se conformer aux prescriptions de la loi, mais ces restrictions ne doivent pas l’empêcher de rester l’organe de gestion dans un domaine aussi fondamental pour le bien-être social. C’est pourquoi l’autorité administrative devra se montrer capable de concilier des revendications hétérogènes, mais aussi de distinguer, d’évaluer et de hiérarchiser divers ordres d’inconvénients : ce qui est incommode ou désagréable ne peut être confondu avec ce qui est dangereux et nuisible. La prévention du mal, comme tâche fondamentale de la police, ne constitue pas un but générique : elle implique une prise en compte de ces catégories diverses du malheur, qui réclament un traitement différencié24. Après le premier rapport technique élaboré par les physiciens et les mathématiciens, la consultation de la section de chimie de l’Institut fournit en 1809 les vérités scientifiques décisives qui seront retenues par le décret du 15 octobre 1810. Sur la base du rapport rédigé par

Guyton-Morveau, Chaptal et Cuvier, la loi établit que la construction des manufactures qui répandent une odeur mauvaise et insalubre doit être soumise à l’autorisation de l’autorité administrative. Le décret divise ces établissements en trois classes. Il s’agit d’abord de ceux qui doivent être éloignés des habitations, car ils sont les plus dangereux. Le Conseil d’État délivre une autorisation et a le pouvoir de les supprimer en cas de « graves inconvénients à la salubrité publique, la culture, ou l’intérêt général […] après avoir entendu la police locale, les préfets et la défense des fabricants ». Il s’agit ensuite des établissements dont la construction, autorisée par le préfet du département, est subordonnée à la preuve que leur activité ne risque de causer aucun dommage aux propriétés alentour ni au voisinage. Il s’agit enfin de ceux qui, dans l’agglomération urbaine, sont laissés sous surveillance de la police : ils doivent être autorisés par le maire et, à Paris, par le préfet de police25. Comme garantie pour la population mais aussi pour les industriels, le décret prévoit une série de formalités qui doivent précéder ces autorisations : notamment, une enquête de commodo et incommodo, conduite par le maire ou par un commissaire de police, pour établir sous quelles conditions peuvent être construits des ateliers réputés insalubres. L’expertise d’un conseil technique peut certes éclairer les décisions de la police et pose assurément un frein à l’arbitraire dont l’autorité avait toujours bénéficié dans ce domaine. Mais en même temps, elle confère aux mesures de police un contenu de vérité qui accroît ici le prestige et l’influence de l’institution. L’emphase avec laquelle les auteurs dépeignent la nouvelle complicité qui se noue entre science et police doit bien sûr inviter à la prudence : le processus est amplifié à des fins de propagande, avec l’intention évidente de gagner l’assentiment de l’opinion publique en faveur des institutions. Le succès des nouveaux dispositifs était d’ailleurs loin d’apparaître évident26. Mais ce problème n’est pas ce qui retient ici notre attention. Ce qu’il faut plutôt souligner, c’est la façon dont la rationalité

policière se régénère sur un sujet qui, même s’il avait été important par le passé, devient à présent stratégiquement décisif : celui de la gestion combinée et indivisible de la santé et de l’industrie. En effet, même lorsqu’il s’agit des ateliers des première et seconde catégories, le décret reconnaît dans la police l’indispensable structure consultative qui, au contact des situations locales, fournit les éléments nécessaires aux décisions des autorités compétentes. C’est toujours de la police que relève la toute première mise en forme du réel : c’est au préfet de police qu’il revient de dresser le tableau des manufactures soumises à sa surveillance27. En somme, sans le travail préalable de la police, aucun jugement technique sur la matière serait possible. Même le rapport de la commission de chimie, repris par le décret de 1810, n’a pu être rendu que sur la base des données fournies par le contrôle policier. L’ordonnance du 14 janvier 1815 confirmera ce rôle fondamental, en attribuant au directeur général de police du département de la Seine les mêmes pouvoirs d’autorisation que la loi de 1810 reconnaissait aux préfets et aux sous-préfets28. Et s’il n’est pas habilité comme autorité « sanitaire », le préfet de police n’en demeure pas moins gardien de la sûreté publique : à ce titre, il peut prendre des mesures provisoires en matière de salubrité29. La même logique hygiéniste autorise la police à intervenir dans un autre domaine lié à l’industrialisation : celui des conditions de logement des catégories les plus pauvres, de la classe ouvrière en particulier. L’urbanisme sanitaire devient une source de conflit que l’autorité administrative est appelée à gérer au nom de la conservation du bon état physique de la population. L’objectif est de « soumettre les constructions des habitations à des règlements sanitaires, qui soient plus en rapport avec les connaissances acquises sur l’influence que les habitations exercent sur la santé et la vie des citoyens, et avec les besoins qui ressortent d’une grande population30 ». Depuis le Moyen Âge, la police détenait le droit de réglementer la façon de construire les habitations. Dans la droite

ligne de cette prérogative ancienne, les conseils de salubrité invitent le législateur à prendre en charge la dimension non pas seulement publique, mais également privée, de la salubrité. Les conditions de logement de la population ouvrière exigent une réponse urgente et adéquate. « Pourquoi – se demande le Conseil général de salubrité du département du Nord en 1849 – les lois sont-elles impuissantes pour défendre à un propriétaire de louer un lieu sombre, infect, où les malheureux vont puiser, eux et leurs générations, les germes de maladies qui les rendent plus malheureux encore ? » En 1848 encore, le conseil parisien souhaite que l’Assemblée nationale décide « dans quelles limites il conviendrait d’utiliser l’administration communale pour intervenir dans la distribution intérieure des maisons31 ». L’autorité administrative devrait donc être habilitée à pénétrer chez les particuliers pour deux bonnes raisons : pour protéger l’intérêt public qui, comme avec les ateliers, souffre de tout voisinage insalubre ; et pour garantir l’intérêt privé du locataire à vivre dans une maison suffisamment saine. Ce n’est pas seulement la règle du précédent historique qui justifie l’immixtion de la police dans l’usage des propriétés privées. Comme le rappelait déjà Domat, il existe aussi un principe fondamental du droit civil, selon lequel le propriétaire est tenu de ne pas nuire à autrui, aussi bien par sa propre action que par l’usage des biens qui lui appartiennent, logements compris32. La loi sur les logements insalubres est approuvée le 13 avril 1850 : une commission instituée dans chaque commune devra adopter les mesures nécessaires pour assainir les logements donnés en location, et dont les conditions vont jusqu’à « porter atteinte à la vie et à la santé de leurs habitants ». L’article 7 de la loi appelle l’intervention de la police dans ce domaine crucial où l’intérêt social recouvre l’intérêt privé. Le règlement des conflits éventuels entre propriétaires et locataires n’est pas confié ici à l’autorité judiciaire mais à l’action de la police, à cause de sa plus grande capacité de médiation : « En vertu de la décision du conseil municipal ou de celle du conseil de

préfecture, en cas de recours, s’il a été reconnu que les causes d’insalubrité sont dépendantes du fait du propriétaire ou de l’usufruitier, l’autorité municipale lui enjoindra, par mesure d’ordre et de police, d’exécuter les travaux jugés nécessaires33. » La Commission des logements insalubres à Paris, dirigée par Mêlier entre 1815 et 1859, publie une série de rapports qui donnent aux conflits civils une solution conçue selon cette rationalité de police introduite par l’article 7 de la loi de 1850. Avant l’entrée en vigueur de cette loi, en effet, tout conflit opposant propriétaire et locataire sur l’état de l’habitation ne pouvait être résolu qu’à l’aide de l’article 1720 du Code civil, qui oblige le propriétaire à un entretien adéquat des locaux pendant tout le temps de la location. Or la Commission est intervenue plusieurs fois, sur la base de l’article 7 de la nouvelle loi, en enjoignant au propriétaire d’éliminer les causes d’insalubrité, épargnant ainsi au locataire un onéreux recours juridique, seul moyen régulier d’obtenir du propriétaire qu’il remplisse ses obligations civiles. En dehors des fins humanitaires et d’une politique philanthropique en faveur des classes travailleuses34, il faut souligner la parfaite logique policière selon laquelle intervient ici la commission. Cette dernière est en effet l’organe compétent pour adopter ces « mesures d’ordre et de police » que préconise la loi afin d’assurer aux conflits, sans intervention du juge, un règlement pragmatique, ce qui permet aussi de combler le vide normatif inscrit dans les relations sociales. L’impact de la façon d’agir policière sur la construction des rapports sociaux et sur la mise en place des intérêts matériels est évident. Cette action recoupe ici les formes traditionnelles de la garantie judiciaire (dans l’espèce prévue par l’art. 1720 du Code civil) tout en assumant un programme de gouvernement centré sur la sauvegarde de la santé et de la vie.

Qu’est-ce que la mesure de la police ?

Le texte de loi de 1850 sur les logements insalubres contient un syntagme dont l’emploi séculier nous le rend presque anodin : « mesure de police ». Mais en quoi consiste finalement cette mesure de la police qu’on a évoquée à plusieurs reprises tout au long de ce livre ? Le rapport de proximité entre « police » et « mesure » a depuis longtemps suscité l’intérêt des juristes. La théorie allemande du droit public s’est interrogée sur ce problème dès la fin du XIXe siècle35. La sociologie juridique contemporaine se penche elle aussi volontiers sur cette question36. En effet, la rationalité des méthodes policières se traduit en typologies distinctes d’interventions normatives, en raison des objets à réglementer. L’idée de mesure, on l’a vu, revient sans cesse lorsqu’on envisage la capacité de la police à réduire la distance entre l’ordre juridique d’une part, et les choses, les personnes et les actions, de l’autre. La notion moderne de loi juridique issue de la Révolution considère le « devoir-être » de manière générale et abstraite. Selon Hans Kelsen, l’État n’est qu’une construction de normes, c’est-à-dire un ensemble de prévisions hypothétiques de faits et de comportements, dont l’avènement entraîne certaines conséquences obligatoires. Le concept de droit est ainsi soumis à l’hégémonie de l’idée de norme. L’histoire moderne de la mesure de police s’est précisée par rapport à ces deux événements capitaux du droit postrévolutionnaire : l’absence de contenus prédéterminés dans le schéma normatif et la réduction du droit au modèle de la norme. Sur le premier point, la mesure de police a offert un instrument pour régler les situations particulières correspondant à la prévision abstraite de la loi. Qu’elle intervienne sur délégation expresse et détaillée du pouvoir législatif ou qu’elle procède en toute autonomie à l’intérieur de compétences légalement reconnues, la mesure de police prolonge la loi dans le social et reste toujours en conformité avec l’ordre juridique en vigueur. En ce sens, elle s’intègre dans la théorie du règlement

comme source secondaire de droit, puisque son but est de réaliser la plus grande adhésion des normes à leurs objets. Comme le rappelle Hauriou, « la loi dispose toujours par voie de mesures très générales ; cela tient à ce qu’elle est faite pour un grand territoire et pour une longue durée ; il faut que la règle qu’elle pose soit, autant que possible, indépendante des circonstances de lieu et de temps. Mais alors, pour un lieu donné et une époque donnée, il est nécessaire de la compléter par des mesures de détail, qui par rapport à elle seront transitoires37 ». Quant au second événement – l’interprétation du droit selon le modèle de la norme –, la mesure de police a été l’expression d’un droit révolutionnaire en action, comme ce fut le cas pendant la Convention jacobine. Face à l’imprévisibilité de l’urgence et de l’état de nécessité, la mesure est l’antidote ponctuel qui annule l’idée même de durée du droit. Même un esprit aussi libertaire que Mirabeau est prêt à reconnaître alors la vertu des mesures de police : « Je soutiendrai toujours qu’il est insensé de croire que notre police & notre lettres de cachet soient essentiellement nécessaires à la société. Pour ce qui est des circonstances subites & heureusement si rares, où il faut se mettre au-dessus des formes, afin de remédier à un très grand mal, ou d’en éviter les suites, personne ne doute qu’elles ne forment une exception. Quand la chose publique est menacée de destruction, il s’agit de sauver l’état, & non pas l’autorité des lois qui périraient avec lui. On doit mettre volontiers à l’écart, en faveur de la liberté, des maximes qui n’ont été établies que pour la conserver, lorsqu’elles se trouvent insuffisantes. […] Lorsque la nécessité est réelle, elle est par cela même évidente & anéantit toute autre considération38. » Du modèle de la dictature dans la Rome républicaine jusqu’au deuxième alinéa de l’article 48 de la constitution de Weimar (1919), la « mesure » a toujours été l’instrument d’une juridicité autre, sans aucune correspondance avec les prévisions générales et imposé par la

contrainte des circonstances. La mesure de police est ici l’exception qui constitue le droit en période de crise mais au nom de l’intérêt général. La conclusion de Latournerie, commissaire du gouvernement au Conseil d’État en 1931, exprime fort bien ce concept : « S’il est de règle que, dans le cas d’urgence ou de nécessité, les pouvoirs de police reçoivent plus d’extension, il faut admettre aussi que, dans les mêmes cas, les devoirs des autorités de police, ainsi que leurs responsabilités, s’accroissent dans la même mesure39. » Le juriste Carl Schmitt a été le grand théoricien de la mesure comme instrument de l’État d’exception. D’après lui, la mesure est un critère normatif opposé à la régularité de la loi. Elle fonde la juridicité précisément parce qu’elle instaure l’exception imposée par l’urgence de la situation40. Le droit de police s’exprimant par mesures (Maßnahmen), il est donc entièrement conditionné par le mouvement de l’histoire. Marx luimême, par ailleurs, se référant à la censure de la presse comme à la règle de police par excellence, avait déjà saisi sa particularité dans le fait qu’elle « n’a pas de mesure en soi41 », mais la trouve toujours en dehors de son dispositif même. La mesure de police ne saurait être alors une fin en soi, car elle n’est pas fondée a priori sur un principe raisonnable. Sa caractéristique saillante réside précisément dans l’autonomie de tout ordre préétabli, sa force juridique étant originairement constitutive. En plus de ces deux lectures classiques de la mesure de police, l’une intégrée au système juridique existant, l’autre, au contraire, extérieure et en rupture radicale avec ce système, un troisième type se dégage. Ce dernier modèle ne se réduit pas à l’opposition du légal et de l’illégal et se situe précisément sur cette frontière irréductible aux critères de la norme et de l’exception, de la conformité et de la suspension de l’ordre en vigueur. Dans cette zone que ne qualifient ni l’énoncé positif de la loi, ni le fait négatif de l’exception, la mesure de police exprime probablement sa caractéristique juridique la plus intéressante. Elle crée un droit qui lui appartient entièrement en tant que fruit d’une synthèse

conjoncturelle entre une situation donnée et sa modification possible. La médiation entre fait et règle exige en effet un lien artificiel, à savoir une opération relativement discrétionnaire qui prescrit ou interdit quelque chose. Dans ce lieu non défini qu’est le point de rencontre entre la souveraineté de la loi et le désordre des choses, la mesure de police s’impose comme un vecteur autonome de régularité. Là où s’arrête l’imagination des juristes – presque toujours obligée de reconnaître que le pouvoir de police échappe à la domination complète de la loi –, se manifeste l’« anomalie » de cette mesure, avec sa capacité à mettre en forme l’expérience de la vie quotidienne. En ce sens, le droit de police a un caractère initial. La matière de la salubrité nous offre toujours l’occasion d’apprécier une application significative de la « mesure » policière, qui devient une source autonome de normativité sans nier les postulats généraux de la loi et sans s’inscrire non plus entièrement dans sa logique. Prenons l’exemple des Conseils de salubrité : comme émanation des structures policières, il en reproduit aussi les logiques d’intervention. Le médecin et légiste Tardieu décrit ainsi le double registre où se déploie l’activité de ces établissements : « D’une part, ils sont saisis près de l’administration près de laquelle ils sont placés de questions spéciales et urgentes qui réclament une prompte solution, et qui forment en quelque sorte les affaires courantes ; d’une autre part ils ont pour le fait même de leur constitution à s’occuper d’une manière continue de certains travaux déterminés ; d’un intérêt plus général qu’ils doivent poursuivre sans relâche42. » Parmi les matières d’intervention du Conseil de salubrité, la référence à la situation d’urgence causée le plus souvent par les épidémies de choléra (1832, 1849 et 1854) est un motif constant dans la législation ainsi que dans la littérature médico-légale. Au XVIIIe siècle la même situation d’instabilité éclatait à l’occasion des disettes, de sorte qu’on peut constater une espèce d’imprévisibilité méthodique que l’action policière doit affronter. En d’autres termes, la contingence historique

relève en même temps de l’exception et de la normalité et permet la modulation des stratégies gouvernementales du pouvoir public. On voit alors se confirmer une constante historique de la police : sa capacité d’adaptation réactive aux urgences de la réalité, selon la technique typiquement médicale de l’antidote, du remède contre l’état de morbidité (aussi bien concret que figuré). Mais, en retour, se profile aussi la possibilité pour cette pratique de dégager un nouveau domaine d’investissement grâce à des techniques réglementaires. Celles-ci, au-delà du cas spécifique, deviennent les formes habituelles de gestion de l’existant, la pratique normalisée vis-à-vis des événements. La loi du 13 avril 1850 sur les logements insalubres offre un exemple de ce modus operandi, lorsque la mesure de police est évoquée comme instrument de composition entre les intérêts différents : d’un côté, la propriété privée et la faiblesse économique comme raisons des particuliers ; de l’autre, la protection de la vie et de la santé comme enjeux publics. À partir de cette mesure par laquelle l’autorité municipale enjoint aux propriétaires l’assainissement des logements, on voit apparaître une autre dimension de l’intervention policière. Il ne s’agit pas là d’un simple mécanisme de délégation de pouvoir transféré par la loi aux règlements administratifs. On voit s’élaborer plutôt, à travers ce relais conjoncturel qu’assure le dispositif de police, un genre différent de normativité. Tout en comblant les intermittences du droit, la police « mesure » la réalité d’une manière qui n’est pas simplement constative mais constitutive. Grâce à cette intervention, une création nouvelle a lieu, selon des critères totalement intrinsèques à la rationalité policière : le pouvoir constituant de cette mesure échappe en fait à la cohérence d’une architecture juridique pyramidale selon le modèle conçu par Hans Kelsen43, tout en se démarquant aussi de l’idée de rupture envisagée par Schmitt. Sous l’égide de la mesure de police se manifeste alors une certaine perméabilité du droit à l’imprévisibilité des faits, ce qui implique une réarticulation du social

sur le juridique dans une zone qui ne relève d’aucun de ces deux domaines. C’est précisément dans cet espace non qualifié que se produit une synthèse normative inédite. Contrairement à sa réputation de moyen d’interdiction, la mesure de police contribue alors à décaler les frontières de clôture du droit, de sorte que la perception même du « normal » devient plus floue. Cette imperceptibilité du normal tient à la spécificité de la mesure policière, c’est-à-dire à son principe d’indétermination historique et par conséquent à sa grande capacité d’adaptation à la réalité. Comme la « règle lesbienne44 » d’Aristote, qui ne reste pas rigide mais prend la forme de la pierre à laquelle elle s’applique, la mesure de police est le signe somme toute redoutable de l’art de gouverner ainsi que l’ancêtre inavouable de ce droit « souple » qui caractérise notre présent.

1 Cf. L.-A. MACAREL, Cours de droit administratif, 4 vol., Thorel, Paris, 1844-1846. L’auteur consacre le quatrième volume à la redéfinition du rapport entre administration et industrie agricole, manufacturière et commerciale, selon les principes de la liberté du travail et de la garantie des produits. 2 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XII, p. 250 et sq. 3 H. RAISSON, Histoire de la police, Lavasseur, Paris, 1844, p. 212. Pour une histoire des préfets parisiens, J. TULARD, La Préfecture de police sous la monarchie de juillet, Imprimerie municipale, Paris, 1964 ; J. RIGOTARD, La Police de Napoléon. La préfecture de police, Tallandier, Paris, 1990. 4 Cf. A. FRITOT, Science du publiciste, ou traité des principes élémentaires du droit considéré dans ses principales divisions, 11 vol., Bossange, Paris, 1820-1823, IX, p. 281 ; J. M. DE GÉRANDO, Instituts du droit administratif français, 5 vol., Nèves, Paris, 1829-1836, I, p. 46 et sq. 5 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 120. 6 Recueil général des lois et des arrêts, en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public, par Sirey et De Villeneuve, Cour de Harlay, Paris, 1817, XXVI, 1, p. 117. 7 Cf. par exemple A.-G. DAUBANTON, Principes, objets et motifs généraux de la police extraits des ordonnances et règlements, et des meilleurs auteurs qui en ont écrit, Testu, Paris, an XIII (1805). 8 A. TRÉBUCHET, article introductif au Bulletin administratif et judiciaire de la préfecture de

police et de la ville de Paris, 1er janvier 1835, p. 2. 9 Cf. la loi du 21 septembre 1791, J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., III, p. 343. 10 J. B. MONFALCON, A. P. I. DE POLINIÈRE, Traité de la salubrité dans les grandes villes, Baillière, Paris, 1846, p. 20. 11 Recueil général des lois et des arrêts, cit., XXII, 1, p. 50. 12 F. LAFERRIÈRE, Cours de droit public et administratif (1839), Joubert, Paris, 1841-1846, p. 293. 13 Cf. Nouveau Dictionnaire de police, 2 vol., éd. par Élouin, Trébuchet et Labat, Bechet, Paris, 1835, I, p. CXXIX. 14 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XLVIII, p. 703. 15 Sur l’identification typiquement capitaliste entre qualité de la vie et capacité productive, L. J. JORDANOVA, « Policing Public Health in France 1780-1815 », dans T. Ogawa (dir.), Public Health, Saikon, Tokio, 1981, p. 26-28. 16 Cf. les déclarations du 1er mars 1727 et du 24 juillet 1769, J. PEUCHET, Collection des lois…, op. cit., III, p. 390 et VIII, p. 230. 17 Rapports généraux sur la salubrité publique rédigés par les conseils ou les administrations, publiés par V. de Moléon, Bureau du recueil industriel, Paris, 1843, II, p. 42 (rapport n. 26 pour l’année 1827). 18 Cf. supra p 51. Sur les analyses topographiques et statistiques qui doivent être dressées par les nouveaux conseils, A. TARDIEU, Dictionnaire d’hygiène publique et de salubrité (18521854), 4 vol., Baillière, Paris, 1862, voir « Conseil d’hygiène publique et de salubrité », I, p. 604. 19 L.-A. MACAREL, Cours de droit administratif, op. cit., II, p. 263. 20 Affaire Sylvand rappelé par L. A. MACAREL, Recueil des arrêts du Conseil ou ordonnances royales…, Bavoux, Paris, 1821, p. 219. 21 J. B. MONFALCON, A. P. I. DE POLINIÈRE, Traité de la salubrité, op. cit., p. 21. 22 À ce sujet, voir la casuistique rassemblée par L.-A. MACAREL, Législation et jurisprudence des ateliers dangereux, insalubres et incommodes, Roret, Paris, 1828, p. 77 et sq. 23 Extrait des registres de la classe des Sciences physiques et mathématiques de l’Institut, 26 frimaire an XII (18 décembre 1803). L.-A. MACAREL, Législation et jurisprudence, op. cit., p. 9. 24 Ibid., p. 16. 25 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XVII, p. 179 et sq. 26 Cf. B. P. LÉCUYER, « L’hygiène en France avant Pasteur 1750-1850 », dans C. SALOMON-BAYET, Pasteur et la révolution pastorienne, Payot, Paris, 1986, p. 90. 27 L.-A. MACAREL, Législation et jurisprudence, op. cit., p. 22. 28 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., XIX, p. 316. Le problème acquiert une importance croissante dans l’optique du gouvernement étatique. Cela est prouvé par un arrêt de la Cour de cassation du 1er juin 1855 qui confirmera que la police des établissements insalubres n’incombe pas aux organes municipaux, mais aux autorités administratives supérieures, à savoir les préfets (voir affaire Coquelle, dans Dalloz, Jurisprudence générale,

recueil périodique et critique de jurisprudence, de législation et de doctrine…, Bureau de la jurisprudence générale, Paris, 1855, p. 300). 29 V.L. M. DE CORMENIN, Droit administratif, Thorel & Pagnerre, Paris, 1840, p. 257, n 3. 30 Rapports généraux sur la salubrité publique, cit., II, p. 48. Sur le danger médical représenté par la population urbaine au XIXe siècle, M. FOUCAULT, « La naissance de la médecine sociale », dans Dits et écrits, op. cit., III, p. 223 et sq. 31 A. TARDIEU, Dictionnaire d’hygiène et de salubrité publique, op. cit., voir « Habitations », II, p. 398. 32 Ibid., p. 396-397. 33 J.-B. DUVERGIER, Collection…, op. cit., D, p. 131. Nous soulignons. 34 Selon J.-M. DE GÉRANDO, Traité de la bienfaisance publique, Renouard, Paris, 1839, II, p. 337, « il est bien que l’homme du travail au milieu de ses fatigues goûte quelque sérénité d’esprit et cette disposition dépend beaucoup de l’aspect que lui offre son habitation et les impressions qu’il en reçoit ». Pour comprendre comment le thème de l’hygiène unit les questions des établissements insalubres, des maladies professionnelles et des sociétés de secours mutuel, cf. PARENT-DUCHATELET et D’ARCET, « Mémoire sur les véritables influences que le tabac peut avoir sur la santé des ouvriers occupés aux différentes préparations qu’on lui fait subir », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1, 1829, p. 169-227. 35 Cf. W. JELLINEK, Gesetz, Gesetzanwendung und Zweckmässigkeiterwägung, Mohr, Tübingen, 1913, p. 201 et sq. ; C. SCHMITT, La Dictature, op. cit. ; K. HUBER, Maßnahmegesetz und Rechtsgesetz. Eine Studie zum rechtsstaatlichen Gesetzesbegriff, Duncker & Humblot, Berlin, 1963. 36 Cf. M. WINTER, « Die Polizei – autonomerAkteur oder Herrschaftsinstrument ? », Zeitschrift für Rechtssoziologie, 2, 1998, p. 163-186. 37 M. HAURIOU, Précis de droit administratif, Larose, Paris, 1893, p. 63. 38 G. H. DE RIQUETI c. de MIRABEAU, Des lettres de cachet et des prisons d’État (1778), Hambourg, 1782 (posthume), p. 236-237. 39 Rappelé par P-L. FRIER, L’Urgence, LGDJ, Paris, 1987, p. 15. 40 Cf. C. SCHMITT, « Die Diktatur des Reichspraesidenten nach Artikel 48 der Weimarer Verfassung », dans Die Diktatur, op. cit., p. 248. Sur cette question, G. AGAMBEN, État d’exception, Seuil, Paris, 2003. 41 K. MARX, « Die Verhandlungen des 6. rheinischen Landtags », dans K. MARX, F. ENGELS, Werke, Dietz, Berlin, 1988, I, p. 59 et 60. La version française traduit Maß par « norme », tout en négligeant cette idée de mesure qui s’oppose précisément à la rationalité de la loi. Cf. « Les délibérations de la sixième Diète Rhénane », dans Œuvres, III (Philosophie), Gallimard, Paris, 1982, p. 176. 42 A. TARDIEU, Dictionnaire d’hygiène et de salubrité publique, op. cit., I, p. 605. 43 Cf. Reine Rechtslehre (1934, 2e éd. 1960), tr. fr. Théorie pure du droit, LGDJ, Paris, 1999. 44 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, 1137b, 30.

Index ABEILLE Louis Paul, 102 ACHENWALL Gottfried, 52 ADELUNG Johann C., 268 AGAMBEN Giorgio, 279, 299 AGUESSEAU Henri d’, 53, 57, 131, 235 ALLARDE Pierre-Gilbert Le Roi baron d’, 119, 120 ARGENSON Marc René de Voyer de Paulmy d’, 46, 48, 55, 67, 98, 237, 245, 272 ARGENSON René-Louis de Voyer, marquis d’, 87 ARISTOTE, 21, 43, 154, 253, 301 ARNOLD Eric A. Jr., 191, 227 AUBENQUE Pierre, 43 AUDREN Frédéric, 19 AUGUSTE César Octavien, 144 AUGUSTE-FERDINAND (prince de Prusse), 98 AULARD François-Alphonse, 230 BACO DE LA CHAPELLE René Gaston, 206 BACQUET Jean, 24, 29, 33, 46 BADINTER Robert, 213 BAILLY Jean Sylvain, 191, 210 BAKER Keith Michael, 111, 124 BALDWIN John W., 79 BALZAC Honoré de, 17 BARBAROUX Charles, 77 BARBEY Jean, 43 BARTHÉLEMY Dominique, 24

BASDEVANT GAUDEMET Brigitte, 32 BAUDEAU Nicolas, 93, 157 BEAUD Olivier, 34 BEAUMETZ Bon-Albert Briois de, 207 BECQUEY François-Louis, 219 BENJAMIN Walter, 196, 208 BENTHAM Jeremy, 86, 142, 213 BENVENISTE Émile, 58 BERG Georg Heinrich von, 280, 283 BERGIUS Johann Heinrich Ludwig, 258, 264 BERLIER Jean-Marc, 94 BERTIN Henri Leonard Jean-Baptiste, 88 BESNIER Robert, 157 BESTA Enrico, 146 BIELFELD Jacob Friedrich baron de, 75, 94, 98 BIGOT DE SAINTE-CROIX Louis-Claude, 115 BIRN Raymond, 133 BLACK Antony, 111 BLANCO Luigi, 37, 55 BLAUERT Andreas, 83 BOBBIO Norberto, 210 BÖCKENFÖRDE Ernst-Wolfgang, 268 BÖDEKER Hans Erich, 148, 255 BODIN Jean, 21, 34, 38, 59, 150, 252 BOILEAU Étienne, 22, 108 BOISGUILBERT Pierre le Pesant de, 71 BONIFACE VIII (pape), 145 BONNAISSIEUX P., 45 BORDES Christian, 77 BORETIUS Alfred, 35

BORRELLI Gianfranco, 38, 43, 154, 278 BORRELLI Giovan Battista, 38, 43, 154, 278 BORRELLI DE SERRES Léon Louis, 154 BOSSUET Jacques Bénigne, 47 BOTERO Giovanni, 39, 40, 42 BOULAINVILLIERS Henri comte de, 160, 253 BOULET-SAUTEL Marguerite, 20, 54, 157 BOULLONGNE Jean de, 113 BOURDIEU Pierre, 124 BOURGEON Jean-Louis, 110, 120 BOUTILLIER Jean, 21 BRAUDEL Ferdinand, 75, 78 BRIAN Eric, 52, 160 BRISSOT DE WARVILLE Jacques-Pierre, 217 BRU Bernard, 52 BRUNNER Otto, 26, 154, 253 BULST Neithard, 37, 190 BURDEAU François, 150 BURKE Edmund, 89 BÛTEL-DUMONT Georges Marie, 92 CADET de Gassicourt Charles-Louis, 291 CALONNE Charles-Alexandre de, 158 CALVIN Jean, 148 CASAREGIS Giuseppe Maria Lorenzo, 118 CENSER Jack Richard, 124 CÉSAR Jules, 144 CHAPTAL Jean-Antoine, 294 CHARLES IX (roi de France), 35, 154 CHARLES V (roi de France), 22, 24, 25, 28, 43, 48 CHARLES VI (roi de France), 22, 24, 25, 28, 48

CHARLES VIII (roi de France), 24, 48 CHARRON Pierre, 43, 44 CHARTIER Roger, 58, 73, 123, 133, 135 CHASLES Pierre-Jacques-Michel, 230 CHOPPIN René, 31 CICÉRON, 144, 145 CLAPMAR Arnold, 44 CLÉMENT Pierre, 53, 96, 128 CLIQUOT DE BLERVACHE Simone, 91, 92, 114, 115 COLBERT Jean-Baptiste, 42, 45, 53, 54, 55, 57, 68, 110, 114, 116, 120, 128, 177, 265 COLOMBO Paolo, 191, 220 CONAN DOYLE Arthur, 118 CONDILLAC Étienne Bonnot de, 81, 179 CONDORCET Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat marquis de, 12, 52, 104, 105, 106, 107, 196, 202, 312 CONDORELLI Orazio, 145 CONRING Herman, 52, 253 CONZE Werner, 26 COORNAERT Émile, 108 COQUELIN Charles, 73, 74 COQUILLE Guy, 148 CORMENIN Louis-Marie de, 295 CORRADINI Domenico, 118 COSTA Pietro, 146, 147 COUTHON Georges, 228 CREMER Albert, 149, 152, 173 CRÉPEL Pierre, 52 CROUZET Denis, 37 CRUCÉ Emmerich, 40

CUVIER Georges, 294 DAMKOWSKI Wulf, 148 DANGUEL Plumard de, 92 DARJES Joachim Georg, 256, 257, 258, 259, 275, 281, 282 DARNTON Robert, 96, 133 DAUBANTON Antoine-Grégoire, 289 DE FELICE Francesco Placido Bartolomeo, 74 DELAMARE Nicolas, 8, 17, 45, 46, 57, 67, 73, 96, 99, 126, 170, 173, 182, 209, 234, 245, 252, 255, 271, 272, 273, 280, 281, 287, 289 DELAUNAY Joseph, 234 DELMAS Bernard, 264 DELON Michel, 48 DEMALS Thierry, 264 DEMAN Thomas, 43 DÉMEUNIER Jean Nicolas, 176, 194, 195, 201, 214 DENYS Catherine, 54 DEPPING George Bernard, 22 DESCIMON Robert, 31, 32, 37, 55 DÉSERT Gabriel, 35 DESMARQUETS Charles, 109 DETEIX Geneviève, 24 DEWERPE Alain, 94, 119 DIAZ Furio, 92 DIDEROT Denis, 52, 141, 142 DINGES Martin, 83 DINI Vittorio, 43 DIPPEL Horst, 210 DODUN Charles-Gaspard, 51 DOHM Christian Wilhelm, 266 DOMAT Jean, 23, 27, 77, 78, 110, 116, 151, 152, 153, 296

DOULCET Gustave, 237 DUBOIS Louis-Nicolas-Pierre-Joseph, 291 DUCHESNE (lieutenant de police de Vitry le François), 67, 281 DUMOLARD Joseph Vincent, 234 DUPÂQUIER Jacques, 51, 52 DUPONT DE NEMOURS Pierre Samuel, 91, 164, 264, 274 DUPORT Adrien, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 215 DURAND Bertrand, 20, 58, 190 EGRET Jean, 103, 158, 165 EIDOUS Marc-Antoine, 274 ELIAS Norbert, 58 ÉLOUIN, 291 EMSLEY Clive, 210 ENGELS Friedrich, 299 FARGE Arlette, 9, 17, 56, 83, 127, 190, 279 FAWTIER Robert, 156 FENELON François de Salignac de la Mothe, 253 FERRAJOLI Luigi, 131, 202, 211 FERRIÈRE Claude Joseph de, 162 FIOROT Dino, 92 FISCHER Friedrich Christoph Jonathan, 83, 268 FLAMMERMONT JULES, 54 FLAUBERT Gustave, 20 FLEURY Claude de, 51, 58, 59 FONTENELLE Le Bouyer Bernard de, 56, 237, 245 FONTANON Antoine de, 30, 35 FONTIUS Martin, 99 FORBONNAIS François-Louis Véron de, 92 FOUCAULT Michel, 11, 17, 47, 49, 59, 81, 83, 91, 95, 102, 124, 279, 295 FOUCHÉ Joseph, 68, 119, 191, 227, 235

FRANÇOIS Ier (roi de France), 24, 30, 126, 154 FRANK Johannes Peter, 259 FRÉDÉRIC II ou FRÉDÉRIC LE GRAND (roi de Prusse), 98 FRÉTEAU DE SAINT-JUST Emmanuel-Marie-Michel-Philippe, 207 FREUND Julien, 41 FRIEDRICH Karl, (margrave de Baden), 264 FRIER Pierre-Laurent, 299 FRITOT Albert, 289 FUNCK-BRENTANO Théophile, 21 FURETIÈRE Antoine, 26, 58, 149, 150 FÜRSTENAU Karl Gottfried, 264 FUSCO Sandro Angelo, 144 GABORIAU Émile, 118 GAGÉ Jean, 144 GALIANI Ferdinando, 96 GAZIER Augustin, 61 GENET Jean-Philippe, 190 GÉNISSIEUX Jean-Joseph-Victor, 234, 235 GENSONNÉ Armand, 216, 217, 219, 222, 224, 225, 232 GÉRANDO Joseph Marie baron de, 289, 296 GEREMEK Bronislaw, 35 GIERKE Otto von, 110 GILLE Bertrand, 52 GINZBURG Carlo, 118 GIRARD Gabriel, 155, 156, 171 GNEIST Rudolf von, 281 GODEFROY Frédéric, 21, 147, 148 GOETHE Johannes Wolfgang, 125 GOHIER Louis-Jérôme, 224 GOLDSCHMIDT James, 190, 213

GOUDAR Ange, 102 GOURNAY Vincent de, 92 GRATIEN, 146, 147 GRAUNT John, 52 GUENIFFEY Patrice, 201 GUERY Alain, 37 GUGLIELMI Gilles J., 181 GUIBERT Jacques Antoine Hippolyte, 195 GUICHARD Auguste-Charles, 242, 243 GUILLAUMIN Urbain Gilbert, 73, 74 GUYOT Pierre Jean-Jacques Guillaume, 17, 163, 164, 165, 166 GUYTON DE MORVEAU Louis-Bernard, 294 HABERMAS Jürgen, 141 HACKING Ian, 52 HANLEY Sarah, 32 HARDY Antoine-François, 237 HARLAY Achille de, 98 HAROUEL Jean-Louis, 77 HÄRTER Karl, 254 HARTUNG Fritz, 257, 259 HATTENHAUER Hans, 258 HAURIOU Maurice, 298 HEGEL Georg Friedrich Wilhelm, 13, 131, 177, 217, 257 HEIDEGGER Martin, 177 HELMHOLZ Richard, 100 HENRI DE SOUSE (HOSTIENSIS), 147 HENRI II (roi de France), 30, 32, 35, 111 HENRI III (roi de France), 111 HENRI IV (roi de France), 36, 48, 61, 111 HENSCHEL Bernhard, 99

HÉRAULT DE SÉCHELLES Marie-Jean, 219, 225, 232, 240 HERBERT J. Claude Jacques, 86, 87 HERESBACH Conrad, 253 HESPANHA Antonio Manuel, 145 HEUMANN Johann, 282 HINTZE Otto, 150, 257, 258 HOOCK Jochen, 190 HÔPITAL Michel de l’, 32, 49, 154 HUBER Konrad, 297 HUGUET Edmond, 148 HUMBOLDT Wilhelm von, 283 HUME David, 99 ISAMBERT François-André, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 29, 30, 32, 33, 35, 36, 45, 47, 48, 49, 50, 54, 56, 68, 85, 91, 96, 97, 100, 109, 111, 113, 114, 116, 117, 119, 125, 126, 127, 135, 151, 154, 156, 157, 164, 166, 173, 189, 190 JEAN D’ANDRÉ, 145 JEBENS A.W., 285 JELLINEK Walter, 297 JOLY DE FLEURY Jean-Omer, 88, 96, 101, 113 JORDANOVA Ludmilla J., 291 Jousse, 50, 173 JOUSSE Daniel, 50, 173 JULIA Dominique, 258 JUNG-STILLING Johann Heinrich, 283 JUSTI Joachim Heinrich Gottlob von, 259, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 276, 277, 278, 279, 280 JUSTINIEN, 117 KANT Immanuel, 17, 91, 124, 180, 283 KANTOROWICZ Ernst, 29, 34, 42, 44, 146

KAPLAN Steven Laurence, 17, 69, 70, 82, 88, 96, 108, 115, 120 KELSEN Hans, 297, 300 KERLEROUX Gabrielle, 19 KLIPPEL Diethelm, 264, 265 KNEMEYER Franz Ludwig, 26, 284 KONVITZ Josef E., 55 KOSELLECK Reinhart, 11, 12, 13, 26, 124, 251 KRAUSS Victor, 35 KRYNEN Jacques, 29, 43 LA MOTHE LE VAYER François, 253 LA POIX DE FRÉMINVILLE Edme de, 67, 281 LA REYNIE Nicolas de, 46, 110, 128 LABAT Eugène, 291 LABORIER Pascale, 252 LACASSAGNE Alexandre, 118 LACROIX Sigismond, 192 LAFERRIÈRE Firmin, 290 LARRÈRE Catherine, 69, 78 LARRIEU Louis, 197 LASCOUMES Pierre, 213 LATOURNERIE Jean, 298 LAURENT Émile, 187, 192 LAVAL Christian, 142 LAVERDY Clément François de, 88 LAW John, 34, 75 LAZZERI Christian, 38, 43 LE BRAS Gabriel, 181 LE BRET Cardin, 46 LE BRUN Jacques, 47 LE CHAPELIER Isaac-René Guy, 108, 120

LE CLER DU BRILLET, 8, 273 LE GOFF Jacques, 11 LE MAÎTRE Alexandre, 54 LE TROSNE Guillaume François, 76 LÉCUYER Bernard-Pierre, 294 LEGENDRE Pierre, 16, 31, 146, 176, 181, 182, 274 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm, 260 LEMAIRE André, 61, 111 LEMAIRE Jean-Baptiste, 61, 111 LENOIR Jean Charles Pierre, 96, 243, 244, 245, 246 LÉOPOLD II DE HABSBOURG (grand-duc deToscane), 161 LEPETIT Bernard, 51 LEROY DE MONTÉCLY, 115 L’HEUILLET Hélène, 73 LIMODIN Charles Louis, 220 LINGUET Simon Henri Nicolas, 111 LIPSE Juste, 43 LOCARD Edmond, 118 LOCKE John, 113 LORGNIER Jacques, 197 LOSANO Mario G., 179 LOT Ferdinand, 156 LOUIS XII (roi de France), 29 LOUIS XIV (roi de France), 56, 96, 128, 151 LOUIS XV (roi de France), 17, 68, 69, 70, 103, 128, 129, 156, 158, 159, 165 LOUIS XVI (roi de France), 103, 128, 129, 156, 158, 159, 165 LOYSEAU Charles, 31, 32, 33, 34, 35, 38, 46, 58, 189 LUHMANN Niklas, 142 MACAREL Louis-Antoine., 287, 290, 292, 293, 295

MACHAULT D’ARNOUVILLE Jean-Baptiste, 55 MACHIAVEL Niccolò, 39, 171, 196 MADIER H. DE MONTJAU Noël-Joseph, 234 MAGNIN Étienne, 145 MAIER Hans, 252, 253, 254, 267 MALESHERBES Charles Guillaume de Lamoignon de, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 143, 153, 182, 312 MALETTKE Klaus, 271 MALOUET Pierre Victor, 199 MANGIO Carlo, 278 MANNORI Luca, 190 MANUEL Pierre, 127, 136 MARION Marcel, 126 MAROCCO STUARDI Donatella, 21 MARTIN Henri-Jean, 108, 120, 126, 127, 128 MARTIN SAINT-LÉON Étienne, 108, 120 MARX Karl, 4, 74, 105, 137, 299 MAUPEOU René Nicolas de, 166 MAUZI Robert, 45 MAVIDAL Jules, 187, 192 MÉCHOULAN Henri, 37 MEINECKE Friedrich, 38, 39 MÊLIER François, 296 MELON Jean-François, 272 MERCIER DE LA RIVIÈRE Pierre Paul François Joachim Henri, 92, 96 MERCIER Louis-Sébastien, 13, 92, 96 MESSAN (membre du Conseil des Cinq Cents), 235, 236 MESTRE Achille, 181 MESTRE Jean-Louis, 20, 21, 33, 147, 166, 181 MEY Claude, 163

MEYER Otto, 118 MEYER Rudolf, 118 MEYEREN Wilhelm von, 285 MEYSSONNIER Simone, 71 MICHEL Pierre, 32, 52, 58, 81, 83 MICHELET Jules, 95 MIGLIO Gianfranco, 255 MILLOT Claude-François-Xavier, 56, 99 MILLOT Vincent, 56, 99 MINARD Philippe, 114 MIRABEAU Honoré Gabriel de Riqueti comte de, 68, 194, 210, 298 MIRABEAU Victor de Riqueti de, 62 MOCHI ONORY Sergio, 147 MOHEAU Jean-Baptiste, 52 MOHL Robert von, 252 MOHNHAUPT Heinz, 268 MOLÉON Jean-Gabriel-Victor de, 292 MONFALCON Jean-Baptiste, 290, 292 MONTCHRÉTIEN Antoine de, 21, 40, 41, 42, 61, 62, 69, 149, 154, 258 MONTESQUIEU Charles Louis de Secondant baron de, 58, 59, 60, 61, 160, 169, 172, 190, 248, 270, 271, 273, 274 MONTESQUIOU Anne-Pierre, 164 MONTLOSIER François-Dominique, 199, 200 MONTYON Auget de, 159 MORELLET André, 70, 73, 96, 136, 140, 141, 142, 159, 162 MOUSNIER Roland, 54, 152 MUHLACK Ulrich, 264 MURPHY Antoine, 92 NAPOLI Paolo, 20 NAUDÉ Gabriel, 41, 42, 45

NECKER Jacques, 70, 88, 103, 104, 141, 142, 156, 157, 158, 161, 164, 165, 166, 169, 177, 228, 312 NETTELBLADT Daniel, 256 NIETZSCHE Friedrich, 177 NORA Pierre, 11 OBRECHT Georg, 252, 253, 258 OESTREICH Gerhard, 43, 100 OGAWA Teizo, 291 OGRIS Werner, 125 OLDENDORP Johannes, 253 OLIVIER-MARTIN François, 110 ORDING Arne, 227 ORESME Nicolas, 21, 26, 148 ORRY Philibert, 51 OSBORNE Thomas R, 271 OSSE Melchior von, 253 OZOUF Mona, 124 PADOA-SCHIOPPA Antonio, 145 PALLACH Ulrich-Christian, 48 PARAVICINI Werner, 20 PARDESSUS Jean Marie, 29 PARENT-DUCHATELET Alexandre Jean-Baptiste, 296 PASTORET Emmanuel, 222, 223 PAYEN Philippe, 10, 37, 50, 113, 157, 189 PEIL Dietmar, 41, 47 PERROT Auguste Pierre, 40, 49, 51, 67, 69, 78, 90, 110 PERROT Jean-Claude, 40, 49, 51, 67, 69, 78, 90, 110 PETION Jérôme, 215 PETRUS DE ANCHARANO, 145 PETTY William, 52

PEUCHET Jacques, 22, 45, 50, 57, 88, 127, 128, 137, 138, 141, 174, 175, 176, 178, 179, 180, 181, 194, 209, 210, 245, 291, 313 PFEIFFER Johann Friedrich, 264 PHILIPPE AUGUSTE (roi de France), 156 PHILIPPE LE BEL (roi de France), 21 PIASENZA Paolo, 45, 48, 49, 56 PIAT P.N., 291 PICARD Étienne, 126, 154, 242 PICON Antoine, 55 POCOCK John, 11 POLANYI KARL, 81 POLINIÈRE Auguste Pierre Isidore, 290, 292 PONCELA Pierrette, 202, 213 PORTALIS Jean Marie, 117, 238, 239, 243, 246, 247, 248, 249 POST Gaines, 34 POUJOL Jacques, 31 PREU Peter, 252, 284, 285, 286 PRIDDAT Birger P., 264 PROST DE ROYER Antoine François, 61, 97, 151, 157, 158, 160, 166, 169, 180 PRUGNON Louis-Pierre-Joseph, 207 PUFENDORF Samuel, 277 PÜTTER Johann Stephan, 283 QUARITSCH Helmut, 34 QUESNAY François, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 91, 115, 311 QUETELET Adolphe, 119 QUINTILIEN, 145 RABAUT DE SAINT-ÉTIENNE Jean-Paul, 196 RAISSON Horace, 288 RAWLS John, 130

RÉAL DE CURBAN Gaspard de, 42, 172, 273 RECHENBERG Carl, 281 REICHARDT Rolf, 48, 58, 124 REITH Charles, 210 RENOUX-ZAGAMÉ Marie-France, 30 REVEL Jacques, 9, 56, 108, 111, 116, 258 REWBELL Jean-François, 234 REY Alain, 197 REY François Joseph, 207 RICHELET Pierre, 26 RICHELIEU Armand Jean du Plessis, 151, 265, 272 RICHET Denis, 27 RIEDEL Manfred, 179 RIGAUDIÈRE Albert, 20, 22 RIGOTARD Jean, 288 RIGOTTI Francesca, 139 ROBESPIERRE Maximilien, 196, 199, 200, 206, 207 ROCHE Daniel, 61, 83, 128, 133 ROSIN Heinrich, 286 ROTH Georges, 142, 147 ROUSSEAU Jean-Jacques, 84, 107, 140, 154, 171, 172, 175 RUFIN, 146 SAINT JUST Louis Antoine de, 227, 230 SAINT LOUIS (roi de France), 22, 24, 214 SAINT SIMON Claude Henri de, 177 SAINT-GERMAIN Jacques, 128, 151, 166 SALOMON-BAYET Claire, 294 SARTINE Gabriel de, 61, 89 SAY Jean-Baptiste, 74 SCHEIDEMANTEL Heinrich Gottfried, 179

SCHELLE Gustave, 75 SCHIERA Pierangelo, 252, 254, 256, 267, 285 SCHLETTWEIN Johann August, 264 SCHMITT Carl, 22, 36, 78, 201, 232, 268, 269, 297, 299, 300 SCHMITT Eberhard, 48, 58, SCHNUR Roman, 37, 41, 254, 258 SCHREIBER Georg Christoph, 281 SCHULTE Johann Friedrich von, 147 SCHULZE Reiner, 252, 254, 255 SCHWERHOFF Gerd, 83 SCOTTI-ROSIN Michael, 197 SECKENDORF Veit Ludwig von, 252, 253 SÉGUIER Antoine-Louis, 89 SEIFERT Arno, 253 SENELLART Michel, 43, 47, 81, 102, 252, 253 SENETZ Blaise-Thérèse 207 SERVAN Joseph-Michel-Antoine, 241 SEWELL William H., 108 SEYSSEL Claude de, 31, 37, 41 SIEYÈS Emmanuel-Joseph, 160, 203, 204, 205, 230, 231 SINGER Heinrich, 146 SMITH Adam, 90, 265 SOLAZZI Siro, 144 SONNENFELS Joseph von, 267, 268, 270, 272 SORDI Bernardo, 191 SPITZER Leo, 11 STABILE Giampiero, 43 STEIN Lorenz von, 241, 254, 275 STEINER Philippe, 264 S TOLLBERG- RILINGER Barbara, 262, 268

STOLLEIS Michael, 19, 100, 252, 253, 254, 258, 259, 266, 267, 275 SULLY Maximilien de Béthune duc de, 37, 177 TALLEYRAND Charles-Maurice de, 192, 194 TARDIEU Ambroise-Auguste, 292, 296, 300 TERRAY Joseph-Marie, 52, 75 THIBAUDEAU Antoine Claire, 234, 236, 237 THIERRY Augustin, 176 THILLAY Alain, 109 THOMANN Marcel, 255 THOMAS Yan, 9, 19, 37, 43, 59, 124 THOMASIUS Christian, 257 THORILLON Antoine-Joseph, 224 THOURET Jacques Guillaume, 195, 206, 207, 231 THUILLIER Guy, 159 TILLET Jean du, 32 TOMMASI Claudio, 281 TOUSSAINT François-Vincent 162, 164 TRÉBUCHET Adolphe, 289, 291 TRÉNARD Louis, 51 TRIBE Keith, 264 TULARD Jean, 288 TURGOT Anne Robert Jacques, 70, 75, 76, 77, 80, 81, 83, 84, 85, 86, 87, 91, 92, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 105, 106, 108, 110, 113, 114, 115, 116, 119, 128, 132, 164, 166, 181, 193, 275, 311 TURQUET DE MAYERNE Louis, 47, 148, 149 ULLMANN Walter, 34 ULPIEN, 144 VALLEJO Jesus, 146 VARLOOT Jean, 142 VAUBAN Sébastien Le Prestre marquis de, 51

VENTURI Franco, 103 VÉRI Joseph Alphonse de, 95 VERMOREL Auguste, 127 VERPEAUX Michel, 225, 227 VEYNE Paul, 11, 82 VIERHAUS Rudolf, 266, 271 VIVIEN Alexandre François Auguste, 8, 245 VOLTAIRE François Marie Arouet dit, 69, 139 WEBER Max, 22, 165, 177, 254 WERNER Karl Ferdinand, 20 WEULERSSE Georges, 70 WILLEBRANDT Johann Peter, 61 WILLIAM III (roi d’Angleterre), 210 WILLIAMS Alan, 127 WILLOWEIT Dietmar, 257 WINTER Manfred, 282, 297 WITTE Jean de, 95 WOLFF Christian, 255, 256, 260 WOLTER UDO, 145 XÉNOPHON, 21 ZEDLER Johannes Heinrich, 268, 272 ZINCKE Georg Heinrich, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 272