Mathematiques Et Metaphysique Dans La Pensee de Nicolas de Cues: Actes Du Colloque de Nice (Sept. 2017) de la Societe Francaise Cusanus (Philosophes Medievaux) (French Edition) 9789042943346, 9789042943353, 9042943343

Les mathematiques constituent pour Nicolas de Cues (1401-1464) une discipline intellectuelle cle. Elles sont d'une

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Mathematiques Et Metaphysique Dans La Pensee de Nicolas de Cues: Actes Du Colloque de Nice (Sept. 2017) de la Societe Francaise Cusanus (Philosophes Medievaux) (French Edition)
 9789042943346, 9789042943353, 9042943343

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PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX TOME LXIX

MATHÉMATIQUES ET MÉTAPHYSIQUE DANS LA PENSÉE DE NICOLAS DE CUES Actes du Colloque de Nice (sept. 2017) de la Société française Cusanus Sous la direction de Jean-Michel COUNET

LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS 2021

MATHÉMATIQUES ET MÉTAPHYSIQUE DANS LA PENSÉE DE NICOLAS DE CUES

PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX TOME LXIX

MATHÉMATIQUES ET MÉTAPHYSIQUE DANS LA PENSÉE DE NICOLAS DE CUES Actes du Colloque de Nice (sept. 2017) de la Société française Cusanus Sous la direction de Jean-Michel COUNET

ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT

2021

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. No part of this book may be used or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm or any other means without written permission from the publisher. ISBN 978-90-429-4334-6 eISBN 978-90-429-4335-3 D/2021/0602/8 © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven

TABLE DES MATIÈRES

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Les concepts mathématiques de Nicolas de Cues . . . . . . . . . . . . . Jean-Marie NICOLLE

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De un à quatre et à trois. Métaphysiques de l’unité en Conjectures I, 2-10 et Docte Ignorance, I, 7-10 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Christian TROTTMANN

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Métaphysique et mathématique. Le concept de proportion d’égalité et ses sources chez Nicolas de Cues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Graziella FEDERICI VESCOVINI

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De l’unité, du Un et de la finitude chez Nicolas de Cues . . . . . . . Frédéric PATRAS Mathématiques et Métaphysique dans l’œuvre de Nicolas de Cues. Un néoplatonisme pythagorisant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hervé PASQUA Cusanus and the Concept of “fluid” space . . . . . . . . . . . . . . . . . . Federica DE FELICE Note sur un lointain héritage : dianoia et noêsis platoniciennes, quelle réception chez Nicolas de Cues ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Elsa GRASSO

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Point et intellect chez Nicolas de Cues. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Michel COUNET

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L’angle entre mathématiques et métaphysique. Le cas du De Beryllo Maude CORRIERAS

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Présentation des contributeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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INTRODUCTION

Le présent volume regroupe les communications présentées lors d’un Colloque tenu à Nice en 2017 et organisé par la société française Cusanus. Le thème choisi est évidemment central pour les études cusaines. Nicolas de Cues, on le sait, a non seulement consacré à la question mathématique de la quadrature du cercle nombre de travaux, mais il a aussi considéré les mathématiques comme la voie royale pour la métaphysique et la théologie. Les objets mathématiques symbolisent en effet, sous certaines modalités qui seront étudiées en profondeur dans différentes contributions, les réalités théologiques. Alors qu’il s’agit d’un thème tout à fait central, on ne peut pas dire que les études abondent sur ce thème. En milieu francophone, Jean-Marie Nicolle s’est fait une spécialité de la prospection des écrits mathématiques du Cusain et moi-même ai consacré un volume au rapport entre mathématiques et métaphysique1, mais dont la parution remonte à vingt ans déjà. En Allemagne, l’ouvrage de Fritz Nagel, Nicolaus Cusanus und die Entstehung der exakten Wissenschaften, Aschendorff, Münster, 1984 représente la contribution principale à ce thème de recherche, depuis l’étude, maintenant érigée au rang de grand classique, de Dietrich Mahnke : Unendliche Sphäre und allmittelpunkt. Beiträge zur Genealogie deer mathematischen Mystik, Halle, Niemeyer, 1937, où Nicolas de Cues est vu comme un maillon clef d’une longue tradition de mathématiques théologiques. En Italie, quelques travaux de Graziella Federici Vescovini et, plus récemment, de Federica De Felice, ont aussi étudié la question des mathématiques cusaines. Mais c’est pratiquement tout. Un événement important est toutefois venu dynamiser ce domaine de recherches : la parution de l’édition critique des œuvres mathématiques de Nicolas de Cues2, en 2010, par Menso Folkerts. Ce XXe tome des Œuvres complètes a mis pratiquement un point final au projet d’édition critique des œuvres du Cusain. La parution a donné lieu, comme il se doit, à quelques colloques et traductions en langues vernaculaires. Les chercheurs 1 Jean-Michel Counet, Mathématiques et Dialectique chez Nicolas de Cuse, Paris, Vrin, 2000. 2 Nicolai de Cusa Opera Omnia. Volumen XX. Scripta Mathematica, ed. M. Folkerts, Hamburgi, in Aedibus Felicis Meiner, 2010.

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disposent maintenant d’un instrument de travail de grande qualité pour l’étude des mathématiques cusaines. Jean-Marie Nicolle, dans un texte d’une grande limpidité, entend répondre à trois questions d’importance au sujet des concepts mathématiques de Nicolas de Cues : quels sont-ils ? D’où viennent-ils ? Comment les utiliser ? Abordant la première question, il fait remarquer que le Cusain semble peu à l’aise en arithmétique dans ses œuvres théoriques (bien que ses livres de compte à Brixen montrent la pratique d’opérations complexes pour harmoniser des monnaies différentes) ; il ne connaît pas le zéro sinon comme chiffre, alors que Fibonacci, au siècle précédent, avait réalisé des avancées importantes à propos du zéro comme nombre et il se trompe à propos de la proportion double. En géométrie, il est beaucoup mieux armé, mais il n’apporte pas de contribution importante au développement même de cette science. Pour la deuxième question, il reprend les idées de Proclus : la raison discursive, incapable de sonder directement ses propres contenus ou logoi, les projette dans un espace imaginaire, où ils apparaissent au grand jour et où la raison peut se connaître elle-même. Il faudra encore tracer ces figures imaginaires sur le papier pour les faire apparaître sensiblement. Nicolas distingue la production (ou construction) par l’homme et la génération des nombres. Les nombres s’engendrent les uns les autres, mais ne sont que produits ou construits par l’homme sans être créés par lui. Quant à l’utilité des concepts mathématiques, elle est double. Ils servent à expliquer le monde physique (mathématiques rationnelles) et à approcher symboliquement les vérités théologiques. Nicolas de Cues ne voyait pas de contradiction fondamentale dans ces deux utilités foncièrement différentes, mais malheureusement les choses ne sont pas simples. Ainsi la ligne courbe est-elle symboliquement comprise comme une déchéance par rapport à la ligne droite. Elle caractérise les étants relatifs, marqués par le plus et le moins, alors que le droit est davantage le symbole de l’absolu, de l’infini, qui n’admet pas de plus et de moins. Mais du point de vue des mathématiques rationnelles actuelles, la droite n’est qu’un cas particulier de la courbe. Le droit n’a plus aucune forme de préséance. Que du contraire. On voit ici, sur un cas très simple, comment les deux points de vue sur les objets mathématiques peuvent être amenés à diverger. Christian Trottmann nous donne une réflexion méditative sur deux passages clés de la doctrine cusaine des nombres : De Coniecturis I, 2-10 et De docta Ignorantia, I, 7-10. Le premier passage expose la doctrine

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des quatre unités, chaque unité 1, 10, 100, 1000 symbolisant une hypostase, un niveau de réalité. D’une certaine façon, cette ontologie scalaire symbolisée par l’arithmétique s’efforce de penser la procession (proodos) du monde à partir du principe divin et sa réintégration dans ce principe (epistrophê) : l’homme possèderait ainsi symboliquement, une sorte de carte mentale du réel concret, en langage arithmétique et le De Coniecturis ne serait que le déploiement méthodique de cette grille fondamentale d’analyse du créé et de ses rapports au créateur. En De docta Ignorantia I, 7-10, nous sommes face à des spéculations internes à Dieu lui-même : l’unité simple qu’il est en lui-même ne fait retour sur ellemême que par le truchement de l’égalité et de la connexion, cette connexion apparaissant à la fois comme un résultat et comme une condition de l’unité divine intégrale. Chacune de ces modalités de l’un divin, étant éternelle, ne peut qu’être identique aux deux autres. Nicolas emprunte ces spéculations arithmétiques sur l’unité divine aux Chartrains, mais leur confère une signification nouvelle en y intégrant la coïncidence des opposés. Graziella Federici Vescovini attire l’attention sur l’importance de la formation reçue à Padoue par Nicolas de Cues durant ses études de droit. Padoue était un haut lieu de l’étude du quadrivium en Italie. Blaise de Parme, qui avait conçu une théorie des proportions particulièrement féconde (pour aborder le problème de l’intensification ou de la rémission des formes, ainsi que la question des relations entre entités basées sur l’excès ou le défaut) avait laissé à Padoue une trace vivante, en particulier à travers son disciple Prosdocimo de Beldonandi, qui y enseignait les mathématiques et la philosophie en suivant les doctrines de son maître. Nicolas de Cues, curieux de tout, a dû être en contact avec les théories de Blaise. Une expression, particulièrement intéressante, se retrouve identiquement chez Blaise et Nicolas : celle de proportion d’égalité pour l’âme intellective. Certes les interprétations qu’ils en donnent sont différentes : chez Blaise de Parme, l’âme intellective n’est pas une substance, mais une complexion, une qualité intensive, issue des astres, présente partout totalement dans chaque partie du corps physique. En ce sens, on peut parler d’une unité de l’âme, conférant au corps physique des opérations caractéristiques. Chez Nicolas de Cues, l’âme intellective est une instance spirituelle conférant l’égalité au composé matière-forme qu’est l’être humain, en ce sens non seulement qu’elle permet le retour sur soi et par là l’égalité de l’unité spirituelle, mais aussi et surtout dans le sens plus fondamental que l’intellect est en lui-même cette égalité réflexive de l’être humain.

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Frédéric Patras est mathématicien et jette sur les mathématiques de Nicolas un regard aiguisé du plus haut intérêt. Conscient de la spécificité de l’herméneutique des textes mathématiques anciens, il entend répercuter ici, en un langage simple mais précis, ce que la lecture des mathématiques cusaines lui inspire comme rapprochement avec des travaux plus récents de grands noms tels que Bolzano, Frege, Cantor, Gödel, etc. Après tout Nicolas de Cues n’est pas le seul à avoir vu dans les mathématiques une porte d’entrée vers l’ontologie ; les mathématiciens qui ont en particulier travaillé sur l’infini étaient tout à fait conscients des implications métaphysiques de leurs réflexions. Pour Cues, les mathématiques servent à symboliser le divin qui se dérobe à toute saisie intuitive. Husserl, dans ses premiers travaux, était très conscient qu’un des aspects fondamentaux des mathématiques était celui du « remplissage » intuitif des concepts ; pour des objets simples, tels qu’un triangle ou un cercle, la question est assez simple, mais l’intuition fait vite défaut pour les grands nombres ou le polygone à 1000 côtés par exemple. Il nous est impossible, par la seule intuition sensible de distinguer ce chiliagone du polygone à 999 côtés ou 1001. C’est en recourant à des algorithmes que le mathématicien construit et donne sens à des objets éloignés de toute représentation empirique. Ce procédé est en particulier mis en œuvre pour aborder l’infini. Bolzano, pour ne citer que lui, renverse le sens de l’argument du troisième homme, et s’en sert pour construire un infini, pour lequel, bien évidemment, aucune intuition directe n’est disponible. De ce point de vue, la similitude de perspective avec Nicolas de Cues – par-delà les différences de technique – est frappante. Frege, quant à lui, identifie les concepts à des fonctions propositionnelles, ce qui, encore une fois, évoque les positions cusaines pour lesquelles les concepts ont une origine mathématique. Frege distingue également entre un objet x, la totalité comprenant cet unique élément {x} ; chaque entité a d’ailleurs une structure ternaire, puisque de chaque entité, je puis écrire x ε {x}. Tout ceci n’est pas sans faire penser à l’Un comme totalité et aux spéculations cusaines sur l’unité, l’égalité, la connexion. Quant aux théorèmes d’incomplétude de Gödel, on peut les lire comme énonçant un principe de docte ignorance. Le mathématicien peut bien mettre en œuvre un formalisme, mais il ne peut avoir la certitude de la cohérence, c’est-à-dire de la vérité formelle de celui-ci, en restant à l’intérieur de son système. Patras fait également remarquer que toutes les stratégies pour éliminer les paradoxes ou les contradictions dans les systèmes formels ont quelque chose de contre-intuitif et semblent aller à l’encontre des lois naturelles et profondes de la pensée. Là encore,

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le rapprochement avec la coïncidence des opposés telle que Nicolas de Cues l’envisage pour l’Un, principe de toute chose et de toute pensée, nous montre, si besoin en était, que l’approche du réel, des nombres, et de la pensée de notre penseur du XVe siècle n’est pas dépourvue de pertinence. Hervé Pasqua revient sur sa critique des thèses hénologiques de Nicolas de Cues déjà étayée par de nombreuses publications. Les thèses mathématiques de l’auteur de la Docte Ignorance, ne sont que des conséquences logiques de sa mystique de l’Un qui n’est pas, et qui fait de lui un disciple de maître Eckhart. La méthode du Cusain repose fondamentalement sur une dynamique du dépassement (transcensus) : toute forme, toute figure, tout objet est ainsi transcendé vers un horizon indéterminé qui n’est autre que l’Un, qui n’est pas. Ce dépassement trouve son illustration la plus claire dans le passage des figures géométriques du fini à l’infini. Dans les figures théologiques que sont la ligne infinie, le triangle infini, le cercle infini, la sphère infinie, se laisse pressentir la coïncidence des opposés qu’est l’Un dans sa pureté transcendante. Ce mouvement mathématique de transsomption est susceptible de marcher pour la totalité du réel, à condition que ce réel tout entier puisse être mathématisé, réduite en fait à des proportions et à des nombres. Mais cette Mathesis universalis n’est elle-même possible que si l’objet, l’étant est en fait réduit à sa représentation par la pensée. Pour Pasqua, la véritable métaphysique est celle de l’étant en tant qu’étant et par là également de l’être en tant qu’être. Elle n’a pas à être dépassée, sauf à sortir de l’être et à condamner la pensée à l’errance de la fiction. En revanche, peut et doit être dépassée l’ontologie, qui n’est pas tant la science de l’étant que de sa représentation par la pensée ; l’étant en effet ne se réduit pas à sa représentation par la pensée. Nicolas de Cues illustre pour Hervé Pasqua une des tendances innées de l’esprit humain, qui consiste à s’instaurer comme mesure du réel, et concevoir la science suprême comme une métamathématique, une visée de l’infini par le truchement de symboles produits de son propre fonds par l’esprit humain. Dans la perspective aristotélico-thomiste, la science suprême est plutôt vue comme métaphysique ; les mathématiques s’occupent de réalités abstraites, dont l’étantéité est tronquée ; en revanche, la physique, elle, considère bel et bien des substances, finies certes, mais possédant la propriété ontologique essentielle de la subsistence. La science de l’étant en tant qu’étant se déploie là comme science des substances en général, et donc comme une métaphysique, où la pensée humaine, bien loin de mesurer la réalité dans son ensemble, est plutôt mesurée par elle. Retenons cette belle formule

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d’Hervé Pasqua pour caractériser la métamathématique cusaine de l’Un infini : « L’objet des mathématiques est l’infini présent d’une manière cachée dans les figures géométriques finies comme une force agissante par laquelle il se retire dans la pureté de son unité en les tirant à lui. » Federica De Felice s’attache à montrer que les mathématiques cusaines sont basées sur le procédé d’archification. Ce procédé consiste à concevoir les figures et les angles comme engendrée par une ligne droite courbée sur elle-même. Ce procédé remonte à Archimède lui-même, qui lui préférait toutefois, le principe d’exhaustion (une figure courbe est approchée par des éléments rectangulaires aisément calculables). Ce principe d’archification est visible effectivement dans la méthode d’approximation d’un cercle par des polygones isopérimétriques, que le Cusain affectionnait tout particulièrement : c’est une même grandeur rectiligne qui est « courbée » successivement en triangle isocèle, carré, pentagone, etc… et qui engendre ainsi, par itération successive, les deux séries des cercles inscrits et excrits, qui se rejoignent à la limite. C’est donc un espace et une géométrie « fluides » que nous donne à voir Nicolas. Les mathématiques théoriques sont dès lors comprises à partir des mathématiques pratiques et de leur mesure approximative. Celles-ci acquièrent dès lors une légitimité qui leur faisait défaut dans les conceptions plus traditionnelles. Federica De Felice critique aussi vivement les interprétations néokantiennes de la conception cusaine de l’espace. Certes, certaines formules peuvent donner à penser que c’est l’esprit avec ses « catégories » que sont son pouvoir de discerner des unités, de les additionner et de synthétiser le tout (reflet dynamique de la trinité divine de l’unité, de l’égalité et de la connexion), qui confère à l’espace ses déterminations, l’espace sans l’esprit se réduisant à un milieu indéterminé. Mais c’est passer sous silence une veine doctrinale très importante du De Mente, selon laquelle l’esprit est fondamentalement assimilatif : il se conforme au réel qu’il découvre en s’y confrontant. Certes l’esprit possède en lui les germes notionnels des choses, mais il doit les développer en se confrontant concrètement à elles dans l’expérience. En définitive, Nicolas de Cues défend, selon elle, une conception pragmatique de la vision de Dieu. C’est en élargissant le plus possible son expérience des réalités du monde, en développant toujours davantage sa connaissance de l’univers dans lequel il se trouve, que Nicolas progresse dans la connaissance de Dieu. Les mathématiques, à cet égard, sont un instrument particulièrement adapté pour connaître le monde et par là, indirectement, le créateur de celui-ci.

INTRODUCTION

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Elsa Grasso centre sa contribution sur les échos chez Nicolas de Cues des fameuses thèses de Platon sur les mathématiques et leur statut dans l’édifice de la connaissance (allégorie de la Ligne). Au sein des sciences, Platon distingue nettement les mathématiques, production par excellence de la dianoia, et la dialectique, science suprême, fondée sur la noêsis. Les mathématiques reposent sur des hypothèses (énoncés considérés comme allant de soi) qui servent de prémisses et déduisent les résultats accessibles moyennant ces prémisses. Dans ses raisonnements, le mathématicien doit s’appuyer sur des similitudes sensibles, celles-ci palliant un déficit d’intelligibilité intrinsèque des mathématiques, œuvre d’une faculté qui ne peut appréhender le vrai que partie après partie ; la discursivité de la démarche, le recours à des schémas, l’opacité des hypothèses considérées comme « allant de soi » sont autant d’indices de ce que les mathématiques sont certes un passage obligé vers la vérité (Nul n’entre ici s’il n’est géomètre) mais restent à distance de celle-ci. En revanche, la dialectique, à partir d’hypothèses, s’élance vers l’anhypothétique et trouve en lui la pleine justification de sa démarche : le vrai s’atteste luimême comme évident et valide par là toute la démarche ayant conduit vers lui. Nicolas de Cues connaît cette distinction, transcrite au Moyen Age, dès les XIe-XIIe siècles dans la distinction entre ratio et intellectus : la ratio est l’esprit procédant par voie discursive, passant d’une facette du vrai à une autre car elle n’est pas capable d’appréhender le tout en un seul regard, ; la ratio se meut également, tandis que l’intellectus est, lui, une faculté intuitive et immobile, capable d’appréhender ce qui transcende le temps. Cues reste en cette matière pour Elsa Grasso profondément platonicien, mais il fait subir à la doctrine du maître de l’Académie quelques inflexions significatives. Tout d’abord même l’intellectus reste en défaut par rapport au vrai ; lui aussi, en définitive, ne fait qu’approcher le vrai transcendant. Certes Nicolas perçoit en Platon un partisan de la docte ignorance car l’Un, le Bien ne peuvent véritablement être appréhendés. Mais même dans sa saisie des objets plus accessibles, l’intellect, comme faculté de connaissance finie, n’atteint que des conjectures. Autre différence importante : l’intellect est capable de pressentir la coïncidence des opposés, thème qui n’apparaît pas très explicitement chez le Platon historique mais seulement chez Proclus et Denys (Nicolas voit d’ailleurs Platon en continuité avec ces deux auteurs). Enfin Nicolas voit davantage de continuité que Platon entre les différents degrés de la connaissance. Chez Platon, il y a une coupure stricte entre imagination et raison, et, au sein de la rationalité épistémique, entre la dianoia et la noêsis. Cues est

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plus sensible au fait que l’usage d’une faculté amène naturellement à l’ascension au niveau suivant : l’imagination participe à la ratio, elle représente en fait une sorte de ratio particularis ; quant aux mathématiques, elles mènent d’elles-mêmes à un dépassement théologique. Les figures théologiques (où les formes géométriques sont portées à l’infini) ne représentent pas pour Nicolas une sorte de coup de force spéculatif détournant les entités mathématiques de leur existence et de leur utilité intrinsèque : elles ne font qu’en manifester la vérité. C’était déjà le cas chez les Chartrains, où les mathématiques étaient objectivement ordonnées au niveau théologique et Nicolas a bien reçu la leçon. Typique de cette façon cusaine de voir est une thèse du De Coniecturis comme quoi le sens, à l’instar de l’intellect, est capable d’un retour total sur lui-même ; il est en effet pétri d’intellectualité et a part, à ce titre, à la réflexivité de l’activité intellectuelle, dont il n’est, en définitive, qu’un sous-produit. Jean-Michel Counet s’intéresse à la question du statut du point chez Nicolas de Cues : le point est un objet mathématique particulier. Il symbolise, comme dans le De Quantitate animae de Saint Augustin, l’unité de l’esprit. Il est capable d’engendrer dynamiquement toutes les figures et les possèdent donc en lui sous la modalité d’être caractéristique qui est la sienne. En termes de complication/ explication, le point est la complication de toutes les figures et celles-ci sont l’explication, le déploiement des virtualités du point. Le point possède pour Nicolas des affinités évidentes avec l’espace infini. En un certain sens, le point contient tout l’espace et l’espace entier se réduit en réalité à un seul point. La coïncidence des opposés inclut bien entendu celle du minimum (le point) et celle du maximum (l’espace). En un sens similaire, Nicolas n’hésitera pas à affirmer que si, par impossible, on pouvait considérer l’univers entier de l’extérieur, il nous apparaîtrait comme un point. Se pose aussi la question très épineuse du caractère composé du point. En un passage unique d’un de ses traités mathématiques, Nicolas laisse entendre que le point pourrait être doté d’une structure. Prenant cette idée au sérieux, nous avions suggéré dans un travail antérieur que le point pourrait, du point de vue des mathématiques intellectuelles, être assimilé à un indivisible, composé de trois moments logiques : unité, égalité, connexion. Le point serait à la fois un et trine, à l’instar de la Trinité : de même que Dieu est d’une fécondité inépuisable et peut produire n’importe quel être qu’il complique dans son unité propre, le point pourrait produire n’importe quelle figure. Tout ceci reste bien entendu très spéculatif, mais l’auteur ne voit aucun argument majeur qui l’amènerait à abandonner définitivement cette hypothèse.

INTRODUCTION

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Maude Corrieras se penche sur le symbolisme de l’angle dans la pensée de Nicolas de Cues. En effet le symbolisme mathématique ne concerne pas seulement les nombres ou les figures géométriques achevées, mais touche également ce qu’Euclide appelait les éléments de ces figures, et en particulier l’angle. Dans son traité du Béryl, Nicolas développe longuement ce symbolisme de l’angle. C’est une image particulièrement frappante à ses yeux du premier principe unitrine : un angle est en effet composé de deux droites, dont l’une peut être considérée comme fixe et l’autre mobile et d’un point-pivot qui les réunit tel un compas. On a là un reflet de l’unité, de l’égalité et de la connexion, moments caractéristiques de l’approche cusaine de l’absolu. Tous les angles sont parcourus lorsque ce segment mobile tourne autour du pivot et s’écartent ainsi plus ou moins du segment immobile : les angles très obtus correspondent aux êtres matériels, plus grossiers, les angles moins obtus aux âmes et les angles très aigus aux entités plus subtiles que sont les intellects. Quant à l’angle nul obtenu lorsque les deux droites se superposent exactement, l’angle minium qui coïncide d’ailleurs avec le maximum (l’angle égal à deux droits), Nicolas l’associe au premier principe lui-même dans son unité sui generis. Cette figure dynamique illustre bien la genèse du monde créé, qui n’est pas autre chose que l’absolu dans son altérité avec lui-même. Jean-Michel COUNET

LES CONCEPTS MATHÉMATIQUES DE NICOLAS DE CUES Jean-Marie NICOLLE (Rouen)

A la lecture de ses textes mathématiques, il nous semble que Nicolas de Cues s’empare des concepts mathématiques avec les définitions et l’usage de la tradition euclidienne. Mais dans d’autres œuvres, il se sert également des nombres et des figures pour symboliser des idées métaphysiques, comme l’un qui rassemble la Trinité, le cercle qui figure l’éternité, le polygone qui représente l’homme, la ligne droite qui illustre la procession divine, etc. Distingue-t-il clairement le sens scientifique et le sens métaphysique des concepts mathématiques ? Pour trancher, il convient d’enquêter sur sa théorie de l’origine des objets mathématiques : ni aristotélicien, ni pur platonicien, mais se plaçant dans la lignée de Proclus, Nicolas de Cues fait des notions mathématiques un don inné de l’Un à l’âme, don que la pensée doit développer (expliquer) dans une pratique démonstrative pour produire des concepts, afin de remonter vers l’Un dans un second temps. Nous allons poser trois questions sur les concepts mathématiques du Cusain : quels sont-ils ? d’où viennent-ils ? comment les utiliser ?

1. Quels sont-ils ? Ce sont les concepts du quadrivium, avec une préférence pour l’arithmétique et la géométrie aux dépens de l’astronomie et de la musique. Nicolas de Cues a suivi un enseignement classique du quadrivium à Padoue. En arithmétique, il utilise les notions de nombre : un, deux, trois, dix, cent, mille, mais pas le zéro. Le zéro déjà introduit dans les techniques de comptabilité par Fibonacci au XIIIè siècle exprime l’égalité dans la balance entre le plus et le moins, alors que pour Nicolas de Cues, il n’y a pas de zéro mais seulement une coïncidence. Il utilise nihil (rien) et nullus (aucun), mais ne peut pas dire le nombre zéro en tant que concept mathématique opératoire. Il connaît les quatre opérations du calcul, mais n’aime pas les employer ; on trouve très peu de calculs dans

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ses textes1. Remarquons cependant qu’il manie le calcul sexagésimal en astronomie. Plus généralement, il se méfie des nombres : « Ce que tu cherches, le nombre ne l’atteint pas ; l’intellect voit l’ignorance et le défaut du rapport en nombres. »2 Nicolas de Cues pratique la proportion continue, c’est-à-dire le calcul de la médiété (ou rapport proportionnel entre trois nombres). On trouve dans ses textes mathématiques, la notion de medietas duplae qui lui paraît complexe à déterminer car il s’agit de trouver entre deux termes extrêmes connus deux termes intermédiaires inconnus. On peut exprimer cette difficulté en notation moderne de cette façon, avec les deux extrêmes connus 1 et 2 : 1x = xy = 2y ; Cette notion se trouve chez Platon3 à propos du problème de Délos, autrement dit la duplication du cube. Elle est également illustrée par la proportion entre les quatre éléments : comment passer de la terre au feu, si ce n’est par les deux intermédiaires que sont l’eau et l’air ?4 Bien que Boèce ait donné clairement les algorithmes pour la calculer5, le Cusain en parle comme d’un calcul impossible. Le Cusain est plus à l’aise en géométrie. Il parle de figure, point, ligne, angle, surface, volume, droite, circulaire, courbe, triangle, carré, cercle, etc. A la différence de la conception moderne des figures qui sont un agencement de points et de lignes, Nicolas de Cues les conçoit encore comme des surfaces délimitées par des lignes ; par exemple, le cercle est la surface comprise par sa circonférence, ce que nous appelons aujourd’hui un disque. Il reprend les définitions euclidiennes de la géométrie plane. Il n’innove en aucune manière dans ce domaine. On peut résumer en disant qu’il a une compétence moyenne en mathématiques, connaissant bien les définitions, mais restant mal à l’aise avec les opérations.

1 Néanmoins, dans les documents comptables de sa gestion de l’évêché de Brixen, on trouve de longs calculs avec de complexes conversions de monnaies. 2 « ut scias quid fit id quod quaeris, quod numerus non attingit, ut ignorantiam ac defectus rationis numerantis, videat intellectus. » De arithmeticis complementis, in Scripta mathematica, II (h. XX, II, n. 4) (Nicolas de Cues, Écrits mathématiques, Présentation, texte latin, traduction et notes par Jean-Marie Nicolle, Paris, éd. Honoré Champion, 2007, abrégé en E. M., p. 135). 3 Cf. Platon, Timée 32AB. 4 Nicolas de Cues évoque cette difficulté, dans le De ludo globi, à propos de la nécessité du quaternaire dans l’ordre de la création. Cf. De ludo globi, II, 106-109 (h. IX, n. 106109). 5 Cf. Boèce, Institution arithmétique, 2, 50, 7 à 12.

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2. D’où viennent-ils ? Le texte central sur cette question se trouve dans le De mente. Dans les paragraphes 65 à 68, le Cusain expose le débat qui oppose les Péripatéticiens et les Académiciens sur l’origine des formes : ne sont-elles que des êtres de raison dégagés par l’intellect à partir de l’observation sensible (selon Aristote) ou sont-elles des exemplaires qui précèdent les choses sensibles, comme l’humanité en soi précède tous les hommes (selon Platon) ? Selon les péripatéticiens, les formes résultent d’un travail de la raison à partir de la perception sensible et « rien ne peut être dans l’intellect qui ne fût d’abord dans le sens. »6 Selon les Platoniciens, il existe dans l’intelligence de la pensée (in mentis intelligentia) quelque chose qui ne vient ni des sens ni de la raison, comme, par exemple, les formes exemplaires qui se reflètent dans les choses. Ces formes sont indépendantes de la pensée. Par exemple, la forme de l’humanité en soi et par soi a d’abord existé, puis les hommes existant corporellement, et enfin l’espèce humaine dans la raison. Mais ces deux doctrines ont leurs limites. Si l’on adopte le point de vue aristotélicien, alors la vérité est relative à l’état des connaissances et elle peut changer sans cesse. Si l’on adopte le point de vue platonicien, alors il faut admettre qu’il y a autant de formes que de choses existantes, autrement dit une multiplicité innombrable. Quel point de vue adopter ? L’idiot, porte-parole du Cusain, tranche en apportant une autre solution, bien exposée par J.-M. Counet7, qui recourt à la notion d’infini : il existe une forme de toutes les formes, une forme infinie, au-delà des exemplaires séparés ou des êtres de raison, et cette forme ineffable, c’est Dieu. La pensée divine contient les formes exactes de toutes les choses et peut ainsi les créer. Cette solution est empruntée à Thierry de Chartres qui, dans son commentaire de Boèce, définit la divinité comme forme première pour résoudre le problème de la participation des corps matériels aux idées8. Mais si les objets mathématiques sont des créations divines, comment l’homme peut-il les connaître ? Il faut ici distinguer la question des notions mathématiques de la question des formes. A côté de la solution qui passe par le pouvoir infini de Dieu pour parler des formes, Nicolas 6 « nihil posse esse in intellectu, quod prius non fuit in sensu », Idiota de mente, c. 2, 65 (h. V, n. 65, l. 6-7) trad. H. Pasqua, Paris, PUF, 2011, p. 115. 7 Jean-Michel Counet, Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cuse, Paris, Vrin, 2000, ch. IV, p. 133-171. 8 « La première forme qui est la divinité est la forme des formes car elle est génératrice des formes. » cité et expliqué par J.-M. Counet, p. 158.

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de Cues recourt à la solution de Proclus qui passe par le pouvoir humain de l’imagination pour parler des notions mathématiques. Pour Proclus, les objets mathématiques occupent une position intermédiaire entre les réalités immatérielles simples de l’intelligible et les objets étendus et complexes du monde sensible. Les objets mathématiques ont une nature médiane : à la différence des choses physiques, ils sont éternels et toujours identiques à eux-mêmes, et à la différence des objets intelligibles, ils sont composés de parties et divisibles, et ils peuvent exister en plusieurs exemplaires (par exemple, le triangle peut être isocèle, rectangle, équilatéral, quelconque). Leur supériorité par rapport aux choses sensibles est évidente par l’exactitude et la stabilité de leur nature, et par le caractère irréfutable des propositions qui établissent leurs attributs et leurs relations. Les objets mathématiques sont dépourvus de matière et ne sont donc pas sujets aux changements qui affectent les choses physiques, mais, d’un autre côté, ils ont une sorte d’étendue : les nombres sont discrets et les figures géométriques sont divisibles. Ils ont donc une sorte de matière non physique, la matière mathématique, qui les place en dessous des pures formes intelligibles. Nicolas de Cues reprend la théorie proclienne et soutient que les objets mathématiques sont des productions de la pensée9. Cela veut-il dire qu’ils sont créés ? – Non, les mathématiques ne sont pas une création humaine. L’homme produit, Dieu seul crée. Le géomètre ne crée pas les objets mathématiques. Ceux-ci sont engendrés (non pas créés) et respectent des lois nécessaires (qui ne sont pas de pures conventions humaines). Cependant s’il parle abondamment de cet engendrement dans son De mente, le Cusain ne s’y réfère pas explicitement dans ses textes mathématiques. Il nous faut analyser les verbes qu’il utilise pour distinguer les deux origines des objets géométriques : 1. Par des verbes comme causare, efficere, oriri, exurgere et des expressions comme per … esse, il décrit des effets résultant d’un mouvement sans action directe du géomètre, comme par exemple l’apparition d’une circonférence par le mouvement d’un point à l’extrémité d’un rayon. C’est par là qu’il signale discrètement un engendrement. 2. Par contre, la notion de construction abonde et est désignée par constituere, componere, manuducere, ducere, et surtout facere (plus de 40 occurrences). Il s’agit d’effets résultant de l’action directe attribuée au géomètre, une production. Les objets mathématiques sont donc à la fois engendrés et construits par l’homme. Quand ils s’engendrent 9 Sur cette question, voir notre article « How does the mind produce mathematical objects ? », in Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, n°66(2019)1, Münster, Aschendorff Verlag, 2019, pp. 19-26.

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les uns les autres, ils forment une généalogie très hiérarchisée si bien que, connaissant les proportions qui permettent de les mesurer, on peut passer de l’un à l’autre. La géométrie est à la fois une science et l’art d’un geste intellectuel consistant à faire s’engendrer des objets : le point indivisible engendre la ligne divisible ; la ligne sans largeur engendre la surface, la surface à deux dimensions engendre les corps qui en ont trois, etc. Mais comment la pensée produit-elle les objets mathématiques ? Revenons à Proclus. Selon lui, les objets mathématiques proviennent de la pensée qui les projette hors de sa réserve de formes. Stimulée par la perception sensible, la pensée développe le contenu des notions sous la direction de l’intelligence. « Ses productions sont les émissions des formes qui préexistent en elle. »10, précise Proclus. Il est essentiel de comprendre ici que l’activité mathématique est entièrement interne à la pensée. Les nombres comme les figures géométriques ne sont pas des descriptions du monde. Ne pouvant voir directement ses raisons essentielles (comme peut le faire l’intellection), la pensée discursive les projette dans l’imagination, ce qui permet à l’âme d’effectuer un retour vers son intériorité, une remontée vers ses raisons innées. Nicolas de Cues reprend ici encore la théorie proclienne : l’imagination fournit aux objets géométriques une matière sui generis, une sorte de toile blanche – ou de miroir – sur laquelle la pensée projette les formes mathématiques ; elle leur donne l’étendue qui lui permet de les voir ; elle exprime les notions comme formées dans des figures, étendues et divisibles, leur procurant l’espace dans lequel elles peuvent être déployées. Ainsi, elle les présente non comme de pures idées, mais comme images des notions, ou plutôt comme des séries d’images qui possèdent le caractère commun d’une définition. Mais si les notions mathématiques s’engendrent dans sa pensée, comme par exemple une ligne engendrant une surface, il faut de plus que le géomètre les développe par des tracés sur papier, à l’aide de la règle et du compas (instruments eux-mêmes fabriqués), pour qu’elles prennent une réalité sensible.

3. Comment les utiliser ? Nous en venons donc à l’utilisation des mathématiques. Dès ses premières œuvres, Nicolas de Cues leur donne deux visages : d’un côté, elles sont un outil bien utile pour le calcul ; de l’autre côté, elles sont un 10 Cf. Proclus, Commentaire du premier livre des Éléments d’Euclide, traduction française de Ver Eecke, Bruges, Desclée de Brouwer, 1948, §.13.

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trésor de symboles qui permet de penser l’infinité divine. « Nous disons, puisque aucun chemin ne s’ouvre pour accéder aux choses divines si ce n’est à travers des symboles (symbola), que nous pourrons faire usage des signes (signum) mathématiques comme étant les plus adaptés en raison de leur irréfragable certitude. »11 Nous pouvons désigner ces deux usages mathématiques par leurs buts – mathématiques scientifiques et mathématiques symboliques –, ou bien les dénommer par la faculté mentale qui les pratique – mathématiques rationnelles et mathématiques intellectuelles –, comme le fait G. Federici Vescovini12 : les rationnelles font partie du quadrivium médiéval, respectent le principe de non-contradiction, procèdent par proportions, opèrent selon le plus et le moins ; les intellectuelles (ou symboliques) font partie de la spéculation théologique, respectent le principe de la coïncidence des opposés, procèdent par transsomptions et visent l’exactitude absolue, au-delà des mesures empiriques. Dans toute l’œuvre du Cusain, les mathématiques symboliques dominent nettement les mathématiques rationnelles. Les nombres et les figures y sont le plus souvent utilisés, non pour leur valeur proprement scientifique, mais au service de la spéculation théologique. Les mathématiques symboliques font appel à l’imagination pour figurer par approximation certains traits du divin, comme en un miroir. Les notions y sont d’emblée posées comme dénuées de la précision rationnelle. Par exemple, le un et le trois utilisés pour exprimer le mystère de la Trinité ne répondent pas du tout aux règles de l’arithmétique du quadrivium. Malheureusement pour Nicolas de Cues, les deux mathématiques rationnelles et symboliques ne sont ni parallèles ni convergentes, mais très souvent incompatibles. Je me propose d’exposer deux exemples : 1. l’équivoque entre l’égalité et l’identité ; 2. le conflit entre le droit et le courbe. Le texte le plus explicite sur le concept arithmétique d’égalité est la Quadrature du cercle du 12 Juillet 1450. Le Cusain discute du principe d’homogénéité des grandeurs afin de voir s’il est légitime de poser une 11 « cum ad divina non nisi per symbola accedendi nobis via pateat, quod tunc mathematicalibus signis propter ipsorum incorruptibilem certitudinem convenientius uti poterimus. » De docta ignorantia, L. I, c. 11, 32 (h. I, n. 32, l. 24) trad. H. Pasqua, Paris, Rivages, 2008, p. 81. 12 Cf. Graziella Federici-Vescovini, « Les deux mathématiques et la mens chez Nicolas de Cues », in Oriens-Occidens, n°5, Villejuif, UMR 7062 CNRS/EPHE/Université Paris 7, 2004, p. 65-89 et Jean-Marie Nicolle, « D’une mathématique à l’autre dans les démonstrations de Nicolas de Cues », in Oriens-Occidens, n°5, Villejuif, UMR 7062 CNRS/EPHE/Université Paris 7, 2004, pp. 43-64.

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proportionnalité entre des grandeurs rectilignes et des grandeurs circulaires. Loin d’aborder le problème en béotien, il semble parfaitement au courant de la difficulté. Mais la « solution » qu’il trouve est assez décevante ; il parle de grandeur « la moins non-proportionnelle »13; la ligne la moins non-proportionnelle ne sera pas celle qui s’approche au plus près de l’égalité arithmétique, mais sera celle qui, au-delà du numérique et de l’hétérogène, parvient à une égalité dont l’existence est posée comme nécessaire. Il y a là une ingérence de la métaphysique en géométrie. L’égalité dont Nicolas de Cues nous parle, malgré la fréquence des exemples mathématiques, n’a en réalité rien de mathématique. Il s’agit d’une égalité métaphysique, de ce qu’il appelle une égalité absolue. Cette égalité est un attribut divin ; Dieu créateur est inaltérable ; il ne peut ni croître ni diminuer ; il est avant toute altérité ; il est l’égalité absolue au sens où il coïncide parfaitement avec lui-même dans son être14. En fait le Cusain assimile l’égalité à l’identité. On trouve une quasi synonymie des deux termes dans cette formule de La Docte Ignorance, à propos du polygone régulier inscrit dans un cercle : « Plus il y aura d’angles, plus il sera semblable au cercle sans jamais, toutefois, devenir égal à lui ; même si on multiplie à l’infini les angles, il ne s’identifiera pas au cercle. »15 Autrement dit, pour qu’un polygone soit égal à un cercle, il faut qu’il soit identique à un cercle. Certes, le Cusain définit bien deux choses égales comme étant celles entre lesquelles il n’y a ni du plus ni du moins, mais ce n’est pas au sens où, après les avoir mesurées, on ne trouverait entre elles aucune différence quantitative (un zéro). D’après lui, deux choses sont égales parce que l’égalité est ce qui leur confère leur quiddité. Dans la quiddité, il n’y a ni plus ni moins. La confusion du Cusain se trouve précisément à cet endroit : il confond la différence en général qui fait l’altérité avec la différence en quantité, et conséquemment, il assimile le même à l’égal, le différent à l’inégal. Évidemment, cette confusion ne peut que l’entraîner à de graves erreurs dans ses démonstrations. Nicolas de Cues s’empêtre dans ses démonstrations géométriques à cause d’un autre préjugé : il n’admet qu’un seul genre de proportion, à 13 « illa est minime improportionalis ad quaesitam », De quadratura circuli, in Scripta mathematica (h. XX, IV, n. 15) (E. M., p. 160). 14 Cf. De aequalitate, 34. 15 « sicut polygonia ad circulum, quae quanto inscripta plurium angulorum fuerit, tanto similior circulo. Numquam tamen efficitur aequalis, etiam si angulos usque in infinitum multiplicaverit, nisi in identitatem cum circulo se resolvat. » De docta ignorantia, L. I, c. 3, 10 (h. I, n. 10, l. 9, 17-20) trad. Pasqua, Paris, Rivages, 2008, p. 54.

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savoir la proportion continue qu’il appelle « droite ». Il exclut toute variation « courbe » dans les proportions. Dans le Quadratura circuli de 1450, il croit que les rayons des cercles inscrits aux polygones isopérimétriques, ainsi que les rayons des cercles circonscrits aux mêmes polygones, croissent et décroissent en proportion continue, alors qu’en réalité la proportion suit une fonction asymptotique vers l’infini. Cette erreur fondamentale sur laquelle il ne reviendra jamais consiste à croire en la variation continue de la longueur des rayons. Nicolas de Cues pense que grâce aux rapports proportionnels, on peut établir des variations uniformes, et par là, que les variations peuvent toujours se représenter par des droites. D’où vient cette préférence pour la ligne droite ? Dans son Complément théologique16, il donne la hiérarchie suivante : d’abord, il y a la rectitude, image de l’infini ; ensuite, il y a le circulaire, image de l’éternité, qui procède de la rectitude pour son infinité mais qui lui est inférieur parce que le circulaire est quantifié ; enfin, il y a le courbe. droite : ni commencement circulaire : ni commencement courbe : commencement

ni milieu ni milieu milieu

ni fin ni fin fin

ni quantité quantité quantité

ni qualité composée composée

Pour lui, la ligne droite est essentiellement l’image d’un développement, l’expression géométrique la plus claire de l’explication de Dieu dans le monde. « La ligne est le déroulement du point, et pour le point lui-même se dérouler signifie se développer. »17 Cette formule semble provenir tout droit de Proclus qui, commentant la définition 2 d’Euclide, écrit que « la ligne est le flux du point. »18 La ligne droite est par principe continue. Qu’est-ce qu’une ligne circulaire ? Nicolas de Cues suit la tradition platonicienne. La ligne circulaire est l’image de l’être parfait auquel rien ne manque ; c’est l’image de Dieu. C’est également une image de l’éternité : « dans le cercle, qui ne contient ni commencement ni fin, je vois l’image de l’éternité. »19 La ligne droite et la ligne circulaire sont donc deux images de la divinité, avec cette différence : la rectitude symbolise la puissance de Dieu qui s’étend dans le monde, car la ligne droite 16

Cf. De theologicis complementis, c. 7. « Unde linea est puncti evolutio. Evolvere vero est punctum ipsum explicare » De ludo globi, L. I, 10 (h. IX, n. 10, l. 10-11). 18 Cf. Proclus, Commentaire du premier livre des Éléments d’Euclide, §. 97. 19 « In circulo enim, ubi non est principium nec finis, [...] video imaginem aeternitatis » De ludo globi, L. I, 16. (h. IX, n. 16, l. 16-18). 17

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procède d’un mouvement ouvert et illimité, le point de départ se tenant dans un écart croissant vis-à-vis de lui-même ; alors que la circularité symbolise l’être de Dieu qui se tient lui-même identique à lui-même, car la ligne circulaire est fermée, chaque point de la ligne maintenant un écart constant par rapport au centre. Après la droite et le cercle, vient la ligne courbe. Le courbe est conçu comme une altération, comme une dégradation. Le chapitre VII du Complément théologique est très clair sur ce point : le circulaire est rangé du même côté que le droit grâce à son infinité alors que le courbe est rejeté du côté du fini, comme un moindre être : « La rectitude absolue est donc infinie. En revanche la curvitude ne peut pas être infinie. C’est pourquoi la ligne circulaire du cercle infini ne peut pas être courbe, puisqu’elle est infinie. Chaque courbure est donc bornée par les limites de sa grandeur. Et la curvitude n’a pas d’autre prototype que la rectitude. Que celui qui désire tracer une ligne courbe contemple mentalement la ligne droite et la fasse dériver de celle-ci en l’incurvant. »20 Autrement dit, une courbe est une droite qui a mal tourné ! Cette hiérarchie est très proche de ce que A. Charles-Saget met en évidence dans L’architecture du divin, à propos des objets géométriques chez Proclus.21. Elle ne pouvait que pousser le Cusain vers la préférence donnée à la ligne droite dans les variations des rayons. L’hypothèse d’après laquelle cette variation pourrait suivre le tracé d’une « courbe de quelque courbure » (comme le suggère Toscanelli), c’est-à-dire d’une courbe non circulaire, était absolument inenvisageable. Si la proportion est l’ordre mis par Dieu dans le monde, elle ne peut qu’être représentée par une droite. On est loin du classement moderne des lignes qui renverse complètement cette hiérarchie métaphysique. Kepler – qui a lu Nicolas de Cues – a fait du cercle un cas particulier des sections coniques : le cercle est une ellipse dont tous les diamètres sont égaux. Aujourd’hui, la ligne droite est considérée comme un cas particulier de la ligne courbe : c’est une ligne dont la courbure est nulle. Une ligne droite est une courbe qui s’est 20 « Absoluta igitur rectitudo est infinita. Curvitas autem non potest esse infinita. Quapropter circularis linea circuli infiniti non potest esse curva, quia infinita. Clauditur igitur omnis curvitas terminis magnitudinis suae. Et non habet curvitas exemplar nisi rectitudinem. Qui enim depingere vult curvam lineam, respicit mente ad rectam, et cadere eam facit ab illa reflexe. » De theologicis complementis, c. 7 (h. X 2a, n. 7, l. 4-10), trad. Bertin, F., Paris, Cerf, 1991, p. 107. Voir aussi De venatione sapientiae, 74. 21 Cf. Annick Charles-Saget, L’architecture du divin: mathématique et philosophie chez Proclus, Paris, Belles-Lettres, 1982.

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raidie ! Le principe générateur des lignes est maintenant la courbure, et non plus la rectitude.

Conclusion Le rôle des concepts mathématiques dans la pensée du Cusain soulève quantité de questions. Quel est le rapport entre la méditation métaphysique du Cusain et ses travaux sur la quadrature du cercle ? Quelle est la fonction des objets mathématiques dans la pensée du Cusain ? Sont-ils des illustrations, des analogies, des symboles, des paradigmes ? Peut-on dire qu’ils structurent sa pensée ? Comment la vérité peut-elle avancer en philosophie et en mathématiques ? Il ne semble pas que le Cusain soit déjà entré dans une démarche scientifique moderne.

DE UN À QUATRE ET À TROIS. MÉTAPHYSIQUES DE L’UNITÉ EN CONJECTURES I, 2-10 ET DOCTE IGNORANCE, I, 7-10. Christian TROTTMANN (CNRS, Université de Tours)

Lorsqu’il souligne « L’importante contribution des mathématiques à la saisie de diverses notions divines », au chapitre XI du livre I de la Docte Ignorance, Nicolas de Cues rappelle en citant I Co 13, 12, que toute connaissance ici-bas est nécessairement dans le miroir et en énigme1. Les mathématiques ouvrent ainsi un accès indirect à l’original divin2, dont elles offrent toutefois une image toujours moins ressemblante que celle qu’on pourra trouver à l’infini3, la seule image identique à son modèle dans l’unité de nature. La méthode consistera donc à partir de toute image, à passer à l’infini. Ce processus de transsomption bien connu sera mis en œuvre dans la suite de la Docte Ignorance, notamment à partir des figures du cercle et de sa tangente ou de sa corde qui coïncident à 1 « Consensere omnes sapientissimi nostri et divinissimi doctores visibilia veraciter invisibilium imagines esse atque creatorem ita cognoscibiliter a creaturis videri posse quasi in speculo et in aenigmate. Hoc autem, quod spiritualia – per se a nobis inattingibilia – symbolice investigentur, radicem habet ex hiis, quae superius dicta sunt, quoniam omnia ad se invicem quandam – nobis tamen occultam et incomprehensibilem – habent proportionem, ut ex omnibus unum exsurgat universum et omnia in uno maximo sint ipsum unum. », Nicolas de Cues, De docta ignorantia (désormais DI), I, 11, E. Hoffmann et R. Klibansky (eds.), Nicolai de Cusa Opera Omnia (désormais NCOO), Leipzig, Felix Meiner, 1932, p. 22. 2 Cf. Jean Ceylerette, « Mathématiques et théologie : l’infini chez Nicolas de Cues » in Nicolas de Cues et G. W. Leibniz, Revue de Métaphysique et de Morale, Avril-Juin 2011, n°2, pp. 151-165 ; Jean-Michel Counet, « Trinité et coïncidence des opposés dans la Docte Ignorance  » in Infini et altérité dans l’œuvre de Nicolas de Cues (Philosophes Médiévaux ; LXIV), éd. Hervé Pasqua, Peeters, Leuven, 2017, pp. 51-62 ; Jean-Marie Nicolle, Mathématiques et métaphysique dans l’œuvre de Nicolas de Cues, Thèse à la carte, n° 31731, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001 ; Id., « D’une mathématique à l’autre dans les démonstrations de Nicolas de Cues », in Oriens-Occidens, n°5, Villejuif, CNRS-EPHE-Université Paris 7, 2004 ; Frédéric Vengeon, Nicolas de Cues, le monde humain. Métaphysique de l’infini et anthropologie, (Krisis) Grenoble, Jérôme Millon, 2011. 3 Cf. en particulier Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, tr. R. Tarr, Paris, PUF, 1962 ; Ernst Cassirer, Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance, trad. P. Quillet suivi de La pensée par Nicolas de Cues, trad. M. de Gandillac, et Le sage par Charles de Bovelles, Paris, Minuit, 1983.

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l’infini. Mais nous avons choisi de nous intéresser aux chapitres qui précèdent (7-10). Ils proposent une pratique métaphysique assez différente, remontant de l’unité à la trinité. Dans le même chapitre XI, le Cusain se réclame de tous les philosophes qui se sont avant lui appuyés sur le nombre pour remonter au divin : Pythagore, le premier philosophe, les platoniciens et parmi les auteurs chrétiens Augustin et Boèce4. C’est en effet de cette filiation boécienne passant par les chartrains qu’il tient l’inspiration de son algèbre trinitaire d’origine pythagoricienne. Or c’est aussi par cette même filière que lui vient une autre dynamique de l’unité fonctionnant non plus ad intra en vue de nous faire connaître la Trinité mais ad extra, selon quatre degrés d’unité qui lui permettent de reconstruire l’univers, cette fois dans un esprit néoplatonicien. Nous la trouvons dans les chapitres 2 à 10 du De conjecturis. Nous repartirons donc de ces deux séries de chapitres pour examiner le fonctionnement métaphysique des nombres à partir de l’unité dans chacune, en essayant de penser leurs relations chaque fois que cela sera possible.

1. De un à quatre : genèse du monde par le nombre à partir de l’unité en De conjecturis 2-10 a) Fondement hénologique de la nombrabilité En De conjecturis 2, le Cusain revient sur le caractère symbolique des nombres. Mais ici le mouvement semble inverse de celui que nous venons de relever au début de la Docte Ignorance. Le nombre n’est pas pris d’emblée comme image ouvrant une remontée, mais comme principe de la réalité des choses. Plus exactement, il est le principe de la manière dont la raison procède pour tisser ses conjectures sur toute chose5. L’analogie qu’il propose entre l’ordre numérique instauré par la raison pour penser les choses et l’ordre institué par le Créateur en son Verbe n’est pas seulement symbolique et conjecturale. Si les réalités sont ainsi nombrables c’est parce qu’elles se distinguent les unes des autres par leur aliété (alietas), 4 « Nonne Pythagoras, primus et nomine et re philosophus, omnem veritatis inquisitionem in numeris posuit? Quem Platonici et nostri etiam primi in tantum secuti sunt, ut Augustinus noster et post ipsum Boethius affirmarent indubie numerum creandarum rerum in animo conditoris principale exemplar fuisse. », DI, p. 23. 5 « Nec est aliud rationem numerum explicare et illo in constituendis coniecturis uti, quam rationem se ipsa uti ac in sui naturali suprema similitudine cuncta fingere, uti deus, mens infinita, in verbo coaeterno rebus esse communicat. », Id., De conjecturis, (désormais DC), I, 2, J/Koch, C. Bormann et H.G. Senger (eds)., Hambourg, Felix Meiner, 1972, p. 12.

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forme spécifique qui, dans le processus trinitaire de la Création, leur est précisément communiqué par le Verbe, nous aurons l’occasion d’y revenir en seconde partie. Sans le nombre, rien ne serait rien en particulier6. Au contraire l’aliété qui permet à la raison de distinguer et de dénombrer les choses porte justement la marque particulière de la Personne du Verbe. Encore faut-il comprendre que le nombre est composé de lui-même7. Après Kant, nous pourrions dire qu’il constitue à lui seul un jugement synthétique et a priori. Le Philosophe de Königsberg n’explique-t-il pas que pour comprendre que 4 + 3 = 7 il faut tenir le chiffre 4 et ajouter une par une, les trois unités supplémentaires en comptant sur les doigts ? Il ne suffit donc pas d’avoir séparément 3, 4 et 7, il faut appliquer au second chiffre l’opération d’addition et cela trois fois de suite pour satisfaire à l’exigence d’ajouter les trois unités qui composent le premier. Or ce que Kant affirme de l’opération mathématique, Nicolas de Cues avait déjà vu que le concept même du nombre l’exige. Il ne suffit pas de juxtaposer les trois unités pour qu’elles constituent ensemble le chiffre trois, car précisément il est de lui-même composé de trois unités. L’interprétation proposée par le Cusain de l’image qu’il reprend à Boèce, sans doute à partir de Thierry de Chartres, est très intéressante : celui qui se représenterait séparément un mur, le toit et les fondations n’aurait pas pour autant idée de la forme de la maison8. C’est ensemble qu’il faut tenir les trois unités composantes du chiffre trois, sans quoi il ne serait pas trine, lui qui est en soi-même un chiffre composé. Nous comprenons ici que les nombres ne sont pas seulement des symboles nommant des réalités simples, ils sont en eux-mêmes composés, à l’exception évidemment de l’unité, et leur maniement est complexe. Avec les Conjectures, nous sommes ici dans le cas où l’unité engendre des nombres différents d’elle-même9 contrairement à la métamathématique 6 « Neque alia res substantia, alia quantitas, alia albedo, alia nigredo, et ita de omnibus, absque alietate esset, quae ex numero est. », Id., ibid. 7 « Sed numerus “ex se ipso compositus” est; ternarius enim ex tribus combinatis compositus concipi debet. Alioquin ternarius non magis esset, quam si seorsum parietem, seorsum tectum fundamentaque domus fingeres et formam domus concipere velles. Oportet igitur non seorsum, sed composite simul ipsum imaginari, nec tunc aliud erit trium combinatio quam ternarius. “Ex se ipso” igitur “compositus” est. », Id., ibid., p. 13. 8 Cf. Boèce, In Porphyrii Isagogen commentorum, edition secunda, I, 8, CSEL, 48, S. Brandt. ed., Vienne, 19662, p. 154-156 ; Thierry de Chartres, Lectiones in Boethii librum De Trinitate, II, 57, N.M. Häring ed., Commentaries of Boethius by Thierry of Chartres and his school, Toronto, PIM, 1971, pp. 173-174. 9 « Et haec quidem generatio in solis rebus caducis invenitur. Generatio autem unitatis ab unitate est una unitatis repetitio, id est unitas semel; quod, si bis vel ter vel deinceps

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trinitaire de la Docte ignorance qui reste dans le cadre de l’équation 1 = 1. L’unité n’engendre alors que l’égalité de l’unité et la liaison, c’est-à-dire les processions trinitaires restant dans le giron de l’unité divine. Mais ici en répétant plusieurs fois l’unité au sein d’un nombre composé en soimême, l’unité engendre des nombres radicalement autres qu’elle-même. Notons toutefois que dans le cas du nombre rationnel trois, la dynamique trinitaire fonctionne aussi10. En lui, l’entité, l’égalité et le lien sont trines. La raison en est que le Principe du nombre rationnel est le nombre intellectuel divinement engendré et lui-même issu de l’unité absolue qui est trine11. La raison quand elle compte n’a pas forcément conscience de cette origine du nombre dans l’unité divine absolue et trine. Toutefois le philosophe est capable de remonter du nombre rationnel au nombre intellectuel et à son origine divine dans l’unité trine. Car il y a une trace de la descente inverse du nombre à travers la création qui fonde hénologiquement, sinon ontologiquement la possibilité d’une telle remontée philosophique. C’est ainsi que reprenant cette fois un schème néoplatonicien, le Cusain va pouvoir à partir du chapitre 3 distinguer quatre niveaux d’unité. b) De la métamathématique du quaternaire à celle des quatre unités Rappelons ici quelles sont ces quatre formes d’unité obtenues par l’ajout d’un zéro à la précédente : 1, 10, 100, 1000. D’un point de vue que l’on pourrait, cum grano salis, qualifier de « nominaliste », nous pourrions dire que la numération latine est ainsi faite qu’elle ne différencie que les trois premières puissances de dix et qu’ensuite elle ne fait que compter les milliers. Mais en français nous avons le million, le milliard et surtout dans le cas du Cusain, il s’agit de promouvoir la numération arabe auprès de ses contemporains plus habitués à compter en romain. Toutefois on le sait bien, la symbolique quaternaire des nombres et des degrés de l’unité va beaucoup plus loin pour lui. La somme des quatre

unitatem multiplicavero, iam unitas ex se aliud procreabit, ut binarium vel ternarium vel alium numerum. », DI, I, 8, p. 17. 10 « Nonne unitas ternarii ternaria est, aequalitas ternarii ternaria est? Sic et ternarii conexio ternaria exstitit. Numeri igitur essentia primum mentis exemplar est. In ipso etenim triunitas seu unitrinitas, contracta in pluralitate, prioriter reperitur impressa. », Id., DC, I, 2, p. 14. 11 « Symbolice etenim de rationalibus numeris nostrae mentis ad reales ineffabiles divinae mentis coniecturantes, dicimus “in animo conditoris primum rerum exemplar” ipsum numerum, uti similitudinarii mundi numerus a nostra ratione exsurgens. », Id., ibid.

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premiers chiffres12 donne 10 comme le remarquait déjà Augustin au De Musica (I, 12, 26). Elle comprend ainsi tous les nombres et l’on peut de ce fait, passer de leur série à la première puissance de dix, et le Cusain propose d’en faire autant pour les deux suivantes13, ce qui donne14 le tableau en damier de la progression naturelle des nombres proposé à la fin du chapitre 3. 1 1 1

2

3

2

3

4 10 4

5

6

20

30

7 100 40

8

9

200

300

10 1000 400

Si cette métamathématique instaure déjà une spéculation qui dépasse le calcul rationnel sur les nombres, c’est à partir de ces quatre degrés d’unité que va pouvoir commencer une méditation d’ordre proprement métaphysique qui se poursuit des chapitres 4 à 8. c) De la métamathématique à la métaphysique des quatre unités La contemplation de l’unité a lieu dans celle de la mens dont on peut se demander s’il s’agit de la mens humana ou divina15. Mais il est question dans un premier temps de la contemplation de l’unité absolue dans sa propre entité et nous comprenons qu’il s’agit donc bien de la mens et de l’unité divine. Or, le Cusain en vient dès le paragraphe suivant à distinguer les quatre unités. On se souvient qu’elles se développent à partir de l’unité simple comme les trois premières puissances de dix16. Chacune est caractérisée 12 « Primum autem progressioni eius incumbe et quaternario eam expleri probabis. Unum enim, duo, tria et quattuor simul iuncta denarium efficient, qui unitatis simplicis numeralem explicat virtutem. », Id., ibid., 3. 13 « Non sunt igitur naturali in fluxu plures quam decem numeri, qui quaterna progressione arcentur, nec ultra solidum denariae radicis millenarium fit repetitionis variatio. Cum hic progressione quaternaria, triniter repetita, denario exsurgat ordine, habes quaternarium, unitatis explicationem, universi numeri continere potentiam. », Id., ibid., 3, p. 16. 14 « Unitas enim generalis quattuor unitatibus distinguitur, quae ordine congruo figurantur: prima simplicissime, secunda habet ordinis tantum nihili figuram adiectam, ut alterae congruit unitati, tertia huius naturae duas adicit, quarta tres, ut 1, 10, 100, 1000. », Id., ibid., 3, p. 16-17. 15 « Mens ipsa omnia se ambire omniaque lustrare comprehendereque supponens, se in omnibus atque omnia in ipsa esse taliter concludit, ut extra ipsam ac quod eius obtutum aufugiat nihil esse posse affirmet. Contemplatur itaque in numerali similitudine sua a se ipsa elicita ut in imagine naturali et propria sui ipsius unitatem, quae est eius entitas. », Id., ibid., 4, p. 18. 16 « Hanc ex numero quaternam venatur; nam est simplicissima, est alia radicalis, est tertia quadrata, est quarta solida. Ita quidem in initio numeri simplicissimam intuetur

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par deux termes : la première, est l’unité la plus simple, la seconde est dénaire et radicale, étant racine des deux dernières. La troisième est carrée et “centenaire”, la troisième cubique et “millénaire”. Nous mettons ces deux adjectifs entre guillemets car ils n’ont évidemment pas ici la nuance temporelle qu’ils prennent en français. La remarque qui suit sur le lien complexe entre unité simple et cubique est pour nous de première importance car elle fait le lien avec le développement trinitaire de l’unité dans les chapitres de la Docte Ignorance qui intéressent notre propos17. On remarquera que la dernière unité n’est plus appelée au début de la phrase “cubique”, mais “solide”. Voilà qui anticipe, comme nous le verrons, sur le passage au paragraphe 14 de la métamathématique à la métaphysique. Nous sommes pourtant bien encore dans le premier domaine et le Cusain remarque qu’entre les deux unités qui sont opposées comme extrêmes : la simple et la “solide”, l’intermédiaire ne peut être simple. Il doit être au moins double et l’auteur constate que le premier (10) qui est la racine des deux unités suivantes tend comme racine vers l’unité simple originelle (1  10). Le second qui en est le carré (100) tend de ce fait vers le cube (100  1000). Le cardinal ajoute une remarque qui nous intéresse : il n’y a qu’entre l’unité et l’égalité infinie que le lien peut être simple. Remarquons que là où nous avions “medium” pour la quaternité des unités du De conjecturis, nous y retrouvons sinon le “nexus”, du moins la “connexio” de la Docte Ignorance, s’agissant du lien entre l’unité et l’égalité de l’unité ad intra, dans la Trinité. Il n’y a donc que la simplicité divine (et éternelle), pour assurer un lien simplissime entre les entités égales. Entre les unités mises en ordre comme puissances de dix, le lien doit être complexe. Mais leur contemplation dans la mens divina se revêt d’une réalité qui dépasse celle des nombres18. Dans un premier temps, l’unité simple se montre comme créatrice des trois autres, et la dernière se retrouve lestée de la grossière solidité d’un corps. Or l’unité se heurte là à la limite du unitatem, post haec denariam, quae radix est aliarum, deinde centenariam, denariae quadratam, ultimo millenariam cubicam. », Id., ibid. 17 « Inter enim diversas atque oppositas unitates, simplicem et solidam, unicum praecisum medium cadere nequit, sed ad minus duo necessaria esse constat, quorum alterum ad simplex, ut radicalis, alterum ad solidum, ut quadrata, unitates inclinantur. Nam impossibile est conexionem simplicem esse inaequalium. Sola etenim infinitae unitatis et aequalitatis conexio simplex esse potest. », Id., ibid., pp. 18-19. 18 « Contemplatur itaque mens ipsa universam suam entitatem in his quaterne distinctis unitatibus, ut aliam videat simplicissimam mentem prioriter ad cuncta ut creator se habentem, aliam egressam proxime ab illa, aliarum radicem, aliam ab hac radice egressam ad quartam inclinari, quae sua grossiori soliditate ulterius proficisci non sinit. », Id., ibid., p. 19.

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développement de ses puissances. Non que le nombre 104 n’existe pas, mais il reste un multiple de mille car au-delà de la troisième puissance, considérée comme cubique et solide, il n’est pas de quatrième dimension possible. Nous sommes ainsi passés insensiblement de la métamathématique des puissances de l’unité à une métaphysique de la Création de la matière. Mais celle-ci ne semblerait de prime abord concerner que les deux unités extrêmes. C’est là que le Cusain va remplir l’intervalle en faisant intervenir les hypostases néoplatoniciennes. Il suggère que le rapport entre elles et les quatre degrés d’unité serait de l’ordre de la signification19. On se souvient que le Mosellan a été formé dans la via moderna, mais cela n’est pas sans poser quelques problèmes. N’est-ce pas la mens humana qui vocalise et désigne ainsi les concepts par des mots correspondant à un verbe mental ? Les “unitates mentales” ne désignent d’ailleurs pas ici n’importe quel concept, mais bien en particulier les quatre unités, telles que contemplées par la mens. Pourtant, la première unité ainsi pensée par la mens est bien la plus simple et la plus haute qui soit et que la pensée ne saurait appeler que “Dieu”. Or Dieu s’il peut ainsi être nommé par une pensée humaine peut-il être pensé par elle dans son unité suprêmement simple ? Vient ensuite l’unité radicale qui correspond à l’hypostase de l’intelligence. Dix n’a pas lui-même de racine et en tient lieu pour les deux dernières unités. Son carré correspondra à l’âme. On remarque que ce qui se présente comme une expansion numérique est en fait une contraction métaphysique puisqu’en son étendue spatiale même, l’âme est une contraction de l’intelligence. Enfin, avec la dernière unité, on est parvenu à la solidité dont le déploiement atteint la grossièreté ultime, celle des corps au-delà de laquelle il est impossible que l’“explicatio” s’étende encore. Relevons la présence de la thématique chartraine de l’“explicatio/complicatio”. Le déploiement des quatre unités correspond à l’expansion des hypostases à partir de l’Un divin et vient butter sur la matérialité des corps. Le corps en sa grossièreté ne contient pas (non amplius complicans) la possibilité du déploiement d’une quatrième dimension. C’est ainsi que l’explicatio, correspondant au proodos néoplatonicien s’arrête à lui. Toutefois c’est d’abord au niveau noétique que la mens considère la différence des quatre unités20. Il n’y a qu’en Dieu que la réalité même de 19 « Has mentales unitates vocalibus signis figurat. Primam quidem altissimam simplicissimamque mentem deum nominat, aliam radicalem, nullam priorem sui habens radicem, intelligentiam appellat, tertiam quadratam, intelligentiae contractionem, animam vocat, finalem autem soliditatem grossam explicatam, non amplius complicantem, corpus esse coniecturatur. », Id., ibid. 20 « Omnia autem in deo deus, in intelligentia intellectus, in anima anima, in corpore corpus. Quod aliud non est quam mentem omnia complecti vel divine vel intellectualiter vel

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l’unité absolue épouse sa vérité. Dans l’intellect elle est encore vraie, mais n’est déjà plus la vérité même. Dans l’âme, elle n’est plus que vraisemblable. La raison devra ainsi se contenter de conjectures. Enfin au plan des seuls corps, la similitude même du vrai disparaît laissant place à la confusion. Mais cette échelle des unités établit ainsi un double mouvement descendant et ascendant21. Par le premier l’unité divine descend sous forme toujours plus “contractée” jusqu’au corps. Ce terme de “contractio” est typique du vocabulaire cusain et désigne la manière dont, par la Création, Dieu communique à chaque chose une substance qui représente une réduction par rapport à la sienne. Nous sommes ainsi passés de nouveau du plan noétique au plan métaphysique. Le proodos néoplatonicien est cette donation descendante de l’unité à travers les hypostases, de l’intelligence à la raison où elle est de moins en moins absolue et de plus en plus contractée, jusqu’aux corps. Mais il y a aussi place pour une épistrophè par laquelle la sensibilité contractée remonte par la raison jusqu’en l’intelligence. Nous sommes ainsi passés d’une métamathématique des puissances de dix à une métaphysique des hypostases. Mais la seconde assume la première et on la retrouve jusqu’au schéma U où, au cœur même de chacun des trois mondes, on rencontre ces trois modalités numéricoontico-cognitives. Il y a du mille cubique au plus bas du monde angélique, et une part d’intelligence au sommet de la région inférieure. Mais pour l’heure, il convient encore d’examiner chacune des quatre formes d’unité séparément. d) Les quatre unités prises une par une La première unité doit être prise comme absolue et fait l’objet d’une méditation métaphysique essentiellement fondée sur la théologie négative. Plus exactement, avant d’y venir à partir du § 18, Nicolas de Cues animaliter aut corporaliter: divine quidem, hoc est prout res est veritas; intellectualiter, hoc est ut res non est veritas ipsa, sed vere; animaliter, hoc est ut res est verisimiliter; corporaliter vero etiam veri similitudinem exit et confusionem subintrat. », Id., ibid., p. 20. 21 « Prima unitas penitus exstitit absoluta; ultima vero, quantum possibile est, omnem absolutionem exiens, contracta est; secunda multum absoluta, parum contracta; tertia parum absoluta multumque contracta. Quapropter, sicut intelligentia non est penitus divina seu absoluta, ita nec rationalis anima penitus divinitatis exit participationem, ut admiranda in invicem progressione divina atque absoluta unitate gradatim in intelligentia et ratione descendente et contracta sensibili per rationem in intelligentiam ascendente mens omnia distinguat pariterque conectat. », Id., ibid., p. 20-21.

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commence par constater l’antériorité de l’unité absolue sur toute chose. Il semblerait que la seconde hypothèse du Parménide précède ici la première, car le Cusain suit pour l’heure un ordre de découverte. Si le nombre est l’exemplaire des choses, l’unité doit être découverte en remontant en-deçà22. Pourtant, comme l’Un de la deuxième hypothèse, elle est ainsi découverte comme enveloppant toutes les réalités dans leur multiplicité. Car elle la précède, antérieure à toute diversité, à toute aliété23. C’est en effet l’unité divine qui communique à toute réalité créée les limites de son être qui la distinguent des autres. Du coup l’unité vient aussi en-deçà de leur opposition, de leur inégalité, les divisant entre elles. L’unité précède ainsi toutes les distinctions qui accompagnent la multitude, mais aussi elle les enveloppe. Car de cette pluralité, elle est l’unité et le Cusain décline dans un vocabulaire qui est celui de la métaphysique aristotélicienne, les diverses modalités de cette pluralité des entités : selon le genre, les espèces, les substances, les accidents, et il résume : elle est l’unité de la totalité des créatures. Or nous reconnaissons ici le rôle attribué par les Chartrains à la figure du Père dans la création de toutes ces entités. Suit celle du Fils, déclinée comme égalité de toutes les réalités égales ou inégales, conformément à ce que nous retrouverons dans la Docte Ignorance24. Vient enfin le troisième volet de l’unité trine : elle est le lien de toutes les choses, qu’elles soient unies ou séparées25. Revenant au nombre, le Cusain conclut que l’unité lie, enveloppe et développe tout nombre, pair comme impair dans sa simplicité. 22 « Primo illa divina unitas, si numerus rerum fingitur exemplar, omnia praevenire complicareque videtur. Ipsa enim, omnem praeveniens multitudinem, omnem etiam antevenit diversitatem, alietatem, oppositionem, inaequalitatem, divisionem atque alia omnia, quae multitudinem concomitantur. », Id., ibid., 5, p. 21-22. 23 « Ipsa est unitas omnis pluralitatis, unitas quidem pluralitatis generum, specierum, substantiarum, accidentium universarumque creaturarum, mensura una omnium mensurarum, aequalitas una omnium aequalium et inaequalium, conexio omnium unitorum et segregatorum, quemadmodum unitas omnem tam parem quam imparem numeros simplicitate sua complicat, explicat atque conectit. », Id., ibid., p. 22-23. 24 La christologie est la clé, non seulement de la théologie, mais de la philosophie du Cusain. Mentionnons ici parmi d’autres trois ouvrages qui font date sur le sujet : Rudolf Haubst, Die Christologie des Nikolaus von Kues, Fribourg-en-Brisgau, 1956 ; David Larre, Les Conceptions philosophiques de l’altérité de Boèce à Nicolas de Cues, thèse à notre connaissance inédite, Tours, 2005 ; Graziella Federici-Vescovini, Nicolas de Cues, L’homme, atome spirituel, Paris, Vrin, 2016. 25 « In materia igitur quae est quatuor elementa operatur summa Trinitas ipsam materiam creando in hoc quod est efficiens causa; creatam informando et disponendo in eo quod est formalis causa; informatam et dispositam diligendo et gubernando in eo quod est finalis causa. Nam Pater est efficiens causa, Filius vero formalis, Spiritus sanctus finalis, quatuor vero elementa materialis. » De sex dierum operibus, 3, N.M. Häring ed., dans Commentaries on Boethius by Thierry of Chartres and his school, Toronto, PIM, 1971, p. 556.

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Cet attribut amène au paragraphe 18 un approfondissement de l’unité qui va nous faire passer de son immanence à sa transcendance, de la seconde à la première hypothèse du Parménide, dirons-nous, car le Cusain en son néoplatonisme ne mentionne pas cette source. Cet appel à la profondeur26 met en avant la puissance de l’unité sur tout nombre qu’elle dépasse et peut en s’ajoutant à lui, coiffer d’un plus grand. Mais c’est une invitation à séparer cette unité transcendante et ineffable, pour la mettre dans une position comparable à celle de la première hypothèse du Parménide27. Ici encore nous comprendrons comment la formation du Cusain dans la voie moderne et le nominalisme influe sur sa lecture même de la métaphysique apophatique de Denys. Contempler l’unité dans la position transcendante et séparée, la place au-delà de tout être et de tout temps et pénétrer sa simplicité, ouvre les secrets théologiques les plus ultimes par le redoublement de la théologie négative28. La simplicité transcendante de l’unité exige de dire qu’elle n’est pas plus simple que non simple, une que non une, manifestant l’inanité de tous les noms divins. Ainsi la docte ignorance ne s’arrête pas au retournement de la négation en éminence. Elle constate la transcendance divine à l’égard de tout attribut et l’ineffabilité qui en résulte. Mais après avoir considéré ainsi l’unité du point de vue de l’unité absolue selon les deux premières hypothèses du Parménide, le Cusain en tire les conséquences au niveau de la connaissance intellectuelle. Cette docte ignorance est d’autant plus certaine qu’elle dépasse les opposés. Tout d’abord elle conduit à découvrir l’unité simple comme vie et comme vie éternelle. Cette intuition boécienne se retrouve dans bien des lieux de l’œuvre du Cusain et en particulier dans le De Icona29. 26 « Intuere mente profunda unitatis infinitam potentiam; maior enim est per infinitum omni dabili numero. Nullus enim est numerus quantumcumque magnus, in quo unitatis potentia quiescat. », DC, I, 5, op. cit., p. 23. 27 « Qui enim absolutam et ipsam tantum concipit unitatem, ineffabilem eam videt. Cuius enim respectu potius unum quam aliud sortiretur nomen? Si cuncta alia separasti et ipsam solam inspicis, si aliud numquam aut fuisse aut esse aut fieri posse intelligis, si pluralitatem omnem abicis atque respectum et ipsam simplicissimam tantum unitatem subintras, ita ut eam non potius simplicem quam non simplicem, non potius unam quam non unam comprobes, arcana omnia penetrasti. », Id., ibid., p. 24. 28 Le Cusain a une conception originale de la théologie négative qui se déploie parmi bien d’autres à la Renaissance, Cf. Jean Miernowski, Le Dieu néant, théologies négatives à l’aube des temps modernes, Leiden, Brill, 1998 ; Cf. aussi notre « Lectures de Denys et enjeux des trois controverses renaissantes : docte ignorance, théologie mystique et vies active ou contemplative. », dans Colloque international du CESR, 27-29 mai 2010, dans Le Pseudo-Denys à la Renaissance, éds S. Toussaint et C. Trottmann, Paris, Honoré Champion, Le savoir de Mantice, 24, 2014, pp. 93-124. 29 Id., De visione Dei, X, 41-42, Adelaida Dorothea Riemann ed., NCOO VI, F. Meiner Hamburg, 2000, pp. 37-38.

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Transcendant toute pluralité, l’unité simple peut être découverte comme vie incorruptible30. Elle se retrouve ainsi en position de certitude première fondant toutes les conjectures dans lesquelles un des deux opposés est affirmé par la question même du chercheur. Une telle certitude absolue est le fondement du progrès de la science conjecturale, autorisant dans la question même la reprise de l’un des termes opposés. Mais l’enquête ainsi menée sur l’entité, la quiddité, la cause, ne vaudra pas pour le premier principe. Souhaitant répondre affirmativement à la question “est-il” (an sit) elle ne pourrait le faire qu’en affirmant qu’il est l’Entité même présupposée par la question, ou pour la question “qu’est-il”, la quiddité même présupposée31. La critique nominaliste de l’ontologisme conduit ainsi à la fois à la science conjecturale et à la théologie apophatique la plus ultime : nous sommes par-là descendus de la connaissance intellectuelle à celle de la raison qui n’offre selon le Cusain que ces deux possibilités. En effet dans le cas du premier principe divin, elle exige de dépasser à la fois l’affirmation, la négation et même la double négation des deux opposés. A la question “Dieu est-il” (an Deus sit), la réponse la plus subtile32 demeure qu’il n’est ni n’est pas ni non plus n’est et n’est pas à la fois33. Telle est aux yeux du disciple de Denys la réponse la plus haute, la plus simple, la plus absolue et conforme à l’entité première et ineffable de l’unité la plus simple, la première des quatre, à laquelle est consacré le chapitre 5. Ainsi le néoplatonicien moderne entend-il à la fois pousser au plus loin la théologie négative sans rétablir une ontologie de la suréminence et faire avancer la science conjecturale, intellectuelle et rationnelle des réalités d’ici-bas. 30 « Contemplare igitur mentis tuae unitatem per hanc absolutionem ab omni pluralitate, et videbis non esse eius vitam corruptibilem in sua unitate absoluta, in qua est omnia. Huius autem absolutae unitatis praecisissima est certitudo, etiam ut mens omnia in ipsa atque per ipsam agat. », Nicolas de Cues, DC, I, 5, op. cit., p. 24-25. 31 « Si vero affirmative quaesito satisfacere optas, absolutum praesuppositum repetas, ut, cum dicitur ‘an sit’, respondeatur entitatem, quae praesupponitur, ipsum esse. Ita quidem in quaestione ‘quid sit’ quiditatem respondeas, et ita deinceps. », Id, ibid., p. 26. 32 Traduction la plus simple à mon goût puisque infinitius ne saurait désigner un infini en extension, mais plutôt ici un infini à la grecque qui sans tomber dans le flou, s’efforce d’échapper aux limitations. 33 « Non poterit enim infinitius responderi ‘an deus sit’ quam quod ipse nec est nec non est, atque quod ipse nec est et non est. Haec est una ad omnem quaestionem altior, simplicior, absolutior conformiorque responsio ad primam ipsam simplicissimam ineffabilem entitatem. Haec quidem subtilissima coniecturalis responsio est ad omnia quaesita aequa. Coniecturalis autem est, cum praecisissima ineffabilis inattingibilisque tam ratione maneat quam intellectu. », Id, ibid., p. 27-28.

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Nous en venons ainsi à l’unité intellectuelle de la racine simple : 10, traitée au chapitre suivant. Elle n’a pas la pureté de la première, et procède d’une certaine altérité, propre à l’intellect34. Elle intègre les opposés, sans toutefois qu’ils la précèdent. Ainsi le nombre intellectuel est-il à la fois pair et impair, sans être composé des deux comme s’ils se mêlaient pour le former. Au contraire, surgissant avec lui, le pair et l’impair ne seront dissociés qu’au niveau du nombre rationnel35. Et il en va ainsi de toutes les dissociations qui se poursuivent au niveau de la troisième et de la quatrième unité36. Avant la seconde, qui est leur racine, il n’y a que la première en sa simplicité absolue. Comprenons qu’il n’est pas de dissociation des genres, pair ou impair, masculin ou féminin parmi les intelligences angéliques. Nul effet baroque du sexe des anges chez le Cusain. Chacune de ces intelligences est unique en son espèce comme chacun sait depuis la scolastique. N’est-ce pas pourquoi dans le cadre de la racine simple nous n’avons que des chiffres simples et non des nombres ? Chacun est simple en son chiffre même, sans pour autant à partir de deux, se laisser enfermer dans un “gender”, mais en portant en lui les deux. Comprenons que deux et un font trois, mais que si deux ne sont pas en un, un est déjà en deux autrement que dans l’unité simple et absolue. Dans chacun des chiffres de la première dizaine, pris en son surgissement intellectuel et non dans leur dissociation rationnelle, sont présents dès la première paire, surgissant comme la dyade, le pair et l’impair. L’intellect est ainsi le “lieu”, entendons comme niveau noétique, d’un enveloppement des opposés. Le principe de contradiction ne commence qu’à partir de la raison et donc du carré de la racine. C’est alors seulement que les opposés deviennent incompatibles. Dans l’intellect ils ne le sont pas encore et pourtant ils ne coïncident déjà plus comme ils le faisaient dans la simplicité de l’unité simple. Il faut donc qu’ils soient enveloppés (ensemble) intellectuellement avant d’être dissociés rationnellement37. Et le Cusain propose l’exemple du mouvement et du repos dans leur perfection 34 « Intellectualis est haec unitas. Cum autem omne non primum ab ipso absolutissimo descendens aliter quam versus alteritatem pergere intelligi nequeat, non erit haec unitas simplicissima ut prima, sed intellectualiter composita. », Id., ibid., 6, p. 28. 35 « Non igitur ipsam opposita praeveniunt, ut sit ex ipsis quae praecesserunt, sed simul cum ipsis exoritur, sicut intellectualiter numerum componi necesse est. », Ibid., p. 28. 36 « Compositio vero ab uno et altero, hoc est ex oppositis, esse ratio dicit, nec tamen haec unitas aliter ex oppositis est quam simplicem convenit esse radicem. », Id., ibid. 37 « Unde intellectualis illa unitas radix quaedam complicativa oppositorum in eius explicatione incompatibilium exsistit. Ea enim opposita, quae in explicata eius rationalis unitatis quadratura incompatibilia sunt, in ipsa complicantur. », Id., ibid., p. 30.

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absolue, ils coïncident en la première unité alors que dans la raison ils sont incompatibles38. Les élévations intellectuelles ne progressent-elles pas d’autant plus haut qu’elles sont opérées dans une spéculation plus paisible ? Le Cusain reconnait là un mode d’enveloppement des contraires qui sans être leur absolue coïncidence en l’unité simple divine, est spécifique de l’intellect. C’est ainsi qu’il y a une descente hiérarchique des trois modes de connaissance. Dans le chapitre précédent et dans la Docte ignorance, il a été parlé divinement de Dieu. Autre chose est d’en parler intellectuellement ou rationnellement39. Mais la connaissance intellectuelle découle de la divine et la rationnelle de l’intellectuelle40. Toute investigation de la raison s’ancre ainsi dans l’intelligence et bénéficie de son illumination tout en faisant porter sur elle ses concepts, toujours impropres puisque l’intelligence en est la racine où les opposés ne sont pas incompatibles41. Pourtant, les termes rationnels dans la mesure où ils ont pour racine les termes intellectuels, sont en mesure de refléter l’intellect comme dans un miroir, leur vocalisation constitue même comme le reflet sonore d’un verbe mental encore purement intellectuel42. On remarquera qu’ici le terme de « verbe mental » n’apparaît pas comme tel. Car verbum était employé pour la raison et c’est simplement sermo qui désigne dans l’intellect ce que nous pouvons cependant reconnaître comme un verbe mental précédant toute vocalisation des termes par la raison. C’est ainsi que dans l’unité même de la raison va pouvoir resplendir celle de l’intellect où les concepts intellectuels correspondant aux termes usuels de la première ne sont pas incompatibles43. Mais on remarquera 38 « Sed sicut infinitus motus coincidit cum quiete in primo, ita et proxima eius similitudine non se exterminant, sed compatiuntur. Nam motui intelligentiae non ita opponitur quies quod, dum movetur, pariter non quiescat; simplicior enim est hic motus intellectualis quam ratio mensurare queat. Similiter et de quiete et ceteris omnibus. », Id., ibid. 39 « Aliter autem divine secundum primae absolutae unitatis conceptum de deo, aliter secundum hanc intellectualem unitatem dicendum multoque adhuc bassius secundum rationem. », Id., ibid., p. 31. 40 « Certa est igitur unitas radicalis, quamvis non sit ipsa certitudo, uti prima est, atque in omni ratione, ut in quadrato radix, exsistit et praesupponitur. », Id., ibid., p. 32. 41 « Unde usuales termini, qui rationis sunt entia, intelligentiam non attingunt. Intelligentia enim neque stat neque movetur neque quiescit neque in loco est, immo neque forma est neque substantia aut accidens eo modo, quo termini illi per rationem impositi significant. », Id., ibid. 42 « Sicut enim intellectus radix est rationis, ita quidem termini intellectuales radices sunt rationalium. Unde verbum intellectuale ratio est, in quo ut in imagine relucet. Radix igitur vocalium terminorum sermo est intellectualis. », Id., ibid. 43 « Si igitur rationes oppositorum se in simplicitate absolutioris unitatis rationis compatiuntur et si ratio sermo est intelligentiae, manifestum tibi erit non in usualibus rationis

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que ce resplendissement de l’unité radicale intellectuelle au miroir de la raison dans son unité propre et non plus dans la multiplicité de ses termes usuels s’ancre lui-même en la coïncidence des opposés dans l’unité absolue, c’est-à-dire en Dieu. Risquons une analogie dont l’anachronisme et l’atopisme sont patents. N’y a-t-il pas dans cette unité spéculaire de la raison quelque chose du rôle régulateur conféré par Kant à la conscience pure par rapport aux concepts de l’entendement ? La pensée cusaine n’aime pas les analogies, précisément en vertu de sa revendication de la descente néoplatonicienne de la lumière de l’Un à l’intellect et à l’âme rationnelle. Pourtant, c’est dans le reflet du concept au cœur du mot que le cardinal formé dans la via moderna situe l’ultime descente de cet éclat lumineux. C’est ainsi improprement et dans une remontée vers l’intellect comme à leur racine que les termes usuels de la raison s’appliquent à lui. Ainsi le lieu de l’intelligence n’est-il pas la forme a priori de la sensibilité comme on dirait en langage kantien, mais bien le concept rationnel de lieu, sorte d’“étendue intelligible” avant l’heure, cette fois malebranchienne. On sait bien que l’ange est présent en un lieu sans faire concurrence aux corps pour occuper l’espace où ils s’étendent. Telle est la présence locale de ces purs intelligibles, séparés et non abstraits, selon une distinction qui est ici aristotélicienne. Mais le néoplatonisme nominalisant du Cusain pense une présence du concept abstrait au cœur de la vocalisation rationnelle. Ne nous y trompons pas, l’intelligence n’est pas pour autant selon lui nommable sous aucun rapport. Car, si elle se reflète dans les concepts rationnels, elle en demeure, rappelle-t-il, le principe, comme Dieu est celui de l’intelligence44. Il y a là un objet de méditation où se prend un plaisir intellectuel dont le cardinal de Saint Pierre aux liens se plait à souligner pour clore le chapitre de l’intellect, qu’il dépasse tout agrément sensible. Nous sommes ainsi rendus au chapitre 7 consacré à la troisième unité : le 100 qui correspond à la raison ou à l’âme. Celle-ci se présente d’abord comme le carré de l’unité radicale intellectuelle45. Elle se situe ainsi au terminis, sed in ipsamet rationis unitate complicationem oppositorum intellectualis unitatis relucere. », Id., ibid., pp. 32-33. 44 « Intelligentia igitur nihil horum est, quae dici aut nominari possunt sed est principium rationis omnium, sicut deus intelligentiae. In istis meditari diligenti assiduitate, et dum profunda mente intraveris difficilia apud plures tibi manifestabuntur cum dulcore intellectualis dulcedinis omnem sensibilem amoenitatem incomparabiliter excellentis. », Id., ibid., p. 33. 45 « Anima numerus intelligentiae, quam quadrate explicat, non incongrue concipitur… », Id., ibid., Ch. VII, p. 34.

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troisième niveau de la descente lumineuse des hypostases néoplatoniciennes comme un développement (explicatio) des potentialités contenues (complicatas) dans l’intelligence46. Celle-ci resplendit dans l’âme parce qu’en étant l’unité, elle en est la lumière, comme Dieu vis-à-vis de l’intelligence. Ici encore nous passons d’une métamathématique de la racine carrée de 100 à la métaphysique néoplatonicienne de la lumière des hypostases. Jusqu’ici la descente est presque continue, et c’est dans la suivante que l’hypostase précédente nous est connue, certes imparfaitement. Mais avec l’opacité des corps “cubiques” nous n’avons pas la simple mise au carré de la racine précédente correspondant à l’âme : 1000 n’est pas le carré de 100. Cela appelle une explication47. L’âme n’est pas la racine, mais le moyen par lequel la racine intellectuelle descend dans le corps. Et c’est ainsi que pour obtenir 1000 qui correspond aux corps, il faut multiplier 10, le chiffre de l’intelligence par 100, celui de l’âme48. L’âme est ainsi conçue comme la « racine instrumentale » par laquelle l’intelligence vient informer la matière corporelle. Comme telle, elle resplendit dans les corps et c’est ainsi et non directement qu’elle est rendue visible49. Ici, le Cusain propose une nouvelle image : l’âme serait la forme imprimée dans les corps par l’intelligence, comme une marque dans la cire. De principe actif d’animation, l’âme se retrouve ainsi comme le sceau passivement reçu par la cire où la puissance active qui l’imprime est l’intellect. Sa surface se trouve ainsi en relief, en fait en creux. Avec l’âme, nous sommes passés de la première à la seconde dimension. Or précisément, le relief ne vient qu’avec la troisième. Mais si les zombies ont parfois dans les films cette apparence d’images plates capables de passer à travers les murs et autres corps en relief, l’âme reste, pour le Cusain, nous le comprenons, celle d’un corps qu’elle informe et anime. Comme un film plastique enveloppant le corps ou comme imprimée en 46 « Quoniam autem in ipsa anima unitas intelligentiae explicatur, in anima resplendet ipsa ut in propria imagine. Deus lumen est intelligentiae, quia eius est unitas; ita quidem intelligentia animae lumen, quia eius unitas. », Id., ibid. 47 « Deus igitur forma est intelligentiae, intelligentia animae, anima corporis. Omnia igitur corpora numerus cum sint animae merito unitatis, potentia eius tibi magna occurrit. Considera igitur rationem ipsam non ut cubici corporis radicem, sed medium, per quod intellectualis radix in corpus descendit; nam est instrumentum intellectus atque ita principium seu radix instrumentalis corporalium. », Id., ibid. 48 « Centenaria unitas animam figurat, millenaria corpus. Exsurgit autem mille ex ductu denarii in centenarium, hoc est ex multiplicatione intelligentiae per animam. », Id., ibid. 49 « In omnibus igitur corporalibus cum anima ut radix reluceat instrumentalis, non erit tibi difficile ipsam in omnibus venari sensibilibus signis eius, quoniam in ipsis est forma ut sigilli in cera per intelligentiam impressa. », Id., ibid., p. 35.

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creux en lui par l’intelligence, l’âme peut ainsi rester surface en deux dimensions tout en évitant la platitude d’une absence de relief. C’est ainsi qu’après Augustin, le Cusain peut envisager la question de la quantité de l’âme. Elle est selon lui quantitative, sans être corporellement quantitative. Pas plus que l’ange elle ne fait concurrence au corps pour occuper l’espace et cependant elle lui est autrement présente. Car l’ange, lorsqu’il a besoin d’apparaître, enfile un corps comme un costume de théâtre et l’anime intelligemment. L’âme qui lui est unie habite son corps, ce qui lui donne un autre rapport aux réalités singulières. Sa connaissance n’est plus celle de l’intelligence, mais celle de la raison pour qui les contraires comme le pair et l’impair sont incompatibles50. Pourtant, le Cusain invite pour clore ce chapitre à méditer plus avant sur la convenance à chacun des quatre niveaux d’unité, de son nombre propre et à leur ordonnancement. Ainsi les intelligences angéliques qui sont unes en Dieu se diversifient et se distinguent selon le nombre simple51. Ne s’ordonnent-elles pas selon une hiérarchie linéaire où trouve sa place chaque ange unique en son espèce ? De même les aliétés qui font que chaque âme est différente des autres trouvent à s’unifier dans l’intelligence. De même encore les aliétés cubiques des réalités sensibles ne retrouventelles pas une unité dans la raison et ses universaux ? Nous sommes ainsi rendus au chapitre 8 concernant la dernière unité qualifiée de corporelle ou sensible52. Elle est la dernière parce que tout en étant le développement des précédentes, elle n’enveloppe plus rien. À l’opposé, la première unité n’est enveloppée par rien et enveloppe toutes les autres. La buttée sur la troisième dimension, cubique est une buttée sensible : notre sensibilité connait en trois dimensions, ni plus ni 50 « Diversa igitur, alia atque opposita sensibiliter, unam habent rationem, quae varie contracta varietatem sensibilium efficit. Iudicia igitur animae sunt ut numeri, quorum alter par est, alter impar, et numquam simul idem par et impar. Quapropter non iudicat anima in sua ratione opposita compatibilia, cum eius iudicium numerus sit eius. », Id., ibid. 51 « Quae igitur sunt in prima unitate ipsa unitas simplicissima, in eius explicatione numerali reperiuntur diversa atque differenter alia. Ita quidem intelligentiae, quae sunt numerus simplicissimae atque absolutae unitatis, intellectualiter quidem numeri naturam in ordine ad primum participant. Reperitur igitur intellectualis differentia, oppositio, alietas et si quid aliud numero convenit, sed haec unitas sunt in absoluta. Ita quidem quadratae diversitates, alietates, oppositiones in ratione sunt unitas intellectualis; atque cubicae oppositiones et alietates sensibiles ac corporales sunt unitas in ratione. », Id., ibid., p. 36. 52 « Sensibilis corporalisve unitas est illa, quae millenario figuratur. Ipsa enim eapropter ultima exstitit, quoniam est unitatum explicatio, neque ipsa intra se complicans est, ut in numerum pergat, sicut nec prima numerum sequitur, quae tota complicans est. », Id., ibid., Ch. VIII, p. 36-37.

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moins, les réalités qui nous entourent53. Dans la récapitulation qui met en parallèle les précédentes unités respectivement avec le point, la ligne et la surface, ceux-ci apparaissent comme connaissables seulement par la pensée. Notons que nous n’avons ici ni la raison ni l’intellect, mais la mens, le terme équivoque renvoyant aussi bien à la pensée divine qu’à la nôtre. Par ailleurs, la distinction recouvre partiellement celle d’Aristote, puisque la connaissance sensible atteint les singuliers en trois dimensions, tandis que la mens s’en tient à des figures géométriques abstraites. Les tracer dans l’espace, est pour le cardinal mathématicien une ineptie qui ne peut qu’obscurcir des formes théologiques et intellectuelles54. Nous comprenons que ce sont surtout les deux premières unités et les vérités métaphysiques de leur niveau qui échappent à tout tracé matériel. La géométrie de la raison ne pourrait-elle s’accommoder de figures dans l’espace ? À condition sans doute de savoir qu’elles n’en sont pas moins planes et non pas “solides”. Surtout, le Cusain précise ce qui fait la différence entre la sensation et la raison55 : les sens perçoivent affirmativement les couleurs, mais c’est la raison qui discerne entre elles en recourant à la négativité dont seul son sens critique est capable. Le discernement (discretio) est ainsi le propre de la raison, même dans le cas des couleurs, c’est elle qui les distingue à travers la perception sensible. Le Cusain fait même contraster le domaine sensible de l’affirmation pure dans la quatrième unité avec l’unité suprême d’où toute affirmation est bannie56. Entre les deux, l’affirmation reste enveloppante dans la seconde unité et se trouve 53

« Non sunt sensibiles et discretabiles tres priores unitates nisi per mentem ipsam, quae sola punctum seorsum, lineam et superficiem concipit; sensus vero corporeum tantum attingit. », Id., ibid., p. 37. 54 « Plane nunc ineptitudinem nostram valebis examinare, quando per sensibilia mensurare nitimur mentalia, quando cum corporali grossitie superficialem molimur effingere tenuitatem. Inepte quidem agimus, si lineae simplicitatem per corpus figurare nitimur, ineptissime autem, dum indivisibilem absolutissimum punctum corporea forma vestimus. Quapropter per has corporales, sensibiles formas qualescumque aut per has sensibiles litteratorias traditiones non nisi inepte adumbramus subtiles theologicas atque intelligentiales formas. », Id., ibid., p. 37-38. 55 « Sensus enim sentit et non discernit. Omnis enim discretio a ratione est; nam ratio est unitas numeri sensibilis. Si igitur per sensum discernitur album a nigro, calidum a frigido, acutum ab obtuso, hoc sensibile ab illo, ex rationali hoc proprietate descendit. Quapropter sensus ut sic non negat, negare enim discretionis est; tantum enim affirmat sensibile esse, sed non hoc aut illud. Ratio ergo sensu ut instrumento ad discernendum sensibilia utitur; sed ipsa est, quae in sensu sensibile discernit. », Id., ibid., p. 38. 56 « Adverte itaque, Iuliane pater, quomodo ab hac ipsa sensibilium regione omnis alienata est negatio atque non esse; a regione vero supremae unitatis omnis affirmatio procul est eliminata; in regionibus unitatum mediarum ambo permittuntur, complicative in ipsa secunda, explicative in tertia. », Id., ibid., p. 38-39.

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développée dans la troisième. Il en va ainsi des temps : absents de l’éternité simple, présents ensemble dans l’enveloppement de la seconde unité et commençant à se séparer dans la troisième tandis que la quatrième s’en tient à la sensation présente57. Nous quittons ainsi le domaine des nombres pour une pure méditation métaphysique sur le temps. L’incapacité de la sensation animale à s’arracher au présent contraste avec l’éternité transcendant tous les temps. Le domaine de la succession temporelle est par excellence celui de l’âme et de la raison. Mais le plus intéressant reste le rapport enveloppant de l’aevum angélique à l’égard du temps. Les temps y sont encore coprésents et indistincts dans la racine jaillissant de l’éternité, avant leur développement successif par le discernement rationnel. Les conjectures devront tenir compte de cette bipolarité de l’affirmation et de la négation pour rester pertinentes en fonction de celui des quatre niveaux où elles s’exercent. La théologie en particulier58, rationnelle en régime scolastique devra devenir apophatique en s’élevant à l’intelligence et en venir à la double négation pour rendre compte de la première unité : Dieu n’est ni pierre, ni non-pierre, il est l’unité ultime de la pierre comme de tout le reste. Nous avons ainsi vu comment dans ces quelques chapitres des Conjectures, une métamathématique des nombres est rapidement dépassée par une métaphysique néoplatonicienne moyennant pla correspondance entre les unités et les hypostases, pour culminer en une théologie qui sait être rationnelle, négative et apophatique, mais même si le Cusain ne le mentionne pas, pourquoi pas aussi affirmative, c’est-à-dire symbolique selon une perspective dionysienne. Si cette correspondance entre la métamathématique des quatre unités et les hypostases néoplatoniciennes permet de développer une métaphysique conjecturale susceptible de rendre compte ad extra, de Dieu comme du monde créé, c’est une métamathématique plus purement pythagoricienne qui rend compte à partir de l’équation 1=1 de la vie divine, trinitaire, ad intra. 57 « In hac infima unitate verba tantum praesentis sunt temporis, in prima suprema nullius sunt temporis, in secunda explicative in tertia. In hac infima unitate verba tantum praesentis sunt temporis, in prima suprema nullius sunt temporis, in secunda vero complicative praesentis et non praesentis, in tertia autem explicative praesentis vel non praesentis. », Id., ibid., p. 39. 58 Cf. Graziella Federici-Vescovini, Nicolas de Cues, L’homme, atome spirituel, Paris, Vrin, 2016, qui évoque cette pluralité de la théologie cusaine tout en en pensant l’unité. Elle décline dans le chapitre qui lui est consacré, (p. 75-108) de nombreuses modalités de la théologie : anthropocentrique, mystique, unitive, dynamique, mathématique, parfaite (celle de Jean), spéculative, discursive...

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2. De 1 à 3 : spéculation trinitaire ad intra en Docte Ignorance, I, 7-10 La spéculation sur cette équation en apparence tautologique s’ouvre au chapitre 7 sous les auspices de Pythagore, mais s’il peut en être une source lointaine, le Cusain puise plus près de lui chez Boèce en ses Institutions arithmétiques et Thierry de Chartres qui commente cet auteur. Mais précisément cette méditation n’a rien de tautologique et nous le comprenons en nous reportant directement au second paragraphe du chapitre suivant. Le mathématicien y explique l’engendrement de l’égalité par l’unité. Or pour cela il revient précisément sur le terme de génération pour en écarter ce qui serait impropre à la vie trinitaire59. Dans la génération naturelle d’un fils par son père, il y a une démultiplication de la nature du premier communiquée au second. Mais ce type d’engendrement ne concerne que les réalités caduques. Or, la génération peut aussi être une simple répétition, sans multiplication de l’unité. Car par multiplication, l’unité engendre autre chose qu’elle-même, les nombres dans leur succession, à commencer par le binaire, le ternaire60 … Le verbe employé ici est “procreare”, soulignant la différence entre cette manière animale de se multiplier et la répétition de l’unité éternelle qui n’engendre pas hors d’elle-même61. Encore faut-il comprendre que la seconde unité de notre équation 1=1 n’est pas la simple répétition de la première, mais son égale, l’égalité de l’unité, l’unité égalant l’unité première. Et pourtant l’égal qui fait la liaison entre ces deux unités est encore une troisième composante de cette équation, une autre procession que le simple engendrement par répétition qui donne l’égalité de l’unité. C’est ce qui est expliqué au début du chapitre 9. Le lien se retrouve ainsi au milieu de notre équation en position de réaliser l’unité entre l’unité originelle et l’égalité de l’unité62. Il constitue 59 « Generatio aequalitatis ab unitate clare conspicitur, quando quid sit generatio attenditur. Generatio est enim unitatis repetitio vel eiusdem naturae multiplicatio a patre procedens in filium. Et haec quidem generatio in solis rebus caducis invenitur. », Id., De Docta Ignorantia, 8, op. cit., p. 17. 60 « Generatio autem unitatis ab unitate est una unitatis repetitio, id est unitas semel; quod, si bis vel ter vel deinceps unitatem multiplicavero, iam unitas ex se aliud procreabit, ut binarium vel ternarium vel alium numerum. », Id., ibid.; Cf. De sex dierum operibus, 33, N.M. Häring ed., dans Commentaries on Boethius..., op. cit., p. 569. 61 « Unitas vero semel repetita solum gignit unitatis aequalitatem; quod nihil aliud intelligi potest quam quod unitas gignat unitatem. Et haec quidem generatio aeterna est. », Id., ibid. 62 « Quemadmodum generatio unitatis ab unitate est una unitatis repetitio, ita processio ab utroque est repetitionis illius unitatis, sive mavis dicere unitatis et aequalitatis unitatis ipsius unitas. », Id., ibid., Ch. 9, p. 18.

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ainsi une troisième unité qui procède des deux précédentes, s’étendant à partir de chacune d’entre elles pour les faire se rejoindre, opérant ainsi sa fonction de lien63. Il ne procède donc d’aucune des deux précédentes unités en particulier, mais bien des deux à la fois. Et cependant ces trois unités n’en font qu’une et le Cusain, qui a pu être inspiré par le pseudoBède64 propose alors une comparaison. On peut pareillement désigner une même réalité par les trois pronoms latins : « Hoc, id, idem »65. Hoc la montre dans sa singularité, au contraire, id suppose une possible répétition à l’identique, tandis que idem, indique qu’il s’agit bien d’une seule et même réalité. Le cardinal proposera bientôt de faire correspondre des substantifs à ces trois pronoms66. Le problème se pose en fait pour id qui requiert de forger le néologisme “iditas”. On remarquera qu’il a quelque chose de la quidditas aristotélico-thomiste et de l’ipseitas scotiste sans avoir la précision d’aucun de ces deux concepts. Il permet en tout cas de constituer le trio : « unitas, iditas, identitas ». Or le cardinal remarque que cela conviendrait d’assez près à la Trinité. Il compare cette théologie trinitaire d’inspiration pythagoricienne aux analogies propres de la théologie catholique, mais en rapportant les secondes à la première, ce qui pourrait surprendre67. C’est bien l’unité que les docteurs chrétiens ont appelé Père, l’égalité, Fils et le lien Esprit. C’est que ces analogies ont quelque chose de trop anthropomorphique, ce dont il voudrait presque excuser les « très saints docteurs de l’Église ». Le terme « sanctissimi nostri doctores » a quelque chose d’hybride : doctores désigne souvent les maîtres les plus fameux de l’université médiévale, opposés aux patres que l’on attendrait, associés au superlatif sanctissimi et cela renverrait plus explicitement aux théologiens de 63 « Merito igitur ab utroque procedere dicitur eo, quod ab altero in alterum quasi extenditur. Sed nec ab unitate vel unitatis aequalitate gigni dicimus connexionem, quoniam nec ab unitate per repetitionem fit neque per multiplicationem. », Id., ibid. 64 Pseudo-Bède, Commentarius in Boethius de Trinitate, PL 95, 400. 65 « … unum tamen et idem est unitas et unitatis aequalitas et connexio procedens ab utroque, – velut si de eodem dicatur: ‘hoc, id, idem’. Hoc ipsum quidem, quod dicitur id, ad primum refertur; quod vero dicitur idem, relatum connectit et coniungit ad primum. », Id., ibid. 66 « Si igitur ab hoc pronomine, quod est id, formatum esset hoc vocabulum, quod est iditas, ut sic dicere possemus ‘unitas, iditas, identitas’, relationem quidem faceret iditas ad unitatem, hoc vocabulum, quod est iditas, ut sic dicere possemus ‘unitas, iditas, identitas’, relationem quidem faceret iditas ad unitatem, identitas vero iditatis et unitatis designaret connexionem, satis propinque Trinitati convenirent. », Id., ibid. 67 « Quod autem sanctissimi nostri doctores unitatem vocaverunt Patrem, aequalitatem Filium, et connexionem Spiritum sanctum, hoc propter quandam similitudinem ad ista caduca fecerunt. », ibid., pp. 18-19.

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l’époque patristique. Reprenant chacune des processions trinitaires, le futur cardinal entreprend ainsi de justifier le recours des Pères aux analogies propres, tout en en excusant le fondement dans des créatures caduques. N’y a-t-il pas entre un père et un fils une nature commune qui certes vient du père, mais n’est pas moindre dans le fils, lui conférant ainsi une égalité à son égard68. Cette égalité de nature ne fait-elle pas le lien entre eux ? Mais le légat qui ramena les Grecs au concile de Florence rectifie ce que ce schème pourrait avoir de trop linéairement vertical. L’analogie propre de la seconde procession est l’amour mutuel du Père et du Fils et non exclusivement celui du premier69. Le diplomate rappelle toutefois que c’est précisément le partage d’une même nature, descendue du père dans le fils, qui fonde l’amour du premier pour le second, de préférence à tout autre humain. On serait en droit de se demander quelle conséquence il faut tirer de ce nouveau recours à l’analogie de la première procession au cœur de la seconde. L’Esprit n’est-il pas Don, débordant de l’amour exclusif certes ad intra, mais réciproque du Père pour le Fils qui le lui rend bien et se trouve missionné pour le répandre sur la Création en vue de sa sanctification ? Le caractère facilement accessible des analogies propres ne constitue-til pas une justification de l’usage qu’en font les Pères ? Ne contraste-t-il pas avec l’élitisme du recours aux spéculations métamathématiques des Pythagoriciens ? C’est toutefois en leur faveur que le cardinal conclut le chapitre 970. Les analogies ont été choisies en vertu des similitudes mentionnées et en dépit de la distance infinie qui sépare des créatures l’unité divine, mais la recherche des Pythagoriciens sur la trinité dans l’unité et l’unité dans la trinité reste la plus éclairante aux yeux du cardinal. Il faut dire que les deux chapitres (8 et 9) sont encadrés par deux autres où cette spéculation trinitaire pythagoricienne et son dépassement prennent toute leur ampleur. Au chapitre 7 il a d’abord été prouvé que l’unité, l’égalité et le lien sont éternels. Le raisonnement est identique 68 « Nam in patre et filio est quaedam natura communis, quae una est, ita quod in ipsa natura filius patri est aequalis. Nihil enim magis vel minus humanitatis est in filio quam in patre, et inter eos quaedam est connexio. », Id., ibid., p. 19. 69 « Amor enim naturalis alterum cum altero connectit, et hoc propter similitudinem eiusdem naturae, quae in eis est, quae a patre in filium descendit; et ob hoc ipsum filium plus diligit quam alium secum in humanitate convenientem. », Id., ibid. 70 « Ex tali quidem – licet distantissima – similitudine Pater dicta est unitas, Filius aequalitas, connexio vero amor sive Spiritus sanctus, creaturarum respectu tantum, prout infra etiam suo loco clarius ostendemus. Et haec est meo arbitratu iuxta Pythagoricam inquisitionem trinitatis in unitate et unitatis in trinitate semper adorandae manifestissima inquisitio. », Id., ibid.

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dans les trois cas, mais il suppose pour le Cusain de dépasser la spéculation pythagoricienne sur l’uni-trinité en adoptant un point de vue plus élevé71. C’est à l’altérité que l’unité est d’abord opposée : or qui douterait que la pure unité, précédant toute altérité fût éternelle ? La démonstration passe par l’assimilation de l’altérité et de la mutabilité72. Ce qui est devenu autre a bien dû changer, puisque l’altérité suppose l’un et l’autre. Or l’immutabilité de l’un précède nécessairement la mutabilité vers l’autre. Il faut donc un immuable éternel précédant le commencement de tout mouvement et de tout changement en son unité simple. De même que l’unité éternelle précède altérité et mutabilité, l’égalité doit précéder l’inégalité et le nombre73. Elle aussi devra être éternelle. Le raisonnement commence par montrer que par soustraction on peut toujours couper ce qui dépasse (ou par addition ajouter ce qui manque), l’inégalité peut dans tous les cas être ramenée à l’égalité qui la précède donc74. De plus l’inégalité ne va pas sans altérité, la dyade étant l’exemple par excellence de ce surgissement simultané de l’inégalité et de l’altérité. Or on vient de montrer que cette dernière était précédée par une unité éternelle75. Il faut donc que précédant toute inégalité, l’égalité soit éternelle, elle aussi. On notera que dans les deux cas cette préséance n’est pas temporelle, mais causale et métaphysique.

71 « Pythagoras autem, vir suo aevo auctoritate irrefragabili clarissimus, unitatem illam trinam astruebat. Huius veritatem investigantes, altius ingenium elevantes dicamus iuxta praemissa: Id, quod omnem alteritatem praecedit, aeternum esse nemo dubitat. », Id., ibid., Ch. 7, p. 15. 72 « Alteritas namque idem est quod mutabilitas; sed omne, quod mutabilitatem naturaliter praecedit, immutabile est; quare aeternum. Alteritas vero constat ex uno et altero; quare alteritas sicut numerus posterior est unitate. Unitas ergo prior natura est alteritate et, quoniam eam naturaliter praecedit, est unitas aeterna. », Id., ibid. 73 Nicolas de Cues s’inspire ici de Boèce, mais très librement. Pour le primat de l’unité, Cf. Boèce, Institution arithmétique, I, 7, 5-6, Jean-Yves Guillaumin éd. et trad., Paris, Belles Lettres, 1995, p. 15. De même pour l’égalité, source de toute inégalité, Cf. I 32, 1-28 et II, 1, 1-8, pp. 66-81. 74 « Amplius, omnis inaequalitas est ex aequali et excedente. Inaequalitas ergo posterior natura est aequalitate, quod per resolutionem firmissime probari potest. Omnis enim inaequalitas in aequalitatem resolvitur; nam aequale inter maius et minus est. Si igitur demas, quod maius est, aequale erit; si vero minus fuerit, deme a reliquo, quod maius est, et aequale fiet. », Nicolas de Cues, DI, 7, op. cit., p. 15. 75 « Patet itaque, quod omnis inaequalitas demendo ad aequalitatem redigitur. Aequalitas ergo naturaliter praecedit inaequalitatem. Sed inaequalitas et alteritas simul sunt natura; ubi enim inaequalitas, ibidem necessario alteritas, et e converso […] Alteritas ergo et inaequalitas simul erunt natura, praesertim cum binarius prima sit alteritas et prima inaequalitas. Sed probatum est aequalitatem praecedere natura inaequalitatem, quare et alteritatem; aequalitas ergo aeterna. », Id., ibid., pp. 15-16.

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C’est précisément ce qui permettra de démontrer également la préséance éternelle du lien. L’unité étant cause de liaison et la dyade de division, il faut que l’antériorité de la cause, celle de l’unité sur la dyade garantisse celle de l’effet, de la liaison sur la division. Qui plus est division et altérité vont de pair. Comme l’unité, la liaison qui leur est antérieure devra être elle aussi éternelle. Dans les trois cas, nous avons un raisonnement logique, mais relève-t-il de la mathématique, voire d’une métamathématique ? Il débouche en tout cas sur une spéculation purement métaphysique sur l’éternité. Car, précise le philosophe, on ne saurait avoir trois éternités distinctes, il faut donc que celles qui viennent d’être trouvées soient une seule et même éternité. Or ce discours métaphysique sur l’éternité de l’unité, de l’égalité et de la liaison, précède au chapitre 7, les développements que nous venons de relire aux chapitres 8 et 9, sur les deux processions à partir de l’équation 1=1. Qui plus est, ceux-ci débouchent au chapitre 10 sur la nécessité de vomir cercles et sphères pour accéder à la spéculation portant sur l’unitrinité. L’image est reprise à Martianus Capella76 et suggère la nécessité de dépasser formes géométriques et sphères cosmiques mobilisant l’imagination et la raison pour accéder à une spéculation métaphysique et théologique purement intellectuelle77. À ce niveau seulement coïncident la ligne et le triangle, le cercle et la sphère, l’unité et la trinité. Or celui qui ne parvient pas à comprendre que l’unité maximale est trine, en est empêché précisément parce qu’il n’a pas vomi sphères et cercles pour s’élever de l’imagination et de la raison à l’intelligence. L’unité ne peut être entendue comme maximale que si elle est comprise comme trine. Nous sommes ici au niveau de l’hypostase de l’intelligence et de la seconde hypothèse du Parménide, puisqu’à ce niveau, il est saisi que l’un est trine, mais aussi que tout est compris dans l’un, que l’un est tout et que tout ce qui y est compris y est tout78.

76 Martianus Capella, De nuptiis Philologiae et Mercurii, II, 35, A Dick. ed., Stuttgart, Teubner, 1978, p. 59. 77 « Sed ipsum super omnia illa est, ita quod illa, quae aut per sensum aut imaginationem aut rationem cum materialibus appendiciis attinguntur, necessario evomere oporteat, ut ad simplicissimam et abstractissimam intelligentiam perveniamus, ubi omnia sunt unum; ubi linea sit triangulus, circulus et sphaera; ubi unitas sit trinitas et e converso…», Nicolas de Cues, DI, 10, op. cit., p. 20. 78 « Et tunc intelligitur, quando quodlibet in ipso uno intelligitur, unum; et ipsum unum omnia; et per consequens quodlibet in ipso omnia. Et non recte evomuisti sphaeram, circulum et huiusmodi, si non intelligis ipsam unitatem maximam necessario esse trinam. », Id., ibid.

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Ce n’est pas un hasard, si l’exemple proposé à la suite est celui du fonctionnement trinitaire de l’intellect humain, dans une perspective cette fois aristotélicienne distinguant la puissance qui intellige, l’intelligible et l’acte d’intelliger. Or précisément l’intelligence maximale doit atteindre ce qui est suprêmement intelligible et ce, par l’acte intellectuel maximal. On ne saurait donc comprendre l’unité comme intellection maximale sans la considérer comme trine79. Ce qui fait ici l’originalité du Cusain par rapport à l’aristotélisme de son temps est le passage au maximum où convergent l’héritage anselmien et dionysien. Mais n’avons-nous pas affaire directement au second degré proprement métaphysique de la transsomption ? En ce sens, avoir vomi sphères et cercles serait avoir dépassé le premier niveau de transsomption qui passe à l’infini à partir des figures géométriques et constate leur convergence asymptotique. Cela nous reconduit à une nouvelle trinité : indivision, discernement et connexion, qui se prolongera dans la dimension trinitaire de la Création divine80 héritée par Nicolas de Cues des Chartrains81. En tant qu’indivision, l’unité confèrera à la créature son existence, comme discernement, elle lui confèrera son aliété et comme connexion, son lien à celles qui l’entourent. Cette idée se trouve d’ailleurs déjà chez Augustin82 au De Vera Religione 7, 13. Cette incidence sur la Création n’est pas explicitement mentionnée ici, mais elle nous aide à saisir la lumière portée sur la Trinité par cette nouvelle série de substantifs. L’indivision de l’unité renvoie au Père comme premier principe de toute existence, le discernement 79 « Ut exemplis ad hoc utamur convenientibus: videmus unitatem intellectus non aliud esse quam intelligens, intelligibile et intelligere. Si igitur ab eo, quod est intelligens, velis te ad maximum transferre et dicere maximum esse maxime intelligens et non adicias ipsum etiam esse maxime intelligibile et maximum intelligere, non recte de unitate maxima et perfectissima concipis. Si enim unitas est maxima et perfectissima intellectio, quae sine istis correlationibus tribus nec intellectio nec perfectissima intellectio esse poterit, non recte unitatem concipit, qui ipsius unitatis trinitatem non attingit. », Id., ibid. 80 « Maxima igitur unitas non aliud est quam indivisio, discretio et connexio. Et quoniam indivisio est, tunc est aeternitas sive absque principio, sicut aeternum a nullo divisum. Quoniam discretio est, ab aeternitate immutabili est. Et quoniam connexio sive unio est, ab utroque procedit. », Id., ibid., pp. 20-21. 81 Cf. supra, n. 25. 82 « … qua Trinitate quantum in hac vita datum est cognita, omnis intellectualis et animalis et corporalis creatura, ab eadem Trinitate creatrice esse in quantum est, et ordinatissime administrari, sine ulla dubitatione perspicitur; non ut aliam partem totius creaturae fecisse intelligatur Pater, et aliam Filius, et aliam Spiritus Sanctus, sed et simul omnia et unamquamque naturam Patrem fecisse per Filium in dono Spiritus Sancti. Omnis enim res, vel substantia, vel essentia, vel natura, vel si quo alio verbo melius enuntiatur, simul haec tria habet; ut et unum aliquid sit, et specie propria discernatur a ceteris, et rerum ordinem non excedat. », SAINT AUGUSTIN, De Vera Religione 7, 13, DAUR, K. D., ed., CCSL 32, Turnhoult, Brepols, 1962, pp. 196-197.

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au Verbe éternel en qui chaque réalité est distinguée de toutes les autres. La connexion qui procède de l’une et de l’autre est l’Esprit d’Amour qui nourrit au contraire tout lien. La fin du chapitre souligne l’éternité de l’indivision, comme principe indépassable, du discernement en tant qu’il en procède et de la connexion qui les réunit. La boucle est alors bouclée, si l’on peut dire, avec le début du chapitre 7 puisque ce qui est découvert de l’unité trine est appliqué au maximum, si bien que l’unité est ellemême maxima, minima et union83. C’est précisément pour que sa spéculation sur l’unité maxima puisse la comprendre comme trine que la philosophie doit vomir tout ce qui relève de l’imagination et de la raison. Il semble toutefois que nous restions ici dans la sphère d’une connaissance intellectuelle qui aperçoit certes l’horizon de l’uni-trinité divine, mais n’en pense pas forcément encore la transcendance. Au contraire dans le De conjecturis, la différence entre la première unité et l’unité radicale, fondée sur les hypostases néoplatoniciennes, permet de tracer plus clairement la frontière entre l’Un transcendant et l’intellect, entre les deux premières hypothèses du Parménide. Du coup, l’on pourrait s’étonner que le Cusain pose à la fois la coïncidence des opposés, lignes et sphères en Dieu et la nécessité de les dépasser pour accéder à la simplicité trine de son unité84. Il soulève luimême cette objection et envisage d’aider l’intellect à la dépasser par une «  manuductio », susceptible d’élever celui-ci aux plus suaves sommets contemplatifs85. Or cette voie vers eux n’est autre que la transsomption dont la compréhension des mots (verba) est censée permettre à l’intellect de passer du signe à la vérité. Encore, le cardinal précise-t-il dans la Docte Ignorance que cette élévation intellectuelle censée atteindre l’unité comme trine est menée sans aucun recours à la foi et à ses analogies propres, mais par les seules forces de l’ingéniosité humaine, capable de s’élever ainsi du signe rationnel à 83 « Si igitur ex superioribus manifestissime probatum est unum esse maximum, quoniam minimum, maximum et connexio unum sunt, ita quod ipsa unitas est et minima et maxima et unio: hinc constat, quomodo evomere omnia imaginabilia et rationabilia necesse est Philosophiam, quae unitatem maximam non nisi trinam simplicissima intellectione voluerit comprehendere. », Nicolas de Cues, DI, 10, op. cit., p. 21. 84 « Admiraris autem de hiis, quae diximus, quomodo volentem maximum simplici intellectione apprehendere necesse sit rerum differentias et diversitates ac omnes mathematicas figuras transilire, quoniam lineam diximus in maximo superficiem et circulum et sphaeram. », Id., ibid. 85 « Unde, ut acuatur intellectus, ad hoc te facilius indubitata manuductione transferre conabor, ut videas ista necessaria atque verissima, quae te non inepte, si ex signo ad veritatem te elevaveris verba transsumptive intelligendo, in stupendam suavitatem adducent… », Id., ibid.

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l’unité maximale incompréhensible86. C’est ainsi une spéculation purement philosophique qui entend rejoindre la contemplation de la Trinité chrétienne.

Conclusion Nous comprenons que le Cusain préfère pour cela les spéculations métamathématiques pythagoriciennes aux analogies propres héritées des Pères, trop anthropomorphiques à son goût. N’est-il pas en cela un homme de son temps ? Il ne se reconnaît plus dans la manière évangélique et patristique de recourir à l’analogie pour parler du monde divin, voire intelligible. Il préfère une autre voie appuyée sur les spéculations pythagoriciennes et néoplatoniciennes sur les nombres. Il ouvre certes ainsi la voie à une science conjecturale, mais ne nous y trompons pas, la dimension théologique de sa spéculation reste avant tout métaphysique à travers l’héritage néoplatonicien, voire pythagoricien dont les principaux relais demeurent Boèce et les Chartrains. Mieux, il ne s’agit pas d’un choix qui se voudrait moderne, de la science au détriment de la théologie. Il s’agit plutôt d’un choix théologique avant tout et secondement métaphysique. Nicolas de Cues est en cela dionysien. La théologie négative est en effet pour le pseudo-aréopagite plus ultime que la théologie symbolique. Or ce que les analogies propres des processions trinitaires peuvent encore conserver d’anthropomorphique, dans la relation Père/Fils et l’amour mutuel qui va avec, repose sur des similitudes dissemblables et requiert une purification apophatique. En pratiquant la double négation sur les figures et sur les nombres la docte ignorance n’ouvre-t-elle pas une voie spéculative plus légère et subtile en direction des mystères divins ? Elle ne fait pas en tout cas l’économie de la médiation métaphysique. Ainsi, dès la Docte ignorance, la transsomption est double : métamathématique, passant à l’infini où coïncident le cercle et la droite, mais aussi métaphysique, visant la coïncidence à l’infini de tous les opposés y compris les plus substantiels. Mieux, la spéculation trinitaire sur les nombres (et non sur les figures), examinée aux chapitres 7 à 10 précède et transcende toute spéculation sur les lignes géométriques voire sur les sphères cosmologiques et suppose de les vomir. De même la spéculation qui cette fois ne va plus 86 « ... quoniam in docta ignorantia proficies in hac via, ut – quantum studioso secundum humani ingenii vires elevato conceditur – videre possis ipsum unum maximum incomprehensibile, Deum unum et trinum semper benedictum. », Id., ibid.

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seulement de 1 à 3, mais à 4 dans le De conjecturis permet de rejoindre le progrès conjectural de la science moderne. Mais il ne reconstruit le réel à partir des quatre unités que par une correspondance certes génialement établie entre les puissances de dix et les hypostases néoplatoniciennes. Loin de les opposer, le Cusain nous semble donc capable de tenir l’unité entre les progrès de la science de son temps et la théologie Chrétienne moyennant une médiation métaphysique néoplatonicienne. Mais cela suppose des choix. Il pourra encore recourir aux analogies propres et à une théologie symbolique dans ses sermons, tout en maintenant dans ses traités philosophiques une exigence maximale d’abstraction et de spéculation.

MÉTAPHYSIQUE ET MATHÉMATIQUE. LE CONCEPT DE PROPORTION D’ÉGALITÉ ET SES SOURCES CHEZ NICOLAS DE CUES Graziella FEDERICI VESCOVINI (Universit deglià Studi di Firenze)

D’un point de vue spéculatif, ce qui intéresse le Cusain est toujours le problème théologique de la Scolastique médiévale, à savoir le rapport entre vérité de foi et vérité de raison, entre révélation chrétienne et philosophie, mais avec une inflexion spécifique concernant les temps nouveaux : c’està-dire le rapport entre le terrestre et le divin, avec une attention particulière pour le « mondain » ou le saeculum. Sa solution est ouverte à l’immanence, à la sécularisation ici-bas du message religieux par l’intermédiaire de l’idée d’une révélation conduisant à une concordance religieuse des peuples fondée sur l’universalité de son message qui se révèle dans la Parole ou Logos et donc sur l’idée d’une Sagesse se dévoilant aussi aux humbles « dans les rues et sur les places », sur la base de ses convictions philosophiques et religieuses profondément enracinées en lui. Nicolas de Cues refuse les tentatives (fondées sur une certaine orientation de la Scolastique du XIIIe siècle), de construire une science naturelle ou rationnelle de Dieu avec les instruments de la métaphysique et de la logique d’Aristote. Il essaye de dépasser les conclusions – radicales ou sceptiques – des scotistes et des ockhamistes du XIVe siècle, pour qui la théologie se constituait comme un savoir moral-pratique. Les attaques dirigées contre le Cusain par l’aristotélicien Jean Wenck dans son De ignota litteratura, dont le titre est le calque ironique du De docta ignorantia du Cusain et les réponses claires et nettes, bien argumentées de ce dernier dans l’Apologie de la Docte Ignorance, témoignent qu’il conteste toute interprétation immanentiste de sa doctrine, qu’il refuse les conclusions qu’on l’accuse d’avoir tirées de son rejet du principe de non-contradiction d’Aristote et que, en particulier, il ne reconnaît pas avoir soutenu dans ses deux livres des Conjectures, fortement empreints de néoplatonisme, l’ontologie ascendante et descendante de la dérivation des êtres à partir de l’Un. Il tire les sources de sa philosophie positive de la docte ignorance de la tradition scientifique de l’école de Padoue fréquentée dans ses années

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de jeunesse. En effet elle féconde la terminologie apparemment inhabituelle de la Docte ignorance avec son extraordinaire prégnance métaphysique et théologique, d’une Ecole d’Arts et de philosophie que l’on connaît peu et mal, et depuis très peu de temps. On sait que Nicolas de Cues, après avoir quitté Deventer et Heidelberg, en 1417 s’est établi à Padoue, où il a suivi les cours de droit canon et a séjourné, jusqu’en 1423, chez Prosdocimo Conti qui était son professeur de droit canon. Mais il était curieux et intéressé par toutes les sciences (surtout par celles du Quadrivium), par les experimenta et par les arts divinatoires, y compris l’astrologie (ce dont témoignent ses notes de jeunesse et son petit traité d’astrologie universelle).1 Il a écrit aussi une prévision de la fin du monde, (située entre 1700 et 1734), la Coniectura de ultimis diebus (fondée non pas sur le calcul des grandes conjonctions des planètes, mais sur celui des années de la vie du Christ) et un intéressant dialogue pétri de sciences médiévales, De staticis experimentis. Il est donc assez vraisemblable qu’il ait suivi les débats philosophiques et gnoséologiques ayant lieu dans cette Université, où les doctrines de Blaise Pelacani de Parme (1350/54-1416) (proche sous plusieurs aspects de Pierre d’Abano) avaient laissé une trace profonde. Blaise n’était plus professeur à Padoue depuis 1411, mais son enseignement avait été poursuivi par son élève, Prosdocimo de Beldomandi, maître ès philosophie, mathématiques et sciences du Quadrivium, telles que la musique et l’astronomie, dans les mêmes années où le Cusain étudiait à Padoue. En 1418 Prosdocimo rédige son ouvrage d’astronomie sous la forme d’un commentaire de la Sphère de Jean Hollywood (Joannes de Sacrobosco), mais surtout il reprend la théorie des proportions exposée par Blaise Pelacani dans ses Questiones de motuum proportionibus où il discutait les théories des rapports de Thomas Bradwardine et la configuration géométrique de l’intensité des formes des maîtres parisiens tels qu’Albert de Saxe et Nicolas Oresme et les Questions de musique qui lui étaient attribuées2. Blaise, dans son enseignement, avait soutenu un classement des sciences avec des argumentations amplement développées dans son Commentaire du De anima, dans les Quaestiones physicorum, et dans ses Questions de

1 U. Roth, « Die astronomisch-astrologische ‘Weltgeschichte’ des Nikolaus von Kues im Codex Cusanus 212, Einleitung und Edition », in MFCG, 27, (2001), pp. 2-29. 2 En particulier, G. Federici Vescovini, Astrologia e scienza. La crisi dell’aristotelismo sul cadere del Trecento e Biagio Pelacani da Parma, Firenze, Nuove edizioni Vallecchi, 1979, pp. 443-446.

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logique,3 selon lesquelles les mathématiques étaient la première science, supérieure en certitude à la théologie et à la physique. Et cela grâce au procédé logique de la démonstration mathématique par lequel la conclusion est déduite à partir des termes des principes premiers du raisonnement auxquels – une fois connus – l’intellect ne peut pas ne pas donner son assentiment (assentire). Ce procédé n’est applicable ni au raisonnement théologique ni au raisonnement physique, à cause de la difficulté des modes de l’ évidence (apparentia) de ces principes4, parce que notre intellect peut adhérer (habere adhaerentiam) à une vérité quelconque, seulement quand cette vérité lui apparait. Alors, en raison de leur certitude, de leur beau mode de procéder et de la facilité de l’évidence de leurs principes, les démonstrations des mathématiques sont les plus nobles de toutes les sciences5. Les propositions universelles des mathématiques jouent un rôle logico-épistémologique diffèrent du rôle des propositions universelles de la physique. Celles-ci dépendent de l’induction et de la conjecture vraisemblable, tandis que les vérités universelles des mathématiques sont connues (nota) par leurs termes précisément (praecise) appris, en supposant seulement l’attention (advertentia) de l’intellect.6 Ces ouvrages de Blaise avaient eu un vaste retentissement, non seulement à Padoue, mais aussi dans d’autres Universités (il avait séjourné aussi à Paris) et dans d’autres cercles culturels, comme par exemple à Florence, ainsi qu’il apparaît dans le récit de l’élève de Pelacani, Jean de Gérard de Prato, l’auteur du Paradis des Alberti, où il relate les entretiens qui avaient lieu à Florence, dans le Paradis des Alberti vers 1388, chez un groupe d’amis parmi lesquels Blaise se distinguait par son savoir et par sa doctrine mathématique.7 3 Questiones super Tractatus logice Magistri Petri Hispani, éds. J. Biard, G. Federici Vescovini et alii, Paris, Vrin, 2001, I, qu. 5, p. 134. 4 « Aliqua scientia est facilis quando aliqua veritas presentatur intellectui, cuius evidentia nata est causari statim ex primo principio vel aliquibus per se notis, sicut in geometria » (Qu. de anima, I,5, ms. BAV, Chigi, O. IV.41, f. 115va). 5 « Et ratio est quia conclusiones mathematicorum deductae sunt ex principiis primis, quibus notis terminis intellectus non potest deassentire. Sed in philosophia naturali hoc non reperitur. » (Qu. De anima I,4, utrum diversae scientiae proportionaliter se excendant secundum excessum obiectorum, ms. BAV Chigi, O.IV.41, liv. I, qu 4, f. 113, rb: liv. I,5, f. 116 va). « Rationes certitudinis et pluchri modi procedenti scientiae mathematicae sunt nobiliores aliis scientiis. (Qu. super tractatus, cit., 1, 2, 2001, p. 44). 6  Qu. physicorum, ms BAV, Chigi, O. IV.41, lib.I,qu 6, f.234 rb, Padoue 1388 ; Op.cit., ms. BAV, Vat. lat. 2159, liv I, qu 3, f, 66rb, Pavie, 1397. 7 G. Federici Vescovini, « Portrait de Blaise de Parme », en Portraits des Maitres Offerts à Olga Wejiers, éds. C. Angotti et alii, Porto, FIDEM, 2012, pp. 117-126.

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Or, la terminologie et les images mathématiques jouent un rôle central dans la Docte ignorance du Cusain, qui va les reprendre tout le long de son œuvre. On a parlé de mathématiques mystiques, de mathématiques qualitatives, de métaphysique du nombre, d’analogie du nombre, de mathématiques « par l’imagination » ou « imaginaires ». Mais on ne peut entendre vraiment et comprendre réellement la terminologie mathématique de la Docte ignorance qu’en reliant l’œuvre du Cusain à l’influence du contexte historique et problématique où il prend son essor. On en constate les développement originaux et féconds grâce à son élaboration personnelle : depuis Thomas Bradwardine jusqu’aux « calculateurs » scotistes et ockhamiens, en allant d’Oxford à Paris, à Erfurt, à Cologne, à Padoue par l’intermédiaire aussi de l’œuvre de Blaise Pelacani et de Prosdocimo de Beldomandi et de beaucoup d’autres maîtres qui, tout en étant moins connus, n’ont pas été moins importants d’un point de vue historique et doctrinal.

1. La dissolution scolastique de la théologie comme science rationnelle Des flots d’encre ont coulé sur ce sujet.8 Nicolas de Cues est certainement au nombre de ceux qui ont contribué à cette dissolution, jusqu’à l’apparition de ce qu’on a appelé la « deuxième scolastique » de l’école de Coïmbra et de Salamanque9. Dans la réflexion théologique de la fin du XIIIe, du XIVe et du début du XVe siècle, après les développements en Angleterre, en Allemagne, à Paris, du scotisme et de l’ockhamisme, étant donné le peu de suite qu’avait eu le thomisme au XIVe siècle, Dieu ne paraissait accessible par aucun des instruments proposés par la métaphysique de l’être d’Aristote. Ce fut l’une des périodes les plus riches en débats sur la doctrine trinitaire de Dieu, où, dans toutes les écoles de théologie, on s’appliqua à entendre l’unité et la trinité de Dieu, à savoir la vérité absolue de la spéculation chrétienne, en utilisant toutes les ressources de la réflexion humaine et des techniques argumentatives, dans le respect de la formulation du Concile Latran IV (1215) et de la Décrétale De summa Trinitate et de fide catholica. Le travail conceptuel effectué en profondeur dans leurs 8 Nous nous bornons à nommer les études de C. Michalski, de A. De Muralt, de L. De Rjik, de W. Courtenay, de J. Biard. 9 D. Chenu, Introduction à l’étude de St. Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1950; du même « L’équilibre de la scolastique médiévale », in Revue de sciences philosophiques et théologiques, 1940, pp. 304-312. Paolo di Vona, Studi sulla Scolastica della Controriforma, Firenze, La Nuova Italia, 1968.

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commentaires du Premier livre des Sentences par les maîtres les plus importants du XIVe siècle avait abouti à la conclusion que la conception de la science élaborée par Aristote était insuffisante et incapable de proposer un modèle valable pour élucider la doctrine trinitaire, à cause aussi (on le verra en ce qui concerne le Cusain) du principe du tiers exclus. Les développements effectués par les scotistes, mais surtout par les ockhamiens tels que Robert Holkot, sur la distinction entre l’objet de l’acte de science et l’objet de l’acte de la foi,10 (entre la théorie de la cognitio intuitiva du singulier d’Ockham selon laquelle il avait transformé le concept d’abstraction de la nature commune de Duns Scot, en dépassant la doctrine de l’univocité de l’être et donc sa prédicabilité substantielle) avaient abouti à l’impossibilité de la connaissance de l’existence de Dieu comme cause universelle et nécessaire du mouvement a posteriori ou a priori (étant donné qu’il était impossible qu’il soit l’objet de notre connaissance sensible). L’objet de la cognitio intuitiva est toujours l’existence du singulier11. On ne pouvait que construire un savoir moral-pratique. En revanche, Thomas d’Aquin avait réussi, lui, grâce à sa doctrine de l’analogie de l’être par proportion, en élaborant les concepts de la physique et de la Philosophia prima de l’être d’Aristote, à élaborer une théologie comme science rationnelle. Ainsi, la diffusion des doctrines et des logiques terministes des maîtres du XIVe siècle dans les milieux français et allemands, appliquées au discours théologique et métaphysique avec leurs multiples théories des « modes » d’être et de connaître (il en est question dans l’exorde du Compendium du Cusain), avait-elle débouché sur la conclusion que dans le monde du devenir (fieri) on ne se meut que dans le cadre du singulier, du fini, du limité, du conclu, du contingent. De plus, les théories scotistes de l’intensité et de la rémission des formes, de leur latitude et de leur mesure, de leurs degrés proportionnels, des comparaisons quantitatives de leurs excès ou dépassements, avaient greffé la spéculation mathématique et physique de la vérité sur la spéculation métaphysique et théologique sans atteindre pour autant des résultats satisfaisants pour la construction d’une théologie en tant que science. Une tradition mathématique s’est par contre développée à Padoue, dans un sens strictement scientifique, à la Faculté des Arts et de Philosophie où 10 E. Obermann, Spätscholastik und Reformation, I, Der Herbst des mittelaterlichen Theologie, Zurich, EVZ-Verlag, 1965. 11 Cf. sur la validité scientifique de la proposition ‘contingent’ du singulier, E. Moody, Truth and Consequence in Medieval Logic (Studies in Logic and Foundation of Mathematics), Amsterdam, North-Holland, 1954.

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elle a été appliquée à la philosophie de la nature plutôt qu’aux problèmes de la théologie. Aussi a-t-elle abouti à la théorie des proportions de Blaise et de Prosdocimo, des maximums et des minimums des formes, des « excès » ou des dépassements d’une forme par rapport à une autre. Elle est présente aussi dans la Docte ignorance, où le Cusain en propose une nouvelle élaboration dans le domaine de la théologie, avec des buts, des issues et des conclusions d’un autre ordre. En effet, il s’agit de déterminer s’il est hors de doute que Dieu, qui est la vérité absolue, est définissable positivement en tant que « précision » (praecisio), en tant que rapport d’égalité (ratio aequalitatis), ou coïncidence en tant qu’unité (un). C’est donc dans ces traditions que le Cusain puise le concept de maximum absolu en l’étendant à Dieu, le seul et unique vrai absolu. Mais l’autre idée qui découle de cette tradition philosophique et gnoséologique, au cas où ces notions seraient appliquées au monde de la nature, est que les maximums et les minimums de la perfection ne se trouvent jamais dans le cadre de l’univers physique, où ce qui domine est le plus et le moins. Et l’autre concept important de la Docte ignorance est justement celui-ci : dans le monde de la nature physique, qui est celui de l’imprécision, ce sont le plus et le moins, le degré, l’excès qui prédominent – la grandeur qui dépasse celle qui est dépassée, leur écart ou la différence du dépassement – alors que la substance ou la réalité absolue (à savoir, le maximum absolu) est une vérité qui n’est plus susceptible du plus ou du moins et qui n’est plus dépassée par rien. Aussi, les mathématiques représentent-elles dans la Docte ignorance un modèle de vérité précise, dont l’absoluité vaut seulement dans le cadre du divin et non pas dans le monde physique, où ce sont les vérités des réalités finies à la précision mathématique relative qui dominent. Le premier livre de la Docte ignorance est donc entièrement centré sur le concept de Dieu maximum absolu, indivisible, infini, précision absolue inacessible, du fait que, dans sa précision en tant que coïncidence des opposés, il est une vérité inaccessible à notre raison, laquelle ne saisit que les différences, à savoir les excès. C’est dire qu’elle ne mesure que les écarts, ou les quantités du dépassement, les degrés, le plus ou le moins, constituant la mesure des différences entre les formes qu’elles distinguent. Par conséquent, le principe de la « docte ignorance » selon lequel l’homme peut savoir seulement qu’il ne peut pas savoir, loin d’apparaître comme étant un concept négatif, se révèle tout à fait positif12.

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La docte ignorance, trad. H. Pasqua, Paris, Bibliothèque Rivages, 2008, pp. 37-38.

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2. La connaissance par proportion Or, la théorie de la proportion mathématique nous permettant de mesurer la différence est appliquée par le Cusain à deux réalités non commensurables : les finis divisibles et l’infini indivisible, mais aussi les finis entre eux : selon les règles mathématiques, la proportion est un rapport entre deux entités, A et B, elle est un rapport entre deux termes. Mais il y a aussi la proportion entre plusieurs rapports de plusieurs termes : et lorsque le premier terme est au deuxième comme le troisième est au quatrième, on a la proportion d’égalité laquelle par conséquence sera la proportion entre deux rapports. Le Cusain use du terme « rapport d’égalité » soit comme rapport entre deux (le fini et l’infini), soit comme proportion d’autres rapports dans le cas des nombreux termes finis entre eux (dans une proportionnalité générale). A ce propos le Cusain recourt même à deux couples de termes : rapport-proportion et égalité-identité. Ces termes ont, d’une part, une signification technique et mathématique et, de l’autre, une signification ontologique et philosophique. Cette dernière regarde non les nombres, mais les êtres humains finis qui se rapportent et se mesurent selon leur contraction par rapport au mode intellectif de l’un, mode qui est toujours le nôtre. La ratio aequalitatis ou rapport d’égalité, est la définition mathématique donnée par Blaise de Parme dans ses questions sur les proportions des mouvements des Thomas Bradwardine, déjà nommé. En d’autres mots, le Cusain introduit le problème des grandeurs incommensurables. Néanmoins, dans la Docte ignorance, ces questions ne sont pas claires, il parviendra à un âge avancé à les éclairer dans le Non-autre, où il aborde les thèmes de l’identité, de l’Un par rapport à la différence, au divers. (On le verra par la suite). Ainsi la signification même de l’égalité change dans le cas de l’infini indivisible Un-trine. Néanmoins, appliquée à Dieu et aux étants créés, elle permet soit de distinguer négativement la précision absolue de la Vérité indivisible qui est la coïncidence du maximum et du minimum absolus, Dieu, soit d’établir que la précision absolue est différente par rapport à la vérité ou à la précision des degrés des êtres relatifs et finis, dans le cadre desquels ce sont les proportions d’inégalité (l’excessum ou l’excedens) et la comparaison relative des excès et des écarts qui priment. Autrement dit, elle permet de distinguer la sphère du divin de celle de l’humain, de cerner le domaine de la sagesse divine comme étant autre par rapport à celui de la science humaine. Distinguer, mais sans séparer complètement, parce que même s’il est difficile (à l’instar de tout autre

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discours visant à la transcendance de Dieu) ce discours est abordé par le Cusain en des termes intelligibles, selon cette vérité qui est liée au langage voire au raisonnement mathématique, lequel n’est vraiment ni mystique ni (selon nous) analogique au sens thomiste. Il s’agit de mathématiques fondées sur l’extension au divin de la théorie des proportions, de la définition de « similitude », d’« habitudo », de rapport d’« égalité » et d’« inégalité ». Ce sont des théories élaborées par la réflexion mathématique, scientifique et épistémologique de l’époque du Cusain, à propos desquelles on pourrait parler aussi de mathématiques théologiques (cf. par la suite chap. III et IV). Dans les Conjectures, ces mathématiques auront un caractère fortement symbolique, dans le sens d’une connaissance inadéquate, se mouvant dans l’altérité numérale.

3. La proportion d’égalité Nicolas de Cues développe dans la Docte ignorance ce concept clef important pour la compréhension non seulement de cet ouvrage, mais aussi de toute son œuvre (que l’on songe à ses écrits de mathématique théologique où il définit le caractère complémentaire à la théologie de l’arithmétique et de la géométrie, à ses tentatives de mettre en proportion le carré et le cercle, la corde et l’arc, à savoir des grandeurs incommensurables, ou aux proportions irrationnelles). Il s’agit de la notion de proportion en tant que « rapport d’égalité », employée pour exprimer l’unité indivisible, l’absolu, l’infini, le divin qui est la « coïncidence des opposés ». Ce concept, sur lequel le Cusain revient sans cesse pour mieux le cerner, ainsi que nous le savons maintenant (d’autres chercheurs l’ont eux aussi mis en lumière), est à la base de la possibilité de définir ce qui est immortel, divin, éternel. Nous avons rappelé que la notion de l’un en tant que ratio aequalitatis indivisible, avait été élaborée, discutée et développée par Blaise Pelacani de Parme lors de ses cours à Padoue, pour exprimer le caractère immortel et l’indivisibilité de l’intellect séparé du substrat matériel : mais il l’a élaboré aussi bien précisément plus tard dans ses commentaires sur la configuration des intensions (configuratio intensionum) des formes. La configuration concerne la mesure mathématique (ou proportion) des degrés de variation de l’intension de la forme dans le point ou dans l’instant qui sont imaginés comme un quantum minimum divisible d’une divisibilité finie non infiniment. Dans son analyse, il voulait établir l’ontologie des configurations mathématiques des intensions des formes, en tant que qualitativement spirituelles et quantitativement

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(spatialement) déterminées. Ce thème investit le problème de la mathématique ‘imaginaire ‘de la configuration géométrique de l’intension (accroissement) ou de la rémission (diminution) de l’intensité des formes, notions principalement utilisées par Nicole Oresme dans son œuvre De configuratione qualitatum et motuum13 selon une doctrine de divisibilité infinie, qui n’est pas celle de Blaise selon lequel elle est finie. Ainsi, à partir de cette œuvre d’Oresme, on légitime, par imagination, l’interprétation de deux plans séparés qui concernent le monde sensible et le monde intellectif et présupposent une distinction au moyen de laquelle s’appliquent improprement, de manière spirituelle, au monde intellectif, des dimensions qui appartiennent seulement au monde de l’espace physique (le continuum). Oresme lui attribue une corporéité imaginaire14 en distinguant une corporéité matérielle et une corporéité spirituelle ou selon l’intension comme si l’intension était une quatrième dimension15. Par contre, la qualité et la quantité selon Aristote étaient considérées comme des catégories essentielles et formelles du même être substantiel. A ce propos la doctrine de Blaise est différente en développant deux notions distinctes du divisible et de l’indivisible des formes intensives, conçues non comme des formes substantielles, mais seulement comme des qualités intensives qui s’engendrent et périssent dans le temps. En traitant la question de l’indivisibilité du continu, il affirme que le divisible et l’indivisible sont étroitement corrélés, mais sont imaginés selon la double distinction de 1) la division intellectuelle (intellectualis) qui est la division mathématico-arithmétique au-delà de laquelle il ne peut plus y avoir de division, à savoir la proportio aequalitatis, l’Un, ou l’ultime minimum indivisible16; 2) la division physique ou réelle (realis) qui s’arrête au quantum minimum matériel corporel. C’est la division d’un substrat qui a un lieu (situs) dans le continu, à savoir le corps. En effet pour Blaise, l’âme intellective n’est pas une forme substantielle, mais un mouvement intensif d’opérations (operationes) cognitives sensibles et rationnelles, à 13 Nicole Oresme, De configuratione qualitatum et motuum, éd. M. Clagett, Madison, The University of Wisconsin Press, 1968, I, 4, p. 176. Cf. J. Murdoch, ‘Rationes mathematicae: un aspect du rapport des mathématiques et de la philosophie au Moyen Age, Paris, Palais de la Découverte, (Histoire des sciences, Conférence du 4 novembre 1961), 1961. 14 Nicole Oresme, Op.cit., ibid. 15 « Et quamvis qualitas superficialis ymaginetur per corpus, et non contingat ymaginari quartam dimensionem, tamen qualitas corporalis ymaginatur habere duplicem corporeitate: unam veram ad extensionem subiecti secundum omnem dimensionem, aliam vero solum ymaginatam ab intensione ipsius qualitatis. » (Ibid.) 16 Qu. physicorum, ms. BAV, Chigi, O. IV, 41, liv. VI, qu 4, f. 172va. Qu. De generatione, ms. BAV, Chigi., O.IV.41, liv. I, qu. 4, f.23va.

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la fois, actives, plus ou moins intensivement parfaites d’une âme corporelle. Dans la mesure où le corps n’a pas de parties extensives en dehors de lui-même, l’âme intellective n’a pas de division réelle, mais uniquement de raison, et donc elle est un quantum ultime indivisible parce qu’il est invariable et elle est exprimable par la notion de proportio aequalitatis. Donc l’intellect conçu comme une qualité intensive (non comme une forme substantielle) d’un substrat corporel animé – dont il informerait “de manière non extensive” les parties, – est une qualité invariable. Il est par conséquent, l’un, l’universel, définissable comme le rapport d’égalité. En d’autres mots, les variations de l’âme intellective qui sont même sensibles, sont mesurable selon 1) une division spirituelle mathématico- intellectuelle et 2) une division réelle qui considère ces variations comme inhérentes au substrat corporel, c’est-à-dire à l’âme de l’homme naturel (homo naturalis). Si l’on considère l’âme intellective de cet homme naturel, elle est mortelle et est engendrée par génération spontanée à partir de la matière première sous l’influence astrale. Mais quand l’intellect, connait mathématiquement selon la divisibilité intellectualis, non extensive physique, il est cette unité, invariable et donc il est immortel, en tant que quantum indivisible, “atome spirituel”.17 Il s’agit (Hans Gerhard Senger l’a souligné lui aussi) d’un « atomisme18 » spirituel qu’on peut déceler dans l’idée similaire chez le Cusain, mais qui circulait déjà grâce à cet enseignement de Blaise pour qui l’intellect 17 Déjà dans son Traité de logique Wycliff (éd. M. Dziewick, Opera minora, vol. III, London, 1899, p. 36) avait défini l’atome comme une point indivisible, une entité métaphysique spirituelle et intelligible ; et Nicole Bonet (Praedicamenta, liv. II De quantitate, Opera, Venetiis, 1505, f. 78v) l’avait défini comme une monade. Cf. G. Federici Vescovini, Astrologia, op. cit., pp. 237-241; de la même Teorie della luce e della visione ottica dal IX al XV secolo, Perugia, Morlacchi Editore, 2003, p. 289, à propos de l’ontologie du point mathematique, pp. 217-228; W. Zoubov, « Walter Chatton, Gérard Oddon et Nicolas Bonet », in Physis, I, 1959, pp. 261-278. 18 Les maîtres qui, à la fin du XIVe siècle, avaient élaboré des théories de l’atomisme, selon Zoubov (Op.cit.) se divisaient en deux groupes. Ceux qui affirmaient que le nombre des atomes est fini et ceux qui affirmaient qu’ils sont en nombre infini, lesquels se divisaient à leur tour: 1) en démocritéens (tel Blaise qui concevait les atomes comme étant composés des trois dimensions corporelles qui se pouvaient mouvoir même selon un espace non continu entant que mathématiquement mesurable par la distance des corps et par conséquent mathématiquement vide (cf. G. Federici Vescovini, Astrologia, cit., p. 284) et 2) en platoniciens, selon lesquels les atomes sont des points indivisible spirituels. Ces derniers se divisaient à leur tour: a) en pythagoriciens et platoniciens, comme Walter Chatton, qui retenaient que le continu est composé par des points indivisibles en nombre fini ; b) tous les autres, comme les aristotéliciens, qui pensaient que le continu est constitué de points indivisibles en nombre infini. Cf. H, G. Senger, « Metaphysicher Atomismus, Zur Transformation eines Denkmodells durch Nikolaus von Kues, » in Ludus sapientiae, Leiden, Bril, 2002, pp. 117-140.

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est défini en des termes mathématiques concernant la proportion. Il est un quantum minimum purement indivisible : « L’âme intellective est, par rapport à elle-même, rapport d’égalité (ratio aequalitatis) : ce rapport n’est rien d’autre que l’âme intellective elle-même, et j’affirme que ce rapport est indivisible […]; donc, l’indivisible n’est ni égal, ni inégal à quoi que ce soit19 ». Bien que Blaise conçoive cet atome comme quantum matériel selon sa théorie matérialiste de l’âme intellective qui se produit par génération spontanée de la matière en vertu de la causalité céleste20, la définition mathématique en tant que dégagée de la physique en assure l’universalité. Ce rapprochement entre l’atomisme des deux philosophesmathématiciens aussi opposés dans leurs buts ne doit pas paraître paradoxal. Selon le Cusain, ce rapport est ainsi fait qu’il exprime l’âme intellective humaine spirituelle comme image de l’intellect divin – elle est un atome ou quantum minimum indivisible – parce qu’il est ratio aequalitatis, ou l’unité, l’égalité par rapport à soi même, à savoir le principe unitaire de sa force mathématique de raisonnement (vis judiciaria). Le rapport d’égalité, c’est-à-dire le rapport de l’un avec lui-même, exprime de cette façon l’indivisibilité et, par conséquent, un principe indivisible et éternel abstraitement mathématique. Aux yeux du Cusain, cette idée est la seule apte à exprimer le divin, l’absolu, selon le mode mathématique du fonctionnement de notre intellect. De plus, l’unité ou l’un, l’égalité de l’unité et le rapport ou relation (relatio) entre eux (à savoir le lien ou la connexion) expriment parfaitement la Trinité. Le thème de l’égalité et du rapport d’égalité pour exprimer le principe indivisible, l’un, et par conséquent l’absolu, l’infini, l’immortel, la Trinité va traverser toute l’œuvre du Cusain, qui enrichit chaque fois son exposé d’arguments nouveaux.

19 « Quod anime intellective ad se ipsam est proportio equalitatis, que proportio non est aliud quod ipsa anima intellectiva quam proportionem pono indivisibilem. Ergo talis proportio equalitatis est indivisibilis Modo, indivisibilis non est equalis nec inequalis alicui rei » (Qu. super tractactus, cit., qu. 5, ms. Oxford Bodleian Library misc. 177, f. 85vb-86ra (qui a des variantes plus claires par rapport à la copie de Venise, Bibl. Marciana, cod. 383383, édité par Biard, Paris, Vrin, 2005, p. 90). Blaise démontre sa conclusion avec cet argument : « intellectus humanus est indivisibilis. Patet quia tunc non esset totus in toto et in omni qualibet parte totius. Tertia conclusio : nulla species naturalis est vel esse subiective in intellectu. Patet quia quelibet species rei naturalis est extensa ut dicit prima conclusio; modo extensum non potest esse subiective in indivisibili sicut intellectus ». (Qu. physicorum, ms. BAV, Chigi, O, IV,41, liv. I, qu. 1, f. 226vb-227ra). 20 Qu. de anima, I, 8, éd. G. Federici Vescovini, Firenze, Olschki, 1974, p. 70.

DE L’UNITÉ, DU UN ET DE LA FINITUDE CHEZ NICOLAS DE CUES Frédéric PATRAS (Université Côte d’Azur)

E. Cassirer est souvent cité pour avoir fait, plus et mieux que beaucoup d’autres avant lui, de Nicolas de Cues une figure héroïque de la pensée renaissante et, au-delà, de notre modernité1. On rappellera surtout ici le statut privilégié que son analyse confère aux mathématiques : au sein de la pensée cusaine se serait en effet jouée une transformation profonde et radicale du rapport de l’homme à la connaissance avec, en particulier, une remise en cause du rôle organique de la logique post-aristotélicienne au profit des mathématiques. Nulle part ce projet ne s’exprime-t-il mieux peut-être que dans le chapitre 11 du De docta ignorantia2 (« De la grande aide des mathématiques dans l’appréhension des diverses vérités divines ») et le De beryllo3, aux termes desquels, d’une part, « puisque nous ne pouvons accéder au divin que par l’intermédiaire des symboles, les signes mathématiques peuvent nous servir mieux que tous les autres, du fait de leur inébranlable certitude » et, d’autre part, les conjectures humaines sont certes différentes des créations divines, mais leur sont tout de même suffisamment analogues pour faire de l’homme un « secundus deus », un « humanus deus ». La pensée cusaine a été souvent et bien commentée, aussi notre propos ici ne sera-t-il pas d’y revenir directement, mais plutôt de l’aborder avec le regard d’un mathématicien de ces débuts du XXIe siècle. Non pas pour juger de la pertinence de tel ou tel procédé, telle ou telle analogie que l’histoire ultérieure a pu conduire à nuancer ou préciser, à l’image de la manière dont la géométrie projective a permis de théoriser et mieux comprendre certaines images ou idées sous-jacentes au passage à l’infini, en peinture ou en théologie. Non, il s’agira plutôt de se laisser guider par 1 E. Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, trad. P. Quillet, Paris, Minuit, 1983. 2 N. de Cues, De docta ignorantia, in Opera omnia, éd. de l’Académie de Heidelberg, t. I, éd. E. Hoffmann et R. Klibansky, Leipzig, Felix Meiner Verlag, 1932, 1959, 2002, trad. fr. H. Pasqua, La docte Ignorance, Payot et Rivages, Paris, 2008. 3 N. de Cues, De beryllo, in Opera omnia, op. cit.

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les questions philosophiques et métaphysiques qui parcourent l’œuvre cusaine4 et leur articulation aux mathématiques de l’Un, du nombre ou de l’infini, en choisissant toutefois de les décontextualiser pour les aborder au filtre des mathématiques récentes. Ce genre d’exercice est périlleux et a de toute évidence ses limites, mais, sans préjuger de son intérêt effectif, dont le lecteur jugera, on pourra lui trouver cette excuse que, dans une période contemporaine assez frileuse et, à sa manière, dogmatique, c’est être fidèle à l’esprit aventurier du Quattrocento que de s’y risquer. Concrètement, l’article abordera de façon très libre le problème de l’Un et diverses questions connexes sur les nombres et l’infini en acte à partir de trois sources : – les thèses du Cusain sur le Un, et les liens entre Un et Dieu dont, incidemment, les problèmes de structure trine5 et l’idée de coïncidence des opposés, – la philosophie du Un et du multiple depuis ses origines, largement platoniciennes, jusqu’à la fin du XIXe siècle, – les mathématiques elles-mêmes, et la façon dont la nature du nombre, du Un et de l’infini a été progressivement éclaircie, non sans donner naissance à des thèses philosophiques et métaphysiques et à des paradoxes logiques qui font écho aux thèses centrales de la philosophie cusaine. 1. Lire les mathématiques cusaines aujourd’hui Abordons d’abord, pour clarifier méthode et propos, mais sans trop s’y attarder, les questions de méthode et problèmes herméneutiques afférents. L’analyse de la lecture des textes mathématiques pose de façon générale des problèmes intéressants et spécifiques, entre autres du fait du caractère essentiellement intemporel de leurs contenus6. Il s’agit ici d’aller au-delà 4 Sur ces questions, et en particulier la possibilité d’interpréter la pensée cusaine comme effectuant le choix, décisif pour l’histoire de la pensée ultérieure, de l’Un contre l’Être, de Platon contre Aristote, de Maître Eckart contre saint Thomas d’Aquin, nous renvoyons à l’Introduction par H. Pasqua à La docte Ignorance, op. cit. 5 Nous adoptons ici un usage étendu de l’adjectif « trine », pour indiquer tous les phénomènes de structure « triple » d’une entité (au-delà donc parfois d’un contexte théologique mais dans l’esprit de la pensée cusaine où la structure trine de Dieu se reflète à différents niveaux théoriques et ontologiques). 6 F. Patras, « Mathématiques et herméneutique », in Archives de Philosophie, 2013 n° 2 (76), pp. 217-238.

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en réfléchissant au problème de l’interprétation des constructions mathématiques dans les textes cusains, où elles jouent un rôle métaphorique ou analogique. Le lecteur moderne, tout particulièrement s’il est mathématicien, se trouve confronté à une double difficulté. Il doit d’abord décider du contexte d’entente de ces constructions : quelle mathématique, quelle arithmétique, quelle géométrie mobiliser, et à quel niveau historique de développement et de rigueur ? Il doit ensuite coupler ce premier choix à la compréhension de leur utilisation analogique. De façon très concrète, doit-il s’interdire de mobiliser la plupart des images mentales et connaissances qu’il associe à tel ou tel objet mathématique (l’infini, par exemple) pour aborder les textes, ou doit-il plutôt chercher à mettre en dialogue ceux-ci avec les savoirs ultérieurs ? Ce problème herméneutique fondamental est bien posé dans une formule assez polémique de Gadamer : « La reproduction [le fait de lire et faire revivre un texte] reste essentiellement distincte de la production. C’est ainsi que Schleiermacher en vint à la proposition selon laquelle il faut comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est lui-même compris7. » Il y a là une vraie difficulté pour aborder l’infini en acte, la nature du Un et des nombres : il est impossible à qui a une formation mathématique de lire de Cues sans avoir à l’esprit la manière dont ces questions ont été ensuite traitées, et dans une grande mesure résolues si l’on entend par là qu’une entente et une unanimité ont été atteintes, dont les termes et les contenus mêmes étaient pour l’essentiel conceptuellement inenvisageables au XVe siècle. Le problème se pose tout particulièrement si l’on ne cherche pas à se placer au niveau herméneutique fondamental, qui consiste à chercher à comprendre une œuvre dans le contexte de sa production et de son époque : non pas dans une perspective de fidélité au texte, donc, mais en cherchant à comprendre ce que pourrait nous dire aujourd’hui la philosophie cusaine et son rapport aux mathématiques. Pour ce faire, on pourrait choisir d’adopter une autre approche herméneutique, celle de l’histoire à long terme, qui consisterait à lire de Cues au filtre de ses successeurs et héritiers et de son impact historique, plutôt que pour lui-même. L’approche de Cassirer entrerait naturellement dans ce cadre par exemple, avec une interprétation néo-kantienne de la finitude de l’homme dans son rapport à l’absolu, aux choses en soi. Le défaut d’une telle lecture est de juger les textes au travers de leur postérité et leurs relectures et relecteurs, au 7 H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. P. Fruchon et al., Paris, Le Seuil, 1996, p. 195.

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risque de perdre de vue certains traits originaux que l’histoire n’a pas retenus ou du moins pas toujours mis en rapport avec les développements philosophiques et mathématiques ultérieurs. La voie que cet article voudrait privilégier aujourd’hui, en partie pour des raisons techniques, est encore différente. Elle relève de ce que l’on appelle parfois la troisième approche herméneutique, qui se distingue de l’histoire contextuelle ou de long terme pour privilégier les contenus de pensée et l’empathie du lecteur envers l’auteur et le texte. Elle insiste plus particulièrement sur l’entente immédiate de l’œuvre et l’idée d’une certaine universalité et intemporalité de la pensée, qui nous permet de nous approprier cette œuvre en dépit de son éloignement. Elle peut être assez naturellement associée au caractère intemporel, anhistorique, des contenus mathématiques qui, à tort ou à raison, nous incite souvent à penser que notre entente de telle ou telle formule, telle ou telle construction, est en adéquation avec les visées de l’auteur dès lors que notre pensée, comme la sienne, se règle sur « les choses mêmes ». Il s’agira donc de trouver un équilibre délicat, avec une entente des mathématiques cusaines guidée par les textes, leur contenu et les objets qu’ils mobilisent, sans s’interdire, pour les comprendre, les mettre en perspective et penser leur actualité, de recourir à l’éclairage procuré par les développements techniques et conceptuels ultérieurs. 2. L’argument du troisième homme Trois thèses fondamentales parcourent l’histoire des rapports entre arithmétique et métaphysique et feront ici d’abord office de guides : – l’idée que le Un est la totalité, ce qu’il y a de plus grand, une thèse en rapport avec l’idée du Bien chez Platon et la preuve ontologique de l’existence de Dieu, – l’idée que un n’est pas un nombre, mais plutôt le principe des nombres (la dualité entre le Un comme totalité et le un comme principe étant l’un des ressorts de la coïncidence des opposés chez de Cues), – enfin, l’idée que le Un est intrinsèquement trine, selon différentes modalités qui correspondent essentiellement à différentes thèses ontologiques sur l’unité, dans la tradition platonicienne et néo-platonicienne8 qui associe aux nombres plusieurs niveaux ontologiques. 8 Voir par exemple Plotin, Traité sur les nombres (Ennéade VI 6 [34]), trad. J. Bertier et al., Paris, Vrin, 1980.

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Deux grandes idées, qui reconduisent là encore à Platon, sont sousjacentes à ces thèses, que ce soit chez de Cues ou, plus généralement, dans l’histoire de la philosophie et dans les parties des mathématiques qui se sont occupées de ces questions, directement ou indirectement. La première tient aux rapports entre Un et Être. En suivant le témoignage de Platon9, Parménide aurait été à l’origine du questionnement métaphysique, de la théorie formelle de l’Être et du premier développement des thèses qui allaient la relier à la philosophie du nombre. Pour produire les termes fixes, permanents, dont la connaissance a besoin, il faut être en mesure de saisir des unités signifiantes, sur un fond phénoménal fluctuant, héraclitéen, constitué par un monde en devenir permanent. L’Un est le principe constituant de ces unités signifiantes, dès lors que pour penser une chose et la nommer il faut regrouper et unifier ses différents moments : ses positions, son devenir temporel, ses modifications éventuelles de forme. D’où une des thèses fondamentales du Parménide : l’Un n’est autre que l’Être. La deuxième idée, un peu moins connue et pourtant centrale, essentielle, pour la compréhension des rapports entre le Un, le nombre et l’infini renvoie à l’argument du troisième homme10. Introduit par la philosophie grecque, l’argument a joué un rôle clé au XIXe siècle au travers de sa structure logique et du fait de sa formalisation, mais les mathématiciens de l’époque ne semblent pas avoir eu conscience du fait qu’ils remettaient à l’ordre du jour des arguments et des débats de l’Antiquité. Ses incidences dans les mathématiques modernes sont multiples et ont essentiellement pour origine les travaux de Bolzano11, au début du XIXe siècle, et ceux de Dedekind12, Cantor13 et Frege14 à sa fin avec, en particulier, la théorie des infinis et la construction « logique » des nombres entiers. 9 Platon, Parménide, trad. E. Chambry, Paris, Garnier, 1967. Voir aussi F. Patras, La Possibilité des nombres, Paris, P.U.F., 2014, pp. 25-27. 10 F. Patras, op. cit., Chapitre IV : L’argument du troisième homme. 11 B. Bolzano, Paradoxien des Unendlichen, Leipzig, 1851, trad. fr. H. Sinaceur, Les Paradoxes de l’infini, Paris, Seuil, 1992. 12 R. Dedekind, Was sind und was sollen die Zahlen?, Braunschweig, Vieweg, 1888. 13 G. Cantor, « Beiträge zur Begründung der transfiniten Mengenlehre », in Mathematische Annalen, 46-49 (1895-1897), pp. 481-512 ; pp. 207-246, « Ein Beitrag zur Mannigfaltigkeitslehre », in Journal de Crelle, 84 (1878), pp. 242-258, Gesammelte Abhandlungen zur Lehre vom Transfiniten, Halle, C.E.M. Pfeffer, 1890, Grundlagen einer Mannigfaltigkeitslehre. Ein mathematisch-philosophischer Versuch in der Lehre des Unendlichen, Leipzig, Teubner, 1883. 14 G. Frege, Grundlagen der Arithmetik, Breslau, Wilhelm Kœbner, 1884, trad. C. Imbert, Les Fondements de l’arithmétique, Paris, Seuil, 1972, Grundgesetze der Arithmetik, begriffsschriftlich abgeleitet, Iena, 1893, vol. 1 (rééd., Hildesheim, Olms, 1962).

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L’argument trouve son origine chez Platon, toujours dans le Parménide, texte fondateur pour la métaphysique du Un et des nombres. Le vieux Parménide essaie de montrer au jeune Socrate les difficultés théoriques intrinsèques à la méthode des Idées. L’un des problèmes centraux tient à l’inhomogénéité entre objets et Idées, une tentation récurrente de l’idéalisme platonicien étant de faire de objets idéaux des objets « comme les autres ». L’argument du troisième homme (qui prend la forme d’un argument de la « troisième grandeur » dans le Parménide) vise à en montrer les limites intrinsèques : l’Idée, la forme, rend compte de ce que certaines choses ont en commun. Si elle se comporte elle-même comme une chose, elle a de toute évidence des traits communs avec les choses dont elle rend compte. On peut ainsi former l’Idée d’homme : celle d’« homme en soi », puis l’Idée du « troisième homme », qui rend compte de ce qu’il y a de commun entre les hommes-individus et l’homme en soi. On pourrait former ensuite de façon similaire l’Idée du quatrième homme comme ce qu’il y aurait de commun aux hommes, à l’homme en soi et au troisième homme, et ainsi de suite à l’infini. Cette idée répugne à la pensée grecque et, Aristote le soulignera mais Platon en était déjà conscient, met en difficulté la théorie des Idées en impliquant l’existence d’entités inutiles et de l’infini en acte.

3. Alexandre d’Aphrodise L’argument admet deux variantes, métaphysiquement et mathématiquement intéressantes. La première est due à Alexandre d’Aphrodise15 : lorsque je dis « l’homme marche », il ne s’agit ni d’un homme particulier (au sens où je dirais « Socrate marche »), ni de l’idée d’homme, bien incapable de marcher. Il y aurait donc un troisième terme, entre les objets et leur Idée. Dans l’exemple qui vient d’être donné, quelque chose comme un « homme générique ». Pour anticiper sur le type de développements qui seront donnés ultérieurement dans cet article, la structure logique sous-jacente à l’argument d’Alexandre d’Aphrodise pourrait être liée au symbole ɛ de Hilbert, une notion logique assez controversée dans les théories mathématiques de fondements puisqu’elle permet d’éviter l’introduction de l’axiome du choix16. Bourbaki l’a popularisée dans son traité, les Éléments de mathématiques, 15 Alexandre d’Aphrodise, Alexandri quod fertur in Aristotelis Sophisticos Elenchos commentarium, éd. M. Wallies, Berlin, 1898. 16 L’axiome du choix permet de choisir un élément dans un ensemble même dans des situations où aucune méthode constructive ne permet d’exhiber un élément particulier. La

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en particulier dans le premier volume sur la théorie des ensembles17. La fonction du symbole de Hilbert (représenté par Bourbaki avec la lettre grecque tau) est de sélectionner dans un ensemble (pour nous ici l’ensemble de tous les hommes : tous les « objets » tombant sous le concept « homme ») un élément générique non spécifié. Ainsi, ɛx P dénote-t-il un élément x tel que P(x) est vrai (s’il en existe). D’un point de vue métaphysique, ce que l’argument d’Alexandre d’Aphrodise met au jour est d’une nature assez différente de ce qui se joue dans le Parménide tout comme, mathématiquement, le symbole de Hilbert a une fonction très différente des outils et concepts que l’on associera naturellement plus tard dans cet article à l’argument du troisième homme dans sa formulation platonicienne. Il y a un abîme entre les objets et les concepts, les Idées associées. Les mécanismes qui permettent d’aller des uns aux autres ont des structures propres, dont l’« homme générique » est une facette, importante, puisqu’elle porte à la fois les traits du singulier, de l’objet, de sa phénoménologie (l’homme marche !) et la généralité qui est le propre du concept, de l’universel. Il y va déjà au fond de la nature intrinsèquement trine de la pensée que nous retrouverons chez Frege avec sa théorisation mathématique de la distinction entre concepts et objets. Chez de Cues, la nature trine de l’Être est présente à la fois au niveau théologique, au sein de l’Un, et dans l’univers. Cette structure trine des choses, de la pensée et de l’Être se dit en des modes multiples dont l’articulation n’est pas toujours facile à théoriser quoiqu’une structure universelle sous-jacente s’y devine. Dans cette veine, celle qui se fait jour chez Alexandre d’Aphrodise et dans le symbole de Hilbert (ce dernier compris sous sa forme métaphysique : comme principe d’actualisation d’un objet tombant sous un concept) pourrait bien faire écho, au niveau de la pensée, aux trois modes de l’être du Livre II, chapitre 7 du De docta ignorantia : le pouvoir-être, la forme en soi des choses, et enfin l’être en acte.

4. Bolzano et l’infini La deuxième variante de l’argument du troisième homme est plus proche du Parménide et nous plonge directement dans le XIXe siècle : logique du symbole de Hilbert (qui fait d’ailleurs toujours l’objet de débats actuellement) est conceptuellement assez différente puisqu’elle ne vise pas à spécifier/choisir un élément. 17 N. Bourbaki, Théorie des ensembles, in Éléments de mathématiques, Paris, Hermann, puis Masson, 1939-1984.

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« Le concept d’infini a-t-il une objectualité, i.e. existe-t-il des choses dont il peut être l’attribut, y a-t-il des ensembles que nous pouvons, à bon droit, nommer infinis ? Je répondrai résolument par l’affirmative. Dans l’empire des choses qui ne prétendent ni exister ni seulement être possibles, il y a incontestablement des ensembles infinis. Comme il est facile de le voir, l’ensemble des propositions et vérités en soi est infini. Si nous considérons, en effet, une vérité quelconque, par exemple la proposition : « il y a en général des vérités », ou toute autre proposition que je désigne par A, nous remarquons que la proposition « A est vraie » est différente de A elle-même. Désignons par B cette deuxième proposition, « A est vraie », et appelons C la proposition « B est vraie », et ainsi de suite infiniment. La collection de toutes ces propositions est plus grande que tout ensemble fini.18»

Il y a ici, avec Bolzano, une rupture : l’argument du troisième homme, loin de conduire à une aporie, puisqu’il impliquerait l’existence d’un infini impensable, inaccessible, donne désormais tout au contraire une façon de construire l’infini, d’y accéder. L’idée sera développée plus avant par Cantor, qui sera le créateur d’une véritable mathématique de l’infini, à la fin du siècle. Le changement qui s’est opéré sur ces questions au cours des deux derniers siècles tient donc à un changement de point de vue. Bien entendu, l’homme n’a jamais accès à une intuition pleine et parfaite des objets mathématiques et, a fortiori, de l’infini. Il a par contre accès à une intuition pleine et à peu près parfaite de leurs processus de constitution, et il n’en faut pas plus pour garantir l’accès à une vérité pleine et parfaite sur les objets qui résultent de ces processus. Notons la portée de ces idées vis-à-vis de l’œuvre cusaine : le fait d’admettre l’existence de l’infini actuel, et surtout l’idée que l’homme y a accès de plein droit modifie entièrement la perspective lors de la théorisation du rapport de l’homme à l’absolu et à un Dieu conçu comme infini et échappant aux lois logiques et mathématiques humaines précisément en tant qu’infini.

5. Vérités humaines, vérités transcendantes Le problème est ainsi posé de l’accès à la vérité, en particulier aux vérités transcendantes, et de ce que peuvent nous en dire les mathématiques. Au-delà de la question de l’infini en acte, dans la pensée cusaine 18

B. Bolzano, Les Paradoxes de l’infini, op. cit.

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les mathématiques sont un moyen, une aide efficace dans la saisie des vérités divines. En effet, comme il n’est possible d’accéder au divin que par l’intermédiaire des symboles, il nous convient d’utiliser les signes mathématiques, du fait de la certitude qu’ils nous procurent, avec cette restriction toutefois que la vérité nous étant inaccessible dans toute son étendue, nous ne pouvons qu’en approcher. Deux problèmes sont ainsi posés conjointement : la plénitude inaccessible dans l’expérience de la vérité ; le rôle des symboles. Il va s’agir de souligner ici comment les termes mêmes de ces problèmes ont pu se déplacer ultérieurement, mais aussi de quelle manière ces déplacements, qui ont été rarement abordés en termes métaphysiques aux XIXe et XXe siècles, peuvent faire écho aux thèses cusaines. Deux exemples tirés de la phénoménologie husserlienne l’illustreront, tous deux liés à la philosophie du nombre. Signalons au passage que l’accès à la vérité est un thème central dans la pensée phénoménologique19 – et tout particulièrement la pensée heideggerienne où la vérité n’est plus pensée en termes logiques ni même comme conformité de la pensée à son objet, mais comme dévoilement, présence. Dès lors que les thèses heideggeriennes sont largement fondées sur la discussion du principe de raison (der Satz vom Grund) dans une tradition post-leibnizienne bien ultérieure, il serait sans doute intéressant de les confronter, dans l’esprit de cet article, à la pensée cusaine, à son optimisme mathématique, et aux débats qu’ils ont suscités au Quattrocento. La possibilité d’une utilisation analogique des contenus mathématiques ouvre en particulier la voie à une entente très différente de leur nature et leur portée cognitive que celle donnée par l’approche formelle ou calculatoire qui s’est développée dans les débuts du XXe siècle. Pour en revenir à Husserl, il y a un moment théorique très intéressant au début de son œuvre, à peu près celui où sa philosophie va commencer à basculer des premières recherches psychologiques qui culminent dans la Philosophie de l’arithmétique20 vers la phénoménologie. Husserl part du problème de l’intuitionnabilité des concepts mathématiques, de l’accès problématique et plus ou moins parfait à l’évidence. Les Études

19 Sur la vérité en phénoménologie et en mathématiques on pourra lire F. Patras, « Approches phénoménologiques de la vérité mathématique », in Soyons logiques, Cahiers de Logique et d’Épistémologie n. 22, A. Moktefi et al. eds, College Publications 2016, pp. 129-148. 20 E. Husserl. Philosophie de l’Arithmétique, trad. franç. J. English, Paris, P.U.F., 1972.

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psychologiques pour la logique élémentaire21 de 1894 en donnent une belle illustration. Il y introduit l’idée de « remplissements d’intentions de signification » : il ne nous suffit pas de viser un concept mathématique – disons un polygone régulier à 10000 côtés, mais même l’intuition d’un objet aussi simple que le triangle peut faire problème –, pour en avoir l’intuition. Ce n’est que sous certaines conditions que la visée théorique nous procure l’évidence, mais une évidence au fond assez incertaine et problématique et qui, l’exemple du polygone ou celui des très grands nombres le montrent, n’est pas forcément immédiate (notre intuition de l’espace ne nous permettant pas de distinguer un polygone à 9999 ou 10000 côtés). Chez de Cues, ce problème de l’accès à la vérité se pose de façon tout aussi critique : « Par conséquent, l’intellect fini ne peut pas atteindre avec précision la vérité des choses au moyen de la ressemblance […]. L’intellect, qui n’est pas la vérité, ne comprend jamais la vérité avec une précision telle qu’il ne puisse la comprendre de façon infiniment plus précise. Il est à la vérité ce que le polygone est au cercle dans lequel il s’inscrit : plus il y aura d’angles, plus il sera semblable au cercle sans jamais, toutefois, devenir égal à lui ; même si on multiplie à l’infini les angles, il ne s’identifiera pas au cercle.22 » Aussi l’essence des choses serait-elle inaccessible dans sa pureté et, plus nous serions doctes en cette ignorance, plus nous nous approcherions de la vérité elle-même. Ce problème d’accès à la vérité se déplace ainsi, de de Cues à la modernité (dont Husserl est seulement un représentant, d’autres approches que la sienne pourraient être étudiées, qui conduiraient à d’autres déplacements), d’un problème d’accès aux vérités transcendantes, infinies, divines, en un problème qui se pose déjà à l’intérieur des mathématiques et de leur saisie intuitive. La façon dont cette question a été traitée par Husserl dans le contexte de l’arithmétique et des grands nombres permet d’approfondir encore la compréhension de ce déplacement. En arithmétique comme en géométrie le philosophe est rapidement confronté à l’incapacité de la psychologie à rendre compte de la vérité. Cette difficulté est l’aporie fondamentale de la Philosophie de l’arithmétique, divisée en deux grandes parties, la première dédiée à la psychologie des nombres, la seconde aux problèmes posés par le symbolisme et le formalisme. Dans une démarche tout à fait 21 E. Husserl. « Études psychologiques pour la logique élémentaire », in Articles sur la logique, trad. J. English, P.U.F., Paris, 1975. 22 La docte Ignorance, op. cit.

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cusaine (mais évidemment non revendiquée comme telle), Husserl se rend en effet à l’évidence que ce sont seulement ces derniers qui nous donnent accès à la connaissance dès que l’on quitte le terrain des évidences élémentaires (qui portent sur les petits nombres, seuls pleinement intuitionnables). Attention toutefois : il s’agit, chez Husserl, du symbolisme au sens de l’algèbre moderne, post-cartésienne et de la faculté d’opérer avec des symboles de nombres et des règles algébriques et algorithmiques plutôt qu’avec des quantités. Si c’est en un sens différent que les contenus mathématiques jouent un rôle symbolique chez de Cues, il y a bien tout de même un fond commun : faute de pouvoir opérer avec « les choses mêmes » (les vérités divines dans un cas, l’univers infini des nombres entiers dans l’autre), il nous faut opérer avec des substituts, les symboles, qui nous garantissent, dans leur domaine de validité, une certitude. Comme l’analyse de l’intuition, celle du symbolisme conduit ainsi Husserl à aborder les grandes problématiques des mathématiques cusaines, dans leur usage métaphysique, sur le terrain même de la connaissance mathématique.

6. Gödel Au-delà de de Cues et Husserl, une tension parcourt donc l’histoire de la philosophie mathématique, tension qui se renouvelle tout en restant au fond ancrée sur le même problème fondamental, celui des modalités d’accès humain à la vérité, nécessairement, physiologiquement, imparfaites et limitées, et du pouvoir de la certitude mathématique telle qu’elle se dégage de l’écriture, du calcul, des signes, des symboles. Toute une partie de la philosophie des mathématiques du XXe siècle, de facto, lui a été consacrée à la suite, en particulier, des travaux de Gödel, où l’infini joue un rôle essentiel, comme dans la philosophie de tradition aristotélicienne et dans la philosophie Renaissante. Les théorèmes de Gödel ont été amplement commentés. Ils ont joué un rôle clé dans la philosophie mathématique du XXe siècle et pour la compréhension de la rationalité mathématique23. On évoquera ici seulement brièvement leur dimension métaphysique et ce qu’ils disent du rapport de l’homme à la connaissance. 23 Voir par exemple G. Longo, « Interfaces de l’incomplétude », in La Matematica, Einaudi, 2010, vol. 4.

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Le début du XXe siècle a été marqué en mathématiques par l’émergence de la méthode axiomatique comme fondement de la vérité mathématique mais, suite à l’émergence de paradoxes dans la théorie des ensembles, s’est posé assez vite le problème de la cohérence des théories mathématiques, y compris les plus simples, et de leur complétude : Toute proposition est-elle vraie ou fausse ? Peut-on le décider ? La grande découverte de Gödel part d’un principe de finitude de notre accès à la vérité : Si l’on n’autorise que des méthodes de déduction finies, il est impossible de démontrer la cohérence des théories mathématiques – même très simples : il suffit qu’elles contiennent l’arithmétique. Pour autant, nous croyons tous à la cohérence de l’arithmétique ou de la géométrie euclidienne ! Docte ignorance moderne, il n’y a plus, après Gödel, que deux moyens d’affirmer cette cohérence : renoncer au principe de finitude de la connaissance, ou bien se fonder sur un principe ontologique, de type platonicien, et faire de cette cohérence une pétition de principe avec l’idée que, si nous n’avons pas d’accès logique à la certitude par des méthodes finitaires, du moins tous les progrès que font les mathématiques nous confirment dans l’idée que notre conviction de cohérence des théories est justifiée24.

7. Frege Dans une perspective cusaine, la portée des travaux de Gödel touche d’abord à la finitude et à l’infini. Avant ce dernier, la plupart des débats qui nous occupent, y compris ceux autour des processus idéaux impliqués dans l’argument du troisième homme, avaient trouvé un point d’orgue chez Frege, à la fin du XIXe siècle. C’est d’abord Frege qu’il faut lire, étudier, commenter, approfondir, pour reprendre en termes modernes et penser l’actualité des débats renaissants sur l’unité, le nombre, et leur portée métaphysique. Rappelons que, pour de Cues, « La proportion, qui exprime en même temps accord et altérité dans une chose unique, ne peut se comprendre sans le nombre. Dès lors, le nombre inclut tout ce qui est susceptible de 24 Il y a encore des recherches actives en logique mathématique et en théorie des ensembles pour mieux cerner ces problèmes, l’idée étant que si l’on peut toujours adjoindre de nouveaux axiomes à une théorie pour en augmenter le champ des énoncés démontrables, le prix à payer est d’admettre des raisonnements inductifs qui nous éloignent toujours plus de la finitude. Voir par exemple P. Dehornoy, « Cantor et les infinis », in Gazette des mathématiciens, 121 (2009), pp. 28-46.

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proportions. Le nombre qui produit la proportion n’est donc pas seulement dans la quantité, mais d’une certaine manière dans toutes les choses qui, substantiellement ou accidentellement, peuvent s’accorder et différer.25» Le point de vue de Frege, pour être divers (la théorie frégéenne des nombres est une théorie cardinale, une théorie des quantités), partage avec celui de de Cues l’idée qu’il y a une forme de généricité et d’universalité dans les processus qui sous-tendent la définition et l’usage des nombres. L’œuvre de Frege est ancrée dans les mathématiques de son époque. Il hérite en particulier des outils de pensée de la géométrie et de l’algèbre de son temps, avec un but précis : montrer que l’arithmétique est l’émanation des lois pures de la pensée. C’est cette idée de lois pures de la pensée qui nous semble faire écho à la théorie cusaine des proportions/analogies, tout en en étendant beaucoup la portée et le champ d’application. Il y a chez Frege de nombreuses grandes idées, dont plusieurs ont transformé les mathématiques, la logique, et même la philosophie. La plus fondamentale peut-être tient à la distinction concept/objet, dont l’étude de l’argument du troisième homme chez Alexandre d’Aphrodise effectuée précédemment a déjà suggéré qu’elle est liée à la structure trine de l’Un. Qu’est-ce qu’un concept, pour Frege ? La nature du concept est d’être prédicatif : c’est ce qui, dans un énoncé, est affirmé d’un de ses termes. D’un point de vue mathématique, la logique de Frege est fonctionnelle : les concepts y jouent le rôle de fonctions d’un type particulier, les prédicats insaturés comme P(x) = « L’objet céleste x est une étoile ». Il s’agit de fonctions dont les valeurs sont des valeurs de vérité : en l’occurrence P(lune) = Faux, P(soleil) = Vrai. Tout cela pourrait sembler très éloigné du Un, de l’infini et des rapports entre mathématiques et métaphysique, mais c’est tout le contraire. Si Frege s’intéresse tant aux prédicats, c’est qu’ils ont maille à partir avec les nombres, car ils sont collectivisants : à un prédicat insaturé P(x), on peut associer l’ensemble des objets x tels que P(x) est vrai, {x|P(x)} -ce qui est le point de départ de la théorie des ensembles modernes26. Quelles conséquences en tirer pour une compréhension métaphysique du Un ? Rappelons d’abord la thèse classique27 selon laquelle « un n’est pas un nombre28». Frege est le premier à avoir compris dans toute sa radicalité 25

Nicolas de Cues, La docte Ignorance, op. cit. I, chap. 1. Voir F. Patras, La Possibilité des nombres, op. cit. Chapitres VIII, IX, X. 27 F. Patras, op. cit., p. 115 et suivantes. 28 On la trouve chez de Cues en lien avec la coïncidence des opposés : « L’unité ne peut être un nombre, parce que le nombre, dès lors qu’il admet ce qui le dépasse, ne peut être en aucune manière ni le minimum ni le maximum pur et simple. Mais elle est le 26

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la différence entre x (un objet; lorsque cet objet est privé de ses déterminations et conçu comme un « quelque chose » formel, il devient alors l’unité comme principe du nombre) et {x} (le même objet pensé cette fois comme une collection, ou comme une unité pensée non plus comme un « quelque chose », mais comme collection réduite à ce « quelque chose » formel, générique). Cette distinction entre un objet et la totalité formée de ce seul objet est facile à concevoir dans le langage des mathématiques formalisées mais plus délicate à appréhender dans un autre contexte. En elle se joue pourtant peut-être la différence ontologique entre l’unité comme Un (comme totalité autonome, cohérente) et les unités qui apparaissent lorsqu’il est affirmé qu’un nombre est une collection d’unités ! Notons que l’on trouve, là encore, une structure trine fondamentale de la pensée et de l’Être : avec la formule (tautologique) x ϵ {x}, le même objet est saisi pour lui-même (x), en tant que totalité ({x}) et dans une relation d’appartenance (x ϵ {x}) qui n’est autre que l’identité d’une unique entité pensée selon deux points de vue. Un autre point à évoquer encore à propos du Un est sa construction, logique ou métaphysique : Qu’est-ce tout d’abord que le 0 ? Pour Frege, en tant qu’ensemble (dont 0 serait le cardinal), l’ensemble vide : ø = { x | x ≠ x }. Et le 1 ? Pour Frege, qui note l’ensemble correspondant comme un 1 barré (à l’image de l’ensemble vide, noté comme un zéro barré) : { x | x = ø }, car un seul objet (l’ensemble vide lui-même) tombe sous le concept « égal à l’ensemble vide » ! Frege enseigne ainsi que l’un absolu est purement logique, il ne doit pas être pensé en référence aux êtres ou aux étants auxquels il est inhomogène puisque son existence repose uniquement sur les lois pures de la pensée et la contradiction pure (x ≠ x).

8. D’une philosophie des proportions à une philosophie des relations ? Des œuvres comme celle de Frege bouleversent nécessairement, on vient de le voir, l’horizon d’interprétation des thèses liées à l’Un, aux principe de tout nombre parce qu’elle est le Minimum ; et la fin de tout nombre parce qu’elle est le Maximum ». Nicolas de Cues, op. cit., I, chap. 5.

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nombres, à l’infini. Considérons maintenant encore une autre thèse cusaine : l’idée que toute recherche procède par proportions, et qu’il n’est pas de proportions sans nombres ; enfin que les nombres ne parlent pas seulement de la quantité, mais aussi des identités et différences, substantielles et accidentelles. La logique mathématique qui sous-tend cette thèse a de profondes racines historiques, la théorie des proportions étant en particulier au cœur de l’arithmétique et de la géométrie grecques telles qu’on les trouve chez Euclide. C’est d’ailleurs cette idée de proportion qui fait sans doute le mieux le lien entre nombres et grandeurs dont on sait que, chez Euclide et dans la pensée aristotélicienne, il s’agit de concepts inhomogènes, la différence ontologique entre nombres et grandeurs n’ayant été dépassée qu’avec le cartésianisme. Il y a donc une cohérence profonde à faire, au XVe siècle, de la théorie des proportions le modèle de constitution de la connaissance mathématique et, par extension, de la connaissance exacte en général. Ce que les texte cusains suggèrent à un mathématicien aujourd’hui, me semble-t-il, c’est que, certes, les règles du calcul des proportions, modèle classique de l’analogie, se transposent à la formation d’idéalités, mais que dès lors que d’autres procédés de création d’idéalités tout aussi puissants ont été mis au jour en mathématiques, ils s’insèrent naturellement dans l’horizon d’entente et d’attente suscité par les textes cusains. Il est donc légitime de se demander si, en lisant de Cues, il faut s’arrêter à l’idée de proportions, ou bien aller au-delà et viser une intention différente et plus radicale : la thèse selon laquelle toute méthode suffisamment universelle en mathématiques pourrait bien avoir à nous dire quelque chose sur l’Être des choses. L’exemple du Un et des nombres a montré qu’il existerait, en amont de l’arithmétique, un univers de lois pures de la pensée constituant le socle sur lequel les nombres, mais aussi les infinis, sont édifiés. Ces lois reposent en dernier recours, chez Frege, sur le traitement mathématique et logique des notions d’identité et de différence. La grande idée mathématique sous-jacente, qui naît avec Leibniz mais ne s’est vraiment cristallisée qu’au XIXe siècle, tient à l’existence d’un écart entre les notions d’identité, d’égalité et d’équivalence. Leibniz a en effet remarqué, sans doute le premier, que si 3 + 2 est égal à 5 sous le rapport du sens et de la quantité, 3 + 2 et 5 sont pourtant deux expressions différentes : il faut donc, en toute rigueur, un cadre théorique pour parler d’égalité, et une preuve pour montrer qu’il s’agit de deux qualités égales.

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Voici comment, à partir de ce type de considérations, on formulerait aujourd’hui la théorie des proportions et des nombres rationnels : étant donnés les couples d’entiers (p, q), q ≠ 0 on introduit la relation d’équivalence : (p, q) ~ (p’, q’) ⇔ pq’ = qp’. Les nombres rationnels sont alors définis comme classes d’équivalence de couples d’entier : p /q := {(p’, q’) | (p, q) ~ (p’, q’)} d’où on déduit p/q = p’/q’ ⇔ pq’ = qp’. Ce mécanisme du passage aux classes d’équivalence est un principe fondamental de la pensée, au cœur des mathématiques du XIXe siècle, avec des applications en arithmétique des formes quadratiques, dans la définition de notions géométriques comme le parallélisme, dans la théorie algébrique des idéaux29… Sa discussion systématique dépasserait le cadre de cet article ; elle devrait avoir lieu dans celui de la théorie générale des proportions et de l’analogie, qui déborde largement le cadre de la philosophie cusaine. Pour autant, il convenait de signaler la possibilité assez naturelle d’un dépassement mathématique de la théorie classique des proportions dans la direction beaucoup plus générale d’une théorie des relations et de l’équivalence. Cette idée permet en effet d’appréhender différemment l’idée cusaine (et pythagoricienne) selon laquelle les nombres ne parlent pas seulement de la quantité mais aussi des identités et différences, substantielles et accidentelles. Les premiers travaux de Russell30 sur les fondements des mathématiques prolongent ceux de Frege et sont emblématiques du type de développements qui peuvent être donnés à cette idée des mathématiques comme théorie générale des relations, avec diverses implications pour la théorie générale de la connaissance.

29 Sur ce dernier point, voir par exemple F. Patras, « Le fondement de l’arithmétique », in Husserl et Frege. Ed. R. Brisart. Problèmes et controverses. Paris, Vrin, 2002, pp. 93-115. 30 Culminant dans les Principia Mathematica, Cambridge University Press, 1910-1913 (écrits avec Alfred North Whitehead).

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9. La coïncidence des opposés Cet article se conclura par quelques réflexions, de nature nécessairement fragmentaire et introductive, compte-tenu de la complexité du sujet, sur la coïncidence des opposés. On essaiera de l’aborder ici avec des outils mathématiques, en suivant l’idée cusaine que ce serait là le seul mode d’accès que nous ayons aux vérités premières. Les développements qui suivent ne se prétendent pas rigoureux, il s’agit simplement d’essayer de détecter quelles structures mathématiques pourraient être implicitement impliquées dans la théorie de la coïncidence des opposés et du passage de l’infiniment grand à l’infiniment petit, et mobilisées, à terme, pour mieux pénétrer sa logique mathématique. Les deux premières idées qui viennent à l’esprit sont celles de dualité et de symétrie. Par exemple, l’échange de x et son inverse y:=1/x dans l’anneau des polynômes (dits de Laurent) k[x,y] (où l’on note k l’anneau de coefficients, disons le corps des nombres réels) est une symétrie fondamentale qui préserve toutes les propriétés de cette algèbre de polynômes généralisés. On peut très bien, dans ce type de cadre algébrique formel, interpréter x comme Ω, l’infiniment grand, et y comme ε, l’infiniment petit. La possibilité d’avoir des ordres d’infinis correspondant aux puissances successives de x indiquerait alors celle d’un calcul des infinis – celui qui a été développé systématiquement dans la théorie cantorienne des ordinaux (qui satisfont à des règles algébriques similaires). Une deuxième construction, sans doute plus pertinente, est liée aux structures d’ordre générales, dont Bourbaki faisait l’une des structures fondamentales de la pensée mathématique (la théorie cantorienne des ordinaux se limitant aux ordres dits totaux où deux éléments sont toujours comparables). La hiérarchie des Êtres et des perfections telle qu’on la trouve par exemple dans certaines preuves ontologiques de l’existence de Dieu est en effet une structure d’ordre partiel31. Les êtres intelligents y sont inférieurs, comme les êtres immortels, aux êtres intelligents et immortels, sans qu’a priori on puisse ordonner entre eux les deux premières catégories d’êtres. Dieu est la limite, le maximum, dans cette hiérarchie des êtres. En inversant la perspective, Dieu est pensé comme principe, origine, ce qui revient à inverser formellement la relation d’ordre selon le principe usuel qui définit la relation « plus grand que » à partir de « plus 31 Une structure d’ordre partiel sur un ensemble X est défini par une relation ≤ vérifiant : x ≤ y et y ≤ z ⇒ x ≤ z x ≤ y et y ≤ x ⇒ x = y.

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petit que » – et inversement, les deux ordres se déterminant réciproquement. Cette opération purement formelle et simple jeu d’écriture exploitant la symétrie entre les deux relations d’ordre opposées, transforme l’objet « le plus grand » en l’objet « le plus petit », lorsque ces objets existent pour les ordres considérés (la question de l’existence se posant au niveau mathématique comme au niveau ontologique ou théologique, une définition ou un argument formel ne garantissant pas l’existence des objets ou Êtres visés). Sans s’aventurer de façon trop assertorique sur ces questions, il est assez vraisemblable que de tels mécanismes de pensée soient implicitement sous-jacents à des thèses cusaines comme : « Il est nécessaire que le Maximum soit en acte le principe et la fin de toutes les choses finies32 », ou, de façon plus nette encore, « La quantité maximale est grande au maximum, et la quantité minimale est petite au maximum. Détache donc la quantité du maximum et du minimum : en ôtant intellectuellement le grand et le petit, tu verras clairement le maximum et le minimum coïncider33. » Le dernier point que cet article voudrait aborder à propos de la coïncidence des opposés renvoie aux implications métaphysiques de la pensée frégéenne et est assez étroitement lié à l’argument du troisième homme. Reprenons une dernière fois le schéma du Parménide dans le langage de la théorie des ensembles : il lui correspond d’abord une suite (l’homme, l’Idée d’homme, l’Idée de ce qui est commun à l’homme et à son Idée...) h, {h}, {h,{h}}, {h, {h}, {h,{h}}, … et une suite d’inclusions d’ensembles {h} ⊂ {h,{h}} ⊂ {h, {h}, {h,{h}} ⊂ … selon un schéma qui, si l’on admet qu’il peut être poussé à la limite, donne l’infini actuel des nombres entiers. On peut toutefois chercher à aller au-delà de cette construction et vouloir penser « ce qu’il y a de plus grand » – le Un de la docte Ignorance. Dans le langage frégéen, ce serait l’ensemble des ensembles, le « concept » englobant tous les concepts (un ensemble étant pensé chez lui, rappelons-le, comme le concept sous lequel tombent les objets qui lui appartiennent), dans le langage cantorien le plus grand ordinal ou le plus grand cardinal. Cette idée limite, très naturelle dans la pensée frégéenne, est pourtant dépourvue de légitimité mathématique : elle est 32 33

Nicolas de Cues, La docte Ignorance, op. cit. I, chap. 6. Nicolas de Cues, op. cit., I, chap. 4.

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contradictoire, et cette contradiction fondamentale a été à l’origine de l’une des crises majeures de la pensée mathématique, la crise des fondements des débuts du XXe siècle34. Pour autant, l’idée de « l’ensemble des ensembles » a une certaine légitimité conceptuelle même s’il est impossible de lui donner un contenu mathématique rigoureux : le simple fait qu’on puisse raisonner sur elle pour montrer qu’elle est contradictoire dans le contexte de la théorie mathématique des ensembles fait bien voir qu’elle vise « quelque chose », à la manière de ces objets inexistants comme le cercle carré35 dont la phénoménologie s’est beaucoup occupée et qui, pour ne pas exister parlent bien de « quelque chose », d’une configuration de sens qui peut être accompagnée de visées intentionnelles et de remplissements intuitifs partiels, et ceux-ci peuvent avoir un intérêt théorique, quand bien même « rien » ne serait visé en fin de compte. Ce serait-là une façon classique, pour la phénoménologie ou l’analyse psychologique, d’analyser l’ensemble des ensembles dans sa dimension cognitive : celle d’un objet inexistant ne pouvant donner lieu à des remplissements d’intentions de signification du fait de sa nature contradictoire, mais pouvant intervenir dans des pensées, des raisonnements. De Cues dirait autre chose et fait entendre une voix qu’il ne serait pas inintéressant d’écouter du point de vue même de la théorie des ensembles, des théories mathématiques de fondations, et de leur épistémologie et indépendamment des motivations théologiques de sa pensée. Dans son infinité radicale, l’ensemble des ensembles est contradictoire (comme l’est, à sa manière, le Un, et même Dieu, dans la philosophie cusaine). Mais est-ce vraiment gênant ? De fait, les mathématiciens ont appris à vivre avec cette contradiction et le fait que certains objets limites échappent structurellement à la logique naturelle et spontanée qui constitue en une totalité les objets tombant sous un concept (techniquement il existe différents moyens d’éviter les paradoxes, mais ces moyens ont toujours quelque chose d’insatisfaisant car ils court-circuitent les mécanismes fondamentaux de la pensée – qu’il s’agisse de moyens syntaxiques, en choisissant par exemple de parler de « classes » plutôt que d’ensembles pour certaines de ces totalités, ou de méthodes axiomatiques permettant de contrôler récursivement la taille des ensembles comme dans le système dit ZF – les détails de ces solutions importent peu ici). 34 Voir par exemple B. Russell, « Les paradoxes de la logique », in Revue de Métaphysique et de Morale, 14 (1906), pp. 627-650. 35 Sur le cercle carré, Husserl et Frege, voir F. Patras, « Le fondement de l’arithmétique », op. cit.

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Les paradoxes de la théorie des ensembles et les limitations qu’ils imposent à certains raisonnements pourraient donc tout simplement être acceptés pour ce qu’ils sont : non une simple limitation négative de notre pouvoir de connaître, mais la source d’une docte ignorance au sens premier du terme, une connaissance des limites de notre pensée qui en enrichit les contenus et potentialités avec, en l’occurrence, l’acceptation maîtrisée d’une forme d’impossibilité d’accès à l’infini en acte qui n’interdit pas cependant de raisonner de façon rigoureuse avec certains infinis – celui des entiers, les ordinaux cantoriens36...

36 Sur ces mathématiques post-cantoriennes de l’infini, on renvoie à nouveau à P. Dehornoy, « Cantor et les infinis », op. cit.

MATHÉMATIQUES ET MÉTAPHYSIQUE DANS L’ŒUVRE DE NICOLAS DE CUES : UN NÉOPLATONISME PYTHAGORISANT Hervé PASQUA (Université de Nice Côte d’Azur)

Comment se présente le rapport entre mathématiques1 et métaphysique dans l’œuvre de Nicolas de Cues ? Une réponse à cette question peut être cherchée dans le chapitre XI du premier livre du De docta ignorantia intitulé de manière significative : « De la grande aide des mathématiques dans l’appréhension des diverses vérités divines »2. Les vérités divines constituent l’objet de la métaphysique. On ne peut y accéder qu’en dépassant les réalités matérielles. Or, Nicolas laisse clairement entendre, dans ce texte, qu’il est douteux d’atteindre les réalités spirituelles à partir des choses matérielles, lesquelles sont dans une « instabilité continuelle ». Pour y parvenir, précise-t-il, il ne peut y avoir aucun doute sur le point de départ. Ce point de départ indubitable ne peut se trouver que dans les mathématiques : Nous n’avons rien de certain dans notre connaissance que notre mathématique et c’est elle qui est notre symbole pour aller à la chasse des œuvres de Dieu.3

La connaissance mathématique est considérée, ici, comme un modèle de connaissance certaine. Or, toute connaissance procède par comparaison enseigne le De docta ignorantia.4 Comparer signifie mesurer l’écart, la distance qui sépare une chose d’une autre dans un monde où règne l’inégalité et qui, de ce fait, est entièrement mesurable par la mens mensurans. Connaître consiste à ramener l’inconnu au connu. L’inconnu est donc du non mesurable, il échappe à la mens. On ne peut connaître que du mesurable. L’acte de connaître est ainsi assimilé à l’acte de mesurer 1 J. M. Nicolle a traduit et particulièrement bien étudié l’œuvre mathématique de Nicolas de Cues, voir Le laboratoire mathématique de Nicolas de Cues, Paris, Beauchesne, 2020. 2 De docta ignorantia, I, XI, 32. 3 De possest, 44. 4 De docta ignorantia, I, I, 3.

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une grandeur inconnue au moyen du nombre, c’est-à-dire d’une unité préalablement connue parce que précise : Toute recherche, par conséquent, procède par des comparaisons proportionnelles faciles ou difficiles. C’est pourquoi l’infini qui échappe en tant qu’infini à toute proportion demeure inconnu. Or, la proportion qui exprime en même temps accord et altérité dans une chose unique ne peut se comprendre sans le nombre. Dès lors, le nombre inclut tout ce qui est susceptible de proportions. Le nombre qui produit la proportion n’est donc pas seulement dans la quantité, mais d’une certaine manière dans toutes les choses qui, substantiellement ou accidentellement, peuvent s’accorder et différer. De là, peut-être, vient que Pythagore affirmait avec vigueur que tout était constitué et compris par la force des nombres.5

Ce passage met en avant la filiation pythagoricienne de l’hénologie de Nicolas de Cues. Nous nous demanderons dans quelle mesure, il donne la clé du rapport entre mathématiques et métaphysique tel que le conçoit ce dernier. 1. Extension du modèle mathématique à la métaphysique Le nombre produit la proportion qui permet la comparaison, dit Nicolas. Cela signifie qu’il n’est pas le résultat de la proportion. Il est lui-même précédé par ce qui est sans proportion, c’est-à-dire l’unité pure et nue de l’Un qui n’est pas un nombre, qui est sans proportion avec le fini et dont l’unité indistincte de soi demeure inconnaissable. Cela signifie que la proportion ne relève pas de la quantité seulement, elle exprime aussi accord et altérité dans une chose unique, elle est dans chaque chose qui diffère et s’accorde avec chaque chose « substantiellement ou accidentellement ». Autrement dit, une chose n’est pas autre que soi et elle est autre d’une autre parce qu’elle est une et unique. Nicolas assimile le nombre en tant qu’unité à une force constitutive de la chose. Cette force est identifiée dans les Dialogues de l’Idiot sur la sagesse à la force de l’esprit, la vis mentis qui constitue la chose en la distinguant d’une autre. Nous verrons que cette doctrine n’est pas sans référence à la pensée de Pythagore que Nicolas mentionne dans le texte cité. Le critère mathématique de la définition de la vérité est la précision absolue. La précision absolue consiste en l’égalité parfaite où ce qui est comparé ne s’oppose plus à ce à quoi il est comparé, où règne par conséquent l’incomparable et le non mesurable, l’immens. Ce non mesurable 5

De docta ignorantia, 1, II, 3.

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est du non nombrable, du non déterminable : il est infini c’est-à-dire indéterminé, sans proportion avec le fini et par conséquent inconnaissable. Afin de détacher le mesurable du non mesurable, le Cusain distingue l’infini en infini négatif et en infini privatif : ce dernier se définit comme ce à quoi on peut toujours ajouter quelque chose de nombrable, donc de comparable ; le premier est ce à quoi rien ne peut s’ajouter ni être retranché : en tant que tel, l’infini est pure simplicité, indivisible unité, il est l’Un en acte. Si on compare, en effet, quantitativement le grand et le petit, on constate qu’il peut toujours y avoir un plus grand ou un plus petit, on n’arrive jamais à l’infini, on n’atteint donc pas le maximum absolu qui échappe à toute comparaison.6 Dire que l’Un est infini négativement, c’est donc dire que rien ne peut quantitativement le limiter, qu’il est tout ce qu’il peut être : le maximum « absolu ». Dire que l’univers est privativement infini, c’est dire qu’il ne peut être limité par quelque chose de plus grand et d’extérieur à lui puisque quelque chose peut toujours s’ajouter à lui, il est en ce sens autre que Dieu. Dieu n’est pas au bout d’un univers sans bord. Le premier livre de la Docte ignorance a enseigné que Dieu est le maximum « absolu », un et infini en acte ; le deuxième nous apprend que l’univers est le maximum « contracté », multiple et infini en puissance. Nicolas parle de l’univers en le distinguant de Dieu, comme d’un infini privatif par rapport à l’infini négatif.7 Nous nous trouvons donc devant deux types d’infinis sans proportion entre eux : l’infini mathématique et l’infini hénologique. Cette distinction fait des mathématiques un dépassement et annonce un dépassement des mathématiques. Désormais, il ne reste qu’une pensée mesurante finie, une mens mensurans du fini qui identifie l’objet connu à du mesurable. Tourné vers l’Unum in se, l’esprit (mens) fini reste aveugle ; tourné vers le multiple, il voit la totalité de ce qui est s’ouvrir indéfiniment sortant du pli de l’Un et ex-sister expliqué, déplié, développé, après avoir été compliqué, replié, enveloppé dans le pli de l’Un. Echappant à toute proportion et à toute comparaison, l’Un demeure inconnu. Détaché de ce qui pourrait s’ajouter à lui, l’Un est pure indétermination et insaisissable, il est au-delà de toute mesure et de toute affirmation. Si la métaphysique est science, elle ne peut donc l’être qu’en tant que docte ignorance. Ici, mathématiques et métaphysique se rejoignent pour mieux se séparer. 6 Cf. De docta ignorantia, II, III, 97. Sur le concept cusain d’infini, voir Infini et Altérité, H. Pasqua, (éd.), Louvain-la-Neuve, Peeters, 2017 ; A.E. Wyller, « Identität und Kontraktion. Einweg zur Cusanus. Unendlichkeitidee », in Mitteilungen und Forschungen der Cusanus-Gesellschaft, 15 (1982), pp. 104-120. 7 De docta ignorantia, II, III, 97.

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Elles se rejoignent dans une même visée de ce qui est immatériel et se séparent sur le caractère inconnaissable de l’objet visé. L’ordre de la connaissance des figures et des objets mathématiques nécessairement finis est dépassé par l’ordre de l’inconnaissance qui est celui de la docte ignorance. Le point de départ mathématique conduit ainsi au dépassement des mathématiques : au « dépassement de toutes les vérités connaissables humainement », c’est-à-dire rationnellement par le calcul. Il faut donc distinguer ce qui relève de la ratio et ce qui relève de l’intellectus. La docte ignorance consiste précisément à « saisir incompréhensiblement l’incompréhensible », c’est-à-dire intellectuellement. Les seules vérités accessibles à la connaissance humaine sont les vérités mathématiques qui sont par leur précision à l’image de l’égalité absolue de l’Un avec luimême, mais d’un autre ordre. La philosophie de la connaissance, dont on nous dit fort justement qu’elle caractérise la modernité8, prend ce même chemin sans cesse repris par une pensée qui a le rien pour objet : le rien de l’Un sans l’être. On peut affirmer que la pensée de Nicolas de Cues consomme la rupture avec la métaphysique de l’être et son point de départ formulé par Aristote au début de sa Métaphysique comme science du on he on. Elle met un terme à l’alternative entre une métaphysique de l’esse et une métaphysique de l’unum, laquelle finit par s’imposer. La sagesse est une docte ignorance qui ne débouche pas cependant sur le scepticisme, parce qu’elle sait qu’elle ne sait pas et elle le sait de manière certaine. L’intellect sait qu’il ne sait pas, il sait qu’il ne peut concevoir l’essence des choses et que, grâce à la docte ignorance, il peut concevoir par-delà sa propre limitation, sans précision mais en toute certitude, un ordre de choses qui transcende ses formes de connaissance déterminées par sa finitude constitutive. Ainsi, « le maximum peut être intelligé incompréhensiblement »9. La contradiction qui s’affirme dans cette formule, loin d’embarrasser la pensée du Cusain la fonde. Une chose ne peut être et ne pas être en même temps affirme le principe de contradiction. Pour une philosophie de l’être, l’esprit humain ne peut surmonter ce principe. Or, la philosophie de Nicolas de Cues est une philosophie de l’Un. L’égalité de l’Un avec l’Un remplace la hiérarchie des êtres distingués analogiquement10. Il n’est nullement question d’un être des étants qui serait créé par un Esse subsistens 8 Cf. Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 2008, p. 257ss. (Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am Main, 1966). 9 De docta ignorantia, I, 4, 11. 10 Voir W. Beierwaltes, Denken des Einen. Studien zum Neuplatonismus und dessen Wirkunsgeschichte, ch. XIV, 1, 22, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1985.

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auquel ils participeraient11. Les étants ne sont ici qu’un reflet de l’Unum in se imparticipable, dont ils sont l’image diffractée. L’Un est au-delà de l’être qui se confond, dans la perspective hénologique, à du pensable et se divise en ce qui pense et ce qui est pensé. Tout ce qui est pensable, l’univers multiple et mesurable, c’est-à-dire calculable par la raison (ratio) à quoi se réduisent les étants, est composé de choses opposées et inconciliables entre elles, mais les opposés se concilient dans l’Unité pure et absolue. Cela est incompréhensible à la ratio discursive et calculatrice, parce qu’elle reste au niveau du monde multiple et mesurable où vaut le principe de non contradiction, mais l’intellectus peut saisir intellectuellement ce qui est incompréhensible rationnellement contrairement à la ratio qui est rattachée à la sensibilité et doit s’élever par le moyen de l’imagination de la matière singulière à l’universel. Telle est, précisément, la capacité des mathématiques dont l’objet est à la fois sensible et intelligible. Sur ce point, Nicolas suit Platon. Quand il s’agit de s’élever jusqu’à l’absolu, il est nécessaire d’abandonner tout le sensible et de dépasser le sens usuel des mots. Le Cusain recourt alors aux symboles mathématiques. Les figures géométriques et les nombres, en raison de leur universalité, se révèlent plus aptes en effet que tous les autres objets mentaux à se rapprocher de cette fin. Ainsi, en partant du point, de la ligne, du triangle, du cercle, de la sphère, qui sont des figures finies, et en les transposant dans l’infini, Nicolas montre comment on peut saisir de manière incompréhensible le maximum absolu. Les mathématiques conduisent, ainsi, à une métaphysique qui s’apparente à une méta-mathématique. Telle est la signification vers laquelle tend toute métaphysique fondée sur l’hénologie qui fait de l’unum et non de l’esse, le Principe sans principe. Dans l’Un, tout est Un. La seule relation qu’il entretient avec lui-même est celle de l’Egalité : Egalité vide de l’Un, qui n’a rien à voir avec la plénitude de vie de l’Être qui entretient avec lui-même des relations réelles que la théologie chrétienne identifie aux Personnes du Père, du Fils et du Saint Esprit. Pour Nicolas, les relations internes à l’Un sont celles de l’Un avec lui-même qui est l’Egalité et celle de l’Egalité (aequalitas) avec l’Un qui est Union ou Connexion (connexio). Son parti pris hénologique le conduit ainsi à privilégier les termes anonymes d’Un, d’Egalité et de Connexion plutôt que ceux personnels de Père, de Fils et de Saint Esprit. Nous pouvons donc parler d’un rapport entre mathématiques et métaphysique dans l’œuvre de Nicolas de 11 Telle est la pensée de saint Thomas d’Aquin ; cf. Summa Theologiae, I, Q. 3, art. 4 ; Contra Gentiles, I, ch. 21.

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Cues si nous donnons à la fonction méta le sens de dépassement du dépassement de la métaphysique de l’être. En effet, dès le chapitre XI du De docta ignorantia, les mathématiques apparaissent comme une grande aide dans l’appréhension des vérités divines parce que la spéculation mathématique incarne, aux yeux du Cusain, la vraie nature de la connaissance symbolique. Après avoir pris à témoin Boèce, Pythagore, les platoniciens et même Augustin, il écrit : Avançant sur ce chemin des Anciens, nous nous joignons à eux et nous disons, puisque aucun chemin ne s’ouvre pour accéder aux choses divines si ce n’est à travers des symboles, que nous pourrons faire usage des signes mathématiques comme étant les plus adaptés en raison de leur irréfragable certitude.12

L’usage des signes mathématiques, précise le chapitre XII, consiste à transposer les figures mathématiques finies en les élevant par transsomption « au niveau de l’infini simple et détaché de toute figure ».13 Les mathématiques mettent ainsi sur le chemin de la vérité maximale qui est l’Un en tant que précision absolue, égalité parfaite au-delà de tout nombre. La métaphysique se ramène dès lors à son acte de transgression non à ce qu’elle transgresse, à savoir l’être hypothétique de l’étant réduit au seul mesurable. La métaphysique devient science du possible, du cogitable ou de l’être en tant que pensé, non en tant qu’être, en un mot : du mesurable. Nicolas de Cues ouvre ainsi une voie nouvelle en faisant un choix décisif pour l’histoire de la pensée. Ce choix l’entraîne vers une pensée symbolique au détriment de la pensée analogique. Les conséquences s’incarneront dans une philosophie de la séparation, de la différence, de l’individu, du nombre, en un mot : d’un atomisme métaphysique et logique dont, d’une certaine façon, les « philosophes de la différence » (Deleuze, Derrida, Lévinas, …) et la philosophie analytique (Frege, Russel, …) représentent l’ultime avatar. Les étants finis en effet n’ont aucune relation, ni entre eux ni avec l’Un duquel ne peut sortir que l’Un, ils ne peuvent avoir avec lui un statut qu’à l’intérieur de son unité, car ils ne sont vraiment qu’en étant à l’image de son unité sans l’être : uns dans l’Un.

2. L’objet de la métaphysique Un tel rapport des mathématiques avec la métaphysique est-il concevable et pertinent à l’heure où cette dernière fait l’objet d’une remise en 12

De docta ignorantia, I, XI, 32.  De docta ignorantia, I, XII, 33.

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question universelle ? Il faut s’en détacher et la dépasser nous dit-on : l’injonction est sans réplique. De fait, le sens s’en obscurcit à mesure que les définitions se multiplient. Ainsi, Alain de Libera s’attarde à décrire la pluralité des métaphysiques médiévales en suivant de corpus en corpus les itinéraires, la translatio studiorum, que les vicissitudes de l’histoire leur ont imposés. Jean-Luc Marion en souligne l’indétermination originelle, ce qui ouvre au mot un espace polysémique qui en trouble l’usage soumis à l’hésitation, à l’indécision, au soupçon et finalement au rejet.14 Mais, chassez la métaphysique et, comme le naturel, elle revient au galop. Ainsi, Olivier Boulnois a pu parler de « métaphysiques rebelles ».15 Il en parle au pluriel, car l’objet de la métaphysique varie et reste appréhendé diversement. Dans tous les cas de figures, elle se retrouve sans objet déterminé et on ne sait plus ce qu’elle est. On soulève la poussière et on se plaint de ne plus voir, disait le facétieux Berkeley. L’affirmation de métaphysiques plurielles et rebelles peut présenter, toutefois, l’avantage de réfuter la conception de Heidegger selon lequel la métaphysique au singulier, c’est-à-dire toute la métaphysique à ses yeux, se ramènerait à une ontothéologie.16 En opposant à Heidegger une multiplicité de métaphysiques en fonction des objets multiples qu’elles se donnent, l’entreprise remarquable d’Olivier Boulnois permet par ricochet de mettre en exergue que la métaphysique ne peut se tromper d’objet ou, qu’à défaut, il faut y renoncer. On peut se demander, en effet, si cette stratégie ne tourne pas en faveur de la métaphysique au sens seul concevable ou possible par hypothèse de « métaphysique de l’être en tant qu’être (esse) ». Heidegger ne ferait alors que se contredire en ajoutant une métaphysique de l’être en tant que temps – c’est-à-dire à une métaphysique de l’être en tant qu’autre que l’être – à une autre métaphysique. Toute la métaphysique, déclare en effet l’auteur de Sein und Zeit, a toujours entendu l’être à partir du temps, mais elle l’a fait à partir d’une figure du temps qui est celle de la constance, de la présence ou de la permanence. : évidence selon lui qui concerne l’être permanent de Parménide, l’eidos de Platon, l’ousia d’Aristote, le Dieu médiéval, le sujet moderne. Mais est-ce si sûr ? Est-ce la permanence, ou l’immutabilité, qui a dominé 14 Cf. Jean-Luc Marion, « Doubler la métaphysique », in Métaphysique et christianisme, Coll. de métaphysique, Chaire Etienne Gilson, Paris, PUF, 2015, p. 170ss. 15 Olivier Boulnois, Métaphysiques rebelles, Paris, PUF (Epiméthée), 2013. De son côté, Francis Wolff soutient le retour de la métaphysique par la voie de la philosophie analytique, cf. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, PUF, Paris, 2013. 16 Le terme ontothéologie est d’origine kantienne ; cf. Critique de la raison pure, A632/B660.

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l’histoire de la métaphysique ? L’être est compris à partir de la négation du temps comme présence, nous dit-on. Mais l’être en tant qu’être a-t-il jamais appartenu au temps au sens heideggérien ? N’est-ce pas, précisément, parce que l’être est que l’on s’interroge sur le fait qu’il ne peut être et ne pas être à la fois au moment présent ? Autrement dit, si l’être est, il est immuable au sens où il ne peut être autre que soi c’est-à-dire non-être. L’être est, la métaphysique ne peut que se tromper d’objet en le considérant autre ou autrement et s’égarer en corrompant sa nature. La question s’impose donc : quel est l’objet de la métaphysique ? Il faut commencer par s’entendre sur son contenu à défaut de s’entendre sur le mot. Le mot, on en connaît l’histoire depuis le geste bibliothécaire d’Andronicos de Rhodes. Le sens aristotélicien qu’on lui a donné est que la métaphysique depuis Aristote, qui en ignorait le nom, est la science qui a pour objet l’être en tant qu’être (to on he on). C’est la définition la plus générale et la plus exacte qu’elle peut recevoir. Mais Aristote luimême aboutit à une philosophie de l’être en tant que substance (ousia), ou essence. Il ne s’agit donc pas strictement de métaphysique de l’être en tant qu’esse. Comment la métaphysique peut-elle s’affirmer comme science de l’être en tant qu’être, si l’être est autre que l’être, pis encore, s’il se réduit à un objet pensé ou à sa représentation, ou comme chez Nicolas de Cues au transcendantal Un : en un mot, s’il est pris pour un autre ? Ainsi, les métaphysiques au pluriel au lieu de parler de l’être parlent d’autre chose : « Tout se passe, écrit Gilson, comme si l’histoire de la métaphysique était celle d’une science qui se trompe continuellement d’objet ».17 Heidegger pense aller dans le même sens en critiquant la « structure onto-théologique de la métaphysique »18 : le métaphysicien cherche l’être et dit l’étant et comme l’étant se dit de manière multiple en raison de ses innombrables manifestations, il s’aventure à dégager de tous les étants un Etant (Ens, Seiende) privilégié et fondamental qui prend la place de l’Être (Esse, Sein). Or, l’être (esse) est rien d’étant (ens). La métaphysique s’affirme ainsi comme science de l’étant en tant qu’étant (ens in quantum ens) au lieu de s’interroger sur l’être de l’étant en tant qu’être (esse entis in quantum esse). D’où l’appel à la dépasser. Mais vers quoi si par être on entend autre chose que l’être ? La réponse à cette question dépend de ce qu’il faut entendre par science, c’est-à-dire la connaissance certaine, et par être comme au-delà 17

Etienne Gilson, L’être et l’essence, 2ème édition, Paris, Vrin, 2000, p. 316. Martin Heidegger, La constitution onto-théo-logique de la métaphysique, trad. A. Préau., in Questions I et II, Paris, Gallimard,1968. 18

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de l’étant. Or, dès que l’on veut en préciser le sens, les problèmes commencent. Soit on considère la science selon son objet et elle se multiplie en fonction des aspects considérés de cet objet (la vie pour la biologie, le mouvement pour la physique, etc) ; soit on la définit selon sa méthode comme connaissance certaine et la meilleure façon de la définir est de réduire son objet à du quantifiable, les mathématiques se présentant alors comme le modèle d’une connaissance certaine. Or, l’objet de la métaphysique n’est pas un objet quantifiable et ne constitue pas de ce fait une science de type physico-mathématique. Son statut dépend du statut non quantifiable de son objet. Mais l’être est-il un objet, c’est-à-dire une représentation, une production de l’esprit connaissant ? Si l’être se réduisait à sa représentation, jamais nous ne parlerions de l’être.19 La métaphysique entendue comme science de l’être en tant que représenté, s’affirmerait alors comme science de l’étant en tant qu’être représenté et se confondrait avec l’ontologie qui n’est pas la science de l’être en tant qu’être, mais de sa représentation. C’est donc l’ontologie et non la métaphysique, qu’il s’agit de dépasser. Ce dépassement doit consister à nier l’être comme objet, à le distinguer par conséquent de l’étant comme étant pensé. Toute la question, alors, est de savoir comment ne pas confondre l’être en tant qu’être et l’être comme objet. En posant, en effet, comme certain que l’on ne peut le connaître autrement que comme un objet, on est conduit à le dépasser en tant qu’objet de la pensée et on s’impose de faire de l’être un tout autre, un infini indéterminé qui se manifeste à la pensée en lui échappant, en se retirant et en la niant. En effet, l’être en tant qu’être au-delà de la pensée, est irreprésentable. Or, s’il ne peut être appréhendé autrement que par la pensée, le danger de l’illusion transcendantale surgit aussitôt. Faute de pouvoir comprendre l’être comme un objet pensé pour un sujet qui le pense, il ne reste plus qu’à considérer un au-delà de la pensée. Cet au-delà impensable ne peut être que pure indétermination. Nicolas de Cues identifie cette dernière à un acte pur : à l’Un comme infini actuel. La réponse du Cusain sur le sens qu’il faut donner à la métaphysique relève, avons-nous vu, de son point de départ, la vérité mathématique, qui se propose à lui comme précision absolue : un égale un. Sur ce modèle, il définit l’objet de la métaphysique comme l’Un en tant qu’Egalité absolue. En tant que tel, l’Un n’est rien d’étant, c’est-à-dire rien de mesurable. Au-delà et sans l’être, il n’est pas adéquation à l’être, mais acte d’égalisation de soi à soi dans le non-être. L’Egalité est sans contenu, elle est 19

Voir notre article « Comment dire ce qui n’est pas », in Revue Thomiste (à paraître)

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un acte pur par lequel l’Un se féconde comme Un.20 La connaissance n’est donc plus conçue comme adéquation à son objet, elle tourne le dos à la définition de la vérité comme adequatio rei et intellectus, la correspondance avec la réalité disparaît. L’approche indéfinie de son objet constitue désormais la connaissance elle-même : approche conjecturale ou symbolique d’un objet toujours insaisissable, toujours lointain, reculant sans cesse à mesure qu’on l’approche. Telle est la méthode – le chemin – de la docte ignorance systématisée par le De coniecturis. Cependant, si le dépassement de l’être en tant qu’être ne peut se faire qu’en direction d’un au-delà de l’être qui ne peut être que le non-être, la question rebondit de savoir comment de rien peut sortir quelque chose car de rien, rien ne peut sortir. Ainsi en est-il de l’Un d’où ne peut procéder que l’Un : il n’est rien, parce qu’au-delà de l’être. Platon avait de même pensé résoudre le problème en identifiant au Bien cet au-delà de l’être, epeikeina tès ousias. Le chemin qui y conduit selon lui passe par les mathématiques, dont l’objet participe à la fois au sensible et à l’intelligible, car elles nous donnent l’idée de la vérité précise et nous conduisent au dépassement de la physique, c’est-à-dire sur la voie de la méta-physique. Nicolas résout le problème en vue d’une méta-métaphysique en dépassant la métaphysique au sens de métaphysique de l’être en direction d’une métaphysique de l’Un qui est une méta-mathématique. Car l’Un est la vérité précise, l’égalité parfaite de soi avec soi. Dépasser la métaphysique de l’étant en tant qu’être en direction d’un objet indéterminé suppose franchir les limites : telle est l’option de Nicolas de Cues. Il faut déplacer celles-ci à l’infini, effacer l’horizon, car le rien ne connaît pas de frontière, il est pure indétermination. Tel est le sens que Heidegger donne hénologiquement à l’être, l’être est dans le Dasein cette force unitive qui le pro-jette au dehors, le jette là ci-devant, en se retirant du monde multiple, car il reste en retrait de toute détermination comme l’Un. « En contraste avec l’horizon déterminé de toute science particulière, écrit Jean-Luc Marion, la métaphysique se signalerait par sa puissance de transgression, de dépassement de l’horizon de chaque science déterminée vers un horizon sans détermination. »21 La métaphysique ne serait donc pas définie par son objet, l’étant en tant qu’étant ou l’étant en tant qu’être, mais comme science de « l’en tant que ». Ainsi conçue, elle se réduirait à une « herméneutique sans fin » que Nicolas de Cues fondera 20 Voir Pierre Caye« Nicolas de Cues et la question néoplatonicienne », in Nicolas de Cues. Le tournant anthropologique de la philosophie, (sous la dir. de H. Pasqua) Noesis, 26-27, Nice, 2015. 21 Jean-Luc Marion, op. cit. p. 173.

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sur un art des « conjectures » définies comme autant d’approches multiples donnant lieu à une « chasse » sans fin de ce qui demeure inaccessible et toujours en retrait : l’Un, qui source de toute détermination se retire dans la pureté de son indétermination. Infini en acte, il n’est rien d’étant, au-delà de la distinction entre possible et impossible, il est tout ce qui peut être, possest, pouvoir du possible. Ainsi, l’ens ut cogitabile de la mens mensurans reste en deçà de l’immens(um), de l’Un incommensurable qui n’est pas un nombre, qui est retiré dans son nuage d’inconnaissance et désigné par transsomption comme le terme d’une approche anagogique opposée à tout raisonnement analogique. Il s’agit donc de se tourner vers un au-delà, un méta  : un au-delà des cogitata, c’est-à-dire de tout le mesurable, des êtres de raison construits comme du pensable ou du mesurable par la ratio mathématique. Ordonnant et calculant les innombrables déterminations du monde multiple de l’inégalité dans lequel elle s’exerce, la ratio n’est qu’une face de la mens, l’autre face étant l’intellectus tourné vers le mur de la coïncidence audelà duquel l’unité de l’Un se retire. Le passage de la ratio à l’intellectus est une volte-face. Dans tout ce processus, il n’est jamais question de l’être en tant qu’être, mais seulement d’une multiplicité conduisant vers l’Un, de l’uni-vers, où toute substance ne vaut que comme relation et la relation comme con-jecture, pro-jection, ex-sistence. Infini quantitatif potentiel et infini hénologique actuel se rejoignent dans l’Un en tant que pouvoir en acte ou acte puissant, auquel Nicolas donnera le nom de Possest puis de Posse ipsum. L’unité de l’Un se dévoile, ici, comme ce en quoi tout est en tout. La figure de la ligne est significative. La ligne infinie, dit Nicolas, est indivisible parce que l’infini n’a pas de parties.22 Mais la ligne finie est aussi indivisible en tant que ligne. En effet, une ligne d’un pied n’est pas moins ligne qu’une ligne d’une coudée. La ligne infinie est donc présente dans la ligne finie. Elle y est comme forme de toutes les formes possibles de lignes, toutes différentes les unes des autres, mais toutes étant semblables en ce sens qu’elles sont constituées par le point. Le point est, en effet, partout et nulle part, il n’est pas moins dans une ligne que dans une autre plus petite ou plus grande, parce qu’il se déplace à une vitesse infiniment croissante. L’infini contient ainsi le fini et est en même temps contenu par lui, il est à la fois en puissance et en acte, il est possest.23 Chaque ligne est constituée par le point qui est tout partout. Ainsi le maximum simple contient tout, il est tout ce qui peut être. 22 23

p. 9.

Cf. De docta ignorantia, I, XVII, 48. Cf. De possest, Introduction, traduction de H. Pasqua, Paris, PUF (Epiméthée), 2014,

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Les catégories mathématiques ne nous apprennent rien sur l’unité de l’Un comme maximum absolu, mais nous montrent la pertinence de l’approche symbolique ou conjecturale des mathématiques conduisant à la docte ignorance, à l’hénologie que nous appelons négative dans la mesure où l’Un se retire dans le néant de son indétermination. L’Un est visé comme immens(um), impensable, au-delà de ce que la ratio peut comprendre c’est-à-dire le saisir comme un objet mesurable parce que susceptible de plus ou de moins. En partant de l’objet mathématique, la méthode de la docte ignorance part d’un objet non empirique, d’un objet qui est le produit de la vis mentis, la force de l’esprit, comparé par Nicolas à un compas. Cet objet acquiert le statut de signe qui, par le mouvement de transsomption, désigne – renvoie à – un infini inassignable. Le signum est le point en mouvement. Un texte de Pascal exprime bien le lien qui unit le signe au signifié : « Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties ? – Oui. Je vous veux donc faire voir une chose infinie et indivisible. C’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie. Car il est un en tous lieux et est tout entier en chaque endroit. Que cet effet de nature, qui vous semblait impossible auparavant, vous fasse connaître qu’il peut y en avoir d’autres que vous ne connaissez pas encore. Ne tirez pas cette conséquence de votre apprentissage qu’il ne vous reste rien à savoir, mais qu’il vous reste infiniment à savoir ».24 Ainsi, la ligne potentiellement infinie dans la ligne finie devient le signe de l’infini actuel. Potentialité et actualité s’unissent, leur union résulte de la force de l’esprit, la vis mentis, image vivante (viva imago) de la force unissante de l’Un qui est au-delà du nombre « infini et sans parties ». Le statut de la figure géométrique ou de l’objet mathématique est donc celui de signe qui, ne désignant rien, ne peut renvoyer qu’à un signe en constituant un réseau de relations, une structure symbolique, où un signifiant renvoie à un signifié et donne un sens au signe indépendamment de tout référent.25 La notion de point est à l’origine des développements des théories des indivisibles et de la découverte du calcul infinitésimal. Sans cette structure, pas d’effet de sens. Or, l’ensemble des objets mathématiques constitue un ordre symbolique de relations selon l’avant et l’après, telle la série numérique ou la série des polygones réguliers. Le passage à la limite en direction de l’infini ouvre ainsi la perspective du sens. La ligne infinie 24

Blaise Pascal, Preuves par le discours I. Cf. le Compendium où Nicolas développe une théorie du signe. Voir Introduction, traduction et notes de H. Pasqua, Paris, Ed. Manucius, 2014, p. 12ss. 25

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est en acte toutes les figures potentielles que trace le point en se mouvant et constitue un signe dont le sens s’épuise dans sa relation à ce qu’il vise, à savoir l’unité inassignable de l’Un. La force signifiante de l’esprit est donc première et constitutive des objets mathématiques.26 La méthode de la docte ignorance énonce une métaphysique de l’esprit qui amorce le tournant anthropologique de la philosophie moderne.27 Le sujet connaissant se révèle être le commencement et la fin de la connaissance qui culmine dans la docte ignorance. L’objet des mathématiques est l’infini présent de manière cachée dans les figures géométriques finies comme une force agissante par laquelle il se retire dans la pureté de son unité en les tirant à lui. Le recours aux objets mathématiques comme signes désignant, par un effet de la transsomption, l’infini inassignable n’a aucune signification ontologique. Nous nous trouvons devant une philosophie de l’esprit constitutive de son objet réduit au quantifiable, au mesurable.

3. Un néoplatonisme pythagorisant La pensée cusaine peut être qualifiée de néoplatonisme pythagorisant, dès lors que le nombre, quantité discrète, caractérise l’objet défini comme mesuré par la pensée mesurante. La découverte pythagoricienne des incommensurables – ou irrationnels – force à mettre l’infini dans le fini. Sans infini pas de fini, rien n’est en dehors de l’infini, l’infini est ce sans quoi rien n’est fini. Autrement dit, c’est par l’Un qui est le maximum infini qu’est ce qui est en tant que nombrable, c’est-à-dire mesurable. Ce qui est reflète l’Un et s’épuise dans sa condition de reflet. Car, c’est parce qu’il est un qu’est ce qui est, ce n’est parce qu’il est qu’il est un. L’Un est premier et précède tout ce qui est, il est au-delà de toute détermination ou plus précisément il est la négation de toute détermination, c’est-à-dire de tout ce qui le nie en le déterminant. L’Un ne compte pas, il n’est pas un nombre, mais la source des nombres. Il est donc puissance génératrice et acte d’engendrer et de s’engendrer soi-même comme nonautre, car il n’a pas de limite, il est infini : il est l’infini lui-même. Le problème de la conjecture comme relation à est lié à celui posé par la découverte pythagoricienne des nombres incommensurables ou irrationnels, qui affirme la présence de l’infini dans le fini. Un infini se 26 Cf. Jean-Michel Counet, Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cues, Paris, Vrin, 2000, p. 199. 27 Voir Noesis, 26-27, Nice, 2015.

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creuse au cœur du fini, ce qu’illustre l’image cusaine du polygone dans le cercle, plus il y aura d’angles, plus il sera semblable au cercle sans jamais toutefois devenir égal à lui ; même si on multiplie à l’infini les angles, il ne s’identifiera jamais au cercle.28 Quand Nicolas projette à l’infini la ligne et distingue un infini privatif d’un infini négatif, il surmonte le scandale d’un infini présent au cœur du fini. Il pose, pour ainsi dire, l’infini dans le prolongement et à la fois au-delà du fini. La raison calculatrice n’a plus qu’à s’humilier devant l’infini incommensurable en réduisant la philosophie à l’amour de la sagesse ou, comme dit Nicolas, à une chasse de la sagesse par rapport à une sagesse plus haute qui est la docte ignorance. Un abîme s’ouvre et reste béant entre les deux infinis, une « distance infiniment plus infinie »29 les sépare. L’art cusain des conjectures a pour but d’intégrer cette distance et d’approcher autant que possible la vérité de l’objet qu’il n’atteindra jamais. Une conjecture est une perspective sur un objet, complétée par d’autres perspectives, elle se réalise grâce à des figures assez proches des cercles de l’auteur de l’Ars generalis et auront une grande importance dans le traité cusain, notamment la figure P. Puisque l’esprit (mens) humain tourné vers le monde de l’inégalité est capable seulement de mesure (mensura) en distinguant, en nombrant, en délimitant chaque chose, l’Idiota peut dès lors nourrir l’ambition de mesurer tout. Il énumère les choses finies en fonction du plus ou moins, de leur excès, de leur degré, il approche la vérité de manière approximative, il impose un nom aux choses pour distinguer les unes des autres. Mais il sait que l’unité pure et nue de la vérité, la précision absolue, ne 28 De docta ignorantia, I, III, 10 : « Par conséquent, l’intellect fini ne peut pas atteindre avec précision la vérité des choses au moyen de la ressemblance. La vérité, en effet, n’est pas quelque chose de moins ou quelque chose de plus, elle consiste en quelque chose d’indivisible, et tout ce qui n’est pas le vrai lui-même ne peut la mesurer avec précision, comme par exemple ce qui n’est pas le cercle ne peut mesurer le cercle, dont l’être est indivisible. Donc, l’intellect, qui n’est pas la vérité, ne comprend jamais la vérité avec une précision telle qu’il ne puisse la comprendre de manière infiniment plus précise. Il est à la vérité ce que le polygone est au cercle dans lequel il s’inscrit : plus il y aura d’angles, plus il sera semblable au cercle sans jamais, toutefois, devenir égal à lui ; même si on multiplie à l’infini les angles, il ne s’identifiera pas au cercle. Il est donc évident que tout ce que nous pouvons savoir du vrai, c’est que nous savons qu’il est impossible de le saisir avec précision tel qu’il est. Car la vérité, comme nécessité absolue, ne peut être ni plus ni moins ce qu’elle est, et se présente à notre intellect comme possibilité. La quiddité des choses, qui est la vérité des étants, est inaccessible dans sa pureté. Tous les philosophes la cherchent, mais aucun ne l’a trouvée telle qu’elle est. Et plus profondément nous serons doctes dans cette ignorance, plus nous approcherons de la vérité elle-même ». 29 Blaise Pascal, Pensées, Louis Lafuma, 308.

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pourra jamais être atteinte. La théologie affirmative ne peut y accéder, car elle naît de la capacité de distinguer propre à la ratio qui se meut dans la pluralité et dans la diversité affirmant la vérité par la distinction, non par l’unité et l’égalité qui est Dieu. Dans cet esprit, la conception de la docte ignorance s’affirme comme méthode d’approche de la vérité, toujours en chemin sans jamais atteindre son objet. Comme on l’a vu, la connaissance n’est plus conçue comme adéquation à son objet reposant sur la définition de la vérité comme adequatio rei et intellectus. La correspondance entre l’intellect et la réalité est rompue. La vérité ne repose pas sur l’adéquation de l’intellect à la chose, elle est inadéquation constante, elle ne saurait donc se fonder sur la science de l’être en tant qu’être, seul l’Un se connaît lui-même comme aequalitas par le retour sur soi : elle est l’objet d’une recherche incessante. Mais, au lieu de renoncer au savoir, cette absence de correspondance est transformée par le Cusain en condition de toute connaissance possible. L’approche indéfinie de son objet est constitutive de la connaissance elle-même : approche conjecturale, ou symbolique, d’un objet toujours insaisissable, toujours lointain, reculant sans cesse à mesure qu’on l’approche. Telle est la méthode – le chemin – de la docte ignorance, elle inaugure la modernité nous dit H. Blumenberg.30 Mais, en réalité, nous restons en chemin, un chemin qui ne mène nulle part, parce qu’il est le chemin d’une pensée sans objet, un chemin qui finit par se confondre avec le but. La philosophie de la connaissance, dont on nous dit qu’elle inaugure la modernité, prend en vérité le même chemin d’une pensée qui a le rien pour objet : le rien de l’Un sans l’être. L’Un reste sans regard jeté sur soi par un autre que soi. Mais si l’exact définit le vrai et que la précision absolue renvoie à l’Egalité de l’Un avec l’Un, le flou d’une « interprétation sans fin » ne va-t-il pas prendre le dessus ? Si penser l’être consiste à en interpréter les représentations, nous sommes en ontologie, non en métaphysique. Si la pensée est constituée par le langage mathématique comme condition de sa possibilité, le langage détermine le processus auto-constitutif de l’être comme objet, réduit à sa représentation, à la pensée qui le pense en le ramenant à du pensé, c’est-à-dire à du mesurable. L’objet pensé est mis en langage. A partir du moment où l’être ne se donne que dans le langage comme langage autant dire que la question de l’accès à l’être ne se pose pas, il fusionne avec le mot. Dire l’être, c’est en faire un mot : « l’être

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Voir note 7.

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qui peut être compris est langage » dit Gadamer31. Nous sommes devant une ontologie de type linguistico-mathématique, à l’opposé d’une métaphysique de l’être (esse) en tant qu’être qui échappe à cette dernière autant qu’à une herméneutique douteuse. Car l’être est toujours déjà là, précédant la pensée et manifesté à elle, certes à travers la lumière du langage, mais n’en demeurant pas moins accessible à la pensée sans se confondre avec elle ni se réduire au langage qui l’exprime. Une philosophie de l’esse ne se résume pas à mettre face à face un sujet et un objet fusionnant dans l’acte de connaître. Penser consiste à attribuer à l’être les prédicats qui lui sont propres, c’est-à-dire les transcendantaux : l’un, le bien, le vrai, le beau, et non des prédicats du sujet connaissant, ce ne sont pas des concepts produits par la pensée, mais des attributs de l’être en tant qu’être. L’être est au-delà de toute pensée et de tout langage, il est étranger à toute métaphysique de la subjectivité. La pensée n’est pas enfermée dans le cogito. L’ontologie qui réduit l’être à du pensé, à du calculable, à l’objet qu’elle construit par le concept, doit céder le pas à la métaphysique de l’être en tant qu’être (esse), à une métaphysique des transcendantaux pour laquelle la connaissance n’est pas une affaire de domination du sujet pensant, mais celle d’une participation à l’être et par lui à l’un, au bien, au beau, à la vérité, ses transcendantaux. Toute la difficulté est de saisir le caractère convertible des transcendantaux avec l’être en donnant à l’être la priorité, le primat. Il s’agit de penser que c’est, parce qu’il est, que l’être est un, bon, vrai beau : ce n’est pas parce qu’il est un, vrai, bon, qu’il est. Or, toute la puissance de spéculation cusaine tend à montrer que l’Un est auto-constitutif et que ce mouvement autoconstitutif se produit sans l’être. L’Un est au-delà de toute détermination, il n’est ni A ni non-A, ni être ni non-être, si on entend par A et être une détermination. C’est bien pourquoi il n’est pas un nombre. Il se confond avec la vérité maximale qui est précision absolue, c’est-à-dire égalité de l’Un avec l’Un : En outre, la vérité maximale est le Maximum absolu. Donc, ce qui est vrai au maximum est que le Maximum absolu lui-même soit ou ne soit pas, ou qu’il soit et ne soit pas, ou que ni il soit ni il ne soit pas : on ne peut ni dire, ni penser davantage.32

Il n’est nullement question ici de l’être du maximum ou du maximum en tant qu’être, mais de sa nécessité au sens où de l’Un ne peut procéder 31 H. G. Gadamer, Vérité et méthode (1960), Paris, Seuil, 1996, p. 500 (Wahrheit und Method, Tübingen, 1960). 32  De docta ignorantia, I, VI, 16.

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que l’Un. C’est parce qu’il est un, qu’il n’est pas. Jean-Michel Counet écrit : « c’est seulement dans la mesure où le maximum existe qu’existe aussi le néant »33 Il ne faut y voir, souligne-t-il, aucune contribution à l’argument ontologique. On doit, en effet, parler plutôt d’argument hénologique et conclure à la nécessité absolue de l’Un en qui coïncident la possibilité absolue et l’actualité absolue en tant que materia prima. La matière première était atteinte dans l’ignorance par les Anciens, c’est-àdire indépendamment des formes qui apportent l’actualité. En tant que possibilité pure, la matière première était l’exact opposé de l’actualité pure. Possibilité pure et actualité pure, affirme Nicolas, se distinguent dans le monde multiple des choses régi par la proportion et ne coïncident que dans l’unité pure et nue de l’Un. Le fini résulte de la jonction de la possibilité et de l’actualité qui se limitent l’une par l’autre, de sorte qu’il n’y a pas de matière sans forme ni de forme sans matière. Le composé matière forme est donc un résultat de cette union constitutive, qui n’est autre comme on va le voir que l’œuvre exclusive de la forme. Cette autoconstitution du monde fini est à l’image de l’auto-constitution de l’Un qui résulte lui-même d’une effectuation éternelle de soi par soi et, dans la mesure où Dieu se confond avec l’Un, il peut s’affirmer comme causa sui. Possibilité absolue et nécessité absolue coïncident dans l’Un qui ne peut être qu’Un. Nicolas approfondira sans cesse cette thématique en particulier dans le Possest et poursuivra, jusque dans le De apice theoriae sa dernière œuvre où l’Un recevra le nom de Posse ipsum, c’est-à-dire le pouvoir de faire et d’être fait : pouvoir caché car jamais manifesté, toujours en retrait et manifeste puisque tout ce qui est n’est que par lui en tant que son reflet. Car l’Un ne fait pas nombre avec lui-même étant la simplicité maximale : Pour ces raisons et une infinité d’autres semblables, la docte ignorance voit très clairement que le Maximum est nécessairement simple, de telle sorte qu’il est la nécessité absolue. Or, on a montré que le Maximum absolu ne peut être que l’Un. Donc, il est tout à fait vrai que le Maximum est l’Un.34

Le maximum absolu est la Forme des formes, cela signifie que tout ce qui est intelligible peut être intelligé. Quand Nicolas parle de l’esse, de l’être, à vrai dire il ne parle pas de l’être en tant qu’être mais de l’être en tant que maximum absolu. Le maximum absolu est simple et nécessaire et nécessairement simple, il n’est autre que l’Un comme pure intellection de soi, comme Aequalitas. Héritier d’Eckhart, Nicolas affirme avec ce 33

Jean-Michel Counet, op. cit., p. 174.  De docta ignorantia, I, VI, 17.

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dernier que Dieu est Être en tant que retour sur soi, c’est-à-dire Intellect. Forme des formes, Dieu est la seule vraie Forme, l’Archétype de toutes choses dont les formes finies et particulières ne sont que les images. Les images ont donc un statut méontologique. En tant qu’images les créatures sont un reflet de Dieu, c’est-à-dire formes dans la Forme des formes, elles sont en tant qu’intelligées par l’Intellect non comme un effet dont la réalité serait un acte d’être propre, mais comme l’Un est dans l’Un. L’Intellect en tant que Forma formarum est une force constitutive de tout ce qui est intelligé. En ce sens, la Forma formarum est Forma essendi, car être signifie être intelligé. Dans le De dato Patris luminum, Nicolas reprend la formule « forma dat esse rei »35 et en donne le sens. Elle ne peut vouloir dire que la forme est avant de donner l’être à la chose dont elle est la forme, car cela signifierait que la chose qui n’est pas sans la forme serait avant d’être (« Esset enim, antequam esset »). La forme n’a donc pas ici le sens de modèle, d’exemplaire hors de la matière (l’eidos platonicien) ; elle n’est pas non plus considérée comme étant associée à une matière constituant avec elle l’étant (l’ousia aristotélicienne). Elle désigne l’être même de la chose. La forme est l’être même de toute chose qui est, de sorte que l’être donné de la chose est la forme elle-même donnant. Le don de l’être est la forma essendi non un actus essendi.36 Il est constitutif au sens où il fait de la forme la matière elle-même au sens de réception, la forme se reçoit, elle est la donatrice, le don et le donataire. La Forma formarum est forma essendi dans la mesure où l’être de la chose est reçu comme forme et se confond avec elle. Mais la forme est ellemême reçue de la Forma formarum, qui est Dieu identifié à l’Intellect conformément à la doctrine de Maître Eckhart, elle est reçue comme une similitude, comme reflet, car, en se donnant, le don est reçu en se contractant, selon le mode dans lequel il se reçoit, c’est-à-dire selon le mode fini. La forme particulière est un mode qui reflète de manière finie la forme universelle ou le tout lui-même, la Forma formarum. La forme donnée se réduit – se contracte – en étant reçue à la mesure de la distance qui la sépare de la forme donnante. La forme donnée et la forme donnante sont deux modalités de la même chose ou de ce que Spinoza appellera la substance unique et qui n’est autre finalement qu’une reprise de l’Un sans l’être. En vérité, la forme ne s’est jamais donnée comme être au sens 35 De dato Patris luminum, I, 98 : « Que la forme donne l’être à la chose, voilà ce que cela signifie : la forme est l’être même dans chaque chose qui est, de sorte que l’être donné à la chose est la forme elle-même donnant l’être » (Trad. H. Pasqua, éd. du Cerf, à paraître). 36 Cf. De aequalitate, 18.

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d’actus essendi, mais au sens de forma essendi qui désigne la chose comme connaissable, c’est-à-dire mesurable par la force de l’esprit, vis mentis, qui n’est que force mesurante, mens mensurans  : S’il n’y a pas de connaissance dans l’intelligence, comment celle-ci pourrait-elle se mouvoir selon son dessein ? En revanche, s’il y a une connaissance de la chose qui doit être expliquée dans le temps, qui est la mesure du mouvement, une telle connaissance n’a pu être abstraite de la chose, puisque celle-ci n’est pas encore dans le temps.37 Si, donc, il y a une connaissance sans abstraction, elle est sûrement celle dont parlent les Platoniciens, qui n’est pas à partir des choses mais à partir de laquelle les choses sont. C’est pourquoi ils n’ont pas voulu que de telles formes des choses soient quelque chose de distinct et de différent de l’intelligence elle-même, mais que, plutôt, de telles formes distinctes entre elles constituent une seule intelligence simple compliquant en soi toutes les formes.38

4. La mens mensurans comme vis mentis Nous nous trouvons bien devant une métaphysique de l’esprit (mens) comme force (vis), comme pouvoir constitutif de la mens mensurans qui réduit l’être de ce qui est à l’être connu, c’est-à-dire mesurable et produit par l’esprit lui-même. La structure matière-forme, comme proportion peut se comprendre à partir de l’activité mathématique propre de l’esprit. Nicolas conjecture de la sorte à partir des figures mathématiques quelque chose de la Forma formarum, c’est-à-dire de l’Intellect auquel il identifie Dieu. La Docte Ignorance développe ainsi un discours de la méthode qui consiste à aller des formes finies à la forme infinie par une double transition des figures finies aux figures infinies et des figures infinies au maximum absolu. Puisque de ce qui précède, il résulte que le Maximum absolu ne peut être aucune des choses connues ou conçues par nous, et que nous nous sommes proposés de le découvrir avec des symboles39, il est nécessaire de dépasser la simple similitude. En effet, tous les objets mathématiques étant finis, – et 37 Nicolas reprend la doctrine plotinienne du Noûs et du rapport entre le Noûs et ses parties totales, les intelligibles. On peut y voir l’origine de la notion kantienne du temps comme forme a priori de la sensibilité. 38 De docta ignorantia, II, IX, 147 ; voir Dialogus de genesi, II, 20, 53-69. 39 Le symbole se distingue de l’image en ce sens que celle-ci doit tout son être à l’être dont elle est le reflet, alors que le symbole en tant que signe est construit ; la première établit une relation proportionnelle avec d’autres images semblables, le deuxième construit une relation avec l’infini. Alors que l’être dont elle est l’image est absolument transcendant à celle-ci, l’infini est immanent au fini dans la mesure où la ligne infinie est en puissance dans la ligne finie.

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on ne saurait les imaginer autrement - si nous voulons nous servir, comme exemple, de choses finies dans notre ascension vers le Maximum absolu, il faut : premièrement, que nous considérions les figures mathématiques finies avec leurs propriétés et leurs raisons ; deuxièmement, que nous transposions ces raisons, en les faisant correspondre à des figures infinies ; troisièmement, que ces figures soient transposées avec encore plus de hauteur au niveau de l’Infini simple et détaché de toute figure. Alors notre ignorance nous enseignera de manière incompréhensible comment nous, qui travaillons péniblement au milieu d’énigmes, pouvons avoir sur le Très Haut une pensée plus correcte et plus vraie.40

Cette méthode va du quantifiable au non quantifiable, du mesurable au non mesurable, du limité au non-limité. Elle est conforme à la doctrine selon laquelle l’infini échappant à toute proportion est inconnu. Seul ce qui est susceptible de plus ou de moins peut être compris avec le nombre. Mais l’Un, en tant qu’unité simple, n’est pas un nombre. Il est inconnaissable. Ainsi, les figures finies telles la ligne, le cercle, le triangle, la sphère, distinctes les unes des autres parce que finies, une fois portées à l’infini par un passage à la limite s’identifient les unes aux autres, elles cessent d’ex-sister. Toute distinction s’efface dans le maximum absolu qui est unité infinie, c’est-à-dire sans limite. Le cercle symbolise le mieux l’unité du maximum absolu. Dans un cercle fini, centre, diamètre et périmètre sont distincts. Dans le cercle infini, ils s’unifient en perdant leur distinction. Si le périmètre est infini, il s’ensuit que le diamètre l’est également, et si le diamètre est également infini, son milieu, le centre du cercle se situe partout, il est aussi infini et s’identifie au cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Ainsi le passage par transsomption du cercle fini au cercle infini nous dévoile la nature de l’unité parfaite de l’Un : Le cercle41 est la figure parfaite de l’unité et de la simplicité. Plus haut, nous avons aussi montré que le triangle est un cercle, et de la même manière que la Trinité est Unité. Et cette Unité est infinie, comme le cercle est infini. C’est pourquoi elle est, pour ainsi dire, infiniment plus une et plus identique que toute unité exprimable et saisissable par nous. Car, il y a dans cette Unité infinie une si grande identité, qu’elle précède toutes les oppositions même relatives, parce que là, l’autre et le divers ne sont pas opposés à l’identité. Donc, comme le Maximum est l’Unité infinie, tout ce qui lui convient est lui-même sans diversité et sans altérité, de telle manière que sa bonté n’est pas autre que sa sagesse, elles sont la même chose. En lui, en effet, toute diversité est identité. Dès lors, sa puissance étant parfaitement une, elle est à la fois parfaitement forte et infinie. Et sa durée est si parfaitement une 40 41

De docta ignorantia, I, XII, 33. Sur le symbole du cercle, voir Boèce, De institutione arithmetica II, 30.

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que, en elle, le passé n’est autre que le futur et que le futur n’est autre que le présent, ils sont la durée parfaitement une – ou l’éternité – sans commencement ni fin42. A la vérité, le commencement est tel que, en lui, la fin est aussi commencement.43

« Le maximum enferme tout dans la simplicité de son unité », ajoute Nicolas. Cette unité n’est pas l’unité du nombre à laquelle s’opposent l’altérité, la pluralité, la multiplicité. L’unité maximale est celle de l’Un auquel rien ne s’oppose et qui est antérieur à toute opposition. Source du nombre sans être le nombre, il n’est la négation du fini multiple et inégal que pour en être l’affirmation infinie, car tout est Un dans l’Un : En vérité, le Maximum est au-dessus de tout cela. Dès lors, nous devons nécessairement rejeter ce qui est atteint avec le concours de la matière, soit par les sens, soit par l’imagination, soit par la raison, afin de parvenir à la compréhension la plus simple et la plus abstraite, là où tout est un, où la ligne est un triangle, le cercle une sphère, l’unité une trinité, et inversement, là où l’accident est substance, où le corps est esprit, le mouvement repos, et ainsi de suite. Et, à partir du moment où l’on comprend qu’une chose quelconque est dans l’Un même, alors on comprend l’Un et on comprend que l’Un même est tout et que, par conséquent, chaque chose est en lui toutes choses.44

Nicolas est ainsi amené à concevoir le nombre comme une conjecture de l’esprit. Sans le nombre, affirme-t-il, il n’y a pas d’activité cognitive de l’esprit. Le terme de nombre désigne la multiplicité du donné empirique. Sans cette multiplicité tout serait indistinct et l’esprit n’aurait plus rien à mesurer selon le plus et le moins. Toute connaissance, affirme la Docte Ignorance, se fonde sur la proportion et la proportion sur le nombre. L’Idiot, dans les Dialogues sur la sagesse et l’esprit, souligne que la vérité se saisit dans le nombre et la grandeur, au Philosophe qui lui demande d’expliquer comment Boèce45 cet homme très savant peut dire que la compréhension de la vérité de toutes choses se trouve dans la multiplicité et dans la grandeur, il répond : Je crois qu’il a référé la multiplicité à ce qui est distinct et la grandeur à ce qui est entier. Car, comprend correctement la vérité d’une chose celui qui la distingue de toutes les autres et en saisit l’intégrité, au-delà et en deçà de laquelle elle ne saurait avancer sans cesser d’être entière. En géométrie, la 42

Voir De coniecturis, I, 8, 34. De docta ignorantia, I, XXI, 63. 44 De docta ignorantia, I, X, 27. 45 Cf. Boèce, De institutione arithmetica, I, 1 (PL, 63, 1081 a); De institutione musica, II, 3 (PL, 63, 1196 d) : « Omnis vero quantitas secundum Pythagoram vel continua vel discreta est. Sed quae continua est, magnitudo appellatur, quae discreta est, multitudo. » ; voir De docta ignorantia, I, 11, 32. 43

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discipline détermine l’intégrité du triangle, afin qu’il ne soit ni au-delà ni en deçà ; en astronomie, elle détermine l’intégrité des mouvements et ce qu’est chacun d’eux. Par la science de la grandeur, on obtient la limite de l’intégrité des choses et la mesure, comme par la science des nombres on obtient leur distinction. Le nombre permet de distinguer les choses communes dans la confusion et pareillement à rassembler les choses dans ce qu’elles ont de commun ; la grandeur, en revanche, sert à comprendre que l’intégrité des choses consiste en leur limite et leur mesure.46

Tout ce qui est multiple est déterminé. Or, toute détermination implique le nombre. Le nombre est donc une condition de possibilité de la connaissance de ce qui est multiple. Mais l’unité pure et nue de l’Un n’est pas un nombre, celui-ci ne peut donc être objet de connaissance : il ne peut être que l’objet de la docte ignorance. Jean-Michel Counet a pertinemment souligné le paradoxe du concept de nombre qui, écrit-il, « tout en étant une condition nécessaire de toute activité cognitive de l’esprit humain est lui-même le premier produit de cette activité ».47 Nicolas de Cues, en effet, insiste sur ce point : « la pluralité des choses n’est qu’une manière d’intelliger de l’esprit divin. (…) » ; « Le nombre et toutes choses viennent de l’esprit »48 ; « Car seul l’esprit nombre49. L’esprit ôté, il n’y a plus de nombre distinct »50. La multiplicité n’est donc pas considérée dans les choses, mais dans l’esprit. Ce n’est pas parce que les choses sont qu’elles sont multiples, elles sont multiples parce que l’esprit les considère comme telles. Ainsi, l’esprit pose la multiplicité des choses en même temps qu’il s’y soumet. Cette conception répond à la question de savoir comment l’Un qui n’est pas un nombre peut engendrer le nombre. L’Un, en effet, ne peut se compromettre avec le multiple et doit se retirer dans le non-être de son unité pure et nue au moment où surgit la multiplicité des nombres. Ce retrait n’est pas un retrait hors de l’être dont il n’a jamais été question, mais un retrait dans l’origine mentale – intellectuelle – avec laquelle l’Un se confond en s’auto-constituant par le retour de soi sur soi à l’intérieur du mouvement ternaire par lequel l’unitas de l’Unum s’unit à son aequalitas grâce à la connexio qui s’accompagne d’une déconstruction du nombre. 46 Dialogues de l’Idiot, X, 126, Introduction, traduction et notes de H. Pasqua, PUF Epiméthée, Paris, 2011. 47 Jean-Michel Counet, op. cit., p. 310. 48 Dialogues de l’Idiot, VI, 93, 95. 49 « Sola mens numerat » : cf. Saint Augustin, De libero arbitrio, II, 125 (CSEL LXXIV, 68, 16-19) ; voir De docta ignorantia, II, 3, 108 ; De ludo globi, II, 90. 50 « Numerus discretus » : cf. Proclus, In Platonis theologiam, IV, 28 ; voir De dato Patris luminum, III, 105.

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L’esprit, la mens, possède la faculté de s’auto-affecter en produisant le nombre, c’est-à-dire le monde multiple nombrable, mesurable, sans compromettre son unité qui est sauvegardée par cette déconstruction. Le monde nombrable ne se réduit donc pas au monde empirique, il est l’objet construit par l’esprit humain permettant de mesurer le monde créé par l’esprit divin dont il est l’image. Nicolas de Cues prend soin de distinguer la production conceptuelle de l’esprit humain et la création réelle de l’esprit divin. Jean-Michel Counet souligne que le fait que l’esprit divin soit à l’origine de la multiplicité des choses n’est pas une nouveauté, le fait que l’esprit humain lui soit associé et participe aussi à cette constitution est quelque chose de plus neuf.51 C’est là un aspect d’une importance décisive. Selon le Cusain, en effet, le nombre produit par notre esprit est l’image du nombre produit par l’esprit divin. Or, toute la réalité de l’image est dans ce dont elle est l’image52, à savoir l’Archétype qui est le mode selon lequel l’esprit divin produit réellement la multiplicité nombrable. Le nombre est constitutif des choses qui se ramènent au pur nombrable, comme autant d’atomes spirituels53, pures images de l’unité sans être de l’Un. Nous nous trouvons bien devant une sorte de néoplatonisme pythagorisant pour lequel le nombre est la forma essendi de toutes choses, la forme qui donne l’être conformément à la doctrine du De Dato Patris Luminum : l’être donné à la chose est la forme donnant l’être. Le nombre comme forme est constitutif, il donne l’être en se donnant. L’être, c’est-à-dire le mesurable, nombrable. Cette constitution par le nombre de l’objet mesurable, et donc pensable du nombre, est l’expression du geste ternaire auto-constitutif de l’Un. Le rapport entre l’esprit humain et le nombre est le même que le rapport entre l’esprit divin et son Verbe par lequel il se pense, ou encore entre l’unitas et l’aequalitas. Le De mente, reprend et confirme tout ce que nous avons vu : Le philosophe : C’est ce qu’ont dit d’abord les Pythagoriciens, puis les Platoniciens, que Séverin Boèce a ensuite imités.54 - L’idiot  : Je dis pareillement que l’exemplaire des conceptions de notre esprit est le nombre. Sans le nombre, en effet, il ne peut rien faire ; il n’y aurait ni assimilation, ni notion, ni distinction, ni mesure.55 Sans le nombre, les choses ne peuvent être intelligées comme étant distinctes les unes des autres et séparées. Car, qu’une chose soit substance, une autre quantité, et ainsi de suite, on ne peut l’intelliger sans le nombre. Ainsi, le nombre étant la manière d’intelliger, 51 52 53 54 55

Jean-Michel Counet, op. cit., p. 312. De l’esprit, in Dialogues de l’Idiot, V, 89. Voir Graziella Federici-Vescovini, L’homme, atome spirituel, Vrin, Paris, 2016. Cf. Boèce, De arithmetica, I, 1 (PL, 63, 1083 a). Cf. Thierry de Chartres, Tractatus, 35.

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rien ne peut être intelligé sans le nombre. Puisque, en effet, le nombre de notre esprit est l’image du nombre divin, qui est l’exemplaire des choses, il est l’exemplaire des notions. Et, de même que l’unité est antérieure à toute pluralité et que cette unité unissante56 est l’esprit incréé dans lequel tout est un, et qu’après l’unité vient la pluralité, explication de la force de cette unité, force qui est l’entité des choses, l’égalité d’être et la connexion de l’entité et de l’égalité, et telle est la Trinité bénie, de même dans notre esprit il y a l’image de cette Trinité divine. Car notre esprit est aussi unité unissante, antérieure à toute pluralité concevable par l’esprit, et après cette unité qui unit toute pluralité, vient la pluralité qui est l’image de la pluralité des choses, comme notre esprit est l’image de l’esprit divin. Et la pluralité explique la force de l’unité de l’esprit, force qui est l’image de l’entité, de l’égalité et de la connexion.57

Le nombre est une production de l’esprit, il est aussi résultat de luimême comme l’unité de l’Un qui résulte du retour sur soi par le geste de la connexio. Mais à la différence de l’Un, le nombre est composé du nombre. Le nombre unit et compose les éléments constitutifs de la chose. Les choses sont constituées d’un rapport entre la matière et la forme, qui sont unies par la proportion, c’est-à-dire par le nombre. Leur caractère nombrable les définit comme une réalité relationnelle, non substantielle. La proportion est propre au nombre par rapport au nombre. Un nombre s’auto-constitue en s’ajoutant au nombre de l’extérieur, c’est un processus de différenciation pour lequel l’un n’est pas l’autre. L’Un, en effet, ne peut être que constitué de lui-même, donc par lui-même. Le premier principié, le deux, est composé parce qu’il n’est pas l’Un, mais il ne peut être composé d’autre chose que de lui-même, il ne peut s’ajouter à l’Un qui est simplicité infinie. Le premier principié est l’égalité, mais tant que l’égalité n’est pas unie à l’unité par le geste en retour de la connexion, l’égalité se reproduit comme égalité de l’égalité et de l’égalité, elle se multiplie dans un monde où tout est égal mais où un nombre sera toujours plus égal qu’un autre. Ces manières de parler doivent être rapportées à la manière d’intelliger, car colliger n’est rien d’autre que multiplier l’un et l’identique concernant la même chose. C’est pourquoi quand tu vois que sans la multiplicité qui provient de l’esprit, le deux et le trois ne sont rien, tu sais assez que le nombre procède de l’esprit.58

56 « Unitas uniens » ; cf. Raymond Lulle, De compendiosa contemplatione I, 1 ; Proclus, In Platonis theologiam, II, 2, ; Maître Eckhart, In Gen. II, 15 (LW I, 485, 9sq.) ; Plotin, Ennéades, V, 1, 5, 6-8 ; voir De pace fidei, 8, 22 ; De coniecturis, I, 10, 49. 57 De l’esprit, in Dialogues de l’Idiot, VI, 95. 58 Ibid., VI, 94.

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La chose nombrable et nombrée est désubstantialisée au sens où le nombre n’ayant qu’un statut conceptuel, pur produit de la mens, n’est rien d’étant, il n’est rien comme l’Un auto-constitué sans l’être dont il est le reflet. Le nombre n’est en vérité qu’une modalité de l’unité. L’unité n’est ni le deux, ni le trois, etc, elle est chaque nombre auto-constitué s’ajoutant à un autre sans changer de nature. Le trois est trois fois un, comme le deux est un deux fois, etc. L’esprit humain, la mens mensurans, image vivante (viva imago) de l’esprit divin s’identifie au nombre nombrable et nombré, nombre vivant qui se meut soi-même à l’instar de l’Un unitrine. L’unité divine est aux choses ce que l’unité arithmétique est aux nombres. : Dieu crée la chose, l’homme produit le concept. Mais la chose en soi en tant qu’unité demeure, comme Dieu, insaisissable et inconnaissable. Dieu en tant que Forma formarum complique toutes les formes en se retirant dans la pureté de son néant au moment où les formes s’ex-pliquent car il n’est rien d’étant, c’est-à-dire de mesurable. Parce que l’Un n’est pas un nombre, il est antérieur et au-dessus de toute pluralité. L’unité arithmétique est, comme l’Un, absolue au sens propre de détaché, de délié et, en même temps, elle est la productrice de tous les nombres, sa fécondité est inépuisable, elle engendre chaque nombre en s’ajoutant à lui, elle constitue l’univers nombrable comme un infini privatif. Quant à l’unité divine, elle a aussi la puissance d’engendrer, mais elle ne s’ajoute rien, ce serait ajouter à un autre que soi et faire de soi un autre, elle s’auto-constitue en tant qu’infini négatif et, en tant que Forma formarum, elle agit comme une force unissante qui attire tout à elle en se retirant dans la pureté de son unité.

CUSANUS AND THE CONCEPT OF “FLUID” SPACE Federica DE FELICE (Università degli Studi “G. D’Annunzio” di Chieti-Pescara)

Anyone who approaches Cusanus’s works, from the De Docta ignorantia on, cannot fail to notice that Cusanus frequently uses mathematical concepts, definitions and geometric figures in order to signify the truths that transcend the rational. Mathematics, in particular geometry with its space component, was a constant element in Cusanian speculation and it was particularly developed in various writings in the fifteen years between 1445 and 14591. These all dealt with strictly mathematical questions, that is to say the squaring of the circle (quadratura circuli) and the transformation of the arc of the circle into a straight line (rectilineatio circuli). The reference point on these matters is certainly Archimedes. Cusanus claimed in De mathematicis complementis and before that in De quadratura circuli, that nobody had been able to tackle this problem better than the great Greek mathematician had. Cusanus might have read Archimedes’ most popular and well-known work in the Middle Ages De misura circuli, and also De Spiralibus in the new Latin translation written in 1450 by Giacomo da Cremona, under the patronage of Nicholas V, as we learn from the dedicatio to the Pope 1 These are the following texts: De geometricis transmutationibus (1445), De arithmeticis complementis (two versions; 1445), De circuli quadratura (1450), Quadratura circuli (1450), De mathematicis complementis (The first edition, in a book, was accomplished in Bressanone in September 1453, the second edition in two books was completed in Bressanone in November 1454), Declaratio rectilineationis curvae (1454), De una recti curvique mensura (1454), Dialogus de circuli quadratura (1457), De caesarea circuli quadratura (that Cusano wrote that in July of 1457 in Andraz Castle, where he had fled to escape the threats of Duke Sigismund of Austria), De mathematica perfectione (two versions; 1458), De mathematicis aurea propositio (1459). All mathematical writings are listed in chronological order in the twentieth volume of the critical edition of Cusanus’ Opera omnia (edited by M. Folkers, Meiner, Heideberg 2007). In Appendix is the Magister Paulus text to Nicolaum Cusanum cardinalem, where Paolo Toscanelli critizes with subtle insight De mathematicis complementis. There are two translations: the German one by Josepha Ehrenfried Hofmann (Die mathematische Schriften, Meiner Hamburg 1980) and that of Jean-Marie Nicolle (Les écrits mathématiques, H. Champion Paris 2007). Introductions and commentary by Joseph Ehrenfried Hofmann to Mathematische Schriften carefully explain the mathematical issues Nicholas has treated in his writings (excluding two works, which were not known to the illustrious author).

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in De mathematicis complementis. Cusanus believed he had given the complementum to the work begun by Archimedes and solved the problem which had remained unsolved until then. Certainly, the issues relating to the squaring of the circle and the transformation of the circle into a straight line were not new arguments among intellectuals of the mid-fifteenth century: most of the mathematicians of the time were interested in the method of isoperimetric figures. Ramon Llull in the Geometria Nova and in particular in De quadratura et triangulatura circuli, a work that Cusanus transcribed manu propria in 1428 (Codex Cusanus 83), had already attempted to solve the issue of squaring the circle. In regards to the basic rule of inequalility asserted in De docta ignorantia («finiti ad infinitum nulla est proportio»2), Cusanus claimed that «vis infinita est incommensurabilis for omne non infinitum, sicut capacitas circularis per omnem non circulum incommensurabilis manet»3), that is to say that the relationship between the side and the diagonal side of the square, or between the radius and the circumference4 is impossible to express precisely through a habitudo numerabilis. The epistemological corollary of these theses is the irreducibility of a curve into a straight line (that is, the difficulty of squaring the circle) because of the overwhelming distance (disproportion) between infinite and finite. The contradiction of opposites (recta et curva) may be resolved in infinity, since a circle of an infinitely long radius has a straight line for its circumference.5 But he knew, as a mathematician, that one cannot reach infinity by counting up to a large number and then adding one more:

2 De docta ignorantia, I, 3, 2-3. This principle of the incommensurability of the infinite is also present in other passages of De docta ignorantia (II, 2, 102) and recurs in many of his writings: De visione dei, XXIII, 101, 7–8; De theologicis complementis, 13, 14–16; De geometricis transmutationibus, 3, 5–7; De possest, 10, 7–9. 3 De circuli quadratura, 28, 9-10. See also De docta ignorantia, I, 3, 9. See Joseph Ehrenfried Hofmann, « Nikolaus von Kues und die Mathematik », in Schweizer Rundschau 63 (1964), pp. 398–403. 4 Cf. De mathematica perfectione, 2–3; De theologicis complementis, II–III. 5 In the De theologicis complementis (1453), a working in “addendum” to De visione dei, the Cardinal speaks of the circle as a polygon with infinitely many sides and angles, that is the figure in which finiteness and infinity coincide: «In a circle oneness and infinity coincide – a oneness of essence and an infinity of angles. Or better: [in a circle] infinity itself is oneness. For the circle is the whole angle. Thus, the circle is both one and infinite; and it is the actuality of all the angles that are formable from a line. From the foregoing considerations you may elicit how it is that the Creator of the one universe caused a single universe similar to Him to come forth from a single point» (De theologicis complementis, 9, 44–45).

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«praecisio, quae plus recipit, puta quae praecisior esse potest, non est praecisio absoluta»6. In order for the square to be equal to the circle, the square must be identified with the circle («in identitatem cum circulo se resolvat»7). This identity, however, cannot be attained through reason (per rationem), which considers the coincidence of the contradictory impossible8, but intellectualiter, by a superior mental vision that sees this coincidence extend to infinity, through the unlimited series of finite determinations9. Intellectual intuition is thus able to grasp what exists only as a limited concept10. Cusanus showed that an infinite asymptotic approximation process results in the squaring of the circle or, rather, the “circulation of the square”. Thus, the most suitable procedure to geometrically “figure” the coincidence is that of “archification”11, which Cusanus prefers to the classical Greek approach, to which Archimedes remained substantially faithful and whose results were considered exact and not approximate throughout the Middle Ages12. The procedure of “archification” through isoperimetric polygons consists in analysing a regular polygon (the equilateral triangle) in which a circle is inscribed and circumscribed. The Cardinal observed that the growth of the sides of isoperimetric polygons (which he called trasmutationes geometricae), the inscribed circle and the circumscribed one coincide with the circumference, considered a polygon with an infinite number of sides. Of this circumference, the Cardinal tried to calculate the radius magnitude as that in which the series of the magnitudes corresponding to the apotemi of isoperimetric polygons of an increasing number of 6 Idiota De sapientia, II, 37, 12. «Precisa aequalitas solum Deo convenit», «deus est ipsa absoluta pracisio» (Idiota De sapientia II, 29, 1); «praecisio non sit nisi una et infinita» (Ivi, II, 31, 8). 7 De possest, I, 3, 10. 8 Cfr. De coniecturis, II, 2, 81. 9 Cfr. De mathematica perfectione, 2–3. 10 The same applies to the diagonal and the side of the square or to the circumference and its diameter. Cfr. De possest, I, 42. 11 It’s the term used by M. Cantor, Vorlesungen über Geschichte der Mathematik. Leipzig: B. G. Teubner, (1894-1908), II, p. 187. By “archification” we mean a process of determining angles, typical of Indian mathematics, and, from this, through the Arabs, filtered in the West, according to which the angle is imagined as the result of a curvature (hence the idea of archification) of the line and directly measured, as such, on the circumference of a circle. This procedure differs a lot from Greek mathematics, which proceeded to determine angles through the relationships between straight lines. 12 Cfr. M. Cantor, Vorlesungen, cit., II, p. 208. Cfr. J. Sfez, « L’hypothétique influence de Nicolas de Cues sur Georg Cantor dans la question d’infinité mathématique », in Mitteilungen und Forschungsbeiträge der Cusanus-Gesellschaft (29), pp. 127–158.

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sides and the series, opposite the first, of the decreasing magnitudes corresponding to the radius of the same polygons, reach their point of coincidence. Through an unlimited number of finite determinations, it is worth noting the maximum proximity to the perfect aequalitas of the opposite magnitudes, to that absoluta praecisio «inaccessibilis»13, «inattingibilis»14 or «in nullo cognoscibili cognoscitur»15 or impossibilis [est]in omni finito»16. With regards to infinity, the most perfect geometric figures – the infinitely large circle and the infinitely large sphere – coincide with their generating point at the same time. In addition, as continuous figures correspond to serial numbers, it should be noted, at the same time, that the largest possible number must coincide with the smallest possible number – one – and since numbers are discrete entities, all are contained in the ultimate oneness and can be produced from that oneness, which is also the measure of all intermediate quantities: unitas igitur, sine qua numerus non numerus esset, est in pluraliatem et hoc quidem est unitatem explicare, omnia scilicet in pluralitate esse17.

Here the influence of Proclus’ Commentary on the first book of Euclid’s Elements, is evident18. According to Proclus, oneness, owing to its simplicity and indivisibility, is more perfect than a point and precedes the point. Unlike a point, oneness is without a position because it is immaterial, without any magnitude or place, while a point really has a position: «The one…is simpler than the point. Therefore, the indivisibility of a 13

Apologia doctae ignorantiae, 33. Cfr. De Docta ign., II, 1, 91. See Idiota De sapientia, «in hoc mundo non est nec praecisio, nec rectitudo…» (II, 38). 14 De staticis complementis, 173. 15 De circuli quadratura, 36. 16 De coniecturis, I, 9. 17 «oneness, without which number would not be number, is present in the plurality. And, indeed, this [is what it] is for oneness to unfold all things: viz., for it to be present in the plurality» (De doct. ign. II, 3, 108). See also De doct. ign., II, 3, 105–107; I, 2,6; De coniecturis, I, 5, 17; De venatione sapientiae, 14, 24-25. 18 The Greek text of this work was printed for the first time in Basel, by Simon Grynaeus in 1533, and the Latin translation was written by Francis Barozzi (or Barocius) in Padua in 1560, nearly a century after Cusanus died; it is nevertheless true that handwritten copies of Proclus’ work were widespread in the fifteenth century. We know that very well, we also know that Bessarion, to whom Nicolas was related, owned many of these copies. Consequently, nothing prevented Cusanus from reading the Commentary in its Greek version before its translation, either he could have read the text by himself, or somebody else could have translated it for him. On Cusanus-Proclus relation, see A. Eisenkopf, « Der Begriff des numerus bei Nikolaus von Kues. Eine metaphysische Größe? » in Mitteilungen und Forschungsbeiträge der Cusanus-Gesellschaft, 29 (2005), pp. 221–246, spec. 225.

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point is a likeness of the indivisibility of the one».19 A point is a quantitative unfolding of oneness: «With respect to quantity, which is the unfolding of oneness, oneness is said to be a point. For in quantity only a point is present».20 In Cusanus’s conception of space, the oneness in which opposites coincide is the original foundation that serves as the convergence point of seriality. The geometric transmutations proposed by Cusanus implies the concept of absolute infinity: what is straight can coincide with what is curved, because one is their measure, the Oneness21. Thus, from the notion of simplex infinitum in which the maximum and minimum coincide, derives the principle of the coincidence of opposites with which Cusanus undermines the primacy of oppositional Aristotelian logic22. Mathematics gives an extraordinary manuductio to the researcher: it shows on the one hand that human reason cannot achieve the absoluta praecisio; on the other hand, it shows the condition of the possibility of this impossibility; in other words, geometrical figures show that it is impossible to demonstrate the quadrature of the circle because it is “visible” only by transcending any comparativa proportio, any humana mensura, i.e. by intellectual intuition able to grasp the veritas, no longer contracted or complicated, but absoluta through the beryllus of the coincidentia oppositorum.23 For our knowledge of the truth, says Cusanus in the wake of Boethius, in multitudine et magnitudine24 is realised; mathematical figures can be explicated only in their magnitude, without which they cannot be imagined or conceived: «sed materia eius magnitudo est, sine qua nihil concipit mathematicus».25 In other words, the figure can be separated from its sensible matter, but not from each matter: in fact, figures cannot be seen in their absoluta quidditas, without any quantity: «non videt figuram nisi quantam»26. Nevertheless, signa mathematicalia represent, by virtue of 19

De berillo, 21. De docta. ign., II, 3. 21 Cf. De ludo globi, I, 10, 10; Dialogus de circili quadratura, 14,10-14; De theologicis complementis, IX, 44-45. 22 Cfr. Aristotle, Metaphysics, I, 5, 986 a25. «In Metaphysica autem dicit curvum et rectum in natura contrariari, quare unum non posse converti in aliud» (De Beryllo, 27). 23 Cfr. De mathematica perfectione, 2-3. De Theologicis complementis, spec. II e III.; De mathematica perfectione, 1: «mathematica nos ducant ad penitus absoluta, divina et aeterna». 24 See De doct. ign. I, XI, 32; Id. de Mente, X; Compendium, V; Possest, 43, 27-32. 25 De Beryllo, 63. 26 Theol. compl., V, 15. 20

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their incorruptibilem certitudinem27, the most appropriate symbols to express the «praecisionem veritatis inattingibilem»28, provided that, as the unthinkable infinity is a condition for thinking, oneness is the condition for transforming all serial (opposite) figures, until they come nearest to their perfect aequalitas. In Cusanus’s attempts to square the circle it is worth noting the original concept of space underlying them. As an attentive follower of Prosdocimus De Baldomandis in Padua (who commented Johannes de Muris’ De arte mensurandi, the most probable conveyor of Archimedes in the fifteenth century) Cusanus had to set his mathematical reflection on the repurposed abstract space (i.e. the traditional semantic-conceptual referent of mathematical relations) as the internal dimension of a humana mens capable of overcoming the determinations that unfolds into itself. In Cusanus’s attempts to square the circle, the conceptual dimension of space within which Cusanus moves is very singular: they underline the idea (in a deforming and certainly deformed way) of a “malleable” space, a spatiality equipped with intrinsic “fluidity”, which allows the mind to stretch the opposing determinations of the ratio toward the metaphysical (theological) point of their coincidentia.29 Cusanus imagines space as the place of the mens in which the activity of mensura is expressed. This aspect emerged in many of his mathematical passages, from De geometricis transmutationibus (1445), to De mathematicis complementis, to Dialogus de circuli quadratura (1457).30 Such “fluidity” comes from the fact that, for Cusanus, conceptual space is a product of the human mind and as a product can be measured, manipulated through numerical calculations.31 27

De doct. ign. I, XI, 32. De Coniecturis, I, Prologus, 2; 4-5; De doct. ign., I, 36, 89. 29 On the mathematical-theological connnection of Cusanus’ thought, see De theologicis compl., spec. II, III; De mathematica perfectione, 1; E. Cassirer, Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance, Leipzig: B. G. Teubner., 1927, tr. it. di F. Federici, La nuova Italia, Firenze 1935, p. 70; J.-M. Counet, « Mathematics and the Divine in Nicholas of Cusa.» in Mathematics and the Divine: A Historical Study. Ed by T. Koetsier and L. Bergmans, Amsterdam, Elsevier, 2005, pp. 273–290. 30 Cfr. Idiota de mente, I, 63; De Beryllo, 6–1ss.; Sermones III (1452-1455), CLXX,3,13–17: «Illa ‹anima› mensurat, dividit et componit et numerat. Illa facit ex se mensuras, et vocatur mens a mensurando». The etymology that connects mensura with mensurare probably derives from Albertus Magnus (ca. 1206–1280). Cfr. A. Magnus Opera omnia, ed. by P. Simon. XXXVII. Münster: Aschendorff, Super Dionysium de divinis nominibus, 1972, I, 31, XXXVII, pars I, 16b, 63ss. Cusanus cites him in a sermon (Sermones III (1452-1455), CLXXIV,12,1–6). 31 The number, referring to Pitagora, Platonists, Augustine and Boethius, represents the principal exemplar of the things to be created, the trait d’union between God and man: «…indubie numerum creandarum rerum in animo conditoris principale exemplar 28

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Cusanus was probably greatly influenced by Llull’s Ars magna. Besides being able to direct him towards the method of isoperimeters, Llull’s “empirical” mathematics (present in the Ars magna and developed in the De quadratura et triangulature circuli and in the Liber de nova geometria), although constituting an insignificant episode on a strictly scientific level, may have suggested an approach to the problem of squaring the circle. This approach played on the assumption that within reality there was the divine principle of its instrumentalization and therefore the mental “manipulability” of conceptual structures to attain theological truth. The key concept expressed in the De docta ignorantia whereby the transumptio ad infinitum is possible thanks to the “additional” process of infinitization of the geometric space carried out by the human mind, is taken up in De mente (1450). This work was written in the same period as De circuli quadratura, in which Cusanus wrote that «mentem esse ex qua omnium rerum terminus et mensura»32. There is another aspect to be emphasized. The intellect is able to establish proportional relationships to make opposites coincide in the original unity or in absolute equality because the intellect alone is one and indivisible. This concept was most probably handed down from Biagio Pelacani33, through Prosdocimus De Beldomandis (1375–1428), the great mathematician and astronomer whom Cusanus had probably heard in Padua34. Due to the fact that the mind is proportio or ratio aequalitatis35, that is a unity equal to itself, an indivisible identity, it can measure and thus establish relations of continual proportionality towards unity in which «non nisi aequalitas videtur»36.

fuisse» (De doct. ign. I, 11, 32). As «the number does not depend on the numbered things» (De aequalitate, 25, 20), so the representations/constructions do not depend on the figures represented, but on the activity of the intellect. 32 Idiota de mente, I, 57. Cf. also De venatione sapientiae, XXVII, 82, 13–20. 33 G. Federici Vescovini, «Cusano e lo Studio scientifico di Padova agli inizi del secolo XV» in Filosofia e Scienze. Studi in onore di Girolamo Cotroneo, ed. Giuseppe Cantillo. Mannelli: Rubbettino, 2005, pp. 223–240, spec. 238–239. 34 Cfr. G. Santinello, Scienza e filosofia all’Università di Padova nel Quattrocento, ed. Antonio Poppi. Padova: LINT, 71–84 ; G. Federici Vescovini, «Cusanus und Wissenschaftliche Studium zu Beginn des XV. Jahrhunderts». in Cusanus zwischen Deutschland und Italien, ed. by Martin Thurner. Akten des Kongresses Grabmann Institut München Universität, Como, Villa Vigoni, 28 März - 2 April 2001. Berlin: Akademie Verlag, 2002, pp. 93–113. 35 First Thomas Bradwardine, in his Tractatus de proportionibus of 1328, notes that in the concept of proportion of equality (proportio o ratio aequalitatis) «no relationship is greater or lesser than a relationship of equality». 36 De aequalitate, 28, 20-25.

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What is original in Cusanus’s attempts at squaring the circle is not so much his attitude to taking the objects and mathematical relationships as symbolic expressions of the truth transcending a rational level, common to many members of the neo-Platonic tradition from Proclus onwards, but his attitude to transposing mathematical relationships on the general theoretical level of a philosophy of mens as a source of mensura, as we can read in the Idiota De Mente37. This cognitive approach of reality is guaranteed by the essential “creativity” with which the human mind is assimilated to the divine mind, in producing the contents – itself eminently conjectural – of his knowledge in order to overcome the inadequacy of the classical logic determinations through the eminently “serial” logic of the mediation of opposites.38 «...sicut Deus est creator entium realium et naturalium formalium, ita homo rationalium entium et formarum artificialium» (De beryl. 6). Thus, the mathematical problem of squaring the circle and of the incommensurability of the relationship between recta/curva ends up being the testing ground for constructive abilities of the mind, not in the result, inevitably destined to approximation and the imprecisio, but in its power to constantly create instruments (continuous proportions) to mediate opposites. The space determinations, unsurpassed on a logicalintellectual level, but in a certain way “manipulated” on a sensitiverational level, i.e on the measuring level, are the opportunity to grasp the truth of the mediating principle of opposites, a truth that shines not as a distant image (remota similitude) but as the brightest approximation (fulgida propinquitas)39. The archification process used by Cusanus is based on this concept of “fluid” space and it opens up a new perspective on the relationship between mathematics and geometry or rather between the practical and theoretical dimension of geometry. As Luciana De Bernartwell emphasized40 in the medieval mathematical conception that Cusanus inherits (already present in Boethius), there 37

Idiota De Mente, 1, 57. «Deus autem omniam propter seipsum opearatur, ut intellectus sit principium pariter et finis omnium, ita quidem rationalis mundi explicatio a nostra cumplicante mente progrediens propter ipsam est fabricatricem» (De coni, I, 1). 39 «in speculo mathematico verum illud, quod per omnes scibile quaeritur, reluceat non modo remota similitudine sed fulgida quadam propinquitate» (De theologicis complementis, I, 8–10). Cfr. also De filatione dei, 3, 65–68. Cfr. De docta ign, I,11,30,4; XI,20,4; De aequalitate, 13, 23–25. 40 Cfr. L. de Bernart, Numerus quodammodum infinitum. Per un approccio storicoteorico al “dilemma matematico” nella filosofia di Giordano Bruno. Roma: Edizioni di 38

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are two predominant aspects: the “Platonic derivation” of its relationship with theology; and that (apparently opposite) of its applicability to measurement problems, while there was very little interest in mathematics as a logical structure. It should also be noted that this second aspect was greatly developing both inside and outside schools in the thirteenth and fourteenth centuries, up to the studies on the movement and quality of variable-intensity (intensio et remissio formarum) of later Scholastics; themes that Cusanus showed he knew in his writings41, because they were widely discussed in the scientific environment of Padua, in particular by Biagio Pelacani and Prosdocimus De Beldomandis. Cusanus’s new setting, based on mens-mensura binomial, resulted in an unusual link between the two aspects of medieval thought and gave theoretical relevance to practical research in geometry. This was due to the fact that they were seen as applications to the sensible world of the truth of the higher principle of the coincidence of opposites, not immediately evident to the human mind. Cusanus therefore not only changed his direction, but rather totally inverted the traditional relationship established in the Middle Ages between “practical” geometry and “speculative” geometry: the latter now became not the medium, but the finis (and source) of the former and geometry, in its practical and constructive dimension, now had its legitimacy in theory, thus departing from the margins of the axiomatic-construction model of classical geometry.42 The new theoretical relevance that Cusanus gave to the practical dimension of geometry is reflected at a mathematical level in regard to the squaring of the circle in a new approach – already noticed by Cantor – which drew on the Indo-Arabic issue of archification, in replacing the Storia e Letteratura., p. 31ss; G. von Bredow, « Der Punkt als Symbol » in Mitteilungen und Forschungsbeitrage der Cusanus-Gesellschaft, 1977, pp. 103–115. 41 Cfr. De una recti curvique mensura, 10; Magister Paulus ad Nicolaum Cusanum cardinalem, 7; J. Hofmann-Jospeh Ehrenfried Hofmann, Die matematische Schriften, Hamburg: Félix Meiner Verlag, 1980, p. 234, note 6. 42 Cusanus in truth never speaks of practical geometry, nor speculative geometry, but there is no doubt that he knew Brandwardine’s Geometria speculativa and that gave him quite a few ideas (Cfr. J. Hofmann und Joseph Ehrenfried Hofmann, Die matematische Schriften, cit., XI–XII). This also underlines the influence that his reflection exercises on some thinkers of the sixteenth century, for example on Charles De Bouelles, whose Géométrie practique (edited and re-edited from 1546 to the early eighteenth century) as in widespread use and appreciated among mathematicians of France in the second half of the sixtheenth century. (cfr. R. Klibansky « Nicolas de Cues, Charles de Bovelles et la cycloïde » in Correspondance du P. Marin Mersenne, ed. C. de Waard and A. Beaulieu, Paris: CNRS, 1980, pp. 358–362).

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method of exhaustion (the results of which were also deemed accurate during the Middle Ages) and rectilineatio proposed by Archimedes. Through the revival of the banausic and non-rigorous viewpoint of archification, Cusanus not only “reversed” the classical Greek perspective, but went beyond it (or thought best to overcome it) through the method of coincidences. In this way, the coincidence of opposites, the great insight that the Cardinal would have during a return trip from Constantinople in 1437/1438, is indeed, visio intellectualis. It is also the acquisition of the awareness of being itself the “discoverer” of those oppositions43 and of his being like God, certainly not in its products, inevitably destined to impraecisio, but in its ability to “build” suitable instruments to equate what is immeasurable rationaliter (square/circle; straight line/curved line). In his writings, Cusanus repeated that only the mens humana produces spatial determinations and entia mathematicalia, useful for understanding real objects, and only the mind may number44. Mathematics is configured not only as a simple theoria but as a way to build the concepts needed to understand the world. Mathematics is not a datum, it is not the structure of the world, but an operational instrument produced by the human mind to grasp that structure.45

3. A clarification about Cusanus’ concept of space and its determinations We know that for Cusanus the human mind creates numbers («numerus... est fabricatum per nostram comparativam discretionem» (Doct. ign. I, 13), and, in this respect, (conceptual) multitude and (conceptual) magnitude can be said to derive from the mind (De Mente 9, 116:12–13). Nevertheless, the numbers that proceed from human minds are said by Nicholas to be images of the number that proceeds from the Divine Mind,46 so conceptual multitude and conceptual magnitude, as 43 « Deus autem omniam propter seipsum opearatur, ut intellectual sit principium partier et finis omnium, ita quidem rationalis mundi explicatio a nostra complicante mente progrediens propter ipsam est fabricatricem » (De coni, I, 1). 44 «... mentem ex qua omnium rerum mensura et terminus » (Idiota de mente, I, 57). 45 Fritz Nagel writes: «Zwischen Mathematik und Natur bleibt immer ein Unterschied. Mathematik ist nicht Weltstruktur, sondern lediglich ein Instrument des menschlichen Geistes zur Erfassung dieser Struktur». (F. Nagel, Nicolaus Cusanus und die Entstehung der exakten Wissenschaften, Aschendorff, Münster, 1984, p. 60). 46 Idiota de mente, 6, 88.

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well as the multiple real-objects that have magnitude, would remain even if there were no human minds47. It is worth noting however that some critics, such as Ernst Cassirer, Norbert Henke48 and recently Karsten Harries49, interpret Nicholas’s space as a sort of mental form that the mind imposes upon a partly unorganized sensory manifold50. In emphasizing Cusa’s philosophical kinship with Kant they emphasize the fact that Cusa ascribes a spontaneity and a normativeness to the mind whereby the mind determines the measure of things and spatial determinations. In support of their interpretation, they quote some passages from De Mente: In the first chapter of De Mente, Cusanus asserts: «the mind is that from which derives the boundary and the measurement of every [respective] thing». Moreover, «multitude and magnitude derive from mind»51, and «from the power of multitude, quantities, qualities, and the other categories descend and furnish a knowledge of things». 52 Yet, Nicholas states: «mind has within itself that unto which it looks and in accordance with which it judges about external objects»53. In reference to these passages, Henke speaks of an “activity”, an “innate spontaneity”, an “innate power-of-judgment” (vis iudiciaria)54 of the mind which, in receiving sense-impressions, actively structures55 them in accordance with its own productive (vs. reproductive) imagination56 and categories. Thus, the mind’s concepts are not measured by how well they conform to objects, but rather the objects are measured by how closely 47

Idiota de mente, 6, 93. N. Henke, Der Abbildbegriff in der Erkenntnislehre des Nikolaus von Kues, Münster: Aschendorff, 1969, pp. 109–115. 49 « Cusanus… understands the human knower rather as an Albertian artist who creates conceptual and especially mathematical forms with which he structures what presents itself to him in his own image » (K. Harries, Problems of the Infinite, in American catholic Philosophical Quarterly, 64.1(1990), pp. 89-110. 50 « the human intellect is indeed [for Cusanus] an image of the Absolute Being but is also a model and a pattern of an all empirical being: mens per se est dei imago et omnia post mentem, non nisi per mentem » (E. Cassirer, Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit (Berlin: Verlag Bruno Cassirer; Vol. I, 2nd ed., 1911, p. 37). See Idiota de Mente 3, 73. 51 Idiota de mente, 9, 116. 52 Idiota de mente, 10, 128. 53 Idiota de mente, 5, 85: «Deus est omnium exemplar. Unde cum omnium exemplar in mente ut veritas in imagine reluceta, in se habet ad quod respicit, secundum quod iudicium de exterioribus facit». 54 Idiota de mente, 4, 77. 55 N. Henke, Der Abbildbegriff, op. cit., pp. 52, 58–59, 96–97. Cf. E. Cassirer, Das Erkenntnisproblem, op. cit., p. 37. 56 N. Henke, Der Abbildbegriff, pp. 38, 46-47, 66–68, 70–71, 76, 86. 48

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they conform to the mind’s universal concepts57 – much as a circular object is judged to be more or less circular in conformity to the mind’s concept of a circle.58 To extrapolate Cusanus’s sentences so as to link him to a protoLeibnizian or Kantian forma mentis is an inappropriate procedure. One cannot dismiss the passages in which the Cardinal alludes to the human mind as assimilating itself to the object, in which he alludes to truth as an adequation of the mind and the thing (adaequatio rei et intellectus)59, and to the intellect’s knowledge by way of abstracting an intelligible representation from what is a perceptual likeness60. So, should one believe that Nicholas’s theory of knowledge is inconsistent? I do not believe this to be so, since Cusanus does not adopt the theses put forward by the interpreters who desire to link his epistemology with “modernKantian” thought. To avoid misunderstanding and unfounded conclusions, it is worth noting that nowhere does Nicholas assert that space is a mental form whereby spatial relations are constructively imposed by the mind on an unorganized sensory manifold. There is no passage which states that the space temporal “given” (datum) is synthesized and constructed by the knowing mind, which makes the objects-of-experience conform to it, rather than its conforming to them, when it combines sensory-images of them, compares the images, and abstracts mental concepts from the images. According to Neo-Platonic tradition, Cusanus never expresses doubt about the existence of space and spatial relations independently from the human mind: their essence is given with their definition that is innate, but – and this is the key point – the mind can/must develop them to know them: oneness, without which number would not be number, is present in the plurality. And, indeed, this [is what it] is for oneness to unfold all things: viz., for it to be present in the plurality61. 57

N. Henke, Der Abbildbegriff, pp. 42, 61, 112. E. Fräntzki, Nikolaus von Kues und das Problem der absoluten Subjektivität, Meisenheim: Hain, 1972, p. 51. 59 Compendium, 10, 34, 20–22; De Aequalit ate, 39, 1–2. Cfr. Idiota de Mente 7, 99 and 7, 104. Compendium, 10, 32: « Knowledge occurs by means of a likeness»; « For a thing is understood by a man only by means of a likeness » (De Visione Dei, 20, 90); « Hence since knowledge is assimilation, the intellect finds all things to be within itself as in a mirror that is alive with an intellectual life » (De Venatione Sapientiae, 17, 50); « All things are present in God, but in God they are exemplars of things; all things are present in our mind, but in our mind they are likenesses of things » (Idiota De Mente, 3, 73). 60 De Venatione Sapientiae, 36, 107. 61 « unitas igitur, sine qua numerus non numerus esset, est in pluraliatem et hoc quidem est unitatem explicare, omnia scilicet in pluralitate esse » (De doct. ign. II, 3). 58

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This is why he does recognize the relativity of our perception of spatial relations and of motion, as when he cites the illustration of the moving ship (De Docta Ignorantia II,12) aboard which one would not perceive himself to be moving if he could not see the shoreline or other such markers. The perspective of the observer became a key point in Cusanus’s theory of knowledge, in particular, regarding the problem of how the infinite and the finite came to be perceived as different. If the infinite is present at every point of the world, and God is everywhere, why can we not see that? Why is our vision so narrow? Cusanus concludes that each being sees only what he is able to see. As material beings, we only perceive infinity by dividing it (analysis) into comprehensible (for us) elements and (re)connecting them in the original oneness: the process through which we understand is also the process that blocks our access to the infinite. If we could see as God sees, there would be no finiteness. In this way, to improve our vision we do not see more through improving our knowledge, because knowing is the very process that hinders us. As we know, Cusanus approaches the problem by introducing his concept of docta ignorantia. The first step in this educated not-knowing (learned ignorance) is to end our vain habit of attempting to analyse God through concepts. What is original is the idea that we can see more of God, not if we stop seeing the world, but if we see more of the world: the mind doesn’t directly see the infinite of God himself, but sees the myriad ways in which he is manifested in the material world – in its particulars. We don’t see the ultimate unitas of things that is God, but we do see that oneness showing itself in multiplicity, so the best we can do is to see introspectively as many particulars of the material world as we can, from as many different viewpoints as possible. So, if we can think of something as the totality of all particulars, unfolding in all its richness, we have done the best we can. The same goes for geometrical concepts. Through geometricae transmutationes Cusanus shows that different (opposite) figures coincide with their original point in the infinite. The best we can do is to take this rational process as far as possible. One final consideration. Although Nicholas does maintain that the mind can conceive a perfect circle, which exists nowhere independently of the mind, nowhere does he attribute this idealized abstraction from visual circles to the power of imagination, rather to the power of reason (ratio). Nowhere does he claim that such concepts become patterns and models through which we actually experience objects as perfectly circular etc., so through these ideal concepts, once we have formed them, we

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speak of and measure objects in their varying degrees of imperfect circularity, though these concepts do not constitute the objects as circular (or as triangular, square, etc.).62 4. The limits of Cusanus’s conception of geometrical space Now, it is true that Cusanus looks at space as the place of a mens-mensura and sees in it the methodological condition of the possibility of the coincidentia, and brings to light the eminently constructive nature – so dynamic and inherently serial – of geometric relations. It is also true that the new philosophy of the mind remained enmeshed within an eminently theological form of theoretical intuition that did not allow for honing the power inherent in the seriality that intuition contained and synthesizing the rigidity of geometrical determinations and the operational mobility of the mens. This is revealed by the criticism of the mathematician and astronomer Paolo Toscanelli.63 The most violent criticism came from Johannes Müller Regiomontanus (Cusanus’s friend and correspondent Georg von Peuerbach’s pupil), who deeply disputed, in his dialogue on the squaring the circle (1464), the groundlessness of Cusanus’s ‘Lullian’ calculations (the new surveyor to which «obey the lines and numbers»64), and defined the Cardinal as a geometra ridiculus Archimedisque aemulus. Regiomontanus rejected the mos geometricus of Cusanus’ arguments because it was completely devoid of rigor and adequate mathematical formalization. In so doing, he would put the barrier of a declared methodological estrangement between philosophical and mathematical discourse and open the way to the affirmation of an eminently formal rationality as a special dimension of mathematical discourse. This in turn excluded the same factors that are essential to the theoretical construction from the scope of mathematical legitimacy, on the grounds of their being “imaginative”. 62 For Nicholas geometrical figures are idealizations that we form when we are stimulated by the perception of imperfectly shaped figures. Mathematical concepts are declared by Nicholas to be precise concepts, because they are derived from reason alone (ratio) when it is properly stimulated by the senses, but the opposite is true of empirical concepts: all of them are imprecise, because they are imperfectly abstracted from imperfect sensoryimages. 63 Cfr. Magister Paulus ad Nicolaum Cusanum cardinalem, 229-232 ; P. Sambin, «Nicolò da Cusa, studente a Padova e abitante nella casa di Prosdocimo Conti suo maestro », in Quaderni per la storia dell’Università di Padova, 12 (1979), pp. 141–145. 64 De quadratura circuli, 1533, p. 27 ss.

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Of course, the conceptual apparatus of the Cardinal is made of more or less imaginatively constructed figures from which you can understand the scope only if you follow the various steps of his arguments, respecting, as far as possible, their logical course. But Cusanus’s logical universe, and consequentially its spatial dimension, is irreducible to the eminently formal basis on which the possibility of applying algebra to geometry is based, due to its peculiar philosophical nature and not only because of the inadequacy of historical computational techniques. What animates Cusanus’s mathematical investigations is to show the wonderful ‘power’ of the principle of the “coincidence of opposite”: the squaring of the circle represents a case in his eyes, the most “visible” case, of the coincidence of opposites. Hence, the equivocal nature of the Cusanian geometrical space, still and active at the same time, place and result of a mental movement that cancels the analytical determination of relationships from a single premise (the coincidence of opposites) considered as the original foundation and not as a trend point of seriality. Just the conceptual significance of the theological premise, as well as perhaps its “dark” implications on the level of the measurement of magnitudes, urges mathematicians/specialists of time to reflect on the new possibilities of development in mathematical discourse.

Conclusion Recent studies underline the importance of Cusanus’s mathematical works and his idea of geometrical space in the development of the typical modern forma mentis that progressively gained importance between XV and XVI century and through often obscure and unconscious tunnels. Thus, in spite of and perhaps because of the inevitable methodological limits of the Cardinal, Cusanus gave a significant contribution to the history of modern mathematics. So, for example, despite the radical misunderstanding of the Archimedean kinematic idea inside Cusanus’s conceptual arsenal, we can foresee, in some way, the dynamic insight of space (even if “deformed” by the powerful theoretical imagination of the philosopher), the same that would have been a spur for great innovative scope to the new “Archimedes” of the Renaissance. Therefore, subsuming the intrinsic and concrete movement of space within the abstract dialectics of the mens, Cusanus’s spatial buildings give posterity much more than they have been able to demonstrate. In this way Abraham Kästner (the

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architect of the German Renaissance and teacher of Carl Gauss), in his Praise of Astronomy in 1757 called Nicolas of Cusa one of two “revivers of the edifice of the world” along with Copernicus, and showed how in Cusanus there was an intuition, albeit “evanescent”, of infinitesimals that had a profound influence on the discovery of Kepler of these quantities: “he contemplated evanescent magnitudes, only he did not know how this conception would be used”65. The idea of space in Cusanus is certainly suggestive of new ways of thinking but not as much as to lead him far enough away from the medieval outlook for him to be truly called a Modern thinker. For this, Nicholas is not the first Modern thinker, but rather a transitional figure who had certain ideas that were developed by his successors, without having directly influenced most of those successors through his own writings of which they had scarcely any first hand knowledge.66 The Modern Age helped to “legitimate” some of his ideas (with or without knowing they were his). First of all, his notion of docta ignorantia, his notion of the infinite disproportion between the finite and the infinite, his notion of the coincidence of opposites in God, his notion of the mobility of the earth, and his notion of the Earth’s being privatively infinite (i.e., its being finite but unbounded). These notions – being more in resonance with the Modern Age than with the medieval world – are evidence that Nicholas’s thought is an unmistakable major boundarymarker on the pathway to Modernity. The proper metaphor for assessing Cusa’s historical role is that of das Türöffnen: Nicholas opens the door to Modernity, without himself ever crossing over the threshold that distinguishes the Middle Ages from Modernity.67

65 A. Kastner, « Review of Cusa’s Geometrical Writings» in Dynamis, 1 (2007). See F. Nagel, Cusanus-mathematicustheologus. Unendlichkeits-denken und Infinitesimalmathematik, Paulinus, Trier 2007. 66 Even if Spinoza, Kant, and Hegel never mention him, it’s noted that Bruno, Kepler, Descartes, and Leibniz do. Nevertheless, Nicholas’s intellectual influence on his own generation and on subsequent generations remained meager. Emerich Coreth states: «Cusa’s direct influence on Modern thought is small; an immediate common-bond is scarcely confirmable», in Nikolaus Grass (ed.), Cusanus Gedächtnisschrift (Innsbruck: Wagner, 1970), pp. 3–16 (cit. p. 15). 67 J. Hopkins, Nicholas of Cusa on wisdom and knowledge, Banning Press, Minneapolis, 1996, p. 83.

NOTE SUR UN LOINTAIN HÉRITAGE : DIANOIA ET NOÈSIS PLATONICIENNES, QUELLE RÉCEPTION CHEZ NICOLAS DE CUES ? Elsa GRASSO (Université Côte d’Azur)

C’est comme on le sait par la médiation du néoplatonisme que la pensée platonicienne est présente chez Cues. L’influence de Proclus et celle du Pseudo-Denys l’emportent de loin, en tant que sources et modèles théoriques, sur la pensée qu’expose le fondateur de l’Académie dans ses Dialogues. De plus, Nicolas n’était pas un helléniste de haut vol ; et les textes platoniciens disponibles, comme pour tous les penseurs européens avant Marsile Ficin du moins, étaient sans doute encore peu nombreux. Il connaissait la République, le Ménon, le Phédon, et le Parménide par l’intermédiaire de son commentaire par Proclus, et de même sans doute pour certains éléments du Sophiste1. Notre propos concernera ici l’origine platonicienne des développements cusains sur la connaissance mathématique et la dialectique, en recherchant comment Nicolas peut encore hériter des sens originellement platoniciens de la noèsis et de la dianoia. Pour le lecteur de Platon en effet, il n’est pas sans importance d’examiner ce que devient l’héritage de ces deux concepts-clefs chez un penseur que l’on a pu considérer comme le premier des modernes, comme le dernier des mystiques néoplatoniciens, comme un héritier direct de la mystique rhénane et de maître Eckhart, et bien sûr de la mystique du Pseudo-Denys. De plus, Cues mentionne ou glose les Dialogues platoniciens, se référant à « Platon » ou aux « platoniciens ». 1 Cues possédait les textes de l’Apologie de Socrate, du Criton, du Ménon, du Phédon, du Phèdre, ainsi que de la République (cod. Cus. 178 ; cod. Brix. A14, fol. 5r-174r), des Lois (cod. harl. 3261), et d’un exemplaire du Timée dans la traduction de Chalcidius (cod. harl. 2652). Dans le cod. Cus. 177 sont conservés le Ménon (fol. 89v-100v), le Criton (fol. 41v-47v), le Phèdre (fol. 102v-111v). Voir sur ce point : Sfez, J., L’Art des conjectures selon Nicolas de Cues, Paris, Beauchesne, 2012, p. 59 n. 1 ; G. Santinello indique que le Cardinal possédait deux exemplaires de la République dans une traduction de Pierre Candide, avec un exemplaire des Lois et un exemplaire du Timée dans la traduction de Chalcidius (voir la note précise de J. Sfez mentionnée supra, et Santinello, G., in : Rinascimento. Rivista dell’Istituto Nazionale di Studi sul Rinascimento. Firenze, Sansoni, Seconda serie, vol. 9, 1969, p. 117-145 (p. 137-145 : Appendice, « Indice delle Glose alla ‘Repubblica’ di Mano del Cusano »).

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Selon quelles formes, donc, la pensée platonicienne est-elle encore indirectement à l’œuvre dans la philosophie de la connaissance du Cusain, et dans sa conception du rapport entre dialectique et science ? Dans quelle mesure peut-on en retrouver la présence dans la distinction entre raison (ratio) et intelligence (intellectus) établie par le penseur de la docte ignorance, et lire sous la plume du Cusain le dialogue intérieur qu’il pensait établir avec le fondateur de l’Académie ? * * * Nicolas de Cues mentionne « les platoniciens » en particulier lorsqu’il présente, au chapitre 11 de la Docte ignorance, la filiation de sa pensée avec Pythagore, « le premier des philosophes en titre et en fait ». À celui-ci, qui eut le grand mérite de placer « toute la recherche de la vérité dans les nombres », Nicolas rattache Platon et ses disciples. Et il présente ces derniers comme les anciens inspirateurs de ceux qu’il appelle « les premiers de nos docteurs », penseurs chrétiens parmi lesquels « notre Augustin et Boèce »2. Cues mentionne encore Aristote parmi ces « phares de l’Antiquité » qui ont eu raison de recourir aux mathématiques pour traiter les questions les plus difficiles. S’il faut utiliser « le langage mathématique », c’est parce que sa clarté et son degré de certitude seront les points d’appui nécessaires pour s’approcher autant que faire se peut d’une connaissance du vrai par la voie « de l’image » et d’une « proportion transsomptive » (« proportio transsumptiva »), qui nous fasse approcher l’infini dans le fini. La clarté des mathématiques, leur saphèneia, disait Platon, n’est donc pas plus suffisante chez Cues qu’elle ne l’était chez Platon, pour lequel pourtant, comme chez Cues, la mathématique ne péchait pas par attachement au sensible. Si la puissance de la dianoia propre aux mathématiques selon Platon n’était pas suffisante pour inclure l’intellection philosophique, ce n’était pas non plus par infériorité de son objet : la dianoia platonicienne porte bien sur des êtres « universels », qui ne sont pas seulement êtres de raison, et à partir desquels l’esprit pourra, progressivement, être conduit jusque vers la saisie noétique du principe de tout ce qui est. Les Formes mathématiques selon Platon constituent des réalités séparées, et la notion platonicienne de participation (la methexis des particuliers 2 Cf. De docta ignorantia, I, XI, 32. (Trad. : Nicolas de Cues, La Docte Ignorance, Introduction, traduction et notes de Hervé Pasqua, Paris, Rivages poche/petite bibliothèque, 2008/2011. C’est dans cette traduction qu’est citée dans la suite La Docte Ignorance).

NOTE SUR UN LOINTAIN HÉRITAGE

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aux réalités noétiques) maintient malgré tout une forme de césure irréductible entre le sensible et l’intelligible. C’est sur le fond de cette césure que la médiation de l’image ou de la ressemblance est nécessaire, tant sur un plan méthodologique que métaphysique : la participation sera pensée comme ressemblance (mimèsis, eoikenai) et la progression vers le vrai nécessitera pour l’âme le recours aux images et aux comparaisons. En revanche, en pensant l’universel, et notamment l’universel mathématique, comme contracté dans le particulier (et non pas, sur un mode platonicien, comme imité par le particulier), Cues établit une relation entre le sensible et l’intelligible qui ne peut se réduire à une relation simple de ressemblance dégradée, et qui implique plutôt, pour qui veut approcher le vrai, une approche par analogies progressives ou par compréhension analogique des rapports de proportions. La vertu des mathématiques impliquera cette démarche « transsomptive » qui devra d’abord nous conduire du caractère fini des figures mathématiques à leur figuration infinie, puis permettre la représentation symbolique, extérieure aux mathématiques elles-mêmes, de l’infinité divine à partir des rapports rationnels étudiés par celles-ci. La vertu propre des mathématiques résidera dans cet usage par l’esprit des rapports réglés de proportion permettant d’approcher l’infini, et de ce point de vue il n’est pas décisif que l’on ait, comme Platon, pensé les universaux comme séparés. La Docte ignorance indique que l’école d’Aristote a eu raison, « d’une certaine façon », de penser que les universaux « n’existent pas en acte en dehors des choses ». Car, écrit Cues, « les universaux n’existent en acte que de façon contractée ». Mais il précise que les universaux « ont pourtant, conformément à l’ordre de la nature, un certain être universel, susceptible d’être contracté par le singulier » ; si l’universel n’a pas de subsistance propre, « il est cependant en acte dans ce qui est en acte ; ainsi, le point, la ligne, la surface précèdent, selon un ordre progressif, le corps dans lequel seul ils sont en acte ». L’intellect saisit donc des réalités universelles, il est même ce en quoi les universaux sont contractés ; mais il ne crée pas ces universaux : « Les chiens, par exemple, et les autres animaux de la même espèce sont unis en raison d’une nature commune spécifique qui est en eux. Celle-ci aurait été contractée en eux, même si l’intellect de Platon n’avait pas fabriqué pour eux une espèce à partir de leurs communes ressemblances »3.

3

Cf. De docta ignorantia, II, VI, 126.

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La mise en parallèle, dans ce texte, de Platon et des Péripatéticiens, rappelle donc le refus par Aristote du caractère séparé des universels, pour opérer cependant une certaine homogénéisation des deux doctrines : Cues précise ici que la façon dont Platon parvient aux universaux, par « comparaison » des individus sensibles, n’aboutit pas en dernière analyse à poser d’autres universaux que ceux que les aristotéliciens pensent comme étant en acte dans les individus matériels (et que Cues conçoit, lui, comme étant « contractés » dans ces individus). Il note ainsi : « c’est pourquoi les universaux qu’il forme par comparaison sont une ressemblance des universaux contractés dans les choses »4. Des mathématiques, pour Platon comme pour Aristote, et comme enfin pour Nicolas, il est possible de dire qu’elles construisent, en un certain sens, leurs objets (construction des définitions et des hypothèses, chez Platon et Aristote ; représentations enveloppant de façon seulement approchée la saisie de l’infini que peut, seule, viser l’intelligence, chez Cues), mais non pas qu’elles portent sur de pures productions de l’esprit : la rigueur certaine de leur procédure s’accompagne de cette pierre de touche qu’est un rapport vrai aux réalités. « Puisque, en effet, l’univers est seulement de manière contractée, il en est de même des universaux. Ainsi, bien qu’ils ne se trouvent pas en acte en dehors des singuliers, les universaux ne sont pas seulement des êtres de raison. De même que la ligne et la surface, bien qu’elles ne se trouvent pas en dehors du corps, ne sont pas pour autant des êtres de raison seulement, puisqu’elles sont dans les corps comme les universaux sont dans les singuliers »5.

La nécessité entachée d’insuffisance des mathématiques, chez Platon, en vertu de laquelle la pensée dianoétique doit à la fois préparer, et céder le pas, à la dialectique, devient chez Cues une nécessité qui doit se dépasser dans une démarche empruntant à l’analogie et à la transsomption, où sera approchée l’infinité ou l’unité de l’absolu. Rappelons le texte platonicien distinguant dianoia mathématique et noèsis philosophique. La description de la ligne, à la fin du livre VI de la République, établit que quatre pathè, « états de l’âme », doivent être distingués : l’eikasia (perception d’images), la pistis (foi, ou confiance, dans les originaux sensibles des images du segment précédent), la dianoia (pensée discursive) et la noèsis (intellection)6. 4 5 6

Ibid. Cf. De docta ignorantia, II, VI, 125. Platon, Rep., VI, 509d-511e.

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Les deux premiers segments constituent la doxa, et portent sur le visible, l’horaton ; les segments les plus élevés axiologiquement portent sur l’intelligible, le noèton et constituent la connaissance, gnôsis. Dans le commentaire de la ligne que donnera le livre VII, la noèsis prendra le nom d’epistèmè, quand ce qualificatif d’epistèmè sera explicitement refusé à la dianoia, c’est-à-dire principalement aux disciplines mathématiques7. Platon ne dit pas explicitement que cette pensée discursive consiste seulement dans les mathématiques (ici, géométrie et arithmétique), mais de fait il ne permet pas d’en trouver d’autres exemples : il mentionne (510c) « l’impair, le pair », les figures (schèmata), les angles, « et d’autre choses encore de même famille selon chaque discipline », dont au moins celle du « géomètre », ainsi que les raisonnements (logismoi). L’âme, dans la dianoia, prend pour objets des eidè, comme elle le fait dans la noèsis. Il n’y a pas de claire différence d’objets, ici, contrairement à l’eikasia et à la pistis (qui n’avaient pas les mêmes objets : eikones sensibles de choses sensibles, pour l’eikasia, et choses sensibles comprises comme originaux, pour la pistis), mais une différence de procédure épistémique. Dans le cas de la dianoia, il s’agit en effet de partir d’hypothèses, par exemple de poser comme hypothèse « l’existence de l’impair, du pair, des figures, des angles, etc. », et d’aller non pas vers « un principe » mais vers « une terminaison », sans rendre raison de ces hypothèses. Ces disciplines sont donc hypothético-déductives. Et elles ont pour second caractère définitionnel de se servir d’images sensibles. La noèsis part elle aussi d’hypothèses, mais pour arriver à un « principe du tout », à partir duquel on peut « rendre raison » des hypothèses ; puis elle redescend du principe aux objets étudiés, les considérant en eux-mêmes, par eux-mêmes, dit Socrate (510b). Et cette « dunamis tou dialegesthai » (511b) consiste à aller d’essence en essence, chacune étant connue directement pour ce qu’elle est par le seul acte du noûs, la connaissance du principe du tout permettant de dynamiser la recherche et d’aboutir à une série indéfinie d’intellections claires. Les différences de valeur d’un segment à l’autre sont pensées de deux façons : a/ pour ce qui concerne les objets, en termes d’alètheia  ; il s’agit de vérité, ici en un sens de « réalité » ou de « réalité véritable » ; b/ pour ce qui concerne les actes mêmes de l’âme, en termes de saphèneia : clarté ou certitude, comme caractère épistémique, donc, et non pas ontologique. Ces deux caractères sont proportionnels : la fin du livre VI indique que plus un objet possède d’alètheia, plus l’état de l’âme correspondant possède 7

Rep., VII, 533c-534a.

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de saphèneia8. Il y a donc ici correspondance directe entre la hiérarchisation épistémologique et la hiérarchisation ontologique. Comment l’analyse platonicienne perdure-t-elle dans la distinction que l’on peut trouver chez Cues entre raison et intellect ? Cette distinction était déjà présente chez Maître Eckhart, la mystique rhénane distinguant la ratio et l’intellectus9. Cette distinction était bien établie chez les scolastiques des XIIe et XIIIe siècles, mais elle n’était pas directement articulée, comme elle le sera chez Cues, à cette limite que constitue le principe de non-contradiction. Chez Nicolas, l’originelle dianoia platonicienne trouve avec les disciplines de la raison et de la mathématique un avatar éloigné, ces disciplines constituant (comme dans la République) un niveau de connaissance à la fois effectif et nécessaire. C’est ce qu’exposent en particulier les dialogues de l’Idiota : « Car, puisque l’arithmétique et la musique contiennent la force des nombres, d’où vient la distinction des choses, et que la géométrie et l’astronomie contiennent la science de la grandeur, d’où émane toute la compréhension de l’intégrité des choses, il en découle que sans le quadrivium personne ne peut philosopher »10.

Nicolas s’inscrit ici dans une continuité avec l’auteur de la République, pour lequel le passage d’un pathos où l’âme est en rapport immédiat avec le sensible, à l’activité rationnelle abstraite constitue la marque essentielle et distinctive du partage entre doxa et connaissance scientifique. Lorsque Platon, au début de Rep., VII, commentait les différents degrés de valeur épistémique présentés dans le schéma de la ligne, il en tirait comme conséquence, pour l’éducation des gardiens et pour toute psychagogie rigoureuse, la nécessité des disciplines mathématiques comme préalable à 8

Rep., VI, 511e. Voir en particulier les Questions parisiennes, VI, 22 ; cf. Pasqua, H., Maîte Eckhart, le procès de l’Un, Cerf, Paris, 2006, p. 77ss. Voir ce que souligne M. de Gandillac, in La philosophie de Nicolas de Cues, Paris, Aubier, éditions Montaigne, 1941 p. 103 (et n. 30) : « Malgré les incertitudes de la terminologie rhénane le couple fondamental RatioIntellectus (essentiel dans les premières œuvres de Nicolas, où il correspond à peu de choses près à l’opposition platonicienne Dianoia-Noèsis) apparaît nettement chez Eckhart lui-même ». 10 Idiota de mente. Capitula libri idiotae de mente, X, 127. (Trad. H. Pasqua : Nicolas de Cues, Dialogues de l’Idiot sur la sagesse et l’esprit, Intr., texte, traduction et notes de —, Paris, 2011, Presses Universitaires de France [p. 183]). « Nam quia in arithmetica et musica continetur virtus numerorum, unde rerum habetur discretio, in geometria vero et astronomia magnitudinis continetur disciplina, unde tota comprehensio integritatis rerum emanat, ideo nulli sine quadruvio philosophandum ». 9

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l’étude approfondie de la dialectique, celle-ci correspondant à la noèsis de la Ligne11. S’il y a chez Platon un saut entre la pistis et la dianoia, c’est non seulement parce que dans la seconde, la psuchè se porte sur des objets intelligibles, mais aussi parce qu’elle se fait mise en rapport et puissance de mesure de ce qui demeurait, dans la doxa, toujours potentiellement indéterminé, sans stabilité noétique. Chez Cues, la mens est par nature portée à cette activité rationnelle de mise en rapport, par laquelle les choses ne sont plus seulement éprouvées, mais véritablement connues, pour autant du moins que cela est possible à l’esprit humain. La mens « tire son nom de la mesure » (a mensura dicatur), elle est par sa nature même « portée à mesurer les choses » car elle vise par là à se connaître elle-même : « Le philosophe : Je me demande pourquoi l’esprit, qui, comme tu dis, mon cher Idiot, tire son nom de la mesure, est si avidement porté à mesurer les choses. – L’idiot : C’est afin d’atteindre sa propre mesure. Car l’esprit est une mesure vivante qui, en mesurant les autres choses, mesure sa propre capacité. Il fait toutes choses pour se connaître. Mais, cherchant sa mesure en toutes choses, il ne la trouve que là où toutes les choses sont une »12.

Dès la Docte ignorance, Nicolas affirme que les mathématiques sont la puissance propre de l’esprit humain. La Chasse de la sagesse souligne la vertu pédagogique et heuristique de l’ordre propre aux raisonnements géométriques, en évoquant « le jeune Ménon, interrogé suivant l’ordre qu’observait celui qui l’interrogeait, (qui) répondit correctement à toutes les questions de géométrie (…) ainsi que Platon le rapporte dans son livre le Ménon »13. Le nombre, propre à la raison humaine, est constitutif de tout acte de connaissance, en ceci qu’il est combinaison ou rapport de l’unité et la multiplicité, et qu’il représente cette proportion ou mesure fondamentale à laquelle se rapporte l’acte de connaissance de l’esprit humain, de la mens mesurante. Celle-ci est à l’œuvre non seulement dans les mathématiques mais aussi dans les activités qui manifestent en l’homme un esprit que la bête ne possède pas : comparer, nombrer, calculer. Il s’agit dans tous ces cas-là, pour l’esprit, de mettre en rapport, et donc de rapporter l’un au multiple et 11

Rep. VII, 522b sqq. Cf. Idiota de mente, IX, 123 (Trad. H. Pasqua, op. cit., p. 179). « Philosophus : Admiror, cum mens, ut ais, idiota, a mensura dicatur, cur ad rerum mensuram tam avide feratur. Idiota : Ut sui ipsius mensuram attingat. Nam mens est viva mensura, quae mensurando alia sui capacitatem attingit. Omnia enim agit, ut se cognoscat. Sed sui mensuram in omnibus quaerens non invenit, nisi ubi sunt omnia unum ». 13 Cf. De venatione sapientiae, XXXI, 94 (Trad. H. Pasqua : Nicolas de Cues, La chasse de la sagesse, Paris, Presses Universitaires de France, 2015 [p. 153]. C’est dans cette traduction qu’est cité dans la suite le De venatione sapientiae). Voir Ménon, 82b. 12

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le multiple à des unités. Ces actes propres à l’esprit étaient attribués par Platon, au livre VI, à notre puissance dianoétique, et aux livres IV ou X, de façon plus générale, à la dunamis logistikè, puissance rationnelle, qu’il oppose à la perception sensible, en elle-même incapable de toute mise en rapport certaine. Le livre X présente les actes de mesurer et de nombrer comme les moyens nécessaires et sûrs pour se préserver de l’illusion constitutive de toute perception sensible, intrinsèquement dénuée de mesure : « Mais est-ce que mesurer, nombrer, peser ne se sont pas révélés, contre ces maux, des secours de la plus élégante espèce, de façon à donner en nous l’autorité, non pas à la chose qui se montre à nous ou plus grande ou plus petite ou plus abondante ou plus lourde, mais à ce qui a fait les calculs, les mesures, les pesées ? (…) c’est bien là un travail qui doit être celui de la fonction raisonnante qui existe dans notre âme »14.

Nicolas de Cues indiquera que l’acte de déterminer et de saisir un nombre constitue l’activité fondamentale de notre esprit ; celui-ci est par nature capable de penser en ceci que l’acte de penser présuppose un accès à l’unité au travers de la diversité empirique, opération constitutive de la pensée abstraite, et que l’esprit est précisément, en nous, dans sa puissance la plus élémentaire, la faculté de saisir l’unité dans la pure diversité. Jocelyne Sfez souligne : « Ayant établi que la pensée était l’origine de nos conjectures, Nicolas examine cette conjecture fondamentale : l’activité de la pensée se manifeste d’abord et essentiellement comme une activité de numération et de dénombrement. Cet examen fait essentiellement l’objet des chapitres 2 et 3 de la première partie des Conjectures, tandis que le chapitre 9 est consacré à la compréhension de leur composition »15. L’activité de compter et de nombrer peut ainsi acquérir le statut de différence distinctive entre les hommes et les bêtes : « Le nombre est un principe naturellement fécond de la raison productrice ; en effet, les êtres dépourvus d’esprit, comme les bêtes, ne comptent pas. Et le nombre n’est pas autre chose que la raison développée. Par conséquent il est prouvé que le nombre est le principe des choses qui sont atteintes par la raison, car, lorsqu’il est enlevé, la raison nous convainc que rien d’elles ne subsiste »16.

Cette idée fondamentale était déjà développée, note Jocelyne Sfez, dans la Docte ignorance, qui expliquait que « la connaissance suppose 14 Rep., X, 602d-e. Trad. L. Robin (Platon, Œuvres complètes, trad. et notes établies par L. Robin avec la collaboration de M.-J. Moreau, Paris, Gallimard, 1950, t. I et II [t. I]. C’est dans cette traduction que sont cités dans la suite Les Dialogues). 15 Sfez, J., L’art des conjectures…, op. cit., p. 87. 16 De conjecturis, I, 2, 7. (Trad. J.-M. Counet : Nicolas de Cues, Les conjectures. De conjecturis. Texte traduit avec introduction et notes par —, Paris, Les Belles Lettres, 2011. C’est dans cette traduction que sont citées dans la suite Les conjectures).

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une proportion entre le connu et l’inconnu, cette proportion étant donnée ou mesurée par et dans le nombre »17. Nicolas y écrivait : « La proportion, qui exprime en même temps accord et altérité en quelque chose, ne peut se comprendre sans le nombre. Le nombre inclut donc tout ce qui est susceptible de proportions. Le nombre qui produit la proportion n’est donc pas seulement dans la quantité, mais dans tout ce qui, d’une certaine manière, substantiellement ou accidentellement, peut s’accorder ou différer »18.

La ratio est donc ce qui permet de mettre en rapport, dans un énoncé unifié, des objets différents, et de développer les différences qui procèdent de l’unité de définitions premières. Le géomètre fera ainsi apparaître l’unité du principe au sein de la multiplicité des consécutions. Dans le champ de la ratio elle-même, et donc des mathématiques rationnelles, précisent les Conjectures, se trouve une coïncidence des opposés : « dans la raison, il y a donc une certaine coïncidence des opposés, qui ne peut être atteinte dans les sensibles »19. Les opposés qui tendent à coïncider ici relèvent de contraires, mis en relation les uns avec les autres, l’altérité étant ainsi rapportée à une forme d’unité par une articulation première qui rend possible la connaissance ; il ne s’agit pas là de contradictoires qui viendraient s’identifier dans une connaissance supra-rationnelle. « Dans la raison, se trouve donc une puissance d’enveloppement, parce qu’ l’unité des altérités sensibles, et de même aussi une puissance de développement parce que l’altérité de l’unité intellectuelle est aussi l’unité des sensibles. Le monde rationnel englobe donc la coïncidence d’un enveloppement et de son développement. C’est pourquoi, cet enveloppement et ce développement de la raison ne portent pas sur ces opposés qui coïncident seulement dans l’unité intellectuelle. En effet, dans l’enveloppement divin, toutes choses coïncident sans différence, dans l’enveloppement intellectuel, les contradictoires se tolèrent, dans l’enveloppement rationnel ce sont les contraires qui se tolèrent, comme des différences opposées se tolèrent dans le genre »20.

La philosophie platonicienne, tant avec l’Un de la première hypothèse du Parménide, qu’avec le Bien, archè absolument première dont l’idea est epekeina tês ousias21, constitue le point originel qui, au travers de la 17

Sfez, J., op. cit., p. 87. De docta ignorantia, I, 1, 3. (Cité par J. Sfez, in L’art des conjectures…, op. cit., p. 87.) 19 De conjecturis, II, I, 79. « In ratione igitur oppositorum quaedam coincidentia est, quae in sensibilibus attingi nequit ». 20 Cf. De conjecturis, II, I, 78. 21 Rep., VI, 509b : « Eh bien ! pour les connaissables aussi, ce n’est pas seulement, disons-le, d’être connus qu’ils doivent au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir ». 18

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pensée de Proclus, précède l’idée cusaine d’une absence totale d’altérité. Si la dianoia, en Rep. VI, est supérieure à la doxa, c’est parce qu’elle rassemble la multiplicité de l’aisthèton en unités fixes ; mais elle reste inférieure à la noèsis, qui dépasse la multiplicité ordonnée des unités mathématiques pour en appeler à – et se fonder sur – l’unité anhypothétique de l’archè. La conception platonicienne de l’acte propre du noûs, qui remonte jusqu’à l’anhupotheton, offre ainsi les conditions de possibilité d’une première préfiguration de l’idée cusaine (en grande partie héritée du Pseudo-Denys) de tolérance des contradictoires. Le dialecticien accompli comprendra en effet, comme le développe Platon dans le Sophiste, que les plus grands genres participent entre eux sur un mode qui pourrait sembler contradictoire (ainsi le même est autre que tous les autres genres, et l’être est non-être autant de fois qu’un être n’est pas autre chose que lui-même22). Enfin, en rester à la seule tolérance des contraires (et non pas des contradictoires), pour la dianoia platonicienne, ce sera se borner à partir d’hypothèses, sans jamais en rendre raison par une relation à l’anhypothétique transcendant toutes les oppositions, principe dans lequel l’altérité s’efface au profit de l’unité première où se confondent toutes les différences. Dans la description platonicienne de la dianoia, le fait, pour les géomètres, de se contenter de points de départ hypothétiques, sans entreprendre d’en rendre raison, apparaît comme une indifférence à l’intellection du principe. Cette indifférence à une unité causant et expliquant toutes les différences eidétiques est cependant articulée à un deuxième caractère : ne pas prendre pour objets d’étude des choses sensibles (ce qui définit donc la connaissance par opposition à l’opinion). Ces deux caractères conjoints, entendons l’unification de la multiplicité sensible (dans la visée des unités intelligibles), et l’absence d’unification des principes rationnels (par une remontée au principe, situé au-delà de l’essence et de la rationalité discursive) tracent précisément le territoire psychologique de la dianoia. Les Conjectures présentent la continuité cusaine de cette cartographie platonicienne : (Dans les mathématiques) « tout ce qui est démontré être vrai, l’est parce que, s’il n’en était pas ainsi, la coïncidence des opposés en découlerait, et cela serait sortir du domaine de la raison. Ainsi, tout ce qui s’avère ne pas pouvoir être atteint par la raison, l’est parce que sa science mènerait à la coïncidence des opposés. Et parce qu’en mathématiques, ce principe resplendit, 22

Voir en particulier Soph., 259a-b.

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leurs démonstrations sont les plus rationnelles et les plus vraies pour la raison, et elle se délecte dans les mathématiques comme dans le développement de sa force propre, où elle se saisit elle-même comme participant dans l’altérité à l’intelligence. Par suite, ces sciences sont aisées sans guide, pour ceux dont la raison n’est ni trop absorbée dans l’intelligence, ni trop restreintes dans les ombres sensibles »23.

Le Complément théologique présente la mensuratio, cette activité de mesure propre à la vie de l’esprit, comme ce qui donne à l’activité de la mens l’« aliment » le plus savoureux : dans la géométrie en particulier, l’esprit est réellement dégagé de la diversité propre à la matière, et en s’adonnant à ses constructions il reconnaît dans un même mouvement la fécondité de ses aptitudes et la rectitude de ses principes. Le texte rappelle ici directement certains éléments de la description de la ligne en Rep. VI : « Personne n’ignore qu’on atteint la vérité avec plus de certitude dans les mathématiques que dans les autres arts libéraux. C’est pourquoi nous constatons que ceux qui s’adonnent à l’art de la géométrie s’y consacrent avec un amour surprenant, comme si un aliment de la vie intellectuelle y était contenu avec davantage de pureté et de simplicité. Car le géomètre ne s’occupe ni des lignes ni des figures inscrites dans le bronze, l’or ou le bois, mais des lignes ou des figures telles qu’elles sont en elles-mêmes, quoiqu’elles ne subsistent pas hors de la matière. Il discerne donc les figures sensibles avec l’œil sensible, afin de pouvoir discerner les figures mentales avec l’œil mental. L’intelligence ne contemple pas les figures mentales avec moins de vérité que l’œil ne contemple les figures sensibles, mais elle discerne ces figures avec d’autant plus de vérité qu’elle les discerne en soi comme exemptes d’altérité matérielle »24.

En Rep. VI, le rapport d’un segment au suivant est majoritairement celui de l’image à l’original ; cela vaut pour le rapport doxaston-gnôston et le rapport eikasia-pistis (510a) ; en revanche cela n’est plus explicitement le cas pour le rapport dianoia-noèsis. Dans le texte platonicien en effet, l’eikasia a pour objets des reflets, des ombres. La pistis vise, elle, ce qui pousse, ou ce qui se fabrique dans le visible. La valeur épistémique de l’eikasia demeure l’objet d’une interprétation ouverte : l’eikasia peut posséder un caractère de conjecture, ou bien d’illusion (nous pouvons user d’un reflet pour connaître son original sensible, comme dans le cas, 23

Cf. De conjecturis, II, I, 77. Cf. Complementum theologicum, II, 1107. (Trad. F. Bertin : Nicolas de Cues, Le Complément théologique, in : Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés, Introduction, traduction, notes et commentaires par —, Paris, « Sagesses chrétiennes », Les Éditions du Cerf, 1991, p. 89-130 [p. 90]). 24

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mentionné par le Phédon, des physiciens étudiant une éclipse par la médiation du reflet, sur l’eau, des corps célestes25, mais nous pouvons aussi prendre une reproduction pour la réalité, comme cela se produit dans les arts d’illusion). Dans le cas de la dianoia, en revanche, l’usage réfléchi et conscient des images est explicitement mentionné, et le recours dianoétique à celles-ci comporte donc évidemment une vertu épistémique de conjecture ou de procédé analogique : le géomètre use de ces images en s’en servant comme d’images (hôs eikosin chrômenè psuchè, 510b), et non pas en les prenant pour des choses réelles. C’est sur ce point qu’insiste ce passage du Complément théologique. Comme dans l’analyse platonicienne, les mathématiques chez Cues se comprennent autant comme disciplines de la raison discursive, préalables à une connaissance réellement supérieure, que comme entrée véritable dans le domaine de la connaissance, conduisant à l’intelligible, où la raison humaine découvre sur le mode de la multiplicité et de l’extériorité ce que l’intellect peut penser unitivement et intuitivement. Les mathématiques sont bien, comme chez Platon, saisie des rapports intelligibles. Mais là où Platon pensait la faiblesse relative des mathématiques par leur absence de recherche du principe, Cues situera la limite des mathématiques rationnelles dans l’idée d’une connaissance toujours approchée du vrai, qui saisit, toujours par conjectures, l’unité dans l’altérité. Le texte platonicien, qui constitue la première analyse, dans l’histoire de la métaphysique, du rapport entre ratio et intellectus, ouvrait la voie à une compréhension des mathématiques comme, à la fois, connaissance féconde et véritable, par la mesure et la mise en rapport rationnelles où s’unifie la multiplicité empirique, et comme ignorance d’une saisie plus unitive où l’intelligence saisit sans altérité ce que la raison connaît sur le mode du développement et de l’extériorité. Le commentaire qui suit l’allégorie de la caverne explique comment les disciplines mathématiques préparent à la dialectique, et donc à l’intellection des eidè qui conduira jusqu’à la saisie de l’anhupotheton : « la démarche de la méthode dialectique a ce caractère que, bousculant les hypothèses, elle suit son chemin, par ce moyen, jusqu’au principe lui-même, afin de s’y établir d’une façon solide ; et l’œil de l’âme, véritablement enfoui dans je ne sais quel barbare bourbier, elle le tire tout doucement et l’amène en haut, employant comme auxiliaires et compagnes de ce travail les disciplines que nous avons passées en revue ; maintes fois nous leur avons, cédant 25

Phéd., 99d-e.

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à l’usage, donné le titre de sciences, mais c’est d’un autre nom qu’elles ont besoin, d’un nom qui marque plus de clarté que celui d’opinion, plus d’obscurité que celui de science ; dans ce qui précède nous avons défini, je crois, du nom de discursion (dianoia) ce mode de pensée »26.

Les mathématiques ne sont pas conscientes de leur double imperfection (usage d’eikones, et pensée reposant sur des hypothèses non démontrées)27. Aussi le livre VII nous dit-il que ces disciplines « rêvent » (533b-c). Elles prennent l’image pour le modèle, selon la définition du livre V : « rêver ne consiste-t-il point en ceci, que, soit dans le sommeil soit à l’état de veille, on tient ce qui ressemble à quelque chose, non pour ressemblant à ce dont il a l’air, mais pour identique à lui ? »28. De quel modèle s’agit-il ? Les disciplines constituant l’ensemble du domaine mathématique (arithmétique, géométrie, astronomie, harmonique29) prennent la connaissance discursive pour une science, valant comme connaissance du principe un et anhypothétique. Le Complément théologique ajoute en marge du texte platonicien que les figures « telles qu’elles sont en elles-mêmes » ne « subsistent pas hors de la matière »30. Mais c’est bien originellement à Platon que Cues se rattache en désignant l’œuvre du géomètre comme un acte de construction mentale, qui emprunte à la figure sensible mais pour parfaitement s’en affranchir, et pour s’assurer d’une homogénéité et d’une coïncidence de nature entre l’objet visé et la nature même de la faculté connaissante. Le texte de Rep. VI indique que la dianoia doit nécessairement passer par cette médiation qu’est la figure sensible, pour cependant, dans le même temps, la dépasser dans sa visée du noèton : « ils font en outre usage de figures visibles et (…), sur ces figures, ils construisent des raisonnements, sans avoir dans l’esprit ces figures ellesmêmes, mais les figures parfaites dont celles-ci sont des images, raisonnant en vue du carré en lui-même, de sa diagonale en elle-même, mais non en vue de la diagonale qu’ils tracent ; et de même pour les autres figures. Celles qu’ils façonnent et peignent (…), à leur tour elles sont traitées par eux comme des copies quand ils cherchent à voir les figures absolues, objets dont la vision ne doit être possible pour personne autrement que par le moyen de la pensée (dianoia) »31. 26 27 28 29 30 31

Rep., VII, 533c-d. Rep., VII, 533b-c. Rep., V, 476c. Rep. VII, 521d-531c. Cf. Complementum theologicum, II, 1107. Cf. de même De docta ignorantia, II, VI, 126. Rep., VI, 510d-511a.

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Pour Cues, le géomètre construit mentalement par la médiation d’une forme sensible, et selon une multiplicité intelligible qui s’articule à l’unité (du point géométrique et de l’unité arithmétique). Cette construction, à l’opposé de l’« altérité variable » propre à la diversité matérielle, fait saisir à l’esprit l’immanence, en lui, d’une puissance infinie. Cues, comme Platon, reconnaît dans les mathématiques la possibilité d’une présence pure et évidente de l’intelligence : « Le triangle exempt de toute altérité variable, tel qu’il subsiste dans l’intelligence, ne peut y subsister avec davantage de vérité ; c’est pourquoi l’intelligence, qui contemple les figures en elle-même, lorsqu’elle les contemple comme exemptes d’altérité sensible, découvre qu’elle est elle-même exempte d’altérité sensible. L’intelligence est donc exempte de matière sensible et se comporte comme une forme vis-à-vis des figures mathématiques »32.

Dans la description platonicienne de la ligne, les géomètres ont bien une saisie de la nature des réalités noétiques étudiées, telles que « le pair ou l’impair », ou « le carré, la diagonale », ou les diverses espèces d’angle. Mais il leur manque la connaissance intellective du « principe universel » (tèn tou pantos archèn, 511b), qui permettrait de fonder la thèse de l’existence de ces objets mathématiques. C’est précisément cela qui définit la dianoia chez Platon : les mathématiciens voient clairement leurs objets avec les yeux du noûs ; mais ils n’exercent pas la « puissance du dialegesthai  » qui seule leur permettrait de savoir si ce dont ils parlent existe ou non. Chez Cues, cette saisie des eidè mathématiques devient lumière naturelle accordée par Dieu, et justifie amplement que les mathématiques constituent le principe général de la connaissance propre à la mens humaine. * * * L’infini ne pouvant par définition pas être mesuré, il échappe à la puissance calculante de la ratio ou de la mens mesurante. Il sera donc atteint par une docte ignorance qui saisit la coïncidence des opposés, et cela, nous dit la Docte ignorance, sur le mode de l’intelligence, ou un mode dépassant même l’intelligence ; Cues qualifiera ainsi cette saisie de la coïncidence des opposés de supra-intellectuelle, ou divine. C’est à Platon que Nicolas attribue l’origine de l’opposition générale entre raison et intelligence. Le traité Du non-autre explique que « contemplant les choses », l’intelligence peut les saisir dans leurs différences ; 32

Cf. Complementum theologicum, II, ibid.

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mais que si on les saisit « par-delà l’intelligence », l’on ne voit « rien d’autre que la simple raison des essences », qui est le « non-autre, ou essence des essences ». Aristote, note Cues, refuse d’articuler le savoir à cette saisie qui s’effectue par-delà l’intelligence33, car il maintient comme principe l’exclusion des contradictoires. Sans cela, « il aurait vu que le non-autre et l’autre ne se contredisent ni ne s’excluent ». Ainsi « Aristote se ferme le chemin permettant de voir la vérité d’une autre manière »34. Platon en revanche aurait bien compris les faiblesses de la dianoia, et « dans ses Lettres (…) brièvement » il a esquissé la « doctrine que Proclus résume aussi dans ses Commentaires sur le Parménide »35. C’est donc à l’auteur de la République que Nicolas rattache l’affirmation d’une insuffisance de tout procédé dianoétique, impliquant l’exclusion des opposés. Dans le Complément théologique, comme dans l’ensemble du traité Des Conjectures, Cues développe l’idée d’une mathématique plus intellectuelle que rationnelle, où est perçue la coïncidence des contradictoires : « (…) toutes les figures sont ce qu’elles sont par suite de l’existence du cercle infini. (…) Lorsque le mathématicien trace un polygone, il contemple le prototype infini. Car lorsqu’il dessine un triangle quantifié, il ne contemple pas un triangle soumis à la quantité, mais le triangle simple dénué de toute quantité et de toute qualité, de toute grandeur et de toute multiplicité. Par conséquent, lorsqu’il trace un triangle quantifié, il ne reçoit pas cette quantité du prototype, et il n’a pas non plus l’intention de produire un triangle quantifié (…). Le triangle que contemple le mathématicien n’est donc ni grand ni petit, ni limité en grandeur ou en multiplicité. Il est donc infini. C’est pourquoi ce triangle infini, qui est le prototype dans lequel l’intelligence du mathématicien contemple le triangle qu’il désire tracer, ne diffère pas de ce prototype que contemple l’intelligence pour tracer un rectangle, un pentagone, ou un cercle »36.

Dans les mathématiques elles-mêmes joue une dimension intellective qui permet à l’esprit de dépasser la connaissance rationnelle soumise à la non-contradiction. Les mathématiques actualisées par la mens humaine évoluent des mathématiques rationnelles aux mathématiques intellectuelles, selon qu’elles demeurent au sein du champ régi par la non-contradiction, ou qu’elles sont prises dans le mouvement vivant de l’esprit qui le conduit 33 Cf. De Non aliud, X, 39-40. (Trad. H. Pasqua : Nicolas de Cues, Du non-autre. Le guide du penseur, Préface, traduction et annotation par —, Les édition du Cerf, Paris, 2002. C’est dans cette traduction qu’est cité dans la suite le De non-aliud). 34 Cf. De Non aliud, XIX, 87-88. 35 Cf. De Non aliud, XX, 91. (Voir Platon, Lettres, II, 312e). 36 Cf. Complementum theologicum, V. (Trad. F. Bertin, op. cit., p. 103-104).

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vers la saisie intellective du non-autre, et qui l’oriente vers un mouvement d’unification visant à saisir l’infini. Et en l’absence d’une détermination mathématique de l’infini, Cues pense l’étude de la quantité infinie comme une remontée vers la compréhension intellective de mathématiques divines37. La thèse cusaine fondamentale de cette limite épistémique que constitue la docte ignorance de la vérité de toutes choses, ou de l’infini, rappelle une limite de l’intelligence noétique elle-même, par-delà le champ de toute mathématique. Or c’est d’abord à Platon que Cues attribue la compréhension philosophique de cette docte ignorance, comme au philosophe qui l’a le mieux approchée : « (…) les chasseurs philosophes, qui s’efforcent de chasser les quiddités des choses, en ignorant la quiddité de Dieu, et de rendre connaissable la quiddité de Dieu toujours ignorée, se sont fatigués inutilement, parce qu’ils ne sont pas rentrés dans le champ de la docte ignorance. Seul Platon, qui a vu les choses plus clairement que les autres philosophes, a dit qu’il serait émerveillé d’avoir trouvé Dieu et plus émerveillé encore si, après l’avoir trouvé, il pouvait le faire connaître »38.

Nous lisons dans le Timée (28a) : « Sans doute, l’auteur et le père de cet univers, est-ce un travail que de le découvrir, et une fois découvert, le révéler à tous, une impossibilité ». Mais c’est davantage encore dans le caractère inconnaissable et indéfinissable du Bien, selon Rep. VI, qu’il n’est donné de représenter que par une image (l’eikôn analogique du soleil)39, et de l’Un distingué de l’Être, dans le Parménide, que Cues peut trouver une approche antique de l’objet divin et absolument premier de sa docte ignorance. L’opposition fondamentale, inaugurée par Platon, de la dianoia et de la noèsis prend dans cette perspective cette forme proprement cusaine : « Ainsi lorsque nous, hommes rationnels, nous parlons de Dieu, nous l’assujettissons aux règles de la raison, si bien que nous affirmons certaines choses de lui, nous en nions d’autres et nous appliquons disjonctivement les opposés contradictoires. C’est la méthode suivie par presque tous les 37 Sur le statut des mathématiques chez Cues, voir Counet, J.-M., Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cuse, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2000 ; et Nicolle, J.-M., Mathématique et métaphysique dans l’œuvre de Nicolas de Cues, P.U. du Septentrion, 2001. 38 Cf. De Venatione sapientiae, XII, 33. (Nous soulignons ; « Solus autem Plato aliquid plus aliis philosophis videns dicebat se mirari, si deus inveniri, et plus mirari, si inventus posset propalati  ».) 39 Rep., VI, 506d-e.

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théologiens modernes, qui parlent de Dieu rationnellement (qui de deo rationabiliter loquuntur). En effet nous acceptons par cette méthode beaucoup de choses à l’école de la raison, que nous savons devoir être niées au niveau de la région de l’unité simple. (…) L’intelligence, cependant, remarquant l’inadéquation des termes rationnels (intelligentia autem, vocabulorum rationalium ineptitudinem advertens), les rejette, conçoit Dieu au-dessus de ce qu’ils signifient, comme un principe qui les enveloppe, et parce que, dans le rayon même de la divinité, elle voit son concept être déficient, elle affirme que la divinité doit être comprise comme étant au-dessus de tout enveloppement et développement et qu’elle ne peut être conçue telle qu’elle est »40.

Chez Platon, la primauté métaphysique et théologique de l’un par rapport à l’être se lit essentiellement dans la première hypothèse (ou plutôt : la première série de déductions) du Parménide41. Cette primauté constituera une thèse de plus en plus importante et radicale chez Cues ; elle acquiert une importance croissante, semble-t-il, entre la rédaction de la Docte Ignorance et celle des Conjectures. C’est bien entendu l’influence croissante de Proclus sur le Cusain qui se manifeste ici42. Cependant, lorsqu’il mentionne l’apport décisif de Proclus sur ce plan, il ne manque pas pour autant de rapporter également à Platon la première pensée de l’Un comme principe absolu, précédant l’intellect lui-même. Il rattache ainsi à Platon, comme origine première, une continuité liant Proclus, le pseudo-Denys et « tous les sages », qui ont saisi que « le premier principe des choses », que Cues nommera Non-aliud, est cet un qui précède l’être même : « Sans doute, tous les sages ont voulu dire la même chose du premier principe des choses, mais nombre d’entre eux l’ont exprimé de manières diverses. Platon, cependant, exalté par Proclus au point d’être comparé à un dieu fait homme, s’est efforcé, en gardant toujours le regard sur ce qui est antérieur, de voir la substance des choses avant tout ce qui est nommable. Par suite, observant qu’un être corporel et divisible ne peut subsister par soi (…), il vit que l’âme le précède, et que l’intellect précède l’âme, et que avant l’intellect vient l’un »43. 40

Cf. De conjecturis, I, VIII. (Trad. J.-M. Counet [op. cit.], p. 30-32). Parm., 137c-142a. 42 Pour une analyse de l’influence proclusienne sur la pensée cusaine, Cf. Werner Beierwaltes, « ‘Centrum tocius vite’. Zur Bedeutung von Proklos ‘Theologia Platonis’ im Denken des Cusanus », in Proclos et la théologie platonicienne (éd. A. Ph. Segonds et Carlos Steel). Actes du colloque international de Louvain en l’honneur de H.D. Saffrey et L.G. Westerink (13-16 mai 1998) Louvain-Paris, Presses universitaires-Les Belles Lettres, 2000, p. 629-651 (repris dans : Werner Beierwaltes, Procliana. Spätantikes Denken und seine Spuren. Frankfurt am Main, Klostermann, 2007, p. 191-213). 43 Cf. De non-aliud, 20. Cf. De venatione sapientiae, VIII, 20, et XXI, 59. 41

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Si Cues se rattache à la tradition néoplatonicienne affirmant l’un comme au-delà de l’être, et mentionne à la fois « Denys » et « le livre du fameux platonicien Proclus sur la Théologie du divin Platon », il attribue d’abord à Platon une vision du principe au-delà de l’essence, dépassant à la fois raison et intelligence : « C’est pourquoi je pense que Platon a vu intellectuellement la substance, ou le principe, des choses par révélation, à la manière dont l’apôtre dit que Dieu s’est révélé à eux »44. C’est à Platon en premier qu’advint selon lui la compréhension essentielle du fait que l’être n’est pas principe absolu, et ainsi la reconnaissance d’une valeur supérieure de la négation, tant sur le plan épistémologique que sur le plan ontologique : « L’abbé : Examine s’il est exact que le bien est antérieur au non-bien, car selon Platon le non-étant précède l’étant et, en général, l’affirmation précède la négation. — Nicolas : Quand on dit que le non-étant précède l’étant, le non-étant est certainement meilleur que l’étant, selon Platon (…) »45.

Il faut ici se reporter à l’Un qui n’est qu’un du Parménide, où l’Un est pensé indépendamment de l’être, dans la première série de déductions. Comme le souligne Hervé Pasqua, Cues va cependant plus loin que Platon, en considérant l’un comme Non-aliud  : « Car le non-autre est plus déterminant que la mêmeté puisque l’un n’est un que s’il reste un, c’est-à-dire s’il ne devient pas un autre. Il y a dans la notion de mêmeté – ou d’identité – un aspect statique étranger à la notion de non-autre »46. Soulignons ici que, évidemment, le principe de non-contradiction n’a jamais été énoncé complètement avant Aristote, (Métaph., Gamma, 1) ; à peine peut-on le deviner dans le Sophiste, quand l’Etranger définit l’art de l’antilogique qui conduit l’interlocuteur à soutenir deux énoncés qui sont, en même temps et sous le même rapport, contradictoires47. Mais il n’est pas dégagé comme principe de la connaissance, de la pensée ou du logos, comme il le sera en Métaphysique, Gamma. Or Aristote, précisément, est dit sur ce plan inférieur à Platon, qui lui avait pourtant montré l’infériorité épistémologique de la dianoia. Le De non Aliud insiste sur l’échec de la théologie d’Aristote, qui soumet tout objet à la raison et à une « laboriosa logica » ; « il a vu, à vrai dire que tous les procédés de la recherche rationnelle ne suffisent absolument pas à acquérir la science 44

Cf. De non-aliud, 20. Cf. De non-aliud, 23. (Voir sur ce point Kurt Flasch, Nikolaus von Kues, Geschichte einer Entwicklung, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1998, p. 117). 46 Pasqua, H., « Préface », in Nicolas de Cues, Du non-autre, op. cit., p. 16. 47 Soph., 230b. 45

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tellement désirée », sans suivre la voie platonicienne en reconnaissant la nécessité de la pensée intuitive48. * * * La chasse de la sagesse, expliquant Proclus, présente un Platon qui aurait compris que l’esprit, dans son activité intuitive, constitue en quelque façon un miroir de Dieu ou de l’acte divin : « Proclus rapporte, dans la Théologie platonicienne, que Socrate, qui représente Platon, dit dans l’Alcibiade que l’âme intellective, quand elle regarde à l’intérieur d’elle-même, contemple Dieu et toutes choses. Elle voit que les réalités qui lui sont postérieures sont les ombres des réalités intelligibles. Celles qui lui sont antérieures, en revanche, il dit qu’elles sont vues en profondeur les yeux fermés. Toutes les choses, en effet, dit-il, sont en nous de manière animée. Telle est la pensée divine de Platon »49.

Cues ajoute : «  C’est pourquoi, puisque la connaissance est assimilation, elle trouve toutes choses en elle-même, comme dans un miroir vivant de vie intellectuelle qui, en regardant en elle, les voit toutes assimilées à soi. Et cette assimilation est l’image vivante du Créateur et de toutes choses »50.

Le texte renvoie à l’échange entre Socrate et Alcibiade que met en scène le premier Alcibiade (132d-133c). En associant à la notion d’homôiosis (assimilation), dont l’origine première est platonicienne, celle de création, Cues inscrit, dans la ligne des néoplatoniciens, la perspective théologique et ontologique de la création dans la voie qu’avaient ouverte l’Alcibiade et le Théétète. Dans le passage bien connu du Théétète sur l’assimilation de l’homme au divin, l’homoiôsis relève tant d’une élévation éthique que métaphysique, indissociable d’une ascension épistémique. Cette assimilation consiste à « se rendre semblable » à la Divinité, ce qui suppose d’« être devenu juste et pieux avec l’accompagnement de la pensée »51. Dans l’Alcibiade, Socrate désignait la partie active de l’œil, 48

De non aliud, 18. Cf. De Venatione sapientiae, XVII, 49 : « Refert Proclus in primo libro Theologiae Platonis Socratem, qui vices Platonis tenet, in Alcibiade dicere intellectivam animam, cum intra se conspicit, deum et omnia speculari. Ea enim quae post ipsam sunt, umbras esse videt intelligibilium ; quae vero ante ipsam, ait in profundo clausis quodammodo oculis conspici. Omnia enim in nobis animaliter esse dicit. Ecce divinum Platonis iudicium ». 50 Ibid. « Unde, cum cognitio sit assimilatio, reperit omnia in se ipso ut in speculo vivo vita intellectuali, qui in se ipsum respiciens cuncta in se ipso assimilata videt. Et haec assimilatio est imago viva creatoris et omnium ». 51 Théét., 176b. 49

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c’est-à-dire la pupille, comme un miroir de la partie divine et intellective de la psuchè. Pour Nicolas, cette puissance d’assimilation doit être comprise en relation avec une dimension stimulante de l’intuition intellective, parfois présentée comme guidant ou irradiant la raison52. La description de la ligne et le commentaire méthodologique qu’en donne le livre VII de la République n’établissent pas un tel rapport entre la dianoia et la noèsis : il y a différence épistémologique et hiérarchisation nette entre les deux, mais non pas complémentarité ou interaction. Chez Cues en revanche, entre intelligentia et ratio existe un lien d’engendrement : « l’intellect est la racine de la raison »53. Et l’intellect est à la raison ce que Dieu est à l’intellect ; « l’intelligence est la lumière de l’âme, car elle est son unité »54. En établissant cette relation unifiante et dynamique entre ces deux registres pourtant distincts, Nicolas peut alors les réunir vraiment. En même temps, et c’est là une seconde différence avec Platon, il leur adjoint une forme de région limitrophe, cette opinio qui constitue une sorte d’intermédiaire, participant à la fois de l’imagination et de la raison. Il n’existait pas, dans la République de tel metaxu entre dianoia et doxa : la première est séparée de la seconde, sans milieu intermédiaire ; les objets respectifs diffèrent radicalement, ainsi que les facultés cognitives. Or la pistis, segment supérieur de la doxa, est ce dans quoi il faut ranger la connaissance de la phusis, par exemple le contenu de cette cosmologie qu’est le Timée, cet eikos muthos, la physique, donc, ou philosophia naturalis. Celle-ci est une connaissance du devenir sensible, lieu de l’alloiôsis. Aussi ne peut-elle entrer, pour Platon, que dans le registre de la doxa, non dans celui de l’epistèmè. Nous trouvons donc la hiérarchie suivante : d’abord l’expérience sensible, dans laquelle est insérée la physique ; puis le passage à la gnôsis, avec les mathématiques ; puis le registre de l’epistèmè absolue, avec la noèsis, entendons la dialectique, ou encore la philosophie elle-même. Notons que c’est l’inverse qui a lieu chez Aristote dans la Métaphysique (Gamma et Epsilon) : les mathématiques portent sur des objets immuables, mais non séparés, c’est-à-dire abstraits ; ceux-ci sont donc de mauvais prétendants à la catégorie d’étants. Aussi les mathématiques seront-elles axiologiquement inférieures à la physique, qui porte, elle sur des objets séparés, comprenons des substances. Bien qu’elle étudie les 52 53 54

Cf. De conjecturis, I, VIII. De conjecturis, I, 6 ; « (…) intellectus radix est rationis ». De conjecturis, I, 7 ; « (…) intelligentia animae lumen, quia eius unitas ».

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corps en mouvement, ce sera donc la physique, et non pas la mathématique, qui accèdera au statut de philosophie seconde. La théologie, ou la science de l’être en tant qu’être, sera philosophie première, la dialectique étant déchue du statut de science, son universalité excluant la détermination d’un domaine générique propre à une epistèmè. Cues reste donc ici évidemment platonicien, et non pas aristotélicien, dans sa hiérarchisation des savoirs. Celle-ci s’articule à une certaine conception de la doxa (qui porte sur le devenir, chez Platon, et sur l’universel abstrait, celui de la dialectique, chez Aristote). La hiérarchie suppose aussi une certaine conception de la dianoia : régime cognitif spécifique chez Platon, pour qui la raison discursive saisit les intelligibles mais ne se fonde pas comme science. De plus, la science la plus haute pour Aristote, dans la Métaphysique, est aussi bien « science des premiers principes et des premières causes » et « science de l’être en tant qu’être ». Il s’agit donc d’une connaissance de la substance et de la totalité du réel, et non plus comme chez Platon d’une connaissance intuitive de l’« archè tou pantos ». Or, pour Cues, cette dimension d’extension maximale de l’objet « être » n’est pas ce qui caractérise l’absolu ; prendre l’être pour objet ne permettra donc pas de définir une philosophie première : « L’Un est donc plus apte que l’étant, qui n’est que s’il est en acte, bien qu’Aristote dise que l’étant et l’Un sont convertibles55. Ce qui, cependant, poussait Platon à préférer l’Un au reste et à le reconnaître comme principe de toutes choses était que, parce que ce qui est principié ne tient rien de soi mais tout de son principe, il est nécessaire que, le principe une fois posé, toutes les choses principiées soient posées »56.

Le modèle mathématique qui prévaut chez Platon laisse donc la place, chez Aristote, à la physique, ce qui s’accompagne de la modification du statut de l’expérience et du rôle de la phantasia, devenues toutes deux conditions de la connaissance. Cues n’accordera pas de place cruciale à la mémoire, ni à la phantasia comme faculté constituante de la pensée. L’esprit commence à penser avec le nombre, en comparant ; non pas en se figurant, avec l’imagination. La prééminence des mathématiques chez Cues, comme le recours aux schèmes du nombre, de la proportion, et à Aristote, Métaphysique, Γ, 2. Cf. De venatione sapientiae, XXI, 60. « Capacius est igitur unum quam ens, quod non est nisi actu sit, licet Aristoteles dicat ens et unum converti. Id autem, quod Platonem movebat unum cunctis praeferendum et fateri omnium principium, erat quia, cum principiatum nihil a se habeat sed omnia a suo principio, oportet quod principio posito omnia principiata sint posita ». 55 56

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l’opposition dianoia-noèsis demeurent originellement platoniciens. Enfin, Cues ne retient ni la vertu cognitive fondamentale de la mnèmè chez Aristote, ni le modèle épistémique de la réminiscence, chez Platon. L’idée de réminiscence ne vaut pas en elle-même, mais pour Cues, Platon avait sans doute raison s’il voulait dire par là qu’il y a en nous une puissance naturelle de voir l’infini. C’est dans cette perspective que prend sens enfin ce dépassement de l’intelligence même, qui s’ouvre dans l’usage cusain de l’icona : analogie qui donne à voir le sens de la vision, comme être-vu et comme connaissance, dans un rappel lointain de l’Alcibiade et des comparaisons socratiques mentionnées dans la Docte ignorance. Or cette vision, héritée par Proclus et Denys depuis l’Alcibiade, se distingue de la theoria platonicienne, où l’âme reste distincte de son objet. Elle n’est pas non plus seulement la vision spéculaire de l’Alcibiade qui permet à la psuchè, dans le dialegesthai, de se reconnaître comme identique en nature à une autre psuchè (comme l’œil se voyant-voyant dans un œil voyant). La vision devient, au-delà de l’intelligence elle-même, une vision qui est formation et donation d’être, cette vision du De Icona, où Cues suit cependant encore la leçon platonicienne d’un usage des images destiné à nous faire connaître ce qui est au-delà de toute image possible.

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La thématique du point chez Nicolas de Cues se décline sur différents axes, comme le savent bien ceux et celles qui se sont penchés spécialement sur les conceptions mathématiques du personnage. Et la question des rapports entre le point et l’intellect touche, elle aussi, différentes problématiques.

1. Définition du point Il y a tout d’abord la manière avec laquelle, selon Nicolas de Cues, l’esprit pose le point1. Le point, nous dit-il, est introduit lorsque l’esprit 1 Idiota de Mente IX, 116, 10-120,12, Opera Omnia V, pp. 171-175 : « Idiota : Mens facit punctum terminum esse lineae et lineam terminum superficiei et superficiem corporis. Facit numerum unde multitudo et magnitudo a mente sunt, et hinc omnia mesurat. Philosophus : Explana quomodo mens facit punctum. I : Nam punctus est iunctura lineae ad lineam vel lineae terminus. Cum ergo lineam cogitaveris, poterit mens iuncturam duarum medietatum eius secus considerare. Quod si fecerit, erit linea tripunctalis, propter duos eius terminos et iuncturam duarum medietatum, quam sibi mens proposuit. Nec sunt diversa punctorum genera terminus linea atque iunctura ; nam duarum medietatum iunctura terminus est ideoque linearum. Et si unicuique medietati mens proprium terminum tribuat, quadripunctalis linea erit. Ita per quotcumque partes praeexcogitata linea dividatur a mente, quot illarum parttium termini fuerint, tot punctorum praecogitata linea esse iudicabitur. P : Arbitraris punctum esse indivisibilem ? I : Arbitror punctum terminalem indivisibilem, quia termini non est terminus. Si divisibilis foret, non foret terminus, quia haberet terminum. Sic non est quantus, et ex punctis non potest quantitas constitui, quia ex non quantis composita esse nequit. P : Quare si duarum linearum terminos iungas, lineam quidem maiorem efficies, sed nullam constituet quantitatem terminorum coniunctio. Dicisne plura puncta ? I : Neque plura puncta neque plures unitates. Sed cum punctus sit lineae terminus, ubique in linea reperiri potest. Nec tamen in ea est nisi unus punctus, qui extensus linea est. P : Nihil ergo in veritate reperitur in linea nisi punctus ? I : Verum est, sed propter variebilitatem materiae, quae subest, quaedam ibi est extensio. Sicut cum non sit nisi una unitas, ex pluribus tamen unitatibus dicitur numerus constare propter alteritatem subiectorum unitati. Linea itaque est puncti evolutio et superficies lineae et soliditas superficiei. Unde si tollis punctum deficit omnis magnitudo ; si tollis unitatem, deficit omnis multitudo. P : Quomodo intelligis lineam puncti evolutionem ? I : Evolutionem id est explicationem, quod non est aliud quam punctum in atomis pluribus ita quod in singulis coniunctis et continuatis esse. Est enim unus et idem punctus in omnibus

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délimite un segment de droite en désignant ses deux extrémités qui sont des points. Ce sont des points-termes (terminus en latin) qui différencient un objet mathématique, en l’occurrence un segment, de ce qu’il n’est pas. A côté du point-terme, Nicolas reconnaît aussi l’existence du point-jonction (iunctura). Lorsque deux demi-segments sont considérés ensemble ou ajoutés l’un à l’autre, le point qui les joint joue donc le rôle d’instance unificatrice, comme une sorte de copule ou de nexus (de nœud) reliant les deux segments l’un à l’autre. Assez curieusement, alors qu’il s’agit là de deux fonctions tout de même assez différentes l’une de l’autre (terme, définition, délimitation d’un côté et jonction, copule de l’autre), Nicolas déclare que nous ne sommes pas ici en face de deux genres différents de point, mais d’un seul. Cette variété unique de point est donc susceptible de remplir des rôles différents, voire antagonistes, à savoir distinguer et relier, séparer et unir. Nous allons voir le lien ultérieurement avec la notion d’horizon, qui sera mobilisée pour penser le statut de la mens ou de l’âme aux confins du temps et de l’éternité. C’est le propre en effet de l’horizon de joindre le ciel et la terre tout en les séparant l’un de l’autre. La chose n’est pas si anodine que cela, car à la question de savoir si le point est divisible, Nicolas répond en pointant le point-terme : celui-ci ne peut comporter de parties car il y aurait alors un terme du terme, et dès lors également un terme du terme du terme, et l’on serait entraîné dans une régression à l’infini. Mais étant donné l’affirmation comme quoi les deux types de points n’en font qu’un, cet argument est donc censé valoir également pour les points jonctions et là la chose va moins de soi car on ne voit pas très bien comment quelque chose

atomis, sicut una et eadem albedo in omnibus albis. P : Quomodo intelligis atomum ? I : Secundum mentis considerationem continuum dividitur in semper divisibile, et multitudo crescit in infinitum, sed actu dividendo ad partem actu indivisibilem devenitur, quam atomum appello. Est enim atomus quantitas ob sui parvitatem actu indivisibilis. Sic etiam mentis consideratione multitudo non habet finem, quae tamen actu terminata est. Rerum namque omnium multitudo sub determinata quodam numero cadit, licet nobis incognito. P : Estne punctus lineae perfectio, cum sit eius terminus ? I : Est eius perfectio et totalitas, quae lineam in se complicat. Punctare enim est rem ipsam terminare. Ubi autem terminatur, ibidem perficitur. Perfectio est eius est ipsius totalitas. Unde punctus est terminus lineae et eius totalitas ac perfectio, quae ipsam lineam in se complicat, sicut linea punctum explicat. Cum enim perfectionem totalem lineae in geometricis dico esse ex hoc A puncto in B, tunc ante protractionem lineae de A ad B per puncta A, B, totalitatem lineae designavi, scilicet quod linea non debet ultra protrahi. Unde quod est actu vel intellectu rei totalitatem ab hoc in hoc includere, hoc est lineam in puncto complicare. Explicare autem est de A in B particulatim lineam trahere. Sic linea explicat complicationem puncti.

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sans extension pourrait réunir deux segments sur lesquels il ne mord absolument pas.

2. Le point et ses explications Il y a aussi le fait que la ligne peut être considérée comme l’explication du point et le point comme la complication de la ligne et son corollaire, à savoir que, dans la ligne, on ne trouve en définitive que du point et même un point unique se diffusant par une sorte de déambulation, de circulation, à tout le segment ou toute la figure. Nicolas recourt ici, de façon affirmée, au parallélisme entre l’unité arithmétique et le point géométrique. Le nombre est l’explication de l’unité, comme la grandeur est l’explication du point. Par explication, il faut entendre ici un développement, une répétition en série de l’unité, répétition qui fait émerger le nombre. Mais comment cette répétition, ce déploiement d’unités multiples sont-ils possibles puisqu’il n’y a qu’une seule unité ? En fait, l’unité arithmétique est certes unique, mais elle est participée par beaucoup d’objets physiques différents. Prenons le cas d’un troupeau : chaque tête de bétail incarne une participation spécifique à l’unité et ces différentes participations peuvent être additionnées : on arrive alors à faire émerger le nombre nombré ou multiplicité concrète comme étant la synthèse de ces différentes participations à l’unité et le nombre nombrant comme étant une somme d’unités, chaque unité étant une participation virtuelle d’une réalité quelconque à l’unique unité effective, qui joue donc un rôle semblable à celui d’une Idée platonicienne. Le cas du point est décrit comme analogue, mais il porte naturellement non plus sur la quantité discrète mais sur la quantité continue. Nicolas affirme que toute grandeur physique est bien entendu divisible à l’infini par la considération de l’esprit, mais que, matériellement, on finira par arriver, dans le cas des grandeurs concrètes, à des atomes, c’est-à-dire à des unités matérielles qui ne peuvent plus être divisées effectivement en raison de leur petitesse. Ces atomes participent à la nature du point et peuvent dès lors être considérés ensemble et synthétisés : le résultat de cette synthèse n’est autre qu’une certaine grandeur continue. La ligne mathématique n’est donc, comme dans le cas de la quantité discrète, qu’une synthèse virtuelle d’atomes quelconques, considérée isolément et d’un point de vue uniquement formel dégagé de toute matière effective par l’esprit. Il n’y a donc effectivement qu’un seul point présent dans la

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droite, à savoir le point participé par toutes les unités atomiques constitutives de la grandeur. Il y a bien une participation des atomes à la ponctualité du point dans la mesure où, comme ce dernier, ils sont indivisibles dans les faits. On peut toutefois se demander si cette façon de voir les choses est vraiment satisfaisante : en effet, à première vue, si des atomes physiques réels constituent la grandeur, étant donné que ces atomes sont contigus les uns par rapport aux autres et ne sont pas les uns vis-à-vis des autres dans un rapport de continuité mathématique proprement dite, pourtant essentiel, semble-t-il, pour donner naissance à la notion de grandeur continue à proprement parler, on voit mal comment ce cas des atomes diffèrerait réellement du cas précédent, de la constitution du nombre et de la quantité discrète sur base d’une synthèse de différentes unités individuelles. Le parallélisme invoqué par Nicolas trouve ici ses limites. A moins que…A moins que les atomes ne soient pas simplement juxtaposés les uns aux autres et n’exercent pas seulement sur leurs homologues des influences ou des actions extérieures. Par exemple si les relations mutuelles des atomes étaient internes en même temps qu’externes, autrement dit si chaque atome était connecté de l’intérieur à ses homologues, on ne serait plus devant une simple juxtaposition partes extra partes des atomes, mais leur intrication mutuelle donnerait la possibilité de faire émerger un modèle réellement continuiste de la grandeur et pas seulement un modèle contiguïste, tout à fait insatisfaisant. On ne trouve toutefois à ma connaissance chez Nicolas aucune indication explicite d’une telle conception atomique ; toutefois, dans la Docte Ignorance, où la doctrine atomiste d’Epicure est d’ailleurs considérée très péjorativement et réfutée par les doctrines mathématiques des Pythagoriciens, Nicolas consacre un chapitre à la présence active au sein de la nature d’un esprit d’un spiritus dynamique, d’un mouvement qui fédère pour ainsi dire les différents corps et en fait des éléments d’un véritable univers c’est-à-dire d’un tout à la fois divers et unifié et il semble bien qu’il envisage là l’existence de liens internes entre les corps puisqu’il s’agit là du vestige de la connexion du Saint Esprit reliant entre elles les hypostases de l’unité et de l’égalité. L’idée que quelque chose de la configuration du maximum absolu se retrouve reflété dans les entités les plus élémentaires du monde créé est une idée incontestablement cusaine et on sait qu’elle retiendra tout particulièrement l’attention de Giordano Bruno qui entendra scruter l’univers infini en acte, l’infini grand, par le biais de l’atome, qui est lui le minimum en grandeur de ce qui existe dans le réel.

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3. Le point et le monde Dans le Jeu de la boule, Nicolas s’intéresse à la rotondité du monde, qui doit être, selon lui, parfaite2. Mais la rotondité physique parfaite ne peut pas exister dans les différentes sphères matérielles finies possibles : en effet il y a des défauts, ne serait-ce que parce que dans la matérialité phénoménale ne peut pas exister la véritable égalité. Voilà pourquoi si le monde réel doit être caractérisé par la rotondité la plus parfaite, sa rotondité doit être celle du point. Nicolas en conclut que si, par impossible, quelqu’un pouvait être extérieur au monde et le regarder, le monde se montrerait à lui tel un point, autrement dit il ne se manifesterait que comme une entité indivisible et même invisible dans laquelle le monde et toutes ses formes seraient donc pour ainsi dire pourtant contenus3. On retrouve ici, appliquée à la problématique de l’univers, quelque chose du mot d’ordre de la lettre postface demandant de saisir incompréhensiblement l’incompréhensible, en une docte ignorance, seule attitude possible face à un tel paradoxe réunissant infiniment grand et infiniment petit. Nicolas pressent de toute évidence qu’il y a différents ordres d’infini et 2 On peut du reste s’interroger sur la compatibilité de cette thèse avec ce qui est dit du monde dans la Docte Ignorance, à savoir qu’il n’est pas une figure géométrique, en particulier une sphère ou un cercle et qu’en conséquence de quoi il n’a pas de centre. 3 De Ludo Globi, ed. Meiner (Philosophische Bibliothek) 8,4-10,12, pp. 8-10 : « Cardinalis : Globum posse habere superficiem maiorem aut minorem aut integrae sphaerae non nego, si de visibili figura seu rotunditate loquimur, quae nequaquam est vera aut perfecta. Nam rotunditas, quae rotundior esse non potest, nequaquam est visibilis. Cum enim superficies a centro sphaerae undique aeque distet extremitas rotundi in indivisibili puncto terminata manet penitus nostris oculis invisibilis. Nihil enim nisi divisibile et quantum a nobis videtur. Ioannes : Ultima igitur mundi sphaerica rotunditas, quam puto perfectissimam, nequaquam est visibilis. C : Nequaquam. Immo nec divisibilis mundi rotunditas cum in puncto consistat indivisibili et immultiplicabili. Non enim rotunditas ex punctis potest esse composita. Punctus enim cum sit indivisibilis et non habeat aut quantitatem aut partes sive ante et retro et alias differentias, cum nullo alio puncto est componibilis. Ex punctis igitur nihil componitur. Punctum enim puncto addere perinde resultat acsi nihil nihilo jungas. Non est igitur extremitas mundi ex punctis composita, sed eius extremitas est rotunditas, quae in puncto consistit. Nam cum una sit altitudo rotuunditatis, quae undique est aeque distans a centro et non possint est esse plures lineae praecise aequales, erit une tantum aeque distans rotunditatis altitudo, quae in puncto terminatur. I : Mira dicis. Nam intelligo has omnes varias visibiles formas in mundo inclusas esse et tamen si possibile foret aliquem extra mundum constitui mundus foret illi invisibilis ad instar indivisibilis puncti. C : Optime cepisti. Et sic concipis mundum quo nulla quantitas maior in puncto quo nihil maius contineri et centrum atque circumferentiam eius non posse videri. Nec esse plura diversa puncta, cum punctus non sit plurificabilis. In pluribus enim atomis non est nisi unus et idem punctus, sicut in pluribus albis una albedo. Une linea est puncti evolutio. Evolvere vero est punctum ipsum explicare. Quod nihil aliud est quam punctum in atomis pluribus ita quod in singulis coniunctis et continuatis esse. »

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que ce qui nous apparaît comme sans limite assignable, à savoir le monde, peut, d’un autre point de vue se réduire à un point. Point et espace sont des concepts fondamentalement relatifs l’un à l’autre.

4. Le point et l’esprit humain Venons-en maintenant à la difficile question du rapport entre le point et l’esprit humain (mens, intellectus, ratio, etc…). Comme annoncé dans l’introduction, différents éléments entrent ici en ligne de compte. a. La simplicité de l’intellect, analogue à celle du point Dans l’Idiota De Mente, Nicolas s’efforce de fonder la tripartition traditionnelle des sciences théoriques, Physique, Mathématiques, Théologie. Au fondement de la Physique se trouve l’esprit qui se considère lui-même comme incarné et reçoit les formes extérieures conformément à son état ontologique : les formes sont donc considérées sous le point de vue formel de leur présence dans des composés matériels soumis au mouvement etc. Pour les Mathématiques, l’esprit se considère comme abstrait de la matière mais susceptible de s’y unir à titre de forme et traite les formes de la même manière. Enfin en Théologie, l’esprit se considère comme irréductible aux compositions matière-forme, en d’autres termes il n’envisage que sa partie supérieure, laquelle est d’une simplicité éminente et analogue à la simplicité du point. La prenant comme instrument, l’esprit étudie les formes en tant que séparées de toute matière et se livre ainsi aux considérations théologiques4. On peut se demander comment, si 4 Idiota de Mente VII, 105,8 - 106,14  : « Idiota : Unde mente respiciendo ad suam simplicitatem, ut scilicet est non solum abstracta a materia, sed ut est materiae incommunicabilis seu modo formae inunibilis, tunc hac simplicitate utitur ut instrumento, ut non solum abstracte extra materiam, sed in simplicitate materiae incommunicabili se omnibus assimilet. Et hoc modo in simplicitate sua omnia intuetur, sicut si in puncto omnem magnitudinem et in centro circulum. Et ibi omnia intuetur absque omni compositione partium et non ut unum est hoc et aliud illud, sed ut omnia unum et unum omnia. Et haec est intuitio veritatis absolutae ; quasi si quis in proxime dicto modo videret, quomodo in omnibus entibus est entitas varie participata, et post hoc modo, de quo nunc agitur, supra participationem et varietatem omnem ipsam entitatem absolutam simpliciter intuetur, talis profecto supra determinatam complexionis necessitatem videret omnia, quae vidit in varietate absque illa in absoluta necessitate simplicissime, sine numero et magnitudine ac omni alteritate. Utitur a utem hoc altissimo modo mens se ipsa, ut ipsa est Dei imago. Et Deus qui est omnia, in ea relucet, scilicet quando ut viva imago Dei ad exemplar suum se omni conatu assimilando convertit. Et hoc modo intuetur omnia unum et se illius unius assimilationem, per quam notiones facit de uno, quod omnia ; et sic facit theologicas

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l’esprit est à ce stade d’une parfaite simplicité, il lui est possible de se prendre lui-même comme instrument, puisque le maniement d’un instrument par un agent suppose à tout le moins une forme ou l’autre de composition. Mais raisonner de la sorte serait oublier qu’en réalité ce n’est pas la pointe de l’esprit qui connaît mais l’homme: un homme composé d’un corps et d’une âme, dont l’intellect n’est qu’une faculté, parmi d’autres même si elle a la spécificité étonnante de ne pas être immergée dans la corporéité et de pouvoir ainsi, avec l’acuité comparable à celle d’un point indivisible, saisir la réalité sous un mode inédit : comme soubassement de cette acuité ponctuelle de l’intellect, il y a donc toutes les autres composantes de l’esprit, qui se sont d’ailleurs actualisées avant l’intellect et grâce auxquelles l’individu humain est donc en mesure d’user de l’intellect comme d’un instrument. L’appareil cognitif de l’individu est comparable à une tétraktys avec au sommet du triangle à quatre étages, l’intellect, sommet de l’esprit et dégagé de la contraction de la corporéité, ensuite l’étage à deux termes qui représente la raison, l’étage à trois termes qui représente l’imagination et la base à quatre termes qui représente le niveau des sens. Grace à l’acuité sans égale de son intellect, grâce à l’élévation de ce dernier au-dessus de l’espace et du temps, l’individu est capable de voir tout sous le mode de l’un, ou plutôt d’une non-dualité fondamentale, en particulier dans le domaine mathématique. b. Mathématiques rationnelles et intellectuelles On sait à ce propos que Nicolas distingue le point de vue de la raison et le point de vue de l’intellect sur les réalités mathématiques5. La raison considère le cercle comme constitué d’entités différentes : le centre est distinct des rayons qui eux-mêmes ne sont pas la circonférence. Mais, nous dit Nicolas, le cercle, du point de vue de l’intellect n’est plus qu’une réalité une ; en d’autres termes, l’intellect voit, nous dit-il, le cercle comme, pour ainsi dire, concentré tout entier en un seul point, son centre6 : toute speculationes, ubi tamquam in fine omnium notionum quam suaviter ut in delectabilissima veritate vitae suae quiescit, de quo modo numquam satis dici posset. » 5 Sur les essais de mathématiques nouvelles y intellectuelles chez Nicolas de Cues, cf. F. Nagel, Nicolaus Cusanus und die Entstehung der exakten Wissenschaften (Buchreihe der Cusanus-Gesellschaft, 9) Münster, Aschendorff, 1984, pp. 57-73 ; J-M. Counet, Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cuse (Etudes de philosophie médiévale, LXXX), Paris, Vrin, 2000, pp. 272-275. 6 De Coniecturis II, 16, n°168, 1-7, Opera Omnia III, p. 170 : Est autem ipse adeo subtilis naturae, ut quasi in puncto centrali indivisibili sphaeram intueatur. Dum est contractus in ratione, ipsam sphaeram intuetur in ratione illa, quae habet omnes lineas

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la figure est une, en un sens plus radical que celui de l’unité de la figure pour la raison, et l’un est tout ; en d’autres termes, on est là dans une coïncidence d’aspects opposés voire contraires : centre, rayons, diamètre, disque, circonférence sont saisis comme radicalement un. En conséquence la définition rationnelle du cercle, le cercle est le lieu des points à égale distance d’un centre donné, n’a plus lieu d’être pour l’intellect, puisque pour ce dernier tout est un. Comment cela est-il possible ? Que veut dire Nicolas de Cues lorsqu’il s’exprime de cette façon en semblant considérer des figures géométriques non figuratives et qui semblent d’ailleurs toutes s’équivaloir les unes avec les autres ? Les mathématiques intellectuelles doivent être comprises à notre sens comme une réflexion sur les conditions de possibilité au sens dynamique, c’est-à-dire sur les structures d’engendrement des objets mathématiques habituels. Les mathématiques rationnelles traitent d’entités considérées comme autonomes, existant en soi dans l’espace mathématique et autres que la raison qui les étudie. La raison se meut dans le registre mathématique face des objets pleinement constitués, qui lui apparaissent comme substantiels, à l’instar de ce qui advient dans le rêve, où le rêveur reçoit, « subit » ce qui lui arrive, ce qui lui donne d’ailleurs l’illusion d’être dans le monde réel. L’intellect en revanche perçoit que ce qu’il a en face de lui, il en est en fait l’auteur et il le possède en lui. Il réintègre en soi ce qui n’est que l’explication, la projection de son propre dynamisme et saisit le jaillissement du monde de l’objectivité à partir de son propre tréfonds ; celle-ci n’a donc plus de consistance propre, ni d’ailleurs de composition ni de multiplicité propre : tout est un ou plus exactement la perspective duale ne vaut plus. Par rapport à la raison, dont le statut est comparable au rêve, l’intellect incarnerait une sorte d’éveil. En se découvrant comme source de ses propres productions conceptuelles conjecturales, l’homme se découvre comme analogue à Dieu lui-même, comme son image en fait, en laquelle le modèle resplendit. Nous trouvons déjà décrit chez Proclus un processus similaire, dans son Commentaire au livre I des Eléments d’Euclide : l’âme dianoétique, nous dit le Diadoque, projette sur le miroir de l’imagination les figures géométriques qu’elle porte en elle et en les extériorisant de la sorte, elle les connaît et se connaît elle-même. La dianoia possède dès lors les figures à la fois en soi et hors de soi, tandis que l’imagination les tient en elle a centro ad circumferentiam esse aequales. Dum in phantasia ipsum intuetur, ipsam rotundam atque corpoream imaginatur. Sensus autem visus non sphaeram sed partem eius tantum potest intueri, sed per rationem partem cum parte componentem attingitur. ».

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mais elles viennent toujours du dehors (soit de la dianoia, soit des sens extérieurs) ; quant à l’intellect, il porte ses formes en lui-même et ne connaît vis-à-vis de celles -ci ni sortie de soi ni retour sur soi, il est immobile et toute son activité est immanente. C’est essentiellement par le biais de la beauté de ces formes ainsi extériorisées que la raison pressent sa fondamentale parenté (suggeneia) avec elles et fait ainsi retour sur elle-même7. Il nous semble que Nicolas reprend cette idée, mais attribue ce processus de réintégration de ses propres productions à l’intellect et non à la raison. L’intellect, en particulier lorsqu’il participe, dans l’état de filiation divine, à la vie même de Dieu, voit dès lors en luimême tout en un et un en tout, sans plus rencontrer d’altérité8. Se percevant comme source véritable de productions mentales diverses, il se voit comme image du créateur de toutes choses réelles, c’est-à-dire comme imago Dei. Le fait de devenir pleinement conscience de sa nature d’image de l’absolu assure un dépassement de ce statut imaginal et une communion effective au modèle lui-même de cette image. Pour illustrer la spécificité des mathématiques intellectuelles, ces « mathématiques de la pleine conscience » si l’on peut dire, prenons un cas emblématique d’intuition intellectuelle dans le registre mathématique. Je voudrais revenir sur cette notion d’intuition intellectuelle à l’œuvre 7 On consultera à ce sujet le bel article d’Annick Charles-Saget, « L’imagination miroir de l’âme selon Proclus », dans le volume Le Néoplatonisme, éd. par P.-M. Schuhl et P. Hadot, CNRS, 1971, pp. 241-248. 8 De Filiatione Dei, VI 86, 1-16, Opera Omnia VI 1, p. 61-62, : « Sicut enim Deus ipse est actualis rerum omnia essentia, ita et intellectus separatus et in se vivaciter et conversive unitus viva est Dei similitudo. Unde, uti Deus est ipsa rerum omnium essentia, ita et intellectus Dei similitudo, rerum omnium similitudo. Cognitio autem per similitudinem est. Intellectus autem cum sit intllectualis viva Dei similitudo,omnia in se uno cognoscit, dum se cognoscit. Tum autem se cognoscit, quandose in ipso Deo uti est intuetur ; hoc autem tunc est, quando Deus in ipso ipse. Nihil igitur aliud est omnia cognoscere quam se similitudinem Dei videre, quae est filiatio. Una igitur simplici intuitione cognitiva omnia intuetur. Hic autem in varietate modorum unum ipsum inquirit. Quapropter vis ipsa intellectualis, quae se pro sua venatione in hoc mundo rationabiliter atque sensibiliter expandit, dum se transfert de hoc mundo, recolligit. Redibunt enim vires intelllectuales participatae in organis sensuum et ratiocinationum ad centrum suum intellectuale, ut vivant vita intllectuali inunitate sui effluxus. » De Coniecturis, II, 16, 168, 1-17, pp. 170-171 : « Est autem ipse (= intellectus) adeo subtilis naturae, ut quasi in puncto centrali indivisibili sphaeram intueatur. Dum est contractus in ratione : ipsam sphaeram intuetur in ratione illa, quae habet omnes lineas a centro ad circumferentiam esse aequales. (…) Quapropter nec ratio circuli est verus circulus intellectualis. Non enim ab eo circulus intellectualiter verus iudicatur, quia a centro eius ad circumferentiam lineae sunt aequales, sed haec rationalis diffinitio intelllectualis circuli est, ad verum se habens circulum ut signum ad signatum et alteritas ad suam unitatem (…) ».

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dans les considérations mathématiques, telle que Nicolas l’aborde dans le De mathematica perfectione9. Selon Nicolas, lorsqu’on considère un arc de cercle et la corde qui le sous-tend, l’arc est toujours plus grand. Lorsque la hauteur séparant la corde de la circonférence- ce qu’on appelle la flèche- tend vers zéro, l’arc et la corde se rapprochent. A la limite, lorsque cette hauteur est nulle, corde et arc s’équivalent, coïncident. Pour la raison cependant, étant donné que l’arc et la corde disparaissent, il ne se passe rien, il n’y a qu’un point ; mais pour l’intellect, ce qui advient en ce point est une égalité, une coïncidence du droit et du courbe et c’est là quelque chose de très important. Les deux grandeurs ne se réduisent pas purement et simplement à un point, mais à une grandeur minimale, une sorte d’infinitésimal. Mais pourquoi l’intellect est-il amené à voir quelque chose que la raison ne voit pas à l’emplacement de cette coïncidence ? La réponse est simple : parce que l’intellect est en lui-même une coïncidence analogue à celle du courbe et du droit. Nicolas de Cues fait quelque fois référence au Livre des Causes et applique à l’intellect et à la mens (et parfois à l’homme lui-même) ce que le Liber dit de l’âme, à savoir qu’elle est un horizon entre le temps et l’éternité10. La mens, l’intellect mesurent le temps ; s’ils font cela, c’est qu’ils sont quelque part au-dessus de celui-ci, dans la perpétuité ou l’éternité. D’un autre côté ils sont tout de même touchés par le temps et Nicolas énonce explicitement que la mens se situe au point de tangence entre le cercle et la droite infinie : celle-ci représente la perpétuité et le cercle représente le temps du monde sensible, marqué par des cycles divers. La mens ou l’intellect est ainsi l’horizon du temps et de l’éternité : à la fois unissant et séparant ces deux domaines de la temporalité. Lorsque la mens, l’intellect sont face à un processus où corde et arc se rapprochent jusqu’à coïncider, ils ne peuvent qu’affirmer qu’il y a bien là quelque chose de non nul, et, en ce faisant, ils ne font qu’affirmer symboliquement leur propre essence11. 9 De Mathematica Perfectione, 3, 1-4, Opera Omnia XX, p. 204 : « Necesse erit igitur me recurrere ad visum intellectualem, qui videt minimum sed non assignabilem chordam cum minimo arcu coincidere (…) Minima igitur chorda, qua minor dari non posset, si signabilis foret, non haberet sagittam, et ita etiam non foret minor arcu suo. Coincideret igitur chorda et arcus, si ad minimam quantitatem in talibus deveniretur. Hoc videt bene intellectus necessarium, licet sciat nec arcum nec chordam, cum sit quantitates, esse simpliciter minimas in actu et posse cum continuum sit semper divisibile. » 10 De Docta Ignorantia 136, 4-19 et 147, 25-148, 11 ; De Aequalitate, 11, 4-20 ; De Venatione Sapientiae 95, 6-17 ; Sermo CLXX, 3, 20-30 ; CLXXII, 11, 31-12, 16. 11 Cf. sur ce point mon article « Nicolas de Cues et le Liber de Causis » https://uclouvain. academia.edu/JeanMichelCounet

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5. Le point est-il composé ? Cela nous permet une transition aisée avec le dernier point que nous voulons aborder dans cet article : le point admet-il une forme ou l’autre de composition ? Dans un passage célèbre du De Circuli quadratura de Juillet 1450, Nicolas semble revenir sur le caractère indivisible du point : le point semble n’être que relativement indivisible, lorsqu’il est en clair référé aux lignes et en particuliers aux lignes droites. Il s’agit là à notre connaissance d’un hapax, mais qu’il n’est pas facile d’interpréter. Faut-il considérer que Nicolas a fait une erreur, qu’il est coupable d’incohérence et qu’il s’agit là d’une anomalie sans importance12 ou bien faut-il y voir un développement important à prendre véritablement en compte si l’on veut se faire une idée précise de la conception complète de Nicolas sur le point ? Dans notre ouvrage Mathématiques et Dialectique chez Nicolas de Cuse, nous avions émis l’hypothèse que le point n’était inétendu que pour la raison, mais que pour l’intellect, on devait le considérer comme une ligne insécable13, une ligne élémentaire idéale caractérisée par une unité, une égalité et une connexion reliant les deux pôles et que, de ce point de vue, Nicolas pouvait être considéré comme un héritier des platoniciens qui défendaient l’existence de lignes insécables et, en un certain sens aussi, comme précurseur des grandeurs infinitésimales : le fait qu’on retrouve une structure ternaire voire trinitaire dans cette conception intellectuelle du point n’était pas pour me déplaire ; cette thèse sur le point était aussi liée dans mon travail à une thèse forte, me semble-t-il, sur la coïncidence des opposés (les opposés sont à la fois unis, égaux et connexes entre eux dans le Maximum absolu tout en conservant dialectiquement leur opposition mutuelle) ; enfin cette conception avait aussi le mérite d’expliquer comme quelque chose d’inétendu comme le point pouvait engendrer quelque chose comme une extension : si vous ajoutez un point à un point, comme le dit Boèce, tu ne fais qu’ajouter un néant à un néant14. 12 C’est la thèse de Jean-Marie Nicolle. « On voit là une incohérence de N. de Cues, conséquence de son procédé d’épuisement progressif de l’angle conçu comme une surface : si une surface se divise en lignes, alors la ligne se divise en points, et le point lui-même sera divisible. Ce qui va à l’encontre de la définition euclidienne du point – le point est ce dont la partie n’existe pas – à laquelle souscrit pourtant N. de Cues » (Nicolas de Cues, Les Ecrits mathématiques. Présentation, traduction et notes, par J.-M. Nicolle, Paris, Honoré Campion, 2007, p. 167.) 13 Jean-Michel Counet, Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cues, Paris, Vrin, 2000, pp. 272-275. 14 Boèce, Institutio Arithmetica, II 4, ed. Friedlein p. 87, 17-20.

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Cette hypothèse pour le moins audacieuse -quand on est un jeune chercheur, on ne doute de rien- n’a recueilli qu’un silence poli ; en fait, nous avons eu la nette impression que la plupart des chercheurs préféraient éluder le sujet par peur d’intervenir dans un champ mathématique dont ils pensaient ne pas maîtriser suffisamment les tenants et les aboutissants pour le faire de manière pertinente, soit parce qu’ils jugeaient secondaire voire anecdotique cet aspect de la doctrine de Nicolas de Cues. Sur le fonds, nous ne voyons rien qui nous contraindrait à remettre radicalement en cause notre hypothèse, même si elle apparaît très conjecturale et même, en un certain sens, gratuite puisque le manque d’occurrences parallèles en limite nécessairement la portée explicative pour le reste de l’œuvre. Etant donné néanmoins l’intérêt constant manifesté par Nicolas pour l’ontologie trinitaire, et l’importance accordée au point tout au long de son œuvre, il ne serait pas étonnant qu’il ait, ne serait-ce que brièvement, considéré la possibilité de doter ce principe de toutes les entités géométriques d’une structure analogue de celle du principe de toutes choses. Une objection qui pourrait être faite à cette hypothèse est que l’intellect unit ce que la raison appréhende comme multiple. N’est-il pas alors contre-intuitif que le point, considéré comme un et sans parties par la raison, soit saisi comme possédant une structure par l’intellect ? Cette objection a le grand mérite de faire entrer dans ce qu’il faut appeler le paradoxe de l’intellect : c’est la faculté capable d’intuitionner des unités qui dépassent la capacité d’appréhension simple de la raison ; en clair ce que l’intellect saisit en un acte, la raison ne peut que le saisir discursivement, dans une succession. Mais cette unité supérieure, précisément parce qu’elle est supérieure, est capable de garder en elle, tout en la dépassant, la diversité des différents moments considérés par la raison. Quand Nicolas nous invite, dans la figure P, à considérer le mouvement descendant de l’unité vers l’altérité et le mouvement ascendant de l’altérité vers l’unité comme deux aspects d’un unique processus, il nous invite à contempler intellectuellement l’unité des deux mouvements en apparence opposés entre eux. Mais la vision unitaire ne supprime évidemment pas la dualité des points de vue : c’est une unité spirituelle, organique, intégrant tout en la dépassant (on peut, à mon avis, faire le lien avec l’Aufhebung hégélienne) cette dualité devenue immanente à l’unité de cette saisie supérieure. Dans le cas contraire la considération de la raison serait tout simplement fausse. Mais d’un autre côté l’unité de l’intellect étant plus fine que celle de la raison, elle est capable de saisir une diversité, une composition là où

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la raison n’en perçoit pas, exactement comme là où la vue ne perçoit qu’un corps solide, la raison est capable de saisir un ensemble de surfaces, de lignes, de points, autrement une diversité d’entités que l’on peut considérer abstraitement dans l’entendement, même si elles n’existent que dans l’unité concrète du solide. Pourquoi dès lors l’intellect ne pourrait-il pénétrer l’unité du point et y déceler une structure pertinente pour lui seul ? Nous laissons au lecteur le soin d’en décider.

6. En guise de conclusion Nous voudrions terminer cet article en faisant référence à un texte étonnant et stimulant de Stephen Jourdain, qui prétendait avoir fait, à l’instar de nombreux sages de l’Orient, une expérience de l’éveil : par éveil nous entendons ici le fait que l’esprit se perçoit lui-même comme étant source infinie et éternelle de toutes ses représentations, dont en un sens il se distingue radicalement, tout en formant par ailleurs avec elles une non-dualité concrète. Ce qui distingue Stephen Jourdain d’un Shankara, d’un Sadananda, ou, plus près de nous, d’un Ramana Maharshi, est qu’il s’agit d’un Occidental tel que nous, et qu’il s’exprime de manière très libre et très directe sur la spiritualité, le rapport au transcendant, et sur son expérience personnelle. Voici un extrait d’un livre d’entretiens avec Gilles Farcet. On remarquera une proximité, assez étonnante, avec la manière dont Nicolas de Cues conçoit les mathématiques intellectuelles et, plus généralement, la réalité vécue par un intellect pleinement en acte : « …le flot des agissements humains, non seulement n’est pas tari par l’éveil, mais s’en trouve au contraire revivifié. Le flot jaillit en surabondance, à ceci près que ce jaillissement, désormais, est pur. En fait il y a là un phénomène que jamais la raison ne pourra expliciter. Imagine un triangle : normalement, il ne peut se passer de ses trois côtés. Si tu les lui enlèves, tu te trouveras devant un néant, une absence de triangle. De même, si tu enlèves à Gilles ce qui fait qu’il est Gilles, si tu récuses Gilles en train de penser à ceci ou à cela, il semble qu’il n’y ait plus de Gilles. C’est là que se produit un phénomène inouï et cependant universel, sans cesse à l’œuvre en toute chose : le triangle que l’on considère comme tributaire de ses trois côtés peut les abandonner et non seulement continuer à exister, mais naître, atteindre sa véritable nature, hors et au-delà de ces trois côtés. Ce phénomène n’a rien de rationnel : le triangle naît au sein de ce qui, du point de vue rationnel, apparaît comme son absence absolue. La nature triangulaire est atteinte à l’instant même où le triangle s’élève hors de ses trois côtés. Autrement dit et pour tout résumer : contrairement à ce que certains enseignements,

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certaines manières de décrire l’éveil pourraient donner à croire, il n’y a pas à choisir entre le personnel et l’impersonnel, entre le triangle et le nontriangle ; il s’agit simplement de savoir que le triangle possède le pouvoir miraculeux de se passer de lui-même tout en demeurant dans son intégrité. Plus encore le triangle tient tout entier dans le mouvement par lequel il se dégage de ses trois côtés. C’est seulement alors qu’apparaît la nature triangulaire. En outre, tant que le triangle est au sein de ses trois côtés, il est d’une certaine façon antinomique avec le carré, le cercle et toutes les autres figures géométriques. Il est séparé. Mais dès lors que, réalisant qu’il n’est pas tributaire de ses trois côtés, il les abandonne et émerge de lui-même, la distance qui le séparait des autres figures s’abolit. Bref, plus je serai moi-même, plus je serai les autres. »15

15 Stephen Jourdain-Gilles Farcet, L’irrévérence de l’éveil. Rencontres avec un franctireur de la sagesse, Robion, Les Editions du Relié, 1992, pp. 98-99.

L’ANGLE ENTRE MATHÉMATIQUES ET MÉTAPHYSIQUE. LE CAS DU DE BERYLLO Maude CORRIERAS (Sciences Po, Paris)

Introduction Nicolas de Cues a consacré son activité mathématique à la tentative de résolution d’un seul problème : la quadrature du cercle. Ce problème nous éclaire sur la pensée du Cusain en même temps qu’il interroge la nature même des mathématiques, ou plus exactement leur rationalité. Cette question tout entière soulève la question de la méthode mathématique, de la nature des objets mathématiques dans la pensée cusaine, et de la capacité de l’homme à atteindre la vérité. Les mathématiques permettent à la mens humana de connaître avec une certaine certitude, dans l’ordre de la connaissance analytique. En effet, selon Nicolas de Cues, l’impossibilité de la quadrature du cercle répond, en termes géométriques, au principe algébrique et logique de non-contradiction ; en tant que telle, cette impossibilité est présupposée par toutes les démonstrations géométriques d’Euclide, et en rapportant les mathématiques au domaine de compétences de la raison (« ratio »), Nicolas de Cues semble les inscrire de façon complète dans la région rationnelle. En effet, il rappelle au livre II du De coniecturis que la distinction des contraires est la racine de la connaissance rationnelle, et donc des mathématiques. Ainsi, si « la racine de toutes les assertions rationnelles est que la coïncidence des opposés ne peut être atteinte ; … rien, dans les mathématiques, ne pourra être su à partir d’une autre racine. Tout ce qui est démontré être vrai, l’est parce que, s’il n’en était pas ainsi, la coïncidence des opposés en découlerait, et cela serait sortir du domaine de la raison1 ».

1 Les Conjectures, De conjecturis, II,1, §77, trad. Jean-Michel Counet, Les Belles Lettres, 2011, pp. 68-69 : « […] nihil in mathematicis sciri poterit alia radice. Omne, quod demonstratur verum esse, ex eo est, quia, nisi foret, oppositorum coincidentia subinferretur, et hoc esset rationem exire ».

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Au chapitre suivant, on lit encore : « en effet, dans les conceptions communes et toutes les démonstrations d’Euclide et des autres géomètres, j’ai découvert cette unique cause dans la variété des figures2 »

A contrario de cette inscription des mathématiques dans la région rationnelle, les recherches inlassables de Nicolas de Cues autour de la quadrature du cercle, et plus exactement la volonté de résoudre ce problème, supposent donc que l’on puisse s’extraire du cadre de la géométrie euclidienne, que l’on s’appuie sur une géométrie qui se détacherait du principe de non-contradiction, principe de toute vérité rationnelle, et de fait de toute connaissance mathématique. La motivation affirmée de résoudre un problème mathématiquement irrésoluble aux yeux de la raison fait immédiatement du mathématicien que se voudrait Nicolas de Cues un métaphysicien, qui questionne les principes de l’être et du connaître qu’engage selon lui l’activité mathématique.

1. L’angle comme objet mathématique Parmi les différents objets géométriques que le Cusain interroge et utilise, notamment dans la question de la quadrature du cercle, mais pas seulement, l’angle présente un intérêt tout particulier. En quoi est-il un objet privilégié pour le Cusain ? On s’attachera dans le cadre de cet article au Traité du béryl (1458), dans lequel l’angle fait l’objet d’analyses fondamentales (au moins 9 paragraphes3 complets sont consacrés aux angles dans ce petit livre qui en contient 72), plus qu’ailleurs dans l’œuvre du Cusain. Dans le De beryllo, en effet, Nicolas de Cues met en avant une méthode pour aboutir à la vision intellectuelle, ou vision du principe premier indivisible. Pour ce faire, écrit-il, il faut se tourner vers le minimum pour saisir « dans le principe unifiant les opposés avant la dualité, c’est-à-dire avant qu’ils soient deux contradictoires ». Cette volonté de saisir le minimum dans lequel se trouve le principe unificateur des choses, des formes, est mise en œuvre à travers plusieurs figures géométriques, consacrées à la notion d’angle. On s’attachera ici à étudier en particulier les §33-34, §18-20 et §60 du Traité du béryl. 2 Ibid., II,2, §82 pp. 74-75 : « Nam in ipsis animorum conceptionibus atque in cunctis demonstrationibus Euclidis aut quorumcumque unicam hanc causam repperi in varietate figurarum. ». 3 §9,10,19-21, 33-34, 58, 59, 60.

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L’angle, un objet mathématique opérant dans la recherche de la vérité ? On essaiera de montrer ce qui justifie du choix privilégié de l’angle par Nicolas de Cues pour montrer le principe de toutes choses, parmi autant de figures géométriques, comme le point, la ligne, l’angle, le triangle et le cercle, capables d’exprimer le principe, et donc de nous faire accéder à la connaissance. Partons pour cela d’abord du §32, qui permettra de comprendre en quoi l’angle peut servir d’exemple paradigmatique. « Toi, donc, si tu souhaites voir l’éternelle sagesse ou principe de connaissance, alors, une fois le béryl posé, regarde-le à travers ce qui est connaissable de façon maximale en même temps que minimale. Et au moyen d’une énigme, comme par exemple au sujet des angles, recherche les natures cognitives aiguës, formelles, simples et pénétrantes, comparables à des angles aigus, et d’autres natures plus obtuses, et enfin les natures plus obtuses en comparaison aux angles obtus. Et tu pourras chasser tous les degrés possibles [de natures] ; et comme j’ai dit qu’il en était ainsi à propos de ce sujet, ce sera également le cas au sujet de toutes choses semblables4. »

Ainsi, dans ses indications au lecteur qui est invité à faire usage de la « méthode » du béryl, Nicolas de Cues explique que l’énigme des angles n’est pas forcément la seule à pouvoir nous permettre d’atteindre la sagesse éternelle (« aeterna sapientia ») et le principe de la connaissance, c’est-à-dire Dieu. Toutefois, cette énigme sert pour autant d’exemple paradigmatique. Examinons d’abord les paragraphes 33 et 34 du De Beryllo, consacrés à la « démonstration » de la tri-unité du principe. a a

b

b c

Au §. 33, Nicolas de Cues prend l’exemple d’un angle acb articulé au point c pour illustrer l’idée qu’un point, à la fois source et sommet de l’angle, fait le lien entre les deux lignes ac et cb.

Cet exemple est fondamental pour montrer l’intérêt, pour Nicolas de Cues, de recourir à l’angle en tant qu’objet mathématique : il s’agit ici pour l’auteur de démontrer une thèse essentielle du traité De Beryllo : non seulement le premier principe peut être vu en énigme et avec un 4 Voir Traité du Béryl, tome 1, trad. M. Corrieras, éd. Ipagine, p. 41 ; De Beryllo §32 : « Tu igitur si volueris aeternam sapientiam sive principium cognoscitivum videre, posito beryllo ipsum videas per maximum pariter et minimum cognoscibile. Et in aenigmate quemadmodum de angulis inquire acutas, formales, simplices et penetrativas naturas cognoscitivas uti angulos acutos, alias obtusiores et demum obtusissimas uti obtusos angulos. Et omnes gradus venari poteris possibiles, et quemadmodum de hoc sic dixi, ita de quibuscumque sic se habentibus. »

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miroir, mais l’unité dans laquelle on le saisit est une unité trine. La méthode cusaine consiste ici à user de l’objet mathématique « angle » considéré comme une surface pour montrer que l’on peut « voir » de façon évidente à la fois le principe et la nature (trine) de ce principe. On rappellera que dans le Traité du béryl, Nicolas de Cues s’attache à donner une méthode pratique pour permettre de « voir » le principe de toutes choses, étant admis dès le premier axiome qu’il n’existe qu’un principe unique pour toutes choses. Les figures données pour illustrer l’exemple de la vision du principe premier unitrine au paragraphe 33 sont les mêmes que les figures données dans les exemples précédents du livre, aux paragraphes 9 et 19 (en ce qui concerne les deux premières figures). Il s’agit ici du même exemple, ou tout du moins cet exemple peut-il s’illustrer de la même façon : l’angle acb en effet n’est autre que l’illustration du principe premier examiné dans une similitude de lui-même, de même que la ligne ab représentant la similitude de la vérité produisait des similitudes d’elle-même au moyen d’angles (§19-21) – nous reviendrons sur cet exemple –, ou qu’elle était représentée comme le principe des angles (§8-9). Du point de vue de la méthode, la recherche des principes, quels qu’ils soient, s’effectue en effet de la même façon. On aurait pu s’intéresser à la ligne uniquement, en tant que principe des angles, voire au point, tout simplement, en tant que principe de la ligne, car il s’agit pour Nicolas de Cues de montrer qu’on peut montrer le maximum (le principe) à partir du minimum (or quel exemple plus significatif du minimum que le point ?) et qu’il n’existe qu’un seul et unique principe à toutes choses. À partir d’une même illustration, on peut ainsi s’élever à la connaissance de tout principe, – connaissance qui, si elle ne peut être totale en raison de la docte ignorance, permet de dire qu’on connaît tout de lui mais pas totalement. Et en effet, la ligne étant elle-même un être mathématique, similitude de la similitude en tant que création humaine, est, en tant que principe, similitude du premier principe. Or, comme les exemples précédents ont voulu le montrer, et de même que Dieu est tout entier dans les similitudes de lui-même, le principe est tout entier dans les similitudes de lui-même : tout ce qui sera dit de la ligne en tant que principe des angles ou que similitude de la vérité pourra être dit a fortiori du premier principe. 2. Raison de l’intérêt de Nicolas de Cues pour l’angle Pourquoi l’angle intéresse-t-il Nicolas de Cues en particulier ? Pour saisir le premier principe, Nicolas de Cues aurait pu également décrire

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un cercle, ou encore un triangle. Cependant, il faut bien garder à l’esprit que l’angle commande le cercle5 comme il commande le triangle. D’autre part, le principe premier ne peut être saisi dans une vision statique. Il est en effet nécessaire pour essayer de le connaître tel qu’il est de le considérer dans la perspective d’un principe qui veut être vu et qui crée des similitudes de lui-même à cette fin. L’image statique du cercle pour désigner Dieu, et la tentative de le saisir au moyen de la quadrature n’est pas du même ordre. Il s’agit ici de montrer comment connaître le principe, en partant de l’axiome qui pose que l’homme ne peut connaître le principe que parce que ce dernier a voulu qu’il puisse le connaître et parce qu’il lui en donne les moyens au sein du livre du monde. Les mathématiques doivent devenir dynamiques pour saisir le principe dans son acte créateur. Séparer le principe de ce dont il est le principe, c’est refuser de le connaître tel qu’il est. La vérité du principe sera donc saisie en fonction de sa relation avec ses principiés. En cela l’angle est d’une utilité efficace. En effet, le mouvement par lequel Dieu a créé toutes choses peut être illustré de manière idéale au moyen d’un mouvement imaginaire engendrant dans ce mouvement des angles différents s’approchant du principe immobile. Dans le mouvement de production de différences entre les angles, la « mens humana » peut saisir l’image du principe créateur qui se donne dans une image au moyen de ces différences qui sont autant de similitudes de l’égalité. Au paragraphe 14 du Traité du béryl, on lit en effet ce qu’est la vérité de l’angle : « Tout angle dit donc qu’il n’est pas la vérité angulaire, parce qu’il peut être autre qu’il n’est, mais il dit que l’angle maximal en même temps que minimal, puisqu’il ne peut être autre que ce qu’il est, est lui-même la vérité angulaire la plus simple et nécessaire. Tout angle déclare donc qu’il est une similitude de cet [angle] vrai, parce que cet angle est un angle non pas en tant qu’il existe en soi, mais en tant qu’il existe en un autre, comme dans une surface6 ».

L’angle ne désigne pas un simple concours de deux lignes, mais une surface, comme le rappelle Nicolas de Cues dans son écrit De la quadrature

5

On trouve cette expression chez Jean-Marie Nicolle, Le laboratoire mathématique de Nicolas de Cues, éd. Beauchesne, 2020. 6 « Omnis igitur angulus dicit se non esse veritatem angularem, quia potest esse aliter quam est, sed dicit angulum maximum pariter et minimum, cum non potest esse aliter quam est, esse ipsam simplicissimam et necessariam veritatem angularem. Fatetur igitur omnis angulus se illius veri similitudinem, quia est angulus non ut in se, sed ut est in alio, scilicet in superficie. »

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du cercle, de juillet 1450 : « L’angle est une surface7 ». L’angle désigne ainsi la surface comprise entre les deux segments qui le délimitent. Ainsi compris, l’angle comme surface n’est donc pas fermé, limité, ainsi que le concevait déjà Proclus dans son Commentaire du premier livre des Éléments d’Euclide : « La nature particulière de l’angle ne consiste pas dans une contraction de surface ou de solide, [...] mais dans une surface contractée en un point et comprise sous des lignes inclinées ou sous une seule ligne inclinée sur ellemême, ou consiste encore dans un solide contracté sous des plans inclinés l’un sur l’autre, afin que ce soit une quantité doutée d’une certaine qualité et constituée par une relation de cette sorte qui définisse l’angle et non pas la quantité en particulier, ni la qualité seule, ni la relation8 ».

En tant que telle, cette surface, non délimitée, engendre la première figure finie, délimitée, fermée : le triangle. Elle en commande d’autres, par exemple celle du cercle comme figure la plus étendue parce qu’elle est celle qui a le plus d’angles. Avec une telle notion de l’angle, il est clair que l’angle opposé à un côté du triangle est d’autant plus grand que le côté lui-même est important.

C’est ce qu’indique Nicolas de Cues dès la Docte Ignorance, I, 19, où il est question de l’angle : « Tout angle du triangle sera une ligne, puisque le triangle tout entier est une ligne. C’est pourquoi la ligne infinie est trine. Or il n’est pas possible qu’il y ait plus d’un infini ; aussi cette trinité est unité. En outre, comme un angle opposé à un plus grand côté est plus grand, comme on le montre en géométrie, et comme nous avons là un triangle qui n’a que des côtés infinis, 7 De circuli quadratura - De la quadrature du cercle (Juillet 1450), in Scripta mathematica, IV, 18 / Écrits Mathématiques, Jean-Marie Nicolle, éd. Champion, 2007, p. 165 : « Nam angulus sit superficies ». 8 Proclus, Commentaire sur le premier livre des Eléments d’Euclide, § 125, trad. Ver Eecke, Bruges, Desclée de Brouwer, 1948.

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les angles seront au maximum et infinis. Aussi l’un n’est-il pas plus petit que les autres, et deux ne sont pas supérieurs au troisième, mais parce que, hors de la quantité infinie, il ne peut y avoir de quantité, ainsi hors d’un angle infini, il ne peut y avoir d’autres angles. C’est pourquoi ils seront l’un dans l’autre, et tous trois ne seront qu’un maximum. »

La ligne cb, dans l’exemple qui nous intéresse, se meut donc vers ca comme vers son principe immobile, l’Unité. Plus la droite cb se rapproche de la droite ca, ou encore plus l’angle bca devient aigu, plus on s’approche de la vérité du principe. Les similitudes de lui-même que le principe donne à voir sont de plus en plus semblables à ce qu’il est lorsqu’on s’approche de la ligne immobile qui représente l’unité du principe. Le principe est toujours Un, d’où l’immobilité de la ligne. C’est lorsqu’il décide de se donner en images pour être vu, c’est-à-dire lorsqu’il décide de créer, que se fait la création de plusieurs autres-que-l’Un, qui viennent de l’Un comme d’une source mais qui ne sont semblables à l’Un qu’à divers degrés d’égalité avec lui-même. En créant, l’Un crée des similitudes de lui-même qui sont plus ou moins égales à lui-même, et l’Un n’est véritablement saisi que lorsque les choses s’égalisent avec lui-même, lorsqu’elles sont le principe. Dans l’ordre mathématique, lorsque la ligne cb rejoint la ligne ca, les différences entre les angles se sont estompées et sont devenues égalité à la ligne une. Les différences sont toutes un rapport d’égalité plus ou moins grand, en référence à l’Égalité absolue qui les produit. Étant avant toute distinction, c’est elle qui permet la comparaison et la proportion entre les choses créées. Elle est la mesure de l’inégalité. Malgré les différences entre les angles, dans le mouvement, à chaque moment de l’inclinaison de l’angle, on peut dire que l’angle formé est un angle. Les choses n’ont de différence avec l’Un que parce qu’elles sont dans la similitude du principe. Elles ont leur forme en lui : « […] « l’égalité formant, ou rendant égales toutes choses aussi diverses soient-elles, [les formant] par n’importe quel mouvement nécessaire pour que ce soit fait9. » L’égalité est la puissance qui donne forme à ce qui est. C’est ce que l’on pouvait déjà lire au paragraphe 12 : « Car l’angle maximal en même temps que minimal est l’acte de tout angle formable, ni plus grand ni plus petit mais antérieur à toute quantité. Personne en effet n’est d’un si petit jugement qu’il ne puisse voir correctement que l’angle le plus simple, maximal en même temps que minimal, n’enroule en soi tous les angles pouvant être formés, qu’ils soient grands 9 Cf. De Beryllo § 33 : « aequalitas omnia quantumcumque varia formans seu adaequans, quocumque motu hoc fieri. ».

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ou petits, et que [celui-ci] n’est ni plus grand ni plus petit que n’importe quel angle donné10 ».

La figure montre en c un principe indivisible dans l’image du point11. Elle montre que ce principe est le lieu de la coïncidence des opposés, car c’est à partir de lui que se déploient, tout en restant liées, la ligne immobile et la ligne mobile, qui sont en lui comme dans une source. Elle montre également, par le mouvement de la ligne cb, qu’elle engendre des différences en restant égale à elle-même, et que, dans la ligne une, sont contenues et rendues égales toutes les différences d’angles qu’il est possible de former. Mais en quoi cette figure est-elle significative ? Est-ce vraiment la figure la plus simple que Nicolas de Cues pouvait trouver pour donner à ses lecteurs une image du principe unitrine ? On peut se demander pourquoi Nicolas de Cues n’utilise pas ici, dans cet exemple précis, l’image d’un triangle pour illustrer ce principe uni-trine. Pourquoi le principe est-il représenté par un angle ?

3. L’angle comme image du premier principe La vision est immédiate : en une figure, la mens humana saisit deux droites et un point. Trois parties composent la figure de l’angle. L’angle relie deux lignes droites entre elles. Or la ligne, c’est essentiellement l’image d’un développement, l’expression géométrique de l’explication de Dieu dans le monde : la ligne est le déroulement du point, son explication, comme l’indique Nicolas de Cues au paragraphe 22 : In indivisibilitate puncti complicantur omnes illae indivisibilitates [lineae, superficiei, corporis]. Nihil igitur reperitur in his nisi explicatio indivisibilitatis12. »

De même, pour le point lui-même se dérouler signifie se développer. La ligne est donc le développement de son principe, qui est tout ce qu’elle 10 Ibid. §12 : « Nam angulus maximus pariter et minimus est actus omnis formabilis anguli, nec maior nec minor, ante omnem quantitatem. Nemo enim adeo parvi sensus est, quin bene videat angulum simplicissimum maximum pariter et minimum in se omnes formabiles sive magnos sive parvos complicare nec maiorem nec minorem quocumque dabili ». 11 Cf. §21 du traité De Beryllo, où il est question du point comme d’une image du principe premier indivisible, ainsi qu’au développement du commentaire, s’intéressant aux exemples mathématiques qui ne s’appuient pas sur des figures géométriques. 12 « Dans l’indivisibilité du point sont enroulées toutes ces indivisibilités. Donc on ne découvre rien d’autre dans ces indivisibilités que le déroulement du point indivisible ».

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est. C’est pourquoi dans la ligne, on trouve tout ce qu’est son principe. Or, la ligne étant le développement du point, elle est par nature continue. La ligne représente donc le principe tel qu’il s’exprime dans la création, dans le continu. Elle symbolise la puissance de Dieu qui s’étend dans le monde, car la ligne se déploie dans un mouvement qui l’écarte de plus en plus de son point de départ, de son principe. Si cette figure veut rendre visible au lecteur attentif le principe unitrine, elle ne le fera que dans le cadre de la création, seul véritable lieu dans lequel la « mens humana » puisse connaître. Dessiner uniquement un point – figure géométrique la plus simple – pour montrer que le premier principe indivisible est trine n’aurait été d’aucun secours pour le faible intellect – on rappellera que le « béryl » est précisément destiné à aider le « faible intellect » dans son chemin vers la vérité. Dès lors, la ligne est le symbole mathématique le plus adéquat pour « montrer » à l’esprit humain le principe, car il replace la vision dans le champ de la connaissance possible pour l’homme. Mais pour autant, la ligne seule aurait manqué quelque chose : La figure utilisée par Nicolas de Cues sous la forme d’un angle met en relation deux lignes entre elles au point c. C’est là le lieu du lien, qui permet le rapport entre les lignes. Ces lignes sont mobiles pour cb et immobile pour ca, mais elles composent toutes deux l’angle acb. Du point c naissent les deux lignes ca et cb comme constituantes de l’angle, et comme ce sans quoi l’angle n’existerait pas. L’opposition de leur nature mobile ou immobile se résout donc en c, qui est source et cause des deux lignes. Le point c permet donc le rapport entre l’immobile et le mobile, entre l’un et son contraire. La ligne mobile, dans son mouvement d’engendrement de différences est le symbole le plus adéquat du déploiement du principe dans le monde créé. L’infinie possibilité de création d’angles différents renvoie au développement de l’Angle véritable en tant que forme toujours égale à elle-même, sans plus ni moins. Les angles sont différents chaque fois mais saisissables sous leur dénominateur commun, « angle ». La ligne immobile quant à elle désigne l’angle maximal en même temps que minimal, c’est-à-dire le principe des angles, invariant, toujours un. La ligne mobile n’a d’existence que par rapport à la ligne immobile, qui est tout entière dans la ligne mobile comme son principe. C’est déjà ce que présentaient les §18 à 20, sur la même figure, dans lesquels le rapport entre les mathématiques et la métaphysique est maximal, et où il est question d’angle d’être, d’angle de vie et d’angle de pensée. Ils montraient la triade esse-vivere-intelligere, que Proclus avait estimé contenir tous les aspects de la réalité intelligible, à travers la mise en image dans le mouvement des différents angles : là où l’on ne saisit

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qu’un angle obtus, on trouve des choses qui sont, car c’est là que la similitude de la vérité est la plus éloignée de son modèle, quoique vraie en tant que similitude,  ; là où l’on saisit un angle moins obtus mais pas encore assez aigu, c’est-à-dire une similitude de la vérité plus semblable à son modèle mais encore trop éloignée de celui-ci, on trouve des choses qui vivent du fait qu’elles sont ; et plus l’angle est aigu, plus il s’approche de la similitude la plus parfaite de son modèle, sans toutefois devenir son modèle qui n’est pas sous le mode de la communicabilité mais sous le mode de l’absoluité, plus se trouvent les choses qui, « du fait même qu’elles sont, vivent et pensent ». La gradation des êtres se fait en fonction de leur aptitude à saisir plus ou moins adéquatement la similitude de la vérité. Dans le mouvement du non-être à l’être, la similitude la plus grande de la vérité est toujours là, sous la forme de la ligne. Au-delà de la ligne, en b, se trouve le non-être, où ne peuvent se trouver ni la vérité ni la similitude de la vérité, conformément au second axiome selon lequel « ce qui n’est ni vrai ni vraisemblable n’est pas ». À l’autre bout de la ligne, en a, on trouve la vérité première, qui ne peut appartenir à la ligne car elle est au-delà de sa similitude, incommunicable. La ligne en tant que principe des angles comporte en elles tous les angles formables possibles, qu’elle peut déployer dans un mouvement d’ellemême. Entendue comme similitude de la vérité, elle comporte en elle tous les degrés par lesquels elle peut être reçue, du degré minimal (angle obtusangle d’être) au degré maximal de réception (angle aigu - angle de pensée), degrés qu’elle peut déployer dans un mouvement d’elle-même. Car la ligne ca a pour origine c qu’elle déploie dans le continu sous forme de ligne, en restant simple, une, immobile. Elle est la similitude la plus simple de c. La ligne cb, quant à elle, a également pour origine le point c, dont elle déploie des similitudes multiples. Dans son mouvement, elle déploie une infinité de similitudes qui relèvent toutes d’une certaine égalité avec le premier principe, mais cette égalité est plus ou moins éloignée de la similitude la plus véritable du principe. C’est en s’identifiant, dans le mouvement, à ca que cb trouve l’égalité la plus adéquate à ce qu’elle est. Si la ligne ca, dans son immobilité, est une similitude plus véritable du principe, car immédiatement plus identique à lui, la mobilité de cb ne l’empêche pas de s’identifier au principe en s’égalisant à ca. Chaque opposé coïncide avec son opposé dans le principe, en lequel ils sont un. Le principe, en tant qu’indivisible, ne distingue pas en lui le mobile de l’immobile. L’immobile, ou le repos, en effet pourra être défini comme le mouvement minimal, le mouvement comme le repos le plus

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petit. L’un et l’autre ne s’opposent pas. Ils relèvent tous d’eux du même principe. Le principe est à la fois l’un, son contraire, et l’union entre les deux. Il ne peut y avoir de distinction que dans la création, dans l’altérité, qui a sa source dans l’indivisible. En tant qu’il montre un lien qui met symboliquement en rapport les choses créées dans leur diversité à l’unité dont elles proviennent, on voit en quoi la vision de l’angle permet une vision du principe uni-trine et sa saisie possible par la mens humana dans la similitude. Cette définition de l’angle s’approche pour beaucoup de la définition qu’en donne Proclus dans son Commentaire du premier livre des Éléments d’Euclide. Dans son commentaire de la définition 9 (§129), il interprète en effet l’angle en ces termes : « Nous disons que l’angle est le symbole et l’image de la cohérence qui existe dans les créations divines et de la fonction de rassembler les choses divisibles à l’état d’unité, les choses partageables à l’état impartageable et les choses multiples à l’état de communauté qui les relie ensemble. » L’angle est décrit comme « une cohérence, une image d’unions cohérentes et de conjonctions divines par lesquelles les choses séparées ont de la connexion 13. »

Dans la lignée de cette définition proclienne de l’angle et des conceptions des mathématiques qu’avaient développées Thierry de Chartres et Boèce, les mathématiques sont la discipline par excellence ; elles nous permettent d’atteindre quelque chose d’autre, à savoir la théologie, pour ces derniers14. Dans la mesure où l’esprit humain est créateur de concepts et des images de la réalité, les mathématiques ne peuvent être que des indices, au sens étymologique de « ce qui montre » que quelque chose d’autre existe. Elles ne sont vraies que dans leur cadre strict bien défini, celui de la rationalité, qui permet de comprendre. Les nombres et mesures en tant que catégories du réel et de la pensée mesurante (« mens » serait issue de « mensurare15 », ce qui confère à l’homme le pouvoir de mesurer toute chose16) nous permettent d’embrasser une pluralité quantitative et qualitative : sans le nombre, la pluralité des choses ne pourrait exister. 13 Proclus, Commentaire sur le premier livre des Eléments d’Euclide, § 129, trad. P. Ver Eecke, Bruges, Desclée de Brouwer, 1948. 14 Voir, à ce sujet, Jean-Michel Counet, Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cuse, notamment chapitres IV et V « Dieu comme forme de toutes choses chez Nicolas de Cuse : les sources » et « Dieu comme forme de toutes choses chez Nicolas de Cuse », en particulier p. 190-200. 15 De mente I, 57 : « Pour moi, [dit le Profane], c’est de la pensée que toutes choses reçoivent limite et mesure. Je conjecture que mens vient de mensurare. » 16 Nicolas de Cues reprend la formule de Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses », au §6 du Traité du béryl.

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La figure du triangle pour représenter le principe unitrine aurait pu être tout aussi valable dans le cadre d’une démonstration géométrique plus classique. La figure, simple, du triangle est éloquente en elle-même. Elle est la première figure finie. Cependant, la mise en mouvement de la ligne cb dans l’exemple présenté, au moyen de l’angle, permet de mieux représenter la coïncidence des opposés, et d’indiquer le chemin vers un dépassement nécessaire des oppositions. L’intention cusaine est ainsi beaucoup plus claire dans l’usage de l’angle : le dessein des mathématiques y est pleinement perçu comme « passage vers » le principe. Il montre comment, chaque fois que l’on conclut par une exclusion d’un contraire en faveur de son contraire, au nom de son principe de non-contradiction, on passe à côté de la compréhension du principe. Il s’agit de montrer l’importance de la saisie du lien, nexus, dans le principe. Cet exemple est important dans la mesure où il transforme intégralement la méthode mathématique : en introduisant le mouvement dans les mathématiques, Nicolas de Cues fait le lien entre la physique et les mathématiques, il propose des mathématiques dynamiques. Les mathématiques échappent du même coup à la raison et au principe de non-contradiction qu’elle requiert. L’angle est donc opérant comme un passage à la limite qui fait passer vers la métaphysique. Un peu plus loin, au §60, Nicolas de Cues présente trois figures pour décrire la variation des angles et montrer l’unitrinité du principe, dans le reflet de l’infini dans le fini. L’angle est la figure qui permet le mieux de montrer cette unitrinité, grâce à son sommet, nexus, point d’articulation entre les lignes ; On lit ainsi que : « [d]ans [le principe des angles et des triangles] que je vois dans l’angle maximal en même temps que minimal et, avec cela, dans le triangle maximal en même temps que minimal et qui est le principe unitrine, je vois que tous les angles en même temps que tous les triangles sont enroulés, de sorte qu’un angle, quel qu’il soit, qui est un et trois, est, dans le principe, le principe. Et ainsi dans tout angle fini, qui est un et trois à la fois, le principe unitrine, qui est un et trois à la fois, se reflète de la façon dont l’infini un et trois à la fois peut se refléter au mieux dans le fini. »

L’angle fini, « un et trois à la fois » est le reflet fini le plus adéquat de l’infini « un et trois à la fois » : s’il n’est qu’un reflet, l’angle fini, bien que dans sa finitude, n’appartient plus à la grandeur quantitative, et son « un et trois » est du même ordre, non numérique, que l’unitrinité du principe infini. L’angle, dans son mode fini, quel qu’il soit, est déjà, en tant qu’un et trois à la fois, reflet intégral de son principe, dans son mode

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d’être le plus complet (un et trois). Le principe est donc en totalité dans son principié. Le reflet n’est pas une pâle imitation du principe. Il désigne le principe « in modo finito et determinato », tel qu’il peut au mieux (meliori modo) se refléter dans le fini. Il s’agit de la meilleure façon de se refléter pour le principe, mais dans sa création. Cependant, cette façon de se refléter est sans limite, elle est parfaite. On ne trouve de restriction que du côté du principié, qui reflète intégralement son principe, mais sous son mode fini. Le principe, quant à lui, est là, tout entier, sans restriction. Il n’admet pas de plus ou de moins, il reste lui-même dans quelque figure que ce soit. Il est déjà là par sa relation d’antériorité sur le principié, dans la mesure où il est cause des principiés, et ne peut jamais être autre que lui-même. L’angle est l’expression finie de l’unitrinité du principe. Mais il est unitrine à la façon du principe. Son seul manque, qui fait qu’il ne s’identifie pas tout à fait au principe, est de s’en tenir à une forme particulière d’angle, à une similitude de la forme de l’angle premier. Il faut l’aide de la mens humana pour l’élever à son principe et comprendre qu’il en est la similitude. Mais le principe quant à lui, n’est pas altéré par sa présence dans la figure finie. Seul l’intellect humain ne saisit pas immédiatement dans la forme particulière d’un triangle son principe. La « façon la meilleure » pour le principe de se refléter dans le fini au moyen de la figure de l’angle renvoie à la démarche du chercheur de vérité, qui, de son côté, doit s’interroger sur la forme finie la plus simple, c’est-à-dire l’angle, pour s’élever à la compréhension du principe. Si l’infini se reflète de la meilleure façon qui soit dans l’angle, c’est que c’est sous cette forme qu’il peut être saisi le plus simplement dans le mode d’être le plus complet du principe, à savoir l’unitrinité. De fait, la méthode cusaine devient la recherche la plus adéquate du principe. En s’élevant au principe de l’angle, on découvre de même que l’angle est enroulé dans son principe, et qu’il est lui-même le principe dans le principe. C’est ce que les exemples précédents avaient montré, sans toutefois aller si loin. On avait vu que la ligne, en tant que principe des angles, enroule en elle tous les angles formables possibles, et que l’angle maximal en même temps que minimal s’identifie à elle désignée en tant que principe des angles. Si l’angle se trouve enroulé dans son principe, la forme dont l’angle lui-même est le principe, à savoir le triangle, est également enroulée dans le principe. De fait, cet exemple montre comment des objets géométriques finis sont engendrés grâce à un principe infini unitrine. Il ne démontre pas.

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M. CORRIERAS

Tout reste au stade d’une sorte d’intuition d’une vérité, de l’engendrement des angles et des objets mathématiques à partir du minimum (le point, la ligne, l’angle minimal). Il n’est en aucun cas proposé de calcul ni de mesure17. Par la médiation de l’infini, principe infini unitrine, minimal en même temps que maximal, particulièrement bien mis en valeur à travers l’usage qui est fait de l’angle, la figure mathématique est donc déjà métaphysique. Si l’on en croit le De filatione Dei, qui qualifie l’intuition intellectuelle de theosis, deificatio18, on pourrait même dire que la figure mathématique fait signe vers la théologie. Quoi qu’il en soit, la figure mathématique n’est jamais détachée de son principe, à l’image de l’articulation angulaire (ou « nexus ») qui relie la droite mobile et la droite immobile dans l’exemple analysé. Les mathématiques conduisent donc à une vision intellectuelle, vision du principe, et, malgré le fait que Nicolas de Cues ne procède jamais à des calculs d’angles et ne fait jamais de mesures ici, elles en sont même la voie la plus rigoureuse puisqu’elles partent de ce qui est le plus certain dans notre connaissance. Il faut dire que la rigueur des démonstrations rationnelles est confrontée à une détermination plus haute de la connaissance des objets mathématiques. Dans cette recherche du principe, l’angle est ainsi un outil opérant, dont la visée métaphysique est évidente. En tant qu’outil qui permet dans le dynamisme du mouvement d’accéder au passage à la limite, il est l’objet mathématique le plus efficace pour celui qui veut s’élever au principe.

17 C’est également ce que Jean-Marie Nicolle écrit dans son livre récent, Le laboratoire mathématique de Nicolas de Cues, éd. Beauchesne, 2020, le précise bien également, p. 171 : « D’un point de vue pédagogique, tous ces exemples sont des figures en mouvement destinées à exhiber l’engendrement d’objets géométriques finis grâce à un principe infini unitrine. Il n’y a ni calcul d’angles, ni mesure de segments, ni proportion entre les lignes, mais seulement l’intuition d’une réalité fondatrice, à savoir la coïncidence du maximum et du minimum, à partir d’un minimum (un point, un angle ou un triangle) qui disparaît. » 18 De Filiatione Dei, I (§52) « Theosim vero tu ipse nosti ultimitatem perfectionis exsistere, quae et notitia dei et verbi seu visio intuitiva vocitatur » / « Tu sais bien toi-même que la théosis est l’ultime degré de perfection, qui est appelée connaissance de Dieu et du Verbe ou vision intuitive. » (trad. H. Pasqua, Opuscules (1440-47 et 159), ICR, 2011, p. 89).

PRÉSENTATION DES CONTRIBUTEURS

Jean-Marie NICOLLE : agrégé et docteur en philosophie, professeur de philosophie au Centre Théologique Universitaire de Rouen. Le thème central de ses recherches est le rapport entre les mathématiques et la métaphysique. Il a travaillé sur les œuvres de Nicole Oresme, René Descartes, Blaise Pascal, Bernard de Fontenelle et, surtout, celle de Nicolas de Cues dont il a traduit et commenté Les écrits mathématiques (éd. Honoré Champion, Paris, 2007). Sa thèse de Doctorat de Philosophie, soutenue à l’Université Paris X - Nanterre en 1998, sous la direction de Jean Seidengart, s’intitule « Mathématiques et métaphysique dans l’œuvre de Nicolas de Cues ». Il est membre fondateur de la Société Française Cusanus, membre de l’American Cusanus Society et membre du comité scientifique du Cusanus-Gesellschaft de l’Université de Trêves. Auteur d’une cinquantaine d’articles dont certains en plusieurs langues et de plus d’une vingtaine de livres, il vient de publier une somme de ses analyses sur la philosophie des mathématiques du Cusain : Le laboratoire mathématique de Nicolas de Cues, Paris, Beauchesne, 2020. Christian TROTTMANN est agrégé, docteur et habilité à diriger les recherches en Philosophie, Docteur en Théologie Catholique. Ancien membre de l’École Française de Rome, il a consacré sa thèse à la Vision Béatifique (BEFAR 289, Rome, 1995, Prix Bordin de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres). Il a publié depuis une douzaine d’ouvrages dont La voix enchantée (Prix de l’Académie de Dijon, 1994, Éditions universitaires de Dijon, 1998) ; Théologie et Noétique (Vrin, 1999) ; La vision de Dieu aux multiples formes, Quodlibet de Guiral Ot (édition, traduction et notes, Vrin, 2001); Vers la contemplation (Champion 2006) ; Faire, agir, contempler, contrepoint à la Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt (Sens et Tonka, 2008), Benoit XII, La vision béatifique, (Docteur Angélique 2009), Il a en outre dirigé autant d’ouvrages collectifs, parmi lesquels Vie active et vie contemplative au Moyen Age et au seuil de la Renaissance, École Française de Rome, 2009 ; Vie solitaire, vie civile, l’humanisme de Pétrarque à Alberti, avec F. Labrasca, Champion, 2011, Bernard de Clairvaux et la pensée des Cisterciens, Actes du Colloque de Troyes, Revue Cîteaux, numéro spécial 2012 et écrit cent cinquante articles concernant principalement l’Histoire de la Philosophie

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PRÉSENTATION DES CONTRIBUTEURS

Médiévale et Renaissante. Son livre sur Bernard de Clairvaux et la philosophie est sous presse, il poursuit ses recherches sur l’histoire de l’eschatologie. Directeur de Recherche au CNRS, rattaché au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de Tours, et ancien Directeur de Programme au Collège International de Philosophie, il enseigne à l’Université de Bourgogne. Graziella FEDERICI VESCOVINI est Professeure émérite de l’Université de Florence. Elle est Membre effectif de l’Académie Internationale d’Histoire des sciences (Paris), membre de la Société internationale pour l’Etude de la philosophie médiévale (SIEPM), Louvain la Neuve, membre de la Société Internationale d’histoire des sciences et de la philosophe arabes et islamiques (Paris), de la Fédération internationale d’études médiévales (F.I.D.E.M.), Louvain-la Neuve, du Conseil directif de l’Académie Sperelliana di Gubbio, et de l’Accademia Pontaniana di scienze, lettere e arti de Naples. La Professeure Graziella Federici Vescovini poursuit ses recherches précédentes sur des thèmes et problèmes d’histoire de la philosophie médiévale, avec une attention particulière aux rapports de la philosophie aux sciences (mathématiques, physique, astronomie et optique) dans l’enseignement des Facultés d’Arts et de Philosophie des universités laïques du XIIe au XVe siècle. Elle a publié plusieurs traductions (Niccolò Cusano, Opere filosofiche, Torino, 1972) après avoir publié des études sur la perspective : Studi sulla prospettiva medievale, Torino 1965, edizione dell’Università di Torino, (2de ed. 1987), une monographie sur Biagio Pelacani da Parma (Astrologia e scienza, La crisi dell’aristotelismo sul cadere del Trecento e Biagio Pelacani da Parma, Firenze, ed Vallecchi, 1979), une édition critique des Traités d’astronomie de Pietro d’Abano (Lucidator dubitabilium astronomie et altre opere (De motu octavae sphaerae), Padova, 2da ed. 1992). Ces dernières années elle a publié Le Moyen Age magique. La Magie entre religion et science aux XIIle et XIVe siècle, Paris, Vrin, 2011 ; Nicolas de Cues : L’homme, atome spirituel, Paris, Vrin, 2016 ; Astrologie et science au Moyen Age, Paris Vrin, 2020. Frédéric PATRAS est Directeur de Recherche au CNRS, membre du Laboratoire Jean-Alexandre Dieudonné et membre associé du Centre de Recherche en Histoire des Idées de l’Université Côte d’Azur. Mathématicien, il travaille sur les applications de l’algèbre à la combinatoire, à la physique théorique et aux probabilités. En philosophie, il s’intéresse en

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particulier à la possibilité d’utiliser les grands auteurs de la théorie de la connaissance pour penser les enjeux et transformations de la science contemporaine. Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, il a publié aux Presses Universitaire de France La Pensée mathématique contemporaine en 2001 et La Possibilité des nombres en 2014. Hervé PASQUA est professeur de philosophie médiévale et membre du Centre de recherches en Histoire des Idées du Département de Philosophie de l’Université de Nice Côte d’Azur. Il est titulaire de la chaire Jean-François Mattei du Centre Universitaire Méditerranéen (CUM) et président de la Société Française Cusanus. Traducteur des œuvres de Nicolas de Cues, il est aussi l’auteur, entre autres, de Maitre Eckhart. Le procès de l’Un. En préparation : Nicolas de Cues. L’Un sans l’être. Federica DE FELICE is Associate Professor of History of Modern Philosophy at the University G. D’Annunzio of Chieti-Pescara (Italy). Her interests concern : the problem of the Method and, in particular, the Debate on the relationship between philosophy and mathematics within early Modern Philosophy and the German Enlightment ; Spinoza’s Philosophy in the modern and contemporary debate ; the exploration of Cusanus’ mathematical thought in the context of Renaissance scientific discussion. She joined many research projects and attended both national and international conferences. Her last work (in press) is the translation of Cusanus’ Mathematical Works, first edition in Italy (Niccolò Cusano, Scritti matematici. Introduzione, traduzione et nota a cura di Federica De Felice, Max Planck Institute, Edition Open Access, Berlin, 2020). Elsa GRASSO est docteur en philosophie ancienne, agrégée des Universités en philosophie. Maître de conférences en philosophie à l’Université de Nice Côte d’Azur. Membre du CRHI (Centre de Recherches en Histoire des Idées). Membre du Comité de rédaction de la revue Noesis. Membre de l’International Plato Society, de l’Association des Etudes grecques. Créatrice et responsable des séminaires et axes de recherche PHILIA (“Philosophie et Littérature de l’Antiquité”) et ARPHI (“Arts, Philosophie, Images”) au sein du CRHI. Ses travaux en philosophie antique portent essentiellement sur la pensée platonicienne, ainsi que sur la question de la fiction et de la mimesis. Jean-Michel COUNET est professeur de philosophie médiévale à l’Université Catholique de Louvain. Ses travaux portent principalement sur le

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néoplatonisme latin, en particulier l’œuvre de Nicolas de Cues vue à la fois comme accomplissement du néoplatonisme antérieur et comme première philosophie de la modernité. Docteur en philosophie de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), traductrice du De Beryllo en français, Maude CORRIERAS a également publié un commentaire de cette oeuvre. Elle enseigne depuis de nombreuses années, notamment à Sciences Po Paris et en classes préparatoires à Versailles. Auteur de plusieurs ouvrages de préparation aux concours, elle publie également régulièrement des articles de recherche. Elle est co-fondatrice et vice-présidente de la Société Française Cusanus. Elle a publié récemment « De la vérité qui s’écrie partout dans les rues à la constitution d’une des plus précieuses bibliothèques privées : Nicolas de Cues, un bibliophile dans la Grande Région », in Schwätzer, Harald/Vannier, Marie-Anne (hrsg.) Nikolaus von Kues: Die Großregion als Denk- und Lebensraum, (Texte und Studien zur Europäischen Geistesgeschichte), Vol. 20, 2019.

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