Labeur, Production Et Economie Monastique Dans L'occident Medieval: De La Regle De Saint Benoit Aux Cisterciens (Collection D'etudes Medievales De Nice) (French Edition) 9782503592701, 2503592708

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Labeur, Production Et Economie Monastique Dans L'occident Medieval: De La Regle De Saint Benoit Aux Cisterciens (Collection D'etudes Medievales De Nice) (French Edition)
 9782503592701, 2503592708

Table of contents :
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Michel Lauwers. INTRODUCTION : « TRAVAIL », MONASTÈRES ET RAPPORTS DE PRODUCTION
Nicolas Perreaux. OEUVRER, SERVIR, SOUFFRIR. RÉFLEXIONS SUR LA SÉMANTIQUE DES ACTIVITÉS MÉDIÉVALES
Isabelle Rosé. OPUS, OPERA, LABOR. LES MOTS ET LE SENS DES « OCCUPATIONS MANUELLES » DANS LA RÈGLE DE SAINT BENOÎT ET SES COMMENTAIRES CAROLINGIENS
Emmanuel Bain. PAUL : UN MODÈLE POUR LE TRAVAIL DES MOINES ? (IVe-IXe SIÈCLE)
Ludolf Kuchenbuch. OPUS, LABOR, ARS, MERCES, SERVITIUM, OU UN QUINTETTE SUR LE BANC D’ESSAI. À PROPOS DE LA SÉMANTIQUE DU « TRAVAIL » DANS LA SCHEDULA DIVERSARUM ARTIUM (VERS 1122-1123)
Stéphanie Le Briz-Orgeur. ÉTYMOLOGIE ET USAGES DE MOTS DÉSIGNANT LE « TRAVAIL » EN LANGUE D’OÏL (XIe-XIVe SIÈCLE)
Michel Lauwers. LE MONACHISME COMME ENTREPRISE AGRICOLE ? SUBSISTANCE ET RAPPORTS DE PRODUCTION DANS LES MONASTÈRES DE L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
Carlo Citter. ÉTABLISSEMENTS MONASTIQUES, ENVIRONNEMENT ET EXPLOITATION DES RESSOURCES DANS LE HAUT MOYEN ÂGE : ANALYSES SPATIALES ET POSTDICTIVES
Nicolas Schroeder. SERVITIUM ET OPUS. LE « TRAVAIL » DES DÉPENDANT·E·S DE L’ABBAYE DE WISSEMBOURG (ca 860-870) ENTRE SOCIOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE HISTORIQUES
Lorenzo Tabarrini. MONASTÈRE, TENANCIERS ET « TRAVAIL FORCÉ » DANS LES CAMPAGNES DE FLORENCE AU MOYEN ÂGE CENTRAL (ca 1000-1250) : LE CAS DE LA BADIA A SETTIMO
Cécile Caby. LES CISTERCIENS AUX CHAMPS : UNE CONTROVERSE MONASTIQUE DU XIIe SIÈCLE
Didier Panfili. LES CONVERS CISTERCIENS : FRÈRES OU SERFS ? DU DISCOURS À LA PRATIQUE SOCIALE (VERS 1130-VERS 1230)
Alessia Trivellone. LE LABOR MANUUM DANS LES MINIATURES DE CÎTEAUX À L’ÉPREUVE DE L’EXÉGÈSE
Stéphanie Le Briz-Orgeur. REPRÉSENTATIONS D’ACTIVITÉS DE PRODUCTION DANS L’OEUVRE VERNACULAIRE DE QUELQUES POÈTES CISTERCIENS DES XIIe-XIVe SIÈCLES
Alain Rauwel. ORDONNER LE MONDE : LE MYTHE DU MOINE CIVILISATEUR ENTRE HISTOIRE ET APOLOGÉTIQUE
Patrick Henriet. LE MONACHISME N’EST PAS UN HUMANISME. UN DEVOIR INÉDIT DU JEUNE ADALBERT DE VOGÜÉ SUR LE TRAVAIL DES MOINES (MAI 1949)
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LABEUR, PRODUCTION ET ÉCONOMIE MONASTIQUE DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL de la règle de saint benoît aux cisterciens

COLLECTI O N D ’ ÉTU D ES M É D IÉ VAL E S DE N IC E Collection fondée par Rosa Maria dessì, Michel lauwers et Monique Zerner Direction Michel lauwers Comité éditorial Germain Butaud, Yann Codou, Rosa Maria Dessì, Stéphanie le briZ-orgeur Comité scientifique Enrico Artifoni (Università di Torino), Jean-Pierre Devroey (Université Libre de Bruxelles), Patrick J. Geary (Institute for Advanced Study, Princeton), Dominique Iogna-Prat (EHESS, Paris), Florian MaZel (Université de Rennes 2), Didier Méhu (Université Laval, Québec), Jean-Claude SchMitt (EHESS, Paris), Élisabeth Zadora-rio (CNRS, Tours) Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge UMr 7264, Université Nice Sophia Antipolis – CNRS Pôle Universitaire Saint-Jean-d’Angély SJA3 24, avenue des Diables-Bleus F-06300 Nice Cedex * Relecture Gaëlle Le Dantec Maquette Antoine Pasqualini Illustration de couverture Psautier de Stuttgart (Saint-Germain-des-Prés, vers 820-830) : Württembergische Landesbibliothek, Bibl. fol. 23, f. 146r. Illustration de la quatrième de couverture Des frères au champ, sur l’île Saint-Honorat de Lérins dans les années 1920. Photographie J. Piermay. Avec l’aimable autorisation de l’Abbaye de Lérins.

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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge

COLLEC TION D’ÉTUDES MÉ DIÉ VAL E S DE NIC E VOLUME 17

LABEUR, PRODUCTION ET ÉCONOMIE MONASTIQUE DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL de la règle de saint benoît aux cisterciens

ÉTUDES RÉUNIES PAR MICHEL LAUWERS

H F

© 2021

F H G, Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without the prior permission of the publisher.

ISBN : 978-2-503-59270-1 E-ISBN : 978-2-503-59271-8 Numéro de dépôt légal : D/2021/0095/55 Numéro de DOI : 10.1484/M.CEM-EB.5.121870 ISSN : 2294-852X E-ISSN : 2294-8538 Printed in the E.U. on acid-free paper

INTRODUCTION : « TRAVAIL », MONASTÈRES ET RAPPORTS DE PRODUCTION Michel lauwers

Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France

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es auteurs à l’origine de cet ouvrage partagent un certain nombre d’interrogations à propos du « travail » au Moyen Âge, un sujet qui n’est sans doute pas nouveau, mais qu’ont réinvesti des historiens se réclamant de courants divers, dans un contexte général de renouvellement de l’histoire et de la pensée économiques. L’économie est aujourd’hui fréquemment envisagée dans ses dimensions anthropologiques, tandis que sont mis en évidence les ressorts idéels du procès de production et des échanges matériels. Chez les médiévistes en particulier, l’histoire des pratiques économiques côtoie désormais l’histoire de l’Église. Les rapports entre économie et religion s’inscrivent certes, au sein des sciences sociales, dans une longue tradition, mais les mutations contemporaines du marché, du droit et des formes du travail se sont accompagnées de l’effacement d’un certain nombre de repères relevant d’une économie morale séculaire, effacement qui n’est pas pour rien dans la multiplication des réflexions actuelles sur les conditions idéologiques de la production et sur le sens du travail humain1. Au cours des dernières années, plusieurs séminaires ont été organisés à Nice, au laboratoire CEPAM, à propos des activités pensées et mises en œuvre au sein des monastères médiévaux, ainsi qu’à Aix-en-Provence, au laboratoire TELEMME, concernant la transformation des représentations du labeur liée aux ordres Mendiants à l’époque du développement urbain de l’Occident. Le lecteur trouvera dans ce volume le résultat des travaux menés à Nice. Pour les introduire, j’exposerai les raisons qui nous ont conduits à traiter de la question générale du « travail » 1.

Cette situation explique que des médiévistes s’intéressent aux contrats moraux qui fondaient jadis les échanges, ainsi qu’aux racines médiévales de la société industrielle et de l’anthropocène : S. Piron, L’Occupation du monde, Bruxelles, 2018. Pour les mêmes raisons, des économistes réformistes utilisent les travaux de médiévistes sur l’organisation et les représentations des activités humaines : T. PikeTTy, Capital et idéologie, Paris, 2019. Le succès, notamment en France, de l’œuvre de l’historien Giacomo Todeschini, consacrée à l’analyse des « lexiques économiques » médiévaux (produits par les clercs), est un autre signe de l’intérêt pour les rapports entre religion ou morale et économie. La notion d’« économie morale » est ici utilisée dans un sens large et non au sens spécifique que lui avait donné Edward P. Thompson et qu’a revu James Scott : cf. D. Fassin, « Les économies morales revisitées », Annales HSS, 64, 2009, p. 1237-1266. Pour un usage original de cette notion, adaptée à l’Occident du haut Moyen Âge et concernant notamment les conditions « morales » de l’accès aux ressources et à la subsistance, voir désormais J.-P. Devroey, La Nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820), Paris, 2019, passim.

Labeur, saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, Michel l Lauwers, 7-28. Cisterciens, éd. éd. Michel auwers, Turnhout, Turnhout, 2021, 2020, (Collection (Collection d’Études d’Études Médiévales Médiévales de de Nice, Nice, 17), 17), pp. pp. 7-28. PUBLISHERS DOI © © BREPOLS  DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123775

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dans le cadre particulier des monastères. Les pages qui suivent permettront aussi de comprendre pourquoi, dans le titre de ce livre, on a préféré à la notion de « travail » celles de « labeur », de « production » et d’« économie monastique », qui ne constituent certes pas plus que le « travail » des catégories médiévales, mais qui me paraissent renvoyer à un objet d’étude plus neutre, débarrassé en tout cas de quelques présupposés attachés à notre notion de « travail » : il s’agit en somme de s’intéresser aux efforts déployés par les hommes et les femmes pour produire – une fonction destinée, dans toutes les sociétés humaines, à assurer la subsistance – et d’interroger la façon dont se sont configurés les rapports de production2. Le parcours historiographique proposé dans ce chapitre introductif devrait en outre permettre de justifier la place occupée par les monastères dans cette enquête.

i. « Travail », exPériences MonasTiques eT sociéTé MéDiévale Ce n’est guère qu’entre le xviiie et le xixe siècle, à l’époque de l’industrialisme et du capitalisme naissant, que se développe la conception contemporaine du « travail », révélée et explicitée dans les œuvres d’Adam Smith, de David Ricardo et de Karl Marx qui l’envisagent comme une activité « accomplie dans la sphère publique » et « demandée, définie, reconnue utile par d’autres [que les travailleurs] », ainsi que le dit André Gorz3. Dans la théorie économique, le « travail » est aussi et surtout ce qui permet de mesurer la valeur d’échange des marchandises : Marx voit dans le « travail en général » – qu’il assimile au temps de travail socialement reconnu comme nécessaire à la production, distinct des circonstances et des formes concrètes de l’activité humaine – le principe même du capitalisme. C’est en ce sens qu’il peut affirmer que « le “travailˮ est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple »4. La logique propre de la production capitaliste étant la production de survaleur, un travail est « productif » lorsqu’il produit de la survaleur (selon ces critères, un travail de même contenu être productif ou improductif)5. La catégorie du « travail en général », qui fait abstraction de la concrétude des activités de production, de leur dimension qualitative et des sens multiples dont elles peuvent être investies, 2.

3. 4. 5.

Pour diverses raisons dont ils s’expliquent, mais tout particulièrement afin de s’inscrire dans une perspective comparatiste, afin également de placer leurs considérations dans une perspective historique susceptible de rendre compte de la genèse de la conception contemporaine du « travail » en Occident, plusieurs auteurs de ce volume ont choisi de conserver ce mot. Du reste, si tous les chapitres du présent livre ne manifestent pas exactement une même vision des choses sur le « travail », sur l’économie, sur la société et sur les ressorts idéologiques de l’Occident médiéval, tous s’efforcent de mettre en œuvre une réflexion sur l’historicité de ces réalités. A. Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique [1988], Paris, 2004, p. 29-32. K. Marx, « Introduction de 1857 », dans Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », trad. franç., Paris, 2011, p. 60-62. K. Marx, Le Chapitre VI : Manuscrits de 1863-1867, Le Capital, livre i, trad. franç., Paris, 2010, p. 210-221. Sur le surproduit, cf. K. Marx, Le Capital, livre I, chap. VII, trad. franç., Paris, 1993, p. 256.

introduction : « travail », Monastères et rapports de production

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permet ainsi de distinguer la société capitaliste des sociétés précapitalistes ou non capitalistes qui organisent certes la production, valorisent certaines activités, mais ne conçoivent pas le « travail » abstrait et uniforme. Au cours du xxe siècle, plusieurs historiens ont fait ce constat et se sont dès lors interrogés sur les représentations de l’activité humaine qui prévalaient au sein du monde occidental avant ce processus d’abstraction et d’uniformisation. En France, c’est au début de la Seconde Guerre Mondiale, en 1941, à l’occasion d’une rencontre scientifique organisée en zone libre, à Toulouse, par le psychologue Ignace Meyerson, qui réunissait quelques grands noms des sciences sociales alors opposés au régime de Vichy (comme Marcel Mauss, Marc Bloch, Georges Friedmann), que furent posés les premiers jalons en vue d’une réflexion interdisciplinaire sur les conceptions du « travail » au sein des sociétés humaines – une thématique qui ne devait évidemment rien au hasard6. Réactivant le projet après la guerre, l’helléniste Jean-Pierre Vernant, un disciple de Meyerson qui avait participé à l’organisation du colloque de Toulouse et édité ses actes en 1948, entreprit de mener des recherches « sur l’histoire de l’Idée de Travail »7. Quelques années plus tard, le médiéviste Jacques Le Goff pensa de son côté concevoir une thèse d’État sur Les Idées et les attitudes à l’égard du travail au Moyen Âge8. Dans cette période, Jean-Pierre Vernant publia plusieurs textes sur les rapports entre « travail et nature », sur les « aspects psychologiques du travail », sur la « fonction technique » ou « pensée technique dans la Grèce ancienne »9, tandis que Jacques Le Goff, qui n’écrivit jamais la thèse projetée, produisit deux petits ouvrages novateurs sur les transfor6.

7. 8. 9.

Organisé le 23 juin 1941 dans le cadre de la Société d’Études Psychologiques qui avait été fondée au mois de mai précédent, ce colloque portait sur Le travail et les techniques. Articulés en deux parties (1. « Histoire de l’idée de travail », 2. « Techniques et esprit »), ses actes ont été publiés en 1948 dans le premier numéro du Journal de psychologie normale et pathologique. Ils ont été réédités par I. Gouarné, Les Sciences sociales face à Vichy. Le colloque « Travail et Techniques » de 1941, Paris, 2019, p. 91-237, précédés d’une substantielle introduction par I. Gouarné, « Les sciences sociales face au régime de Vichy. Engagement antifasciste et inquiétudes rationalistes », p. 9-87. Paru la même année, l’ouvrage d’Émile coornaerT, Les Corporations en France avant 1789, Paris, 1941 (réédité avec des modifications en 1968) entrait quant à lui en résonance avec la Charte du Travail (instituant un système de corporations) alors promulguée par le régime de Vichy. Sur cette question et l’historiographie des métiers en général, cf. P. BernarDi, Maître, valet et apprenti au Moyen Âge. Essai sur une production bien ordonnée, Toulouse, 2009. C’est ainsi que Jean-Pierre Vernant formule son projet dans deux lettres envoyées en 1945 et 1946 à Ignace Meyerson : I. Gouarné, Les Sciences sociales face à Vichy, cit. n. 6, p. 80. Le projet d’une thèse d’État consacrée aux représentations du travail est évoqué par J. le GoFF, Une vie pour l’histoire. Entretiens avec Marc Heurgon [1996], Paris, 2010, p. 87. Pour citer les titres de quatre articles parus entre 1952 et 1957 : J.-P. vernanT, « Prométhée et la fonction technique », Journal de Psychologie, 1952, p. 419-429 ; « Travail et nature dans la pensée ancienne », Journal de Psychologie, 1955, p. 1-29 ; « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », La Pensée, 66, 1956, p. 80-84 ; « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs », Revue d’histoire des sciences, 1957, p. 205-225. Voir la note critique de C. kaneloPoulos, « Travail et technique chez les Grecs. L’approche de Jean-Pierre Vernant », dans Techniques et Culture, 54-55, 2010, p. 335-353. Concernant le monde grec, cf. aussi, en dépit de son sous-titre, R. DescaT, L’Acte et l’effort. Une idéologie du travail en Grèce ancienne (8e-5e siècle av. J.-C.), Paris, 1986.

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mations intervenues dans les pratiques et la représentation des activités humaines au sein de la ville du Moyen Âge, ainsi que plusieurs articles interrogeant la place et le sens du « travail » dans les systèmes de valeur de l’Occident médiéval10. Les deux historiens constatèrent cependant l’absence, dans les sociétés qu’ils étudiaient, d’une « fonction du travail » et d’une catégorie unique correspondant à notre « travail ». Comme l’écrit Jacques Le Goff, le « travail » n’était pas, au Moyen Âge, une « valeur » : « il n’y avait même pas de mot pour le désigner »11. Les anthropologues firent des observations similaires et certains, comme Marshall Sahlins, ont dès lors affirmé que les sociétés traditionnelles ignoraient les activités de production destinées à dégager un surplus12. Au début des années 1970, Pierre Clastres avança que, de même qu’il y a des sociétés non pas « sans », mais « contre l’État », il y a des « sociétés de refus du travail » en tant qu’activité imposée permettant la production d’un excédent13. Plus récemment, une démarche anthropologique attentive à la pluralité des ontologies humaines, telles que les définit Philippe Descola, a remis en cause l’universalité de l’idée de transformation de la « nature » par l’homme, implicite dans la notion occidentale de « travail », mais aussi dans celles de « création » et de « production »14. Les historiens occidentalistes s’efforcèrent dès lors de retracer la genèse des représentations et des pratiques du « travail » au sens capitaliste. C’est ainsi qu’en 1967, en partant de la définition du travail par Marx, Edward Thompson montra que la « discipline du travail » (work-discipline) qui s’est imposée en Angleterre aux xviie et xviiie siècles, fondée sur un travail évalué en unités de temps (timed labour), rompait avec une conception du temps « orientée par la tâche » (task-oriented) 10. J. le GoFF, Marchands et banquiers au Moyen Âge, Paris, 1956, et Les Intellectuels du Moyen Âge, Paris, 1957. Les articles sur le « travail » ont été réunis dans J. le GoFF, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, 1977, partie I : « Temps et travail », notamment l’article « Travail, techniques et artisans dans les systèmes de valeur du haut Moyen Âge (ve-xe siècle) », initialement publié en 1971. 11. J. le GoFF, « Travail, techniques et artisans dans les systèmes de valeur du haut Moyen Âge (ve-xe siècle) », dans Artigianato e Tecnica nella società dell’alto medioevo occidentale. Atti della xviii. Settimana di studio del Centro italiano di studi sull’alto medieoevo (Spoleto, 2-8 aprile 1070), Spolète, 1971, p. 240. 12. M. sahlins, Stone Age Economics, Chicago – New York, 1972. C’est en octobre 1968 qu’avait été publié en français l’article de M. sahlins, « La première société d’abondance », Les Temps modernes, nº 268. 13. P. clasTres, La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, 1974, en particulier p. 166-167. On notera que P. clasTres est le préfacier de la traduction française du maître ouvrage de Sahlins : M. sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, trad. par T. Jolas, préface de P. Clastres, Paris, 1976. 14. Cette approche anthropologique a été développée tout particulièrement par P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, 2005, dont les analyses se distinguent nettement des propositions de P. Clastres. Descola pense toutefois que l’on ne peut soutenir que le « travail » se constitue en réalité objective dans les seules sociétés où il est perçu comme une catégorie spécifique de la pratique (La Nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris, 1986, réédit. 2019, p. 404-405). Dans le présent volume, Nicolas Schroeder note que l’idée du « travail » comme création et transformation de la nature se trouve déjà clairement dans l’œuvre de Hegel et de Marx, et que la tradition occidentale dans laquelle elle s’inscrit remonte au moins à la période médiévale. Sur ce dernier point, voir les réflexions de S. Piron, L’Occupation du monde, cit. n. 1.

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typique des sociétés précédentes où les activités et la vie des hommes n’étaient pas disjointes. L’emploi d’une main-d’œuvre salariée a dès lors transformé le « travail orienté par la tâche » en un « travail horaire » dont le but est de dégager un excédent sans rapport nécessaire avec les besoins réels15. Dans une perspective semblable, en s’efforçant de saisir les caractères originaux de la « civilisation féodale » qui a précédé la modernité, Jérôme Baschet souligne que la structure de domination y était essentiellement spatiale, puisqu’il s’agissait pour les dominants d’exercer un contrôle conjoint sur les terres et sur les hommes attachés aux terres qu’ils cultivaient ; c’est avec le capitalisme que la domination se fit temporelle, que le temps devint le « nœud de l’organisation sociale », ainsi que l’attestent le salariat et le calcul horaire du « temps de travail »16. Au Moyen Âge comme dans l’Antiquité, certains acteurs avaient certes pu entreprendre de découper et de mesurer le temps nécessaire à l’accomplissement de diverses tâches, mais cette opération ne semble jamais s’être imposée à l’ensemble des relations constituant la structure sociale. Yan Thomas a ainsi remarqué que le contrat de louage d’ouvrage défini dans le droit romain (locatio operis faciendi) supposait une « objectivation du travail », quantifié en fonction du temps nécessaire à sa réalisation et donc transformé en « marchandise »17 : il reste que l’aptitude des juristes à concevoir le « travail humain » comme « valeur abstraite », selon les mots de Yan Thomas, ne paraît pas représentative de la totalité des catégories et des idées connotant les activités humaines dans la société romaine. De la même façon, la référence à l’opus nécessaire pour réaliser certaines tâches, qu’évoque un document de gestion monastique du ixe siècle analysé dans le présent volume par Nicolas Schroeder, paraît exceptionnelle : elle tranche sur les usages attestés dans la majorité des documents de cette époque et elle peut avoir été liée à des réflexions 15. E. P. ThoMPson, « Time, Work-Discipline and Industrial Capitalism », Past and Present, 38, 1967, p. 56-97, réédité dans E. P. ThoMPson, Customs in Common, Londres, 1991, p. 352-403. Thompson y fait référence à deux articles de Jacques Le Goff, parus initialement en 1960 et 1963, qui évoquent les compétitions autour du contrôle du temps dans les villes occidentales à partir du xiiie siècle. D’autres historiens ont cherché à expliquer différemment les transformations liées à l’industrialisme et au capitalisme : dans les années 2000, Jan de Vries a notamment cru observer une « révolution industrieuse » qui, à la fin de l’époque moderne, aurait incité les travailleurs à produire (et donc à travailler) davantage, afin de pouvoir bénéficier de nouveaux biens de consommation (J. De vries, The Industrious Revolution. Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the Present, Cambridge, 2008). Cette thèse a été contestée notamment par J.-Y. Grenier, « Travailler plus pour consommer plus. Désir de consommer et essor du capitalisme, du xviie siècle à nos jours », Annales HSS, 2010, p. 787-798, et G. Béaur, « Introduction : la révolution industrieuse introuvable », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 64, 2017, p. 7-24. 16. J. BascheT, La Civilisation féodale, de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, 3e éd., Paris, 2006, p. 523-527. La conception d’une domination féodale spatiale, résultant de la nécessité pour les dominants de contrôler simultanément les terres et les hommes, renvoie aux propositions d’Alain Guerreau. 17. Y. ThoMas, « Travail incorporé dans une matière première, travail d’usage et travail comme marchandise. Le droit comme matrice des catégories économiques à Rome », dans J. anDreau, J. France et S. PiTTia (dir.), Mentalités et choix économiques des Romains, Bordeaux, 2004, p. 201-225 ; iDeM, « L’“usageˮ et les “fruitsˮ de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le travail », Enquête, 7, 1999, p. 203-230.

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qui ont accompagné la réorganisation d’un domaine agricole. À l’inverse, le « travail » au sens moderne est lié à une structure de domination généralisée fondée sur le contrôle du temps, dès lors bien distincte de celle qui caractérisait les sociétés du passé. C’est en ce sens qu’Hanna Arendt évoque la « glorification théorique du travail » à l’œuvre dans l’Occident des xviiie et xixe siècles, qui en est arrivée « à transformer la société tout entière en une société de travailleurs »18. En d’autres termes, ce n’est pas tant la possibilité de concevoir un objet « travail » qui intéresse l’historien – comme si cette conception dépendait d’une capacité intellectuelle à l’abstraction, ou de la possibilité d’articuler les activités humaines à la gestion du temps, dont certaines sociétés seraient dépourvues – que la configuration sociale dans laquelle s’inscrivaient les représentations de l’activité humaine, qui n’est évidemment pas sans rapport avec l’idéologie dominante19. On admettra aisément que nombre de sociétés humaines ont été organisées selon d’autres principes et d’autres pratiques que celles qui se sont généralisées avec l’industrie. Pour autant, la vision très idéalisée des sociétés anciennes ou traditionnelles que partagent Sahlins, Clastres et quelques autres, ne doit pas être adoptée sans nuance : au sein de sociétés peu hiérarchisées, les individus ne se trouvent peut-être pas soumis au temps de travail salarié, mais à un temps cosmique ou à un temps religieux, imposant des formes de régularité et d’intensité des tâches qui peuvent s’avérer aussi contraignantes et harassantes que celles imposées par l’industrie et le système capitaliste20. Il y eut par ailleurs, dans certaines sociétés du passé, d’autres formes de hiérarchisation que celles à l’œuvre au sein des sociétés industrielles ou

18. « The modern age has carried with it a theoretical glorification of labour and has resulted in a factual transformation of the whole of society into a labouring society » (H. arenDT, The Human Condition (1958), 2e éd. Chicago – Londres, 1998, p. 4, trad. franç. par G. FraDier : Condition de l’homme moderne (1961), citée ici d’après H. arenDT, L’Humaine Condition, éd. établie et présentée par P. Raynaud, Paris, 2012, p. 62 (c’est moi qui souligne). Plus loin, H. Arendt évoque la transformation de « toutes les collectivités modernes en sociétés de travailleurs et d’employés » : « […] in a relative short time the new social realm transformed all modern communities into societies of labourers and jobholders ». Et Arendt de préciser : « To have a society of labourers, it is of course not necessary that every member actually be a labourer or worker […] but only that all members consider whatever they do primarily as a way to sustain their own lives and those of their families » (The Human Condition, p. 46, trad. p. 96). 19. Il n’en reste pas moins que, d’un point de vue technique, pour que se généralisât une organisation du travail (et du salariat) fondée sur la mesure du temps, il fallait que celle-ci fût unifiée à une vaste échelle, ce qui n’était pas le cas dans l’Occident médiéval : C. Dohrn-van rossuM, L’Histoire de l’heure. L’horlogerie et l’organisation moderne du temps, Paris, 1997 ; M. arnoux, « Relation salariale et temps du travail dans l’industrie médiévale », Le Moyen Âge, 115, 2009, p. 557-581, qui note qu’à la fin du Moyen Âge, « la prise en compte des éléments de durée se fait différemment selon les situations salariales » et que « divers types de temps, qui ne sont ni homogènes ni additionnables, sont alors produits par les acteurs ». 20. M. o’Malley, « Time, Work and Task Orientation. A critique of American historiography », Time and Society, Londres - Newbury Park - New Delhi, vol. 1, 1992, p. 341-358. Dans la conception d’activités productives équilibrées, réalisées en harmonie avec la nature ou avec le monde, il y a assurément un certain irénisme et sans doute un peu du romantisme d’un William Morris qui, à la fin du xixe siècle, opposait aux tâches répétitives et dénuées d’intérêt des travailleurs de son temps le plaisir créatif et

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capitalistes. L’inexistence du « travail en général » ne permet évidemment pas de conclure à l’absence de pénibilité du labeur humain ni à l’absence de la contrainte. Que les sociétés anciennes ne connaissaient pas le « travail en général », on en est assez convaincu dès lors que l’on parcourt les textes antiques et médiévaux dans lesquels sont attestés un autre vocabulaire et d’autres usages que ceux qui se diffusèrent aux xviiie et xixe siècles. Il reste que les fortes intuitions de Jacques Le Goff sur ce point ne sont pas sans receler quelque ambiguïté : le grand historien avait certes relevé l’absence dans l’Occident médiéval d’une catégorie unique du « travail », mais il remarquait en même temps une valorisation progressive du « travail », au cours du Moyen Âge, dans laquelle les monastères – nous y arrivons ! – auraient joué un rôle décisif : « le fait même que le type le plus élevé de perfection chrétienne, le moine, s’adonne au travail fait rejaillir sur cette activité une partie du prestige social et spirituel de celui qui la pratique »21. Cette dernière affirmation – qui suppose que le moine médiéval « travaillait », et qui évoque de manière un peu paradoxale la valorisation d’une réalité qui n’aurait pas été envisagée en tant que telle – pouvait s’appuyer sur une tradition élaborée à l’époque moderne par l’érudition catholique. Dans le présent volume, Alain Rauwel reconstitue la genèse de l’image – conçue au début du xixe siècle sous la plume d’un Chateaubriand, diffusée dans les années 1830, puis développée notamment dans la somme de Montalembert sur Les Moines d’Occident (1860) – des religieux « bâtisseurs », « défricheurs » et « civilisateurs ». Ce tableau dépeignant des moines investis dans toutes sortes d’activités matérielles, liées en particulier à l’agriculture et à la construction, participa bientôt à une définition-valorisation générale du « travail » opérée à partir des années 1860 au sein d’une littérature catholique qui devait entre autres inspirer l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII (1891), ainsi que l’a bien montré Jean-Marie Salamito22. De ce point de vue, la relation posée entre travail, christianisme et expérience monastique médiévale constitue un lieu commun, relevant pour une large part de l’apologétique. Le dominicain Marie-Dominique Chenu, proche du mouvement des prêtres-ouvriers, l’avait déjà suggéré à sa manière, au début des années 1950, en constatant l’absence de toute véritable « théologie

la satisfaction de faire œuvre utile des artisans du Moyen Âge et des sociétés traditionnelles (voir W. Morris, La Civilisation et le travail, avec une présentation d’A. Jappe, Paris, 2013, traduction française de deux textes de 1884 et 1886). 21. J. le GoFF, « Travail, techniques et artisans dans les systèmes de valeur du haut Moyen Âge », cit. n. 11, p. 252-253. 22. J.-M. salaMiTo, « Culture patristique et référence à l’Antiquité chrétienne : la réflexion sur le travail dans Rerum novarum ». Écriture, contenu et réception d’une encyclique, Rome, 1997, p. 187-206, qui cite le comte Franz de Champagny, écrivant en 1863 que « la prédication du travail est un des points capitaux de la prédication chrétienne », ou l’essai de l’abbé Maxime Sabatier, L’Église et le travail manuel, destiné à montrer, à la fin du siècle, « ce que l’Église a fait pour réhabiliter le travail, pour mettre le travailleur dans la situation si honorable où nous le trouvons aujourd’hui » (p. 203-204).

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du travail » avant une date récente23. Les réflexions qui se développèrent dans ces mêmes années au sein de l’érudition catholique, non plus seulement sur le « travail monastique » mais sur le « travail au monastère », interrogèrent dès lors aussi le rôle qu’y jouèrent les activités des familiers, serviteurs et dépendants, qui déchargeaient en quelque sorte les religieux d’une implication immédiate dans les tâches destinées à assurer la subsistance : de telles réflexions contribuèrent à nuancer le tableau apologétique qui avait été brossé au xixe siècle24. Sans doute n’est-il pas inutile d’insister sur ce point, alors que des travaux d’historiens recyclent aujourd’hui, sous une nouvelle forme, parfois laïcisée, l’idée d’une réhabilitation chrétienne du « travail » et des « travailleurs » au cours du Moyen Âge. C’est du reste également dans les années 1950 qu’Hanna Arendt affirma, comme je l’ai rappelé plus haut, qu’une « société de travailleurs » ne fut instituée en Europe qu’à l’époque contemporaine : cette proposition doit nous inciter à revenir, comme le fait Nicolas Perreaux dans ce volume, sur l’apparition, a fortiori sur la promotion, au Moyen Âge, d’une catégorie des laboratores, que les historiens envisagent souvent comme des « travailleurs »25, traduction trompeuse, car il n’y eut pas plus de catégorie englobante pour désigner les actifs, dans l’Occident médiéval, que pour caractériser l’activité. Une enquête sur les activités matérielles organisées au sein des monastères du Moyen Âge n’en est pas moins pertinente, à condition de ne pas évoquer un « travail au monastère en général » et de s’attacher plutôt – et entre autres – à l’articulation entre, d’une part, les activités auxquelles s’adonnaient les religieux, dont ce volume montre qu’elles ont été très variables selon les époques, les lieux et les institutions, et, d’autre part, celles qu’ils imposèrent aux paysans chargés de 23. M.-D. chenu, « Pour une théologie du travail », Esprit, 186, 1952, p. 1-12. Le « lieu commun » est critiqué par J.-M. salaMiTo, « De l’éloge des mains au respect des travailleurs : idées gréco-romaines et christianisme antique », dans La Main, Orléans, Institut d’arts visuels, 1996, p. 51-75, ici p. 53-56, et iDeM, « Culture patristique et référence à l’Antiquité chrétienne », cit. n. 22, p. 204, qui mentionne également la critique à cet égard d’H. arenDT, Condition de l’homme moderne, cit. n. 18, postérieure de quelques années à l’article du Père Chenu et dénonçant « l’opinion très répandue d’une origine chrétienne de la valorisation moderne du travail ». 24. Voir en particulier J. leclercq, « La vie économique des monastères au Moyen Âge », dans H. Desroches (éd.), Inspiration religieuse et structures temporelles, Paris, 1948, p. 211-260, ainsi que les discussions liées à l’essai d’Adalbert de Vogüé édité et analysé dans le présent volume par Patrick Henriet. Tout en évoquant, à la manière de l’historiographie du xixe siècle, « l’œuvre civilisatrice des moines », J. Leclercq souligne, de manière plus originale, qu’« une communauté monastique est une réunion d’hommes qui dépensent », « la vie des moines » étant « une vie de dépense parce qu’elle est contemplative et charitable » ; les moines ont par conséquent besoin des ressources que leur procurent des « exploitations agricoles » : dans ce contexte, il faut « que le travail ne soit pas exécuté par eux, à cause du loisir dont ils doivent disposer, d’où la nécessité de faire travailler des séculiers et d’organiser leur travail ». Le moine « prie », « travaille » parfois, mais surtout « dirige le travail des autres » (p. 218-219). 25. Pour Jacques Le Goff, le monastère, qui aurait donc joué un rôle moteur, ne fut cependant pas le seul lieu de valorisation du « travail » : d’une part, l’émergence de la catégorie des laboratores au sein d’une idéologie trifonctionnelle (oratores / bellatores / laboratores) et, d’autre part, les discours relatifs aux « arts mécaniques » y auraient aussi contribué. Ce tableau a été repris comme une évidence par la plupart des historiens médiévistes.

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cultiver leurs possessions foncières. Sans « travail en général », pas de « travailleurs en général ». Les activités des moines et celles de leurs dépendants n’avaient pas le même sens et, dans un certain nombre de cas, n’étaient pas désignées par les mêmes mots26. En tant que structures articulant divers types d’actifs et d’activités, les monastères s’avèrent en tout cas d’excellents observatoires des représentations médiévales de l’occupation humaine. Il y a d’autres raisons encore de scruter les monastères. Dès le colloque organisé à Toulouse en 1941, dont il a été question plus haut, une contribution sur « le travail dans les règles monastiques occidentales » avait été prévue : elle fut assurée par Étienne Delaruelle, prêtre catholique et historien des pratiques religieuses médiévales, qui souligna alors les « voies diverses » par lesquelles, entre le ive et le ixe siècle, différents « types monastiques » avaient élaboré une « conception du travail »27. Le fait que les activités des religieux se trouvèrent dès l’origine réglées et rythmées selon les heures de la journée paraissait être une opportunité pour appréhender, au sein d’une société ancienne, la dimension temporelle de l’agir, dont nous avons vu qu’elle fut essentielle, dans le monde moderne, à la mise en place d’une société de « travailleurs ». S’ils n’évaluaient pas en « temps de travail » la valeur marchande de leurs productions, les moines qui alternaient prière, lectio et occupations manuelles, organisaient bien temporellement l’ensemble de leurs activités. Ils semblent pendant longtemps avoir été les seuls à le faire. Ainsi que le souligne Éric Rebillard, l’engagement religieux n’avait constitué que l’une des multiples identités de la plupart des chrétiens de l’Empire romain28. Quelques évêques, comme Augustin, considéraient bien que l’appartenance à l’Église était susceptible d’imprégner et de donner sens à toutes les dimensions et à tous les moments de la vie des gens, mais il fallut des siècles avant que cette vision du monde ne s’imposât à tous. Elle fut toutefois mise en œuvre au sein des monastères qui constituèrent, dès les origines du phénomène en Occident, de « petits mondes », coupés du reste de la société, fonctionnant selon des règles qui gouvernaient la totalité des aspects de la vie des religieux, en la rythmant heure par heure. De ce point de vue, le monachisme a bien représenté une sorte de « laboratoire de l’invention d’une anthropologie chrétienne », comme l’écrit Sylvain Piron, car il permit le développement d’« un mode de vie dans lequel des individus sont

26. Comme on l’a dit, il n’y avait pas de catégorie unique, englobante, recouvrant les différents types ou différentes dimensions de l’agir au sein ou autour des monastères. Voir M. lauwers, « Opus manuum et labor agrorum. À propos de l’organisation socio-spatiale de la production et de l’approvisionnement des monastères dans l’Occident médiéval », dans Monachesimo d’Oriente e d’Occidente. Settimane di studio della Fondazione Centro italiano di studi sull’alto Medioevo LXIV, Spoleto, 31 marzo-6 aprile 2016, Spolète, 2017, p. 877-917. 27. É. Delaruelle, « Le travail dans les règles monastiques occidentales du quatrième au neuvième siècle », Journal de psychologie normale et pathologique, 1, 1948, p. 51-62, repris dans I. Gouarné, Les Sciences sociales face à Vichy, cit. n. 6, p. 141-152. Étienne Delaruelle devait prendre parti pour les prêtres-ouvriers. 28. É. reBillarD, Les Chrétiens de l’Antiquité tardive et leurs identités multiples. Afrique du Nord, 200-450 ap. J.-C., Paris, 2014.

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appelés à devenir chrétiens à plein temps »29… tout en fractionnant ce temps plein. L’organisation temporelle de l’agir humain, heure par heure, manifeste donc cette situation singulière dans le monde tardo-antique et médiéval. En se limitant à cette seule dimension, qui est celle qu’ont explorée nombre d’historiens de l’Église, on ne saisit toutefois qu’une partie des activités suscitées et contrôlées par les moines : comme on l’a déjà suggéré, il convient d’intégrer, au sein d’un tableau général des formes de l’occupation humaine, les différents types de labeur effectués par les familiers et les dépendants des monastères médiévaux30.

ii. Pour une séManTique Des acTiviTés huMaines Dans l’occiDenT MéDiéval Comment les moines envisageaient-ils ces activités multiples ? En tentant de mettre au jour et de décrypter les catégories médiévales relatives à l’agir, les historiens ont cru repérer une distinction entre les usages de labor, terme désignant des activités impliquant le corps, souvent envisagées comme pénibles, fatigantes ou contraignantes, et ceux de l’opus, un mot plus générique qui paraît avoir aussi renvoyé à des activités susceptibles d’être valorisées, car inscrites dans un processus de création. Une bipolarité opus vs. labor paraît de fait à l’œuvre dans un certain nombre de textes médiévaux, d’autant qu’elle aurait trouvé un fondement ou du moins un récit d’origine dans le premier livre de la Genèse, qui autorisait les exégètes latins à célébrer l’opus confié par Dieu au premier homme dans le paradis terrestre, soit les œuvres humaines d’avant la Chute (y compris liées à l’agricultura, comme le suggère Augustin), et à dénigrer le labor, labeur rendu pénible par la résistance de la terre, imposé à Adam et Ève après la Faute31. Ce type de structure sémantique n’a cependant pas toujours fonctionné et, du reste, les schémas trop simples, fondés sur l’idée d’une dévalorisation ou au contraire d’une réhabilitation des activités de production au cours du Moyen Âge, doivent être révisés32. L’historien cherchera plutôt à appréhender la complexité des représentations prémodernes des activités de production et à en contextualiser les énoncés. 29. S. Piron, L’Occupation du monde, cit. n. 1, p. 152. 30. Comme on l’a dit (voir ci-dessus, n. 23-24), l’historiographie catholique ou monastique commença à envisager ces réalités dans les années 1950. 31. Quelques textes et la bibliographie sont présentés par M. lauwers, « Le “travailˮ sans la domination ? Notes d’historiographie et de sémantique à propos du labeur des cultivateurs dans l’Occident médiéval », dans A. Dierkens, N. schroeDer, A. wilkin (dir.), Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ? Études offertes à Jean-Pierre Devroey, Paris, 2017, p. 303-332. L’importance dans la pensée de l’Église catholique de l’opposition entre l’opus d’avant la Faute et le labor d’après la Chute avait déjà été relevée par le socialiste révolutionnaire Pierre-Joseph Proudhon, comme le remarque P. viGnaux, « Travail et théologie. Notes en marge de Proudhon », Journal de psychologie normale et pathologique, 1, 1948, p. 65-68, repris dans I. Gouarné, Les Sciences sociales face à Vichy, cit. n. 6, p. 155-158. Dans ce volume, Nicolas Schroeder évoque l’usage qu’en fit Karl Marx. 32. Ainsi, l’idée couramment exprimée dans l’historiographie selon laquelle le « travail », tout d’abord dévalorisé en raison de l’origine peccamineuse de son institution, aurait été en fin de compte réhabilité au Moyen Âge, notamment au regard des idéologies antiques qui auraient considéré les occupations

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Dans cette perspective, le présent volume accorde une grande importance aux questions de sémantique historique. Plusieurs contributions montrent qu’opus et labor n’ont pas constitué à proprement parler un couple notionnel (les deux mots ne sont pas indissociables), que leurs rapports, mais aussi le recours à l’un de ces termes plus qu’à l’autre, n’ont pas été stables au fil des siècles. L’analyse statistique globale menée par Nicolas Perreaux confirme néanmoins le caractère structurant de ces deux termes. Son analyse fait surtout apparaître une nette promotion d’opus au cours du Moyen Âge, dont la fréquence est attestée dans les actes de la pratique comme dans les textes narratifs et théologiques. La surreprésentation d’opus par rapport à labor caractérise l’ensemble de la période médiévale qu’elle distingue de ce point de vue de l’époque antique. En se fondant sur un corpus beaucoup plus limité, Isabelle Rosé met également en évidence la part prépondérante que prit le mot opus pour désigner les activités des moines à partir de l’époque carolingienne, dans un contexte marqué par la « liturgisation » de l’expérience monastique : l’opus Dei y prenait une place envahissante. Par d’autres voies et à propos d’autres réalités, comme la fabrication d’objets relevant de l’orfèvrerie ou de la verrerie, telle qu’elle est exposée dans un célèbre traité du début du xiie siècle attribué à un certain « prêtre Théophile », Ludolf Kuchenbuch montre de même le caractère central, dans ce traité, du mot opus, pour désigner tout à la fois la tâche de l’artisan, la suite d’opérations particulières que nécessite la fabrication d’un objet, et le résultat de ces opérations. À l’inverse, dans le corpus des textes cisterciens du xiie siècle, Cécile Caby remarque une substitution volontaire de labor (manuum) à opus qu’il faut envisager comme un écart signifiant : cette référence appuyée au « labeur des mains », auquel était donnée une interprétation spirituelle, visait à mettre en valeur les occupations manuelles des disciples de Bernard de Clairvaux, selon une stratégie de rupture avec la conception servile du labeur de la terre qui avait dominé dans l’Antiquité et au Moyen Âge33. Les contributions de ce volume montrent par ailleurs qu’au-delà d’opus et de labor, c’est une pluralité de mots ou de syntagmes qu’il faut prendre en considération lorsque l’on s’efforce de reconstituer les réseaux de sens liés aux activités mobilisant les « mains » des religieux, mais aussi les corps des paysans soumis à leur domination. Un substantif féminin opera – le terme qui désignait les contrats de louage du droit romain évoqués par Yan Thomas – compléta opus, en particulier dans la Règle de saint Benoît dès lors qu’il était question de l’organisation temporelle des activités des religieux. Pour n’en mentionner ici que quelquesuns, ars, industria, officium ont constitué d’autres vocables susceptibles de rendre manuelles comme des « œuvres serviles », doit être fortement relativisée : B. van Den hoven, Work in Ancient and Medieval Thought. Ancient Philosophers, Medieval Monks and Theologians, and their Concept of Work, Occupations and Theology, Amsterdam, 1996. L’idée même d’une fluctuation, au fil du temps, entre dévalorisation et valorisation est un faux problème. 33. Sur cette conception, voir N. carrier, « Travail et servitude paysanne aux xe et xie siècles. Autour de Rathier de Vérone et Adalbéron de Laon », Histoire et Sociétés Rurales, 51, 2019, p. 7-40, et G. ToDeschini, « Servitude et travail à la fin du Moyen Âge. La dévalorisation des salariés et les pauvres “peu méritantsˮ », Annales HSS, 70, 2015, p. 81-89.

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compte de la vision chrétienne ou monastique des occupations humaines, que celles-ci fussent assumées par les moines ou par les artisans et les familiers qui gravitaient autour d’eux. Mais les analyses de Nicolas Perreaux montrent que ce sont surtout les mots liés au servitium, sur lesquels Ludolf Kuchenbuch a souvent attiré l’attention (en soulignant du reste qu’ils caractérisèrent les tâches et obligations des cultivateurs comme les responsabilités des religieux34), qui présentent le plus grand nombre d’occurrences, dans tous les corpus, parmi les mots désignant les occupations humaines. Julien Demade avait de son côté remarqué que servitium renvoyait à un très large spectre d’activités tout en étant utilisé pour évoquer les prélèvements opérés par les puissants sur les fruits du labeur, ce qui suppose une indistinction entre l’activité productive et son produit, très éloignée de la catégorie de « travail » abstrait35. Dans ce volume, Nicolas Schroeder, Didier Panfili et moi-même revenons sur la sémantique et les usages de servitium, ainsi que sur les différentes façons de fixer ce « service » dû par les hommes et les femmes dépendant des monastères du haut Moyen Âge. Enfin, un même mot pouvait désigner une activité matérielle et une activité spirituelle. Les moines s’adonnaient ainsi à l’opus Dei et à l’opus manuum. L’usage d’un même mot pour désigner des réalités qui se situent sur des plans différents favorisait le processus de spiritualisation des activités manuelles, transformées en opus Dei – chez Cassien, par exemple, comme l’observe Emmanuel Bain. Quant au labor, souvent associé aux activités « corporelles » ou « manuelles », notamment à l’agriculture, il pouvait également désigner l’ascèse et l’effort spirituel : il y avait labor dans la copie des manuscrits, dans la prière, dans la prédication36. Du reste, au sein des monastères, à côté de celles destinées aux activités artisanales, il y avait des officinae pour les expériences spirituelles des frères. De la même façon, servitium pouvait qualifier l’esclavage et le service librement consenti, une activité matérielle 34. Parmi les dernières publications de L. kuchenBuch concernant ce lexique : « Dienen als Werken. Eine arbeitssemantische Untersuchung der Regel Benedikts », dans J. leonharD, W. sTeinMeTz (éd.), Semantiken von Arbeit : Diachrone und vergleichende Perspektiven, Cologne - Weimar - Vienne, 2016, p. 63-92 ; « Servitus im mittelalterlichen Okzident. Formen und Trends (7.-13. Jahrhundert) », dans A. Dierkens, N. schroeDer et A. wilkin (éd.), Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ?, cit. n. 31, p. 235-274. 35. Sur le servitium comme relation de domination et rapport de production dans le système domanial : J. DeMaDe, Ponction féodale et société rurale en Allemagne du sud (xie-xvie siècle). Essai sur la fonction des transactions monétaires dans les économies non capitalistes. Thèse de doctorat de l’Université Marc Bloch (Strasbourg 2), 2004, en particulier p. 28-121 ; iDeM, « Les “corvées” en Haute-Allemagne : du rapport de production au symbole de domination, xie-xive siècles », dans M. Bourin, P. MarTinez, soPena (éd.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (xie-xive siècles) : réalités et représentations paysannes. Colloque tenu à Medina del Campo du 31 mai au 3 juin 2000, Paris, 2004, p. 337-363. 36. H.-W. GoeTz, « ‘Wahrnehmung’ der Arbeit als Erkenntnisobjekt der Geschichtswissenschaft », dans V. PosTel (éd.), Arbeit im Mittelalter. Vorstellungen und Wirklichkeiten, Berlin, 2006, p. 21-33, ici p. 27-28. Concernant les colophons évoquant le labor de l’acte d’écrire : E. caraMello, « ‘Si tu ne sais pas ce qu’est l’écriture’. La corporalité de l’acte d’écrire à travers l’iconographie romane », dans Le corps et ses représentations à l’époque romane. Actes du Colloque d’Issoire, 19-21 octobre 2012, Revue d’Auvergne, 2014, p. 161-173, ici p. 169.

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et la dévotion au Seigneur. Il en était de même pour le mot travail dans la langue d’oïl : indiquant un effort, une peine ou une souffrance, le « travail » est celui qui fut infligé au Christ au moment de la Passion ou celui des agriculteurs lorsque ceux-ci s’emploient à fendre la terre, ainsi que le montre dans ce volume Stéphanie Le Briz37. Ces usages, qui articulaient étroitement le matériel et le spirituel, renvoient assurément à l’un des caractères originaux du système de représentation de l’Occident médiéval. Des mots divers, dont la fréquence, les significations et les rapports des uns aux autres se sont transformés au fil du temps : il convient ici de développer une histoire critique des catégories médiévales relatives au processus de production, que l’on ne saurait donc réduire à un jeu de balancier entre valorisation et dévalorisation du « travail ». En variant l’échelle d’analyse (de l’étude statistique menée dans de gros corpus à l’examen plus ciblé de dossiers documentaires particuliers), ainsi que la langue prise en considération (le latin et la langue d’oïl), les auteurs de ce volume entendent reconstituer la complexité des représentations de l’activité humaine, ainsi que leur évolution au fil du temps. Comme le souligne fortement Ludolf Kuchenbuch, l’entreprise consiste moins à retracer l’histoire (ou la préhistoire) de la catégorie de « travail (salarié) », de manière en quelque sorte génétique, qu’à explorer une variété de représentations de l’occupation humaine (que Ludolf Kuchenbuch synthétise en cinq mots-notions), variété qui s’est perdue ou s’est rétrécie au fil des siècles, en même temps que disparaissaient les contextes successifs de leur élaboration.

iii. MonasTères, DynaMique raTionnelle eT circulaTion Des FruiTs De la Terre

Si les monastères du Moyen Âge constituent un terrain d’enquête privilégié, c’est qu’il s’agissait d’établissements détenteurs d’importantes possessions foncières, producteurs et redistributeurs des fruits de la terre, dominants dans le système social comme dans la production documentaire : les données textuelles et archéologiques dont disposent les historiens à propos de ces établissements sont les seules à autoriser, avant la fin du Moyen Âge, une étude assez précise des rapports entre idéologie et pratiques du labeur. L’historien qui s’intéresserait au grand domaine dans le monde carolingien ou celui qui étudierait la seigneurie dans l’Angleterre des xiie et xiiie siècles, pour n’évoquer que deux cas de figure assez bien documentés et représentatifs de contextes singuliers, se trouve nécessairement confronté au milieu des monastères. Nous y saisissons une organisation de la production étroitement liée à une forme de vie, à une représentation du monde et à une structure sociale. Il conviendrait dès lors de se demander si les 37. L’étude de Stéphanie Le Briz suggère aussi qu’il faut abandonner l’étymologie couramment admise – et fréquemment évoquée dans les travaux des historiens – qui fait dériver le mot travail d’un terme désignant un instrument de torture, le tripalium.

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monastères médiévaux n’auraient pas joué un rôle particulier dans l’élaboration et la mise en œuvre d’un modèle occidental de l’occupation humaine. Cette interrogation n’est pas nouvelle : la participation singulière des moines d’Occident au processus d’organisation et de rationalisation des activités humaines – plutôt qu’à une réhabilitation du travail, comme le voulait l’érudition catholique – avait été relevée par Max Weber, en particulier dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, une étude publiée en 1904-1905, puis rééditée avec des compléments en 1920. En dépit de la fonction qu’il reconnaît au protestantisme dans la genèse du capitalisme, Weber évoque à plusieurs reprises la dynamique rationnelle de l’ascèse monastique, « déjà présente dans la Règle de saint Benoît, davantage encore chez les moines de Cluny, davantage encore chez les cisterciens », et la conception chrétienne de l’industria, qui conférèrent « à la vie monastique occidentale sa signification historique spécifique par rapport au monachisme oriental »38. Les « œuvres merveilleuses » dues à l’industria humana, en particulier dans les domaines de la confection des vêtements, de la construction et de l’agriculture, avaient été vantées par les auteurs chrétiens, à commencer par Augustin39. Dans une telle « industrie » et dans l’ethos qu’elle portait, Weber voit surtout la marque de la rationalité des moines occidentaux, un leitmotiv dans son œuvre : « Le moine est le premier homme à mener une vie rationnelle, le premier homme à tendre méthodiquement, et avec des moyens rationnels, vers un but, l’au-delà ». Aussi, « l’économie en vertu de laquelle étaient gérées les communautés monastiques était l’économie rationnelle par excellence ». Cette idée se 38. « L’ascèse chrétienne […] posséda dès le Moyen Âge […], dans bon nombre de ses manifestations, un caractère rationnel. C’est là ce qui conféra à la vie monastique occidentale sa signification historique spécifique par rapport au monachisme oriental […]. En principe, elle était déjà présente dans la Règle de saint Benoît, davantage encore chez les moines de Cluny, davantage encore chez les cisterciens […] » (M. weBer, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. I. kalinowski, Paris, Champs, 2000, p. 193). Dans cette perspective, le « travail » est aussi « d’abord la vieille méthode ascétique éprouvée, valorisée depuis toujours par l’Église d’Occident, [par opposition non seulement à l’Orient, mais aussi à presque toutes les règles monastiques du monde entier] » (iDeM, p. 258-259, les passages entre crochets indique les ajouts de 1920). Et Weber d’indiquer en note qu’« [il faudrait une analyse beaucoup plus approfondie pour mettre au jour les fondements de cet antagonisme capital, manifeste depuis la règle de saint Benoît] ». Cette même rationalité monastique nourrit le protestantisme : « la conception de l’industria, issue de l’ascèse et de la littérature monastiques, porte en germe un ethos qui connut son plein développement dans l’ascèse du protestantisme, strictement intramondaine » (iDeM, p. 97, et sur la notion d’industria, « héritée de la pensée monastique », cf. aussi p. 99). De « l’ascèse médiévale » à « l’ascèse calviniste », il y a un processus historique : la seconde « transforma l’ascèse en une ascèse purement intramondaine ». « La différence décisive était […] celle-ci : l’homme de la vie méthodique au sens religieux était et restait par excellence le moine et lui seul, et plus l’ascèse s’imposait à l’individu, plus elle l’arrachait à la vie quotidienne, précisément parce que la spécificité de la vie sainte résidait dans le dépassement de la moralité intramondaine » (iDeM, p. 196-197). 39. Augustin, De ciuitate Dei, 22, 24, dans CC Ser.Lat., 48, p. 848-849, que commente J.-M. salaMiTo, « Saint Augustin, le travail et les travailleurs », dans Conférence, 16, 2003, p. 59-97, ici p. 62-63. Cette attitude n’est pas sans rapport avec les idées stoïciennes et avec les développements consacrés par Cicéron à la « culture des champs », la « construction des maisons », la « confection d’habits tissés et cousus » dans le De natura deorum.

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retrouve dans la « Sociologie de la domination » de Weber (entre 1911 et 1914), où « la méthode spécifiquement rationnelle de conduite de vie » des religieux est mise en rapport avec le fait que « les communautés monastiques de l’Occident ont été les premières seigneuries foncières administrées rationnellement et, plus tard, les premières communautés de travail dans les domaines agricole et industriel »40. C’est, semble-t-il, lors de recherches menées dans les bibliothèques de Rome en 1901-1902 que Weber avait compris ce rôle historique du monachisme médiéval, mais c’est surtout dans un dialogue avec les analyses d’Ernst Troeltsch qu’il a multiplié, dans les compléments de 1920 à L’Éthique protestante, les références à la rationalité et à l’industria des moines41. Selon Weber, la « méthode systématique de conduite rationnelle de la vie » qui caractérisait l’expérience monastique « avait pour fin de dépasser le status naturae, de délivrer l’homme de l’emprise des instincts irrationnels et de sa dépendance à l’égard du monde et de la nature, de le soumettre à la suprématie d’une volonté orientée vers un objectif précis »42. La conception d’une soumission de la « nature » à l’emprise humaine, dont on a dit plus haut qu’elle caractérisait le système de représentation occidental, fut examinée dans la seconde moitié du xxe siècle par des historiens tels que Lynn White, soucieux de montrer comment l’idéal chrétien et tout particulièrement monastique de l’industria avait ouvert la voie à l’essor technologique de l’Occident43. Les monastères, où se trouvaient pratiqués divers artes, ont été de fait des lieux d’expérimentation et de diffusion des techniques, en particulier dans les domaines de l’hydraulique et de la métallurgie, cette dernière ayant fait l’objet, dans certains monastères cisterciens, d’une véritable « activité industrielle » (production en série et commercialisation) selon plusieurs historiens et archéologues44. 40. La première citation provient d’une conférence faite par Weber à la fin de sa vie : M. WeBer, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, trad. franç., Paris, 1991, p. 382. J’ai remplacé les « communautés monacales » de la traduction française par « communautés monastiques ». Pour la seconde citation : M. WeBer, La domination, trad. franç. I. Kalinowski, Paris, 2013, p. 350-352. 41. E. TroelTsch, Gesammelte Schriften, vol. 1 : Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Tübingen, 1912, analysait en particulier les réflexions des Pères de l’Église sur l’organisation sociale rationnelle. Sur l’intérêt de Weber pour le monachisme et le rôle de son séjour romain : O.-G. Oexle, « Max Weber und das Mönchtum », H. LehMann, J.M. QueDraoGo (éd.), Max Webers Religionssoziologie in interkultureller Perspektive, Göttingen, 2003, p. 311-334. 42. M. weBer, L’Éthique protestante, cit. n. 38, p. 193. 43. L. T. whiTe, Medieval Technology and social change, Oxford, 1964 ; iDeM, Medieval religion and technology. Collected essays, Berkeley, 1978. De manière générale, à propos de la domination de l’homme sur la « nature » (instituée dans la Genèse), il faut citer l’article fameux de L. whiTe, « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », Science, vol. 155, nº 3767, mars 1967, p. 1203-1207. 44. Soulignant l’apparition au Moyen Âge d’un « monachisme travailleur », l’historien des techniques Bertand Gille avait affirmé que « ce sont des moines, les Cisterciens, que l’on voit faire renaître la sidérurgie, développer l’usage de l’énergie hydraulique, inventer de nouveaux procédés de construction ». Aussi, « ne serait-ce pas précisément grâce à ce nouvel état d’esprit que les techniques ont dû de progresser à nouveau, pour répondre à une économie en voie de démarrage, à une population croissante ? » (B. Gille, Histoire des techniques, Paris, 1978, p. 520). Il apparaît aujourd’hui que, plus qu’ils n’ont réellement inventé, les moines ont expérimenté et diffusé un certain nombre

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Le monde monastique fut dès lors le creuset de théories, de savoirs et d’expériences « économiques », ainsi que le suggérait en 1961 Gabriel Le Bras dans une étude consacrée à « la part du monachisme dans le droit et l’économie du Moyen Âge »45. Évoquant les possessions foncières des monastères médiévaux, le fondateur de la sociologie catholique française y souligne en effet que « l’administration de ces territoires et de ces fonds offre un grand intérêt pour l’économie médiévale, à cause de la diversité des modes d’exploitation et de l’organisation des métiers »46. Souvent perspicaces, les considérations de Gabriel Le Bras ne sont cependant pas exemptes de notations iréniques, en particulier lorsqu’il affirme que, « sur les terres monastiques », les « conditions techniques » de la production furent « meilleures » qu’ailleurs et surtout que, sur ces terres, à l’égard des « travailleurs », « l’esprit chrétien ne manqua point toujours aux maîtres du domaine »47. Quelques décennies plus tôt, Marc Bloch avait plus simplement avancé que la « description précise […] d’une seigneurie monastique étudiée dans son développement, son mécanisme interne, ses crises » aurait permis de « comprendre […] le rôle occupé dans la vie d’alors par l’organisme seigneurial »48. Économie domestique de subsistance, recours à une main-d’œuvre captive ou rémunérée, faire-valoir direct, économie de la rente : plusieurs formes d’organisation de la production furent expérimentées au sein des monastères d’Occident. Si elle demeure à l’état d’ébauche, l’analyse de Weber sur la rationalité monastique présente le grand intérêt heuristique de pouvoir rendre compte tout à la fois de ces pratiques et des représentations de l’activité humaine développées au sein

45. 46. 47.

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de techniques (artisanales ou industrielles) : P. BenoîT, D. cailleaux (éd.), Moines et métallurgie dans la France médiévale, Paris, 1991 ; C. heTzlen, R. De vos (dir.), Monachisme et technologie dans la société médiévale du xe au xiiie siècle. Actes du colloque scientifique international, Cluny, 4-6 septembre 1991, Cluny, 1994 ; C. verna, Les mines et les forges des Cisterciens en Champagne méridionale et en Bourgogne du nord (xiie-xve siècle), Paris, 1995 ; A. BauDin, P. BenoîT, J. rouillarD, B. rouzeau (éd.), L’industrie cistercienne (xiie-xxie siècle), Paris, 2019. Dans ces travaux, différentes réalités sont souvent distinguées, que J. Bond considère comme renvoyant à deux modèles au sein du monachisme cistercien (recherche de la self-sufficiency conforme aux textes fondateurs de l’ordre vs. proto-capitalism fondé sur la recherche du profit), tandis que P. Benoît évoque des « activités artisanales domaniales » qui peuvent aboutir à un « système industriel ». Sur la notion d’« industrie », qui renvoie, pour Philippe Braustein notamment, à la mise sur les marchés d’une production fabriquée en série et à un « esprit d’entreprise », voir récemment C. verna, L’industrie au village. Essai de microhistoire (Arles-sur-Tech, xive-xve siècles), Paris, 2017. G. le Bras, « La part du monachisme dans le droit et l’économie du Moyen Âge », Revue d’Histoire de l’Église de France, 47, 1961, p. 199-213. G. le Bras, « La part du monachisme », cit. n. 45, p. 207. G. le Bras, « La part du monachisme », cit. n. 45, p. 211. Le Bras ne faisait que reprendre – ou prendre à la lettre – les propos de quelques auteurs du Moyen Âge, notamment ceux de l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable : je me permets à ce propos de renvoyer à ma contribution dans ce volume, p. 268-269. À l’inverse de Gabriel Le Bras, Max Weber avait bien vu que chez les Cisterciens, l’institution des frères convers, par exemple, « introduisit la hiérarchie aristocratique dans les monastères mêmes » (M. WeBer, La domination, cit. n. 40, p. 357), ce que confirme en un sens la contribution de Didier Panfili dans ce volume. M. Bloch, « H. Drouot et J. Calmette, Histoire de Bourgogne », Annales d’histoire économique et sociale, 1, 1929, p. 299-300.

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des monastères. Concernant les pratiques, c’est bien dans une filiation assumée par rapport à l’œuvre de Weber que Jean-Pierre Devroey a entrepris d’explorer les procédures d’exploitation et de gestion des ressources, l’organisation des réseaux et des transports mise en œuvre au sein des monastères, en s’attachant plus récemment à la manière dont les pouvoirs entreprirent, dans le haut Moyen Âge, de maîtriser la « nature »49. Quant aux représentations, c’est également le modèle wébérien qui semble inspirer Friedrich Prinz lorsqu’il décrypte l’Arbeitsethik ou Arbeitsethos des monastères du Moyen Âge50, dont Emmanuel Bain montre bien dans ce volume qu’il fut toutefois loin d’être uniforme ou immobile, ou les recherches de Giacomo Todeschini, plus attentif à l’histoire des mots, concernant l’élaboration du « lexique économique » au sein des milieux religieux51. La « rationalité » wébérienne permet en outre d’envisager tout à la fois les occupations des moines et le labeur de leurs dépendants, dont l’articulation découlerait d’une même matrice ou d’un même habitus – alors que la « division du travail » des historiens contemporains a trop souvent dissocié ces réalités, en les étudiant de manière distincte : le « travail des moines » est généralement le domaine des spécialistes d’histoire religieuse, tandis que les formes d’exploitation des possessions foncières des religieux sont examinées par les historiens de l’économie rurale. Dans ce volume, Carlo Citter montre comment la transformation de certains secteurs de l’archéologie pourrait aujourd’hui enrichir ces réflexions, en prenant entre autres en compte les éléments caractérisant l’environnement des monastères : présence d’un cours d’eau, nature des sols, couverture forestière, etc. Pour leur part, les historiens s’efforcent de reconstituer le régime d’exploitation des terres et les formes de « labeur » et de « service » réclamés par les puissants, en dépit d’une documentation souvent fragmentaire, partielle ou même inexistante en particulier lorsque les obligations, les échanges ou les rapports de force entre religieux, cultivateurs et artisans, se trouvaient réglés par la coutume plutôt que par des contrats écrits. Lorenzo Tabarrini suggère entre autres que la nature et le poids des prélèvements et des « corvées » – ces services de labeur forcé, maintenus parfois tardivement, au-delà de ce que l’on définissait jadis comme l’époque

49. Au sein de l’importante bibliographie sur ce thème de Jean-Pierre Devroey, je retiendrai notamment son article « Ad utilitatem monasterii. Mobiles et préoccupations de gestion dans l’économie monastique du monde franc », Revue bénédictine, 103, 1993, p. 224-240, ainsi que la somme Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans le monde des Francs (vie-ixe siècle), Bruxelles, 2006, qui synthétise des études antérieures. Sur la maîtrise de la « nature », voir J.-P. Devroey, La Nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820), Paris, 2019. 50. F. Prinz, Frühes Mönchtum im Frankenreich. Kultur und Gesellschaft in Gallien, den Rheinlanden und Bayern am Beispiel der monastischen Entwicklung (4. bis 8. Jahrhundert), Munich-Vienne, 1965, p. 532-540 (« Mönchtum und Arbeitsethos ») ; iDeM, « Arbeitsethik als Wirkungsgeschichte des Christentums », Cistercienser Chronik, 105, 1998, p. 317-323. 51. G. ToDeschini, Il Prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome, 1994 ; iDeM, I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, 2002. Dans cette même perspective : V. ToneaTTo, P. cernic, S. PauliTTi, Economia monastica. Dalla disciplina del desiderio all’amministrazione razionale, Spolète, 2004.

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Fig. 1. Des frères au champ, sur l’île Saint-Honorat de Lérins dans les années 1920. Photographie J. Piermay. Avec l’aimable autorisation de l’Abbaye de Lérins.

du régime domanial classique – dépendaient certes de la structure sociale, mais aussi des types de sols et de cultures. Comme je l’ai déjà dit, plusieurs contributions de ce volume montrent qu’au xixe et au début du xxe siècle, certains courants du catholicisme ont fortement valorisé – et en quelque sorte (ré)inventé – le « travail monastique », en le mettant parfois en scène (fig. 1). Après la Deuxième Guerre Mondiale, alors que se posait le problème de l’adaptation des communautés religieuses à un monde contemporain engagé dans un processus de croissance économique, la dynamique qui avait conduit les moines de l’Occident médiéval à jouer un rôle important dans l’organisation de la production fit à nouveau l’objet de débats, parfois assez vifs, parmi les spécialistes d’histoire monastique, dont plusieurs étaient moines eux-mêmes. En France, les échanges qui ont accompagné dès le tournant des années 1940-1950 les réflexions d’un Jean Leclercq ou d’un Adalbert de Vogüé sur le monachisme médiéval – que présente dans ce volume Patrick Henriet – portèrent notamment sur le phénomène d’augmentation de la production favorisé par le transfert du « travail manuel » sur d’autres que les religieux. Une telle approche permit de mettre en évidence la présence, à Cluny par exemple, d’un « peuple d’ouvriers qui vivaient dans l’enceinte du monastère », ainsi que le disait le moine Jean Neufville assez critique à l’égard de ce qu’il appelle le « capitalisme » de la congrégation clunisienne52 – alors que pour Jean Leclercq, les monastères médiévaux étaient plutôt caractérisés par une « économie sans épargne », où « la production se limitait à la consommation »53. Les questions de la nature et du 52. Voir le billet adressé en 1949 par le moine Jean Neufville à Adalbert de Vogüé et qu’édite dans ce volume Patrick Henriet. 53. J. leclercq, « La vie économique des monastères », cit. n. 24, p. 233.

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bien-fondé de la domination des moines sur leurs familiers, serviteurs et dépendants s’invitèrent en tout cas progressivement dans les débats relatifs au « travail monastique », ce qui n’avait guère été le cas dans l’historiographie du xixe et du début du xxe siècle. Attribuant au monachisme un rôle inaugural dans la « mise au travail » des sociétés occidentales, des spécialistes d’études managériales, parmi lesquels figurent quelques religieux, font aujourd’hui volontiers référence aux principes et aux expériences nés au sein des monastères du Moyen Âge. Leurs publications vantent la capacité de management des moines et l’efficacité de l’organisation des activités prévue dans les règles monastiques, que symboliserait la fameuse devine bénédictine Ora et labora (« Prie et travaille ») : aux yeux des managers, le monastère apparaît comme un milieu fondé sur une discipline acceptée par tous ses membres, sur une maîtrise particulière du temps, rythmé et distribué en portions strictement réglementées, alternant « prière » et « travail », selon une conception du développement qui n’est pas sans annoncer le « temps salarial » dont nous avons vu qu’il est l’une des conditions d’émergence du « travail en général »54. La devise Ora et labora ne se trouve toutefois pas dans la Règle de saint Benoît, ni du reste dans aucun texte du Moyen Âge : il s’agit d’une formule véhiculant une interprétation du monachisme liée à sa refondation au cours du xixe siècle, qui semble apparaître pour la première fois dans les Praecipua ordinis 54. Des religieux interviennent dans ce domaine, faisant parfois un détour par le passé de leur ordre, pour légitimer la participation des moines d’aujourd’hui à l’économie de marché, si ce n’est pour légitimer cette économie même. À titre d’exemple, on mentionnera l’organisation, en octobre 2009, au Collège des Bernardins à Paris, d’un Colloque, dit Executive briefing historique, à l’attention des patrons du CAC 40, sur La Règle de saint Benoît : un traité moderne de management, avec des interventions du Directeur général délégué du Groupe Danone, des Directeurs des RH des groupes Société Générale, Axa, etc. et de l’abbé de Saint-Wandrille, Didier Le Gal. Les interventions à ce Colloque étaient réparties en trois sections : 1) « La règle, référence dans le management des hommes et des équipes » ; 2) « La règle de saint Benoît et le leadership » (où l’on traite notamment « les questions difficiles : rappels à l’ordre, sanctions, restructurations, licenciements, plans sociaux ») ; 3) « La règle de saint Benoît, un modèle managérial d’une stupéfiante modernité ». On peut aussi évoquer, dans le cadre des Assises régionales des « Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens » de ProvenceAlpes-Côte d’Azur-Monaco, l’organisation, le 6 avril 2013, de conférences sur le thème « La règle de saint Benoît appliquée au management des entreprises », avec une intervention de l’Abbé de Ganagobie, René-Hugues de Lacheisserie, sur « Le moinagement ». Voir également le livre du Frère Marie Pâques (« moine, prêtre et chef d’entreprise »), En quête de sens. Crises, Affaires, Spiritualité, Éditions de l’Abbaye de Lérins, 2012, et, du même, « Un regard singulier sur l’économie cistercienne aujourd’hui », dans L’industrie cistercienne, cit. n. 44, p. 329-334. Plusieurs contributions du volume édité par I. Jonveaux, T. quarTier, B. sawicki, P. Trianni, Monasticism and Economy : rediscovering an approach to Work and Poverty. Acts of the Fourth International Symposium, Rome, 7-10 June 2016, Rome, 2019, concernent les liens entre théologie, organisation du travail et management. L’argumentation renvoie certes toujours à l’Évangile et à la Règle de saint Benoît, mais un certain nombre de craintes exprimées par un Adalbert de Vogüé et analysées dans ce volume par Patrick Henriet à propos des « monastères-usines » (sic) semble parfois tomber. Reste qu’aujourd’hui, de manière paradoxale, l’économie monastique peut également donner lieu à des réflexions sur les formes d’économie « alternative » dont notre époque aurait besoin pour échapper au (néo)libéralisme : B.-J. Pons, L’économie monastique, une économie alternative pour notre temps, Lyon, 2018.

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monastici elementa publiés en 1880 par le moine allemand Maur Wolter, fondateur de la congrégation de Beuron55. En réalité, comme le montrent plusieurs contributions de ce volume, le rythme de vie des moines médiévaux était moins fait d’alternance ou d’équilibre entre différentes tâches qu’il n’était orienté par l’opus Dei. Et du reste est-ce peut-être cette orientation qui nécessita une organisation « rationnelle » de la production, impliquant la délégation de nombre de tâches à des serviteurs et à des dépendants. Marc Bloch avait envisagé de manière un peu analogue le machinisme comme un moyen pour les religieux « de se rendre disponibles » pour l’occupation à leurs yeux la plus importante, l’opus Dei56. En d’autres termes, la rationalité et la capacité d’organisation expérimentées au sein des monastères tiennent moins à un découpage du temps (et a fortiori à une supposée alternance entre la « prière » et le « travail ») qu’à la valorisation de l’occupation spirituelle des religieux, qui justifiait le recours à des cultivateurs et à des artisans extérieurs aux communautés pour subvenir aux besoins de celles-ci57. Comme l’écrivait Jean Leclercq (l’année même où était publiée l’intervention faite par Marc Bloch au Colloque de Toulouse), « l’intense activité économique des monastères ne fut rendue possible que par la vie de loisir », dans la mesure où le développement de cette dernière, liée à la prééminence de l’opus Dei, exigeait le recours à la main-d’œuvre de familiers. Ces familiers « étaient en tout les serviteurs des serviteurs de Dieu : ils constituaient avec les moines une famille dont l’œuvre commune était de servir Dieu »58. Comme le suggère Julien Demade, qui décrypte en quelque sorte, sur le plan idéologique, ce que Leclercq exprimait en termes moraux, le servitium des dépendants, fait de labeur et de ponctions sur la production, était en effet envisagé comme homologue au servitium divin accompli par les religieux : on peut dès lors comprendre que la représentation (ou le travestissement) des rapports sociaux et des opérations de production en termes de servitium fut particulièrement efficace 55. L’attribution de la célèbre devise à Dom Wolter est faite par M.-B. Meeuws, « Ora et Labora : devise bénédictine ? », Collectanea Cisterciensia, 54, 1992-1993, p. 193-219, qui s’efforce cependant de montrer, à coup de citations remontant aux origines du monachisme, que cette formule cristallise en fait une conception du monachisme originel. La découverte de cette sœur bénédictine montre pourtant toute l’importance des réinventions du monachisme bénédictin dans la seconde moitié du xixe siècle. 56. J.-P. Devroey, « Ad utilitatem monasterii », cit. n. 49, p. 233, a déjà cité cette intervention de Marc Bloch à la suite de la communication d’Étienne Delaruelle sur le « travail » dans les règles monastiques : Journal de psychologie normale et pathologique, 1, 1948, p. 63-64, réédit. dans I. Gouarné, Les Sciences sociales dace à Vichy, cit. n. 6, p. 153-154. 57. De ce point de vue, je ne pense pas qu’il y ait un lien étroit ou une « ligne directe » entre l’emploi du temps du moine tardo-antique ou médiéval, « qui lui impose d’avoir toujours quelque chose à faire », notamment dans la « sphère du travail », et l’agenda des « cadres contemporains » guidés par leur « addiction au travail » (comme le pense S. Piron, L’Occupation du monde, cit. n. 1, p. 16). Max Weber avait du reste bien vu la place occupée par l’opus Dei dans l’expérience monastique : « la forme suprême de “productivité” des moines consistait à enrichir le thesaurus ecclesiae par la prière et le chant choral » (M. WeBer, L’Éthique protestante, cit. n. 38, p. 261). L’ascèse et la rationalité intramondaines des protestants se distinguent sur ce point de celles des moines, en modifiant justement le rapport au temps : M. EnGaMMare, L’Ordre du temps. L’invention de la ponctualité au xvie siècle, Genève, 2004. 58. J. leclercq, « La vie économique des monastères », cit. n. 24, p. 220 et 222.

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au sein des établissements ecclésiastiques, qui étaient fonctionnellement tournés vers le servitium Dei59. Cette situation paraît indiquer (et expliquer) l’existence d’un lien étroit entre les monastères, une conception de l’occupation humaine qui ne valorise pas la production en tant que telle, et une organisation rationnelle de la mise au labeur des gens. En d’autres termes, les monastères semblent bien avoir imprimé leur marque aux formes médiévales de l’économie et contribué notablement au style de domination qui caractérisa l’Occident entre le ve et le xiiie siècle. Dans un livre stimulant intitulé La Religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise, plus wébérien que les études managériales auxquelles il a été fait allusion, Pierre Musso a récemment fait de l’industrie même un « produit dérivé et paradoxal du christianisme et du monachisme ». En dépit d’un certain nombre de raccourcis, sinon d’inexactitudes, notamment lorsqu’il oppose, d’une part, la philosophie grecque et romaine qui aurait rejeté l’industria, célébré l’otium et abandonné les tâches de production à l’esclavage et, d’autre part, la théologie chrétienne qui aurait au contraire valorisé l’œuvre de création et de transformation du monde, Musso développe de manière assez juste l’idée qu’au sein des monastères, c’est la nécessité de dégager du temps pour la prière qui aurait créé une norme d’efficacité bientôt devenue le socle organisationnel (caractérisé par la valorisation de l’industria, la division du travail, la mesure du temps, etc.) de ce qu’il nomme la « religion industrielle »60. En somme, le monastère médiéval préfigurerait l’entreprise. Il y a évidemment quelque chose de très téléologique dans cette vision des choses, et il revient aux historiens de reprendre la main afin d’apprécier plus justement la place du monachisme dans le processus de production médiéval.

59. J. DeMaDe, Ponction féodale et société rurale, cit. n. 35, p. 83-84. 60. P. Musso, La Religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise, Paris, 2017, p. 178.

Première partie LES MOTS ET LE SENS DES ACTIVITÉS HUMAINES

ŒUVRER, SERVIR, SOUFFRIR. RÉFLEXIONS SUR LA SÉMANTIQUE DES ACTIVITÉS MÉDIÉVALES nicolas Perreaux

LaMOP – Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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epuis le xixe siècle au moins, l’attitude des historiens face aux activités médiévales oscille principalement entre deux approches1. La première consiste à considérer que le « travail » forme peu ou prou une catégorie universelle, aux fondements sociologiques voire anthropologiques, dont il serait possible de partir afin d’en étudier les implications2. La seconde choisit de s’ancrer dans l’anthropologie et l’étude des termes médiévaux propres aux activités humaines, faisant souvent remarquer au passage que le concept de « travail » n’est pas directement présent dans la documentation de la période3. Cette seconde approche fut celle de Jacques Le Goff et de Robert Fossier4, qui suivirent indirectement l’hypothèse de Karl Marx sur l’émergence contemporaine du travail en général – sans toutefois 1.

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Nous tenons à remercier vivement Paul Bertrand, Rosa Maria Dessì, Alain Guerreau, Catherine Kikuchi, Ludolf Kuchenbuch, Michel Lauwers, Émilie Mineo, Didier Méhu, Joseph Morsel, Didier Panfili, François Rivière, Alain Rauwel et Nicolas Ruffini, pour leurs conseils éclairés lors de la réalisation puis la rédaction de cette enquête. Par exemple P. BoissonnaDe, Le travail dans l’Europe chrétienne au Moyen Âge (ve-xie siècle), Paris, 1921 ; h. sTahleDer, Arbeit in der mittelalterlichen Gesellschaft, München, 1972 ; a. eGGeBrechT, J. FleMMinG, G. Meyer, a. von Müller, a. oPPolzer, a. Paulinyi et h. schneiDer, Geschichte der Arbeit. Vom Alten Ägypten bis zur Gegenwart, Köln, 1980. Cette double lecture pourrait faire écho à celle des sociologues du travail, qui distinguent entre approches « historiciste » et « essentialiste ». Voir D. MéDa, Le Travail, une valeur en voie de disparition, Paris, 1998 ; F. Gollain, Une critique du travail. Entre écologie et socialisme, Paris, 2000, en particulier le chapitre viii. Sur l’étymologie du terme « travail », voir A. Eskénazi, « L’étymologie de Travail », Romania, 503-504, 2008, p. 296-372, ainsi que la contribution de Stéphanie Le Briz dans le présent volume. « Le silence des documents du haut Moyen Âge sur le travail et les travailleurs est déjà significatif d’une mentalité » (J. le GoFF, « Travail, techniques et artisans dans les systèmes de valeur du haut Moyen Âge (ve-xe siècle) », dans Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, 1977, p. 108-130, ici p. 109). J. Le Goff et R. Fossier notent tous deux qu’une lecture sémantique serait essentielle pour comprendre la logique des activités médiévales. Fossier évoque « la richesse du champ [sémantique] à parcourir » (dans r. Fossier, Le travail au Moyen Âge, Paris, 2000, p. 15). Mais tout en récusant l’idée d’un travail abstrait universel, ils n’excluent pas le concept de travail de leurs travaux et fondent une partie de leurs analyses sur ce terme. Ainsi pour Jacques Le Goff, « il est aussi légitime de chercher à savoir ce qui correspondait dans l’esprit de Charlemagne et de ses contemporains à notre appréciation du travail que d’appliquer à l’économie de cette époque la formule de Fisher qu’elle ignorait » (dans J. le GoFF, « Travail, techniques et artisans », p. 109).

Labeur, production saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, éd. Michel l Lauwers, pp. 31-80. 31-80. Cisterciens, éd. Michel auwers, Turnhout, Turnhout, 2021, 2020, (Collection (Collection d’Études d’Études Médiévales Médiévales de de Nice, Nice, 17), 17), pp. PUBLISHERS DOI © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123776

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en tirer pleinement les conséquences5. En 1952, Marie-Dominique Chenu notait, lui aussi, avec une contrition sans doute un peu malicieuse, qu’il était « curieux, et bien douloureux, d’observer que, sinon depuis le Moyen Âge, âge de la théologie classique en Occident, du moins depuis le xvie siècle, avec Vitoria et Suarez, il y [avait], chez les chrétiens, une théologie de la guerre […], une théologie des affaires […], une théologie de l’histoire […] ; mais il n’y [avait] pas de théologie du travail »6. Le point de départ de notre enquête est donc le suivant : de l’avis de nombreux historiens, il n’existe pas de terme dans l’Europe médiévale pour désigner globalement ce que nous, contemporains, nommons le travail. Ce dilemme n’est certes pas propre au problème du « travail » : on le retrouve dans l’ensemble de l’historiographie du système de représentations médiévales7. Mais il est particulièrement sensible ici8, car le concept de « travail » joue un rôle pivot dans notre système contemporain, colorant notre compréhension du monde et des rapports sociaux9. 5.

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« Conçu sous l’angle économique, dans toute sa simplicité, le “travail” est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction, pure et simple. », dans k. Marx, Fondement de la critique de l’économie politique, Paris, 1859, I :33. Voir aussi le passage de l’introduction du Grundrisse de 1857, cité dans l’introduction de Michel Lauwers. Réflexions stimulantes dans : e. renaulT, « Comment Marx se réfère-t-il au travail et à la domination ? », Actuel Marx, nº 49, 2011, p. 15-31. Le paradoxe est que les médiévistes qui ont fait remarquer l’impropreiété du concept de « travail » au Moyen Âge sont parmi ceux qui ont le plus travaillé sur la question. M.-D. chenu, « Pour une théologie du travail », Esprit, 186, 1952, p. 1-12, ici p. 3. a. Guerreau, « Vinea », dans M. GoulleT et M. Parisse (dir.), Les historiens et le latin médiéval, Paris, 2001, p. 67-73. Sur la sémantique historique du travail, voir en particulier : J. leonharD et w. sTeinMeTz (dir.), Semantiken von Arbeit. Diachrone und vergleichende Perspektiven, Köln, 2016, et les références qui suivent. Différents bilans ont été donnés depuis quelques années, pour la perspective essentialiste : c. Dolan (dir.), Travail et travailleurs en Europe au Moyen Âge et au début des temps modernes, Toronto, 1991 ; J. le GoFF, « Travail », dans J. le GoFF et J.-c. schMiTT (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, p. 1137-1149 ; c. verna et P. BernarDi, « Travail et Moyen Âge : un renouveau historiographique », Cahiers d’histoire : revue d’histoire critique, vol. 83 : Comment les historiens parlent-ils du travail ?, 2001, p. 27-46 ; P. BernarDi, M. arnoux et P. BraunsTein, « Travailler, produire. Eléments pour une histoire de la consommation », dans J.-c. schMiTT et o.-G. oexle (dir.), Les Tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Paris, 2002, p. 537-554 ; c. Jéhanno, « Le travail au Moyen Âge, à Paris et ailleurs : retour sur l’histoire d’un modèle », Médiévales, 69, 2015, p. 5-17. Voir aussi : J. ehMer et c. lis (dir.), The idea of work in Europe from Antiquity to Modern Times, Farnham, 2009 ; M. arnoux, Le temps des laboureurs. Travail, ordre social et croissance en Europe (xie-xive siècle), Paris, 2012 ; c. lis et h. soly (dir.), Worthy Efforts : Attitudes to Work and Workers in Pre-Industrial Europe, Leyde, 2012, en particulier le chapitre « Christian Ideologies of Work », p. 99-155 (fondé uniquement sur des traductions) ; P. Beck, P. BernarDi et l. Feller (dir.), Rémunérer le travail au Moyen Âge. Pour une histoire sociale du salariat, Paris, 2014 ; l. Pani erMini (éd.), Teoria e pratica del lavoro nel monachesimo altomedievale, Spolète, 2015. Il n’est pas anodin que Ludolf Kuchenbuch, l’un des premiers médiévistes à avoir pensé la fracture conceptuelle entre le Moyen Âge européen et le système capitaliste, se soit particulièrement intéressé à la sémantique du processus de production : l. kuchenBuch et B. Michael, Feudalismus – Materialien zur Theorie und Geschichte, Francfort, 1977. En 2012, celui-ci écrivait encore : « Wenn der Gesellschaft die Arbeit auszugehen droht — in welchen historischen Voraussetzungen und Konstellationen gründet dann überhaupt ihre Vormacht und Allgemeinheit ? Das war und ist eine genuin mediävistische Frage. » (dans iDeM, Reflexive Mediävistik. Textus – Opus – Feudalismus, Francfort/New York, 2012, p. 25).

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Paradoxalement et en dépit de son omniprésence, il reste difficile de cerner le « travail » contemporain en tant que notion10. Les dictionnaires donnent le plus souvent des définitions contradictoires, dont l’applicabilité aux sciences humaines et sociales est incertaine11. L’une des plus pénétrantes demeure sans doute celle de Marx. L’auteur propose en particulier l’utilisation de quatre pôles permettant de décrire les rapports de production : « travail abstrait », « travail concret », « valeur d’échange » et « valeur d’usage »12. Ce qui définit, selon Marx, la spécificité du travail capitaliste, c’est la possibilité de toujours considérer les rapports de production sous l’angle de la « valeur » (c’est-à-dire un « travailmarchandise », lui-même étroitement lié au temps capitaliste et au marché). Or, dans le cas du système médiéval, l’immense partie des cultures, constructions, fonctions et autres créations n’était pas réalisée dans le but de générer cette « valeur d’échange », puisque celles-ci étaient principalement autoconsommées ou destinées à un but précis, et ne pouvaient circuler librement13. On peut même penser que l’échange généralisé des productions était antinomique à l’Europe médiévale14 : son existence aurait permis des permutations incongrues, dans un système où les transferts étaient encadrés, et la capacité à faire circuler elle-même fortement contrôlée-limitée par la classe dominante. À l’inverse, une part fondamentale des éléments sémantiques intégrés à des termes habituellement désignés comme relevant du « travail » au Moyen Âge renvoyaient à des champs tout autre 10. Le Trésor de la langue française donne une série d’éléments peu articulés, allant du « travail obstétrical » à l’économie politique. Globalement, l’idée d’une activité contraignante, visant à tirer parti des ressources (« éléments naturels ») « et/ou à la production de nouvelles choses, de nouvelles idées », en vue de créer des richesses, paraît prédominer. Cette définition est proche de celle qui émerge aux xviie-xviiie siècles, en lien direct avec celle de « valeur », chez les fondateurs de l’économie politique (Antoine de Montchrestien, Pierre Le Pesant de Boisguilbert, William Petty, Adam Smith, John Locke, etc.). Nous ne contestons pas que certains économistes ont repris des éléments issus de la théologie, mais pensons que cet apport fut radicalement remanié pour correspondre au nouveau cadre de pensée dominant qui émerge alors. Sur cette filiation, dans une perspective différente de la nôtre, voir s. Piron, L’Occupation du monde, Bruxelles, 2018. À l’inverse, l’idée du « travail obstétrical », de la « femme en travail » (sens lattéral dans la sémantique globale du « travail » contemporain), nous semble directement dérivée du labor médiéval. 11. En règle général, les articles de dictionnaires consacrés au « travail » ne proposent aucune perspective historique. Une enquête autour du concept de « ressource(s) » avait permis d’observer des résultats similaires : D. hausMann et n. Perreaux, « Resources. A Historical and Conceptual History », dans i. aMelunG, h. lePPin, c.a. Müller (dir.), Discourses of Weakness and Resource Regimes. Trajectories of a New Research Program, Francfort, 2018, p. 179-208. Ce parallélisme est probablement lié à la nature même et à l’importance des deux concepts dans le processus de production contemporain. 12. Sur l’apport de Marx à l’analyse du travail, nous renvoyons à la synthèse de J. BiDeT, « Travail », dans G. Bensussan et G. laBica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, 1982, p. 1176-1179. En 2013, Alain Guerreau a donné une conférence (inédite) concernant le processus de production médiéval, à laquelle nous avions pu assister – nous remercions l’auteur de nous avoir confié les supports visuels de cette communication. 13. Voir les travaux de Julien Demade mentionnés plus bas. 14. a. Guerreau, « Avant le marché, les marchés : en Europe, xiiie-xviiie siècle (note critique) », Annales HSS, vol. 56:6, 2001, p. 1129-1175.

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que celui-ci. Il suffit de rappeler, par exemple, que le syntagme opus Dei désignait la liturgie, en particulier les prières, mais aussi plus ponctuellement la messe15. La difficulté à affronter ici est donc double : d’une part, de l’avis de nombreux chercheurs, le concept de travail en général n’existait pas dans les sociétés précapitalistes, a fortiori pour la période qui nous retient ; d’autre part, les définitions courantes du travail contemporain sont protéiformes, pour ne pas dire hétérogènes, tandis que les définitions scientifiques requièrent un haut degré d’abstraction16. Plusieurs questions émergent alors : les corollaires de notre « travail » contemporain (e.g. marché, travailleurs, salaire, ressources, outils), dont la présence semble nécessaire à celle du « travail », existaient-ils dans l’Europe médiévale ? Sinon, que signifiaient les termes médiolatins que l’historiographie associe souvent au « travail » (opus, labor, servitium, ars, officium, etc.) ? Entretiennent-ils des rapports structurés entre eux ou avec d’autres champs lexico-sémantiques ? Enfin, quelles méthodes et perspectives pourraient nous aider à mieux comprendre les rapports de production médiévaux, au-delà du lexique que l’on a évoqué ? L’introduction de Michel Lauwers au présent volume recourt à deux termes, « labeur » et « rapports de production », selon la démarche qu’il avait déjà présentée en 2017 à Spolète17. Elle s’inscrit dans la lignée assez rare des travaux consacrés aux représentations des activités dans l’Europe médiévale, dans une perspective de sémantique historique. Différentes enquêtes ont en effet tenté de définir le rapport des médiévaux aux activités vivrières, de construction, mais aussi intellectuelles – dont on pourrait précisément se demander si elles formaient véritablement un tout18. L’apport le plus important en la matière reste sans doute celui de Ludolf Kuchenbuch, qui débuta des enquêtes sur la question dès la fin des 15. Par exemple : Intervallum quod inter opus Dei et horam refectionis contigerit aut orando aut legendo transigunt, dans la règle de Simpert de Murbach, Regularia statuta, dans PL 99, col. 737-746a, ici col. 743d. Voir G. aGaMBen, Homo Sacer. II, 5, Opus Dei : archéologie de l’office, Paris, 2012. 16. Voir h.-D. kiTTsTeiner, Naturabsicht und Unsichtbare Hand. Zur Kritik des geschichtsphilosophischen Denkens, Francfort, 1980. 17. M. lauwers, « Opus manuum et labor agrorum. À propos de l’organisation socio-spatiale de la production et de l’approvisionnement des monastères dans l’Occident médiéval », dans Monachesimi d’oriente e d’occidente nell’alto medioevo. Atti della LXIV Settimana sull’alto medioevo, Spoleto, 31 marzo-6 aprile 2016, Spoleto, 2017, p. 877-912 ; iDeM, « Le “travail” sans la domination ? Notes d’historiographie et de sémantique à propos du labeur des cultivateurs dans l’Occident médiéval », dans a. Dierkens, n. schroeDer et a. wilkin (dir.), Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ? Recueil d’études offert à Jean-Pierre Devroey, Paris, 2017 (Histoire ancienne et médiévale, 148), p. 303-332, ici p. 311-317. 18. J. haMesse et c. Muraille-saMaran (dir.), Le travail au Moyen Âge. Une approche interdisciplinaire, Louvain-la-Neuve, 1990 ; G. oviTT, « Manual labor and early medieval monasticism », Viator, 17, 1986, p. 1-18 ; Arbeit im Mittelalter : Vorstellungen und Wirklichkeiten, éd. V. Postel, Berlin, 2006 ; P. Mane, Le travail à la campagne au Moyen âge : étude iconographique, Paris, 2006 ; V. PosTel, Arbeit und Willensfreiheit im Mittelalter, Stuttgart, 2009 ; c. Meier, « Labor improbus oder opus nobile ? Zur Neubewertung der Arbeit in philosophisch-theologischen Texten des 12. Jahrhunderts », Frühmittelalterliche Studien, vol. 30, 1996, p. 315-342. Toutes ces études ne sont pas entièrement consacrées au lexique, mais contiennent néanmoins des éléments sur cette question. On trouvera des réflexions très intéressantes et neuves dans M. BlancharD, De materialibus ad immaterialia. Le rôle de la matière dans l’œuvre de Suger de Saint-Denis, Québec, 2020.

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années 198019. Plus récemment, les travaux de Julien Demade montrent que l’évacuation du concept travail en général pour l’étude des sociétés précapitalistes ne conduit pas à un appauvrissement des perspectives, mais au contraire à un enrichissement20. En dépit de ces recherches, on reste frappé par la différence entre l’usage massif du concept de « travail » chez les historiens et la rareté des études lexicales consacrées au processus de production médiéval et aux activités21. Bien que délicate22, cette enquête systématique nous semble aujourd’hui possible grâce à la diffusion de vastes corpus documentaires, qui se sont multipliés au cours des dernières années23. Nous disposons en effet d’ensembles textuels numérisés aussi riches que la Patrologie Latine (100 millions de mots, désormais PL, qui couvre la période allant du iiie au début du xiiie siècle, et reste incontournable pour toute étude globale sur le système de représentations médiéval), le Corpus Thomisticum (environ 13 millions de mots, xiiie siècle)24, des textes antiques non-chrétiens (6 millions de mots, essentiellement du iie siècle avant au iie siècle après J.-C., pour contre-épreuve) et la Vulgate (0,7 million). À cela s’ajoutent des ensembles de documents diplomatiques, que nous avons réunis depuis une dizaine d’années dans une base cohérente intitulée Cartae Europae Medii Aevi (CEMA). Celle-ci contient aujourd’hui 230 000 documents (environ 75 millions de mots, avec des textes couvrant essentiellement les vie-xve siècles). Cette masse documentaire induit que les perspectives dégagées, souvent invisibles à l’œil nu25, 19. Nous renvoyons à son texte dans le présent volume. Outre ses cours donnés à Hagen, intitulés Arbeit im vorindustriellen Europa, voir en particulier : l. kuchenBuch, « Mühsal, Werk, Kunst, Lohn. – Zur «Arbeit» im mittelalterlichen Ruhrgebiet », dans F. seiBT (dir.), Vergessene Zeiten. Mittelalter im Ruhrgebiet. Katalog zur Ausstellung im Ruhrlandmuseum Essen, Essen, 1990, vol. 2, p. 103-110 ; iDeM, « Dienen als Werken. Eine arbeitssemantische Untersuchung der Regel Benedikts », dans J. leonharD et w. sTeinMeTz (dir.), Semantiken von Arbeit, cit. n. 7, p. 63-92 ; iDeM, Reflexive Mediävistik : Textus – Opus – Feudalismus, cit. n. 9. 20. J. DeMaDe, Ponction féodale et société rurale en Allemagne du sud (xie-xvie siècles). Essai sur la fonction des transactions monétaires dans les économies non capitalistes, Paris, 2004 (disponible sur HAL SHS) ; iDeM, « Valeur d’usage et valeur d’échange dans le système seigneurial : de la détermination sociale du rapport à la valeur », Genèses (à paraître). 21. Une hypothèse de travail est que l’usage du terme masque précisément la spécificité et la logique du processus de production médiéval. 22. On n’insistera jamais assez sur le fait que le recours à ces méthodes numériques ne peut pas être une opération de routine, relevant strictement de la « technique ». Le fantasme de la machine répondant aux interrogations des médiévistes est encore malheureusement assez répandu – et il est d’autant plus fâcheux qu’il entraîne son corollaire : la défiance pour ces méthodes, réputées non-historiennes. 23. Voir la contribution d’Isabelle Rosé dans le présent volume, qui emploie elle aussi différents ensembles numérisés. 24. Le corpus contient les textes de Thomas d’Aquin et de ses continuateurs directs. 25. Dans le cadre des analyses, différents outils de formalisation (Perl, Python), de fouille textuelle (CWB, TXM, NoSketch Engine) et de statistique lexicale (R, en particulier les bibliothèques Cooc et Wordspace, respectivement développées par Alain Guerreau et Stefan Evert) ont été employés. Ils ne sont toutefois utilisables que dans la mesure où les ensembles textuels évoqués ont été lemmatisés, en l’occurrence grâce au lemmatiseur développé dans le cadre de l’ANR Omnia : B. Bon, « Omnia – Outils et Méthodes Numériques pour l’Interrogation et l’Analyse des textes médiolatins (I, II et III) », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre (BUCEMA), 13, 2009, p. 291-292 ; 14, 2010, p. 251-252 ; 15, 2011 (http ://journals.openedition.org/cem/12015).

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sont nécessairement globales et invitent à d’autres enquêtes. Cette perspective n’empêche en rien d’autres lectures des documents, à des échelles plus fines, qui restent strictement nécessaires et surtout complémentaires.

i. PeuT-il y avoir « Travail » sans « Travailleur » ? I.1. L’influence de la « théorie des trois ordres » Avant de traiter à proprement parler des termes liés au processus productif médiéval, il a semblé pertinent de revenir sur la catégorie des « travailleurs », fréquemment employée dans l’historiographie. Il est certes entendu que les documents médiévaux évoquent des personnes s’adonnant à différentes activités, contraintes ou non, pour elles-mêmes, pour le compte d’un tiers ou encore d’une institution26. Mais dans quelle mesure peuvent-elles être considérées comme un groupe cohérent, à l’instar des « travailleurs » ou des « ouvriers » contemporains ? La question n’est pas anodine : il semble en effet qu’il existe un lien consubstantiel entre le concept de « travail » et celui de « travailleur(s) »27. Or, les médiévistes usent fréquemment de la catégorie historiographique des laboratores. Elle fait partie des termes latins employés pour désigner des concepts historiens, sans que le lien entre ce dernier et les termes médiévaux soit clairement défini28. Cette catégorie s’est diffusée largement en histoire du Moyen Âge dans le

26. Par exemple : M. arnoux, « Relation salariale et temps du travail dans l’industrie médiévale », Le Moyen Âge, 115, 2009, p. 557-581. Cette présence d’acteurs de la production n’est toutefois pas systématique : dans sa contribution au présent volume, Nicolas Schroeder rappelle que se sont parfois les tenures qui doivent rendre quelque chose aux dominants, et non ceux qui les cultivent. Ce qui constitue en soi une conséquence structurelle de la fusion des hommes et des terres dans le dominium : voir a. Guerreau, Le féodalisme. Un horizon théorique, Paris, 1980. 27. Une recherche dans un corpus de romans du xixe siècle montre que le terme « ouvrier(s) » apparaît dans les principaux cooccurrents du lemme « travail ». On y trouve aussi « construction », « nécessité », « pénible », « exécuter », « heure » ou encore « salaire ». Voir aussi le très significatif passage d’Hannah Arendt relevé par Michel Lauwers dans son introduction au présent volume, où cette dernière évoque « la glorification théorique du travail » aux xviiie-xixe siècle, ayant abouti « à transformer la société toute entière en une société de travailleurs. », dans h. arenDT, L’Humaine Condition, éd. par Ph. Raynaud, Paris, 2012, p. 62. On retrouve cette association entre travail et travailleurs très fréquemment dans les travaux consacrés à la production contemporaine, par exemple dans P. BourDieu (avec a. DarBel, J.-P. riveT, c. seiBel), Travail et travailleurs en Algérie (II), Paris-La Haye, 1963. Enfin, si l’outil Ngram Viewer de Google a souvent été décrié, il permet d’observer que les tendances à la hausse et à la baisse des formes « travail » et « travailleurs » sont strictement parallèles dans le corpus français de Google Books, entre 1800 et 2019. 28. Le même problème se pose en effet pour une importante série de concepts, qui va de reformatio à memoria, en passant par paternitas (pour évoquer quelques cas que nous avons récemment proposé d’analyser).

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contexte de la « théorie des trois ordres »29. Issue de l’anthropologie, de la linguistique comparée et plus spécifiquement du « principe de la trifonctionnalité » de Georges Dumézil30, celle-ci a connu un certain succès auprès de différentes figures de la médiévistique dans les années 1960-1980, mais reste discutée aujourd’hui encore31. Pensée lors du séminaire de Georges Duby, auquel se joint alors Jacques Le Goff, mais aussi d’autres historiens comme Marcel David, la théorie participe aux réflexions intellectuelles et sociales du xxe siècle autour des « classes », des « ouvriers » et des « travailleurs ». En simplifiant, son énoncé est le suivant : la « division du travail médiévale » se serait orientée progressivement vers une construction ternaire, distinguant ceux qui prient, ceux qui luttent et ceux qui travaillent (i.e. les laboratores)32. Pour Jacques Le Goff, l’émergence de ce schéma 29. G. DuBy, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, 1978. Les premières enquêtes de Georges Duby sur la question débutent en 1970, ainsi qu’il le relate dans sa préface à l’ouvrage. Sur certaines interprétations et continuations de la proposition de Duby, voir l’analyse d’h.-w. GoeTz, « Les ordines dans la théorie médiévale de la société : un système hiérarchique ? », dans D. ioGnaPraT, F. BouGarD et r. le Jan (dir.), Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval 400-1100, Paris, 2008, p. 221-236. Sur ce texte, voir plus généralement P. Boucheron et F. BranDy, « Les Trois Ordres : archéologie textuelle de la complexité », dans P. Boucheron et J. Dalarun (dir.), Georges Duby, portrait de l’historien en ses archives, Paris, 2015, p. 246-273. 30. G. DuMézil, L’idéologie tripartie des Indo- Européens, Paris, 1958 ; iDeM, Mythe et épopée, tome I : L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, 1968 (nouvelle édition corrigée en 1986) ; sur la réception de cette théorie en médiévistique, voir l’analyse de J. le GoFF, « Les trois fonctions indo-européennes, l’histoire et l’Europe féodale », Annales ESC, 34:6, 1979, p. 1187-1215 ; ainsi que B. Grévin, « La trifonctionnalité dumézilienne et les médiévistes : une idylle de vingt ans », Fancia, 30:1, 2003, p. 169-189 31. Outre les travaux déjà mentionnés : J. le GoFF, « Note sur la société tripartie, idéologie monarchique et renouveau économique dans la chrétienté du ixe au xiie siècle », dans T. von ManTeuFFel et a. GieyszTor (éd.), L’Europe aux ixe-xie siècles, Varsovie, 1968, p. 63-71 (repris dans Pour un autre Moyen Âge, cit. n. 4, p. 80-90) ; iDeM, « Les trois fonctions indo-européennes. L’historien et l’Europe féodale », Annales ESC, 34, 1979, p. 1187-1215 ; D. DuBuisson, « L’Irlande et la théorie médiévale des « trois ordres » », Revue de l’histoire des religions, 188, 1975, p. 35-63 ; o.-G. oexle, « Die funktionale Dreiteilung der “Gesellschaft” bei Adalbero von Laon. Deutungsschemata der sozialen Wirklichkeit im früheren Mittelalter », Frühmittelalterliche Studien, 12, 1978, p. 1-54 ; iDeM, « Tria genera hominum. Zur Geschichte eines Deutungsschemas der sozialen Wirklichkeit in Antike und Mittelalter », dans l. Fenske, w. rösener et T. zoTz (dir.), Institutionen, Kultur und Gesellschaft im Mittelalter. Festschrift für Josef Fleckenstein zu seinem 65. Geburtstag, Sigmaringen, 1984, p. 483-500 ; iDeM, « Die funktionale Dreiteilung als Deutungsschema der sozialen Wirklichkeit in der ständischen Gesellschaft des Mittelalters », dans h. GaBel et w. schulze (dir.), Ständische Gesellschaft und soziale Mobilität, München, 1988, p. 15-51 ; M. rouche, « De l’Orient à l’Occident. Les origines de la tripartition fonctionnelle et les causes de son adoption par l’Europe chrétienne à la fin du xe siècle », dans Occident et orient au xe siècle, Paris, 1978, p. 31-49 (Actes des congrès de la SHMESP, 9) ; D. ioGna-PraT, « Le “baptême” du schéma des trois ordres fonctionnels. L’apport dans l’école d’Auxerre de la seconde moitié du ixe siècle », Annales, 41, 1986, p. 101-126 (qui pointe précisément l’intrérêt d’un usage ponctuel d’un tel schéma, dans des contextes socio-historiques particuliers) ; J. Morsel, L’aristocratie médiévale, ve-xve siècle, Paris, 2004, p. 167-169 ; D. FraesDorFF, « Beten für die Gesellschaft. Die oratores-Theorie als Deutungsmodell der sozialen Wirklichkeit im Mittelalter », Historisches Jahrbuch, 125, 2005, p. 3-38. 32. La division du travail est un thème central de la transformation systémique des xviie-xviiie siècles. Elle justifie chez Adam Smith la subordination totale des acteurs au nouvel ordre social, qui doivent se plier à cette division, celle-ci permettant en retour de déboucher sur l’augmentation de la production,

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au xe siècle correspond à une promotion des « travailleurs », qui accédent alors à un statut propre, tandis que Georges Duby y voit une volonté de l’aristocratie de se distinguer en promouvant une « morale ségrégative »33. Une recherche dans l’ensemble de la PL montre cependant que les occurrences de schémas de division sociale incluant laborator et orator, ou encore laboro et oro, sont extrêmement rares. Souvent déjà relevées par l’historiographie, nous pouvons en dénombrer quelques dizaines tout au plus dans les corpus à notre disposition, et de façon écrasante hors de tout schéma tripartite. Par ailleurs, la majeure partie de ces occurrences associent oro et laboro, et non orator et laborator. Cette dernière combinaison ne se rencontre en effet que deux fois dans toute la PL (à une distance de plus ou moins cinq mots). La première mention du couple laborator-orator apparaît dans un schéma quadripartite, au sein d’un opuscule autrefois attribué à Bède34. Celui-ci évoque la création du mundus à et donc la création de la valeur : The greatest improvement in the productive powers of labour, and the greater part of the skill, dexterity, and judgment with which it is anywhere directed, or applied, seem to have been the effects of the division of labour, dans a. sMiTh, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Londres, George Routledge, 1776 (chap. I : Of the Division of Labour), p. 5. Il est difficile de savoir à quel point G. Duby a été influencé par Durkheim, et encore plus par Smith, puisqu’il ne les cite pas dans son ouvrage. Le syntagme « division du travail » apparaît néanmoins une fois (p. 780 de la réédition en Quarto, Gallimard, 1996), de même que l’expression « divisions sociales » (p. 803, dans le même volume). Quant au terme « division », il est présent une trentaine de fois. Il s’inscrit cependant dans une tendance générale, puisque que le syntagme « division du travail » connaît un pic d’occurrences dans le corpus Google Books entre 1950 et 2000, le maximum semblant atteint vers 1979. 33. P. Boucheron et F. BranDy, « Les Trois Ordres : archéologie textuelle de la complexité », cit. n. 29. D’autres hypothèses sur ces schémas ont été émises : pour Dominique Iogna-Prat, ceux-ci sont élaborés dans le contexte de concurrence entre les évêques et certains monastères, en particulier autour de Saint-Germain d’Auxerre (cf. D. ioGna-PraT, « Le “baptême” du schéma des trois ordres fonctionnels », cit. n. 31, p. 118). Hans-Werner Goetz insiste quant à lui sur la variété des schémas sociaux proposés les auteurs médiévaux (h.-w. GoeTz, « Les ordines », cit. n. 29, p. 223-226), qui sont de fait en écrasante majorité binaires, variables et non ternaires. Dans cette perspective, on renvoie aux analyses plus larges de Joseph Morsel et d’Anita Guerreau-Jalabert sur l’analogisme et les couples binaires dans le système de représentations médiéval : J. Morsel, « Dieu, l’homme, la femme et le pouvoir. Les fondements de l’ordre social d’après le “Jeu d’Adam” », dans M. GoulleT (dir.), Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, 2004, p. 537-549 ; iDeM, « Soziale Kategorisierung oder historische Phantasmagorie ? Erkundungen zum historischen Gebrauch von mittelalterlichen sozialen Kategorien », dans H.-P. BauM, R. lenG, J. schneiDer (dir.), Wirtschaft – Gesellschaft – Mentalitäten im Mittelalter. Festschrift zum 75. Geburtstag von Rolf Sprandel, Stuttgart, 2006, p. 211-237 ; a. Guerreau-JalaBerT, « Occident médiéval et pensée analogique : le sens de spiritus et caro », dans J.-P. GeneT (dir.), La légitimité implicite, Paris-Rome, 2015, p. 457-476. Voir aussi les ouvrages cités note 154. 34. De Quatuor Ordinibus. Ceciderunt columne sustinentes aulam, et ideo obruitur aula. Dominus noster Jesus Christus fecit unam aulam, id est, mundum ; et hanc aulam fecit de quatuor rebus, id est, de quatuor elementis, que sunt ignis, aer, terra, aqua ; et in hac aula fecit quatuor angulos, id est, quatuor partes mundi, Orientem, Meridiem, Occidentem et Septentrionem. Ad istam aulam sustinendam constituit Dominus quatuor columnas, que sustinuerunt aulam illam, id est, quatuor ordines hominum : scilicet, oratores, defensores, mercatores, laboratores. […] Laboratores constituit, ut de labore eorum alii tres ordines pascerentur. Isti uero faciunt bene hoc, ad quod constituti sunt, sicut dicitur in Psalmo : « Labores manuum tuarum, quem qui manducant, beati sunt ». Sed ipsi cum

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l’image d’une aula, dans laquelle quatre colonnes correspondent à quatre groupes d’hommes : oratores, defensores, mercatores, laboratores35. Cette proposition fait écho, selon l’auteur, aux quatre éléments et aux quatre parties du monde. Dans ce schéma, le rôle des laboratores n’est certes pas faible : le pseudo-Bède insiste sur le fait que de cette colonne dépend le monde, puisque c’est sur elle que tout repose. La seconde occurrence de l’association entre orator et laborator se rencontre xie siècle, dans le commentaire des Épîtres pauliniennes de Bruno le Chartreux36. Celui-ci souligne l’interdépendance des fonctions sociales : ceux qui prient (oratores) assurent le salut des laboratores (salvarentur), tandis que ces derniers sustentent les premiers (sustentarentur). Une recherche étendue du lemme, au-delà des schémas tripartites/quadripartites que nous venons d’évoquer, confirme que les occurrences de laborator sont extrêmement faibles. On relève tout d’abord qu’il est absent aussi bien des textes antiques païens que de la Vulgate37. Le terme apparaît certes par la suite dans la PL, mais de façon marginale : environ 35 mentions au total, sur un corpus contenant plus de 100 millions de mots38. Le laborator est donc bien une création lexicale des auteurs médiévaux, mais son rôle est tout à fait mineur dans les représentations médiévales, au moins jusqu’au xiiie siècle39. Cette situation est d’autant plus remarquable que les lemmes orator et bellator, qui lui sont associés dans la théorie des trois ordres, sont quant à eux plus fréquents. On dénombre en

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sic possent uiuere iuste, de proprio labore et sudore, et inde populum Dei pascere, et sic sustinere aulam, ne omnino caderet, et sic pervenirent ad regnum Dei […] (Excerptiones Patrum, dans PL 94, col. 539-560a, ici col. 556c-557b). Ce texte est aussi mentionné par O.-G. oexle, « Die funktionale Dreiteilung », cit. n. 31, p. 34 ; H.-W. GoeTz, « Les ordines », cit. n.31, p. 234. L’incertitude concernant la datation du document est forte. Henri de Lubac propose de son côté un terminus post quem au milieu du viiie siècle, dans h. De luBac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’écriture, partie 1, Paris, 1959, p. 265. Mais cette datation est liée au fait qu’aucune source citée n’est postérieure au viiie siècle. En 1955, W. Suchier faisait quant à lui l’hypothèse que le texte pourrait être une compilation du xvie siècle, le manuscrit de l’édition de la PL étant inconnu : w. suchier, Das mittellateinische Gespräch ‘Adrian und Epictitus’ nebst verwandten Texten (Joca monachorum), Tübingen, 1955, p. 137-138 (nous remercions vivement Xavier Payet pour cette dernière référence). L’édition de PL semble en effet issue des Opera Venerabilis Bedae, Bâle, 1563, col. 668-669, sans que cette dernière donne des informations sur les manuscrits originaux. Cf. le texte mentionné dans la note précédente. Nec ita dico fiat equalitas, ut tantum accipiant imperfecti quantum perfectiores, sed in hoc equalitas, quod singuli singulos nummos accipient, id est perfectam et sufficientem beatitudinem. Ideo non statutum fuit ut alii hominum laborarent, alii orationi vacarent, ut oratores sustentarentur aliorum labore, laboratores vero salvarentur eorum oratione (Expositio in epistolas Pauli, dans PL 153, col. 11-568a, ici col. 256). Cette situation est doublement intéressante. D’une part, car si l’Europe médiévale reconfigure l’ensemble de la sémantique latine antique, elle hérite d’une bonne partie de son lexique. D’autre part, parce que la Vulgate constitue l’une des bases de la sémantique médiolatine, certes sans cesse réinterprêtée, mais toujours fondamentale. La forme laboratores apparaît quant à elle seulement 17 fois. Jacques Rossiaud mentionne la présence de 475 laboratores à Avignon entre 1475 et 1480, mais l’auteur montre bien que le terme renvoie essentiellement à des cultivateurs (J. rossiauD, Lyon 12501550. Réalités et imaginaires d’une métropole, Seyssel, 2012, chapitre 9). Voir aussi la note 62 de cette contribution.

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effet respectivement 1 332 et 1 229 mentions de ces lemmes dans la PL40. Mais ils n’appartiennent pas, eux non plus, au vocabulaire courant. Un examen plus précis des occurrences de la PL montre que laborator se développe très progressivement aux vie-viie siècles, sans doute d’abord chez Grégoire le Grand41, puis chez les auteurs carolingiens – dont Alcuin, Walafrid Strabon et Hincmar de Reims42. Quelques-unes des occurrences sont intéressantes, par exemple chez Hincmar, qui oppose les clercs et les laïcs nobiles aux ignobiles atque rustici laboratores43. Plus tard, au xe siècle, Rathier de Vérone précise que les laboratores peuvent être servi et liberi44. Une part non négligeable de ces mentions provient cependant de lettres (Alcuin, Wibald, Alexandre II, Bernard de Clairvaux, Hildegarde de Bingen, etc.). 40. Ainsi que 631 et 65 dans les CEMA (où la différence fréquentielle entre orator et bellator est donc plus significative que dans la PL), et enfin 35 et 99 dans le Corpus Thomisticum (où la proportion des deux termes s’inverse, par rapport à la PL et aux CEMA). 41. Toutes les occurrences antérieures proviennent d’auctores incerti (pseudo-Jérôme, pseudo-Augustin, etc.), et ne peuvent pas être datées à ce stade de l’enquête. La première mention attestée de façon fiable est donc celle de Grégoire le Grand, Moralia in Job, dans PL 75, col. 509-1162b, ici col. 677b : Unde et non aeque laborantes in vinea (Mt XX :1), aeque cuncti denarium sortiuntur. Et quidem apud Patrem mansiones multae sunt, et tamen eumdem denarium dispares laboratores accipiunt ; quia una cunctis erit beatitudo laetitiae, quamvis non una sit omnibus sublimitas vitae. Le passage est d’autant plus intéressant qu’il propose un saut du verbe (lemme laboro, ici laborantes) vers le substantif (laboratores). 42. Hos tu efficacissimus divini operis laborator tota mentis intentione assequi satage, quatenus Christus ipse per te de tuae puppi carinae populis praedicare dignetur, et sit pius gubernator naviculae, ex qua te retia apostolicae praedicationis in pelagus profundissimae gentilitatis expandere iussit : quatenus illum per suae magnae pietatis miserationem tibi sociisque tuis praecipientem audias : « Afferte de piscibus quos prendidistis nunc » (Jn 21, 10) (Alcuin, Epistolae, dans PL 100, col. 139-512b, ici nº XXXVI (Ad Arnonem), col. 193b) ; Christus tria refugia habuit, ut fugeret turbas, in monte, in deserto, in nave super mare ; haec tria nobis relinquit : in altitudinem mandatorum, discendere in deserto, deserere vitia, et in unitate Ecclesiae intrare : navis Ecclesiam significat : ut qui habet gubernatorem et navigatores, et aqua qui iactant, hi de nave. Idem Episcopi, et laboratores, et qui ministeria intus faciunt, et tres offendunt naves, periculum in undis, in vento, in cilice, sic Ecclesia periculum, undis, temptationes diaboli, in vento peccatorum, in cilice falsis fratribus, quando ascendebant in montem significabat theorica, id est contemplativa : quando descendit, docet practica, id est, actuale, et cum sedisset, indicat incarnationem eius non apparuisse, quia qui sedit, vestimentum corpus suum defendit (Walafrid Strabon, Expositio In Quatuor Evangelia, dans PL 114, col. 861916b, ici col. 872c, commentaire de Mt 8, 18) ; Nam civitatem, in qua Comes inhabitat, et clerici ac laici nobiles, sed et ignobiles atque rustici laboratores, et etiam Judei ut fertur inhabitant […] (Hincmar de Reims, Epistolae, dans PL 126, col. 9-280a, ici n° XIII (De translationibus episcoporum, contra Actardum Namnetensem), col. 221a-221b). 43. On retrouve ici le schéma bipartite, plus conforme à la logique de l’analogisme médiéval que la division tripartite, et fondé sur des couples binaires enchaînés. 44. Omnes autem Ecclesiae filii, inter quos tu etiam numeraris, si tamen non dedignaris, si patrem ut Absalon, arbore vindice multandus, mucrore non persequeris 2 R 18, 9) ; si vipereo matris viscera ore non rodis, attamen facias, facias tamen, inter eos numeraris, sed vide ne haereditate et cohaereditate illorum a temet frauderis, omnes, inquam, Ecclesiae filii aut de sorte sunt Domini et appellantur clerici et monachi ; aut sunt Ecclesiae famuli, episcopi vero confamuli ; aut laboratores, servi et liberi, aut milites regni (Rathier de Vérone, Praeloquia, dans PL 136, col. 145-344c, ici col. 236b). Concernant ce texte, voir n. carrier, « Travail et servitude paysanne aux xe et xie siècles. Autour de Rathier de Vérone et Adalbéron de Laon », Histoire & Sociétés Rurales, t. 51:1, 2019, p. 7-40.

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Les laboratores en effet sont quasi-absents de la documentation exégétique et théologique, y compris au xiiie siècle45. Il s’agit d’une situation intéressante, mais pas totalement inatendue : les missivies sont en effet souvent l’occasion pour les auteurs médiévaux d’employer un lexique soigné et parfois même rare46.

I.2. À la recherche des laboratores Bien au-delà de la question des trois ordres (et donc des représentations), les laboratores sont pourtant omniprésents dans l’historiographie. On parle souvent de leur émergence entre le xe et le xiie siècle, de leur composition en tant que groupe social, voire de leur vision du monde47. Si Marcel David leur consacre deux articles dès 195948, Jeffrey Fynn-Paul définit encore en 2018 les laboratores comme « un groupe hybride » entre « campagne et monde urbain »49. Quelques années auparavant, Jacques Rossiaud notait qu’au xve siècle, certains clercs considéraient les laboratores comme des « gens de basse condition », sans distinction d’activité précise, bien que cela ne soit pas systématiquement le cas50. Quant à Jacques Le Goff, il présente les laboratores comme une sorte d’élite paysanne : « la partie supérieure productrice, innovatrice, de la couche paysanne et artisanale, je dirais volontiers les producteurs, qui témoignent aussi d’une certaine promotion du travail dans l’idéologie et la mentalité médiévale autour de l’an Mille »51. 45. On trouve en effet seulement deux occurrences du lemme dans le Corpus Thomisticum, qui contient plus de 13 millions de mots : Consequenter cum dicit ego misi vos metere quod non laborastis, adaptat proverbium ad propositum, et primo dicit apostolos esse messores ; secundo ostendit esse laboratores, ibi alii laboraverunt, et uos in labores eorum introistis (Thomas d’Aquin, Super Evangelium S. Ioannis lectura, Caput IV, Lectio IV) ; Et jumenta, et oves, et equos, et mancipia, et animas hominum, se dicunt habere, iumenta, domini id est fortes laboratores, qui portant onera aliorum (Hugues de Saint-Cher (?), Expositio super Apocalysim, Caput XVIII). 46. C’est aussi le cas du lemme paternitas, auquel nous avons consacré des recherches récemment, qui se diffuse en particulier par les lettres : n. Perreaux, « In nomine patris », dans Histoires, langues et textométrie, éd. l. DuMonT, o. Julien et s. laMassé, Paris, à paraître. 47. Les sociologues du travail ont parfois repris la chronologie des médiévistes sur l’émergence d’une « classe de travailleurs », identifiée au laboratores : D. MéDa, Le Travail, une valeur en voie de disparition, cit. n. 3, p. 56. 48. M. DaviD, « Les laboratores jusqu’au renouveau économique des xie-xiie siècles », dans Études d’Histoire du droit privé offertes à Pierre Petot, Paris, 1959, p. 107-119 ; iDeM, « Les laboratores du renouveau économique, du xiie à la fin du xive siècle », Revue historique de droit français et étranger, 36, 1959, p. 174-195 et 295-325. Voir aussi iDeM, Les Travailleurs et le sens de leur histoire, Paris, 1967. On rappelle que Marcel David était présent aux premiers séminaires de Georges Duby consacrés à la théorie des trois ordres. Ce dernier le citera à différentes reprises par la suite (par exemple dans G. DuBy, « Recherches historiques sur les campagnes médiévales », Études rurales, 13-14, 1964, p. 71-78, ici p. 72), et il en va de même pour Jacques Le Goff. 49. J. Fynn-Paul, Family, Work and Household in Late Medieval Iberia : A Social History of Manresa at the Time of the Black Death, New York, 2018, chap. 9.2. 50. J. rossiauD, Lyon 1250-1550, cit. n. 39, chapitre 9. 51. J. le GoFF, L’Europe est-elle née au Moyen Âge ?, Paris, 2003, p. 24-25. Il rejoint donc ici Marcel David, pour qui le terme désigne certes « l’ensemble de ceux qui n’étaient ni clercs ni nobles, sans avoir pour autant à s’étendre au-delà du monde paysan », mais aussi « ceux des cultivateurs qui pour

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Enfin, en 2012, Mathieu Arnoux emploie aussi la catégorie dans son ouvrage Le temps des laboureurs. Elle évoque pour lui « un groupe social cohérent unifié par la pratique du travail »52. Dans d’autres contextes encore, les historiens associent le terme de laboratores aux « laboureurs ». On note ainsi que la catégorie joue un rôle certain chez les médiévistes marqués par l’histoire socio-économique, par les Annales et par les réflexions sociales des années 1960-1970 sur les mouvements ouvriers. L’importance du concept s’étend toutefois au-delà de la médiévistique, puisque l’économiste Thomas Piketty le reprend par exemple dans son ouvrage Capitalisme et idéologie en 201953. Les laboratores seraient-ils beaucoup plus fréquents dans les chartes et les documents dits de la pratique (registres, comptes, règlements, etc.) ? Dans le corpus diplomatique des CEMA, nous avons dénombré moins de 200 occurrences du lemme laborator. Il s’agit bien entendu d’un score très faible. La forme la plus fréquente est laboratores, qui correspond au nominatif, au vocatif ou à l’accusatif pluriel, et qui totalise 96 occurrences (≈53 %). Suivent les datifs et ablatifs pluriels, laboratoribus, avec 35 mentions (≈19 %). Il ressort donc que les occurrences au pluriel sont très majoritaires, puisqu’elles correspondent aux presque trois-quarts des apparitions du lemme. La chronologie du lemme laborator dans les chartes est cependant intéressante (fig. 1) : après une mention isolée au ixe siècle54, on note un frémissement du lemme au xe siècle (14 occurrences), mais surtout au xie (52), puis xiie siècle (72), avant une chute bruale au xiiie siècle55. Peut-on pour autant parler d’un groupe social à l’échelle de l’Europe médiévale, émergeant au cours des xe-xiie siècles ? Il semble pour le moins délicat d’extrapoler à partir d’un si faible nombre de mentions, du moins dans les textes diplomatiques.

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le travail des champs disposaient d’araires et d’animaux de trait » (M. DaviD, « Les laboratores du renouveau économique », cit. n. 48, p. 174). M. arnoux, Le temps des laboureurs. Travail, ordre social et croissance en Europe (xie-xive siècle), Paris, 2012, p. 57. Voir de même iDeM, « Manger ou cultiver : laboratores, oratores et bellatores entre production et consommation (xie-xiiie siècle) », dans L’Alimentazione nell’alto Medioevo. Pratiche, simboli, ideologie, Spolète, 2016, p. 939-962 (Settimane di studio della Fondazione Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 63). T. PikeTTy, Capital et idéologie, Paris, 2019, p. 111 (chapitre 2) : son analyse se fonde précisément sur la théorie des trois ordres, sans doute à partir des travaux de G. Duby. Il est probable que sa lecture passe toutefois par celle de M. Arnoux. […] et hoc ipso retdito nos laboratores cum nostrum vegamus dispendium una vectura de vino […] (dans le fonds de Sainte-Giulia de Brescia, en 822 : e. BarBieri, i. raPisarDa et G. cossanDi (éd.), Le carte del monastero di S. Giulia di Brescia. I 759-1170, Pavia, 2008, nº 25). Il s’agit en fait d’un acte de l’abbesse Eremperga de San Salvatore detto Nuovo, par lequel elle transfère une terre à un certain Rotperto di Movico, afin qu’il la cultive. Cette chute est très fréquemment observée, pour des lemmes relevant de différents champs lexicaux, lors du xiiie siècle et surtout aux xive-xve siècles. Elle est principalement liée au fait que les chartes doivent, à l’échelle européenne, être divisée en au moins trois groupes chronologiques : avant le milieu du ixe siècle ; du milieu du ixe siècle au xiiie siècle ; au-delà du xiiie siècle. Le groupe central correspond grosso modo à la phase d’encellulement du système européen (bien que ce phénomène soit très variable chronologiquement d’une zone à l’autre). Il n’est donc pas étonnant de voir le terme laborator chuter, comme d’autres, alors que les chartes évoquent de nouvelles questions sociales – et plus nécessairement les transferts de terres, comme lors de la phase centrale.

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Afin de compléter l’analyse, des enquêtes supplémentaires ont été menées dans les Acta Sanctorum, les OpenMGH, puis dans un corpus de textes théologiques du xve siècle. Au sein de ce dernier ensemble, on relève seulement 11 occurrences de laborator, sur un total d’environ 5,8 millions de mots. Il faut d’ailleurs noter que 6 de ces mentions sont présentes dans le Malleus Maleficarum d’Heinich Kramer (1486-1487). Cette situation est intéressante, car l’ouvrage évoque indirectement la crise sociale qui frappe alors le système de l’Europe Fig. 1. Évolution des mentionse de elaborator dans les chartes (CEMA, vii -xiii siècle). médiévale. Plus globalement, tous les résultats se sont avérés très cohérents avec ce qui avait été observé précédemment56. Ainsi, les mentions de laborator sont rares, voire très rares dans les corpus examinés, depuis les Pères de l’Église jusqu’au xve siècle57. Se pourrait-il alors que les « travailleurs » ou laboratores des historiens soient désignés dans les textes par d’autres termes latins ? Une enquête rapide sur un lemme parfois évoqué dans les mêmes contextes historiographiques, operarius, fait apparaître des tendances proches : les mentions sont moyennement fréquentes, et renvoient régulièrement à la thématique des « ouvriers de la onzième heure » (Mt 20, 1-16)58. Tout se passe donc comme s’il n’existait pas de catégorie unifiée 56. Avec seulement 5 mentions dans les OpenMGH, dont 4 aux xive-xve siècles. Ou trouve 66 mentions de la forme laborantes dans le corpus, mais il s’agit quasiment toujours du verbe laboro. 57. Catherine Kikuchi, que nous remercions vivement, a effectué pour nous des recherches dans sa documentation vénitienne des xive-xvie siècles (Archivio di Stato di Venezia, Signori di notte al civil). Elle confirme que le terme y est présent, mais plutôt rare. Mentionnons cependant que Sylvain Parent relève « les noms de centaines de laboratores » dans le registre Introitus et Exitus 61 concernant Spolète (Vatican, Arch. Segr. Vat., Cam. Ap., Intr. et Ex. 61) : s. ParenT, « Le prix de la rébellion. Remarques autour de la reddition de Spolète en 1324 », dans Contester au Moyen Âge : de la désobéissance à la révolte, Paris, 2019, p. 358 (Congrès de la SHEMSP, 49). Il en va de même dans l’article de F. Franceschi, « La mémoire des laboratores à Florence au début du xve siècle », Annales, vol. 45:5, 1990, p. 1143-1167. Pour la situation à Avignon, décrite par Jacques Rossiaud, voir la note 43. Philippe Bernardi relève aussi plusieurs occurrences du terme aux xive-xve siècles dans les registres notariés d’Aix-en-Provence et d’Avignon : voir P. BernarDi, Maître, valet et apprenti au Moyen Âge. Essai sur une production bien ordonnée, Toulouse, 2009, Annexes – pièces justificatives nº 2, 6-7 et 11. Les mentions de laborator sont donc probablement plus fréquentes dans les registres, mais il est difficile de dire dans quelles proportions tant que nous ne disposerons pas d’un corpus numérique développé. 58. Avec environ 500 mentions dans les CEMA, et environ deux mille dans la PL (en incluant à la fois operarius comme substantif et comme qualificatif). Une étude complète devrait toutefois être menée sur le lemme, dont l’importance théologique est nettement plus forte que celle de laborator. Selon

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pour désigner et penser les « travailleurs » médiévaux en tant que groupe, au moins jusqu’au xive siècle59. Cela implique en retour que le concept historien de laboratores ne repose pas sur une catégorie médiévale forte. « Travailleurs » et « travail » étant a priori consubstantiels, ces observations, tant historiographiques que documentaires, fragilisent l’hypothèse même d’un « travail médiéval ». Ces obstacles identifiés, il nous faut revenir à notre question initiale : comment étaient pensées les activités dans l’Europe médiévale ?

I.3. Un terme rare et essentiellement méridional Avant de clore cette partie, il convient toutefois d’examiner la répartition des occurrences dans les textes diplomatiques, car leur rareté les rend précisément intéressantes60. Elles proviennent en effet quasiment toutes de l’espace méditerranéen, en particulier de la Péninsule Ibérique, de l’Italie et de la Provence61. Dans les chartes originales de France, les six occurrences de laborator sont contenues dans cinq documents issus des fonds de Montmajour, de l’évêque de Marseille Pons Ier, de Saint-Victor de Marseille, puis d’une charte de l’évêque d’Arles Atton pour cette même abbaye, et enfin d’un acte de laïc languedocien62. Outre ces mentions, les 180 autres se répartissent ainsi : 116 pour la Péninsule Ibérique, en particulier la Catalogne (≈ 64 %)63 ; 28 pour la Provence et le Languedoc, voire plus rarement

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François Rivière, que nous remercions vivement, les termes « ouvrier » et « manouvriers » sont relativement fréquents dans les registres au xive-xvie siècles. On pourrait de même s’interroger sur l’existence d’une catégorie unifiée pour désigner les « outils » (ustensilia est par exemple un terme excessivement rare, au moins jusqu’au xiiie siècle, avec moins de 50 occurrences dans tous les corpus consultés). À l’inverse, on pourrait remarquer que ces mentions, faibles au demeurant, pourraient très bien être employées hors d’un cadre quantitatif pour postuler l’existence d’une hypothétique classe de laboratores. C’est donc bien leur intégration dans un cadre global (ici les CEMA) qui permet d’en définir l’importance, toute relative. Voir les différentes occurrences mentionnés ci-dessous. La plus ancienne occurrence provient de Montmajour et date de 979 : elle est présente dans Artem nº 4088 (cf. la note suivante). Vient ensuite la mention de Pons Ier, en 1008 : In tale vero conventum ipsi laboratores ipsas vineas cum bono studio plantare vitis fodere et probagare et fecundare studuerint cum bene avineata fuerit ipsi laboratores de ipsas vineas una medietatem recipiant a proprium alodem (Artem nº 3980). La mention issue de Saint-Victor est la suivante, en 1095 : Et illos mansos qui a possessoribus non excolluntur si monachi illos illorum que terras excolunt quiete possideant donec laboratores cum concilio monachorum adveniant terras que accipiant et de dono quod homines iteraturi donaverint vel promiserint monachi duas partes recipiant (Artem nº 4320). La dernière occurrence provençale dans les originaux émane de l’évêque d’Arles Atton, mais concerne aussi Saint-Victor, en 1119 : De aliis autem ecclesiis quas clerici tenent et earum parrochiis habeant idem clerici decimas exceptis ut supradictum est monachorum dominicaturis et si monachi acreverint dominicaturam suam de ipsa augmentatione habeant decimas et si minuerint et dederint laboratoribus habeant clerici (Artem nº 4159). L’acte languedocien est l’Artem nº 531, daté de 1112. Quelques exemples parmi les mentions les plus anciennes : Et si ego donator minime fecero et de supra convencione non oc valeat vindicare sed componat in vinculo solidos XX et nos laboratores minime fecerimus […], dans une donation barcelonaise de 954 (Quan els vescomtes de Barcelona eren. Història, crònica i documents d’una família catalana dels segles X, XI i XII, éd. J. e. ruiz

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la Bourgogne (≈ 15 %)64 ; 24 pour l’Italie, a priori sans distinction entre le nord et le sud (≈ 13 %)65 ; 6 pour la France du nord (≈ 4 %)66. Parmi ces dernières, on trouve par exemple deux actes de l’évêque d’Arras Fremauld [1174-1183], ainsi que deux autres documents de Vaucelles et un dernier pour Echternach, employant ce lemme67. Enfin, 6 mentions (≈ 4 %) apparaissent aussi dans des diplômes impé-

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DoMénec, Lleida, 2006, nº 1) ; Et si ego laborator ipsam terram non plantavero sicut supra taxatum est componam tibi in uinculo solidos XX et in antea adimpleam quod nostra est convencio, toujours à Barcelone, en 1012 (Diplomatari de l’Arxiu Capitular de la catedral de Barcelona, segle XI, éd. J. Baucells i reiG, Lleida, 2006, vol. 1, nº 181) ; Manifestum est enim quia donamus vobis kastrum nostrum quem vocant Abiniana qui est destructum et solidum et eremum sine habitatore et absque laboratore et propter metu Ismahelitis inabitabile, à Sant Cugat del Vallès en 1088 (Cartulario de Sant Cugat del Vallès, éd. J. rius serra, Barcelona, 1945, nº 730). Pour la Provence : Pro tale vero ut dum Deus Rotbaldo et uxori sue vitam concesserit ipsas vineas cum bono studio fodere et propaginare studeant et ipsum fructum quem Deus ibi dederit usque ad Arelatem civitatem salvum venire faciant medietatem unam recipiant canonici et decimum aliam laboratores accipiant, à l’évêché d’Arles en 923 (Gallia christiana novissima. Histoire des archevêchés, évêques et abbayes de France. Provinces d’Albi, Aix, Arles, Avignon et Auch, éd. J.-h. alBanes, Montbéliard, 1899-1920, vol. 1, nº 244, p. 99-100) ; Aliam laboratores accipiant, en 933 à Arles (Les chartes du pays d’Avignon (4391040), éd. G. De ManTeyer, Mâcon, 1914, p. 36-37 – dans un acte très proche du précédent) ; Airardo presbitero eredes Romarico condam laboratore […], à Montmajour vers 966-979 (iDeM, p. 78-79 ; aussi Artem nº 4088). Pour le Languedoc, on trouve par exemple cet acte original énumérant les biens détenus en gage par un certain Arnaud Bernard, à proximité de Perpignan : Et de Petrus laborator habet in pignora suam vineam per IIII solidos et dimidium […], en 1112 (Artem nº 531 – sur ce document, voir M. alarT, Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790, Pyrénées-Orientales, Archives civiles – Série B. C., tome premier, Paris, 1968, p. 38, B 65) ; […] et condirectum ad laborandum integriter et sine enganno ut habeatis teneatis et possideatis eam uos et omnis uestra posteritas per laborationem in perpetuum et de ista hora inantea non possimus uos nec uestros cambiare ullo modo per laborationem per ullos alios laboratores, à Fontfroide en 1128 (Le chartrier de l’abbaye cistercienne de Fontfroide (894-1260), éd. v. De BecDelièvre, Paris, 2009, nº 70). Pour la Bourgogne, les occurrences sont aussi très rares : Tunc judicauerunt scaminei ut venissent homines de villis que sunt in circuitu hujus civitatis Matisconensis illi meliores qui sunt laboratores et jurent per antiquis temporibus ut amplius lex non fuisset recipere de duobus carrariis nisi unum denarium, dans un règlement issu d’un plaid comtal vers 928 (Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon : connu sous le nom de Livre enchaîné, éd. M.-C. raGuT, Mâcon, 1864, p. 292-293, nº 501) ; on trouve une autre mention dans une liste de témoins pour l’abbaye de Molesme, en 1108 : Hujus rei testes adsistunt Hugo de Malleio, Arnulfus pistor, Arnaldus famulus cellerarii, Theodericus quoquus, Rotbertus hospitarius, Willelmus filius Ulrici laboratoris (Cartulaire général de l’Yonne, éd. M. quanTin, Auxerre, 1854-1860, vol. 2, nº XXX). curam abead ordinandi et disponandi easdem terras et predictum vasum fullonis ita ut per malos laboratores non dispereant set semper meliorentur […] dans un don pour l’église de Bergame en 1023 (Le pergamene degli archivi di Bergamo aa. 1002-1058, éd. M. corTesi et a. PraTesi, avec c. carBoneTTi, venDiTTelli, r. cosMa et M. venDiTTelli, Bergamo, 1995 puis Pavia, 2005, nº 75) ; et tu et heredes tui licentiam habeatis ibi ponere laboratores absque ordine scripto sine omni nostra contrarietate […], à la Sainte-Trinité de Cava en 1025 (Codex diplomaticus Cavensis, éd. M. schiani, M. MorcalDi, s. De sTeFano, G. viTolo et s. leone, Naples, 1873-1984, vol. 5, nº 763). Voir les mentions présentées dans les notes suivantes. […] presente nostro capitulo, presentibus etiam terre laboratoribus Ursione Revione Iacobo Laiulfi Siluestro fabro, dans un acte de l’évêque Fremauld d’Arras en 1176 (Les chartes des évêques d’Arras (1093-1203), éd. B.-M. Tock, Paris, 1991, nº 169 – la formule est reprise quasiment à l’identique dans l’acte nº 170, de la même année) ; usque ad finem vite sue sicut fortis laborator se exhibuit, à Echternach en 1179 (Geschichte der Grundherrschaft Echternach im Frühmittelalter. Untersuchungen über die Person des Gründers, über die Klosters- und Wirtschaftsgeschichte auf Grund des Liber

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riaux d’Otton Ier, d’Otton III, d’Henri II ou encore de Frédéric II, mais celles-ci concernent exclusivement des abbayes italiennes68. Considérant ces éléments, on est bien forcé de constater que la quasi-totalité des mentions provient de Péninsule Ibérique, d’Italie ainsi que du sud de l’actuelle France. Cette spécificité ne peut sans doute pas s’expliquer par un régionalisme linguistique, car la zone est trop vaste et couvre un large arc méditerranéen. S’agit-il alors d’une tendance sociale, propre à la dynamique de cette zone aux xiiexvie siècles ? L’hypothèse mériterait sans doute d’autres investigations : à défaut de conclure que les laboratores formaient une « classe sociale cohérente », on peut dire que l’apparition du lemme est certes lente et limitée, mais néanmoins réelle. Il s’agirait donc d’examiner l’évolution de ces mentions aux xve-xvie siècles, tout en cherchant à s’affranchir d’une perspective qui pourrait insidieusement devenir téléologique (i.e. « l’émergence des travailleurs »).

ii. un enseMBle lexical héTéroGène II.1. Question de méthode : faut-il partir d’une liste ? Afin de poursuivre l’enquête, il était nécessaire de constituer une première liste de termes relatifs aux activités médiévales, en particulier à partir des dictionnaires numérisés69. Cette approche quasi-incontournable est toutefois problématique, car aureus Epternacensis (698-1222), éd. c. waMPach, vol. I :2, Luxemburg, 1930, n° 204 – Diplomata Belgica nº 5702) ; Concessi etiam quod laboratores eorum in eadem terra sive lignorum emptores in omni pace esse ire et redire faciam et si quis eos impedierit ego eos liberabo, à Vaucelles en 1198 (Les chartes de l’abbaye cistercienne de Vaucelles au xiie siècle, éd. B.-M. Tock, Turnhout, 2010, n° 160) ; et dans le même lieu en 1200 : Set et laboratores eorum in eadem terra sive lignorum emptores in omni pace esse ire et redire faciam et si quis eos impedierit ego eos liberabo (Ibid., n° 169). 68. Quia Tuscis consuetudo est ut, accepto ab ecclesia libello, in contumatiam convertantur contra ecclesiam, ita ut vix aut numquam constitutum reddant censum, precipimus modis que omnibus iubemus, ut non episcopus vel canonicus libellum aut aliquod scriptum alicui homini faciant, nisi laboratoribus qui fructum terrę ecclesiae et ca[nonicis ipsius loc]i reddant sine molestia vel contradictione aliqua, dans un acte d’Otton ier pour les chanoines d’Arezzo, en 963 (Die Urkunden Konrad I., Heinrich I. und Otto I. (MGH DD O I), éd. T. sickel, Hanovre, 1879-1884, nº 253). Cette occurrence est intéressante, car laborator qualifie précisément ceux qui cultivent la terre d’Église. Un sens identique apparaît dans cet autre acte de 967 pour San Severo in Classe de Ravenne : Et precipientes precipimus [...] ut [...] nulla que maior vel minor persona nullus eiusdem monasterii abbas aut monachus facultatem habeat res ecclesie distribuere per libellos seu per aliqua munimina aut per infiteosin alicui inscribere, nisi laboratoribus qui propriis manibus terram laborant, ne sicut actenus monachi inibi famulantes ea occasione ob inopiam regulariter se non posse viuere dicant (iDeM, nº 349) ; Messores quoque et quoslibet laboratores ipsorum monasteriorum sub nostra protectione recipimus, dans un diplôme de Frédéric II passé à Messine en 1209 (Die Urkunden Friedrichs II, vol. 1, éd. w. koch, k. höFlinGer, J. sPieGel et c. FrieDl, Hanovre, 2002, n° 100). 69. L’équipe de l’ANR OMNIA a en effet créé une base de données à partir de différents dictionnaires latins, aujourd’hui interrogeable soit à partir des lemmes eux-mêmes, soit à partir des traductions données dans les ouvrages. Voir B. Bon, « OMNIA – Outils et Méthodes Numériques pour l’Interro-

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elle tend indirectement à présupposer l’existence d’un champ unifié et homogène pour le processus de production médiéval, alors inévitablement considéré comme un décalque de notre propre « travail »70. Il y a en effet un risque, en se fondant sur de putatives traductions, de reconstruire la pseudo-cohérence d’un hypothétique champ lexical. Cette mise en garde doit être conservée à l’esprit : en aucun cas, la liste que nous pourrions constituer ne traduit de notre part une hypothèse quant à sa cohérence. Elle ne constitue qu’une étape méthodologique71. Son rôle est de nous permettre d’identifier des lemmes sur lesquels nous concentrer, en particulier à partir du critère de leur importance fréquentielle. Pour la constituer, quatre méthodes sont à notre disposition : les dictionnaires, l’historiographie, les analyses sémantiques et la lecture des textes. Une recherche inversée dans les dictionnaires permet d’abord d’obtenir une liste de 86 termes généralement traduits par « travail » ou « labeur » (plus rarement), ainsi que leurs dérivés72. La lecture des travaux de Ludolf Kuchenbuch et de Jacques Le Goff permet de compléter et d’amender cet inventaire. Mais seule l’analyse sémantique et la lecture des textes permettra en définitive de dire si ces termes forment des ensembles plus ou moins cohérents et articulés. Afin de repérer les mots dont la fréquence rend possible une analyse lexicosémantique quantitative, nous les avons dénombrés dans les différents corpus à notre disposition. Comme souvent, seule une faible partie des lemmes est réellement représentée dans les textes – les autres étant soit totalement absents des corpus, soit présents sous la forme d’hapax. Parmi ces termes rares, un nombre très élevé renvoie à des métiers, en particulier ceux liés à une matière ou à une technique : bombycino, brasserius, equitium, erifice, fabrefactura, lanificium, linificium, machio, metallicus, minagium, temperaculum, tudiatores, etc.73. Cette fragmentation n’est certainement pas le fruit du hasard, puisque notre hypothèse

70. 71. 72.

73.

gation et l’Analyse des textes médiolatins (I, II et III) », cit. n. 25. La version SQLite du dictionnaire a été produite par Alain Guerreau. Même remarques dans J. le GoFF, « Travail », cit. n. 8, p. 1137. Ludolf Kuchenbuch emploie la micro-sémantique pour identifier les termes clés, fondée sur sa connaissance empirique du problème. En définitive, nous verrons que nous aboutissons à des considérations proches, en tout cas complémentaires – et que sa liste initiale est elle-même relativement similaire à la nôtre. Exemple pour les termes liés à « travail » dans les dictionnaires consultés : allaboro, architectonor, bombycinator, bombycino, brasserius, cestrotus, collaboro, combino, delaboro, detorno, dies, dieta, dietarium, equitium, erifice, fabrefactura, fabrica, fabricabilis, fabricatus, haribannus, illaboratus, illaboro, illucubratus, indomitus, inelaboratus, infectus, inoperatus, intractatus, iurnus, labor, laboratio, laboratorium, laborifluus, laboro, ladmon, lana, lanificium, lanificus, lanitium, ligonizo, linaria, linarius, linificium, lucerna, lucubratio, lucubro, machio, manupretiosus, materibatura, metallicus, minagium, negotium, opera, operagium, operamentum, operarius, operatio, operator, operatorium, operatus, opero, operosus, opificina, opificium, opificus, opus, pastinator, perpastino, quindena, rastraria, rusticor, sagnaderius, sarculum, sellularius, sesquiopus, specillatus, subedianus, sudor, temperaculum, toreuma, trauallum, tudiatores, tudito, uehis. « Labeur » n’offre que deux entrées (laboratio, laborerium), ce qui tendrait d’ailleurs à indiquer que le terme est moins problématique que celui de « travail ». Il est probable que l’on trouverait plus de ces termes dans les documents comptables ou normatifs, particulièrement en contextes urbains, aux xiiie-xvie siècles. Mais là encore, une enquête chiffrée devrait être menée afin de s’en assurer. Nous renvoyons ici à la thèse de F. rivière, Travail et métiers en Normandie à la fin du Moyen Âge. Institutions professionnelles et régulation économique, Paris, 2017 ; P. BernarDi, c. MaiTTe et F. rivière (dir.), Dans les règles du métier. Les acteurs des normes

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est précisément qu’il n’existait pas de catégorie unifiée pour désigner les « travailleurs » (a fortiori le « travail) : nous y reviendrons. Reste une vingtaine de termes bien représentés dans la documentation consultée. Quatre catégories fréquentielles peuvent être distinguées dans les CEMA : 1. Les lemmes représentés par moins de 100 mentions : opusculum, opifex, collaboro, haribannus74, operamentum, operatorium, operator, opificus, sudo. 2. Ceux qui comptent entre 100 et 500 mentions : laborator, laboratio, operarius, operatio. 3. Entre 500 et 1 000 : ars, opero, fabrica. 4. Enfin, plus de 2 000 occurrences : labor, negotium, laboro, opus-opera75 et officium. Cette liste ne serait toutefois pas satisfaisante si nous n’y ajoutions le lemme servitium, maintes fois retenu par Ludolf Kuchenbuch dans ses analyses76.

Fig. 2. Nombre d’occurrences des principaux termes médiolatins retenus, au sein d’une série des corpus77. Le tri est effectué en fonction du nombre d’occurrences dans les CEMA. En gris, quelques valeurs remarquables.

74. 75.

76. 77.

professionnelles au Moyen Âge et à l’époque moderne, Palermo, 2020 ; ainsi qu’aux analyses lexicales de P. MichauD-quanTin, Universitas […], op. cit., chap. vii (« Du ministerium à la hansa »), bien que ces dernières soient schématiques. Présent dans la liste, car parfois traduit comme un « service de travail ». La distinction entre opus et opera n’est pas toujours simple dans l’état actuel des lemmatiseurs, mais il semble en aller de même pour les auteurs médiévaux eux-mêmes. Ces formes apparaissent en effet dans des contextes souvent similaires, sont des substantifs (on rappelle que les lemmatiseurs sont le plus souvent des étiqueteurs morphosyntaxiques, et donc qu’ils fonctionnent à partir des catégories grammaticales) et sont surtout parfois homonymes (ex. les formes opera au nominatif/vocatif/accusatif pluriels pour le lemme opus – que l’on retrouve au nominatif, vocatif et ablatif singuliers pour le lemme opera). Dans un premier temps, nous avons donc préféré regrouper les deux lemmes, avant de les séparer dans les analyses qui suivent. Ce constat est largement partagé par Isabelle Rosé dans ce volume, qui indique que « [l]e nom féminin opera, mal connu, n’est pas toujours clairement distinguable d’opus […] ». Pour servitium, les traductions proposées sont : « service, charge, obligations, esclavage ». Sur ce terme, nous renvoyons aux travaux de Ludolf Kuchenbuch et Julien Demade, déjà mentionnés. Le corpus « PL (avant 500) » correspond aux volumes 1 à 62 (inclus) de la PL, c’est-à-dire avant Boèce [† 524]. Il contient à environ 22 millions de mots. Celui « PL (après 500) », va donc des volumes 63 à 217 (inclus), soit de Boèce à Innocent III [† 1213]. Le corpus « Antique » comprend un ensemble de textes assez exhaustif de la latinité païenne (jusqu’au iie siècle après – soit environ

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Ces termes représentent plus de 85 600 mentions dans les documents diplomatiques des CEMA. Cette somme est plus élevée dans la PL, où les lemmes réunissent environ 272 000 occurrences78. Définir l’importance de cet ensemble lexical n’est toutefois envisageable qu’en comparaison avec d’autres mots. Face aux 85 600 mentions relevées dans les CEMA, coexistent (dans ce même corpus) 227 0000 occurrences de terra, 368 300 pour sanctus, et enfin 350 600 pour dominus. La comparaison avec ces termes clés du système de l’Europe médiévale permet de mieux situer l’importance de fabrica (1 568), labor (4 610) ou encore ars (1 122) – qui font donc partie du vocabulaire courant, mais certainement pas dominant. Deux conclusions peuvent, nous semble-t-il, être tirées de ces observations : d’une part, la répartition fréquentielle de ce lexique est extrêmement hétérogène. Des termes comme operarius (un millier d’occurrences pour le substantif dans la PL) et opus-opera (plus de 116 000 mentions) ne peuvent pas être placés sur un même plan structurel, sans compter les nombreux hapax relevés. Cette hypothèse s’explique simplement : des lemmes centraux d’un système de représentation ont nécessairement une portée sémantique, une valence sociale, bien supérieures aux termes rares. En outre, ils possèdent des caractéristiques statistiques différentes, qui incitent à des comparaisons prudentes. D’autre part, certains termes sont nettement plus représentés dans l’une ou l’autre typologie documentaire : c’est par exemple le cas de servitium, qui est 7,6 fois plus présent dans les CEMA que dans la PL, alors que dans le même temps opus-opera sont 6,9 fois plus présents dans la PL que dans les CEMA79. De telles différences fréquentielles impliquent que ces multiples termes ne jouaient pas le même rôle, ni ne se complétaient, s’opposaient, s’articulaient sur un même plan.

II.2. La promotion chrétienne de l’opus Afin de mieux mesurer certaines évolutions liées à ces termes, il est intéressant de comparer les textes médiévaux à ceux de l’Antiquité païenne. Les rapports de production y étaient nécessairement organisés d’une façon bien différente, ne serait-ce qu’au regard de l’esclavage80. Une base de données regroupant les prin6,9 millions de mots). Enfin, « Thomas » correspond à l’ensemble du Corpus Thomisticum, soit les textes de Thomas d’Aquin et de ses continuateurs (13 millions de mots). L’ordre des lemmes est donné en fonction de leur importance dans les CEMA. 78. Dont près de 43 % sont des mentions d’opus-opera. 79. De même, il y a 160 mentions de servitium dans le Corpus Thomisticum, contre 11 242 pour opus-opera. 80. Voir en dernier lieu n. carrier, Les usages de la servitude. Seigneurs et paysans dans le royaume de Bourgogne (vie-xve siècle), Paris, 2012 ; ainsi qu’a. rio, Salvery After Rome, 500-1100, Oxford, 2017, qui donne une excellente vue générale de la transition radicale qui s’opère entre le iie et le ve siècle après J.-C. (Although many of the practices we looked at in the first three chapters, whether of enslavement or of manumission, had already existed in some version under Rome, many of the uses to which they were put seem new and distinct from those characteristic of Roman slavery […], p. 246). On trouvera dans ces deux volumes le résumé des discussions ayant agité la médiévistique sur cette question de la transition du système esclavagiste au mode de production médiéval (Bloch, Bonnassie,

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cipaux textes des auteurs latins anciens, du ive siècle avant au iie s. après J.-C.81, a donc été comparée aux documents de la PL pour les iie-ve siècles (jusqu’à Boèce). Ce rapprochement est d’autant plus intéressant que la somme des termes inclus dans notre liste est proportionnellement équivalente dans l’un et l’autre des ensembles82. Toute évolution de la fréquence d’un terme ou d’un groupe de termes au sein de la liste, entre période païenne et chrétienne, est donc d’autant plus significative. Or, il apparaît qu’opus connaît une évolution fréquentielle majeure. Elle est visible, par exemple, dans l’évolution du ratio entre labor et opus, qui bascule notablement d’une période à l’autre. Tandis que l’on décompte 1,2 occurrences d’opus pour 1 de labor dans l’Antiquité païenne, il existe 4,7 fois plus de mentions d’opus que de labor chez les auteurs chrétiens des premiers siècles83. La période chrétienne est donc marquée par une promotion très nette du couple opusopera (qui représente encore une fois à lui seul 43 % du total des occurrences de la liste lexicale dans la PL), mais aussi du verbe opero. Alors que les occurrences de labor ne sont multipliées que par 2 entre le corpus antique païen et celui des Pères (2 307 vs. 5 503 mentions), celles d’opero explosent et se multiplient par un facteur de 100 (60 vs. 6 799 mentions). D’autres différences peuvent être observées : ars, negotium et sudor sont proportionnellement plus présents dans le système romain païen que chez les Pères de l’Église84. À l’inverse, on constate que d’autres termes deviennent nettement plus fréquents lors du passage du système antique au Moyen Âge. Outre opus et ses dérivés (opera, opero), c’est aussi le cas de servitium : dans les chartes, ce terme devient même rapidement le plus employé de la liste, avec plus de 29 200 occurrences au total. Ces évolutions ne sont évidemment pas seulement fréquentielles et s’accompagnent de transformations sémantiques complètes, liées pour partie à la promotion de la Vulgate comme système de référence. Elles traduisent probablement une rupture dans la façon d’envisager les rapports de production, qui prennent place au sein d’une architecture articulant les « œuvres », le service divin et seigneurial, une

81. 82. 83. 84.

Freedman, Stella, etc.). Sur l’esclavage antique, en particulier en Grèce, voir la publication récente de P. isMarD, La cité et ses esclaves - Institution, fictions, expériences, Paris, 2019 – qui montre à quel point l’institution esclavagiste façonnait l’ensemble des structures sociales. Il s’agit du corpus intitulé « Antique » dans la fig. 2. On décompte ainsi 15 035 mentions au total pour le corpus païen, contre 54 418 aux iie-ve siècles ; soit 3,6 fois plus d’occurrences, tandis que le corpus se trouve lui multiplié par 3,16. Autrement dit des proportions sensiblement équivalentes. Le résultat est identique si l’on considère le ratio opus-opera vs. labor. Dans l’Antiquité païenne, ces lemmes sont en effet présents respectivement 6 023 et 2 307 fois (ratio de 2,61). Or, ils apparaissent respectivement 25 165 et 5 503 fois chez les auteurs chrétiens des iie-ve siècles (ratio de 4,57). C’est particulièrement net dans le cas d’ars, dont le nombre de mentions est quasiment équivalent dans le corpus Antique et dans celui des iie-ve siècles chrétiens (2 632 vs. 2 606). Or, comme nous l’avons déjà indiqué, ce second corpus est presque 3,5 fois plus important que le corpus païen. La non-évolution apparente correspond en fait à une chute brutale des mentions.

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nouvelle conception de la souffrance, le salut chrétien enfin85. Notons toutefois qu’il est impossible de détecter une tendance générale dans ces termes généralement traduits par « travail » : tandis que certains augmentent radicalement lors du passage de l’Antiquité païenne au système chrétien, d’autres baissent ou encore stagnent. Autrement dit, il ne semble pas que l’on passe d’un système sémantique à un autre par une simple « reconfiguration », en quelque sorte une « translation » des termes liés à un hypothétique champ : ce qui s’opère ici, c’est un transformation complète. Dans la Vulgate, opus est nettement plus présent au sein du Nouveau Testament (NT) que dans l’Ancien Testament (AT), avec trois fois plus de mentions dans un ensemble de textes pourtant quatre fois plus petit86. Labor enregistre à l’inverse une chute brutale, avec six fois moins de mentions dans le NT que dans l’AT – servitium étant quant à lui quasiment absent du corpus biblique, avec seulement trois occurrences. La tendance est donc à la fois une hausse relative des mentions d’opus et une chute franche des mentions de labor. Visible dans la Vulgate mais aussi chez les Pères, cette double évolution montre selon nous qu’il y a bien eu un changement important dans la sémantique de plusieurs de ces termes lors du passage au système chrétien87. Les autres évolutions observées entre corpus païen et Pères de l’Église sont, elles aussi, visibles si l’on compare l’ensemble antique à la Vulgate, mais également l’Ancien Testament au Nouveau Testament : opero augmente fortement, tandis qu’ars ou encore sudor chutent88. Cette reconfiguration est cohérente, d’une part avec la mise en place d’un système de représentations proprement chrétien, d’autre part, à plus long terme, avec le passage d’un système esclavagiste à un système fondé sur la fixation des populations et le prélèvement des surplus. Ces transformations idéelles et matérielles ne pouvaient pas ne pas entraîner des modifications sémantiques fortes. Elles sont d’autant plus sensibles que les activités (vivrières, intellectuelles, de construc-

85. Sur l’articulation de ces structures, voir la partie III de la présente contribution. Par ailleurs, s’ils sont beaucoup moins fréquents, on note qu’opusculum et operarius sont eux aussi multipliés lors du passage du système païen au système chrétien. Concernant l’articulation de ces éléments chez les Pères de l’Église, nous revoyons au travail en cours de D. Méhu, La révolution symbolique de l’Occident à la fin du ive siècle. Ambroise, Augustin, Paulin de Nole, dont nous avons pu consulter certains chapitres préparatoires. 86. Les deux sous-corpus de la Vulgate font respectivement 580 000 et 150 500 mots (environ). La comparaison lexicale entre AT et NT est a priori délicate, puisque l’intégralité du texte a été traduit par Jérôme. En pratique toutefois, on constate d’importantes différences lexicales entre les deux ensembles. 87. Les versets Gn 2, 2 (conplevitque Deus die septimo opus suum quod fecerat et requievit die septimo ab universo opere quod patrarat) et Gn 3, 17 (ad Adam vero dixit quia audisti vocem uxoris tuae et comedisti de ligno ex quo praeceperam tibi ne comederes maledicta terra in opere tuo in laboribus comedes eam cunctis diebus vitae tuae) eurent en particulier un impact considérable sur l’évolution ultérieure d’opus. 88. Le cas d’operarius est plus étonnant, car il est assez présent dans la Vulgate et en particulier le Nouveau Testament (14 occurrences – contre 17 au total dans toute l’Antiquité païenne). Malgré cela, il ne sera pas réemployé massivement par les auteurs médiévaux, ainsi que le montre les scores relativement faibles pour le lemme, tant dans la PL que dans les chartes.

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tion, etc.) s’insèrent alors progressivement toutes dans l’architecture ecclésiale du salut, et donc de la caritas.

II.3. Des tendances chronologiques contradictoires En dépit de ces fortes évolutions, liées à l’élaboration et à la mise en place du système de représentations chrétien, l’examen de la chronologie des mentions d’opus mais aussi de labor, sur l’ensemble de la PL, paraît au premier abord assez déconcertant.

Fig. 3. Chronologie des mentions d’opus-opera (à gauche) et de labor (à droite) dans la PL (iie-début du xiiie siècle). Les occurrences sont globalement stables, en dépit d’une légère baisse pour opus entre le milieu du ixe siècle et le milieu du xiie siècle.

Avec environ 116 800 occurrences pour opus-opera, et 34 800 pour labor, c’est un résultat en creux qui apparaît. Ces lemmes sont en effet globalement stables sur l’ensemble du corpus, même si l’on constate quelques variations sur le temps long (fig. 3) – avec par exemple une légère baisse des mentions entre 850 et 1 150 pour opus-opera 89. Comme chez les Pères, opus est aussi plus fréquent que labor sur l’ensemble de la chronologie couverte. Cette quasi-stabilité d’opus-opera et de labor dans le corpus n’est pas isolée. Opero, operatio, opifex ou encore opusculum présentent des tendances similaires dans la PL. En dehors de quelques oscillations ponctuelles, on serait bien en peine de dégager un quel-

89. Soit environ des volumes 120 à 165 de la PL. Cette tendance est potentiellement imputable aux évolutions dans la composition du corpus sur cette période.

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conque schéma chronologique significatif90. Le constat peut même s’étendre à des lemmes dont on attendait a priori une évolution nette, comme fabrica ou operarius. Ars reste aussi plutôt constant entre le iiie et le milieu du xie siècle environ, moment à partir duquel les occurrences du lemme diminuent. Enfin, si officium et negotium connaissent une hausse, celle-ci est tardive et incertaine, limitée pour la PL aux xiie-xiiie siècles91. Tout se passe donc comme si l’évolution fréquentielle et sémantique très forte des lemmes examinés au tournant de l’Antiquité et des premiers siècles du Moyen Âge s’était ensuite figée dans une solution proprement médiévale. Si seule l’analyse sémantique permettra véritablement de poser des hypothèses explicatives, il semble donc que les différents termes retenus aient très tôt trouvé une forme d’équilibre dans les textes théologiques, sans que cet équilibre présuppose une cohérence sémantique globale. Cette stabilité fréquentielle ne plaide pas pour l’identification de ce lexique au « travail », tout au contraire : alors que nous savons par l’historiographie et la documentation que l’Europe médiévale a connu différentes phases dans ses rapports de production entre le ve et le xiiie siècle, rien de tel n’est observable ici à partir des lemmes retenus.

Fig. 4. Chronologie des mentions de laboro (à gauche) et de servitium (à droite) dans la PL (iie-début du xiiie siècle). Dans les deux cas, la tendance est à la hausse, même si la dynamique est particulièrement forte pour servitium.

90. Nous verrons plus loin que le constat est assez proche dans les CEMA, avec toutefois des variations sur certains termes. 91. « Incertaine » car les derniers tomes de la PL contiennent une typologie documentaire un peu différente, avec en particulier de nombreuses lettres. Les effets enregistrés pourraient donc être liés à cette évolution dans la structure du corpus.

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Fig. 5. Chronologie des mentions d’opus-opera (à gauche) et de labor (à droite) dans le corpus des chartes européennes (CEMA, viiie-début du xive siècle).

Deux termes offrent cependant des évolutions plus nettes. Il s’agit de laboro et surtout de servitium (fig. 4)92. Dans le premier cas, l’augmentation est lente mais tendancielle, puisque les occurrences du lemme sont grosso modo multipliées par 1,5 entre le début et la fin de la PL – avec une accélération à partir de la fin du xie siècle. En ce qui concerne servitium, l’évolution est encore plus franche, puisque ses mentions sont multipliées par 10 environ entre le ive et les xe-xie siècles. Si l’on s’en tient strictement au plan quantitatif, cette dynamique est la plus remarquable pour l’ensemble du lexique analysé93, et elle tranche fortement avec la stabilité fréquentielle des autres lemmes. Servitium est en effet relativement rare jusqu’au ve siècle. Dans les tomes de la PL qui correspondent aux périodes antérieures, les mentions proviennent, en effet, souvent de textes mal attribués. Ainsi, si un certain nombre d’occurrences se rencontrent en particulier chez Ambroise (81 mentions), le terme reste inhabituel chez des auteurs fonda92. Les analyses du terme servitium sont très rares. L’article d’e. MaGnou-norTier, « Servus-servitium. Une enquête à poursuivre », dans Media in Francia. Recueil de mélanges offert à Karl Ferdinand Werner, Maulévrier, 1989, p. 269-284, obscurcit malheureusement la question en partant de deux hypothèses intenables : le servitium concernerait l’esclavage ; il s’agirait d’une structure héritée de l’Antiquité romaine. Voir cependant a. harDinG, « Servitium debitum », dans Lexikon des Mittelalters, vol. 7, München, 1995, col. 1795-1796 ; l. kuchenBuch, « Servitus im mittelalterlichen Okzident. Formen und Trends (7.-13. Jahrhundert) », dans a. Dierkens, n. schroeDer et a. wilkin (dir.), Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ?, cit. n. 17, p. 235-274. 93. On note toutefois une chute importante des mentions du lemme à partir du xiie siècle. Malheureusement, nous manquons d’un corpus assez dense pour le xiiie siècle, au-delà d’Innocent iii, qui nous permettrait de vérifier si cette chute n’est que temporaire. Les chartes semblent toutefois confirmer que cette chute est réelle, et il en va de même avec le corpus des textes de Thomas d’Aquin – dans lequel on ne trouve que 160 mentions du terme (soit presque 9 fois moins qu’aux xe-xie siècles dans la PL, pour des ensembles documentaires contenant un nombre de mots comparable).

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mentaux des iie-ive siècles comme Tertullien (10), Jérôme (22) ou encore Augustin (24). L’accélération commence donc aux ve-vie siècles, avec par exemple Léon IX, Gélase Ier, Avit de Vienne, Ennode de Pavie ou encore Grégoire de Tours. Dans quelle mesure ce constat d’une forte stabilité fréquentielle dans la PL (hors laboro et servitium) est-il extensible aux chartes ? Dans les CEMA, les occurrences d’opus-opera (14 918 mentions datées) et de labor (3 909) entre le viiie et le début du xive siècle correspondent à des schémas fréquentiels assez différents. Outre le fait que le second est presque 4 fois moins présent que le premier pendant cette période, leur répartition est non seulement plus dynamique que dans la PL, mais aussi plus variée (d’un lemme à l’autre, fig. 5). Opus connaît une évolution en dents de scie, avec trois pics successifs : d’une part dans le très haut Moyen Âge (avant le milieu du ixe siècle), puis entre 1080 et 1130, enfin entre 1200 et 1250-1260, le tout suivi d’une chute brutale94. La situation de labor est assez différente, avec une augmentation constante entre le viiie et le milieu du xiie siècle, avant une chute. Contrairement à ce que l’on observe dans les textes théologiques ou narratifs, le lexique retenu fluctue donc assez fortement dans les chartes. C’est aussi le cas d’officium, de negotium, de laboro, d’opero, mais encore de fabrica ou d’operarius, qui connaissent tous un pic d’occurrences entre le xie et le début du xiiie siècle95. C’est toutefois pour servitium que l’évolution est la plus nette : ses occurrences suivent une courbe fortement ascendante entre le début du viie siècle et le premier tiers du xiiie siècle (fig. 6). Ce développement continu doit être considéré d’autant plus sérieusement que le lemme devient le plus fréquent de la liste au sein des CEMA. Ces observations numériques sont précieuses, mais elles ne nous renseignent pas véritablement sur le sens des termes retenus, ni sur leur éventuelle cohérence en tant que groupe lexical. Prises comme un tout, elles permettent néanmoins de relever qu’au tournant de l’Antiquité et du très haut Moyen Âge, un basculement a eu lieu pour certains de ces termes. Fig. 6. Chronologie des mentions de servitium Il se manifeste par la promotion des dans le corpus des chartes européennes (CEMA, viie-xive siècle). lemmes opus-opera, au détriment de 94. La chute des mentions de certains lemmes vers 1200-1250 est attendue. Elle est en fait généralisée (on la retrouve pour de nombreux termes) et traduit très probablement une évolution de la typologie diplomatique, voire de la structure sociale. 95. Avec parfois, mais pas systématiquement, un premier pic de mentions avant le ixe siècle (toujours potentiellement lié à la forte présence des diplômes).

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labor, qui joue manifestement un rôle moindre dans les textes, tout en restant présent96. L’ordre fréquentiel entre ces trois termes demeure en outre identique sur l’ensemble de la chronologie examinée : opus-opera étant plus fréquents que labor dans toutes les configurations typologiques97. Une des nouveautés est le développement très fort du lemme servitium, qui occupait une place limitée dans l’Antiquité, tout en étant quasiment absent de la Vulgate, et qui ne cesse de gagner en importance sur le millénaire allant du iiie au xiiie siècle – et ceci tant dans les textes théologiques, exégétiques et narratifs, que dans les chartes. C’est toutefois dans ce dernier corpus qu’il prend toute sa place, ce qui indique que son rôle dans les rapports de production était fondamental. Il s’agit donc maintenant d’examiner dans quelle mesure cette série de termes formait un ensemble cohérent (un champ sémantique ?) et quels étaient leurs rapports avec le système de production médiéval en général.

iii. analyses séManTiques III.1. Tentatives d’articulations Ces observations fréquentielles doivent évidemment être complétées par une analyse sémantique. Mais est-elle seulement possible ? Nous avons soulevé, tout au long de cette contribution, le problème de la cohérence de ce lexique. Il faut par ailleurs tenir compte d’une difficulté majeure, à la fois abstraite et technique : la reconstruction d’un (ou de plusieurs) schéma(s) sémantique(s) implique de tenir compte à la fois des structures et de leurs dynamiques – qui sont d’autant plus complexes si les termes ne forment pas un ensemble articulé. Afin de procéder le plus méthodiquement possible, il est envisageable de réaliser l’enquête en différentes phases, en procédant d’abord à une analyse synchronique globale (dont les limites sont évidentes, puisqu’elle présuppose là encore une unité sémantique qui n’existe probablement pas), puis en réalisant des analyses diachroniques sur certains termes identifiés comme plus importants98. Pour l’analyse synchronique, nous avons retenu 20 lemmes, dont la liste a été établie à partir des analyses précédentes, mais aussi d’études préalables sur les cooccurrents et l’historiographie99. Aux différents termes fréquents déjà repérés 96. Même remarque chez Ludolf Kuchenbuch, qui indique dans le présent volume que « [L]abor n’a pas de place prépondérante dans le système de significations de la Regula Benedicti. ». 97. Une enquête sur l’évolution et la proportion des formes au singulier ou au pluriel serait sans doute instructive, mais elle est en partie empêchée par la confusion des formes communes d’opus et d’opera – confusion encore une fois difficile à démêler pour un lemmatiseur. 98. L’intérêt de cette méthode dépend bien entendu de la cohérence du champ lexical examiné : N. Perreaux, « Mesurer un système de représentation ? Approche statistique du champ lexical de l’eau dans la Patrologie latine », dans Mesure et histoire médiévale, Paris, 2013, p. 365-374 (Congrès de la SHMESP, 43). 99. En particulier les articles d’Isabelle Rosé et Ludolf Kuchenbuch dans le présent volume.

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(labor, opus, opera, operarius, laboro, opero, operatio, opificus, fabrica, opusculum, ars, officium, opifex, negotium, servitium) s’ajoutent ainsi quelques lemmes complémentaires (fructus, otium, faber, industria). Afin de détecter les éléments sémantiques reliant ces pivots100, nous avons établi la liste des 200 cooccurrents les plus importants pour chacun101. Ces informations ont été par la suite fusionnées dans un tableau général, dont on a retiré les cooccurrents n’apparaissant que pour trois lemmes pivots au minimum102. Enfin, le tableau a été binarisé et passé dans une analyse factorielle des correspondances (AFC)103. Il convient une fois encore de rappeler que l’analyse part du présupposé selon lequel ces termes entretiendraient des relations sémantiques fortes. Le biais est évident, et il en résulte une insistance sur ce qui pourrait unir les termes – puisque les pivots ont été présélectionnés – au détriment, d’une part, de ce qui les désunit et, d’autre part, de ce qui pourrait les rapprocher d’autres termes pivots non inclus dans la liste. En dépit de ce présupposé qui pousse à une cohérence factice, l’analyse fait apparaître différentes relations sémantiques104. On relève tout d’abord que des nombreux cooccurrents se concentrent à gauche de l’analyse factorielle des correspondances, autour de quelques pivots : (I) opus, fructus, operatio, operarius, opero, puis (II) labor et laboro. Les autres termes pivots retenus et leurs cooccurrents, à droite de l’AFC, se distribuent de 100. Le terme « pivot(s) » est habituellement employé dans ce type d’analyses sémantiques pour distinguer les termes sélectionnés. Une possibilité complémentaire consiste à faire des cooccurrents d’un premier terme les pivots, pour lesquels on calcule ensuite les cooccurrents correspondants (on parle alors de cooccurrents de second ordre). 101. Afin de déterminer cette importance, nous avons employé la fonction CoocA du package Cooc, qui calcule l’indice de Dice. Les listes de cooccurrents employées ont donc été pondérées grâce à cet indice. Ce processus permet de faire ressortir l’intensité de la relation entre deux termes cooccurrents, indépendament de leur fréquence hors de cette relation. Prenons un exemple : ecclesia est omniprésent dans les textes, mais son apparition autour de nombreux termes n’indique pas toujours qu’il s’agit d’une association/cooccurrence significative sémantiquement. L’indice permet précisément de distinguer entre cette « omniprésence fréquentielle » et une coccurrence significative – et celui dit de Dice est en l’occurrence particulièrement efficace. 102. Ce processus permet de focaliser l’analyse sur ce qui relie les différents pivots, facilitant l’analyse des proximités et des distances entre ces derniers. Une métaphore consisterait à dire que ce processus agit comme un révélateur en chimie. Le seuil de trois lemmes a été fixé après différents essais, mais il fait sens : les cooccurrents qui apparaissent seulement pour un ou deux termes pivots sont peu utiles lorsqu’on cherche à dégager la cohérence d’un ensemble lexical (et donc ce qui relie les termes pivots entre eux). En l’occurrence, le calcul porte tout de même sur 186 cooccurrents, soit plus de 3 300 relations sémantiques. 103. La binarisation consiste à attribuer soit la valeur 1 (si le cooccurrent est présent dans l’entourage du pivot), soit la valeur 0 (s’il est absent) à toutes les cases du tableau. Ce processus a pour objectif de limiter l’analyse à une relation absence/présence. Comme le précédent, il a pour but de renforcer la visibilité des rapports sémantiques examinés. In fine, l’opération permet de réduire la dimensionnalité du tableau. C’est dans cette même perspective que l’analyse factorielle est employée, puisqu’elle permet de transcrire le tableau binarisé en une carte, sur laquelle les pivots possédant des cooccurrents identiques sont visuellement proches. 104. Ce n’est pas systématique. De nouveau, nous nous permettons de renvoyer à N. Perreaux, « Mesurer un système de représentation ? », cit.

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Fig. 7. Analyse factorielle des termes pivots retenus (en blanc sur fond noir) et de leurs cooccurrents (en noir), dans l’ensemble de la PL.

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façon peu structurée105. On constate, par exemple, que servitium s’isole, même s’il va dans une direction commune avec otium, negotium voire officium (III). Il en est de même pour fabrica, même si, là encore, il existe une tendance commune avec faber, opusculum et ars, ou encore opifex et opificus, cette fois en bas à droite de l’AFC (V). Enfin, en examinant de plus près les cooccurrents autour des pivots situés en haut à droite (IV), on est bien en peine de trouver une structure sémantique globale : que peuvent bien faire ensemble abbas, utilitas, studiosus, sollicitudo, ou encore ius ? La situation n’est pas aussi floue pour les pivots en bas à droite (V : ars, opifex, opusculum, fabrica, faber, voire opificus), qui possèdent des cooccurrents tels qu’artifex, auctor, ars, fabrico, compono, materia, imago, creator, etc., mais encore des verbes d’action tels que compono, fabrico, dispono106. L’ensemble paraît donc relever plus ou moins des techniques et de la création, en particulier des techniques constructives107. Une analyse complémentaire108, portant cette fois sur l’ensemble du tableau (qui renferme plus de 35 000 relations sémantiques) montre qu’otium, opusculum, ars, servitium, faber, voire industria, s’isolent très fortement – autrement dit qu’ils ont un grand nombre de cooccurrents propres. La limite de l’analyse est patente : ce n’est qu’en réduisant le tableau aux liens qui peuvent exister entre les termes, que l’on observe une structuration globale. Outre le groupe relevant des « techniques » (V) et les pivots en haut à droite (IV : otium, industria), le cœur de l’AFC nous paraît donc constitué par deux sousensembles : labor et laboro (II), puis opus, fructus, operatio, operarius, opero (I). Ces rapprochements visuels entre labor et laboro, ou encore opus et opero, montrent que l’analyse numérique n’est pas aléatoire. Ainsi, il se dessine des articulations sémantiques au sein des groupes, et parfois même entre les groupes – même si, comme nous le verrons plus loin, elles sont loin d’être simples et directes. Certains cooccurrents contribuent plus fortement à ces regroupements : c’est le cas, en particulier, de manus, bonus-bona, caritas, eternus, vita, sanctus, spiritus, manus, spes, fructus, justicia, vinea, fides pour le groupe I (opus, opero, etc.), mais encore de seculum, tempus, terrenus, finis, futurus, ministerium, etc. pour le groupe II (labor, laboro). Ce qui dessine un premier agencement, sur lequel nous reviendrons : l’articulation entre opus et labor se joue en partie autour de l’opposition entre éternité et temporalités. Deux méthodes peuvent être envisagées pour examiner les liens hypothétiques entre ces lemmes. La première consiste à observer les cooccurrents de 105. Si l’on prend une métaphore astronomique, un peu à la manière d’une comète. 106. Sur la dimension active liée à ces termes, voir L. kuchenBuch, « Die dreidimensionale Werk-Sprache des Theophilus presbyter. „Arbeits“-semantische Untersuchungen am Traktat De diversis artibus », dans l. kuchenBuch, Reflexive Mediävistik. Textus – Opus – Feudalismus, Frankfurt-New York, 2012, p. 341-401. 107. Nombreuses remarques intéressantes dans a. Guerreau, « Architectus dans les textes latins (fin du ive siècle-fin du xiiie siècle) », dans F. elsiG, T. le DeschaulT De MonreDon, P.-a. Mariaux, B. roux et l. Terrier (éd.), L’image en question. Pour Jean Wirth, Genève, 2013, p. 14-27. 108. Non présentée ici.

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chaque terme chez différents auteurs et dans différentes typologies documentaires, afin de voir si les autres mots pivots y apparaissent aussi109. Il est bien entendu improbable d’évoquer ici toutes les possibilités (et non-possibilités), tant les combinaisons envisageables entre les termes sont nombreuses. Prenons un exemple : dans le cas de ars, ni opus, ni labor, ni servitium, ni faber n’apparaissent parmi les cooccurrents déterminants. Il en va de même chez les quatorze auteurs examinés pour opifex, qui est seulement présent dans le réseau sémantique direct d’ars chez Augustin110. En examinant plus précisément les listes de cooccurrents, il ressort qu’opus et labor apparaissent comme cooccurrents d’ars seulement en 131e et 153e positions à l’échelle de la PL toute entière111. Il en va de même pour fabrica, qui relève du domaine de la construction et des techniques, et dont les cooccurrents directs contiennent faber ou artifex, mais pas ars112. Ou encore pour servitium, qui, dans la PL, apparaît par exemple dans des contextes relatifs à l’échange, au devoir et à la domination113. On pourrait étendre les exemples à officium, negotium, ou encore otium. Seuls opus, opero, labor et laboro apparaissent conjointement de façon régulière114, et encore faut-il nuancer : opus et labor ne sont présents simultanément à 5 mots de distance que 86 fois dans tous les CEMA. La seconde méthode est plus ambitieuse, puisqu’elle consiste à examiner comment les pivots sélectionnés par l’historiographie et les dictionnaires s’insèrent au sein du réseau sémantique global du système de représentations médiéval. Il faut ici faire appel à la méthode dite des cooccurrences généralisées, qui consiste à établir la liste de tous les cooccurrents d’une grande série de termes, afin de voir comment ceux-ci s’articulent. Plusieurs expériences ont ici été menées dans ce sens, d’abord sur la PL dans son ensemble, puis spécifiquement sur les textes de Raban Maur115. Dans les deux cas, une liste des 500 lemmes les plus fréquents a 109. Parmi les ensembles examinés : le corpus Antique païen, la Vulgate, la PL, les capitulaires, un corpus d’exempla, les CEMA (par siècle), un autre de textes du quinzième siècle, mais aussi plus spécifiquement saint Augustin, Grégoire de Tours, Isidore de Séville, Bède, Raban Maur, Odon de Cluny, Pierre Damien, Bernard de Clairvaux, Hugues de Saint-Victor, Innocent III, Thomas d’Aquin. En retenant au moins dix termes pivots, cela fait plus de 200 listes de cooccurrents et de graphiques correspondants. 110. Voir la note précédente pour la liste des corpus/auteurs analysés. 111. Le classement a été réalisé en fonction de l’indice de Dice. À l’inverse, les cooccurrents les plus déterminants sont magicus, liberalis, grammaticus, musica, dialecticus, ingenium, peritia, peritus, artifex, disciplina, medicina, diabolicus, medicus, studium, rhetoricus, imbuo, disco, maleficus, scientia, industria et grammatica. 112. Ars apparaît en 116e position dans la liste pour fabrica, dans la PL. On trouve en revanche des liens forts avec la liste suivante : structura, fundamentum, applico, donarius, artifex, superpositus, columna, basis, edificium, erigo, construo, mundanus, consurgo, architectus, mundalis, erogatio, moles, faber, erarius, arca. 113. Nous reviendrons spécifiquement sur ce terme un peu plus loin. 114. Cela va sans dire : on serait en capacité de trouver tel ou tel texte où certains termes pivots apparaissent conjointement, voire en grand nombre. Notre approche étant structurale, l’objectif n’est pas de relever ce qui tient de l’exception, mais de mieux comprendre l’agencement global du lexique (ou son non-agencement). 115. Le choix de cet auteur est lié à trois observations articulées : d’une part, Raban est un auteur qui tente de présenter le système de représentations médiéval dans son ensemble ; d’autre part, il est généralement très structuré, ce qui permet d’obtenir des modélisations assez lisibles ; enfin, il est plus ou moins situé au milieu de notre chronologie.

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été produite, à laquelle on a ajouté les pivots qui nous intéressent ici116. Les cooccurrents significatifs de ces 500 termes ont ensuite été calculés, puis combinés dans un tableau unique, pour enfin être traités dans une analyse factorielle117. Les résultats de ces analyses ne sont guère ambigus : si les termes opus, labor (ainsi que leurs dérivés : opero, laboro, etc.) et fructus interviennent parfois dans des contextes communs, l’ensemble des lemmes retenus ne se structure pas en un tout cohérent et homogène, par exemple avec des paires opposées et des correspondances systématiques. Il ne s’agit certes pas de nier les articulations relevées, simplement de dire qu’une stricte cohérence n’existe pas à l’échelle de la liste. Le cas de fructus est intéressant, car le terme apparaît à la fois dans l’entourage d’opus et de labor118. À l’inverse, il n’est pas un cooccurrent significatif de servitium. Fructus désigne à la fois la fructification végétale et l’enfantement (en particulier, le Christ enfanté par Marie dans l’Ave Maria : benedictus fructus ventris tui, Jesus), mais plus généralement un résultat (sans que celui-ci implique nécessairement une action)119. Le fructus concerne donc à la fois ce que nous appelons aujourd’hui la production et la reproduction. Or, cette fusion des deux aspects n’est pas sans conséquence, dans un système où la « reproduction quasiment à l’identique » participe fortement de l’idéal dominant. Des passerelles existent aussi entre officium et servitium, car les deux termes renvoient aux fonctions de l’officiant lors des rituels120. Globalement, toutefois, les tendances exposées à la suite des analyses ponctuelles se confirment : servitium, officium, beneficium, mais encore industria, ars, faber et fabrica relèvent d’espaces sémantiques plutôt disjoints d’opus et de labor (et donc d’opero et de laboro)121. Il s’agit donc maintenant d’examiner ce que signifiaient les substantifs les plus fréquents : opus, labor et servitium.

116. Lorsqu’ils ne figuraient pas dans les 500 termes les plus fréquents. 117. Un « nettoyage » du tableau est toutefois nécessaire pour une modélisation plus efficace : il faut en effet que les cooccurrents apparaissent au moins autour d’un nombre minimum de pivots pour qu’ils soient significatifs dans ce cadre. En l’occurrence, nous avons souvent retiré les cooccurrents n’apparaissant qu’une ou deux fois sur les 500 pivots retenus. Enfin, le tableau nettoyé a été binarisé, ce qui permet de focaliser l’analyse sur les relations plutôt que sur les poids de ces dernières. 118. Mais beaucoup plus rarement autour des verbes opero et laboro. 119. Ses principaux cooccurrents (pondérés) chez Raban Maur sont : arbor, affero, bonus-bona, opus, lignum, pomum, folium, labor, terra, facio, vinea, mallus, fero, comedo, profero, dulcis, do, gigno, penitentia, semen, etc. Plus généralement, l’idée que des résultats n’induisent pas nécessairement, dans le système de l’Europe médiévale, des actions, pourrait nous paraître incongru. Pourtant, la Création elle-même n’était pas uniquement liée à des actions, mais bien essentiellement au verbe divin : « Dixitque Deus fiat lux et facta est lux […] dixit vero Deus congregentur aquae quae sub caelo sunt in locum unum et appareat arida factumque est ita | et vocavit Deus aridam terram congregationesque aquarum appellavit maria et vidit Deus quod esset bonum […] » (Gn 1, 3, puis 1, 9-10). 120. Sur ce terme, nous renvoyons à G. aGaMBen, Homo Sacer. II, 5, Opus Dei, cit. n. 15, chap. 3 « Généalogie de l’officium », qui souligne aussi les passages entre officium, beneficium et servitium/servus/servire. 121. L’existence de ces « espaces disjoints » ou de valences sémantiques différentes n’exclut pas des ponts et des articulations à certains niveaux du système de représentations.

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III.2. La fusion de l’action et du résultat (opus) La littérature consacrée à opus est abondante mais, dans notre perspective sémantique du moins, peu satisfaisante. Principalement analysé par des historiens de l’art, le terme n’a donné lieu qu’à peu de commentaires structurés122. Sa caractéristique principale paraît avoir échappé à de nombreux historiens : le terme désigne à la fois une action et son résultat, la seconde dimension étant sans doute dominante. Il renvoie aussi bien à la Création toute entière (opus Dei), qu’à la liturgie123, aux prières et aux offices (opus Dei, opus divinum), à la construction de bâtiments (en particulier ecclésiaux, mais aussi des ponts), à tout ce qui est nécessaire au fonctionnement d’une institution (le plus souvent ecclésiale : ad opus ecclesie, ad opus monasterii – avec des cooccurrents tels que edifico, necesse, necessarius dans les CEMA)124, mais plus globalement aux (bonnes) actions, et en particulier à celles touchant aux dons et à la transformation des choses. Dans ces multiples significations d’opus, la fusion de l’agir et du résultat apparaît à tous les niveaux : le lemme désigne aussi bien l’« action » de Dieu dans la Création que cette dernière, aussi bien le service divin en pratique que la liturgie au sens théorique, aussi bien la construction d’une église que le bâtiment qui en résulte. En règle générale, opus paraît avoir eu une valence globalement positive, et pour tout dire spirituelle. Bonus et bona constituent des cooccurrents centraux du terme125, même s’il arrive qu’opus soit plus rarement associé à quelque chose de négatif ou de charnel126. C’est en particulier le cas dans les mentions d’opera diaboli, ou encore d’opera carnis, qui se rencontrent assez fréquemment dans la PL127. En 122. Voir cependant P. Bonnerue « Opus et labor dans les règles monastiques anciennes », Studia monastica, vol. 35, 1993, p. 265-291 ; P.c. claussen, « Materia und opus : mittelalterliche Kunst auf der Goldwaage », dans V. von FleMMinG et S. schüTze (éd.), Ars naturam adiuvans : Festschrift für Matthias Winner, Mainz, 1996, p. 40-49 ; v. DeBiais, « L’inscription funéraire des xie-xiie siècles et son rapport au corps. Une épigraphie entre texte et image », Cahiers de civilisation médiévale, vol. 54, 2011, p. 337-362, ici p. 358. Outre les travaux de Ludolf Kuchenbuch et de Michel Lauwers, on trouvera tout de même quelques travaux d’historiens : M. BlancharD, De materialibus ad immaterialia, cit. n. 18, p. 104-147 ; v. ToneaTTo, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), Rennes, 2012, p. 277-281 ; ainsi que la contribution d’Isabelle Rosé dans le présent volume. 123. Outre les références déjà mentionnées, voir P. PourraT, La théologie sacramentaire. Étude de théologie positive, Paris, 1907 – en particulier sur la distinction ex opere operato / ex opere operantis. 124. Les occurrences ad opus castri sont très rares : 31 mentions seulement sur l’ensemble des CEMA, contre 655 pour ad opus ecclesie. Nous pensons que cette situation n’est pas seulement imputable à la nature de la documentation. 125. Par exemple : ut cum venerimus ante tribunal Christi, non nos de neglegentia judicet, set de bonis operibus gratuletur ut pius, en février 767 dans un acte du médecin royal lombard, Gaidoaldus, conservé aux archives de Florence, dans Codice Diplomatico Longobardo, éd. l. schiaParelli, Rome, 19291933, nº 203. 126. Voir les exemples donnés dans « Opus », dans Novum Glossarium Mediae Latinitatis, vol. OperturaOrdino, Copenhague, 1980, p. 631. 127. Par exemple chez Ælred de Rievaulx : Dignos fructus poenitentiae facimus, si opera carnis, quibus regnat in homine diabolus, abiicientes, et terram cordis nostri vomere compunctionis scindamus, ut pullulent ex ea fructus spiritus, charitas, gaudium, pax, et caetera quae enumerat Apostolus (Aelredus

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règle générale, cependant, le terme s’attache à des actions valorisées, spirituelles et ecclésiales, que ce soit l’opus Dei ou les opera manuum cotidiana des règles monastiques128. Les mentions ad opus ecclesie sont particulièrement fréquentes dans les corpus : 2 115 mentions associent directement opus à ecclesia au sein des CEMA, contre seulement 94 pour castrum (opus castri) par exemple129. Si le syntagme opus Dei apparaît dès la Vulgate (4 occurrences), on le retrouve des milliers de fois dans les textes médiévaux. Il désigne toute action divine, mais évoque en particulier la Création de l’Homme et de son âme (anima) : homo est opus Dei per creationem, écrit l’Ambrosiaster dans ses commentaires sur Paul130. Outre la Création, la liturgie et la construction des églises, le lemme renvoyait aussi aux activités intellectuelles et à leur matérialisation (studium apparaît comme un cooccurrent important : lecture, rédaction des traités, fabrique des manuscrits, enluminure, etc.), autrement dit des éléments connotés très positivement dans la logique dominante de l’Europe médiévale. À l’inverse de labor, opus ne semble pas décrire un état transitoire, mais un accomplissement dans lequel le processus se fond. Certes, le lemme désigne, comme nous l’avons dit, une action, une transformation, mais le résultat d’opus est le plus souvent une manifestation durable, stable. Un calcul élémentaire sur les CEMA permet de relever que plus du tiers des mentions d’opus est associé à ad (ad opus) – contre seulement 1,1 % pour labor et 3 % pour servitium131. On comprend ainsi que l’opus est très fréquemment effectué pour une destination précise, autrement dit qu’il est polarisé mais surtout polarisant : on œuvrait pour quelque chose. Il ressort de ces quelques remarques un tableau très orienté des actions-résultats, des « œuvres » désignées par ce terme : opus est plutôt positif, indissociablement une action et un résultat (mais avec une insistance sur ce dernier aspect), presque toujours polarisé. Il possédait ainsi de nombreux caractères communs avec le don, lui-même considéré comme une action transformatrice et un résultat polarisé/ polarisant132. En 1071, à Saint-Benoît-sur-Loire, un très beau préambule évoque,

128. 129.

130. 131. 132.

Rievallensis, Sermones de tempore, dans PL 195, col. 209-360d, col. 292d). Le syntagme opera carnis est en revanche très rare dans les chartes (seulement 4 occurrences dans les CEMA). M. lauwers, « Opus manuum et labor agrorum », cit. n. 17, p. 883-884. À plus ou moins trois mots de distance. Nous sommes toutefois conscients qu’ecclesia, dans ce contexte, pouvait désigner à la fois un bâtiment, une institution ou l’Église toute entière. Un exemple pour castrum : Qualemcumque concordiam bannitus faciat comiti remanebit tamen bannitus donec viris Gandensibus ad opus castri LX solidos dederit, au sein d’une ordonnance comtale de 1177, dans De oorkonden der graven van Vlaanderen (juli 1128-september 1191), II. Uitgave. Band II, éd. T. De heMPTinne, a. verhulsT, l. De Mey, Brussel, 2001, n° 435 (Diplomata Belgica, 4003). Ambrosiastri qui dicitur Commentarius in Epistulas Paulinas, éd. h.J. voGels, Vienne, 1966, p. 447 (14, 20). L’association directe ad + opus renvoie 5 685 occurrences dans les CEMA (sur 16 890 mentions au total pour opus, soit 33,7 %), tandis qu’ad + labor donne seulement 51 mentions (sur 4 610, soit 1,1 %), et enfin ad + servitium 880 (sur 29 241, soit 3 %). Sur le trésor, nous renvoyons à e. MaGnani, « Un trésor dans le ciel. De la pastorale de l’aumône aux trésors spirituels (ive-ixe siècle) », dans Le trésor au Moyen Âge : discours, pratiques et objets, éd. l. BurkarT, P. corDez et P.-a. Mariaux, Firenze, 2010, p. 51-68 ; a. Guerreau-JalaBerT et B. Bon, « Le trésor au Moyen Âge : étude lexicale », dans Ibid., p. 11-32.

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par exemple, les bona opera et maxime per eleemosinarum largitionem133. Parmi les cooccurrents fondamentaux d’opus apparaissent caritas, misericordia, pietas, gratia, fides, merces, voire justicia. Associée aux thèmes fondamentaux de la juste circulation sociale134, de la « bonne action », la conséquence de l’opus est d’abord au ciel135. Quant à la dimension manuelle, elle n’est pas négligée dans le lemme, bien au contraire, mais seulement dans le sens où manus, autre cooccurrent du terme136, constitue un autre lemme très fortement lié à l’idée de Création. Les actions des « mains » sont à l’image de la Création divine : elles transforment des matériaux bruts en éléments spirituels, à ceci près qu’elles ne le font pas ex nihilo. On peut noter que les autres membres corporels ne semblent pas spécifiquement mobilisés dans l’opus : il s’agit d’un point important, différent de ce que l’on observera concernant labor. Tout se passe en définitive comme si opus ne relevait pas ou peu de problématiques mondaines, en tout cas charnelles. Ce n’est que parce que le terme est parfois associé à labor que certaines « œuvres » désignées par opus sont pénibles ou encore douloureuses à réaliser. Opus traduit généralement une certaine joie (gaudium) dans l’action, puisque son résultat est globalement positif et stable. Que déduire de cette fusion du processus et de la chose dans opus quant à la possibilité d’un « travail médiéval » ? Le fait que le terme désignait simultanément des actions et leurs conséquences nous paraît s’opposer, ici encore, au fait qu’il ait pu exister un travail en général dans l’Europe médiévale137. Cette 133. Omnis homo, quandiu hac fragili carne circumdatus in huius exilii miserrima relegatione a domino peregrinatur, semper debet sibi ante mentis oculos tremendi iudicii discussionem ponere et omni vigilantia satagere ut per bona opera et maxime per eleemosinarum largitionem et dignam ad deum conversionem, mereatur redire ad suum creatorem a quo discessit per primi parentis temerariam offensionem (Recueil des chartes de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, tome 1, éd. M. Prou et a. viDier, Paris, 1907, nº LXXX). 134. Différentes réflexions importantes dans a. Guerreau-JalaBerT, « Caritas y don en la sociedad medieval occidental », Hispania. Revista española de historia, vol. 60, 2000, p. 27-62 ; M. lauwers (dir.), Monastères et espace social. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, Turnhout, 2014 ; ainsi que les travaux mentionnés note 138. 135. Il faudrait ici réaliser une étude de grande ampleur sur le verbe opero. Parmi les cooccurrents très significatifs du lemme, on relève en effet miracula et mirabiliter. Les saints, de fait, « opèrent » des miracles. Derrière opero apparaît ainsi une part importante de la pensée des actions médiévales : Dieu a œuvré pour les hommes (qui font partie de l’opus Dei), et c’est à eux désormais d’œuvrer pour se rapprocher de lui, pour atteindre leur Salut. Cette dimension anthropologique, largement délaissée ici, est actuellement analysée par Didier Méhu dans son ouvrage à paraître, La révolution symbolique de l’Occident à la fin du ive siècle, cit. n. 85. 136. Par exemple dans le corpus des règles incluses dans la PL, où les principaux cooccurrents d’opus sont (par ordre d’importance pondéré ; mots outils exclus) : bonus, opus, bona, labor, manus, opero, exerceo, abrenuntio, iniungo, occupo, cogitatio, facio, fructus, perficio, perfectio, fides, compleo, glorifico. Sur manus, voir les contributions de Michel Lauwers et Ludolf Kuchenbuch déjà mentionnées, ainsi que a. Michel, « Le travail des mains dans la littérature latine du Moyen Âge », dans Vie spéculative, vie méditative et travail manuel à Chartres au xiie siècle, dir. par R. Faloci, Chartres, 1998, p. 19-29. 137. Du moins jusqu’au xiiie siècle, terminus ante quem principal. Pour les siècles ultérieurs, d’autres documents que ceux mobilisés ici seraient nécessaires pour affiner l’analyse.

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fusion bloquait en effet, d’une part, la possibilité de considérer l’action (désignée par opus) comme une « valeur » (et donc comme quelque chose qui implique une rétribution terrestre, pécuniaire) et, d’autre part, la possibilité d’envisager le résultat comme une marchandise (puisque l’opus est effectué en vue d’un résultat et d’une destination bien précise, ce qui empêche de facto toute libre circulation, ou circulation non-polarisée)138. La combinaison du processus et du résultat dans opus (mais aussi partiellement dans servitium) entravait donc le dégagement du résultat en tant qu’entité autonome, puisque ce dernier renvoyait parallèlement à sa création – et donc au motif de cette création, ainsi qu’à la destination de cette dernière. Dans ces conditions, il faut conclure qu’un « marché de l’opus » était structurellement inenvisageable. Or, nous avons montré plus haut que le terme avait connu une promotion considérable lors du passage au système chrétien, dès la Vulgate – et qu’il désignait même une part importante des actions-résultats les plus valorisés. Autrement dit, les actions-résultats les plus valorisées (églises, Création, messes, etc.) n’étaient pas permutables ou échangeables. Ces éléments ont-ils connus d’importantes variations au cours des siècles ? Si l’on compare l’évolution des cooccurrents dans l’Antiquité païenne, d’une part, et chez les Pères de l’Église, d’autre part139, on constate tout d’abord des différences extrêmement importantes. L’opus antique se distingue, en effet, par ses liens avec labor, dominus, bellum, pretium ou encore pecunia. L’idée d’une œuvre (ou d’œuvres) divine(s) y est par ailleurs très rare : seulement 4 occurrences d’opera Deorum ont été relevées dans le corpus antique à notre disposition140. Il s’agit de différences très sensibles, puisqu’encore une fois le syntagme désigne, dès les premiers textes chrétiens, aussi bien la liturgie que la Création, et en particulier celle de l’homme et de son âme. Chez les Pères, se met ainsi en place une structure où opus est fortement articulé au couple bien-mal (bonus-bonum / mala-malus / deus-diabolus), au salut (fides, caritas, gratia, virtus, merces, meritum, penitentia), mais aussi aux activités intellectuelles (studium, doctrina). L’opus devient ainsi un élément de la tension entre chair et esprit, de la foi, de la pénitence et de la grâce. On comprend que le lemme s’insère désormais dans l’architecture chrétienne du salut, en lien avec la pratique du don, la construction ecclésiale, la théologie et la connaissance des textes. 138. Ce qui n’exclut pas, bien entendu, l’idée que les médiévaux étaient capables de hiérarchiser l’intérêt, la préciosité, la qualité des objets. Nous pensons cependant que cette compréhension qualitative ne rendait pas pour autant possible la circulation d’un grand nombre de choses, dont la destination était fixe, polarisée et polarisante. Il s’agit donc de distinguer entre capacité de hiérarchiser et de permutter-échanger-vendre. Sur ce thème, on trouvera différentes réflexions dans l. Feller et a. roDríGuez (dir.), Objets sous contraintes. Circulation des richesses et valeur des choses au Moyen Âge, Paris, 2013. 139. Nous avons employé ici la fonction cooc de la bibliothèque Cooc. Elle compare les listes de cooccurrents dans plusieurs corpus, afin de faire ressortir ceux qui sont spécifiques/propres à chaque ensemble. 140. Dont trois chez Cicéron et une autre chez Quintilien. Par exemple : Negat opera deorum se uti ad fabricandum mundum, dans Cicéron, Academica, II, dans On the Nature of the Gods. Academics, Cambridge, 1933, p. 622.

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Si nous avançons dans les siècles et retenons un auteur important de la période carolingienne, nous constatons que cette structure est bien visible chez Raban Maur (fig. 8), concernant en particulier les bonnes et les mauvaises actions (à gauche de l’analyse), la caritas, la fides et les qualités qui leurs sont associées, mais aussi l’étude des textes chrétiens (en haut à droite). Ces aspects sont fondamentaux dans tous les corpus consultés, et témoignent d’une assez grande stabilité sémantique141. Ils renvoient largement à la logique anthropologique du Salut chrétien : une bonne action consiste à Fig. 8. Champ sémantique d’opus dans les se conformer au projet divin (et donc, textes de Raban Maur (PL, méthode WSDSM). sur terre, à la logique ecclésiale), tandis Les traits relient les termes les plus proches sur le plan factoriel, sans jamais laisser un que la mauvaise action est mal orientée, terme isolé. qu’elle désoriente, éloigne de Dieu et de la caritas. Dans les chartes, opus ne renvoie pas nécessairement à une tâche précise, mais plutôt à cette action-résultat orientée – c’est-à-dire à une œuvre, au sens de « bonnes œuvres ». Ces documents mentionnent fréquemment les syntagmes ad opus ecclesie, ad opus fratrum, ad opus sancti, ad opus monachorum, ad opus pauperum, ad opus monasterii, ad opus canonicorum, ad opus domus, ad opus domini, ad opus conventus142, et même plus rarement ad opus molendini ou ad opus grangie143. L’idée qu’opus est articulé à la caritas, nous l’avons déjà dit, est présente dès les Pères (fig. 9a). Mais elle semble se renforcer lors des premiers siècles du Moyen Âge, avec une accentuation des cooccurrences des deux lemmes entre le iiie et le début du viie siècle, puis aux xie-xiie siècles. Dans les CEMA (fig. 9b), l’évolution est encore plus visible, avec une augmentation constante de cette association entre le viie et le xive siècle144. Il en va de même dans la PL pour d’autres couples sémantiques remarquables, comme opus-eleemosyna ou encore opus-misericordia. Ce 141. Cette stabilité avait déjà été observée en ce qui concerne les fréquences seules (voir la seconde partie de la présente contribution). 142. Les syntagmes sont classés par ordre d’importance dans les CEMA. 143. Ces deux expressions ne sont pas si peu fréquentes, avec respectivement 29 et 17 mentions. Dans la totalité des cas, elles se rencontrent entre la toute fin du xie et le tout début du xiiie siècle, en particulier dans les abbayes de l’actuelle France. 144. Avec 394 cas relevés au total, à une distance de plus ou moins cinq mots. Par exemple : Cum totius boni operis perfectio in sola caritate consistat caritas autem nisi per exhibitionem boni operis perspicua et euidens esse […], en mai 974 dans un acte d’Otton II pour sa sœur, l’abbesse d’Essen Mathilde (II), dans Die Urkunden Otto des II (MGH DD O II), éd. T. sickel, Hanovre, 1888, nº 77.

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Fig. 9a et b. Évolution des associations (cooccurrences) entre opus et caritas dans la PL (iiiexiiie siècle) et les CEMA (viiie-xive siècle).

que nous avons appelé la promotion chrétienne de l’opus s’accompagne d’un renforcement progressif mais net de la valeur positive, spirituelle, accordée à opus. Parallèlement, le lien entre ce terme et salus s’affirme lors de la période carolingienne, puis au xiie siècle. Une autre dynamique, très claire, concerne l’association entre opus et ecclesia, qui se renforce continuellement entre le iiie et le milieu du ixe siècle. En contrepartie, nous avons pu observer qu’opus s’éloignait, dans la PL, d’autres termes comme terra, mundus ou encore diabolus. La spiritualisation du lemme semble donc être allée croissante au fil des siècles.

III.3. Un état transitoire et souffrant (labor) Bien qu’opus et labor apparaissent parfois conjointement dans les textes, nous allons voir qu’il est délicat de les considérer sur un même plan. Alors que le premier évoque une action-résultat, dirigée vers une finalité (i.e. le résultat), le second désigne plutôt un état transitoire, non permanent. Ainsi, conformément à la logique globale des représentations médiévales concernant la stabilité et l’instabilité, le temps et l’éternité, opus est plutôt valorisé, tandis que labor est généralement déprécié. Ce dernier terme évoque, en effet, la souffrance et la peine, qui apparaissent comme des états temporaires, liés au siècle et au statut des hommes après la Chute. Commentant les épîtres pauliniennes (Rm 6, 4), Augustin écrit ainsi dans ses lettres : Ambulamus ergo in re laboris, sed in spe quietis : in carne vetustatis, sed in fide novitatis145. Alors que l’espérance (spes) est forte145. Sancti Aurelii Augustini Hipponensis episcopi opera omnia, tome 2, Petit-Montrouge, 1841, col. 217.

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ment associée à la stabilité (son allégorie iconographique est une ancre de bateau, située analogiquement dans les flots du temps/monde146), labor est ici associé par Augustin à un déplacement (ambulo), mais aussi à la chair et à la décrépitude (carne vetustatis). Or, il ne s’agit pas d’un déplacement neutre, puisque, contrairement à via, le verbe ambulo paraît impliquer une forme d’errance, voire même de souffrance147. Dix siècles plus tard, dans les textes théologiques et conciliaires du xve siècle, labor est toujours lié à des termes (certes plus positifs) comme peregrinatio. Le labor est indissociable de la condition humaine dans le monde. Ces éléments d’opposition et d’articulation entre opus et labor ne forment toutefois pas une structure au sens strict, car labor appartient fondamentalement à la logique mondaine, tandis qu’opus n’implique pas toujours le rejet du monde : ils s’insèrent donc à différents niveaux du système de représentations148. On trouvera par ailleurs différents éléments de non-opposition entre opus et labor, à la fois dans l’historiographie et dans les textes149. Dans un diplôme de Louis le Pieux, en 822, pour Saint-Pierre, Saint-Jean et Saint-Remy de Sens, le scribe propose une articulation entre laboris studium et pietatis opus150. Il est vrai que studium est un cooccurrent fréquent et valorisé de labor, chez des auteurs très éloignés chronologiquement, d’Isidore de Séville à Thomas d’Aquin, en passant Pierre Damien et Hugues de Saint-Victor. Mais cette apparition, comme d’autres, peut aussi se comprendre comme une hiérarchisation : le studium ne serait pénible que dans la mesure où il est ici comparé à une « œuvre pieuse », plus valorisée encore. D’autres combinaisons sont tout aussi intéressantes : Christum, qui est finis laboris, et merces operis, lit-on chez le pseudo-Rufin151. Plus généralement, l’articulation des deux termes joue sur le fait que la réalisation de l’opus peut potentiellement engendrer une pénibilité, une douleur… sans que cette réalisation ne l’implique nécessairement. Ainsi, alors qu’opus renvoie fondamentalement à la Création et à la liturgie, ce n’est jamais le cas de labor : la notion même de 146. Sur ces associations, nous nous permettons de renvoyer à n. Perreaux, L’eau, l’écrit et la société. Étude statistique sur les champs sémantiques dans les bases de données, Dijon, 2010, p. 463-464. 147. Dans la Vulgate, tenebre apparaît 16 fois comme cooccurrent de ambulo. 148. Contrairement à de nombreux autres lemmes (dominus / homo, dominus / servus, anima / corpus, homo / femina, etc.). Il est donc délicat de dire que les deux termes forment un couple binaire. Sur l’analogisme, outre les textes d’Anita Guerreau-Jalabert, Bruno Bon et Joseph Morsel déjà cités note 35, voir P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, 2005 ; C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, 1962 ; a. loveJoy, The Great Chain of Being : A Study of the History of an Idea, Cambridge, 1936 ; M. GraneT, La pensée chinoise, Paris, 1934. La pensée analogique médiévale se distingue de nombreux autres systèmes du même type par son organisation en paires polarisées, renvoyant aux éléments centraux de la pensée chrétienne occidentale. 149. J.-c. Bonne, « Pensée de l’art et pensée théologique dans les écrits de Suger », dans Artistes et Philosophes : Éducateurs ?, Paris, 1994, p. 28. 150. ad laudem obsequium que ipsius toto uite sue cursu noscuntur nostri laboris studium et pietatis opus apud Deum (Die Urkunden Ludwigs des Frommen, éd. Theo kölzer et al., Wiesbaden, 2016, nº 209). Ou encore en 822 : omnibus laboribus, operibus et oneribus sive difficultatibus, dans un acte de Ceolwulf ier pour Christ Church de Canterbury (Sawyer nº 186). 151. Rufinus Aquileiensis Incertus, Commentarius in LXXV Psalmos, dans PL 21, col. 645-960b, ici col. 789d. Ce qui nous rapproche de la citation d’Augustin déjà mentionnée, note 151.

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labor Dei paraît quasiment antinomique152. Opus n’engage parallèlement presque jamais la dimension corporelle, en dehors des mains, comme on l’a vu. À l’inverse, labor semble convoquer tout le corps, dans sa dimension la plus charnelle. La sueur (sudor) fait partie de ses cooccurrents principaux, elle-même étant associée à dolor. L’accouchement est fréquemment désigné par le substantif labor (par exemple dans le syntagme labore partus153), chose beaucoup plus rare avec opus. Dans l’acte d’engendrement, c’est encore une fois la dimension ponctuelle, temporelle, voire fugace qui apparaît : le labor passe, mais l’opus reste, précisément parce que le premier ne désigne pas un résultat. Le terme représente encore une fois un état transitoire, un passage souffrant. Contrairement à opus, labor s’insère dans différentes séries d’analogies intéressantes. Au xiiie siècle, Étienne de Bourbon, qui cite saint Augustin, oppose le lemme à requies. On retrouve ainsi l’opposition entre un état dynamique, mouvant (labor), et un autre statique, paisible (requies). Mais le dominicain va plus loin et dresse un tableau d’analogies emboîtées : vita s’oppose à mors, salus à dolor, requies à labor, honor à contumelia, divitia à paupertas154. En outre, alors que l’on subit ou que l’on affronte le labor (subire labores), on reçoit la requies, qui est donnée (dare requiem). Labor s’associe ici avec mors, dolor, contumelia et paupertas : on ne peut guère faire plus explicite en matière de négativité. À l’échelle de la PL ou des CEMA, labor penche plutôt du côté charnel du système de représentations155. Parmi les lemmes dominants autour de labor, on relève ainsi dolor, difficultas, periculum, molestia, tormentum, afflictio, fatigatio, calamitas, meror, incommodum, periculum, tedium, sudor ou encore tribulatio. L’idée d’un « labeur pénible » est quasiment une tautologie, présente dès les Pères – quand bien même le lien entre labor et péché n’est pas la conséquence strictement logique de ce dernier, mais une simple résultante de l’état mondain. Il existe pourtant un « labeur pieux », celui que l’on mène dans la vigne du Seigneur, et il a d’ailleurs tendance à se renforcer au fil du temps selon nos analyses. Plus qu’opus par ailleurs, labor est lié à merces, soit à l’idée d’une forme de récompense. Le labor est aussi lié à fructus, donc à sa propre conséquence.

152. Seulement 25 occurrences dans la PL associent directement labor et Deus (contre plus de 2 500 pour opus et Deus). Les rares mentions de laboro / labor à proximité immédiate de Deus concernent d’ailleurs la négation de celui-ci, sous la forme du repos du dimanche après la Création : non enim laboravit Deus, ut quietis indigeret (Augustin, Sermones de tempore, dans PL 38, col. 995-1248, ici col. 1242). 153. Partutio apparaît comme cooccurrent de labor dès la Vulgate. 154. Venit ad nos celestis negotiator accipere paupertatem, dare divitias, accipere contumelias, dare honores, subire labores, dare requiem, accipere dolores, dare salutem, subire mortem, dare vitam. Item, Augustinus in persona Domini : Habeo venale. Quid ? Ait : regnum celorum, paupertate adquiritur regnum, dolore gaudium, labore requies, ignominia gloria, morte vita (Stephanus Borbonensis, Tractatus de diversis materiis predicabilibus. Liber secundus. De dono pietatis, éd. J. Berlioz, Turnhout, 2015, Quintus titulus, secunde partis, capitulum XII). 155. Nous rejoignons donc ici le schéma proposé dans l. kuchenBuch, « Die dreidimensionale WerkSprache des Theophilus presbyter », cit. n. 106, p. 400 (figure 19), ainsi que certaines observations de M. lauwers, « Le « travail » sans la domination ? », cit. n. 17.

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Fig. 10a et b. Champ sémantique de labor chez saint Augustin (à gauche) et Raban Maur (à gauche). PL, méthode WSDSM.

La comparaison des champs sémantiques autour de labor chez trois penseurs majeurs du système médiéval – Augustin, Raban Maur et Thomas d’Aquin – permet de saisir une partie des évolutions autour du lemme156. On note en premier lieu que le sens du champ autour de labor paraît plus univoque chez Augustin (fig. 10a), où il se scinde essentiellement en deux ensembles clairement articulés : d’une part (à gauche), la joie / le repos ; d’autre part (à droite), la souffrance, qui prédomine. Chez Raban (fig. 10b), on relève l’existence de trois ensembles. La partie à gauche recouvre des éléments positifs : spes, spero, salus, gaudium, perpetuus (d’ailleurs articulé à d’autres éléments temporels : presens, temporalis, eternus), mais aussi retributio, remuneratio, merces, premium. Soit un ensemble relatif au salut, à la récompense éternelle. Il existe donc certaines formes de labor qui peuvent mener au salut, mais cette dimension n’est pas systématique. Il s’agit essentiellement des « pénibilités ecclésiales », liées à l’étude des textes et autres occupations positives (en particulier celles des saints, mais aussi les souffrances consenties pour la construction des édifices). En bas, on note un second ensemble, nettement plus limité que chez Augustin, consacré à la souffrance (dolor, afflictio, tribulatio, agon, etc.). À droite, on constate l’articulation avec opus et studium : bonus, bona, opera, mais aussi fructus, pius, etc. L’évolution est assez nette : si le « labeur » est toujours lié à la souffrance, il ouvre aussi potentiellement la voie au Salut et à la vie éternelle. Elle pourrait bien aussi s’expliquer par la vocation de ses textes : Raban, moine et abbé, pleinement inséré dans la logique monastique, n’écrit évidemment pas dans le même contexte qu’Augustin, ni pour le même public. Enfin, chez Thomas d’Aquin (fig. 11), les structures s’affirment encore : 156. Concernant labor chez Augustin, voir J.-M. salaMiTo, « Labor », dans C. Mayer (éd.), AugustinusLexikon, vol. 3, fasc. 5/6 : Institutio, institutum – Liber (libellus), Bâle, 2008, col. 888-892.

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Fig. 11. Champ sémantique de labor chez Thomas d’Aquin (Corpus Thomisticum, méthode WSDSM).

d’une part, en haut à gauche, labor s’articule désormais à la question du repos et de l’inaction : otium, vaco, occupatio, requies. En bas, la conséquence du labeur est aussi plus visible : il s’articule avec la pauvreté (paupertas, pauper), mais aussi les récompenses (fructus, merces, premium). En haut à droite, on remarque que la dimension douloureuse du labeur est plus nette qu’à l’époque carolingienne : une hausse que confirme l’examen global de la PL.

III.4. Servir le Seigneur (servitium) Comme nous l’avons indiqué précédemment, servitium est quasiment le seul terme de notre liste initiale à connaître une évolution fréquentielle tranchée157. Ses mentions se développent fortement entre le milieu du xie et le milieu du xiiie siècle dans les chartes. Dans la PL, elles suivent une tendance globalement ascendante dès le ve siècle (fig. 4 et 6)158. Ce développement sur le temps long, particulièrement net au Moyen Âge central, empêche de considérer que le lemme concerne spécifiquement la logique domaniale du haut Moyen Âge : il relève en fait de la logique seigneuriale dans son ensemble159. Presque absent de la Vulgate (les trois versets 157. Pour être plus clair : les autres termes connaissent des évolutions sémantiques, mais pas fréquentielles. 158. Ce développement inégal peut s’expliquer soit par la rareté des chartes dans le très haut Moyen Âge (qui masquerait potentiellement l’apparition et la diffusion progressive du terme dans ce type documentaire), soit par le passage d’un terme d’un type documentaire à l’autre, ici des textes théologiques et narratifs aux textes diplomatiques. 159. Les travaux sur le servitium sont relativement rares, bien que le terme soit fréquemment mentionné. Voir cependant J. DeMaDe, Ponction féodale et société rurale, cit. n. 20, p. 28 et sq. (chapitre 1) ; iDeM, « Les corvées en Haute-Allemagne, du rapport de production au symbole de domination (xie-xive siècles) », dans M. Bourin et P. MarTínez soPena (dir.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (xie-xive siècles). Réalités et représentations paysannes, Paris, 2004, p.337-

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employant servitium ne sont par ailleurs presque jamais repris ou commentés par les auteurs médiévaux)160, sa diffusion dans l’Europe médiévale est due à la nature même du rapport auquel il renvoie : le dominium161. Servitium désigne, en effet, à la fois le service-dépendance et la redevance162. Il est ainsi une conséquence de la relation de domination, et la condition de sa reproduction163. En aucun cas, cependant, il ne peut être considéré comme un « travail » : c’est une chose-action que l’on doit au seigneur (terrestre ou céleste), parce que celui-ci crée, engendre, protège comme un père164. Il peut prendre des formes très variables, bien connues des médiévistes, de la part en nature à une activité précise (corvées), en passant par des redevances en monnaies165. Dans les chartes, il est associé à census, reddo, solvo, debitum, debeo, etc.166 Mais la sémantique du lemme est plus vaste que la redevance au sens strict167, puisque le servitium Dei désigne un office ecclésial (depuis la messe aux célébrations pour les défunts, en passant par le statut de l’officiant lui-même168) et plus généralement ce qui est lié au service de l’institution169. Le terme est ainsi articulé à

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162. 163. 164. 165. 166. 167. 168.

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363 ; M. Mousnier, « Jeux de mains, jeux de vilains. Hommage et fidélité servile dans le Languedoc médiéval (xiie-xiiie siècles) », Histoire et Sociétés Rurales, 14, 2000, p. 11-54. On note du reste que seules les acceptions liées aux redevances rurales sont généralement considérées, alors que le terme possède d’autres sens forts, en particulier ceux liés à l’institution ecclésiale (cf. ci-dessous). veni nobis pacificus dominus et utere servitia nostra sicut placuerit tibi, en Jdt 3, 6 ; cumque eiecissent eos a se Aegyptii et cessasset plaga ab eis et iterum eos vellent capere et ad suum servitium revocare, en Jdt 5, 11 ; tamen obsecro ut adsumas tibi animalia sive servitia et vadas ad Gabelum in Rages Medorum reddasque ei chirografum suum et recipias ab eo pecuniam et roges eum venire ad nuptias meas, en Tb 9, 3. Ces occurrences ne sont donc présentes que dans l’Ancien Testament. La situation est intéressante, car le lemme est peu fréquent chez les Pères mais ne cesse d’augmenter au cours du Moyen Âge. Il était toutefois plus fréquent dans l’Antiquité romaine que chez les Pères. Ce qui semble montrer que le terme a d’abord quasiment disparu, avant de revenir lentement, chargé d’un sens nouveau chez les Pères. Parallèlement, ces versets sont très peu employés ou commentés : dans la PL, nous n’avons pu relever que 7 mentions du verset Jdt 5, 11, 2 de Tb 9, 3, et aucune de Jdt 3, 6. Autant dire que dans le cas spécifique de servitium, la Vulgate n’a joué quasiment aucun rôle sémantique. Le terme dominium désigne ici le concept proposé par Alain Guerreau en 1980, dans Le féodalisme, cit. n. 26, puis développé dans ses travaux ultérieurs, et non pas le le lemme médiolatin dominium, bien que celui-ci constitue aussi un cooccurrent fréquent de servitium dans les documents eux-même – sans que les deux observations (relation avec une théorie, rapport de cooccurrence) soient strictement équivalentes. Voir l’article copieux dans Glossarium mediae et infimae latinitatis, éd. Du canGe et al., Niort, 1883-1887, t. 7, col. 448c ; ainsi que J. DeMaDe, Ponction féodale et société rurale, cit. n. 20, p. 58 et sq. Reproduction qui ne peut advenir que si les dominés consentent (de gré ou de force) à donner ce servitium. Voir la belle remarque de Jacques Le Goff : « À l’instar de Job, le chrétien du premier Moyen Âge se sauve en s’anéantissant devant Dieu. Il se trouve élevé autant qu’il a paru abaissé. Il n’est pas un esclave, mais un serviteur : le ‘serviteur souffrant’ » (J. le GoFF, À la recherche du Moyen Âge, Paris, 2003, p. 136). C’est toutefois plus rare. On retrouve aussi certains de ces lemmes comme cooccurrents dans la PL (voir la fig. 12). Voir les riches éléments donnés par J. DeMaDe, Ponction féodale et société rurale, cit. n. 20, p. 52-58. Parmi les cooccurrents significatifs dans les textes théologiques, on note par exemple cultus, devotus, officium, etc. Dans le corpus des règles monastiques présent dans la PL, les cooccurrents les plus significatifs de servitium sont deus, divinus et ecclesia. On aurait donc bien tort de penser d’une part que le servitium relève du travail, d’autre part qu’il concerne uniquement des redevances. Par exemple vers le milieu du xe siècle à Savigny, un don de soi à l’institution : Ego, in Dei nomine, Guidrannus sacerdos, tradens me in servitium Dei omnipotentis et beati Martini in cœnobio qui vocatur Saviniacus, omnes res juris mei trado atque cedo ad ipsam casam Dei (Cartulaire de l’abbaye

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ministerium et officium, qui apparaissent souvent dans ses cooccurrents (fig. 12)170. D’une certaine façon, on peut dire que servitium servait à désigner ce que nous nommons des fonctions, des « rôles » à accomplir171. En même temps, il apparaît que servitium est un terme fortement lié aux relations sociales au sens large, puisque parmi ses cooccurrents significatifs apparaissent des termes comme hominaticus, fidelitas, hereditas, honor/honorifice, libertas, etc. Il constitue donc un élément de la Fig. 12. Champ sémantique de labor dans relation seigneuriale, et plus global’ensemble de la PL (méthode WSDSM). lement des règles qui régissent cette dernière. Servitium est ainsi articulé aux « coutumes », consuetudo faisant aussi partie de ses cooccurrents significatifs dans les CEMA172. D’une certaine façon, le servitium est la contrainte qu’impliquent ces relations de dépendances seigneuriales. De la même façon que servus forme une paire analogique (fondamentale) avec dominus, en relation étroite avec les couples homo/dominus, homo/deus et filius/pater173, on pourrait se demander si servitium ne formait pas une paire propre avec dominium174. de Savigny suivi du petit cartulaire de l’abbaye d’Ainay, éd. a. BernarD, Paris, 1853, n° 123). 170. Voir de nouveau G. aGaMBen, Homo Sacer. II, 5, Opus Dei, cit. n. 15, chap. 3 « Généalogie de l’officium ». Isabelle Rosé, dans le présent volume, évoque certains des liens entre ces différents termes. Pierre Michaud-Quantin avait déjà repéré que ministerium comme officium concernaient tous deux des « fonctions », en fait des actions à accomplir : « [Ministerium] évoque l’idée d’une activité exercée en dépendance d’un supérieur comme dans un couple fréquent ministerium-auctoritas, qui est presque homologue au rapport de cause instrumentale ou seconde et cause principale […]. Quant à officium, son acception d’ensemble correspond assez bien à l’un des sens de « office », une fonction, un rôle à remplir […]. Ils sont l’un et l’autre synonymes dans le cadre des organisations monastiques » (P. MichauD-quanTin, Universitas. Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Paris, 1970, p. 171). 171. Voir à ce sujet les remarques de Julien Demade sur la necessitas du seigneur, dans J. DeMaDe, « Les corvées en Haute-Allemagne », cit. n. 159. 172. Plus de 2 247 cooccurrences à plus ou moins 5 mots. Par exemple : esset omnino libera et quieta et sicut iam dictum est ab omnibus consuetudinibus et serviciis suis heredum que suorum absoluta, en 1074 dans un diplôme de Guillaume ier d’Angleterre pour l’abbaye Saint-Étienne de Fontenay-le-Marmion, dans Regesta Regum Anglo-Normannorum, the Acta of William I (1066-1087), éd. D. BaTes, Oxford, 1998, nº 149. Cette association semble particulièrement fréquente dans les actes anglo-normands. 173. Sur les liens entre le couple filius/pater et le dominium, nous nous permettons de renvoyer à n. Perreaux, « In nomine patris », cit. n. 46. 174. Le terme désigne ici le lemme médiolatin rencontré dans les documents.

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Comme dans le cas d’opus, servitium désigne donc à la fois des activités et des choses175, considérées cette fois sous la forme de redevances une relation qui ne peut être que polarisée (on doit quelque chose à quelqu’un, et cette relation manifeste le dominium – au sens abstrait). Le servitium est en effet toujours dû à un ou plusieurs seigneurs. Il ne désigne donc jamais une production-marchandise qui pourrait circuler librement, s’échanger, permuter176, et complète l’idée que le servitium ne peut en aucun cas être considéré comme une « valeur interchangeable », du moins du point de vue du dominé. Toutefois, servitium et opus ne paraissent pas intervenir dans des contextes similaires177. Contrairement à ce dernier, servitium ne désigne pas principalement la résultante des actions (ce qui est l’idée prédominante dans opus), un putatif « produit », mais suppose l’action/ la relation elle-même. Il ne s’agit par d’arriver à une création, mais de fournir, de produire, d’agir. La fragmentation de ce que nous appelons « le travail » est donc là encore très patente : alors qu’opus désigne essentiellement ce qui a été fait (bien que le processus soit inclus dans ce résultat), servitium se focalise sur le processus lui-même : le service, l’action, la relation - et donc la relation de domination, autrement dit le rapport de production lui-même178. Ainsi, à l’instar de labor, servitium est fortement lié aux temporalités et plus spécifiquement aux rythmes179. C’est une évidence dans les chartes, où la redevance est articulée à différents éléments du calendrier, et revient selon des cycles plus ou moins complexes (la redevance peut d’ailleurs être temporaire ou « perpétuelle »180). Alors que labor apparaît essentiellement comme un état, un moment ponctuel, donc une chose transitoire, le servitium n’est pas isolé : il revient, retourne et s’inscrit ainsi dans le rythme chrétien et seigneurial. C’est aussi un point de divergence avec opus, qui se focalise sur la réalisation et sa stabilité. Servitium est moins marqué par la logique charnelle que labor, puisqu’il n’est pas un état de souffrance au sens strict, mais plutôt un rapport, une relation établie par l’existence de la domination.

175. Mêmes observations chez J. DeMaDe, Ponction féodale et société rurale, cit. n. 20, p. 46 et 50 : « La première remarque à faire, essentielle, est que servitium et servire désignent non pas un type particulier de prélèvement, qui serait « les corvées », mais la relation de prélèvement même, et donc incluent toutes les formes particulières de prélèvement. […] Néanmoins, les seules caractéristiques du procès productif céréalier ne peuvent suffire à rendre compte de la structuration spécifique de la perception, en l’occurrence non pas seulement l’absence de la catégorie distincte du produire, mais la subsomption et du produire et du produit dans la catégorie de servitium ». 176. Cf. les travaux de Julien Demade, déjà mentionnés. 177. Le fameux opus servile, souvent mentionné par l’historiographie, est rare voire extrêmement rare dans les documents : le syntagme n’apparaît que 37 fois dans l’ensemble des CEMA (dans 75 % des cas au xiie siècle, en particulier en Angleterre et Normandie) et 252 fois dans la PL. 178. Entendu à la fois comme rapport de production et/ou de reproduction, puisque le terme désigne aussi bien les redevances que la messe. 179. J.-c. schMiTT, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, 2016, p. 558-563. 180. Perpetuus, festa tout comme annulatier font partie des cooccurrents centraux de servitium dans les CEMA.

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en Guise De conclusion Pouvons-nous en rester là ? On aurait raison de faire remarquer que l’objectif de cette contribution était difficilement tenable, d’abord parce qu’il était triple : a) montrer que le travail au sens contemporain ne pouvait structurellement exister dans l’Europe médiévale, sauf si l’on considère que toute activité humaine organisée constitue un travail ; b) tenter de saisir l’articulation des principaux termes médiolatins habituellement traduits par (ou considérés comme relevant du) « travail », en montrant à la fois les passerelles entre ces termes et les nombreuses apories que leur constitution en liste génère ; c) décaler la question, en insistant sur l’impératif que constitue la reconstruction des rapports de production et de domination dans l’Europe médiévale – rapports qui entretenaient des liens complexes et en partie indirects avec les termes médiolatins181. C’est sur le premier point que notre analyse est probablement la plus limitée. Mais faut-il vraiment aller plus loin ? Nous avons pu montrer que l’Europe médiévale n’avait pas connu, au moins jusqu’au xiiie siècle et probablement au-delà, une catégorie unifiée de « travailleurs ». Ni laborator, ni operarius ne sont des termes très répandus dans les presque 200 millions de mots examinés182. À l’inverse, nous avons mentionné la multiplicité des noms de métiers, bien connue de l’historiographie, qui invite à penser que les activités étaient considérées individuellement, discrètement, chacune possédant des spécificités propres. Le phénomène apparaît comme relativement cohérent, puisque le système de l’Europe médiévale fonctionnait sur la base de la fixation-polarisation, et que la constitution d’une « classe de travailleurs » aurait permis des circulations et des permutations systématiques déstabilisantes, et pour tout dire ingérables pour la classe dominante183. Le travail contemporain est par ailleurs indissociable des notions de « valeur »

181. Car les décalages entre les rapports de production et le système de représentations (euphémisations, déplacements, déformations, invisibilisations) sont une composante fondamentale de la dynamique des systèmes sociaux : cf. l. aThusser, « Sur le « Contrat social » », Cahiers pour l’Analyse, 8:1, 1967, p. 5-42. 182. Encore une fois, leur rôle dans les registres des xive-xvie siècles resterait à examiner systématiquement, à l’aide de méthodes similaires. 183. Le terme important est ici « systématiques » : on est bien conscient qu’un certain nombre de personnes effectuait différents métiers, simultanément ou au cours de leur existence. Simplement, l’idée d’un « marché du travail » ne pouvait à notre sens exister, ni même celle d’un « code du travail » régulant toutes les professions à la fois. Un des mécanismes de ce blocage structurel résidait à notre sens dans l’existence de règlements propres aux différentes zones/villes du système, multiplicité qui empêchait de facto de nombreuses permutations (et d’abord car la circulation était elle-même encadrée et ritualisée). Sur la diversité (typologique, chronologique, géographique) des « règlements » des mestiers, voir de nouveau F. rivière, Travail et métiers en Normandie à la fin du Moyen Âge, cit. n. 73, p. 568-571 et 574-576, qui insiste à la suite de Jean-Pierre Sosson sur l’impact du contexte local dans la mise par écrit inégale et la variabilité des règlements. Ainsi, on pourrait voir une homologie entre ces règlements fluides mais néanmoins localement contraignants, qui inscrivaient les personnes dans un maillage complexe, et l’organisation spatiale de l’Europe médiévale, à la fois polarisée et enchevrêtée.

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et de « Marché »184. L’apparition dans les années 1880 du syntagme « marché du travail », dont le développement s’accélère à partir des années 1960, constitue d’ailleurs une étape supplémentaire dans la fusion-articulation de ces différents éléments185. On pourrait aussi faire observer que d’autres termes fondamentaux pour la conception du travail en général étaient tout aussi absents du système médiéval, du moins dans leurs sens contemporains : production, produit, marchandise, outil, etc. Dans ces conditions, comment maintenir la possibilité de l’existence du travail pour la période qui nous intéresse ? La seconde partie de l’article a été consacrée aux lemmes historiographiquement considérés comme relevant du « travail ». Or, nous avons vu qu’il était extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de déceler une structure cohérente en partant de ce présupposé. Tout d’abord fréquentiellement : d’une typologie documentaire à l’autre, certains termes stagnent (en particulier dans la PL), tandis que d’autres évoluent fortement (en particulier dans les CEMA). Au sein de ce dernier corpus même, les tendances chronologiques des différents termes ne paraissent pas corrélables. Malgré cela, nous avons relevé plusieurs éléments cohérents dans nos observations : la dynamique de servitium, qui passe du statut de terme rare au domaine du vocabulaire courant entre le ve et le xiiie siècle, tant dans les CEMA que la PL (mais plus spécifiquement aux xie-xiiie siècles dans les chartes). Parallèlement, opus et labor possèdent quelques caractères fréquentiels communs, en particulier leur stabilité dans la PL – même si le premier est nettement plus courant que le second. Une autre observation importante est l’évolution d’opus lors du passage au système chrétien, qui nous a semblé constituer le mouvement central au sein de ce lexique plutôt hétérogène. La promotion d’opus dans la Vulgate, en particulier dans le Nouveau Testament, et plus généralement chez les Pères, constitue une évolution profonde, probablement corrélée à l’évolution des rapports de production au sens large. La création était définie comme opus Dei : ce syntagme désigna par la suite différentes actions valorisées, en particulier liturgiques. Sémantiquement, il est

Fig. 13. Labor, servitium, opus : tableau de synthèse sémantique. Nous indiquons les tendances majoritaires, afin de souligner les contrastes-articulations entre les termes. 184. a. Guerreau, « Avant le marché, les marchés », cit. n. 14 ; c. verna, L’industrie au village. Essai de micro-histoire (Arles-sur-Tech, xive et xve siècles), Paris, 2017, troisième partie (où elle observe la multiplicité des marchés). 185. En 2018, nous avions pu montrer que l’apparition du terme ressource dans son sens contemporain, et surtout le développement des formes aux pluriels (les ressources, qui sont d’abord « naturelles » puis « humaines » au xxe siècle, avant la généralisation définitive du concept) était lié au basculement économiste du xviie-xviiie siècle : D. hausMann et n. Perreaux, « Resources. A Historical and Conceptual History », cit. n. 11.

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délicat, mais pas impossible, d’articuler les trois termes (opus, labor, servitium) : ils relèvent en fait de logiques différentes ou, mieux, décalées. Labor désigne un état transitoire de souffrance, et pour tout dire, charnel. Certaines actions l’impliquent, mais le labor n’est pas une condition de leur bonne exécution : la souffrance n’est pas nécessaire à la réalisation, elle est une conséquence de certaines activités, conséquence mondaine liée à la Chute. Fortement ancré dans le siècle, le labor est peu polarisant. Quant au servitium, il est cyclique, désignant des redevances, actions, fonctions itératives, qui reviennent sans cesse pour manifester le statut des uns et des autres, et ainsi reproduire la domination186. Le servitium n’est pas fixe au sens strict, puisqu’il est rythmé, mais il polarise tout de même, puisqu’il est dirigé vers le S/seigneur. Officium et beneficium nous paraissent aussi s’insérer dans ce cadre. Opus désigne simultanément un processus et une réalisation, dans lequel prédomine cette dernière, qui seule subsiste en bout de chaîne. Sa stabilité et les valences positives associées au terme font qu’opus est un lemme éminemment spirituel. L’« œuvre » est souvent réalisée pour l’Église et pour la spiritualisation du monde. Fondamentalement, opus fixe et polarise : on œuvre pour quelque chose, le plus souvent pour le Salut des âmes, pour l’Église. Ars, opifex et d’autres termes encore relèvent des techniques, des savoir-faire, et renvoient plutôt à l’opus – sans être parfaitement articulés avec ce dernier. Ainsi, s’il existe des liens entre les trois termes labor, servitium, opus, il faut sans doute les chercher dans leur rapport au couple charnel/spirituel, aux temporalités et aux modes d’organisation socio-spatiale (eux-mêmes liés au couple charnel/spirituel). Mais ces liens ne sont jamais explicitement posés dans les textes et le schéma que l’on propose manifeste un certain degré d’abstraction structurale. L’Europe médiévale dans son entièreté était polarisée187, encadrée par l’idéal spirituel de la caritas, dont les relais matériels allaient des églises aux cimetières, en passant par les autels et les reliques. Avec opus, toutes les œuvres avaient une destination précise, et ne pouvaient être affectées selon le bon vouloir des acteurs. Le labor constituait au contraire un état transitoire, un état de souffrance et de peine, qui rappelait l’instabilité du monde, parce que celui-ci était situé dans le temps. Il formait une paire conceptuelle opposable avec la paix, la stabilité, la tranquillité (qui n’était pas pour autant assimilée à l’inactivité). Le labor pouvait ainsi entraîner un mouvement, un déplacement, dans les différents sens de ces termes, à l’inverse d’opus, qui était conçu comme quelque chose de stable et de durable : une « œuvre » et le plus souvent une « bonne œuvre » (quelques bona opera : Création divine, rites ecclésiaux, mais aussi constructions de bâtiments ecclésiaux, réalisations de manuscrits ou de sculptures, dons, etc.). Certes, opus et labor pouvaient 186. l. kuchenBuch, J. Morsel et D. scheler, « La construction processionnelle de l’espace communautaire », dans D. Boisseuil, P. chasTanG, l. Feller et J. Morsel (dir.), Écritures de l’espace social : mélanges d’histoire médiévale offerts à Monique Bourin, Paris, 2010, p. 139-182. 187. a. Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », dans n. BulsT, r. DesciMon et a. Guerreau (dir.), L’État ou le Roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (xive-xvie siècles), Paris, 1996, p. 85-101 ; iDeM, « Le champ sémantique de l’espace dans la vita de Saint Maieul (Cluny, début du xie siècle) », Journal des savants, vol. 2, 1997, p. 363-419.

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parfois être associés, le second terme désignant alors les aspects négatifs des activités – mais jamais la messe n’aurait pu être qualifiée de labor, car ce mot impliquait souvent une dimension charnelle, par exemple à travers le corps ou la reproduction sexuée. Le servitium s’intégrait quant à lui pleinement à la logique du dominium. Sa racine même renvoyait à la domination : il s’agissait d’accomplir une fonction, de servir un S/seigneur, de rendre une redevance. Mais ce service pouvait se manifester de façon très variable. Chez les clercs, il correspondait tout simplement à la célébration des rites, et donc à la reproduction spirituelle du système (la messe, le baptême, les services pour les morts). Chez les laïcs, il équivalait à des redevances qui pouvaient prendre les formes variées que l’on sait. Nous pensons donc que cette quasi-absence de liens directs, explicites, est une conséquence logique du rapport de production médiéval : l’articulation des trois notions, leur fusion dans un concept anachronique de « travail », aurait démembré la relation de dominium, fondamentalement liée à la fixation, à la polarisation, et donc aux rapports spatio-temporels proprement médiévaux. Parallèlement, la non-articulation de ces éléments rendait quasiment impossible l’existence et la capacité même à penser ce que nous appelons le « travail ». Dans notre système, cette activité organisée, fortement encadrée, est structurellement reliée à sa résultante-marchandise, mais sans qu’il y ait de confusion entre les deux pôles. C’est cette absence de fusion qui permet la circulation de la marchandise, l’existence d’un surproduit, la création d’une « valeur d’échange »188, et in fine d’un « Marché » – ce dernier étant par essence libre, non-polarisé. Dans notre système contemporain, la peine du travailleur se voit associée à une échelle, une « valeur », qui rend possible l’existence d’un « salariat » systématique. Dans l’Europe médiévale, la souffrance du labor paraît le plus souvent exclue de la pensée de la réalisation, tandis qu’opus semble à l’inverse exclure l’idée de la pénibilité. Opus rendait par ailleurs impossible la dissociation entre ce que nous appelons « produire » et « produit », tandis que le labor effaçait complètement le « produit » même. L’opus par excellence était la Création divine, réitérée par la liturgie. Celle-ci n’avait impliqué que peu d’actions (essentiellement des « divisions ») et certainement aucune peine189 : elle émanait du Verbe. Il en résultait sans doute une euphémisation de la peine, peine qui n’était pas nécessaire stricto sensu aux réalisations les plus positives du système de l’Europe médiévale (Création, messes, bâtiments, réalisations spirituelles, etc.)190. Nos analyses ont par ailleurs montré que la valence spirituelle d’opus n’a cessé de croître, valorisant au fil des 188. Donc d’une « valeur d’usage ». 189. Labor n’est pas mentionné dans Gn 1, où se trouve décrite la création. Le lemme n’apparaît qu’avec la Chute, précisément dans le verset où la conséquence du péché originel est énoncée : ad Adam vero dixit quia audisti vocem uxoris tuae et comedisti de ligno ex quo praeceperam tibi ne comederes maledicta terra in opere tuo in laboribus comedes eam cunctis diebus vitae tuae, Gn 3, 17. Dieu s’arrête (requiesco) certes le septième jour (conplevitque Deus die septimo opus suum quod fecerat et requievit die septimo ab universo opere quod patrarat, Gn 2, 2), mais cet arrêt, ce repos, constitue une pause et non pas l’expression d’une putative fatigue. 190. Rappelons une dernière fois qu’opus est surreprésenté dans les textes théologiques, où il n’est pas question de « s’activer ».

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siècles les créations qui étaient rangées sous ce lemme. En opposition, le labor ne conduisait que rarement à une réalisation précise : corollaire de la condition humaine après la Chute, le labor pouvait certes participer au cheminement vers le Salut. Mais ce cheminement n’était ni direct, ni univoque. L’absence de concept de « travailleur » au moins jusqu’au xiiie siècle, voire au-delà, ne fait que confirmer l’absence de cette structure fondamentale pour notre société : le travail191. Nous ne disons pas que cette absence d’articulation était volontaire, simplement qu’elle était conditionnée par le système de pensée et de production de l’Europe médiévale. Ces multiples spécificités rendaient de facto impossible la création d’un surtravail et l’injection de celui-ci au sein d’un improbable « Marché ». Autrement dit, si certains éléments de ce que nous appelons le « travail » étaient bien présents dans les termes que nous avons analysés, ils y étaient 1) désarticulées, mais aussi beaucoup plus variés et hétérogènes ; 2) impossibles à réarticuler sans détruire la logique du dominium ; 3) non-articulées aux organes et concepts centraux du capitalisme (« le Marché », « la valeur », « le surtravail », « les travailleurs », etc.), qui fondent la cohérence de ce dernier. Les analyses sémantiques proposées plaident ainsi pour une dissociation du lexique médiéval d’avec notre « travail », tout en ouvrant à d’autres réflexions. Nous n’y revenons pas ici. Mais il s’agirait évidemment d’aller plus loin : l’examen des termes retenus, en partie arbitrairement, montre qu’ils s’intercalaient à différents niveaux du système de représentations médiéval, sans nécessairement former un tout. À quel niveau faudrait-il alors se situer pour reconstruire les rapports de production médiévaux ? Nous pensons que les deux concepts proposés et articulés par Alain Guerreau, le dominium et l’ecclesia, forment l’ensemble abstrait élémentaire pour comprendre ces relations – d’une part parce que le premier (dominium) constituait le mode de production lui-même, d’où découlait toute la logique des actions médiévales ; d’autre part, parce que le second concept (l’ecclesia) désignait la principale institution garante et promotrice de ce mode de production192. Ainsi, si l’étude des termes retenus (opus, opero, labor, laboro, servitium, ars, opifex, fabrica, ministerium, etc.) doit certainement être poursuivie (nous n’en avons ici dressé qu’une ébauche193), c’est probablement hors de toute réflexion sur le « travail » au sens contemporain. C’est à ce prix que l’on pourra mettre à jour leurs structures sémantiques, à la fois individuelles et collectives – œuvrer, servir, souffrir, ou plutôt : œuvre, service, souffrance –, et la contribution de celles-ci à la logique d’ensemble du système de l’Europe médiévale.

191. Nous avons cependant noté que les valences de labor évoluaient au fil des siècles : très négatif chez les Pères, il semble que le lemme ait progressivement connu une revalorisation dans certains contextes. Il serait sans doute trop rapide (et certainement téléologique) de faire de cette évolution une des tendances liées à l’évolutions des activités et à la perception des métiers dans l’Europe médiévale, en particulier dans le contexte urbain des xiie-xiiie siècles. Mais il s’agirait d’une piste à suivre. 192. a. Guerreau, Le féodalisme, cit. n. 26, et ses travaux ultérieurs sur la question. 193. L’étude des verbes, en particulier, paraît fondamentale.

OPUS, OPERA, LABOR LES MOTS ET LE SENS DES « OCCUPATIONS MANUELLES » DANS LA RÈGLE DE SAINT BENOÎT ET SES COMMENTAIRES CAROLINGIENS isaBelle rosé

Université Rennes 2 (Tempora)

inTroDucTion1

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endant longtemps, l’historiographie a défini la séquence des ixe-xie siècles comme une sorte de parenthèse au cours de laquelle les moines occidentaux n’auraient plus eu d’activités manuelles car ils étaient absorbés par leurs activités de prière, pour satisfaire aux besoins de l’économie du don-échange2. Si plusieurs archéologues ont souligné récemment la présence systématique d’infrastructures de production artisanale sur les sites cénobitiques carolingiens et post-carolingiens – mais sans pouvoir véritablement identifier leurs usagers (monastiques ou laïques) –, la thématique du « travail monastique » reste de fait assez rare dans les travaux des spécialistes des textes sur cette période3.

1.

2.

3.

Je tiens à remercier particulièrement les deux premiers relecteurs de ce texte (dans sa version primitive), Cécile Caby et Didier Méhu. Ma gratitude va également aux participants du séminaire niçois sur le « travail monastique » qui, par leurs remarques, m’ont permis d’améliorer cette recherche. En dernier lieu, je remercie Michel Lauwers et Emmanuel Bain de m’avoir fait part de leur avis sur la version écrite de cet article. Très emblématique sur ce plan : J. DuBois, « Le travail des moines au Moyen Âge », dans Le Travail au Moyen Âge. Une approche interdisciplinaire. Actes du Colloque international de Louvain-laNeuve, 21-23 mai 1987, éd. J. haMesse et C. Muraille-saMaran, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 61-100 ; K. schreiner, « “Brot der Mühsal”: Körperliche Arbeit im Mönchtum des hohen und späten Mittelalters.Theologisch motivierte Einstellungen, regelgebundene Normen, geschichtliche Praxis », dans V. PosTel (éd.), Arbeit im Mittelalter. Vorstellungen und Wirklichkeiten, Berlin, 2006, p. 133-170. Cf. les nombreuses contributions d’archéologues des deux collectifs M. lauwers (éd.), Monastères et espace social. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, Turnhout, 2014 (Collection d’études médiévales de Nice, 15) ; Teoria e pratica del lavoro nel monachesimo altomedievale. Atti del Convegno internazionale di studio : Roma – Subiaco (7-9 giugno 2013), éd. L. Pani erMini, Spoleto, 2015. Constat similaire sur l’absence de travaux sur le « travail monastique » à l’époque carolingienne par J. B. williaMs, « Working for Reform. Acedia, Benedict of Aniane and the Transformation of Working Culture in Carolingian Monasticism », dans R. G. newhauser et S. J. riDyarD (éd.), Sin in medieval and early modern Culture. The tradition of the seven deadly Sins, Rochester, 2012, p. 19-42, ici p. 20-21. Cf. aussi M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum”.

Labeur, médiéval. De De la Règle de saint Benoît aux Labeur, production production etet économie économiemonastique monastiquedans dansl’Occident l’Occident médiéval. la Règle de saint Benoît Cisterciens, éd. Michel Lauwers, Turnhout, 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17), 81-126. aux Cisterciens, éd. Michel lauwers , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales depp. Nice, 17), DOI pp. ©  81-126. © BREPOLS  PUBLISHERS DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123777

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Le paradoxe réside dans le fait qu’il s’agit aussi d’un moment de valorisation particulière de la règle bénédictine, devenue – à partir des Carolingiens – la référence que devaient suivre les communautés qui choisissaient la voie cénobitique. Or, la plupart des études sur les débuts du mouvement monastique ont souligné que cette norme-là conférait au « travail manuel » une valeur tout à fait singulière4. La question est donc de cerner comment les textes carolingiens ont compris la règle bénédictine, l’ont infléchie et adaptée aux nombreuses mutations qui affectèrent le monde monastique du ixe siècle. Si on le compare à ce qu’il était au vie siècle, ce dernier connut en effet de nombreuses transformations qui changèrent en profondeur sa nature et sa vocation, tant sur le plan économique – beaucoup d’établissements devinrent alors de grands domaines qui vivaient tout autant de rentes que de la réserve exploitée par des dépendants –, sur le plan fonctionnel (les moines, par un surcroît de prières collectives, étaient au service du système de don-échange), que sur le plan sociologique – un très large recrutement dans la société aristocratique, souvent vers sept ans. Une enquête de ce genre se prête tout particulièrement à des analyses lexicales. Toutefois, appréhender cette catégorie du « travail monastique » ne va pas de soi, à la fois parce que le concept-même de « travail », tel que nous le définissons aujourd’hui, est anachronique pour le Moyen Âge et parce que, dans les règles (comme dans tout type de documentation monastique), on ne peut pas l’étudier à partir d’un mot précis5. L’historiographie a certes retenu opus et labor, mais c’est en fait une kyrielle de termes ou d’expressions qui est utilisée pour qualifier certaines activités qui impliquent le corps – et notamment les mains –, plutôt que l’esprit, c’est-à-dire qu’elles ne relèvent ni de la prière, ni de la lecture6. La réflexion va donc tenter de préciser, par une approche sémantique, une catégorie aux contours mouvants, qui n’est pas fixée par un terme unique ni univoque, en étudiant la manière dont les moines ont qualifié, défini et compris certaines de leurs activités que l’on désignera en français – faute de mieux – comme des « occupations manuelles ». Le terme d’ « occupations » permet de renvoyer à une tradition cénobitique ancienne qui souligne la nécessité d’occuper (occupari) le corps et l’esprit des solitaires, afin d’éviter l’otiositas ou la vacatio, propices aux

4.

5. 6.

À propos de l’organisation socio-spatiale de la production et de l’approvisionnement des monastères dans l’Occident médiéval », Monachesimi d’oriente e d’occidente nell’alto medioevo. Atti della lxiv Settimana sull’alto medioevo, Spoleto, 31 marzo-6 aprile 2016, Spoleto, 2017, p. 877-912. Sur la place particulière que la règle bénédictine confère au travail par rapport aux autres règles anciennes : J. DuBois, « Le travail des moines », cit. n. 2 ; G. oviTT, « Manual labor and early medieval monasticism », Viator, 17, 1986, p. 1-18 ; B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought. Ancient Philosophers, medieval Monks and Theologians and their Concept of Work, Occupations and Technology, Amsterdam, 1996 ; A. M. orselli, « Del lavoro monastico - o dei monaci e il lavoro ? (tardoantico e alto medioevo) », dans Teoria e pratica del lavoro nel monachesimo altomedievale, cit. n. 3, p. 1-28. Sur ces deux dimensions et leur commentaire par J. Le Goff, cf. M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum” », cit. n. 3, p. 877-880. P. Bonnerue, « Opus et labor dans les règles monastiques anciennes », Studia monastica, 35/2, 1993, p. 265-291. Le constat principal de Pierre Bonnerue est que, globalement, les règles emploient plus opus et ses dérivés que labor et ses dérivés pour désigner le “travail” monastique.

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mauvaises pensées et aux mauvais gestes7. L’adjectif « manuelles » renvoie quant à lui au fait que les mains sont très souvent mentionnées lorsqu’il est question de ces activités. Dans un premier temps, l’analyse se focalisera sur la matrice que fut la règle bénédictine, afin de cerner quel vocabulaire était utilisé pour qualifier ces occupations manuelles monastiques, ce que Benoît entendait par là et comment il les justifiait pour des cénobites. Le propos tentera ensuite de déterminer quelles furent la réception et l’inflexion de cet héritage bénédictin dans quelques textes normatifs carolingiens.

i. les « occuPaTions Manuelles » Dans la MaTrice BénéDicTine L’importance que l’historiographie octroie aux occupations manuelles dans la Règle de Benoît de Nursie semble démesurée par rapport à la place concrète qui leur est dévolue dans le texte, puisqu’elles sont évoquées dans un seul chapitre (48), relativement bref8. Cette valorisation résulte pour partie de l’idée que ce texte véhiculerait une nouvelle idée – positive – du « travail manuel » qui aurait débouché sur les conceptions modernes et contemporaines du « travail », mais sans doute aussi d’une lecture post-cistercienne de cette norme (peut-être même d’une interprétation consécutive à la réforme de la stricte observance) qui en a amplifié le rôle, notamment dans son versant agricole, dans une perspective identitaire9. Plusieurs travaux ont d’ailleurs nuancé fortement l’idée selon 7.

8.

9.

Cette tradition remonte au moins à Jérôme, cf. B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 137-138. La notion d’« occupations » (Beschägtigungen) est également évoquée, pour analyser la règle de Benoît, par L. kuchenBuch, « Dienen als Werken. Eine arbeitssemantische Untersuchung der Regel Benedikts », dans J. leonharD et W. sTeinMeTz (éd.), Semantiken von Arbeit. Diachrone und vergleichende Perspektiven, Cologne, 2016, p. 63-92. La place exceptionnelle conférée à la règle bénédictine dans certaines études sur les occupations manuelles monastiques découle moins d’une analyse du texte dans son contexte de rédaction que du rôle que ce dernier joua à partir de l’époque carolingienne, en tant que modèle normatif, une justification assumée entre autres par B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 152153. Parmi ces analyses consacrées à la seule règle de Benoît et à la place qu’y joue le « travail », il faut évoquer les études d’Adalbert de Vogüé, à la fois pour le commentaire de son édition de La règle de Saint Benoît, éd. A. De voGüé, dans SC, 181-186, Paris, 1971, p. 589-609 [désormais RB, suivi du numéro de chapitre et du numéro de verset éventuellement, puis du numéro de page] et pour A. De voGüé, « Travail et alimentation dans les Règles de saint Benoît et du Maître », Revue bénédictine, 74, 1964, p. 242-251. Pour un commentaire « linéraire » (pas toujours historique) du chapitre 48, A. BöckMann, « RB 48 : of the daily manual labor », The American Benedictine Review, 59, 2008, p. 253-290. Perspectives intéressantes et originales dans G. oviTT, « Manual labor », cit. n. 4. Courtes synthèses sur le « travail » dans la règle bénédictine (parmi beaucoup d’autres règles) : B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 155-158 ; J. DuBois, « Le travail des moines », cit. n. 2, p. 75-76. La supposée nouveauté de la règle bénédictine sur la notion de « travail » est discutée par B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 155, avec plusieurs références en notes. Sur le rôle conféré à la règle de Benoît dans la définition de l’idée moderne et contemporaine de « travail », cf. le tour d’horizon offert par K. schreiner, « “Brot der Mühsal” », cit. n. 2, p. 133-138.

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laquelle Benoît aurait conféré une place majeure aux occupations manuelles, et notamment à l’exploitation agraire, dans sa règle. En remettant en perspective la rédaction du texte, Adalbert de Vogüé a ainsi analysé l’unique allusion aux travaux agricoles entrepris par les moines dans le contexte de pénurie alimentaire qu’avait provoqué le conflit byzantino-ostrogothique des années 535-543, ce qui aurait contraint la communauté à exploiter elle-même ses terres10. Dans le même ordre d’idée, certains spécialistes d’économie ont souligné que les activités aux champs sont abordées dans cette règle comme une possibilité, et jamais comme une obligation11. On peut ajouter, en dernier lieu, qu’il convient sans doute de distinguer deux niveaux d’analyse : d’une part, la place restreinte qu’occupent les tâches manuelles tout autant au sein de la règle bénédictine que dans la vision qu’avait Benoît de la vie monastique, notamment en regard d’autres thématiques qu’il développe beaucoup plus12 ; d’autre part, les conséquences des prescriptions du chapitre 48 sur l’emploi du temps monastique quotidien, puisque les activités manuelles y occupent de fait des plages temporelles importantes.

I.1. Opera, opus, labor, ars et officia dans la règle bénédictine Selon Pierre Bonnerue, il y eut entre 530 et 573, un changement des comportements linguistiques pour désigner le « travail monastique », avec des emplois plus fréquents de labor, au détriment d’opus et de ses dérivés, modifications dont la norme de Benoît de Nursie porterait la trace13. Afin d’analyser le vocabulaire employé pour désigner les occupations manuelles dans la règle bénédictine, qu’elles soient accomplies par des moines ou par des laïcs, on peut partir des mots ou expressions qui les désignent dans le chapitre 48 : opera manuum, labor manuum, laborare, operari, opus suum laborare, opera sua, opus quod faciat, opera, ars, officia uaria, uiolentia laboris14. 10. rb, p. 47-48. 11. A. wilkin, « Communautés bénédictines et environnement économique, ixe-xiie siècles. Réflexions sur les tendances historiographiques de l’analyse du temporel monastique », dans S. vanDerPuTTen et B. MeiJns (dir.), Ecclesia in medio nationis. Reflections on the Study of Monasticism in the Central Middle Ages – Réflexions sur l’étude du monachisme au Moyen Âge, Louvain, 2011 (Mediaevalia Lovaniensia, 1 Studia, 42), p. 113, n. 25. 12. Les développements les plus prolixes de Benoît dans sa règle, dans une perspective très orientale, portent notamment sur les vertus monastiques ou sur les degrés de perfectionnement et d’humilité. Il évoque également longuement l’abbé et la hiérarchie intra-communautaire, comme leurs corollaires que sont l’obéissance et les sanctions des moines réfractaires à l’autorité abbatiale. 13. P. Bonnerue, « Opus et labor », cit. n. 6, p. 282-291. 14. RB, chap. 48, p. 598-605 (SC 182): CAPUT xlviii. De opera manuum quotidiana. 1Otiositas inimica est animae, et ideo certis temporibus occupari debent fratres in labore manuum, certis iterum horis in lectione diuina. 2Ideoque hac dispositione credimus utraque tempore ordinari : 3id est ut a Pascha usque kalendas octobres a mane exeuntes a prima usque hora pene quarta laborent quod necessarium fuerit ; 4ab hora autem quarta usque hora qua sextam agent lectioni uacent ;5post sextam autem surgentes a mensa pausent in lecta sua cum omni silentio, aut forte qui uoluerit legere sibi sic legat ut alium non inquietet ; 6et agatur nona temperius mediante octaua hora, et iterum quod

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Dans la continuité des usages romains antiques, la palette de termes mobilisés est ainsi beaucoup plus large et complexe que les seuls opus/labor, tandis qu’aucun mot ne s’impose véritablement comme le montre le graphique15. En revanche, en termes de familles sémantiques, celle d’op* (opus, opera, operari, représentée par toutes les zones hachurées) couvre un peu plus de la moitié des occurrences relatives aux occupations manuelles, alors que celle de labor* (labor* et laborare*, les zones mouchetées) ne correspond qu’au quart. Dans la mesure où ce lexique joue sur une multitude de sens possibles, toutes les occurrences des termes ont été examinées dans l’ensemble de la règle de Benoît, afin d’avoir une idée précise de l’amplitude de

1

1

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2

2 3

2 Opus* Opera* Operari*

2

Labor* Laborare*

Ars* Offic*

Fig. 1. Termes employés pour désigner les activités manuelles dans le chap. 48 de la Regula s. Benedicti.

faciendum est operentur usque ad uesperam. 7Si autem necessitas loci aut paupertas exegerit ut ad fruges recollegendas per se occupentur, non contristentur, 8quia tunc uere monachi sunt si labore manuum suarum uiuunt, sicut et Patres nostri et apostoli. 9Omnia tamen mensurate fiant propter pusillanimes. 10A kalendas autem octobres usque caput quadragesimae, usque in hora secunda plena lectioni uacent ; 11hora secunda agatur tertia, et usque nona omnes in opus suum laborent quod eis iniungitur ; 12facto autem primo signo nonae horae, deiungant ab opera sua singuli et sint parati dum secundum signum pulsaverit. 13Post refectionem autem uacent lectionibus suis aut psalmis. 14In quadragesimae uero diebus, a mane usque tertia plena uacent lectionibus suis, et usque decima hora plena operentur quod eis iniungitur. 15In quibus diebus quadragesimae, accipiant omnes singulos codices de bibliotheca, quos per ordinem ex integro legant ; 16qui codices in caput quadragesimae dandi sunt. 17Ante omnia sane deputentur unus aut duo seniores qui circumeant monasterium horis quibus uacant fratres lectioni, 18et uideant ne forte inueniatur frater acediosus qui uacat otio aut fabulis et non est intentus lectioni, et non solum sibi inutilis est, sed etiam alios distollit : 19hic talis si – quod absit ! – repertus fuerit, corripiatur semel et secundo ; 20si non emendauerit, correptioni regulari subiaceat taliter ut caeteri timeant. 21Neque frater ad fratrem iungatur horis inconpetentibus. 22 Dominico item die lectioni uacent omnes ; excepto his qui uariis officiis deputati sunt. 23Si quis uero ita neglegens et desidiosus fuerit ut non uellit aut non possit meditare aut legere, iniungatur ei opus quod faciat, ut non uacet. 24Fratribus infirmis aut delicatis talis opera aut ars iniungatur ut nec otiosi sint nec uiolentia laboris opprimantur aut effugentur. 25Quorum imbecillitas ab abbate consideranda est. 15. Sur les usages romains antiques des mots associés au « travail », cf. les analyses éclairantes de y. ThoMas, « L’“usage” et les “fruits” de l’esclave », Enquête, 7, 1999, p. 4, publication en ligne consultée le 28 août 2019. Je remercie Emmanuel Bain de m’avoir signalé cette référence. Pour une analyse des seuls opus/labor et de leurs dérivés, P. Bonnerue, « Opus et labor », cit. n. 6, p. 283, qui conclut à un équilibre des emplois de chaque famille de mots (mais sans prendre en compte d’autres termes qui désignent aussi les occupations manuelles, tels ars ou officium). Dans le graphique, les termes de la famille d’opus sont figurés en zones hachurées ; ceux de la famille de labor* en zones mouchetées. Ars et offic* sont respectivement en gris et blanc.

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leurs usages. Je m’en tiendrai à des considérations relativement générales, en renvoyant à d’autres travaux pour une étude plus approfondie16. Labor et laborare

La règle ne contient que 16 occurrences de labor* : 11 correspondent à l’emploi du substantif labor et 5 au verbe laborare17. Labor est toujours employé au singulier, sauf quand il est question d’activités spécifiquement agricoles, tandis que laborare apparaît quasiment toujours au pluriel et renvoie majoritairement aux occupations manuelles. Dans la règle bénédictine, le pluriel accentue donc la dimension d’occupation manuelle du labor*. Dans certaines occurrences au singulier, le labor est synonyme d’effort, notamment au cœur des premiers chapitres où Benoît expose son idée de ce qu’est un bon moine18. Dans cette acception, les constructions grammaticales sont souvent négatives, notamment avec des expressions comme sine/absque labore19. Ce labor-là permet en outre au moine d’accéder à des vertus fondamentales chez Benoît, l’obéissance et l’humilité, d’ailleurs absolument liées. Ces occurrences ont donc pour point commun de définir le but de l’existence monastique comme un anéantissement ou plutôt un dépassement du labor : le moine qui atteint la perfection obéit et fait preuve d’humilité, sine labore, une manière de retrouver l’existence paradisiaque caractérisée par l’absence de labor. Lorsque labor ou laborare renvoient aux occupations manuelles (leur sens le plus commun dans le texte), ils sont souvent articulés à la problématique alimentaire. Cette dimension s’explique, selon Adalbert de Vogüé, par la différence de perspective entre Benoît et sa source, la Règle du Maître. Dans cette dernière, les offices structurent la journée monastique (l’auteur comblant les laps de temps intermédiaires par d’autres activités), alors que pour l’abbé de Nursie, ce sont les besoins alimentaires des moines qui déterminent l’étendue des plages 16. Cf. B. MünTnich, « Der Mönch als “operarius domini” », dans Itinera domini. Gesammelte Aufsätze aus Liturgie und Mönchtum. Emmanuel v. Severus OSB zur Vollendung des 80. Lebensjahres am 24. August 1988 dargeboten, éd. A. rosenThal, Münster, 1988, p. 77-97. Pour une approche lexicométrique, L. kuchenBuch, « Dienen als Werken », cit. n. 7 ; j’ai découvert cette étude après avoir mené ma propre analyse, qui va dans la même direction. 17. Labor : Prol., 2, p. 412-413 (laborem); chap. 7, 68, p. 490-491 (labore) ; chap. 35, 13, p. 568-569 (labore); chap. 39, 6, p. 576-577 (labor); chap. 40, 5, p. 580-581 (labor) ; chap. 41, 2, p. 582-583 (labores agrorum); chap. 46, 1, p. 594-595 (labore); chap. 48, 1, p. 598-599 (labore) ; chap. 48, 8, p. 600-601 (labore); chap. 48, 24, p. 604-605 (laboris); chap. 50, 1, p. 608-609 (labore). Laborare : chap. 46, 1, p. 596-597 (laborat); chap. 48, 3, p. 598-599 (laborent); chap. 48, 11, p. 600-601 (laborent); chap. 50, T, p. 608-609 (laborant); chap. 64, 18, p. 652-653 (laborare, proposition infinitive dont le sujet est pluriel). 18. Labor : Prol., 2, p. 412-413 (laborem); chap. 7, 68, p. 490-491 (labore) ; chap. 35, 13, p. 568-569 (labore) ; chap. 64, 18, p. 652-653 (laborare). 19. RB, chap. 7, 67-68, p. 490-491 : Ergo, his omnibus humilitatis gradibus ascensis, monachus mox ad caritatem Dei perueniet illam quae perfecta foris mittit timorem, per quam uniuersa quae prius non sine formidine obseruabat, absque ullo labore uelut naturaliter ex consuetudine incipiet custodire. Ibid., chap. 35, 12-13, p. 568-569 : Septimanarii autem ante unam horam refectionis accipiant super statutam annonam singulas biberes et panem, ut hora refectionis sine murmuratione et graui labore seruiant fratribus suis.

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temporelles réservées à la lecture et aux occupations manuelles, quitte à faire varier ensuite l’agencement des offices20. Au-delà de ces analyses générales, on remarque que labor et laborare apparaissent dans le chapitre 46, qui clôt la section de la règle consacrée aux fautes monastiques et à l’amendement des coupables (chapitres 42-46) : il y est question des erreurs advenues au cours de certaines occupations manuelles, qui sont toutes en lien avec la nourriture (chapitre 46) : cuisine, cellier, service, potager, boulangerie21. Lorsqu’il est question des fautes commises au labor, c’est donc le problème de la subsistance des moines qui est évoqué, derrière la thématique de la production et surtout de la consommation des produits de la terre. Enfin, dans les chapitres 39 et 40, le labor justifie des rations plus importantes de nourriture ou de boisson, mais constitue à ce titre une passerelle possible vers certains vices (gloutonnerie, ébriété)22. En dernier lieu, toutes les occurrences de labor* montrent qu’il a une forte dimension somatique. Il induit en effet nécessairement la fatigue du corps, c’est-à-dire qu’il est indissociable de la notion de pénibilité, ce qui découle aussi de son acception comme « effort » 23. Il justifie par ailleurs des entorses au régime de vie partagée qui fonde l’existence cénobitique, notamment lorsqu’il se concrétise par une activité physique importante. Comme on l’a vu, il autorise une ration plus importante de nourriture ou de boisson (chapitres 39-40), tandis que les péchés qui peuvent en découler ont été définis par les Pères de l’Église comme des vices avant tout corporels24. Lorsqu’il renvoie aux activités agricoles, il permet aussi des exceptions aux pratiques d’abstinence alimentaire25. On observe en dernier lieu que le labor trop dur physiquement n’est absolument pas souhaitable, car il risquerait de faire fuir ou périr les moines : l’occupation manuelle dont donc être faite avec modération (mensurate), et peut donc être modulable, en fonction de la force physique des moines26. 20. A. De voGüé, « Travail et alimentation », cit. n. 8, p. 242-251. 21. RB, chap. 46, 1-3, p. 594-597 : Si quis dum in labore quouis, in coquina, in cellario, in ministerio, in pistrino, in horto, in arte aliqua dum laborat, uel in quocunque loco, aliquid deliquerit, aut fregerit quippiam aut perdiderit, uel aliud quid excesserit ubiubi ; et non ueniens continuo ante abbatem uel congregationem ipse ultro satisfecerit et prodiderit delictum suum. 22. RB, chap. 39, 6-7, p. 576-579 : Quod si labor forte factus fuerit maior, in arbitrio et potestate abbatis erit, si expediat, aliquid augere, remota prae omnibus crapula et ut nunquam subripiat monacho indigeries. Ibid., chap. 40, 5, p. 580-581 : Quod si, aut loci necessitas, uel labor aut ardor aestatis amplius poposcerit, in arbitrio prioris consistat, considerans in omnibus ne subrepat satietas aut ebrietas. 23. Cette dimension est particulièrement perceptible dans RB, chap. 64, 18, p. 652-653, citation de Gn 33, 13 : Si greges meos plus in ambulando fecero laborare, morientur cuncti una die ». 24. C. casaGranDe, s. vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen âge, Paris, 2005, p. 193-205. 25. RB, chap. 41, 2, p. 582-583 : A Pentecosten autem, tota aestate, si labores agrorum non habent monachi aut nimietas aestatis non perturbat, quarta et sexta feria ieiunent usque ad nonam. 26. L’idée est présente à la fois dans RB, chap. 48, 9, p. 600-601 (Omnia tamen mensurate fiant propter pusillanimes), dans RB, chap. 48, 24, p. 604-605 (Fratribus infirmis aut delicatis talis opera aut ars iniungatur ut nec otiosi sint nec uiolentia laboris opprimantur aut effugentur) et dans RB, chap. 64, 17-18, p. 652-653, sur les vertus abbatiales (In ipsis imperiis suis sit prouidus et consideratus, et siue secundum Deum siue secundum saeculum sit opera quam iniungit, discernat et temperet, cogitans discretionem sancti Iacob dicentis : Si greges meos plus in ambulando fecero laborare, morientur cuncti una die).

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En définitive, le labor semble être un terme moins péjoratif qu’ambivalent. En tant que labor-effort, c’est d’abord un instrument de perfection monastique, qui a toutefois pour but ultime de disparaître chez le moine accompli. En tant qu’occupation manuelle, il justifie des régimes d’exception à la vie communautaire, qui peuvent toutefois déboucher sur des vices. Opus, operari, opera (et operarius)

Les termes qui dérivent d’op* représentent 54 occurrences dans l’ensemble du texte de la règle et renvoient à un verbe (operari) et à trois substantifs, opus, opera et operarius (ce dernier ne se trouvant pas dans le chapitre 48)27. Opus a été nettement mieux identifié et articulé au monde monastique que les deux autres dans l’historiographie. Le nom féminin opera, mal connu, n’est pas toujours clairement distinguable d’opus (lorsque ce dernier se trouve aux nominatif et accusatif pluriels) et revêt plusieurs significations au vie siècle28. Il s’agit en premier lieu de l’« occupation », au sens de ce qui occupe du temps, en particulier à l’échelle de la journée. C’est donc plutôt ce terme que l’on utilise pour évoquer une tâche qui mérite rémunération (voire les revenus qu’elle procure), ainsi que pour parler des activités quotidiennes récurrentes (operae quotidianae), toujours au pluriel. Opera a également une connotation de service, c’est-à-dire qu’elle est accomplie pour un objectif ou une personne qui dépasse l’individu concerné, et dans laquelle on met du soin. Enfin, par métonymie, le terme désigne de manière très concrète la journée de « travail » ou la personne qui « travaille » (le « travailleur » ou « ouvrier »), avec une connotation très péjorative quand il apparaît au pluriel. Dans cette dernière acception, il se rapprocherait donc d’operarius que l’on retrouve trois fois dans la norme bénédictine. Quelle est la répartition numérique de ces différentes formes dans la règle de Benoît ? Les six occurrences du verbe operari renvoient à un processus d’action, de transformation et d’amélioration. Il signifie habituellement « faire » (au sens d’accomplir ou plutôt d’œuvrer)/« agir », dans une perspective très valorisée. Dans la règle de Benoît, il se rapporte souvent à Dieu ou à la personne du juste, dans un contexte d’action immanente29 ; il peut aussi avoir les moines pour sujet et renvoyer alors à une mission ou à une tâche à accomplir, souvent articulée à la notion d’obéissance30. Par référence aux termes utilisés dans la Genèse (tout autant pour la Création du monde que pour les activités d’Adam dans le jardin d’Éden), operari est le verbe de l’action – qui transforme la nature des choses – au service de Dieu. 27. Cette famille lexicale est évoquée également par B. MünTnich, « Der Mönch als “operarius domini” », cit. n. 16, p. 84-89. 28. J’ai déduit ces significations de la base de données Database of Latin Dictionnaries, mise en ligne par Brepols. Ces diverses acceptions découlent pour partie des usages antiques évoqués tout particulièrement par y. ThoMas, « L’“usage” et les “fruits” de l’esclave », cit. n. 15, p. 4 et sq. 29. RB, Prol, 25, p. 418-419 (operatur) ; Prol., 30, p. 420-421 (operantem) ; chap. 28, 5, p. 552-553 (operetur). 30. RB, chap. 4, 78, p. 464-465 (operemur) ; chap. 48, 14, p. 602-603 (operentur) ; chap. 50, 3, p. 608-609 (operantur).

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Opus est le terme le plus présent (38 occurrences), mais aussi le plus polysémique, avec une large majorité d’emplois au singulier (28 contre 10 au pluriel), et il renvoie à des actes souvent valorisés et parfois achevés, toujours accomplis dans la perspective d’un système de valeurs chrétiennes, au service de Dieu31. La plupart d’entre eux font en fait référence à l’office, soit sous la forme consacrée opus dei, soit avec l’expression divina opera/opus divinum32. L’opus, statistiquement, est donc d’abord la prière collective. En dehors de cette acception-là, opus revêt trois sens principaux. Lorsqu’il est au pluriel, il signifie « actes » et se trouve souvent associé aux adjectifs malus/bonus, que l’on peut traduire par bonnes ou mauvaises actions/œuvres, c’est-à-dire tout ce qui relève de la sphère du positionnement de l’individu par rapport à Dieu33. Ces occurrences apparaissent donc avant tout, de manière assez logique, dans les premiers chapitres qui évoquent le bon comportement monastique. Par ailleurs, opus – généralement au singulier – peut désigner une tâche à accomplir, souvent imposée et définie par l’abbé34. Enfin, à deux reprises, opus revêt le sens très matériel d’« objets », qui sont parfois le résultat des occupations manuelles des moines, mais qui sont surtout liés aux nécessités de chacun35. Comme l’a souligné Valentina Toneatto, lorsqu’opus renvoie à ces deux dernières acceptions, il apparaît avant tout comme une « catégorie mesurable » par le supérieur du monastère, qui peut être soit une tâche aux contours définis, soit un « besoin évalué »36. Enfin, les six occurrences d’opera, au singulier, ont toujours le sens d’activités qui occupent une partie de la journée monastique, comme l’atteste son association fréquente à cotidiana37. C’est ce terme-là qui apparaît au singulier dans le titre du chapitre 48, et c’est son association au génitif manuum (dans le seul incipit du chapitre) qui l’a souvent fait traduire par « travail manuel ». Comme opus dans certaines acceptions, opera est par ailleurs très souvent accompagné du vocabu31. Sur ces 28 occurrences, quatre renvoient à l’opus indéclinable qui exprime le besoin : RB, chap. 27, 1, p. 548-549 (Non est opus sanis medicus); chap. 34, 1, p. 564-565 (prout cuique opus erat); chap. 38, 7, p. 574-575 (si quid […] opus fuerit); chap. 55, 20, p. 622-623 (prout cuique opus). 32. 19 occurrences d’opus ont ce sens : 17 pour opus dei et deux pour divina opera ou opus divinum. 33. RB, Capit 4, p. 426-427 ; chap. 2, 21, p. 446-447 (operibus bonis) ; chap. 4, T, p. 456-457 (bonorum operum) ; chap. 7, 28, p. 478-481 (opera) ; chap. 28, 2, p. 552-553 (opera sua) ; chap. 63, 3, p. 644-645 (operibus suis). 34. RB, chap. 25, 3, p. 546-547 (Solus sit ad opus) ; chap. 41, 4, p. 582-583 (Si (quid) operis in agris) ; chap. 48, 11, p. 600-601 (in opus suum laborent) ; chap. 48, 23, p. 604-605 (iniungatur ei opus) ; chap. 53, 18, p. 614-615 (exeant ubi eis imperator in opera) ; 55, 6, p. 618-619 (scapularem propter opera). 35. RB, chap. 55, 16, p. 620-621 évoque les biens propres susceptibles d’être cachés sous les lits, comme un opus peculiare ; RB, chap. 57, 4, p. 624-625 mentionne les objets fabriqués au monastère comme des operibus artificum et s’interroge sur leur vente éventuelle. 36. V. ToneaTTo, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), Rennes, 2012, p. 277-281. 37. RB, Capit 48, p. 432-433 (de opera manuum cotidiana) ; chap. 5, 9, p. 466-467 (perfecta discipuli opera) ; chap. 48, T, p. 598-599 (de opera manuum cotidiana) ; chap. 48, 12, p. 600-601 (deiungant ab opera sua) ; chap. 48, 24, p. 604-605 (talis opera aut ars iniungatur) ; chap. 64, 17 (sive secundum saeculum sit opera). Il faut exclure l’expression consacrée operam dare, qui signifie « s’appliquer à » et qui apparaît dans RB, chap. 49, 4, p. 606-607.

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laire de l’ordre et de la soumission à la volonté de l’abbé (iniungere), qui choisit la tâche qui échoit à chacun et qui la définit. Le rôle abbatial dans la définition des contours de l’opera à accomplir explique qu’il s’agisse du terme choisi (en concurrence avec ars) lorsqu’il est question de tâche modulée aux capacités de chacun, pour éviter la violence du labor38. Il convient d’évoquer un dernier terme de cette famille sémantique, operarius. Il charrie un imaginaire biblique foisonnant (mais pas univoque), à dominante agricole dans les Évangiles (en particulier dans la parabole de Mt 20, mais aussi dans Mt 9, 37-38 ou Lc 10, 2) et il prend, dans la Patristique, le double sens d’« ouvrier » (souvent articulé à la question de la rémunération) et de « personne qui accomplit les bonnes œuvres », notamment en servant Dieu39. Dans la règle bénédictine, les trois occurrences renvoient plutôt à la seconde acception et se situent au tout début du texte, au cœur de passages qui traitent du mode de vie monastique et de sa vertu principale qu’est l’humilité40. Ces occurrences font de l’operarius une image de l’état monastique, jouant ainsi sur la multiplicité de sens d’opus, tout à la fois prière collective, tâche – éventuellement manuelle – à accomplir et bonne action au service de Dieu (le lien entre le moine et ce dernier étant renforcé par l’expression « operarius suus »). Cette métaphore de l’operarius est d’ailleurs filée dans d’autres passages du texte, notamment lorsque Benoît compare le lieu de vie des moines à une officina qui a le double sens d’école et d’atelier, et utilise le verbe operari pour qualifier les occupations cénobitiques qui s’y déroulent41. L’entourage textuel des occurrences d’operarius véhicule de surcroît des notions déjà évoquées dans leur articulation à opus, opera ou operari : l’obéissance à l’autorité abbatiale qui impose (iniungere) le périmètre des tâches ou le fait que l’accomplissement de l’opus soit une manière de concrétiser la relation de l’individu à Dieu42. En définitive, tous ces termes supposent une relation hiérarchique entre celui qui définit les contours de l’opus (Dieu, l’abbé) et celui qui doit le mettre en œuvre (le ou les moine(s)). Par ailleurs, ce lexique ne charrie pas en soi de dimension somatique : il est moins articulé au corps qu’à l’obéissance et à un système de valeurs qui relie Dieu aux hommes.

38. L’idée est présente à la fois dans chap. 48, 24, p. 604-605 (Fratribus infirmis uel delicatis talis opera aut ars iniungatur ut nec otiosi sint nec uiolentia laboris opprimantur aut effugentur) et dans chap. 64, 17-18, p. 652-653, sur l’abbé (In ipsis imperiis suis sit prouidus et consideratus, et siue secundum Deum siue secundum saeculum sit opera quam iniungit, discernat et temperet, cogitans discretionem sancti Iacob dicentis : Si greges meos plus in ambulando fecero laborare, morientur cuncti una die »). 39. Sur ce terme spécifique, B. MünTnich, « Der Mönch als “operarius domini” », cit. n. 16, p. 77-84, dont je reprends ici plusieurs conclusions. 40. RB, Prol, 14, p. 416-417 (operarium suum) ; chap. 7, 49, p. 484-485 (operarium malum) ; chap. 7, 70, p.490-491(operarium suum). 41. RB, chap. 4, 77, p. 464-465 : Officina uero ubi haec omnia diligenter operemur claustra sunt monasterii et stabilitas in congregatione. 42. L’autorité abbatiale apparaît dans RB, chap. 7, 49, p. 484-485 ; la concrétisation de la relation à Dieu se trouve plutôt dans Prol, 14, p. 416-417 et chap. 7, 70, p. 490-491.

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Ars et officia

On trouve sept occurrences d’ars et trois de son dérivé artifex dans la règle bénédictine43. À une exception près, elles renvoient à des activités techniques, qui nécessitent un savoir-faire ou aux artisans qui les mettent en œuvre : elles se concentrent d’ailleurs essentiellement dans le chapitre qui leur est consacré (chap. 57), sans véritablement trancher si ces derniers sont des moines44. Dans la règle, l’ars (plus souvent au singulier qu’au pluriel), semble être une concrétisation particulière de l’opus, plus générique. Par ailleurs, le terme intervient lorsqu’il est question des structures permettant la transformation des produits de la terre (chap. 46 et 66) ou quand sont évoquées les relations du monastère avec le monde extérieur (chap. 57 et 66). En d’autres termes, l’ars – lorsqu’il est confiné à l’intérieur du monastère – est un moyen d’affirmer et de concrétiser l’autarcie cénobitique par rapport à son environnement économique et social. Comme ars, officium n’apparaît qu’une fois dans le chapitre 48, au pluriel (uaria officia), mais revient à douze reprises dans le reste de la règle45. Ses usages rappellent ceux d’opus, puisque certaines occurrences renvoient à la prière collective, qualifiée d’« offices divins » (chap. 8, 43). Si on laisse de côté cette acception, le terme véhicule toujours la notion de devoir, de service de Dieu ou de la collectivité monastique, soit en tant que mission liée à l’état cénobitique (Prol.), soit en tant que charge temporaire assignée à un moine, généralement en lien avec la nourriture et la cuisine (chap. 31, 35, 53) ou avec une activité liturgique (chap. 16 et 47 – chanter ou lire – ; chap. 53 – le service de l’autel). On peut remarquer enfin qu’officium est utilisé lorsqu’il est question des horaires précis de la journée, c’est-à-dire qu’il intervient dans un temps rythmé et bien délimité. Que déduire de ceci lorsque ce lexique vient désigner plus spécifiquement des occupations manuelles ? À première vue, certains de ces termes ou expressions semblent parfois interchangeables. Dans le chapitre 41, consacré aux 43. Pour ars : RB, chap. 4, 75, p. 462-463 (artis spiritalis) ; chap. 46, 1, p. 594-597 (arte aliqua) ; chap. 48, 24, p. 604-605 (ars) ; chap. 57, 1, p. 624-625 (artes) ; chap. 57, 2, p. 624-625 (artis suae) ; chap. 57, 3, p. 624-625 (ipsa arte) ; chap. 66, 6, p. 660-661 (artes diuersas). Pour artifex : Capit. 57, p. 432-433 (artificibus) ; chap. 57, T, p. 624-625 (artificibus) ; chap. 57, 1, p. 624-625 (artifices), chap. 57, 4, p. 624-625 (artifices). 44. L’exception est la première occurrence (chap. 4, 75), qui évoque les « instruments de l’art spirituel » (instrumenta artis spiritalis), dans le chapitre consacré aux « bonnes œuvres ». 45. RB, Prol. 39, p. 422-423 (de habitatore tabernaculi eius, audiuimus habitandi praeceptum, sed si compleamus habitatoris officium) ; Capit. 8, p. 426-427 (de officiis divinis) ; chap. 8, T, p. 508-509 (de officiis divinis) ; chap. 16, 2, p. 524-525 (si matutino, primae, tertiae, sextae, nonae, uesperae, conpletoriique tempore nostrae seruitutis officia persoluamus) ; chap. 31, 17, p. 558-559 (si congregatio maior fuerit, solacia ei dentur, a quibus adiutus et ipse aequo animo impleat officium sibi commissum) ; chap. 35, 1, p. 564-566 (Fratres sibi inuicem seruiant, ut nullus excusetur a coquinae officio) ; chap. 43, 1, p. 586-587 (ad horam diuini offici) ; chap. 47, 3, p. 598-599 (Cantare autem et legere non praesumat nisi qui potest ipsud officium implere ut aedificentur audientes) ; chap. 53, 3, p. 612-613 (occuratur ei a priore uel a fratribus cum omni officio caritatis) ; chap. 53, 17, p. 614-615 (In qua coquina ad annum ingrediantur duo fratres qui ipsud officium bene impleant) ; chap. 53, 19, p. 614-615 (Et non solum ipsis, sed in omnibus officiis monasterii ista sit consideratio) ; chap. 62, 6, p. 642-643 (praeter officium altaris).

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horaires des repas, « labores agrorum » et « opera in agris », paraissent ainsi avoir exactement le même sens46. De même, le chapitre 48 s’intitule « De opera manuum cotidiana », puis évoque immédiatement, dans sa première phrase, le « labor manuum » ou, plus loin, mentionne l’« opera aut ars ». On note toutefois des nuances importantes. Opus est le terme le plus valorisé par son emploi récurrent dans l’expression opus Dei et désigne tout autant la tâche (nécessairement imposée et estimée par l’abbé) que ce qu’elle peut produire. Opera apparaît comme le terme générique pour les occupations manuelles, parce que ces dernières remplissent une partie du temps de la journée (et c’est à ce titre qu’il est très présent dans le chapitre 48). Labor en constitue la version la plus pénible, ce qui rejoint d’ailleurs la connotation généralement péjorative du terme, inévitablement associé aux conséquences de la Chute : c’est quand les occupations manuelles sont labor qu’elles justifient les rations supplémentaires de nourriture ou qu’elles expliquent que certains moines fuient le monastère. Du point de vue du contexte d’utilisation, il existe de nettes différences entre les termes. Le labor – quand il ne désigne pas l’effort – n’est presque jamais articulé à la soumission du moine aux décisions abbatiales. Il semble en revanche employé dès que les occupations manuelles pourraient poser problème, comme lorsqu’il s’agit de punir les fautes commises dans ce cadre (chap. 46). De même, dans le chapitre sur les frères qui « laborant loin du monastère » (chap. 50), c’est laborare/labor qui est articulé à leur incapacité à se rendre à l’oratoire, mais operari surgit dès que l’on précise que les moines doivent prier là où ils « œuvrent ». On retrouve le même type de logique lexicale à plusieurs chapitres d’intervalle, chaque fois qu’il est question du danger que représentent les occupations manuelles, parce qu’elles peuvent fragiliser l’étanchéité de la clôture : ainsi, les moines contraints de s’éloigner « laborant » (chap. 50, T), mais lorsque certaines activités techniques permettent de concrétiser l’autarcie et d’empêcher la sortie du monastère, le texte parle d’artes (chap. 66, 6). Opus/opera/operari sont d’ailleurs plus fréquemment associés à d’autres notions valorisées par la règle bénédictine : l’arrêt d’une activité pour se consacrer à la prière, l’adaptation de la tâche à la nature de chacun, enfin la soumission du moine à ce qui a été décidé par l’abbé (quatre cooccurrences d’iniungere dans le chapitre 48).

I.2. Les occupations manuelles dans le chapitre 48 de la règle Fixer l’emploi du temps monastique pour la lectio et l’opera manuum

Comme l’a souligné Adalbert de Vogüé, le chapitre 48 a pour principal objet de donner des « horaire(s) », un cadre fixe, permettant d’organiser concrètement 46. RB, chap. 41, 2-4, p. 582-583 : A Pentecosten autem, tota aestate, si labores agrorum non habent monachi aut nimietas aestatis non perturbat, quarta et sexta feria ieiunent usque ad nonam ; reliquis diebus ad sextam prandeant ; quam prandii sextam, si operis in agris habuerint aut aestatis feruor nimius fuerit, continuanda erit, et in abbatis sit prouidentia.

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les journées monastiques, lorsqu’il n’y a pas d’offices, entre deux activités : la lecture et les occupations manuelles47. Son titre, De opera manuum cotidiana, est donc extrêmement trompeur, parce que le passage évoque autant, sinon plus, la lectio divina, comme le montre le jeu des soulignements ci-dessous48: Otiositas inimica est animae, et ideo certis temporibus occupari debent fratres in labore manuum, certis iterum horis in lectione diuina.

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Ideoque hac dispositione credimus utraque tempora ordinari : 3id est ut a Pascha usque kalendas octobres a mane exeuntes a prima usque hora pene quarta laborent quod necessarium fuerit ; 4ab hora autem quarta usque hora qua sextam agent lectioni uacent ; 5post sextam autem surgentes a mensa pausent in lecta sua cum omni silentio, aut forte qui uoluerit legere sibi sic legat ut alium non inquietet ; 6et agatur nona temperius mediante octaua hora, et iterum quod faciendum est operentur usque ad uesperam. 7Si autem necessitas loci aut paupertas exegerit ut ad fruges recollegendas per se occupentur, non contristentur, 8quia tunc uere monachi sunt si labore manuum suarum uiuunt, sicut et Patres nostri et apostoli. 9 Omnia tamen mensurate fiant propter pusillanimes. 2

A kalendas autem octobres usque caput quadragesimae, usque in hora secunda plena lectioni uacent ; 11hora secunda agatur tertia, et usque nona omnes in opus suum laborent quod eis iniungitur ; 12facto autem primo signo nonae horae, deiungant ab opera sua singuli et sint parati dum secundum signum pulsauerit. 13Post refectionem autem uacent lectionibus suis aut psalmis. 10

In quadragesimae uero diebus, a mane usque tertia plena uacent lectionibus suis, et usque decima hora plena operentur quod eis iniungitur. 15In quibus diebus quadragesimae accipiant omnes singulos codices de bibliotheca, quos per ordinem ex integro legant ; 16qui codices in caput quadragesimae dandi sunt. 14

Ante omnia sane deputentur unus aut duo seniores qui circumeant monasterium horis quibus uacant fratres lectioni, 18et uideant ne forte inueniatur frater acediosus qui uacat otio aut fabulis et non est intentus lectioni, et non solum sibi inutilis est, sed etiam alios distollit : 19hic talis si – quod absit ! – repertus fuerit, corripiatur semel et secundo ; 20si non emendauerit, correptioni regulari subiaceat taliter ut caeteri timeant. 21Neque frater ad fratrem iungatur horis inconpetentibus. 17

Dominico item die lectioni uacent omnes, excepto his qui uariis officiis deputati sunt. 22

Si quis uero ita neglegens et desidiosus fuerit ut non uellit aut non possit meditare aut legere, iniungatur ei opus quod faciat, ut non uacet. 23

24 Fratribus infirmis uel delicatis talis opera aut ars iniungatur ut nec otiosi sint nec uiolentia laboris opprimantur aut effugentur. 25Quorum imbecillitas ab abbate consideranda est.

47. rb, p. 589-604 et p. 589 pour la citation ; sur l’intégration des occupations manuelles dans le cadre de la journée, cf. aussi G. oviTT, « Manual labor », cit. n. 4, p. 15. 48. En souligné simple figure ce qui concerne la lectio ; en pointillés, ce qui concerne les « occupations manuelles ». Sur la dimension trompeuse du titre, A. BöckMann, « RB 48 », cit. n. 8, p. 253.

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Le chapitre 48 présente d’emblée la lectio et « les occupations manuelles » (labor manuum) comme les principaux vecteurs – nécessairement complémentaires – de la lutte contre l’oisiveté (otiositas, otium plus loin), c’est-à-dire comme deux formes d’activités perçues ici comme typiquement cénobitiques, qui occupent le temps qui n’est pas consacré aux offices. C’est sans doute cet impératif d’occuper les plages potentiellement vides de la journée qui explique le choix, par Benoît, du terme opera (contre opus dans la Règle du Maître), puisque le mot était associé tout autant à la récurrence des activités quotidiennes qu’à la notion de temps à organiser49. Adalbert de Vogüé a par ailleurs bien montré que ce couple opera manuum/lectio n’était pas une nouveauté pour décrire le quotidien monastique, puisqu’il se trouve dans les Novelles de Justinien, mais aussi chez Augustin (avec la variante manibus operari) ou Isidore de Séville50. Il est en revanche tout à fait notable qu’il ne figure pas dans la Règle du Maître pour structurer la journée monastique51. Plus précisément, le chapitre prescrit les horaires quotidiens où les moines doivent lire et ceux où ils doivent avoir des « occupations manuelles », toujours en alternance, c’est-à-dire que Benoît promeut une forte étanchéité entre les deux activités, une nouveauté par rapport aux règles antérieures52. Plusieurs indices attestent en outre une hiérarchie entre ces occupations. Au sein du chapitre 48, les sanctions des récalcitrants ne concernent ainsi que la lectio (versets 17-21), ce qui signifie que seul le refus de cette dernière mérite une punition, qu’elle permet de lutter vraiment contre l’oisiveté (plus que les activités manuelles), mais aussi peut-être qu’il est plus facile de faire semblant de s’y astreindre53. Par ailleurs, les exceptions de fin de chapitre montrent une claire valorisation de la lecture : dans le verset 23, les « négligents » et les « paresseux » qui ne savent pas lire ou qui refusent de le faire se verront ainsi assigner une tâche (opus), conçue comme une sorte de compensation, tandis que le verset 24 restreint la pénibilité des occupations manuelles (violentia laboris), mais pas de la lectio, pour les malades et 49. Dans son chapitre 50 consacré aux occupations manuelles, le Maître n’emploie jamais opera manuum, préférant de loin operari (manibus), opus (laboris) et une fois opera corporalis, La Règle du Maître, éd. A. De voGüé, dans SC 105-107, Paris, 1964, p. 222-239. Le fait d’employer opus au singulier pour désigner les occupations manuelles permet de tracer un parallèle et une opposition plus clairs entre opus spirituel (les offices) et opus corporel (les tâches manuelles). 50. rb, p. 598-599 (notamment la n. 1 qui donne toutes ces références). Pour l’impact général de la législation de Justinien sur la règle bénédictine, A. De voGüé, « La législation de Justinien au sujet des moines », Revue Mabillon, 14, 2003, p. 139-152. Sur la perception qu’a Augustin des occupations manuelles pour les moines, M. E. DoerFler, « Hair ! Remnants of Ascetic Exegesis in Augustine of Hippo’s De Opere Monachorum », Journal of early Christian studies, 22/1, 2014, p. 79-111, ici p. 85-93 qui portent essentiellement sur l’argumentation augustinienne concernant la définition de l’ascèse. 51. Sur le traitement des activités manuelles par la Règle du Maître, cf. les remarques d’Adalbert de Vogüé dans RB, p. 589-590. 52. Selon A. Böckmann, le monachisme primitif organisait les activités de lectio et de labor simultanément, A. BöckMann, « RB 48 », cit. n. 8, p. 255. 53. Comme on l’a vu précédemment, il y a bien dans le chap. 46 une sanction des mauvais comportements advenus dans le cadre des activités manuelles, mais il n’y est pas question du refus de ces tâches.

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les faibles. On remarque enfin que le terme uacare, qui est quasiment toujours associé à l’activité de lectio, est aussi articulé dans ce chapitre, de manière péjorative, à la notion d’oisiveté, perçue comme une forme de défaillance des moines à leur obligation de lecture54. En d’autres termes, c’est la lectio qui demeure le meilleur rempart contre l’otiositas. Occuper ses mains

Le trait le plus frappant du chapitre 48 est l’extrême diversité des termes qui renvoient aux occupations manuelles (opera, labor, laborare, operari, opus (suum), officia sua, ars), qui contraste fortement avec l’unique expression utilisée pour la lecture : lectioni uacare. Cette floraison de mots reflète tout autant l’imprécision de Benoît sur la nature des activités manuelles que l’ambiguïté des perceptions chrétiennes sur ces occupations, héritages contraints de la Chute lorsqu’elles sont labor, mais vecteurs d’un rapprochement avec Dieu (voire imitation de ce dernier) quand elles sont opus, ars ou opera55. Au-delà de cette diversité sémantique, les termes qui désignent les occupations manuelles dans le chapitre 48 sont articulés à plusieurs notions, qui en font une catégorie bien distincte de la lectio. Sur le plan lexical, les thématiques de la nécessité et du devoir y sont souvent associées (ce qui n’est pas vraiment le cas pour la lecture), soit directement (quod necessarium fuerit ; necessitas loci), soit par des verbes d’obligation (debent, exegerit), soit encore par des adjectifs verbaux (quod faciendum est). Ce constat rejoint le fait que beaucoup d’occurrences – notamment celles qui dérivent d’op* – véhiculent dans l’ensemble de la règle l’idée de la soumission du moine à une tâche déterminée et décidée par l’abbé. Les occupations manuelles font ainsi partie des domaines où le moine doit faire preuve de l’abandon de sa volonté propre entre les mains de son supérieur, c’est-à-dire qu’il s’agit de l’un des moments privilégiés de l’obéissance56. Enfin, l’entourage lexical associe les occupations manuelles à la notion d’extériorité, c’est-à-dire qu’elles sont perçues comme une sortie, de la prière ou du monastère57. Même s’il est très difficile de déterminer quelle pouvait être la concrétisation spatiale de cette dernière (les moines étaient-ils susceptibles de vraiment s’éloigner du claustrum ?), cette extériorité est présentée comme un danger. Ainsi, le chapitre 66 demande, en cas de nouvelle fondation, que les « choses nécessaires » (dont les artes, c’est-à54. RB, chap. 48, 18 : « qui uacat otio aut fabulis » ; chap. 48, 23 : « ut non uacet ». 55. Sur les ambigüités du message biblique concernant ce lexique, notamment dans la Genèse, F. riJkers, Arbeit -ein Weg zum Heil ? Vorstellungen und Bewertungen körperlicher Arbeit in der spätantiken und frühmittelalterlichen lateinischen Exegese der Schöpfungsgeschichte, Francfort-sur-Main/Berlin/ Berne, 2009 (Beihefte zur Mediaevistik, 12), p. 14-19 ; pour une étude spécifique du « travail » dans la Bible, B. lanG, « Der arbeitende Mensch in der Bibel. Eine kulturgeschichte Skizze », dans Arbeit im Mittelalter, cit. n. 2, p. 35-56. 56. B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 156. 57. RB, chap. 48, 3, p. 598-599 emploie ainsi l’expression a mane exeuntes pour commencer la description des activités manuelles. De même, RB, chap. 53, 18, p. 614-615 souligne que les moines doivent exeant in opera là où on le leur enjoint.

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dire les infrastructures d’artisanat) soient placées à l’intérieur de la clôture, pour éviter de mettre en péril la coupure avec le siècle. Malgré tout, quand ces occupations manuelles sont agricoles, elles permettent aussi de dépasser cette extériorité, ou plutôt de concrétiser l’autarcie monastique en pourvoyant aux besoins alimentaires des moines, sans avoir de contact avec le monde. Un autre point commun entre ces occurrences est la mention des « mains », génitifs de labor (deux fois) et d’opera (une occurrence). Manus revient à 14 reprises dans la règle de Benoît, plutôt au pluriel58. Associé à lavare, le terme est lié à des rites de purification ou d’hygiène (chap. 35 et 53), mais aussi à l’obéissance à la volonté abbatiale ou aux exigences de l’emploi du temps communautaire (chap. 5 et 43) : dans deux expressions, les mains monastiques – occupées dans une activité quelconque – y renoncent (exoccupatis manibus, relictis omnibus quaelibet fuerint in manibus). Manus est en outre souvent associé à d’autres parties du corps : le bras (chap. 1) ; la langue (chap. 6 avec l’expression consacrée in manibus, chap. 7) et les pieds (chap. 7, 35 et, dans une certaine mesure, chap. 5). La main a donc une forte dimension somatique et elle se trouve articulée à la notion de vices charnels dans ces occurrences, soit parce qu’elle les concrétise (chap. 35), soit parce qu’elle les combat par la pratique de l’ascèse (chap. 1). Elle est donc perçue comme une partie du corps qui peut permettre de s’affranchir des pulsions de ce dernier. En dernier lieu, le terme est souvent associé à l’extériorité, ou plus exactement au passage du monde corrompu à celui du cloître pur : les hôtes accueillis au monastère doivent ainsi se laver les mains (chap. 53) ; il faut prendre garde à la probité des mains qui vendent à l’extérieur les objets fabriqués dans le cadre de l’artisanat monastique (chap. 57) ; le novice qui entre au monastère doit signer de sa main (ou de celle de son représentant) son engagement, puis le poser de sa propre main sur l’autel (chap. 58) ; enfin, l’oblat offert par ses parents doit entourer sa main de la nappe de l’autel (chap. 59). Dans la règle de Benoît, manus résume donc les tensions qui animent l’existence monastique et que l’on trouvait associées aussi aux termes renvoyant aux occupations manuelles : la lutte contre les pulsions corporelles (mais aussi la tentation de ces dernières), la nécessité de l’obéissance et la relation parfois complexe avec le monde extérieur.

58. RB Capit., 48, p. 432-433 (opera manuum) ; chap. 1, 5, p. 438-439 (sola manu uel bracchio contra uitia carnis uel cogitationum, Deo auxiliante, pugnare sufficiunt) ; chap. 5, 8, p. 466-467 (Ergo hii tales, relinquentes statim quae sua sunt et uoluntatem propriam deserentes, mox exoccupatis manibus et quod agebant inperfectum relinquentes, vicino oboedientiae pede iubentis uocem factis sequuntur) ; chap. 6, 5, p. 470-471 (mors et uita in manibus linguae) ; chap. 7, 12, p. 476-477 (et custodiens se omni hora a peccatis et uitiis, id est cogitationum, linguae, manuum, pedum uel uoluntatis propriae sed et desideria carnis) ; chap. 35, 8, p. 566-567 (lintea cum quibus sibi fratres manus aut pedes tergunt lauent) ; chap. 43, 1, p. 586-587 (relictis omnibus quaelibet fuerint in manibus) ; chap. 53, 12, p. 614-615 (aquam in manibus abbas hospitibus det) ; chap. 57, 4, p. 624-625 (uideant ipsi per quorum manus transigenda sint ne aliquam fraudem praesumant) ; chap. 58, 20, p. 630-631 (Quam petititionem manu sua scribat, aut certe, si non scit litteras, alter ab eo rogatus scribat, aut certe, aut ille nouicius signum faciat et manu sua eam super altare ponat) ; chap. 59, 2, p. 632-633 (et cum oblatione ipsam petitionem et manum pueri inuoluant in palla altaris, et sic offerant).

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Force est de constater que le chapitre 48 reste très flou sur la nature de ces occupations manuelles. On ignore par exemple si les activités de copie et de fabrication des livres en faisaient partie. Les tâches domestiques semblent y correspondre au moins partiellement, même si le vocabulaire qui les désigne est souvent fluctuant et oblige à se tourner vers d’autres sections du texte. Ainsi, le chapitre consacré aux fautes mineures (chap. 46) énumère comme types de labor les activités accomplies « à la cuisine, dans le cellier, dans le service, à la boulangerie et dans le jardin ou dans n’importe quel ars », alors qu’elles apparaissent comme officium ou à travers le lexique du service (servitium, servire) dans le chapitre 35 qui assigne ces mêmes tâches aux semainiers (cuisine, lessive, une part de ménage)59. Le seul passage du chapitre 48 qui soit précis sur la nature des occupations parle en fait de travail aux champs, plus exactement du fait d’effectuer ses propres récoltes (ad fruges recollegendas)60. Un rempart contre l’otiositas, dans la continuité des Apôtres et des Pères

Dès le début du chapitre 48, les occupations manuelles (à parts égales avec la lectio) sont présentées comme un devoir pour les moines (debent occupari), ce qui explique l’omniprésence du champ sémantique de l’obligation que nous avons relevé auparavant. Ce dernier passe particulièrement par le vocabulaire de la necessitas (quod necessarium fuerit ; necessitas loci), classique depuis la règle de Macaire dans la culture monastique pour désigner les activités artisanales des moines à l’intérieur du monastère61. Selon Valentina Toneatto, à l’époque de la rédaction de la règle bénédictine, cette notion renvoyait à la question de l’approvisionnement du monastère, comme « aux éléments de base de la survie du moine » (vêtement et nourriture). Par conséquent, la necessitas est une concrétisation de la clôture et du refus de contact avec l’extérieur. De fait, le but de ces occupations – assigné dès le premier verset du chapitre 48 – est de lutter contre l’oisiveté (otiositas), définie d’emblée comme une « ennemie de l’âme », de manière laconique. Cette idée est un legs de la culture monastique en général, mais surtout de la Règle du Maître, qui en avait fait la raison principale et la plus développée de la promotion des activités manuelles. Comme l’a souligné Adalbert de Vogüé, Benoît a laissé de côté les autres justifications de sa source : une sentence de Paul dans la deuxième lettre aux Thessaloniciens (2 Th 3, 10 : si quis non uult operari, nec manducet), devenue la justification 59. RB, chap. 46, 1, p. 594-597 : Si quis dum in labore quouis, in coquina, in cellario, in ministerio, in pistrino, in horto, in arte aliqua dum laborat, uel in quocunque loco aliquid deliquerit, aut fregerit quidpiam, aut perdiderit, uel aliud quid excesserit ubi ; et non ueniens continuo ante abbatem vel congregationem, ipse ultro satisfecerit et prodiderit delictum suum. Cf. aussi RB, chap. 35, p. 564-569. 60. RB, chap. 48, 7-9, p. 600-601 : 7Si autem necessitas loci aut paupertas exegerit ut ad fruges recollegendas per se occupentur, non contristentur, 8quia tunc vere monachi sunt si labore manuum suarum uiuunt, sicut et Patres nostri et apostoli. 9Omnia tamen mensurate fiant propter pusillanimes. 61. Sur la necessitas chez Macaire, V. ToneaTTo, Les banquiers du Seigneur, cit. n. 36, p. 285 ; p. 281-289 pour la necessitas et l’utilitas dans plusieurs règles monastiques (dont celle de Benoît), dont je reprends les conclusions ensuite.

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scripturaire principale des activités manuelles monastiques avec le De opere monachorum d’Augustin, et l’aumône aux pauvres62. Dans la règle bénédictine, le devoir monastique de se vouer aux occupations manuelles trouve donc pour justification essentielle – et pour tout dire assez minimale – une perspective ascétique strictement personnelle, idée promue dès l’origine par la culture cénobitique63. En réalité, Benoît semble contraint de justifier cette obligation seulement lorsqu’il évoque des activités agricoles : Mais, si la nécessité ou la pauvreté du lieu exigeait qu’ils s’occupent eux-mêmes de récolter les céréales, qu’ils ne s’en attristent pas ; parce qu’alors, ils sont vraiment moines (vere monachi sunt) si ils vivent du labeur de leurs mains (labore manuum suarum vivunt), ainsi que nos Pères et les Apôtres64.

Le travail de la terre apparaît donc comme une extrémité qui dépend du contexte – notamment économique – de la communauté, dans le but d’assurer la subsistance de cette dernière65. L’allusion à l’attristement des moines montre que cette éventualité était rare et, surtout, qu’elle ne correspondait pas du tout à ce que l’on attendait de l’existence cénobitique, sans doute parce qu’une partie non négligeable des moines venait du monde aristocratique. Comme l’a souligné Adalbert de Vogüé, Benoît se démarque ici nettement de la Règle du Maître, qui interdisait le travail aux champs, parce que sa difficulté induisait nécessairement une rupture de l’ascèse alimentaire66. La norme bénédictine lie ainsi l’existence monastique authentique aux occupations manuelles agricoles, parce qu’elles sont une concrétisation de l’autarcie alimentaire (« vivre du travail de ses mains ») qui permet d’éviter d’être en relation avec la société pour se nourrir, selon un idéal érémitique. Cette articulation est d’abord justifiée par le modèle des « Pères », une allusion très vague aux premières expériences monastiques. Une recherche d’occurrences dans les bases de données textuelles permet de rapprocher la Règle de Benoît de textes monastiques antérieurs et d’élargir les références données en note par Adalbert de Vogüé67. Plus précisément, on peut souligner que plusieurs Vitae 62. Sur les justifications données par le Maître rb, p. 589-591. Sur l’utilisation de 2 Th 3, 10 par Augustin, A. quacquarelli, « Lavoro ed evangelizzazione nei Padri dal iv al vi secolo », Vetera Christianorum, 30, 1993, p. 227-257, ici p. 228-229. 63. Sur le fait que les occupations manuelles permettent un accroissement des vertus personnelles de chaque moine dans des textes antérieurs, Ibid., p. 233-237. 64. RB, chap. 48, 7-9, p. 600-601 : 7Si autem necessitas loci aut paupertas exegerit ut ad fruges recollegendas per se occupentur, non contristentur, 8quia tunc vere monachi sunt si labore manuum suarum uiuunt, sicut et Patres nostri et apostoli. 9Omnia tamen mensurate fiant propter pusillanimes. 65. Sur le caractère exceptionnel des activités agricoles, qui montrent que l’idéal autarcique de la RB n’est pas obligatoire, B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 156. 66. A. De voGüé, « Travail et alimentation », cit. n. 8, p. 245-246. 67. Adalbert de Vogüé cite la Vie des Pères du Jura, la Vita Fulgensii, les Collationes de Cassien et la Règle du Maître, rb, p. 601, n. 8. En faisant une recherche dans les bases de données textuelles des formes « op* man* su* », qui renvoient à operari/opus manu/manibus sua/suis, on trouve en fait de nombreuses occurrences dans les œuvres adressées à un public monastique : deux dans les lettres de Jérôme (et deux aussi dans ses traductions des lettres des Pères du désert) ; sept chez Cassien, à la

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dépeignent les premiers ermites comme voués aux « œuvres manuelles » (operari [manibus suis]), telles la Vie d’Antoine (écrite par Athanase et traduite par Évagre d’Antioche) ou celle d’Hilarion, rédigée par Jérôme68. Plus loin, la Vie d’Antoine emploie une expression proche du « labore manuum suarum vivere » de la règle bénédictine pour faire allusion explicitement à l’ensemencement des champs et à la récolte (vivere ex propriis manibus)69. Enfin, comme l’avait souligné Adalbert de Vogüé, quelques textes associent comme Benoît les occupations manuelles (toujours qualifiées de labor) et l’essence même de la condition monastique, en tant qu’idéal autarcique. Dans les Vies des Pères du Jura, Romain, « ut vere monachus », se met ainsi au labeur (laborare) pour pouvoir consommer sa propre nourriture et ne voir personne70. C’est toutefois Cassien qui semble le plus proche de Benoît dans ses Collationes, d’autant qu’il fait comme lui allusion au modèle apostolique : au cœur d’un passage sur le mauvais usage des aumônes, il articule ainsi le « genus monachorum » au fait de vivre des « labeurs de ses mains » (manuum suarum laboribus vivit)71. Le modèle des « Pères » revendiqué par Benoît se situe visiblement dans cette perspective de concrétisation de la rupture avec le siècle72. Benoît évoque aussi le modèle des apôtres. Au moment où il écrit sa règle, ces derniers sont associés depuis longtemps aux activités manuelles par une certaine tradition monastique, représentée notamment par Jérôme ou Cassien73. Comme on

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fois dans les Institutions et dans les Collationes ; trois dans le De opere monachorum d’Augustin. En cherchant les formes « labor* man* su* » qui renvoient à labor/laborare manu/manibus sua/suis, on obtient les occurrences suivantes : deux dans les lettres de Jérôme (l’expression revient aussi beaucoup dans son exégèse) ; une dans le De opere monachorum d’Augustin ; une dans la Vie de Pachôme, traduite par Denys le Petit. Ces occurrences ont été identifiées dans la base de données Acta sanctorum. aThanase, Vita Anthonii, chap. 6, § 7, p. 121 : Omne etiam desiderium et sollicitudinem erga id, quod cœperat, exerceret, operabatur manibus suis, sciens scriptum esse : Qui non operatur, non manducet ; JérôMe, Vita Hilarionis, § 31, p. 53 : Videres senem huc atque illuc cum discipulis beati Antonii discurrere. Hic, aiebant, psallere, hic orare, hic operari, hic fessus residere solitus erat. aThanase, Vita Anthonii, chap. 12, § 67, p. 131 : Quibus allatis, circumiens montem, haud grandem, culturæ aptum reperit locum, ad quem deriuata aqua desuper poterat influere : ibique seminauit : atque exinde annuum sibi panem laborans, gaudebat, quod sine cuiusquam molestia ex propriis manibus uiueret in deserto. Adalbert de Vogüé citait déjà la Vita s. Romani, l’un des Pères du Jura, rb, p. 601, n. 8. Vie des Pères du Jura, éd. F. MarTine, dans SC 142, Paris, 2004. L. i, chap. 10 [I, 2], p. 248-251 : Igitur, adlatis seminibus vel sarculo, coepit illic vir beatissimus inter orandi legendique frequentiam necessitatem victus exigui institutione monachali labore manuum sustentare : adsatim abundans, quia nihil indigens, satis erogans, quia minime pauperibus eroganda praesumens, non scilicet ultra promovens gressum, non citra referens pedem, ut heremita indesinenter orabat et ut uere monachus sustentandus alimento proprio laborabat ». Je n’ai pas retenu la Vie de Fulgence de Ruspe, également citée par Adalbert de Vogüé, car sa dernière réédition la date tardivement (entre vie et viiie siècle). Source évoquée également par Adalbert de Vogüé, RB, p. 601, n. 8. Jean cassien, Collationes, éd. M. PeTscheniG, dans CSEL 13, Vienne, 1886, Collatio 24, chap. 12, p. 686 : Nam utique omne hominum genus absque illo tantum genere monachorum, quod secundum praeceptum Apostoli quotidianis manuum suarum laboribus uiuit, agapen alienae operationis exspectat ». B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 137-138 et 146-148. Cassien qualifie ainsi l’occupation manuelle de « règle du saint Apôtre », Ibid., p. 147.

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le verra plus loin, la notion de « travail apostolique » émane de plusieurs passages du Nouveau Testament, notamment de la seconde Épître aux Thessaloniciens. Celle-ci avait été articulée à la condition monastique dans le De opere monachorum d’Augustin et était citée par le Maître74. Il est remarquable que Benoît n’utilise sur le sujet aucune citation ou réminiscence bibliques, alors qu’il est souvent beaucoup plus explicite. Si elle se place bien dans la continuité d’une tradition monastique qui valorise les tâches corporelles, la règle de Benoît se distingue sur plusieurs plans des autres règles. Tout d’abord, elle inscrit les occupations manuelles dans un temps bien compartimenté où elles alternent avec la lectio (qui leur est moralement supérieure), mais aussi avec des moments de liturgie collective, qualifiée d’opus et d’officium. La règle bénédictine ne pense ainsi pas la journée monastique comme un couple « travail manuel » / prière comme ce fut généralement le cas avant elle, mais comme un binôme, ou plutôt un trinôme, offices / « occupations », d’une part de lectio, d’autre part de labor/opera manuum75. Comme l’a souligné G. Ovitt la norme bénédictine ne confère en outre pas de valeur mortificatoire à ces tâches : elles ne sont pas là pour discipliner le corps à l’extrême et le pousser dans ses retranchements, mais simplement pour l’occuper afin d’esquiver certains vices, ce que montre bien le souhait constant de moduler le labor en fonction des capacités physiques des moines76. Ces activités n’ont enfin pas, chez Benoît, de valeur pénitentielle, dans le sens où un surcroît d’occupations manuelles n’intervient jamais pour punir les moines fautifs, comme c’est le cas par exemple dans la Regula communis, plus tardive77. En définitive, dans la norme bénédictine, le fait d’avoir des occupations manuelles est une manière de mettre en pratique l’idéal monastique : soumettre 74. Sur le traitement, par Augustin, de plusieurs citations du Nouveau Testament relatives au « travail », Ibid., p. 91-93. Benoît fait peut-être allusion à 1 Co 9, 6-14 qui évoque Paul et Barnabé comme les seuls apôtres qui auraient été contraints de travailler (operari), selon leurs détracteurs. Paul y mentionne de multiples métaphores agricoles et pastorales pour expliquer que l’activité apostolique mérite rémunération (entretien de la vigne ou d’un troupeau, labour et récoltes qui amènent ceux qui s’en occupent à récupérer le fruit de leur travail). Il pourrait aussi s’agir d’une référence à 1 Co 4, 12 : et laboramus operantes manibus nostris ; maledicimur, et benedicimus ; persecutionem patimur, et sustinemus. 75. Sur l’équilibre entre les occupations manuelles et la prière chez d’autres auteurs monastiques, A. quacquarelli, « Lavoro ed evangelizzazione », cit. n. 633, p. 231-233. Sur la dimension ternaire (prière / lecture / occupations manuelles) des activités monastiques dans la règle bénédictine, K. schreiner, « “Brot der Mühsal” », cit. n. 2, p. 138. 76. G. oviTT, « Manual labor », cit. n. 4, p. 15-16. 77. La Regula communis a été rédigée vers 660 en péninsule ibérique. Elle est éditée dans Santos padres españoles, éd. J. caMPos, I. roca Meliá, Madrid, 1971 (Biblioteca de autores cristianos, 321), p. 163211, ici p. 196-198 (chap. 14). Sur les sanctions monastiques en général, I. rosé, « Exclure dans un monde clos ? L’excommunicatio dans les règles monastiques du haut Moyen Âge », dans G. BührerThierry et S. Gioanni (éd.), Exclure de la communauté chrétienne. Sens et pratiques sociales de l’anathème et de l’excommunication (ive-xiie siècle), Turnhout, 2015 (Haut Moyen Âge, 23), p. 119142, ici p. 131-132 pour le surcroît d’activités manuelles.

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son corps à un effort (labor) ; abandonner sa volonté propre en acceptant une tâche définie par l’abbé ; vivre ou revivre la rupture avec le siècle et l’extériorité, en visant parfois un idéal autarcique ; enfin, faire œuvre de transformation de la nature des choses (via un ars ou les activités domestiques et de jardinage). Comment interprète-t-on cet héritage trois cents ans plus tard ?

ii. coMMenTaires, aDaPTaTions, JusTiFicaTions :

la récePTion De la MaTrice BénéDicTine à l’âGe carolinGien

La règle de Benoît de Nursie fut particulièrement valorisée, citée, explicitée, glosée au cours de toute la séquence carolingienne, avant même le point d’orgue des conciles d’Aix de 816-817 qui l’imposèrent, sur décision de Louis le Pieux, aux communautés cénobitiques de l’Empire78. Pour James B. Williams, les réformateurs carolingiens promurent en particulier une nouvelle « culture du travail », plus ascétique et rigoriste, pour contrecarrer la paresse supposée des moines de l’époque (acedia et otiositas). Cet historien analyse donc les textes écrits au ixe siècle comme une sorte de réaction puriste, un retour aux origines par une valorisation du « travail » qui aurait permis de lutter contre les formes prises par la vie monastique carolingienne (ses liens avec le pouvoir, sa richesse, son recrutement aristocratique et son refus supposé des occupations manuelles). En me fondant sur les transformations du lexique, je propose au contraire d’observer en quoi les textes des réformateurs carolingiens (qui commentent la règle bénédictine et l’explicitent) ont adapté la notion d’« occupations manuelles », telle qu’elle avait été esquissée par Benoît de Nursie, aux évolutions sociologiques et identitaires du monachisme carolingien. En effet, à plusieurs égards, ces mesures permirent surtout une synthèse et une sédimentation de la tradition monastique antérieure au viiie siècle dans des ouvrages d’un nouveau type, quatre « commentaires-compilations » qui mirent bout à bout des passages de différentes règles (plus ou moins longs) pour éclaircir la signification de la norme bénédictine, ce qui en changea considérablement la portée, voire en transforma radicalement le sens. 78. M. T. kloFT, « Die Reform der Klöster und der Benediktregel durch den karolingischen Hof im 8. Jahrhundert. », dans 794 - Karl der Große in Frankfurt am Main. Ein König bei der Arbeit. Ausstellung zum 1200-Jahre-Jubiläum der Stadt Frankfurt am Main veranstaltet vom Magistrat der Stadt Frankfurt am Main, Amt für Wissenschaft und Kunst, Historisches Museum, in Kooperation mit der Frankfurter Projekte GmbH, éd. J. FrieD, Sigmaringen, 1994, p. 172-178. Sur les réformes carolingiennes, cf. les travaux en cours de R. kraMer, « Sacred Foundations. Monasticism, Reform and Authority in the Carolingian Era », dans I. cochelin et A.I. Beach, Cambridge History of Medieval Western Monasticism, Cambridge, 2020, p. 432-449 et I. rosé, « Fondations et réformes à l’époque carolingienne », dans Monachesimi d’Oriente e d’Occidente nell’alto medioevo, cit. n. 3, p. 397-462. Pour une synthèse récente des tentatives carolingiennes de réforme de la vie monastique (avec une bibliographie mise à jour), Glosae in Regula Sancti Benedicti abbatis ad usum Smaragdi abbatis Sancti Michaelis, éd. M. H. van Der Meer, dans CC Cont. Med., 82, Turnhout, 2017, p. x-xii [désormais Glosae].

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II.1. Trois “commentaires-compilations” de la règle bénédictine Seuls trois de ces textes ont été réédités selon les normes scientifiques actuelles, ce qui autorise les analyses fines de vocabulaire. Le très original commentaire d’Hildemar de Corbie, l’Expositio regulae sancti Benedicti, rédigé vers 845 et en cours de réédition, a donc été écarté de l’analyse79. La Concordia regularum de Benoît d’Aniane

L’historiographie attribue depuis longtemps à Benoît d’Aniane un rôle majeur dans la réforme monastique de Louis le Pieux. Même si son influence est aujourd’hui parfois relativisée, cet abbé reste considéré comme l’un des principaux promoteurs de la règle bénédictine à l’époque carolingienne et fut le premier à en avoir rédigé un « commentaire-compilation »80. La Concordia regularum fut écrite probablement dans le sillage des conciles d’Aix, entre 816-817 et 820, avec peut-être une première version dès les années 780-79081. Dans un contexte monastique où la très grande majorité des établissements pratiquait la regula mixta, en suivant des préceptes résultant d’un panachage de plusieurs règles, l’auteur entendait « mettre en lumière les accords de [la norme bénédictine] avec la tradition, de manière à renforcer son autorité et illustrer ses prescriptions »82. Benoît d’Aniane reprend donc la structure de la règle bénédictine et adopte toujours la même méthode : chaque nouvelle section commence par un chapitre de la norme de Benoît de Nursie, suivi d’extraits d’autres règles (ou moins souvent de textes adressés à un public monastique) qui viennent souligner la justesse des prescriptions bénédictines et les expliciter en les ancrant dans une longue tradition cénobitique. Souvent considérée à tort comme un simple florilège, la Concordia regularum apparaît comme une œuvre originale, dans le sens où son auteur a effectué des choix, des coupes, des ajouts et des modifications lexicales dans les textes où il a puisé. Cette dimension est particulièrement perceptible dans le chapitre 55 de la Concordia qui porte sur l’organisation de la journée monastique, entre lectio et occupations manuelles et qui commence avec le chapitre 48 de la norme bénédictine. Benoît d’Aniane a ensuite ajouté vingt-sept extraits qui proviennent de 79. Sur ce texte, Hildemar de Corbie, « Expositio Regulae », éd. R. MiTTerMüller, Vita et regula s. patri Benedicti una cum expositione regulae, Ratisbonne, 1880. L’Expositio regulae est en cours de réédition-traduction par une équipe : http ://hildemar.org/ (site consulté le 3 juin 2019). 80. Sur la minoration du rôle de Benoît, je me permets de renvoyer à I. rosé, « Fondations et réformes », cit. n. 78, p. 424-425, avec la bibliographie en note. 81. Pour la datation, Benoît d’Aniane, Concordia regularum, éd. P. Bonnerue, dans CC Cont. Med., 168, Turnhout, 1999, p. 48-53 [Désormais Concordia regularum]. La datation en 780-790 a été proposée récemment, sur la foi d’une recension particulière du texte, ainsi que le synthétise Glosae, p. xi-xii. 82. A. De voGüé, « La “Concordia regularum” de Benoît d’Aniane : son vrai but et sa structure », dans Il monachesimo italiano dall’età longobarda all’età ottoniana (secc. viii-x). Atti del vii Convegno di Studi Storici sull’Italia Benedettina, Nonantola (Modena), 10-13 settembre 2003, Cesena, 2006 (Italia benedettina, 27), p. 39-45, p. 40 pour la citation.

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ce qu’il identifie comme douze règles différentes83. Parmi ces dernières, il y a des absences étonnantes. On n’y trouve en effet qu’une citation d’Augustin (issue du Praeceptum), qui n’évoque de surcroît pas les occupations manuelles, alors que ces dernières étaient au cœur de son De opere monachorum (par ailleurs cité dans d’autres chapitres), avec des positionnements proches de ce qui ressort par endroit du montage de la Concordia84. Benoît reprend par ailleurs quelques passages des Institutiones de Cassien, mais pas ceux qui justifiaient les occupations manuelles85. De la même manière, on ne trouve aucune citation de la Règle du Maître, qui consacrait pourtant à la question son long chapitre 50. Ces grands absents attestent que le cœur de cible du chapitre 55 de la Concordia regularum n’était pas vraiment les occupations manuelles qui y apparaissent comme très secondaires86. Deux textes liés à Smaragde de Saint Mihiel : l’Expositio et les Glosae

La biographie de Smaragde de Saint-Mihiel est assez mal connue, faute de récit hagiographique. Peut-être originaire de Septimanie ou d’Espagne wisigothique comme Benoît d’Aniane, il devint moine à Saint-Mihiel où il occupa la fonction de grammaticus, puis en devint abbé, un peu avant 809. Après avoir participé à la querelle du Filioque en 809, il s’intégra très profondément à la cour carolingienne : il y écrivit plusieurs ouvrages (la Via regia, un miroir de prince dédié probablement à Louis le Pieux ; les Collectiones, un florilège de citations patristiques ; enfin, un recueil de méditations monastiques, le Diadema monachorum, rédigé vers 816), intervint comme réformateur monastique ou missus dominici et participa de près aux conciles d’Aix de 816-817. Il mourut vers 82787. 83. Concordia regularum, chap. 55, p. 469-490. Les douze règles sont les suivantes : Regula Macarii (en fait Regula iv patrum), Regula Patrum (en fait 2 et 3 Regula Patrum), Regula Pachomii, Regula Basilii, Regula Stephani (en fait Regula Pauli et Stephani), Regula Isidori, Regula Fructuosi, Regula Ferrioli, Regula Cassiani (en fait des extraits des Institutions), Regula Tarnatensi (en fait un montage de la Regula ad Virgines de Césaire d’Arles, de la 2 Regula Patrum, de l’Ordo monasterii augustinien et de la règle de Pacôme), Regula cuisdam Patris ad monachos (en fait, Regula Walberti ou règle de Walbert, rédigée vers 600-629), Regula sancti Augustini (en fait le Praeceptum). Je reprends toutes ces informations (qui sont indiquées dans l’édition critique de Pierre Bonnerue) de la synthèse de G. sPinelli, « San Benedetto d’Aniano e il lavoro monastico nel suo tempo », dans Teoria e pratica del lavoro nel monachesimo altomedievale, cit. n. 3, p. 29-36, ici p. 33. 84. Référence à Augustin dans la Concordia : Concordia regularum, chap. 55, 28, p. 490. Sur les thèmes présents dans le De Opere monachorum, que l’on retrouve dans la Concordia, cf. M. E. DoerFler, « Hair ! », cit. n. 511 ; B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 143-146. Il s’agit de la suspension du caractère obligatoire des obligations manuelles pour les nobles, de leur justification par le devoir de charité, de l’importance de chanter des psaumes et de fixer son esprit pendant que l’on s’y adonne. Il convient de souligner que le De opere monachorum est toutefois présent indirectement dans le chap. 55, parce qu’il était cité par la règle d’Isidore. 85. La Concordia regularum cite en effet les Institutiones, 2, 11, 3 ; 2, 12, 3 ; 2, 13, 1-2 ; 2, 15, 1-2 qui évoquent la liturgie, Concordia regularum, chap. 55, 21-24, p. 484-486. 86. Même constat (peu argumenté) concernant les rares passages consacrés aux activités manuelles dans le chap. 55 par G. sPinelli, « San Benedetto d’Aniano », cit. n. 844, p. 33. 87. Résumé de la biographie de Smaragde dans Smaragde de Saint Mihiel, Expositio in regulam S. Benedicti dans Corpus consuetudinum monasticarum, 8, Siegburg, 1974, p. xxiv-xxix [désormais Expositio] ; cf. aussi Glosae, p. xli-xliii.

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Smaragde rédigea l’Expositio in regulam sancti Benedicti vraisemblablement entre 816-817 et 827, nécessairement après la Concordia regularum88. La structure de l’œuvre s’apparente à un commentaire biblique, c’est-à-dire que l’auteur explicite, verset après verset, voire mot après mot, chaque chapitre de la règle bénédictine. Intéressé surtout par les réflexions morales du texte, le travail de Smaragde a consisté essentiellement à intégrer des extraits d’autres normes monastiques (qui ne sont pas toujours identifiées comme telles) qu’il a puisés dans la Concordia regularum, et parfois à ajouter des citations bibliques (voire patristiques). Le chapitre 48 se trouve dans le troisième Livre de l’Expositio, qui traite des chapitres 8 à 73 de la règle : ce dernier est nettement moins commenté que les deux premières parties et s’appuie très clairement sur la Concordia Regularum89. C’est surtout le début du chapitre 48 qui semble important, pas tant pour le commentaire qui y est fait sur les occupations manuelles que sur leur objectif et l’attitude que doit adopter le moine vis-à-vis d’elles. Il y a davantage d’incertitudes sur le dernier commentaire-compilation, les Glosae in regula sancti Benedicti, éditées très récemment et jusqu’alors inconnues90. Même s’il cite des règles antérieures, le texte, anonyme, ne dépend pas de la Concordia regularum de Benoît d’Aniane, mais présente des points communs frappants avec les deux premières parties de l’Expositio in regulam s. Benedicti de Smaragde. Il a sans aucun doute été rédigé avant cette dernière, entre 790 et 816/817 au plus tôt. Pour son éditeur, Mathieu H. van der Meer, le texte pourrait être un travail préparatoire à l’Expositio, réalisé par des collaborateurs ou des élèves de Smaragde, ou bien résulter de notes prises par des élèves dans le cadre d’un enseignement scolaire de la règle bénédictine qui auraient ensuite été utilisées par l’abbé de Saint-Mihiel pour son commentaire. L’œuvre se présente comme un tout, même si elle est composée de deux parties relativement indépendantes l’une de l’autre : la glose de chaque chapitre de la règle (mot après mot) réalisée surtout à partir du Liber glossarum carolingien (partie désignée comme Glosae), puis un florilège de citations commentant, les uns après les autres, les chapitres de la norme bénédictine à partir de la Bible, des Pères ou d’autres règles (partie appelée Florilegium). Dans les deux sections, c’est le début de la règle de Benoît qui a été le plus commenté, jusqu’au chapitre 7 ; ensuite, gloses et citations se font à la fois plus courtes et plus rares. Le chapitre 48 relève donc des passages les moins explicités. L’élément le plus frappant le concernant est qu’il a été très largement élagué, notamment pour les activités de lectio, ce qui resserre de fait le propos sur les passages qui étaient relatifs aux occupations manuelles. Qui plus est, comme on le verra plus loin, les citations de la Règle y sont très incomplètes : on est face à une sorte de montage d’extraits du texte de Benoît, glosé par endroit sur des termes précis, qui acquiert ainsi un sens radicalement différent 88. Pour la date : Expositio, p. xix-xxx ; pour la nature du texte, évoquée dans la suite du paragraphe : p. xxx-xxxiv. Le texte a été réétudié depuis par l’éditeur des Glosae de Smaragde, qui renvoie à une bibliographie récente, Glosae, p. xli-liv, note 72. 89. Pour le chapitre 48, Expositio, p. 271-275. Sur les sources du Livre iii, Glosae, p. viii. 90. Je synthétise ici les propos introductifs de Glosae, p. vii-xx et xli-liv.

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de la version d’origine91. Le problème est évidemment de savoir comment cette glose était comprise à une époque où l’on commentait fréquemment la règle de Benoît et où beaucoup de moines la connaissaient par cœur : l’agencement glosé était-il considéré comme un texte cohérent (avec un sens différent de celui de la règle) ou seulement comme un indicateur de passages méritant des précisions ? Le témoin le plus ancien des Glosae plaiderait plutôt en faveur de la première hypothèse, dans la mesure où le commentaire est rédigé in extenso, et non sous la forme de gloses marginales ou interlinéaires qui auraient été ajoutées autour du chapitre 4892. Que dire, de manière globale, du traitement du chapitre 48 par ces textes ? Ils accentuent tout d’abord quatre traits, évoqués précédemment, sur lesquelles je n’insisterai pas : les occupations manuelles restent traitées majoritairement dans le cadre de l’emploi du temps quotidien ; elles débouchent parfois sur des exceptions à la vie communautaire, notamment en termes d’assistance aux offices et de pratiques alimentaires ; elles sont imposées aux moines, à la discrétion de l’abbé, et concrétisent donc l’obéissance monastique ; enfin, elles s’articulent – peut-être plus fortement que dans la seule règle bénédictine – avec la notion d’extériorité93. Il y a toutefois deux domaines où l’esprit initial du chapitre 48 de Benoît a été profondément modifié par les commentaires-compilations. 91. Le florilège ne commente que la première phrase du chapitre 48 sur l’oisiveté comme ennemie de l’âme, sans évoquer les occupations manuelles ; cf. Ibid., chap. 48, p. 222 : otiositas iniMica est aniMe. Gregorius : Propheta dicit de anima torpente otio : Viderunt eam ostes et deriserunt sabbata eius. Praecepto legis ab exteriore opere in sabbato cessatur. Hostes enim sabbata uidentes inrident, cum maligni spiritus ipsa uacationis otia et cogitationes inlicitas pertrahunt. Hinc Dominus dicit : Nemo potest duobus dominis seruire. Hinc Paulus : Nemo militans Deo inplicat se negotiis secularibus, ut ei placeat cui se probauit. Hinc propheta dicit : Vacate et uidete quoniam ego sum Deus. La partie Glosae est très différente, Ibid., chap. 48, p. 79-80 : DE OPERE MANUUM. OtiOsitas inimica est animę. Otiositas est pigredo, quies, tepiditas uel inertia. et ideo certis teMporibus occupari debent in labore. a pascha vsque kalendas octobres a Mane, id est a primo mane, exevntes de ipsa hora priMa qva canitvr vsque hora pene qvarta, id est prope et nondum quarta, id est in ipsa tertia, laborent. Ab hora avteM quarta vsque ad horaM quasi sextaM, id est inchoante sexta, agent, id est festinent et agitent se – hoc enim intellegitur ΄agent΄, et lectioni vacent, id est studeant uel deseruiant. si avteM necessitas exigerit, id est extorserit uel poposcerit, vt operibvs occupentvr, Mensurate fiant, id est moderate, propter pvssillaniMes. Pussillanimis dicitur pussillo animo, habens paruum uel modicum uel disperatum. In capite qvadragesime accipiant codices de biblioteca. Latine repositio dicitur librorum. vnvs avt dvo fratres circvMeant ne forte inveniatvr accidiosvs, id est tediosus uel anxiosus, sibi invtilis, sed alios distollit, id est disturbat uel moram facit. neqve frater ad fratreM ivngatvr horis incoMpetentibvs, id est inconuenientibus. Si qvis neglegens fverit et desidiosvs, id est tardus, piger – desidiosus a desidendo uocatus, id est ualde sedendo – inivngatvr ei opvs et non vacet fratribvs infirMis avt delicatis. Delicatus dicitur, quod sit deliciis pastus, uiuens en epula et nitore corporis. J’ai souligné en pointillés les passages se rapportant aux activités manuelles ; les citations de la règle bénédictine sont en petites capitales. 92. Valenciennes, Bibliothèque Municipale, 288, f. 30v-31r. Une reproduction du manuscrit est disponible en ligne : https ://patrimoine-numerique.ville-valenciennes.fr/ark :/29755/btv1b8452610h (site consulté le 24 juin). 93. Le renforcement de l’extériorité des occupations manuelles est surtout visible dans la Concordia regularum, par l’adjonction d’extraits d’autres règles qui apportent de nouveaux éléments. Plusieurs normes (la Regula Tarnatensi par exemple, qui est elle-même un montage d’autres règles) localisent

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II.2. Un phénomène de “liturgisation” des occupations manuelles Une généralisation d’opus pour désigner les occupations manuelles ?

Si l’on s’attache au chapitre 55 de la 1 3 3 Concordia regularum, on note des chan18 gements importants relatifs aux termes employés pour désigner les occupations manuelles, d’autant que le chapitre 48 de la 61 règle bénédictine se caractérisait par l’usage 21 équilibré de formes variées (cf. fig. 2). Ces transformations résultent tout autant de l’effet de compilation de règles anciennes qui sédimente des évolutions lexicales 28 antérieures, que de l’actualisation du voca9 2 bulaire par les auteurs carolingiens. Si on Opus* Labor* Ars* laisse de côté la question de l’apparition Operatio* Laborare* Offic* de nouveaux mots (par rapport à ce qui se Opera* Laboriosus* trouvait dans le chapitre 48), on remarque Operari* d’emblée l’accroissement de la proportion des termes dérivés d’op* (68 % des occur- Fig. 2. Termes employés pour désigner les occupations manuelles dans le rences relatives aux occupations manuelles chapitre 55 de la Concordia regularum. dans le chapitre 55 de la Concordia Regularum, représentées par des hachures, contre 53 % dans la règle bénédictine), le maintien du lexique fondé sur labor* (27 % ici contre 30 % dans le chapitre 48, représentées par des zones mouchetées) et les utilisations très faibles d’ars et officium (en gris et blanc). Du côté des substantifs, on assiste à une diffusion d’opus (61 occurrences) et à la disparition quasi-totale d’opera dans le chapitre 55 de la Concordia regularum94. Selon Pierre Bonnerue, ce terme avait été abandonné dans les normes cénobitiques rédigées après les années 570, au profit d’operatio95. Au ixe siècle, on assiste plutôt au remplacement fréquent d’opera par opus dans les versions carolingiennes de textes plus anciens. Ainsi, les commentaires-compilations transforment plusieurs passages de la règle bénédictine qu’ils intègrent, en particulier dans les titres qu’ils donnent au chapitre 4896 ; de la même manière, les deux seules occurrences d’opera dans la règle de Fructueux de Braga ont été ainsi certaines activités manuelles à l’extérieur du monastère. Par ailleurs, la Regula Cassiani (c’està-dire les Institutions) prévoit de se consacrer aux occupations manuelles directement après vigiles et accentuent donc leur dimension de sortie de la prière. 94. P. Bonnerue, « Opus et labor », cit. n. 6, p. 284. 95. Ibid., p. 282-285. 96. Dans le chap. 55 citant le chap. 48 de la règle bénédictine, la Concordia regularum remplace opera par opus dans le titre (De opere manuum) et en 48, 12 (ab opera sua singuli devient ab opere suo singuli) ; seule l’occurrence de 48, 24 subsiste : Concordia regularum, chap. 55, p. 469-470. Pour la Glosae,

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transformées en opus dans la Concordia regularum97. Opera, dont le sens était relativement technique et univoque s’est donc quasiment effacée au profit d’opus, dont on compte 49 occurrences au singulier, mais seulement 12 au pluriel. Le fait que le singulier soit plus fréquent que le pluriel (ce qui est le cas aussi pour labor) atteste, sur le plan linguistique, un processus d’adéquation de l’activité manuelle avec la prière ou la lecture. En outre, un nouveau terme émerge, operatio (9), toujours au singulier, dont la présence résulte des citations des règles les plus tardives, qui avaient innové sur le plan linguistique. Ce terme peut avoir le sens très concret d’occupation manuelle, mais il a aussi une acception liturgique puisqu’il signifie aussi l’« office », ce qui le rapproche de sa racine, opus. Labor apparaît dans 21 occurrences, plutôt au singulier (16) qu’au pluriel (5), mais il est complètement absent de certains extraits qui correspondent aux règles les plus anciennes qui employaient massivement opus98. Du côté des verbes, la Concordia regularum atteste d’abord l’emploi d’operari (28 occurrences), puis de laborare (18 occurrences). Ils sont utilisés très massivement au participe présent, au gérondif ou au subjonctif, ce qui s’explique par la dimension normative des extraits. On a donc plus de substantifs que de verbes issus des racines labor*/op*, c’est-à-dire que, dans l’écrit normatif, l’activité manuelle reste considérée comme un laps de temps que l’on occupe, plutôt que comme quelque chose que l’on fait. On note aussi l’irruption de l’adjectif laboriosus, présent dans un extrait de la Regula Pauli et Stephani, texte qui fut rédigé au vie siècle pour un monastère d’Italie centrale. Dans la Concordia regularum, la dimension somatique de l’activité manuelle est en outre amplifiée par la dimension de compilation du texte, même si un tel effet n’est présent que dans la moitié des citations de règles99. Ainsi, dans un extrait de la règle d’Isidore, l’opus est qualifié de « corporalis » à deux reprises, au singulier puis au pluriel100. La seconde occurrence n’est en fait pas une citation d’Isidore, mais un montage qui reprend – entre autres – un passage du De opere monachorum d’Augustin, qui insistait sur l’opus corporale101. La dimension somatique de

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remplacement d’opera dans le titre (De opere manuum), tandis que les autres passages contenant opera ne sont pas cités : Glosae, p. 79. Dans l’Expositio, remplacement d’opera dans le titre seulement (De opere manuum) : Expositio, p. 271-275. Je n’ai regardé, à titre d’exemple, que Fructueux de Braga, Regula, dans Santos padres españoles, cit. n. 78, p. 137-162, ici p. 143-145, mais le phénomène de remplacement d’opera par opus s’observe sans doute dans d’autres règles. Labor* est ainsi absent des extraits des Regula Macarii, Regula Patrum, Regula Basilii, Regula Fructuosi, Regula Cassiani et Regula sancti Augustini ; il est en outre très rare dans la Regula Stephani et la Regula cuisdam patris. L’insistance sur la dimension somatique est présente dans la Regula Benedicti, la Regula Macarii, la Regula Stephani, la Regula Isidorii, la Regula cuisdam patris et la Regula Fructuosi. Concordia regularum, chap. 55, 17 puis 21, p. 479 : Siquidem et Petrus princeps apostolorum piscatoris gessit officium et omnes apostoli corporale opus faciebant […] Qui uero languidus est et laborem operum corporalium sustinere non potest. Benoît d’Aniane a ajouté à la citation d’Isidore (sans le préciser), les phrases suivantes, Concordia regularum, chap. 55, 17, 19-21, p. 479 : 19nec contra eos murmurandum est ab eis qui uires laborandi habent, sed magis consulendum est eis, quos sciunt corpore infirmos. 20Ipsi autem qui non possunt,

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certaines occupations monastiques est en outre accentuée par les allusions explicites aux « mains », très largement présentes dans certaines règles (Isidore ou Walbert). À rebours de la règle bénédictine, elles viennent essentiellement qualifier opus (et, à la marge, laborare ou operare ou operatio), mais sont très peu associées à labor, sans doute parce que ce dernier était, par définition, davantage lié au corps102. Comme on le verra plus loin, ces expressions, qui mentionnent les mains, s’expliquent sans doute en partie par l’influence de certaines citations bibliques qui les articulaient à l’activité d’opus ou de labor. Elles découlent sans doute aussi de la nécessité de distinguer plusieurs types d’opus, puisque 1 1 1

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6 Opus* Operatio* Opera* Operari*

Labor* Laborare* Laboriosus*

Ars* Offic*

Fig. 3. Termes employés pour désigner les occupations manuelles dans l’Expositio in regulam s. Benedicti.

Opus Labor* Laborare*

Fig. 4. Termes employés pour désigner les occupations manuelles dans les Glosae.

eos qui laborant et possunt meliores sibi feliciores que fateantur. 21Qui uero languidus est et laborem operum corporalium sustinere non potest, consulendum est illi eius que praespecta infirmitas temperanda est. Pour une comparaison avec la règle originale, Isidore de Séville, Regula, dans Santos padres españoles, cit. n. 788, p. 90-125, ici chap. 5, p. 98-99. Sur la référence à Augustin pour les opera corporalia, Augustin, De opere monachorum, dans CSEL, 41, Vienne, 1900, chap. 21, § 25, p. 570 : solent enim tales non melius, sicut multi putant, sed, quod est uerum, languidius educati laborem operum corporalium sustinere non posse. 102. Liste des occurrences de manus dans le chapitre consacré aux occupations manuelles dans la Concordia regularum, chap. 55 : opere manuum (T, p. 469) ; in labore manuum (1, 1, p. 469) ; labore manuum suarum (1, 8, p. 469) ; operibus manuum suarum (3, 1, p. 471) ; operantes manibus nostris (3, 2, p. 471) ; manuum operatione (14, p. 476) ; manibus laborare (15, 3, p. 477) ; suis manibus laborasse (15, 5, p. 477) ; operetur manibus suis (17, 1, p. 478) ; necessaria propriis manibus (17, 9, p. 479) ; ab opere manus (17, 26, p. 480) ; manibus operari debet (17, 27, p. 480) ; manus in opere implicanda est (17, 28, p. 480) ; operantur monachi manibus suis (17, 38, p. 480) ; propriis manibus (17, 40, p. 480) ; operi manuum (26, 2, p. 488) ; operatio manuum (26, 3, p. 488) ; in ipso opere manuum (26, 9, p. 488) ; manus operibus occupantur (26, 10, p. 488) ; opera manuum nostrarum (26, 16, p. 489) ; opus manuum nostrarum (26, 16, p. 489) ; residens operi manuum (27, 2, p. 489).

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ce terme s’était massivement imposé dans les règles pour qualifier des activités très différentes, allant de l’opus divinum à l’opus manuum. C’est sans doute aussi cette polysémie d’opus qui explique les cas assez fréquents de cooccurrences avec d’autres éléments du lexique des occupations manuelles dans la Concordia regularum103. À titre de comparaison, le lexique qu’utilise Smaragde de Saint-Mihiel pour les occupations manuelles dans le chapitre 48 de son Expositio in regulam s. Benedicti se rapproche davantage des proportions de la norme bénédictine, tandis que celui des Glosae rejoint les observations faites sur la Concordia regularum (avec toutefois très peu d’occurrences et un moindre panel de termes). Dans l’Expositio, les familles d’opus (54 %) et labor (42 %) couvrent quasiment toutes les formes lexicales, ars et officium ne correspondant qu’aux citations de la règle. On note malgré tout quelques nuances par rapport aux emplois de la norme de Benoît : dans la famille d’opus, on constate une surutilisation d’opus par rapport à opera, ainsi que l’introduction d’operatio, exactement comme dans la Concordia regularum ; les termes dérivant de labor occupent en revanche une proportion relativement plus importante que dans la règle bénédictine ou la Concordia (42 % contre 30 % dans la règle et 27 % dans la Concordia) et comptent parmi eux le nouvel adjectif laboriosus. Ces différents éléments vont dans le même sens : c’est clairement opus (seul substantif utilisé à côté de labor dans les Glosae) qui domine désormais les qualifications des occupations manuelles, c’est-à-dire le terme le plus générique, le plus polysémique, mais aussi le plus clairement liturgique. Jardinage, cuisine, pêche et… activités intellectuelles

Le caractère très vague de la règle de Benoît sur la nature des occupations manuelles est parfois accentué par la dimension de compilation des textes carolingiens examinés. Dans la Concordia Regularum, la majorité des extraits choisis ne précisent pas en quoi doivent consister ces activités monastiques104. Dans l’Expositio, Smaragde ne dit rien de la question, y compris dans son commentaire du verset évoquant les labeurs agricoles : il y reprend un passage très neutre de la règle de Ferréol qui souligne la nécessité de ne pas passer la journée sans activité (sine operatione), une expression qui pourrait tout autant évoquer l’obligation de prière.105. Quant aux Glosae, elles vont encore plus loin en sabrant largement dans 103. Concordia regularum, chap. 55 : moderatus labor omnes ad operandum provocet (11, 1, p. 475) ; laboriosa opera (citation de Si 7, 15 en 16, 4, p. 478) ; laboribus et operibus (17, 8, p. 479) ; laborem operum corporalium (17, 21, p. 479) ; labores suorum operum (17, 26, p. 480) ; operis aliquid uel laboris exerceant (19, 3, p. 483). 104. Concordia regularum, chap. 55, 2-3, p. 471-472 (Regula Macarii), 4-6, p. 472-473 (Regula Patrum), 7-11, p. 473-475 (Regula Pachomii), 12, p. 475-476 (Regula Basilii), 18, p. 481-482 (Regula Fructuosi), 21-24, p. 484-486 (Regula Cassiani), 28, p. 490 (Regula Augustiniani). 105. Expositio, chap. 48, 5-8, p. 272 : Post sexta autem surgentes a mensa pausent in lecta sua cum omni silentio, aut forte qui uoluerit legere sibi sic legat ut alium non inquietet. Et agatur Nona temperius mediante octaua hora, et iterum quod faciendum est operentur usque ad Vesperam. Si autem necessitas loci aut paupertas exegerit ut ad fruges recolligendas per se occupentur, non contristentur, quia

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les citations de ce passage de la Règle bénédictine pour lui donner un sens qu’il n’avait pas du tout au départ : Mais si la nécessiTé exiGe, c’est-à-dire force ou réclame, qu’ils soienT occuPés à Des œuvres (operibus occupentur), qu’ils les FassenT avec Mesure (Mensurate), c’est-à-dire modérément, à cause Des FaiBles. Faible est dit pour un esprit faible, c’est-à-dire pour une personne faible, un humble d’esprit ou quelqu’un qui a perdu l’esprit106.

Dans les Glosae, la necessitas n’est donc plus articulée aux labeurs agricoles dans une perspective de pénurie alimentaire ou de velléités autarciques, mais à la notion d’« occupations à des œuvres » (operibus étant le seul terme ajouté aux citations de la Règle par les glosateurs). Grâce à l’allusion aux « faibles » et à l’adverbe mensurate, ce montage prône en outre un idéal de modération dans ces activités, ce qui explique sans doute aussi qu’elles ne soient plus labores (comme dans la règle bénédictine), mais opera. Finalement, seuls quelques extraits de la Concordia regularum précisent la nature des occupations manuelles possibles en milieu monastique, sédimentant de fait des positionnements très différents. Les avis les plus tranchés concernent les activités agricoles. Isidore les exclut ainsi clairement pour les confier aux serviteurs (de même que les travaux de construction), tandis que d’autres extraits semblent envisager la participation des moines aux récoltes, mais sans préciser comment (supervision ou collecte concrète ?)107. L’impression dominante est donc que les commentaires-compilations excluent les travaux agraires, en tout cas de manière concrète, systématique et participative, c’est-à-dire qu’ils ne retiennent tunc uere monachi sunt si labore manuum suarum uiuunt sicut et patres nostri et apostoli. Scriptum est enim : « Labores manuum tuarum quia manducabis, beatus es et bene tibi erit ». Ergo « monachum » ut beatus Ferriolus ait absque certis solempnitatibus uel manifesta aegritudine diem sine operatione transeuntem a conuiuio decernimus excludendum, iubente Apostolo : « Qui non laborat, nec manducet ». 106. Dans le texte, les passages en petites capitales correspondent aux citations de la règle bénédictine ; dans le tableau ci-dessous, les passages supprimés par la glose ont été rayés dans le texte de Benoît ; l’unique terme ajouté au texte de la règle bénédictine est souligné dans les Glosae : rb, chap. 48, p. 600-601

Si autem necessitas loci aut paupertas exegerit ut ad fruges recollegendas per se occupentur, non contristentur, 8 quia tunc vere monachi sunt si labore manuum suarum vivunt, sicut et Patres nostri et apostoli. 9Omnia tamen mensurate fiant propter pusillanimes. 7

Glosae, chap. 48, p. 79

si avteM necessitas exigerit, id est extorserit uel poposcerit, vt operibvs occupentvr, Mensurate fiant, id est moderate, propter pvssillaniMes. Pussillanimis dicitur pussillo animo, habens paruum uel modicum uel disperatum.

107. Concordia regularum, chap. 55, 17, 41, p. 480 : Aedificiorum autem constructio uel cultus agrorum ad opus seruorum pertinebunt (Regula Isidori). Extraits prévoyant la participation des moines aux récolte, Ibid., chap. 55, 13, 2, p. 476 : In campo uero quando messis colligitur, si meridie dormire licuerit, non diuisi, sed et in uno loco aut duobus locis dormiant (Regula Stephani) ; 19, 3, p. 483 : Nam et hi quibus fructuum colligendorum tempore ab abbate imperatum (Regula Ferrioli) ; 25, 11, p. 487 : Quando messes et uindemiae colliguntur, bis in die, id est hora sexta et duodecima, refectionem accipiant (Regula Tarnatensi).

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plus du tout la vertu auto-suffisante des occupations manuelles, pourtant envisagée par Benoît108. Lorsque les règles sont précises, ce sont surtout les activités domestiques, en relation avec l’alimentation ou le vêtement, qui sont envisagées : couture et lessive des habits (Regula cuisdam patris) ou cordonnerie (Regula Ferrioli) ; entretien du jardin aromatique et préparations culinaires (Regula Isidori) ; jardinage (Regula Tarnatensi) ; boulangerie (Regula Stephani) ; pêche (Regula Ferrioli)109. En revanche, on ne trouve rien sur le ménage ou la vaisselle dans le monastère, c’est-à-dire que les occupations manuelles semblent limitées aux domaines de la parure et de la sustentation du corps. Ces activités sont réalisées à l’intérieur de la clôture et concrétisent donc la stabilité des moines, une thématique récurrente à l’époque carolingienne qui les empêche de fait de se livrer aux labores agrorum, par définition éloignés du monastère110. On peut enfin souligner l’inclusion, dans la Concordia regularum, d’un extrait de la Règle de Ferréol qui élargit la notion d’occupation manuelle aux activités intellectuelles et au petit artisanat. Le contexte textuel est celui des moines qui prétextent leur faiblesse corporelle pour ne pas s’occuper manuellement. Pour leur répondre, Ferréol joue sur des champs sémantiques croisés où le vocabulaire agraire est appliqué aux activités intellectuelles et le lexique intellectuel aux travaux agricoles : Mais il faut tenir tête à ceux-là, quasiment hostiles, en les convainquant par ces mots : « celui qui ne peut pas s’adonner à une tâche (operi insistere), qu’il s’applique avec plus d’empressement à la lecture (det operam lectioni) ; celui qui, quel qu’il soit, ne cultive pas le champ (excolit agrum), qu’il honore (colat) doublement Dieu ; et celui qui ne prescrit pas la terre à l’araire, qu’il recherche entre tous cet art (ars) de peindre la page de son doigt (paginam pingat digito). Donc, nul ne doit penser qu’il donne une bonne excuse […], parce que celui qui, comme nous l’avons dit, ne peut pratiquer l’agriculture, peut lire (legere), écrire (scribere) – ce qui est une tâche supérieure (praecipuum opus) –, pourvoir à la capture des pois-

108. Dans son commentaire des années 845, Hildemar exclut complètement les travaux agraires pour les moines, parce qu’ils les empêcheraient de lire, cf. M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum” », cit. n. 3, p. 885. 109. Concordia regularum, cap 55, 14, p. 476 : Magnopere autem ab omnibus est cauendum ne, aut in pistrino aut in quacumque manuum operatione, aliquis fratrum pigre et non inter primos occurrat (Regula Stephani) ; 17, 40, p. 480 : Hortos holerum uel apparatus ciborum propriis sibi manibus fratres exerceant (Regula Isidori) ; 20, 12-13, p. 484 : quia qui, ut supra diximus, agriculturam exercere non ualet, legere, scribere […], piscium etiam prouidere capturam, rete texere, calciamenta fratribus praeparare uel reliqua quae similia sunt, facere atque implere potest (Regula Ferrioli) ; 25, 5, p. 487 : Post horam uero nonam aut in horto aut ubo poscit utilitas, usque ad horam lucernarii omnes in unum solacium commodabunt (Regula Tarnatensi) ; 26, 5, p. 488 : Et si aliqua proprium aliquod opus faciendum, aut uestimenti consuendi uel lauandi, aut quodlibet aliud opus, per abbatis uel praepositi commeatum faciat (Regula cuisdam Patris). 110. Sur cette thématique, M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum” », cit. n. 3, p. 893-896.

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sons, tisser des filets, préparer les chaussures pour les frères et faire ou accomplir d’autres choses qui sont similaires111.

Cet extrait, tout à fait unique, modifie ainsi les contours vagues qu’avait tracés la Règle bénédictine autour des occupations manuelles. Il offre en effet la possibilité de transformer ces dernières en activités de lecture ou d’écriture, en précisant qu’il s’agit d’un opus praecipuum. Alors que Benoît avait fait de la lectio et du labor/opus des activités étanches et relativement hiérarchisées (les frères « négligents ou paresseux à la lecture » s’y voyant assignés un surcroît de tâches manuelles), ici c’est le contraire qui est préconisé : ceux qui ne peuvent satisfaire à des occupations manuelles se voient confier des activités intellectuelles, qui sont aussi qualifiées comme opus ou ars, clairement valorisées. Pour leur part, en transformant de menus passages du texte initial de la Règle (un qua devient quasi, tandis qu’un et est ajouté), les Glosae donnent aux occupations manuelles une acception radicalement différente de ce que disait Benoît112 : De la quaTrièMe heure Jusqu’à Presque la sixièMe, c’est-à-dire au début de la sixième, ils s’acTiveronT, c’est-à-dire qu’ils se hâteront et se mettront en mouvement – en effet on comprend ainsi « ils s’activeront », eT qu’ils vaquenT à la lecTure, c’est-à-dire qu’ils étudient ou qu’ils servent avec zèle.

La suppression de la relative de Benoît confère ainsi au verbe agere un sens proche de celui d’occupations du corps, le et faisant de la lectio l’une des formes possibles de ces dernières. En définitive, dans la Concordia Regularum, l’adjonction d’extraits de règles cénobitiques produit des effets inattendus sur l’acception que l’on donne aux occupations manuelles au ixe siècle. L’ouverture très large du spectre des tâches possibles contribue tout d’abord à diluer davantage la notion en y incluant une pléiade d’activités – y compris la lecture et l’écriture, qui en étaient pourtant bien séparées chez Benoît. L’essentiel est sans doute qu’elles mettent certaines parties du corps à contribution, comme le montre l’allusion au « doigt » du peintre dans la reprise de

111. Concordia regularum, chap. 55, 20, 7-13, p. 484 : 7Sed his quasi contrariis sermo rationis occurrat, reuincens eos et dicens : 8« Vt quis non ualet insistere operi, det promptius operam lectioni, 9 quicumque agrum non excolit, Deum dupliciter colat, 10 et inter reliqua etiam hanc quaerat artem, ut paginam pingat digito, qui terram non praescribit aratro ». 11Nullus ergo, si quo minus opera faciat, putet causam iustae excusationis afferre, 12quia qui, ut supra diximus, agriculturam exercere non ualet, legere, scribere, quod est praecipuum opus, 13piscium etiam prouidere capturam, rete texere, calciamenta fratribus praeparare uel reliqua quae similia sunt, facere atque implere potest. 112. Dans le texte, les passages en petites capitales correspondent aux citations de la règle bénédictine ; les termes de la règle qui ont été ajoutés ou transformés sont soulignés dans les Glosae : rb, chap. 48, p. 598-601

Glosae, chap. 48, p. 79

ab hora autem quarta usque hora qua sextam agent lectioni uacent.

Ab hora avteM quarta vsque ad horaM quasi sextaM, id est inchoante sexta, agent, id est festinent et agitent se – hoc enim intellegitur ‘agent’, et lectioni vacent, id est studeant uel deseruiant.

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la Règle de Ferréol113. Au total, par le biais de la compilation, l’interprétation partiellement agricole qu’avait la règle bénédictine des occupations manuelles devient finalement très minoritaire : elle n’est pas exclue, mais noyée parmi d’autres activités possibles beaucoup moins dures, sans doute mieux adaptées au recrutement très aristocratique des moines du ixe siècle. Les trois compilations encouragent d’ailleurs les activités peu pénibles (le plus petit dénominateur commun entre les extraits de règles citées) et renforcent donc l’impératif de modération qui se trouvait dans la règle bénédictine. Tandis que Benoît considérait la modulation des tâches comme une adaptation aux faiblesses corporelles de certains moines, les commentateurs carolingiens en font plutôt une sorte de principe commun, qui s’applique à tous114. Cela est même explicite dans une citation de Pacôme, une sorte d’oxymore, repris à la fois par Benoît d’Aniane et Smaragde, disant qu’il faut privilégier « le labor modéré (moderatus), afin que tous se mettent au labeur (ad laborandum) »115. Cette idée, qui renforce le caractère obligatoire des occupations manuelles, s’articule avec le fait que l’abbé de Saint-Mihiel évoque la nécessité de punir les moines qui y seraient récalcitrants sans bonne raison116. S’occuper l’esprit : les occupations manuelles rapprochées de l’oraison

En dépit de son titre qui évoquait l’« opera manuum quotidiana », le chapitre 48 de la règle bénédictine insérait les occupations manuelles dans le cadre d’un emploi du temps quotidien qui faisait alterner – entre les offices – lectio et labor/opera/opus. De ce point de vue, la table des matières de la Concordia regularum de Benoît d’Aniane constitue une sorte de clarification, puisque le chapitre 55 traite de « l’opus manuel quotidien, et des heures dédiées à la lecture et au repos des frères »117. Néanmoins, un autre effet de la dimension de compilation des commentaires carolingiens est de rendre moins évidente la limite entre ces activités quotidiennes. 113. Contra J. B. williaMs, « Working for Reform », cit. n. 3, p. 35, qui déduit de la seule Expositio de Smaragde que les réformateurs carolingiens étaient partisans du « travail manuel », qui ne pouvait être compris comme une activité intellectuelle. 114. Contra Ibid., p. 23-27 qui analyse la mise en scène des occupations manuelles très pénibles de Benoît d’Aniane dans la Vita écrite par Ardon comme une preuve d’un discours valorisant le « travail » acharné chez les réformateurs carolingiens. Il s’agit en fait d’un topos classique de l’ascèse en milieu monastique, tandis que les commentaires-compilations sont très peu exigeants sur le caractère ardu des occupations manuelles. 115. Concordia regularum, chap. 55, 11, 1, p. 475 : Ne plus operis fratres conpellantur facere, sed moderatus labor omnes ad operandum prouocet. ; Expositio, chap. 48, 9, p. 273 : Omnia tamen mensurate fiant propter pusillanimes. « Pusillanimis dicitur pusillum animum habens », paruum uel modicum aut certe disperatum. Hinc beatus Pachomius ait : « Ne plus operis fratres conpellantur facere, sed moderatus labor omnes ad laborandum prouocet ». 116. Expositio, 48, 8, p. 272-273 : Ergo ‘monachum’ ut beatus Ferriolus ait « absque certis sollempnitatibus uel manifesta aegritudine diem sine operatione transeuntem a conuiuio decernimus excludendum iubente apostolo : Qui non laborat, nec manducet ». 117. Concordia regularum, chap. 55, p. 11 : De opere manuum cotidiano et horis lectioni et quieti fratrum concessis.

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Dans la Concordia regularum, la plupart des extraits intégrés par Benoît d’Aniane apparaissent comme l’équivalent du chapitre 48 de la règle bénédictine, c’est-à-dire qu’ils traitent de l’emploi du temps monastique quotidien. Alors que Benoît organisait la journée autour de l’alternance stricte et étanche des occupations manuelles et de la lectio, certaines règles connaissent d’autres types d’équilibres118. Les rythmes sont en effet souvent plus ternaires que binaires entre lectio (ou méditation), activités manuelles et offices119. Globalement, les règles copiées dans la Concordia introduisent donc plus clairement la prière collective dans la structure de l’emploi du temps monastique, ce qui conduit parfois aussi à une moindre étanchéité avec les plages de temps où interviennent les occupations manuelles. Ainsi, dans la règle de Fructueux, ces dernières sont toujours appréhendées comme une suite logique de l’office, ce qui explique les multiples allusions au silence ou au chant de psaumes120. De même, pour Cassien, les moines doivent se rendre à leurs tâches quotidiennes directement en sortant de Vigiles121. La moindre étanchéité entre les activités résulte aussi des extraits qui s’interrogent sur ce à quoi doit penser le moine pendant qu’il se voue aux tâches manuelles. Plusieurs passages insistent ainsi sur l’interdiction de parler, et surtout sur le fait que l’esprit du moine doit être occupé à la psalmodie ou à la méditation de textes bibliques122. En d’autres termes, si on reprend les critères bénédictins originels, il doit agir comme s’il assistait à l’office ou s’il lisait. Le texte le plus développé sur la question est la règle de Walbert : pendant les occupations manuelles, elle interdit de parler, oblige à chanter des psaumes et à en dire deux spécifiques en commençant et en finissant sa tâche123. Plus encore, un passage 118. La Regula Cassiani ou la Regula Tarnatensi évoquent également un rythme binaire, mais qui repose sur le labor/opus et la prière collective, Ibid., chap. 55, 23, p. 485 et chap. 55, 25, p. 486-487. 119. La Regula patrum divise ainsi la journée entre lecture, occupations manuelles et méditation (Ibid., chap. 55, 4, p. 472), tout comme la Regula Isidori (Ibid., chap. 55, 17, 29-39, p. 480-481). La Regula Fructuosi évoque une subdivision prières/occupations manuelles/méditation ou lecture (Ibid., chap. 55, 18, p. 481-482). Cette ternarité était sous-jacente dans la règle bénédictine, mais jamais présentée comme telle, puisque les offices n’apparaissaient pas dans le chapitre 48. 120. Concordia regularum, chap. 55, 18, p. 481-482. 121. Ibid., chap. 55, 23, p. 485. 122. Interdiction de parler Ibid., chap. 55, 9, p. 474 (Regula Pachomii) ; 24, 3-6, p. 486 (Regula Cassiani) ; 18, 22-23, p. 482 (Regula Fructuosi). Psalmodie : Ibid., chap. 55, 18, 22-23, p. 482 (Regula Fructuosi) ; 26, 10-12, p. 488 (Regula Cuisdam Patris). Méditation : Ibid., chap. 55, 9, p. 474 (Regula Pachomii) ; 24, 3-6, p. 486 (Regula Cassiani) ; 26, 10-12, p. 488 (Regula Cuisdam Patris). 123. Concordia regularum, chap. 55, 26, 9-17, p. 488-489 (règle désignée par Benoît comme la Regula cuiusdam patris) : 9Illud inter omnia uel abbas si praesens fuerit coherceat, aut praepositus qui eius uice relinquitur, ut nullus paenitus monachus fabulis otiosis praeter necessariam interrogationem uacare permittat, sed in ipso opere manuum operis Dei recordatio teneatur, 10id est ut dum exterius per temporalem oportunitatem manus operibus occupantur, 11interius mens cum linguae meditatione psalmorum ac scripturarum recordatione dulcescat. 12Nam si uiolator huius regulae fabulatione delectetur, silentii paena castigetur. 13Focus uero in scola paenitentes si fuerint bini et bini per ebdomadas faciant. 14Similiter ad caput fratrum lauandum per singula sabbata uel balnearum usus per festas sollemnitates praeparent, 15aut si sunt alia extrema facienda paenitentes faciant, ut dum menti humili et contrito corde haec propter timorem Domini faciunt, ab omnipotentis Dei misericordia celerius a suis delictis lauentur. 16Quando ad opera eundum est, iste capitulus psallatur : Sit splendor

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de cette norme (repris à la fois par Benoît d’Aniane et Smaragde) souligne que le moine qui se livre à des activités manuelles doit « avoir en tête le souvenir de l’opus Dei », avec un jeu probable sur le double sens d’opus, terme liturgique (pour désigner l’office) utilisé également pour évoquer la Création du monde par Dieu124. Les commentaires-compilations carolingiens transforment ainsi l’emploi du temps bénédictin, strictement compartimenté, en succession de tâches qui entretiennent des relations croisées, tout en assignant aux occupations manuelles une place toujours plus ancillaire et inférieure dans la hiérarchie des activités monastiques. Finalement ce qui définit le moine, c’est la psalmodie et la méditation à tout moment, y compris pendant ses occupations manuelles. Au total, la sédimentation de ces règles écrites à haute époque au sein des commentaires-compilations conduit à ce que l’on pourrait appeler une liturgisation125 des occupations manuelles monastiques. Je propose de qualifier par ce terme un quadruple processus de transformation de ces dernières à l’époque carolingienne : 1) leur désignation, en très grande majorité, par un vocabulaire qui est aussi celui de la prière (opus surtout, ou operatio), à une époque où l’oraison pour les autres devint identitaire chez les moines126 ; 2) la possibilité de les remplacer par des tâches de lectio ou d’écriture qui relevaient chez Benoît d’autres catégories ; 3) le fait qu’elles soient effectuées en même temps que d’autres activités qui relevaient auparavant très clairement de la sphère liturgique (les psaumes ou la méditation) ; 4) enfin, leur bornage par des paroles ou des gestes symboliques qui contribuent à les encastrer complètement dans un cadre cultuel (récitations de Domini Dei nostri super nos, et opera manuum nostrarum dirige supernos, et opus manuum nostrarum dirige. 17Quando uero finitur opus, istud dicatur capitulum : Benedicat nos Dominus, Deus noster, et benedicat nos deus, et metuant eum omnes fines terrae. 124. Ibid., chap. 55, 26, 9, p. 488 : Illud inter omnia uel abbas si praesens fuerit coherceat, aut praepositus qui eius uice relinquitur, ut nullus paenitus monachus fabulis otiosis praeter necessariam interrogationem uacare permittat, sed in ipso opere manuum operis Dei recordatio teneatur. Expositio, chap. 48, 10-14, p. 273 : A kalendas autem Octobres, usque Caput Quadragesimae usque in hora secunda plena lectioni uacent. Hora secunda agatur Tertia, et usque Nona omnes in opus suum laborent quod eis iniungitur. Facto autem primo signo Nonae horae deiungant ab opera sua singuli et sint parati dum secundum signum pulsauerit. Post refectionem autem uacent lectionibus suis, aut psalmis. « Operis Dei recordatio teneatur, id est ut dum exterius per temporalem oportunitatem manus operibus occupantur, interius mens cum linguae meditatione psalmorum et scripturarum recordatione dulcescat ». Sur les interprétations divergentes, par la patristique, du « travail » évoqué dans la Genèse (notamment la Création du monde par Dieu), cf. V. PosTel, « Conditoris imago. Vom Bilde menschlicher Arbeit im frühen Mittelalter », Saeculum, 55/1, 2004, p. 1-18. 125. Ce terme est habituellement utilisé par les historiens hellénistes dans une toute autre acception, lorsqu’ils évoquent l’évolution des magistratures à l’époque hellénistique. Le terme de « liturgie » renvoie en effet à des « services » qui étaient rendus à la communauté civique : il s’agissait de dépenses publiques pour financer un culte ou armer un bateau. Dans le monde grec, la « liturgisation des charges » renvoie donc au fait que, progressivement, les magistrats se mirent à financer une partie des dépenses liées à leur fonction, ce qui montre la place croissante des notables dans la vie politique. 126. Sur le rôle de l’oraison dans la définition des moines carolingiens, M. De JonG, « Carolingian monasticism : the Power of Prayer », dans R. MckiTTerick (dir.), The new Cambridge medieval History 2 (ca 700 -ca 900), Cambridge, 1995, p. 622-653.

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psaumes au début ou à la fin ; processions pour se rendre sur le lieu de la tâche, etc.). Toutes les dimensions de ce processus contribuent donc à faire des occupations manuelles une variante – qui serait corporelle – de l’oraison, une manière d’acter la spécialisation de plus en plus marquée des moines dans les prières d’intercession pour la noblesse.

II.3. Des occupations manuelles légitimes et obligatoires pour tous les moines carolingiens ? Au-delà des transformations du lexique et de la nature des activités monastiques, les commentaires-compilations enrichissent considérablement les propos de la règle bénédictine, restée extrêmement laconique sur les justifications des occupations manuelles et plus encore sur les exemptions possibles. Ces éléments pourraient aller dans le sens d’une « transformation de la culture du travail » qui aurait été portée par les réformateurs monastiques carolingiens, selon James B. Williams127, mais plutôt dans la perspective d’une adaptation aux réalités sociales et cénobitiques du ixe siècle. Les occupations manuelles monastiques au cœur d’un réseau de justifications bibliques

Alors que les citations bibliques étaient absentes de la règle bénédictine pour légitimer les occupations monastiques (on n’y trouvait que trois réminiscences), les commentaires-compilations y recourent très largement, en reprenant des extraits de règles antérieures. C’est par le biais de ces derniers que les activités manuelles sont désormais justifiées par un réseau de citations (cf. fig. 5)128. Le graphe met d’emblée en évidence la part importante des citations issues du Nouveau Testament (représentées en gris clair), notamment du corpus apostolique (Actes et épîtres) dans la Concordia regularum, alors que Smaragde utilise plutôt 127. L’objet de l’article est d’affirmer que la réforme monastique carolingienne aurait promu une « nouvelle culture du travail » manuel, beaucoup plus ascétique que ce que les moines carolingiens, accusés d’acédie, pratiquaient, J. B. williaMs, « Working for Reform », cit. n. 3. Il me semble que les commentaires-compilations vont plutôt dans le sens d’une adaptation de la notion d’« occupations manuelles » aux usages carolingiens. 128. Ce phénomène a été souligné rapidement par A. M. orselli, « Del lavoro monastico », cit. n. 4, p. 18-19. Le graphe a été réalisé grâce à un fichier excel, transformé en fichier .graphmlz utilisable avec le logiciel d’analyse de réseaux Visone. Le but est de représenter quelles citations sont mobilisées dans les chapitres des commentaires-compilations qui évoquent les occupations manuelles monastiques (je n’ai pas tenu compte ici des réminiscences) : il s’agit donc d’une représentation d’un réseau 2-modes (pour lequel on pourrait choisir d’autres modes de représentations). Le graphe représente par un nœud plus gros les citations bibliques qui sont les plus évoquées (centralité de degré) ; plus une citation est citée par l’un des deux commentaires-compilations, plus le lien est épais (il est valué selon le nombre de citations par une source). Il convient de souligner que les Glosae n’utilisent des citations bibliques que dans la partie Florilegium qui commente seulement RB 48, 1 sur l’otiositas : c’est la raison pour laquelle ce commentaire-compilation n’est pas relié au reste du graphe).

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Fig. 5. Réseaux 2-modes des références bibliques citées par les commentaires-compilations.

des extraits vétérotestamentaires (en gris foncé), sans doute pour accentuer la valeur morale du chapitre 48 de la règle bénédictine. Dans les trois commentairescompilations, les passages de l’Ancien Testament proviennent tous des livres sapientiaux, à l’exception d’une citation des Lamentations et de Jérémie. Si les Glosae sont totalement à part, on remarque en outre que la Concordia regularum et l’Expositio utilisent les trois mêmes versets : d’une part, deux extraits quasiment consécutifs de la deuxième épître aux Thessaloniciens (2 Th 3, 10 et 3, 12), qui articulent le dur labeur des apôtres et leur survie alimentaire ; d’autre part, une citation de l’Ecclésiaste (Qo 33, 29) qui condamne l’oisiveté. Ces passages ont d’ailleurs pour autre point commun de mobiliser le vocabulaire du chapitre 48 : operari, manus, labor, laborare (représenté sur le graphe par des nœuds de forme carrée). Sur ce plan, la représentation montre aussi que la plupart des citations bibliques mentionnées n’utilisent pas ce genre de lexique (cf. les nœuds en forme de rond), tout particulièrement les Glosae. Les références qui évoquent explicitement les activités manuelles sont donc – en vertu de leur rareté – particulièrement intéressantes, telles Ps 89, 17 (opera manuum et opus manuum) ou Qo 7, 16 (laboriosa opera, puis rusticatio), qui a une dimension plus agricole. Ces citations-là envisagent les occupations des mains comme une relation privilégiée avec Dieu, toujours désignée comme opus.

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Les citations les plus fréquentes proviennent très majoritairement du corpus paulinien129. De manière générale, les extraits des épîtres viennent légitimer certains traits des activités manuelles monastiques : l’obéissance aux injonctions abbatiales (Ph 2, 14 ; 1 Co 10, 10), en refusant la murmuratio ; le fait de confier davantage d’activités manuelles à quelqu’un qui est faible d’esprit (1 Co 9, 27) ; l’articulation entre les occupations manuelles et le don (Ep 4, 28 ; 2 Co 11, 9 ; Ac 20, 34-35). C’est toutefois surtout 2 Th 3, 8-12 qui apparaît comme le passage par excellence légitimant les activités manuelles monastiques. Plusieurs de ses versets se trouvent mentionnés de manière récurrente et sont sans doute la source du lexique utilisé par le chapitre 48 de la règle bénédictine (operari, manus, labor, laborare) : Nous n’avons mangé gratuitement le pain de personne. Mais nous avons œuvré (operantes), dans le labeur (labore) et la fatigue (fatigatione), nuit et jour, pour ne pas peser sur vous […]. En effet, alors que nous étions parmi vous, nous vous avons donné cette recommandation : « Que celui qui ne veut pas œuvrer (non uult operari) ne mange pas » […]. Et à ceux qui sont de cette espèce, nous devons leur déclarer et nous les supplions, en Jésus-Christ, qu’en œuvrant (operantes) avec silence, ils mangent leur pain130.

Il est ici question de la charge que constituent les apôtres pour la communauté qui les accueille et surtout de l’éventuelle rémunération de leur activité (opus/ operari), en leur offrant de quoi manger ; le labor n’est pas absent de la citation, mais il a le sens d’effort et de souffrance corporelle, puisqu’il se situe sur le même plan que la fatigatio. Il y a donc une association forte entre le verbe operari et la necessitas alimentaire, une idée que l’on trouvait chez Benoît et qui soustend d’autres citations bibliques mobilisées par les commentaires-compilations (notamment Pr 28, 19 et Ps 127, 2). Au sein de ce passage, c’est 2 Th 3, 10 qui est le verset le plus cité (« si quis non uult operari, nec manducet »), une sentence que Jacques Le Goff considérait comme la principale légitimation du “travail” au Moyen Âge et qui apparaît clairement comme la justification majeure des occupations manuelles monastiques dans les commentaires-compilations carolingiens, comme c’était généralement le cas dans la culture monastique131. Cette citation y connaît toutefois quelques fluctuations lexicales. Le terme operari, présent dans 129. En ne distinguant pas la Concordia regularum de l’Expositio, on aboutit au décompte suivant : 2 Th 3, 10 (4 occurrences, citée dans les deux sources) ; 2 Th 3, 8 (3, voire 4 occurrences selon comment on compte la citation double 1 Th 2, 9 ou 2 Th 3, 8, citée seulement dans la Concordia regularum) ; 2 Th 3, 12 (deux occurrences, citée dans les sources) ; 1 Co 10, 10 (deux occurrences, citée seulement dans la Concordia regularum) ; Ph 2, 14 (deux occurrences, citée seulement dans la Concordia regularum). 130. 2 Th 3, 8-12 : neque panem gratis ab aliquo manducauimus, sed in labore et fatigatione die et nocte operantes, ne quem uestrum gravaremus […]. Nam et cum essemus apud uos, hoc denuntiabamus uobis : quoniam si quis non uult operari, nec manducet […]. Iis autem, qui eiusmodi sunt, denuntiemus, et obsecramus in Domino Jesu Christo, ut cum silentio operantes, suum panem manducent. 131. J. le GoFF, « Le travail dans les systèmes de valeur de l’occident médiéval », dans Le Travail au Moyen Âge, cit. n. 2, p. 7-21, ici p. 13. Pour l’utilisation de la citation dans les milieux monastiques à haute époque, V. ToneaTTo, Les banquiers du Seigneur, cit. n. 377, p. 218. Pour la présence de 2 Th 3,

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la Vulgate et dans la Vetus latina, est bien repris dans les affirmations positives (« ceux qui œuvrent mangent leur pain »), qui ressemblent davantage au verset 12 (« ut cum silentio operantes, suum panem manducent »). En revanche, quand la formulation est négative, les textes carolingiens introduisent largement laborare, en supprimant souvent la notion de volonté qui se trouvait dans le texte biblique (« ceux qui ne veulent pas se mettre/ ne se mettent pas au labeur ne mangeront pas »). L’introduction du labor dans 2 Th 3, 10 est d’autant plus intéressante qu’elle va à l’encontre de la diffusion des dérivés d’opus pour évoquer les occupations manuelles monastiques à l’époque carolingienne. Elle s’explique sans doute par une problématique corporelle, présente tout autant dans le labor que dans l’alimentation, mais aussi par des usages anciens du terme qui étaient associé aux formulations négatives. Un antidote à l’otium et un vecteur de la fonction nourricière des moines

Alors que Benoît de Nursie cantonnait le sens des occupations manuelles au refus de l’oisiveté et la prise en charge du travail agricole par les moines à des facteurs contextuels, les commentaires-compilations se détachent de la règle pour en transformer la portée éthique et sociale. Sur le plan moral, les textes carolingiens voient les occupations manuelles comme un moyen de lutter moins contre l’otiositas que contre l’otium, qui semble avoir changé de sens132. En effet, le second terme est très présent dans les extraits de la Concordia regularum (même si on trouve plusieurs occurrences d’otiosus, dérivé d’otiositas) et, surtout, il s’impose dans les commentaires auxquels procèdent Smaragde et les Glosae sur la sentence initiale de la règle de Benoît, « l’oisiveté est l’ennemie de l’âme »133. L’otium, qui 10 dans les commentaires-compilations : Concordia regularum, chap. 55, 15, 7, p. 477 ; chap. 55, 17, 3, p. 478 ; chap. 55, 20, 1, p. 483 ; Expositio, chap. 48, 8, p. 272. Cette citation était également mobilisée par la Règle du Maître pour justifier les occupations manuelles. 132. Ce glissement serait donc concomitant au changement de signification du terme acedia : défini comme sécheresse spirituelle et mélancolie dans l’Antiquité tardive, il serait devenu synonyme d’otiositas aux viie-viiie siècles, J. B. williaMs, « Working for Reform », cit. n. 3, p. 21-22. 133. Occurrences d’otium : Concordia regularum, chap. 55, 1, 18, p. 470 ; 12, 1 et 12, 3, p. 475 ; 15, 3 ; p. 477 ; 17, 4, p. 478 ; 17, 13, p. 479. Occurrences d’otiosus, Ibid., chap. 55, 1, 24, p. 470 ; 16, 1-2, p. 477-478 (trois occurrences) ; 17, 11, p. 479 ; 20, 3, p. 483 ; 24, 5, 486 ; 26, 9, 488 ; 27, 1, p. 489. Occurrences d’otiositas : 1, 1, p. 469 ; 16, 2, p. 478. Dans les Glosae, les commentaires se situent majoritairement dans le Florilegium : Glosae, chap. 48, p. 222 : OtiOsitas iniMica est aniMe. Gregorius : Propheta dicit de anima torpente otio : Viderunt eam ostes et deriserunt sabbata eius. Praecepto legis ab exteriore opere in sabbato cessatur. Hostes enim sabbata uidentes inrident, cum maligni spiritus ipsa uacationis otia et cogitationes inlicitas pertrahunt. Hinc Dominus dicit : Nemo potest duobus dominis seruire. Hinc Paulus : Nemo militans Deo inplicat se negotiis secularibus, ut ei placeat cui se probauit. Hinc propheta dicit : Vacate et uidete quoniam ego sum Deus. Expositio, chap. 48, 1, p. 271-272 : Otiositas inimica est animae. « Otiosus enim corpore monachus mente a sordidis cogitationibus numquam poterit esse otiosus ». « Per otium enim libidines et noxiarum cogitationum desideria concrescunt », « dicente Salomone : In desideriis est omnis otiosus ; et Multa mala excogitat otiositas. Hortamur ergo fratres ut otium non ametis, sed per sincerum unanimitatis consensum unusquisque ut praeualet sic laboret », sed « abjecto a se qui hucusque talis fuit hoc uitio, promptus ad omne opus occurrat quia scriptum est : “Non oderis laboriosa opera et rusticationem ab

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a certes la même racine lexicale mais pas du tout le même sens qu’otiositas, est rejeté en tant que vice du corps et vise sans doute les comportements (trop) aristocratiques qui s’expliquent par les changements sociologiques du recrutement monastique depuis l’époque de Benoît. Les commentaires-compilations introduisent en outre des justifications sociales aux occupations manuelles monastiques. Trois passages de règles intégrés à la Concordia regularum soulignent en effet qu’elles doivent permettre à la fois de subvenir aux besoins de la communauté et de nourrir les indigents134. C’est surtout la Règle d’Isidore, citée tout autant par Benoît d’Aniane que par Smaragde, qui développe l’idée de la vertu caritative des tâches manuelles, une notion qui remonte à Augustin dans son De opere monachorum135. Pour ce faire, Isidore mentionne plusieurs modèles de “travailleurs” prestigieux, évoqués en tant qu’« homines tantae auctoritatis ». Ces figures sont associées à des activités agricoles ou artisanales : les patriarches comme bergers, les philosophes antiques en tant que cordonniers et sartores (des “tailleurs”, ajoutés au texte d’Isidore par Benoît d’Aniane), Joseph présenté comme forgeron, Pierre vu comme un pêcheur, enfin les apôtres, voués à l’opus corporale pour vivre136. Ces modèles semblent donc valoriser les occupations manuelles pour en souligner le caractère obligatoire

Altissimo creatam” ». « Si enim apostoli corporale opus faciebant unde uitam corporis sustinerent, quanto magis monachi quibus oportet non solum uitae suae necessaria propriis manibus exhibere sed etiam indigentiam aliorum laboribus suis reficere. Qui viribus corporis et integritate salutis consistunt si in opere otiosi sunt dupliciter peccare noscuntur, quia non solum non laborant, sed etiam alios uitiant et ad imitationem suam inuitant. Propterea enim quisque ad deum conuertitur ut ei deseruiens laboris habeat curam, non ut otio deditus inertia pigritiaque pascatur. Qui sic uolunt uacare lectioni ut non operentur, ipsi lectioni contumaces existunt, quia non faciunt quod ibi legunt. Ibi enim scriptum est “Operantes suum panem manducent” ». Hinc per prophetam de anima otiosa dicitur « Viderunt eam hostes et deriserunt sabbata eis ». « Hostes enim sabbata uidentes inrident, cum maligni spiritus ipsa uacationis otia ad cogitationes illicitas pertrahunt ». 134. Concordia regularum, chap. 55, 15, 1-4, p. 477 (d’après la Regula Stephani) : Nam adhortatio laborandi, quae actenus cum tanto temperamento a nobis caritati uestrae insinuata est, ab illa apostolica beati Pauli instantia tantum est tepida et remissa, quantum est et differentia personarum. Cum ille nos iubeat actenus manibus laborare, ut habeamus unde tribuere possimus necessitatem patientibus, nos diximus ut uel quod nobis sufficiat laboremus ; chap. 55, 17, 8-10, p. 479 (d’après la Regula Isidori) : Si igitur tantae auctoritatis homines laboribus et operibus etiam rusticanis inseruierunt, quanto magis monachi quibus oportet non solum uitae suae necessaria propriis manibus exhibere, sed etiam indigentiam aliorum laboribus suis reficere ; chap. 55, 26, 1-1, p. 488 (d’après la Regula Walberti) : Operandum namque est omni tempore praeter dies festos, ut habeatur uel propriae necessitatis usus uel egenis unde detur suffragium. 135. B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 144. 136. Concordia regularum, chap. 55, 17, 6-10, p. 478-479 : Nam et patriarchae greges paverunt, et gentiles philosophi sutores et sartores fuerunt, et Ioseph iustus, cui uirgo Maria desponsata exstitit, faber ferrarius fuit. Siquidem et Petrus princeps apostolorum piscatoris gessit officium, et omnes apostoli corporale opus faciebant, unde uitam corporis sustentabant. Si igitur tantae auctoritatis homines laboribus et operibus etiam rusticanis inseruierunt, quanto magis monachi quibus oportet non solum uitae suae necessaria propriis manibus exhibere, sed etiam indigentiam aliorum laboribus suis reficere.

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pour les moines, signe que ces dernières n’allaient pas nécessairement de soi137. Ils servent toutefois surtout à donner une justification sociale à la vie cénobitique : Si en effet les apôtres accomplissaient une œuvre corporelle (opus corporale) pour subvenir à la vie de leur corps, combien plus les moines , eux qui ont pour devoir non seulement de produire les choses nécessaires à leur vie de leurs propres mains (exhibere propriis manibus), mais aussi de nourrir l’indigence des autres de leurs labeurs (laboribus)138.

Dans ces passages, si le modèle apostolique est opus corporale, sa déclinaison monastique est exprimée avant tout par le verbe laborare ou le substantif labores, ce qui permet d’insister sur la dimension somatique, pénible, mais aussi ascétique des tâches manuelles. Dans cette perspective, la première préoccupation d’Isidore est d’ailleurs l’autosuffisance alimentaire, exprimée en termes de nécessité, mais ce qui a été produit déborde ensuite du cloître pour nourrir les pauvres. Ces énonciations se placent donc dans une logique fonctionnelle et attribuent aux moines le devoir de sustenter ceux dont la situation de dénuement et de souffrance est soulignée (egenis, indigentiam, patientibus). Cette justification sociale, présente dans plusieurs textes monastiques de la même époque, prend sens dans le contexte des grandes abbayes carolingiennes qui étaient devenus de véritables centres de production dont il fallait légitimer l’existence, mais aussi le pouvoir domanial qu’elles exerçaient sur leurs dépendants139. Ces justifications sociales des occupations manuelles transforment ainsi complètement la portée de la règle bénédictine, qui se servait de ces dernières pour matérialiser la clôture et promouvoir l’autarcie. Avec les commentaires-compilations, le monastère se retrouve au contraire tourné vers l’extérieur, au centre de la distribution alimentaire aux indigents, ce qui justifie son existence sociale autrement que par un mode de vie exemplaire. Certes, on ignore totalement quels types de labores devaient permettre cette fonction nourricière des moines, d’autant que les mêmes textes développent en parallèle certaines exceptions aux obligations d’occupations manuelles. L’irruption d’exceptions sociales aux occupations manuelles

De manière apparemment paradoxale, les commentaires-compilations explicitent en effet systématiquement quelles sont les exceptions aux obligations d’occupations qui se trouvaient dans la règle bénédictine, qu’il s’agisse de la

137. Sur ce plan, mes conclusions concordent donc avec J. B. williaMs, « Working for Reform », cit. n. 3, p. 32-37. 138. Expositio, chap. 48, 1, p. 271 : Si enim apostoli corporale opus faciebant unde uitam corporis sustinerent, quanto magis monachi quibus oportet non solum uitae suae necessaria propriis manibus exhibere, sed etiam indigentiam aliorum laboribus suis reficere. 139. Sur les autres textes carolingiens, qui ont une même logique fonctionnelle, dans le contexte de la mise en place de grands établissements monastiques, M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum” », cit. n. 3, p. 892.

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lectio, ou plus fréquemment des activités manuelles140. Dans la Concordia regularum, cet écart est perceptible en particulier dans une digression de Benoît d’Aniane, lorsqu’il cite le chapitre 7 de la Règle d’Isidore de Séville, alors que ce dernier distinguait le sort à réserver aux frères malades et à ceux en bonne santé qui ne veulent ou ne peuvent pas se vouer aux occupations manuelles141. De manière inédite, Benoît évoque longuement ceux qui ne peuvent pas « œuvrer » en raison de la faiblesse de leur corps (« infirmitas corporis » ; « corpore infirmos » ; « qui languidus est »), notamment lorsqu’ils sont malades. Il affirme qu’il ne faut pas médire d’eux, puis souligne que ceux qui sont en capacité de laborare sont reconnus par ceux qui ne le peuvent pas comme « meilleurs » (meliores) et « plus heureux » (feliciores), dessinant de fait une hiérarchie des mérites entre les moines, selon leur aptitude à se livrer aux occupations manuelles. Par rapport à la règle bénédictine qui ne faisait que minorer la pénibilité du travail pour les frères malades et délicats, l’ajout de Benoît d’Aniane semble donc introduire la possibilité d’une véritable exception à l’activité manuelle pour ceux qui ont une faiblesse du corps142. La question des exceptions est en fait amplifiée surtout par Smaragde, lorsqu’il commente la fin du chapitre 48 sur la nécessité du labor modéré pour les 140. Le surcroît d’occupations manuelles que doit induire la paresse pour la lectio est ainsi longuement commenté par Smaragde grâce à une citation des Étymologies d’Isidore de Séville, Expositio, chap. 48, 23, p. 274 : Si quis uero ita neglegens et desidiosus fuerit ut non uelit aut non possit meditare aut legere, iniungatur ei opus quod faciat ut non uacet. Desidiosus dicitur, id est desidia uel negligentia plenus. Desidiosus enim a desidendo, id est ualde sedendo otiumque diligendo uocatur. De tali enim Salomon ait « Abscondit piger manum sub ascella nec ad os suum adplicat eam ». De duabus enim hic loquitur personis. Una quae cum possit legere aut meditari, per desidiam cordis neutrum uult agere sed magis otio uel uanis uult fabulis uacare. Alia enim persona est quae quamuis uelit, per ignorantiam nec legere ualet nec meditari. Et ideo ne otio uacet uterque, opus iniungendum est illis in quo laborent utrique. 141. Pierre Bonnerue n’a pas repéré cette variante dans son édition de la Concordia Regularum. Les passages soulignés sont les mêmes chez Isidore et Benoît d’Aniane. Isidore de Séville, Regula, cit. n. 1022, chap. 7, p. 98

Qui potius per infirmitatem corporis operari non possunt humanius clementiusque tractandi sunt ;

qui uero sani sunt, et fallunt, proculdubio dolendi atque lugendi sunt. Qui non corpore, sed et - quod peius est mente aegroti sunt, quique etsi humanis oculis conuinci non possunt, Deo tamen latere non possunt .Tales igitur aut ferendi sunt, si aegritudo latet , aut distringendi sunt, si sanitas patet.

Concordia regularum, chap. 55, 27, 18-24, p. 479-480

Qui per infirmitatem corporis operari non possunt, humanius clementiusque tractandi sunt, nec contra eos murmurandum est ab eis qui uires laborandi habent, sed magis consulendum est eis, quos sciunt corpore infirmos. Ipsi autem qui non possunt, eos qui laborant et possunt meliores sibi felicioresque fateantur. Qui uero languidus est, et laborem operum corporalium sustinere non potest, consulendum est illi, et eius infirmitas temperanda est. Qui uero sani sunt et fallunt, procul dubio dolendi atque lugendi sunt, quia non corpore, sed quod peius est mente aegroti sunt, quique etsi humanis oculis conuinci non possunt, Deum tamen non fallunt. Tales igitur ferendi sunt, si aegritudo latet, aut destringendi, si sanitas patet.

142. L’ajout de Benoît d’Aniane semble aller dans le sens d’exemptions totales d’occupations manuelles pour les faibles ou les malades, grâce à l’emploi des verbes consulere (deux fois) et temperare, mais surtout avec les formules du type « qui operari non possunt ».

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« frères malades ou délicats », en reprenant et en réajustant le passage amplifié d’Isidore dans la Concordia regularum, auquel il ajoute aussi quelques éléments des Glosae : On appelle délicat quelqu’un nourri aux délices et élevé dans les banquets et, pour cette raison, ignorant des très grands labeurs (fortioribus laboribus). En raison de la tendresse ou de la faiblesse de son corps, on doit le nourrir pieusement avec les malades et on doit le traiter avec plus d’humanité et de clémence. Et ceux qui ont les forces de se vouer au labeur (vires laborandi) ne doivent pas murmurer contre eux, mais il faut plutôt que ceux qui sont en bonne santé prennent des dispositions pour ceux-là et les malades et, comme il a été dit, qu’ils les traitent avec plus d’humanité et de clémence. Leur faiblesse, c’est-à-dire leur fragilité ou leur incapacité, doit être évaluée par l’abbé en tant qu’homme pieux, comme le ferait un père ou un recteur143.

Par rapport à l’esprit initial de la règle bénédictine, les interventions de Smaragde se situent à deux niveaux. En reprenant partiellement les Glosae qui empruntaient aux Étymologies d’Isidore de Séville, il donne une définition sociale de la catégorie des frères delicati, restée non explicitée par Benoît de Nursie : il s’agit des moines « nourris aux délices et élevés dans les banquets », c’est-àdire d’origine aristocratique144. L’abbé de Saint-Mihiel justifie ensuite l’exception en soulignant que ce type d’éducation conduit à une tendresse (teneritudo) ou à une faiblesse (imbecillitas) du corps, qui légitime de bénéficier du même régime d’exception que les malades. Smaragde s’inspire sans doute ici du De opere monachorum d’Augustin qui qualifiait en un endroit de delicati ces moines de haute extraction et qui évoquait la possibilité pour eux de bénéficier d’exceptions aux occupations manuelles, à une époque où le recrutement monastique pouvait être socialement très élevé dans certains établissements145. En d’autres termes, le commentateur carolingien semble reprendre cette idée et ce vocabulaire augustiniens 143. Expositio, chap. 48, 24-25, p. 275 : Fratribus infirmis uel delicatis talis opera aut ars iniungatur ut nec otiosi sint nec uiolentia laboris opprimantur ut effugentur. Quorum imbecillitas ab abbate consideranda est. Delicatus dicitur deliciis pastus, et diuersis epulis enutritus et ideo fortioribus laboribus inscius. Qui propter corporis teneritudinem et imbecillitatem pie cum infirmis est tolerandus et humanius clementiusque tractandus. Nec contra eos murmurandum est eis qui uires laborandi habent, sed magis et isti et infirmi a sanis sunt consulendi, et ut dictum est, humanius clementiusque tractandi. Quorum imbecillitas, id est fragilitas uel impossibilitas ab abbate quasi a pio est consideranda patre pariter atque rectore. 144. Glosae, chap. 48, 24, p. 80 : si qvis neglegens fverit et desidiosvs, id est tardus, piger – desidiosus a desidendo uocatus, id est ualde sedendo – inivngatvr ei opvs et non vacet fratribvs infirMis avt delicatis. Delicatus dicitur, quod sit deliciis pastus, uiuens en epula et nitore corporis. Le sens de la fin de la citation (modifiée) de la règle bénédictine est loin d’être limpide. 145. Je remercie Emmanuel Bain de m’avoir indiqué cette influence très probable. Sur l’occurrence de delicati : Augustin, De opere monachorum (CPL 0305), éd. J. zycha, dans CSEL 41, Vienne 1900, chap. 25, § 33, p. 580. Dans ce passage, Augustin enjoint les moines d’origine aristocratique à devenir des « rusticani delicati » une fois entrés au monastère et à ne pas se laisser gagner par l’oisiveté ; toutefois, il n’emploie pas ce terme de « delicati » quand il évoque les exceptions possibles concernant les nobles pour les occupations manuelles monastiques.

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pour étendre et justifier les exceptions sociales aux occupations manuelles, dans un contexte de nouvelle aristocratisation et sacerdotalisation du monachisme. On remarque aussi que l’abbé de Saint-Mihiel n’a pas repris la hiérarchie des mérites que dressait Benoît d’Aniane entre les frères qui pouvaient laborare, qualifiés de meliores et feliciores, et les autres : au contraire, ce sont les delicati et les malades qui semblent au cœur des attentions, c’est-à-dire que ne pas œuvrer ne semble ni répréhensible, ni synonyme de moindre valeur sur une échelle de perfection. Au total, ces exceptions au labor dans les commentaires-compilations montrent qu’à l’époque carolingienne, les occupations manuelles (du moins telles que Benoît les définissaient à l’origine) n’étaient pas centrales dans la définition de l’état monastique146. Plus encore, l’argumentation de Smaragde, qui élargit les exceptions aux frères « délicats », c’est-à-dire issus de la noblesse, pose avec acuité la question du maintien des tâches manuelles dans les monastères, à une époque où le recrutement était presque exclusivement aristocratique147.

conclusion Les commentaires-compilations transformèrent ainsi en profondeur le contenu de la règle bénédictine, sur le plan du lexique, mais aussi de l’acception-même de ce qu’étaient les occupations manuelles, en fonction de ce qu’était devenu le monde monastique à l’époque carolingienne. Ils promurent tout d’abord un changement sémantique important, en recourant beaucoup plus largement à opus qu’à opera, ou même à labor pour les désigner. Or, le terme était valorisé, beaucoup moins ancré dans la matérialité que les deux autres et ne véhiculait pas la notion d’effort. Surtout, opus était clairement liturgique dans la culture monastique (tout comme pouvait l’être operatio, apparue au viie siècle) et sa généralisation dans les commentaires-compilations alla de pair avec des formes de ritualisation des occupations manuelles par des psaumes chantés avant, pendant et après elles. Désormais, ces dernières servaient parfois moins à occuper les mains que l’esprit, ce qui explique que certaines compilations aient pu y inclure la lecture, l’écriture ou la peinture. À l’heure de la spécialisation liturgique des moines, l’époque carolingienne semble ainsi avoir consacré l’opus comme leur activité principale, toujours en lien avec la récitation de psaumes pour fixer ses pensées, qu’il s’agisse de l’opus Dei ou de l’opus manuum, deux catégories devenues sémantiquement et structurellement très proches. Pour autant, la notion de labores, c’est-à-dire d’activités tout autant corporelles que pénibles, ne disparut pas des textes normatifs carolingiens, mais elle connut des évolutions. Tandis que les commentaires-compilations justifiaient plus 146. Contra J. B. williaMs, « Working for Reform », cit. n. 3, qui ne commente pas le passage de Smaragde sur les exceptions élargies aux frères delicati. 147. Sur l’exception des activités manuelles pénibles pour les classes élevées qui n’y sont pas habituées, B. van Den hoven, Work in ancient and medieval Thought, cit. n. 4, p. 144.

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strictement qu’auparavant l’obligation des occupations manuelles en général, notamment en multipliant les références bibliques et en prônant la modération à la tâche, ils élargirent en parallèle les possibilités de s’y soustraire pour les moines d’origine sociale élevée. En d’autres termes, les activités qui étaient désignées comme des labores, si elles devaient absolument être accomplies, n’étaient pas vraiment du ressort des cénobites, très majoritairement issus de la noblesse. Or, d’autres sources monastiques projetèrent à la même époque le lexique du labor sur leurs dépendants, qualifiés de manière inédite de laboratores, et soulignèrent leur rôle pour exploiter concrètement les terres cénobitiques et approvisionner les abbayes148. On assisterait ainsi à une sorte de partition sémantique entre le labor, effectué par des paysans contrôlés par les établissements monastiques, et l’opus, modéré et à forte connotation liturgique, réalisé par les moines. En dernier lieu, les textes carolingiens renversèrent complètement la perspective bénédictine initiale, puisque les labores n’étaient plus le vecteur de l’autosuffisance monastique, mais un moyen d’insertion des moines dans la société parce qu’ils nourrissaient les indigents. Selon une logique fonctionnelle, les cénobites se mirent alors à remplir un double rôle pour les autres : d’une part, la prière pour les laïcs qui leur donnaient des biens ; d’autre part, la sustentation des plus pauvres par les labores manuum qui étaient moins les leurs que ceux de leurs dépendants.

148. M. lauwers, « Le “travail” sans la domination ? Notes d’historiographie et de sémantique à propos du labeur des cultivateurs dans l’Occident médiéval », dans A. Dierkens, N. schroeDer et A. wilkin (éd.), Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ? Recueil d’études offert à Jean-Pierre Devroey, Paris, 2017 (Série Histoire ancienne et médiévale », 148), p. 303-332, ici p. 311-317.

PAUL : UN MODÈLE POUR LE TRAVAIL DES MOINES ? (IVe-IXe SIÈCLE) eMManuel Bain

Aix Marseille Université, CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence, France

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es modèles bibliques de “travailleurs” sont rares. Certes, le texte de la Genèse affirme qu’Adam a été placé dans le paradis « pour qu’il le travaille et le garde » (ut operaretur et custodiret illum) (Gn 2, 15) mais c’est davantage l’idée d’une sanction consécutive à la faute que le lecteur retient1. De même, si Joseph est aujourd’hui associé aux charpentiers et, plus généralement, aux “travailleurs”, c’est le fruit d’une construction tardive qui ne commence qu’à la fin du Moyen Âge2. Enfin même si Jésus, comme son père, a pu être qualifié de faber (Mc 6, 5), ce n’est à l’évidence pas ce qui a retenu l’attention des théologiens. Il est en revanche un personnage biblique fondamental qui n’a cessé de clamer qu’il avait gagné sa vie de ses propres mains : il s’agit de Paul. On le voit exercer son métier de fabricant de tentes dans les Actes des Apôtres : « Et comme il avait le même métier – c’étaient des fabricants de tentes – il s’installa chez eux et il y travaillait3 » ; plus loin, il le rappelle aux anciens de l’Église d’Éphèse : « Les mains que voici, vous le savez vous-mêmes, ont pourvu à mes besoins et à ceux de mes compagnons. Je vous l’ai toujours montré, c’est en peinant de la sorte qu’il faut venir en aide aux faibles et se souvenir de ces mots que le Seigneur Jésus lui-même a prononcés : Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir4 ». Dans la première épître aux Corinthiens, non seulement il explique avoir renoncé au pouvoir qu’il avait de vivre de sa prédication et de percevoir des biens matériels contre les biens spirituels qu’il dispensait (1 Co 9, 4-15), mais il précise qu’avec les apôtres qui l’accompagnent, il peine en travaillant de ses mains (1 Co 4, 125). 1.

2. 3. 4. 5.

E. Bain, « Au paradis pour cultiver la terre ? Le “travail” d’Adam au xiie siècle », Revue d’Auvergne (La terre à l’époque romane. Exploitations, usages et représentations), 2016, p. 175-192. Dans une perspective différente : S. Piron, « Ève au fuseau, Adam jardinier », dans G. BriGuGlia et I. rosier-caTach (dir.), Adam, la nature humaine, avant et après : épistémologie de la chute, Paris, 2016, p. 283-323. P. Payan, Joseph : une image de la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, 2006. Ac. 18, 3 (Trad. TOB). Vulgate : Et quia ejusdem erat artis, manebat apud eos, et operabatur. (Erant autem scenofactoriæ artis.) Ac. 20, 34-35 (Trad. TOB). Vulgate : Ipsi scitis : quoniam ad ea quæ mihi opus erant, et his qui mecum sunt, ministraverunt manus istæ. 35 Omnia ostendi vobis, quoniam sic laborantes, oportet suscipere infirmos ac meminisse verbi Domini Jesu : quoniam ipse dixit : Beatius est magis dare, quam accipere. Vulgate : Et laboramus operantes manibus nostris […].

Labeur, production saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, éd. 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 127-158. Cisterciens, éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 127PUBLISHERS DOI 158. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123778

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Les passages les plus célèbres se situent dans les épîtres aux Thessaloniciens : « Vous vous rappelez, frères, nos peines et nos fatigues : c’est en travaillant nuit et jour, pour n’être à la charge d’aucun de vous, que nous avons annoncé l’Évangile de Dieu » (1 Th 2, 96). Et d’appeler à suivre son exemple : « Travaillez de vos mains, comme nous vous l’avons ordonné » (1 Th 4, 117). Ce message est repris avec plus de virulence dans la lettre suivante qui résume l’ensemble du discours paulinien sur le sujet : Vous, vous savez bien comment il faut nous imiter : nous n’avons pas vécu parmi vous d’une manière désordonnée ; nous n’avons demandé à personne de nous donner le pain que nous avons mangé, mais, dans la peine et la fatigue, de nuit et de jour, nous avons travaillé pour n’être à la charge d’aucun de vous. Bien sûr, nous en avions le droit, mais nous avons voulu être pour vous un exemple à imiter. En effet, lorsque nous étions près de vous, nous vous donnions cet ordre : si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ! Or, nous entendons dire qu’il y en a parmi vous qui mènent une vie désordonnée, affairés sans rien faire. À ces gens-là, nous adressons, dans le Seigneur Jésus Christ, cet ordre et cette exhortation : qu’ils travaillent dans le calme et qu’ils mangent le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné (2 Th 3, 7-128).

L’épître aux Éphésiens reprend une partie de ce message : « Celui qui volait, qu’il cesse de voler ; qu’il prenne plutôt la peine de travailler honnêtement de ses mains, afin d’avoir de quoi partager avec celui qui est dans le besoin » (Ep 4, 289). Il est donc indubitable que Paul a enjoint ses auditeurs à travailler et qu’il s’est à ce titre érigé en modèle. Qu’entendait-il ainsi ? Les citations données ont le mérite de n’être pas ambiguës : le travail est une activité – Paul emploie toujours le verbe, jamais le substantif – qui permet à celui qui l’exerce de “gagner sa vie” ; et comme Paul lui-même mène une vie itinérante dans un milieu urbain, il est clair qu’il ne pense pas uniquement à une activité de type agricole, mais bien à une activité rémunératrice qui permet ensuite de se procurer le nécessaire pour vivre. Le vocabulaire latin de la vulgate présente une grande stabilité : c’est le verbe operari (ou operare) qui désigne cette activité rétribuée. Cette activité engage le corps, non seulement parce qu’elle mentionne le rôle des mains, mais surtout parce qu’elle s’accompagne de fatigue et de peine. C’est cette dernière 6. 7. 8.

9.

Trad. TOB. Vulgate : Memores enim estis, fratres, laboris nostri, et fatigationis : nocte ac die operantes, ne quem vestrum gravaremus, prædicavimus in vobis Evangelium Dei. Vulgate : et operamini manibus vestris, sicut præcepimus vobis. Trad. TOB. Vulgate : Ipsi enim scitis quemadmodum oporteat imitari nos : quoniam non inquieti fuimus inter vos : 8neque gratis panem manducavimus ab aliquo, sed in labore, et in fatigatione, nocte et die operantes, ne quem vestrum gravaremus. 9Non quasi non habuerimus potestatem, sed ut nosmetipsos formam daremus vobis ad imitandum nos. 10Nam et cum essemus apud vos, hoc denuntiabamus vobis : quoniam si quis non vult operari, nec manducet. 11Audivimus enim inter vos quosdam ambulare inquiete, nihil operantes, sed curiose agentes. 12Iis autem, qui ejusmodi sunt, denuntiemus, et obsecramus in Domino Jesu Christo, ut cum silentio operantes, suum panem manducent. Trad. TOB. Vulgate : qui furabatur, jam non furetur : magis autem laboret, operando manibus suis, quod bonum est, ut habeat unde tribuat necessitatem patienti.

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notion qu’exprime tantôt le verbe laborare, tantôt le substantif labor. Le labor accompagne ainsi, comme une de ses modalités, l’action d’operari (travailler), si bien que les deux termes sont complémentaires davantage que concurrents. Ainsi, même s’il n’a pas usé du substantif, Paul a bien eu à l’esprit un travail au sens d’ « activité laborieuse professionnelle et rétribuée », pour reprendre une définition du travail dans le Petit Robert 2013. C’est dans ce sens peu conceptualisé, celui d’une activité visant à générer (directement ou indirectement) un revenu, un profit ou un produit que nous parlerons dorénavant du travail, quitte à souligner les variations de cette définition. En effet, nous étudierons ici la réception de ces citations pauliniennes en nous demandant comment a été compris un tel modèle, dans quelle mesure il a été appliqué aux moines et ce que cette réception dit des fonctions attribuées au fait de travailler10. Nous nous interrogerons par là sur l’éventuelle valorisation monastique de cette activité en suivant le cours d’une évolution contrastée puisque, si les débuts du monachisme s’accompagnent d’une progressive revendication monastique du modèle paulinien, celui-ci est peu à peu délaissé entre les vie et ixe siècles.

i. la consTrucTion D’un MoDèle Paulinien Pour les Moines I.1. Travail et liberté : les commentaires de l’Ambrosiaster sur Paul Celui qu’il est convenu d’appeler « l’Ambrosiaster » est un auteur latin anonyme du ive siècle qui a composé le premier commentaire complet des épîtres pauliniennes. Connu au Moyen Âge sous le nom d’Ambroise, il constitue dans les milieux intellectuels une autorité de premier ordre. Or, dans ses écrits, le travail est largement associé à des formes de liberté. Le commentaire de la première épître aux Corinthiens est à ce titre très net : si Paul a travaillé de ses mains, c’est avant tout afin de n’être ou de ne paraître redevable à personne en sorte de conserver une totale liberté de parole. Il a ainsi souhaité manifester sa liberté à l’égard de tous en ne se plaçant pas sous l’autorité de quiconque11. C’était la condition pour conserver à la prédication toute sa force12 et ne pas perdre une libertas argendi que l’Ambrosiaster évoque au moins à trois reprises13. Le travail apparaît dès lors comme le gage d’une forme d’indépendance. 10. Pour une approche sur le long terme : R. BurneT, Celui qui ne travaille pas ne mange pas : vingt siècles de répression des pauvres, Paris, 2015. 11. Ambrosiaster, Commentarius in Epistulas paulinas. Pars ii : In Epistulas ad Corinthios, éd. H. J. voGels, dans Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum (CSEL), 81/2, Vienne, 1968, p. 96 (sur 1 Co 9, 1) : liberum autem se ostendit ; p. 97 (sur 1 Co 9, 3) : omnia mihi licent, sed ego sub nullius redigar potestatem ; p. 103 (sur 1 Co 9, 19) : liber ex omnibus est. 12. Ibid., p. 103 (sur 1 Co 9, 18) : ne vim praedicationis humiliet. 13. Ibid., p. 48 (sur 1 Co 4, 12) : quia et libertatem arguendi amittit et peccat, qui ab eo accipit ; p. 100 (sur 1 Co 9, 12) : hic non vult accipere ut libere arguat ; p. 101 (sur 1 Co 9, 14) : ne libertatem arguendi humiliet.

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Les commentaires sur les épîtres aux Éphésiens et aux Thessaloniciens permettent d’étudier non seulement les raisons pour lesquelles Paul a gagné luimême sa vie, mais aussi celles qui le poussent à inciter ses auditeurs à en faire autant. L’Ambrosiaster en cite quatre : le gain issu du travail permet de venir en aide à ceux qui sont dans le besoin14 ; le travail constitue une occupation qui écarte les mauvaises pensées et les occasions de pécher15 ; les chrétiens (en particulier les pauvres), ainsi disciplinés par le travail, feront l’admiration des infidèles qui seront alors attirés vers une telle foi16. L’argument majeur est toutefois à nouveau celui de la liberté : En effet, quand nous étions auprès de vous, nous vous prêchions que si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. […] C’était donc un modèle de vie pour les plébéiens dont la richesse était médiocre ou faible, afin qu’ils apprennent comment ne pas perdre leur liberté. D’où ce proverbe de Salomon (Prov. 25, 17) : Ne va pas trop chez ton ami, de crainte que, las, il n’en vienne à te haïr. En effet celui qui se rend souvent à une table étrangère parce qu’il se consacre seulement au loisir, il est inévitable qu’il en vienne à flatter celui qui le nourrit, alors que notre religion appelle les hommes à la liberté17.

Ce qu’évoque l’Ambrosiaster correspond bien au travail comme activité permettant de gagner de quoi vivre. À l’encontre de nombreuses traditions qui y voient une forme de soumission, l’Ambrosiaster le conçoit comme un instrument de libération qui permet de sortir de la dépendance d’un protecteur (dans le cadre romain des relations de clientèles). En garantissant une autonomie financière, le travail est condition d’une parole et d’une vie libres. Il ne constitue pas pour autant une obligation universelle. L’Ambrosiaster vise en effet deux publics particuliers : les prédicateurs pour lesquels il précise bien que le travail offre certains avantages sans constituer une obligation ; et les “pauvres” dans un sens large, à savoir ceux qui ne possèdent pas les biens nécessaires à leur subsistance18. Il n’invoque ainsi ni les riches, ni les moines.

14. Ambrosiaster, Commentarius in Epistulas paulinas. Pars iii : In epistulas ad Galatas, ad Efesios, ad Filippenses, ad Colosenses, ad Thessalonicenses, ad Timotheum, ad Titum, ad Filemonem, éd. H. J. voGels, dans CSEL, 81/3, Vienne, 1969, p. 107 (sur Ep 4, 28) : sed et de labore suo penuriam patientibus subministrare. 15. Ibid., p. 217 (sur 1 Th 2, 9 : praeterea quia qui labori insistent, a malis cogitationibus declinant occupantes animum suum et a periculis prohibentes). 16. Ibid., p. 225 (sur 1 Th 4, 12) : […] ut qui inferiores sunt substantia, manibus laborent, ut ipsa intentione tollantur a vulgari inquietudine et prava cogitatione, ut disciplina eorum etiam ab infidelibus laudetur et possint provocari ad fidem. 17. Ibid., p. 246 (sur 2 Th 3, 10) : Nam cum essemus apud vos, hoc praecipiebamus vobis, quod si quis non vult operari, nec manducet. […] Forma ergo erat eis, qui mediocris vel tenuis erant substantiae in plebe, ut discerent quatenus libertatem suam non amitterent. Unde et Salomon : “Raro”, inquit, “inferes pedem ad amicum tuum, ne satiatus tui oderit te”. Qui enim frequenter ad alienam mensam convenit, otio deditus aduletur necesse est pascenti se, cum religio nostra ad libertatem homines advocet. 18. Voir les textes cités dans les deux notes précédentes.

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I.2. Paul : un modèle pour les moines ? Pourtant, dès les débuts du monachisme, certains moines ont revendiqué l’application des préceptes pauliniens, se faisant ainsi les imitateurs et les continuateurs de l’Apôtre. De multiples textes vont dans ce sens. Vers 356, Athanase note ainsi que, dès les débuts de sa quête spirituelle, Antoine « travaillait cependant de ses mains, pour avoir entendu : “L’oisif, qu’il ne mange pas19” ». Après lui, l’implication des moines pachômiens dans le travail manuel est bien attestée – par l’Histoire lausiaque, l’Histoire des moines en Égypte et les règles pachômiennes – au point que ces monastères ont pu être présentés comme de « vastes coopératives de production » ou une « colonie de travail20 ». Hors d’Égypte, le chapitre 127 de la “règle” de Basile, tel qu’il est transmis par la traduction de Rufin (vers 400) est consacré à la question de savoir si « travailler de ses mains » (operari manibus) ne serait pas superflu. La réponse se fonde sur le devoir d’ « imiter l’Apôtre », condition qui suppose toutefois de ne pas travailler pour soi-même, mais pour les autres et en particulier pour les pauvres21. L’œuvre de Jérôme montre par ailleurs assez bien que le thème des moines imitateurs de l’Apôtre est devenu une sorte de lieu-commun. Dans la Vie d’Hilarion, il écrit sobrement qu’ « en tressant aussi des corbeilles de jonc, [Hilarion] cherchait ainsi à observer la règle des moines d’Égypte et la sentence de l’Apôtre : “Celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus22” ». De même, dans l’épître 125, il invite le moine Rusticus à faire toujours quelque chose en citant l’exemple des Apôtres qui, bien qu’ils eussent le pouvoir de vivre de l’Évangile, travaillaient de leurs mains23. Plus intéressant est l’usage rhétorique de la référence paulinienne. Dans l’épître 17 adressée au prêtre Marc, il se plaint de l’attitude agressive des moines à son égard ; accusé d’hérésie, il les invite à ne pas se mêler de ces affaires et se défend : « Je n’ai rien ravi à personne, je ne reçois rien dans l’oisiveté. C’est par nos mains, chaque jour, c’est par notre sueur à nous que nous nous procurons notre nourriture, sachant que l’Apôtre a écrit : “Mais celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus24 !” ». Autrement dit, il se 19. Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, éd. et trad. G. J. M. BarTelink, dans SC 400, Paris, 1994, p. 139. 20. A. De MenDieTTa, « Le système cénobitique basilien comparé au système pachômien », Revue de l’histoire des religions, 152, 1957, p. 31-80, cité par E. wiPszycka, « Contribution à l’étude de l’économie de la congrégation pachômienne », The journal of juristic papyrology, 26, 1996, p. 167-211 (p. 170) ; cette historienne cite ces phrases pour en dénoncer l’outrance ; nous y reviendrons. 21. Basili Regula a Rufino latine versa, éd. K. zelzer, dans CSEL, 86, Vienne, 1986, p. 156-158. 22. Jérôme, Trois vies de moines (Paul, Malchus, Hilarion), éd. E. M. Morales, trad. P. leclerc, dans SC 508, Paris, 2007, p. 222 : Simulque ficelas iunco texens aemulabatur monachorum Aegypti disciplinam et Apostoli sententiam dicentis : « Qui autem non operatur, nec manducet ». 23. Saint Jérôme, Lettres, t. 7, éd. J. laBourT, Paris, 1961, p. 123 : Fac et aliquid operis, ut semper te diabolus inveniat occupatum. Si apostoli, habentes potestatem de evangelio vivere, laborabant manibus suis, ne quem gravarent […] cur tu in usus tuos cessura non praepares ? 24. Saint Jérôme, Lettres, t. 1, éd. J. laBourT, Paris, 1982, p. 52 : Nihil alicui praeripui, nihil otiosus accipio. Manu cotidie et proprio sudore quaerimus cibum, scientes ab apostolo scriptum esse : « Qui autem non operatur, nec manducet ».

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comporte en bon moine et ne mérite donc pas d’être accusé. À l’inverse, au début de la préface à sa traduction des règles de Pachôme, il doit se justifier : il a accepté de traduire ces textes « non pas pour ne pas appliquer le précepte de l’Apôtre » mais en mémoire de Paula récemment décédée25. Cette mention montre à la fois la prégnance du topos du moine qui doit travailler de ses mains – plutôt qu’intellectuellement – mais aussi une forme de résistance à celui-ci : la tournure de Jérôme est quelque peu ironique et laisse entendre une forme d’amusement (ou peut-être d’agacement) devant la figure du moine tresseur de joncs en imitation de l’Apôtre. Ce que confirme la préface à la traduction du livre de Job, rédigée vers 386-389, dans laquelle il indique qu’il serait moins inquiété s’il tressait une corbeille en jonc ou entrelaçait des feuilles de palmier « pour manger mon pain à la sueur de mon front » (Gn 3, 19) plutôt que de « travailler pour une nourriture qui ne périt pas » (Jn 6, 27) en traduisant (et corrigeant) les textes sacrés26. L’ironie de ces deux dernières occurrences souligne une forme de réticence à accorder au travail manuel une importance qu’accroîtrait la référence paulinienne. Ces exemples contribuent à nuancer l’idée longtemps (et encore) défendue, dans le contexte de Rerum novarum puis de Gaudium et spes, selon laquelle le christianisme (et en particulier le monachisme), par opposition à la culture antique qui le dépréciait, aurait revalorisé le travail manuel apportant ainsi un progrès manifeste à la « civilisation27 ». Une historiographie plus récente invite au contraire à prendre en considération le caractère progressif de la construction d’un discours sur le travail dans la Vie d’Antoine et dans les monastères pacômiens, discours qui par ailleurs n’efface ni l’idée que les biens sont donnés miraculeusement, ni la nécessité de recevoir des dons28. Étudiant le monachisme syrien, Philippe Escolan a proposé une relecture de l’“hérésie” des “Messaliens” qui, entre autres, refusent de travailler de leurs mains et prétendent vivre en prédica25. Pachomiana latina. éd. A. Boon, Louvain, 1932, p. 3-4 : Unde et ego maerens super dormitione sanctae et venerabilis Paulae, non quo contra praeceptum apostoli facerem, sed quo multorum incisa illius morte refrigeria suspirarem, accepi libros […] mihi directos […] ut mihi iniungeret transferendos. 26. Jérôme, Préfaces aux livres de la Bible, éd. R. weBer et R. Gryson, trad. A. canellis, dans SC 592, Paris, 2017, p. 387 : Si aut fiscellam iunco texerem aut palmarum folia complicarem ut in sudore vultus mei comederem panem, et ventris opus sollicita mente tractarem, nullus morderet, nemo reprehenderet. Nunc autem quia, iuxta sententiam Salvatoris, volo operari cibum qui non perit et antiquam divinorum voluminum viam sentibus virgultisque purgare, mihi genuinus infigitur, corrector vitiorum, falsarius vocor, et errores non auferre, sed serere. 27. Sur cette historiographie, voir J.-M. salaMiTo, « Culture patristique et référence à l’Antiquité chrétienne : la réflexion sur le travail dans Rerum novarum », dans Rerum novarum. Ecriture, contenu et réception d’une encyclique, Rome, 1997, p. 187-206 (en part. p. 202-204). Pour une expression récente de cette historiographie : P. Grossi, « Monachesimo cenobiale : una nervatura portante della civiltà alto-medievale », dans Monachesimi d’Oriente e d’Occidente nell’alto medioevo, Spolète, 2017, p. 1-30 (en part. p. 24-25). 28. Voir en particulier les travaux d’E. wiPszycka, Moines et communautés monastiques en Egypte : (ive - viiie siècles), Varsovie, 2009 ; « L’economia monastica dei primi tempi (secoli IV-VII) nell’Oriente cristiano », dans Monachesimi d’oriente e d’occidente nell’alto medioevo, 2017, p. 55-82 ; « Quand’è che lavoro e carità cominciarono a far parte della vita dei monaci egiziani ? », dans I. Jonveaux, T. quarTier, B. sawicki et P. Trianni (dir.), Monasticism and Economy : rediscovering an approach to work and poverty, Rome, 2019, p. 709-725.

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teurs itinérants en vivant de quêtes : loin d’en faire les héritiers d’un quelconque manichéisme ou de les considérer comme un groupe en rupture avec l’Église, il invite à inscrire ce mouvement dans le cadre de l’ascétisme syrien et à y voir une forme de « monachisme radical » charismatique29. Développant cette perspective au risque de généraliser la présence de prédicateurs itinérants et de réduire les questions à cette problématique, Daniel Caner invite, de façon très stimulante, à décentrer le regard et à prendre en considération la multitude des modèles de vie religieuse qui ne s’appuient pas sur le travail manuel30. Le cas de Marmoutier est lui-aussi éclairant puisque, selon Sulpice Sévère, « il était interdit d’acheter ou de vendre quoi que ce fût (comme bien des moines en ont l’habitude). On n’y exerçait aucun métier, à l’exception du travail des copistes ; encore n’y affectaiton que les plus jeunes : leurs aînés vaquaient à la prière31 ». Nulle place ici pour le “précepte de l’Apôtre” ; si une forme d’activité manuelle est permise, ce n’est que celle de la copie et encore est-elle confiée aux plus jeunes (probablement parce qu’ils ne sont pas encore capables d’une longue prière) et à condition que ce ne soit pas destiné au commerce. La remarque sur les moines qui s’y livrent pourrait fort bien s’appliquer aux moines égyptiens. Augustin lui-même, bien connu pour sa défense de l’obligation de travailler dans le De opere monachorum, ne semble pas toujours avoir accordé une telle importance au travail. Sans qu’il ait explicitement rejeté la pratique du travail manuel qu’il admire notamment dans le De moribus ecclesiae, sa quête monastique, depuis l’otiose vivere de Cassiciacum et le deificare in otio de Thagaste se comprend avant tout comme une poursuite et une transformation de la pratique de l’otium32. Et lorsqu’en 398, il écrit aux moines de Capraria, il les invite à sortir ponctuellement de leur otium non pour travailler manuellement (ce dont il n’est pas question) mais pour des tâches spirituelles de prédication33. Au début du ve siècle, le modèle paulinien ne fait donc pas l’unanimité : régulièrement revendiqué par certains courants monastiques (notamment égyptiens), il suscite l’ironie de Jérôme et un certain nombre de réserves dans l’Occident romain où un auteur comme l’Ambrosiaster y voit avant tout un modèle pour les pauvres et les prédicateurs tandis que les moines, nourris au modèle de l’otium, se méfient d’une activité lucrative. C’est dans ce contexte occidental où il n’était pas évident que les moines travaillent que deux œuvres, le De opere monachorum d’Augustin et les Institutiones de Jean Cassien construisent, de façon ferme et indépendante, un discours sur le travail monastique justifié par les citations pauliniennes. 29. P. escolan, Monachisme et Église : le monachisme syrien du ive au viie siècle ; un ministère charismatique, Paris, 1999. 30. D. F. caner, Wandering, begging monks. Spiritual Authority and the Promotion of Monasticism in Late Antiquity, Berkeley, 2002. 31. Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, 10, 6, éd. J. FonTaine, dans SC 133, Paris, 1967, p. 274 : Non emere aut vendere, ut plerisque monachis moris est, quicquam licebat ; ars ibi, exceptis scriptoribus, nulla habebatur, cui tamen operi minor aetas deputabatur : maiores orationi vacabant. 32. Cf. A. ManDouze, Saint Augustin, l’aventure de la raison et de la grâce, Paris, 1968, p. 192-234. 33. Cf. B. BruninG, « “Otium” and “negotium” within the one church. Epistula 48. », Augustiniana, 51, 2001, p. 105-149.

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I.3. Augustin et le travail des moines Dans les dernières années du ive siècle, sous l’impulsion d’Augustin lui-même, le monachisme s’était rapidement développé en Afrique, attirant des personnes issues de toutes les catégories sociales jusqu’aux esclaves. Or, explique Augustin dans ses Rétractations, « les uns, parmi les moines, obéissaient à l’Apôtre et vivaient du travail de leurs mains ; d’autres, au contraire, voulaient vivre des offrandes de personnes pieuses, sans rien faire pour produire ou pour acheter le nécessaire34 », en invoquant la péricope de Mt. 6, 26-28 : « Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent ; […] Voyez les lis des champs ; ils ne travaillent ni ne filent ». Cette attitude aurait suscité la réprobation de nombreux laïcs et une polémique au sein de l’Église qui a poussé l’évêque de Carthage, Aurélius, à demander l’intervention d’Augustin35. Celui-ci prend alors nettement partie en faveur d’une obligation du travail des moines fondée sur les préceptes pauliniens, ce qui le conduit tout d’abord à réfuter les interprétations spirituelles de ces versets. En effet, puisque la traduction des versets de Paul relatifs au travail recourt essentiellement au verbe operari, elle ouvrait la voie à la distinction entre un opus corporalis (travail corporel) et des opera spiritualia (œuvres spirituelles). Sans remettre en question la possibilité de cette distinction, Augustin soutient que Paul pensait bien dans ces versets au travail corporel par lequel chacun se procure de quoi vivre : « Par quel autre travail, dès lors, devons-nous comprendre qu’il gagnait sa vie, si ce n’est pas le travail corporel de ses mains, des mains visibles de son corps36 ? ». Ainsi, tout au long du traité, ce sont bien les mots de la famille d’operari qui servent à dire le travail tel qu’Augustin le pense dans ce texte, à savoir comme une activité qui permet à celui qui la pratique de produire ou d’obtenir de quoi se nourrir et se vêtir, c’est-à-dire de quoi vivre corporellement. Toutefois, même si Augustin répond avec ironie et acrimonie aux moines qui prétendent ne vivre que des dons des fidèles pour se consacrer intégralement aux activités spirituelles, sa position à l’égard du travail demeure complexe et non dépourvue d’une certaine ambiguïté quant à l’intérêt d’un tel travail. Il est même frappant de constater que ce traité, tout autant qu’un opuscule sur le travail des moines, constitue une justification du droit des prédicateurs, des « ministres de l’autel », des « dispensateurs des sacrements », des évêques qui ont une Église 34. Augustin, Liber retractationum, dans Œuvres de saint Augustin, t. 12 : Les révisions, II, 21, trad. G. BarDy, dans Bibliothèque Augustinienne (BA) 12, Paris, 1986 [désormais Liber retractationum], p. 486-487 : Alii se suis manibus transigebant, obtemperantes Apostolo ; alii vero ita ex oblationibus religiosorum vivere volebant, ut nihil operantes unde necessaria vel haberent vel supplerent […]. 35. Ibid., p. 486-8. 36. De opere monachorum, VIII, 9, dans Œuvres de saint Augustin, t. 3 : L’ascétisme chrétien, trad. J. sainT-MarTin, BA 3, Paris, 1939, [désormais De opere monachorum], p. 424-5 : Quid restat, ut intelligamus eum operatum esse unde victum haberet, nisi corporale opus corporalibus et visibilibus manibus suis ? Cette idée d’un opus corporalis qui permet d’obtenir de quoi se nourrir et se vêtir, revient à de multiples reprises dans la première partie du traité.

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en charge, de ne pas vivre d’un tel travail. En effet, le début du traité, des paragraphes 4 à 10, s’efforce de construire, parallèlement à l’obligation du travail pour les moines, la potestas des ministres de l’Église à vivre des dons des fidèles et à ne pas travailler de leurs mains. Si Paul a personnellement renoncé (parfois) à ce droit, à cette potestas non operandi, il en a fermement posé le principe ; et c’est d’ailleurs cette thèse de l’évêque d’Hippone que les exégètes postérieurs ont d’abord retenue de ce traité37. Ainsi le caractère universel du précepte paulinien se trouve-t-il totalement nié. Et les exceptions ne concernent pas seulement les clercs : dans le monastère, peuvent être exemptés du travail manuel ceux qui sont chargés d’activités spirituelles communes38, et surtout ceux qui sont de constitution fragile. Ce dernier cas permet de distinguer les moines en fonction de leur origine sociale : ceux issus des hautes classes de la société qui ont renoncé à beaucoup et dont l’éducation emplie de mollesse n’a pas formé le corps aux durs labeurs – ceux-là peuvent aisément être exemptés du travail manuel39. En revanche, tous les anciens plébéiens, artisans, paysans, a fortiori esclaves, « dont l’éducation a été d’autant plus heureuse qu’elle a été plus énergique » – ceux-là n’ont aucune excuse pour ne pas travailler après être entrés au monastère40. Par conséquent, le De opere monachorum, tout en prétendant suivre le précepte paulinien, en a sapé l’universalité, et ce d’autant plus facilement que le devoir de travailler ne suppose pas une valorisation incontestable du travail. Certes, à la fin de son introduction, Augustin annonce que les « œuvres corporelles » des moines leur vaudront « une grande récompense spirituelle41 » ; mais l’argumentation augustinienne pour justifier l’obligation repose pour l’essentiel sur l’argument d’autorité exégétique : il faut travailler parce que l’Apôtre l’a exigé de tous ceux qui ne sont pas des clercs. Augustin s’étend un peu plus sur la question de savoir pourquoi Paul lui-même a travaillé alors qu’il avait le pouvoir de ne pas le faire. Or ce n’est – contrairement à ce que soutenait l’Ambrosiaster – ni en raison des vertus ou de l’utilité du travail, ni parce qu’il n’avait pas d’autres moyens de vivre, mais par « compassion envers les plus faibles ». Cette expression, sous des formes un peu diverses, revient à neuf reprises dans le traité et constitue le cœur de l’argumentation des paragraphes 11 à 1342. La citation, à la fin de cette séquence,

37. E. Bain, Église, richesse et pauvreté dans l’Occident médiéval : l’exégèse des Évangiles aux xiiexiiie siècles, Turnhout, 2014. p. 55-59. 38. De opere monachorum, XXI, p. 460. 39. Ibid., XXI, 25, p. 468-470. 40. Ibid., XXII, p. 470-471. 41. Ibid., III, 4, p. 408 : Prius ergo demonstrare debemus beatum apostolum Paulum opera corporalia servos Dei operari voluisse, quae finem haberent magnam spiritualem mercedem. 42. Ibid., V, 6, p. 414 : Dominus enim noster more misericordiae suae infirmioribus compatiens […] ; VII, 8, p. 422 : sicut […] infirmis congruere judicabant ; X, 11, p. 428 : in Christo compatiens infirmis ; XI, 12, p. 430 : quia infirmitati hominum compatiens id faciebat ; XI, 12, p. 432 : Quod non simulandi versutia faciebat, sed compatiendi misericordia ; XI, 12, p. 434 : portans utique eorum infirmitatem in

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d’Actes 20, 3543, a pu laisser penser que le travail devait permettre de compatir envers les faibles en leur faisant des dons, les moines entrant ainsi « dans le va-etvient de la charité qui circule à travers le corps du Christ44 ». C’est pourtant une erreur de perspective. Augustin s’en explique longuement dans les chapitres 11-13 où la compassion envers les faibles se manifeste principalement par le fait que Paul a voulu prêcher gratuitement. Ainsi il n’est pas à la charge des communautés locales et, par là, il opère une forme de don puisqu’il ne réclame pas son dû : c’est ainsi qu’il faut comprendre qu’il a plus de joie à donner qu’à recevoir. Ce n’est pourtant pas là l’essentiel : de même que, par compassion, il s’est comporté avec les juifs comme un juif, avec les gentils comme un gentil, de même, par compassion, il se comporte au milieu des faibles comme s’il l’était lui-même. Non pas comme un travailleur au milieu des travailleurs – Augustin ne dresse pas un éloge avant la lettre des prêtres ouvriers, quoique son texte puisse être sollicité en ce sens – mais il s’approprie, par abaissement, les pensées mesquines des faibles qui soupçonnent les prédicateurs de prêcher par intérêt. Par miséricorde pour ces personnes qui risqueraient de ne pas accueillir la parole divine pour de mauvaises raisons, il travaille de ses mains afin de leur ôter tout soupçon de cupidité : Voilà en quoi il est devenu faible : il a renoncé à user de son droit ; dans un sentiment de grande miséricorde, il est entré dans la disposition qu’il voudrait trouver chez les autres, s’il était lui-même assez faible pour soupçonner de trafic et de marchandage ceux qui apporteraient l’Évangile et qu’il verrait accepter des dédommagements45.

La citation d’Actes 20, 35 est introduite par le même propos : « Le danger était que les âmes faibles, en proie à des soupçons mal fondés, n’en vinssent à haïr un Évangile qu’on avait l’air de leur vendre : voilà ce qui émeut ses entrailles de père et de mère et qui dicte sa conduite46 ». De la même façon, c’est par « compassion envers les plus faibles » que Jésus, qui aurait pu être servi par des anges, avait une bourse dans laquelle il mettait les dons reçus. La compassion envers les plus faibles n’est manifestement pas une affaire de dons qui leur sont faits mais

43. 44. 45.

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compassionis similitudine ; XI, 12, p. 434 : Quam enim dicit infirmitatem suam erga infirmos fuisse, nisi compatiendi eis ; XVI, 19; p. 456 : sic debent et ipsi praeceptis ejus obedire, ut compatiantur infirmis ; XXII, 26, p. 472 : Multo enim misericordius operatur erga animas infirmorum […]. « Je vous ai montré de toute manière que c’est en travaillant ainsi qu’il convient de soutenir les faibles, en souvenir aussi de la parole du Seigneur Jésus qui a dit lui-même : “Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir” ». A. de voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité. Vol. 3, Paris, 1996, p. 235. Notons que la citation que donne A. de Vogüé évoque bien les dons vers le monastère mais pas l’inverse. De opere monachorum, XI, 12, p. 434 : eo ipso factus infirmus, quo potestate sua uti noluit ; tam misericordi scilicet indutus affectu, ut cogitaret quemadmodum secum agi vellet, si et ipse ita infirmaretur, ut posset de illis per quos sibi evangelium praedicaretur, si eos videret sumptus accipere, quasi mercimoniorum nundinas suspicari. Ibid., XII, 13, p. 438 : Infirmorum igitur periculis, ne falsis suspicionibus agitati odissent quasi venale Evangelium, tanquam paternis maternisque visceribus tremefactus hoc fecit.

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plutôt d’adaptation à leurs attentes. L’insistance augustinienne sur cet argument se comprend d’autant mieux dans le contexte où il écrit. En effet, l’attitude des moines qui ne voulaient pas travailler avait suscité un mouvement de réprobation, en particulier de la part des « laïcs établis dans un état de vie inférieur47 » ; c’est, semble-t-il, de là que naît une polémique et Augustin qui, dans ses écrits précédents, n’avait pas toujours exigé des moines qu’ils travaillassent de leurs mains, souligne ici l’importance de la compassion envers les plus faibles : que les moines travaillent pour éviter le scandale. Si, en dernière analyse, Paul travaille de ses mains pour faciliter la diffusion de l’Évangile48, ce n’est en revanche pas en raison d’une quelconque valeur du “travail” lui-même mais comme une concession. Ce qui est encore répété à la fin de la première partie du traité consacrée aux citations pauliniennes : « Comme si celui-là n’exerçait pas beaucoup plus de miséricorde envers l’âme des plus faibles qui veille à la bonne réputation des serviteurs de Dieu que n’en porte au corps des indigents celui qui rompt le pain aux affamés49 ». Néanmoins – et cela contribue à la subtilité du texte – une telle attitude de compassion est digne d’éloge puisque celui qui la pratique, non seulement supprime des obstacles à la diffusion de l’Évangile, mais « fait preuve d’un surcroît de dévouement envers l’Église50 » ; il vit ainsi « avec plus de dévouement et de fatigue51 » et c’est pour lui un titre de gloire52. De la même façon, les moines qui, bien qu’issus des classes supérieures de la société, s’abaissent tout de même à travailler, sont d’une humilité admirable53. Et plus généralement, malgré toutes les dispenses possibles, Augustin invite à considérer ceux qui travaillent comme moralement supérieurs aux autres54. Pourtant, un tel jugement moral – une fois de plus – ne tient pas au “travail” lui-même, mais à la façon dont il est exercé et à la personne qui le pratique. La question est abordée frontalement par Augustin : quel intérêt à quitter ses activités mondaines si c’est pour les retrouver dans le monastère ? La réponse est claire : Qu’il ne pense pas faire la même chose qu’avant (Non putet se id agere quod agebat), celui qui est passé de l’amour de son bien propre – si mince fût-il – et de la volonté de l’accroître à la charité de la vie commune, ne cherchant plus ses intérêts mais ceux du Christ, et désireux de vivre dans la société de ceux qui n’ont

47. Liber retractationum, XXI, p. 486 : etiam inter laicos inferioris propositi. 48. Augustin précise toutefois que ceux qui n’ont pas une telle pratique ne mettent pas pour autant d’obstacle à la diffusion de l’Évangile : De opere monachorum, XX, 23, p. 466. 49. Ibid., XXII, 26, p. 472 : Multo enim misericordius operatur erga animas infirmorum qui bonae famae servorum Dei consulit, quam erga corpora egentium qui panem esurientibus frangit. 50. Cette proposition traduit amplius impenderet Ecclesiae que l’on trouve aux § 6 (p. 416) et 8 (p. 422). 51. De opere monachorum, 7, p. 418 : misericordius et laboriosius. 52. C’est ainsi qu’au § 11 (p. 428-431) Augustin interprète 1 Co 9, 15 : Quam gloriam, nisi quam habere voluit apud Deum, in Christo compatiens infirmis. 53. De opere monachorum, XXV, 32, p. 484. 54. Ibid., XIX, 22, p. 464 : Aut si obedire vel nolunt vel non possunt, saltem illos qui volunt, meliores, qui autem et possunt, feliciores esse fateantur ; Ibid., XXX, 38, p. 502 : ut qui non operantur, saltem illos qui operantur sibi anteponendos esse non dubitent.

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qu’une âme et qu’un cœur en Dieu, au point que personne ne dise rien posséder en propre mais que toutes choses leur soient communes55.

Même si celui qui était artisan ou cultivateur continue à pratiquer les mêmes gestes, les accomplir dans un cadre communautaire, au profit de la collectivité, en modifie radicalement la signification. Ainsi le travail n’a-t-il pas de valeur en lui-même : ce qui, pratiqué par un laïc soucieux de son bien-être personnel, est dépourvu de valeur, voire entaché de cupidité, devient louable une fois réalisé par des moines qui ont renoncé à leurs biens propres. Même parmi les moines, un travail identique ne revêt pas une signification semblable : ce qui est au plus haut point méritoire de la part de ceux qui étaient riches dans le siècle est simplement normal pour ceux qui étaient artisans ou paysans56. De la même façon, si le travail a pu être pour Paul un titre de gloire, c’est parce qu’il l’a pratiqué volontairement, en renonçant à son droit à ne pas travailler, et au service de la diffusion de l’Évangile57. Le De opere monachorum ne permet donc pas un discours uniforme sur le travail. L’obligation de travailler, la valeur de cette activité dépendent des circonstances et des statuts de ceux qui le pratiquent. L’universalité de la formule paulinienne est clairement rejetée et, contrairement à l’Ambrosiaster, Augustin ne fait pas l’éloge du travail lui-même. En revanche, il contribue de façon majeure à forger un modèle paulinien particulier : celui de l’homme qui travaille en renonçant à son droit de vivre d’un revenu qui lui serait dû. C’est alors un acte hautement louable, mais qui ne saurait être un modèle pour tous. Dans le traité d’Augustin, Paul demeure à ce titre une figure tout à fait exceptionnelle.

I.4. Cassien ou le travail comme discipline Lorsque Jean Cassien se fixe à Marseille vers 415, il a déjà derrière lui une longue expérience des diverses formes de vie monastique, puisqu’il a fréquenté les lieux les plus célèbres de Palestine et d’Égypte. Il n’est donc pas étonnant que l’évêque d’Apt, Castor, s’adresse à lui pour faire connaître aux moines d’un monastère qu’il vient de fonder « les institutions que nous avons vu observées dans les monastères d’Égypte et de Palestine58 ». C’est de cette demande que sont issues tout d’abord les Institutions cénobitiques, probablement écrites vers 420424, puis les Conférences, achevées après le décès de Castor, probablement vers 425. Il est ainsi inscrit dans le projet-même de ces deux ouvrages le souci de trans55. Ibid., XXV, 32, p. 484 : Non putet se id agere quod agebat, si ab amore vel augendae quantulaecumque rei privatae, iam non quaerens quae sua sunt, sed quae Iesu Christi, ad communis vitae se transtulit charitatem, in eorum societate victurus, quibus est anima una et cor unum in Deo, ita ut nemo dicat aliquid proprium, sed sint illis omnia communia (traduction légèrement modifiée). 56. Ibid., XXV, 32, p. 482-486. 57. Ibid., X, 11, p. 428. 58. Jean Cassien, Institutions cénobitiques, éd. et trad. J.-C. Guy, dans SC 109, Paris, 2011 [désormais Institutions], p. 25.

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mettre en Occident la connaissance des pratiques monastiques orientales. Et, de ce point de vue, il n’est pas étonnant que le travail manuel – qui était un des marqueurs de ces formes de vie contrairement au monachisme occidental qui s’était plutôt inscrit dans la tradition romaine de l’otium – occupe une place de choix. Bien plus vigoureusement qu’Augustin, Jean Cassien souligne l’importance du travail manuel dont il fonde la nécessité aussi bien sur l’exemple des moines égyptiens (lui-même rattaché à une tradition apostolique remontant à saint Marc59) que sur le modèle paulinien. Celui-ci est spécialement développé dans le chapitre X des Institutions, dont la deuxième partie constitue en fait un commentaire de 2 Th 3. Cassien use alors d’une rhétorique qui évoque celle d’Augustin à la différence qu’il ne fait qu’une allusion aux possibles dispenses et au droit que Paul aurait eu de ne pas s’y soumettre – il se concentre en revanche sur l’obligation faite aux moines d’œuvrer de leurs mains. Le verset de 2 Th 3, 10 (Que celui qui ne veut pas travailler ne mange pas) est lu comme une sentence judiciaire rendue en vertu du pouvoir apostolique (potestas apostolica)60. Par conséquent, les moines qui refusent de s’y soumettre sont qualifiés de « rebelles61 » qu’il faut exclure de la communauté62. Les exemples que donne Cassien permettent de comprendre la nature de ce travail : il s’agit d’une tâche précise et encadrée – un pensum operis63 – destinée en principe au marché. Ainsi le moine Paul, parce qu’il vit loin des lieux de commerce, ne peut pas véritablement travailler (aliquid operis exercere) car le coût du transport vers les lieux de vente excèderait la valeur de son travail (pretium operis)64. De même ce frère venu d’Italie, évoqué au livre 5, pense ne pas pouvoir travailler car il sait seulement copier des livres latins, dont personne ne se sert en Égypte. L’ancien invente alors le besoin d’un tel ouvrage pour son frère afin d’occuper le frère italien mais surtout de lui laisser penser qu’il ne vit pas de la charité des moines et qu’il « reçoît en récompense de sa peine et de son travail (merito laboris et operis sui) les aliments nécessaires pour vivre65 ». Ce paragraphe, qui 59. 60. 61. 62.

Institutions, II, 5, p. 64-66. Institutions, X, 12, p. 404-406. L’expression revient à deux reprises : Institutions, X, 7, p. 398 et X, 21, p. 421. Institutions, X, 8, p. 398 : Itaque ab his, qui vacare operi nolunt, iubet subtrahi et velut membra otii corrupta putredine desecari, ne inertiae morbus velut letale contagium etiam sanas membrorum partes tabo serpente corrumpat. 63. Institutions, X, 20, p. 416 : […] ut statutum operis pensum cotidie oeconomo traderet […] ; voir aussi Institutions, V, 38, p. 110 : intra monasterii namque claustra perdurans soliti operis pensum sibimet triplicari poposcit. 64. Institutions, X, 24, p. 422 ; cette situation n’empêche pas néanmoins ce moine de s’imposer un autre pensum. 65. Institutions, V, 39, p. 252-4 : Itaque Symeone hanc occasionem velut ex Deo oblatam sibi gratanter suscipiente senex quoque colorem, cuius praetextu pietatis opus libere posset inplere, libentius amplexatus confestim non solum universas ei necessitates sub obtentu mercedum totius anni convexit, verum etiam membranas et utensilia quae ad scribendum necessaria erant conportans recepit post codicem scriptum, nullis usibus vel commodis profuturum […] praeter id quod hac subtilitate sumptuque prolixiore mercatus est, quemadmodum et ille sine confusionis verecundia merito laboris et operis sui necessaria victus alimenta perciperet, et ipse suae manificentiae pietatem tamquam

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souligne aussi l’importance des instruments de travail, est entièrement construit autour du vocabulaire économique de l’échange : merces y apparaît à deux reprises, tout comme mercari et debitum. Le travail chez Cassien se définit donc d’abord par la production d’une valeur commerciale (ce qui ne signifie pas que ce soit sa fonction principale, nous le verrons). À ce titre, le jardinage pour les besoins du moine ou du monastère n’est pas considéré comme un “travail” : le moine Paul a bien un jardin, mais cela ne constitue pas un travail puisque la production n’est pas susceptible d’être vendue. De même, l’abbé Pinufius qui avait quitté son habit pour vivre plus humblement et incognito, se voit-il confier « le soin et la garde du jardin, comme à un homme âgé et inapte à tout travail66 ». Cette valeur économique du travail lui confère une utilité collective : le travail permet au monastère de se développer. Selon Cassien, l’absence de travail dans les monastères gaulois de son temps serait la principale raison de leurs faibles effectifs en comparaison de ceux d’Égypte67. Plus globalement le travail manuel permet de subvenir à ses besoins et d’aider les autres (qu’il s’agisse des hôtes, des pauvres ou des moines chargés d’autres tâches spirituelles), si bien que le moine qui travaille est à la fois riche et pauvre puisqu’il peut pratiquer l’aumône tout en ayant abandonné ses biens68. Ce à quoi s’ajoute une utilité spirituelle du travail manuel qui, en évitant de nombreux maux, purifie et élève celui qui le pratique. Dans le chapitre X des Institutions, le travail apparaît d’abord comme le remède à l’acédie, elle-même associée à l’otium. Contrairement à la tradition antique, Cassien accorde à ce terme une signification proche de l’oisiveté dont découlent de nombreux vices : bavardages, curiosité, médisances, convoitise et enfin flatterie (pour obtenir d’être nourri)69. Plus positivement, le travail des mains permet de fixer l’attention et de réprimer les instabiles cordis pervagationes (les incessantes divagations du cœur)70 ; ce-faisant, il combat le sommeil – ce qui permet au moine de prier plus longtemps – et surtout il canalise les pensées, ce qui dispose le cœur et l’esprit à la méditation spirituelle. Le travail est ainsi un instrument essentiel de purification intérieure : « [Les moines d’Égypte] croient que, par la pureté de l’esprit, ils

66. 67. 68.

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debiti necessitate conpleret : eo abundantius mercedem sibi conquirens, quo ambitu maiore peregrino fratri non solum victus necessaria, verum etiam operis instrumenta et operandi occasionem pariter contulisset. Institutions, IV, 30, p. 166 : […] ut seni nullique operi penitus apto horti cura diligentiaque mandatur. Institutions, X, 23, p. 422 : Hinc est quod in his regionibus nulla videmus monasteria tanta fratrum celebritate fundata, quia nec operum suorum facultatibus fulciuntur […]. Institutions, X, 19, p. 414 : Et idcirco ‘beatius est magis dare quam accipere’, quia, cum illius qui accipit hic qui tribuit habeat paupertatem, nihilominus labore proprio non solum suae necessitati sufficientiam, verum etiam quod tribuat indigenti pia sollicitudine parare festinat, duplici gratia decoratus, quod et perfectam nuditatem Christi universarum rerum suarum abiectione possideat et munificentiam divitis labore suo exhibeat et affectu […]. Institutions, X, 7, p. 394-397. Institutions, VI, 1, p. 262 : […] labor etiam opusque manuum, instabiles cordis pervagationes cohercens et revocans […].

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pourront prétendre à une contemplation spirituelle d’autant plus élevée qu’ils se seront appliqués au travail et à la peine avec plus de dévotion71 ». Ces réflexions permettent à Cassien de dépasser l’opposition entre travail manuel et activité spirituelle, entre le corps et l’esprit, puisque l’activité des mains est le moyen de la maîtrise des pensées et donc de la libération de l’esprit : En effet, de même qu’ils ne se réservent aucun temps de loisir (otii tempus), de même aucune limite n’est-elle imposée à la méditation spirituelle. Exerçant simultanément les vertus du corps et de l’âme, l’homme extérieur en tire le même profit que l’homme intérieur. Dans les mouvements impurs du cœur et dans le flot incessant des pensées, ils jettent, comme une ancre bien accrochée et immobile, le poids de leur travail. Ainsi, la volubilité et la divagation du cœur peuvent-elles être retenues fixées entre les murs de la cellule comme en un port très sûr. Cette ancre rend l’esprit attentif à la seule méditation spirituelle et à la garde des pensées et loin de le laisser s’abandonner à n’importe quelle mauvaise suggestion, le protège au contraire contre toute pensée superflue et inutile. De la sorte, on ne peut pas distinguer facilement lequel dépend de l’autre : est-ce à cause de la méditation spirituelle qu’ils pratiquent un incessant travail manuel ? Ou est-ce à cause de l’assiduité au travail qu’ils progressent tellement dans l’esprit et acquièrent une si grande lumière de science72 ?

Loin de s’opposer à la prière, ou même d’en être le pendant dans une forme d’alternance entre orare et laborare, les opera monastiques (qui désignent bien ici une activité laborieuse) sont le moyen de la prière ininterrompue. Le texte de Cassien donne ainsi une valeur spirituelle au travail en faisant éclater la distinction entre activité manuelle et spirituelle. Cet extrait permet néanmoins d’entrevoir aussi une autre fonction plus fondamentale encore du travail qui est sa fonction disciplinaire : discipline des pensées certes, mais discipline aussi du comportement et outil de la stabilitas puisque le travail est ce qui contribue à fixer le moine dans sa cellule73. C’est en effet une des caractéristiques de ce travail tel que l’envisage Cassien que de s’exercer intra monasterii claustra74, idée qui s’ac71. Institutions, II, 12, p. 80 : […] credentes se tanto sublimiorem spiritalium contemplationum puritate mentis intuitum quaesituros, quanto devotius fuerint erga operis studium ac laboris intenti. 72. Institutions, II, 14, p. 82-84 : Sicut enim nullum ferme ab eis otii tempus excipitur, ita ne meditationi quidem spiritali finis inponitur. Nam pariter exercentes corporis animaeque virtutes exterioris hominis stipendia cum emolumentis interioris exaequant, lubricis motibus cordis et fluctuationi cogitationum instabili operum pondera velut quandam tenacem atque immobilem anchoram praefigentes, cui volubilitas ac pervagatio cordis innexa intra claustra cellae velut in portu fidissimo valeat contineri, atque ita spiritali meditationi tantum et custodiae cogitationum intenta non modo ad consensum pravae cuiusque suggestionis pervigilem mentem conruere non sinat, verum etiam ab omni superflua otiosaque cogitatione custodiat, ita ut, quid ex quo pendeat, haud facile possit a quoquam discerni, id est utrum propter meditationem spiritalem incessabile manuum opus exerceant, an propter operis iugitatem tam praeclarum spiritus profectum scientiaeque lumen adquirant. 73. Cassien reprend plus loin la même idée : sans le travail manuel, le moine ne peut rester dans un même lieu (in loco perdurare) : Institutions, X, 24, p. 422. 74. Institutions, V, 38, p. 250-2 : Intra monasterii namque claustra perdurans soliti operis pensum sibimet triplicari poposcit […].

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compagne d’ailleurs d’une méfiance envers les terres fertiles et l’agriculture qui risquerait d’éloigner le moine de sa cellule75. En raison de cette vertu coercitive du travail, celui-ci est particulièrement imposé aux jeunes et à ceux qui entrent dans le monastère76. Ainsi le travail est-il nécessaire à l’intégration monastique car il constitue un des instruments qui permettent de transformer en moine celui qui vivait autrefois dans le siècle : De même on l’oblige à se soumettre et à s’habituer à un travail fatigant, afin que, en procurant de ses propres mains, comme le commande l’Apôtre, la nourriture quotidienne soit pour lui-même soit pour le besoin des hôtes, il puisse oublier le luxe et la délicatesse de sa vie passée, et, écrasé par le travail, acquérir l’humilité du cœur77.

Le travail (opus) génère une contritio associée à la soumission monastique78. Et c’est bien là l’essentiel. En effet la possibilité de produire pour donner, si elle est à nouveau exprimée, est secondaire comme le montrent les exemples que Cassien met en avant : celui du moine Paul, déjà cité, qui ne peut travailler ni pour vendre, ni pour se nourrir et qui accumule chaque jour des feuilles de palmier qu’il brûle à la fin de l’année79 ; celui de l’ancien qui demande à frère Syméon de copier les Actes des Apôtres en latin alors que ce manuscrit ne lui sera d’aucun usage pratique puisqu’il n’en lit pas la langue (non plus que quiconque en Egypte)80. Même si le travail se définit par la production d’un bien théoriquement commercialisable, ce n’est pas à cette fin qu’il doit être pratiqué par les moines. Les Institutions de Cassien se distinguent ainsi assez nettement de la pensée augustinienne. Là où l’évêque d’Hippone, qui a d’abord cherché dans l’aventure monastique une conversion de l’otium romain, se résout à considérer le travail comme obligatoire pour les moines en vertu de l’autorité paulinienne, Jean Cassien, nourri des modèles égyptiens, souhaite transformer en profondeur le monachisme provençal en rompant avec cette tradition aristocratique de l’otium, ce qui passe par l’introduction du travail manuel. Dès lors, celui-ci n’est pas seulement présenté comme une obligation mais comme un bénéfice en lui-même en raison de sa triple fonction économique (qui permet la vie des monastères et les dons), spirituelle (le travail s’imbriquant dans la vie de prière) et surtout disci75. Jean Cassien, Conférences, XXIV, 12, éd. E. Pichery, dans SC 64, Paris, 1959, p. 184. 76. Institutions, X, 20, p. 416 : Hoc unum exemplum de istiusmodi genere hominum pro incipientium cautione posuisse sufficiat […] ; Ibid., X, 22, p. 420 : His itaque exemplis per Aegyptum patres eruditi nullo modo otiosos esse monachos ac praecipue iuvenes sinunt […]. (Je souligne). 77. Institutions, II, 3, p. 62 : Operis quoque ac sudoris adsuetudinem ita subire conpellitur, ut propriis manibus iuxta Apostoli praeceptum cotidianum victum vel suis usibus vel advenientum necessitatibus parans et fastus vitae praeteritae possit et delicias oblivisci et humilitatem cordis contritione laboris adquirere. 78. On retrouve la même association entre humilité/soumission et poids (contritio) du travail plus loin : Institutions, VII, 17, 19, p. 320 : Qui cum se renuntiasse diceret huic mundo, quaedam de propriis facultatibus sibimet reservavit, nolens exercitio suarum manuum sustentari et humilitatem veram nuditate et operis contritione monasteriique susbiectione conquirere. (Je souligne) 79. Institutions, X, 24, p. 422. 80. Institutions, V, 39, p. 252-4.

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plinaire. Sur ce dernier point, il rejoint d’ailleurs la pensée d’Augustin : dans les deux cas, le travail apparaît comme un élément discriminant permettant de juger de la vérité des vocations monastiques et manifestant l’humilité et l’obéissance du moine. Il est notable que le discours de Cassien relatif au travail se déploie essentiellement dans les Institutions ; dans les Conférences, celui-ci est moins présent et souligne davantage les risques d’une trop grande implication dans le travail81. Est-ce parce que le travail s’adresse surtout, comme nous l’avons vu, aux commençants ? Est-ce que des résistances des moines provençaux auraient pu infléchir Cassien à nuancer son propos ? Est-ce l’annonce d’une mise à l’écart de l’obligation de travailler en suivant le modèle paulinien ?

ii. la DéconsTrucTion Du MoDèle MonasTique II.1. Le travail comme occupation : les règles monastiques des ve-viie siècles Après les traités d’Augustin et de Cassien, nous ne disposons pas d’œuvres équivalentes pour étudier la réception monastique du modèle paulinien. C’est donc du côté des règles et de l’exégèse que nous nous tournerons afin de mesurer l’influence des citations de Paul dans le discours relatif au travail82. Nous y observons surtout une redéfinition du “travail” des moines qui tend à perdre le sens d’activité rémunératrice au profit de celui d’une simple occupation, voire d’une contrainte. Le travail dans les règles monastiques occidentales relève de la contrainte à double titre. Tout d’abord en raison de son caractère collectif qui fait que le choix de la tâche à accomplir ou du métier à exercer n’est pas laissé à la discrétion du moine, mais manifeste le devoir d’obéissance. La Règle des Quatre Pères le souligne vigoureusement : De la 3ème à la 9ème heure, tout ce qui sera commandé (iniunctum), on l’accomplira sans aucun murmure. Ceux qui reçoivent un ordre (his quibus iniungitur) doivent se souvenir du mot de l’Apôtre : Tout ce que vous faites, faites-le sans murmure. Ils doivent craindre ce mot terrible : Ne murmurez pas, comme certains d’entre vous murmurèrent et ils furent mis à mort par l’exterminateur. De plus le

81. Mise en garde contre le risque de cupidité accompagnée de l’exemplum d’un démon poussant le frère à toujours travailler davantage : Conférences, IX, 5-6, éd. E. Pichery, dans SC 54Bis, Paris, 2009, p. 82-4. 82. Un certain nombre d’études ont balisé le sujet, en particulier G. oviTT, « Manual labor and early medieval monasticism », Viator, 17, 1986, p. 1-18 ; J. DuBois, « Le travail des moines au Moyen Âge », dans Le Travail au Moyen Âge. Une approche interdisciplinaire. Actes du Colloque international de Louvain-la-Neuve, 21-23 mai 1987, éd. J. haMesse et C. Muraille-saMaran, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 61-100 ; P. Bonnerue, « Concordance sur les activités manuelles dans les règles monastiques anciennes », Studia monastica, 35, 1993, p. 69-96 ; iDeM, « Opus et labor dans les règles monastiques anciennes », Studia monastica, 35, 1993, p. 265-291. Voir aussi l’article d’Isabelle Rosé dans ce volume.

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supérieur doit confier (iniungere) à un responsable l’ouvrage à exécuter, et tous les autres obéiront au commandement (praecepto) de ce responsable (cui iniunctum fuerit)83.

En quelques lignes, le verbe iniungere, au sens d’imposer, est employé quatre fois : le travail appartient tout d’abord au champ de l’obéissance monastique. Césaire d’Arles reprend cette idée de façon plus synthétique : « Comme travail, ils ne feront pas chacun ce qu’il veut, mais ce qui leur aura été prescrit84 ». Le travail relève aussi de la contrainte dans la mesure où il est imposé à des moines bien souvent réticents. La citation précédente, en évoquant les murmures, le laisse entendre clairement : cette activité n’était pas acceptée sans réticences. D’autres règles le disent plus explicitement encore, en particulier celle de saint Ferréol qui cite les « excuses des fainéants » invoquant l’âge, la maladie, la fatigue. C’est dans ce cadre qu’intervient la référence à Paul : En dehors de certaines solennités et d’une maladie reconnue, le moine qui passerait la journée sans travailler doit être exclu de la table commune, selon la prescription de l’Apôtre : « Celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas85 ».

Ainsi, dans cette règle comme dans celle du Maître – nous y reviendrons – ou dans celle de Paul et Étienne, le choix des citations pauliniennes ne met pas en avant le modèle positif que Paul aurait offert aux moines mais plutôt la figure du législateur sévère. L’interprétation de 2 Th 3, 10 y est d’ailleurs tout à fait littérale puisque c’est au sens propre que ceux qui refuseraient de travailler devraient être privés de nourriture. En revanche, cette même règle élargit le sens de ce “travail” auquel songe Paul puisqu’il peut inclure, à côté du labeur agricole, la lecture, le culte de Dieu, l’écriture, l’enluminure, la pêche ou des travaux artisanaux comme la fabrication de chaussures. Une telle liste, qui inclut des activités si différentes – des plus spirituelles aux plus prosaïques – traduit une évolution significative dans la fonction du “travail” : celui-ci devient avant tout une occupation, le contraire du désœuvrement. L’important n’est pas ce que le moine fait, mais bien qu’il soit occupé. De ce point de vue, la comparaison entre la règle du Maître et celle de saint Benoît est tout à fait significative. Dans la première, la justification de la pratique 83. Règle des quatre Pères 3, éd. A. de voGüé dans Les règles des saints pères, tome 1, SC 297, Paris, 1982, p. 194 : A tertia vero usque ad nonam, quidquid iniunctum fuerit sine aliqua murmuratione suscipiatur. Meminere debent hi quibus iniungitur dictum Apostoli : « Omnia quae facitis sine murmuratione facite » (Ph 2, 14). Timere debent illud dictum terribile : « Nolite murmurare, sicut quidam eorum murmuraverunt et ab exterminatore perierunt » (1 Co 10, 10). Debet etiam qui praeest opus quod faciendum est uni iniungere, ut ceteri eius praecepto cui iniunctum fuerit oboediant. 84. césaire d’Arles, Règle pour les moines, 7, éd. J. courreau et A de voGüé, dans Œuvres monastiques. T. 2: Oeuvres pour les moines, SC 398, Paris, 1994, p. 208 : Operam, non quam unusquisque voluerit, sed quod eis ordinata fuerint, faciant. 85. Regula Ferrioli, éd. V. DesPrez dans « La Regula Ferrioli », Revue Mabillon, 60, 1982, p. 129-148 (p. 139 : Monachum, absque certis solemnitatibus vel manifesta aegritudine, diem sine operatione transigentem a convivio decernimus excludendum, iubente beato apostolo : « Qui non laborat non manducet »). Traduction V. DesPrez, Règles monastiques d’Occident, ive-vie siècle, d’Augustin à Ferréol, Bégrolles-en-Mauges, 1980 (Vie monastique 9), p. 320.

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du travail manuel repose sur trois arguments : éviter l’oisiveté, obéir au précepte paulinien et permettre éventuellement le don86. Ce dernier aspect est manifestement secondaire puisqu’il n’apparaît que de façon isolée. Les deux autres sont en revanche fondamentaux mais impliquent une compréhension de la citation paulinienne assez différente de celle d’Augustin : il ne s’agit pas de travailler afin de ne pas peser financièrement sur les communautés, mais de travailler pour s’occuper entre les heures liturgiques et éviter les récriminations au sein du monastère. Ce dernier aspect apparaît notamment dans le chapitre 78 de la règle où le Maître utilise 2 Th 3, 10 pour imposer la pratique du travail manuel aux hôtes de passage : outre l’argument d’autorité, le Maître invoque les réactions des fratres laborantes qui prendraient en haine ces « parasites » qui « dévorent sans rien faire (otiosi) le pain qui est dû à ceux qui travaillent (laborantium panes)87 ». Si ces hôtes pèsent sur le monastère, c’est par leur comportement inactif bien plus que par leur coût. Le chapitre 83 consacré au travail des prêtres installés dans le monastère est moins virulent mais il associe lui-aussi la citation de 2 Th 3, 10 et la dénonciation de l’oisiveté puisqu’il se conclut ainsi : « C’est un précepte universel de Dieu qu’on doit refuser aux oisifs (otiosis) le pain des travailleurs (laborantium panes)88 ». L’opposition est celle des otiosi face aux laborantes, quelle que soit la teneur de ce labeur. Dans le dernier passage où le Maître cite 2 Th 3, 10, il explique qu’à l’inverse ceux qui jeûnent de façon prolongée n’auront pas à se rendre au travail (in labore) puisque celui qui ne mange pas ne travaille pas non plus. Néanmoins, afin de n’être pas oisifs, ils feront la lecture à ceux qui travaillent (laborantibus fratribus). « Qu’ainsi ils travaillent (laborent) en esprit en lisant89 » : immédiatement après avoir distingué ceux qui lisent de ceux qui travaillent, le Maître présente la lecture comme une action relevant du labeur, spirituel cette fois-ci. Il ouvre ainsi la voie à une interprétation large du “travail” qui pourrait aussi bien être spirituel que corporel, précisément ce à quoi Augustin s’était opposé. Mais si l’objectif du “travail” n’est plus de contribuer au financement du monastère mais bien d’occuper les moines, alors cette interprétation large du “travail” est tout à fait possible. Or le chapitre 86, qui interdit le travail des champs, le reconnaît explicitement : ce qui nourrit le monastère, permet d’accueillir des hôtes et de faire l’aumône, ce n’est pas le travail des « ouvriers de Dieu » mais le produit des possessions monastiques exploitées sous la direction d’un « fermier séculier » par des « ouvriers séculiers90 ». 86. La règle du maître, chap. 50, éd. A de voGüé, dans SC 106, Paris, 1964, p. 222-224. 87. Ibid., chap. 78, p. 318 : Ergo si noluerit laborare, dicatur ei ab eudomarariis et cellarario ut abscedat, ne laborantes suo monasterio fratres cogantur iuste comistorum et pigrium hospitalitates odire et conversi in murmurium vel detractionem tales odire incipiant peregrinos, qui per inertiam miseriae nusquam fixi stando, laborantium debitos panes sub praetexto religionis visitando monasteria devorant otiosi. 88. Ibid., chap. 83, p. 346 : Generaliter a Deo esse praeceptum, otiosis debere laborantium panes negari. 89. Ibid., chap. 53, p. 250 : Ideo enim in spiritu legendo laborent […]. 90. Ibid., chap. 86, p. 350-355, en particulier p. 352-354 : Sed quia sine substantiae alimenta vita corporis nostri servari non potest, et maxime propter congregationem forte multam et advenientium peregrinorum usibus necessaria praeparanda, et petenti elemosynam non esse stricti cum volumus,

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Dans le chapitre 50 de cette même règle, le terme générique pour désigner les diversa actuum exercitia (les différents exercices actifs) qui comblent les intervalles laissés par les divina officia est celui d’opus, lequel se subdivise en deux types : 1- L’opus laboris, qui consiste à laborare (verbe employé de préférence pour les travaux de la terre réalisés en extérieur) mais aussi à operari (verbe qui désigne davantage la pratique d’un métier) ; 2- L’opus spiritalis qui réside principalement dans la lecture et la méditation. Si ce schéma d’ensemble souffre des exceptions et si les usages du vocabulaire demeurent assez variables91, il montre néanmoins que ce que nous appelons aujourd’hui “travail” (et qui correspond ici à l’opus laboris) tend à s’inscrire dans un cadre plus vaste, celui des actions diverses qui tiennent les moines occupés en dehors des offices. Il montre aussi la porosité entre ces deux types d’actions que sont l’opus laboris et l’opus spiritalis. À la suite de Cassien, le Maître, tout en distinguant les deux activités, en souligne les liens puisque l’opus laboris commence et se termine par la prière, s’accomplit dans le silence à l’écoute d’une lecture ou au milieu de la récitation de psaumes ; dans les deux cas, le but est de passer trois heures sans péché – formule qui revient comme une litanie dans la règle après la présentation de chaque temps de la journée92. D’ailleurs, au début de la règle, il présente les moines comme des ouvriers et le monastère comme le lieu d’exercice d’une sancta ars, d’un métier/ art saint : « L’abbé sera donc l’artisan (artifex) du saint art (sanctae artis) que nous allons dire. […] Cet art (ars), on doit l’enseigner et l’apprendre dans l’atelier du monastère (in monasterii officina), et c’est avec les outils spirituels qu’on peut l’exercer93 ». Le choix de cette métaphore qui est poursuivie dans les premiers chapitres souligne la dilution du “travail” dans la vie monastique. Par rapport à la règle du Maître qui l’a inspirée, celle de saint Benoît présente – sur la question qui nous intéresse – de notables différences. Tout d’abord l’obligation de travailler (ou d’être occupé) y est rappelée avec bien moins de virulence : 2 Th 3, 10, citée à quatre reprises dans la Règle du Maître, n’apparaît plus dans celle de Benoît ; aux prêtres présents dans le monastère, Benoît rappelle le devoir d’obéissance à la règle sans souligner celui de travailler94 ; il n’est pas davantage explicitement question du travail pour les hôtes de passage95. En outre, le temps consacré au travail est légèrement moindre que chez le Maître : la lecture y gagne aussi les heures les plus propices96. En revanche, la possibilité de travailler aux champs est rétablie. Enfin le travail y apparaît davantage

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possessiones saeculi ideo non videmur relinquere, sed ab substantia monasterii operariis Dei proficiente iuste reservare videmur. Les verbes laborare et operari, en particulier, sont souvent interchangeables. Ibid., chap. 50, p. 222-239. La règle du Maître, éd. A. de voGüé, dans SC 105, Paris, 1964, chap. 2, p. 362 : Qui ergo abbas sanctae huius artis sit artifex […]. Quae ars doceri et disci debet in monasterii officina et exerceri potest cum spiritalibus ferramentis. La règle de saint Benoît, éd. J. neuFville, trad. A de voGüé, dans SC 182, Paris, 1972, chap. 60 et 62. Ibid., chap. 61. Je suis ici A. de Vogüé dans La règle de saint Benoît, t. 5 : Commentaire historique et critique, Paris, 1971 (SC 185), p. 599-600.

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comme une activité profane, plus distincte des activités spirituelles que dans la règle du Maître97. Toutefois, malgré ces différences profondes, les deux règles se rejoignent pour faire du “travail” une occupation plutôt qu’une activité productive98. Comme occupation, il peut être remplacé par la lecture, ainsi que cela se passe le dimanche99. L’usage du “modèle paulinien” entre dans ce cadre. Celui-ci n’apparaît que subrepticement dans un passage du chapitre 48 devenu célèbre : Si les conditions locales ou la pauvreté exigent qu’ils s’occupent de rentrer les récoltes par eux-mêmes, ils n’en seront pas fâchés, car c’est alors qu’ils sont vraiment moines, s’ils vivent du travail de leurs mains, comme nos Pères et les apôtres100.

Paul n’est pas explicitement cité mais c’est à l’évidence à lui que pense Benoît quand il évoque les apôtres. En revanche, il n’apparaît ici ni comme un modèle universel, ni comme l’auteur d’un précepte incontournable mais comme une figure de consolation : si les moines doivent s’engager dans les affaires agricoles, ils peuvent se consoler en songeant qu’ils suivent ainsi l’exemple paulinien. Le travail de type paulinien, celui qui vise à une certaine production, apparaît désormais comme une exception par rapport à la pratique habituelle du travail comme occupation. En revanche faire du travail une occupation ouvre la voie à son effacement et à son remplacement car d’autres occupations deviennent envisageables. Deux règles postérieures à celle de Benoît, celle de Paul et Étienne et celle d’Isidore de Séville, traduisent – dans des contextes bien différents – une forme de retour à l’argumentation paulinienne qu’elles citent largement sans se limiter à 2 Th 3, 10. Expriment-elles pour autant une vision différente des fonctions du “travail” ? La première de ces deux règles, écrite en Italie et qui connaît celle de Benoît, présente une forme de tension. Dans son chapitre 34, elle présente une triple justification du travail (opus aussi bien que labor, mais clairement manuel) qui permet tout à la fois la purification spirituelle du moine auquel elle évite l’oisiveté, la production des biens quotidiens nécessaires à la communauté et la possibilité de pratiquer l’aumône. Pour ces deux derniers aspects, contrairement au Maître, cette règle souligne que cette abondance résulte du don de Dieu et de propriis laboribus, c’est-à-dire du travail des moines101. Néanmoins, dans le chapitre précédent, celui qui citait Paul, cette règle soulignait au contraire l’écart entre le modèle paulinien et la pratique monastique dans laquelle le travail ne sert plus à secourir les nécessiteux ni à fournir le nécessaire puisque les moines ont 97. Ibid., p. 589-593. 98. La règle de saint Benoît, chap. 48, p. 598 : Otiositas inimica est animae, et ideo certis temporibus occupari debent fratres in labore manuum, certis iterum horis in lectione divina. 99. Ibid., p. 604 : Dominico item die lectioni vacent omnes […]. Si quis vero ita neglegens et desidiosus fuerit ut non velit aut non possit meditare aut legere, iniungatur ei opus quod faciat, ut non vacet. 100. Ibid., p. 600-601 : Si autem necessitas loci aut paupertas exegerit ut ad fruges recollegendas per se occupentur, non contristentur, quia tunc vere monachi sunt si labore manuum suarum vivunt, sicut et Patres nostri et apostoli. 101. Regula Pauli et Stephani, chap. 34, PL 66, col. 957 ; cf. V. DesPrez, Règles monastiques d’Occident, ive-vie siècle, d’Augustin à Ferréol, Bégrolles-en-Mauges, 1980 (Vie monastique 9), p. 365-366.

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déjà « le vivre quotidien jusqu’à satiété » ; elle notait aussi que les moines qui ne travaillaient pas consciencieusement ne se voyaient pas retirer la nourriture pour autant. Cette contradiction entre les deux chapitres me semble s’expliquer par la juxtaposition de deux niveaux de discours : tandis que le chapitre 34 reprend les justifications devenues traditionnelles du travail manuel, le chapitre 33 est plus proche des réalités de son temps où le travail manuel des moines n’est plus une nécessité, si bien que ce qui est attendu des moines, c’est de « ne pas aimer l’oisiveté » et de « travailler chacun selon ses capacités102 ». La règle monastique d’Isidore de Séville, écrite entre 615 et 620, consacre un chapitre au travail manuel d’inspiration augustinienne (jusque dans le titre, de opere monachorum) et cassinienne. Ainsi, les évolutions que nous avons essayé de mettre en évidence précédemment – vers la conception d’un “travail” comme occupation pas nécessairement manuelle – ne se retrouvent aucunement dans ce chapitre. Isidore souligne, comme Augustin, que la lecture ne saurait remplacer le travail manuel103 ; il invoque l’exemple de Paul que les moines doivent suivre et il affirme aussi que « tous les apôtres faisaient un travail manuel pour sustenter les besoins vitaux de leur corps104 ». Et d’ajouter que les moines doivent « de leurs propres mains » et « avec leur propre labeur » subvenir à leurs besoins et à ceux des indigents105. Ce travail doit se pratiquer de telle sorte qu’il ne détourne pas l’esprit de Dieu, en chantant hymnes et psaumes. Dans la lignée de Cassien, Isidore défend l’idée que l’activité manuelle et le labeur corporel libèrent l’esprit106. À la fin de son chapitre, Isidore établit néanmoins des distinctions : « Que les frères s’occupent eux-mêmes, de leurs propres mains, des jardins potagers ou de la préparation de leur nourriture ; la construction des édifices, la culture des champs, ils les laisseront au travail de leurs serviteurs107 ». Le travail des moines complète donc celui d’une main d’œuvre servile et consiste dans de l’artisanat d’une part, dans le jardinage (et la cuisine) d’autre part108. Les différences que l’on peut observer entre cette règle et les autres que nous avons pu étudier pourraient s’expliquer par la culture littéraire d’Isidore de Séville qui, devant traiter du travail des moines, se tourne immédiatement vers Augustin 102. 103. 104. 105.

Ibid., col. 956-7 et p. 364-365. Isidore de Séville, Regula monachorum, PL 83, 874. Ibid., col. 873 : […] et omnes apostoli corporale opus faciebant, unde vitam corporis sustentabant. Ibid., col. 873 : Si quidem tantae auctoritatis homines laboribus et operibus etiam rusticanis inservierunt, quanto magis monachi, quos oportet non solum vitae suae necessaria propriis manibus exhibere, sed etiam indigentiam aliorum laboribus suis reficere ! 106. Ibid., col. 874. 107. Ibid., col. 875 : Horti olera vel apparatus ciborum propriis sibi manibus fratres exerceant ; aedificiorum autem constructio vel cultus agrorum ad opus servorum pertinebunt. 108. Michel Lauwers s’est particulièrement intéressé à cette question de la répartition des tâches, impliquant aussi les laïcs, dans les monastères : M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum”. À propos de l’organisation socio-spatiale de la production et de l’approvisionnement des monastères dans l’Occident médiéval », Monachesimi d’oriente e d’occidente nell’alto medioevo. Atti della LXIV Settimana sull’alto medioevo, Spoleto, 31 marzo-6 aprile 2016, Spolète, 2017, p. 877-912, ainsi que sa contribution dans le présent volume.

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et Cassien ; et ce d’autant plus que, contrairement aux autres règles monastiques, celle-ci ne semble pas s’adresser à un monastère précis mais plutôt constituer un modèle, sinon idéal, du moins théorique109. D’ailleurs, une trentaine d’années plus tard, lorsque Fructueux de Braga écrit une règle aux objectifs plus pratiques, il ne conserve d’Isidore que la division des temps de la journée et supprime tout le discours théorique sur le travail110. Cette étude des citations pauliniennes dans les règles monastiques occidentales des ve-viie siècles, permet ainsi d’observer deux lignes de discours : d’une part, la transmission d’une version schématisée des textes de Cassien et Augustin qui retient une quadruple fonction (spirituelle, alimentaire, charitable, disciplinaire) du travail ; et, d’autre part, la conception du travail comme occupation ouvrant la voie à son remplacement par des activités plus spirituelles, ce qui contredit totalement la position augustinienne.

II.2. Commentaires carolingiens : un travail marginalisé La période carolingienne peut être abordée à partir des commentaires de la règle de saint Benoît et de l’exégèse. Les premiers prennent des formes différentes selon qu’ils résultent plus ou moins de compilations. La Concordia Regularum de Benoît d’Aniane, vers 816-820, même si elle a pu opérer des choix en ne citant directement ni Cassien ni le De opere monachorum d’Augustin – probablement car ces textes ne constituent pas des règles monastiques – ou en évacuant la règle du Maître, compile néanmoins l’essentiel des textes que nous avons étudiés et il n’est donc pas étonnant d’y retrouver les deux lignes que nous avons mises en évidence précédemment111. Le résultat est comparable dans le commentaire de Smaragde de Saint-Mihiel (rédigé entre 816 et 827) qui sollicite particulièrement la règle d’Isidore au chapitre 48, tandis que le caractère obligatoire du travail (fondé sur 2 Th 3, 10) est rappelé à travers les citations de la règle de Ferréol dans ce même chapitre et par les citations du Maître au chapitre 60112. Ces commentaires sont au cœur de l’article d’Isabelle Rosé dans cet ouvrage. En revanche, le commentaire d’Hildemar de Corbie, rédigé vers 845, parce qu’il ne repose pas sur une compilation, permet de confirmer avec éclat le fait que la règle de saint Benoît, en incluant le “travail” parmi les occupations, ouvrait la voie à sa marginalisation. C’est bien ce à quoi l’on assiste dans ce commentaire. L’interprétation du chapitre 48 s’ouvre par une citation du De opere monachorum 109. P. BaraTa Dias, « L’idéal monastique, les moines et les monastères du monde wisigothique selon Isidore de Séville », Antiquité tardive, 23, 2015, p. 143-154 (p. 152). 110. A. de voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité, Paris, 2007, vol. 11, p. 177-180. 111. Benoît d’Aniane, Concordia regularum, éd. P. Bonnerue, dans CC Cont. Med., 168, Turnhout, 1999, p. 469-490. 112. Smaragde de Saint Mihiel, Smaragdi abbatis expositio in regulam S. Benedicti éd. A. sPannaGel et P. enGelBerT, dans Corpus consuetudinum monasticarum, 8, Siegburg, 1974, p. 271-275 et p. 303-305.

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qui, loin de résumer le sens de cet ouvrage, souligne que tous les métiers ne sont pas bons. Le chapitre sur le « travail manuel de chaque jour » commence donc par une citation qui met en garde contre un mauvais usage du travail. Suit une dénonciation de l’otiositas puis un développement sur la vie active et la vie contemplative dans lequel la première est associée au travail des mains. Ce passage, tout en montrant la complémentarité des deux activités, souligne néanmoins la supériorité de la contemplation. Hildemar commente ensuite l’organisation des journées en disant que c’est une forme de résumé de la règle mais, alors que le texte de Benoît parle longuement du travail, notre commentateur retient que le moine doit s’adonner ad lectionem et caetera113, ce qui souligne la priorité de la lecture mais aussi le caractère indistinct du reste. La suite confirme cette priorisation puisqu’Hildemar explique au sujet du travail manuel qui ferait les « vrais moines » qu’il ne s’agit là que d’une parole consolatrice pour les frères de monastères pauvres qui en seraient réduits à rentrer eux-mêmes les moissons (ou à construire une maison, à bâtir un moulin, à couper du bois). En revanche, dans les monastères riches, il est tout à fait légitime de consacrer l’essentiel de son temps à la lecture, en conservant une heure pour le travail, non en raison des vertus du travail, mais pour ne pas se lasser de la lecture114. La fin du chapitre, en s’appuyant sur la distinction entre l’ars (qui nécessite un maître) et l’opus (qui n’est qu’une action banale et subalterne comme celle de nettoyer les légumes), manifeste la dilution du travail dans des occupations variées puisque l’ars suppose aussi bien une pratique ou un enseignement intellectuel que l’exercice d’un métier, tandis que l’opus est ici distinct de toute production et réduit à une activité de service115. Cette multitude des activités au sein du monastère, auxquelles les moines eux-mêmes se mêlent plus ou moins, avait d’ailleurs été, quelques années auparavant, articulée avec 113. Nous lisons ce commentaire dans son édition en ligne : http ://hildemar.org. Traduction française dans Hildemar, Commentaire de la Règle de saint Benoît, trad. fr. M.-M. caillarD, Le Coudray-Macouard, 2015. Pour une analyse plus complète de ce commentaire, je renvoie à M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum”… », cit. n. 108, p. 885-889. 114. Ibid. : et intelligitur propter fruges, quasi diceret : si necessitas est propter fruges colligendas, non debent lectioni vacare nec dormire, sed laborare, et dat consolationem, cum subdit : non contristentur, quia tunc vere monachi sunt, si labore manuum suarum vivunt. Et hoc sciendum est, quia per hoc, quod dicit ad fruges, intelligenda est etiam alia necessitas, quae nimis incumbit, quae differri non potest nec exspectari, sicut est domum fabricare, quia non est, ubi dormiant, molendinum facere, quia non est, ubi molatur, sive et ligna incidere. Istud enim vere, quod dicitur, non intelligitur ob hoc vere, ut illi, qui lectioni vacent, non sint veri monachi, sed intelligendum est, quia pro consolatione hoc dixit ; verbi gratia quia cognovit B. Benedictus esse ditiora monasteria et pauperiora, ideo [enim] monachis in illis monasteriis, quae sunt ditiora et possunt esse intenti studio spirituali, dicit, lectioni vacare et operari per horam ; qui si semper lectioni vacarent, fastidium haberent et non potuissent ob hoc forte implere. 115. Ibid. : Sciendum est, quia omnis ars opus est, non omne opus ars. Ars est, quam non operatur nisi magister, opus est sine arte, veluti fabam mundare aut granum et reliq. […] Ars est, si sapit cantare, doceat alium cantum, vel etiam si scit grammaticam, tradat aliis, aut alias artes, quae sunt utiles in monasterio, si sapit, doceat alios. Dicta autem est ars ab artando, eo quod artat hominem in scientiae re uniuscujusque artis. Opera vero attinet ad legumen mundare aut refectorium scopare aut olera mundare et reliq.

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une série de lieux différents dans le célèbre plan de Saint-Gall tel que l’analyse Michel Lauwers116. Le commentaire d’Hildemar poursuit ainsi une tendance déjà à l’œuvre dans la règle de saint Benoît qui consiste d’une part à promouvoir la lectio et les activités spirituelles contre le travail manuel et, d’autre part, à diluer celui-ci au milieu d’autres occupations, effaçant ainsi les justifications traditionnelles du labeur. Faut-il préciser qu’Hildemar ne cite pas 2 Th 3, 10 ? L’exégèse carolingienne conforte ces évolutions : si les positions de l’Ambrosiaster, comme celles d’Augustin et de Cassien, sont bien connues, elles sont reprises de façon sélective et insérées dans un cadre qui place au second plan la question du travail manuel. Le lien du travail et de la liberté de parole avait constitué pour l’Ambrosiaster une thématique de premier plan. Celle-ci se retrouve dans les commentaires d’Haymon et de Raban Maur sur la première épître aux Corinthiens : l’un et l’autre reprennent l’idée que ne rien recevoir des auditeurs permettait de les réprimander « librement » en ne dépendant pas d’eux117. Mais, au-delà de cette question, il n’est guère question du travail manuel : si, sur 1 Co 4, 12, Haymon rappelle que Paul fabriquait des tentes à Corinthe, il affirme surtout qu’il ne recevait rien de ses auditeurs – ce qui ne lui interdisait pas de recevoir des dons d’autres personnes118. Quant à Raban, sur le même verset, il cite intégralement l’Ambrosiaster mais c’est alors un passage qui souligne le fait que Paul et ses compagnons étaient rejetés, malmenés et chassés, si bien que le travail était pour eux certes un moyen de conserver leur liberté de parole, mais d’abord une nécessité119. En précisant qu’ils étaient alors itinérants (instabiles), Raban n’en fait guère des modèles pour les moines et les prédicateurs de son temps. Par conséquent, aussi bien chez Raban que chez Haymon, le discours sur la liberté du contenu de la prédication est maintenu et réaffirmé indépendamment de celui sur le travail. De la même façon, sur Ephésiens 4, 28, le discours sur le don que permettrait le travail manuel tend à passer au second plan. Le commentaire de Raban Maur qui, pour l’essentiel, reprend celui de Jérôme, semble avoir pour premier objectif 116. M. lauwers, « “Circuitus et figura” : exégèse, images et structuration des complexes monastiques dans l’Occident médiéval (ixe-xiie siècle). », dans iDeM (dir.), Monastères et espace social. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident, Turnhout, 2014, p. 43-109 (p. 66-70). 117. Haymon, In epistolam I ad Corinthios dans PL 117, col. 552 : […] et vos libere possum redarguere ; Ibid., col. 534 : ut libere posset eorum vitia redarguere ; col. 541 : […] ut omnia vitia libere redarguere posset ; Raban Maur, In epistolam I ad Corinthios, dans PL 112, col. 48 : Libere […] praedicantes […] et arguentes ; Ibid., col. 79 : Hic non vult accipere ut libere arguat. 118. Haymon, In epistolam I ad Corinthios dans PL 117, col. 534 : Laborabat Paulus scenofactoria arte a prima hora usque ad quintam, et a quinta praedicationis usque ad decimam insistebat : quoniam nolebat a Corinthiis aliquid accipere, neque ab aliis auditoribus, ut libere posset eorum vitia redarguere et corripere. 119. Raban Maur, In epistolam I ad Corinthios, dans PL 112, col. 48 : […] gratiam apud homines non habebant, et colaphizabantur, id est injuriis agebantur, et instabiles erant, quia fugabantur, ne in loco diu manentes plures docerent. Ideo et manibus operabantur, quia non solum gratiam apud homines non habebant, verum etiam ab his accipere indignum erat […].

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de s’opposer à une interprétation du texte biblique qui utiliserait cette citation pour valoriser le travail manuel et les séculiers qui le pratiquent. Il commence en effet par relever que le vol est fréquent chez ceux qui, même pour leurs besoins indispensables et même quand ce sont des hommes bons, sont amenés à commercer. Il les appelle donc non seulement à ne pas nuire à autrui mais à lui venir en aide. Car celui qui travaille pour gagner sa vie, même s’il le fait honnêtement, n’accomplit rien de bon. Puis, toujours à la suite de Jérôme, Raban introduit une deuxième interprétation où il n’est plus question d’un travail manuel mais d’une activité spirituelle : Qu’il peine plutôt en travaillant de ses mains à quelque chose de bon : en toute décence, cette phrase ne saurait renvoyer aux nécessités de cette vie, comme si l’on pouvait qualifier de “bon” ce qui est passager et qui relève du Mammon d’iniquité. Bien qu’il soit juste qu’un travail (labor) procure les richesses recherchées sans détour, ce sera déjà bien si on ne les considère pas comme un mal ; en aucun cas elles ne méritent d’être nommées comme quelque chose de “bon”. Par conséquent, il travaille à quelque chose de bon celui qui rejette le mal et fait le bien et qui travaille dans le champ de son âme afin d’être empli de pains spirituels qu’il pourra partager avec ceux qui ont faim […]120.

Sedulius Scottus et Haymon d’Auxerre s’inscrivent dans la même perspective consistant à mettre en garde contre les métiers malhonnêtes et privilégiant une interprétation spirituelle de ce travail et du don qui en découle121. Les commentaires de la deuxième épître aux Thessaloniciens portent aussi la marque d’une atténuation de l’importance accordée au travail manuel. Ainsi Florus de Lyon, auteur d’une célèbre anthologie de passages augustiniens illustrant les épîtres pauliniennes, recourt bien évidemment au De opere monachorum pour illustrer 2 Th 3, 6-12. Les choix qu’il opère sont néanmoins révélateurs. Dans un premier temps, qui représente environ la moitié de son commentaire, il reprend l’interprétation spirituelle du travail telle qu’Augustin la mettait dans la bouche de ses adversaires. Dans un deuxième temps, il cite trois phrases d’Augustin qui affirment que cette lecture est erronée et que l’Apôtre a voulu que les serviteurs de Dieu se livrent à des œuvres corporelles (opera corporalia operari) dont ils tireraient un profit spirituel (magnam spiritualem mercedem). La troisième partie du commentaire entend montrer que cette position n’est pas contraire aux préceptes évangéliques, tandis que la dernière partie souligne que l’Apôtre n’a pas

120. Raban Maur, Expositio in Epistolam ad Ephesios dans PL 112, col. 441 (Jérôme, Commentaria in epistola ad Ephesios, dans PL 26, col. 512) : Neque enim hoc quod sequitur : « Magis autem laboret operando manibus suis quod bonum est », ad vitae hujus necessaria digne referri potest, ut bonum dicatur quodcumque periturum est, et ad mammonam iniquitatis pertinet. Quamvis enim justus labor opes habeat absque tergiversatione quaesitas, satis habebit, si non dicantur malum, caeterum bonum non valent appellari. Igitur operatur bonum, qui declinat a malo et facit bonum et operatur in agro animae suae, ut spiritualibus panibus impleatur, et possit commodare esurienti […]. 121. Sedulius Scottus, Collectaneum in epistolam ad Ephesios, dans PL 103, col. 205 ; Haymon d’Auxerre, Expositio in epistolam ad Ephesios, PL 117, col. 723.

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voulu ainsi interdire les dons aux hommes de Dieu122. Ainsi la question du travail manuel perd sa centralité dans le développement. Le commentaire de Raban Maur sur cette même péricope s’appuie pour sa part principalement sur des passages de Jean Cassien extraits du livre X des Institutions cénobitiques. Pour autant, le cœur de la pensée de Cassien relative au travail ne s’y retrouve pas, et ce pour deux raisons. La première tient au choix des extraits qui étudient les variations de la pédagogie paulinienne, qui insistent sur l’engagement personnel de l’Apôtre, qui dénoncent fortement les oisifs et les curieux, mais qui parlent peu du travail des mains lui-même. Raban, rejoignant par là sa réflexion sur 1 Co 4, 42, reprend même une phrase sur le travail imposé à Paul par la nécessité123. La deuxième raison est plus fondamentale : Raban fait précéder les citations de Cassien par le commentaire de Théodore de Mopsueste sur Paul qui pose ainsi une forme de cadre interprétatif. Or ce commentaire souligne que Paul ne s’adresse pas à tous mais aux indisciplinati et aux paresseux (pigri), si bien que, dès la première phrase, le travail manuel apparaît comme un moyen de discipline destiné à quelques personnes particulières124. De plus, Raban réintroduit – toujours en citant Théodore de Mopsueste – la distinction hiérarchisée entre un travail corporel et des activités spirituelles : Il ne dit pas de façon générale que celui qui ne travaille pas ne doit pas manger : lui-même, en écrivant aux Corinthiens avait longuement expliqué qu’à ceux qui s’occupent de la doctrine (qui doctrinae vacant) était dû le fait de recevoir de leurs disciples un soutien pour les choses corporelles. En revanche, il dit que n’est pas un ouvrier celui qui n’a pas le souci des choses plus importantes (de melioribus), et qui ne veut pas non plus travailler dans une activité corporelle, se tenant dans l’oisiveté à détailler avec curiosité la vie des autres. Ce discours s’adresse en effet à ceux qui sont indociles (indisciplinatis)125.

Contrairement à Cassien qui n’opposait pas le travail manuel et l’activité spirituelle, Raban Maur, comme il l’avait déjà fait au sujet de l’épître aux Ephésiens, distingue soigneusement ce qui relève du spirituel, pour quoi il utilise les expressions vacare ou sollicitus esse, et ce qui relève du corporel, sens auquel il réserve ici le verbe operari. En outre, alors que Paul évoquait principalement la prédication, Raban étend le discours à l’élaboration doctrinale, ce qui permet d’appliquer à des moines comme lui un discours sur la réception des biens matériels en 122. Florus, Expositio epistolarum B. Pauli apostoli [sub nomine Bedae], Paris, 1649, p. 423. 123. Raban Maur, In epistolam I ad Corinthios, dans PL 112, col. 577 : […] sed ut necessitas et inopia victus non sine ingenti fatigatione corporis facere compellebat. 124. Ibid., col. 575 : Manifestum est hinc evidenter de indisciplinatis dicere, quos et vehementer corripit. […] Hec et praesentes dicebamus, quod pigri esse neque manducare sint digni. 125. Ibid., col. 575 (= Théodore de Mopsueste, In epistulas beati Pauli commentarii, éd. H. B. Swete, Cambridge, 1882, vol. 2, p. 62) : Non generaliter hoc dicens, quod ille qui non operatur non debet manducare : videtur enim ipse Corinthiis scribens longa prosecutione id explicasse, quoniam illis debetur qui doctrinae vacant ut a discipulis corporalium percipiant ministerium ; sed illum dicit non esse operarium, qui neque de melioribus sollicitus est, neque corporale aliquid vult operari, otiosus vero exstans aliorum vitam curiose discutit. De indisciplinatis etenim illi est sermo.

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échange de biens spirituels qu’Augustin appliquait plutôt aux clercs séculiers. Par un tel retournement, le travail manuel n’apparaît plus comme une obligation monastique. Cet aperçu de l’exégèse carolingienne des citations pauliniennes dessine ainsi un ensemble cohérent dans lequel la question de l’obligation du travail manuel devient secondaire, tout particulièrement pour les moines. Au contraire, l’accent est mis systématiquement sur les autres sources légitimes de revenus et la possibilité de vivre sans ces activités manuelles. Le travail manuel, lorsqu’il est exercé, apparaît plutôt – comme dans le passage fameux de la règle de saint Benoît – sous le signe de la nécessité et donc de la contrainte conjoncturelle. Ou alors, c’est qu’il est prescrit, pour les discipliner, à ceux dont le mode de vie est inférieur et condamnable : voleurs, indociles, paresseux, oisifs. Dans tous les cas, il constitue une pratique bien distincte des activités spirituelles, et inférieure à celles-ci. Instrument de discipline, le travail manuel apparaît aussi comme un marqueur de la distinction sociale. L’étude de l’exégèse conforte totalement l’idée que ces occupations deviennent secondaires et ne sont pas « centrales dans la définition de l’état monastique126 ».

II.3. Épilogue : les nouveaux usages du modèle paulinien La désappropriation monastique du modèle paulinien est confirmée au début du xiie siècle par le fait que les ordres nouveaux, tout en faisant du labor un marqueur de leur identité, ne semblent guère mobiliser le modèle paulinien. Bernard de Clairvaux illustre bien ce phénomène. Dans l’ensemble de son œuvre, le verset de 2 Th 3, 10 n’est cité explicitement que deux fois127. Parmi ces deux occurrences, celle des Sermons sur le Cantique des Cantiques ne parle pas du travail manuel mais des efforts de la vie ascétique128. Dans le sermon de diversis 55, il est bien question de l’opus manuum qui contribue à la purification du moine mais Bernard s’appuie uniquement sur l’argument d’autorité et son propos est bref129. L’abbé cistercien évoque bien ce même passage de l’épître aux Thessaloniciens dans l’Éloge de la nouvelle chevalerie, mais il s’agit alors de louer le fait que les Templiers ne se livrent pas à l’oisiveté lorsqu’ils ne combattent pas : ils réparent leurs armes, recousent leurs vêtements, remettent de l’ordre130. Les autres passages où Paul évoque son travail ne sont parfois pas même cités : c’est le cas de 1 Th 2, 9. Le verset d’Actes 20, 35 a plus de succès (4 occurrences) mais il sert 126. Voir la contribution d’Isabelle Rosé dans ce volume. 127. Le repérage des citations bibliques a été fait grâce à G. henDrix, Index biblicus in opera omnia S. Bernardi dans S. Bernardi opera vol. IX, Turnhout, 1998. 128. Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique des cantiques, 46, 5, éd. J. leclercq, H. rochais et Ch. H. TalBoT, dans SC 452, Paris, 2000, p. 283-289. 129. Bernard de Clairvaux, Sermons divers, 55, 3, éd. J. leclercq, H. rochais et Ch. H. TalBoT, dans SC 518, Paris, 2007, p. 366-369. 130. Bernard de Clairvaux, Éloge de la nouvelle chevalerie, 7, éd. J. leclercq, H. rochais et Ch. H. TalBoT, dans SC 367, Paris, 1990, p. 68-69.

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à inciter à faire des dons aux religieux131. Finalement, en dehors du sermon de diversis 55, Bernard évoque les citations pauliniennes sur le travail dans deux passages seulement, et ce n’est pas pour les reprendre à son compte ! Dans le sermon 65 sur le Cantique, il les met dans la bouche du « renard », c’est-à-dire des hérétiques132. Dans le premier sermon sur Pierre et Paul, il signale que les apôtres ne sont pas venus pour enseigner à pêcher ou, dans une allusion évidente à Paul, à fabriquer des tentes133. Ce modèle paulinien du travail entre alors dans une nouvelle phase de son histoire qui s’écarte de notre sujet. Les moines n’en sont plus les acteurs principaux, laissant la place aux prédicateurs itinérants, aux frères mendiants et à leurs adversaires, aux hérétiques et à leurs dénonciateurs aussi134.

131. En particulier dans les lettres ; cf. PL 182, col. 312, 396 et 583 (ep. 100, 153, 227) 132. Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique des cantiques, 65, 5, éd. J. leclercq, H. rochais et Ch. H. TalBoT, dans SC 472, Paris, 2003, p. 328 : Pallent insuper ora ieiuniis, panem non comedit otiosus, operatur manibus unde vitam sustentat. 133. Bernard de Clairvaux, Sermon primus in sollemnitate Apostolorum Petri et Pauli, éd. J. leclercq, H. rochais et Ch. H. TalBoT, dans Sancti Bernardi Opera, vol. 5, Rome, 1968, p. 189. 134. Deux “moments” illustrent ces polémiques. Au tournant du xiie et du xiiie siècle, Alain de Lille, pour répondre aux Vaudois qui prétendaient que les prédicateurs n’avaient pas à travailler, s’appuie sur Paul pour affirmer le contraire, faisant ainsi de l’Apôtre le modèle des prédicateurs (De fide catholica, dans PL 210, col. 400 : Nonne melius est proprio labore victualia acquirere, quam inverecunde ab aliis exigere ? Nonne et praedicatoribus hoc exemplum dedit Doctor gentium, qui proprio labore sibi acquirebat victum ?) ; mais il confortait ainsi paradoxalement le discours d’autres hérétiques (tels ceux que citait Bernard de Clairvaux ou tels les bons hommes du Midi de la France) qui avaient pris Paul comme modèle d’une prédication itinérante. D’où la longue argumentation, légèrement postérieure, de Durand de Huesca qui combat sur deux fronts : contre les « hérétiques » (c’est-à-dire les bons hommes) et contre les « catholiques », les deux groupes se rejoignant pour condamner le refus du travail par les prédicateurs vaudois. Il est ainsi conduit à rejeter l’idée que Paul ait travaillé de ses mains (sinon de façon exceptionnelle) et à réhabiliter une interprétation spirituelle des citations pauliniennes, louant le « labeur spirituel » qu’est la prédication. Le travail manuel devient alors un modèle, non pour les prédicateurs mais pour les laïcs (Durand de Huesca, Liber antiheresis, éd. K. V. selGe, dans iDeM, Die ersten Waldenser, t. 2, Berlin, 1967, p. 77-89). La polémique rebondit au milieu du xiiie siècle dans le débat entre les frères mendiants et les séculiers, ceux-ci relançant contre les mendiants les arguments invoqués contre les hérétiques, en se fondant sur l’exemple de Paul pour dénoncer la mendicité de personnes valides (Cf. Guillaume de Saint-Amour, Question disputée de valido mendicante, éd. A. G. Traver, dans iDeM, « William of Saint-Amour’s two Disputed Questions De quantitate Eleemosynae and De Valido Mendicante », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, 62-62, 1995, p. 336-337 ; Guillaume de Saint-Amour, De periculis, éd. G. GelTner, dans William of Saint-Amour, De periculis novissimorum temporum, Oxford, 2008, p. 96). Cette argumentation est à l’origine des réponses des frères mendiants qui, à l’image de Durand de Huescas, mais sans nier le travail de Paul, font du labeur une obligation réservée aux gens de peu de foi qu’il sert à discipliner. Cf. (entre autres) Bonaventure, Quaestiones disputatae de perfectione evangelica, II. A. 3, dans Opera omnia, t. 5, Quaracchi, 1891, p. 156-165 ; Thomas d’Aquin, Commentaire sur la 2ème épître aux Thessaloniciens, éd. R. Cai, dans Thomas d’Aquin, Super epistolas S. Pauli lectura. Vol. II, Turin-Rome, 1953, p. 207-208.

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conclusion : Pourquoi “Travailler” ? Cet article a dessiné un parcours, celui d’un modèle – Paul travaillant de ses mains pour gagner sa vie – que les moines orientaux ont investi, que deux autorités majeures, Augustin et Cassien, nous sans l’infléchir, ont proposé aux frères des monastères occidentaux et qui, pourtant, n’a guère été adopté, sinon de façon considérablement déformée. Pourquoi les moines ont-ils donc vu en Paul l’auteur d’un précepte auquel il fallait obéir davantage qu’un modèle de comportement à imiter ? Probablement que la vie de Paul, faite d’itinérance et de prédication, semblait bien éloignée à des autorités monastiques avant tout soucieuses de stabilitas135. À trop encourager l’imitation de Paul, n’aurait-on pas encouru le risque de voir renaître des groupes de moines errants que l’on redoutait tant et contre lesquels les règles étaient tout d’abord dirigées ? Il n’y a guère de doute que cette préoccupation a pu jouer, mais les écrivains monastiques étaient suffisamment habiles pour valoriser l’exemple paulinien en laissant de côté son itinérance. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait Augustin et Cassien qui ont usé de l’autorité et du modèle de Paul pour discipliner les communautés monastiques. Le problème semble plus profond : n’est-ce pas le travail manuel lui-même qui suscite des résistances ? Les textes n’évoquent presque jamais ce travail sans l’associer aux « murmures » comme s’il était inconcevable qu’il ne suscitât pas des formes d’opposition. Et, on l’a vu, le « précepte paulinien » a amplement été érigé en réponse à ces plaintes plus ou moins cachées. Nous avons décidé dans cet article de conserver le mot de “travail” en soutenant que l’activité rémunératrice que Paul avait louée et pratiquée correspondait bien à une signification du mot “travail” dans le français courant. Mais, dans notre parcours, la notion n’a-t-elle pas changé de sens au point qu’il serait illusoire de conserver le même mot ? Si, du vie au ixe siècle, l’opus manuum est avant tout une occupation, est-il légitime de continuer à l’appeler “travail” ? Il est temps de revenir à cette question : peut-on parler d’un “travail des moines” ? L’étude du vocabulaire n’a pas constitué le cœur de notre approche, mais quelques tendances apparaissent, à commencer par la progression de labor/laborare au point que ce verbe en vient à remplacer parfois operari jusque dans la citation biblique de 2 Th 3, 10136. Mais, puisque les textes anciens continuent à être copiés et cités, operari et laborare en arrivent à être souvent équivalents. Si l’on distingue un opus corporale ou opus laboris d’un opus spirituale, il serait vain de penser qu’opus et labor constituent des notions tout à fait distinctes ; il semble même qu’elles tendent au contraire à se rapprocher. Plus fructueuse nous semblerait la piste de l’étude des activités monastiques puisque l’établissement d’un horaire a tant préoccupé les rédacteurs des règles. 135. Pour une vision plus globale des tensions entre gestion et stabilitas, Cf. M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum”… », cit. n. 108, p. 892-902. 136. Ce phénomène a bien été relevé par P. Bonnerue, « Opus et labor dans les règles monastiques anciennes », Studia monastica, 35, 1993, p. 265-291.

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L’étude mériterait d’être approfondie mais de grandes lignes se dégagent. La première est celle qui distingue le temps de l’office du reste des activités monastiques et, de ce point de vue, il semble contestable d’évoquer une liturgisation du “travail”, quand bien même tout le temps monastique est dû à Dieu. La seconde ligne de partage est moins nette : c’est celle qui, parmi les activités ou occupations non-liturgiques, distingue le temps de l’étude (lecture, méditation, apprentissage des lettres) du laborare/operari, de l’opus (manuum), du labor, des opera, de l’opera ou même des officii dont nous n’avons pas assez parlé. Cette ligne, parfois bien marquée, comme dans la règle de saint Benoît, s’efface lorsque les moines, comme Cassien et bien d’autres, s’efforcent de spiritualiser les activités manuelles. De même, les types d’activités corporelles varient selon que le travail des champs est admis ou non, suivant que s’y glissent ou non des activités d’enseignement ou de lecture. La tendance à considérer ce temps sous l’angle de l’occupation contre le désœuvrement contribue aussi au brouillage des pistes. Pourtant, dans les représentations et les normes sinon dans la pratique, la distinction entre activités spirituelles et corporelles demeure. Ce sont ces dernières que nous avons continué à appeler “travail”, quitte à s’interroger sur les fonctions de celui-ci. À cet égard, après le moment des élaborations originales de l’Ambrosiaster qui a mis en avant le caractère libérateur du travail, d’Augustin soucieux de faire accepter une pratique du travail manuel sans l’imposer à tous, de Cassien désireux de rompre la coupure entre travail et méditation, on a vu se constituer un argumentaire théorique typique articulé autour des trois fonctions alimentaire – gagner sa subsistance –, charitable et spirituelle – au moins en tant que lutte contre l’oisiveté. Mais ce discours-type agit comme un leurre qui masque deux réalités essentielles. La première est qu’une des fonctions essentielles du travail est disciplinaire : discipline des corps et des esprits, des esprits à travers le corps. De ce point de vue, les monastères ont bien constitué des modèles sociaux, annonciateurs de la diffusion postérieure d’une idéologie et d’une pratique du labor intimement liée à la domination137. La seconde est une évolution sensible qui écarte les deux premières fonctions au profit de la troisième, elle-même de plus en plus réduite à un remède contre le désœuvrement. Or cette évolution, favorisée par la méfiance persistante devant le négoce, la lourdeur du travail, le risque de se tourner vers les affaires temporelles, la crainte de la cupidité, a des conséquences majeures puisqu’elle ouvre la voie à un remplacement des activités manuelles par d’autres occupations plus spirituelles et donc « meilleures ».

137. M. lauwers, « Le “travail” sans la domination ? Notes d’historiographie et de sémantique à propos du labeur des cultivateurs dans l’Occident médiéval », dans A. Dierkens, N. schroeDer et A. wilkin (dir.), Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ? Recueil d’études offert à Jean-Pierre Devroey, Paris, 2017, p. 303-332.

OPUS, LABOR, ARS, MERCES, SERVITIUM, OU UN QUINTETTE SUR LE BANC D’ESSAI. À PROPOS DE LA SÉMANTIQUE DU « TRAVAIL » DANS LA SCHEDULA DIVERSARUM ARTIUM (VERS 1122-1123) luDolF kuchenBuch FernUniversität in Hagen

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e suis très heureux d’avoir été associé à ce programme de recherche sur le « travail » et l’idéologie du « travail » dans les milieux monastiques au Moyen Âge et d’y contribuer en présentant les solutions méthodologiques auxquelles je suis parvenu en matière de micro-sémantique. Comment vais-je procéder ? Je voudrais tout d’abord évoquer rapidement les raisons de mon investissement dans le domaine de la sémantique historique et ce que je pense aujourd’hui de cette méthode d’investigation (i). Suivront quelques remarques de base sur la sémantique du « travail » dans le Moyen Âge latin, telle que je l’entends (ii). Je parlerai ensuite de la Schedula diversum artium, que j’avais examinée en détail il y a quelques années, précisément à travers le prisme de la sémantique du « travail » (iii)1. Après un résumé de l’état de la recherche (iii.1), puis un bref aperçu sur le contenu de ce traité (iii.2), deux extraits du texte seront présentés à titre d’illustration (iii.3). Je résumerai ensuite comment j’ai procédé dans l’étude que j’ai réalisée sur la Schedula – dans l’esprit de la devise de J. G. Droysen (1867) : « Les méthodes, il s’agit de les trouver. Il nous en faudrait d’autres pour d’autres tâches, et souvent une combinaison d’entre elles pour résoudre une tâche »2 (iii.4). Il s’agit là des conditions préalables à la présentation des résultats factuels de mon étude. Celle-ci traite de l’hypothèse formulée dans le titre de cette contribution, qui concerne le profil de sens et de signification du quintette de mots opus – labor – ars – merces – servitium utilisés au sein d’un document que je considère comme un témoin-clé de l’histoire du « travail » dans l’Europe ancienne (iii.5). Afin de rendre mon étude sur la Schedula compréhensible dans un contexte plus large, je rendrai ensuite compte d’expériences et de résultats liés à des recherches menées au cours des dernières années sur différents mots-clés et thèmes de base, 1. 2.

L. kuchenBuch, « Die dreidimensionale Werk-Sprache des Theophilus presbyter. “Arbeitsˮsemantische Untersuchungen am Traktat De diversis artibus », dans L. kuchenBuch (dir.), Reflexive Mediävistik. Textus – Opus – Feudalismus, Frankfurt-New York, 2012, p. 341-401. Johann Gustav Droysen, Historik. Historisch-kritische Ausgabe, 1, éd. P. leyh, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1977, p. 486.

Labeur, saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 159-184. Cisterciens, éd. éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 159PUBLISHERS DOI 184. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123779

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tant à partir de documents isolés que de groupes de documents relevant d’un même genre (iv). Mon objectif est de montrer différentes façons d’analyser des résultats. C’est là que mes recherches sur la Schedula trouvent leur place. Ma thèse générale est que c’est seulement en comparant et en combinant différentes études que l’on peut prouver la viabilité méthodologique et le rendement factuel d’une micro-sémantique textuelle pour la recherche médiévale – méthode qui ne sert bien sûr qu’à compléter, et non à remplacer, d’autres moyens d’analyse. Par trois brèves remarques conclusives, je tenterai enfin une classification critique de l’ensemble (v).

i. De la criTique iDéoloGique à la Micro-séManTique Mon intérêt pour le sens des mots remonte à longtemps. Durant mes années d’étude, de 1960 à 1966, dans le cadre des sciences du langage (c’est-à-dire avant la percée de la linguistique), on utilisait le terme technique (étroitement conçu) de sémasiologie, la théorie du sens, pendant de l’onomasiologie, la théorie des désignations. Aucune des deux ne répondait de manière satisfaisante à ma curiosité. Mes intérêts avaient beaucoup à voir avec l’empreinte culturelle dont j’ai été marqué dans l’Allemagne de l’Ouest de l’après-guerre (*1939). Au fur et à mesure que progressaient nos études, la langue allemande des concepts s’avérait pour nous, étudiants, comme désespérément touchée, imprégnée et désavouée par le nazisme. C’était particulièrement vrai pour l’histoire, la discipline qui nous avait formés. De nombreux historiens de la génération de la guerre, nos enseignants, avaient inconsciemment ou secrètement emprunté leur langage à l’idéologie du national-socialisme ou à des traditions de pensée antimodernes. Plus nous remarquions et comprenions ces dispositions et leurs effets, plus augmentait notre scepticisme critique vis-à-vis de l’idéologie, à tel point que plus aucun mot-clé conventionnel, dans les domaines de la politique, de la culture et de la science, ne nous paraissait digne de confiance. Dans ces années d’initiation, j’ai transféré ce rejet sur la discipline historique et sur ses mots-clés. Nous nous sommes ainsi lancés dans des débats critiques en nous distanciant de tous les maîtres concepts, comme Abendland (“Occidentˮ), Reich (“empireˮ), Volk (“peupleˮ), Nation (“nationˮ), Deutschtum (“germanitéˮ), Stand (“étatˮ), etc. À l’inverse, notre intérêt grandissait pour les contre-concepts (« société », « classe », etc.) – et surtout pour le concept controversé de « féodalisme », qui se présentait comme une alternative à « Moyen Âge » pour désigner cette époque3. Il s’agissait d’une critique idéologique de la science du Moyen Âge, qui devait être appelée quelques années plus tard, à partir de la philologie latine, Mediävistik.

3.

Une tentative de bilan : L. kuchenBuch, « Marxens Werkentwicklung und die Mittelalterforschung », dans A. lüDTke (dir.) Was bleibt von marxistischen Perspektiven in der Geschichtsforschung ?, Göttingen, 1997, p. 33-66.

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Nous ne pouvions cependant en rester à cette critique politique. Avec la professionnalisation croissante de la discipline, dans les années 1970 et 1980, s’est accrue la pression en vue de réévaluer historiquement les conditions, les fonctions et les effets contemporains des concepts-clés soumis à la critique, et donc la nécessité de comprendre mieux et d’expliquer le rôle épistémologique joué par ces concepts4. Le terme allemand qui désigne cette démarche était et reste Begriffsgeschichte, “histoire des conceptsˮ5. Dans cette quête, une orientation extrêmement importante a été donnée par deux grands dictionnaires d’histoire conceptuelle : l’Historisches Wörterbuch der Philosophie (avec la revue Archiv für Begriffsgeschichte qui l’accompagnait) et les Geschichtliche Grundbegriffe, soit des projets exhaustifs pour l’historicisation, sur la longue durée, du vocabulaire européen de la pensée, du pouvoir et de la culture. Telle fut la deuxième étape de mon cheminement, un passage de la critique du présent idéologique à la critique conceptuelle historique. Dans ce contexte sont nées d’abord l’intuition, puis la conviction d’une double rupture épistémique entre la Modernité et le Moyen Âge. Cela signifiait que la compréhension directe des documents médiévaux était fondamentalement altérée en raison de notre éloignement irréversible des contextes de vie de l’Europe ancienne, en raison également de la sécularisation de la pensée et de l’essor, mais aussi de la différenciation des sciences, en particulier de l’histoire. Depuis la fin des années 1980, cette certitude a conduit à l’émergence d’une « anthropologie historique ». La démarche anthropologique pouvait, en effet, être appliquée – au-delà de l’altérité des réalités non européennes – à l’étude des conditions de la survie, de la pensée et de la croyance dans ce qu’on appelle « le Moyen Âge ». Jacques Le Goff a formulé à propos de cette voie – très suivie en Allemagne – des idées et des perspectives de travail décisives6. Des doutes ont alors émergé quant à la possibilité d’appréhender de manière adéquate les temps pré-modernes en utilisant des procédures herméneutiques traditionnelles, en se laissant guider notamment par le vocabulaire de la vie quotidienne et les termes techniques modernes.

4.

5.

6.

L’expression de nos efforts est une collection de matériaux conçue sur une large base : L. kuchenBuch et M. BernD (dir.), Feudalismus. Materialien zur Theorie und Geschichte, Berlin-Wien, 1977. Elle résume, explique et pondère de manière critique tout ce qu’il est important de savoir à propos des différences entre les approches historiques et théoriques à l’Ouest et à l’Est – le panorama complexe entre Smith et Marx, Staline et Engels, Weber et Bloch, Brunner et Balibar, Hilton et Vilar. Voir aussi à ce propos, les remarques analytiques et critiques d’Alain Guerreau, Le Féodalisme. Un horizon théorique, Paris, 1980, p. 112-116. Depuis peu, nous avons à notre disposition une introduction très utile qui mène de manière historico-systématique à travers les champs du discours à la sémantique et à l’histoire des concepts, en philosophie, en histoire, en linguistique et en sciences de la communication, en histoire des sciences et des savoirs et en études culturelles : E. Müller, F. schMieDer, Begriffsgeschichte und historische Semantik. Ein kritisches Kompendium, Berlin, 2016. Sur l’évaluation de ces évolutions, L. kuchenBuch, « Zwischen Lupe und Fernblick. Berichtspunkte und Anfragen zur Mediävistik als historischer Anthropologie », dans Reflexive Mediävistik, cit. n. 1, p. 537-567.

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Dans ce contexte, le linguistic turn – entendu au sens étroit comme un virage radical vers le décodage des relations de sens entre différents témoignages écrits, à partir de leurs seuls fonds et état de langue propres – a constitué une troisième étape décisive. Des années de discussion au sein du département d’Histoire ancienne de la FernUniversität de Hagen et du « Cercle de travail sur les conditions de la production du savoir médiévistique » ont représenté pour moi à la fois un encouragement et une aide critique7, en particulier grâce à Alain Guerreau, qui a développé parallèlement des moyens totalement nouveaux pour le traitement numérique des documents et l’exploration historico-statistique du langage8. Ce qui m’importait, en lien étroit avec l’enseignement universitaire, était l’examen précis, à la loupe, des moyens de description et des choix d’expression du latin de l’époque. Pour y parvenir, la meilleure solution, pour commencer, était de se concentrer sur des témoignages isolés exemplaires ou sur des groupes de témoignages de même genre littéraire. D’étude en étude est ainsi né un titre programmatique que j’utilise depuis plusieurs années : Mikrosemantik, la « micro-sémantique »9. Pour des raisons pratiques inhérentes à la recherche, et sans emprunter la terminologie de la sémantique linguistico-textuelle10, j’ai essayé de résumer cette méthode de recherche en maximes concises et faciles à manier. Je distingue ainsi trois opérations, qui certes n’ont pas à se suivre dans un ordre strict, mais qui s’appuient bel et bien les unes sur les autres et qui ne mènent qu’ensemble à l’objectif11 : 1. Après avoir clarifié toutes les questions de critique textuelle, la première étape devrait être de déterminer le code de mots du document (ou des documents) qui pourrait être pertinent pour le sujet de la recherche – déterminer le vocabulaire, les fondements lexicaux, en particulier les champs de mots nominaux et verbaux (ou le stock de mots). 2. Sur cette base se laisse saisir le régime sémantique – il s’agit de la recherche de l’ordre latéral et vertical du vocabulaire et de ses relations syntaxiques de contiguïté, c’est-à-dire la recherche de son champ de signification et de sa hiérarchie. 3. Enfin, il est nécessaire de clarifier la situation, le lieu et le moment ainsi que le milieu social auxquels on doit le document, que celui-ci représente explicitement ou auxquels il se réfère indirectement. Le relevé de preuves 7.

Je remercie Alain Guerreau, Anita Guerreau-Jalabert, Joseph Morsel, Julien Demade, Didier Méhu, Nicolas Perreaux, Juan Jose Larrea, Uta Kleine, Severine Berlier. 8. A. Guerreau, L’Avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris, 2001, p. 163-237 ; iDeM, Statistique pour historiens, Elec, 2004/2007. 9. J’ai appris beaucoup de choses lors d’échanges avec les collègues de médiévistique lors de conférences sur la micro-sémantique à Berlin, Zurich, Francfort, Leipzig, Friburg, Hanovre, Bielefeld, Nice, Paris, Göteborg. 10. D. Busse, Semantik, Paderborn, 2009. 11. Tant J. Trier, « Über Wort- und Begriffsfelder » (1931), dans L. schMiDT (dir.), Wortfeldforschung, 1990, p. 1-38, que Busse, Semantik, cit. n. 10, p. 91-132, m’ont beaucoup aidé.

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et d’indices internes au texte autorise et même appelle un complément extra-textuel et une classification qui aille au-delà du document. Une telle approche ne s’avère pertinente que si le document est suffisamment riche en mots et en contenu, permettant de saisir le fonds thématique pertinent de manière détaillée (en termes de lexique et de syntaxe) et de le déployer à travers ses références internes. Un document qui répond à ces conditions renvoie à l’image du nid. Un nid rempli comme une précieuse « trouvaille », comme un vaste et complexe dépôt linguistique, dont le décodage linguistique conduit à la vie et à la pensée de l’époque – et donc aussi à l’activité agricole destinée à garantir la subsistance, à la production artisanale, au « travail ». La Schedula diversarum artium constitue un tel dépôt ; sa richesse convient parfaitement aux questionnements micro-sémantiques qui peuvent fonder une histoire du « travail » – et évidemment répondre à bien d’autres interrogations.

ii. séManTique hisTorique Du « Travail » au Moyen âGe J’ai indiqué mes réserves quant à l’application du langage conceptuel moderne aux conditions du passé, et souligné quels efforts sont nécessaires pour décrire et expliquer les témoignages écrits du Moyen Âge comme une réalité linguistique transmise de manière fragmentaire, mais que l’on voudrait transmettre aux lecteurs. Ces principes s’appliquent à l’évidence généralement admise avec laquelle la médiévistique moderne a l’habitude de faire apparaître les formes d’activité destinées à garantir la subsistance comme du « travail » – un « travail » alors considéré comme constante historique de l’effort de survie12. Pour affronter de manière critique ce mode de pensée et de représentation modernisant, deux choses sont nécessaires13. 1. Tout d’abord, il convient de faire prendre conscience des changements sémantiques du concept de « travail » dans la longue durée européenne. Des années de réflexions m’ont conduit à ne pas le faire dans un sens génético-chronologique, comme un processus mono-conceptuel de formation, c’est-à-dire sous forme d’une déduction qui conduit au « travail salarié » moderne, mais plutôt à inverser chronologiquement le processus, c’est-à-dire à le considérer, à partir du concept moderne du « travail salarié », comme un processus de dissolution et de

12. Par exemple R. Fossier, Le Travail au Moyen Âge, Paris, 2000 ; V. PosTel (dir.), Arbeit im Mittelalter. Vorstellungen und Wirklichkeiten, Berlin, 2006 ; iDeM., Arbeit und Willensfreiheit im Mittelalter, Stuttgart, 2009. À l’opposé : J. le GoFF, « Arbeit », dans Theologische Realenzyklopädie, vol. 3, 1978, p. 626-635. 13. Je me réfère ici au premier volume de cours fondamentaux en six parties Arbeit im vorindustriellen Europa qui a été élaboré en 1987-1990 dans l’équipe de la FernUniversität, et qui est utilisé jusqu’à aujourd’hui comme unité d’enseignement à distance. Un essai synthétique à ce sujet : L. kuchenBuch, T. sokoll, « Vom Brauch-Werk zum Tauschwert. Überlegungen zur Arbeit im vorindustriellen Europa (1990) », dans Reflexive Mediävistik, cit. n. 1, p. 249-278.

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disparition de caractéristiques et d’associations. Cette vision antigénétique14 m’a conduit à deux observations. D’une part, le champ conceptuel relatif au « travail (salarié) » perd son pouvoir magnétique et dénotatif au fur et à mesure que l’on s’éloigne du présent ou de la modernité. Il s’affaiblit. Il se décentralise. Son noyau de sens – le « travail » rémunéré en argent rattaché à un « lieu de travail » – change de fonction et de position sociales. Le terme « travail » est de plus en plus utilisé comme connotation d’autres mots ayant des rayons de signification différents. Inversement, d’autres notions utilisées pour désigner les moyens de subsistance gagnent en importance – « œuvre », « service », « besoin », « nourriture », etc. Très grossièrement résumé : lorsqu’on plonge ainsi le regard dans l’époque prémoderne, le mot allemand Arbeit (“travailˮ) perd, dans la langue (écrite), son aura universelle. Il perd son primat de désignation et son pouvoir d’attraction. Ses références sémantiques diminuent. La principale de ces références, qui concerne le salaire monétaire, perd sa pertinence. Arbeit (“travailˮ) sert de plus en plus à compléter le sens d’autres mots ou groupes de mots. Il assume des fonctions secondaires, qualificatives ou attributives. Son champ d’application devient également plus étroit, et sa fréquence d’utilisation diminue. Une métamorphose sémantique élémentaire sur le long terme ! 2. Dans une certaine mesure, parallèlement à cette décomposition du « travail » moderne et à sa disparition, se forme, au fur et à mesure que nous reculons, une autre idée. Son profil général de longue durée : dans le long Moyen Âge (du ve au xviie siècle), le mot allemand arebeit n’est qu’une composante d’un grand champ de mots à cinq termes – werk (“œuvreˮ), kunst (“artˮ), lohn (“salaireˮ), dienst (“serviceˮ) et arebeit/mühsal (“effortˮ / “peineˮ). Ce quintette allemand – dans toutes les langues européennes, il existe des combinaisons d’autres mots – correspond à peu près au set de mots-clés latins composé comprenant opus, ars, merces, servitium, labor. Ils viennent tous du latin classique (et ont des antécédents en grec ancien). Dans l’Antiquité tardive, leur sens a été transformé pour s’accorder à l’image chrétienne de Dieu et de l’homme, à l’agrarisation de la vie quotidienne et à l’ecclésialisation des structures de pouvoir et des relations sociales : il s’agit d’une réécriture du système sémantique relatif à l’« action destinée à assurer la subsistance », qu’il est difficile de surestimer. Se forment, à un rythme différent selon le temps et l’espace, des conglomérats dans lesquels interviennent la pratique économique agricole, la peine pénitentielle du pécheur, l’obéissance et le service dus aux seigneurs (spirituels et séculiers) et le désir de salut pour soi-même et les siens. Le set des mots latins-chrétiens que l’on a évoqué (comme leurs équivalents dans les langues vernaculaires) constitue le code de base du champ /action destinée à assurer la subsistance/ et des représentations associées 14. J’ai également fait des essais à partir de « musique » et « déchets » : L. kuchenBuch, « Zwischen Improvisation und Text. Schriftanthropologische Erwägungen eines Jazzamateurs und Mediävisten zur Musikhistorie », dans Reflexive Mediävistik, cit. n. 1), p. 217-245 ; iDeM, « Abfall. Eine stichwortgeschichtliche Erkundung », dans J. rüsen, J. callies (dir.), Mensch und Umwelt in der Geschichte, , Meinfried Striegnitz, 1989, p. 257-276.

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à ce sème. Lequel des mots, laquelle des composantes de ce quintette est le plus important et servirait donc de concept-clé ou directeur dans tel ou tel cas historique étudié : la question reste en principe ouverte. Chaque fois qu’un document évoque les moyens de subsistance – comme routine habituelle, comme ensemble de connaissances techniques, ou comme norme morale ou effort mental –, ce set de mots-clés latins (et plus tard aussi vernaculaires) dirige explicitement la scène ou y participe implicitement, dans chaque cas avec une pondération des savoirs et une distribution des rôles particulière, avec une présence, une fréquence, un classement et un ancrage particuliers. Ce sont précisément ces différentes formes que l’on rencontre de témoignage en témoignage. Chaque cas représente la situation d’utilisation spécifique d’une langue extrêmement mobile de la subsistance, de l’entretien vital et du service. Or celle-ci ne se laisse jamais si bien décrire et éclairer qu’à travers des enquêtes micro-sémantiques menées à partir de cas exemplaires – comme celui de la Schedula.

iii. un cas exeMPlaire : la schedula diversoruM artiuM III.1. L’état de la recherche Concernant l’état actuel des recherches sur la Schedula diversarum artium – vraisemblablement le document écrit le plus détaillé pour l’histoire « technologique » du Moyen Âge central – et sur son auteur, Theophilus/Roger, on peut dire, en bref, ce qui suit : la certitude que le Theophilus presbyter mentionné au début du texte est l’auteur original et unique de la Schedula (vers 1122/1123) et qu’il peut être identifié à l’orfèvre Roger d’Helmarshausen, qui a réalisé l’autel portatif de Paderborn, a été utilement remise en question à la suite de récentes investigations sur les manuscrits (variés) du traité, sur ses sources et sur des écrits parallèles appartenant au même genre, sur sa réception par ses contemporains, sur les techniques artisanales et sur l’idée d’art qui s’y trouvent décrites, ainsi que sur le milieu intellectuel monastique de l’époque. De nombreuses questions demeurent ouvertes15. Le traité est néanmoins toujours considéré, en termes de contenu et de forme, comme un témoignage unique sur les connaissances artisanales de l’époque romane, sur leur application pratique, sur leur légitimation biblico-exégétique et sur leur diffusion au sein de la société. Il est considéré comme un document qui, malgré les nombreuses interprétations globales et les impressionnantes 15. Voir le bilan actuel intermédiaire très riche du Thomas-Institut de l’Université de Cologne qui intègre une nouvelle édition numérique tenant compte de tous les manuscrits [http ://schedula. uni-koeln. de/index.shtml] : A. sPeer (dir.), Zwischen Kunsthandwerk und Kunst. Die «Schedula diversum artium», Berlin, 2013/14 ; H. GearharT, Theophilus and the Theory and Practice of Medieval Art, Pennstate, 2017.

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recherches détaillées qu’il a suscitées jusqu’à présent16, n’a pas été reconstruit de manière satisfaisante en termes codicologiques et philologiques, n’a pas non plus été clarifié en détail sur le plan des faits, ni contextualisé au sein de son époque en fonction de sa signification. De nouvelles études prometteuses sont en cours sur diverses questions17. Mon enquête strictement sémantique rejoint le champ varié des recherches sur la Schedula, d’une manière méthodologiquement complémentaire18.

III.2. La structure et le contenu De quoi traite la Schedula ? Son objectif principal : communiquer un savoir artisanal et son application pratique. L’œuvre se compose de trois livres qui n’entretiennent guère de rapports les uns avec les autres. Chacun des livres est précédé d’un prologue distinct. Dans chaque prologue est développée à destination de l’utilisateur une réflexion sur la signification théologique et anthropologique des connaissances et des compétences artisanales. Chaque livre traite d’un espace d’activité distinct et l’enseignement y est délivré dans le style d’une recette de cuisine. Le premier livre vise à enseigner la peinture de figures et d’écritures sur pierre ou sur surfaces en bois : c’est le decor picturarum. Le deuxième livre traite de l’ornatus vitreus, de la production et de l’utilisation de récipients et d’ustensiles en verre jusqu’aux mosaïques et aux fenêtres. Le troisième livre concerne les opera fabricandi, la forge, le moulage et la finition d’objets liturgiques en or et en argent. Chaque livre, divisé du début à la fin en chapitres portant des titres (i : 45 chapitres ; ii : 31 chap. ; iii : 95 chap.), manifeste un ordre interne qui suit la création des objets principaux. Comme le fait remarquer avec justesse E. Brepohl, les procédés sont expliqués à l’aide d’objets concrets19. Comme j’ai examiné le sujet sur la base du troisième livre, je voudrais présenter ici son contenu, au moins en partie, pour tout ce qui concerne les principaux instruments liturgiques. L’instruction commence par la construction d’un atelier approprié (fabrica) comprenant les principaux équipements immobiles : siège de travail (sedes operantium), fourneau à soufflerie, soufflets, enclumes. Suit une liste qualificative des outils à main en fer (ferri) nécessaires, des marteaux aux limes. Avec la fusion de l’argent (chap. 22) commence la séquence destinée à la fabrication des objets. Suit alors le forgeage de la res qui constitue la base, la plaque d’argentum, puis viennent les instructions sur la forge et l’ornementation 16. Voir les références aux travaux de recherche que je donne dans mon étude. 17. Voir [http : www.thomasinstitut.uni-koel.de/en/forschung/theophilus/bibliography/html]. 18. Mes analyses linguistiques reposent sur l’édition critique de C. R. DoDwell, Theophilus, The Various Arts. Translated from the Latin with Introduction and Notes, Londres, 1961, et d’E. BrePohl, Theophilus Presbyter und das mittelalterliche Kunsthandwerk. Gesamtausgabe der Schrift De diversis artibus in 2 Bänden, vol. 1 : Malerei und Glas [peinture et verre] ; vol. 2 : Goldschmiedekunst [orfèvrerie], Köln-Weimar-Wien, 1999. Les résultats aujourd’hui disponibles de la nouvelle édition critique de Cologne ne sont pas encore assez avancés pour servir ici de référence textuelle valable. 19. Voir E. BrePohl, Theophilus Presbyter, cit. n. ,18, vol. 2, p. 270.

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(ornatus) des calices en argent, par gravure ou niellage. Ensuite, le maître passe à l’utilisation de l’or sur le calice : préparation et fusion, affinages supplémentaires, application sur la surface (amalgamage), polissage, coloration, ornementation (chap. 33-45). Une description des genera d’or constitue l’introduction au forgeage des calices en or (chap. 50). Elle est suivie d’instructions sur la soudure, le sertissage de gemmes et l’émaillage. Il est ensuite question des accessoires du calice : moulage, forgeage et décoration de la patène, du tamis, de l’ampoule ainsi que de l’encensoir. Les chaînes de suspension de ce dernier, qui peuvent également être en laiton, mènent à la séquence d’opera sur le traitement du cuivre et la production de laiton, ainsi que sur l’utilisation et l’embellissement des deux (chap. 62 sq.). C’est ici que s’enchaînent, de manière cohérente, les opera/modi des processus alternatifs de la conception des surfaces : perçage, poinçonnage d’anneau, profilage, poinçonnage de forme, poinçonnage par impact, placage, ciselage. Après le nettoyage de toutes les parties en or et en argent des objets finis (chap. 79), le maître peut quitter le champ de l’opus consacré à l’or et à l’argent. Il se tourne alors vers d’autres outils en métal20. Si, en se détachant des opérations singulières, on se mettait en quête de l’intention supérieure ayant présidé au troisième livre, les résultats seraient les suivants. Consciencieusement, le maître expose, de manière préliminaire, toutes les conditions du travail métallurgique. En partant de l’objet liturgique principal, le calice, il donne des instructions, étape par étape, sur toutes les opérations, le formage et les décorations nécessaires des autres ornamenta liturgiques, si bien que les différentes procédures ou types d’action sont ajoutés et intégrés d’une pièce à l’autre (d’opus à opus) jusqu’à former un état des connaissances. L’ensemble des instructions s’inspire de l’organisation de l’espace sacré de l’église. Elles commencent avec le lieu liturgique central, l’autel, pour finir à l’extérieur de l’église, dans le champ périphérique des biens temporels. On remarque aussi une sorte de progression dans la production des liturgica métalliques : l’importance des pièces augmente du petit calice en argent jusqu’au calice doré, beaucoup plus richement décoré, et à tous ses accessoires sacrés, puis elle diminue pour en arriver aux opera secondaires du cuivre, du bronze, de l’étain, du fer et de l’os. Il s’agit d’une triple voie. Elle mène spatialement de l’intérieur sacré à l’extérieur profane, matériellement de l’argent au fer en passant par l’or, et fonctionnellement de l’eucharistie aux ustensiles de tous les jours21. La Schedula se termine sans épilogue, sans considérations finales ni synthèse. 20. Suivent des instructions sur la fabrication d’ornamenta en cuivre, bronze, étain, fer, os et pierres précieuses, parmi eux des tuyaux d’orgue, des cloches, des cymbales (chap. 86-87), de la vaisselle en fer, et sur la façon de travailler l’ivoire, la dent de morse, les bois de cerf, le cristal de roche, les perles. 21. À ce stade ne doivent pas manquer les deux études sur la large gamme de sens couverte par l’ensemble de la Schedula : Bruno Reudenbach, « “Ornatus materialis domus Dei”. Die theologische Legitimation handwerklicher Künste bei Theophilus », dans H. Beck et K. henGevoss-DürkoP (dir.), Studien zur Geschichte der europäischen Skulptur im 12./13. Jahrhundert, Frankfurt a. M., 1995, p. 1-16 ; iDeM, « Praxisorientierung und Theologie. Die Neubewertung der Werkkünste in De diversis artibus des Theophilus Presbyter », dans I. BauMGärTner (dir.), Helmarshausen. Buchkultur und Goldschmiedekunst im Hochmittelalter, Kassel, 2003, p. 199-218.

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III.3. Un échantillon de textes Afin de rendre plus clair le rapport d’enquête, je présente ici deux extraits de texte qui sont particulièrement caractéristiques du style et de l’expression des trois livres de la Schedula et de leurs prologues. A. Le chapitre 26 du livre iii se lit comme suit : xxvi.

De fabricando minore calice

Cumque coeperis percutere, quaere meditullium in eo, et fac centrum cum circino, et circa eum facies caudam quadram, in qua pedem configere debes. Cum vero sic attenuatum fuerit, ut manu plicari possit, fac interius circulos cum circino a centro usque in medium, et exterius a medio usque ad oram, et cum rotundo malleo percute interius secundum circulos, ut inde profunditatem capiat, et exterius cum mediocri super rotundam incudem secundum circulos usque ad oram, ut inde strictius fiat ; et hoc tamdiu fac, donec ei formam et amplitudinem secumdum argenti quantitatem acquiras. Quo facto rade interius et exterius aeque cum lima et circa oram, donec aequale per omnia fiat22. xxvi.

De la fabrication d’un calice de moindre taille.

Avant de commencer à forger, cherche sur elle [la plaque d’argent] le centre et marque le point central avec un compas, et autour de celui-ci tu feras l’emboîture carrée à laquelle tu fixeras ensuite le pied. Mais lorsqu’elle est assez fine pour être pliée à la main, fais des cercles avec un compas, à l’intérieur depuis le centre jusqu’à la moitié [du rayon du disque] et à l’extérieur depuis le milieu jusqu’au bord. Et à l’intérieur, frappe le long des cercles avec le marteau à boule afin de l’emboutir [la pièce de fabrication], et à l’extérieur avec le marteau à bout légèrement arrondi sur une enclume arrondie le long des cercles jusqu’au bord, de manière à le rendre plus étroit. Et fais-le jusqu’à ce que tu lui aies donné la forme et la largeur correspondant à la quantité d’argent ; cela fait, polis l’intérieur et l’extérieur et lisse le bord de l’ouverture avec la lime jusqu’à ce qu’il [le calice] soit régulier partout. »

B. Livre iii, Prologue Quapropter, fili dilectissime, non cuncteris, sed plena fide crede spiritum Dei cor tuum implesse, cum eius ornasti domum tanto decore tantaque operum varietate. Et ne forte diffidas, pandam euidenti ratione, quicquid discere, intelligemment uel excogitare possis artium, septiformis spiritus gratiam tibi ministrare. Per spiritum sapientiae cognoscis a Deo cuncta creata procedere, et sine ipso nihilo esse. Per spiritum intellectus cepisti capacitatem ingenii, quo ordine, qua varietate, qua 22. Voir C. R. DoDwell, Theophilus, The Various Arts, cit. n. 18, p. 62 sq. Ma traduction suit celle d’E. BrePohl, Theophilus Presbyter, cit. n. 18, p. 16/25.

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mensura valeas insistere diverso operi tuo. Per spiritum consilii talentum a Deo tibi concessum non abscondis, sed cum humilitate palam operando et docendo cognoscere cupientibus fideliter ostendis23. C’est pourquoi, fils bien-aimé, tu ne dois pas hésiter, mais croire avec confiance que l’Esprit de Dieu a empli ton cœur quand tu as orné sa maison avec une telle parure, avec une telle variété d’œuvres. Et pour que tu ne doutes pas comme tu pourrais le faire, je vais te montrer de façon rationnelle que, quels que soient les arts que tu es capable d’apprendre, de voir et de penser, la grâce de l’Esprit septiforme toujours te sert. Par l’esprit de sagesse, tu reconnais que toute la création procède de Dieu et que rien n’est sans lui. Par l’esprit de discernement, tu as acquis la capacité de comprendre dans quel ordre, avec quelle variété et avec quelle mesure tu dois faire ton travail. Par l’esprit de conseil, tu ne caches pas le talent que t’a concédé Dieu, mais tu le montres fidèlement, avec humilité, en œuvrant et enseignant ouvertement, à ceux qui souhaitent apprendre.

III.4. Éléments de méthodologie Si l’on ne se concentre pas sur le concept de travail mais sur la langue du travail de la Schedula, ce n’est pas l’occurrence caractéristique qui compte, mais en principe tout, c’est-à-dire non seulement – dans une approche synthétique – le texte dans sa globalité, mais aussi – dans une approche analytique - tous ses éléments et maillons, selon leur nombre et leur répartition – chaque mot, chaque genre de mot, chaque choix de mot, chaque combinaison de mots (syntagme, phrase). Cependant, je ne pouvais pas procéder de manière aussi radicale. S’y opposait, lorsque j’ai rédigé mon étude en 2012, le manque encore flagrant d’outils de traitement venant de la linguistique de corpus pour les documents textuels en latin médiéval, ainsi que la taille importante de la Schedula elle-même. J’ai donc été conduit à éprouver diverses solutions décisionnelles (diverses méthodes). Dans le cas de la Schedula, il y en a eu six, en partie fondées les unes sur les autres : (1) J’ai commencé par l’analyse détaillée des phrases et du vocabulaire d’un extrait représentatif (Livre iii, chapitre 26, cité ci-dessus). Les résultats de cette enquête ont été décisifs pour les étapes suivantes. (2) J’ai ensuite élargi la portée de ces résultats par l’analyse lexicographique d’une liste de termes techniques tirée des Livres ii et iii pour obtenir un tableau général du champ sémantique du « travail » dans la Schedula. (3) J’ai alors examiné l’ensemble du livre iii à travers les termes principaux déterminés lors de la première étape – opus, modus, ars, scientia, labor – et j’ai ensuite intégré toutes leurs occurrences dans des profils de signification. 23. Voir C. R. DoDwell, Theophilus, The Various Arts, cit. n. 18, p. 76 ; E. BrePohl, Theophilus Presbyter, cit. n. 18, p. 67/69.

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(4) J’ai pu confirmer et compléter tous ces résultats grâce à une analyse des mots et des phrases des 128 tituli des trois livres du traité. (5) Afin de rendre justice à la charge rhétorique et à la complexité syntaxique de la diction au sein des trois prologues, j’ai une fois de plus changé de méthode. L’interprétation de toutes les occurrences pertinentes du précédent inventaire de mots-clés dans leur co-texte a permis de dégager des nuances de sens et de signification par rapport aux occurrences des livres du traité. Et de nouveaux mots-clés importants se sont ajoutés. (6) Enfin, j’ai examiné l’ensemble du texte de la Schedula en y scrutant des traces du rôle joué par la communication orale, qui accompagne (sous la forme d’une parole) la langue écrite visant l’enseignement du travail et la complète par des connaissances externes puisées à la vie quotidienne. D’un point de vue méthodologique, il ne s’agit pas d’une ligne de preuves stricte, mais plutôt d’une compilation d’indices qui renvoient vers le même secteur de signification.

III.5. Quelques notes sur ces propositions méthodologiques (1) Pour la première étape, la recherche d’un extrait exemplaire a été cruciale. Il devait être suffisamment ample et prolixe sur le sujet pour permettre une analyse linguistique quantitative. Je l’ai trouvé dans le chapitre 26 du livre iii (environ 560 mots, soit environ un centième du livre iii). Il y est question de la fabrication d’un petit calice en argent (extrait ci-dessus). J’ai examiné le chapitre de manière strictement intratextuelle en quatre étapes. Tout d’abord, il s’agissait de la forme linguistique de base (a). En dépouillant de tous les détails lexicaux et extensions syntaxiques les phrases d’instruction ou d’exécution de type recette de cuisine fondées sur l’emploi du tu, j’ai obtenu, pour la grande majorité des phrases, la phrase squelette fac rem cum rebus. Un syntagme à trois éléments : consigne, objet cible et moyens à utiliser. Une matrice phrastique extrêmement simple, qui ne gagne sa richesse que par le séquençage, par la liaison avec les propositions précédentes et suivantes, et cela par la variété des propria verbaux et nominaux. Pour le démontrer en détail, j’ai d’abord saisi, compté et classé le stock nominal (b), c’est-à-dire le vaste champ de désignations des objets conçus et des outils employés (res), bien plus de 30 mots dans l’échantillon de texte – de la coupe en argent aux chiffons de polissage, en passant par le charbon usé, les marteaux et les limes utilisés. Le plus frappant : il n’y a pas d’hyperonymes24 pour les matériaux, les moyens de fabrication et les outils utilisés. Un langage factuel lié à chaque étape du processus, sans noms génériques donc ! Pour l’utilisation des verbes (c) également, l’énorme gamme de verbes d’action concrets est caractéris24. NdT : « En lexicologie, l’hyperonymie est la relation qui unit un terme spécifique (dit hyponyme) à un terme générique (dit hyperonyme), selon un rapport d’inclusion sémantique. Dans albatros, vastes oiseaux des mers (Baudelaire), oiseaux est donc l’hyperonyme d’albatros, et serait un hyponyme d’animal. » (Gilles PhiliPPe, dans M. JarreTy (dir.), Lexique des termes littéraires, Paris, 2001, p. 217, s.v. « hyperonyme / hyponyme »).

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tique : du forgeage, grattage ou limage, au polissage. Cette abondance de verbes spécifiques pour chaque action (plus de 20 dans le texte) contraste avec la rareté de l’hyperonyme facere – ce qui indique une double tendance dans la constitution du lexique verbal de l’auteur. Pour montrer cette tendance, j’ai examiné les principaux abstraits nominaux du texte (d). Chacun a sa « tâche » : la manus comme organe général de l’action, le modus comme exécution de celle-ci, l’effectus comme son effet, et l’opus comme son résultat. En conséquence, les phrases simples fondées sur le fac ont un profil presque infiniment variable en raison du large éventail de mots qui désignent des objets (objets et moyens du travail) et des types d’action. Les deux composantes, les noms et les verbes, ont un caractère autonome. Les hyperonymes (instrumentum, facere) ne sont utilisés qu’en l’absence de désignation spécifique. Toutes les activités appartiennent au champ sémantique d’/œuvrer/ ou /ouvrage/ (operari ; opus), ce qui fait apparaître un syntagme à trois éléments, de l’œuvre intentionnelle à l’œuvre finale, en passant par l’œuvre modale25. D’autres termes sémantiques clés liés au travail – labor, ars, merces, servitium – sont largement ou totalement absents de l’échantillon de texte. Pourquoi ? Par son orientation didactique et optimiste, tourné qu’il est vers l’accomplissement, le texte ne met que marginalement l’accent sur l’effort physique. C’est sur les connaissances et l’habileté du maître, sur son savoir-faire qu’est fondée toute l’instruction ; elle est processus pratique, et non objet réfléchi – il est dès lors plutôt logique que l’hyperonyme ars soit absent. Il n’y avait pas non plus de nécessité de traiter de merces – en tant que bien de salut – ni de servitium – en tant que cadre d’action – dans le fait d’œuvrer. Ces deux composantes de sens n’appartiennent pas au processus de l’ouvrage, mais le concluent ou le classent de manière générale. L’analyse de l’échantillon de texte a donné un résultat sémantique principal, qu’il faut maintenant compléter. (2) L’objectif de la deuxième étape était de confirmer la validité du champ de mots et de sens déterminé par la sémantique des phrases, cette fois-ci pour l’ensemble de la Schedula, en opérant un changement de méthode vers la lexicographie. Pour ce faire, j’ai pu utiliser la liste du vocabulaire technique des livres ii et iii dressé par Wilhelm Theobald26. L’examen de la gamme des verbes (plusieurs centaines) et des noms (environ 160) a confirmé l’impression née de l’analyse des extraits : l’utilisation prédominante d’hyponymes, nominaux et verbaux. (3) De nouveaux points de vue ont ensuite été fournis par la recherche de traces de termes de caractère abstrait (« concepts ») dans le livre iii. Pour les nombreux matériaux et outils, il était possible de repérer des renvois génériques à travers les trois mots ustensilia, ferramenta et instrumenta. J’ai ensuite examiné 25. NdT : L’allemand distingue clairement le fait d’œuvrer (das Werken) et le résultat de cette action (das Werk). En français, le mot œuvre sert à la fois à décrire l’action et son résultat. Afin de ne pas laisser de place à l’ambiguïté, les différentes occurrences de das Werken seront par la suite systématiquement traduites par “fait d’œuvrerˮ. 26. W. TheoBalD, Technik des Kunsthandwerks im 12. Jahrhundert. Des Theophilus Presbiter Diversarum artium schedula, i. d. Auswahl übersetzt u. erläutert v. W. Theobald, Düsseldorf, 1984, p. 514-528.

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tous les lieux d’utilisation des termes principaux – opus (bien plus de 100 occurrences), modus (70), labor (3) et ars (4). Ici aussi, un profil sémantique clair s’est dégagé : un champ déterminé par l’hégémonie de sens et de signification d’opus, continuellement assisté par modus, occasionnellement complété par labor ou spécifié par ars. (4) L’étape suivante a été celle du décodage du vocabulaire et des formes de phrases des 165 titres de chapitres de l’ensemble de la Schedula. Cet examen a confirmé les résultats précédents, mais a apporté une modification importante : opus a ici une signification nettement différente de celle que l’on relève dans le texte des chapitres. Il sert à attirer l’attention sur les résultats du travail, et non sur les étapes successives du travail : un changement secondaire du sens d’opus pour faciliter l’orientation du lecteur/utilisateur. (5) Une étude séparée des trois prologues – 1 500 mots, 40 périodes complexes de phrases (voir l’échantillon de texte B) – s’imposait pour deux raisons. Ils forment une unité et montrent un train de pensée densément tressé avec des directions d’affirmation clairement diversifiées : soutènement hominologique (Prologue 1), expression monastique de l’action (2), mission ecclésiologique (3). Cependant, l’auteur de la Schedula n’a établi aucun lien spécifique entre le discours développé dans les prologues et celui déployé dans les trois livres de la Schedula, ni en termes de contenu, ni sous forme de renvois directs. J’ai tenté de répondre à cette situation particulière par une interprétation comparative cotextuelle de tous les cas d’utilisation des mots-clés – labor (7) et manus (3), ars (7) et opus (19). De nouveaux venus, comme praemium ou pretium, servus/servitium, usus/utilitas, ratio/scientia, se sont ajoutés. J’ai ensuite présenté leurs profils individuels sous forme de champ, aussi bien comme ensemble que dans leurs relations, et je les ai finalement interrogés sur leurs ancrages dans leur environnement de vie. Par rapport aux livres, c’est donc un tableau d’ensemble similaire, mais avec une pondération différente et complétée par de nouveaux éléments de sens. (6) Dans la dernière étape de mon enquête, la clarification du rôle de la parole et des savoirs oralement transmis, qui complètent l’action d’œuvrer tournée vers l’écriture, a nécessité un nouveau changement de méthode. Comme ils ne font l’objet ni de l’instruction proprement dite ni d’une réflexion annexe, il a fallu rechercher dans l’ensemble de la Schedula des indications floues et des remarques accessoires relatives à la communication orale qui est toujours déterminée par la situation et objectivement ouverte. Ce que j’ai trouvé – la rhétorique didactique orale, l’adresse directe à la personne, les impératifs sans fin, le professeur comme orateur, la médiation des savoirs sans référence à l’écriture ou aux livres, les appels aux savoirs courants, à la mémoire et à l’expérience visuelle et tactile, etc. – ne peut bien sûr être considéré comme une preuve, ni dans les parties ni dans l’ensemble, mais seulement comme une formation serrée de références. La Schedula, c’est mon impression, constitue un drame didactique, pas un livre de référence, une écluse, pas un bassin.

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III.6. Les résultats (1) Il est extrêmement important de comprendre que le traité ne recourt à aucun concept nominal abstrait qui inclurait les noms de toutes les activités mentales et physiques décrites et déterminerait leur ordre, un concept en quelque sorte analogue au « travail » de la modernité industrielle ou au « processus de travail » intégrant l’objet du travail (matière première/ressources), les moyens de travail, la main-d’œuvre et le temps de travail. Manque également l’idée d’une division des activités selon le sexe et la profession. L’auteur pense et écrit en maître qui communique son action comme un savoir-faire autonome complet à l’étudiant – on pourrait parler d’intégration didactique du travail. L’action productive est entièrement tournée vers une pratique souveraine, une manipulation éclairée des choses par le maître et l’élève. Elle n’implique pas de tiers. Cette attitude doit être comprise comme un style d’expression fondé sur l’idée d’une logique interne à l’action, ancré dans un champ pratique, typique des bénédictins du début du xiie siècle et de leur époque. (2) La langue de « travail » de la Schedula est une langue d’opus tridimensionnelle. À la suite de Moritz Wedell27, je distingue trois dimensions (ou niveaux) d’abstraction : une dimension opérale, une dimension opérative et une dimension opérationnelle. À propos de la première, le discours qui s’entremêle à l’action d’œuvrer (dicere) comprend également l’utilisation directe et sans intermédiaire de savoirs courants (usus ou consuetudo). Deuxièmement, les textes d’instruction des trois livres du traité peuvent être compris comme un savoir opératif fixé par écrit, précédé d’un ordre de l’ensemble de la matière qui est détaché de toute situation concrète. Dans les prologues opérationnels, troisièmement, sont pensés les conditions préalables et les objectifs théologiques et hominologiques des actions de fabrication. Cette trinité peut également être formulée de manière médiale. L’œuvre, au sens opéral, c’est la routine de travail (ou la séquence d’instruction) orale, l’action par la langue, ancrée dans une situation lors de la manipulation des choses. Le savoir opérationnel, ordonné et conservé sous forme écrite, peut servir à des fins diverses, à différents moments, grâce à une lecture que l’on peut répéter. Au sens opérationnel, le savoir-opus agit comme un médium permettant de situer et justifier le chrétien dans le cadre de la création et du salut. (3) Comment ce langage-opus tridimensionnel est-il construit exactement ? En ce qui concerne la dimension opérale, comme on vient de l’indiquer, il n’y a que des indices. Telle qu’elle était articulée à l’oral dans le latin de travail du maître, la part orale des actions immédiates échappe à une investigation précise. Néanmoins, elle est présente aussi bien dans le style « deuxième personne du singulier », que lorsque le texte renvoie à des évidences ou des expériences de tous les jours. Tout cela n’est pas constitutif du traité. Si cette part orale complète le style de 27. M. weDell, « Zählen. Semantische und praxeologische Studien zum numerischen Wissen im Mittelalter », Historische Semantik, 14, Göttingen, 2011, p. 93-97.

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médiatisation relié à l’écrit, elle n’apparaît que comme un arrière-plan ou accompagnement des instructions28. La Schedula n’est pas un dialogue pédagogique. La richesse opérative des trois livres ne réside pas dans la syntaxe, mais dans le vocabulaire, en particulier dans les verbes et les noms spécialisés, dans l’abondance factuelle des noms, pas dans des abstractions génériques. En d’autres termes, l’espace scriptural des trois livres est caractérisé par le couplage entre la simplicité syntaxique et un vocabulaire verbal et nominal opulent. Dans la Schedula, l’accent est systématiquement mis sur la proximité avec l’action, sans aucun discours réflexif d’accompagnement ou d’organisation, et les différentes étapes sont formulées dans l’interaction entre un vocabulaire nominal spécialisé et le choix d’un verbe rendant compte de la précision de l’action. La position sémantique centrale et la primauté d’opus – ma thèse principale – se manifestent à la fois dans la fréquence de son utilisation et dans l’abondance et la variation de ses spécifications attributives. Elles sont présentes à tous les stades de la production : opus comme tâche, opus comme une suite particulière d’opérations, opus comme résultat. On pourrait également parler de trois noyaux de sens conjugués – l’opus comme intention, comme processus d’action ou procédure, et comme résultat du fait d’œuvrer – intentionnel, modal et final, avec un plus grand déploiement dans le milieu modal, dans le champ de l’action proprement dit. En comparaison, labor et ars n’occupent qu’une position et une importance marginales dans l’ensemble du traité, aussi bien en termes qualitatifs que quantitatifs. L’effort physique et la connaissance abstraite n’appartiennent pas au cœur du champ d’expression opératif de la varietas operum. Ces deux éléments sont des composantes périphériques et n’entrent en jeu que lorsqu’il est question soit d’un effort extraordinaire, soit de connaissances extérieures complémentaires29. Enfin, la dimension opérationnelle est décisive dans les trois prologues, qui n’ont probablement été rédigés qu’après la rédaction des livres – et livrés, en quelque sorte, comme un supplément idéologico-programmatique. Cependant, le même trio opus - ars - labor y est utilisé, comme dans les livres qui composent le traité. Et là aussi, ars comme (pouvoir de la) connaissance et labor comme effort physique occupent une position marginale. Le champ d’opus, en revanche, est plus clairement élaboré et ordonné – jusqu’à la comparaison des opera humains avec ceux de Dieu. Mais il existe des élargissements extrêmement importants du champ sémantique du travail dans deux directions. Ils peuvent être reconnus par de nouveaux 28. Indispensable pour comprendre la façon dont j’envisage ces liens est H. PoPiTz, « Technisches Handeln mit der Hand. Zur Anthropologie der Werkzeugtechnik », dans H. PoPiTz (dir.), Epochen der Technikgeschichte, Berlin, 1989, p. 40-73. 29. Il convient de souligner ici que la signification d’ars au sein du texte de la Schedula ne s’inscrit que dans une mesure très limitée dans les discussions de l’époque sur les artes liberales, mais surtout sur les artes mechanicae. On trouvera une orientation plus précise dans les études de C. Meier, « Pascua, rura, duces – Verschriftungsmodi der Artes mechanicae in Lehrdichtung und Fachprosa der römischen Kaiserzeit », Frühmittelalterliche Studien, 28, 1994, p. 1-50 ; iDeM, « Labor improbus oder opus nobile ? Zur Neubewertung der Arbeit in philosophisch-theologischen Texten des 12. Jahrhunderts », Frühmittelalterliche Studien, 30, 1996, p. 315-342.

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termes. D’une part, il s’agit de la récompense terrestre et céleste. Les mots praemium, pretium et merces désignent différents aspects du bénéfice qu’il y a à œuvrer. D’autre part, l’auteur des prologues se considère fondamentalement comme un servus de Dieu. Mais comme il ne parle pas de son action comme d’un service (servitium) ou d’une action qui consiste à servir (servire), puisqu’il n’utilise pas ces deux mots, l’aura de son service divin, bien que perceptible dans sa totalité, paraît bien effacée. Dans les prologues de la Schedula, l’expression observable dans les livres se trouve élargie, augmentée de trois composantes morales-théologiques : la récompense, le bénéfice et le service. Elles n’ont toutefois pas seulement une signification théologique ; leur portée est aussi sociale, car elles ne font pas seulement de l’action d’œuvrer un service divin : elles l’inscrivent en même temps dans la forme de vie bénédictine. En somme, le penseur de la Schedula essaie de relier son idée d’opus – et l’on peut même parler ici d’un concept – à l’éventail des vertus spirituelles et des vices charnels de l’homme. Mais il reste prudent ici. Il n’opère ce lien que d’une manière allusive. On n’en a guère de signe en dehors des prologues. Il est donc cohérent, d’un point de vue terminologique, que tant dans les livres que dans les prologues, l’operarius soit considéré comme le principal nomen agentis, et non pas l’homo laborans ou le laborator, ni l’artifex, ni non plus, sans doute après mûre réflexion, l’(homo) faber30. Voilà pour le rapport de mon enquête.

iv. Mes exPériences eT DécouverTes sur ces quesTions L’enquête sur la Schedula diversarum artium a constitué un moment important au sein d’une série d’études. Dans ce qui suit, je voudrais rendre compte de mes expériences et des conclusions auxquelles je suis parvenu à partir des années 1990, dans une démarche faisant une part croissante à la micro-sémantique. Cela ne correspondait à aucun plan – mais a été certainement influencé par l’enseignement universitaire au sein du département d’Histoire ancienne de la FernUniversität de Hagen. J’ai en fait appris pas à pas, jusqu’à ce qu’émerge – comme je l’ai expliqué dans l’introduction – une méthodologie. Je résumerai ci-après les résultats de ces travaux de manière extrêmement condensée et systématiquement ordonnée. Pour une meilleure orientation, j’énumérerai d’abord chronologiquement mes travaux et m’y référerai par la suite en renvoyant à leur numéro dans la liste ci-dessous. (0) [« Le langage tridimensionnel de l’œuvre de Theophilus presbyter. Études de sémantique du “travailˮ à travers le De diversis artibus »] – « Die dreidimensionale Werk-Sprache des Theophilus presbyter. «Arbeits»-semantische Untersuchungen am Traktat «De diversis artibus» », dans L. kuchenBuch (dir.), Reflexive Mediävistik. Textus – Opus – Feudalismus, Frankfurt-New York, 2012 (Campus Historische Studien, 64), p. 341-401. 30. Voir C. Meier, « Labor improbus », cit. n. 29.

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(1) [« Effort, œuvre, art et récompense. Sur le “travailˮ dans la Ruhr médiévale »] – « Mühsal, Werk, Kunst und Lohn – Zur «Arbeit» im mittelalterlichen Ruhrgebiet », dans F. seiBT et al. (dir.), Vergessene Zeiten. Mittelalter im Ruhrgebiet. Katalog zur Ausstellung im Ruhrlandmuseum Essen, Essen, 1990, vol. 2, p. 103-110. (2) [« Opus feminile. Les relations entre les sexes à la lumière du travail des femmes au début du Moyen Âge »] – « Opus feminile – das Geschlechterverhältnis im Spiegel von Frauenarbeiten im früheren Mittelalter », dans H.-W. GoeTz (dir.), Weibliche Lebensgestaltung im früheren Mittelalter, Köln-Weimar-Wien, 1991, p. 139-175 (voir aussi (0), Reflexive Mediävistik, p. 279-315). (3) [« Bene laborare. À propos de l’ordre des significations du travail, à partir du capitulare de villis »] – « Bene laborare – Zur Sinnordnung der Arbeit, ausgehend vom capitulare de villis », dans B. lunDT et H. reiMöller (dir.), Von Aufbruch und Utopie, Perspektiven einer neuen Gesellschaftsgeschichte des Mittelalters. Für und mit Ferdinand Seibt aus Anlaß seines 65. Geburtstages, Köln-Weimar-Wien, 1992, p. 337-352. (4) [« “Travailˮ et “sociétéˮ de la fin du xe siècle au début du xiie siècle. Notes fondées principalement sur la tradition urbaine au nord des Alpes »] – « «Lavoro» e «società» dal tardo x secolo al primo xii. Note basate prevalentemente sulla tradizione urbariale a nord delle Alpi », dans C. violanTe et J. FrieD (dir.), Il secolo xi : una svolta ?, Bologna, 1993, p. 205-235 (en allemand dans (0), Reflexive Mediävistik, p. 316-340). (5) [« Le respect du livre ancien et la peur du nouveau : Césaire de Milendonk effectue en 1222 une copie du polyptyque de Prüm de 893 »] – « Die Achtung vor dem alten Buch und die Furcht vor dem neuen : Cesarius von Milendonk erstellt 1222 eine Abschrift des Prümer Urbars von 893 », Historische Anthropologie, 3, 1995, cahier 2, p. 175-202. (6) [« Le comportement relatif à l’ordre dans la documentation écrite du ixe au xiie siècle »] – « Ordnungsverhalten im grundherrlichen Schriftgut vom 9. zum 12. Jahrhundert », dans J. FrieD (dir.), Dialektik und Rhetorik im früheren und hohen Mittelalter. Rezeption, Überlieferung und gesellschaftliche Wirkung antiker Gelehrsamkeit vornehmlich im 9. und 12. Jahrhundert, München, 1997, p. 175-268. (7) [« Register et rekenschap. Des aperçus de culture écrite à propos de la gestion économique de l’abbaye de Werden, du xiie au début du xvie siècle »] – « Register und rekenschap. Schriftkulturelle Streiflichter zur Wirtschaftsführung in der Abtei Werden, 12. bis Anfang 16. Jahrhundert », dans J. Gerchow (dir.), Das Jahrtausend der Mönche. KlosterWelt Werden, 799-1803, Köln, 1999, p. 138-144 (voir aussi (0), Reflexive Mediävistik, p. 169-183). (8) [« Est-ce que les sources médiévales sont des textes médiévaux ? Sur la contextualisation chronologique d’évidences scientifiques »] – « Sind mediävistische Quellen mittelalterliche Texte ? Zur Verzeitlichung fachlicher Selbstverständlichkeiten »,

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dans H.-W. GoeTz (dir.), Die Aktualität des Mittelalters, Herausforderungen, 10, Bochum, 2000, p. 317-354. (9) [« La poule et le féodalisme »] – « Das Huhn und der Feudalismus », dans B. DuDen, K. haGeMann, R. schulTe, U. weckel (dir.), Geschichte in Geschichten. Ein historisches Lesebuch, Frankfurt-New York, 2003, p. 355-359 (voir aussi (0), Reflexive Mediävistik, p. 479-484). (10) [« Porcus donativus. L’usage de la langue et le don dans les registres seigneuriaux entre le viiie et le xiie siècle »] – « Porcus donativus. Language Use and Gifting in Seigniorial Records between the Eighth and the Twelfth Centuries », dans G. alGazi, V. GroeBner, B. Jussen (dir.), Negotiating the Gift. Pre-Modern Figurations of Exchange, Göttingen, 2003, p. 193-246. (11) « Sources ou documents ? Contribution à l’histoire d’une évidence méthodologique », Hypothèses, 2003. Travaux de l’école doctorale d’Histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, 2004, p. 287-315. (12) [« Adieu à la seigneurie. Un tour d’inspection à travers l’empire franc oriental allemand, 950-1050 »] – « Abschied von der Grundherrschaft. Ein Prüfgang durch das ostfränkisch-deutsche Reich, 950-1050 », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte. Germanistische Abteilung, 121, 2004, p. 1-99. (13) [« Textus au Moyen Âge. Composantes et situations d’utilisation du mot dans le champ de la sémantique de l’écrit »] – en collaboration avec Uta kleine : « „Textus“ im Mittelalter. Komponenten und Situationen des Wortgebrauchs im schriftsemantischen Feld », Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 216, Göttingen, 2006, p. 7-13, 417-453. (13a) [« Entre improvisation et texte. Considérations sur l’anthropologie de l’écrit par un amateur de Jazz et médiéviste à l’égard de la théorie de la musique »] – « Zwischen Improvisation und Text. Schriftanthropologische Erwägungen eines Jazzamateurs und Mediävisten zur Musikhistorie », Historische Anthropologie, 18, 2010, p. 120-139 (voir aussi (0), Reflexive Mediävistik, p. 217-245). (14) « Censum dare : exprimer l’appropriation seigneuriale dans les censiers du SaintEmpire romain germanique (xiie-xve siècles) », dans Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (xie-xive siècles). Les mots, les temps, les lieux. Colloque tenu à Jaca du 5 au 9 juin 2002, dir. M. Bourin et P. Martínez Sopena, Paris, 2007, p. 23-70 (en allemand dans (0), Reflexive Mediävistik, p. 485-533). (15) [« Numerus vel ratio. Pensée numérique et utilisation des nombres dans les registres des biens et du contrôle des revenus seigneuriaux au ixe siècle »] – « Numerus vel ratio. Zahlendenken und Zahlengebrauch in Registern der seigneurialen Güter- und Einkünftekontrolle im 9. Jahrhundert », dans M. weDell (dir.), Was zählt. Ordnungsangebote, Gebrauchsformen und Erfahrungsmodalitäten des «numerus» im Mittelalter, Köln-Weimar-Wien, 2012, p. 235-272 (voir aussi (0), Reflexive Mediävistik, p. 123-168).

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(16) [« De caput à corpus. Thèses de base et hypothèses hominologiques à propos de la servitus dans le millénium médiéval »] – « Vom caput zum corpus. Basisthesen und hominologische Hypothesen zur servitus im mittelalterlichen Millennium », dans A. JenDorFF et A. PührinGer (dir.), Pars pro toto. Historische Miniaturen zum 75. Geburtstag von Heide Wunder, Neustadt an der Aisch, 2014, p. 3-26. (17) [« Servir comme action /fait d’œuvrer. Une analyse sémantique de la règle de Benoît relative au travail »] – « Dienen als Werken. Eine arbeitssemantische Untersuchung der Regel Benedikts », dans J. leonharD W. sTeinMeTz (dir.), Semantiken von Arbeit : Diachrone und vergleichende Perspektiven, KölnWeimar-Wien, 2016, p. 63-92. (18) [« Des relations argentées. Le denier dans sa première époque (700-1000) »] – « Versilberte Verhältnisse. Der Denar in seiner ersten Epoche (700-1000) », Figura. Ästhetik, Geschichte, Literatur, 4, Göttingen, 2016. (19) [« De l’œuvre ajoutée par la mobilité contrainte. L’inventaire des redevances et services dus à l’abbaye de Prüm de 893 relatif au domaine de Rhein-Gönheim »] – « Mehr-Werk mittels Zwangsmobilität. Das Sollinventar der Abtei Prüm von 893 über ihre Domäne Rhein-Gönheim », Historische Anthropologie, 24/2, 2016, p. 166-191. (20) [«

Servitus dans l’Occident médiéval : formes et tendances (viiexiii siècle) »] – « Servitus im mittelalterlichen Okzident – Formen und Trends (7.-13. Jahrhundert) », dans A. Dierkens, N. schroeDer, A. wilkin (dir.), Penser la Paysannerie Médiévale, un Défi impossible ? Recueil d’études offert à JeanPierre Devroey, Paris, 2017, p. 235-274. e

(21) « De la demeure à l’habiter ? Remarques à propos de l’hypothèse d’une spatialisation du social au Moyen Âge (1035 ; 893/1222) », dans J. Morsel (dir.), Communautés d’habitants au Moyen Âge (xie-xve siècles), Paris, 2018, p. 43-72. (22) [« “Comme conçu et né de parents nés libresˮ : indices et considérations sur la parentalisation d’esclaves libérés dans l’Occident post-romain] » – « „Als ob von freibürtigen Eltern gezeugt und geboren“ – Indizien und Erwägungen zur Parentalisierung freigelassener Sklaven im poströmischen Okzident », manuscrit de 2019, sous presse en anglais. (23) [« viie-ixe siècles : des esclaves en Alsace du Nord ? »] – « 7.-9. Jahrhundert : Sklaven im Nordelsass ? », manuscrit de 2019 (publication en français). (24) [« Sur les risques d’être né(e) libre, ou Si (servus) autem… : où, comment et pourquoi la Lex Baiuvariorum traite des servi, ancillae et manicipia ? »] – « Über die Risiken, ein Freier zu sein. Oder : Si (servus) autem… – Wo, wie und warum wird in der Lex Baiuvariorum über servi, ancillae und mancipia gehandelt ? », manuscrit de 2019.

Avant de résumer les résultats obtenus jusqu’à présent, je voudrais dire quelques mots sur la procédure générale, sur la nature et la gamme des documents

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examinés. Plus mes travaux avançaient, plus il m’a semblé important de partir d’un document soigneusement sélectionné ou d’un extrait de texte, dans sa formulation textuelle, indépendamment du fait que l’enquête : — ne porte que sur un seul témoignage, que ce soit dans une situation d’utilisation unique (0, 3, 5, 17, 19, 22, 24), ou dans plusieurs situations successives (11, 21), — traite de plusieurs témoignages du même genre dans des positions chronologiques différentes, mais provenant de la même seigneurie (7, 23) ou de différentes seigneuries (4, 10, 14, 15), — ou de plusieurs témoignages de différents genres et différentes origines spatiales et temporelles (1, 2, 6, 12, 18). S’ajoutent à ces examens du contenu textuel des documents (regardés comme des textes cohérents), deux exercices de maniement lexical (0, 9) et plusieurs histoires de mots-clés sur la base de la littérature scientifique (4, 8, 11, 13, 16). Mes recherches ont été facilitées par le fait que la majorité de ces documents, lorsqu’ils ont été produits, avaient le même objectif principal : le contrôle, par les dominants, du pays et de sa population. Les champs de sens et de signification que j’ai étudiés étaient largement liés à l’utilisation de l’écriture et des chiffres (5, 6, 7, 8, 11, 13, 15), au travail rural ou artisanal (0, 1, 2, 3, 4, 10, 12, 14, 17, 19), à la dépendance (12, 16, 20, 22, 23, 24), à la localisation sociale (21) et, plus récemment, à l’utilisation des pièces de monnaie (18). Pour être plus précis : jusqu’à présent, j’ai examiné des documents considérés isolément tels que la Règle de Benoît de Nursie (17), la Lex Alamannorum (18), la Lex Baiuvarioum (20, 24), des registres relatifs aux terres, aux hommes et aux rentes des abbayes de Prüm (5, 6, 11, 19, 21), de Saint-Maur-des Fossés (15), de Saint Germain-des-Prés (6, 22), de Werden (6, 7), une charte d’affranchissement (22), le Capitulare de villis (3, 6) et d’autres capitulaires (Francfort, Pîtres ; 18), deux poésies épiques (Waltharius, Unibos : 12, 18), le manuel des visites de Réginon de Prüm (18), plusieurs lois domaniales du ixe siècle (12, 20), les Annales Bertiniani (18). S’ajoutent des études sur des groupes de témoignages : testaments, fonds monastiques de chartes de donation (6, 18, 20, 23), récits de miracles (2, 18), et surtout divers registres concernant les terres et les hommes dans l’étude desquels je me suis spécialisé depuis longtemps (2, 4, 10, 14). Dans toute cette documentation, je me suis déplacé entre le début du viiie et le début du xiie siècle, au sein de l’Empire franc – avec des incursions jusqu’au xvie siècle. La grande majorité des documents a en commun une langue écrite remarquablement austère, voire monotone. Le formalisme de ce matériel écrit m’a intéressé, dans son ensemble comme dans ses composantes : stock et squelette des mots-clés, stock du vocabulaire nominal et verbal, standardisation de la syntaxe (y compris dans son mode dominant et impératif), séquences répétitives des contenus, ordre numérique et paginal. Au cours de mes enquêtes, j’ai tenté diverses opérations sur ces textes, concernant aussi bien leur organisation graphique et leur formulation, et j’ai ensuite – partiellement – intégré ces expérimentations dans mes travaux : analyse de fac-

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similés séparés du codex (5, 7, 11, 15, 15a) ; mise en regestes du contenu global (24) ; déplacement de mots (et de chiffres) dans la structure de la phrase selon le même schéma (19) ; numérotation et comptage des unités d’affirmation (phrases), accumulation de références de mots individuels, relevé, en colonnes, de variations de mots, de combinaisons de mots, de phrases ou de parties de texte en combinaison avec des passages co-textuels (17, 18) ; mise en tableau des données (19) ; et enfin tableau de synthèse ou de systématisation (0, 15a) permettant d’illustrer quantités et positions, ainsi que proximités ou distances dans le « champ » hypothétique. Toutes ces entreprises d’exploration fort variées représentent – à mon sens – des étapes de dé-textualisation méthodique. En référence à la linguistique des corpus, je les appelle des formalisations. Passons maintenant au contenu. Quelles expériences ai-je vécues et qu’ai-je découvert ? Mon point de départ a été, comme d’habitude chez les historiens des concepts, l’histoire de quelques mots ou notions considérés isolément. Cependant, sous l’influence du germaniste Jost Trier31 et du médiéviste Alain Guerreau, j’ai peu à peu abandonné cette voie. À ce jour je peux indiquer six découvertes, qui ne constituent certes pas encore une méthodologie de la micro-sémantique. Une procédure bien rodée a consisté à examiner des situations d’utilisation de mots considérés isolément dont le champ de signification et l’évolution sémantique n’étaient pas clairs. Je m’étais depuis longtemps attaché à l’étude du champ sémantique du travail (1, 2, 3, 4 : 1990-93). Il est alors devenu de plus en plus évident que le mot travail ne pouvait pas suffire comme seul « mot de recherche », et que d’autres mots rejoignaient le noyau sémantique : effort, œuvre, service, récompense, art. Un nouveau round a commencé avec le mot textus, dans l’intention de défier l’acceptation généralisée et massive du transfert du concept moderne de texte au Moyen Âge (8, 13). La découverte a été étonnante : au Moyen Âge (et pas seulement à cette période), textus n’est utilisé qu’au singulier, avec seulement quelques attributs dans peu de contextes factuels, et aussi très rarement (5, 11, 13) ! À partir de ce constat, il était impératif de prendre en considération d’autres mots capables d’évoquer le contenu (et la forme) du document écrit (scriptum) : est alors apparu un vaste monde de significations ! Il en va de même pour les domaines d’expression de l’économie agricole : la redevance par rapport au don (donum) (10), la corvée par rapport au travail pour soi-même (3, 4). Ainsi, la recherche du champ d’un certain nombre de mots – comme condition lexicale préalable à toute complexité sémantique – est devenue une tâche standard. En termes de méthode, je n’ai dès lors plus pu me permettre une étude portant sur un seul mot. Il devait toujours s’agir de groupes de mots au sens de champs structurés, structurés aussi dans le sens où, au-delà de la fréquence, il fallait considérer différents niveaux d’abstraction et donc différents niveaux de sens dans le champ. Mais était-il possible alors d’en rester aux noms, auxquels s’applique traditionnellement une sorte de droit d’aînesse pour la recherche du sens dominant ? 31. Voir J. Trier, Aufsätze und Vorträge zur Wortfeldtheorie, Paris, 1973.

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L’attention à l’utilisation des verbes a apporté de nouvelles réponses. Les registres de biens et de revenus (polyptyques, censiers) offraient un champ d’expérimentation aussi évident que simple. Une analyse de l’usage des verbes dans ces registres, couvrant un large éventail chronologique et spatial, a conduit à des résultats très pertinents en termes de sémantique (viiie-xve siècle : 11, 14). D’une part, il est devenu clair que c’est souvent le verbe élu, et non le nom, qui détermine le sens d’une déclaration. Les syntagmes censum reddere ou solvere et censum dare, mille fois répétés et apparemment stables sur des siècles dans les registres de cens médiévaux (et plus tard aussi dans les comptes), représentent des conventions d’énonciation très diverses, d’une portée sémantique énorme. Non seulement ils donnent à voir l’éblouissant noyau de l’ancienne idéologie de la domination et d’une pratique d’appropriation plus globale, mais encore ils reflètent des styles de domination et des changements tendanciels sur le long terme. La recherche de verbes comme jokers sémantiques est ainsi devenue un facteur déterminant dans les enquêtes sémantiques. Les formules de pertinence tirées de chartes de transfert de terres et d’hommes (donation, achat, précaire) ont révélé que ce sont non seulement les noms de statut déterminés par la naissance (servus, ancilla, mancipium) qui façonnent la position sociale, mais aussi les verbes pertinere et manere. Chaque verbe exprime une dimension de la servitus : pertinere rend compte de l’intégration de la personne transférée dans les biens matériels transférés (res ; in loco), manere rend compte de son attachement permanent au sol (terra, area ; curtilis/mansus). Le statut de non-libre est ainsi formulé comme une triade d’éléments nominaux et verbaux (19, 20, 23), où l’on ne trouve aucun hyperonyme (comme, par exemple, conditio ou iugum servitutis). C’est ici que se situent les renseignements que j’ai donnés sur le rôle des verbes dans la Schedula : ils montrent également combien l’analyse de l’utilisation des verbes est utile pour une compréhension fine des relations de sens dans le témoignage historique. J’ai également pu le montrer pour les registres seigneuriaux (10, 12, 19), pour la Regula Benedicti (17) et pour les transferts de monnaies documentés dans les chartes (18) – en faisant ainsi apparaître à quel point est inexact l’usage moderne consistant à considérer ces transferts (de manière temporellement neutre, en quelque sorte) comme des « paiements ». L’extension de la méthode d’investigation à l’utilisation des verbes signifie donc une relativisation considérable du statut du nom, le favori traditionnel des historiens, que ce soit comme sujet ou objet de la phrase. Une sémantique lexicalement « juste » se doit donc d’accorder la même attention à ces deux types de mots32. De plus, la régularité des connexions de noms et de verbes dans les registres, les chartes et les lois a montré que les expressions stéréotypées et les formules ne sont pas seules à jouer un rôle central, mais que la phrase dans son ensemble constitue une instance sémantique des témoins étudiés. J’étais ainsi 32. Dans le cas de l’extraordinaire document double du registre de Prüm, dont le textus de 893 a été doté d’abondantes glosae actualisantes par le copiste en 1222, il était possible d’utiliser pour l’analyse sémantique spatiale – au-delà des noms et des verbes – également les adverbes et prépositions spatiales (21). Cela montre que chaque catégorie grammaticale peut être utilisée pour l’exploration sémantique.

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passé – dans ma démarche linguistique – de la sémantique des liens entre les mots à la sémantique des phrases. Dans le cadre d’analyses de témoignages historiques de type liste, constitués de longues rangées d’unités commençant souvent par item (fréquemment appelé capitulum, 7), c’est-à-dire de phrases syntaxiquement construites à l’identique, je me suis efforcé d’extraire une phrase « squelette » en effaçant tous les accidents concrets (nom, numéro, attribut) des phrases d’items typiques. Dans le traité de la Schedula, comme indiqué ci-dessus, c’est la phrase fac rem cum rebus (0). Elle constitue l’épine dorsale de la variété des œuvres en vue des ornamenta ecclesiae. Dans le registre de Prüm, la phrase unusquisque mansus debet venire est à la base du style d’expression et de ses variations (19). Cette phrase-type concentre la raison seigneuriale de l’activité économique domaniale sur son noyau spatial ! Et ce fait s’applique – avec des variations – à la grande majorité des registres, inventaires et comptes médiévaux. Des milliers et des milliers de phrases de ce type déterminent la technique des registres de cette époque. Dans la Lex Baiuvariorum, la phrase double si aliquis aliqui aliquid committit, cum aliquid emendet ou punitur est utilisée à la fois pour exprimer la diversité de tous les délits possibles et pour les classer (24). Cette phrase se retrouve – sous forme de variantes – dans toutes les lois barbares (leges) du début du Moyen Âge qui, justement, consistent en des listes de délits et de peines. Elle résume les dangers qui menacent tous ceux qui sont nés libres dans ces sociétés, qu’ils soient Francs, Burgondes, Goths, Lombards, Bavarois, Alamans, Saxons, etc. Je considère toutes ces phrases de base comme modèles de codage de certains domaines de la réalité – l’apprentissage de l’œuvre artisanale, le contrôle seigneurial des services et redevances, la régulation des risques qui pèsent sur la paix et sur la stabilité sociale entre les libres et les non-libres. Elles constituent des modèles d’expression pour la sauvegarde des connaissances, des biens et de la paix, et elles se présentent comme des règles du jeu socio-grammaticales, qui contribuent de manière décisive à la préservation et à la régulation du sens et de la signification de cette époque. À mon avis, les études sémantiques qui identifient de tels modèles syntaxiques et les utilisent comme voie d’accès aussi bien au général qu’au particulier, au typique qu’au singulier, pourraient également être utiles pour de nombreux autres types de documents fortement standardisés du point de vue linguistique33. Le fonds de formules des chartes et des édits ou des actes d’assemblées ecclésiastiques pourrait être particulièrement pris en considération ici. La recherche beaucoup plus spécifique consacrée à l’utilisation savante des formulaires (la diplomatique) pourrait ainsi se nourrir de la sémantique ! Et une telle sémantique du squelette pourrait également aider à comprendre les « formes simples » par lesquelles un contenu spécial est enchâssé dans une forme linguistiquement standardisée 33. Voir les études innovantes d’I. Guerreau, Klerikersiegel der Diözesen von Halberstadt, Hildesheim, Paderborn und Verden im Mittelalter (1000-1500), Hannover, 2013 ; U. kyPTa, Die Autonomie der Routine. Wie im 12. Jahrhundert das englische Schatzamt entstand, Göttingen, 2014 ; S. schwanDT, Virtus. Zur Semantik eines politischen Konzepts im Mittelalter, Frankfurt a. M., 2014.

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– récits de miracles, listes de trésors, lettres d’indulgence, calendriers liturgiques par exemple. Il me semble que la phrase squelette ou phrase norme – espérons que cette désignation sera bientôt remplacée par un terme plus approprié ! – est une clé maïeutique jusqu’ici négligée pour une recherche micro-sémantique qui se situe au-delà de toutes les études de champs de mots, de phraséologies ou de formules. Elle représente des formes d’expression décisives pour le codage idéologique d’une époque.

v. reMarques Finales Je voudrais conclure par trois considérations. (1) Rendre compte en détail de l’intérêt épistémologique de méthodes et de leurs limites peut rapidement devenir ennuyeux, car l’objectif de l’histoire est de présenter des résultats d’enquêtes, de préférence sous la forme d’un récit captivant. Ce que j’ai présenté ici ne pouvait pas répondre à ces attentes. Si vous voulez communiquer des méthodes, alors veuillez les présenter de préférence comme une articulation entre la procédure scientifique et la présentation factuelle, les deux, en quelque sorte, en un même souffle ! Cependant, cela n’a été que rarement tenté. Un travail exemplaire pour moi est le mémoire d’habilitation de Joseph Morsel sur une correspondance énigmatique dans le milieu politique de Nuremberg34. (2) Toutes les études qui ont été ici mentionnées sont déterminées par des thématiques dont la sélection et l’importance ne se sont pas imposées à partir d’un travail sur l’ordre sémantique interne des documents, mais ont été déterminées par l’horizon des problématiques de la recherche actuelle – pratique de l’écriture, travail, dépendance, espace. Il n’y a qu’un cas (17) où j’ai osé confronter le phénomène étudié (« travail ») avec l’ordre sémantique de base du document (« régime »), que j’avais déterminé à partir de l’inventaire total des mots du document numérisé, à travers la répartition des mots-clés. Résultat : labor n’a pas de place prépondérante dans le système de significations de la Regula Benedicti. À mon avis, de telles études ne sont possibles que sur la base d’ensembles complets de formulations numérisées de grands documents ou de corpus de documents, et à l’aide de méthodes statistiques complémentaires35. (3) Quelle importance accorder aux pistes et aux résultats qui ont été ici discutés, dans le contexte de la recherche médiévale dans son ensemble ? En tout état de 34. J. Morsel, La noblesse contre la ville ? Comment faire l’histoire des rapports entre nobles et citadins (en Franconie vers 1500) ?, Université Panthéon-Sorbonne, 2009. J. Morsel, prépare une publication de cette enquête fondamentale. Toutes les étapes de la transmission, de la conservation et du traitement, des manipulations et des opérations d’interprétation d’un curieux dossier de lettres secrètes (Nuremberg) y sont présentées et corroborées par des références – avec l’édition – sans aucune lacune. Il est difficile de réussir de manière mieux réfléchie la « transformation » scientifique des actions du passé relayées par l’écrit en connaissances historiques ! 35. Je me permets de renvoyer ici, de manière globale, aux travaux récents d’Alain Guerreau, de Séverine Berlier et de Nicolas Perreaux.

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cause, la micro-sémantique, qui se concentre principalement sur les témoignages individuels, offre un complément au travail habituel d’interprétation en vue de la traduction, de l’annotation critique, de la mise en évidence de formulations spécifiques, de l’extraction et de la mise en relation d’occurrences conceptuelles dans l’ensemble des témoignages, etc. Mais il pourrait lui revenir une place particulière, surtout dans le contexte de l’expansion rapide de la médiévistique numérique36, car elle examine les documents comme un tout linguistique, aussi minuscule ou gigantesque soit-il, afin de comprendre comment son vocabulaire est profilé, comment il est élaboré qualitativement, distribué quantitativement et utilisé syntaxiquement. La méthode micro-sémantique peut ainsi être utile, tant dans la phase préliminaire que pour accompagner le traitement et l’exploitation de grands corpus, en fournissant des hypothèses sémantiques sur la base de témoignages exemplaires et en attirant l’attention sur des voies d’exploitation qui ont, pour ainsi dire, émergé en mode analogique – utile en tant que prestataire de services dans le passage du Digital au Semantic Enrichment. Traduit de l’allemand par Uwe Brunn avec la collaboration de Stéphanie Le Briz-Orgeur

36. Voir S. schwanDT (dir.), Digital Methods for the Humanities. Challenges, Ideas, Perspectives, Bielefeld, 2019 ; s’ajoute maintenant la vaste offre médiévistique à partir de différents types de témoignages, emplacements et techniques d’exploitation : R. Bleier et al. (dir.), Digitale Mediävistik, Berlin, 2019/1 (Das Mittelalter. Perspektiven mediävistischer Forschung, 24). Malheureusement, la France y manque !

ÉTYMOLOGIE ET USAGES DE MOTS DÉSIGNANT LE « TRAVAIL » EN LANGUE D’OÏL (xie-xive SIÈCLE)* sTéPhanie le Briz-orGeur

Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France

L

’introduction de Michel Lauwers au présent volume le montre, l’historiographie du « travail » dans les sociétés anciennes pose au moins deux problèmes : 1) un problème terminologique, car le mot travail suppose une unité et surtout une orientation des activités de production qui ne correspondent pas aux réalités médiévales dont on a gardé la trace ; 2) un problème de perspective, car le schéma évolutionniste selon lequel aurait eu lieu une réhabilitation du « travail » au cours du Moyen Âge dépend largement d’un mouvement d’interrogation de leurs missions par les prêtres catholiques à partir des années 1860. Or, qu’il se tourne vers ses outils quotidiens ou vers les synthèses d’historiens connus pour leur fréquentation de corpus très variés, le philologue risque fort d’être conforté dans ces deux visions biaisées du « travail » médiéval. En effet, dictionnaires et bases de données lexicales perpétuent unanimement l’association du mot travail à un étymon tripalium censé désigner un instrument de torture tripode1. L’historien des mots et des œuvres littéraires ne sortira pas non plus de ce cadre de pensée s’il consulte des ouvrages ou contributions d’historiens pourtant connus pour leur *

La contribution qui suit est née de ma participation à une série de séminaires sur « Les moines (cisterciens) et le travail » organisés au CEPAM de Nice entre 2014 et 2018. Dès 2014, une réflexion sur les « Représentations du travail dans l’œuvre vernaculaire de Guillaume de Digulleville » m’avait conduite, en vue de la publication, à étendre l’enquête à un corpus plus large d’auteurs de langue d’oïl dont les liens avec Cîteaux étaient avérés ou probables [on trouvera le résultat de cette enquête dans ma seconde contribution au présent volume, intitulée « Représentations des activités de production dans l’œuvre vernaculaire de quelques poètes cisterciens des xiie-xive siècles »]. Ces relevés lexicaux étaient donc en cours lorsqu’en mars 2018, Nicolas Perreaux nous a fait découvrir combien rare était le terme laboratores sur lequel on avait pourtant bâti la théorie fameuse d’une organisation médiévale de la société en trois ordines [la conférence de Nicolas Perreaux s’intitulait « Un champ sémantique du travail ? Analyses lexicographiques autour d’opus et labor dans l’Occident médiéval »]. Ce jour-là, plusieurs collègues en sont naturellement venus à m’interroger sur le lexique roman. J’ai alors signalé un article important d’André Eskénazi tendant à démentir l’idée d’un lien étymologique entre travail et torture ; et je me suis engagée à poursuivre mes relevés du mot travail dans des corpus les plus vastes possibles, mais aussi à scruter d’autres mots effectivement liés aux activités de production, de transformation et d’échanges. En effet, il semblait clair que travail, non seulement n’impliquait pas nécessairement la torture, mais encore ne prenait que tardivement ses sens modernes. Voilà pour la genèse de cette contribution venue s’ajouter à celle qui figure à la fin du présent volume et qui devait d’abord s’y trouver seule. Le plan de cette contribution consacrée au lexique roman du « travail »

Labeur, saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 185-246. Cisterciens, éd. éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 185PUBLISHERS DOI 246. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123780

H FHG

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souci d’interroger des sources multiples, notamment littéraires. Il lira par exemple chez Jean-Claude Schmitt : Celles [les valeurs symboliques et idéologiques attachées au travail] du Moyen Âge viennent initialement du double héritage antique et biblique. Dans l’Antiquité, le negotium est une activité vile, voire servile. Dans la Bible, le labor est une conséquence de la chute originelle, un châtiment et une œuvre de pénitence. Étymologiquement, travail signifie “tortureˮ, et jusqu’à nos jours le mot a pu désigner les douleurs de l’enfantement, elles aussi perçues au Moyen Âge comme un effet du péché2.

Le philologue trouvera en outre une caution de la thèse d’une réhabilitation du travail sous la plume de Jacques Le Goff – dont Michel Lauwers rappelle dans l’introduction au présent volume qu’il avait bien perçu l’impossibilité d’appliquer à l’époque médiévale les réflexions modernes sur le travail, le Moyen Âge n’ayant pas même forgé de mot pour le désigner3. Dans l’entrée « Travail » du Dictionnaire du Moyen Âge codirigé par Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zink, toute trace de réticence à l’égard du mot travail disparaît, et la thèse de sa revalorisation progressive est défendue et assortie de balises chronologiques : « Les travailleurs sont méprisés à cause de la conception du travail-châtiment et du travail-pénitence répandue par le christianisme à partir de la Genèse, où la condamnation d’Adam et Ève au travail est la conséquence du péché originel » [haut Moyen Âge] ; « le travail reste méprisé, surtout exécuté par des paysans qui sont soit esclaves sur la réserve domaniale, soit tenanciers qui contribuent à l’exploitation de cette réserve par les prestations forcées en travail : les corvées » [au ixe siècle, où apparaît la notion d’artes mechanicae et où émerge dans l’iconographie le thème des travaux des mois]. À partir du milieu du xe siècle et spécialement au xiiie, la situation change tant au plan conceptuel qu’au plan matériel, « la pensée scolastique valorisant le travail », qui progresse alors en diversité, dans son outillage et dans son organisation4.

Le romaniste peut certes rencontrer des mises en question fécondes dans une bibliographie plus spécialisée, mais celle qu’il consulte en première instance ne lui est pas ici d’un très grand secours.

1. 2. 3.

4.

mérite également d’être éclairé. Il s’est imposé au terme des enquêtes que je viens d’évoquer, et il résulte aussi de la confrontation de mes résultats avec ceux de mes collègues historiens, spécialistes de corpus majoritairement latins. Voir infra notre note 6. J.-C. schMiTT, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990, p. 239-251 (« Les gestes du travail »), citation p. 239. J. le GoFF, « Travail, techniques et artisans dans les systèmes de valeur du haut Moyen Âge (ve-xe siècle) », dans Artigianato e Technica nella società dell’alto medioevo occidentale. Atti della xviii. settimana di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo (Spoleto, 2-8 aprile 1970), Spolète, 1971, p. 240, cité d’après l’introduction de Michel Lauwers au présent volume. J. le GoFF, « Travail », dans C. GauvarD, A. De liBera, M. zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2004, p. 1404b-1406a, spéc. p. 1405a.

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En revanche, il dispose depuis 2008 d’une publication d’André Eskénazi qui aurait sans doute mérité davantage d’attention et qui permet de se défaire d’un premier préjugé, celui d’un lien originel entre travail et torture5. Quitte à ne pas abonder dans le sens du linguiste nanterrois, les lexicographes et les philologues spécialistes d’ancien et moyen français auraient pu signaler son étude comme ils le font parfois à la fin d’un article de dictionnaire aux données controversées ou dans les notes critiques d’une édition traduite ou d’un glossaire : il n’en est rien6. Assurément, André Eskénazi s’est donné ici ou là quelques facilités pour rejeter l’explication du mot travail par tripalium et les torture et souffrance associées7, mais outre que plusieurs de ses arguments démentent formellement l’influence du fameux tripalium, sa démarche doit être à tout le moins discutée, car elle correspond à une prise de position intéressant plus largement les historiens (et même l’épistémologie des sciences humaines). Défendre la « fécondité de la description structurale » contre « l’étymologie externe » revient en effet pour André Eskénazi à préférer le vrai à l’exact8. C’est à l’exposé et au commentaire des propositions d’Eskénazi que nous avons consacré la première partie de cette contribution, qui confirme s’il en était besoin combien le regard porté sur les mots anciens influence l’appréhension des réalités censées leur correspondre. La deuxième partie de cette contribution vient compléter l’enquête d’Eskénazi en multipliant les occurrences de travail(lier) interrogées. Elle tente en outre de répondre à une question soulevée par notre étude des « Représentations d’activités de production dans l’œuvre vernaculaire de quelques poètes cisterciens des xiie-xive siècles » : le lexique de ces auteurs se distingue-t-il de celui de leurs contemporains quand ils évoquent ce que nous sommes tentés d’appeler le « travail » ? Comme cette deuxième partie confirme d’une part que travail et /torture/ ne sont liés que de façon accidentelle – non essentielle –, et d’autre part que travail ne désigne pas encore, ni chez les cisterciens ni 5. 6.

7. 8.

A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », Romania, 126/3-4 (2008), p. 296-372 ; précédé de iD., « Comment étudier le vocabulaire ancien ? », Romania, 124/1-2 (2006), p. 1-49, spéc. p. 11-13. Voir le Dictionnaire du moyen français [Atilf / Équipe « Moyen français et français préclassique », accessible en ligne, URL http ://www.atilf.fr/dmf ; désormais DMF] ; la Base de lexiques du français préclassique [ATILF / Équipe « Moyen français et français préclassique », accessible en ligne, URL http ://www.atilf.fr/preclassique] ; T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, Paris, 2015 [l’auteur a généralement cité les attestations les plus anciennes, de sorte que l’on retrouve chez lui plusieurs exemples convoqués par Eskénazi], s.v. « travail, traveil » et « travaillier, traveillier, travillier » : l’étymon proposé est toujours *tripaliare (d’après le Französisches etymologisches Wörterbuch [W. von warTBurG (continué sous la direction de J.-P. chaMBon, J.-P. chauveau, Y. GreuB, et al.), Französisches etymologisches Wörterbuch : eine Dartsellung des galloromanischen Sprachschatzes, Bonn / Leipzig / Berlin / Paris / Bâle / Tübingen / Strasbourg, 1922-2002 ; désormais FEW]), et la majorité des gloses dépendent de cette étymologie liant le mot travail aux sèmes /torture/ et /souffrance/. L’on verra que la quasi-totalité des gloses fournies dans les éditions et les éditions-traductions des œuvres littéraires dépendent de cette assertion aussi, que ces gloses aient été conçues avant ou après la publication de l’article d’André Eskénazi. Nous signalerons ces problèmes infra dans notre résumé de son article de 2008 (plein texte ou notes de notre i.). A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 368.

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chez leurs contemporains, un ensemble d’activités de production orientées par le désir de dégager des bénéfices profitant aux ordonnateurs de tâches, une troisième et dernière partie interroge des mots davantage liés aux activités qu’un locuteur moderne est tenté de regrouper sous l’étiquette travail. Cette fois encore, l’usage que font les auteurs cisterciens de ces mots servise/ir, labour(er), oeuvr(er)… est comparé à des occurrences antérieures et contemporaines, de façon à discerner les éventuelles spécificités des poètes du corpus. Il importe en effet de ne pas singulariser artificiellement les moines blancs, sans non plus négliger l’éventuelle spécificité de leurs discours : de fait, les historiens sont en train de nuancer l’attachement des cisterciens au labor manuum, bien souvent assuré par les seuls convers, mais leurs études montrent aussi que, dans ce contexte même, la revendication de ce trait distinctif par les moines blancs reste vive9.

i. travail eT /TorTure/ ? Voici comment André Eskénazi a proposé de dissocier travail de deux mots présentés comme ses étymons et négativement connotés, tripalium (“instrument de torture à trois branchesˮ) et son dérivé verbal *tripaliare. Il a tout d’abord observé que dans le Französisches etymologisches Wörterbuch trois entrées rendent compte du signifiant travail : les entrées trabs, tripalium et *tripaliare. Considérant que « tout linguiste fait sien le postulat qu’un seul signifié correspond à un signifiant »10, il a cherché à ramener à l’unité les trois entrées du FEW, et il a privilégié l’entrée trabs pour deux raisons : premièrement l’i bref de première syllabe dans tripalium / *tripaliare aboutit normalement à trevail(lier) ; secondement un grand nombre d’occurrences de travail(lier) excluent l’idée de souffrance portée par tripalium et *tripaliare. Eskénazi évoque aussitôt – pour les lever ici même ou plus tard – deux objections à sa préférence pour trabs : son argument formel néglige la possible influence de l’a accentué de tripálium sur la voyelle précédente11, et il fait également fi du consonantisme des signifiants provençaux issus de trabs12. Le linguiste invoque alors les appuis dont il peut en revanche se réclamer pour privilégier trabs, à savoir « les substituts de travailler qui, comme trabs, fleurent le bois coupé » et qui sont « tous associés à l’idée de rupture : être réduit à l’état de bûche, de planche, de poteau, de rameau [Eskénazi vient de citer les verbes bûcher, plancher, potasser, ramer], c’est-àdire de segment détaché d’une continuité »13. Il observe en effet que, dans la langue française moderne ou ancienne, « (soi) travaillier, travailler, travail se 9. Voir notamment dans le présent volume les contributions d’Isabelle Rosé et Cécile Caby. 10. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 297. 11. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 297 : [tripálju] pourrait en effet avoir évolué en [trapálju], comme l’ont fait [bilánkja] en [balánkja] balance et [silvátiku] en [salvátiku] salvage (l’auteur renvoie à P. Fouché, Phonétique historique du français, Paris, 3 vol., 1952-1961, vol. ii, p. 453). 12. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 297-298 ; résolution du problème p. 323-324. 13. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 298.

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définit comme la rupture, sous la pression d’une intervention extérieure, d’une position fondamentale de dégagement dans “l’en soi-pour soi-chez soiˮ »14. André Eskénazi procède alors à la relecture d’occurrences de travail(lier) dont l’étymon supposé, tripalium/iare, ne saurait rendre compte. Ainsi, « il suffit qu’un individu se sépare de son cadre de vie usuel pour que son déplacement soit appelé travail », note-t-il à partir d’un extrait de Milun15. C’est aussi le dérangement dans ses dispositions habituelles que désigne selon Eskénazi l’occurrence de travail qui se lit dans le prologue d’un autre lai de Marie de France, Yonec16. Ces exemples encouragent l’auteur à réexaminer une occurrence de travaillier où le voisinage d’ocis et eissillié favorise indûment une lecture du participe travaillié comme produit d’un étymon *tripaliare lié à la persécution. Eskénazi considère que l’assertion « Agag, maint hume as travaillé » (Wace, Roman de Brut, éd. arnolD 1938-1940, t. 2 v. 7877) « dit simplement que, par l’effet d’un trouble, la vie de celui qui a travail n’est pas pleinement une vie », et il glose ce vers par la proposition “Agag, tu as désorganisé l’existence / compromis la tranquillité de beaucoup de gensˮ17. Deux exemples empruntés à la littérature des xiie et xviie siècles lui semblent aller en ce même sens : on peut considérer que le second vers glose le premier dans ce passage du Tristan de Béroul : « tant ai traval ! […] tant foiblement me vet » (éd. ewerT 1978, v. 2161 et 2172) ; et Molière semble se souvenir de cette conjonction entre travail et « rupture dans le cours ordinaire des choses » 14. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 298. Une note accrochée à « position fondamentale » précise : « Que ce caractère soit établi ou postulé ». Eskénazi montre alors que l’idée d’engagement est volontiers exprimée par une unité marquant la rupture, en français moderne ou ancien : se battre pour, soi enbatre, se mettre en quatre pour, en mettre un coup… Les exemples sont alors tellement nombreux que l’on s’étonne de ne pas lire parmi eux celui-ci : « por vos ait tant paine eüe : encor en a la char ronpue des granz travauz, ce est la some » (Roman de Renart, branche 8, ca 1190 ; cité d’après la Base textuelle FRANTEXT [sur cette base, voir infra notre note 58 et le texte afférent]). 15. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 298 : Eskénazi cite les vers 509-514 de Milun d’après l’éd. ewerT 1978 (et il use des italiques comme suit), « Si cum il eirent le chemin, / si encuntrerent un meschin [“jeune hommeˮ] : / de l’amie Milun veneit [littéralement “il venait de la part de l’amie de Milonˮ], / en Bretaigne passer voleit ; / ele l’i aveit enveié. / Or a sun travail acurcié. » Dans l’éd. trad. koBle-séGuy, le dernier vers est traduit par “Voilà sa peine abrégéeˮ (Lais bretons (xiiexiiie siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. trad. N. koBle et M. séGuy, Paris, 2018 [éd. rev., 1re éd. 2011] (Champion Classiques. Moyen Âge), p. 509). 16. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 298-299 : Eskénazi cite les vers 1-2 d’Yonec d’après l’éd. ewerT 1978 (et il use des italiques comme suit), « Puis que des lais ai comencé, / ja n’iert par mun travail laissé [éd. Rychner : « pur mun travail laissié »] ». Dans l’éd. trad. koBle-séGuy cit. n. 15 (qui reprend largement l’éd. Rychner), p. 409, ces deux vers sont traduits par “Dès lors que j’ai pris les lais comme source d’inspiration, je ne m’arrêterai pas là, quoi qu’il m’en coûteˮ, tandis qu’Eskénazi glose le syntagme par mun travail par “tant pis si cela m’oblige à interrompre mes activités personnelles / tant pis si cela me mobilise / tant pis si cela me bloque, me contrarie, m’embarrasse, me cause du tracas…ˮ et rapproche cette occurrence du premier vers d’un autre lai, Bisclavret, « Quant de lais faire m’entremet », où il discerne aussi l’engagement de Marie de France (“Puisque je m’engage dans la composition des laisˮ), engagement qu’il vient de mettre en rapport avec l’idée de rupture par rapport au cours ordinaire d’une vie. 17. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 299 ; les vers suivants du Brut énoncent : « maint hume ocis, maint eissillié, / tu as mainte aume [“âmeˮ] de cors traite » (éd. arnolD, Paris, 1938-1940, t. 2 v. 7878-7879).

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quand il fait dire à Horace se plaignant d’Arnolphe : « Cet homme me rompt tout » (Molière, L’École des femmes, Acte iii, scène 4, v. 886)18. Nos diligents lecteurs auront noté qu’Horace ne fait ici nulle mention d’un quelconque travail19, de sorte que l’argument invoqué par André Eskénazi n’en est pas un, et qu’il tourne même à la tautologie. L’exemple suivant nous semble lui aussi discutable. Il s’agit d’un passage du Roman d’Eneas où l’occurrence du mot travail relève selon Eskénazi de la « même idée de décrochement » ; après des avaries matérielles dues à une tempête, Eneas et ses hommes « molt vont a honte et a travail » (éd. salvera De Grave 1925-1929, t. 1 v. 204) : l’impression d’inconfort extrême tiendrait ici aux conditions imposées aux Troyens et aux informations alarmantes qui apparaissent dans l’amont textuel (« et ciel et terre lor promet mort » v. 200 ; accumulation d’avaries v. 198-203)20. Il nous semble qu’il serait possible de considérer que les éléments se déchaînant contre les Troyens manifestent la colère de leurs dieux, de sorte que ceux-ci pourraient aussi bien être considérés comme les bourreaux des Troyens, usant d’un travail instrument de torture. La coordination de « travail » avec « honte » pourrait alimenter cette hypothèse, dans la mesure où en ancien français le mot honte désigne non seulement le sentiment éprouvé par celui que l’on déshonore publiquement mais encore l’affront physique ou verbal destiné à susciter en lui la conscience de ses fautes contre l’idéal commun21. Ces réserves n’empêchent pas de poursuivre avec Eskénazi une relecture d’occurrences de travail(lier) sans doute trop peu discutées jusque-là. Le médiéviste revient ainsi sur des vers de Floire et Blancheflor où la douleur effective d’un enfantement et la coordination de « travail » avec « paine » ont encouragé à voir dans le premier substantif un héritier du tripalium instrument de torture. Or, pour Eskénazi, dans l’énoncé « Travail orent et paine grant / tant que né furent li enfant » (éd. leclanche 2003, v. 167-168), travail traduit « la rupture marquée par la venue à terme, qui clôt une position établie, neuf mois de gestation », tout comme d’autres mots dérivés du latin trabs peuvent définir une position-limite, un point où se produit une rupture22. C’est selon lui parce que la rupture surprend parfois des actants non préparés (à une tempête, à un premier enfantement) que « le sème purement contextuel “épuisement des ressourcesˮ […] frappe l’esprit du décodeur moderne »23. Cette sorte de contamination par le co-texte n’étant pas isolée, Eskénazi compare ensuite chez un même auteur une occurrence où se traveillier signifie “s’employer àˮ sans que l’on 18. 19. 20. 21. 22.

A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 299. Le mot travail ne paraît jamais dans toute cette longue scène (Molière, L’École des femmes, v. 844-976). A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 300. Voir par exemple T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « honte », p. 1863a-b. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 300-301 : cite notamment tro, trolinde “seuilˮ d’après le FEW, s.v. « trabs ». En conséquence, Eskénazi glose les vers 167-168 de Floire et Blancheflor par “La crise qui survient quand on met au monde un enfant fut pour elles [les mères des héros] une épreuve très douloureuseˮ, tandis que Jean-Luc Leclanche s’en tenait à “Elles connurent beaucoup de peines et de souffrances jusqu’au moment où elles leur donnèrent le jourˮ (Robert d’Orbigny, Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. trad. J.-L. leclanche, Paris, 2003 (Champion Classiques. Moyen Âge), p. 11). 23. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 301.

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puisse supposer là quelque souffrance (Chrétien de Troyes, Le Conte du graal, éd. lecoy 1972-1975, t. 1 v. 1928-1929, « li autre mout se traveillierent / de lor oste bien aeisier »), avec une occurrence rendue problématique par son entourage mais où le verbe se traveiller n’a en soi rien à voir non plus avec une torture (Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. roques 1960, v. 5311-5313, « Et nos somes ci [les ouvrières de Pesme Aventure s’expriment] en poverte, / s’est [“mais il est / tandis qu’il estˮ] riches de nostre desserte / cil por cui nos nos traveillons »24). Eskénazi cite ensuite une occurrence de travail concernant un inanimé et permettant selon lui à coup sûr de se défaire de l’idée de souffrance ; il s’agit d’un passage du Tristan du manuscrit Douce (éd. winD 1960, v. 1081-1082) où Iseut empêchée de rejoindre Tristan « ne puet a li aler / ne suffrir le travail de mer ». La dernière proposition est glosée “supporter l’agitation des flotsˮ par le linguiste, qui observe dans le FEW plusieurs mots de l’entrée trabs désignant un agent de cette sorte, un vent irrégulier et violent appelé travade, travate ou traverte, le deuxième terme pouvant en outre désigner une petite poutre, si bien que « la relation initialement postulée entre travail et l’image du tronçon n’était […] pas dépourvue de fondement », conclut-il25. Le raisonnement est séduisant, mais il oblige à faire de « mer » le patient de « travail » dans le groupe nominal « travail de mer », alors que la préposition de peut en ancien français avoir une valeur objective ou subjective tout aussi bien26. Or, si l’on fait plutôt de « mer » l’agent de « travail »27, celui-ci désigne le tourment infligé aux navigateurs par la mer, et l’exemple ne permet alors plus de se défaire de l’étymon *tripaliare. Un exemple comparable, donné plus tard, prouve toutefois la validité de l’hypothèse d’Eskénazi : dans le Roman de la Rose, c’est bien « li venz de bise » qui « veut le fleuve travaillier » (éd. lecoy 19651970, t. 1 v. 6003-6014) ; l’eau subit un « travail » équivalant à une agitation de sa surface, à une rupture de son état fondamentalement plan28. Après ce recensement d’occurrences de travail(lier) manifestement détachées de l’idée de souffrance, André Eskénazi propose pour un temps de substituer à trabs la séquence trab-. Comme toutes les unités réunies dans l’entrée trabs du 24. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 301-302. Corinne Pierreville traduit ces vers par “Mais nous nous vivons dans le dénuement, tandis que s’enrichit de l’argent que nous avons mérité le maître pour qui nous nous tuons à la tâche.ˮ (Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. trad. C. Pierreville, Paris, 2016 (Champion Classiques. Moyen Âge), p. 433). 25. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 302-303. Eskénazi ajoute deux arguments allant en ce sens : 1) trå désigne selon les régions une “grosse bûcheˮ ou un “nuageˮ, c’est-à-dire dans le système d’Eskénazi un produit ou un agent de la rupture ; 2) l’occurrence de travail présente dans l’Yonec de Marie de France qui se trouve interrompue dans le cours ordinaire de sa vie par sa mission (voir supra notre note 16 et le texte afférent) fait doublement penser à travette (dérivé de trabs), puisque la travette peut désigner une “petite poutreˮ ou une “petite fille curieuse qui veut tout voir ou tout savoirˮ et qui franchit en conséquence les limites de son territoire. 26. Voir par exemple Ph. MénarD, Syntaxe de l’ancien français, Bordeaux, 1994 [4e éd. rev., corr. et augm.], p. 25 § 4.3° Rem. 3. 27. Nous trouvons un appui à cette proposition de lecture dans un lai anonyme daté des années 1180 et cité d’après la Base textuelle FRANTEXT [sur cette base, voir infra notre note 58 et le texte afférent] : « mout l’avoit la mer traveillié ». 28. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 321.

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FEW n’ont pas nécessairement à voir avec une poutre ou une barre (en dépit de la glose “Balkenˮ élue par Wartburg), examiner la séquence trab- permet de retrouver une unité sémantique, celle de la rupture, sans contredire aucune donnée du FEW29. Eskénazi observe alors que dans le Roman de Thèbes (éd. raynauD De laGe 1966-1968, t. 1 v. 2896-2897), tref désigne une poutre, c’est-à-dire un coupon de bois ; que dans le Roman de Rou (éd. holDen 1970-1973, t. 1 v. 12451247), tref désigne des voiles, c’est-à-dire des coupons de tissu ; et que dans Lanval (éd. ewerT 1978, v. 80 et 93), tref désigne une tente, c’est-à-dire une portion du territoire30. D’autres mots liés à la base trab- ont comme tref la possibilité de désigner tantôt un élément détaché tantôt un cloisonnement dans l’espace, et André Eskénazi se propose d’examiner plus spécialement les délimitations de l’espace, nues ou couvertes. Il rencontre alors des occurrences de tre(f)s ambiguës, pour lesquelles on peut hésiter entre un élément du navire ou le navire entier. Fort de tous ces exemples, il estime possible de rattacher à trabs des unités signalées dans le FEW dans l’entrée tripalium, à savoir « travail kan., “brancard d’une voitureˮ […], Poit. travaille fr., “charpenteˮ N. […], [ou encore] wallon trava, “lit dans lequel une femme accoucheˮ […] [et] nfr. travail […], “endroit où le sanglier a remué la terreˮ »31. Ce n’est jamais de torture qu’il est question dans ces exemples, mais de lieu délimité (par sa fonction ou par ce qui l’a distingué de son entourage, serions-nous tentée de préciser). Eskénazi continue ensuite de vider l’entrée tripalium du FEW en notant la capacité des unités en trav- à désigner, outre un élément détaché d’un ensemble ou un espace délimité, un assemblage : or, pour aucune de ces désignations le sème de souffrance n’est déterminant ni même pertinent. Il en vient alors à affirmer : « L’étymon tripalium est une chimère ; le prétendu dérivé tripaliare n’a donc pas plus de consistance »32. Il n’est pas exceptionnel que des unités présentent plusieurs référents extralinguistiques, comme les unités associées à trab- capables de désigner une pièce détachée, un assemblage ou une portion de l’espace33. La métonymie n’étant pas toujours efficiente, il peut être difficile de percevoir ce qui unit le segment unique et l’assemblage – tandis que les relations unissant un élément détaché et un espace circonscrit se perçoivent aisément. Selon Eskénazi, « la rupture est ici réalisée par la réduction de la pluralité [à quoi sont voués les assemblages] à l’unité »34. Après un détour par batterie pouvant signifier la rupture par rapport au plein air attendu (dans élevage en batterie), par battant pouvant désigner le degré au-delà duquel 29. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 303. 30. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 303. 31. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 304-306. Eskénazi cite en l’occurrence le FEW, t. xiii-2, p. 291b pour travaille-“charpenteˮ (Poitou) et travail-“brancardˮ (Canada), p. 288a pour trava-“lit d’accouchementˮ (Wallonie) et travail-“espace foui par un sanglierˮ (sens attesté en français à partir de 1763). 32. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 306-307. 33. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 307-308 : Eskénazi fournit des exemples de telles unités – selon lui improprement appelées « trisémiques » puisqu’elles sont bien unifiées au niveau intralinguistique. 34. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 308.

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le nom ainsi qualifié ne pourrait plus être utilisé (dans pluie battante), et par bath troncature populaire exprimant un degré de satisfaction qu’on ne saurait rêver supérieur35, André Eskénazi s’attaque à l’argument le plus souvent invoqué pour faire de tripalium (étymon supposé de travail) un instrument de torture. Cet argument consiste dans une phrase du canon des Actes du concile d’Auxerre numéroté 33 dans plusieurs manuscrits. Dans la plupart des copies on lit « Non licet presbytero nec diacono ad trepalium ubi rei torquentur stare », qu’Eskénazi glose provisoirement par “[…] le trepalium où l’on cuisine les inculpésˮ36, en proposant de regarder le trepalium comme un lieu exigu plutôt que comme un instrument de torture. Observant que les signifiants trabem, trave et tref examinés plus haut laissent percevoir sous trab- « une structure plus abstraite, plus profonde, < dentale élargie par r – labiale >, conventionnellement figurée par dont chacune des unités répertoriées dérive »37, Eskénazi propose d’expliquer par l’idée de rupture qui leur est commune plusieurs mots d’origine latine (tribere “écraserˮ, tribunus “individu qui se détache de la communauté à un titre quelconqueˮ, etc.) ou dépourvus d’origine connue et devant sans doute être rattachés à la structure . L’étymologie externe a le défaut de ne pas prendre en considération ces faisceaux, ni les proximités constatables d’une langue à l’autre (trembler < tremulare, et dribble [“(laisser) tomber goutte à goutteˮ] par exemple)38. Eskénazi lui préfère donc une approche structurale, qu’il complète en l’occurrence par des mots à base impliquant les trois sèmes de trab-, /pièce détachée/, /assemblage/, /portion de l’espace/. On peut alors résoudre le problème des emprunts redoublant des mots dérivés du latin, en admettant que « si les termes provenant d’étymons “non latinsˮ se sont installés dans le français, c’est qu’ils y trouvaient une structure d’accueil, à laquelle se rattachaient les mots vernaculaires »39. Tandis que l’étymologie externe, « exacte », est ici insuffisante, on peut comprendre que trape, tripot et trepel désignent tous trois une situation sans issue sous la plume de Béroul ou de l’auteur anonyme du Chevalier au barisel : c’est que les trois mots sont liés à – plutôt que tributaires du « mythique tripalium »40. Quand on revient alors sur des occurrences de travail(lier) analysées plus haut, 35. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 309-310. Eskénazi prépare ici la proposition qu’il fera plus loin de voir en trepalium / trabal(l)ium le résultat d’une troncation régressive du GN trabale trabalium à son seul second élément (il glosera trabale trabalium par “ce qui se fait de mieux en matière de lieu exiguˮ, en remarquant que le top de, à structure , a aujourd’hui le même sens) (voir Ibid., p. 353). 36. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 311. 37. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 313. 38. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 315. On observera que le philologue ne se risque pas à étendre cette exigence aux termes désignant le travail dans diverses langues : trabajo, trabalho et treaba (esp., port. et roum.) certes, mais aussi work et W/werk (angl. et all. / néerl.), Arbeit et arbeid (all. et néerl.), ou même dans une langue romane lavoro (it.)… 39. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 318. 40. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 319 : Béroul utilise indifféremment trape et tripot, et l’auteur du Chevalier au barisel emploie trepel avec le même sens que Béroul donne à trape ou tripot.

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on a confirmation que l’idée de supplice n’est nullement systématique, à la différence de celle d’une sollicitation ou pression exercée par un agent externe. C’est tellement vrai que même la traduction du travail de Jésus crucifié doit être revue à cette aune (Estoire de Joseph, v. 1007, « Jhesus fu travailliez et en croiz clofichiez [“fixé avec des clousˮ] »). On s’explique aussi mieux que travail puisse signifier “voyageˮ (dans Milun par exemple, comme on l’a vu plus haut). Quant à l’anglais travel, il a bien pu être emprunté au français travail comme l’affirment généralement les lexicographes, mais cet emprunt a dû être facilité par l’existence préalable en anglais de trip, modelé sur ce qu’Eskénazi appelle « la base universelle ». Dernières preuves de la productivité de cette base en français, les verbes populaires modernes turlupiner, trimbaler, tarabuster, turbiner, trimer, exprimant tous la rupture d’un point de retrait. Si l’on se fonde sur le français, *tripaliare et tripalium sont donc des fantômes, et Eskénazi a complètement vidé ces deux entrées du FEW généralement retenues pour expliquer travail(lier)41. Il devient alors possible d’interroger plus avant les deux exemples de trepalium invoqués par le FEW pour lier le mot travail à la torture, ou du moins à la souffrance. Dans le premier exemple cité par Wartburg, celui du canon 33 des Actes du concile d’Auxerre, il n’est littéralement pas question de torture, sinon dans le co-texte à travers « torquentur ». Le « trepalium », lui, peut au mieux désigner un dispositif à trois poteaux susceptible d’immobiliser un être. Mais alors qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de retenir pour le mot tenailles un sens premier d’instrument de torture avant de mentionner l’usage de l’outil dans les forges et les cordonneries, c’est ce glissement qui a eu lieu pour trepalium. De surcroît, rien ne prouve qu’il faille lire trepalium, seule forme attestée dans les deux textes cités par le FEW, comme la variante relâchée d’un mot préfixé tripalium. Dès lors, trepalium n’a aucune raison d’avoir le signifié exact qu’aurait tripalium. Dans le canon du concile auxerrois, trepalium peut désigner « un appareil de constitution indéterminée », voire par métonymie la pièce où l’on utilise cet appareil d’immobilisation. Cette hypothèse semble avoir contre elle l’emploi de la préposition ad suivie de l’accusatif (« Non licet presbytero nec diacono ad trepalium ubi rei torquentur stare »), à moins de considérer que la pièce est exiguë et que l’on exige la discrétion de chacun – ce qui ne favoriserait pas la préposition in suivie de l’ablatif. En l’espèce, les rapprochements proposés avec la distinction à / dans la cuisine en français moderne peuvent laisser le lecteur dubitatif, et l’auteur en a eu conscience42. Beaucoup plus décisive est la découverte qu’a faite André Eskénazi 41. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 320-323. 42. Partant de l’opposition entre « je suis à la cuisine » et « je suis dans la salle de bains » [qui n’est pourtant pas nécessairement le lieu le plus étendu ni le moins privé d’une maison, mais pour l’auteur on y laisse accéder les invités, tandis que la cuisine leur reste fermée], André Eskénazi poursuit en ces termes : « Alors que la salle de bains est ouverte à tous, la cuisine – comme le trepalium si le terme désigne un espace et non un chevalet –, est un lieu auquel le public n’a pas accès ; c’est ce dont pourrait témoigner telle situation où le déverbal de cuisiner désigne des manœuvres clandestines, par exemple cuisine électorale. On ajoutera que la ponctualité est un trait constitutif du lieu où l’on accommode des mets, ainsi que le laisse supposer le texte de la publicité télévisée des établissements Schmidt : “le cœur de la maison, la cuisineˮ. Le cœur, autrement dit le centre ; or le centre est un point.

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d’une varia lectio du canon 33 dans l’une des six copies conservées, celle du manuscrit Bruxelles, [KBR], Lat. 8780-8793, f. 9 sq. Le fameux texte se lit cette fois « Non licet presbytero nec diacono ad treballiû43 ubi retor cunctur stare », et l’on est ainsi assuré que le mot trepalium n’est pas une variante relâchée de tripalium mais s’est formé sur la base 44. Le second exemple cité dans le FEW (« trepalio vel puteal est locus in quo rei verberantur [sic] »45) confirme l’indépendance de trep/bal(l)ium à l’égard de tripalium46. Ces deux exemples du FEW (repris par les lexicographes) ne sont pas les seuls disponibles. Or, les occurrences supplémentaires viennent donner raison à Salvatore Battaglia qui postulait en 2002 déjà un étymon *trabalia pour travail47. Dans ces occurrences qui finissent d’invalider l’étymon tripalium jamais attesté durant le Moyen Âge, le trabal(l)ium / trevalium désigne le lieu où l’on envoie l’inculpé dont on ne peut obtenir d’aveux. Le co-texte peut donner à penser qu’à cet endroit l’accusé est flagellé, mais ce n’est pas marqué par trabal(l)ium / trevalium qui alterne librement avec carcer et peut ne rien désigner de plus précis. Il est même prudent de retenir qu’il s’agit d’une pièce isolée, sans plus de précisions, car la provenance judiciaire de toutes les occurrences connues pourrait bien constituer un biais. Le rapprochement qu’Aynard opère dans son glossaire entre « trepalio » et « puteal »48 incite lui aussi à la prudence, car le mot puteal n’a jamais de sens pénal par ailleurs, et désigne simplement un espace délimité

43. 44. 45. 46.

47. 48.

Accommoder un inculpé ne requiert sans doute pas plus d’espace. » (p. 333-334). Dans sa conclusion Eskénazi concède « Il y a de la désinvolture dans ma démonstration – le témoignage allégué des cuisines Schmidt en est l’exemple le plus frappant –, des audaces inconsidérées – la relation cuisinecuisiner et chambre-chambrer autoriserait l’identification du trepalium au canon 33 comme un lieu clos au motif qu’on y… cuisine les inculpés ! –, et des manifestations de prudence tout aussi gratuites » (p. 362). Cet exemple et bien d’autres prouvent en tout cas l’empan très large des recherches menées par Eskénazi, curieux de la langue française en chacune de ses lectures ou écoutes. Où le tilde surmontant -u- abrège la nasale -m : lire en conséquence treballium. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 324-335. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 335, exemple cité d’après le FEW indiquant « CGl 5, 624 […] manuskript aus dem 11 jh [du xie siècle] » ; il s’agit de la glose 36 des Excerpta ex glossis Aynardi (Corpus Glossariorum Latinorum, éd. G. GöTz, t. v, p. 624b). A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 336-344. Eskénazi mène cette fois l’enquête pour éclairer l’-o final de trepalio, et pour statuer sur le caractère préfixal ou non de tre-. Dans cette partie de sa démonstration, la tendance qu’a Eskénazi à poser une correspondance entre phonèmes et sèmes s’étend au système vocalique puisque [i] est censé signifier l’exiguïté et [a] l’ampleur, dans diverses langues (sont cités p. 342 mikros / makros, minus / magis, mite, minet, mitron, miston / mastoc, matou, maton, matrone, patron, ainsi que des couples de mots où le vocalisme discrimine amplitude réduite et amplitude plus large, ci / là, this / that, dies / das, hier / da [exemple contestable, si l’on compare kuck mal hier, “regarde par iciˮ, à bleib da, “reste iciˮ], puis « les oppositions syntagmatiques qui fondent couci-couça, prêchi-prêcha, zigzag, tic-tac, fric-frac, trictrac et micmac, où la réalisation avec [i]~ précède toujours la réalisation avec [a]~ comme celle qui se présente immédiatement à la pensée et dans sa manifestation »). S. BaTTaGlia, Grande Dizionario della Lingua Italiana, Turin, 2002, t. xxi, p. 273, col. 3, cité une première fois dans A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 297 : « Dal lat. tardo trepalium, forse con sovrapposizione di una forma trabalia plur. di trabalis, deriv. da trabs, trabis ». Voir supra notre note 45 et le texte afférent.

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aux fonctions variées (tribunal du préteur, espace sacré…). Finalement, comme une occurrence de trabalium signifie “le nec plus ultraˮ49, André Eskénazi postule qu’il a existé des séquences trabale trabalium signifiant “ce qui se fait de mieux en matière de lieu exiguˮ, et que s’est rapidement produite une troncation au profit du seul second élément (trabalium), troncation commune en français et qu’aurait ici favorisée la répétition du même mot. Au terme de ces recherches dans des textes plus variés que ceux qui ont été retenus par Wartburg qui promouvait un trepalium forme relâchée de tripalium désignant un instrument de torture tripode50, Eskénazi propose : travailler, « ce n’est donc pas “être sur le chevalet de tortureˮ, c’est “être dans ses petits souliersˮ, “ne pas en mener largeˮ, bref, connaître d’une certaine façon le sort des sardines serrées dans leur boîte »51. S’il critique dans sa conclusion les facilités qu’il s’est parfois données, André Eskénazi défend dans un épilogue la « fécondité de la description structurale » permettant de trouver le « vrai » fonctionnement des langues plutôt que des étymons « exact[s] » ne rendant aucun compte de l’histoire sémantique effective des mots52. Quels enseignements tirer de ces démonstrations du linguiste nanterrois ? Loin de nous l’idée de remplacer par ses lectures toutes celles qui ont été proposées par les lexicographes ou par les philologues dans leurs glossaires ou leurs traductions d’œuvres littéraires en langue d’oïl. Certaines de nos objections aux propositions d’André Eskénazi pourraient même sembler propres à nous détourner de l’ensemble de sa thèse. Il en va ainsi de plusieurs lieux où son raisonnement à partir des phonèmes ne convainc pas (l’opposition hier / da en allemand, par exemple, ne recoupe pas toujours une opposition entre amplitude réduite et amplitude plus large53). Dès lors, ce pourrait être le fondement même de sa démarche qui empêcherait de suivre André Eskénazi. Car postuler une « base universelle » à partir de laquelle s’expliquent aussi bien tref “poutreˮ coupon de bois, ou “voileˮ coupon de tissu, que travate “petite poutreˮ ou “ventˮ, ou trå “grosse bûcheˮ ou “nuageˮ (produits ou agents de la rupture), et encore travail “voyageˮ, “activitéˮ, “enfantementˮ, “agitation de flotsˮ… venant rompre avec un état fondamental autre, c’est 1) faire fi de la capacité qu’ont des mots de structure phonétique tout autre à porter ce même sémantisme de la rupture (cesser, arrêter, changer…) voire à désigner ce que travail désigne en français (Arbeit, work, lavoro…), et c’est 2) appliquer aux mots à base une grille de lecture qui pourrait également convenir à tout un ensemble de situations matérielles ou psychiques, les actes d’aimer ou haïr, pour ne citer que deux exemples, supposant eux aussi une

49. 50. 51. 52.

A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 354-355. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 344-359. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 356. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 359-363 (« Conclusion »), puis p. 363-372 (« Épilogue »). 53. Voir supra notre note 46.

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« rupture, sous la pression d’une intervention extérieure, d’une position fondamentale de dégagement dans “l’en soi-pour soi-chez soiˮ »54. Ces réserves formulées, demeurent plusieurs acquis de la réflexion d’André Eskénazi. Il n’est pas seul à avoir mis en doute le lien entre travail (ou les mots romans apparentés) et l’étymon tripalium postulé par Wartburg55, et en ce domaine ses démonstrations sont imparables : dans les textes effectivement conservés, on trouve au mieux trepalium et bien plus souvent trabal(l)ium, mais jamais le moindre tripalium chevalet de torture tripode. C’est ainsi le lien de travail (ou des mots apparentés) avec la torture (et la souffrance qui en découle) qui se trouve mis en question. Une telle découverte oblige à interroger la tradition philologique et historienne que nous rappelions en introduction. S’il est indéniable que les mots travail et paine ou ahan sont souvent coordonnés comme des quasi-synonymes en ancien français, il vaut la peine – précisément – de s’interroger sur ce que chaque mot de l’itération apporte en propre56, pour faire toute leur place à d’autres significations possibles du mot travail. De plus, c’est en revenant sur le plus grand nombre possible d’occurrences textuelles de travail(lier) qu’il sera envisageable de situer l’usage que font de ces mots quelques auteurs des xiie-xive siècles liés à Cîteaux.

ii. les MoTs travail eT travaillier chez quaTre PoèTes cisTerciens57 eT leurs conTeMPorains

Pour réunir le plus grand nombre possible d’occurrences du mot travail et de ses dérivés, nous avons ajouté à notre consultation des dictionnaires et de nombreuses éditions de textes disponibles, une recherche de tous les items travail% ou traveil% ou travil% recensés par les collecteurs de la Base textuelle FRANTEXT58. 54. A. eskénazi, « L’Étymologie de travail », cit. n. 5, p. 298. 55. Voir par exemple, outre S. BaTTaGlia, Grande Dizionario, cit. n. 47, M.-F. DelPorT, « Trabajotrabajar(se) : étude lexico-syntaxique », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 9 (1984), p. 99-162. 56. L’itération synonymique, dont on connaît la vocation à traduire le haut degré, peut aussi servir à éclairer une des unités d’usage moins courant (chez les traducteurs notamment, où le néologisme est comme glosé par le terme qui lui est adjoint dans l’amont ou l’aval textuel). Le fait qu’un même mot puisse être coordonné à des mots de sens divers (duel et ire / ire et mautalent) peut certes indiquer que la coordination joue un rôle fédérateur (le mot ire signifiant la peine quand il est coordonné à duel, mais la colère quand il est coordonné à mautalent). Cependant, l’on pourrait aussi bien supposer que la coordination vise plus de précision en réunissant des mots qui ne deviennent pas synonymes du fait de leur rapprochement, mais qui conservent chacun leur sémantisme, leurs nuances ; nous ferons plusieurs fois cette hypothèse lors de nos études textuelles dans les deux dernières parties de la présente contribution. 57. Pour une présentation de ce corpus, nous nous permettons de renvoyer à l’introduction de notre seconde contribution au présent volume. 58. Base textuelle FRANTEXT de l’Atilf [désormais Frantext], accessible en ligne, URL http ://www. frantext.fr. Avant d’y rechercher travail / traveil, travaus/x/z/lx/lz, travaill(i)er / traveill(i)er / travill(i)er et toutes les formes conjuguées, nous avons sélectionné les corpus « Ancien français (corpus des œuvres antérieures à 1300) » [59 textes depuis l’hiver 2019-2020 ; 58 textes lors de nos

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Dans le cadre limité de cette étude, nous chercherons à voir si les auteurs cisterciens d’œuvres littéraires en langue d’oïl font un usage des mots travail et apparentés correspondant à celui de leurs prédécesseurs et contemporains, ou s’ils introduisent de nouvelles acceptions. Chemin faisant, nous rencontrerons des termes qui signifient plus souvent que travail ou travailler ce que nous entendons aujourd’hui par ces deux mots. Leur étymologie a beau ne pas être aussi problématique que celle de travail(lier), nous interrogerons, sans jamais préjuger de leur sens, les occurrences textuelles des mots servise/ir, labo(u)r(er), o(eu)vre(r), besoigne(r), mestier…, ici même quand cela éclairera le sens de travail(lier), puis indépendamment de cette éventuelle corrélation, dans la troisième et dernière partie de la présente contribution.

II.1. Thibaud de Marly (ca 1182-1185) Afin de mesurer l’éventuelle spécificité de l’emploi de travail ou mots apparentés chez Thibaud de Marly, il convient de se concentrer sur les occurrences antérieures à 1185, puisque l’éditeur Herbert King Stone a fixé ce terminus ante quem pour Les Vers sur la Mort constitués de laisses monorimes dodécasyllabiques59. Après une question rhétorique portant sur le lieu où « Dex […] la gloire nos a conquise », Thibaud répond : […]. En Gessemani, la ou sa char fu prise, Et ou mont de Calvaire traveillie et ocise Et levee a compas et ou sepulcre mise. (Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 59, p. 123, laisse xi v. 471-473)

Ni le glossaire ni les notes ne font le moindre sort au participe passé « traveillie » ni au reste de ce passage, dont le sens a dû paraître limpide à l’éditeur. Il faut dire que « traveillie » s’inscrit dans une série qui n’est pas sans rappeler les récits évangéliques de la Passion ou les articles du Credo relatifs à la personne du Fils. Cependant, si l’on trouve bien dans les Évangiles mention de la capture, des sévices, de la mise en croix puis de la mise au tombeau, et si le Credo mentionne la mort, la crucifixion et l’ensevelissement de Jésus, le seul vocable susceptible d’avoir été inspiré à Thibaud par ces textes fondateurs est « sepulcre »60. Que « prise » rende les « ten[ere] » et surtout « comprehendere » des récits évangéliques n’a rien de surprenant en cette laisse à rime féminine -ise ; de même le participe « ocise » à la rime constitue-t-il l’hyperonyme susceptible de rendre les « passus » et « mortuus » du Credo. Le reste de ces trois vers est en revanche premières recherches] et « Moyen français (corpus des œuvres de la période du moyen français (13001549)) » [339 textes, dont nous avons retenu ceux qui étaient antérieurs à 1360, date approximative de composition du dernier Pèlerinage allégorique de Guillaume de Digulleville, l’auteur cistercien le plus récent de notre corpus dans notre seconde contribution au présent volume]. 59. Les Vers de Thibaud de Marly. Poème didactique du xiie siècle, éd. H. K. sTone, Paris, 1932, p. 36-57, spéc. p. 57. 60. Voir « sepulchrum » dans Mt 27-28 ; et « sepultus » dans le Credo.

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moins contraint, et il faut donc lire comme des syntagmes choisis par Thibaud « sa char fu […] traveillie » puis « [sa char fu] levee a compas ». La place réservée au syntagme « Et levee a compas » (qui vient après « traveillie et ocise ») pourrait donner à penser qu’est ainsi évoquée la descente de croix préludant à la mise au tombeau61. La locution a compas, qui témoigne toujours de la précision du procès ainsi circonstancié62, pourrait également aller en ce sens, la déposition du corps du Christ supposant une minutie gestuelle qui marque le respect des agents. Pourtant, si l’on se fonde sur les signifiants attachés à lever / levar et si l’on compare le texte de Thibaud à la précoce Passion narrative dite « de Clermont », il faut plutôt admettre que c’est la crucifixion de Jésus (littéralement la pendaison de son corps) qui est ici mentionnée. On lit en effet dans le récit fragmentaire de l’histoire du Christ composé vers la fin du xe siècle : « Cum l’an levad sus en la cruz, / dos a ses laz [“à ses côtésˮ] penden lasruns ; / entre cels dos pendent Jhesum : / il par escarn [“par dérisionˮ] o fan trestot. » (« Passion de Clermont », éd. A. henry, dans Chrestomathie de la littérature en ancien français, 1. Textes, Berne, 1965 [3e éd. rev., 1re éd. 1953], p. 3-4, citation p. 4, v. 41-44 de l’extrait cité). Contraint par la rime et fort des laisses monorimes tôt appréciées des auteurs d’épopées romanes, Thibaud s’est visiblement laissé porter par les parallélismes (« traveillie et ocise », « levee » vs « ou sepulcre ») plutôt que par la chronologie des événements du Vendredi saint : il a évoqué la crucifixion après avoir énoncé la mise à mort du Christ. Reste à déterminer le sens qu’il a pu donner au participe passé « traveillie » coordonné à « ocise » pour rendre compte de la Passion. Si l’on considère que la coordination est marque d’itération synonymique, « traveillie » et « ocise » ont un sens très similaire : celui-ci peut avoir trait à la mise à mort – auquel cas « ocise », à la rime, orienterait sémantiquement le doublet, afin de ramener le lecteur au « passus » ou « mortuus » du Credo – ; ou bien il peut être question des souffrances physiques et morales infligées au Christ lors de ce qui est justement nommé sa « Passion ». Il existe d’après la base Frantext des emplois précoces du participe travaillé (ou d’autres formes conjuguées ou substantivales) susceptibles de nous guider dans cette lecture63. Signalons tout d’abord qu’un exemple d’usage conjoint de 61. Le participe « levee » signifierait alors “enlevée, ôtéeˮ, voire “soulevée pour enterrerˮ (sens attestés par le DMF s.v. « lever », le second seul étant signalé dans T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, p. 2069b), sachant que « sa char » désigne ici le Christ, sa personne (voir par exemple T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, s.v. « char, charn », p. 554b). 62. Voir par exemple T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « compas », p. 659b-660a. 63. Sans doute n’avons-nous pas atteint l’exhaustivité, mais nos recherches y ont tendu puisque nous avons recensé les occurrences en ancien français [soit un corpus de 58 textes dépouillés, lors de nos derniers relevés fin juillet 2019 ; l’ajout d’un 59e texte durant l’hiver 2019-2020, celui d’Aspremont (ca 1190), ne modifie pas la portée de nos observations] des formes travail, traveil, travaus, travaux, travauz, travaulx, travaulz (une recherche de travauls n’ayant rien donné), travailler, travaillier, traveiller, traveillier, travillier (une recherche de travillier n’ayant rien donné), mais aussi des formes conjuguées (celles dont nous ne signalons pas d’occurrences mais qui appartiennent aux paradigmes interrogés ont été recherchées elles aussi mais n’étaient pas attestées) travaille, traveille, travailles,

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travailler et ocire peut être ajouté à celui que traite André Eskénazi dans son article de 2008. L’on s’en souvient, le linguiste propose de gloser l’assertion « Agag, maint hume as travaillé » suivie des assertions juxtaposées « Maint hume ocis, maint essillié » (Wace, Roman de Brut, ca 1155, v. 7877-7878 ; eskénazi p. 299) par “Agag, tu as désorganisé l’existence / compromis la tranquillité de beaucoup de gensˮ, en supposant que le « travail » imposé par Agag a rompu le cours ordinaire de la vie de ses victimes. L’exemple supplémentaire recensé par la base Frantext se trouve dans le Cligès de Chrétien de Troyes (ca 1176, v. 3788-3892), où l’on peut lire « Proesce et l’amors qui le lace / le font hardi et conbatant ; / les Sesnes a traveilliez tant / que toz les a morz et conquis, / ces afolez et ces ocis ». Philippe Walter traduit de la meilleure des façons possibles le syntagme verbal qui nous intéresse : “Prouesse et Amour qui le retiennent en leurs liens excitent sa hardiesse et son énergie. À force de malmener les Saxons, il les a tous tués ou conquis, estropiant les uns ou massacrant les autresˮ64. Cet exemple, où oci[re] n’est pas coordonné à travaill[ier] comme chez Thibaud de Marly ni juxtaposé à lui comme chez Wace, prouve que les deux verbes ont chacun un sens précis, qui n’est pas nécessairement ramené à un seul dans les itérations dites « synonymiques » qui les coordonnent ou les juxtaposent. En l’occurrence, la mort (« morz » et « ocis »), la capture (« conquis ») ou la blessure grave (« afolez ») résultent du travail imposé aux Saxons par Cligès, et l’on comprend que ce dernier a traité ses adversaires avec rudesse, qu’il les a malmenés. De la même façon, la « char » « traveillie et ocise » du Christ (Thibaud de Marly, v. 472) a été malmenée et finalement tuée. Le sème /rupture/ retenu par André Eskénazi n’est certes pas incompatible avec la glose de Philippe Walter, mais il est tellement large qu’il risquerait de conduire chez Eskénazi à une proposition du type “la chair / la personne du Christ a été dérangée dans le cours ordinaire de sa vieˮ, ce qui est trop peu précis. Sans vouloir revenir à l’étymon tripalium dont nous avons constaté la fragilité grâce à Eskénazi, nous observons d’après ces trois exemples des années 1155 à 1185 la possibilité, pour l’emploi transitif du verbe travailler, de rendre compte d’une action du sujet qui attente à la vie ou du moins à la bonne santé des objets visés65. À ce compte, c’est l’idée de rupture avec l’état normal (ou plutôt idéal) des êtres vivants célébrés dans la première littérature en langue d’oïl, à travaillons, traveillons, travaillent, traveillent, travailloit, traveilloit, travaillai, travailla, traveilla, travaillerent, travaillerai, traveillerai, travaillera, traveillerons, traveilleroient, subj. pst P3 travaut, travaillasse, travaillassent, participes travaillans, travillans, travaillié, traveillié, travillié, travaillet, traveillet, travillet, travilliet, traveillee, travilliee, travaillés, travaillez, travailliez, traveillez, traveilliez, travilliés, travilliez. 64. Cligès, éd. trad. Ph. walTer, dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, éd. trad. dir. D. Poirion, Paris, 1994 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 264. 65. Un exemple des années 1200 converge, puisque dans Le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, « li preudom » chrétien ayant assisté au massacre de ses coreligionnaires implore « Car me donnés hui mais respit, / c’on ne m’ochie ne travaut » (Le Jeu de saint Nicolas, éd. henry 1981, v. 1227-1228 ; cité dans Frantext, s.v. « travaut », item 2 sur 3), où l’on comprend que le rescapé aimerait ne pas être tué ni brutalisé par les Sarrasins dont il vient de rencontrer le roi. Dans son glossaire, Albert

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savoir des hommes en pleine force de l’âge, qui pourrait être à la base du verbe travailler en emploi transitif. Plusieurs occurrences antérieures à 1185 recensées par la base Frantext viennent conforter cette idée. Outre les séries où le mot travail côtoie « cop ne plaie […] ne mort […] ne prisun »66, « grant ahan et grant enui »67, « moult granz ahanz, mal […] et paine grant »68, etc., l’on trouve dès 1160 dans le Roman d’Eneas les propos suivants, qui indiquent la nécessité, pour prétendre « traveillier » (ici en emploi absolu), de jouir d’une constitution physique robuste (que le travail va en effet venir entamer). À Eneas qui reprend son périple, la voix d’Anchise conseille de ne pas embarquer « les viez, les fraiz [littéralement “les vieux, les brisésˮ69] qui veulent pez, qui traveillier ne pueent mes [“ne peuvent plusˮ] », et oppose à ces hommes brisés par les ans « la jone gent qui ne s’esmaient de noient [“ne s’effraient de rienˮ, confiants qu’ils peuvent être dans leur vigueur physique] »70. Après consultation de ses hommes, Eneas décide de doter d’un asile – sans attendre d’avoir fondé une nouvelle cité – « la foible gent qui de guerroier n’ont mestier71 et qui ne pueent traveillier »72. On le voit, les agents du travail dont il est question dans ces deux exemples sont des guerriers parvenus au faîte de leur puissance physique, et susceptibles de perdre cette vigueur s’ils deviennent les objets d’un tel travail : celui-ci désigne donc un traitement physique brutal, que l’on inflige ou dont on est la victime, et que ne sauraient supporter des hommes vieillis ou inexpérimentés. Que le « travail » au sens ancien malmène rudement les corps, c’est ce que montrent bien les exemples suivants, tirés d’œuvres datant des années 1175-1180

66. 67. 68. 69.

70. 71.

72.

Henry ne traite pas ce verbe (Jehan Bodel, Le Jeu de saint Nicolas, éd. henry cit. n. 65) ; dans son édition traduite, Jean Dufournet le rend par “torturerˮ (Jean Bodel, Le Jeu de saint Nicolas, éd. trad. J. DuFourneT, Paris, 2005, p. 161). Wace, Roman de Brut, ca 1155 : item 49 de la forme travail dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (97 entrées s.v. « travail »). Chrétien de Troyes, Le Conte du graal, ca 1181 : item 53 de la forme travail dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français ». Roman d’Eneas, ca 1160 : item 93 de la forme travail dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français ». Il se peut que l’auteur du Roman d’Eneas, dont Francine Mora a montré la vaste culture cléricale (F. Mora-leBrun, L’Énéide médiévale et la naissance du roman, Paris, 1994 (Perspectives littéraires)), ait ici transposé en langue d’oïl la formule senio fractus qui se lit par exemple sous la plume de son quasi-contemporain Jean de Haute-Seille (Jean de Haute-Seille, Dolopathos ou Le roi et les sept sages, éd. A. hilka [texte latin], trad. Y. Foehr-Janssens et E. MéTry, Turnhout, 2000 (Miroir du Moyen Âge), p. 100 et 132). Il faudrait alors traduire « les viez, les frais » par “les hommes brisés par l’âge / la vieillesseˮ. Roman d’Eneas, ca 1160 : item 12 de la forme traveillier dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (14 entrées s.v. « traveillier »). Dans cette occurrence, avoir mestier de + infinitif ne signifie pas la nécessité, le besoin ou l’utilité, comme c’est généralement le cas (voir par exemple T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « mestier », p. 2240b) : mestier désigne la profession, l’activité, la charge assumée par les hommes (sens attesté dès La Vie de saint Alexis, d’après MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, p. 2240a). Roman d’Eneas, ca 1160 : item 14 de la forme traveillier dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français ».

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et donc antérieurs eux aussi à l’occurrence « traveillie » des Vers sur la Mort de Thibaud de Marly : « quant de travail cessád, sa nature se esvígurád » ; « viánde lur dunérent e les uinstrent de uignemenz pur lur grant travail, é ces ki ne pourent á píe alér mestrent á chevál » ; et « tutes les citez ourent poür de murir. Kar ces ki morz ne furent, traveillez esteient d’itel anguisse é de langur que la plainte é li criz […] » (Li Quatre Livre des Reis, ca 1175 ; cité d’après Frantext ; la Vulgate adaptée dans cette œuvre romane ne contient aucun item des paradigmes de tripalium/are) ;

« […] les chauces de fer chauciees / de sa suor anruïlliees, / car mout avoit sofferz travauz, / et mainz perils et mainz asauz / avoit trespassez et vaincuz » (Chrétien de Troyes, Lancelot, ca 1177 [v. 5127-5131]73 ; cité d’après Frantext) ;

« et au chaut quil [“qui leˮ] destraint / s’est pasmé sor cheval, car travaus le sorvaint [“le vainc complètementˮ] » (Alexandre de Paris, Roman d’Alexandre, branche 2, ca 1180 ; cité d’après Frantext) ;

« fu Guillaumes durement a malaise, / car Sarrasin mout forment le travaillent : / de toutes pars le fierent et debatent » (Moniage Guillaume, seconde rédaction, ca 1180 ; cité d’après Frantext) ;

« Un tel beivre li ad chargié, / ja ne serat tant travaillez / ne si ateinz ne si chargiez, / ne li refreschist tut le cors » (Marie de France, Lais, ca 1180 [Les deux Amants, v. 144-147]74 ; cité d’après Frantext).

Il ressort de ces occurrences précoces que la vigueur physique est entamée par le travail, qui fait transpirer voire défaillir, et après lequel il convient de soigner les corps, ce qui se comprend bien quand une équivalence apparaît entre « le travaillent » et « le fierent [“frappentˮ] et debatent [“battentˮ] ». Enfin, l’une de ces occurrences précoces montre que l’on peut être « traveill[é] d’[…]anguisse é de langur », c’est-à-dire que la peine physique endurée peut atteindre l’esprit. S’il n’est dit nulle part que ceux qui sont travaillés sont soumis à la torture, il est en revanche indéniable que le travail attente à leur intégrité physique. L’on trouve d’ailleurs dès 1155 des associations de travail et martire ou to/urment/s où ces trois mots pourraient être synonymes (ce que suggèrent plus nettement les deux dernières citations) : « […] folea lungement. / Maint grant peril, maint grant turment / e main travail li estut traire [“il lui fallut supporterˮ] »75 ; « moult par est lait ycil convers [“ce lieu / cette contréeˮ], / la sont les paines permananz, / les 73. Dans son édition traduite, Catherine Croizy-Naquet glose ainsi : “ses chausses de fer toujours enfilées sur ses jambes, toutes rouillées de sueur, tant il avait enduré d’épreuves et traversé en vainqueur nombre de périls et de combatsˮ (Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette, éd. trad. C. croizynaqueT, Paris, 2006 (Champion Classiques. Moyen Âge), p. 337 [traduction des vers 5127-5131] et p. 486 [glossaire]). 74. Dans l’éd. trad. koBle-séGuy, cit. n. 15, p. 399, cette phrase est traduite ainsi : “Elle […] lui a donné un philtre magique : qu’il fût fatigué, malade ou lourdement chargé, le philtre aurait le pouvoir de le revigorerˮ. 75. Wace, Roman de Brut, ca 1155 : item 46 de la forme travail dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (97 entrées s.v. « travail »).

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travauz et les paors granz : / icil tormens sont pardurable »76 ; « n’ad mie meins martire / ke la Fiere n’ot, mien escient [“à mon avisˮ], / kar mult travaille a gref turment »77. Sans doute est-ce en se souvenant de telles associations que Robert de Boron a parlé dans son Estoire dou Graal en vers (ca 1199) des « travauz d’enfer » dont Dieu sauva les hommes78. Dans les années 1182-1185, Thibaud de Marly n’a donc pas usé du participe traveillie dans un sens inédit. En revanche, sous réserve d’inventaire, c’est l’un des premiers auteurs de langue d’oïl à avoir employé le verbe travaillier pour rendre compte des sévices corporels les plus célèbres de l’Occident médiéval, ceux qui furent infligés au Christ le jour de sa Passion. L’occurrence comparable citée comme première par Takeshi Matsumura79, à savoir un participe passé « travailliez » qu’il traduit par “martyriséˮ80, se lit en effet dans L’Estoire de Joseph (ou Estoire del saint Graal), que les spécialistes datent d’environ 1199 pour la version en vers et des années 1230-1235 pour la version en prose. L’occurrence de l’anonyme Prise d’Orange (ca 1200) est elle aussi postérieure à celle des Vers sur la Mort de Thibaud ; dans la geste du cycle de Guillaume d’Orange une prière du plus grand péril contient cet item : « Tot por le pueple que tu vosis sauver / lessas ton cors traveillier et pener / et en la croiz et ferir et navrer »81. Quant à l’occurrence du Couronnement Louis (ca 1130), elle est nettement antérieure à celle des Vers sur la Mort, mais elle manque chez Matsumura et Eskénazi : « En sainte croiz fu vostre cors penez / et vo chier membre travaillié et lassé. / Longis i vint […] »82. Thibaud de Marly n’a donc pas innové dans son emploi du participe traveillie, mais sous réserve d’inventaire, il n’a pas non plus eu de nombreux prédécesseurs. 76. Roman d’Eneas, ca 1160 : item 18 de la forme travauz dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (18 entrées s.v. « travauz »). 77. Hue de Rotelande, Ipomedon, ca 1180 : item 24 de la forme travaille dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (51 entrées s.v. « travaille »). 78. Robert de Boron, Roman de l’Estoire dou Graal, ca 1199 : item 11 de la forme travauz dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (18 entrées s.v. « travauz »). 79. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, p. vi (« Les citations sont en principe les plus anciennes, mais il arrive que nous en donnions d’autres pour la commodité des lecteurs ») ; l’auteur ne précise pas quand il déroge à la règle de l’attestation la plus ancienne. 80. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « travaillier, traveillier, travillier », p. 3333b. André Eskénazi analyse cette occurrence (voir A. eskénazi, « L’Étymologie du mot travail », cit. n. 5, p. 322). 81. La Prise d’Orange, ca 1200 : item 7 de la forme traveillier dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (14 entrées s.v. « traveillier »). Dans son édition traduite, Claude Lachet s’en tient à l’acception “torturerˮ du verbe traveillier (La Prise d’Orange. Chanson de geste (fin xiie-début xiiie siècle), éd. trad. C. lacheT, Paris, 2010 (Champion Classiques. Moyen Âge), p. 145 [traduction du vers 785] et p. 264 [glossaire]). 82. Le Couronnement de Louis, ca 1130 : item 10 de la forme travaillié dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (17 entrées s.v. « travaillié »). Dans son édition du Couronnement Louis, Ernest Langlois n’inclut pas le verbe travaillier à son glossaire (Le Couronnement de Louis. Chanson de geste du xiie siècle, éd. E. lanGlois, Paris, 2013 [rééd., 1re éd. 1920]).

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II.2. Hélinand de Froidmont (ca 1193/1194-1197) À la toute fin du xiie siècle, l’unique occurrence de travaillier apparaissant sous la plume d’Hélinand de Froidmont ne recèle aucune difficulté, plusieurs textes des années 1155 et suivantes lui ayant préparé le terrain. C’est en effet à propos des nantis que le poète déclare en prenant Mort à témoin : en aus [“en euxˮ] fiches tu tes denz plus en parfont et plus dedenz qui83 povres travaillent et lassent[,] Les abandonez a toz venz[.] (Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 84, p. 37-38, str. xl v. 7-1084)

Les nantis que Mort mord plus violemment que ses autres proies subissent ce traitement en châtiment du « travail[] » qu’ils ont fait subir aux « povres », aux « abandonez a toz venz ». Le sens de « travaillent » est éclairé de plusieurs façons : sa coordination avec « lassent » met le lecteur ou l’auditeur sur la piste de l’altération de l’état physique du patient ; en outre, le sémantisme du verbe travaillier dans l’emploi transitif qui est ici le sien est déjà bien attesté quand Hélinand écrit (travaillier qqn signifiant “malmener qqnˮ) ; enfin, le co-texte renseigne lui aussi, Hélinand opposant arrogants et humbles dans de nombreux passages de son poème en cinquante strophes. Les philologues n’ont pas inclus travaillier à leur glossaire85, et l’on ne peut donc affirmer qu’ils l’ont lu comme un équivalent de “torturerˮ. L’on peut certainement expliquer de deux manières le fait que les éditeurs des Vers de la Mort n’aient pas glosé ce verbe : Hélinand n’en use pas de façon neuve ; les éditeurs avaient à éclairer bien d’autres mots plus rares. Quant aux traducteurs Michel Boyer et Monique Santucci, ils ont respectivement rendu « travaillent et lassent » par “sans trêve tracassentˮ et “tourmentent et accablentˮ86. La première traduction, qui présente l’avantage de rendre l’itération synonymique typique de la langue littéraire médiévale par une modalisation adverbiale plus conforme à la langue moderne, a en revanche le défaut d’affaiblir sensiblement le tort des nantis. La seconde traduction ne tient pas compte du fait que tourmenter est déjà bien attesté en ancien français et que ce n’est pas ce verbe qu’a choisi Hélinand, qui lui a préféré travaillier : sans doute l’association courante 83. L’antécédent de qui est aus ; ce genre de disjonction entre la relative et son antécédent est banale en ancien français, spécialement dans les textes versifiés. 84. Les Vers de la Mort par Hélinant, moine de Froidmont, publiés d’après tous les manuscrits connus par Frederik Wulff et Emanuel Walberg, Paris, 1905 (Société des anciens textes français). Nous ajoutons une virgule à la fin du vers 9, afin de mieux faire apparaître le statut d’apposition à « povres » du GN « les abandonez a toz venz ». 85. Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit., n. 84, p. 59-82. 86. Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort. Poème du xiie siècle, trad. M. Boyer et M. sanTucci, Paris, 1983 (Traductions des Classiques français du Moyen Âge, 32), p. 54 [« traduction poétique » de Michel Boyer] et p. 99 [traduction de Monique Santucci d’après l’édition Wulff et Walberg (parfois revue, comme en ces vers où MS substitue au COD « povres » la locution adverbiale « a tort » donnée par Wulff et Walberg parmi les variantes)].

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de travail à tripalium a-t-elle influencé Monique Santucci dans cette proposition. L’étude d’André Eskénazi et nos relevés visant à éclairer l’emploi du même verbe par Thibaud de Marly nous incitent à gloser ici « travaillent et lassent » par “malmènent et épuisent / jusqu’à l’épuisementˮ. D’ailleurs, travaillier est ici coordonné à lasser, et un peu en amont Hélinand a employé comme antonyme du substantif féminin laste le substantif masculin repos (str. xxxviii v. 1) : à la strophe xl, c’est bien l’atteinte à l’intégrité physique du patient qui est signifiée par travaillier coordonné à lasser. Nous verrons que Thibaud de Marly et Hélinand de Froidmont se rejoignent dans leur vitupération contre les riches pressurant les pauvres, mais qu’ils n’emploient pas les mêmes termes pour ce faire : sous la plume d’Hélinand les nantis « travaillent et lassent » les « povres » ; sous la plume de Thibaud les nantis négligent de « tenser [“protéger, défendreˮ] les gens qui vivent de labor » (voir infra iii. 2.). En tout état de cause, Hélinand de Froidmont fait dans les années 1190 un emploi banal du verbe travaillier.

II.3. L’anonyme de La Queste del saint Graal (ca 1225-1230) Une trentaine d’années plus tard, l’auteur anonyme de La Queste del saint Graal multiplie les occurrences de travail(lier) et termes apparentés. Si l’emploi de la prose qui caractérise ce roman du Graal et quelques autres un peu plus anciens correspond bien à un choix poétique, il s’agit tout de même dans ces dérimages ou ces créations d’évacuer le mystère, de privilégier la clarté à des fins sotériologiques87. Dès lors, les désignations très directes côtoient les allégories – en l’occurrence toutes glosées par des moines, des ermites ou des recluses, et par là moins indirectes que quand le sen reste à inventer par les lecteurs. Les occurrences de travail et travaillier (sous toutes leurs formes) sont nombreuses. La première ressemble fort à celle des Vers sur la Mort de Thibaud de Marly, puisqu’au moment de laisser partir son amant, Guenièvre le recommande à « Celui qui se laissa traveillier en la saintisme veraie Croiz por delivrer l’umain lignage de la pardurable [“éternelleˮ] mort » (La Queste del saint Graal, éd. A. PauPhileT, Paris, 1923, p. 24 l. 22-24). Tout se passe ici comme si le consentement du Fils de Dieu à la Passion appelait le consentement de la reine au départ de son amant, à qui elle vient d’avouer « Vos n’i alissiez [“iriezˮ] ja mes […] par ma volenté [“s’il en allait selon ma volontéˮ] » (Queste, p. 24 l. 20-21). L’auteur de la Queste répète ici un point central du dogme chrétien, selon lequel 87. Sur la dimension proprement poétique du dérimage et de l’écriture en prose à partir de 1200, et sur les tenants et les aboutissants idéologiques de ces choix formels, on pourra lire D. Poirion (« Romans en vers et romans en prose », dans Le Roman jusqu’à la fin du xiiie siècle, Heidelberg, 1978 (Grundriss der romanischen Literaturen, iv/1), p. 74-81), A. Micha (Étude sur le Merlin de Robert de Boron, roman du xiiie siècle, Genève, 1980 (Publications romanes et françaises, 151)), B. cerquiGlini (La Parole médiévale : discours, syntaxe, texte, Paris, 1981 (Proposition, 3)), et L. evDokiMova (« Vers et prose au début du xiiie siècle : le Joseph de Robert de Boron », Romania, 117/3-4 (1999), p. 448-473).

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Jésus s’est laissé malmener, traiter rudement sur la Croix, alors que sa nature divine lui aurait permis de se soustraire à cette souffrance physique ; c’est encore à propos du Christ qu’il rappellera que, le jour des Rameaux, « quant il se fu traveilliez toute jour et il se fu partiz dou sermon, il ne trova en toute la ville qui herbergier le vousist [“voulût bien / acceptât deˮ] » (Queste, p. 70 l. 7-9) ; et il n’est certainement pas anodin que le prosateur ait à l’inverse prêté la plainte suivante à un diable qu’un religieux s’emploie à chasser : « Tu me travailles [“malmènesˮ] trop » (Queste, p. 119 l. 33-p. 120 l. 1). Dieu « se laiss[e] traveillier » tandis que le diable crie quand on « [l]e travaille() ». Les occurrences faisant du Christ « Celui qui se laissa traveillier » puis celui qui « se fu traveilliez toute jour » restent proches de celle des Vers sur la Mort, mais la première nous intéresse ici à double titre : d’une part elle ouvre la longue série des emplois de travail(lier) dans la Queste et peut donc éclairer ceux-ci ; d’autre part, comme celle de Thibaud de Marly (et celles du Couronnement Louis ca 1130, voire de la Prise d’Orange ca 1200), elle est antérieure à l’occurrence de L’Estoire de Joseph (ca 1199 en vers, 1230-1235 en prose) citée comme première par Takeshi Matsumura. L’occurrence suivante est encore plus instructive pour notre enquête. Elle concerne Galaad, que l’on a déjà vu plusieurs fois triompher d’épreuves auxquelles échouaient tous les chevaliers de la Table Ronde. À propos de cet élu qui seul contemplera les mystères de Dieu en ayant un contact privilégié avec le saint Graal, le narrateur révèle tôt : « ce fu verité de lui, si come l’estoire dou Saint Graal le tesmoigne, que por travail de chevalerie ne fu il onques nus qui [“il n’y eut jamais personne quiˮ] lassé le veist » (Queste, p. 48 l. 19-21). Le co-texte éclaire utilement cette occurrence où, fait exceptionnel dans notre corpus, le substantif travail est qualifié par un complément de nom. De part et d’autre de cette assertion, on en trouve des explicitations : les adversaires du « Bon Chevalier », sept frères, ont pris peur en observant qu’il restait « tos jorz d’autel [“de mêmeˮ] force comme au comencement » de leur affrontement (p. 48 l. 18), puis ils se sont à l’inverse sentis « si las et si mal atorné » qu’ils ont dû prendre la fuite (p. 48 l. 24). Ces indices et ce que nous avons vu plus haut du travail (entamant la vigueur physique de celui qui s’y livre ou de celui qui le subit) nous incitent à considérer que le groupe nominal travail de chevalerie, dont Galaad est ici l’agent, désigne les efforts physiques exigés d’un chevalier, du fait même de ce statut. Un indice supplémentaire se trouve dans une ligne suivante, où Galaad est désigné par la périphrase « cil qui onques ne recreoit » (p. 48 l. 25), c’est-à-dire comme “celui qui jamais ne s’avouait vaincu / ne renonçait / ne se lassait / ne se décourageait / n’était à bout de forceˮ. Son exceptionnelle résistance physique évite donc à Galaad de se montrer recreant comme Erec était suspect de le devenir au contact de sa tendre épouse dans le roman champenois

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des années 117088, et comme le neveu de Marsile pariait que le seraient les Francs de l’arrière-garde dans la Chanson de Roland (ca 1098)89. Ainsi donc, le travail de chevalerie accompli par Galaad est le contraire du renoncement auquel se laissent aller les guerriers affaiblis ou lâches. Si l’on ne peut certainement pas en déduire que travail désigne ici même la profession qui oblige Galaad à l’endurance physique et morale, cette occurrence pourait du moins avoir favorisé un tel glissement sémantique du travail effort vers le travail métier. Nous formulons d’autant plus volontiers cette hypothèse selon laquelle le groupe nominal travail de chevalerie désignerait à la fois les efforts physiques exigés d’un chevalier et le métier chevaleresque, que le mot travail n’est pas ici comme ailleurs coordonné ou juxtaposé à peine et peut donc être plus neutre, moins négatif. Peu après que Galaad est apparu insensible à la fatigue du « travail de chevalerie » (p. 48 l. 19-21), une demoiselle bénéficiaire de sa prouesse semble mettre en cause cette assertion du narrateur. Désireuse de retenir son défenseur auprès d’elle, elle fait valoir que s’il partait tôt, ceux qu’il a mis en fuite ne tarderaient guère à revenir et à imposer derechef la funeste coutume dont elle et d’autres demoiselles souffraient naguère. Elle conclut qu’en pareil cas, Galaad se « ser[oit] por noient travailliez » (p. 49 l. 14). Les outils lexicographiques disponibles et l’essai d’André Eskénazi nous invitent à comprendre que la demoiselle met en garde Galaad, estimant qu’il se serait en vain “donné de la peine pour / employé àˮ90 chasser les méchants, s’il venait à leur laisser trop tôt le champ libre. Nous le verrons, le prosateur de la Queste connaît cette acception de soi travaillier, et elle peut ici parfaitement convenir. Toutefois, comme le narrateur a révélé que les exploits de Galaad n’affectent en rien sa vigueur, que Galaad est insensible à l’effort physique, il faudrait pour adopter la glose “se donner de la peineˮ considérer que la demoiselle n’a pas perçu l’exception apparentant Galaad aux anges ou aux saints. Si au contraire la demoiselle parle en connaissance de cause (comme le font bien d’autres témoins des exploits surhumains de Galaad), il faut supposer que soi travaillier signifie plutôt “exercer son métier / faire son travailˮ (de chevalier engagé à défendre les opprimés). Une telle acception de l’emploi réfléchi du verbe n’est pas connue des outils lexicographiques que nous avons consultés, mais l’emploi par le même prosateur du groupe nominal polysémique travail de chevalerie nous encourage à formuler cette hypothèse. 88. Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. trad. P. F. DeMBowski, dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, éd. trad. Poirion cit. n. 64, p. 62, v. 2675-2678, « […] Enyde l’oï antre dire / que recreant aloit ses sires / d’armes et de chevalerie : / mout avoit changiee sa vie. » ; le traducteur rend le syntagme verbal « recreant aloit […] d’armes et de chevalerie » par le syntagme prépositionnel “par manque de fidélité aux armes et à la chevalerieˮ. 89. La Chanson de Roland, éd. C. seGre, Genève, Droz, 2003 [rééd., 1re éd. Naples, 1971], p. 137, laisse lxix v. 871, « Las serat Carles, si recrerrunt si Franc » ; le glossaire établi par Bernard Guidot dans la réédition de 2003 propose ici “s’avouer vaincu, abandonner, se lasser deˮ (Ibid., p. 375) ; la chanson emploie volontiers recreant, recreantise, recreire et recreü (Ibid., p. 375-376). L’auteur de la Queste connaît recroire et recreant, qu’il emploie chacun une fois. 90. Voir entre autres T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « travail, traveil », p. 3333a ; et A. eskénazi, « L’Étymologie du mot travail », cit. n. 5, p. 301.

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Les occurrences suivantes sont plus simples, coïncident avec ce que nous avons observé en étudiant le poème de Thibaud de Marly et divers textes des années 1155-1185 nous ayant aidée à l’éclairer. En effet, à la différence de Galaad le pur que ne lasse jamais le « travail de chevalerie », Lancelot autrefois coupable d’adultère est longtemps empêché par de subites fatigues de voir puis d’approcher le saint Graal. La première de ces scènes signifiant qu’il ne pourra faire partie des élus de la quête « célestielle »91 le montre plongé dans un sommeil que le narrateur explique de la manière suivante : « einsi li avint, ou parce qu’il ert [“étaitˮ] trop pesant dou travail que il avoit eu, ou par pechié dont il ert sorpris » (Queste, p. 59 l. 22-24). Que l’on retienne une hypothèse ou l’autre, c’est la relative faiblesse de Lancelot qui s’impose : ses victoires chevaleresques l’épuisent, ou bien sa culpabilité l’endort quand il devrait veiller. De là à supposer que ce sont ses fautes contre Dieu qui le rendent sensible à la fatigue, il n’y a qu’un pas, et le prosateur anonyme nous invite à le franchir en montrant à l’opposé un élu infatigable, Galaad. Lancelot a sensiblement progressé dans sa pénitence quand il perçoit ce rapport : « Si le lassent [ses adversaires au combat] tant en poi d’ore que il ne puet tenir s’espee, ainz [“mais bien au contraireˮ] est si durement lassez et travailliez qu’il ne cuide ja mes avoir pooir de porter armes. […] De la veue des eulz est il bien esprovee chose de la venue dou Saint Graal qu’il ne pooit veoir. Del pooir del cors a il bien esté esprové, car il ne fu onques mes entre tant de gent come il a esté a cest tornoiement, qu’il poïst [“pûtˮ] estre lassé ne traveilliez, ains les fesoit toz foïr de place, ou il volsissent ou non » (p. 141 l. 1-3 et 19-24). Il n’est à vrai dire pas nécessaire d’attendre cet épisode pour observer que le « travail » épargnant Galaad épuise en revanche les plus méchants ou les tièdes, et même l’un des trois élus de la quête du graal devenu « le saint Graal », Perceval. En effet, les meurtriers d’un religieux « furent lassé et travaillié des cous qu’il li orent donez, ne il ne li avoient encore fet tant de mal que sanz [“du sangˮ] fust issuz de lui » (p. 121 l. 8-10) ; moins pervers puisque Galaad regrettera que ses compagnons ne les aient pas laissés en vie pour qu’ils s’amendent, les chevaliers tués par Gauvain, Yvain et Gaherié ont eu bien du mal à se défendre, « come cil qui mout erent las et travaillé, car grant estor et grant meslee lor avoit celui jor Galaad rendu » (p. 53 l. 12-14). Les chevaliers arthuriens indignes de la quête du saint Graal éprouvent eux aussi la fatigue qui épargne l’élu, et ce fait est également exprimé par la coordination, pour les qualifier, des participes las(sé) et travaillié. Ainsi, quand ils doivent gagner à pied un ermitage haut perché, Gauvain et Hector « sont tuit las et travaillié ainz qu’il viegnent [“avant de parvenirˮ] amont » (p. 154 l. 24-26). Quant à Lancelot, que nous avons vu endormi face au Graal (soit du fait de son épuisement physique, soit du fait de sa culpabilité) et que nous avons entendu faire le lien entre sa sensibilité au « travail » et son imperfection spirituelle92, il a dans l’intervalle de ces deux épisodes eu « talent de dormir, car il ert las et travailliez 91. Sur cette qualification récurrente de la quête, nous renvoyons les lecteurs à la note 79 de notre seconde contribution au présent volume. 92. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, Paris, 1923, p. 141 l. 1-3 et 19-24 : vers cités supra dans le plein texte.

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dou geuner et dou veillier » (p. 130 l. 27-28) ; puis il a combattu et jeûné deux jours durant, épreuves « qui assez l’orent lassé et traveillié » (p. 132 l. 30-31), ou encore il a « dormi assez [“trèsˮ] bien, come cil qui las estoit et travailliez » (p. 139 l. 15-17) ; ou bien encore il s’est « endor[mi] assez legierement [“sans aucune difficultéˮ], car il ot le jor [“il avait ce jour-làˮ] esté las et travailliez plus qu’il n’avoit esté pieça mes [“depuis bien longtempsˮ] » (p. 141 l. 30-31). De même le progrès spirituel attendu de Perceval s’exprime-t-il non seulement à travers sa mise à l’épreuve par le diable93, mais encore à travers son rapport à ce que le prosateur nomme « travail » : parvenu chez une tante recluse, il « se reposa toute la nuit come cil qui las estoit et travailliez » (p. 72 l. 20-21) ; et après sa vision des deux Lois lui demandant son secours armé, il « remest dormant, qui [“il demeura endormi, lui quiˮ] mout fu travailliez de ceste avision » (p. 98 l. 20-21). Le troisième élu, le chaste Bohort, l’a pour sa part emporté sur Priadan chez qui il avait « tro[vé] assez greignor [“bien plus grande / bien supérieureˮ] deffense […] qu’il ne cuidoit [“croyait / s’imaginaitˮ] », en parant simplement ses coups « et [en] le less[ant] travaillier par lui meismes » (p. 173 l. 30-31 et p. 174 l. 1). De même que le « travail » épuise les chevaliers indignes de la quête d’un nouveau genre tandis qu’il conserve à Galaad, à Bohort et au religieux miraculé leur intégrité physique, le « travail » que s’imposent les serviteurs de Dieu porte plus ou moins de fruits selon que ces hommes ont plus ou moins bien respecté les commandements divins. À plusieurs reprises, les efforts consentis dans l’espoir de jouir un jour de la vision du saint Graal sont conçus comme un travail : « qui se travaillera granment sanz aler a confession premierement, il n’i [dans la quête du saint Graal] trovera ja chose que il quiere » (p. 163 l. 24-26) ; « je ne vos loeroie [“conseilleraisˮ] en nule maniere que vos vos traveillissiez plus en ceste Queste se vos n’estiez tiex que vos en deussiez estre [“si vous n’étiez de ceux qui doivent y prendre partˮ] » (p. 164 l. 5-7 ; dans les deux cas un religieux édifie Bohort) ; « vos estes des preudomes, des verais chevaliers qui la Queste dou Saint Graal menront a fin, et qui soffreroiz les granz peines et les granz travauz » (p. 235 l. 28-30 ; adresse d’un religieux aux élus) ; « por noient vos travailleroiz plus por quierre le Saint Graal, car bien sachiez que n’en verroiz plus que veu en avez » (p. 259 l. 2-4 ; adresse à Lancelot sorti de sa catalepsie au château du Graal) ; « Serjant Jhesucrist [“Serviteur du Christˮ], qui vos estes traveillié et pené por veoir partie des merveilles dou Saint Graal […] buer vos estes traveillié94, car vos en recevroiz hui le plus haut loier » (p. 269 l. 25-27 et 30-31 ; adresse du fils de Joseph d’Arimathie aux élus) ; « Or tenez et recevez la haute viande que vos avez si lonc tens desirree, et por quoi vos estes tant travailliez » (p. 270 l. 14-16 ; liturgie du Graal). C’est plus largement le service de Dieu qui est ainsi désigné : pensant qu’un de ses frères de religion s’est damné, un 93. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 92, p. 104-110. 94. Nous comprenons ici l’adverbe buer comme un antonyme de mar à valeur inopérante (à gloser “il n’a servi à rien que + traduction de la proposition qui suit l’adverbe marˮ). Sur mar à valeur inopérante (ou détrimentaire), voir B. cerquiGlini, La Parole médiévale, cit. n. 87, p. 230-245.

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interlocuteur de Lancelot déplore la perte de celui qui « tant s’estoit travailliez en [le] servise [de Dieu] » (p. 119 l. 3-4). Jusqu’à présent donc, toutes les occurrences de (soi) travail(lier) extraites de La Queste del saint Graal peuvent s’expliquer au regard de la littérature antérieure, et une seule de ces occurrences ne se rencontre préalablement que chez deux auteurs dont un cistercien, à savoir le syntagme « se laissa travaillier » pour rendre compte de l’attitude de Jésus en sa Passion. Quant aux deux cas où (soi) travail(lier) pourrait s’inscrire dans la sphère professionnelle (Queste, p. 48 l. 19-21 et p. 49 l. 14), ils ne sont pas univoques et pourraient être parfaitement banals. Restent cependant plusieurs occurrences à examiner pour s’assurer que l’auteur anonyme de la Queste n’a pas fait entrer dans la langue de nouvelles acceptions de travail ou travaillier. Trois de ces occurrences convergent avec une lecture que nous avons proposée face au groupe nominal « travail de chevalerie », qui nous a semblé pouvoir annoncer des usages du substantif travail comme désignation d’une activité professionnelle reconnue, d’un métier exigeant de ses praticiens des aptitudes spécifiques. Il s’agit de l’assertion relative au diable qui « tant se peine adés [“constammentˮ] et travaille qu’il meine home a pechié mortel » (Queste, p. 102 l. 19-20) ; d’une glose d’allégorie adressée à Perceval (p. 114 l. 10-11, « Ele ne te loe [“conseilleˮ] pas que tu te travailles en cest monde ») ; et d’un propos expliquant la Terre Gaste, « agastie » par un « dolereus cop » après lequel « les terres ne rendirent as laboureors lor travaus, car puis n’i crut ne blé ne autre chose, ne li arbre ne porterent fruit, ne en l’eve ne furent trové poisson, se petit non [“sinon des petits / un peuˮ] » (p. 204 l. 28 et 24-26). L’on pourrait en effet considérer avec Honorius d’Autun auteur de l’Elucidarium que le « travail » (au sens moderne) de l’ennemi est de s’attacher à perdre les hommes, qu’il s’agit là de sa spécialité professionnelle après sa révolte et sa chute95 ; mais les intensifs « tant » et « adés » et la coordination « se peine et travaille » suggèrent au moins aussi sûrement que l’auteur souligne l’effort pénible auquel le diable est contraint (Queste p. 102, « tant se peine adés et travaille qu’il [le diable] meine home a pechié mortel ») : la perspective édifiante de l’auteur de la Queste s’accommode bien d’une telle lecture, qui nous ramène au travail comme effort entamant la vitalité, la vigueur ou encore l’élan moral de celui qui s’y livre. Sans doute la perspective d’un des maîtres de Perceval est-elle elle également moins professionnelle ou économique que sotériologique quand il explique à propos de la dame juchée sur un serpent (l’Ancienne Loi) « Ele ne te loe [“conseilleˮ] pas que tu te travailles en cest monde et semes tel semence a celui jor que li preudome doivent recoillir [“la semence que recueilleront les hommes méritants ce 95. Voir spécialement la question 9 du livre ii de l’Elucidarium : « D[iscipulus :] – Quomodo servit diabolus Deo ? M[agister :] – Quia gloriosus princeps despexit esse in palatio, fecit eum Deus laboriosum fabrum in hoc mundo, ut coactus totis viribus serviat, qui vacare Deo fruendo nolebat […]. Cujus fabri carminus est afflictio et tribulatio […] Tali modo servit diabolus Deo. » (Y. leFèvre, L’Elucidarium et les Lucidaires. Contribution, par l’histoire d’un texte, à l’histoire des croyances religieuses en France au moyen âge, Paris, 1954 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 180), p. 408).

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jour-làˮ] : ce sera le jor dou grant juise [“jugementˮ] » (Queste p. 114). Il est en effet ici question d’une activité de semeur que maintes paraboles ont depuis longtemps assimilée à l’ascèse, d’un travail de semeur purement allégorique. Enfin, en dépit du substantif « laboureors » qui désigne assez tôt les “travailleursˮ96, la proposition « les terres ne rendirent as laboureors lor travaus » (Queste p. 204) pourrait elle aussi correspondre au sème de pénibilité, en l’occurrence non récompensée puisque les terres ont cessé de « rend[re] », de (ré)compenser les efforts de ceux qui les cultivaient. La fréquence du motif de la peine terrestre récompensée par Dieu dans l’au-delà s’accommode bien d’une telle lecture97, même si le motif du travail d’un professionnel de l’agriculture bien payé en retour n’est pas totalement à exclure. Que disent les bases lexicales à ce propos ? Très dépendant des étymons tripalium et *tripaliare qu’il donne dans son en-tête d’après le FEW, le Dictionnaire du moyen français insinue dans chaque acception le sème /douleur/ et hésite en conséquence, pour gloser une occurrence du xve siècle, entre le sens “activité exigeant un effort constant / effort soutenu en vue d’un résultat / peine que l’on se donneˮ et le sens moderne “activité par laquelle on gagne sa vieˮ. Or l’auteur anonyme de La Farce du pauvre Jouhan (avant 1488) connaît sans doute la seconde acception, lui qui fait dire à son héros « Je n’auroye pas ung seul denier / ce [“siˮ] ce n’est par travail et paine, / et ma femme tant me demaine / que merveilles, et de pis en pis [...] ». L’hésitation des lexicographes vient certainement du voisinage de travail et paine, qui n’empêche toutefois pas que travail soit d’abord envisagé comme le moyen (éventuellement pénible) de gagner les « denier[s] » désirés. Dans son Dictionnaire du français médiéval, Takeshi Matsumura retient lui aussi les étymons tripalium et *tripaliare du FEW et favorise partout le sème /pénibilité/ (excepté pour l’acception “voyageˮ qu’il fait apparaître à la fin de l’entrée travail). Il glose ainsi par “peine que l’on se donne dans l’exercice d’un métier artisanalˮ l’occurrence « De lor labor, de lor travail / vivent li fevre lëaument », qui a pourtant beaucoup à voir avec le gain escompté par l’agent du labor ou travail ici posés comme équivalents, dans ce texte plus précoce que La Farce du pauvre Jouhan98. Si nous lisons correctement trois occurrences recensées par la base Frantext, c’est encore plus tôt que les mots travail(lier) peuvent avoir ce sens professionnel ou économique. Dans la Suite du roman de Merlin datée de 1235 environ, on trouve une juxtaposition suggérant que les mots labour et travail désignent des activités rémunératrices : « fust [“s’il avait étéˮ] hom labourans coume sont si frere [“ses frèresˮ en fonction de sujet] et vesquist [“s’il avait vécuˮ] de son travail aussi coume font si 96. L’exemple cité par Takeshi Matsumura (dont on se souvient qu’il privilégie les premières attestations) date des années 1180 : il se trouve dans le Roman de Carité du Reclus de Molliens ; l’acception “paysanˮ est plus précoce encore puisqu’on la trouve dans le Roman de Brut des années 1155 (T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « laboreör », p. 2028a). 97. On trouve cette idée exprimée dans la Queste même : « Si poez bien dire que buer vos estes traveillié, car vos en recevrez hui le plus haut loier que onques chevalier receussent » (p. 269 l. 29-31). 98. On le trouve en effet dans l’anthologie Jongleurs et trouvères, ou Choix de saluts, épîtres, rêveries et autres pièces légères des xiiie et xive siècles, éd. A. JuBinal, Paris, 1835, p. 129.

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autre parent, […] »99. Plus tôt encore, on lit dans les Miracles de Notre Dame de Gautier de Coinci (ca 1218 d’après Frantext, ca 1214-1236 d’après la notice « Gautier de Coinci » des Archives de littérature du Moyen Âge) « ou labeur de l’abbaÿe laboura tant com fu en vie et traveilla li bons bouviers »100, où labourer et traveillier peuvent être lus comme des verbes interchangeables. C’est même dès 1180 qu’apparaît l’idée que le travail est nécessaire pour entretenir les aptitudes qu’exige la pratique d’un mestier, pour continuer d’exercer valablement celui-ci : dans son Ipomedon, Hue de Rotelande affirme en effet : « ki son mestier het, cum plus il vit, e meins en set. Ipomedon mout i travaille, il n’i ad nuls ki vers lui vaille »101. Nous ne pouvons affirmer que l’auteur anonyme de La Queste del saint Graal donnait au mot travail un sens que les lexicographes n’admettent (avec peine parfois) que dans des textes fort tardifs. Toutefois, à deux voire cinq reprises (p. 48 l. 19-21 et p. 49 l. 14 ; et peut-être p. 102 l. 19-20, p. 114 l. 10-11et p. 204 l. 28 et 24-26), cela semble possible, et quelques exemples antérieurs aux années 1225-1230 auraient pu encourager le prosateur à employer travail pour désigner une activité professionnelle éventuellement rémunératrice. Les deux dernières occurrences du verbe travaillier jusqu’ici laissées de côté suggèrent que le rapport entre le mot travail et le sème /pénibilité/ peut conduire à évoquer comme occasion de « travail » une maladie ou même un trépas. On lit en effet dans la Queste : « Pere, regardez moi par vostre pitié, en tel maniere que cist maus dont je me travail me soit assouagemenz en brief terme, si que je puisse entrer en la Queste » (Queste, p. 59 l. 9-11 ; ce chevalier malade vu par Lancelot sera bientôt guéri par le Graal) ; et « quant il [Galaad] l’ot mis sor son piz, si s’aclina li quens [le comte Hernol] com cil qui a la mort traveilloit et dist […] » (p. 233 l. 24-25). Les locutions verbales soi travaillier d’un mal ou traveillier a la mort peuvent sans doute être glosées par ˮsouffrir d’une maladieˮ ou “endurer les affres de l’agonieˮ, et l’on conçoit sans peine qu’un tel glissement vers des situations extrêmes ait pu se produire à partir des acceptions physiques très tôt attachées à travaillier transitif (“malmenerˮ) ou en emploi absolu ou réfléchi (“endurer une peine physique rudeˮ). D’ailleurs, sous la plume de Gautier de Coinci contemporain de l’auteur de la Queste, apparaît une proposition confirmant la dimension corporelle de l’agonie : l’auteur fait mention d’une « povre fame / qui por la mort sue et travaille » (Miracles de Notre Dame t. 2 ; cité d’après Frantext). Si l’auteur de La Queste del saint Graal a le plus souvent employé les mots travail et travaillier d’une façon déjà commune à son époque, la première occurrence du verbe pour rendre compte de la Passion n’est alors guère usitée, et surtout entre deux et cinq autres occurrences témoignent d’un glissement possible de (soi) travail(lier) vers la sphère professionnelle, glissement que les lexico99. Suite du roman de Merlin, ca 1235 : item 83 de la forme travail dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (97 entrées s.v. « travail »). 100. Gautier de Coinci, Miracles de Notre Dame, t. 4, ca 1218 : item 1 de la forme traveilla dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (2 entrées s.v. « traveilla »). 101. Hue de Rotelande, Ipomedon, ca 1180 : item 25 de la forme travaille dans la base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » (51 entrées s.v. « travaille »).

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graphes tendent à dater de l’extrême fin de la période médiévale mais qui pourrait être sensiblement plus précoce. La prudence reste toutefois de mise face au risque que nous courons de projeter vers une langue et une culture qui ne leur faisaient encore aucune place des sèmes devenus courants à l’époque moderne. Une étude plus globale du roman (dans notre seconde contribution au présent volume) nous permettra donc de réfléchir à l’effectivité de cette évolution sémantique.

II.4. Guillaume de Digulleville (ca 1330-1358) Le Dit de la fleur de lis (ca 1338)

Dans le Dit de la fleur de lis, Guillaume de Digulleville montre à l’œuvre trois allégories dont « l’une sembloit estre ouvriere / de charpenter ou parmentiere » (Guillaume de Digulleville, Le Dit de la fleur de lis, éd. F. Duval, Paris, 2014 [désormais DFL], p. 249 v. 27-28), et qui toutes se rejoignent dans « l’establie » de Raison (DFL, v. 359 et 369) pour confectionner le vêtement royal désiré par Grâce de Dieu. Cependant, les 1336 vers du Dit de la fleur de lis ne contiennent aucune occurrence du substantif travail ni du verbe travaillier. Comme nous le verrons dans la dernière partie de cette contribution, ce sont ouvrer et ses dérivés ouvrage et ouvroir qui s’y rencontrent le plus souvent, sans oublier les mots cre[er] et labeur qui s’y trouvent en une occurrence chacun. Les trois Pèlerinages allégoriques (ca 1330-1358) Le premier des trois Pèlerinages allégoriques du moine de Chaalis (Guillaume de Deguileville, Le Pelerinage de vie humaine, éd. J. J. sTürzinGer, Londres, 1893 [désormais PVH1]) offre quelques occurrences de travail et travaillier, mais aussi beaucoup de passages où l’on attendrait ces mots et où l’on ne les trouve pas. C’est ainsi que jamais l’on ne rencontre d’occurrence du verbe travaillier pour rendre compte de la Passion, qui constitue pourtant un repère pour le pèlerin de vie humaine qu’est Guillaume. Reste que le mot travail est à plusieurs reprises lié à la pénitence, dont on sait qu’elle constitue la réplique humaine individuelle à la Passion ayant acquis aux hommes une grâce générale. Raison instruisant les hommes d’Église leur dit : « Au cors pour ses pechiéz pouéz / donner travail et paine asséz, / li penitances encharchier [“lui imposer des pénitencesˮ] / pour les pechiéz hors en chacier » (PVH1, v. 1137-1140) ; puis c’est « Penitance » elle-même qui évoque ceux qui passent par elle en disant du corps : « L’autre foys [Pénitence vient d’évoquer les aumônes] en pelerinage / ou en aucun lointain voiage / le fas traveiller et aler, / une autre foys le fais jeuner / et aucune abstinence faire / pour li de son pechié retraire » (PVH1, v. 2321-2326) ; puis quand le pèlerin Guillaume découvre l’influence qu’a son corps sur son âme, Raison le dissuade de le tuer mais lui rappelle qu’il est possible de le mater et qu’il faut pour cela « li paine et travail donner, / et li souvent faire jeuner, […] li soumetre a penitance » (PVH1, 5851-5853) ; Raison confirmera cette leçon en déclarant que, pour vaincre son corps qui semble

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si puissant en ce monde, il faut « pou a boire et pou a mengier, / pou reposer, bien traveillier, / deceplines et batemens, / oroisons et gemissemens, / […] penitance » (PVH1, v. 6369-6372). La juxtaposition « pou reposer, bien traveillier » pourrait donner à penser que le « travail » est ici une activité de production, de transformation ou d’échanges, mais le co-texte, spécialement « deceplines et batemens, oroisons et gemissemens », invite à considérer le travail comme l’effort pénible exigé du corps à des fins de purification morale et spirituelle. C’est sans doute ainsi qu’il faut également comprendre une recommandation de Raison complétant celle où elle lie « paine et travail » à « penitance » (v. 5851-5853 cités supra) : d’après elle, un égarement momentané en « soulaz et aisemens » peut être compensé « par travaillier et labourer » (PVH1, v. 5906 et 5908), et vu le reste de sa réplique, sa perspective est sans doute moins économique que sotériologique, malgré la coordination de travaillier et labourer. Deux autres occurrences du mot en PVH1, qui semblent nous ramener à la fatigue physique que provoque le « travail » (voir supra ii. 1.), sont en fait à lire allégoriquement. La première concerne en effet les pèlerins qui, au lieu de se laisser balloter sur la mer du monde, la survolent aussi longtemps qu’ils peuvent et y nagent seulement par nécessité, ressemblant à l’oiseau nommé « ortigometra » qui, « quant il doit la mer passer / et traveillié est de voler, / a noer [“nagerˮ] en la mer se prent [“se metˮ] » (PVH1, v. 11640-11643). La seconde oppose le travail à la recreantise, comme le faisait l’auteur de La Queste del saint Graal qui désignait Galaad par la périphrase « cil qui ne recreoit » (Queste, p. 48 l. 25). Dans la mesure où le pèlerin Guillaume s’exprime ainsi après avoir été longuement éprouvé par Tribulation, il faut à nouveau faire de son propos une lecture allégorique où le cheminement est celui de son âme : « le court chemin / bon est a recreant pelerin. / Recreü [“épuisé / à bout de forces / recru de fatigueˮ] sui et traveilliez, le court [chemin] veul aler volentiers » (PVH1, v. 12435-12438). C’est dans une réplique du « cors » que la notion de travail est la plus négative. Le pèlerin Guillaume, qui aimerait suivre la voie que vient de lui indiquer le nattier « Labour ou Occupation » (v. 6678), entend son corps dénigrer en ces termes le bonhomme tressant ses nattes et les défaisant sans relâche : « ce n’est que un tourmentëeur / de gent et un travellëeur » (PVH1, v. 6699-6700). Les mots tourment(er) apparaissant très régulièrement quand Guillaume de Digulleville évoque la Passion, un martyre ou une peine infernale, le corps de Guillaume affirme ici que « Labour ou Occupation » est un véritable bourreau. Une telle occurrence, qui doit être lue à la lumière de toutes les précédentes ayant associé le salut à l’ascèse corporelle, risquerait, si on l’isolait, de donner raison aux tenants de l’étymon tripalium “engin de torture tripodeˮ qu’André Eskénazi invite à exclure. Il importe donc, ici et partout, de scruter non seulement le co-texte des occurrences d’un mot donné, mais aussi l’ensemble de ses emplois sous la plume d’un auteur donné. Précisément, dans le deuxième volet de sa trilogie, Le Pèlerinage de l’âme (Guillaume de Deguileville, Le Pelerinage de l’ame, éd. J. J. sTürzinGer, Londres, 1895 [désormais PA]), Guillaume de Digulleville use encore moins souvent des

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mots travail(lier) que dans Le Pèlerinage de vie humaine. Les occasions ne manquent pourtant pas, puisqu’il est non seulement question de la Passion et de martyres, mais encore des peines que subissent les âmes devant passer par le purgatoire ou même plongées en enfer. Le moine de Chaalis emploie en ces passages toute une palette de substantifs et de verbes (« mort amere », pain(n)e », « passion », « martire », « tourment/s », « persecuteur », « ahan », « desplaisance »…), mais ni travail ni travaillier. Cela ne veut pas dire que ces mots soient totalement absents du PA. C’est majoritairement le verbe travaillier qui s’y trouve. L’une de ses occurrences est sémantiquement proche de celle de travellëeur tel qu’il apparaît dans Le Pèlerinage de vie humaine, puisqu’à propos de Pharaon, il est dit qu’il « travailloit » les fils d’Israël (PA, v. 8487 ; voir PVH1, v. 6699-6700 cités supra), qu’il les malmenait et peut-être même les tourmentait. C’est avec un sens moins fort, mais toujours pour rendre compte d’un effort physique (tantôt supporté par l’agent, tantôt imposé par celui-ci à autrui), que le verbe et le substantif sont employés au sein de l’ekphrasis de la statue autrefois vue en rêve par Nabuchodonosor. Les cuisses d’airain – figurant juges, prévôts et baillis – déterminent par leur position le niveau d’activité du grand corps social qu’elles supportent : « Par eulx est repos et travail / dispensé amont et aval. / Par eulx drecier fait travailler, / et reposer par eulx ploier » (PA, v. 8019-8022). L’on perçoit l’influence du Policraticus dans cette réécriture de la vision d’abord relatée au chapitre 2 du livre de Daniel : ce n’est plus la succession des règnes qui intéresse celui qui songe, mais le gouvernement de la société contemporaine102. Opposé au repos, le travail a donc toutes chances de désigner non seulement l’effort consenti par ceux qu’administrent juges, prévôts et baillis, mais plus précisément leur effort en tant qu’ils participent à la vie du corps entier, c’est-à-dire leur travail au sens d’activité productive. Notre analyse de La Queste del saint Graal (voir supra ii. 3.) suggère que Guillaume n’est pas l’auteur qui pourrait le premier avoir favorisé un tel glissement du sens de travail(lier), mais il est intéressant de rencontrer une telle occurrence sous la plume d’un auteur cistercien supplémentaire. La suite immédiate de cette description fait quant à elle apparaître deux occurrences verbales rappelant les plus fréquentes du Pèlerinage de vie humaine. Les syntagmes « en eux travaillant » et « eux travailler » (PA, v. 8075 et 8085) rendent en effet compte du châtiment imposé à des malfaiteurs ou de l’admonestation adressée à des supérieurs dans l’échelle sociale ; si c’est l’équilibre du grand corps social qui est ainsi visé, celui-ci est encore étroitement lié à la morale du salut. L’occurrence où la locution soi travaillier de est coordonnée comme un quasi-synonyme à la locution soi soucier de (PA, v. 4913-4914, les faux receveurs du roi avaient prétendu se charger de ses affaires et lui avaient recommandé 102. G. lecuPPre, « La société statufiée. L’idéal politique de Guillaume de Deguilleville », dans M. Bassano, E. Dehoux, C. vincenT (dir.), Le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Deguileville (13551358), Regards croisés. Turnhout, 2014 (Répertoire iconographique de la littérature du Moyen Âge, 5), p. 49-59.

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« que de rien [ne s’]en soucias[t] / ou de rien [ne s’]en travaillas[t] ») n’a pas d’équivalent dans Le Pèlerinage de vie humaine. En revanche, nous avons vu qu’une telle extension de l’atteinte physique à l’atteinte morale se trouvait dès les années 1175 dans Li Quatre Livre des Reis (occurrence citée supra en ii. 1.), de sorte que Guillaume de Digulleville n’a pas innové là non plus. Le dernier volet de la trilogie, Le Pèlerinage de Jésus-Christ (Guillaume de Deguileville, Le Pelerinage Jhesucrist, éd. J. J. sTürzinGer, Londres, 1897 [désormais PJC]), est encore plus pauvre en occurrences de travail(lier). Le substantif et le verbe ne s’y lisent que trois fois en l’espace de plus de 11000 vers, alors même que cet opus souligne l’âpreté du pèlerinage du Fils incarné pour racheter le péché originel. De surcroît, ces rares occurrences n’introduisent aucun sème neuf dans la langue des années 1350. De fait, la première occurrence, qui apparaît à un moment où le pèlerinage de Jésus n’est encore qu’un projet divin, promet au Fils : « aras asséz painne et traval / pour Adam de chartre geter / et de ses paines delivrer » (PJC, v. 948-950). C’est donc ici la Passion qui est annoncée par la coordination de painne et traval : cet usage de travail, on s’en souvient, n’est pas très répandu avant Thibaud de Marly (ca 1182-1185), mais il n’a plus rien de rare quand le moine de Chaalis écrit son dernier Pèlerinage (ca 1358). La deuxième occurrence, qui apparaît dans une supplique de l’Esprit saint, mentionne le fait que le Fils « aprent ja [dès son plus jeune âge, car il est alors question de la fuite de la sainte Famille vers l’Égypte] a soi exposer a traval » (PJC, v. 3588-3589). Dans la mesure où l’enfant Jésus est ici soustrait au péril que pourraient lui faire courir les ordres d’Hérode, il semble bien que le « traval » dont il est question constitue l’ensemble des contraintes physiques qui vont s’imposer à l’enfant obligé à l’exil. C’est encore la pénibilité physique du pèlerinage auquel a consenti le Fils qui se dit lorsque Guillaume explique l’arrêt de Jésus à la fontaine où se trouve la Samaritaine en disant qu’il était « travallié de peleriner » (PA, v. 7132). On sait que la fatigue causée par le travail fait partie des sèmes apparus précocement en langue d’oïl, et que l’idée était particulièrement développée dans La Queste del saint Graal qui n’en était cependant pas à l’origine non plus. Ainsi donc, Guillaume de Digulleville, connu des lexicographes et des philologues pour ses innovations lexicales, n’a jamais usé des mots travail et travailler que d’une façon très attendue. Même s’il a sans doute employé travailler avec une valeur économique (PA, v. 8019-8022), il a eu des prédécesseurs avec l’auteur de la Queste et d’autres plus anciens encore (voir supra ii. 3.). Nous observerons dans notre seconde contribution au présent volume que le moine cistercien a pourtant réfléchi à ce que nous appelons aujourd’hui « le travail ». Les enquêtes lexicographiques doivent donc non seulement s’intéresser de près au co-texte de chaque occurrence, mais encore à l’inscription de toutes les occurrences dans l’œuvre entière d’un auteur.

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Dans notre corpus d’œuvres littéraires en langue d’oïl, les mots travail et travaillier ont rarement des acceptions qui les rapprocheraient des sens modernes (hors acceptions obstétriques et mécaniques où est impliqué le sème /effort physique/), à savoir “activité humaine exigeant un effort soutenu, qui vise à la modification des éléments naturels, à la création et/ou à la production de nouvelles choses, de nouvelles idéesˮ, “ouvrage réalisé par l’activité humaine de modification des éléments naturels ou de production de nouveaux biensˮ, “activité, ensemble d’activités coordonnées, d’une ou de plusieurs personnes, en vue de la réalisation de quelque choseˮ, “activité humaine laborieuse exercée en échange d’un bien, d’un service ou plus généralement en échange d’argent, dans le but de subvenir à ses besoinsˮ103. Dans la majorité des occurrences étudiées, travail désigne un effort susceptible d’entamer la vigueur physique ou morale de celui qui s’y livre ou de celui à qui on l’impose ; un tel effort peut être particulièrement pénible, mais il n’implique quasiment jamais de bourreau qui infligerait là une torture. Enfin, il nous a semblé que les sèmes de la sphère professionnelle commençaient d’affleurer dès La Queste del saint Graal puis se retrouvaient une fois sous la plume de Guillaume de Digulleville – et pouvaient même d’après les recensements de la base Frantext se trouver avant la Queste, dans des textes non rattachés à Cîteaux. Ces sèmes sont toutefois plus souvent pris en charge par d’autres termes.

iii. auTres MoTs anciens DésiGnanT ce que les MoDernes enTenDenT Par travail(ler) Ce sont les autres mots susceptibles de désigner ce que recouvrent aujourd’hui les termes travail et travailler que nous interrogerons maintenant. Nous les traiterons dans l’ordre décroissant de leur fréquence au sein de notre corpus ; plus précisément nous étudierons en détail servise, labo(u)r et o(e)vre qui se trouvent (parfois en abondance) dans la quasi-totalité de nos textes, avant de nous intéresser aux termes qui apparaissent plus rarement. Pour chacun de ces mots, nous confronterons nos occurrences textuelles à celles que livrent les dictionnaires et bases de données documentant l’ancien ou le moyen français, de façon à établir si oui ou non les poètes cisterciens font de ces mots un usage spécifique.

III.1. Servise et mots apparentés L’abondance des occurrences du verbe servir et des substantifs servise, serjant, serf dans notre corpus de poèmes cisterciens des xiie-xive siècles tend à confirmer que les activités des moines, qu’il s’agisse d’oratio, de lectio ou 103. Nous empruntons ces définitions au Trésor de la langue française (P. iMBs (dir.), Trésor de la langue française : dictionnaire de la langue des xixe et xxe siècles (1789-1960), 16 t., Paris, 19711994), s.v. « travail ».

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de labor manuum, sont perçues par eux comme un ensemble d’obligations envers Dieu104. Les occurrences de servir, servise et serjant qui suivent ne présentaient certainement pas de difficultés pour les auditeurs ou lecteurs des Vers sur la Mort composés vers 1185 : « Anges pour lui [Dieu] servir ces forma dignement (Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 59, p. 95, laisse i v. 10) ; « Qui plus fet son servise [celui du diable][,] plus est maleürous » (p. 105, l. iv v. 177) ; « li saint et les saintes qui miex l’avront [Dieu] servi […] » (p. 109, l. v v. 246) ; « por la soe amor [l’amour de Dieu] le sien servise emprendre » (p. 113, l. vii v. 290) ; « Mais qui Dieu servira […] » (p. 117, l. ix v. 378) ; « Beneoiz soit servises qui si bien monteplie ! » (p. 121, l. x v. 438) ; « Qui par s’uevre se pert, mont fet malvés servise » (p. 121, l. xi v. 440), « qui Dieu servira de bon cuer sanz retor, / a cent mille redobles li rendra sanz demor ; / por son petit servise li rendra tant greingnor [“un tellement plus grandˮ] / qu’il ert [“seraˮ] en paradis […] » (p. 127, l. xii v. 523-526) ; « Tuit serons d’un parage [“d’une seule extractionˮ] devant le roiamant [“le rédempteurˮ105], / que ja nus nen avra [“jamais personne n’auraˮ] ancele ne serjant » (p. 135, l. xiv v. 657-658) ; « por son grant servise est laidement ocis » (p. 136, l. xv v. 690) ; « Por son petit servise le fera si paier : / de chascun fera roi plus riche que Lohier [Lohier, fils aîné de Charlemagne connu des chansons de geste] » (p. 141, l. xvii v. 846-847). Avec son sens étymologique (toujours premier en français moderne), le verbe servir apparaît dans le premier texte littéraire de langue d’oïl connu à ce jour, la Cantilène de sainte Eulalie (ca 881-882 ; v. 4 « Voldrent la faire diaule servir ») ; Thibaud n’innove donc pas dans ses usages de servir. C’est très tôt aussi, dès La Vie de saint Alexis (milieu du xiie siècle)106, que le substantif servise désigne comme ici un ensemble d’obligations envers Dieu ou d’autres instances supérieures. Et dans ce même récit hagiographique se lit la première attestation de serjant avec le sens de “serviteurˮ107 qui se retrouve chez le seigneur de Marly. Sous la plume d’Hélinand de Froidmont on lit dans un développement consacré à Néron et saint Pierre : « Dieus ! cil leus [“loupˮ] devora tes sers [“ton serviteurˮ], / cist aigniaus fu par lui mengiez » (Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 84, p. 43, str. xlv v. 9-10 ; un peu plus loin, str. xlvii v. 10, c’est « sogiez a Dieu » qui apparaît avec un sens voisin108). D’après les recense104. Sur l’abondance (ou la rareté) des occurrences de servitium dans les textes latins, et sur les efforts pour définir le servitium des hommes et femmes dépendant de monastères durant le haut Moyen Âge, on lira dans le présent volume les contributions de Nicolas Perreaux, Ludolf Kuchenbuch, et Nicolas Schroeder. 105. L’on pourrait être tenté de lire « le roi amant » (“le roi plein d’amourˮ, désignation périphrastique de Dieu), mais c’est de raiembre (“racheter, délivrer, sauverˮ ; < redimere) que dérive le substantif roiamant, et nous suivons donc l’éditeur Stone. 106. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « servise, service », p. 3116a-b, spéc. p. 3116a. 107. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « serjant » “serviteurˮ, p. 3109a. 108. Le sens “soumisˮ, étymologique et attesté depuis le Psautier d’Oxford (fin xie-début xiie siècle) d’après Takeshi Matsumura (T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « subjet2, sujet, suget », p. 3212b).

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ments de Takeshi Matsumura, cette acception de serf se trouve depuis la fin du xe siècle, puisque l’auteur de la Passion narrative précédemment citée pour documenter lever / levar (voir supra ii. 1.) désigne Judas comme le « serv fellon » avec qui s’entendent les Juifs (Passion de Clermont, v. 159)109. Il s’agit là de l’unique emploi d’un mot de cette famille dans Les Vers de la Mort, qui offrent au total fort peu d’items de ce champ sémantique. Dans la Queste del saint Graal les occurrences sont trop nombreuses pour qu’on les cite toutes. Ce qui est certain, c’est que le « serjant », que sa tâche soit spirituelle ou matérielle, est ici celui qui obéit aux ordres d’un maître ou d’une maîtresse censé(e) le récompenser ou au moins assurer sa survie. C’est ce que montrent deux occurrences comprises dans l’épisode de tentation de Perceval par un diable qui se présente à lui sous les traits d’une demoiselle déshéritée (par Dieu, comprend-on bien vite) : c’est d’abord Perceval qui se dit « serjanz » de Dieu110 ; après quoi la diablesse qui a entrepris de perdre Perceval en le faisant succomber au désir charnel fait dresser une tente par « deus serjanz » anonymes111. Cette acception “serviteurˮ du mot serjant n’est nullement inédite au début du xiiie siècle, puisqu’on la trouve d’après Takeshi Matsumura dès La Vie de saint Alexis (milieu du xiie siècle), où « li dui sergant sum perdre » ne reconnaissent pas le saint métamorphosé par des années d’ascèse112. Des mots sergent (ou sergant) et servir, nous n’avons pas trouvé d’emplois singuliers sous la plume de Guillaume de Digulleville ; et ils figuraient déjà en abondance dans Les Vers sur la Mort de Thibaud de Marly, dans La Queste del saint Graal113, sans être totalement absents des Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont. En revanche, on trouve dans le Pèlerinage de vie humaine deux occurrences du verbe sergenter dont les dictionnaires ou bases de données ne permettent guère de rendre compte. Les deux fois c’est Tribulation qui s’exprime, afin d’apprendre à son interlocuteur, le pèlerin, que le choix qu’elle fera de tel ou tel mode d’action (conforme à la « commission » qu’elle a reçue de Dieu, ou conforme à la « commission » qu’elle a reçue de Satan) dépendra de lui. Elle 109. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « serf », p. 3108a. 110. Interrogé sur sa faim, il répond à la fausse demoiselle : « se je i moroie de fain, dont ne seroie je pas loiax serjanz. Car nus ne sert si haut home com je faz [:] por qu’il [“en effet, pourvu qu’ilˮ] le serve loiaument et de bon cuer, que il ne demandera ja chose qu’il n’ait [“il obtiendra tout ce qu’il lui demanderaˮ] » (Queste, p. 105 l. 16-19 ; pour le sens nous révisons la ponctuation de l’éditeur) ; où l’on observe le topos du serviteur loyal récompensé par son maître. 111. Queste, p. 108 l. 26-27. 112. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « serjant » “serviteurˮ, p. 3109a. D’autres occurrences apparaissent avec ce même sens dans le récit hagiographique des années 1150 : voir La Vie de saint Alexis, éd. M. PeruGi, trad. M. PeruGi et V. Fasseur, Genève, 2017 (Titre courant, 2), v. 111, 117 [occurrence citée], 226, 336 (et v. 280 où l’on trouve servant avec le même sens) ; voir p. viii pour la datation de la Vie à graphie faussement ancienne. 113. Dont nous n’avons cité supra que des occurrences proches d’autres mots de la sphère sémantique des activités humaines de production ou de service.

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déclare successivement « Lors pourras tu de voir savoir / que je sergante du pouoir / et vertu de la premiere [commission, divine] » puis « selon qu’est disposee / la matiere et ordenee, / selon ce je i sergenterai / diversement et ouverrai » (PVH1, v. 12221-12223 et v. 12239-12242). Dans le co-texte, c’est le verbe user de qui sert à Tribulation pour exprimer la même idée qu’au vers 12222 (elle agira selon l’une ou l’autre commission), si bien que sergenter de n’a guère de chances de signifier “exercer l’office de sergentˮ comme le propose le DMF quand il cite ces mêmes vers114. Aux vers 12239-12242, la coordination de « sergenterai » et « ouverrai » suggère également que les gloses disponibles ne conviennent pas, et que Guillaume de Digulleville a fait dans les années 1330 un usage de sergenter qui suppose de voir en sergent le simple sujet d’une action ou activité, et non un professionnel spécialisé (“huissierˮ, “officier domanialˮ, “sergent d’armesˮ115). S’ils ne singularisent pas les poètes cisterciens, les emplois nombreux de servise, servir et serjant confirment la prégnance d’une conception globale des activités monastiques comme moyens d’agréer à Dieu, de rester dans ses bonnes grâces. Les possibles bénéfices de ces activités sont spirituels, le « loier » envisagé étant toujours la vision béatifique. Retrouve-t-on avec labour(er) et oeuvre(r) la même orientation ? Voit-on ces deux mots se spécialiser ou converger, sachant que les historiens discutent encore des spécialisations sémantiques de labor et opus dans les écrits monastiques ?

III.2. Labor, labour, labeur et mots apparentés Dans une laisse rimant en -or, l’auteur des Vers sur la Mort annonce la « dolor » qui attend les puissants (« roi, conte, duc et prince, chastelain, vavassor »). Cette souffrance punira dans l’au-delà les nantis qui « les comandemenz enfreignent chascun jor / que116 Dex lor commanda quant les mist en l’enor ». Parmi les devoirs incombant à ceux que Dieu a élevés et bien dotés en ce monde, figure celui de « tenser [“protéger, défendreˮ] les gens qui vivent de labor »117. Thibaud de Marly ne précise pas l’activité exercée par les personnes que les puissants ont à charge de protéger. De fait, le syntagme gens qui vivent de labor entérine sim114. DMF, s.v. « sergenter », occurrence du v. 12222 du PVH1 [le DMF donne la page de l’éd. sTürzinGer, p. 382] recensée comme « empl. intrans. ». Une glose proche, “remplir l’office d’huissierˮ, est retenue par Takeshi Matsumura pour l’unique exemple qu’il tire des Coutumes du Beauvaisis de Philippe de Beaumanoir (avant 1283), un exemple où le verbe n’est pas non plus intransitif en dépit de l’indication « v. intr. » : « quant li serjans s’entremet des choses qui ne li sont baillies a serjanter ») (T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « serjanter », p. 3109a). 115. Voir par exemple T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « serjant », p. 3109a. Si l’on préfère considérer qu’avec son équipement de forgeron Tribulation ressemble à un “sergent d’armes, portant une masse en signe d’autoritéˮ (Ibid.), Guillaume de Digulleville se rapproche de Jean de Joinville (+ 1317) évoquant un « serjant a mace » qui effraya un connétable. 116. L’antécédent de que est les comandemenz (COD de enfreignent) ; ce genre de disjonction entre la relative et son antécédent est banale en ancien français, spécialement dans les textes versifiés. 117. Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 59, p. 125, laisse xii v. 485-492.

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plement une organisation socio-économique dont Alain Boureau estime qu’elle rend possible et même nécessaire l’emploi de la notion de « Moyen Âge » pourtant discutée en raison de ses nombreuses limites. L’historien spécialiste de La Légende dorée – et à ce titre bien au fait de structures imaginaires prégnantes durant le siècle de saint Louis notamment – souligne en effet « une originalité essentielle de l’espace-temps médiéval : l’existence d’un régime de production sans doute unique dans l’histoire mondiale, défini par une paysannerie libre ou semi-libre contrôlée par une aristocratie militaire qui prélève une rente et par une Église impliquée à la fois dans la domination culturelle des populations et dans la structure foncière »118. Le seigneur de Marly connaît bien ce partage entre ceux qui se livrent à une activité de production (ou transformation ou échanges) pour vivre, et ceux qui vivent des activités laborieuses d’autrui. Membre de la classe jouissant de l’otium, il répète un discours censé offrir une compensation à ceux dont on exige les efforts de production (et qui en conservent généralement peu de fruit) : il rappelle sur un ton comminatoire le devoir qu’ont les aristocrates nourris par ces hommes et femmes producteurs de biens, de les « tenser », de les protéger. Si le verbe tenser est déjà commun dans cette acception quand Thibaud l’emploie119, on notera qu’il est étymologiquement lié à l’effort120 : dès lors, le labor des humbles pourrait trouver une réciproque si les seigneurs les « tens[aient] » dans les deux sens du terme, c’est-à-dire s’ils faisaient l’effort de les protéger. Au moment où Thibaud s’exprime ainsi, l’emploi de labor comme désignation des activités productrices des non-nobles – les travailleurs très divers de la société médiévale – n’est pas nouveau. Takeshi Matsumura recense labor comme “travail pénibleˮ dans le Roman de Brut (ca 1155) et comme “travail de la terreˮ dans les Fables de Marie de France (entre 1167 et 1198121). Dans la mesure où Thibaud de Marly leur oppose « roi, conte, duc et prince, chastelain, vavassor », les « gens qui vivent de labor » ont toutes chances de désigner sous sa plume ceux qui travaillent au lieu de vivre du travail d’autrui, et plus précisément ceux qui travaillent la terre et assument la fonction nourricière très tôt rattachée aux laboreors122. Quand Thibaud compose ses Vers sur la Mort, les aristocrates sont majoritairement des propriétaires terriens, qu’ils occupent le sommet de la hiérarchie nobiliaire ou qu’ils soient plus modestes comme les « vavassor[s] ». 118. A. Boureau, « Moyen Âge », dans Dictionnaire du Moyen Âge, cit. n. 4, p. 950a-953a, citation p. 951a. 119. On le trouve à plusieurs reprises dans les plus anciennes chansons de geste, souvent coordonné à garir (voir F. GoDeFroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, Paris, 10 vol., 1880-1895, s.v. « tenser2 »). 120. Tenser < tensare, et tenser a pour première acception “faire effortˮ, “s’efforcer deˮ. 121. Voir S. leFèvre, « Marie de France », dans G. hasenohr et M. zink (dir.), Dictionnaire des lettres françaises, t. 1 Le Moyen Âge, Paris, 1992, p. 991b-993b, spéc. p. 992a-b. 122. Dans la même laisse Thibaud vitupère en effet ceux qui « les povres destruient, si leur tolent le lor [“et leur prennent / volent ce qui leur appartientˮ] / qu’il ont gaaignié [“acquisˮ] a paine et a ssuor » (Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 59, p. 127, l. xii v. 512-513). D’après Takeshi Matsumura l’acception “paysanˮ est première (Wace, Roman de Brut, ca 1155), précède celle de “travailleurˮ (Reclus de Molliens, Roman de Carité, ca 1180) : voir T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « laboreör », p. 2028a.

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Chrétien de Troyes nous a habitués à considérer ces derniers comme des adjuvants des chevaliers errants, mais le seigneur de Marly les inclut dans une série qui souligne leur appartenance à la catégorie des privilégiés, ne fournissant pas eux-mêmes les efforts nécessaires à leur survie matérielle. Si l’on élargit l’enquête comparative à des occurrences de labo(u)r antérieures aux années 1185 réunies dans la base Frantext123, il apparaît que le substantif peut précocement désigner diverses formes d’activité utiles à la collectivité. C’est ainsi qu’Alexandre de Paris auteur du Roman d’Alexandre (branches 1, 3 ou 4, ca 1180) appelle labo(u)r non seulement l’activité des paysans124, mais aussi l’effort physique auquel se vouent les bellatores125, ou même l’attention qu’un chef de guerre doit à ses hommes126, ou encore le travail d’un artiste peintre127. Le sème commun à ces acceptions diverses est /effort auquel chacun doit consentir pour le bien commun, en fonction de son état/. On comprend alors que le mot labo(u)r puisse en venir à désigner toute espèce d’activité nécessitant un effort soutenu, toute peine128, et qu’il puisse même se substituer à façon ou guise ou estre pour désigner une simple manière d’être – en l’occurrence favorable aux ambitions d’Alexandre, ce qui a pu, outre la rime, conduire l’auteur à préférer 123. Base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » : 21 entrées s.v. « labor » et 3 entrées s.v. « labour » ; aucune forme « labeur » antérieure à 1199. 124. Dans les citations suivantes : « Je assaudrai les Grieus ains que passent cinc jor. / Des vignes et des blés voi gaster le labor, / mais contre cest damage lor cuit faire gregnor : / se les puis desconfire, il morront a dolor » (Roman d’Alexandre, branche 3, ca 1180 ; cité d’après la base Frantext) ; « a çainte l’espee qui fu a l’aumaçor / qui tint en sa baillie la terre de labor » (Ibid.). 125. Dans la citation suivante : « En la terre eschaudee ou onques n’ot froidor, / touz jors vesquirent d’armes, itel fu lor labor. / Par ceus et par les autres conquist il mainte honor » (Roman d’Alexandre, branche 1, ca 1180 ; cité d’après la base Frantext). 126. Dans la citation suivante : « bien li ensegne a faire chascun jor, / chevaliers a amer et tenir en douçour : / hom qui conquerre veut n’a soing d’autre labor » (Roman d’Alexandre, branche 4, ca 1180 ; cité d’après la base Frantext). 127. Dans la citation suivante : « sor tous les paintors en porte cil la flor : / onques Dieus ne fist chose, s’il s’en met en labor, / que il ne contreface autresi ou gençor [“ou même plus bellementˮ] / la façon et la forme » (Roman d’Alexandre, branche 3, ca 1180 ; cité d’après la base Frantext ; on notera que labor pourrait dans cet emploi en locution simplement équivaloir à paine). Plus loin, le peintre est richement récompensé « pour ce labor » (Ibid.). Un peu plus tôt, Chrétien de Troyes nommait labor l’activité de danseurs : « […] tabor. / D’autre part refont lor labor / li legier sailleor qui saillent ; / trestuit de joie se travaillent » (Chrétien de Troyes, Yvain, ca 1177 ; cité d’après la base Frantext). Dans cet extrait, non seulement labor mais encore se travailler rendent compte d’un effort lié à une aptitude particulière, à une spécialisation professionnelle, est-on tenté de dire. Sur ce possible glissement de travail vers ses acceptions modernes, voir supra ii. 3 et ii. 4. 128. Dans les citations suivantes : « Li Grieu vont a la mer lor labour comencier » (Roman d’Alexandre, branche 1, ca 1180 ; cité d’après la base Frantext) ; « Vint a une fontaine, tous las de son labor » (Ibid., branche 3) ; « De ça venir a moi ne se mete a labor : / n’i porroie parler » (Ibid.) ; « Com vous faiz hui entrer en doloreus labour ! / Or pouez vous bien dire qu’avez mauvés seignor » (Ibid., branche 1 ; ce propos s’éclaire quand on lit l’extrait du même roman cité supra dans notre note 126). Dès le Roman d’Eneas, la désignation d’un effort soutenu et possiblement pénible par labor est attestée : « Se joïr veulz mais de m’amour, / or le desserf [“mérite-le doncˮ] par ton labor : / mout me dois bien le jor servir / quant la nuit puez a moy gesir ; / se tu en as auques d’ahan [“quelque peine / douleurˮ], bien t’en rendray […] » (Roman d’Eneas, ca 1160 ; cité d’après la base Frantext).

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labour aux termes usuels en pareil cas (plusieurs fois Alexandre et labo(u)r voisinent dans le roman) : « cil montent, qui sont de tel labour, / dont li mieudres [littéralement : “Montent ceux qui se caractérisent ainsi : les meilleurs d’entre euxˮ] ne prisent tout le monde une flor [littéralement : “n’accordent pas la valeur d’une fleur au monde considéré dans son entierˮ] »129. On le voit, à défaut d’avoir lu ailleurs le syntagme gens qui vivent de labor, le seigneur de Marly peut s’appuyer sur une riche tradition quand il exhorte ses semblables à respecter la mission que Dieu leur a confiée envers les agents producteurs des biens nécessaires à la survie de tous. À la différence de Thibaud de Marly qu’il rejoint pourtant dans sa vitupération des nantis maltraitant les indigents (voir supra ii. 2.), Hélinand de Froidmont n’emploie dans ses Vers de la Mort ni labo(u)r ni aucun mot roman de cette famille. Une petite incursion dans son corpus en langue savante montre qu’il emploie en revanche labor et laborare dans ses écrits en latin, qui sont il est vrai d’un autre genre que son memento mori versifié130. L’anonyme de La Queste del saint Graal (ca 1225-1230), en revanche, use du substantif laboureors. C’est quand la sœur de Perceval expose à ses compagnons l’origine de la « Terre gaste » que ce mot apparaît, non loin du substantif travaus. Comme chez Thibaud de Marly, c’est ici la faute d’un grand qui a mis en péril la collectivité ; en l’occurrence toutefois, le coupable n’a pas négligé de protéger les « gens qui vivent de labor », mais il a rendu leurs efforts vains : « Si en avint si grant pestilence et si grant persecucion es [“dans lesˮ] deus roiaumes, que onques puis [“jamais ensuiteˮ] les terres ne rendirent as laboureors lor travaus, car puis n’i crut ne blé ne autre chose, ne li arbre ne porterent fruit, ne en l’eve ne furent trové poisson, se petit non [“sinon des petits / un peuˮ] »131. Si elle confirme la tendance qu’ont les mots apparentés à labo(u)r à désigner l’activité productrice des agriculteurs132, cette occurrence de laboureors suggère en outre que les paysans ne se contentent pas de travailler la terre pour la faire fructifier, mais qu’ils jouent plus largement un rôle positif dans leur écosystème. Quand leurs travaus deviennent stériles par la faute d’un chevalier, non seulement les cultures s’en ressentent, mais aussi la reproduction des poissons. On doit donc admettre que leur activité, loin d’être suspecte de nuire à l’environnement, profite aux espèces végétales domestiquées et aux espèces animales endémiques. Quand rien ne vient y faire obstacle, le « laboureor » de la Queste aide la nature à prospérer. Trouve-t-on d’autres occurrences de labo(u)reor suggérant cette influence positive et plurielle des paysans médiévaux ? Pas dans le dictionnaire de Takeshi Matsumura qui recense simplement laboreör avec le sens de “travailleurˮ (dans 129. 130. 131. 132.

Roman d’Alexandre, branche 1, ca 1180 ; cité d’après la base Frantext. Voir notre Annexe à la fin de cette contribution. Queste, p. 204 l. 22-26. Tendance qui s’accentuera jusqu’à la distinction entre le labeur relativement polysémique et le labour cantonné à la sphère agricole.

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le Roman de Carité du Reclus de Molliens, ca 1183-1187) et avec le sens de “paysanˮ (dans le Roman de Brut de Wace, ca 1155). Pas non plus dans l’AngloNorman Dictionary qui témoigne de la même polysémie (“travailleur (manuel), artisanˮ, “paysan, cultivateurˮ). Pas non plus dans la base Frantext dont l’unique exemple s’ajoutant à celui de la Queste souligne la pénibilité de la tâche confiée aux laboreors, mais sans la décrire : « lors poïssiez veoir grant feste par toute la terre, et laboreors esleccier outre ce qu’il ne souloient [“se réjouir plus qu’à leur habitudeˮ] » (La Mort le roi Artu, ca 1230 ; cité d’après Frantext). L’anonyme de la Queste del saint Graal présente donc sous un jour particulièrement favorable l’effet du travail agricole sur la nature. Nous nous demanderons dans notre seconde contribution si cette phrase s’inscrit dans une vision plus largement favorable au labor manuum, ou s’il s’agit surtout de montrer par contraste l’état déplorable de la terre « agastie ». Sans qu’elle ait une acception inédite, l’occurrence de labeur présente dans le Dit de la fleur de lis de Guillaume de Digulleville (ca 1338) mérite l’attention. Certes sa coordination avec paine se trouve dès l’ancien français, où labo(u)r peut désigner le travail pénible à partir de 1155 d’après Takeshi Matsumura. En revanche, le fait que le groupe nominal « leur labeur et leur paine »133 rende compte de l’action des ministres de l’Église (équipés de crochets et d’onguents leur permettant de chasser les prédateurs loin de leurs ouailles, de ramener cellesci et de les soigner134) n’est pas banal. Notre seconde contribution le montrera, la valorisation des efforts consentis par les clercs en faveur du salut de leurs contemporains ne se lit guère chez les prédécesseurs cisterciens de Guillaume de Digulleville que quand ils évoquent les moines blancs (Hélinand auteur des Vers de la Mort, l’anonyme de la Queste del saint Graal) ou les ermites et les recluses (Queste). Il faut donc certainement considérer que cette métaphore des clercs bergers – certes pas neuve mais renouvelée par l’attribution d’un labeur à des hommes plutôt habitués à vivre de celui des autres – s’inscrit dans la perspective politique générale du Dit de la fleur de lis, où le roi de France est « roi très chrétien », plus que son rival anglais, mais où roi et Église ont des devoirs réciproques et des prérogatives distinctes135.

133. DFL, v. 800. 134. DFL, v. 740 sq. : Raison rappelle que les pasteurs, ayant éprouvé des difficultés à garder leurs ouailles assemblées et à les protéger des loups, ont demandé son aide à « Grace Dieu », qui leur a recommandé de s’équiper de « bastons crochus » et de « bons ongnemens » (v. 774-775, p. 284) ; le bon usage qu’ils en ont fait a permis de regrouper les ouailles et de soigner les bêtes malades, de sorte que, conclut Raison, « Toute sa bercherie [celle de Dieu] plaine / est par leur labeur et leur paine » (v. 799800, p. 286). 135. Perspective éclairée par l’introduction de Frédéric Duval à son édition du DFL (voir spécialement les p. 75-77).

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Dans ses trois Pèlerinages allégoriques, Guillaume de Digulleville emploie souvent le substantif labeur / labour136 et le verbe labourer137 et quelquefois les substantifs laboureur138 et labourage139. C’est le volet central de la trilogie, celui qui se déroule dans l’au-delà, qui contient le moins grand nombre de telles occurrences. Plus étonnant, le moine de Chaalis, bien connu pour ses innovations lexicales, use de ces mots apparentés à labor d’une façon très traditionnelle au regard de ce que recèlent les dictionnaires et bases de données d’ancien et moyen français. Sous sa plume en effet, les mots de la famille de labeur / labour désignent un effort140, et parfois une souffrance141, ou encore le travail de la terre, le labour142, mais aussi une activité productrice, voire toute occupation 136. PVH1 v. 926 (labeur), 2466 (labeur), 5650 (labour), 6532 (labour), 6652 (labour), 6678 (Labour), 8390 (labour), 11275 (labour) ; PA v. 3313 (labour), 8261 (labeur), 8552 (labeur), 9558 (labeur) ; PJC v. 827 (labour), 1518 (labeur), 2183 (labeur), 2488 (labeurs), 6139 (labeurs), 6157 (labeur), 9447 (labeur), 10767 (labeur), 10959 (labour), 11060 (labour), 11413 (labeurs). 137. PVH1 v. 2820 (labouree), 5818 (labourer), 5908 (labourer), 6185 (labourras), 6532 (labourer), 6598 (labourer), 6624 (labourer), 9532 (labeurent), 9571 (labouré), 9741 (labourast) ; PA v. 2469 (labouré) ; PJC v. 1911 (labourer), 5445 (labourer), 6137 (labourés), 6989 (labourer), 9422 (labouré), 11057 (labouré). 138. PVH1 v. 6619 (laboureurs) ; PA v. 8222 (laboureux), v. 8269 et 8291 (laboureurs). 139. PJC v. 100 (labourages). 140. PVH1 v. 924-926 (« Bien est drois que de ses bestes / prengne toison le bon pasteur / aucunes foiz pour son labeur »), v. 5649-5652 (« Et de ce ai je assez fait, / combien que mon labour i soit / perdu, quar de rien amendé / il ne s’en est ne vergondé »), v. 6185-6186 (« Et tu aussi i labourras / et avec moy paine i metras »), v. 8389-8390 (« perdroies / tout le labour que i metroies »), v. 11274-11275 (« Afin qu’il ne perde mie / son labour, […] ») ; PA v. 2469-2471 (« Bien as pour aucun labouré, / mes pour cestui rien empetré / tu n’as »), v. 3312-3313 (« Afin que ne fust mie vain / le labour que je feroie ») ; PJC v. 827-828 (« Quar j’arai perdu mon labour / et en vain emploié m’amour »), v. 1518 (« Puis que veuz prendre tel labeur, / un loyal et certain sergant / doiz avoir qui voist [“ailleˮ] au devant / pour toi la voie appareillier » ; à travers cette métaphore le Baptiste propose ses services à Jésus et annonce qu’il sera vox clamans in deserto), v. 10756-10757 (« pour faire vain / leur labeur et leur ouvrage » ; il est ici question des efforts et de l’œuvre des bâtisseurs de la tour de Babel). 141. PVH1 v. 2466 (« A ceus qui sont u val de pleur / et en terre de labeur ») ; PA v. 8552-8553 (« A grant paine et a grant labeur / de loing sui venu ci aval ») et 9558-9559 (« Il n’y a labeur ne paine, / point n’i a de desplaisance ») ; PJC v. 1911-1912 (« Touz furent nés pour labourer / et pour leur pain painne endurer »), v. 2183-2184 (« Pour sa naissance nul labeur / n’a eu, ne sentu douleur »), v. 2486-2490 (« quar verras / ci aprés autres griefz pluseurs / qu’il soufferra, et grans labeurs, / avant qu’ait fait son voiage / pour sauver humain lignage »), v. 6137-6139, 2 occ. (« Venés a moi qui labourés / touz et les grans faiz portés / en labeurs de penitance ! »), v. 6157-6161 (« leur labeur et leur painne / ne seroit que chose vainne / se les commandemens qu’as faiz / […] / ne portoient » ; il est ici question des pénitents), v. 9422-9423 (« Chaut fait, et labouré ai tant / que il est temps que je boive »), v. 9447 (« J’ai mon labeur tout consommé / si comme avoies commandé » : francisation du Consummatum est), v. 10957-10960 (« De ma mere que vous savés / et que lonc temps gardé avés / aval en terre de labour / est venu le derrenier jour »), v. 11056-11061, 2 occ. (« ceus qui tous jours ont / entr’euz et leur cors labouré / et ensemble se sont pené / d’aquerre ta grace et t’amour, / et pour les quiex aussi labour / jusqu’a la mort tu as eu »), v. 11412-11415 (« a celui terme venir / ou aprés grans labeurs alé / es, et en ton lieu retourné, / c’est en la gloire celeste »). 142. PVH1 v. 2819-2820 (« La terre ou sema, aree / onc ne fu ne labouree » : désignation métaphorique de la Vierge, devenue mère sans union charnelle) ; PA v. 8258-8261 (« Pou sont de menestereux qui / n’aient grant mipartissement / de fer et terre aucunement. / La matiere ou leur labeur fait / est, est de terre […] ») et v. 8268-8274 (« de terre pour cause dis / pueent estre les laboureurs, / foueurs et areurs

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permettant d’éviter l’oisiveté143, cette tâche pouvant explicitement valoir à son agent une compensation matérielle, une rémunération144. Il n’y a rien là que de commun si l’on considère la date à laquelle Guillaume de Digulleville écrit ce pan de son œuvre vernaculaire, à savoir les années 1330-1358.

III.3. Ovre, oevre, euvre et mots apparentés Dans ses Vers sur la Mort, Thibaud de Marly emploie à deux reprises le verbe ovrer. Ces deux occurrences, voisines, sont également très proches au plan sémantique. Dans les assertions « Lors trovera chascuns ce qu’il avra ovré » et « Bien penst chascuns de soi comment il a ovré, / car cil [“certainsˮ] s’en delivrent, cil [“d’autresˮ] en sont encombré »145, le prédicateur dont le poète rapporte le sermon au style direct utilise le verbe ovrer pour rendre compte des actes accomplis par chacun en ce monde, et rétribués en l’autre. Son emploi du substantif de la même famille est comparable, puisqu’on lit dans une autre laisse « Qui par s’uevre se pert, mont fet malvés servise »146. Il n’est pas impossible que dans ces trois occurrences affleure l’idée de complémentarité entre œuvres et foi. L’acception “action considérée dans sa valeur morale ou religieuseˮ est en effet recensée par Takeshi Matsumura dès avant 1153, dans le syntagme « de bones oyvres » sous la plume de saint Bernard147. Quoi qu’il

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144.

145. 146. 147.

et semeurs, / courtilliers, tuilliers et potiers / et toux ceulx qui en leurs mestiers / au fer n’ont mie le cueur tant / com a ce que il vont faisant » ; ici et dans la citation précédente il est question des pieds qui soutiennent la statue vue en songe et symbolisant le corps social) ; PJC v. 99-103 (« Prés, rivieres et boscages, / villes, chastiaus, labourages, / champz, montaignes et valees, / divers païs et contrees »), v. 5445 (« Considerés les fleurs des champz / comment croissent sanz labourer »). PVH1 v. 5818 (« Par li ne se puet remuer / ne rien faire ne labourer, / quar impotent est […] »), v. 5907-5908 (« Tu y peusses droit aler [au Paradis] / par traveillier et labourer »), v. 6531-6532, 2 occ. (« peu li chaloit de filer / et d’autre labour labourer »), v. 6598-6599 (« s’autre chose a labourer / eusse, je m’i occupasse »), v. 6615-6619 (« En toy ne voy que sotie […] qui prises miex les laboureurs / que tu ne fais les gens huiseus »), v. 6623-6624 (« je sai bien que reposer / vaut assez miex que labourer »), v. 6651-6653 (« quant il se veut occuper / et en labour exerciter, / cecy le garde de pechié »), v. 6677-6678 (« Apelé sui par mon droit nom / Labour ou Occupation »), v. 6850 (Huiseuse vient d’évoquer ses efforts de parure et conclut « je ne fais autre labour »), v. 9531-9532 (« Gent qui servent desloiaument / et qui labeurent faussement ») ; PA v. 8222-8224 (« les laboureux / sens les quiex li autre vivre / ne pourroient n’eus conduire »), v. 8258-8261 (« Pou sont de menestereux qui / n’aient grant mipartissement / de fer et terre aucunement. / La matiere ou leur labeur fait / est, est de terre […] » ; vers également cités supra dans notre note 142, car on y trouve mention d’un travail de la terre) et v. 8291-8292 (« Il est mout d’autres laboureurs / que ceux qu’ai dit, com sont forgeurs, / […] ») ; PJC v. 6989-6990 (« rien ne savoit labourer / et pas ne vouloit mendier »). PVH1 v. 924-926 (« Bien est drois que de ses bestes / prengne toison le bon pasteur / aucunes foiz pour son labeur » ; vers également cités supra dans notre note 140, car on y trouve le sème /effort/), v. 9569-9571 (« C’est la main dont j’agrapelle, / met en tas et amoncelle / ce que autrui a labouré » ; Avarice se présente au pèlerin), v. 9740-9742 (« amendement / y meist, s’elle labourast / et se de gaignier se penast »). Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 59, p. 101, laisse iii v. 123 ; et p. 103, laisse iii v. 141. Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 59, p. 121, laisse xi v. 440. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « uevre », p. 3380b.

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en soit du degré de précision sémantique du participe ovré et du substantif uevre dans le poème du seigneur de Marly, il n’est pas le premier auteur à user d’ovrer comme d’un possible synonyme d’agir ou faire. Même en limitant les recherches dans Frantext aux formes ovrer/é et ouvrer/é148, on trouve pareil emploi dès les années 1155, et régulièrement ensuite. Pour ne retenir que les exemples les plus anciens149, on lit dans le Roman de Brut des années 1155 : « Par lur conseil en vult ovrer, que ne l’en puissent blasmer », « en fole ovre se sunt mis », « conurent come Brennes aveit ovré et en Norwege al rei esté ». Le Dictionnaire du français médiéval permet même de remonter un peu plus haut pour trouver cette valeur du verbe o(u)vrer ou du substantif uevre, puisque Takeshi Matsumura la recense dans le Miracle de saint Nicolas (pour le verbe) et dans la Conception Notre Dame (pour le substantif), deux poèmes de Wace généralement datés d’avant 1155150. Pas plus que labor(er), ovre(r) ne se rencontre dans Les Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont, qui constituent dès lors un champ d’étude intéressant. Alors même qu’il prête à sa porte-parole Mort toutes sortes d’activités de production, de transformation et d’échanges susceptibles de l’assimiler à une personne dotée d’un métier – notamment celui du chevalier dont plusieurs textes littéraires de la fin du xiie siècle disent qu’il travaille ou qu’il est travaillié –, Hélinand de Froidmont emploie une seule fois travaillier (avec une valeur très négative), et jamais labor(er) ni ovre(r). Nous verrons dans notre seconde contribution au présent volume que ce cas particulier constitue une invitation à compléter les analyses lexicales systématiques par des approches plus littéraires des œuvres poétiques. De fait, celles-ci pratiquent volontiers le trope, qui escamote les désignations les plus usuelles et leur préfère des images et d’autres modes d’expression indirecte. Si l’anonyme de La Queste del saint Graal (ca 1225-1230) use quant à lui du verbe oevrer (une fois) et du substantif oevre(s) (six fois), il ne le fait jamais de façon originale. En effet, quand le roi Mordrain affirme à Galaad « la grace dou Saint Esperit […] plus oevre en vos que la terrienne chevalerie » (Queste, p. 264 l. 29-31), l’on peut considérer que le verbe oevrer signifie “agirˮ, une acception 148. Base Frantext avec restriction du corpus à « Ancien français » : 29 entrées s.v. « ovrer », 27 entrées s.v. « ouvrer », 143 entrées s.v. « ovré » (mais beaucoup d’occurrences sont en fait des substantifs ovre, malgré la demande de prise en compte de la casse), et 38 entrées s.v. « ouvré » (parfois ouvre impératif d’ouvrir ; même remarque sur la casse). 149. Sachant que ces mêmes emplois se lisent dans le Roman d’Eneas (ca 1160), dans le Tristan de Béroul (ca 1170), sous la plume de Chrétien de Troyes (d’Erec et Enide au Lancelot, ca 1170-1177), dans les premières branches du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris (ca 1180), dans l’Ipomédon d’Hue de Rotelande (ca 1180), ou dans la seconde rédaction du Moniage Guillaume (ca 1180). 150. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « ovrer », p. 2446b-2447a, spéc. p. 2446b, « Et li revescu recontat / coment vers le judeu ovrat » ; Ibid., s.v. « uevre, oevre », p. 3380b, « Cil qui en li est conceüz, […] / ço est uevre Nostre Seignor » ; pour la datation des œuvres de Wace, voir G. Tyl-laBory, « Wace », dans G. hasenohr et M. zink (dir.), Dictionnaire des lettres françaises, t. 1 Le Moyen Âge, cit. n. 121, p. 1498a-1499b, spéc. p. 1498a.

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dont on se souvient qu’elle se trouvait déjà chez Thibaud de Marly, et même avant 1153. Les occurrences substantivales ne devaient pas davantage surprendre les lecteurs des années 1225-1230. Les voici, dans l’ordre de leurs apparitions, dont on observera qu’elles sont toutes situées vers la fin du roman, comme si le mot oevre (au singulier ou au pluriel) avait été réservé par le prosateur aux moments de la narration où ne sont plus mentionnés que des personnages saints ou dignes de la quête. Il est certes question de Caïn, maudit « en toutes les oevres que[] fera() », mais ce triste épisode est un rappel interne à l’histoire qui glose la fabrication des trois fuseaux magiques dont la vision est quant à elle réservée aux élus (Queste, p. 218 l. 31-32). La plupart des occurrences suivantes font comme celle-là apparaître dans le co-texte le verbe faire confirmant que l’oevre ou les oevres désigne “ce que l’on fait / a fait / feraˮ, un sens attesté dès la Conception Notre Dame de Wace (avant 1155151). De fait, le prêtre remerciant Galaad d’avoir tué les chevaliers du château Carcelois lui affirme « vos avez fet la meilleur oevre que chevaliers fassent onques mes », puis « sai bien que Nostre Sires vos i envoia por ceste oevre » (Queste, p. 231 l. 24-25 et 27-28) ; un peu plus tard, au sein d’une glose, il est question des évangélistes comme de « boneurees persones qui en escrit mistrent partie des oevres Jhesucrist, qu’il [“ce qu’ilˮ] fit tant com il fu entre nos come hons terriens » (Queste, p. 236 l. 11-13). Le sens du substantif oevre n’est pas différent lorsqu’il est coordonné comme antonyme – ou du moins comme complément – à volenté ou pensee : pour soigner la lépreuse maléfique, on a recommandé à ses proches d’« avoir pleine escuele dou sanc a une pucele qui fust vierge en volenté et en oevre » (Queste, p. 239 l. 21-22) ; puis à Lancelot qui a déjà progressé sur la voie du rachat il est conseillé d’être « chaste en pensee et en oevre des or en avant » (p. 249 l. 2-3). Ainsi donc, l’anonyme de la Queste, qui se montrait original dans certains de ses emplois de travail(lier) et dans celui de laboureors, s’en tient en revanche à des usages communs d’ovre(r). Il en va autrement de Guillaume de Digulleville en son Dit de la fleur de lis (ca 1338). Alors que le moine de Chaalis, grand amateur de termes techniques, de régionalismes et de néologismes, a fait dans notre corpus en langue vernaculaire un usage banal de travail(lier) et labour(er), ses emplois des mots de la famille d’ouvrer sont plus intéressants. Ce n’est certes pas le cas pour le pluriel euvrez du vers 222 désignant les agissements de Sapience, félicitée par Grâce de Dieu en ces termes : « tes euvrez […] toutez parfaittes […] sont » (DFL, p. 259 v. 222-224) ; mais d’autres passages sont plus novateurs. Du verbe ouvrer on lit dans le Dit de la fleur de lis trois occurrences, dont une résulte d’une correction par Frédéric Duval et suppose un emploi inédit à pareille date. Au vers 229 en effet, les deux copies manuscrites conservées donnent creer, verbe qui ne convient pas pour le sens dans le syntagme « cez remanans [“restes, chutes de tissuˮ] creer » : de fait, les « remananz » ne sauraient être créés, mais les 151. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « uevre », p. 3380b.

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parementières pourraient s’en servir. Comme la confusion graphique entre creer et ovrer est plus probable qu’entre creer et user (autre bisyllabe pouvant ici convenir pour le sens), l’éditeur corrige creer en ouvrer152, qui est attesté par le DMF avec le sens “travailler à partir de qqc. (d’une matière), travailler qqc.ˮ, et donc parfaitement adapté ici. Certes, d’après le DMF cette acception d’o(e)uvrer ne se trouve qu’à partir des années 1340 ou 1370153, mais cela n’invalide pas la proposition de Frédéric Duval, car Guillaume aime innover au plan lexical, cette tendance poussant souvent les copistes à la faute. D’ailleurs, aux vers 914 et 1166, les emplois du même verbe ouvrer quant à eux attestés à date ancienne n’ont donné lieu à aucune confusion chez les copistes. Quand Raison annonce « nous ouvrerons en tel maniere » (DFL, p. 290 v. 914), elle prépare l’ordre qu’elle va donner de « tailler() .ii. crocerons » (v. 927) pour « signer [“signifier visuellementˮ] » (v. 925) les liens et devoirs mutuels unissant roi et Église : autrement dit, elle annonce simplement comment on procédera, un sens d’ouvrer qui est apparu dès les premiers écrits de Wace, nous l’avons vu. Quant au « drap ouvré » mentionné au vers 1166 (DFL, p. 301), il ne constitue pas non plus une difficulté pour les lecteurs et artisans du livre des années 1330 : l’acception “broder, tisserˮ, que Takeshi Matsumura signale dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure (ca 1165)154, se rencontre ensuite dans l’Ipomédon de Hue de Rotelande (ca 1180) et dans la seconde rédaction du Moniage Guillaume (ca 1180) – pour ne citer que des occurrences recensées dans Frantext pour les seules formes « ovrer », « ouvrer », « ovré » et « ouvré », dans à peine 60 textes littéraires en ancien français. Dans son glossaire, Frédéric Duval traduit les trois occurrences du dérivé substantival ouvrage par “besogneˮ155. Sans être erronée, cette glose est parfois approximative : au vers 42, quand ouvrages est coordonné à diz dans la proposition « Lez noms de cez damez apris / par leur ouvrages et leur diz » (DFL, p. 250 v. 41-42), il convient de comprendre que le rêveur devenu narrateur a déduit les noms de « Grace Dieu » et « Sapience » en regardant agir et les écoutant parler les deux dames, en étant attentif à leurs actes et propos. Le sens d’ouvrage(s) est donc ici le même que pour o(eu)vre(s) dès avant 1153 (voir supra son usage par saint Bernard). On notera toutefois que cette acception d’ovrage n’est pas référencée par Takeshi Matsumura156, et qu’elle pourrait donc être versée au dossier des idiosyncrasies de Guillaume de Digulleville. Si l’on préfère considérer que 152. Voir DFL, p. 260 note a sur le vers 229. 153. DMF, s.v. « œuvrer », exemple chez Nicole Oresme, ca 1370 ; en revanche ouvrer avec le sens de “façonnerˮ, qui peut aussi convenir ici, se trouve d’après le même DMF à partir de 1341 environ (DMF, s.v. « ouvrer »). 154. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « ovrer », p. 2446b-2447a, spéc. p. 2446b, « D’un mantel gris s’est afublez, / d’un drap de seie a or ovré » ; pour la datation des œuvres de Benoît de Sainte-Maure, voir L.-F. FluTre et F. Mora, « Benoît de Sainte-Maure », dans G. hasenohr et M. zink (dir.), Dictionnaire des lettres françaises, t. 1 Le Moyen Âge, cit. n. 121, p. 139a-141a, spéc. p. 139a. 155. DFL, p. 328. 156. Voir T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « ovrage », p. 2446a.

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le mot ouvrage a ici un sens plus précis en dépit de sa coordination avec diz, et qu’il désigne l’activité des deux allégories, voire leur production artistique, des emplois comparables d’ovrage et ovraigne se trouvent dès le deuxième tiers du xiiie siècle et les années 1160 respectivement157. Les deux autres occurrences d’ouvrage appellent moins de commentaires, s’accommodent mieux de la glose par “besogneˮ proposée par Frédéric Duval, même si là encore un sens plus précis est probable, celui de travail ou de production artisanal(e). On entend en effet Grâce de Dieu annoncer à Sapience qui lui a demandé l’assistance de Raison : « toutez deux alons au lieu. / […] / Et yllecquez [“là-basˮ, i.e. chez Raison dotée d’une « establie » particulièrement adaptée au travail de tailleur projeté] feras l’ouvrage » (DFL, p. 265 v. 356-361) ; puis l’on entend la même Grâce de Dieu dire à Sapience dont elle prend congé avec le tissu fleurdelisé que celle-ci vient de confectionner chez Raison : « De ton ouvrage te mercy. » (DFL, p. 301 v. 1170). Supposer l’acception plus précise de travail manuel ou produit de l’artisanat ne conduit pas à grossir le nombre d’emplois lexicaux rares ou neufs de Guillaume de Digulleville, puisque d’après Takeshi Matsumura le substantif ovraigne a ce sens dès le Roman de Rou (ca 1160-1170)158. En revanche, ces acceptions ont le mérite de bien s’accorder avec un passage où le poète soigne particulièrement son propre ouvrage. Quand Grâce de Dieu évoque le « lieu » de Raison qu’elle et Sapience vont gagner pour faire « l’ouvrage », elle s’exprime ainsi : « En son ouvroir [de Raison] est apprestee / miex la chose et miex ordenee [:] / l’establie y est ou mettrons / lez .ii. draps et estenderons, / et yllecquez feras l’ouvrage / au conseil de Raison la sage. » (DFL, p. 265 v. 357-362159). Le substantif ouvroir est attesté avec le sens d’“atelierˮ depuis longtemps quand Guillaume de Digulleville en use ici160. En revanche, establie avec le sens de “table de travail d’un artisan, établiˮ, est plus récent ; et surtout l’acception qui apparaît ici, celle plus précise de “table de travail du tailleurˮ, est alors neuve161.

157. Voir T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « ovrage », p. 2446a, acception “travailˮ selon Matsumura dans la proposition « La cuignie leva, qui fu de bon ovrage » (Gaufrey, 2e tiers du xiiie siècle) – où l’on peut considérer qu’estre de bon ouvrage signifie plus précisément “résulter d’un travail soignéˮ – ; et Ibid., s.v. « ovraigne », p. 2446a-b, spéc. p. 2446a, acception “production artistique ou littéraireˮ selon Matsumura dans la proposition « Et proia lor d’ancomancier / l’ovraigne a faire et esploitier » (Roman d’Eneas, ca 1160). 158. Voir T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « ovraigne », p. 2446a-b, spéc. p. 2446a ; pour la datation du Roman de Rou, voir G. Tyl-laBory, « Wace », cit. n. 150, p. 1498a1499b, spéc. p. 1498b. 159. Pour le sens nous remplaçons la virgule de l’éditeur par deux-points (à valeur explicative) à la fin du vers 358. 160. Voir par exemple T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « ovreör1 », p. 2446b, « qui en un ouvrëour ouvroient » (Erec et Enide, ca 1170). 161. DFL, p. 353 : « establie : (= DMF établie) subst. fém., “table de travail d’un artisan, établiˮ 359, 369. Rem. Sens attesté depuis la fin du xiiie siècle (TLF, s.v. establir). Noter que DMF 2012 donne le sens part. de “table de travail du tailleurˮ, qui correspond aux occ. du DFL. » Ajoutons que les occurrences d’establie “table de travail du tailleurˮ citées dans le DMF datent des années 1359-1360 pour la plus ancienne,

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Dans ses Pèlerinages (ca 1330-1358), Guillaume de Digulleville emploie volontiers le substantif euvre162, et plus encore le substantif ouvrage163, ainsi que et que Takeshi Matsumura ne signale pas cette acception s.v. « establie » mais s’en tient à “établiˮ (T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « establie », p. 1421b). Guillaume de Digulleville pourrait donc être à l’origine de cette acception la plus précise du mot establie. 162. PVH1 v. 7459-7461 (« .i. euvre […] / qui faite estoit pour au haut ni / monter » : désignation métaphorique de la créature humaine par le diable ; même sens dans PA v. 4187, « un ouvrage noble de Dieu ») ; PA v. 9324-9332, 3 occ. (« Dieux qui est infeni en soi, / en ses euvres est infeni, / puis que le grant pouoir de li / n’est compris en entendement, / aussi de ses euvres entent. / Nul entendement entendre / ne les pourroit ne comprendre, / especiaument se faisoit / toutes les euvres que pourroit. ») ; PJC v. 3718 (« Tes euvres sont d’ordenaire, / et n’est nul qui t’en puist traire / en cause, pour aller au plais [“procèsˮ]. » : adresse du rêveur devenu narrateur à Justice), v. 3555-5358 (« S’aucun de vouz a euil ou main / qui vostre euvre face brehaing [littéralement “rende stérile votre action morale positiveˮ] ; / […] / soit tantost le menbre geté » : parole du Christ inspirée de Mt 5, 29 ou Mc 9, 44-46 où ne figure aucun mot apparenté à opera ; même sens dans PVH1 v. 13028-13029, « me dist que seroit brehains / tout l’ouvrage que feroie »), v. 5372-5378 (« Toutevoies pas n’entendés / que ne vueille que vous luisiés, / et vos euvres luisans faciés / devant la gent pour euz moustrer / et pour euz exemple donner / d’onneste conversation / sans fainte simulation » : parole du Christ inspirée de Mt 5, 16, « Sic luceat lux vestra coram hominibus : ut videant opera vestra bona, et glorificent Patrem vestrum, qui in caelis est »), v. 5513 (« A leur euvres les connoistrés » : parole du Christ inspirée de Mt 7, 16, « a fructibus eorum cognoscetis eos »), v. 73517352 (« Et dist que tempz d’ouvrer estoit / l’euvre que son pere vouloit », propos inspiré de Jn 9, 4, « Me oportet operari opera ejus qui misit me, donec dies est »), et v. 10093-10098 (« Des Crestiens aussi seront / mainz qui de fait contrediront, / les uns bonnes euvres faisans / et mez commandemens gardans, / les autres par faiz et par dis / mauvais, de paiens vaillans pis » : annonce du Christ à sa mère). 163. PVH1 v. 1582-1585 (« hastive ne sui pas / […] ; / si en vaut miex mon ouvraige », affirme Nature choquée par la transsubstantiation et s’adressant à Grâce de Dieu qui fait des miracles), v. 2002 (« ne contrediés ja mais / mes biaus ouvrages ne mes fais », réplique Grâce de Dieu à Nature), v. 6565-6566 (« ton ouvrage [“ce que tu faisˮ] si me dit / qu’en toy il a de sens petit » : critique du pèlerin au nattier nommé « Labour ou Occupacion »), v. 6602-6604 (« rien a faire / n’aroie, se ne binoie [“faisais deux foisˮ] / mon ouvraige et refaisoye. », déclare le nattier qui défait et refait sans cesse ses tressages), v. 7163-7164 (« par moi a souvent esté / maint bon ouvrage retardé. », se vante Paresse), v. 92159220 (« Au roi qui les moustiers fonder / doit et deffendre et gouverner, / j’ai baillié oustil d’onneur plain / pour faire ouvrage de vilain. / C’est une croce d’evesque / pour faire en [“en faireˮ] houel et besche. » : la métaphore se prolonge par le rappel des rôles de chacun, le roi ne devant pas chercher à usurper les fonctions de l’évêque), v. 10108-10110 (« a Nature point n’apartien. / Point ne sui de son lignage, / n’onc ne fu de son ouvrage », déclare Avarice), v. 13028-13030 (« me dist que seroit brehains / tout l’ouvrage que feroie / se par li ne le faisoie » : le rêveur devenu narrateur rapporte ici les propos d’Obéissance ; voir supra notre note 162) ; PA v. 141-143 (« pour toi ne laissa / desplaisant ne vil ouvrage [“actionˮ] » : ainsi le « satan » de l’âme de Guillaume l’accuse-t-il auprès de son ange gardien), v. 1118-1121 (« Bien est chose digne / que responde le pelerin / de sa voie et de son chemin, / des ouvrages que il a fait » : le procès de l’âme a cette fois commencé), v. 4187 (« un ouvrage noble de Dieu » : désignation métaphorique de l’homme avant la Chute ; voir supra notre note 162), v. 5026 (« Tout ouvrage ensuit son maistre »), v. 7301-7302 (« son ouvrage / est s’estatue [“sa statueˮ ; ymage est syn. d’estatue] et s’ymage »), v. 10775-10777 (« Il sont ouvrages de soie / aucuns, ou art se emploie / a ouvrer de tel guise » : le chatoiement de la soie renvoie aux plumes du paon qui permettent elles-mêmes d’évoquer la Trinité), v. 10968 (« celui qui fist l’ouvrage » : désignation de Dieu) ; PJC v. 7346-7347 (« Dieu en li vouloit / ses ouvrages magnefier / et sa puissance demoustrer » : parole du Christ avant la guérison de l’aveugle-né, inspirée de Jn 9, 3, « Neque hic peccavit, neque parentes ejus : sed ut manifestentur opera Dei in illo »), v. 10766-10767 (« pour faire vain / leur labeur et leur ouvrage » : Dieu agit contre les bâtisseurs de la tour de Babel, d’après Gn 11, 5 « Descendit autem Dominus ut videret civitatem et turrim, quam aedificabant filii Adam »).

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le verbe ouvrer164 et le substantif ouvrier(e)165 – qui ne se trouve pas ailleurs dans notre corpus. Dans cette trilogie cependant, le moine de Chaalis ne fait pas preuve d’autant d’originalité qu’en son récit politique des années 1338. En effet, les acceptions d’euvre, ouvra(i)ge et ouvrer liées à “faire / agir (éventuellement de façon positive au plan moral)ˮ, à “fabriquer, créer, façonnerˮ ou encore “bâtirˮ, 164. PVH1 v. 1399-1402 (« Ce iert quant te vourra baillier / de ses subjés pour li aidier, / quant matiere ou puisses ouvrer / te vourra baillier et livrer » ; désignation métaphorique de l’œuvre pastorale qui pourrait être confiée au pèlerin), v. 1877 (« ne puet ouvrer / ne maison bonne edefier / le charpentier sans congnie »), v. 2999-3002 (« En l’une [des deux écoles tenues par Grâce de Dieu, celle dont il est ici question forme aux métiers manuels] aprenoie a ouvrer / divers ars et exerciter »), v. 50275028 (« veul ouvrer / de la dicte pierre et user »), v. 5919-5920 (« L’un veut aler, l’autre arrester, / l’un le repos, l’autre ouvrer »), v. 9627-9628 (« mont pou pouoie ouvrer / de ma lime et mont pou limer » ; cette occurrence conforte la proximité sémantique d’ouvrer de et user de suggérée par les vers 5027-5028 cités supra), v. 11169-11172 (« Ethiques s’avoie leü, / tout recordé et tout sceü, / et apréz rien n’en ouvrasse, / du tout seroie deceü »), v. 12015-12017 (« Le metal dont je veul ouvrer / je bat et fier pour esprouver, / et en fournaise ardant le met » : métaphore de l’action de Tribulation sur les mortels), v. 12233-12234 (« selon ce que je treuve / es cuers des hommes je i euvre » : c’est ici encore Tribulation, équipée en forgeron, qui s’exprime), v. 12239-12242 (Tribulation poursuit en ces termes : « selon qu’est disposee / la matiere et ordenee, / selon ce je i sergenterai / diversement et ouverrai [métathèse, comprendre ouvrerai] » ; « ouvriers » et « sergans » alternent aussi sous la plume de Guillaume de Digulleville, comme le montre notre note 165 infra) ; PA v. 9883-9884 (« instrumens ou faut souffler / ou par toucher faut faire ouvrer [“mettre en action, faire agirˮ] »), v. 10775-10777 (« Il sont ouvrages de soie / aucuns, ou art se emploie / a ouvrer de tel guise » ; voir supra notre note 163) ; PJC v. 2249-2253 (« Feu n’i aras ne baing aussi / ne fame ne baiesse qui / te serve de servise humain, / se n’est Joseph, ce viel vilain / qui miex au bos ouvrer saroit / que tex services ne feroit »), v. 4415-4417 (« Encor n’est pas tempz de ouvrer / ne de ma puissance moustrer / en faisant miracle nouvel » ; parole de Jésus inspirée de Jn 2, 4 où l’on ne lit toutefois que « nondum venit hora mea »), v. 6985-6986 (« lequel sergant, qui se douta [“pris de crainte, méfiantˮ], cauteleusement en ouvra [“agit finement, fit preuve de finesseˮ] » ; récit inspiré de Lc 16 où l’économe injuste / l’intendant infidèle parle en lui-même et trouve une solution), v. 7196 (« Viande qui point ne perist, / mez qui demeure en sauvement, / ouvrer [“gagnerˮ] devés » ; parole de Jésus inspirée de Jn 6, 27, « Operamini non cibum qui perit, sed qui permanet in vitam aeternam »), v. 7351-7352 (« dist que tempz d’ouvrer estoit / l’euvre que son pere vouloit », propos inspiré de Jn 9, 3 cité supra dans notre note 163, « Neque hic peccavit, neque parentes ejus : sed ut manifestentur opera Dei in illo »). 165. PVH1 v. 5453-5454 (« dignes est chascun ouvrier / d’avoir et recevoir louier ») ; PA v. 7469-7473 (« Nul bon ouvrier, nul bon forgeur, / nul bon et loial conseilleur / jamais voulentiers n’ouverroit [comprendre n’ouvreroit ; métathèse commune] / en tel matiere com feroit / en or fin qui est ductile » ; la métaphore s’inscrit dans une ekphrasis de statue où les conseillers du roi sont figurés comme des orfèvres), v. 98879889 (« Nuls instrumens nous n’avons cy, / et si n’avons nul ouvrier qui / les ait point apris a faire ») ; PA v. 10766-10768 (« Nature sa painture / fait meilleur et sa tainture, / car ell’est plus grant ouvriere ») ; PJC v. 5842-5844 (« se leva pour metre a chemin / a aller en sa vigne ouvriers, / et fu fait a euz tex marchiés / […] » ; passage inspiré de Mt 20, 1-2, « exiit primo mane conducere operarios in vineam suam. Conventione autem facta […] »), v. 6016-6017 (« chascun ouvrier est assez / soufisant d’avoir a mengier / et de quanque li est mestier » ; exhortation à la confiance dans la rétribution de celui qui travaille inspirée de Mt 10, 10, « dignus enim est operarius cibo suo » : l’assimilation des apôtres et autres diffuseurs de la Bonne Nouvelle à des ouvriers se trouve dès la Vulgate), v. 6938-6940 (« En la maison mon pere tant / a ouvriers qui ont assez pain, / et ci endroit je muir de fain » ; au vers 6950 on lit « sergans » comme équivalent d’« ouvriers », sachant que ces passages sont inspirés de Lc 15, 17 et 19 et des paroles prêtées au fils prodigue avant qu’il ne retourne vers son père, « Quanti mercenarii in domo patris mei abundant panibus, ego autem hic fame pereo ! et fac me sicut unum de mercenariis tuis »).

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et même à “gagner, dégager un profit de son activitéˮ, sont loin de constituer des nouveautés dans les années 1330-1358, mais ont fait leur apparition dès le xiie siècle ou le début du xiiie dans la langue littéraire166. Quant au substantif ouvrier(e) désignant ici l’artisan qui exerce en toutes sortes de domaines, celui dont l’activité peut exiger beaucoup d’habileté, et qui mérite en tout cas salaire, il n’est pas non plus employé d’une façon neuve167. Si Guillaume de Digulleville use moins banalement des mots apparentés à euvre / ouvrer en son Dit de la fleur de lis, c’est sans doute parce qu’il invente là des métaphores, au lieu de puiser comme pour ses Pèlerinages au fonds commun de la Vulgate, des commentaires bibliques, des apocryphes ou d’autres récits diffusés (et parfois traduits) depuis des générations voire des siècles. Son éloge de Philippe vi suscite manifestement de nouvelles images, que servent des mots rares ou (relativement) neufs tels qu’ouvroir ou establie. Un tel constat doit inciter à interroger non seulement le co-texte de chaque occurrence, l’œuvre entière d’un auteur donné, mais encore l’appartenance générique (et le public idéal) d’un texte donné.

III.4. Creer ; mestier, menistre, menestereux, amenistrer, ammenistreur ; gaaignier, gaaigneor ; besoigne, besoignier ; oustil, instrument ; occupation, soi occuper ; negoces, negociation, negociateur ; exerciter Dans Les Vers sur la Mort de Thibaud de Marly, Les Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont et La Queste del saint Graal anonyme, assez rares sont les termes ayant (désormais ou plus anciennement) à voir avec l’un des nombreux sèmes qu’assument depuis l’industrialisation massive de l’Occident les mots de la famille de travail. Étonnamment, c’est avant 1230 Thibaud de Marly – dont l’éditeur Herbert King Stone estime qu’il était illettré et qu’il a dû dicter son poème168 – qui emploie le plus d’items divers en ce domaine. Outre ses nombreux emplois de servise, servir et serjant, ses emplois de gens de labor (1 occ.), ovrer et uevre (2 occ. et 1 occ.), on trouve chez lui un emploi de mestier en locution, commun dès l’époque où il écrit, mais aussi une occurrence de menistre (un mot qui ne se retrouve dans notre corpus que chez Guillaume de Digulleville), et deux occurrences de mots de la famille de gaaigner dont une lui est propre à l’échelle de notre corpus. L’emploi en locution du substantif mestier est commun quand Thibaud de Marly compose ses Vers sur la Mort et prête à l’Antéchrist ces propos trompeurs : « En moi devez vos croire, qui vous avrai mestier [“vous serai utileˮ], / quar je m’en vois lassuz voz lieus apareiller » (p. 139, l. xvii v. 785). Takeshi Matsumura 166. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « ovrage », « ovraigne », « ovreor1 », « ovrer » p. 2446a-2447a, et « uevre » p. 3380b ; confirmations dans Frantext. 167. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « ovrier », « ovriere » p. 2447a, et nos relevés dans Frantext (s.v. « ouvrier(s) », « ovrier(s) » dès l’ancien français ; « ovreör » ne paraît qu’avec le sens d’atelier) confirment. 168. Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 59, p. 67-69 ; l’éditeur exclut que le vers 5 du poème, « Por ce que ne sai lettres, le diré plus briment », constitue une protestation d’humilité.

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recense la locution avoir mestier a qqn avec cette même valeur dès la Chanson de Roland (ca 1098)169. En revanche, si l’on en croit les relevés de Takeshi Matsumura170, cela ne fait pas longtemps que le substantif menistre est attesté (avec le sens de “serviteurˮ) quand Thibaud de Marly appelle « menistres » aux ordres des « princes » les « senechal, conestable, prevost, commandeor » (p. 125, l. xii v. 503-506). La Vie de saint Thomas de Guernes de Pont-Sainte-Maxence citée par Matsumura est en effet datée des années 1172-1174, et si ce texte n’a pas influencé Thibaud, c’est sa connaissance du latin minister qui aura pu l’encourager à employer menistre. Dans un cas comme dans l’autre, on a là une nouvelle preuve de la fragilité de l’hypothèse d’Herbert King Stone considérant le seigneur de Marly comme un illettré. C’est aussi un sens récent de gaaignier qui apparaît dans les Vers sur la Mort, où les nantis sont blâmés parce que « les povres destruient, si lor tolent le lor [“et leur prennent / volent ce qui leur appartientˮ] / qu’il ont gaaignié a paine et a ssuor » (p. 127 l. xii v. 512-513). Si l’on en croit Takeshi Matsumura, la première attestation du verbe gaaignier avec le sens “acquérirˮ ici en jeu se lit sous la plume de Chrétien de Troyes dans Erec et Enide (ca 1170)171. De même Takeshi Matsumura date-t-il l’apparition de gaaigneor pour désigner un “laboureurˮ du Livre des manieres d’Étienne de Fougères (ca 1170), ce qui fait de l’occurrence des Vers sur la Mort une occurrence précoce ; dans son énumération des tricheurs qui se damnent, Thibaud inclut « li gaaignierres qui prent autrui couture [“la terre cultivée appartenant à autruiˮ] » (p. 131, l. xiii v. 585). Hélinand de Froidmont, quant à lui, n’emploie que sers dans un sens déjà bien attesté (voir supra iii. 1.), et mestier dans une locution elle aussi bien connue. Hélinand emploie en effet le mot mestier banalement, dans une locution signifiant l’utilité : « n’a mestier ors ne argens [“ni l’or ni l’argent ne sont utilesˮ] » (Les Vers de la Mort, p. 37 str. xl v. 3). Or, on l’a vu, cette locution est attestée depuis le Roland172, c’est-à-dire depuis un siècle quand Hélinand compose son poème. L’anonyme qui a écrit la Queste del saint Graal ne s’est pas montré plus novateur. Comme Hélinand, il est en retrait par rapport à Thibaud de Marly, puisqu’on ne trouve chez lui que les mots de la famille de servir (voir supra iii. 1.), et le mot mestier. Le mot mestier n’entre certes pas ici dans une locution verbale où il signifierait le besoin ou l’utilité (avoir mestier de qqch / estre mestier a qqn). Dans son unique occurrence, le substantif n’est pourtant pas inconnu lorsqu’écrit le prosateur anonyme, soit durant les années 1225-1230. En effet, l’acception “acte charnelˮ du mot mestier se trouvait par exemple dès Guigemar, un lai géné169. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « mestier », p. 2240b. 170. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « menistre », p. 2209b. 171. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « gäaignier1 », p. 1651a-1652a, spéc. p. 1651a. 172. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « mestier », p. 2240a-b, spéc. p. 2240b.

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ralement daté des années 1180 : la « femme de mestier » dont le héros distinguait son interlocutrice désignait alors une prostituée173. Les lecteurs ou auditeurs de la Queste ne devaient donc pas être surpris en découvrant ce passage : « une voiz […] lor comanda qu’il assemblerent charnelment. Et il furent ambedui de si grant vergoigne plein que lor ueil ne poïssent pas [“leurs yeux n’auraient puˮ] soffrir qu’il s’entreveissent a [“qu’ils se vissent l’un l’autre en train deˮ] si vilain mestier fere » (p. 214 l. 30-33). À dire vrai, mestier, ici qualifié par vilain, ne désigne peut-être même pas à soi seul l’union charnelle, mais seulement “l’acteˮ, perçu comme “vilˮ par les premiers parents bien qu’il leur soit ordonné. Plus d’un siècle plus tard, le bref Dit de la fleur de lis de Guillaume de Digulleville (ca 1338) n’est pas plus riche en mots liés à la sphère sémantique du travail moderne. L’occurrence de creer qui se lit au vers 214 n’a rien pour surprendre les lecteurs ou auditeurs du moine de Chaalis, puisque le verbe équivaut ici à “faire, fabriquer, façonnerˮ, autant d’acceptions attestées dès le début du xiie siècle174 : « Le drap de quoy le ciel formas, / n’est pas doubte, tu le creas », rappelle en effet Grâce de Dieu à Sapience (DFL, p. 259 v. 213-214). Quant au mot mestier, il entre ici uniquement dans des locutions verbales exprimant nécessité ou utilité175, des locutions dont on se souvient qu’elles sont apparues tôt en ancien français176. Autrement dit, le poète connu pour son inventivité lexicale revient ici à des usages très communs et anciens d’un terme qui aurait pu lui permettre de diversifier ses désignations d’une profession177. Les trois Pèlerinages allégoriques du même auteur – il est vrai beaucoup plus massifs avec leurs trente-six milliers de vers cumulés – offrent davantage de 173. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, p. 2240a : Takeshi Matsumura signale en outre les périphrases mestier de fame et bas mestier ; dans l’éd. trad. koBle-séGuy, cit. n. 15, p. 209, le v. 515 « femme jolive de mestier » est traduit par “une femme aux mœurs légèresˮ. 174. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « crïer, creër », p. 798b : le verbe a cette acception dans le Comput de Philippe de Thaon (daté de 1113 ou 1119 dans la notice « Philippe de Thaon » des Archives de littérature du Moyen Âge [Arlima] accessible en ligne, URL https :// www.arlima.net/mp/philippe_de_thaon.html [rédaction Laurent Brun ; compléments Serena Modena ; dernière mise à jour le 06.01.2020 ; dernière consultation le 08.04.2020]). 175. DLF, v. 67-68 (« bien conseiller / te vueil de ce qu’avras mestier »), v. 195-196 (« […] / pour cez faultez rappareller, / s’en nul temps en estoit mestier »), v. 221 (« Mais de ce n’est il nul mestier »), v. 303-306 (« De mon amy veil miex curer, / sy songneusement ly garder / que pour ma faulte n’ait mestier [“afin qu’il ne soit pas contraint par ma fauteˮ] / d’alleurs aler soy pourchassier », v. 690-691 (« En [“Onˮ] la [la lance] peut tourner toutez pars / ou il est besong et mestier »), v. 1170-1172 (« De ton ouvrage te mercy. / Raison aussi, je te salu, / car bien mestier tu m’as eü »). 176. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « mestier », p. 2240b : avoir mestier de / que “avoir besoin de / queˮ, à partir du Voyage de saint Brendan de Benedeit (1er quart du xiie siècle) ; avoir mestier (a qqn) “être nécessaire, utile (à qqn)ˮ, à partir du Roland (ca 1098) ; il est mestier “il est nécessaireˮ, à partir de L’Estoire des Englois de Gaimar (ca 1147-1154). 177. De fait, d’après Takeshi Matsumura (T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « mestier », p. 2240a), le sens “professionˮ du mot mestier est attesté dès La Vie de saint Alexis (milieu du xiie siècle). Dans l’éd. trad. PeruGi-Fasseur, cit. n. 112, les deux occurrences de mestier sont plus exactement traduites par “fonctionˮ [le glossaire proposant pour mester la glose “fonction, officeˮ, p. 92] : « Cist apostolies deit les anames baillir, / ço est ses mesters dunt il ad a servir » (v. 366-

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variété. Outre servise/ir, serga/ent(er), mestier (et autres dérivés de ministerium), on y trouve plusieurs mots ne figurant pas dans le reste de notre corpus, pas même dans le Dit de la fleur de lis du même auteur. Le substantif mestier, qui revient souvent dans la trilogie, n’y a pas d’acceptions inconnues dans les années 1330-1358. En effet, les occurrences où le mot signifie la nécessité ou le besoin et se trouve pris dans les locutions verbales avoir mestier ou estre mestier connues dès l’ancien français sont trop nombreuses pour être relevées178. Quant aux occurrences où mestier désigne une “fonctionˮ179, une “activitéˮ180, voire une “activité professionnelleˮ ou un “artˮ181, elles n’ont rien de neuf non plus à pareille date. Pour être moins commun avec le sens d’“artisanˮ, le substantif menesterel n’est pas nouveau quand Guillaume de Digulleville l’emploie au pluriel, coordonné à laboureux et à proximité d’occurrences de mestiers défendant l’idée que tous sont utiles à la collectivité. En ces vers 8221-8224 du Pèlerinage de l’âme, on entend également valoriser ceux qui participent à l’effort de production : « Ce sont divers menestereux / qui y sont et les laboureux / sens lesquiex li autre

178.

179.

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367, traduits “Ce pontife doit gouverner les âmes, telle est sa fonctionˮ, p. 39), puis « Li cancelers cui li mesters an eret, / cil list la cartre » (v. 376-377 [vers cités par T. Matsumura], traduits “C’est donc le chancelier préposé à cette fonction qui lit la lettreˮ, p. 39). Pour s’en tenir au début du PVH1 : v. 28-30 (« c’est chose qui a bien mestier / a ceuz qui pelerinage / font […] »), v. 281-292 (« De quanque tu aras mestier, / te voudrai ja tantost aidier »), v. 301, v. 388, v. 396, etc. ; Guillaume de Digulleville connaît aussi mais emploie plus rarement les locutions synonymes estre neccessaire (v. 324, v. 383-384, v. 446, etc.) et avoir besoing (v. 342, etc.). Tel nous semble être le cas aux v. 2347-2348 du PVH1, où Pénitence déclare « Or vous ai dit et fait sermon / de mes mestiers et de mon nom » ; or, cette acception se trouve dès le milieu du xiie siècle (voir supra notre note 177). Un peu plus loin, Grâce de Dieu rappellera à Guillaume que Pénitence lui a « conté / son grant office et devisé » (PVH1, v. 2391-2392). Tel nous semble être le cas aux v. 12325-12326 du PVH1, où Tribulation qui s’est présentée à Guillaume conclut : « je sui celle qui ce mestier / fas volentiers [“me livre volontiers à cette activité / agis volontiers ainsiˮ] », puis aux v. 8193-8194 du même PVH1, où à propos de Flatterie, le narrateur déclare « me contoit son affaire / et le mestier que set faire ». Selon Takeshi Matsumura, mestier apparaît (dans des locutions) avec le sens d’activité à partir de la fin du xiie siècle (T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « mestier », p. 2240b, « servir d’autre mestier » “faire autre choseˮ). C’est ainsi que nous comprenons les occurrences suivantes, sachant que mestier peut désigner une profession dès le milieu du xiie siècle (voir supra notre note 177) : PVH1, v. 3005-3009 (2 occ. ; à propos de la première école qu’elle dirigea avant d’enseigner les miracles, Sapience déclare à Aristote : « La enseignai je et apris / nobles mestiers et bien soutis, / si com de faire fleuretes, / lis et glais et violetes, / et autres gracieus mestiers »), v. 3182-3184 (Aristote se souvient qu’« assez y vient / d’estudians et d’escoliers / et de gens de plusieurs mestiers »), v. 6568 (« vil et povre mestier »), v. 6574 (« de povre mestier je sui »), v. 6581-6582 (« se touz d’un [“un seulˮ] mestier estoient, / povrement se cheviroient [“ils subviendraient difficilement à leurs besoinsˮ] »), v. 6583-6584 (« le mestier / qui povres est »), v. 6593-6594 (« Miex vaut povre mestier loial / que Huiseuse de court roial »), v. 11991 (Tribulation évoquant ses outils déclare qu’ils « montrent assez bien [s]on mestier ») ; PA, v. 8225 (« les vilz mestiers » sont utiles), v. 8269-8273 (« les laboureurs, / foueurs et areurs et semeurs, / courtilliers, tuilliers et potiers / et toux ceulz qui en leur mestiers / au fer n’ont mie le cuer tant [“ne se préoccupent pas tant du ferˮ] », v. 8277-8278 (« De leur mestier et de terre / tiennent leur plait [“ils discourentˮ] ») ; PJC, v. 1903-1906 (« n’est nul roy n’autre segneur / qui quelque noblece ait gregneur [“supérieureˮ] / que un foueur ou .i. berchier / ou un homme d’autre mestier »).

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vivre / ne pourroient »182. Si l’on croit Takeshi Matsumura, un coutumier de la seconde moitié du xiiie siècle offre déjà un tel emploi de menesterel183. Le substantif menistre n’est pas non plus inconnu quand le moine de Chaalis l’emploie pour désigner un professionnel ayant quelque responsabilité. Takeshi Matsumura trouve une telle acception chez Jean de Joinville (+ 1317)184, et c’est bien ainsi qu’il nous semble devoir entendre l’assertion de Grâce de Dieu aux vers 459-462 du Pèlerinage de vie humaine : « un mien sergent especial / qui de Dieu est official. / Gardien est de mon mesnage / et menistre du passage »185. Quant au verbe amenistrer, il se lit sous la plume de saint Bernard déjà avec le sens “fournirˮ, et au xiie siècle aussi avec le sens “s’occuper deˮ186. Les lecteurs et auditeurs de la trilogie des Pèlerinages étaient donc parés pour comprendre les deux occurrences observables dans les premier et dernier volets : l’occurrence où Raison reproche à Guillaume « contre toy tu l’enforcis [ton corps], / et amenistres [“tu lui fournisˮ] les oustis / par lesquiex il te guerroie » (PVH1, v. 6427-6429) ; et l’occurrence où le narrateur du Pèlerinage de Jésus-Christ déclare « Joseph l’amenistroit [“s’occupait de lui, Jésus nourrisson, le soignaitˮ] » (PJC, v. 4531 : aux ennemis qui lui demanderont « De quel chose […] sers ? », PJC v. 4559, Joseph répondra en citant précisément ses gestes de maternage). Dans ces conditions, l’emploi du substantif ammenistreur, dont Takeshi Matsumura signale une première attestation chez Philippe de Beaumanoir (+ avant 1265) sous la forme aministreör187, se trouvait en quelque sorte préparé. De surcroît, il constituait à cet endroit du Pèlerinage de Jésus-Christ un calque de la Vulgate, susceptible de confirmer le rang modeste de ce type d’agent. De fait, quand Jésus recommande à ses disciples de choisir le plus en vue comme « ammenistreur des autres » (PJC, v. 7875-7876), « et qui au devant mis se voit, / ammenistreur des autres soit »), Guillaume de Digulleville s’inspire de Luc 22, 26 où l’on pouvait lire « Vos autem non sic : sed qui major est in vobis, fiat sicut minor : et qui praecessor est, sicut ministrator ».

182. 183. 184. 185.

L’occurrence du vers 8258 du PA est quant à elle neutre. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « menestrel, menesterel », p. 2209a. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « menistre, ministre », p. 2209b. Les occurrences de sergent, menistre et official abondent dans la trilogie des Pèlerinages, sans que Guillaume se montre original dans les emplois qu’il fait des deux premiers mots. En revanche, c’est à lui que l’on doit des emplois substantivaux d’official ne signifiant ni “officier de justiceˮ ni “officierˮ mais “celui qui officie au service de Dieuˮ (PVH1, v. 460 que nous citons dans le texte afférent à la présente note ; et v. 1885-1890, où Nature se plaint à Grâce de Dieu en ces termes : « miex vausist, ce m’est avis, / que avec vous fusse touz dis / que ces nouviaus officiaus, / qui de vous font touz leur aviax. / Vostre pouer vous leur donnez / et pour euls donner me tolez » ; le pèlerin s’est plaint dans des termes comparables quand il a observé les hommes sollicités par Moïse pour devenir confesseurs, mais en l’occurrence les « officiaus » étaient dotés du pouvoir de lier et délier les pécheurs, de sorte que le sens “officiers de justiceˮ était probable : « Ha las ! que feray, / s’ainsi Grace Dieu perdue ay ? / Donnee l’a ce cornuaus / a ces nouviaus officiaus »). Les hésitations des contributeurs au DMF sont utilement consignées à la fin de l’entrée « official1, subst. masc. ». 186. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « amenistrer », p. 147b. 187. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « amenistreör », p. 147b.

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Si ni mestier ni aucun mot apparenté n’apparaît pour la première fois ni avec un sens neuf chez le moine de l’abbaye royale de Chaalis, il reste que c’est, au sein de notre corpus, dans sa trilogie seulement que se lisent les mots menestereux, amenistrer et ammenistreur. Avec besoigne et besoignier, non seulement l’on a de nouveau affaire à des mots qui n’apparaissaient pas dans le reste du corpus, mais encore à deux occurrences ayant une acception alors récente. L’acception “travail qu’exige de chacun sa professionˮ, que Takeshi Matsumura date de la première moitié du xive siècle188, semble en effet la plus probable pour ces passages respectivement tirés du Pèlerinage de vie humaine et du Pèlerinage de Jésus-Christ : lorsque Grâce de Dieu annonce à Nature « toute fois qu’il me plaira / et que volenté me venra, / mont de besoignes je ferai / et ja ne vous apelerai » (PVH1, v. 18011804) ; et lorsque Jésus resté près des Docteurs répond à Marie « es besoignes [sui] occupé / que m’a mon pere commandé » (PJC, v. 4151-4152 ; ici la Vulgate n’a pas directement inspiré Guillaume, puisqu’on lit en Luc 2, 49 « nesciebatis quia in his quae Patris mei sunt, oportet me esse ? »). Sans doute est-ce plutôt le sens “affairesˮ, attesté dès le Roman de Rou (ca 1160-1170)189, qui paraît dans le passage suivant du Pèlerinage de Jésus-Christ, lui aussi librement inspiré des Évangiles : au vers 6888 le groupe nominal « terriennes besoignes » résume les occupations qui ont conduit des invités fortunés à répondre négativement à l’invitation de leur seigneur, et ce n’est pas en Luc 14, 12-27 que le poète cistercien a trouvé l’idée d’user du mot d’origine francique besoigne. Dans son unique occurrence, besoignier est un simple équivalent de “faireˮ, de sorte que les contemporains de Guillaume de Digulleville comprenaient aisément le syntagme « ceuz qui y ont a besoignier » (PJC, v. 3172). Il n’en demeure pas moins que Guillaume de Digulleville est seul à faire usage de ce verbe, et en ses seuls Pèlerinages. Il en va de même de deux substantifs qu’il coordonne volontiers mais emploie aussi indépendamment l’un de l’autre : oustil et instrument. Avec les acceptions qui sont les leurs dans les Pèlerinages – à savoir “instrument de travailˮ ou “moyen

188. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « besoigne », p. 391b : « travail qu’exige de chacun sa profession : Cil Mesureres li doit faire sa besoigne bien et loialment, LMestI, 20 [Matsumura ne fournit aucune bibliographie, à la différence de Tobler et Lommatzsch qui indiquent « LMest. Réglemens sur les arts et métiers de Paris, connus sous le nom du Livre des métiers d’Etienne Boileau » (A. ToBler et E. loMMaTzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin / Wiesbaden, 19251976) ; dans la notice « Le Livre des mestiers » d’Arlima est indiquée la date « première moitié du xive siècle », sans plus de précision, de sorte que l’on ne saurait dire si Guillaume a devancé ou suivi cet auteur dans son emploi de besoigne (notice accessible en ligne, URL arlima.net/mp/mestiers_livre_des. html ; rédaction Laurent Brun ; dernière mise à jour 20.12.2014 ; dernière consultation le 08.04.2020)]. 189. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « besoigne », p. 391b.

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d’actionˮ pour oustil190, “moyenˮ191 ou “instrument de musiqueˮ pour instrument (et une fois pour oustil)192 –, les deux mots ont déjà fait leur apparition depuis longtemps quand Guillaume de Digulleville les utilise193. Il reste que le moine de Chaalis est le premier auteur de notre corpus à user de ces termes qui mettent les auditeurs et lecteurs au contact avec ce qui sert concrètement à agir ou à travailler. Et surtout, en l’état de nos connaissances sur le lexique médiéval français, Guillaume de Digulleville est à l’origine de plusieurs acceptions qui se trouvent dans ses Pèlerinages allégoriques, et aussi de l’emploi adjectival d’un mot toujours attesté comme substantif à pareille époque. Dans le Pèlerinage de vie humaine, le nattier qui fait et défait ses tressages afin de ne jamais rester oisif et qui fait l’éloge de tous les métiers, spécialement les plus humbles, dit se nommer « par [s]on droit nom / Labour ou Occupation » (PVH1, v. 6677-6678). Cette occurrence n’est aucunement problématique, puisque Takeshi Matsumura recense l’acception “acte à quoi on consacre son activité, son tempsˮ dès la Chronique des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure (ca 1180)194 ; le glissement vers l’acception “fait d’être actifˮ est tout naturel, et la coordination d’Occupation avec Labour (mot placé en amont d’Occupation) devait encore faciliter la compréhension. L’emploi péjoratif du même substantif était sans doute moins attendu, mais il pouvait lui aussi d’autant mieux se comprendre que Guillaume a alors pris soin de coordonner occupation et negociation : « toute l’occupation / et la negociation / du monde est .i. droit Caribdis », avoue en effet Jeunesse – qui aurait intérêt à ne pas révéler cet écueil de la mer du monde où elle veut entraîner l’imprudent Guillaume (PVH1, v. 11933-11935). 190. PVH1, v. 1795-1798 (Grâce de Dieu à Nature : « vous n’estes tant seulement / que mon oustil ou instrument / que jadis fis pour moi aidier / sans que j’en eüsse mestier »), v. 2556 « oustils de penitance » pour assurer la paix), v. 6427-6429 (Raison reproche à Guillaume « contre toy tu l’enforcis [ton corps] / et amenistres les oustis / par lesquiex il te guerroie »), v. 7950 (pareillement Orgueil évoque « [s]es outilz » lui servant à perdre les hommes), v. 8403-8404 (de même Trahison déclare « Ce sont instruments et oustis / par qui maint ont été peris »), v. 9217 (il est cette fois question d’un « oustil d’onneur plain », une crosse d’évêque), v. 10658 (Luxure cache ses « oustis »), v. 11989-11992 (Tribulation ayant présenté « pel, […] tenailles et […] martel » déclare que « ce sont oustis pour forgier »), v. 12423 (« oustis » de Penitance), v. 12518 (les ouvriers chargés de calfater la nef de Religion « touz ont leur oustis perdus » ; où l’on pourrait comprendre qu’ils ont œuvré en vain) ; PA, v. 8264 (« leur oustis [ceux des artisans travaillant le fer] ») ; PJC, v. 3712 (Justice est un « oustil » de Dieu). 191. PVH1, v. 1795-1798 (voir supra notre note 190), v. 8403-8404 (voir supra notre note 190), v. 8569 (Detraction évoque ses « instrumens », qu’elle tient en sa bouche), v. 8779 (Envie assaille Guillaume « a tous ses instrumens »), v. 12379 (Tribulation a fait usage de « ses instrumens » sur Guillaume puis l’a laissé, pour son plus grand soulagement) ; PA, v. 5445-5446 et passim (« mains autres instrumens / dont il [les diables] leur faisoient tourmens »). 192. PVH1, v. 12944 (« instrumens et cor »), v. 12961 (« les instrumens »), v. 12963 (« les instrumens plaisant ») ; PA, v. 2757 (« divers instrumens sounans ») et v. 2767 (« oustil de sonnerie »), v. 9887 (« Nuls instrumens nous n’avons cy » et aucun « ouvrier » pour en fabriquer). 193. Voir T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « ostil », p. 2438b, et « instrument », p. 1936b. 194. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « occupation », p. 2382b-2383a.

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En bon pédagogue, Guillaume de Digulleville introduit les acceptions nouvelles des mots dans des phrases ne laissant aucun doute sur le sens à donner aux termes qu’il exploite ainsi de façon inédite. C’est le cas en chacune des occurrences de soi occuper, un emploi réfléchi équivalant à “travaillerˮ dont Takeshi Matsumura et les contributeurs du DMF s’accordent à dire qu’il ne se rencontre jamais avant le PVH1195. Dans ce premier opus de la trilogie, le nattier nommé « Labour ou Occupation » répond à Guillaume surpris de le voir sans cesse reprendre son ouvrage : « s’autre chose a labourer / eusse, je m’i occupasse » (PVH1, v. 65986599) ; le même sens “travaillerˮ est impliqué dans l’occurrence suivante, qui se lit dans un autre discours du nattier : « quant il [l’homme] se veut ocuper / et en labour exerciter » (PVH1, v. 6651-6652). Il en va de même dans le dernier opus, dont nous avons vu précédemment qu’il ne puisait pas au lexique de la Vulgate qu’il paraphrase pourtant lorsque Jésus resté près des Docteurs répond à Marie : « es besoignes [sui] occupé / que m’a mon pere commandé » (PJC, v. 4151-4152 ; cf. Luc 2, 49 « nesciebatis quia in his quae Patris mei sunt, oportet me esse ? »). De même Guillaume de Digulleville fait-il un usage inédit de deux mots de la famille de negoces – quant à lui attesté au sens d’“affaires, intérêtsˮ dès le xiie siècle196. La coordination à valeur synonymique de negociation et occupation vers la fin du Pèlerinage de vie humaine où le nattier a posé une équivalence entre ses deux noms Occupation et Labour, a sans nul doute encouragé le poète cistercien à user nouvellement de negociation, en lui donnant le sens d’“occupationˮ que Takeshi Matsumura ne recense pas avant lui, et dont le DMF ne livre pas d’exemples antérieurs aux années 1360-1380197. Quant au mot negociateur, Takeshi Matsumura, le DMF et le TLF ne le recensent qu’en tant que substantif. Frédéric Godefroy en cite bien une occurrence adjectivale, mais seulement chez Guillaume Tardif, né vers 1440198. Autrement dit, notre enquête dans le Pèlerinage de Jésus-Christ autorise de nouveau une petite révision de ces outils lexicographiques, puisque le statut adjectival de negociateurs ne fait aucun doute dans ce passage paraphrasant Matthieu mais innovant au plan lexical : au vers 5261 on blâme Jésus qui mange avec « gens negociateurs »

195. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « occuper », p. 2383a : comme le DMF 2015 s.v. « occuper », Matsumura cite l’occurrence du v. 6599 du PVH1. 196. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « negoce », p. 2331a. C’est ce sens attesté de bonne heure qu’a le pluriel negoces sous la plume de Guillaume. Dans la mer du monde, déclare Grâce de Dieu, certains ont les pieds ligotés et risquent fort de se noyer : ce sont ceux qui « miex aiment mondains negoces / que enfans ne font les noces » (PVH1, v. 11659-11660). 197. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « negociation », p. 2331a : Matsumura cite l’occurrence du v. 11934 du PVH1 ; DMF s.v. « négociation » (les contributeurs du DMF ont dépouillé le PVH1, une partie du PA [d’après une édition partielle donnée par Frédéric Duval], mais pas le PJC). On s’en souvient, Guillaume fait dire à Jeunesse : « toute l’occupation / et la negociation / du monde est .i. droit Caribdis » (PVH1, v. 11933-11935). 198. F. GoDeFroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française, cit. n. 119, s.v. « negociateur, adj. et s. », t. 5, p. 485c.

étyMologie et usages de Mots désignant le « travail » en langue d’oïl (xie-xive siècles)

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(cf. Matthieu 9, 12, où les Pharisiens demandent aux disciples de Jésus « Quare cum publicanis et peccatoribus manducat magister vester ? »). C’est enfin le verbe exerciter qui conduit Guillaume de Digulleville à innover dans les années 1330. Certes dans sa seconde occurrence ce verbe a une acception “exercerˮ connue depuis le xiiie siècle – mais exerciter côtoie alors soi occuper employé de façon inédite à pareille date, dans les vers du nattier cités plus haut, « quant il [l’homme] se veut ocuper / et en labour exerciter » (PVH1, v. 6651-6652). En revanche, en sa première occurrence, dans la proposition « En l’une [une école de Grâce de Dieu qui s’exprime ici] aprenoie a ouvrer / divers ars et exerciter » (PVH1, v. 2999-3000), Sapience emploie exerciter avec l’acception “pratiquerˮ que Takeshi Matsumura et le DMF ne trouvent pas avant cette œuvre199. L’extension de notre enquête à divers mots du champ sémantique du « travail » révèle tout d’abord qu’un même auteur peut avoir des pratiques lexicales diverses. Seul Hélinand est constant dans le fait qu’il emploie peu de vocables de ce champ, et dans le fait que ceux dont il use sont déjà communs quand il s’en empare. Les trois autres poètes cisterciens des xiie-xive siècles réservent davantage de surprises, eux qui tantôt suivent les usages et tantôt contribuent à en promouvoir de nouveaux. C’est ainsi que Thibaud de Marly sévèrement jugé par son éditeur emploie effectivement ovrer, uevre et mestier sans originalité, mais use du participe passé traveillie d’une façon encore peu commune dans les années 1185, emploie une locution gens qui vivent de labor bien éclairée par le co-texte mais jamais attestée avant lui d’après la documentation disponible, et recourt enfin à deux mots qui ne se retrouvent pas dans notre corpus avant l’œuvre de Guillaume de Digulleville (menistre et gaaignié) et à un autre qui ne figure pas du tout dans le reste de notre corpus (gaaignierres). Quant à l’auteur anonyme de La Queste del saint Graal, il pourrait bien avoir tout à la fois favorisé l’évolution sémantique de travail(lier) vers des acceptions professionnelles, avoir valorisé les laboureors dans leur influence positive et large sur leur écosystème, mais s’en être tenu pour le reste à des mots banals, utilisés avec leur sens déjà courant dans les années 1225-1230 (servir, servise, serjant ou encore mestier). Un siècle plus tard, Guillaume de Digulleville peut lui aussi s’en tenir à l’usage chaque fois qu’il use de travail(lier), servise/ir et sergent, labour(er)/eur/age, ouvrage/oir, mestier, menestereux, ammenistrer/treur, creer, besoignier, oustil, instrument, mais se montrer novateur voire pionnier dans ses emplois de sergenter, ouvrer, menistre, besoigne, occupation, soi occuper, negociation/ateur et exerciter. Cette enquête élargie confirme aussi que des disparates peuvent apparaître chez un même auteur. C’est le cas d’Hélinand de Froidmont qui use de labor et laborare dans ses textes latins (voir infra notre Annexe) mais d’aucun mot roman de cette famille dans ses Vers de la Mort en langue d’oïl. C’est également le cas 199. T. MaTsuMura, Dictionnaire du français médiéval, cit. n. 6, s.v. « exerciter », p. 1473b ; DMF s.v. « exerciter qqc. “exercer, pratiquer qqc., mettre qqc. en œuvreˮ ».

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chez Guillaume de Digulleville, y compris si l’on se cantonne à la portion romane de son œuvre : selon qu’il conçoit un éloge royal ou des fictions sotériologiques, le moine de Chaalis n’use pas des mêmes vocables, alors même qu’il choisit dans tous les cas l’encodage allégorique.

Bilan Il ne saurait être question de résumer ici toutes les analyses qui précèdent, mais nous proposons de revenir sur les principales informations déductibles de notre enquête, et aussi d’en inférer quelques suggestions de méthode. L’interrogation systématique des occurrences de travail et travaillier dans les œuvres romanes de quatre poètes cisterciens confirme la thèse d’André Eskénazi pour qui l’étymon tripalium “chevalet de torture tripodeˮ est un fantôme. S’il arrive que l’effort exigé de celui qui se livre au « travail » ou que l’on y soumet soit un effort très pénible, ce n’est pas le mot travail qui porte en soi cette valeur négative. Le « travail », qui attente à la santé physique ou morale de son agent ou de son patient, est éprouvé comme pénible dans la mesure où il rompt avec l’état idéal des héros de notre première littérature, des personnages en pleine force de l’âge. Ce même « travail », sans cesser d’être éprouvant, peut souvent apparaître comme un moyen de purifier l’âme, de la sauver, et ainsi valoir pénitence, réponse humaine à la Passion assez tôt désignée comme travail accompli volontairement par Dieu au bénéfice des hommes. Au total, bien rares sont les occurrences des poèmes cisterciens (ou des textes contemporains de ceux-ci) où le « travail » constitue une torture proprement dite : c’est bien plus souvent un autre mot, comme martire ou tourment, qui sert à désigner cette pratique. Sans que l’on puisse en être certain, il semble aussi qu’outre quelques occurrences recensées dans la base Frantext, notre corpus comprend des cas où travail(lier) pourrait s’entendre au sens professionnel, consister dans l’effort consenti par l’agent au nom de son appartenance à tel état ou à telle profession : c’est ainsi que nous avons proposé de lire plusieurs occurrences de La Queste del saint Graal (ca 1225-1230) et une du Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville (ca 1355), alors que les lexicographes hésitent à admettre cette inflexion sémantique dans des textes beaucoup plus tardifs. La recherche (sans doute non exhaustive) d’autres mots liés aux activités de production, de transformation et d’échanges, nous a elle aussi semblé instructive. Outre qu’elle facilitera des comparaisons avec les mots latins apparentés à servitium, officium200, labor, opus/opera, creatio, minister(ium), ustensilia, instrumentum, occupatio, negotium ou exercitum, notre troisième partie montre que les poètes cisterciens ont parfois employé des termes qui ne se trouvaient pas en latin, tels besoigne et besoignier, gaaignier et gaaigneor. Elle montre en outre qu’une paraphrase de tel passage de la Vulgate (ou de tel autre substrat latin) ne conduit 200. Voir supra notre note 185, lieu où nous traitons le cas du substantif polysémique official dont Guillaume de Digulleville use en son PVH1.

étyMologie et usages de Mots désignant le « travail » en langue d’oïl (xie-xive siècles)

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pas systématiquement l’auteur qui écrit en langue d’oïl à calquer des vocables latins. C’est dans le Pèlerinage de Jésus-Christ que nous avons eu le plus de facilité à conduire ce genre de comparaison, et l’on observe ainsi qu’au fil de son œuvre le poète peut faire des choix divers, calquant par exemple ouvrage sur opera, ammenistreur sur ministrator, mais substituant ailleurs un GN gens negociateurs aux Publicains et pécheurs de la Vulgate, ou même un besoigne d’origine francique à plusieurs versets narratifs évoquant les occupations d’invités n’ayant pas honoré une invitation de leur seigneur. C’est pourquoi, sans prétendre n’avoir pas achoppé ici ou là, sans prétendre non plus pouvoir adopter notre démarche sur de très vastes corpus, il nous a semblé important de tirer de ces enquêtes croisées quelques observations de méthode201. Si les enquêtes quantitatives sont dignes d’intérêt, l’on gagne indéniablement à interroger chaque occurrence textuelle dans son co-texte ; l’on gagne aussi à comparer dans une œuvre donnée divers emplois d’un même mot, leurs places respectives, les premières pouvant être chargées d’éclairer les suivantes ; l’on gagne également à prendre en compte l’appartenance générique d’un texte pour évaluer ses éventuels conservatismes ou inventions (de mots ou d’acceptions). De ces enquêtes croisées et étendues à des corpus divers par le biais des dictionnaires et bases de données, il ressort également que l’emploi que fait un auteur de tel vocable dépend assurément moins de son appartenance à tel ordre religieux que de la visée particulière de son texte et même du passage de celui-ci : si l’on en juge par les pratiques fort variables de Thibaud de Marly, de l’anonyme de la Queste del saint Graal et de Guillaume de Digulleville, les poètes cisterciens n’évoquent pas d’une manière spécifique les occupations laborieuses202. Enfin, le cas particulier d’Hélinand de Froidmont, employant très peu de mots liés au « travail » dans un poème où pullulent les références aux activités et efforts physiques de Mort, doit inciter à conjoindre les enquêtes lexicales et les approches littéraires, seules susceptibles de révéler chez un auteur une réflexion sur un thème dont le lexique n’est pas ou n’est que faiblement représenté203.

201. Étant entendu qu’à la différence de Ludolf Kuchenbuch qui a éprouvé et forgé ses méthodes durant plusieurs décennies (voir sa contribution au présent volume, spécialement les parties i. et ii.), nous avons ici mené ce genre d’enquête pour la première fois. 202. L’on rejoint ainsi la proposition que fait Jean-René Valette de repenser la question des rapports entre écoles de pensée et littérature romane en se déprenant de l’approche essentialiste qui a conduit les critiques du xxe siècle à proposer des « sources » diverses pour expliquer les romans du saint Graal (dont la Queste ici interrogée), et en réfléchissant plutôt à la façon dont les romanciers du saint Graal tout à la fois acquièscent au discours ecclésiastique et s’en écartent – les écoles de pensée contemporaines devant donc être regardées comme des « conditions » plutôt que comme des « causes » d’émergence d’une certaine littérature courtoise et chevaleresque (J.-R. valeTTe, « Le Graal et les écoles de pensée du xiie siècle », dans V. Fasseur et J.-R. valeTTe (éd.), Les Écoles de pensée du xiie siècle et la littérature romane (oc et oïl), Turnhout, 2016 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 17), p. 75-96). 203. C’est à cette approche complémentaire du corpus que s’attache notre seconde contribution au présent volume.

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annexe On se souvient qu’Hélinand de Froidmont utilise une seule fois travail(lier), et jamais labor(er) ni ovre(r) dans les cinquante douzains de ses Vers de la Mort. Cela ne signifie assurément pas que les questions afférentes à ces lexèmes le laissent indifférent, et l’on peut d’autant mieux s’en convaincre que, même en limitant l’enquête à quelques paragraphes de sa prose latine, l’on y trouve une occurrence de labor et deux occurrences de laborare. Un tel constat invite à accorder toute son importance au genre littéraire des textes dépouillés – appartenance générique qui n’est pas sans lien avec le public visé par les auteurs polygraphes, ni avec la ou les langues qu’ils privilégient. Dans une lettre à son frère Gautier qu’il aimerait voir prendre l’habit cistercien, Hélinand vante les austères délices de la vie de son ordre en ces termes : Et ut de me taceam, quantos tibi possum ostendere, qui de vita delicatissima ad hunc ordinem, quem appellas durissimum et difficillimum, se transtulerunt, nec tamen adhuc ab eo resilierunt, quamvis et aetate juniores te sint, et natura teneriores, et debiliores viribus ? Et ut de tot millibus unum excipiam, unum tibi excipio, qui certe solus sufficit ad omnium exemplum : ipse quidem spectaculum factus est et angelis et hominibus levitate miraculi, qui prius eis spectaculum fuerat miraculo levitatis ; dum non scena, non circus, non theatrum, non amphitheatrum, non amphicircus, non forum, non platea, non gymnasium, non arena sine eo resonabat. Nosti Helinandum, si quis non novit hominem, si tamen hominem ! Neque enim tam natus erat homo ad laborum, quam avis ad volandum, circumiens terram et perambulans eam, quaerens quem devoraret, aut adulando aut objurgando. Ecce in claustro clausus est, cui totus mundus solebat non esse non solum quasi claustrum, sed etiam quasi carcer. Quomodo ergo non potes, quod ipse potest, cujus mutatio dextrae excelsi quantum stuporem intulit saeculo pudoremque diabolo, tantum ipsi Domino contulit honorem ? [... Hélinand continue d’exhorter Gautier en faisant valoir son exemple et celui de jeunes gens plus faibles que son destinatiare ne dit l’être]204

Dans sa Chronique, son propos peut même fustiger (par la bouche de la Vierge) les moines blancs qu’il loue dans Les Vers de la Mort pour leur renoncement aux plaisirs du monde : Maximam vero mihi luctus praestat materiam paucula gens illa, […] ordo Cisterciensium[…] Nunc autem adeo carnalis effectus est, ut de fervore spiritus nil prorsus habeat, carnis curam faciens in desideriis : pro lucro sibi ponens diem in qua non laborat, sed equitat ; noctem in qua deest vigiliis. Monachi et conversi sine causa intrant infirmitorium, murmurant pro carnibus, litigant pro vino. Nesciunt vel illi psallere, ve[l] isti laborare, nisi pleni et ructuantes. Paupertam ordinis in victu et vestitu subsannant. Nihil quaerunt in ordine nisi voluptatem corporis et vanitatem cordis. Dicunt et faciunt quod nec dici nec fieri fas est, et

204. Cité d’après Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 84, p. xx-xxi.

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quod nefas est cogitari. Non est in ore eorum veritas[…] [Dans les deux passages mis en gras l’on observe qu’Hélinand a tendance à réunir des activités diverses (ici oratio et labor) comme un ensemble d’obligations envers Dieu : le même phénomène s’observe quand les poètes cisterciens emploient les mots servise et servir en langue romane]205

205. Cité d’après Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 84, p. xxv.

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Deuxième partie ORGANISATION DU LABEUR ET EXPLOITATION DES RESSOURCES

LE MONACHISME COMME ENTREPRISE AGRICOLE ? SUBSISTANCE ET RAPPORTS DE PRODUCTION DANS LES MONASTÈRES DE L’OCCIDENT MÉDIÉVAL Michel lauwers

Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France

L

es moines du Moyen Âge n’étaient pas des « travailleurs », et ils n’ont pas cherché à valoriser, encore moins à définir le « travail » au sens où nous comprenons plus ou moins ces termes aujourd’hui, un sens qu’il n’est pas possible de suspendre lorsque nous nous intéressons aux formes de vie et aux modes de production des sociétés anciennes. S’ils ont parfois envisagé leurs activités et les efforts que celles-ci impliquaient comme des façons de faire pénitence et d’assurer leur salut, cet objectif ne résume cependant pas tous les aspects ni toutes les finalités de l’agir monastique. Ainsi que l’écrivait George Ovitt, auteur dans les années 1980 de plusieurs études sur les attitudes chrétiennes (tout particulièrement monastiques) à l’égard du « labeur des mains », ce type d’activité mentionné dans les textes de l’Antiquité tardive est surtout envisagé, lorsqu’il est considéré du point de vue du comportement de chaque moine, comme un moyen de lutter contre les dangers de l’oisiveté. Mais lorsqu’il est considéré du point de vue de l’organisation de la communauté monastique dans son ensemble, il apparaît comme une nécessité destinée à assurer la subsistance des religieux et de ceux qui gravitent autour de leur maison1. En 411 ou 412, Jérôme explique ainsi que, dans les monastères égyptiens, nul ne peut s’abstenir de pratiquer un opus ou un labor (il utilise ces deux termes), car il en va tout à la fois de la subsistance des corps et du salut des âmes2. Dans l’Occident médiéval, les activités de production organisées au sein des établissements religieux et sur les terres dominées par ces établissements ont largement débordé ce cadre : les monastères étaient des structures complexes, articulant divers acteurs – les moines, mais aussi toute une série de familiers, de serviteurs et de dépendants – et diverses fonctions – où les pratiques dévotionnelles coexistaient avec des formes de labeur productif, de contrôle social et de redistribution des biens. Dans les pages qui suivent, je m’attacherai aux activités qui se sont développées en rapport avec les établissements religieux, à leur organisation et aux débats 1. 2.

G. oviTT, « Manual Labor and Early Medieval Monasticism », Viator, 17, 1986, p. 1-18, ici p. 9. Aegyptiorum monasteria hunc morem tenent, ut nullum absque opere ac labore suscipiant, non tam propter uictus necessaria quam propter animae salutem (Jérôme, Epistula 125 ad Rusticum, CSEL, 56, p. 130-131).

Labeur, production saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, éd. 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 249-282. Cisterciens, éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 249PUBLISHERS DOI 282. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123781

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que ces activités ont suscités. Ce faisant, je tenterai de nuancer ou de mettre en perspective l’image, ancrée dans l’historiographie, d’une sorte d’âge d’or originel du monachisme au cours duquel les religieux auraient expérimenté un mode de vie équilibré entre la prière et le labeur, équilibre qui aurait été mis à mal à l’époque féodale par l’abandon (et la délégation) de toute espèce d’occupation manuelle par les moines, à Cluny notamment, avant que cette dimension importante de l’expérience ascétique ne fût réactivée au sein d’ordres religieux nouveaux, en particulier chez les Cisterciens3. En réalité, l’articulation entre la pratique collective de la prière et les nécessités d’organisation de la subsistance au sein de ces mondes clos qu’étaient les établissements monastiques a très tôt posé des problèmes qui tiennent à la nature même de l’institution religieuse. Je m’intéresserai à l’expression de ces problèmes et aux solutions proposées pour les régler, qui ne sont pas sans lien avec la mise en place d’un régime occidental de l’occupation humaine. Car au cours du Moyen Âge, les monastères ont en quelque sorte polarisé les activités de production et dès lors imposé des représentations du labeur constitutives de l’ordre social. À la lecture de plusieurs contributions du présent ouvrage, on comprendra que le « travail » au sens contemporain ne correspond vraiment pas aux réalités pensées et vécues au sein des monastères. Ces institutions n’en ont pas moins élaboré un système de fonctions et de rôles organisant, au-delà du seul labeur productif, la vie en société, système que Durkheim aurait qualifié de « division du travail »4. La question particulière de la division ou de la répartition des tâches matérielles dans les établissements monastiques constituera le fil rouge de la présente contribution5.

3.

4.

5.

Cette évolution constitue la trame plus ou moins explicite de nombre de synthèses consacrées au « travail monastique » dans l’Occident médiéval, qui traduisent ainsi sur le plan des institutions et de l’expérience vécue un certain nombre de discours monastiques médiévaux qui seront évoqués dans les pages qui suivent (ainsi que dans d’autres contributions de ce volume). Dans son ouvrage intitulé De la division du travail social (Paris, 1893), Émile Durkheim donnait à cette notion un sens beaucoup plus large que celui défini par Adam Smith et les fondateurs de l’économie politique. La notion durkheimienne de « division du travail » est mobilisée, précisément pour rendre compte de l’organisation du monachisme, par R. alciaTi, Monaci d’Occidente. Secoli iv-ix, Rome, 2018, en particulier p. 14. Comme le pense P. Descola, La Nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris, 1986, réédit. 2019, notamment p. 404-405, le « travail » comme entité autonome conceptuellement isolable du travailleur qui le supporte est une idée relativement récente dans l’histoire occidentale, liée à une organisation de la production où la force de travail devient une valeur marchande aliénable. Dans beaucoup de sociétés, il n’y a pas de concept de « travail en général », forme d’activité distincte des autres manifestations de la pratique sociale. Pour autant, poursuit Descola, on ne peut mettre en cause l’existence dans toutes les sociétés de modèles abstraits normant la « division du travail ». Le titre de cette contribution s’inspire de celui de l’ouvrage de C. B. BoucharD, Holy Entrepreneurs. Cistercians, Knights, and Economic Exchange in Twelfth-Century Burgundy, Ithaca - Londres, 1991, en le détournant quelque peu, ou du moins en l’élargissant. La notion d’entreprise agricole renvoie ici au système médiéval de production, de circulation des biens et de domination sociale, polarisé par les monastères (pas seulement cisterciens).

le MonachisMe coMMe entreprise agricole ?

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i. suBsisTance, artes eT ProDucTion aGricole I.1. « Vivre de ses mains » La Vie d’Antoine, premier ascète chrétien connu par une biographie, a été rédigée peu après sa mort, en 356, par Athanase d’Alexandrie, et a ensuite été traduite en latin. Elle raconte que l’ermite « œuvrait de ses mains », selon les recommandations de saint Paul pour qui « l’oisif ne peut manger » (2e Épître aux Thessaloniciens 3, 10). Une partie de cette activité lui permettait de se procurer le « pain » dont il avait besoin pour se nourrir, tandis que le reste de sa production était destiné aux pauvres. Antoine n’en priait pas moins de manière continue, note l’hagiographe aussitôt après avoir évoqué son labeur6. Plus loin dans son récit, Athanase explique que l’ermite cultivait une petite terre qui lui permettait de se procurer son « pain » sans dépendre de quiconque7. Quant à Jérôme, il évoque, quelques décennies plus tard, la façon dont les ermites du désert de Syrie, où il a lui-même séjourné entre 374 et 376, se procurent leur nourriture manu cotidie et proprio sudore8. C’est là ce que recommande Cassien au début du ve siècle : « selon le précepte de l’Apôtre », les religieux doivent assurer leur survie alimentaire et pourvoir aux besoins de leurs hôtes en œuvrant « de leurs propres mains »9. Le livre x des Institutions cénobitiques est consacré à l’« esprit d’acédie » : Cassien y condamne l’oisiveté et, en s’appuyant sur les recommandations de saint Paul, appelle les moines à « œuvrer » – operari et opus sont les termes qu’il utilise principalement, sans préciser le type d’activité concerné par ces termes. De son côté, en répondant, dans son traité De opere monachorum, à ceux qui affirment que la seule tâche des moines consiste à prier et que l’appel de saint Paul à « œuvrer » ne concerne dès lors que des « œuvres spirituelles » (opera spiritualia), Augustin affirme que la majorité des moines doivent contribuer à la subsistance du monastère10.

6.

Operabatur ergo manibus suis eo quod audivit scriptum esse : “Vacuus autem et otiosus non manducetˮ. De opera ipsa partem habebat ad panem, residua indigentibus erogabat. Orabat quoque continuo, edoctus quia oportet seorsum, et contiuo orare (Vita Antonii 3, 6, éd. p. 12, éd. G.J.M. BarTelink, Vita di Antonio, Milan, 1974, p. 12). 7. […] invenit ibi modicum locum aptum quem coluit, et de aquae abundantia quem habuit semina rigabat, et per singulos annos hoc faciens habebat panem […] (Vita Antonii 50, 6, éd. p. 102). 8. Jérôme, Epist. 17, 72, CSEL 54. 9. […] propriis manibus iuxta Apostoli praeceptum cotidianum victum vel suis usibus vel advenientium necessitatibus parans (Cassien, De institutis coenobiorum ii, 3, 3). 10. […] sed si ab his auocandi non sumus, nec manducandum est, nec ipsae escae quotidie praeparandae, ut possint apponi et assumi. Si autem ad ista uacare seruos Dei certis intervallis temporum, ipsius infirmitatis necessitas cogit, cur non et apostolicis praeceptis observandis aliquas partes temporum deputamus ? (Augustin, De opere monachorum, cap. 17, col. 564-565). Ce traité a été rédigé à l’intention des monastères de Carthage que divisait la question des occupations des moines. Dans ce volume, Emmanuel Bain analyse de manière très précise les œuvres d’Augustin et de Cassien, ainsi que les usages variés qui ont été faits des textes pauliniens.

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I.2. Les tâches des moines-artisans d’Égypte Les « œuvres » auxquelles s’adonnent, pour assurer leur subsistance, des religieux vivant de manière isolée ou en petits groupes, ne sauraient être comparées aux formes de production en vigueur au sein des vastes complexes monastiques, où doivent être coordonnées des compétences et des tâches variées, comme c’était le cas en Égypte. Ces complexes sont peut-être une invention de Pachôme (mort en 348), expérimentée d’abord à Tabennèse, monastère fondé vers 320. Pachôme est en tout cas le premier à avoir conçu une règle pour ce type d’établissement religieux qui est en même temps une structure de production. De la version originale, en copte, de cette règle, et de sa traduction grecque, on n’a conservé que des fragments, mais on connaît ses prescriptions par la traduction latine qu’en donna Jérôme. Plusieurs autres textes, comme les Apophtegmes des Pères égyptiens font état, au détour de leurs récits, des activités d’anachorètes et de moines qui confectionnent des paniers, des filets, des cordes, des tissus, des objets de cuir, ou recopient des livres11. Recommandée par certains et refusée par d’autres, la pratique des activités agricoles par les moines ne semble pas avoir fait consensus12. Alors que les communautés religieuses se nourrissent bien évidemment de fruits de la terre, la culture des champs n’est guère mentionnée dans les documents. Dans l’Histoire lausiaque, en 418-419, Palladius évoque la distribution des trois cents moines de Panapolis en vingt-quatre groupes (désignés, chacun, par une lettre de l’alphabet, d’alpha à oméga) ; s’il signale la présence dans ce monastère de « ceux qui labourent la terre », sans les confondre avec « ceux qui jardinent », il mentionne surtout « ceux qui forgent, ceux qui s’activent à la boulangerie, à l’atelier de charpenterie, à l’atelier des foulons, ceux qui tressent de grands paniers, ceux qui tannent, ceux qui font de la cordonnerie, qui calligraphient, ou qui fabriquent de petits paniers », ajoutant que « tous apprennent par cœur les Écritures Saintes »13. Dans la Préface qui ouvre sa traduction de la Règle de Pachôme, Jérôme revient quant à lui sur l’organisation matérielle des établissements qui suivent cette règle : ceux-ci sont distribués en « maisons » (domus), dont chacune compte entre 30 et 40 frères placés sous la direction d’un prévôt. Le critère de répartition des 11. G. oviTT, « Manual Labor and Early Medieval Monasticism », cit. n. 1, p. 4-5 ; E. wiPszycka, « L’economia monastica dei primi tempi (secoli iv-vii) nell’Oriente cristiano », dans Monachesimi d’Oriente et d’Occidente nell’alto Medioevo. Atti delle Settimane lxiv, Spoleto, 31 marzo-6 aprile 2016, Spolète, 2017, p. 55-85. 12. Basile de Césarée (329-379), par exemple, la conseille (A. De voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité. 2e partie : le monachisme grec, vol. 1, Rome, 2015, p. 76-78), mais un Apophtegme l’interdit (A. De voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité. 2e partie : le monachisme grec, vol. 2, Rome, 2015, p. 170). Voir aussi E. wiPszycka, « Quand’è che lavoro e carità cominciarono a far parte della vita dei monachi egiziani ? », dans I. Jonveaux, T. quarTier, B. sawicki, P. Trianni (éd.), Monasticism and Economy : rediscovering an approach to Work and Poverty. Acts of the Fourth International Symposium, Rome, 7-10 juin 2016, Rome, 2019, p. 709-725, ici p. 718-719. 13. Palladius, Histoire lausiaque, 32, 4 et 9-10 : Palladio, La Storia lausiaca. Introd. C. MohrMann, éd. G. J. M. BarTelink, trad. ital. M. Barchiesi, 1974, p. 152-155 et 158-161. Palladius s’arrête aussi sur l’élevage des porcs pratiqué au sein du monastère.

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frères entre les différentes maisons relève bien d’une division des tâches, puisque chaque maison rassemble des frères pratiquant un même ars. Jérôme énumère quelques-uns de ces groupes de religieux-artisans réunis dans les « maisons »14. Un certain nombre des produits qu’ils confectionnent (et vraisemblablement une part des fruits de la terre) sont écoulés sur des marchés, ainsi que l’attestent de nombreux textes, mais aussi les monnaies retrouvées sur plusieurs sites monastiques15. Des documents relatifs aux grands monastères égyptiens du ive et du début du ve siècle, il ressort que beaucoup de religieux de ces institutions – qui ne représentaient cependant pas toutes les institutions religieuses – sont des artisans et parfois des commerçants, exerçant leur ars au sein de leur établissement.

I.3. Les moines d’Occident et l’exploitation de la terre L’exploitation de la terre apparaît davantage dans les textes occidentaux, un peu plus tardifs. C’est qu’elle constitue le principal moyen de subsistance des religieux et constitue dès lors l’essentiel des activités matérielles exercées dans les monastères. Composée entre 512 et 515, la Vie des Pères du Jura mentionne ainsi les problèmes d’approvisionnement de la première communauté de Condat (Saint-Claude) fondée par les frères Romain et Lupicin, établie sur un sol rocailleux et en pente : les « cultures ne pouvaient nourrir le grand nombre des moines, ni les foules qui se rendaient auprès d’eux »16. Aussi les « très saints pères » se rendirent-ils dans une forêt voisine, à Laucone (Saint-Lupicin), pour y établir un second monastère après avoir coupé des arbres, défriché, égalisé le sol et aménagé des champs, « de sorte que ces terrains propices aux cultures soulagèrent la pénurie des gens de Condat »17. La Vie des Pères du Jura semble être le premier écrit mettant en scène, en Occident, des religieux se rendant aux champs – ad culturam18 ou ad agriculturam19. Muni d’une houe, Romain se procure de 14. Jérôme, Praef. 2 sur les maisons ; Praef. 6 sur les activités qui s’y déroulent : Fratres eiusdem artis in unam domum sub uno praeposito congregantur, uerbi gratia : ut qui lina texunt sint pariter, qui mattas in unam reputentur familiam, sarcinatores, carpentarii, fullones, gallicarii seorsum a suis praepositis gubernentur, et per singulas ebdomadas ratiocinia operum suorum ad patrem monasterii referant (éd. A. Boon, Pachomiana latina. Règle et Épîtres de saint Pachôme, épître de saint Théodore et “Liberˮ de saint Orsiesius, Louvain, 1932, p. 7-8). Voir A. De voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité, vol. 4, Paris, 1997, p. 306-308, 318-319. 15. B. calleGher, « Anacoreti e cenobiti in Egitto e Palestina tra iv e vii secolo : l’imprescindibile ‘far di conto’ monetario », La società monastica nei secoli vi-xii. Sentieri di ricerca. Atelier jeunes chercheurs sur le monachisme médiéval, Roma, 12-13 giugno 2014, Trieste - Rome, 2016, p. 143-163, en particulier p. 149-159. 16. Vie des Pères du Jura, chap. 22 (Vie de saint Romain). Introd., texte et trad. F. MarTine, Paris, 1968 (Sources chrétiennes, 142), p. 263. 17. Vie des Pères du Jura, chap. 24 (Vie de saint Romain), p. 264. 18. Vie des Pères du Jura, chap. 64 (Vie de saint Lupicin), p. 310 : […] egressus est ad culturam […]. 19. Vie des Pères du Jura, chap. 73 (Vie de saint Lupicin), p. 318 : […] cum fratres ad agriculturam […] exissent […]. Comme dans le passage cité à la note précédente, l’auteur évoque une « sortie » (hors du monastère) pour se rendre aux champs.

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modestes vivres par le « labeur de ses mains », « selon l’institution monastique », ajoute l’auteur du texte, en prenant soin de préciser qu’un tel labeur est accompagné de « prière » et de « lecture »20. En effet, « en ermite », saint Romain « priait sans cesse » et, « en vrai moine, il s’adonnait au labeur afin de pourvoir à sa propre subsistance » : ut heremita indesinenter orabat et ut vere monachus sustentandus alimento proprio laborabat21. La subsistance des moines occidentaux dépend donc de l’agriculture. Selon la Règle du Maître, ce sont en effet les possessions agricoles qui assurent les « aliments sans lesquels la vie de notre corps ne peut se conserver », tout particulièrement lorsque la communauté est nombreuse et que s’y ajoutent les besoins d’hôtes ou d’étrangers. Le monastère ne peut donc être privé de terres : elles sont la substantia monasterii, indispensable aux « ouvriers de Dieu »22. Quant à la Règle de saint Benoît, un nombre important de ses chapitres concerne les fonctions ou les charges liées à la subsistance et à la conservation des produits de la terre, ainsi que des prescriptions relatives aux lieux et aux outils du labeur23. Ces textes normatifs ne disent cependant pas grand-chose sur le type d’activités (autres que dévotionnelles ou liturgiques) qui auraient été imposées aux religieux. Ils se bornent à énoncer les principes et les conditions nécessaires à la mise en œuvre d’un mode de vie tenant compte de deux réalités : d’une part, la nécessité de concilier séparation du monde, autarcie et subsistance ; d’autre part, la cohabitation d’activités diverses – opus Dei, lecture et activités manuelles.

I.4. Villae, monastères, lieux d’échanges En effet, bien qu’ils soient séparés du monde, les religieux ne s’en trouvent pas moins insérés dans une structure sociale et économique où la mise en valeur de la terre et le contrôle du labeur jouent un rôle-clé. Historiens et archéologues 20. Vie des Pères du Jura, chap. 10 (Vie de saint Romain), p. 248 : Igitur, adlatis seminibus uel sarculo, coepit illic uir beatissimus inter orandi legendique frequentiam necessitatem uictus exigui institutione monachali labore manuum sustentare […]. 21. Vie des Pères du Jura, chap. 10 (Vie de saint Romain), p. 250. 22. Sed quia sine substantiae alimento uita corporis nostri seruari non potest, et maxime propter congregationem forte multam et aduenientium peregrinorum usibus necessaria praeparanda, et petenti elemosynam non esse stricti cum uolumus, possessiones saeculi ideo non uidemur relinquere, sed ad substantia monasterii operariis Dei proficiente iuste reseruare uidemur (Regula Magistri, chap. 86, p. 354). 23. Concernant les biens et les outils : 31Qualis debeat esse cellerarius monasterii ; 32De ferramentis vel rebus monasterii ; 33Si quid debeant monachi proprium habere ; 34Si omnes aequaliter debeant necessaria accipere. – Concernant la cuisine et l’alimentation : 35De septimanariis coquinae ; […] 39 De mensura cibi ; 40De mensura potus ; 41Quibus horis oportet reficere fratres […]. – Concernant le labeur : 48De opera manuum quotidiana ; […] 50De fratribus qui longe ab oratorio operantur ; 51De fratribus qui non satis longe proficiscuntur ; […] 53De hospitibus suscipiendis ; 54Ut non debeat monachus litteras vel eulogias suscipere ; 55De vestiariis vel calceariis fratrum ; 56De mensa abbatis ; 57De artificibus monasterii ; […] 66De ostiariis monasterii ; 67De fratribus in viam directis. Cf. R. alciaTi, Monaci d’Occidente, cit. n. 4, p. 120.

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ont bien noté qu’un certain nombre de monastères de l’Antiquité tardive furent établis à l’emplacement de villae, tout à la fois résidences élitaires et exploitations agricoles. John Percival a même consacré à ce phénomène une étude dans laquelle il relève plusieurs cas où des propriétés aristocratiques furent transformées en établissements religieux : Sulpice Sévère fait ainsi de sa villa de Primuliacum une sorte de monastère, de même que Paulin à Cimitile, Cassiodore à Vivarium et d’autres, moins connus, comme ce Maximus, évoqué par Sidoine Apollinaire, qui vit de manière très austère, replié dans sa villa – Sidoine décrit un homme vêtu de manière simple, portant une longue barbe et se nourrissant de légumes24. Il est toutefois difficile de savoir si les structures résidentielles antiques ont simplement accueilli des ascètes, ou si elles ont été réaménagées ou même restructurées pour remplir de nouvelles fonctions et accueillir de nouveaux occupants. Dans les règles monastiques, on ne trouve pas de prescriptions précises concernant la disposition et l’organisation des lieux de vie des religieux – alors même que leur emploi du temps fait l’objet de programmes détaillés. Ce silence pourrait s’expliquer par le fait que ces convertis s’installent au sein d’un bâti déjà en place25. Lorsque des archéologues découvrent les vestiges de villae dans la proximité immédiate de sites monastiques – comme à Ligugé à l’époque de Martin, ou un peu plus tard dans le Jura (villa Iurensium), puis à Subiaco ou à Farfa26 –, toujours se pose la question d’une éventuelle solution de continuité entre la structure résidentielle ou productive et l’établissement religieux. Permanence ou hiatus : on ne peut généralement pas trancher27. Mais entre le viiie et le xe siècle, les documents faisant état de l’environnement des fondations religieuses continuent à lier 24. J. Percival, « Villas and Monasteries in Late Roman Gaul », Journal of Ecclesiastical History, 48/1, 1997, p. 1-21, qui cite notamment Sidoine Apollinaire, Epist., 4, 24, 3. L’association entre villa et monastère est en quelque sorte radicalisée par R. alciaTi, « And the Villa become a Monastery : Sulpicius Severus’ Community of Primuliacum », H. Dey, E. FenTress (éd.), Western Monasticism « ante litteram ». The Space of Monastic Observance in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Turnhout, 2011, p. 85-98, qui évoque à nouveau la question des villae transformées en monastères dans son ouvrage Monaci d’Occidente. Secoli iv-ix, Rome, 2018, p. 68-72, avec renvoi à la bibliographie. Pour une mise au point, soucieuse d’articuler sources écrites et archéologiques : C. sFaMeni, Residenze e culti in età tardoantica, Rome, 2014, en particulier p. 141-150. 25. Cf. K. Bowes, « Inventing Ascetic Space : Houses, Monasteries and the “Archaeology of Monasticismˮ », H. Dey et E. FenTress (éd.), Western Monasticism « ante litteram », cit. n. 24, p. 315351, selon laquelle il est impossible de définir archéologiquement les premiers monastères. Ce n’est qu’à partir de l’époque carolingienne que fut conçue une organisation spatiale propre au monachisme, caractérisée par le système claustral : cf. M. lauwers, « Circuitus et figura. Exégèse, images et structuration des complexes monastiques dans l’Occident médiéval (ixe-xiie siècle) », dans M. lauwers (dir.), Monastères et espace social. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, Turnhout, 2014, p. 323-389. 26. Je reprends ici l’énumération de R. alciaTi, Monaci d’Occidente, cit. n. 4, p. 70-71, mais les dossiers de ce type sont légion. Voir récemment G.P. BroGiolo, « Cairate e Villa Magna. Monasteri su una villa romana in due recenti pubblicazioni », Hortus artium medievalium, 25/1, 2019, p. 164-169. 27. G. canTino, waTaGhin, « Concluding Remarks », H. Dey, E. FenTress (éd.), Monasticism « ante litteram », cit. n. 24, p. 355-377, notamment p. 360, pense que l’on ne peut pas démontrer la transformation matérielle des villae en monastères. Bonne présentation de la discussion par C. sFaMeni, Residenze e culti, cit. n. 24, notamment p. 144-145.

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monastères et villae. Le monastère de Cluny est ainsi établi, au début du xe siècle, au sein d’une villa qui est attestée dans la documentation à partir de 825 et dont il resterait des traces archéologiques du milieu du viiie siècle28. Il est évidemment délicat d’articuler les mots et les choses, et l’on perçoit bien que les réalités désignées comme villae au Moyen Âge ne sont pas tout à fait les mêmes que dans l’Antiquité29. Reste que nombre de monastères ont été, sur le temps long, associés à des exploitations agricoles, et que la mise en valeur de celles-ci a accompagné et soutenu les expériences religieuses. Reprenant un passage de la Règle du Maître, la Règle de saint Benoît avait recommandé que tout monastère fût « autant que possible disposé de telle sorte que l’on trouve, à l’intérieur (intra monasterium), tout le nécessaire : de l’eau, un moulin, un jardin et diverses formes d’artisanat ». Dès lors, « les moines n’auront pas besoin de se disperser au dehors »30. Ces prescriptions visaient à garantir l’autosuffisance d’établissements religieux clos, dont les ressources locales doivent assurer aux moines victus et vestitus, les vivres et l’équipement31. Commentant vers 845 la Règle de saint Benoît, Hildemar, religieux de Corbie, puis de Saint-Pierre de Civate près de Milan, ajoute que les fondations religieuses tirent également profit de leur implantation à proximité de forêts : comme l’eau, le bois est nécessaire pour toutes sortes de productions32. La présence d’un cours d’eau (ou du littoral) et celle d’une forêt jouent un rôle important dans le choix d’un site. Comme le remarque Carlo Citter, la position des monastères du haut Moyen Âge par rapport aux voies de communication et de navigation, ainsi que 28. C. saPin, « Oratoires et chapelles, domus et villae. Une origine des monastères », BUCEMA Horssérie nº 10, 2016 (L’Origine des sites monastiques : confrontation entre la terminologie des sources textuelles et les données archéologiques), en ligne [http ://journals.openedition.org/cem/14477 ; DOI : https ://doi.org/10.4000/cem.14477], p. 5. 29. Cf. à ce propos J.-M. carrié, « Nommer les structures rurales entre fin de l’Antiquité et haut Moyen Âge : le répertoire lexical gréco-latin et ses avatars modernes », Antiquité tardive, 20, 2012, p. 25-46 ; 21, 2013, p. 13-31. La statistique lexicale et l’analyse sémantique paraissent mettre en évidence l’apparition, aux viie et viiie siècles, de villae d’un nouveau type, souvent liées à des monastères : N. Perreaux, « Chronologie, diffusion et environnement des villae dans l’Europe médiévale (viiexiiie siècles) : recherches sur les corpus diplomatiques numérisés », BUCEMA Hors-série nº 10, 2016 (L’Origine des sites monastiques), cit. n. 28, [en ligne] http ://journals.openedition.org/cem/14476 ; DOI : https ://doi.org/10.4000/cem.14476. 30. Monasterium autem, si possit fieri, ita debet constitui, ut omnia necessaria, id est, aqua, molendinum, hortum vel artes diversas intra monasterium exerceantur, ut non sit necessitas monachis vagandi foris, quia omnino non expedit animabus eorum : Regula Benedicti, chap. 66, reprenant la Regula Magistri, chap. 95, La Règle du Maître, éd. a. De voGüé, Paris, 1964 (Sources Chrétiennes, 105107), p. 446-447. 31. On a pu s’interroger à ce propos sur les rapports entre l’idéal antique de secessus in villam et celui de recessus in monasterium : O. norDerval, « The Benedictine Transformation of the Roman Villa Life », Acta ad archaeologiam et artium historiam pertinentia, 16, 2002, p. 31-38. Sur les catégories du victus et du vestitus, utilisées dans les Institutions cénobitiques de Cassien pour évoquer la « subsistance » des moines, cf. M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorumˮ. À propos de l’organisation socio-spaciale de la production et de l’approvisionnement des monastères dans l’Occident médiéval », dans Monachesimi d’Oriente et d’Occidente, cit. n. 11, p. 882-883, 892-893. 32. Hildemar, Commentaire à la Regula Benedicti, cap. 66, éd. R. MiTTelMüller, Regenburg, 1880, p. 606-607.

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la fonction économique de ces établissements les apparentent aux emporia ou aux wics, ces lieux d’échange d’un genre nouveau qui se sont substitués aux grandes cités portuaires de l’Antiquité33. Les archéologues observent sur ces sites des traces d’activités artisanales : des structures évoquant des ateliers, des scories de matériaux divers34. Les pratiques dont témoignent ces vestiges peuvent avoir été liées à des chantiers, aux différentes phases de construction ou de réaménagement des établissements religieux, mais également aux besoins et aux occupations ordinaires des moines et de leur personnel. La Règle de saint Benoît avait quant à elle mentionné la présence d’artifices au sein du monastère, en réclamant que ces « artisans » ne s’enorgueillissent pas des compétences techniques qu’ils maîtrisaient35. Une telle recommandation donne à penser que les artisans visés par le rédacteur de la Règle sont des moines, appelés dès lors à faire preuve de l’humilité qu’exige leur état. Dans les documents du haut Moyen Âge, on ne rencontre cependant guère de ces moines artisans ou techniciens semblables à ceux des textes égyptiens. Et il faut attendre l’époque carolingienne pour percevoir les officinae, comme les appelle le moine Hildemar, établies dans l’enceinte ou autour des complexes monastiques36. À cette époque 33. C. ciTTer, « La ricerca topografica per lo studio delle scelte insediative dei monasteri altomedievali », dans Monachesimi d’Oriente et d’Occidente, cit. n. 11, p. 567-587, ici p. 576-577, renvoyant notamment à T. PesTell, Landscapes of monastic foundations. The Establishment of Religious Houses in East Anglia, ca 650-1200, Woodbridge, 2004, ainsi que sa contribution dans ce volume. Voir aussi S. leBecq, « The role of monasteries in the systems of production and exchange in the Frankish world between the seventh and the beginning of the ninth centuries », dans I. L. hansen, C. wickhaM (éd.), The Long Eight Century, (« The Transformation of Roman World », 11), Leyde – New York – Cologne, 2000, p. 121-148. Sur la participation des monastères à la transformation de l’économie européenne : R. hoDGes, « Shrine franchises : monastic cities and the transformation of the European economy », dans iDeM, Dark Age Economics. A New Audit, Londres, 2012, p. 67-90. 34. Il faudrait ici mentionner une foison d’études. À titre d’illustration, je renvoie aux contributions réunies dans le Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre (buceMa), hors-série nº 8 (« Au seuil du cloître : la présence des laïcs (hôtelleries, bâtiments d’accueil, activités artisanales et de services) entre le ve et le xiie siècle »), 2015, sous la dir. de S. Bully et C. saPin, notamment : S. Bully, A. Bully et I. PacTaT, « Des traces d’artisanat dans les monastères comtois du haut Moyen Âge » ; É. louis, « Les indices d’artisanat dans et autour du monastère de Hamage (Nord) » ; P. MiGnoT, « Métiers d’artisan dans les abbayes ardennaises de Saint-Hubert et Stavelot-Malmedy (viie-xiie siècle) » (https ://journals. openedition.org/cem/13574). Ces structures précèdent parfois l’établissement monastique, comme ce semble être le cas à Romainmôtier, où les premiers moines s’installent au ve siècle dans un établissement gallo-romain dont la fonction était probablement artisanale : P. eGGenBerGer, « Romainmôtier (Suisse). Un monastère au passé millénaire », Dossiers de l’archéologie, hors-série nº 19 (« Cluny et ses influences en Europe »), 2010, p. 49-50. 35. Artifices si sunt in monasterio cum omni humilitate faciant ipsas artes, si permiserit abbas. Quod si aliquis ex eis extollitur pro scientia artis suae, eo quod uideatur aliquid conferre monasterio, hic talis erigatur ab ipsa arte et denuo per eam non transeat, nisi forte humiliato ei iterum abbas iubeat (Regula Benedicti, LVII. De artificibus monasterii, dans SC 182, p. 624). 36. Sunt enim officina domus, in quibus diversae artes operantur […] in monasterio diversae operationes in singulis locis fiunt, i.e. cum alii legunt, alii cantant, alii operantur aliquid manibus, alii laborant in coquina, et caetera his similia. […] officinum vero est, ubi aliquod opus Dei agitur vel artificia aliqua operantur (Hildemar, Commentaire à la Regula Benedicti, cap. 4, éd. r. MiTTelMüller, cit. n. 32, p. 182-183).

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toutefois, les différents types d’activités et de métiers qu’accueillent ces structures sont exercés en grande partie par d’autres que les religieux37.

ii. orGanisaTion Des acTiviTés eT Forces De ProDucTion II.1. Ascètes, « œuvres corporelles » et vie agricole L’organisation par les monastères d’activités de production, de transformation et d’échange ne fait pas de doute. En revanche, l’identité des agents, c’est-à-dire la nature des forces de production, est moins facile à saisir. En dépit des exhortations, adressées particulièrement aux moines, à s’adonner au labeur pour subvenir à leurs propres besoins, et en dehors de quelques textes hagiographiques vantant les activités de tel ou tel ascète remarquable, l’historien ne dispose guère d’informations sur la participation des religieux à la production : il pourrait de ce fait professer la même ignorance concernant les occupations des religieux que celle reconnue par Augustin, dans son traité De opere monachorum, quant à la nature des « œuvres corporelles » (corporale opus), comme il l’écrit, recommandées et pratiquées par saint Paul38. Du reste, si saint Paul, puis Augustin lient l’activité manuelle à la question de la subsistance, la seule nécessité de lutter contre l’acédie et l’oisiveté justifie qu’un religieux solitaire épuise son corps en s’adonnant à une activité qui peut n’avoir aucune fonction de production. Dans ses Institutions, Cassien donne ainsi l’exemple d’abba Paul qui, retiré au désert, disposait « des fruits de palmiers et d’un petit jardin qui lui assuraient sa nourriture en quantité suffisante » ; alors qu’il n’avait nul besoin de s’activer pour assurer sa subsistance, « il ramassait des feuilles de palmiers, en s’imposant chaque jour un poids fixe comme s’il devait s’en sustenter. Et lorsque sa grotte était pleine de l’activité d’une année, il mettait le feu, une fois par an, à ce labeur qui lui avait coûté tant de soin ». L’opus manuum n’est pas ici un moyen de subsistance, mais il permet à l’ermite, dit Cassien, « de persévérer dans sa cellule et de remporter une victoire complète sur l’acédie »39. Les activités liées à la culture et à la récolte faisaient l’objet de représentations contrastées. Nous venons de voir que, pratiquées par un ascète, elles sont parfois déconnectées de la question de la subsistance. Elles ont alors une fonction spirituelle et donnent parfois lieu à des lectures symboliques. Paulin de Nole (mort en 431) encourage ainsi ses amis à prendre soin de leurs terres, en notant que le Seigneur recourt souvent, dans les Évangiles, à des exemples tirés de la vie 37. Concernant les artisans au sein des monastères carolingiens, et tout particulièrement à Corbie, cf. ci-dessous. 38. Si corporale opus operabatur Apostolus, unde uitam istam sustentaret ; quid erat ipsum opus, et quando ei uacabat et operari et Euangelium praedicare ? Cui respondeo : Puta me nescire ; corporaliter tamen operatum esse, et inde in carne uixisse, non autem usum potestate quam Dominus Apostolis dederat, ut Euangelium annuntians de Euangelio uiueret, ea quae supra dicta sunt sine ulla dubitatione testantur (Augustin, De opere monachorum, cap. 13, col. 559-560). 39. Cassien, De institutis coenobiorum x, 25.

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agricole, cette dernière étant la figure de réalités supérieures : « aussi, lorsque tu es dans ton champ et que tu observes ta campagne, pense que tu es toi-même le champ du Christ et regarde-toi comme tu regardes ton champ »40. Le soin des terres auquel Paulin exhorte ses correspondants n’implique pas que ceux-ci participent personnellement à un labeur concret : ils peuvent se contenter d’organiser et d’administrer la mise en valeur de leurs possessions foncières. Et lorsqu’il est effectif, le soin des terres peut consister, chez les moines comme chez les aristocrates (certains sont l’un et l’autre), à une sorte de jardinage, comme celui auquel Jérôme incite le bien-nommé Rusticus en 411 ou 412 : « Sarcle la terre et divise des jardins en compartiments égaux, et quand tu auras semé les semences de légumes ou aligné les plantations, conduis-y de l’eau irriguée […] »41. Le jardinage auquel s’adonnent des aristocrates convertis se distingue de la culture des champs, considérée dans le monde gréco-romain comme une « œuvre servile » ou renvoyant à des formes de dépendance sociale42.

II.2. Une hiérarchisation des activités au sein des monastères Dans les textes de Pachôme, qui sont donc les premiers à envisager une organisation collective du labeur au sein des monastères, il n’est guère question de hiérarchie fondée sur la nature des activités menées au sein de la communauté. En revanche, dans un document rédigé vers 390, conservé et diffusé dans sa traduction latine par Jérôme, Orsiesius, troisième supérieur de la communauté de Tabennèse, dénonce les moines qui forcent leurs frères à un dur labeur, alors qu’eux-mêmes vivent dans l’oisiveté : en agissant ainsi, « nous considérons nos disciples comme des esclaves », « imposant sur les épaules de ces hommes des charges insupportables »43. Mais plus que les textes orientaux, ce sont les règles occidentales qui révèlent ce processus de hiérarchisation des activités au sein des établissements religieux : bien qu’il soit indispensable à la subsistance de ces établissements, le labeur de la terre y est envisagé comme la plus servile des activités, effectuée par des frères peu considérés ou déléguée à des cultivateurs extérieurs à la communauté, ouvriers dépendants ou rémunérés. 40. Et dominus in evangelio, quam multa de rusticis docuit exemplis […]. Igitur cum in agro es et rus tuum spectas te quoque ipsum Christi agrum esse cogita et in te sicut in agrum tuum respice (Paulin de Nole, Epist. 39, 2, cité par C. sFaMeni, Ville residenziali nell’Italia tardoantica, Bari, 2006, p. 267-268). 41. […] sariatur humus, areolae aequo limite diuidantur ; in quibus cum holerum iacta fuerint semina uel plantae per ordinem positae, aquae ducantur inriguae […] (Jérôme, Epistula 125 ad Rusticum, CSEL, 56, p. 130). 42. J.-M. salaMiTo, « De l’éloge des mains au respect des travailleurs : idées gréco-romaines et christianisme antique », dans La Main, Orléans, 1996, p. 51-75, ici p. 52-53 et 60-63. 43. Aut quae est ista iustitia : ut fratres affligamus labore, et ipsi uacemus otio ? Aut imponamus eis iugum quod ipsi ferre non possumus ? […] Unde et laborem et refrigerium cum ipsis habeamus communia, nec discipulos seruos putemus, et illorum tribulatio sit nostra laetitia, ne euangelicus nos cum Pharisaeis sermo corripiat : Vae uobis legisperitis, qui ligatis onera importabilia, et imponitis ea super umeros hominum, et ipsi ne digito quidem audetis attingere (A. Boon, Pachomiana latina, cit. n. 14, p. 112-113).

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La Règle du Maître consacre un long chapitre à l’opera corporalis, hoc est manuum, envisagée comme un remède à l’otium (chap. 50). Elle en détaille l’organisation : les frères qui se voient assigner par l’abbé un opus laboris sont répartis en groupes de dix, ou « décades », commandés par des prévôts (voir aussi chap. 11 : deux prévôts pour chaque décade) ; le labeur s’y effectue par plages de trois heures, insérées entre deux offices religieux. Les activités concernées par les prescriptions de la Règle sont, d’une part, le labeur de la terre, qui nécessite des déplacements hors du monastère, et, d’autre part, ce que nous appellerions l’artisanat : laborem aut terrenum aut cuiusuis artis. Le « labeur de la terre » est imposé aux frères qui ne maîtrisent aucune compétence technique et ne veulent ou ne peuvent apprendre (qui artes nesciunt, aut discere nolunt, aut non possunt). Au monastère, en effet, les artisans exercent une activité dans le domaine qu’ils maîtrisent, à moins que les intérêts du monastère n’exigent qu’ils cultivent la terre : il y a alors necessitas laboris terreni. On comprend que la production agricole n’est guère valorisée dans la Règle du Maître, qui recommande de prendre aussi en considération la qualité des frères : c’est aux « rudes » (ou « endurcis » : duricordes) et aux « simples » (simplices fratres) que sont attribuées les tâches pesantes – sans toutefois qu’on puisse les en accabler. Le principe selon lequel les convertis riches et puissants qui n’ont auparavant jamais œuvré de leurs mains se trouvent dispensés des rudes activités auxquelles sont parfois soumis les frères dits « rudes » ou « simples », justifié par Augustin dans son traité sur l’opus des moines, est fréquemment invoqué au cours du Moyen Âge44. Une règle gauloise du vie siècle prescrit « que celui qui n’a pas la force d’exercer une activité s’adonne à la lecture » et ajoute : « que celui qui ne cultive pas un champ se consacre deux fois plus au culte de Dieu ; et entre autres métiers, qu’il cherche à décorer des pages à la main, celui qui ne laboure pas avec la charrue […]. Celui qui n’a pas la force, comme nous l’avons dit plus haut, de pratiquer l’agriculture, peut lire ou écrire, ce qui est la plus noble des œuvres ; il peut encore pêcher, tresser des filets, confectionner les chaussures des frères ou exercer des métiers semblables »45. Le chapitre 86 de la Règle du Maître conseille même d’affermer les domaines agricoles du monastère (casas monasterii) afin d’épargner aux moines le travail des champs (agrorum laborem) et le soin du domaine (casae sollicitudinem), dès lors confiés à des fermiers ou ouvriers séculiers (conductor saecularis ou saeculi 44. Augustin, De opere monachorum, 25 et 32-33, que commente notamment A. De voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité. Le monachisme latin, vol. 3, Paris, 1996, p. 239242. On verra aussi ce qu’en dit I. rosé dans ce volume. 45. Ut quis non ualet insistere operi, det promptius operam lectioni ; quicumque agrum non excolit, Deum dupliciter colat, et inter reliqua etiam hanc quaerat artem, ut paginam pingat digito, qui terram non praescribit aratro. Nullus ergo, si quominus opera faciat, putet causam iustae excusationis afferre, quia qui, ut supra diximus, agriculturam exercere non ualet, legere, scribere, quod est praecipuum opus, piscium etiam prouidere capturam, rete texere, calciamenta fratribus praeparare uel reliqua quae similia sunt, facere atque implere potest (Règle adressée par l’évêque d’Uzès Ferréol à son collègue Lucrèce, évêque de Die, 28, 8-13, cf. A. De voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité. Le monachisme latin, vol. 9, Paris, 2005, p. 254).

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operarius)46. Il est, en effet, préférable que les « frères » qui sont des « êtres spirituels » (spiritales fratres) ne s’impliquent pas dans les « affaires séculières » (negotiis saecularibus), qu’ils se déchargent des soucis de l’exploitation agricole et perçoivent des « rentes annuelles ». S’ils devaient cultiver la terre, ce lourd labor leur ferait d’ailleurs perdre l’habitude de jeûner47. En délégant certaines des activités nécessaires à la subsistance de la communauté à des frères dits « rudes » ou « simples » et à des hommes du siècle, la Règle du Maître établit donc une hiérarchie parmi les activités organisées au sein et autour du monastère, confortant ainsi des distinctions sociales internes à la communauté, de même que la distinction entre celle-ci et ses agents.

II.3. Une division des tâches héritée de l’agronomie antique ? Comme l’a bien souligné Valentina Toneatto, la Règle de saint Benoît fait de l’abbé un « administrateur » (dispensator, nous reviendrons sur ce terme) qui doit rendre à Dieu les comptes de sa charge, définie comme une vilicatio, un terme qui renvoyait à la gestion des possessions foncières. Comme celle du Maître, la Règle de saint Benoît prévoit une répartition des moines en équipes de dix, dites « décanies », dirigées par un doyen. Ces regroupements ne sont toutefois pas mis en rapport avec l’exercice d’artes particuliers comme ils l’étaient dans les domus des monastères pachômiens. Ils ne sont pas même mis en rapport avec l’organisation des activités des moines, comme ils l’étaient dans la Règle du Maître : il s’agit d’une structure hiérarchique générale, adaptée à la mise en œuvre des préceptes de l’abbé48. Si la Règle ne le lie pas particulièrement au « travail de la terre », ce type de structure est néanmoins conforme aux recommandations des agronomes antiques49. Dans le premier livre de son De re rustica, au sein d’un chapitre consa46.

lxxxvi. De casis monasterii. Casas monasterii oportet esse locatas, ut omnem agrorum laborem, casae sollicitudinem, inquilinorum clamores, uicinorum lites conductor saecularis sustineat […]. Ergo monasterii casas ideo oportet esse locatas, ut in saecularibus rebus saeculi operarius occupetur […] (p. 350 et 352). 47. Quapropter, si nostra sollicitudine uel cura colantur, dum proficiunt corpori, animae impedimento constabunt. Melius est ergo eas sub alieni inpendio possidere et annuas pensiones securi suscipere, nihil nos nisi de sola anima cogitantes ? Nam si uolumus curam earum per spiritales fratres excolere, cum grauem eis laborem iniungimus, consuetudinem ieiunandi amittunt […] (p. 354). 48. Si maior fuerit congregatio, elegantur de ipsis fratres boni testimonii et sanctae conuersationis, et constituantur decani, qui sollicitudinem gerant super decanias suas in omnibus secundum mandata Dei et praecepta abbatis sui (Regula Benedicti, xxi. De decanis monasterii, dans SC 182, p. 538). Concernant la vilicatio (Regula Benedicti, LXIV), voir V. ToneaTTo, Les Banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), Rennes, 2012, p. 290. Voir aussi, sur les « décanies », Cassien, Inst. 4, 10 et 17. Dans la Règle de saint Benoît, les chefs des groupes de dix frères ne sont donc plus appelés praepositi comme dans la Regula Magistri, mais decani. Ce changement du nom vise à libérer le titre de praepositus pour une fonction nouvelle, celle de « second » de l’abbé (A. De voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité. Le monachisme grec, vol. 9, Paris, 2005, p. 125). 49. Comme le relève dans ce volume Alain Rauwel, à qui je dois cette notation, certains commentateurs de la Règle bénédictine avaient, au xixe siècle, bien remarqué ce lien entre l’organisation préconisée par les agronomes et les directives de Benoît.

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cré à l’organisation et à la surveillance de l’activité des esclaves, Columelle (ier siècle de notre ère) avait préconisé que ceux-ci fussent répartis, pour les travaux des champs, en groupes (« classes ») d’une dizaine d’hommes, « que les anciens appelaient décuries », répartition « très commode », notamment « pour le moniteur qui les dirigeait ». Columelle avait précisé que quand les champs occupent une vaste surface, chaque groupe doit œuvrer dans une zone distincte, de sorte que les esclaves ne soient pas dispersés, ni ne forment une foule au sein de laquelle personne ne comprend la tâche qui lui est assignée. L’ordinatio ainsi prônée par Columelle devait susciter l’émulation et permettre de repérer les paresseux50. Comme Columelle, la Règle du Maître insiste, il faut le relever, sur la surveillance que doivent exercer les prévôts sur ceux qui vaquent à diverses tâches en différents lieux (11, 23-26) : si deux prévôts surveillent chaque décade, c’est afin de leur permettre de suivre les frères qui s’écarteraient du groupe (11, 35-36). Les fondateurs ou organisateurs du monachisme antique connaissaient la littérature agronomique et pouvaient s’inspirer de ses conseils. Dans le chapitre 28 de son traité « Sur l’institution des lettres divines », juste avant de décrire le site de Vivarium aménagé sur ses terres, avec ses jardins irrigués et ses viviers, Cassiodore (mort vers 580) affirme que les moines doivent savoir « cultiver un jardin, s’occuper des champs et récolter des fruits » ; pour appuyer son propos, il renvoie alors aux œuvres des agronomes et cite notamment Columelle51. Au moins autant que de possibles continuités matérielles entre la villa antique et le monastère médiéval, c’est ce genre de références – rendues possibles par la copie des œuvres agronomiques de l’Antiquité au sein des scriptoria monastiques – qui apparentait les complexes religieux à des entreprises agricoles, et ce, même s’il faut admettre que les principes formulés par les agronomes antiques étaient désormais évoqués dans une autre perspective – par exemple à propos de l’ensemble des activités organisées dans les monastères, et non plus à propos des activités des esclaves.

II.4. Moines et dépendants La Règle de saint Benoît n’évoque que succinctement la culture des champs. Si le chapitre 48, consacré à l’opera manuum, envisage que les frères puissent participer à la récolte (ad fruges recolligendas), ce n’est qu’en cas de nécessité 50. Classes etiam non maiores quam denum hominum faciundae, quas decurias appellaverunt antiqui et maxime probaverunt, quod is numeri modus in opere commodissime custodiretur nec praeeuntis monitoris diligentiam multitudo confunderet. Itaque si latior est ager, in regiones diducendae sunt eae classes dividundumque ita opus, ut neque singuli binive sint, quoniam dispersi non facile custodiuntur ; nec tamen supra decem, ne rursus, ubi nimia turba sit, id opus ad se pertinere singuli non existiment. Haec ordinatio non solum concitat aemulationem, sed et deprehendit ignavos […] (Columelle, Res rustica, livre i, cap. 9, éd. et trad. H. BoyD, ash, Londres - Cambridge Mss., 1960, p. 98-100). 51. Quia nec ipsum est a monachis alienum hortos colere, agros exercere, et pomorum fecunditate gratulari […]. In agris colendis, in apibus, in columbis, necnon et piscibus alendis inter caeteros Columella et Aemilianus auctores probabiles exstiterunt […] (Cassiodore, De institutione divinarum litterarum, PL 70, 1142-1143).

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impérieuse : si necessitas loci aut paupertas exegerit. Cette formulation, ainsi que les plaintes et les « murmures » qu’un tel labeur peut faire naître chez les frères, et que dénonce la Règle, indique que l’agriculture ne fait pas partie des activités habituelles des moines. La Règle ne l’exclut certes pas et envisage même un allégement ou une rupture des jeûnes pour les religieux occupés aux champs52, mais elle recommande que les frères ne franchissent pas la clôture de leur établissement, un interdit rendant fort malaisé le labeur aux champs. Comme le fait remarquer Jean-Pierre Devroey, la liste des fautes susceptibles d’être commises par les moines, énumérées dans le chapitre 46 de la Règle, donne une idée de leurs occupations en dehors de la prière et de la lectio : les frères s’activent à la cuisine, au cellier, à la boulangerie ou au jardin, mais pas sur les terres de la communauté53. Les règles monastiques qui mentionnent des tâches manuelles accomplies par les moines envisagent des activités qui ont lieu à l’intérieur de la clôture54. La culture des champs semble ainsi avoir été le plus souvent accomplie par des hommes en situation de dépendance, étroitement contrôlés, à l’image de ces deux frères, évoqués dans la Vie des Pères du Jura, qui projettent de quitter le cenobium dirigé par l’abbé Romain. L’auteur du texte signale que, dans leur tentative de fuite, ils ont voulu emporter avec eux leurs outils, un sarcloir et une hache – vol d’autant plus grave que, selon plusieurs règles monastiques, les outils utilisés et gardés au monastère sont assimilés à des biens sacrés, au même titre que les vases d’autel55. Ainsi l’un des rares textes du haut Moyen Âge qui met en scène des ascètes s’adonnant « en vrais moines » à la culture de la terre évoque-il également des cultivateurs qui dépendent des religieux. Le statut des deux frères du Jura entreprenant de fuir est loin d’être clair, mais il semble, d’une part, que la pratique du labeur agricole caractérise leur mode de vie autant que leur profession religieuse et, d’autre part, qu’ils ne sont pas libres de leurs déplacements56. Les « vrais moines » du Jura auraient-ils progressivement abandonné les tâches 52. Ce point avait retenu l’attention d’A. De voGüé, « Travail et alimentation dans les règles de saint Benoît et du Maître », Revue bénédictine, 74, 1964, p. 242-251. 53. J.-P. Devroey, « Ad utilitatem monasterii. Mobiles et préoccupations de gestion dans l’économie monastique du monde franc », Revue Bénédictine, 103, 1993, p. 232. 54. Voir M. lauwers, « Opus manuum et labor agrorum », cit. n. 31, p. 887-889. 55. Regula Benedicti, chap. 31. Selon la Règle du Maître, le moine qui voulait s’en aller devait jurer qu’il n’emportait aucun bien du monastère. Une règle colombanienne, peut-être composée par Jonas de Bobbio (mort après 659) pour le monastère féminin de Faremoutiers, prescrit que les ustensiles utilisés au monastère, y compris pour le service des hôtes, soient « manipulés et conservés comme s’ils avaient été consacrés à Dieu (ac si sacrata Deo) ». Selon cette règle, tout objet entrant dans la clôture est soumis à un rituel de sacralisation : avant d’être porté dans le cellier, il est déposé devant l’oratoire du monastère (Regula cuiusdam ad virgines, chap. 3, 22 et 3, 12, cité par a. DieM, « The stolen glove : On the hierarchy and power of objects in Columbanian monasteries », dans K. PansTers et A. PlunkeTT-laTiMer (éd.), Shaping Stability. The Normation and Formation of Religious Life in the Middle Ages, Turnhout, 2016, p. 51-67). 56. Vie des Pères du Jura, chap. 79, cité par R. alciaTi, « Un sistema agricolo familiare ovvero ciò che è chiamato il monachesimo del Giura », dans V. neri et B. GiroTTi (éd.), La famiglia tardoantica. Società, diritto, religione, Milan, 2016, p. 129-144, ici p. 137, et iDeM, Monaci d’Occidente, cit. n. 4, p. 130.

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agricoles pour les déléguer à une certaine catégorie de frères ? En tout cas, les moines se mettent à percevoir des rentes, ainsi que l’indique quelques décennies plus tard Grégoire de Tours57. Rédigée au ixe siècle, la Vie de l’ermite Trudpert, établi dans la Forêt Noire, mentionne avec beaucoup d’insistance les « pieux labeurs » (piis incipiens laboribus excolere) que, « n’épargnant aucune de ses forces », le saint ne cessait d’offrir à Dieu. Jour et nuit, Trudpert « s’adonnait au labeur, tant dans ses œuvres que dans sa prière » (laborem tam in opere quam etiam in oratione). L’ermite avait reçu des terres et les hommes pour les cultiver : ces servi soumis à son autorité se trouvèrent dès lors engagés dans le même labor que celui auquel s’adonnait leur maître. Parmi ces hommes asservis, deux frères (la Vie des Pères du Jura auraitelle servi de modèle à l’hagiographe ?) ne supportaient plus « l’énorme et vain labeur » (tam immensum vanumque laborem) auquel les forçait le « serviteur de Dieu » – servi liés à la terre, servus Dei : l’auteur du texte joue bien évidemment du vocabulaire lié au « service ». Le labeur imposé aux hommes asservis leur paraissait-il d’autant plus vain qu’il n’était pas strictement destiné à la subsistance ? Quoi qu’il en soit, après trois années de soumission à ce régime, les deux servi récalcitrants profitèrent d’un moment d’assoupissement de Trudpert, harassé lui-même par le labor, se saisirent d’une hache et frappèrent à mort l’ascète58. Les vicissitudes racontées dans la Vie de l’ermite (et martyr) Trudpert ne sont peut-être pas représentatives des rapports ordinaires entre religieux et cultivateurs au sein des ensembles monastiques du ixe siècle. Elles montrent cependant, comme le faisait déjà la Vie des Pères du Jura, que les moines recourent à une main-d’œuvre plus ou moins captive pour exploiter leurs terres. Le processus de « liturgisation » des occupations monastiques, qu’observe Isabelle Rosé dans les commentaires carolingiens de la Règle de saint Benoît, conforte en tout cas, au sein des complexes monastiques, une structure bipartite selon laquelle les moines se trouvent engagés dans l’opus Dei, tandis que des frères de statut inférieur ou des dépendants assurent le labor des champs. C’est en ce sens qu’à la suite d’Isidore de Séville, Benoît d’Aniane assimile l’agriculture à une « œuvre servile » (opus servorum)59. Les synodes réunis à Aix-la-Chapelle en 816 et 817, dont les décisions sont reprises dans un « capitulaire monastique » élaboré par Benoît 57. L. riParT, « De Lérins à Agaune : le monachisme rhodanien reconsidéré », dans Monachesimi d’Oriente et d’Occidente, cit. n. 11, p. 123-186, ici p. 169-170. 58. Passio Thrudperti martyris Brisgoviensis, cap. 5, MGH SRM 4, p. 359-360. Je dois la connaissance de ce texte à Nicolas Schroeder. 59. Benoît d’Aniane met sur le même plan l’agriculture et la construction : Aedificiorum autem constructio uel cultus agrorum ad opus seruorum pertinebunt (Benedicti Anianensis Concordia regularum, 55, 17, éd. P. Bonnerue, CC Cont.Med. 168A, Turnhout, 1999, p. 480). Il reprend la Règle des moines d’Isidore (5, 7), selon laquelle « les jardins potagers et la préparation des mets sont à réaliser par les moines de leurs propres mains, tandis que la construction des bâtiments et l’agriculture seront la tâche de leurs serviteurs » (ou « de leurs serfs », des dépendants en tout cas) : Hortos olerum uel adparatus ciborum propriis sibi manibus fratres exerceant ; aedificiorum autem constructio uel cultus agrorum ad opus seruorum pertinebunt (A. De voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité. Le monachisme latin, vol. 11, Paris, 2007, p. 133-134).

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d’Aniane, prescrivent du reste que les moines ne « circulent » pas à l’extérieur de leur monastère, notamment pour se rendre sur les terres de leur établissement, en passant « d’un domaine à l’autre »60. Les possessions des religieux sont cultivées par des familiers, dépendants, serviteurs ou serfs, et certains de ceux-ci œuvrent également à l’intérieur de l’enceinte monastique, ainsi que le révèlent, par exemple, en 816, les statuts de Murbach à propos des ateliers de foulons, de tailleurs et de cordonniers61. Le règlement mis au point en 822 pour le monastère de Corbie évoque quant à lui différents groupes de « provendiers » dont certains évoluent à l’intérieur de la clôture, infra monasterium (des cordonniers, palefreniers, foulons, fondeurs, forgerons, orfèvres, fabricants de boucliers, parcheminiers, charpentiers, maçons, préposés au bois de la boulangerie, etc.), tandis que d’autres dépendants opèrent à l’extérieur, extra monasterium : au moulin, à la pêcherie, à l’étable ou dans les champs62.

II.5. Une production polarisée par les monastères Dans le haut Moyen Âge, une part non négligeable des activités agricoles et artisanales paraît avoir été organisée autour de grands monastères. Les autorités carolingiennes font de ces établissements des lieux centraux de production, de stockage et d’échange. Des officinae y sont aménagées, destinées au dépôt et à la transformation des produits63. Il y a bien là un changement par rapport à l’idéal de rupture et d’autarcie que suppose la Règle de saint Benoît : contrôlant la production et organisant la circulation des fruits de la terre, les monastères se trouvent désormais inscrits dans la structure sociale. Cette position nécessite, au-delà du contrôle des frères par les officiers monastiques, une surveillance des cultivateurs par les moines ; elle entraîne vraisemblablement une augmentation de la produc60. Ut villas frequenter et nisi necessitas coegerit non circumeant neque suis illas monachis custodiendas committant. Et si eos ire ad eas necessitas fuerit expleto necessitatis negotio ad sua mox monasteria redeant (Legislatio Aquisgranensis : Synodi primae Aquisgranensis decreta authentica, 23 août 816, chap. 24, Initia consuetudines Benedictinae. Consuetudines saeculi viii et ix, dir. K. hallinGer, Siegburg, 1963 (Corpus Consuetudinum Monasticarum, 1), p. 464). Voir aussi Regula s. Benedicti Anianensis (818/819 ?), chap. 20, ibid., p. 521 ; Capitulare Monasticum, chap. 26, MGH. Capitularia regum Francorum, 1, éd. A. BoreTius, Hanovre, 1883, p. 345 ; Collectio capitularis Benedicti Levitae (post 830), chap. 26, Initia consuetudinis Benedictinae, p. 548. 61. Actuum praeliminarium synodi primae Aquisgranensis commentationes sive Statuta Murbacensia, cap. 5, Initia consuetudinis Benedictinae, p. 444. Ce passage est relevé par J.-P. Devroey, « Ad utilitatem monasterii. Mobiles et préoccupations de gestion dans l’économie monastique du monde franc », Revue Bénédictine, 103, 1993, p. 224-240, ici p. 232. 62. Sur ce texte (cf. ci-dessous note 70), voir notamment F. Marazzi, Le città dei monaci. Storia degli spazi che avvicinano a Dio, Milan, 2015, p. 258-263. 63. J. henninG, « Strong rulers – weak economy ? Rome, the Carolingiens and the archaeology of slavery in the first millenium AD », dans J. Davis, M. MccorMick (dir.), The Long Morning of Medieval Europe : New Directions in Early Medieval Studies, Aldershot – Burlington, 2008, p. 33-53. Selon J. Henning, la politique carolingienne aurait finalement entraîné une crise générale par excès d’administration, un avis que ne partagent pas J.-P. Devroey, ni C. Wickham.

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tion, que plusieurs historiens perçoivent à l’époque carolingienne. Le contrôle des activités accomplies par différents groupes de cultivateurs, ouvriers et serviteurs, en divers lieux, s’accompagne de la mise au point de procédures d’enquête et de collecte fondées sur de nouveaux usages de l’écrit, comme l’attestent à partir du ixe siècle l’élaboration d’inventaires dressant l’état des patrimoines des établissements religieux, la rédaction de polyptyques, puis de censiers estimant les capacités contributives des cultivateurs ou les revenus attendus par les moines, ou encore la rédaction de divers documents comptables, liés notamment à la perception de rentes64. Des « brefs » ou « statuts », comme ceux de l’abbaye de Corbie en 822, réglementent l’administration des possessions monastiques et les devoirs des dépendants. De tels instruments de gestion contribuent à formaliser et à fixer les relations entre les moines et les cultivateurs65. Moins qu’un rythme de vie fondé sur l’alternance entre « prière » et « travail » – ainsi que le voudrait une conception du monachisme bénédictin qui doit beaucoup aux idéaux du xixe siècle –, ce sont une position de domination sociale et un certain impérialisme de l’opus Dei qui ont caractérisé le fonctionnement des monastères dans la période médiévale et ont incité les moines à déléguer et à surveiller non pas sans doute toute activité manuelle, mais du moins le labeur des champs et nombre d’activités artisanales. En recourant à un vocabulaire wébérien, on peut suggérer qu’une conduite rationnelle orientée par l’opus Dei les a en quelque sorte placés en surplomb du système de production agricole : les ascètes ont alors organisé rationnellement les activités d’hommes et de femmes établis dans leur dépendance. Si un tel système apparaît nettement au ixe siècle, il semble avoir été déjà en germe dans les premiers règlements monastiques élaborés en Occident, à partir des ve et vie siècles.

iii. le sens Du laBeur : « service » eT reDisTriBuTion III.1. Servitium : moralisation et spiritualisation de la dépendance Les autorités ecclésiastiques avaient très tôt entrepris de moraliser les liens de dépendance subordonnant les cultivateurs aux possesseurs de la terre. L’évêque Ambroise de Milan s’était ainsi préoccupé du sort réservé aux mercennarii, un terme attesté dans la Bible latine pour désigner les ouvriers agricoles, souvent méprisés, qui ne recevaient pas toujours une juste rémunération. Dans un traité rédigé dans la seconde moitié des années 380, Ambroise en appelle à la justice 64. Voir la synthèse d’É. renarD, « Administrer des biens, contrôler des hommes, gérer des revenus par l’écrit au cours du premier Moyen Âge », dans X. herManD, J.-F. nieus et É. renarD (éd.), Décrire, inventorier, enregistrer entre Seine et Rhin au Moyen Âge, Paris, 2012, p. 7-36, qui propose une typologie de ces écrits. 65. Sur ce dernier point, cf. L. Feller, « Les écritures de l’économie au Moyen Âge », Revue historique, 693, 2020, p. 25-65, ici p. 47.

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pour ces mercennarii-ouvriers. Ce type d’exhortation est répété dans les siècles suivants et, au xe siècle, l’évêque Rathier de Vérone menace de châtiments divins celui qui spolie son « mercenaire »66. Ambroise avait rappelé que tout chrétien est un mercennarius Christi qui attend la rémunération à laquelle ses actes peuvent donner droit. Comme l’écrit Jean-Marie Salamito, l’évêque de Milan procède ainsi à une spiritualisation – et à une forme de légitimation – des liens de dépendance, d’autant que ceux-ci caractérisent tout fidèle du Christ : Omnes mercennarii, omnes operarii, écrit-il67. De même, Rathier pense qu’au regard de Dieu, le dominus et le servus sont conservi, « compagnons de servitude »68. Tout en affirmant la nécessité de moraliser la domination sociale, les autorités ecclésiastiques euphémisent les rapports de dépendance, qu’ils confondent avec la condition générale de l’humanité. Ce type de discours est également tenu au sein des monastères recourant à une main-d’œuvre dépendante69. Au début du ixe siècle, l’abbé Adalhard de Corbie mentionne ainsi, sur un ton moralisateur, la souffrance des cultivateurs qui résident sur les terres des moines et appartiennent à leur familia. Il s’inquiète de l’« affliction » qui les accable lorsqu’ils sont forcés de porter au monastère les fruits de leur labeur : de certaines exploitations, « il est non seulement difficile, mais presque impossible, d’acheminer au monastère les récoltes rassemblées sur place sous forme de gerbes ou le foin collecté, sans causer un grand tourment à la familia ». Pour autant, ces fruits destinés à la subsistance des frères et des pauvres ne doivent pas se perdre : S’il n’y a pas de possibilité pour la familia d’acheminer la dîme en raison de la distance, il faut trouver une solution, avec l’aide de Dieu, afin que le produit de la dîme ne reste pas sur place et que ne soit pas ainsi commis un péché à l’encontre des pauvres ; il faut trouver une solution grâce à l’inspiration divine afin que ne se perde tout le fruit du labeur produit en des lieux tellement éloignés qu’ils rendent impossible l’acheminement des gerbes et du foin (bien que les grains puissent quant à eux être transportés) ; il ne faut pas que la familia soit exténuée ni que la dîme soit soustraite. […]70.

66. N. carrier, « Travail et servitude paysanne aux xe et xie siècles. Autour de Rathier de Vérone et Adalbéron de Laon », Histoire et Sociétés Rurales, 51, 2019, p. 7-40, ici p. 15. 67. Ambroise de Milan, De Tobia, 24, 92, cité par J.-M. salaMiTo, « De l’éloge des mains », cit. n. 42, p. 65-66, qui évoque, dans un sens un peu différent de ce qui est exposé ici, une « spiritualité de la dépendance » (p. 67). Voir aussi L. cracco, ruGGini, « Ambrogio di fronte alla compagine sociale del suo tempo », dans Ambrosius episcopus. Atti del Congresso internazionale di studi ambrosiani, t. 1, Milan, 1976, p. 230-265. 68. N. carrier, « Travail et servitude », cit. n. 66, p. 14. 69. M. lauwers, « Le “travailˮ sans la domination ? Notes d’historiographie et de sémantique à propos du labeur des cultivateurs dans l’Occident médiéval », dans A. Dierkens, N. schroeDer, A. wilkin (dir.), Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ? Études offertes à Jean-Pierre Devroey, Paris, 2017, p. 303-332, en particulier p. 311-317. 70. Consuetudines Corbeienses, éd. J. seMMler, dans Corpus Consuetudinum Monasticarum, dir. K. hallinGer, t. 1, Siegburg, 1963, p. 355-422, ici p. 390-394.

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Il est possible que les préoccupations exprimées par Adalard fassent écho à des protestations émanant de la familia monastique, mais dans ce cas, celles-ci sont bien masquées et, loin de mettre en cause les rapports dépendance, le souci affiché par l’abbé de Corbie pour le sort des cultivateurs participe à un ensemble de mesures destinées à en régler les modalités de manière efficace, afin d’améliorer l’approvisionnement au sein de son établissement. Trois siècles plus tard, dans un tout autre contexte, polémique, sur lequel je reviendrai plus loin, l’abbé d’un autre monastère important, Cluny, ne s’éloigne guère de ce cadre général lorsqu’il vante la manière « religieuse » dont les moines s’occupent de leurs terres, des hommes et des femmes qui les mettent en valeur, en affirmant que cette gestion mieux réglée et plus morale que celle assurée par les possesseurs laïcs évite les tentatives de fuite des dépendants – on se rappelle ici l’épisode de la fuite des deux frères du Jura : Car tout le monde sait comment les seigneurs séculiers exercent leur domination sur leurs paysans, leurs serfs et serves. Non contents, en effet, du service usuel qui leur est dû, ils revendiquent les biens avec les personnes et les personnes avec les biens, sans jamais faire miséricorde. C’est ainsi que, sous prétexte de collecter leur cens annuel, ils les détroussent de leurs biens, trois ou quatre fois l’an, voire autant de fois qu’ils le veulent, les affligent d’innombrables services, leur imposent de lourds et insupportables fardeaux. Ils les contraignent de la sorte, la plupart du temps, à abandonner leur propre bien et à fuir vers d’autres lieux et, pire encore, ces mêmes personnes, que le Christ a rachetées si chèrement, c’est-à-dire par son précieux sang, ils ne craignent pas de les vendre pour un prix aussi vil que de l’argent. Au contraire, les moines, s’ils ont [ce genre de dépendants], ne les détiennent pas de cette manière, mais très différemment. En effet, c’est légitimement et selon ce qui leur est dû qu’ils ont recours aux services de paysans pour leur subsistance ; ils ne les tourmentent pas par leurs exactions, ne leur imposent rien d’insupportable ; quand ils voient qu’ils manquent de quelque chose, c’est même de leurs biens qu’ils prennent pour les secourir. Quant aux serfs et aux serves, ils ne les traitent pas comme tels, mais comme des frères et des sœurs, ne recevant leurs marques de respect que pour pouvoir marquer la différence, ils ne supportent pas qu’on leur fasse endurer quelque mauvais traitement […]71.

71. Patet quippe cunctis, qualiter saeculares domini rusticis seruis, et ancillis dominentur. Non enim contenti sunt eorum usuali et debita seruitute, sed et res cum personis, et personas cum rebus sibi semper immisericorditer uendicant. Inde est, quod preter solitos census, ter aut quater in anno, uel quotiens uolunt, bona ipsorum diripiunt, innumeris seruitiis affligunt, onera grauia et importabilia imponunt, unde plerumque eos etiam solum proprium relinquere et ad peregrina fugere cogunt, et quod deterius est, ipsas personas quas tam caro praecio hoc est suo Christus sanguine redemit, pro tam uili hoc est pecunia uenundare non metuunt. Monachi uero tam et si haec habeant, non tamen similiter sed multum dissimiliter habent. Rusticorum namque legitimis et debitis solummodo seruitiis ad uitae subsidia utuntur, nullis exactionibus eos uexant, nichil importabile imponunt, si eos egere uiderint, etiam de propriis sustentant. Seruos et ancillas non ut seruos et ancillas sed ut fratres et sorores habent, discretaque ab eis pro possibilitate obsequia suscipientes, nichil grauaminis

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En rappelant le rôle du monastère dans l’organisation de la subsistance (des frères, des dépendants, des pauvres), l’abbé de Cluny en vient donc à affirmer la fraternité et la sororité des serfs et des serves. Frères et sœurs dans le service : à la suite de Ludolf Kuchenbuch et de Julien Demade, plusieurs contributions du présent volume relèvent dans les documents issus de la plume de moines l’usage d’un lexique du « service » (servitium), tant pour désigner les tâches des cultivateurs sur les terres monastiques que celles des artisans au sein de l’espace claustral. Les uns et les autres sont des servientes, des famuli qui accomplissent un servitium auprès des religieux. La notion de servitium recouvre à la fois l’activité productive que peuvent réquisitionner les seigneurs et le prélèvement opéré sur une part du produit de cette activité72. Comme le fait remarquer Didier Méhu à propos du vocabulaire des chartes de l’abbaye de Cluny, les famuli désignent plutôt les serviteurs agissant à l’intérieur de la clôture, tandis que les servientes sont plutôt ceux qui s’activent à l’extérieur. Mais les régisseurs et les agents seigneuriaux des moines sont aussi des famuli73. Il arrive par ailleurs que les deux termes, servientes et famuli, soient employés l’un pour l’autre. Enfin, ces termes sont également utilisés pour qualifier les moines eux-mêmes, « serviteurs de Dieu » ou « serviteurs du Christ ». À Cluny, tous, cultivateurs, artisans, religieux se trouvent ainsi « réunis par leur condition commune à l’égard de saint Pierre, du convent et de l’Ecclesia Cluniacensis ». Tous sont « frères » (et « sœurs »), écrit Pierre le Vénérable. Les dépendants « sont soumis au jus, dominium et regimen de Cluny parce qu’ils résident sur ses terres, parce qu’ils se sont recommandés aux moines ou parce qu’ils leur ont été donnés »74, et les moines, qui accomplissent le servitium de saint Pierre et de Dieu, se trouvent dans une situation analogue75.

III.2. Monastères, stockage et redistribution Le « service » représente l’horizon de toute forme de production organisée au sein des monastères, car celle-ci vise d’une part à assurer la subsistance des religieux, et d’autre part à favoriser la distribution d’une partie des biens produits à des

72.

73. 74. 75.

eos incurrere patiuntur […] (Pierre le Vénérable, Ep. 28, p. 86-87). Je modifie un peu la traduction de C. vuillauMe, L’Amitié à l’épreuve de la diversité. Pierre le Vénérable, Bernard de Clairvaux, Correspondance, Saint-Léger éditions, 2009, p. 75-165, ici p. 137. À propos du servitium, J. DeMaDe, Ponction féodale et société rurale en Allemagne du sud (xiexvie siècle). Essai sur la fonction des transactions monétaires dans les économies non capitalistes. Thèse de doctorat de l’Université Marc Bloch (Strasbourg 2), 2004, p. 28-121, évoque soit la « ponction immédiate de la totalité d’une activité déterminée » (c’est-à-dire le « travail forcé » ou la « corvée »), soit la « ponction médiate d’une partie d’une production » (c’est-à-dire les « prélèvements »). I. cochelin, « Les famuli à l’ombre des monastères (Cluny et Fleury, xe et xie siècles) », dans O. Delouis, M. Mossakowska-GauBerT (dir.), La Vie quotidienne des moines en Orient et en Occident (ive-xe siècle), vol. 2 (Questions transversales), Le Caire - Athènes, 2019, p. 321-344, ici p. 326-327. D. Méhu, Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny, xe-xve siècle, Lyon, 2001, p. 301-302. Entre les famuli et les religieux, il y avait en outre quelques tâches partagées qui pouvaient également justifier la dénomination commune, y compris relevant de la liturgie : I. cochelin, « Les famuli à l’ombre des monastères », cit. n. 73, p. 328-330.

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« hôtes » et à des « pauvres ». Comme je l’ai déjà suggéré, ce système valorise moins la production en tant que telle que sa polarisation par le monastère, c’est-à-dire la circulation des fruits de la terre vers le monastère, puis leur redistribution à partir du monastère. Cette redistribution est constamment mise en valeur dans les textes depuis l’Antiquité, au nom du principe de la dispensatio76. L’Église semble avoir été pendant longtemps l’institution la mieux organisée pour prélever – de façon extensive et régulière – une part des fruits de la terre et les concentrer en un certain nombre de lieux, notamment monastiques, où l’on procédait à des distributions, plus ou moins réelles, plus ou moins symboliques77. Il est intéressant de relever que les développements consacrés au circuit de la production des grains dans les « statuts » mis au point en 822 par l’abbé Adalhard de Corbie sont regroupés dans un « bref » portant sur l’annona, le terme même qui désignait l’approvisionnement et les distributions de blé dans la Rome antique, et qui semble, dans beaucoup de documents du haut Moyen Âge, renvoyer de manière générale aux céréales. Au sein des « statuts », ces dispositions prennent place après deux autres brefs, l’un relatif aux « provendiers », les serviteurs dépendants nourris au monastère, et l’autre à l’accueil ou « hôpital des pauvres ». Quant à celui qui suit les prescriptions sur les grains, il concerne la « porte du monastère », notion renvoyant tout à la fois à l’institution, au lieu et aux officiers chargés de la distribution des céréales, à Corbie comme dans d’autres abbayes de l’époque carolingienne, puis de l’âge féodal78. Il est difficile d’apprécier l’ampleur et parfois la réalité des pratiques de redistribution que suppose le principe de la dispensatio, mais à Cluny, au xie siècle, les pauvres et les hôtes étaient chaque jour aussi nombreux que les moines à recevoir leur pitance, et le monastère procédait en outre régulièrement à de grandes distributions : au début du Carême, 250 porcs salés, partagés entre des milliers de pauvres79. C’est au regard de cette circulation des fruits de la terre qu’il faut comprendre les systèmes de transport et de dépôt mis en place par les grands monastères à partir des viiie-xe siècles80. Alors que les produits agricoles sont acheminés vers 76. La fonction structurante de la notion de dispensatio dans l’idéologie ecclésiale est relevée par V. ToneaTTo, Les Banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), Rennes, 2012, passim, et E. Bain, Église, richesse et pauvreté dans l’Occident médiéval. L’exégèse des Évangiles aux xiie-xiiie siècles, Turnhout, 2014, en particulier p. 240-251. Sur l’abbé dispensator dans la Règle de saint Benoît, cf. ci-dessus, note 48. 77. Le prélèvement des dîmes, imposé à partir de l’époque carolingienne, participe à la même dynamique : M. lauwers (dir.), La Dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012. 78. Consuetudines Corbeienses, éd. J. seMMler, dans Corpus Consuetudinum Monasticarum, dir. K. hallinGer, t. 1, Siegburg, 1963, p. 355-422. Les différents brevia sont, dans l’ordre, les suivants : i. De prouendariis ; ii. De hospitio pauperum ; iii. De annona ; iv. Haec est ordinatio hortorum ; v. Ordinatio refectorii siue coquinae fratrum ; vi. De porta et decimis ; vii. De numero et diuisione porcorum ; viii. De uestiario autem fratrum. Les titres sont ceux de l’éditeur, mais celui-ci reprend les mots du début de chaque « bref ». 79. G. DuBy, « Le budget de l’abbaye de Cluny entre 1080 et 1155. Économie domaniale et économie monétaire » (1972), repris dans iDeM, Hommes et structures du Moyen Âge, Paris - La Haye, 1973, p. 61-82, ici p. 63, à partir des coutumes d’Udalrich en 1080 (PL 149, 753). 80. Pour une synthèse : J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans le monde des Francs (vie-ixe siècle), Bruxelles, 2006, notamment p. 551-559.

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les centres monastiques depuis les exploitations domaniales, les opérations de stockage sont particulièrement bien maîtrisées par les moines : l’archéologue Christopher Loveluck constate que les structures de dépôt et de conservation étaient particulièrement nombreuses et développées, dans le haut Moyen Âge, au sein des monastères et de leurs dépendances81. Une fouille récemment menée sur le site de l’abbaye de Solignac, près de Limoges, a par exemple révélé, au sein d’un espace délimité par une tranchée, une série de fosses-silos associées à des réserves hors sol et à des structures de combustion datant des viie et viiie siècles, qui témoignent de procédures de constitution de réserves à moyen terme82. Ce sont encore des fouilles archéologiques qui ont mis au jour autour de la clôture des monastères de Saint-Bénigne de Dijon et de Notre-Dame de Nevers des zones plurifonctionnelles qui accueillent, jusqu’au xiie siècle, des silos, des officines et des lieux d’habitation assez frustes, servant peut-être de logement à des serviteurs laïcs83. Quant au célèbre Plan de Saint-Gall, probablement confectionné à l’abbaye de Reichenau entre 819 et 826, il ne mentionne pas les silos, mais donne à voir, parmi les bâtiments constitutifs du vaste ensemble monastique dont il dresse schématiquement la figure idéale, des édifices plus monumentaux, comme cet horreum, « réserve pour la moisson annuelle » (repositio fructuum annalium), une grange donc, munie d’une « aire dans laquelle sont battus les grains et les pailles ». Comme l’indique le titulus placé sous le rectangle symbolisant ce bâtiment, « ici, le labeur s’applique sans relâche à secouer tous les fruits » (frugibus hic instat cunctis labor excutiendis). Un autre ensemble d’édifices représentés sur le Plan de Saint-Gall comprend un « lieu pour torréfier les grains » (locus ad torrendas annonas) jouxtant des « logis pour les serviteurs » (famulorum cubilia). Enfin, un carré indique un « grenier où l’on conserve le froment nettoyé » (granarium ubi mundatum frumentum seruetur)84. Le transfert des fruits de la terre vers les centres monastiques s’accompagna d’une forme de sacralisation de la production entrée et conservée au sein de la clôture. Les lieux de battage et de stockage des céréales faisaient du reste l’objet 81. Christopher loveluck, Northwest Europe in the Early Middle Ages, 600-950. A Comparative Archaeology, Cambridge, 2013, en particulier p. 111-112. 82. D. PalouMBas-oDile, Place Lemaigre Dubreuil, Solignac. Rapport final d’opération archéologique préventive, Bureau d’investigations archéologiques HADES, 2016, en particulier vol. 1, p. 167-171. Je remercie Yoan Mattalia de m’avoir informé de cette fouille. 83. B. sainT-Jean viTus, « Marges et périphéries d’abbayes, témoins de vie laïque au service des moines, à Dijon et Nevers aux xe-xiiie siècles », dans N. reveyron, O. Puel, C. GaillarD (éd.), Architecture, décor, organisation de l’espace : les enjeux de l’archéologie médiévale. Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’art du Moyen Âge offerts à Jean-François Reynaud, Lyon, 2013, p. 105-116. 84. Les tituli du Plan sont accessibles en ligne sur le site Carolingian Culture at Reichenau and St. Gall : http ://www.stgallplan.org/StGallDB/plan_components/public_list_berschin_english. Concernant les figures et les tituli renvoyant au stockage sur le Plan de Saint-Gall : J.-P. Devroey, « Les céréales dans les réseaux de la grande propriété foncière à l’époque carolingienne. Modalités de stockage et de distribution (750-900) », dans M. lauwers, L. schneiDer (dir.), Mises en réserve : production, accumulation et redistribution dans l’Europe médiévale et moderne. Actes des 40e Journées internationales de Flaran, Toulouse, à paraître.

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d’un rite de bénédiction85. L’une des prières récitées à cette occasion, attestée dans les livres liturgiques à partir de la fin du viiie siècle, demande à Dieu de bénir le lieu de conservation des semences et des fruits de la moisson, de la même manière qu’il a béni les « greniers de Joseph » (cf. Genèse 41) et l’« aire à battre de Gédéon » (cf. Juges 6, 1-24), afin que soit garantie l’abondance des récoltes et que la farine ne manque pas à la veuve86. En bénissant l’aire de battage, le célébrant demande à Dieu : « Multiplie sur nous, Seigneur, [les bienfaits] de ta miséricorde, et daigne exaucer nos prières, comme tu as exaucé ton serviteur David qui, en te donnant des offrandes sur l’aire de battage, t’a apaisé, a détourné ta colère, a obtenu ton indulgence (cf. 1 Chroniques 21, 15-22). Ainsi, nous te prions pour que vienne sur cette aire l’abondance de la bénédiction espérée afin que, riches de tes récoltes, nous soyons glorifiés pour toujours par ta miséricorde »87. Les cultivateurs se trouvent dessaisis de la part de la production qui entre au monastère – où elle a été acheminée par leurs soins – : stockés, offerts à Dieu, les fruits de la terre peuvent alors assurer la subsistance des religieux, de leur familia, et être distribués aux hôtes et aux pauvres à la « porte » du monastère. Les usages en vigueur à Cluny au xie siècle montrent qu’avant d’être conduite et déposée, sous la surveillance du prieur, dans les structures de stockage du monastère, la récolte est gardée un temps sur les lieux de la production, dans des celliers, des granges ou des greniers, sous le contrôle et la responsabilité de « doyens », ainsi que l’on désigne les moines qui gèrent les exploitations domaniales de l’abbaye88. L’organisation du stockage – au niveau local, puis au niveau 85. Sur les bénédictions de lieux monastiques : C. TreFForT, « Topographie monastique et magie du Verbe. Poèmes épigraphiques et oraisons de bénédictions dans les monastères carolingiens (fin viiie-début xie siècle) », dans O. Delouis, M. Mossakowska-GauBerT (dir.), La Vie quotidienne des moines en Orient et en Occident (ive-xe siècle), vol. 2 (Questions transversales), Le Caire-Athènes, 2019, p. 253265. Des documents du xie siècle indiquent que ces oraisons accompagnaient l’aspersion d’eau bénite des différentes officinas du monastère, le dimanche. Les coutumiers clunisiens, notamment, évoquent cette procession dominicale. 86. Sacramentaire de Gellone : Liber sacramentorum Gellonensis, éd. A. DuMas, in CC Ser.Lat., 159, Turnhout, 1981 [Benedictiones in monasterio], p. 455, n° 475 : Or in granario (2869) Omnipotens et misericors deus qui benedixisti (h)orrea ioseph, area(m) gedeonis, et adhuc (quod) maius est iacta terre semina surgere facis cum uenire messis, te humiliter quesumus sicut ad petitionem famuli tui helie non defuit uidue farine, ita ad nostre paruitate suffragia huic (h)orreo famulorum tuorum non desit benedictione tue habundantia. Per. Et iDeM : n° 450 : Oratio in granario (1888), dans Liber sacramentorum Augustodunensis, éd. O. heiMinG, in CC Ser.Lat. 159B, Turnhout, 1984, p. 237. 87. Concernant l’aire de battage : Sacramentaire de Gellone : Liber sacramentorum Gellonensis, p. 456, n° 477 : Orationem in area noua (2872 et 2873). Idem : n° 452, Oratio in area nova (1890 et 1891), dans Liber sacramentorum Augustodunensis, éd. O. heiMinG, in CC Ser.Lat. 159B, Turnhout, 1984, p. 238. Cette prière faisait allusion à un passage du premier livre des Chroniques (21, 15-22) : Dieu ayant frappé Israël de la peste après le refus de Joab d’effectuer le recensement demandé ne s’apaisa que lorsque David, obéissant à la demande transmise par l’ange de Dieu au prophète Gad, acheta l’aire de battage d’un certain Ornan et y construisit un autel à Yahvé, à l’endroit même où Salomon, son fils, construira le premier temple. 88. Des distributions pouvaient du reste avoir lieu déjà localement, au sein de chaque exploitation. Ce sont les coutumes d’Udalrich qui mentionnent, vers 1080, les celliers, granges ou greniers locaux, dont les produits sont utilisés pour les besoins du doyen, des cultivateurs et l’accueil des hôtes. Les

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central – paraît avoir été une grande préoccupation de tous les moines administrateurs. Dans la première moitié du xiie siècle, l’abbé Suger se lance dans un important labor de réorganisation du domaine de Saint-Denis, ainsi qu’il l’écrit dans un mémoire justifiant son action : il évoque ainsi le « labeur », il convient de le noter, non pour désigner l’activité agricole, mais ses efforts d’administration et de gestion89. Soucieux de restaurer et de fixer les prélèvements dus aux moines, Suger réaménage les infrastructures des centres domaniaux, en y faisant systématiquement construire des granges. À Tremblay, l’abbé a ainsi « redressé le village et fait bâtir, en son entrée, une nouvelle cour avec une grange neuve » (nouam curiam cum granchia noua) : dans celle-ci seraient déposés le champart général et le produit de quatre charrues, et dans une autre, sise dans l’agglomération, les « dîmes des terres »90. À Guillerval, dans la Beauce, ayant trouvé « un tel désordre qu’il n’existait dans tout le village aucune demeure où même l’abbé eût pu poser sa tête, aucune grange, aucune possession seigneuriale », il a « fait construire une maison forte et défensive dans la cour, des granges et tout ce qui est nécessaire »91. Et à Barville, c’est pour stocker le produit de la dîme qu’il a « construit en ce lieu une excellente grange (granchiam peroptimam) »92.

iv. « laBeur Des Mains » eT éconoMies MonasTiques Les monastères constituent des entreprises d’un type particulier, où la production est assurée par des cultivateurs et des artisans dépendants, au « service » de moines tout à la fois spécialistes de la prière, responsables de la mise en œuvre du labeur et d’une certaine redistribution des biens. À partir du xie et surtout du xiie siècle, ce système de production (et de domination sociale) connaît plusieurs changements qui tiennent à une diversification des modes d’exploitation de la terre, des statuts des cultivateurs et des formes de dépendance, ainsi qu’à une variété des expériences religieuses. Certaines de ces expériences prétendent alors rompre avec le monachisme carolingien et post-carolingien, en prônant notamment de nouveaux types d’ascèse, individuelle et collective, qui encouragent parfois le « labeur des mains ».

89.

90. 91. 92.

coutumes indiquent qu’il revient au prieur de Cluny de faire transférer la part restante de la production au monastère : Seges et vinum quando ex toto fuerit collectum, venit, ex more, prior, videt quidquid habuerit in cellario, quidquid in horreo. Quantum videtur dimittit ad commeatum decani, et hospitum supervenientium, et ad opus agricolandi ; quod superest, iubet ad monasterium deferri (PL 149, 736). Je reviens ci-dessous, note 113, sur les doyens. Le labor que lui a coûté cette entreprise est évoqué par Suger au début des Gesta, dans lesquels il présente les résultats de son administratio : Gesta Suggerii abbatis, éd. F. GasParri, Suger, Œuvres, t. 1 : Écrit sur la consécration de Saint-Denis – Œuvre administrative – Histoire de Louis vii, Paris, 2008, p. 54. Gesta, p. 62-63. Gesta, p. 74-77. Gesta, p. 94-95.

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IV.1. Le labor manuum des nouveaux ermites La Vie de l’ermite Bernard de Tiron, rédigée vers 1130-1140 par Geoffroy le Gros à la demande de l’évêque de Chartres, rapporte ainsi les expériences successives du saint, tout d’abord soucieux de quitter le monastère de Saint-Cyprien, en Poitou, pour « vivre en ermite et tirer sa subsistance du labeur de ses mains » (ut sibi uictum acquireret labore manuum)93, ce qui indique qu’il ne menait pas et ne pouvait mener ce genre de vie dans son monastère. Retiré dans les solitudes du Maine, Bernard trouve alors refuge auprès d’un ermite éprouvé, qui l’initie à la vie ascétique : celui-ci ne cultive pas de champs ni ne jardine, mais s’adonne à la cueillette des « fruits des arbres » et maîtrise l’art de tourner le bois, qu’il enseigne à Bernard94. « S’étant ainsi fixé pour but de vivre comme les ermites, les dépassant tous bientôt par la rigueur des privations », le nouvel ascète subsiste « d’herbes et de feuilles, brisant son corps par le jeûne, la soif, les veilles, le froid et les durs exercices du labeur (et laborum duris exercitiis) »95. Ce « labeur » érémitique associe étroitement pratique de la cueillette et ascèse physique. Bernard est ensuite rejoint par des disciples : « à eux qui n’avaient d’autres moyens de vivre que le labeur de leurs mains (labor manuum), la nécessité imposait de s’adonner à divers labeurs (laboribus) ». L’hagiographe explique que cette exigence empêchait les religieux de s’adonner aux longs offices au cours desquels sont habituellement chantés les psaumes, une activité quotidienne qui détourne les frères de tout labeur assidu96. Bernard relève ce conflit entre l’obligation monastique du chant continu des psaumes et la nécessité d’un labeur soutenu97. Pour le résoudre, il propose à ses frères « d’adresser une fervente prière à Dieu jusqu’à ce qu’il indique, par un signe, la solution de ce problème ». Bernard et ses disciples se mettent à prier et, au bout de huit jours, épuisés, ils finissent par sombrer dans le sommeil : « à ce moment, le seigneur Bernard épargna à ses disciples le chant des psaumes et leur ordonna de ne plus s’inquiéter désormais. Il affirma savoir avec certitude que Dieu préférait les voir s’adonner au labeur pour s’assurer de quoi vivre qu’à s’occuper à toutes ces psalmodies » (quod Deus malebat illos laborando sibi victum acquirere, quam tam multiplicibus psalmodiis insistere)98. L’affirmation d’une priorité du labeur opéré par les moines sur la liturgie parti-

93. Geoffroy le Gros, Vita, cap. 3, § 19, éd. B. Beck, Saint Bernard de Tiron, l’ermite, le moine et le monde. Redécouverte d’un étonnant acteur de la Réforme de l’Église aux xie et xiie siècles, Cormellesle-Royal, 1998, p. 336. 94. Hic autem nec agros colere, nec hortos fodere noverat, sed arbusteis foetibus tantummodo, tornatilisque artis adjumento, quotidie mensae sibi fercula providebat (Geoffroy le Gros, Vita, cap. 3, p. 338). 95. Geoffroy le Gros, Vita, cap. 3, § 23, p. 340. 96. Sed non habentibus illis unde viverent, nisi labore manuum acquirerent ; ipsa necessitas insistere laboribus imperabat, ac multiplex prolixitas familiarium psalmorum […] eos magna parte diei ab operis studio destinebat (Geoffroy le Gros, Vita, cap. 7, § 61, p. 378). 97. Psalmos quidem, qui per omnia fere monasteria ex more decantantur […] vereor omittere ; ipsa tamen necessitas vos iubet studiosus laborare (Geoffroy le Gros, Vita, cap. 7, § 61, p. 378). 98. Geoffroy le Gros, Vita, cap. 7, § 61, p. 378.

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cipe d’une opposition aux principes mis en œuvre au monastère de Cluny, auquel Bernard de Tiron n’épargne du reste aucune critique99. La dernière étape du parcours religieux de Bernard est la fondation de Tiron, dans le Perche, une petite communauté, dont les frères s’adonnent tout à la fois à la cueillette, au labeur agricole et à diverses tâches d’artisans : Pendant l’été, les frères faisaient la fenaison, ramassaient et ramenaient sur des charrettes et des banneaux les foins dans les fenils du monastère […]. Ainsi, tant que Bernard eut un souffle de vie, aucun de ses disciples ne vécut dans l’oisiveté (nullus discipulorum suorum otiosus erat). Chacun au contraire, sauf empêchement majeur, effectuait un labeur de ses mains aux heures fixées (horis statutis propriis manibus laborabat). La communauté comptait en effet beaucoup d’artisans (plures artifices) ; ils exerçaient en silence leurs métiers respectifs (singulas artes), sous l’autorité de surveillants attentifs […], se rappelant la parole de l’Apôtre : ‘celui qui n’œuvre point ne doit point manger’ (2 Th 3, 10). L’exemple de l’homme de Dieu les rendait si humbles de cœur qu’ils se disputaient les activités manuelles les plus viles (quaelibet vilia propriis manibus certatim peragerent), amenaient de la forêt les bûches sur leurs bras, faisaient tour à tour la cuisine sans l’aide aucune de serviteurs (sine aliquo seruientium adminiculo)…100.

IV.2. Cluny contre Cîteaux, ou l’économie monastique en discussion Au début du xiie siècle, plus encore que les ermites et les frères de Tiron, les moines cisterciens mettent en avant l’implication des religieux dans le labor manuum et manifestent une volonté de rupture avec les modalités d’exploitation des terres et des hommes en vigueur dans la plupart des monastères. Dans les décennies qui suivent, des récits, évoqués dans ce volume par Cécile Caby, mettent en scène des Cisterciens occupés « aux champs », un peu comme les ascètes de la Vie des Pères du Jura, tandis qu’au monastère de Clairvaux, selon Arnaud de Bonneval, des moines s’activent aussi, certes aux côtés d’ouvriers et de différents artisans : Alors que des ouvriers avaient été engagés (conductis operariis) en raison d’abondantes ressources, les frères eux-mêmes s’adonnèrent de toutes les manières aux tâches (ipsi fratres per omnia incumbebant operibus) : il en est qui coupaient du bois, qui taillaient des pierres, qui construisaient des murs, qui canalisaient les eaux du fleuve et les aménageaient de manière que leur chute fît tourner les moulins. En même temps, les foulons, les boulangers, les tanneurs, les forgerons et les autres artisans (alii artifices) concevaient des machines adaptées à leurs

99. La Vie écrite par Geoffroy le Gros raconte du reste les démêlés de Bernard avec les Clunisiens et son action pour assurer l’autonomie du monastère de Saint-Cyprien par rapport à Cluny. « L’abbé de Cluny », disait-il, « ne cesse de hennir après mon épouse… » (Geoffroy le Gros, Vita, cap. 7, § 58, p. 374-375). 100. Geoffroy le Gros, Vita, cap. 10, § 89 et 90, p. 408 et 410 (trad. p. 409 et 411).

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tâches, afin que l’eau, conduite par des canaux souterrains dans toutes les parties de la maison, sortît et coulât bouillante partout où l’utilité s’en ferait sentir101.

Vers 1127-1128, puis à nouveau en 1144, l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable répond au programme cistercien en adressant à Bernard de Clairvaux, qui en est alors le principal promoteur, de longues lettres, en réalité de véritables traités, où le Clunisien défend les coutumes des « moines noirs » mises en cause par les Cisterciens au nom d’une interprétation de la Règle de saint Benoît que les « moines blancs » estiment plus littérale et fidèle au texte fondateur. La question du « labeur des mains » – et, par conséquent, celle de la possession et de l’exploitation des terres monastiques – figure parmi les points de désaccord importants entre les deux ordres. Les arguments avancés par Pierre le Vénérable pour justifier que les Clunisiens refusent de s’adonner eux-mêmes au labeur des champs présentent le grand intérêt d’expliciter des pratiques et une idéologie qui se sont mises en place dans le haut Moyen Âge. L’argumentation de l’abbé de Cluny s’articule en trois points. 1. À propos de l’opus manuum – Pierre utilise de façon systématique le mot opus, selon la tradition bénédictine et carolingienne, plutôt que le terme labor qu’avaient choisi les Cisterciens pour se démarquer sans doute de cette tradition et embrasser un idéal érémitique associé à l’effort et la souffrance –, il ne faut pas tant s’attacher à ce que la Règle prescrit qu’à la raison pour laquelle elle le prescrit, à savoir la lutte contre l’oisiveté. Or, il est nombre de « bonnes œuvres », autres que le labeur des champs, qui peuvent occuper les moines et leur éviter toute forme d’oisiveté. Parmi ces « bonnes œuvres », il faut compter les « œuvres spirituelles ». En s’y adonnant, le moine réalise le but que lui assigne la Règle : lorsqu’il prie, lit, psalmodie, le religieux n’est nullement « oisif » (ociosus), il est au contraire « bien occupé » (negotiosus)102. 2. Pierre le Vénérable soutient ensuite que le labeur agricole est incompatible avec la condition de moine. Les règles monastiques, comme celle du Maître et celle de saint Benoît, avaient évoqué la difficulté pour les religieux de s’adonner à des activités fatigantes tout en jeûnant. Au xiie siècle, l’abbé de Cluny affirme qu’un religieux « nourri presque uniquement de légumes et de fèves, qui ne donnent à son corps presque aucune force », ne peut supporter « le très rude labeur de 101. Arnaud de Bonneval, Vita prima sancti Bernardi Claraeuallis abbatis, liber II, 31, éd. P. verDeyen, dans CC Cont.Med., 89B, Turnhout, 2011, p. 110. 102. Et ut hoc apertissime pateat, uideamus non tantum quid de opere manuum regula praecipiat, sed etiam quare illud praecipiat. […] Dicite ergo. Si aliis bonorum operum exercitiis idem potest fieri, non uidetur uobis bene regula seruari ? Si inquam aliis bonis operibus, nam multa alia bona opera preter opus manuum possunt inueniri occupare semper totius diei spacium monachi possunt, cum ad hoc tantum ne ociosi sint operari praecipiantur, nonne illa agentes a praeuaricatione regulae omnino alieni permanent ? […] Ergo si orando, legendo, psallendo, iniuncta religiose implendo, uel alia quaelibet huiusmodi bona agendo animus occupatur, regula ut diximus perfecte seruatur, quoniam haec operando monachus, non ociosus sed bene negotiosus in omnibus comprobatur (Ep. 28 [ad dominum Bernardum], datée de 1127-1128, éd. G. consTaBle, The Letters of Peter the Venerable, vol. 1, Cambridge Mass., 1967, p. 52-101, ici p. 70-71).

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l’agriculture, des paysans et des bouviers ». L’abbé de Cluny pense en outre qu’il n’est pas convenable que des religieux dont la fonction est de « demeurer dans le cloître et s’adonner au silence, à la prière, à la lecture et à la méditation » abandonnent ces obligations pour se livrer à des « activités de paysans et de gens du peuple », ce qui éloignerait ces moines « de la vie intérieure » et les égarerait « à l’extérieur »103. L’exercice d’une activité manuelle « à l’extérieur » expose les religieux au contact de la population laïque, tout particulièrement dans le cas des Clunisiens qui n’habitent, contrairement aux Cisterciens, « ni les forêts ni les déserts, mais au cœur des villes et des villages »104. Le moine de Cluny, écrit Pierre, est en effet « cerné de toutes parts par la population » ; il ne peut « être actif, allant et venant sans cesse, sans risquer de [se] trouver dans une sorte de promiscuité avec une multitude de personnes de l’un et l’autre sexe »105. Le danger que représentent pour les moines les rencontres avec les laïcs, serviteurs et dépendants qui environnent le monastère et pénètrent parfois dans la clôture, est fréquemment évoqué par l’abbé de Cluny. Dans les Statuts, qui regroupent divers règlements imposés à ses religieux durant les vingt-quatre premières années de son abbatiat (1122-1146), il prescrit « qu’aucun clerc ou laïc ne soit admis dans le cloître ou dans les lieux réguliers ». En effet, « il y avait dans le cloître un tel va-et-vient de clercs, de laïcs et surtout de familiers (famuli), pour toutes sortes de motifs, qu’on se serait quasiment cru sur la voie publique, et qu’entre les moines et tous ces gens allant et venant, il n’y avait pratiquement plus de différence »106. À plusieurs reprises, Pierre se plaint de la promiscuité des moines et des famuli107. 103. Et ut primo impossibile demonstremus, quomodo fieri potest ut gens languida holeribus et leguminibus fere nullas uires corpori dantibus, immo ipsam uitam uix sustentantibus enutrita, et idcirco non parum debilitata, asperrimum ipsis quoque rusticis et bubulcis agriculturae laborem ferat […]. An non uidetur indecens, immo indecentissimum, ut fratres qui assidue in claustro morari, silentio, orationi, lectioni ac meditationi ac ceteris regulae praecaeptis et aecclesiasticis ministeriis intentissime operam dare praecipiuntur, his omnibus dimissis rusticationi et uulgaribus operibus intendant […] ab intimis extra trahentes […]. (Pierre le Vénérable, Ep. 28 [ad dominum Bernardum], éd. p. 84-85). Tout au long de son abbatiat, Pierre s’est efforcé de revenir à une certaine austérité alimentaire, imposée à ses moines. 104. Sur le bourg de Cluny, voir D. Méhu, Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny, cit. n. 74, p. 195-230. 105. « La plupart du temps », le moine de Cluny « ne dispose pas de lieux propices à ce genre d’activités laborieuses » : Pierre le Vénérable, Ep. 111, éd. p. 283. J’ai modifié un peu la traduction de C. vuillauMe, L’amitié à l’épreuve de la diversité. Pierre le Vénérable, Bernard de Clairvaux, Correspondance, Saint-Léger éditions, 2009, p. 191-240, ici p. 209. 106. Causa institui huius fuit, clericorum aut laicorum, et maxime famulorum, adeo frequens per claustrum, quibuslibet de causis, transitus ac regressus, ita ut paene in stratam publicam claustrum vertisse, et in eundo ac redeundo, fere iam a monachis nihil distare viderentur (Pierre le Vénérable, Statuts, chap. 22, éd. G. consTaBle, dans Corpus Consuetudinum Monasticarum, 6, Siegburg, 1975, p. 60, trad. vuillauMe p. 332). Dans le même sens, à propos du silence qu’il convient d’observer au monastère, menacé en raison de la situation particulière du monastère de Cluny entouré d’un bourg et fréquenté par une multitude de serviteurs et d’agents : […] Quod quia Cluniaci propter frequentiam negotiorum et multitudinem supervenientium valde ex aliquanto tempore corruptum fuerat, necessarium visum est, ut hic modus silentii, sicut supra distinctus est, institueretur (Statuts, chap. 19, éd. p. 58). 107. Pierre le Vénérable, Statuts, chap. 24 et surtout chap. 48, éd. p. 61 et 79, trad. C. vuillauMe p. 333 et 346.

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3. Si les moines ne peuvent s’activer dans les champs ni au milieu de la population laïque, d’autres doivent accomplir à leur place ce labeur. C’est ainsi que Pierre le Vénérable justifie que les religieux possesseurs de « villages » (castra) et de « domaines agricoles » (uillas) recourent à une main-d’œuvre de rustici, servi et ancillae108. Ce recours ne peut qu’être bénéfique pour les dépendants eux-mêmes : l’abbé de Cluny, nous l’avons vu, vante la qualité et la moralité de sa gestion des terres et des hommes109. Quant aux moines, du fait qu’ils se trouvent libérés de l’obligation du labeur agricole, ils se consacrent entièrement et de manière continue à l’opus Dei, ce qui est leur fonction sociale. Bernard de Tiron et Pierre le Vénérable en tirent certes des conclusions différentes quant au mode de vie souhaitable pour les moines, mais ils relèvent tous deux l’incompatibilité entre la prière continue des religieux et l’accomplissement d’un labeur pour subvenir à leurs besoins : il faut privilégier l’une ou l’autre, contrairement à ce qu’avaient laissé entendre les textes fondateurs du monachisme. L’abbé de Cluny, qui soutient donc l’éminence de la mission liturgique des moines, s’inquiète, dans les années 1140, de l’abandon de cette mission : « l’oisiveté, cette ennemie de l’âme, comme le dit notre père Benoît », s’est emparée d’un grand nombre de frères : « dans le cloître ou hors du cloître, il y en a peu qui lisent, plus rares encore sont ceux qui écrivent, tandis que certains, adossés aux murs du cloître, dorment et que d’autres passent toute la journée et la moitié de la nuit dans l’oisiveté ou pire encore à dire du mal de tout ». Pour ces frères oisifs, Pierre le Vénérable pense nécessaire d’imposer ou de restaurer, « au moins en partie », ce qu’il appelle « l’antique et sainte activité des mains » (antiquum et sanctum opus manuum), « soit dans la clôture, soit en quelque endroit convenable à l’abri du regard des gens du siècle »110. La nature de cet opus n’est pas ici précisée, mais il devait s’agir, au sein de la clôture, d’activités domestiques comme celles qui sont évoquées dans les coutumiers. Pierre le Vénérable remarque que l’oisiveté a gagné tout particulièrement les « convers », ces laïcs convertis vivant à l’intérieur de la clôture qui y effectuent en principe des tâches collectives. Des dispositions statutaires prises sous son abbatiat et liées à sa volonté de limiter la présence des serviteurs laïcs au sein des espaces réservés du monastère visent à substituer aux serviteurs dépendants ou famuli ces « convers », dits aussi, dans certains textes, 108. Pierre le Vénérable, Ep. 28, éd. p. 83. 109. Voir ci-dessus, note 71. 110. Statutum est, ut antiquum et sanctum opus manuum, vel in claustris ipsis, aut ubi honeste remoto conspectu saecularium fieri poterit, ex parte saltem aliqua restauretur, ita ut omni tempore praeter festivos dies, quibus operari non licet, quolibet semper fratres utili opere exerceantur. Causa instituti huius fuit, quia “otiositas”, iuxta patrem Benedictum, “inimica animae”, in tantum magnam partem nostrorum, eorum maxime qui conversi dicuntur, occupaverat, ut in claustris, vel extra claustra, prater paucos legentes, et raros scribentes, aut adhaerentes claustri parietibus dormitarent, aut ab ipso, ut sic dicam, “ortu solis, usque ad eius occasum”, immo fere mediam noctem, quibus impune licebat, totam paene diem vanis, otiosis, et quod peius est, plerumque detractoriis verbis consumerent (Pierre le Vénérable, Statuta, chap. 39, éd. p. 73-74).

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conversi barbati, puis « freres lais », qui sont alors particulièrement chargés des tâches domestiques et, semble-t-il, agricoles111. Si les mesures prises par Pierre le Vénérable manifestent sa conception du rôle ecclésiologique et social des moines, elles doivent aussi être replacées dans le contexte de la crise que traversa le monastère de Cluny sous son abbatiat112. Dans la période précédente, les moines avaient pu compter sur les ressources de leur vaste domaine organisé en « doyennés » dont la production était surveillée par des frères désignés comme « doyens »113. Mais à partir de la fin du xie siècle, pour diverses raisons, liées entre autres à l’afflux de métaux précieux au monastère, les religieux avaient eu tendance à négliger la gestion de leurs possessions domaniales. Sous l’abbatiat de Pierre le Vénérable, ils rencontrent à plusieurs reprises des difficultés d’approvisionnement et l’abbé entreprend d’améliorer le ravitaillement en réorganisant les flux de denrées alimentaires en provenance des doyennés. Deux méthodes sont adoptées, qui s’inspirent d’expériences attestées ailleurs depuis l’époque carolingienne : d’une part, la spécialisation de certains doyennés dans un type de production bien maîtrisé et, d’autre part, la mise en place d’un roulement entre les (autres) doyennés, chargés de faire parvenir leurs fournitures au monastère à tour de rôle, chacun pendant une période fixée. Par ailleurs, l’imposition d’activités manuelles aux religieux peu investis dans l’opus Dei 111. Sur le remplacement des famuli par les conversi : G. consTaBle, « Famuli and conversi at Cluny. A Note on Statute 24 of Peter the Venerable », Revue bénédictine, 83, 1973, p. 326-350 ; W. Teske, « Laien, Laienmönche und Laienbrüder in der Abtei Cluny. Ein Beitrag zum’Konveren-Problem’ », Frühmittelalterliche Studien, 10 1976, p. 248-322 ; 11, 1977, p. 228-339. 112. Georges Duby y consacra jadis deux études devenues classiques : « Économie domaniale et économie monétaire. Le budget de l’abbaye de Cluny entre 1080 et 1155 », Annales ESC, 7, 1952, p. 155-171 ; « Un inventaire des profits de la seigneurie clunisienne à la mort de Pierre le Vénérable », Studia Anselmiana, 40, 1956, p. 129-140, reprises dans G. DuBy, Hommes et structures du Moyen Âge, Paris - La Haye, 1973, p. 61-82 et 87-101. Ces études se fondent principalement sur deux documents : la Dispositio rei familiaris, composée en 1148 par l’abbé Pierre pour exposer ses efforts de redressement matériel du monastère, et un fragment d’enquête intitulé Constitutio expense cluniaci, que Pierre demanda à Henri de Blois, évêque de Winchester, frère du roi Étienne d’Angleterre et proche des Clunisiens auprès desquels Henri fit deux séjours en 1149 et en 1155-1156. 113. L’évolution de cette notion doit être relevée : tandis qu’à l’époque de la Règle du Maître et de la Règle de saint Benoît, le « doyen » était un moine responsable de la discipline d’un groupe de dix religieux, les decani de Cluny étaient des religieux qui administraient les exploitations environnant le monastère : voir le chapitre des coutumes clunisiennes d’Udalrich en 1080 consacré aux fratres qui sunt villarum provisores et quos pro more nostro decanos appellamus (PL 149, 738-740). On pourrait déceler dans cette évolution un signe des transformations de l’occupation monastique : lié au départ à une division des tâches au sein des établissements religieux, elle-même inspirée de principes énoncés dans la littérature antique relative à l’organisation des villae, l’office de « doyen » en vint, dès l’époque carolingienne, puis dans les grands monastères des xie et xiie siècles, à être celui des frères délégués à la surveillance et à la gestion des domaines. Concernant l’évolution de la fonction de doyen (et du sens du terme) : A.-M. BauTier. « De prepositus à prior, de cella à prioratus : évolution linguistique et genèse d’une institution (jusqu’à 1200) », dans J.-L. leMaîTre (éd.), Prieurs et prieurés dans l’Occident médiéval, Genève, 1987, p. 1-21, ici p. 11, ainsi que M. hilleBranDT, « Le doyen à Cluny : quelques remarques sur sa terminologie et son histoire », Annales de Bourgogne, 72, 2000, p. 397-429.

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et dans la lectio, et surtout l’institution de frères « convers » dévolus aux tâches domestiques et agricoles, permet de réorganiser les tâches, tout en diminuant les contacts entre les moines et les laïcs. La réforme des doyennés, le contrôle de la production et de la circulation des biens de subsistance, la fixation des obligations des cultivateurs et l’institution d’un nouveau type de « convers » sont autant d’éléments qui ont participé à la transformation du système de production clunisien, en réponse aux exigences de la vie monastique, à des problèmes de gestion interne, mais aussi aux critiques du faire-valoir indirect et à la concurrence des Cisterciens – La Ferté, première fille de Cîteaux, est toute proche du monastère de Cluny. Les Cisterciens avaient-ils mis en question les principes d’une économie monastique fondée à l’époque des premières règles occidentales et refondée à l’époque carolingienne, puis à l’âge féodal ? Plusieurs contributions du présent volume montrent qu’en dépit d’une promotion du labor manuum, qui eut une fonction identitaire pour Cîteaux, il serait erroné d’y reconnaître une sorte de « mise au travail » de tous les religieux. Comme le suggère ici Didier Panfili, plus qu’un labeur assumé par tous, et plus qu’un refus de la hiérarchie et des rapports de dépendance, l’expérience cistercienne a favorisé un processus d’inclusion des cultivateurs, des artisans et des serviteurs au sein du monastère114. S’il est en quelque sorte revalorisé par les Cisterciens, le « labeur » agricole n’en demeure pas moins, au xiie siècle, l’objet de représentations complexes, que l’on se gardera de prendre à la lettre, qu’il s’agisse des récits cisterciens mettant en scène le couvent au champ (évoqués dans la contribution de Cécile Caby) ou des miniatures réalisées à Cîteaux qui montrent des religieux cultivateurs ou forestiers (analysées ici de manière nouvelle par Alessia Trivellone). * Que conclure de ce survol concernant les activités matérielles organisées au sein des monastères occidentaux, depuis les premières expériences et les premières règles jusqu’aux différends qui opposèrent Cîteaux et Cluny ? Tout d’abord que c’est la nature même de l’expérience monastique, instituant de « petits mondes », comme on les a définis, coupés du monde séculier, et dès lors contraints d’organiser leur subsistance de manière autonome, qui les a de fait transformés en entreprises agricoles. Ce phénomène paraît avoir particulièrement concerné l’Occident, où la vie des moines fut très tôt soutenue par le labeur de la terre – les grands monastères égyptiens peuplés de moines-artisans ne présentent pas exacte114. Ce ne sont pas les moines qui sont devenus cultivateurs, mais les cultivateurs qui ont été inclus dans le groupe des moines. La dynamique que supposait cette inclusion allait bien au-delà de la participation de certains servientes et famuli à la vie de leur établissement. Sans lui être étrangère, elle différait également de l’institution clunisienne des « convers » à l’époque de Pierre le Vénérable, dont l’une des motivations fut la nécessité de mettre à distance servientes et famuli. L’institution des convers cisterciens n’en revenait pas moins à une structure bipartite, articulant les activités (liturgiques) des moines de choeur et les activités (laborieuses) des frères convers.

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ment le même profil. Les efforts qu’il fallait déployer pour assurer la subsistance des établissements ecclésiastiques n’ont toutefois jamais été mis en valeur en tant que tels : en dépit du renvoi de certaines formes de culture (pratiquées au jardin) à l’œuvre de Création, le labeur (effectué aux champs) est envisagé comme une nécessité matérielle qui, au mieux, peut revêtir une fonction pénitentielle, notamment chez les ermites. Au Moyen Âge comme dans l’Antiquité, l’extraction des fruits de la terre est, en effet, une « œuvre servile ». Issus pour beaucoup d’une élite caractérisée par ses possessions foncières, que cultivaient des esclaves, puis des dépendants, les moines n’ont pas rompu avec cette organisation sociale. La transformation des villae en monastères – pour reprendre une image qui ne rend qu’imparfaitement compte d’un processus complexe – ne paraît pas avoir entraîné la conversion des aristocrates ascètes en cultivateurs. Et lorsqu’il arrivait que des religieux s’épuisent en tâches harassantes, comme le montrent quelques textes hagiographiques, ce n’était généralement pas dans le but de produire. Les responsables des établissements religieux étaient néanmoins des administrateurs avisés, bons connaisseurs des principes relatifs à la gestion foncière que véhiculaient la littérature agronomique antique, puis différents types d’écrits composés, à partir du ixe siècle, au sein même de ces établissements. Cette ambivalence – d’une part, la nécessité de produire pour subsister et entretenir une institution et, d’autre part, l’absence de valorisation de l’activité de production elle-même – paraît expliquer un système idéologique et économique dans lequel les fruits extraits avec peine de la terre par des cultivateurs dépendants étaient « rendus » à Dieu et à ses serviteurs attitrés, les servi Dei, qui en avaient la garde et les redistribuaient dans la société. C’est dans la documentation de l’époque carolingienne que l’historien observe ce système polarisé par les monastères. Il ne s’agit pas seulement d’un effet de source, lié à l’écriture de nombre de documents en milieu monastique : si les entreprises agricoles dirigées par des moines se sont multipliées entre le viie et le ixe siècle, cristallisant un système de production spécifique dont le grand domaine serait le paradigme, c’est parce que les autorités ont alors voulu contrôler la production, en la concentrant et en la confiant à des institutions efficaces. L’expertise de religieux voués à la « stabilité » dans l’administration de grands ensembles fonciers qui, sans être toujours compacts, fonctionnaient en réseau autour du pôle monastique, était certainement supérieure à celle de l’aristocratie guerrière, qui vivait des profits de la guerre et dont les possessions étaient disséminées dans l’ensemble du royaume ou de l’empire des Francs. Aux xe-xiie siècles, c’est également au sein des ensembles monastiques que se sont constituées différentes formes de seigneuries dont les organisateurs vantent une efficacité et une moralité faisant défaut aux terres soumises aux « mauvaises coutumes » de l’aristocratie guerrière, et c’est aussi au sein de ces ensembles monastiques qu’ont été expérimentés et confrontés divers genres de mise en valeur du sol, entre rente foncière et labeur forcé, entre délégation de la production et faire-valoir direct. Différentes contributions de ce volume montrent que, du très haut Moyen Âge au xiiie siècle, les monastères se sont en

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outre adaptés à leur environnement, conformant les types d’exploitation (de la terre et des hommes) aux réalités écologiques. Plus que la production et la nature des activités des religieux, de leurs serviteurs et de leurs dépendants, ce sont les rapports de production, les obligations des cultivateurs mis au labeur par les moines, que laissent percevoir les documents. La place de l’opus manuum ou du labor manuum au sein des monastères – nous avons vu que le recours à l’un ou à l’autre de ces syntagmes n’est pas indifférent – constitue certes un élément récurrent et structurant des discours monastiques, depuis la Règle de saint Benoît jusqu’aux textes cisterciens, mais de tels discours s’inscrivent dans des perspectives ecclésiologiques ou, à l’époque de la diversité des ordres religieux, dans des stratégies identitaires. Les Cisterciens ont pour une large part inventé la figure de l’ascète laborieux qu’ils estimaient représentative des débuts de l’expérience monastique et entendaient réactiver – comme allaient le faire à leur tour les refondateurs du monachisme, d’ailleurs souvent Cisterciens, au milieu du xixe siècle. Les représentations véhiculées par les discours monastiques – qu’il s’agisse du servitium Dei, de l’idéal de redistribution ou de la « réhabilitation » du labor manuum – masquent la réalité des rapports sociaux : car en dépit d’un discours vantant le labeur du moine, Cîteaux ne se départit pas d’une organisation très hiérarchisée de la production, et par ailleurs les nouveaux « convers » mis en place à Cluny, sous l’abbatiat de Pierre le Vénérable, ne sont pas aussi éloignés des « convers » cisterciens que la polémique entre Pierre et Bernard, porte-paroles des deux familles religieuses, pourraient le laisser penser. La production agricole, qui était moyen de subsistance, source de richesse et instrument de domination, fut ainsi polarisée par les monastères au sein desquels ont été expérimentés des rapports de production, des formes d’organisation sociale et des discours idéologiques qui se sont imposés dans le monde occidental jusqu’à la mise en place du « travail » salarié et industriel au tournant des xviiie et xixe siècles.

ÉTABLISSEMENTS MONASTIQUES, ENVIRONNEMENT ET EXPLOITATION DES RESSOURCES DANS LE HAUT MOYEN ÂGE : ANALYSES SPATIALES ET POSTDICTIVES* carlo ciTTer

Université de Sienne, Département d’histoire et du patrimoine culturel

i. une aPProche nouvelle I.1. Du site à l’environnement, du phasage à la résilience et à la durabilité1

A

u cours des dix dernières années, plusieurs nouveaux outils numériques et des ordinateurs toujours plus performants ont permis aux chercheurs de franchir une nouvelle étape dans le domaine des humanités numériques (digital humanities). Nous voudrions ici montrer l’intérêt de ces outils pour traiter un sujet historique débattu depuis longtemps, celui de l’emplacement des monastères dans l’Europe du haut Moyen Âge. Dans les pages qui suivent, nous examinerons les monastères sous l’angle de leur relation à l’environnement, en prenant en compte les facteurs d’échelle spatiale et temporelle. L’approche par le SIG (Système d’information géographique) nous permet d’évaluer cette relation selon une perspective mathématique. Cette approche n’est pas déterministe ; elle permet seulement de mesurer des similitudes et des différences et de produire une valeur numérique, qui renvoie en définitive à notre incertitude : l’ensemble de données dont nous disposons ne sera, en effet, jamais complet, et il ne sera jamais possible de trouver un algorithme capable de contourner ce bogue, qu’il ne faut pas cacher2. Passer d’une approche centrée sur le site à une approche environnementale n’est pas simple. La plupart des recherches archéologiques sont en effet centrées sur un site unique, qui devient alors l’univers du chercheur. Il m’est arrivé à moi aussi de travailler sur le même site pendant une décennie. Économiquement coûteux, ce centrage sur un site, destiné à donner une image détaillée d’un seul point, a un autre inconvénient : l’espace environnant ce point demeure presque

* 1. 2.

Je remercie Mariange Causarano et Michel Lauwers pour leurs suggestions concernant la forme française de ce texte. Nous traduisons par « durabilité » le mot anglais sustainability. Sur le rôle du déterminisme dans plusieurs approches théoriques de l’archéologie : C. ciTTer, Teoria archeologica e archeologie medievali europee, Rome, 2019, chapitre 1.

Labeur, production saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, éd. 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 283-296. Cisterciens, éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 283PUBLISHERS DOI 296. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123782

H FHG

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blanc. Reste que si nous choisissons de rejeter les approches centrées sur un site unique, nous devons clarifier une série de malentendus ou d’énoncés imprécis. Ainsi, nous ne pouvons pas nous contenter de dire qu’un monastère a été fondé dans la vallée d’un cours d’eau X. En effet, de quelle partie de la vallée s’agit-il ? Un fond de vallée est généralement impropre à accueillir un peuplement permanent : il est périodiquement touché par des inondations. Le sommet d’une crête convient mieux, mais il est souvent difficile de s’y installer et l’on n’y dispose guère d’espace pour les jardins ou les cultures. Quant aux pentes abruptes, elles ne constituent pas un premier choix pour des agriculteurs avisés. Les sols peu drainés ont un bon potentiel pour l’agriculture dans les cas où le climat est sec, mais ils sont le pire des choix dans des conditions humides et froides. En outre, le changement climatique et les comportements résilients des paysans sont aujourd’hui évidemment pris en compte par les chercheurs3. Pour revenir à notre propos, concernant « le monastère fondé dans la vallée d’un cours d’eau X », il faut donc nous demander en quel endroit exactement de la vallée a été fondé cet établissement. Pouvons-nous supposer que les sociétés humaines ne font jamais de mauvais choix ? Ce serait concéder beaucoup au déterminisme. Si nous avions toujours fait le meilleur choix, nous ne nous trouverions jamais dans une situation critique. En réalité, il faut tenir compte du fait que les êtres humains font parfois de mauvais choix, pour des raisons d’ordre politique ou culturel, ou simplement par ignorance. Nous souhaiterions en somme évaluer l’emplacement des monastères en nous libérant de toute forme de préjugé4. Pour ce faire, il nous faut déterminer des points sur une plateforme SIG (chaque point = un monastère), en prenant en considération tout type d’information que nous pouvons obtenir grâce à la cartographie numérique. Nous associerons alors l’implantation d’un site à des caractéristiques géologiques et morphologiques, ainsi qu’à tout un ensemble d’autres données concernant l’utilisation potentielle des sols, le réseau de mobilité, la fragilité de l’environnement naturel en cas de stress, etc. La théorie des systèmes nous aidera à évaluer les facteurs qui ont permis d’atteindre ou de rétablir un équilibre, et elle permettra de simuler ce qui se passe lorsque manque l’un des facteurs. Un cas typique est celui du site fondé sur un sol peu drainant, dans une zone plutôt plate. La situation peut se détériorer si le climat entre dans une phase humide, mais les initiateurs d’une fondation n’imaginent généralement pas que le climat est sur le point de changer ou qu’il changera dans les décennies suivantes. 3.

4.

Par exemple, aujourd’hui, l’impact du petit âge glaciaire entre 1400 et 1800 après J.-C. et la transformation de l’agriculture européenne sont évidents. L’agriculture traditionnelle ne fut plus suffisante en Europe, et c’est l’importation des pommes de terre d’Amérique et du riz de Chine qui a permis la survie de la majeure partie de la population. Ainsi, une approche résiliente face au changement climatique a permis aux paysans de changer leurs habitudes et d’essayer de nouvelles cultures. Pour une première évaluation de la relation entre les monastères du haut Moyen Âge et l’environnement naturel : C. ciTTer, « La ricerca topografica per lo studio delle scelte insediative dei monasteri altomedievali », dans Monachesimi d’Oriente e d’Occidente nell’alto medioevo, Atti della lxiv settimana del CISAM, Spoleto, 31 mars - 6 avril 2016, Spolète, 2017, p. 567-587.

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En d’autres termes, un choix envisagé comme durable dans une situation donnée peut s’avérer non durable lorsqu’au moins un facteur change. Par exemple, s’il a été construit au sein d’un territoire qui a ensuite connu des divisions, un monastère peut devenir site de frontière, et cette situation nouvelle affectera son développement et sa durabilité.

I.2. L’approche postdictive La prédictivité en archéologie fait l’objet de discussions. La principale critique adressée à ce type d’approche concerne son déterminisme, et notamment l’absence de prise en compte des choix qui ne font pas partie de la prédiction ellemême. La critique est pertinente, dans la mesure où elle dénonce une approche qui serait seulement inductive et n’envisagerait pas les biais possibles. Prenons un exemple. Selon la prédictivité classique, si tous les monastères connus d’une région donnée étaient fondés sur une colline, tous les monastères que nous ne connaissons pas encore au sein de cette région devraient se trouver au sommet d’une colline. Toute colline devient dès lors un emplacement potentiel pour un monastère. À l’inverse, si nous n’avons trouvé aucun monastère dans la vallée, le long du cours d’eau, selon l’approche prédictive il ne saurait y en avoir. Ce type de prédictivité classique, qui paraît passionnante au premier abord, ne nous est guère utile. Aussi proposons-nous de renverser la perspective, en recourant à une méthode postdictive, qui constitue un outil fort pertinent pour soulever de nouvelles questions historiques. La prédictivité classique porte sur des questions telles que : où ? qui ? quoi ? La postdictivité se concentre sur une seule question : pourquoi à cet endroit ? En ce qui concerne, par exemple, les monastères du haut Moyen Âge, la question n’est pas tant de savoir s’il pourrait y avoir un monastère à tel endroit, mais de comprendre pourquoi un monastère a été construit en tel lieu5. Nous pouvons appliquer la postdictivité de deux manières. La première est simple et directe. Elle se concentre sur la relation entre le site et l’environnement naturel, évalue les conditions favorables et les contraintes, la proximité de sols fertiles, de routes importantes, etc. Cette évaluation n’utilise pas d’algorithmes pour simuler des scénarios, à moins que nous ne choisissions d’évaluer les changements potentiels de l’environnement naturel au fil du temps en relation, par exemple, avec le changement climatique et/ou la surexploitation des sols. Cette première approche utilise le SIG comme un moyen de superposer différents ensembles de données et de les connecter les uns aux autres. La seconde manière d’appliquer la postdictivité est plus compliquée et nécessite des algorithmes 5.

C. ciTTer, A. PaTacchini, « Postdittività e viabilità : il caso della direttrice tirrenica », dans Entre la terre et la mer. La via Aurelia et la topographie du littoral du Latium et de la Toscane, Actes du Colloque international, Paris, 6-7 juin 2014, éd C. ciTTer, S. narDi, F. R. sTasolla, Rome, 2018, p. 57-75, présente une perspective théorique et un aperçu général des avantages et des inconvénients de la prédictivité traditionnelle.

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sophistiqués pour faire ressortir une carte de « surface de coût ». Il s’agit d’une carte « raster » qui résulte d’une somme algébrique de deux cartes raster ou plus6. Chaque carte renseigne un facteur unique susceptible d’influer sur les résultats, comme le drainage des sols, la pente, la proximité d’un lieu central, etc.7 Les deux approches ne sont pas contradictoires. Nous suggérons même d’obtenir un premier aperçu en recourant à la première méthode, avant d’examiner des espaces plus circonscrits en recourant à la seconde. Dans l’étude de cas que nous proposons ici, nous avons d’abord opté pour un aperçu général en enregistrant les emplacements de 950 monastères d’Europe occidentale au début du Moyen Âge et en examinant les motivations géographiques et économiques de leur implantation8. Lorsque cet aperçu général nous aura donné quelques indications, nous pourrons nous concentrer sur des régions moins vastes, mieux circonscrites, et effectuer des évaluations plus sophistiquées. Celles-ci demandent beaucoup de temps, car elles nécessitent de travailler avec des cartes raster très détaillées telles que les cartes « LIDAR » : évaluer plusieurs milliards de cellules en relation avec 6.

7.

8.

Une carte raster est une image dont les pixels ont des couleurs différentes. Chaque couleur correspond à une valeur numérique. Ainsi, si la carte raster est un modèle numérique de terrain, chaque pixel représente l’altitude de ce point. Si la carte raster représente le drainage d’un sol, chaque pixel représente la valeur du drainage en ce point. Les facteurs que nous prenons en compte peuvent être naturels (morphologie, drainage du sols, cours d’eau) ou humains (villes, centres du pouvoir, sites religieux, marchés). Chaque facteur est représenté comme une image (raster) composée de cellules (pixels). Le dégradé de couleur des cellules exprime les valeurs de ce facteur en un point. La surface de coût est la somme algébrique des facteurs selon les critères que nous avons choisis et que nous pouvons modifier. C’est aussi une image, et c’est la carte raster de base qui simule notre estimation du mouvement, comme par exemple l’emplacement du site ou toute autre question historique. Le dégradé de couleur des cellules exprime la valeur du coût. Sur une carte, nous plaçons les réseaux routiers potentiels. L’algorithme renverra à plusieurs chemins potentiels. À ce stade, l’archéologue choisit le chemin potentiel qui, mieux que tout autre, chevauche le chemin de la carte historique. L’avantage de cette procédure est que nous pouvons modifier les facteurs et leur poids pour obtenir différentes surfaces de coût et, par conséquent, différents réseaux routiers. À la fin du processus, la surface de coût qui a généré le meilleur chevauchement entre le chemin historique et le chemin évalué est celle dont les facteurs ont probablement influé sur la construction de la route dont témoignent les cartes historiques. L’approche postdictive permet donc de poser de nouvelles questions à d’anciennes données. Il n’y a pas de réponse automatique. L’archéologue ou l’historien se demandent si tel ou tel facteur pourrait être vraiment important pour produire ce résultat. La démarche et les avantages sont les mêmes, que nous traitions d’itinéraires, d’emplacement de sites ou d’exploitation de ressources. Mais nous ne devons pas oublier que, parfois, un chevauchement peut constituer une simple coïncidence. Nous devons toujours remettre en cause le résultat d’un algorithme en fonction des questions et des connaissances historiques et archéologiques. Le même ensemble de données sur les monastères du haut Moyen Âge a été mobilisé pour évaluer la relation entre le potentiel des sols et l’emplacement des sites : C. ciTTer, F. R. sTasolla, « Tempi dell’agricoltura monastica e del lavoro monastico in Occidente », dans De Re Monastica, vi, Il tempo delle comunità monastiche nel’altomedioevo, éd. L. erMini Pani, Roma-Subiaco, 9-11 juin 2017, Rome, 2020, p. 102-112. Cet ensemble de données est ici utilisé pour effectuer d’autres évaluations relatives au problème du choix de la localisation des sites. Les données portent sur le Royaume-Uni, la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche, et concernent la période comprise entre 400 et 999. Nous pouvons certes avoir oublié certains sites, mais d’un point de vue statistique, ces oublis n’affectent pas l’estimation globale.

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plusieurs autres facteurs peut prendre des mois pour un ordinateur très performant9. Dans cette contribution, nous voulons commencer à mettre en œuvre cette nouvelle approche, à partir d’un échantillon : les monastères francs du viie siècle.

ii. les MonasTères Francs Du hauT Moyen âGe eT leur environneMenT naTurel

II.1. Les monastères et l’eau après le petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive Au cours du viie siècle, d’importants monastères du royaume franc ont été fondés le long de fleuves importants, comme la Seine et la Loire. Pour la première fois, des monastères étaient fondés en relation avec une stratégie de contrôle des réseaux fluviaux à grande échelle. Ce constat découle de la relation de proximité entre tous les monastères francs du haut Moyen Âge et les principaux fleuves. Nous avons sélectionné ceux dont la première mention dans les textes remonte au viie siècle. Le résultat principal de cette opération simple est le constat d’une implantation de nombre de grands établissements francs le long des principaux fleuves (Seine et Loire : fig. 1). Nous pouvons nous demander si cette donnée doit être rapportée à des événements politiques survenus dans le royaume mérovingien ou à un changement qui aurait, autour de 650, non seulement permis, mais rendu avantageuse la construction de monastères le long d’un fleuve important. Si nous examinons le quasi-millier de monastères du début du Moyen Âge en Europe occidentale (d’après leur première mention dans les sources écrites), une tendance apparaît clairement : la valeur la plus haute concernant la première référence se déplace de l’ouest vers l’est, du ve au viiie siècle. Pour obtenir une vue d’ensemble, destinée à dégager une dynamique, les marges de fluctuation des valeurs sont négligeables. La relation de cette tendance avec les changements climatiques montre que pendant la pire période du petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive (LALIA ou Late Antique Little Ice Age)10, on n’observe que les fugaces fondations irlandaises ; 9.

Voir par exemple G. P. BroGiolo, C. ciTTer, « Paesaggi e sistemazioni agrarie nel basso corso dell’Adige da Montagnana al mare », dans G. volPe (dir.), Storia e archeologia globale dei paesaggi rurali in Italia, Bari, 2018, p. 599-621, et C. ciTTer, A. PaTacchini, « Il territorio della città di Este attraverso lo studio del palinsesto dei catasti storici », dans G. P. BroGiolo (dir.), Este, l’Adige e i Colli. Storie di paesaggi, Mantoue, 2017, p. 41-68. Un travail encore inédit sur une région de 200 kilomètres carrés dans les Pouilles avec une carte raster LIDAR dont la résolution est de 1 m (c’est-à-dire que chaque pixel correspond à 1 m2 de surface au sol) a évalué l’indice de position topographique - classification des reliefs. Pour une explication détaillée de cet algorithme, on peut voir C. ciTTer, A. PaTacchini, « Il territorio della città », cit. n. 9. Il a fallu 4 mois à un ordinateur i7 doté de la technologie de refroidissement liquide de la carte mère et de 32 GB de RAM pour terminer l’élaboration en travaillant 24h/24, 7j/7, avec 8 processeurs travaillant tout le temps à 100 %. 10. Il n’y a toujours pas de consensus général sur le LALIA, mais de plus en plus de données convergentes suggèrent qu’entre 400 et 600 ou 650 après J.-C., le climat fut plus humide et plus frais qu’auparavant. Voir M. Mc corMick, u. BünTGen, M. a. cane, e. r. cook, k. harPer, P. huyBers, T. liTT, s. w. ManninG, P. a. Mayewski, a. F. M. More, k. nicolussi, w. TeGel, « Climate Change during

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Fig. 1. Monastères du viie siècle fondés le long des cours d’eau.

en revanche, à la fin de cette phase et au début de la période climatique plus favorable qui suit, toutes les autres régions présentent des données significatives. La plupart des monastères mentionnés pour la première fois au viie siècle le sont en réalité après 650. En Belgique et en France, ils totalisent presque 70 % du total. On pourrait certes voir dans cette tendance une manifestation de la croissance des sources écrites, qui pourrait elle-même être liée aux circonstances politiques. On pourrait aussi avancer que c’est par hasard que les monastères sont tous mentionnés après 650. Si nous savons bien que la première mention d’un établissement ne dit rien de sa date de fondation, il est toutefois peu probable qu’il y ait 70 % de coïncidences. Après 650, lorsque s’estompent les effets du petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive, partout en Europe occidentale, l’archéologie atteste un processus de trans-

and after the Roman Empire : Reconstructing the Past from Scientific and Historical Evidence », Journal of Interdisciplinary History, 43/2, 2012, p. 169-220, ainsi que u. BünTGen, v. s. MyGlan, F. c. lJunGqvisT, M. Mc, corMick, n. Di, cosMo, M. siGl, J. JunGclaus, s. waGner, P. J. krusic, J. esPer, J. o. kaPlan, M. a. c. De vaan, J. luTerBacher, l. wacker, w. TeGel, a. v. kirDyanov, « Cooling and Societal Change during the Late Antique Little Ice Age from 536 to around 660 AD », Nature Geoscience, 9, 2016, p. 231-236, mais voir s. helaMa , P. D. Jones, k. r. BriFFa , « Dark Ages Cold Period : a Literature Review and Directions for Future Research », The Holocene, 27 (10), 2017, p. 1600-1606, pour des datations différentes.

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fert de nombreux sites11. C’est à cette période qu’apparaissent et se développent les premières places de commerce de la mer du Nord, appelées emporia par les historiens et témoignant d’une croissance économique générale. Or il existe plusieurs similitudes entre les fondations de monastères mérovingiens et celles d’emporia dans la mer du Nord. La première similitude est chronologique : on l’a vu, les deux types d’établissements se sont mis en place dans la seconde moitié du viie siècle, ce qui renforce l’hypothèse selon laquelle de meilleures conditions climatiques auraient favorisé le développement de sociétés complexes. La seconde similitude tient à la position topographique de ces établissements : les uns et les autres sont implantés en des lieux qui permettent de contrôler les circulations, qu’il s’agisse de routes maritimes, de vallées fluviales ou de cols de montagne. Une autre similitude concerne le rapport des deux types de fondation à l’autorité supérieure, roi ou comte. À vrai dire, il y a un débat à ce propos pour les emporia12. Quant aux monastères, en dépit de l’existence de documents plus explicites, les choses ne sont pas toujours plus claires. Emporia et monastères représentent deux versants d’une même histoire : l’histoire des nombreuses tentatives émanant de pouvoirs centraux (qui s’étaient imposés dans le monde post-romain) pour prendre le contrôle d’une multitude de pouvoirs locaux et aussi l’histoire d’une société qui se transformait du bas vers le haut13. En mettant également l’accent sur le rôle joué par la « base », Joachim Henning a relevé ce processus de reprise économique de l’Europe occidentale post-romaine, en partant d’un ensemble de données très différent de celles que j’examine ici, puisqu’elles concernent la production des métaux14. Les recherches récentes de Susan Oosthuizen sur le bassin de Fenland, en East Anglia, ont quant à elles montré qu’une gestion complexe 11. Voir pour exemple H. haMerow, Early Medieval Settlements : the Archaeology of Rural Communities in Northwest Europe, 400-900, New York, 2002. 12. R. hoDGes, Dark Age Economics. The Origins of Towns and Trades A.D. 400-1000, Bristol, 1982 ; M. Mc, corMick, Origins of the European Economy : Communications and Commerce AD 300-900, Cambridge, 2001 ; A. verhulsT, The Carolingian Economy, Cambridge, 2002 ; K. ulMschneiDer, T. PesTell (dir.), Markets in Early Medieval Europe, 650-800, Macclesfield, 2003 ; J. henninG, « Early European Towns. The Development of the Economy in the Frankish Realm between Dynamism and Deceleration », dans Post Roman Towns, Trade and Settlement in Europe and Byzantium : New Methods of Structural, Comparative, and Scientific Analysis in Archaeology. Actes de la conférence internationale de Bad Homburg, 2004, éd. J. henninG, Berlin-New York, 2007, (Millennium-Studien, 5), p. 41-68 ; T. PesTell, « Markets, Emporia, Wics, and Productive Sites : Pre-viking Trade Centres in Anglo-Saxon England », dans h. haMerow, D. a. hinTon, s. crawForD (dir.), The Oxford Handbook of Anglo-Saxon Archaeology, Oxford, 2011, p. 556-579 ; From one Sea to Another. Trading Places in the European and Mediterranean Early Middle Ages, Actes du séminaire international de Comacchio, 27-29 marzo 2009, éd. S. Gelichi, r. hoDGes, Turnhout, 2012. 13. J’ai beaucoup discuté de cela avec mon ami et collègue Dries Tys, qui m’a suggéré de considérer les sociétés post-romaines comme des structures ascendantes, plutôt que comme des établissements hiérarchiques déjà cristallisés. Je le remercie pour ce point de vue intéressant, beaucoup plus sophistiqué que la vision néo-marxiste traditionnelle des sociétés égalitaires, car il ne relève pas d’une perspective philosophique, mais du point de vue d’un archéologue travaillant sur le terrain. Cette approche n’exclut pas l’existence d’officiers de haut rang, de rois et d’élites en général, mais insiste sur le rôle des personnes de rang inférieur, la grande majorité, dans la reprise de l’Europe post-romaine. 14. J. henninG, « Early European Towns », cit. n. 12, p. 41-68.

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de la main-d’œuvre était déjà en vigueur bien avant l’arrivée des Romains et des Saxons dans la région15. Les communautés devaient coopérer pour assurer leur survie. On ne voit guère le rôle des autorités centrales dans ces différentes études de cas, et sans doute faut-il abandonner la vieille idée selon laquelle toute planification implique la présence et la volonté d’une autorité centrale.

II.2. Les monastères et l’exploitation des ressources naturelles après le petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive La carte des sols de la France est maintenant disponible pour un téléchargement sur une plateforme SIG au format vectoriel16. Si nous associons les informations sur le type de sol avec celles qui concernent les monastères du viie siècle, nous obtenons des données intéressantes (fig. 2), qu’il convient de discuter17. Concentrons-nous d’abord sur les monastères situés sur des Fluvisols, sols fertiles périodiquement inondés. En période d’humidité et de fraîcheur, ces sols sont inadaptés pour un site permanent. La première mention des vingt-quatre monastères établis sur des Fluvisols au viie siècle indique que les effets du petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive ont alors été surmontés. Il existe également des monastères établis sur des Luvisols, caractérisés par une couche d’humus très fertile recouvrant une couche d’argile18. Certaines nomenclatures tendant à regrouper différentes catégories donnent une définition plus large des Luvisols, qui correspond plus ou moins aux caractères des Fluvisols et des Luvisols évoqués ici. Ces deux types de sols ont en effet en commun d’être moins favorables à l’agriculture durant les périodes humides (fig. 3). Sur la carte, il y a une anomalie possible sur laquelle nous devons nous arrêter : neuf monastères sont établis sur Cambisols, des sols qui ne sont pas adaptés à l’agriculture mais correspondent à une couverture forestière. On peut remarquer que l’un des principaux monastères du haut Moyen Âge, Saint-Riquier (Centula), fait partie de ce groupe. Le lieu où ce monastère a été fondé vers 638 était déjà 15. s. oosThuizen, The Anglo-Saxon Fenland, Oxford, 2017. 16. Voir https ://www.gissol.fr/donnees/cartes, et https ://agroenvgeo.data.inra.fr/geonetwork/srv/eng/ catalog.search#/search ?resultType=details&fast=index&_content_type=json&from=1&to=20&sort By=relevance 17. Les informations de base proviennent de la Base de Référence Mondiale pour les ressources des sols. Pour une discussion plus détaillée : A. C. cosTanTini, C. Dazi, World Reference Base for Soil Resources, Florence, 1999. Ce qui ressort de cette longue description est comparable à l’analyse détaillée d’un contexte de culture matérielle réalisée par un archéologue. Bien qu’il existe des distinctions claires, il y a des situations dans lesquelles les chercheurs doivent prendre une décision, sachant que chaque décision peut être adaptée à une région, mais pas à une autre. Pour un archéologue, il n’est pas très important de distinguer de nombreux sols en fonction de leurs caractéristiques chimiques et physiques avec beaucoup de détails. En fait, certaines distinctions sont basées sur de petites variations d’un paramètre, qui n’influencent pas beaucoup l’utilisation principale : agriculture, pâturage ou bois. 18. Cela rend ces terres potentiellement très fertiles dans des conditions normales de précipitations. Mais s’il pleut davantage et plus longtemps, l’argile retient trop d’eau. Un faible drainage n’est pas favorable aux cultures.

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Fig. 2. Carte des monastères francs du haut Moyen Âge français selon les catégories de sols.

Fig. 3. Carte des monastères du viie siècle fondés sur Fluvisol et Luvisol.

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occupé à l’époque romaine19. Il se trouvait à proximité d’une route principale reliant Soissons à Amiens et à la côte, tandis que, de l’autre côté, coulait la Somme. Forêts et marais caractérisaient l’environnement du monastère à l’époque de la fondation. Nous ne connaissons pas le statut social de Riquier. La première Vie du saint, écrite entre le viie et le viiie siècle, raconte que le roi Dagobert fut tellement fasciné par ses paroles qu’il lui fit de nombreux dons20. Après la mort du roi, deux nobles de la région demandèrent à sa veuve d’accorder un lopin de terre à Riquier, afin de permettre à celui-ci de subvenir à ses besoins pour le reste de sa vie, à l’écart du monde. La reine accepta et lui accorda une terre fiscale. Dagobert avait-il déjà fait don d’une terre fiscale pour la construction du monastère ? Le roi se trouvait à Centula lorsqu’il avait écouté le discours de Riquier. D’autres explications sont certes possibles, mais l’assimilation du fisc et des forêts, transmises par les derniers empereurs romains aux rois mérovingiens et lombards, est bien attestée21. Parmi les monastères fondés sur des Umbrisols, qui sont les plus propices à la forêt, on peut mentionner aussi le site de la Trinité de Fécamp qui, selon la légende, aurait été fondé dans la forêt22. Saint-Pierre de Jumièges fut également fondé dans une forêt, le long de la Seine, ce qui pourrait aussi être la raison d’une telle implantation. Comme c’est la reine Bathilde qui aurait donné une terre pour la construction du monastère, on peut faire l’hypothèse d’une coïncidence entre domaine fiscal et type de sol23.

19. On a donné plusieurs explications au nom Centula : centum turres, centum cellis ou encore à Cantium villa. Cette dernière étymologie doit provenir du celtique candir, qui signifie “terre blancheˮ. La même racine est à l’origine de Kent, Quentovic (sans parler du latin candidus). Voir L. A. laBourT, Essai sur l’origine des villes de Picardie, précédé de recherches historiques sur le nom et l’étendue successive de cette ancienne province, Amiens-Paris, 1840, p. 240-244. 20. Le texte a été notamment examiné par M. BanniarD, « Les deux Vies de Saint Riquier : du Latin médiatique au Latin hiératique », La Voix et l’écriture, 25, 1993, p. 45-62. Pour l’édition : MGH SRM, 7, en particulier p. 447-449. Concernant les fouilles, voir B. honoré, « Un site prestigieux du monde carolingien : Saint-Riquier », Cahiers archéologiques de Picardie, 5, 1978, p. 241-254. Le livre le plus récent sur l’histoire et l’architecture de l’abbaye est celui de A. MaGnien (dir.), Saint-Riquier. Une grande abbaye bénédictine, Paris, 2009, en particulier sur la fondation p. 17 et suivantes. 21. Pour la Toscane lombarde, voir C. ciTTer, E. chirico, « I beni pubblici e della corona dall’Impero romano ai Longobardi : il caso di Roselle (Grosseto) », dans Archeologia dei Longobardi. Dati e metodi per nuovi percorsi di analisi, Atti del convegno, Milano, 15 mai 2017, éd. C. GiosTra, Mantoue, 2018, p. 77-100. 22. Voir cependant tous les problèmes liés aux textes hagiographiques anciens dans M. arnoux, « Les premières chroniques de Fécamp : de l’hagiographie à l’histoire », dans Les Saints dans la Normandie médiévale, Actes du congrès de Cerisy-La-Salle, 26-29 septembre 1996, éd. P. BoueT, F. neveux, Caen, 2000, p. 71-82. 23. Sur les premières phases de Jumièges : J. le, Maho, « Le monastère de Jumièges (France) aux temps mérovingiens (viie-viiie siècle) : les témoignages des textes et de l’archéologie », Hortus Artium Medievalium, 9, 2003, p. 315-321. L’auteur souligne la complexité des textes sur la fondation et leur stratigraphie.

établisseMents Monastiques, environneMent et exploitation des ressources

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Fig. 4. La relation entre les monastères mentionnés et les types de sol.

Fondé entre 657 et 661 par la reine Bathilde, veuve de Clovis ii24, Corbie, autre grand monastère, a été construit le long de la Somme, là où les sols sont les meilleurs (fig. 4). Le nombre élevé de fondations aux environs de la Somme donne à penser que l’un des principaux objectifs des rois francs et des aristocrates était le contrôle de la côte et des échanges avec l’Angleterre saxonne. Les données archéologiques relatives au viie siècle sont cependant rares. À Corbie, la reine s’était engagée personnellement, et la dotation fut énorme. Le site avait été une propriété privée, ensuite incluse dans le fiscus regis : un grand nombre de villae avaient prospéré sur une grande surface. L’acte de donation est un faux, comme beaucoup d’autres au Moyen Âge, mais il est basé sur des informations fiables. Les historiens pensent à juste titre qu’il y eut bien une donation initiale, peut-être moindre que ce que décrit le document, mais il s’agissait principalement de terres fiscales, situées à proximité des principales routes romaines. Les cas qui viennent d’être évoqués autorisent quelques conclusions. La chronologie des fondations, nous l’avons vu, semble coïncider avec le début d’une amélioration des conditions climatiques. Le fait que cette coïncidence ne concerne pas seulement les fondations monastiques renforce l’hypothèse d’une influence 24. Voir J. BarBier, l. Morelle, « Le diplôme de fondation de l’abbaye de Corbie (657/661) : contexte, enjeux et modalités d’une falsification », Revue du Nord, 2011, 3-4, p. 613-654, pour une critique sur le diplôme de fondation. Cf. MGH. Diplomata regum Francorum e stirpe merovingica, i, 86.

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du climat. L’apparition des emporia de la mer du Nord, le développement d’une production artisanale au sein des villages et des villes, le transfert de certains sites au sein d’une région, ne peuvent être considérés comme de simples coïncidences. Nous ne pouvons toutefois affirmer que le climat fut le seul facteur décisif. Les hommes vivent ici et maintenant et, s’il fait froid et qu’il pleut, ils adoptent des comportements résilients ; si le climat s’améliore, ils sont encouragés à se montrer plus courageux. L’approche par la postdictivité peut être ainsi complétée par une méthode régressive : nous partons de l’observation actuelle de l’aptitude des terres25 ; nous retournons ensuite au cadastre napoléonien et à la carte de Cassini ; enfin, nous utilisons les sources écrites, que nous pouvons intégrer aux données paléoenvironnementales dans les cas où nous pouvons tirer profit de carottes de pollens et d’analyses micro-morphologiques. Pour donner un exemple d’une telle approche pluridisciplinaire, on évoquera le cas du monastère des Saints-Sauveuret-Maurice à Beaulieu-en-Argonne, fondé au sein d’une forêt, en 642, par le moine irlandais Rouin (fig. 5)26. Le monastère a été reconstruit au xie siècle sur une colline, mais la carte de Cassini montre la présence d’une importante forêt à proximité du site. La carte des sols atteste pour sa part une forte présence de Cambisols. La proximité de la Meuse serait-elle l’unique raison de la fondation, dans la mesure où les monastères fondés dans une forêt avaient moins d’opportunités que ceux qui étaient implantés dans un environnement fertile ? Le bois était le seul combustible dans les sociétés préindustrielles, et la forêt fournissait en outre le principal matériau de construction, en même temps qu’elle servait de 25. On pourrait objecter que la classification des sols est liée à la situation actuelle. Le changement climatique et l’exploitation intensive donnent un taux de productivité différent. La question est donc de savoir dans quelle mesure la situation actuelle reflète celle du début du Moyen Âge. C’est là une question que nous nous sommes posée lorsque nous avons commencé ce type d’études. Dans le cas d’un marais remis en état dans une plaine, nous avons considéré les sols sous la surface, selon la carte des unités terrestres, car nous savions qu’ils recouvraient le sol supérieur : voir A. arnolDus-huyzenDvelD, « Un’applicazione della carta del paesaggio : la potenzialita’ agricola dei suoli », dans c. ciTTer, a. arnolDus-huyzenDvelD, Uso del suolo e sfruttamento delle risorse nella pianura grossetana nel Medioevo. Verso una storia del parcellario e del paesaggio agrario, Rome, 2011, p. 107-112. Dans le cas de collines douces, nous avons adopté la typologie actuelle des sols : a. arnolDus-huyzenDvelD, e. PozzzuTo, « Una lettura storica del paesaggio attuale : il territorio di castel di Pietra tra antichità e medioevo », dans C. ciTTer (dir.), Dieci anni di ricerche a Castel di Pietra. Edizione degli scavi 1997-2007, Florence, 2009, p. 17-41, en particulier p. 30 et suivantes. Nous n’aurons jamais une carte détaillée des sols du viie siècle pour une région donnée. Mais nos considérations visent à avoir un aperçu du potentiel d’une région, afin de nous demander si la fondation d’un monastère a pu être liée à l’exploitation des ressources. Nous ne souhaitons pas savoir combien de blé les gens du Moyen Âge ont récolté sur une année donnée dans tel champ. Ce n’est pas notre objectif et il ne sera pas possible de procéder à une telle estimation, même si nous appliquons tous les outils que la récente contamination positive par les sciences de la terre et les sciences dures fournissent à l’archéologie. 26. AA.SS., Sept., v, p. 508-516. Selon la première Vita que nous avons (voir en particulier p. 512), saint Rouin a essayé de fonder le monastère dans une silva, mais l’officier public local d’Austrasie s’est opposé à cette initiative et le saint a dû se rendre à Rome pour résoudre le problème. Ce n’est pas le lieu d’évoquer cette question, mais les aristocrates avaient l’habitude de promouvoir la fondation de monastères. Dans ce cas, on peut deviner que la relation entre le comte et l’évêque n’était pas amicale.

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Fig. 5. La zone autour de Saint-Sauveur-et-Saint-Maurice-en-Argonne sur la carte de Cassini (en bas à droite) et les sols potentiels pour la forêt.

pâturage aux porcs sauvages et fournissait des fruits, du miel, etc. Ce n’est pas pour rien que les sources de l’Antiquité et du haut Moyen Âge mentionnent les forêts comme des terres fiscales.

iii. une ProPosiTion PolyséMique eT PolyPhonique Pour un aPProche PosTDicTive

Une évaluation postdictive est fiable si la base de données est statistiquement significative. À une échelle macro, on évalue les relations des monastères avec tous les calques numériques téléchargés sur le SIG ; à une échelle micro, on procède à des études de cas, en recourant notamment aux sources écrites qui peuvent nous informer sur la dotation initiale d’un monastère ou sur l’extension de son domaine foncier. Les études de cas présentées dans les pages qui précèdent montrent des différences intéressantes, concernant notamment le climat, la présence de la forêt et, à un moindre degré, celle de terres arables.

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L’approche postdictive nécessite de recourir à plusieurs ressources. Les données archéologiques en sont le fondement : non seulement les sites, mais aussi les analyses paléo-environnementales et les recherches sur les réseaux routiers. Les évaluations numériques liées au SIG nous permettent d’imaginer des scénarios sur la durabilité des actions humaines pour l’exploitation des ressources naturelles, sur la résilience aux changements climatiques, sur l’usage optimal du sol. Les cartes numériques géologiques et environnementales peuvent être téléchargées sur le SIG pour mettre en œuvre des informations concernant l’usage et l’aptitude du sol. Les sources écrites sont utilisées pour leurs descriptions du paysage, pour la mention de dons et/ou de ventes des terres, pour les données relatives au statut de ces terres, publiques ou privées, à l’usage du sol et aux réseaux routiers. Les cartes historiques nous donnent également des informations sur les sites, les réseaux routiers et l’usage du sol. Une telle approche peut être dite polysémique, car elle permet une nouvelle lecture des sources traditionnelles – sous l’adjectif traditionnel, nous incluons aussi les données archéologiques. Il ne s’agit pas d’une lecture alternative, mais d’une opportunité de poser de nouvelles questions à des données anciennes. Nous ne pensons pas qu’une information relative à l’utilisation potentielle par un monastère de cultures ou de pâturages soit plus importante que de savoir qui a dirigé le monastère, quel investissement ont réalisé les moines sur leurs terres ou comment ils ont rénové leur église. Mais nous avons la conviction que l’approche polyphonique permettra une meilleure connaissance de ce type d’établissement humain. C’est cette approche polyphonique qui nous permettra de proposer de nouvelles interprétations des données disponibles, qu’elles viennent d’un parchemin, d’un mur ou d’un pot. Cela suppose bien évidemment que nous soyons prêts à remettre en question nos modèles d’interprétation, et tel est bien le défi que devra relever la recherche.

SERVITIUM ET OPUS LE « TRAVAIL » DES DÉPENDANT·E·S DE L’ABBAYE DE WISSEMBOURG (ca 860-870) ENTRE SOCIOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE HISTORIQUES nicolas schroeDer

Université Libre de Bruxelles, Belgique

L

a publication du Temps des laboureurs de Mathieu Arnoux a fait de la question des conceptions médiévales du « travail » un sujet d’actualité pour les médiévistes francophones, Michel Lauwers et Nicolas Carrier ayant, par exemple, récemment pris la plume pour discuter ce thème1. Une des propositions principales de l’ouvrage de Mathieu Arnoux est que la croissance agraire médiévale serait d’abord le résultat d’un surplus volontaire de labeur paysan causé lui-même par une valorisation morale du travail, amenant les sociétés paysannes à revendiquer « le travail des champs comme vecteur principal de leur identité sociale »2. On a opposé à cette approche qu’elle ferait « abstraction du problème de la domination sociale » et qu’elle mobilise la notion de « travail » qui serait elle-même « très problématique pour qualifier les réalités médiévales »3. Le présent article se veut une contribution à ce débat. Il aborde ces enjeux en s’intéressant plus particulièrement au « travail » ou à la « production » des dépendant·e·s de seigneuries monastiques à l’époque carolingienne. Il procède en trois temps : d’abord, je formulerai quelques observations historiographiques autour du problème de la notion de « travail » et des débats qu’elle a pu susciter dans la littérature portant sur les grands domaines monastiques du premier Moyen Âge ; ensuite, je présenterai un document qui apporte un éclairage particulier sur le « travail » des dépendant·e·s de l’abbaye de Wissembourg vers 860-870 ; enfin, je reviendrai sur la question de 1.

2. 3.

M. arnoux, Le temps des laboureurs. Travail, ordre social et croissance en Europe (xie-xive siècle), Paris, 2012 (L’évolution de l’Humanité). M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum”. À propos de l’organisation socio-spatiale de la production et de l’approvisionnement des monastères dans l’Occident médiéval », dans Monachesimi d’Oriente e d’Occidente nell’alto medioevo. Spoleto, 31 marzo – 6 aprile 2016, Spolète, 2017 (Settimane di studio della fondazione centro italiano di studi sull’alto medioevo, 64), p. 877-912 ; iDeM, « Le “travail” sans la domination ? Notes d’historiographie et de sémantique à propos du labeur des cultivateurs dans l’Occident médiéval », dans A. Dierkens, N. schroeDer, A. wilkin, Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ? Recueil d’études offerts à Jean-Pierre Devroey, Paris, 2017, p. 303-332 ; N. carrier, « Travail et servitude paysanne aux xe et xie siècles », Histoire et sociétés rurales 51, 2019, p. 7-40. M. arnoux, Le temps des laboureurs, cit. n. 1, p. 13-14. M. lauwers, « Le “travail” sans la domination ? », cit. n. 1, p. 309 et 311, n. 31.

Labeur, saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 297-328. Cisterciens, éd. éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 297PUBLISHERS DOI 328. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123783

H FHG

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la notion de « travail » à la fois dans ses acceptions contemporaines et dans les milieux monastiques de la Francia dans la seconde moitié du ixe siècle.

i. le « Travail » : une noTion MoDerne Pour Penser l’acTiviTé Moyen âGe ?

Des DéPenDanT·e·s Dans les MonasTères Du hauT

Une historiographie abondante traite des rapports entre divers groupes de dépendant·e·s et les communautés monastiques du haut Moyen Âge4. Parmi les nombreux angles d’approche développés dans ces recherches, on retiendra notamment les catégories légales de la dépendance, la fonction économique des services de travail et du transfert de biens sous forme de redevances ou encore des perspectives « sociales ». De ce point de vue, les interactions entre divers acteurs et actrices sont abordées de manière globale en analysant les formes de domination, de conflit, d’émancipation, de collaboration ou de formation et de désagrégation de groupes sociaux. Ces recherches soulèvent immanquablement d’importantes questions de méthode lorsqu’elles touchent aux notions de « travail » et de « production ». Si celles-ci sont fréquemment mobilisées, leur application repose sur différentes logiques, qui ne sont pas toujours compatibles. Soit, suivant une posture « moderne », ces catégories sont utilisées dans leur sens contemporain commun (qui peut toutefois, nous y reviendrons plus avant, être variable). Sous la plume du regretté Yoshiki Morimoto, cette approche permet, par exemple, de qualifier de « travaux extrêmement variés et lourds » un ensemble de charges pesant, d’après le Polyptyque de Prüm (893), sur les tenanciers et tenancières d’un domaine de l’abbaye situé à Rhein-Gönheim (i.a. labour, moisson, fenaison, vendanges, transport de denrées, messagerie, battage du grain, brassage, préparation de pain, lavage et tonte de moutons, garde d’un mouton seigneurial, vente de vin, nourrissage de porcs)5. Qualifier ces activités de « travail » revient à regrouper sous une catégorie moderne des termes transmis par un document altomédiéval. Ce dernier devient alors intelligible à travers un processus de « traduction » qui pose les bases d’une éventuelle comparaison avec 4.

5.

Voir, par exemple, U. Berlière, La « familia » dans les monastères bénédictins du Moyen Age, Bruxelles, 1931 (Académie royale de Belgique. Classe des Lettres et des sciences morales et politiques. Mémoires. Collections in-8°, 29) ; L. kuchenBuch, Bäuerliche Gesellschaft und Klosterherrschaft im 9. Jahrhundert. Studien zur Sozialstruktur der Familia der Abtei Prüm, Stuttgart, 1978 ; E. linck, Sozialer Wandel in klösterlichen Grundherrschaften des 11. bis 13. Jahrhunderts : Studien zu den familiae von Gembloux, Stablo-Malmedy und St. Trond, Göttingen, 1979 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 57) ou N. schroeDer, Les hommes et la terre de saint Remacle. Histoire sociale et économique de l’abbaye de Stavelot-Malmedy, viie-xive siècle, Bruxelles, 2015 (Collection Histoire). Pour une période postérieure : V. corriol, Les serfs de Saint-Claude. Étude sur la condition servile au Moyen Âge, Rennes, 2009 (Collection « Histoire »). Y. MoriMoTo, « In ebdomada operantur, quicquit precipitur ei (Le polyptyque de Prüm, x). Service arbitraire ou service hebdomadaire ? Une contribution à l’étude de la corvée au haut Moyen Âge », dans Études sur l’économie rurale du haut Moyen Âge. Historiographie, Régime domanial, Polyptyques carolingiens, Bruxelles, 2008 (Bibliothèque du Moyen Âge, 25), p. 385.

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d’autres situations historiques comme, par exemple, l’organisation du « travail » dans les sociétés Mayas6. Sous cette acception, la notion de « travail » peut également être mobilisée pour construire des catégories d’analyse sociologique. Ainsi, bon nombre de sociologues de la paysannerie définissent leur objet comme des sociétés d’agriculteurs qui ont la particularité d’organiser l’essentiel de leur production en mobilisant le « travail » des membres de leur ménage7. Ici aussi, ce mot contribue à un acte de « traduction » de situations historiques diverses en des termes qui les rendent intelligibles et comparables. Dans cette perspective, la notion de « travail » est une véritable pierre d’achoppement conceptuelle de l’analyse socio-historique. Une approche alternative consiste à reconnaître l’historicité de la notion de « travail », ce qui ouvre la voie à un questionnement relevant de l’histoire des idées, des mentalités ou de l’anthropologie historique8. Les enquêtes menées dans cette veine pour éclairer l’histoire de la notion de « travail » mettent en garde contre son application irraisonnée aux sociétés pré-modernes. Il s’agirait en effet d’« une catégorie moderne qui, au fond, ne peut que s’appliquer au capitalisme industriel »9. Utiliser des notions comme « travail » ou « économie » pour désigner des activités décrites dans la documentation médiévale reviendrait à commettre un anachronisme10. Pour reprendre l’exemple du domaine de Prüm situé à RheinGönheim, on observera ainsi avec Ludolf Kuchenbuch que le mot qui subsume les différentes activités énumérées dans ce chapitre de polyptyque n’est pas un équivalent de « travail », mais bien servitium11. Ce terme recouvre un ensemble large de « services » dus à un maître (parfois indépendamment du statut juridique des prestataires) et peut aussi bien s’utiliser dans le cadre légal de l’esclavage et de la dépendance que dans celui de la dévotion et du culte (le Seigneur étant ici 6.

J’emprunte la métaphore de la « traduction » à D. chakraBarTy, Provincialising Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton/Oxford, 2008, p. 17. 7. H. MenDras, Les sociétés paysannes. Éléments pour une théorie de la paysannerie, [nouvelle édition refondue], Paris, 1995 (Folio Histoire), p. 39 ; F. ellis, Peasant Economics. Farm Households and Agrarian Development, Cambridge, 2000 (Wye Studies in Agricultural and Rural Development), p. 8. 8. Sur ce plan, J. le GoFF, « Travail, techniques et artisans dans les systèmes de valeurs du haut Moyen Âge (ve-xe siècles) », dans Artigianato e Tecnica nella società dell’alto Medioevo occidentale. Spoleto, 2-8 aprile 1970, Spolète, 1971 (Settimane di studio del Centro italiano du studi sull’alto Medioevo, 18), p. 239-266 demeure une contribution fondamentale [je citerai la réimpression de l’article dans iDeM, Un autre Moyen Âge, s. l., 1999, p. 105-126]. Voir également la discussion historiographique par Michel Lauwers dans l’introduction du présent volume. 9. L. kuchenBuch, T. sokoll, « Vom Brauch-Werk zum Tauschwerk. Überlegungen zur Arbeit im vorindustriellen Europa », dans L. kuchenBuch, Reflexive Mediävistik. Textus – Opus – Feudalismus, Francfort, 2012 (Campus Historische Studien), p. 250 (je traduis). Voir également M. lauwers, « Le “travail” sans la domination ? », cit. n. 1, p. 310-311. 10. D. ioGna-PraT, « Préparer l’au-delà, gérer l’ici-bas : les élites ecclésiastiques, la richesse et l’économie du christianisme (perspectives de travail) », dans R. le Jan, L. Feller, J.-P. Devroey (éd.), Les élites et la richesse au haut Moyen Âge, Turnhout, 2010 (Haut Moyen Âge, 10), p. 62. 11. L. kuchenBuch, « Mehr-Werk mittels Zwangsmobilität. Das Sollinventar der Abtei Prüm von 893 über ihre Domäne Rhein-Gönheim », Historische Anthropologie, 24/2, 2016, p. 165-167 (l’inadéquation de la notion de « travail ») et 179 (la centralité de la notion « servitium »).

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entendu comme dominus suprême)12. Dans cette perspective, réunir les activités décrites par le chapitre du Polyptyque de Prüm consacré à Rhein-Gönheim sous le terme « travail » revient à imposer un ensemble d’associations et de références modernes à un document altomédiéval, tout en masquant certaines associations et références propres aux sociétés médiévales. Dipesh Chakrabarty a bien montré les difficultés que peut soulever un tel acte de « traduction » parce que, en accord avec l’ambition moderne de désenchantement du monde, la notion de « travail » est sécularisée, alors que le « travail » pré- et non-moderne est souvent inscrit dans un monde dont les dieux et les esprits sont des acteurs13. Cette observation trouve des échos monastiques médiévaux, par exemple chez Cassien qui vantait les vertus pénitentielles des tâches physiques accomplies par certains religieux plutôt que leur fonction productive14. Les prémisses qui informent ces deux approches de la documentation et des sociétés médiévales sont difficilement conciliables, ce qui s’est notamment traduit par des oppositions plus ou moins explicites entre écoles et tendances historiographiques15. D’un côté, on a pu dénoncer l’erreur de méthode fondamentale que représenterait la mobilisation de catégories « modernes » pour analyser les sociétés pré-modernes16. De l’autre côté, on a argumenté qu’une lecture insistant sur l’« altérité » de ces sociétés s’enferme dans les représentations émanant de milieux spécifiques et qu’elle néglige de ce fait les pratiques (économiques) et la diversité des expériences17. Ces tensions sont également perceptibles, bien que de manière plus subtile, dans les travaux des historien·ne·s qui ont interrogé, au cours des deux dernières décennies, les formes de rationalité pratique (mesurer, compter, convertir) ainsi que les pensées et les discours portant explicitement ou implicitement sur la production et l’échange de biens matériels18. Ces études confirment bien que les logiques de l’économie de marché et du capitalisme étaient étrangères aux sociétés du premier Moyen Âge. Elles n’en mettent pas moins en évidence que celles-ci mobilisaient un ensemble de catégories et formulaient des discours à propos d’activités et de dynamiques « économiques ». Contre l’idée que les sociétés médiévales n’auraient pas été outillées pour percevoir les transformations à long terme des conditions de production et de circulation des biens agraires au 12. 13. 14. 15.

Je reviendrai plus en détail sur servitium (p. 307-309). D. chakraBarTy, Provincialising Europe, cit. n. 6, p. 72-96. M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum” », cit. n. 1, p. 883-884. Voir la discussion dans A. wilkin, « Communautés bénédictines et environnement économique, ixexiie siècles. Réflexions sur les tendances historiographiques de l’analyse du temporel monastique », dans S. vanDerPuTTen, B. MeiJns (éd.), Ecclesia in medio nationis. Reflections on the study of monasticism in the central Middle Ages, Louvain, 2011 (Mediaevalia Lovaniensia, 42), p. 104-110. 16. C’est, par exemple, la position de D. ioGna-PraT, « Préparer l’au-delà, gérer l’ici-bas », cit. n. 10, p. 62. 17. A. wilkin, « Communautés bénédictines », cit. n. 15, p. 107-110. 18. On verra, par exemple, J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (vie-ixe siècles), Bruxelles, 2006, p. 585-611 ; V. ToneaTTo, Les banquiers du seigneur : évêques et moines face à la richesse, ive-début ixe siècle, Rennes, 2012 ou encore G. ToDeschini, Les marchands et le temple. La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’Époque moderne, Paris, 2017, p. 25-51.

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Moyen Âge central, on a pu regrouper des documents qui révèlent une conscience de la temporalité – passé, présent, futur – orientée sur la valeur des biens et témoignant d’un contrôle par le calcul19. Certain·e·s historien·ne·s travaillant dans cette perspective ont pu suggérer que la documentation médiévale laisse entrevoir des conceptions de la « valeur », du « travail » ou de l’« économie » qui révèlent un Moyen Âge à la fois familier et différent, auquel les catégories modernes de l’analyse sociologico-historique ne sont ni tout à fait adaptées, ni tout à fait étrangères. Laurent Feller soulignait ainsi récemment qu’au haut Moyen Âge, « ce travail que l’on ne désigne pas est aussi une chose que l’on estime, que l’on évalue et que l’on paie »20. Cette formulation révèle tout l’inconfort que génère la « traduction » de la documentation, que ce soit en ayant recours à des catégories modernes – à la sémantique complexe de surcroît – ou en essayant de reconstituer les logiques propres aux systèmes de représentation médiévaux. En ce sens, elle me semble répondre à l’invitation de Dipesh Chakrabarty à ne pas privilégier une de ces deux approches de la documentation au détriment de l’autre, mais à juxtaposer les deux formes de récit historique qu’elles génèrent afin que ceux-ci puissent s’interrompre mutuellement et exposer réciproquement leurs limites21. C’est cet entre-deux inconfortable que je me propose d’explorer dans la suite, en me concentrant sur deux chapitres du polyptyque de Wissembourg (860-870), qui seront analysés dans une perspective « micro-sémantique »22 et socio-économique. Ce document apporte un intéressant éclairage sur le « travail » des dépendant·e·s : il révèle un ensemble de représentations ou de conceptualisations du « travail » propres au(x) rédacteur(s), tout en témoignant de pratiques et d’interactions qui visent à capter le « travail » des dépendant·e·s au bénéfice de l’abbaye. Ce document articule une notion du « travail » comme un ensemble d’obligations pesant sur les dépendant·e·s et comme ressource à disposition de l’abbé et des moines. Il témoigne par ailleurs, autour d’un usage particulier du mot opus, operis d’une conception à la fois familière et étrange de la notion de « travail » qui apporte un éclairage aux problèmes plus généraux évoqués en introduction.

19. L. kuchenBuch, « Vom Dienst zum Zins ? Bemerkungen über agrarische Transformationen in Europa vom späteren 11. zum beginnenden 14. Jahrhundert », Zeitschrift für Agrargeschichte und Agrarsoziologie, 51, 2003, p. 11-15. 20. Remarque de L. Feller dans la discussion suivant la leçon de M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum” », cit. n. 1, p. 916. Voir également L. Feller, « Les transactions dans la Vie de Géraud d’Aurillac », dans A. Dierkens, N. schroeDer, A. wilkin (éd.), Penser la paysannerie médiévale, cit. n. 1, p. 78. 21. D. chakraBarTy, Provincialising Europe, cit. n. 6, p. 47-96. 22. J’emprunte librement ce terme et la méthode qu’il désigne à L. kuchenBuch, « Mehr-Werk mittels Zwangsmobilität », cit. n. 11, p. 166-167. J’entends par là que j’ai fait miens plusieurs impératifs méthodologiques posés par Kuchenbuch (la considération du document dans son entièreté, de son contexte de production, de sa logique interne générale et de l’usage plus spécifique de mots particuliers) pour produire des résultats qui sont avant tout signifiants dans le cadre interprétatif et analytique de ma propre enquête sur le « travail ».

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ii. la DescriPTion Des DoMaines De wisseMBourG eT alTensTaDT, ca 860-870 : servitiuM, opus eT « Travail » Des DéPenDanT·e·s Le Liber Edilini est un manuscrit rédigé vers 1280 sur demande d’Edelin, abbé de Wissembourg23. Cinquante-neuf des soixante-dix-huit folios du manuscrit contiennent des documents de gestion. On a reconnu depuis longtemps qu’il s’agit de plusieurs documents d’époques différentes, qui ont été copiés les uns à la suite des autres24. Paradoxalement, l’étude du document a été compliquée par l’édition scientifique qu’en a donnée Christoph Dette en 198725. Les recenseurs de ce travail ont unanimement formulé des réticences sur la qualité de la transcription, les résolutions d’abréviations, l’identification d’ensembles rédactionnels et leur datation26. Je ne rentrerai pas ici dans les détails de cette controverse et ses conséquences pour l’ensemble du document. Qu’il nous suffise de retenir un point bien établi par plusieurs commentateurs de l’édition de 1987 : les vingt-cinq premières sections du document forment un ensemble cohérent probablement rédigé vers 860-87027. Ils permettent d’étudier la nature et l’organisation de vingt-cinq domaines de Wissembourg à cette époque, analyse à laquelle Werner Rösener a déjà largement contribué dans son ouvrage Grundherrschaft im Wandel28. L’approche développée dans la suite est quelque peu différente de celle proposée par Rösener, en ce qu’elle part d’une analyse fine de la logique interne du polyptyque, pour ensuite dégager des observations sur le rôle que celui-ci a pu jouer comme objet intervenant dans les relations entre monastère et dépendant·e·s. Cette approche permettra de dégager quelques observations sur la problématique du « travail » dans deux domaines de Wissembourg dans les années 860-870.

23. Speyer, Landesarchiv, F 2, n° 147. Édité par C. zeuss, Traditiones possessionesque Wizenburgenses. Codices duo cum supplementis. Impensis societatis historiae palatinae, Spire, 1842, p. 269-316 et C. DeTTe, Liber Possessionum Wizenburgensis, Mainz, 1987 (Quellen und Abhandlungen zur Mittelrheinsichen Kirchengeschichte, 59). On dispose également de fragments d’une deuxième copie du manuscrit, qui ressemble au Liber Edilini tant par la forme que par son contenu : H. kaiser, « Eine neue Überlieferung des Liber possessionum Edelins von Weissenburg », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 67, NS 28, 1913, p. 479-484. 24. C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23, p. 30. 25. C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23. Voir M. Gockel, « Kritische Bemerkungen zu einer Neuausgabe des Liber possessionum Wizenburgensis », Hessisches Jahrbuch für Landesgeschichte, 39, 1989, p. 353-380 ; E. Bünz, « Probleme der hochmittelalterlichen Urbarüberlieferung », dans W. rösener (éd.), Grundherrschaft und bäuerliche Gesellschaft im Hochmittelalter, Göttingen, 1995 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 115), p. 31-75. 26. A. Doll, « Die Possessiones Wizenburgenses und ihre Neuedition », Archiv für mittelrheinische Kirchengeschichte, 41, 1989, p. 437-466. 27. M. Gockel, « Kritische Bemerkungen », cit. n. 25, p. 377-380. 28. W. rösener, Grundherrschaft im Wandel. Untersuchungen zur Entwicklung geistlicher Grundherrschaften im südwestdeutschen Raum vom 9. bis 14. Jahrhundert, Göttingen, 1991 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 102).

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II.1. Wissembourg : servitum et « travail » des dépendant·e·s Les vingt-cinq premières sections du Liber Edilini concernent chacune un domaine. Elles sont démarquées par un titre rubriqué, donnant le nom du domaine décrit29. Les sections sont rédigées en suivant un canevas homogène, bien qu’elles présentent des spécificités plus ou moins marquées. L’analyse de la première section, consacrée à Wissembourg, permet de dégager les principaux éléments de ce canevas : Au sujet de Wissembourg : dans le domaine qui est appelé Wissembourg ont été trouvés 400 journaux, des prés [produisant] 200 charretées [de foin], 58 manses occupés. Aux mois de juillet et d’août, ils doivent faire un jour chaque semaine. Après ces deux mois, ils doivent faire un jour chaque semaine, envoyer un homme

Fig. 1. Les domaines de Wissembourg et Altenstadt selon les deux premiers chapitres du Polyptyque et localisation des lieux cités dans la discussion. 29. C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23, p. 104, note a.

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aux vendanges, labourer deux journaux dans les parcelles ; chacun [doit] cent perches et une mesure de bois ; dix-sept poulets, quinze œufs et, en plus du service [seruitium] précité, ils doivent faire quatorze nuits une fois dans l’année et ils doivent se rendre une fois dans l’année à Ungstein30 pour le vin. [Ils doivent] donner deux chevaux dans l’host et des chevaux de selle [c’est-à-dire pour la messagerie] pour le service du roi et ils doivent [donner] de la même manière pour le service de l’abbé depuis le monastère jusqu’au relais suivant. Et de ces cinquantehuit manses précités, il en est vingt-deux qui doivent faire un lot-corvée dans les vignes chaque année et les femmes [doivent] une serge de dix coudées de long et de quatre de large ; et ceux-là ne doivent rien donner, si ce ne sont cinq poules31.

Comme vingt-trois autres sections du polyptyque carolingien de Wissembourg (Altenstadt fait, comme nous le verrons, exception), cette description est articulée en deux parties : un bref inventaire des terres arables, des vignes, des prés seigneuriaux, et des manses du domaine d’une part et une liste des devoirs pesant sur les manses d’autre part (fig. 2). Dans la section dédiée à Wissembourg, l’inventaire est introduit comme résultat d’une enquête (inventi sunt), alors que dans les sections suivantes, les biens sont simplement énumérés ou introduits à l’aide du verbe jacere (Aput Veterem Villam iacent .xliii. hůbe)32. Ces formulations contribuent à présenter le document comme un inventaire purement descriptif et positif, présentant un état de fait, observé au cours d’une enquête33. Les obligations listées 30. Localité située au nord-est de Wissembourg, à environ 50 kilomètres à vol d’oiseau (cf. fig. 1). 31. Ad villam que dicitur Wizenburg inventi sunt iurnales .cccc., de pratis ad carrada .cc., hobe vestite .lviii. In mense iulio et augusto in unaquaque ebdomada .i. diem facere debent. Post istos duos menses in unaquaque ebdomada .i. diem facere debent et ad vindemiam .i. hominem mittere ; arare in partes iurnales .ii.. Unusquisque axilia .c. et mensuram .i. de ligno ; pullos .x. et .vii., ova .xv. Et preter predictum servitium semel in anno .xiiii. noctes facere debent. Et semel in anno proficisci debent pro vino in Unkenstein. Caballos .ii. in hostem, barefrida ad regis servitium dare et ad abbatis servitium de monasterio ad proximam mansionem similiter debent. Et sunt ex illis predictis .lviii. hobe .xxii., qui in anno unusquisque picturam .i. facere debet ; et mulieres sarcile in longitudine .x. cubitorum, in latitudine .iiii. et isti non debent dare nisi pullos .v. C. zeuss, Traditiones possessionesque, cit. n. 23, p. 273. Je remercie chaleureusement Arnaud Knaepen, Jean-Pierre Devroey et les étudiant·e·s du séminaire d’histoire médiévale de BA3 de l’ULB avec lesquels nous avons, en 2019-2020, traduit et commenté ce chapitre et celui qui est présenté en note 54. Les éventuelles erreurs de traduction et d’interprétation sont évidemment miennes. 32. Aput Veterem Villam iacent .xliii. hůbe ad opus domini abbatis pertinentes. C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23, p. 104. 33. Sur les enquêtes comme première étape de rédaction de polyptyques voir, entre-autres, C.-E. Perrin, Recherches sur la seigneurie rurale en Lorraine d’après les plus anciens censiers (ixe-xiie siècle), Paris, 1935 (Publications de la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg, 71) ; L. kuchenBuch, « Teilen, Aufzählen, Summieren : Zum Verfahren in ausgewählten Güter- und Einkünfteverzeichnissen des 9. Jahrhunderts », dans U. schaeFer (éd.), Schriftlichkeit im frühen Mittelalter, Tübingen, 1993, p. 183 ; I. schwaB, « Das Prümer Urbar. Überlieferung und Entstehung », dans R. nolDen (éd.), « Anno verbi incarnati dcccxciii conscriptum ». Im Jahre des Herrn 893 geschrieben. 1100 Jahre Prümer Urbar. Festschrift, Trèves, 1993, p. 119–126 ; I. heiDrich, « Befragung durch Beauftragte – Beeidung durch Betroffene. Zum Verfahren bei mittelalterlichen Besitzaufzeichnungen », Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, 85.3, 1998, p. 352–358 ; J.-P. Devroey, Puissants et misérables, cit. n. 18, p. 429-441 et 591-600 ; iDeM, « Au-delà des polyptyques. Sédimentation, copie et

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après l’inventaire des biens seigneuriaux et des tenures sont introduites dans le même mode positif à l’aide du verbe debere, qui prend pour sujet les tenures (hůbe). Tenant compte de ces observations et en se détachant de l’appellation établie désignant ce type documentaire, le polyptyque de Wissembourg pourrait être qualifié d’« inventaire de biens et d’obligations », une formulation qui définit précisément son contenu et sa portée pratique34. Quelques observations doivent être formulées sur la structure de la liste d’obligations : celle-ci est articulée autour du verbe debe(n)t qui prend pour sujet les hůbe. Certaines obligations pesant spécifiquement sur les épouses des tenanciers (mulieres eorum) ou sur un seul représentant de la tenure (hominem) laissent entre-

Fig. 2. Structure générale du chapitre du Polyptyque consacré à Wissembourg (cf. note 31).

renouvellement des documents de gestion seigneuriaux entre Seine et Rhin (ixe-xiiie siècles) », dans X. herManD, J.-F. nieus, É. renarD (éd.), Décrire, inventorier, enregistrer entre Seine et Rhin au Moyen Âge. Actes du colloque international organisé à l’Université de Namur (FUNDP) les 8 et 9 mai 2008, Paris, 2013 (Mémoires et documents de l’École des chartes, 92), p. 53–86. 34. Sur la logique et l’intérêt d’une telle désignation, voir les remarques de L. kuchenBuch, « Mehr-Werk mittels Zwangsmobilität », cit. n. 11.

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voir que la hůba est entendue comme un ménage composé au moins d’un couple nucléaire. Les femmes sont toujours évoquées en tant qu’épouses d’un tenancier masculin (mulieres eorum unaquaque solidum .i. solvere debet) et le service auquel est astreint une même hůba mobilisera alternativement sa composante masculine et féminine (particulièrement pour la production et la transformation textile). Au-delà de ses composantes humaines, le terme hůba désigne aussi une exploitation agricole disposant de moyens de production (chevaux, charrues, etc.) dont le seigneur peut exiger la mobilisation à son profit35. La référence à la tenure comme sujet du prélèvement opère une « dépersonnalisation » des dépendant·e·s, effaçant leur statut juridique, les possibles dépendances à d’autres seigneurs et d’éventuelles nuances dans la composition des ménages36. Sur les vingt-cinq chapitres du polyptyque carolingien de Wissembourg, seule une description de domaine fait exception parce qu’on y distingue des hommes libres (liberi homines occupant des mansi ingenuiles) et serviles (servi)37. Les obligations auxquelles les hůbe sont soumises consistent à la fois en biens matériels qui doivent être remis au maître (axilia .c., pullos .x., etc.) et en activités exécutées à son profit (diem facere, ad vindemiam hominem mittere, arare, etc.). Ces éléments hétérogènes (activités et biens matériels) sont listés sans distinction et regroupés sous le terme servitium. Celui-ci désigne l’ensemble déterminé d’obligations qui pèsent sur toutes les tenures d’un domaine ou des groupes de tenures spécifiques au sein d’un domaine. Dans ce sens, des tenures appartenant à un domaine peuvent « effectuer le même servitium » que les tenures d’un autre domaine ; des obligations peuvent s’ajouter à un servitium décrit préalablement (preter predictum servitium) ; certaines tenures peuvent ne devoir qu’un demi-servitium (dimidium servitium facere)38. Dans plusieurs chapitres, servire remplace l’expression servitium facere39. Ce verbe renvoie à l’idée de « servir » en général, c’est-à-dire de se mettre à disposition du maître pour exécuter une activité nondéterminée à son profit (par exemple dans la formule in unaquaque ebdomada .iii. dies serviunt), ce qui permet aussi – moyennant un référent – de renvoyer à l’idée plus précise du servitium comme ensemble défini d’obligations (par exemple dans la formule servire debent sicut illi qui sunt in N).

35. Est hůbe tercia, que predictum servitium cum equo et censu et cum omni carruca solvere debet. C. DeTTe, Liber possessionum , cit. n. 23, p. 110. 36. À ce propos, voir L. kuchenBuch, « Mehr-Werk mittels Zwangsmobilität », cit. n. 11, p. 180-184. 37. C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23, p. 106. Voir ci-dessous, p. 307-308. 38. Ad Můterestat […] hůbe .xvi. et dimidia ; et per omnia servire debent sicut illi qui sunt in Agridesheim et ad Mutah hůba .I. est et dimidia ; inde debet pergere ad palatium sive in hostem aut ipse aut equum suum mittere et .iii. uncias dare ad Pascha et similiter servicium facere sicut illi qui ad Mutah [plus probablement Adrigesheim] sunt […] et ex alia dimida hůba dimidium servicium facere. C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23, p. 109. Il est question de demi-servitium dans le chap. 18: Ibid., p. 112. 39. In messe .iii. dies cum suo equo servire [debet] – C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23, p. 112 ; in unaquaque ebdomada .iii. dies servire [debent] […] et similiter servire sicut predicti [debent] – Ibid., p. 112 ; in unaquaque ebdomada .iii. dies serviunt – Ibid., p. 113-114 ; [debent] in unaquaque ebdomada .iii. dies servire – Ibid., p. 113.

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Comme l’a observé Julien Demade à partir de documents issus de la HauteAllemagne du xie au xive siècle, « le servitium ne renvoie […] à aucun contenu précis […] mais à une relation hiérarchique, dont le contenu pratique est déterminé par l’identité des deux éléments en relation »40. De ce fait, le terme est ambigu. Par sa proximité avec servus, il renvoie au domaine de la servitude et de l’absence de liberté, ce qui est par exemple exprimé dans le passage de l’Édit de Pîtres (864) évoquant des libres qui, en temps de famine, se vendent ad servitium41. Il peut toutefois aussi désigner la notion de « service » librement consenti, évoquant alors des obligations qui ne sont pas spécifiquement serviles : les Grands du royaume et les fidèles du roi doivent le servitium à ce dernier et, dans la même logique, un individu peut prendre la décision de devenir moine et de se consacrer au servitium Dei42. Devoir un servitium n’implique donc pas toujours la servitude et accepter de s’y soumettre n’implique pas nécessairement de déclassement. Pour les ruraux insérés dans les seigneuries monastiques du cœur de la Francia à l’époque de la rédaction du polyptyque de Wissembourg, cette nuance pouvait être cruciale, comme le suggère le célèbre cas du plaid royal tenu à Compiègne le 1er juillet 860. À cette occasion, une soixantaine de dépendants et dépendantes de Saint-Denis issus du domaine de Mitry affirmèrent qu’ils étaient « libres de naissance » (ipsi ex nascendi liberi coloni esse debent) mais que le moine Dieudonné essayait de les forcer injustement à accomplir un « service inférieur » (Deodadus monachus eis per vim in inferiorem servicium inclinare vel adfligere vellit injuste)43. Le point de vue défendu par le moine est que ces individus sont des non-libres (servi) et que, de ce fait, ils doivent le service adapté à leur statut. Un groupe de libres du domaine appelés comme témoins par Dieudonné affirmèrent que les plaignants et plaignantes, ainsi que leurs parents, avaient toujours servi davantage que les simples colons (libres) et que, de ce fait, ils étaient bien non-libres. Seul un des vingt-cinq chapitres du premier polyptyque de Wissembourg témoigne d’une situation dans laquelle le statut juridique des dépendants et dépendantes d’un domaine détermine la nature de leur servitium. La section consacrée à Pfortz sur le Rhin (chap. 6) évoque en effet le distinguo juridique entre dépen40. J. DeMaDe, « Les “corvées” en Haute-Allemagne : du rapport de production au symbole de domination, xie-xive siècles », dans Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (xie-xive siècles) : réalités et représentations paysannes. Colloque tenu à Medina del Campo du 31 mai au 3 juin 2000, éd. M. Bourin, P. MarTinez soPena, Paris, 2004, p. 337-363. 41. Francis hominibus, qui censum regium de suo capite, sed et de suis rescellis debebant, qui tempore famis necessitate cogente seipsos ad servitium vendiderunt. A. BoreTius, V. krause (éd.), Monumenta Germaniae historica. Capitularia regum Francorum, t. 2, Hannovre, 1897, n. 273, chap. 34, p. 325326. Voir également H.-W. GoeTz, « Serfdom and the beginnings of a “seigneurial system” in the Carolingian period : a survey of the evidence », Early Medieval Europe, 2, 1993, p. 48-49. 42. On trouvera des exemples carolingiens de ces acceptions dans J.-F. nierMeyer, C. van De kieFT, Mediae latinitatis lexicon minus, t. 2, Leiden/Boston, 2002, p. 1257-1261. 43. G. Tessier, Recueil des actes de Charles ii le Chauve, roi de France, vol. 2, Paris, 1952 (Chartes et diplômes relatifs à l’histoire de France), n° 228, p. 7-9. J.-L. nelson, « Dispute settlement in Carolingian West Francia », dans W. Davies, P. Fouracre (éd.), The settlement of disputes in early medieval Europe, Cambridge, 1986, p. 51-52.

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dants libres (liberi) et non-libres (servi) pour établir les charges pesant sur les manses. Les libres occupent trente-trois mansi ingenuales et doivent chacun un bœuf et deux chevaux pour l’host, un jeune porc par an, trois poules, trois journaux de lot-corvée, cinquante perches, une mesure de bois, quatorze nuits [de service] au monastère, trois journées [de service], une corvée de fauchage et deux de transport par an, ainsi qu’un service de messagerie pour le roi et des présents (eulogias) au palais lorsque cela leur est ordonné. Leurs femmes ne doivent aucun service (eorum femine nichil serviunt). Les non-libres doivent servir trois jours la semaine, cinq poules et quinze œufs par an. Par ailleurs, lorsqu’on le leur ordonne, ils doivent faire le guet, préparer la bière et le pain, ainsi que des services de messagerie à cheval. Leurs épouses doivent confectionner un panneau de toile44. Deux dimensions principales distinguent donc les services libre et servile à Pfortz. D’une part, les libres doivent servir le roi – répondant ainsi aux obligations « publiques » pesant sur tout libre – alors que les non-libres servent uniquement le monastère. D’autre part, les obligations pesant sur les libres sont fixées dans le temps, alors que les non-libres sont soumis à un certain arbitraire, puisqu’ils peuvent être appelés à accomplir certaines tâches per ordinem45. Les conditions rencontrées à Pfortz sont toutefois exceptionnelles : ailleurs, le statut juridique des dépendants et dépendantes est ignoré et le servitium pèse de manière homogène sur les tenures de chaque domaine ou sur des sous-groupes localisés à l’intérieur de ceux-ci. La logique dominant l’organisation des seigneuries monastiques de Wissembourg au milieu du ixe siècle semble donc viser une simplification du régime de charges : le servitium n’est pas défini par le statut des tenanciers et tenancières, mais imposé uniformément à un groupe de tenures situées dans un même lieu46. Occuper une tenure appartenant à un domaine précis revient à être soumis à un régime de charges spécifique. C’est évidemment cette prévalence de la tenure localisée dans la définition du servitium qui fait de la hůba attachée à un domaine le sujet sur lequel pèsent les obligations énumérées dans le polyptyque47. Nous reviendrons plus avant sur les implications de la coexistence, dans la seconde moitié du ixe siècle, de deux manières de fixer le servitium (par le statut ou par la « résidence ») dans les domaines de Wissembourg48. Pour l’instant, observons que la notion de servitium nous ramène indirectement à la

44. C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23, p. 106. 45. Sur l’importance de l’arbitraire dans la définition des charges serviles, voir J.-P. Devroey, Puissants et misérables, cit. n. 18, p. 541 ; J.-P. Devroey, A. knaePen, « Confronter la coutume domaniale entre seigneurs et paysans en Lorraine au xe siècle », dans L. JéGou, S. Joye, T. lienharD, J. schneiDer (éd.), Faire Lien. Aristocratie, réseaux et échanges compétitifs. Mélanges en l’honneur de Régine Le Jan, Paris, 2015, p. 163-168. 46. Sur cette façon d’organiser les régimes de charges domaniaux, voir L. kuchenBuch, « Servitus im Mittelalterlichen Okzident. Formen und Trends (7.-13. Jahrhundert) », dans A. Dierkens, N. schroeDer, A. wilkin (éd.), Penser la paysannerie médiévale, cit. n. 1, p. 241-253 et Devroey, Puissants et misérables cit. n. 18, p. 533. 47. Voir ci-dessus, p. 305. 48. Voir p. 325.

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problématique de la conceptualisation du « travail » dans l’analyse des sociétés du haut Moyen Âge. Une certaine équivalence entre travail, au sens commun, et servitium est en effet parfois établie. Ainsi, par exemple, par Jean-Pierre Devroey lorsqu’il propose, dans une analyse des passages de la Loi des Bavarois consacrés aux non-libres, que « le travail (le servitium) constituait le nœud des tensions entre seigneurs et dépendants »49. La possibilité d’une telle équivalence est toutefois mise en doute par Julien Demade, qui souligne que le regroupement indistinct de services et de prélèvements sous la catégorie servitium suggère que « l’activité productive n’est pas distinguée d’avec son produit, que donc la notion abstraite de travail n’est pas une catégorie indigène »50. Dans l’inventaire des possessions et obligations du domaine de Wissembourg, la notion de servitium recouvre bien le versement de redevances et l’exécution d’activités au bénéfice du maître. Il n’est, en ce cas, pas un équivalent de la notion de « travail ». Il renvoie avant tout à la dépendance, manifestée par le déplacement des dépendant·e·s vers la cour domaniale, la réserve ou d’autres lieux, que ce soit pour donner des redevances ou pour contribuer à la production dans le cadre domanial51. Conclure de ces observations sur le sens de servire et servitium que la notion de « travail » est radicalement étrangère au(x) rédacteur(s) du polyptyque de Wissembourg pourrait toutefois être trop rapide, comme le suggère l’analyse du deuxième chapitre, dédié au domaine d’Altenstadt.

II. 2. Le domaine d’Altenstadt : opus et « travail » des dépendant·e·s Le deuxième chapitre du polyptyque concerne Altenstadt, une localité située à cinq kilomètres de Wissembourg : À Altenstadt gisent quarante-quatre manses à l’office du seigneur abbé [ad opus domini abbatis], dont les possesseurs s’acquittent chacun de leurs obligations coutumières [ius] de cette manière : pour l’élagage : 5 deniers ; pour labourer la vigne : 10 deniers ; de même pour labourer une seconde fois52 : 4 deniers ; pour lier les ceps : 3 deniers ; pour couper le foin : 6 deniers ; pour réunir le foin : le travail suffisant [opus sufficiens] ; pour la moisson : le travail suffisant [opus sufficiens] ; pour préparer le pressoir : le travail suffisant [opus sufficiens] ; pour préparer des récipients pour le vin : le travail suffisant [opus sufficiens] ; pour les vendanges : le travail suffisant [opus sufficiens] ; un service de transport ; six poulets, sept œufs ; pour la transplantation des ceps : le travail suffisant [opus sufficiens] ; pour la

49. 50. 51. 52.

J.-P. Devroey, Puissants et misérables, cit. n. 18, p. 536. J. DeMaDe, « Les “corvées” en Haute-Allemagne », cit. n. 40, p. 341. J. DeMaDe, « Les “corvées” en Haute-Allemagne », cit. n. 40, p. 340-346. Cette double opération de labour dans les vignes renvoie au « chaussage » automnal – opération au cours de laquelle on recouvre les ceps de terre pour prévenir le gel et améliorer le drainage – et au « déchaussage » printanier.

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surveillance des voleurs captifs : leur sollicitude prudente mais, pendant ce temps, eux-mêmes seront libres de [tout] travail [vacabunt ab opere].

À l’exception de vingt-quatre de ces manses qui gisent de l’autre côté de la rivière53, ils payent à l’abbé cinquante tuiles et une demie charrette de bois, deux charrettes au cellérier. Tous les autres manses, qui gisent de l’autre côté de la rivière, payent à l’abbé cent tuiles et une charrette. Qu’il soit aussi connu que trois de ces manses-là s’acquittent seulement des jours [nécessaires] pour [réaliser] le service de l’abbé. Qu’il soit également connu que trois de ceux-ci s’acquittent une seule fois de trois poulets et d’un demi service de transport.

De plus, le manse Hazzeche [doit une] cognée et [une] hache. Il a aussi comme tâche [ad opus] un lot-corvée [i partem] et la tâche de fabriquer [opus fabricandi] des socs pour trois charrues et des marteaux de maçons. Hugo s’acquitte de cette tâche [opus] spécifique pour la forge de la colline et l’autre cour. De plus, la tenure d’Amelung s’acquitte de deux onces ; la tenure de Hugo et Hunfrid reste à ce point [= s’acquitte de la même somme].

De plus, Ogger s’acquitte d’un soc ; Hugo [de] deux. Dans la cour de Folcuin : un ; les fils de Hertwic : un ; Eberold et les fils de Henri : un ; Gunter : un ; Marquard : un ; Mehtilt et l’épouse de Gerwin : un ; Herteric : un ; Sifrid : un ; Wernher : un ; Sifrid, Billung et Helwic : un54.

Un premier point qui attire l’attention à la lecture de cette description est la différence – partiellement formelle, partiellement de contenu – entre cette des53. La Lauter. 54. Aput Veterem Villam iacent .xliiii. hůbe ad opus domini abbatis pertinentes, quarum possessores singuli persolvunt huiusmodi ius : ad putationem .v. denarios, ad fodiendas vineas .x. denarios, item ad fodiendum denuo .iiii. denarios, ad vinciendas vites .iii. denarios, ad resecandum fenum .vi. denarios, ad congregandum fenum opus sufficiens, ad messem opus sufficiens, ad preparandum torcular opus sufficiens, ad preparanda vasa vinaria opus sufficiens, ad vindemiam opus sufficiens, unum schar, [.vi.] pullos, .vii. ova, ad transplantandas vites opus sufficiens, ad custodiam furum captivorum sollicitudinem cautam, sed ipsi interim vacabunt ab opere. Preterea .xxiiii. ex hiis hůbis, que iacent ex altera parte fluminis, persolvunt abbati .l. tegulas et dimidiam carratam lignorum, cellerario vero .ii. carratas. Cetere autem hůbe, que iacent ex altera parte fluminis, persolvunt abbati .c. tegulas et unam carratam. Hoc autem sciendum, quod tres ex istis hůbis persolvunt tantum dies ad omne opus abbatis. Item sciendum, quod tres ex ipsis singule persolvunt .iii. pullos et dimidium schar. Item hůba Hazzeche securim et achiam. Hec etiam habet .i. ad opus partem et opus fabricandi vomeres ad tria arat[r]a et malleos cementariorum. Id ipsum opus persolvit Hugo de fabrica in colle et de alia curte. Item hůba Amelungi persolvit .ii. uncias, adhuc restat hůba Hugonis et Hunfridi. Item Oggerus persolvit vomerem .i., Hugo .ii. In curte Volcwini .i., filii Hertwici .i., Eberoldus et filii Heinrici .i., Gunterus .i., Marquardus .i., Mehtilt et uxor Gerwini .i., Hertericus .i., Sifridus .i., Wernherus .i., Sifridus et Billungus et Helwicus .i. – C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23, p. 104105. Les corrections entre crochets sont apportées par M. Gockel, « Kritische Bemerkungen », cit. n. 25, p. 360-362. Nous avons tenu compte des passages (qui s’avèrent non divergents) donnés par H. kaiser, « Eine neue Überlieferung », cit. n. 23, p. 480 ainsi que de la transcription de C. zeuss, Traditiones possessionesque, cit. n. 23, p. 273-274.

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Fig. 3. Structure générale du chapitre du Polyptyque consacré à Altenstadt (cf. note 54).

cription et celle du domaine de Wissembourg (comparer les fig. 2 et 3). Comme l’avait déjà souligné Werner Rösener, il n’est pas fait mention de vignes, de prés ou de champs seigneuriaux dans cette description. Par ailleurs, les obligations portent d’abord sur les occupants des manses (désignés comme propriétaires), dont on précise qu’ils s’acquittent d’un ius, terme qui, dans ce contexte, désigne un ensemble d’obligations coutumières55. La description du ius se présente en effet comme une liste d’activités (élaguer, chausser les vignes, etc.) et de biens à donner au seigneur (des poules, des œufs, etc.). Certaines activités à effectuer au profit du seigneur sont converties en redevances monétaires. Le texte donne alors une quantité de deniers à verser. Les autres activités appellent, à travers la formule opus sufficiens, une contribution que j’ai jugé opportun de traduire par « le travail suffisant ». Je reviendrai sur ce point, évidemment crucial pour notre propos. Observons pour l’instant que le chapitre se prolonge en distinguant deux 55. Sur la notion de coutume domaniale : J.-P. Devroey, A. knaePen, « Confronter la coutume », cit. n. 45.

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groupes de manses qui versent des quantités différentes de tuiles et de bois, trois manses qui doivent servir l’abbé selon son bon vouloir et trois manses qui doivent seulement trois poules et un demi service de transport (probablement en plus des autres services). Le manse Hazzeche et un certain Hugo, qui tient une tenure et une forge, doivent des outils métalliques (hache, cognée, socs de charrue, marteaux). Deux manses tenus par trois individus doivent deux onces. Enfin, une liste de noms propres désigne des individus qui doivent donner un ou plusieurs socs de charrue. Le caractère particulier de cette description est évident : au niveau formel et de contenu, les vingt-trois chapitres suivants sont rédigés sur un canevas similaire à celui de la description de Wissembourg, faisant de la description d’Altenstadt une véritable curiosité. Comment expliquer ses spécificités ? Plusieurs pistes peuvent être envisagées. Il nous faut d’abord questionner la datation du chapitre : la mention du ius du domaine, le rachat de nombreux services, le prélèvement monétaire élevé, le formulaire particulier qui ne ressemble guère aux vingt-quatre autres chapitres datés de l’époque carolingienne sont autant d’éléments qui pourraient suggérer une rédaction postérieure, c’est-à-dire au xe, voire au xie siècle56. La transmission par le seul Liber Edilini rend évidemment possible cette hypothèse. La comparaison linguistique et stylistique avec l’ensemble des descriptions de domaines contenues dans le Liber n’a cependant pas permis de rapprocher ce chapitre d’un autre. Tenant compte de cette observation, il est également possible de maintenir la contemporanéité des vingt-cinq premiers chapitres en l’expliquant par le statut et la nature particulière du domaine d’Altenstadt. D’abord, ses manses sont au service de l’abbé, alors que les autres domaines décrits servent la communauté. Ils participent peut-être d’un régime de gestion particulier, qui s’exprime par des pratiques singulières, tant au niveau de la description écrite que de l’organisation matérielle et sociale du domaine. Sur ce dernier point, il faut également souligner avec Werner Rösener que le type de redevances dues par les dépendants d’Altenstadt suggère que bon nombre d’entre eux s’engageaient dans des activités relativement spécialisées (par exemple la viticulture, la métallurgie, la production de tuiles)57. Ces formes d’artisanat et de production alimentaire spécifique étaient certainement stimulées par la proximité du monastère : Massimo Montanari et Jean-Pierre Devroey ont montré qu’aux ixe-xe siècles, le développement de monastères bénédictins s’accompagna souvent de l’essor d’un domaine satellite, distant de quelques kilomètres et animé par diverses activités artisanales et marchandes58. On remarquera à ce propos que les dépendant·e·s d’Altenstadt produisaient visiblement des surplus à commercialiser, puisque chaque manse devait verser la somme non-négligeable de vingt-huit deniers. Altenstadt se distingue donc comme domaine proche du monastère, dans lequel l’influence de 56. Je dois cette observation à Jean-Pierre Devroey. 57. W. rösener, Grundherrschaft im Wandel, cit. n. 28, p. 108. 58. J.-P. Devroey, M. MonTanari, « Città, campagna, sistema curtense (secoli ix-x) », dans Città e campagna nei secoli altomedievali. Spoleto, 27 marzo – 1 aprile 2008, Spolète, 2009 (Settimane di studio della fondazione centro italiano di studi sull’alto medioevo, lvi), p. 794-795.

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l’abbé était marquée et dont la population s’adonnait à des activités artisanales spécifiques au profit direct de l’abbaye, mais aussi en visant la production de surplus commercialisables. Les polyptyques de Saint-Germain-des-Prés et de Prüm apportent des exemples similaires de domaines dont la production semble relativement spécialisée et dont les descriptions divergent, par conséquent, du canevas appliqué aux domaines plus strictement agro-pastoraux59. Un des éléments donnant un caractère presque idiosyncratique à la description du domaine d’Altenstadt est le recours répété au mot opus, operis : douze attestations sur un chapitre de moins de 250 mots, pour deux attestations dans les vingt-quatre autres chapitres du polyptyque (tableau 1). Chapitre 1 2 3-18 19 20 21-25

Ad opus abbatis 0 2 0 0 0 0

Opus sufficiens 0 6 0 0 0 0

Ab opere 0 1 0 0 0 0

Opus comme « tâche » (redevance/service) 0 3 0 0 0 0

Opus lineum 0 0 0 1 1 0

Total 0 12 0 1 1 0

Tab. 1. Attestations de opus, operis dans les chapitres 1 à 25 du polyptyque de Wissembourg

Le mot opus est employé avec des nuances de sens particulières : — L’expression ad opus (domini) abbatis (deux attestations) renvoie aux tâches et aux moyens attribués à la fonction d’abbé. Des tenures ou des journées de service qualifiées ad opus abbatis bénéficient à l’abbé dans l’accomplissement de ses devoirs, dont les contours sont fixés par la règle. — Dans la description du régime de charges pesant sur le manse Hazzeche et sur Hugo, le terme opus est mobilisé à trois reprises. Dans une formule, il désigne – au singulier – l’ensemble des objets (des outils en métal) donnés par un dépendant et peut-être également des services (id ipsum opus persolvit Hugo). Dans les expressions hec etiam habet .i. ad opus partem et opus fabricandi vomeres, il renvoie à l’activité productive comme « tâche » à accomplir par le dépendant. Nous retrouvons ici l’absence de distinction apparente entre acte productif et objet produit au profit du maître, qui caractérise le terme servitium60. — Opus est enfin employé à sept reprises dans la description du ius – les charges pesant sur les manses du domaine d’Altenstadt. Cette liste met en vis-à-vis des tâches à accomplir d’une part et une quantité de deniers (cinq cas) ou 59. Voir F. irsiGler, « Mehring, ein Prümer Winzerdorf um 900 », dans V. henn, R. holBach, M. Pauly, W. schMiD (éd.), Miscellanea Franz Irsigler. Festgabe zum 65. Geburtstag, Trèves, 2006, p. 349-374 et les observations de J.-P. Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque (vie-ixe siècles), t. 1, Paris, 2003, p. 71 et 127. 60. Voir ci-dessus, p. 309.

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les mots opus sufficiens (six cas) d’autre part. Ici, opus semble renvoyer sans trop d’ambiguïtés à l’activité productive comme notion abstraite, c’est-à-dire à l’engagement des dépendants avec des activités physiques dont le but est de produire ou de transformer des biens matériels. Les activités concernées relèvent toutes du travail agricole élémentaire (la récolte du foin, la moisson) et viticole (les vendanges, la transplantation de pieds de vigne, la préparation d’un pressoir et de récipients pour le vin). Surtout, le ius auquel sont soumis les dépendants d’Altenstadt comprend des activités qui ne relèvent pas de la « production » et qui ne sont, par conséquent, pas qualifiées d’opus. Ainsi, les dépendants qui surveillent des prisonniers sont dits ab opere alors qu’ils sont bien, dans les faits, occupés à « servir ». Autre point remarquable : l’opus désigné dans cette liste d’obligations est mesurable, comme le laisse entendre la formule opus sufficiens. L’activité des dépendants a une certaine intensité et s’inscrit dans la durée ; elle s’interrompt lorsque son résultat est jugé suffisant. Enfin, la liste contient plusieurs exemples de rachat des services qui laissent entrevoir, sans pleinement en éclairer les mécanismes et logiques, la possibilité de convertir en redevances monétaires l’opus dû au maître. Il me semble que cet usage du mot opus est exceptionnel au sein du type documentaire particulier que forment les polyptyques : il n’est pas attesté ailleurs dans le Liber Edilini. Opus, operis apparaît dans les chapitres 19 et 20, dans l’expression opus lineum, qui désigne des toiles de lin dues par des dépendantes61. Opus désigne dans ce cas une « redevance-produit » en lin, résultat du labeur des dépendantes, non leur « travail » comme activité. Au-delà du polyptyque de Wissembourg, l’étude menée par Stéphane Guérault sur le vocabulaire de huit polyptyques suggère que, si le lemme op et le mot opus appartiennent bien au lexique de ce genre documentaire, ils sont d’emploi rare, surtout dans le sens particulier qui est attesté dans la description d’Altenstadt62. Guérault a en effet pu observer que le lemme op est l’un des quatorze éléments qui apparaissent dans six ou sept des huit documents qu’il a analysés (pour opus, les polyptyques de Lobbes et de Prüm ne fournissent aucune attestation). Avec une fréquence totale de trentehuit, opus est l’élément le moins abondant de cette catégorie. Encore faut-il, pour notre propos, retirer de ces attestations les formes opus est et les formes verbales operare comptabilisées par Guérault, ce qui fait retomber le nombre d’occurrences à vingt-cinq (tableau 2)63. 61. Mulieres eorum opus lineum .x. cubitorum [… facere] debent. C. DeTTe, Liber possessionum, cit. n. 23, p. 112. 62. S. GuéraulT, « Le vocabulaire économique et technique des polyptyques », Histoire et mesure, 18/3-4, 2003, tableau 10. Les polyptyques étudiés sont : Saint-Germain-des-Prés, Saint-Rémi de Reims, Montier-en-Der, Saint-Bertin, Lobbes, Saint-Maur-des-Fossés, Saint-Amand-des-Eaux et Prüm. 63. Voir, par exemple, Saint-Maur-des-Fossés : Debet […] facere quicquid opus est. D. häGerMann, A. heDwiG, Das Polyptychon und die Notitia de areis von Saint-Maur-des-Fossés. Analyse und Edition, Sigmaringen, 1990 (Beihefte der Francia, 23), p. 94 ; Saint-Amand : operantur in hieme omni ebdomada dies .ii. Ibid., n. 4, p. 104.

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Saint-Bertin Saint-Germain-des-Prés Montier-en-Der Saint-Remi de Reims Total

ad opus + génitif (eorum, (in)dominicum) 1 3 17 0 21

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Facit Faci(un)t Total* opere servili opera (manu) 0 0 1 (2) 0 2 5 (14) 0 0 17 (18) 2 0 2 (3) 2 2 25

Tab. 2. Attestations de opus, operis et opera, operae dans les polyptyques de Saint-Amand-lesEaux, Saint-Bertin, Saint-Germain-des-Prés, Montier-en-Der et Saint-Remi de Reims64. * Le chiffre entre parenthèses donne le nombre d’occurrences comptées par GuéraulT, « Le vocabulaire économique », cit. n. 62, tableau 10. Les différences s’expliquent par l’exclusion de l’expression opus est et de la forme verbale operare.

Au final, quatre occurrences seulement peuvent être retenues, dans lesquelles opus, operis ou opera, operae désignent l’activité des dépendant·e·s. Dans les quatre cas, le verbe facere conjugué à la troisième personne du singulier ou du pluriel de l’indicatif présent introduit le terme. Les deux attestations de Saint-Remi de Reims sont issues d’une description d’origine royale du groupement domanial de Conde-sur-Marne, rédigée vers 861. On y décrit les charges de non-libres (servi) tenant des manses serviles (mansum servilem). Le premier « fait quatre jours en une semaine et toute l’œuvre servile qui lui est ordonnée » ; le second « fait du malt, des services de guet et toute l’œuvre servile qui lui est ordonnée »65. Nous retrouvons ici une expression bien attestée dans les capitulaires et d’autres documents émanant de la royauté : de nombreuses activités productives (agricoles ou non) étaient qualifiées d’opera servilia. Ainsi, l’obligation du repos dominical formulée dans l’Admonitio generalis (789) ordonne-t-elle que « les œuvres serviles [opera servilia] ne soient pas exécutées le jour du Seigneur, […] c’est-à-dire qu’aucun homme n’exerce des œuvres rurales [ruralia opera] : ni récolter dans les vignes, ni labourer dans les champs, ramasser ou couper le foin, poser une clôture, défricher dans la sylve ou abattre des arbres, travailler dans une carrière, 64. Saint-Bertin : F.-L. GanshoF, Le polyptyque de l’abbaye de Saint-Bertin (844-859). Édition critique et commentaire, Paris, 1975 (Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles lettres, xlv), xxxv, p. 24 (molinum i ad opus eorum) ; Saint-Germain-des-Prés : D. häGerMann, Das Polyptychon von Saint-Germain-des-Prés. Studienausgabe, Cologne/Weimar/Vienne, 1993, xv/15, p. 130 (Facit opera de medietatem mansi) ; xxiv/179, p. 209 (Faciunt rigas, curvadas, opera manu et sępes) ; Montier-enDer : C.-D. DrosTe, Das Polyptichon von Montierender. Kritische Edition und Analyse, Trèves, 1988 (Trierer Historische Forschungen, 14), n. 2, p. 20 ; n. 11, p. 25 ; n. 12-23, p. 25-23 ; n. 28, p. 34 ; n. 30-31, p. 35 (Ducunt ad monasterium omnem decimam quicquid laborant ad opus dominicum – cette formule connaît quelques variations mineures) ; Saint-Remi : J.-P. Devroey, Le polyptyque et les listes de cens de l’abbaye Saint-Remi de Reims (ixe-xie siècle). Édition critique, Reims, 1984 (Travaux de l’Académie nationale de Reims, 163), ii/c, p. 67 (mansum servilem tenet Aileboldus seruus […] facit in unaquaque septimana dies .iiii. ; et opere servili quicquid ei iniunctum fuerit) et p. 68 (Mansum servilem tenet Haltdricus seruus ; facit brazium et vuaitas et opere servili quicquid sibi iniunctum fuerit). 65. Cf. note précédente.

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ni construire de maison, ni travailler au jardin, se réunir pour un plaid, se rendre au marché ou à la chasse »66. Benoît d’Aniane cite la Règle d’Isidore dans la Concordia regularum, qui précise que les travaux de construction ainsi que la culture des champs appartiennent à l’« œuvre des serviles » (opus servorum)67. Dans le polyptyque de Saint-Germain-des-Prés, l’expression facit opera vient s’insérer dans un ensemble sémantique plus large, avec le verbe operare et les substantifs man(u)opera, car(r)opera et operarius68. Certains tenanciers de SaintGermain étaient en effet tenus à « œuvrer » un certain nombre de jours sur la réserve, sans ou avec train d’attelage. Ces obligations sont décrites à l’aide de plusieurs expressions : dies .z. operare = « “œuvrer” z jours » ; facere man(u)opera = « faire des “œuvres” manuelles » ; facere car(r)opera = « faire des “œuvres” attelées » ; mittere operarios = « envoyer des “œuvrants” »69. La formule opus sufficiens de la description d’Altenstadt vient donc s’insérer de manière particulière dans le contexte sémantique lié au type documentaire que sont les polyptyques : opus, operis fait bien partie des mots mobilisés pour évoquer les activités productives des dépendant·e·s mais la forme opus sufficiens est une rareté qui développe une dimension très particulière de ce substantif. Les opera des dépendant·e·s sont – forcément – toujours d’abord compris comme un « service » dû au maître, par ailleurs susceptible de manifester la condition servile de celui ou celle qui le fournit. La formule opus sufficiens n’est pas entièrement étrangère à cet ensemble de significations et de connotations puisque l’opus est, ici aussi, accompli au service du maître. Elle renvoie toutefois aussi à une acceptation particulière d’opus, qui désignerait plus spécifiquement l’activité productive comme notion unifiée et abstraite, comme un agir visant à créer ou transformer des biens agricoles, qui est mesurable dans le temps ou par son efficacité et qui peut être converti – selon des modalités qui nous échappent – en monnaie. Nous renouons ici, au détour d’un chapitre de polyptyque qui s’écarte quelque peu des formules et modèles établis, avec le paradoxe du « travail » médiéval comme catégorie étrange et familière. Il n’est évidemment pas aisé d’établir pourquoi la description du domaine d’Altenstadt, qui est par ailleurs structurée autour d’un formulaire singulier, mobilise ce vocabulaire exceptionnel. Rappelons simplement à cet égard que ce chapitre décrit un domaine dans lequel les dépendant·e·s s’adonnent à des activités de production spécialisées (viticulture et artisanat) et à l’échange commercial. Ce contexte socio-économique particulier a suscité la conversion, très concrète, de certains « services » en prestations monétaires. Il ne semble pas trop osé d’avancer que de telles conversions ont pu stimuler une réflexion visant à établir, d’un 66. Admonitio generalis (789), 81, dans : A. BoreTius, Capitularia regum Francorum, 1, Hannovre, 1883 (Monumenta Germaniae Historica, Legum sectio ii), n° 22, p. 61. 67. Aedificiorum autem constructio uel cultus agrorum ad opus servorum pertinebunt. Benedicti Anianensis Concordia regularum, 55, 17, éd. P. Bonnerue, dans CC Cont. Med., 168A, Turnhout, 1999, p. 480. 68. Voir les commentaires de Devroey, Puissants et misérables , cit. n. 18, p. 540-542. 69. Voir, respectivement, häGerMann, Das Polyptychon, cit. n. 64, xxiv/2, p.191 ; i/2, p. 1 ; xxiv/2, p.191 ; xxiii/1, p. 188.

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point de vue patrimonial, une balance entre ce qui était « perdu » et « gagné ». L’enquête visant à inventorier les biens d’un monastère et les obligations de ses dépendant·e·s pouvait être l’occasion de réorganiser les domaines et de réaffirmer les droits seigneuriaux au niveau local. Tenant compte de ces éléments, nous pouvons avancer à titre d’hypothèse que l’enquêteur chargé de décrire le domaine d’Altenstadt a mobilisé un vocabulaire et un ensemble de concepts sortant de l’ordinaire parce qu’ils permettaient d’aborder le « travail » des dépendant·e·s comme quantité mesurable rendant possible leur conversion et non comme devoir. Cette articulation particulière de l’opus comme « travail mesurable » aurait, pour ainsi dire, émergé dans la pratique de la gestion domaniale. Le type d’opération rendant possible (nécessaire ?) cet ensemble d’associations est illustré – autour d’un problème de gestion d’un autre type et pour le xe siècle – dans l’épisode bien connu de la femme au labour de la Vie de Géraud d’Aurillac70. L’abbé trouva une femme conduisant un araire. Il s’agit d’un « travail masculin » (opus virile) et Géraud se décida à lui donner une somme d’argent pour qu’elle puisse engager un ouvrier pour accomplir cette tâche à sa place. Comme l’a souligné récemment Laurent Feller, le texte suggère que l’abbé « évalu[a] d’abord la quantité de travail qu’il reste à faire, c’est-à-dire le nombre de jours durant lesquels l’araire doit encore être passé, et donn[a] ensuite une somme correspondant aux gages d’un ouvrier agricole pour cette durée »71. Ce passage de la Vie de Géraud laisse donc entrevoir que le terme opus peut désigner de manière générique une activité de production agraire qui peut être mesurée dans le concret et traitée comme valeur marchande. On pourrait bien évidemment reprocher à cette lecture de pousser trop loin l’analogie entre conceptions médiévales et modernes en négligeant les nuances sémantiques ou les différences dans le contexte d’énonciation général ; à l’inverse, on pourrait considérer que l’approche esquissée reste trop frileuse et que le refus obstiné de reconnaître des similarités entre ces catégories de pensée et des conceptions contemporaines du « travail » relève davantage de la pétition de principe que de l’analyse empirique de bonne foi. C’est précisément à ce point que l’invitation de retenue formulée par Chakrabarty me semble salutaire. Résumons brièvement les acquis de ces observations sur les descriptions des domaines de Wissembourg et Altenstadt. En accord avec la logique documentaire des « inventaires de possessions et d’obligations » carolingiens, la section dédiée à Wissembourg conçoit – autour du verbe debere – les obligations auxquelles sont soumis·e·s les dépendant·e·s occupant des tenures comme un servitium. Celui-ci combine des redevances et des activités dues par les dépendant·e·s. Cette catégorisation n’opère donc pas de distinction claire entre « donner au maître » et « faire pour le maître ». Le terme servitium est par ailleurs étroitement lié à la sémantique 70. Odon de Cluny, Vita sancti Geraldi Auriliacensi, éd. A.-M. BulToT-verleysen, Bruxelles, 2009, p. 168-169. 71. L. Feller, « Les transactions dans la Vie de Géraud d’Aurillac », dans A. Dierkens, N. schroeDer, A. wilkin (éd.), Penser la paysannerie médiévale, cit. n. 1, p. 78. Cum quidem ille calamitatem ejus miseratus, tantos ei nummos dari jubet, quanti dies sationis superesse videbantur, quatenus per singulos dies agricolam sibi conduceret, et ipsa dehinc a virili opere cessaret. Odon de Cluny, Vita sancti Geraldi Auriliacensi, cit. n. 70, p. 168-169.

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de la servitude, sans que tout servitium ne soit pour autant signe d’absence de liberté. L’exemple de Mitry a révélé que dans le monde rural de la seconde moitié du ixe siècle, cette ambiguïté pouvait mener à de véritables conflits entre moines et dépendant·e·s, autour de la liberté des second·e·s et de la nature du service dû aux premiers. Enfin, bien que de nombreuses activités productives relevant de ce que nous qualifierions de « travail » sont énumérées dans la description du domaine de Wissembourg, aucun terme ne semble renvoyer à une catégorie équivalente. La description d’Altenstadt présente quant à elle une structure quelque peu différente et mobilise un vocabulaire et des formules plus rares. Ici, les obligations sont décrites comme ius et détaillées sous la forme d’une liste d’activités et de biens matériels. Dans cette liste, le terme opus, operis est notamment employé dans la formule opus sufficiens. Cette expression – qui n’appartient pas au langage habituel des polyptyques dans lesquels opus, operis apparaît plus fréquemment sous la forme opera et divers dérivés comme operare, operarius, etc. – désigne à un niveau général et en quelque sorte abstrait l’engagement des dépendant·e·s dans une activité de production ou de transformation qui est mesurable dans sa durée et/ou son intensité et qui peut être convertie en numéraire. D’autres activités que les dépendant·e·s doivent accomplir pour leur seigneur, mais qui n’ont pas cette dimension productive (la surveillance de prisonniers), sont explicitement exclues de cette catégorie qui semble alors, par son degré de généralité et d’abstraction, évoquer quelque chose de l’ordre du « travail » au sens contemporain. Par certains aspects, cette acception particulière d’opus ressemble à la notion d’opera (féminin singulier) mobilisée dans certains contrats de louage d’ouvrage romains établis entre le ier siècle avant et le iiie siècle après J.-C.72. Yann Thomas a fait remarquer l’importance de ce dossier par lequel « le droit romain donne […] accès à des opérations qui permettent de rectifier en partie l’approche traditionnelle du travail dans les sociétés anciennes » ; il révèle en effet « l’aptitude des juristes à concevoir [le travail] comme valeur abstraite, aux antipodes de ce qu’on croirait être la pensée des Anciens sur le travail, si l’on s’en tenait aux analyses partielles de l’anthropologie historique. »73 Bien que de portée plus limitée, la description du domaine d’Altenstadt apporte peut-être un éclairage du même type sur la pensée des moines de Wissembourg au ixe ou au xe siècle.

iii. le « Travail » carolinGien enTre socioloGie eT anThroPoloGie On pourrait reprocher à ce détour par une section quelque peu hors norme d’un document isolé et de datation difficile de ne pas s’élever au-dessus de l’anecdote. Il me semble au contraire que ces quelques mentions d’opus sufficiens sont précieuses parce qu’elles placent notre réflexion au plus près des admi72. Y. ThoMas, « L’“usage” et les “fruits” de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le travail », Enquête, 7, 1999, p. 1-22. Je remercie Michel Lauwers d’avoir attiré mon attention sur cet article. 73. Ibid., p. 17.

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nistrateurs monastiques chargés de produire une description des domaines de Wissembourg. Le caractère exceptionnel – hors formulaire établi et à contre-courant de quelques tendances sémantiques conçues comme dominantes – nous livre en réalité un observatoire privilégié pour repenser les conceptions altomédiévales du « travail », avec un regard à la croisée de la sociologie et de l’anthropologie historiques. Une étape indispensable de cette réflexion est de définir ce que nous entendons par « travail » au sens moderne.

III.1. Pré-modernités et « travail » des Modernes Dans un article fondateur, Jacques Le Goff affirmait qu’au Moyen Âge « le travail n’était pas une “valeur”, il n’y avait même pas de mot pour le désigner », sans préciser plus avant ce qu’un hypothétique mot aurait dû désigner pour signifier le « travail » et l’élever à la hauteur de « valeur »74. Michel Lauwers est plus précis sur ce point, puisqu’il appelle pour sa part à mettre à distance « la notion de “travail” issue des théories d’Adam Smith et de Karl Marx »75. Avant lui, Ludolf Kuchenbuch et Thomas Sokoll avaient également renvoyé à l’œuvre de Marx tout en définissant la notion moderne de travail (Arbeit) comme « [terme] collectif au singulier désignant toutes les formes d’activité d’acquisition visant à assurer la subsistance »76. Dans l’introduction de 1857 des Grundrisse, Marx définit effectivement le « travail » (Arbeit) comme « la généralité abstraite de l’activité productrice de richesse » (die abstrakte Allgemeinheit der reichtumsschaffenden Tätigkeit), des termes similaires à ceux employés par Kuchenbuch et Sokoll sans être pour autant, le point mérite d’être souligné, identiques77. Cette définition rappelle également, sans se confondre avec elle, la notion de « travail » proposée par l’anthropologue Philippe Descola et reprise par Michel Lauwers dans un article récent : Identiques en cela à la majorité des sociétés précapitalistes, les Achuar ne disposent d’aucun terme ou notion qui synthétiserait l’idée de travail en général, c’est-à-dire l’idée d’un ensemble cohérent d’opérations techniques visant à produire tous les moyens matériels nécessaires à leur existence78.

74. J. le GoFF, « Travail, techniques et artisans », cit. n. 8, p. 106. 75. M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum” », cit. n. 1, p. 877. 76. « “Arbeit” schlechthin, d.h. als Kollektivsingular für alle Formen der Erwerbstätigkeit zum Zwecke der Sicherung des Lebensunterhalts, ist eine moderne Kategorie, die im Grunde erst auf den industriellen Kapitalismus anwendbar ist. » L. kuchenBuch, T. sokoll, « Vom Brauch-Werk zum Tauschwerk », cit. n. 9, p. 250. 77. K. Marx, Einleitung [zu den Grundrissen der Kritik des politischen Ökonomie], dans K. Marx, F. enGels, Werke, Berlin, 1983, p. 38. 78. P. Descola, « Le jardin de Colibri. Procès de travail et catégorisations sexuelles chez les Achuar de l’Équateur », L’Homme, 23, 1983, p. 63, cité par M. lauwers, « Le “travail” sans la domination ? », cit. n. 1, p. 311, note 31.

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Bien qu’elle mobilise un vocabulaire sensiblement différent, cette définition recouvre, elle aussi, un ensemble d’aspects de la définition générique du travail donnée par Marx dans le livre premier du Capital : Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action79.

Un premier enseignement important qui émerge de ces quelques observations est qu’il n’existe pas de notion moderne de « travail » unifiée. Si les quelques définitions que j’ai choisi de mettre en évidence définissent un ensemble relativement cohérent, elles présentent également quelques variations qui ne sont pas seulement secondaires (tableau 3). On pourra ajouter que la complexité sémantique du terme est aussi alimentée par le fait que l’anglais ou le russe modernes font coexister plusieurs mots (respectivement labour/work et труд/работа) là où en allemand et en français une forme lexicale dominante s’est imposée pour renvoyer au « travail » tant dans le registre familier que soutenu/scientifique (respectivement Arbeit et travail). Marx lui-même mobilise dans ses écrits plusieurs acceptions du « travail » qui répondent à des étapes de développement de sa propre pensée, mais aussi à sa conscience de l’historicité de la notion de « travail ». L’introduction de 1857 des Grundrisse est fréquemment évoquée parce que Marx y affirme que « le travail est une catégorie tout aussi moderne que les rapports sociaux qui engendrent cette abstraction simple. »80 Un élément crucial, bien que souvent négligé, est que dans le même développement, Marx avance aussi que « la représentation de celui-ci [le travail] dans cette généralité – comme travail même – est des plus ancienne (uralt) »81. Marx distingue donc une notion « très ancienne » du « travail » qui définit des activités productives particulières et une notion moderne qui regroupe, comme abstraction, toutes les activités producNature du « travail »

But du « travail »

Marx, Grundrisse

Activité productrice

Produire de la richesse

Kuchenbuch & Sokoll

Activité d’acquisition

Assurer la subsistance

Descola

Ensemble cohérent d’opérations techniques

Produire tous les moyens matériels nécessaires à l’existence

Marx, Capital

Procès qui se passe entre l’homme et la nature

L’homme règle et contrôle son métabolisme

Tab. 3 Nature et but du « travail » chez quelques auteurs modernes (références dans le texte). 79. K. Marx, Le capital, livre 1 (1867-1883), trad. de J.-P. leFeBvre, Paris, 1993, p. 199. 80. « Dennoch, ökonomisch in dieser Einfachheit gefaßt, ist „Arbeit“ eine ebenso moderne Kategorie wie die Verhältnisse, die diese einfache Abstraktion erzeugen. » K. Marx, Einleitung, cit. n. 77, p. 38. 81. « Arbeit scheint eine ganz einfache Kategorie. Auch die Vorstellung derselben in dieser Allgemeinheit – als Arbeit überhaupt – ist uralt. » K. Marx, Einleitung, cit. n. 77 p. 38.

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tives de richesse. Il en attribue l’invention à Adam Smith, qui aurait le premier mis en évidence le « travail » comme « source de la richesse » (Quelle des Reichtums), après que la pensée économique ait placé celle-ci dans la monnaie, dans le « travail commercial et de manufacture » (kommerzielle und Manufakturarbeit), puis dans le travail agricole (Agrikulturarbeit) avec les physiocrates82. Cette discussion rapide ne lève qu’un coin de l’immense voile couvrant la complexité notionnelle du « travail » chez les Modernes. Dans son introduction au présent volume, Michel Lauwers laisse d’ailleurs entrevoir, autour de la distinction entre sphères privée et publique mobilisée par André Gorz ou de la discussion sur la valeur chez Marx, d’autres concepts mobilisés pour articuler des définitions du « travail »83. Il me semble que celles-ci ne sont pas toujours convergentes ni cohérentes et que nous aurions avantage à référer à une pluralité notionnelle plutôt qu’à la (ou, pire, notre) notion moderne de « travail ». Il est évidemment impossible de reprendre et de dénouer ici cet écheveau. Je me contenterai donc d’explorer une dimension particulière des définitions modernes du « travail », qui est articulée de manière assez similaire dans Le capital et par Philippe Descola. La compréhension du « travail » comme « activité intentionnelle de transformation de la nature afin de satisfaire des besoins » se retrouve déjà dans les écrits de Hegel, qui anticipa divers thèmes développés ensuite par Marx, parmi lesquels « la centralité anthropologique, sociale et politique du travail »84. Les conceptions marxiste et hégélienne du « travail » – auxquelles renvoie Descola – reposent sur plusieurs prémisses, dont la principale est la séparation du sujet travaillant d’avec la nature, dont il diffère sur un plan ontologique. Cette différence s’exprime précisément dans la capacité du sujet à concevoir un plan et une finalité qu’il mettra en œuvre dans son « travail » de transformation de la matière. Pour Philippe Descola, ce « paradigme de la création-production » ou « modèle héroïque de la création » est tout sauf universel85. Il ne trouve pas d’application dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs dont les membres « obtiennent » plus qu’ils ne « produisent », dans un milieu dont les habitants – humains, plantes ou animaux – ne sont par ailleurs pas perçus comme différents sur un plan ontologique. Du point de vue de penseurs chinois, le changement est la réalisation de potentialités en flux constant, stimulées sans intervention d’une quelconque volonté créatrice par les dynamiques qu’engendre l’interaction entre des principes fondamentaux tels le yin et le yang. Ces exemples révèlent la singularité du « paradigme de la création-production » que Descola situe au cœur de la pensée moderne, mais aussi de certaines sociétés pré-modernes héritières de la révolution néolithique. Il s’exprime, par exemple, dans la tradition biblique : « dans les Psaumes, le Créateur est comparé à un puisatier, à un jardinier, à un potier, à un architecte »86. 82. K. Marx, Einleitung, cit. n. 77, p. 38. 83. Voir l’introduction de ce volume. 84. E. renaulT, « Hegel et le paradigme du travail », Revue internationale de philosophie, 278/4, 2016, p. 470 et 472. 85. Ce qui suit repose largement sur P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, 2005, p. 439-445. 86. Ibid., p. 442.

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Ces observations ne visent pas à nier l’importance de la constitution de notions modernes de « travail », mais permettent d’évaluer plus finement celle-ci sur un plan géographique et temporel. Le « grand partage » qui institue la distinction moderne entre « nature » et « culture », rendant possible la conception générique du « travail » comme ensemble des opérations de transformation de la nature entreprises par les humains afin d’assurer leur subsistance, est bien un processus historique qui se développa pleinement après la période médiévale87. Toutefois, cette émergence est autant le fait de ruptures que de sédimentations et d’accumulations dans le temps long. Durant des siècles, des schémas et des formes de pensée relevant du naturalisme ont coexisté avec d’autres ontologies dans le monde romain et médiéval (notamment l’analogisme qui s’exprime dans la chaîne de l’être)88. La constitution moderne s’est largement appuyée sur ce socle dont elle a émergé. Cet éclairage permet d’expliquer, au moins en partie, que certaines conceptions médiévales du « travail » semblent à la fois familières et étranges. Quoiqu’en disent les Modernes, la rupture qu’ils ont instaurée s’est construite sur une assise ontologique préexistante, sans nécessairement reconfigurer entièrement celle-ci et interrompre toutes les généalogies notionnelles qui en découlaient. De ce fait, les idées formulées dans certains segments des sociétés médiévales ne sont pas nécessairement aussi radicalement étrangères à la modernité que celles que l’on rencontre dans d’autres sociétés pré- et non-modernes. Sans vouloir minimiser les différences de contexte et de nuance qui gardent toute leur importance, faut-il considérer que la définition d’Arbeit proposée par Kuchenbuch et Sokoll (« toutes les formes d’activité d’acquisition visant à assurer la subsistance ») ne rappelle en rien la notion thomiste d’opus manuale comme « ensemble des activités humaines propres à assurer honnêtement la subsistance, qu’elles mettent en œuvre les mains, les pieds ou la langue »89 ? Un ensemble de questions similaires s’esquisse autour de la problématique de la valeur morale du « travail ». Jacques le Goff avait souligné que la Genèse apporte « les fondements contradictoires d’une théologie du travail » en présentant Dieu comme Créateur qui confie à l’homme le Paradis « pour qu’il le cultive et le garde » (2,15), mais le condamne après la Chute à manger le pain à la sueur de son front (3,17-19)90. Ces passages ont été commentés régulièrement à l’époque médiévale, fournissant le matériau de dépréciations et de valorisations morales du « travail »91. Cette tradition ne s’est pas interrompue et la Genèse apparaît comme 87. Ibid., p. 91-131. 88. Ibid., p. 282-288. 89. Sciendum tamen, quod sub opere manuali intelliguntur omnia humana officia, ex quibus homines licite victum lucrantur, sive manibus, sive pedibus, sive lingua fiant. Thomas d’Aquin, Summa theologica secunda secundae, Rome, 1894 (Sancti Thomae Aquinatis opera omnia, 9), quaest. clxxxvii, art. iii, p. 1242. Commentaire dans J. G. J. van Den eiJnDen, Poverty on the way to God. Thomas Aquinas on evangelical poverty, Nijmegen, 1994 (Publications of the Thomas Instituut te Utrecht, N.S. 2), p. 54-55. 90. J. le GoFF, « Travail, techniques et artisans », cit. n. 8, p. 110. 91. Voir l’excellente discussion de F. riJkers, Arbeit – ein Weg zum Heil ? Vorstellungen und Bewertungen körperlicher Arbeit in der Spätantiken und frühmittelalterlichen lateinischen Exegese der Schöpfungsgeschichte, Francfort/Berlin/Bern/Bruxelles/New York/Oxford/Vienne, 2009 (Beihefte

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un socle fondateur de la morale contradictoire du « travail » des Modernes et des sociétés capitalistes. Hegel reconnaissait « la vérité de la conception du travail comme punition consécutive au péché originel », voyant dans le travail « le résultat de la scission, [et] aussi l’action de la surmonter »92. Karl Marx retraçait quant à lui l’origine scripturaire de la perception du travail comme fardeau qu’il dénonçait chez Adam Smith : Tu travailleras à la sueur de ton front ! C’est la malédiction dont Jéhovah a gratifié Adam en le chassant. Et c’est ainsi qu’Adam Smith conçoit le travail comme une malédiction. Le « repos » apparaît alors comme l’état adéquat, synonyme de « liberté » et de « bonheur ». Que l’individu se trouvant « dans un état normal de santé, de force, d’activité et d’habileté » puisse éprouver quand même le besoin d’effectuer une part normale de travail et de suspension de son repos semble peu intéresser Adam Smith93.

Si la modernité a bien instauré une conception du « travail » comme « transformation de la Nature par l’Homme », certains éléments du « paradigme de la création-production » sont formulés dans la Genèse et furent intégrés et discutés par les sociétés médiévales94. Adam participe de la Création, tout en étant un sujet à part qui « travaille », « garde » ou « domine » celle-ci. Ces activités – tendues entre la malédiction du « travail » suivant la chute et l’invitation faite à l’homme de « dominer » les autres êtres de la Création – sont l’objet d’une morale contradictoire dont les possibles articulations ont été explorées tant par les Médiévaux que par les Modernes. D’une certaine façon, ces observations mettent en perspective l’intuition marxienne que la catégorie moderne de « travail » serait l’abstraction de conceptions plus spécifiques et « très anciennes » de notions proches95. Elles amènent toutefois aussi à questionner la chronologie de cette généalogie. Marx attribue à Adam Smith la conception du « travail » comme source de la richesse96. Pourtant, comme l’a souligné Gérard Sivéry, « pour un certain nombre de scolastiques, les éléments des valeurs résident dans le coût, c’est-à-dire dans le prix de revient qui consiste dans un ensemble d’éléments matériels dans lesquels le travail tient une

92. 93. 94.

95. 96.

zur Mediävistik. Monographien. Editionen. Sammelbände, 12) et M. lauwers, « Le “travail” sans la domination ? », cit. n. 1, p. 320-331, citant notamment les travaux de S. Piron, « L’amélioration du monde », Revue de théologie et de philosophie, 144, 2012, p. 221-234 ; M. arnoux, Le temps des laboureurs , cit. n. 1, et E. Bain, « Au paradis pour exploiter la terre ? Le “travail” d’Adam au xiie siècle », dans La terre à l’époque romane. Exploitations, usages, représentations. Actes du 24e Colloque international d’art roman d’Issoire, 17-19 octobre 2014, Revue d’Auvergne, 2016, p. 175-192. E. renaulT, « Hegel et le paradigme du travail », cit. n. 84, p. 473-474. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, t. ii, Paris, 1980, p. 101. C’est une proposition explorée de manière trop schématique dans un article célèbre de L. T. White Jr disponible depuis peu en traduction française (Les racines historiques de notre crise écologique, Paris, 2019). S. Piron, L’occupation du monde, Bruxelles, 2018, dont la suite est annoncée, reprend cette réflexion à nouveaux frais et sur une base plus fouillée. Voir ci-dessus, p. 320. Voir ci-dessus, p. 321.

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très grande place. »97 Reprenant à son compte une interrogation de Louis Girard, Sivéry remarquait même qu’il est possible que, par l’intermédiaire des recherches du professeur d’Économie politique Charles de Coux, Marx ait « connu la notion de valeur liée au coût et au travail chez les scolastiques »98 ! En somme, ce qui s’esquisse ici est la possibilité d’une « histoire longue » de la notion de travail qui, sans nier les ruptures entre pré-modernités médiévales et modernités, insiste aussi sur les continuités et les transferts99. Cette approche ne doit toutefois pas se limiter à une perspective « généalogique » : en effet, l’exemple de l’utilisation particulière d’opus sufficiens dans le polyptyque de Wissembourg laisse entrevoir que le « paradigme de la création-production » peut aussi être compris comme une configuration particulière dans laquelle l’émergence de certaines conceptualisations et associations autour de l’activité productive lato sensu est possible, à partir du moment où les pratiques sociales et économiques la favorisent. Ces quelques observations rapides n’épuisent aucunement une problématique aux ramifications nombreuses. Elles apportent toutefois quelques nuances au modèle de l’altérité radicale des sociétés pré-modernes. Somme toute, en partant de notions modernes du « travail », il ne semble pas surprenant que nous rencontrions des conceptions médiévales de l’activité productive qui paraissent moins étranges, plus familières, que celles des Achuars. Paradoxalement, pour revenir aux propositions de Chakrabarty, cette proximité rend d’autant plus malaisé l’exercice de « traduction » de la documentation médiévale puisque la familiarité appelle des associations trop évidentes. Mais le postulat d’une rupture moderne radicale est-il plus satisfaisant ? N’empêche-t-il pas de tracer des généalogies ou de repérer des conditions d’émergence comparables ? Pour revenir au débat mentionné en introduction de cet article et en guise de conclusion, je voudrais m’interroger finalement sur la « valeur », négative ou positive, qui pouvait être attribuée à l’opus des dépendant·e·s dans les seigneuries monastiques autour de 860-870.

III.2. Qui seminant in lacrimis in exultationem metent : de l’ambiguïté du « travail » des dépendant·e·s de Wissembourg En analysant la Règle de saint Benoît et son commentaire par Hildemar (ca 845), Michel Lauwers a pu attirer l’attention sur le partage conceptuel entre opus (manuum) qualifiant les tâches manuelles et liturgiques des moines effectuées à l’intérieur de la clôture et le labor agrorum des dépendants, qui prend

97. G. sivéry, « La notion économique de l’usure selon saint Thomas d’Aquin », Revue du Nord, 356357/3, 2004, p. 700. 98. Ibid., p. 700. 99. Dans cette perspective, la réflexion initiée par S. Piron, L’occupation du monde, cit. n. 94, me semble cruciale. Voir, en particulier, le chapitre dédié aux scolastiques (Ibid., p. 157-186).

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place en plein champ100. La modeste moisson d’occurrences présentée ci-dessus révèle que, comme l’observait déjà Lauwers, ce schéma binaire n’informe et ne structure pas toujours les écrits émanant des milieux monastiques101. Opus, operis est en effet utilisé dans la description du domaine d’Altenstadt pour désigner le labeur des dépendant·e·s sans aucune référence à labor. Il y a là une première observation, somme toute banale, mais qui n’en est pas moins essentielle au propos qui va suivre : toute approche notionnelle du « travail » doit s’accommoder et rendre compte de la pluralité et du caractère dynamique et parfois conflictuel des systèmes de représentation et de valeurs102. Sur ce plan, le polyptyque de Wissembourg a indéniablement été rédigé dans un contexte mouvant et complexe qui semble lié à des dynamiques de redéfinition du rapport entre les communautés de moines et leurs dépendant·e·s. L’analyse du polyptyque de Wissembourg a révélé qu’à l’exception du domaine de Pfortz, le statut juridique des tenures et/ou des personnes n’intervenait pas dans la définition du servitium des dépendant·e·s. À cette pratique était préférée l’application de régimes de charges par la localité ou le groupement de tenures localisées, une tendance qui ira en s’affirmant dans les décennies suivantes, menant au cours du xe siècle à l’effacement de plus en plus marqué de la distinction libre/non-libre dans les seigneuries monastiques103. Ce glissement, par lequel la « résidence » l’emporta sur l’opposition liberté/servitude dans la définition des rapports entre seigneurs et paysans, n’est pas sans lien avec l’histoire du « travail ». En effet, de nombreuses activités productives composant le servitium (libre et non-libre) sont qualifiées d’opera servilia ou d’opus servorum par les élites carolingiennes (royauté et moines), des expressions suggérant la conditio servitutis de ceux et celles qui s’y adonnent104. Dans cette perspective, l’homogénéisation des charges au sein de chaque domaine et l’assimilation des dépendant·e·s libres et non-libres qu’elle implique peut être lue comme un déclassement des libres, activé par le fait que, pour les élites religieuses et guerrières carolingiennes, un servitium impliquant des activités de production agro-pastorales était toujours signe de servitude, qu’il soit imposé ou librement consenti. Comme l’a récemment rappelé Nicolas Carrier « le travail manuel, et par excellence le dur travail de la terre, s’accordent mieux avec la servitude qu’avec la liberté. […] Travailler la terre, c’est donc être un servus ou c’est travailler comme un servus : c’est un signe extérieur de servitude »105. On rappellera sur ce point que, dans la vie de saint Thiou (rédigée entre 850 et 948), entré au monastère, son héros qui souhaitait être soumis à la 100. M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum” », cit. n. 1, p. 881-891 et iDeM, « Le “travail” sans la domination ? », cit. n. 1, p. 318-320. 101. M. lauwers, « “Opus manuum” et “labor agrorum” », p. 916. 102. Voir à ce propos les observations de R. BarTleTT, The Natural and the Supernatural in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 2. 103. Voir ci-dessus, p. 308. 104. Voir ci-dessus, notes 66 à 69 et, de manière générale : L. kuchenBuch, « Mehr-Werk mittels Zwangsmobilität », cit. n. 11, p. 178 ; H.-W. GoeTz, « Serfdom and the beginnings of a “seigneurial system” », cit. n. 41, p. 48-49. 105. N. carrier, « Travail et servitude paysanne », cit. n. 1, p. 34-35.

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servitude la plus abjecte [abjectissime servitutis] bêchait la terre avec un hoyau et ouvrait le sol avec un outil aratoire, des activités qualifiées de duros laboribus et d’opus rurale106. Si une telle conception des activités agricoles comme « œuvres serviles » a pu participer au « déclassement » des dépendant·e·s libres, on a aussi avancé que le rapprochement des libres et des non-libres passa par une amélioration du statut servile et l’attribution de nouvelles valeurs à la notion de « travail ». Renvoyant à la formulation d’un schéma triparti de la société dans les Miracles de saint Germain d’Héric (avant 875) mise en évidence par Dominique Iogna-Prat, Laurent Feller a ainsi proposé qu’« au moment où l’institution de l’esclavage régresse, l’Église est en mesure de procéder à l’intégration de tous ceux qui ne combattent ni ne prient à l’intérieur d’un groupe qui se définit non pas juridiquement mais par son rapport au travail et à la production. […] L’institution d’une catégorie particulière, celle des agricolantes permet ainsi de donner une représentation adéquate du résultat du processus social. »107 Il y a en effet dans la proposition d’Héric, qui annonce aux moines que « d’autres subissent pour vous les dures conditions de la guerre et du travail » l’idée que deux autres groupes – les belligerantes et les agricolantes – rendent un service au « troisième ordre » composé des moines108. Leurs charges respectives – la militia et le labor – sont décrites comme duras conditiones. Le labeur agricole est donc pénible (mais pas plus que la militia !) et nécessaire puisqu’il produit une des valeurs échangées dans le cadre tri-fonctionnel. De manière intéressante, la symétrie entre les charges – toutes dures, toutes indispensables, même si comme le remarque Iogna-Prat, les moines sont dans une position particulière vu leur proximité avec le Divin – est aussi construite en renvoyant à l’ambiguïté du « service », proche de la servilité, mais pouvant aussi être librement consenti. Héric annonce en effet aux moines qu’ils ont été admis par Dieu « dans la mouvance de Son domaine privé, pour que, étant plus libres des choses extérieures, [ils s’occupent] davantage des fonctions de Son service (suae seruitutis functionibus) »109. Par ce biais, l’instauration de la catégorie agricolantes semble donc opérer dans un cadre qui identifie l’exercice de toute fonction comme un « service ». Pour Feller, l’institution de la catégorie des agricolantes aurait permis « de christianiser le travail, c’est-à-dire de lui donner une valeur et un sens dans l’économie du salut. »110 Je partage ce point de vue, mais il me semble important de souligner que cette « revalorisation » du labeur agricole est quelque peu paradoxale puisqu’elle maintient également les conditions de sa perception négative 106. Vita sancti Theodulfi abbatis, AA.SS. Mai I, p. 97. 107. L. Feller, Paysans et seigneurs au Moyen Âge, viiie-xve siècles, Paris, 2007, p. 70-71. D. ioGnaPraT, « Le “baptême” du schéma des trois ordres fonctionnels : l’apport de l’école d’Auxerre dans la seconde moitié du ixe siècle », Annales. Économies – Sociétés – Civilisations, janvier-février 1986, n° 1, p. 101-126. 108. Utque alii pro uobis duras conditiones subeunt uel militiae vel laboris. D. ioGna-PraT, « Le baptême du schéma des trois ordres », cit. n. 107, p. 106-107. 109. Ibid., p. 106-107. 110. L. Feller, Paysans et seigneurs, cit. n. 107, p. 70-71.

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Fig. 4. Psautier de Stuttgart (Saint-Germain-des-Prés, ca 820–830). Illustration du Psaume 125,5 – Qui seminant in lacrimis, in exultationem metent. Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Cod. bibl. 23, f. 146r.

(pénibilité et marque de servilité). En d’autres mots, la définition des agricolantes comme groupe fonctionnel n’échappe pas, en termes de valeurs, à la dimension contradictoire du « travail » instituée par le « paradigme de la création-production » de la Genèse, ainsi qu’aux ambiguïtés profondes du « service », tiraillé entre liberté et servitude à l’époque carolingienne. La force de cette conception ambiguë du « travail » est qu’elle a pu, dans une société segmentée comme la Francia de la seconde moitié du ixe siècle, fonctionner à la fois comme « idéologie de l’ordre seigneurial mystifiant les dominés » et comme « reconnaissance et promotion des travailleurs de la terre », deux propositions qui ne me semblent pas nécessairement s’exclure111. Le « paradigme de la création-production » articulé dans la Genèse ouvre la possibilité de valoriser et de déprécier le « travail » (une ambiguïté qui est par ailleurs inscrite dans l’imaginaire du « travail » des sociétés capitalistes !). Les quelques documents discutés ci-dessus suggèrent que le labeur des dépendant·e·s monastiques était tantôt perçu comme marque de servitude, tantôt valorisé comme contribution au projet de société défini dans les milieux monastiques. Les moines et leurs dépendant·e·s libres ou serviles n’ont pas nécessairement toujours partagé, face aux différentes formes de labeur qui étaient imposées ou acceptées, une appréciation morale unifiée du « travail », particulièrement en un temps où le lien entre celui-ci et la liberté personnelle était en profonde recomposition. Peut-être le labeur agricole était-il vécu parfois comme malédiction et parfois comme voie de Salut112 ? Le Psaume 125,5 – qui seminant in lacrimis, in exultationem metent –, merveilleusement illustré par un moine de Saint-Germain-des-Prés dans le Psautier de Stuttgart (fig. 4), n’invitait-il pas aussi à une approche équivoque du « travail » agricole ? 111. Cette alternative est posée par M. lauwers, « Le “travail” sans la domination ? », cit. n. 1, p. 310, n. 28. 112. C’est d’ailleurs une des conclusions auxquelles arrive Fabian Rijkers à l’issue de son étude des gloses alto-médiévales des passages de la Genèse évoquant le « travail ». Il affirme, contre le modèle d’une valorisation générale de cette notion à l’époque carolingienne avancé par Le Goff, la coexistence de lectures positives et négatives. F. riJkers, Arbeit – ein Weg zum Heil ?, cit. n. 91, p. 272-273.

MONASTÈRE, TENANCIERS ET « TRAVAIL FORCÉ » DANS LES CAMPAGNES DE FLORENCE AU MOYEN ÂGE CENTRAL (ca 1000-1250) : LE CAS DE LA BADIA A SETTIMO* lorenzo TaBarrini Universitá di Bologna

inTroDucTion Quelques remarques sur le « travail forcé » durant le Moyen Âge central

L’

histoire du « travail forcé » durant le Moyen Âge central (ca 1000-1250) a connu dans les deux dernières décennies un regain d’intérêt dont témoignent plusieurs publications. Une étape importante dans ce renouvellement historiographique a été le colloque de Medina del Campo, en 2000, dont les actes ont été édités par Monique Bourin et Pascual Martínez Sopena1. Plusieurs de ses contributions concernent l’imposition des « corvées », abordée dans une large perspective chronologique, géographique et thématique. Je relèverai un certain nombre de points qui y sont traités, avant de contribuer à la réflexion sur le « travail » au Moyen Âge menée à Nice en présentant un dossier documentaire relatif aux campagnes florentines, dont différentes pièces sont éditées en annexe. La recherche récente a définitivement rejeté toute interprétation « évolutionniste » du travail forcé qui lierait l’existence de corvées pesant sur la paysannerie à la présence d’un « régime domanial classique » et verrait dans leur absence la « fin » ou la « décadence » d’un tel régime après l’an mil2. L’expression régime * 1.

2.

Je tiens à remercier Michel Lauwers, le rapporteur anonyme, Roberta Cella, Simone Collavini, Ilaria Morresi, Giacomo Teti, Chris Wickham et Alexis Wilkin pour leurs précieux conseils. Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (xie-xive siècles). Réalités et représentations paysannes, Colloque tenu à Medina del Campo du 31 mai au 3 juin 2000, éd. M. Bourin et P. MarTínez SoPena, Paris, 2004. Pour ce qui concerne le prélèvement du point de vue des seigneurs, cf. le deuxième volume édité par les mêmes auteurs : Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (xie-xive siècles). Les mots, les temps, les lieux, Colloque tenu à Jaca du 5 au 9 juin 2002, éd. M. Bourin et P. MarTínez SoPena, Paris, 2007. Cf. par exemple A. Wilkin, « Corvée ou salariat ? Contribution à l’histoire des structures foncières en Basse-Lotharingie au début du second millénaire par l’exemple des domaines centraux de l’abbaye de Saint-Trond », dans A. Wilkin et J.-L. KuPPer (dir.), Évêque et prince. Notger et la Basse-Lotharingie aux alentours de l’an Mil, Liège, 2013, p. 121-155 ; dans le même volume, voir aussi J.-P. Devroey, « Corvées et prestations de travail des paysans en Pays mosan de part et d’autre de l’an Mil »,

Labeur, production saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, éd. 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 329-374. Cisterciens, éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 329PUBLISHERS DOI 374. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123784

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domanial classique, il faut le rappeler, désigne un type de gestion foncière qui caractérisait surtout la grande propriété ecclésiastique de l’époque carolingienne, en particulier dans l’espace entre Seine et Rhin ; ce système était fondé sur le lien organique entre des tenures et des terres non accensées (c’est-à-dire la réserve en économie directe) et cultivées grâce aux services de corvée fournis par les tenanciers et, parfois, par une main-d’œuvre de non-libres installés sur la réserve et vivant aux frais de leur seigneur3. Il est à peine nécessaire de souligner que la disparition de ce système se produisit selon des modalités et à des moments très différents selon les régions, ce que les historiens ont souligné depuis longtemps. Il est en revanche fondamental d’attirer l’attention, comme l’a fait Ghislain Brunel à Medina del Campo, sur les difficultés que rencontre tout historien lorsqu’il entreprend de vérifier que les services imposés ont effectivement disparu (s’ils ont jamais existé) dans tel ou tel établissement au cours du Moyen Âge central4. L’incertitude renvoie aux aléas de la documentation : des sources écrites souvent clairsemées et muettes au sujet des obligations paysannes porteraient à croire que la demande de corvées – et donc le lien entre tenures et réserve – était absente. Mais lorsqu’un seul témoignage, même isolé, éclaire ces obligations, l’image de l’économie rurale que l’on établit à partir de traces documentaires éparses change radicalement. Il peut s’agir du compte-rendu d’un litige judiciaire concernant le statut ou les devoirs de certains tenanciers ou, comme nous allons le voir ensuite, d’une liste de redevances et de services coutumiers5. La présence de corvées (et donc d’un mode de production agraire spécifique) entre le xie et le xiiie siècle n’est pas seulement difficile à détecter : quand bien même une partie de la paysannerie devait se déplacer pour cultiver les terres du maître à des moments donnés, rien ne prouve que ce type de relation économique entre possesseur et tenancier constitue un héritage du « régime domanial » du haut

3.

4. 5.

p. 93-120 ; N. SchroeDer et A. Wilkin, « Documents de gestion inédits provenant de l’abbaye de Stavelot-Malmedy et concernant les domaines de Lantremange, Jenneret et Louveigné (xe-xiie siècle) », Bulletin de la Commission royale d’histoire. Académie royale de Belgique, 180, 2014, p. 5-48. La bibliographie sur ce sujet est extrêmement vaste. Pour une vue d’ensemble, cf. A. VerhulsT, The Carolingian Economy, Cambridge, 2002, en particulier p. 31-60 ; P. TouBerT, L’Europe dans sa première croissance. De Charlemagne à l’an mil, Paris, 2004, p. 25-246 ; C. WickhaM, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, 2005, p. 280-288 ; J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (vie-ixe siècles), Bruxelles, 2006, p. 519-583 ; les essais rassemblés dans A. Wilkin et J.-P. Devroey (dir.), Autour de Yoshiki Morimoto. Les structures agricoles en dehors du monde carolingien, formes et genèse, Bruxelles, 2012 (Revue belge de Philologie et d’Histoire, 90/2). G. Brunel, « La France des corvées. Vocabulaire et pistes de recherche », dans Pour une anthropologie, cit. n. 1, 2004, p. 271-290. Cf. par exemple G. A. LouD, « Labour Services and Peasant Obligations in Twelfth- and Thirteenth-Century Southern Italy », dans R. BalzareTTi, J. Barrow et P. Skinner (dir.), Italy and Early Medieval Europe. Papers for Chris Wickham, Oxford, 2018, p. 182-199. J’ai réfléchi aux problèmes posés par les listes de cens et services coutumiers dans L. TaBarrini, « Le “operae” e i giorni : un elenco di censi e servizi dell’abbazia di S. Michele, di Passignano (ultimo quarto del secolo xii) tra paleografia e storia », Quaderni Storici, 51 : 152, 2016, p. 383-413.

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Moyen Âge. « Souvent même on voit s’établir des corvées nouvelles », écrivait Georges Duby dans son ouvrage de synthèse sur les campagnes médiévales, en décrivant les rapports entre seigneurs et paysans aux xie et xiie siècles ; c’est du reste un point bien connu des historiens de l’Angleterre médiévale, où les institutions religieuses abolirent ou réimposèrent des formes de travail forcé en fonction de la conjoncture économique6. En outre, les services de travail pouvaient constituer, dans certains cas au moins, l’une des obligations caractéristiques des tenanciers non-libres ou, pour le dire autrement, l’un des traits de la servitude rurale telle qu’elle se formait et se formalisait en Europe à partir de l’an mil7. De façon générale, il n’est pas facile de choisir entre les deux interprétations possibles : les corvées étaient-elles un héritage des anciens domaines bipartis, ou des obligations nouvelles ? On se heurte ici à l’épineux problème des origines, et toute réponse un peu assurée doit nécessairement passer par l’étude de cas locaux. Mon analyse aboutira, je peux l’anticiper, à des conclusions nuancées : certains indices spécifiques contenus dans les chartes, comme les mentions de réserves domaniales, incitent à proposer une datation « haute » pour la gestion directe de certaines terres ; en même temps, on observe que les corvées faisaient partie des devoirs des tenanciers non-libres au début du xiiie siècle. Rien n’empêche de penser que ces deux « natures » de la corvée, celle liée au domaine biparti et celle dérivant du servage, aient coexisté et se soient renforcées l’une l’autre, la première en tant que prémisse de la seconde, le « travail forcé » sur la réserve en tant que preuve du statut servile. Deux autres points méritent d’être relevés rapidement. Premièrement, l’histoire du « travail forcé » au Moyen Âge n’est pas seulement celle des systèmes d’exploitation agricole bipartis : beaucoup de tâches, en particulier celles qui revêtaient un caractère militaire ou quasi-militaire (construction de fortifications, tours de garde de châteaux), pouvaient faire partie des services imposés à la paysannerie dépendante. Dans le cas que j’analyserai, on a de bonnes raisons 6. 7.

G. DuBy, L’Économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, 2, Paris, 1977, p. 56. Pour l’Angleterre médiévale, cf. les ouvrages cités à la note 9. Voir par exemple I. AlFonso, « La contestation paysanne face aux exigences de travail seigneuriales en Castille et Léon. Les formes et leur signification symbolique », dans Pour une anthropologie, cit. n. 1, 2004, p. 291-320 ; dans le même volume cf. J. DeMaDe, « Les “corvées” en Haute-Allemagne, du rapport de production au symbole de domination (xie-xive siècles) », p. 337-363. Le « caractère “vil” » de certaines corvées, en particulier celles qui pouvaient être demandées à merci, a été souligné par D. AnGers, « La Normandie à la fin du Moyen Âge : des servitudes sans servage », dans P. FreeDMan et M. Bourin (dir.), Forms of Servitude in Northern and Central Europe. Decline, Resistance, and Expansion, Turnhout, 2005, p. 179-194. Toutefois, le lien entre « travail forcé » et statut servile n’est pas sûr ni constant : voir les remarques de F. Panero, « Il nuovo servaggio dei secoli xii-xiv in Italia : ricerche socio-economiche sul mondo contadino e comparazioni con alcune regioni dell’Europa mediterranea », dans S. Cavaciocchi (dir.), Schiavitù e servaggio nell’economia europea, secc. xi-xviii/ Serfdom and Slavery in the European Economy, 11th-18th Centuries, Florence, 2014, p. 99-138 ; iDeM, « Libera contrattazione e patti di manenza ascrittizia fra Piemonte sud-orientale, Liguria di Levante e Lunigiana (secoli xii e xiii) », dans R. Lluch BraMon, P. OrTí GosT, F. Panero et L. To FiGueras (dir.), Migrazioni interne e forme di dipendenza libera e servile nelle campagne bassomedievali dall’Italia nord-occidentale alla Catalogna, Cherasco, 2015, p. 279-306.

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de penser qu’il n’y avait pas de service non-agricole, mais celui-ci a bien existé dans certaines régions au cours du Moyen Âge central8. Deuxièmement, l’histoire des services pesant sur les tenanciers est étroitement liée aux transformations économiques générales qui se produisirent pendant les siècles centraux du Moyen Âge. On s’est souvent interrogé sur l’abolition des corvées en tant qu’expression d’une progressive marchandisation du travail : c’est le phénomène que les historiens de langue anglaise qualifient de « commercialisation » de l’économie, et sur lequel l’historiographie allemande a produit quelques synthèses qui se focalisent sur les processus d’adaptation de la Grundherrschaft à la croissance économique et aux transformations sociales9. Autrement dit, l’étude des contextes socio-économiques est ici fondamentale, et c’est la raison pour laquelle j’y consacrerai un certain nombre de développements dans les pages qui suivent.

Le « travail forcé » dans la Toscane médiévale et la Badia a Settimo Ma contribution vise à aborder les questions liées au « travail forcé » durant le Moyen Âge central à partir de la documentation du monastère bénédictin de S. Lorenzo et S. Salvatore a Settimo, connu plus simplement comme Badia a Settimo, situé à l’ouest de Florence, à Scandicci. Je m’attacherai particulièrement aux transformations des modalités de gestion foncière, en essayant de réfléchir en même temps aux structures politiques et sociales dans lesquelles s’inscrivaient les relations entre possesseurs et tenanciers. Cette approche nous permettra d’aborder les problèmes relatifs à la nature et à l’évolution du travail forcé dans les campagnes florentines, et de proposer quelques hypothèses sur les raisons pour lesquelles les moines réussirent à imposer, et peut-être à justifier d’un point de vue moral, les corvées pesant sur certaines couches de la paysannerie. L’étude des régimes agricoles mis en œuvre par les établissements monastiques florentins durant les deux siècles et demi qui suivent l’an mil mérite d’être appro8. 9.

Cf. F. Panero, « Le “corvées” nelle campagne dell’Italia settentrionale. Prestazioni d’opera “personali”, “reali” e “pubbliche” (secoli x-xiv) », dans Pour une anthropologie, cit. n. 1, 2004, p. 365-380. Voir aussi les articles du même auteur cités à la note précédente. Quelques-unes des recherches les plus importantes sur la « commercialisation » et les transformations des rapports entre tenanciers et possesseurs ont en fait été publiées il y a longtemps, entre les années 1980 et 2000 : cf. par exemple C. Dyer, Lords and Peasants in a Changing Society. The Estates of the Bishopric of Worcester, 680-1540, Cambridge, 1980 ; R. BriTnell, The Commercialisation of English Society, 1000-1500, Manchester, 1996 ; iDeM, Britain and Ireland, 1050-1530. Economy and Society (Oxford, 2004). Quant à l’historiographie allemande, cf. L. KuchenBuch, « Vom Dienst zum Zins ? Bemerkungen über agrarische Transformationen in Europa vom späteren 11. zum beginnenden 14. Jahrhundert », Zeitschrift für Agrargeschichte und Agrarsoziologie, 51 : 1, 2003, p. 11-29 ; sur le même sujet, voir aussi iDeM, « “Lavoro” e “società” dal tardo x secolo al primo xii. Note basate prevalentemente sulla tradizione urbariale a nord delle Alpi », dans Il secolo xi. Una svolta ?, Atti della xxxii settimana di studio, 10-14 settembre 1990, Bologne, 1993, p. 205-235 ; W. Rösener, « Die Grundherrschaft als Forschungskonzept. Strukturen und Wandel der Grundherrschaft im deutschen Reich (10.13. Jahrhundert) », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte. Germanistische Ableitung, 129, 2012, p. 41-75.

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Fig. 1. La Badia a Settimo et les lieux mentionnés dans le texte.

fondie. Les recherches dont nous disposons pour la Toscane nous renseignent sur la présence de modalités d’organisation foncière proches du modèle du « régime domanial classique » pendant le haut Moyen Âge, du moins là où les archives sont suffisamment riches pour examiner en profondeur l’histoire des rapports entre possesseurs fonciers et tenanciers : tel est le cas pour l’évêché de Lucques, dans le nord de la région, ou pour l’abbaye bénédictine de S. Salvatore al Monte Amiata, dans le sud10. Que ce soit pour les environs de Lucques ou autour de l’Amiata, la demande de services en travail est documentée à partir de l’époque lombarde, dans la 10. B. AnDreolli, « Contratti agrari e patti colonici nella Lucchesia dei secoli viii e ix », Studi Medievali, 19 : 1, 1978, p. 69-158, reste la seule recherche complète sur le « régime domanial » en Lucchesia pendant le haut Moyen Âge. Cf. aussi iDeM, « L’evoluzione dei patti colonici nella Toscana dei secoli viii-x », Quaderni Medievali, 16, 1983, p. 29-52 ; B. AnDreolli et M. MonTanari, L’azienda curtense. Proprietà della terra e lavoro contadino nei secoli viii-xi, Bologne, 1983, p. 147-148. On dispose d’études très importantes sur le « régime domanial » dans la Garfagnana, la région montagneuse au nord de Lucques : C. WickhaM, The Mountains and the City. The Tuscan Appennines in the Early Middle Ages, Oxford, 1988, iiie chapitre, et B. AnDreolli, « Il sistema curtense nella Garfagnana altomedievale », dans La Garfagnana. Storia, cultura, arte, Atti del convegno, Castelnuovo Garfagnana, 12-13 settembre 1992, Modena, 1993, p. 73-85. Quant à l’Amiata, je me permets de renvoyer à L. TaBarrini, « Détecter un “grand domaine” monastique : l’organisation du travail agricole dans les propriétés de Saint-Sauveur de Monte Amiata (viiie-xe siècles) », Revue belge de philologie et d’histoire, 95, 2017, p. 147-178.

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deuxième moitié du viiie siècle, et, avec plus de régularité, au cours du ixe siècle ; en revanche, la main-d’œuvre de non-libres installés de façon permanente sur la réserve semble avoir été inexistante, peut-être en raison de la petite taille des terres en gestion directe. Ce système d’exploitation agricole recourant largement à la corvée toucha à sa fin, apparemment, au début du xe siècle, lorsque les baux ruraux cessèrent d’inclure l’imposition de services en travail comme contrepartie de la concession de la terre. Toutefois, il faut le répéter, la « fin » ou la « décadence » du « régime domanial » est une question controversée : la disparition des corvées se situe dans un contexte documentaire où les chartes notariées se raréfient et où, en particulier, les contrats stipulés avec des cultivateurs sont presque totalement absents. Par conséquent, on ne peut pas exclure qu’en certains lieux au moins, malgré le silence des actes, les corvées aient survécu, ou bien qu’elles aient été réintroduites à un moment donné, en tant qu’obligations coutumières11. Quant à la campagne de Florence, il est très difficile, voire impossible, d’étudier les formes de gestion des grands domaines durant le haut Moyen Âge, parce que la documentation qui concerne cette région ne devient abondante qu’après l’an mil. Même alors, on ne possède que de rares témoignages susceptibles d’éclairer les obligations pesant sur les tenanciers des établissements ecclésiastiques, et en particulier sur les couches les plus basses de la paysannerie : les baux conservés dans les archives étaient en effet adressés, pour la plupart, à des personnes dotées d’un pouvoir de négociation, à même de faire mettre par écrit, et donc de régler, les redevances et les services à fournir. Le débat sur la présence du « travail forcé » aux alentours de Florence a été évidemment influencé par ces lacunes documentaires. En 1965, Elio Conti étudia de façon magistrale les actes notariés préservés dans les archives de l’abbaye de S. Michele di Passignano, dans le Chianti central, au sud de Florence. Il suggérait que le fractionnement des unités de culture connues comme mansi et constituant les cellules de base du « régime domanial », conférant à celui-ci sa cohérence, était déjà achevé au xie siècle12. Trois ans après la publication du livre de Conti, Philip Jones faisait la proposition suivante : la transition du « régime domanial » (d’après lui liés à la présence de pouvoirs « féodaux » dans les campagnes) vers des systèmes d’organisation du travail agricole différents, quant à eux liés au développement d’une bourgeoisie marchande au sein des villes italiennes, se serait produite entre le xiie et le xiiie siècle13. Plus récemment, Enrico 11. Des procès similaires eurent lieu dans l’Italie du nord. En plus des ouvrages cités à la note 1, cf. C. ViolanTe, La società milanese nell’età precomunale, Bari, 1953, p. 91-98 ; V. FuMaGalli, Coloni e signori nell’Italia settentrionale. Secoli vi-xi, Bologna, 1978, p. 31-49 ; B. AnDreolli et M. MonTanari, L’azienda, cit. n. 10, p. 201-213. 12. E. ConTi, La formazione della struttura agraria moderna del contado fiorentino, 1, Rome, 1965, par exemple p. 4 (où l’auteur utilise l’expression « pulvérisation agraire ») et p. 135 (où il parle d’une « explosion des toponymes » afin de souligner comment l’augmentation du nombre de lieux-dits reflète le phénomène de pulvérisation agraire). 13. P. J. Jones, « From manor to mezzadria : a Tuscan case-study in the medieval origins of modern agrarian society », dans N. RuBinsTein (dir.), Florentine Studies. Politics and Society in Renaissance Florence, Londres, 1968, p. 193-241.

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Faini a étudié l’emploi du lexique typique du « régime domanial » dans les chartes notariées de l’ensemble de la campagne florentine pendant le Moyen Âge central (pour ne citer qu’un exemple, il a vérifié la présence du substantif dominicum et de l’adjectif dominicus, qui désignent la réserve en économie directe) : ces statistiques l’ont amené à constater la disparition de ce lexique autour de l’an 115014. Ces recherches se situent dans la tradition interprétative de la « fin » ou « décadence » du système domanial. Comme je l’ai dit, pour enrichir ce schéma il convient de réfléchir, plus qu’aux origines, à la nature politique et sociale (et peut-être morale ?) du « travail forcé » durant le Moyen Âge central, en examinant le contexte au sein duquel les demandes de prestation de services étaient insérées. À Settimo, les deux éléments principaux de ce contexte sont, d’une part, le prélèvement de la dîme, donc la cure spirituelle fournie par les paroisses dépendantes du monastère de Settimo, et, d’autre part, le développement des pouvoirs « féodaux » que l’historiographie italienne récente définit plus souvent comme signorili. De même que d’autres établissements religieux, la Badia a Settimo était en effet en mesure, au cours du xiie et au début du xiiie siècle, d’exiger de ses tenanciers des prélèvements ou des serments de fidélité qui s’ajoutaient aux redevances demandées en échange de la concession de la terre : cela constituait la base de la seigneurie « foncière » ou « personnelle », souvent appelée colonatus dans le Fiorentino, notamment au xiie siècle en raison de la réception par le notariat de catégories en usage dans le droit romain pour qualifier le statut des paysans nonlibres. Ce processus est l’une des conséquences de la fin de l’ordre politique de type carolingien incarné par la Marche de Tuscia (l’ancien nom de la Toscane), dont la crise irréversible eut lieu à partir des années 1070. C’est dans ce procès de fragmentation des prérogatives publiques, amenant à l’élaboration d’un lexique de la domination au niveau local, qu’il faut situer la gestion des domaines agricoles et, plus particulièrement, la demande de services en travail15.

14. E. Faini, Firenze nell’età romanica (1000-1211). L’espansione urbana, lo sviluppo istituzionale, il rapporto con il territorio, Florence, 2010, p. 45-65. 15. En se bornant aux ouvrages de caractère général sur le développement des pouvoirs seigneuriaux en Toscane, cf. l’essai de synthèse de C. WickhaM, « La signoria rurale in Toscana », dans Strutture e trasformazioni della signoria rurale nei secoli x-xiii, Atti della xxxvii settimana di studio, Trento, 12-16 settembre 1994, éd. G. Dilcher et C. ViolanTe, Bologne, 1996, p. 287-342 ; une vue d’ensemble récente est offerte par M. E. CorTese, L’aristocrazia toscana. Sette secoli (vi-xii), Spolète, 2017, vie chapitre ; sur les campagnes de Florence, cf. iDeM, Signori, castelli, città. L’aristocrazia del territorio fiorentino tra x e xii secolo, Florence, 2010. Sur la seigneurie rurale, et en particulier sur les réflexions des juristes médiévaux à cet égard, voir E. ConTe, Servi medievali. Dinamiche del diritto comune, Rome, 1996 ; pour ce qui concerne la documentation d’archives toscane, cf. S. M. Collavini, « La condizione dei rustici/villani nei secoli xi-xii : alcune considerazioni a partire dalle fonti toscane », dans La signoria rurale in Italia nel medioevo, Atti del Secondo Convegno di studi, Pisa, 6-7 novembre 1998, éd. C. ViolanTe et M. L. Ceccarelli LeMuT, Pise, 2006, p. 331-384.

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i. hisToire De la BaDia a seTTiMo, Des coMTes caDolinGi aux cisTerciens (xie siècle-1236) Le monastère de S. Lorenzo et S. Salvatore a Settimo est situé dans la ville actuelle de Scandicci, à environ 6 km à l’ouest de Florence, pas loin des rives sud de l’Arno. Ses parchemins sont conservés dans les fonds d’archives d’une autre abbaye, S. Frediano in Cestello, et ont été intégrés dans le fonds Diplomatico de Florence depuis 178316. Il s’agit d’archives composites, qui contiennent également les documents d’un troisième monastère florentin, S. Bartolomeo a Buonsollazzo (situé sur le flanc nord du Monte Senario, de nos jours à Borgo San Lorenzo). Les chartes de Settimo nous renseignent sur les deux zones dans lesquelles les propriétés de l’abbaye se trouvaient concentrées : une plaine au sud de Scandicci et une autre plus difficile à localiser, mais probablement située autrefois à l’ouest de Florence, dans une région maintenant occupée par la ville de Lastra a Signa. Le monastère fut fondé par Lotario i, un comte de la famille des Cadolingi, au début du xie siècle, certainement avant 1011, près de l’église du même nom (attestée pour la première fois dans un regeste, rédigé à la fin du Moyen Âge, d’un document datant de 988-989), dans une zone importante du point de vue stratégique en raison de sa proximité avec Signa – il s’agit de l’endroit où il devient possible de naviguer assez aisement le long de l’Arno en direction de Pise17. L’abbaye était associée à une sorte de fortification : en 1015, Lotario demandait un cens qui devait être versé dans la « curte et castello meo in loco Septimo »18 (cependant, le château n’est ensuite plus jamais mentionné et, selon toute probabilité, il fut détruit peu de temps après). C’est vraisemblablement Lotario qui confia à Settimo le groupe de domaines fonciers qui constituaient l’essentiel des possessions de l’abbaye au cours des siècles suivants, mais nous n’avons conservé aucun document consignant la dotation initiale ; néanmoins il y est probablement fait référence dans un privilège délivré par l’empereur Henri ii en 101419. En 1048, le comte Guglielmo, fils de Lotario, céda à l’abbaye un autre ensemble de propriétés dans les Apennins, au nord de Florence, mais la charte semble avoir été invalidée à un certain moment et, de fait, ces propriétés n’apparaissent plus dans les documents postérieurs comme faisant partie du patrimoine de Settimo20. Quoi qu’il en soit, la Badia peut être considérée comme le monastère des Cadolingi 16. Carte della Badia di Settimo e della Badia di Buonsollazzo nell’Archivio di Stato di Firenze (9981200), éd. A. GhiGnoli et A. R. Ferrucci, Florence, 2004, p. xviii-xxxii. 17. Carte della Badia, cit. n. 16, Appendice i, p. 251-255, n° i (988 mars 25 - 989 mars 24) ; pour la fondation du monastère voir ibid., p. 8-10, n° 2 (1011 novembre 20). 18. I più antichi documenti del monastero di S. Maria di Rosano (secoli xi-xiii), éd. C. STrà, Rome, 1982, p. 3-4, nº 2 (1015 mai). 19. MGH, DD H ii, p. 361-362, n° 295 (1014). 20. Carte della Badia, cit. n. 16, p. 23-28, n° 9 (1048 décembre 7) ; pour l’identification des domaines mentionnés dans ce document, cf. R. ZaGnoni, « I conti Cadolingi nella montagna oggi bolognese (secoli x-xii) », Atti e memorie della R. Deputazione di Storia Patria per le Province di Romagna, 50, 1999, p. 183-224, en particulier p. 191-192.

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jusqu’en 1113, lorsque le dernier membre de la famille, Ugo iii, décéda sans héritiers ; dès lors, l’abbaye acquit un degré assez élevé d’autonomie vis-à-vis des familles de l’aristocratie laïque, bien que des relations avec les Alberti, les Adimari et les Guidi soient documentées : on verra qu’en 1212 encore, certains tenanciers de l’abbaye étaient soumis à des droits exercés par des officiers seigneuriaux (ius vicecomitum), peut-être dépendants des Guidi21. Quelques érudits ont fait valoir que la première communauté de Settimo était organisée sur le modèle de Cluny (avec des prieurés et des abbayes dépendantes), mais on n’en a aucune preuve : le monachisme clunisien était presque totalement absent en Toscane, et l’idée d’une présence clunisienne à Settimo émergea seulement aux xviie et xviiie siècles, dans un contexte rhétorique et polémique opposant les Clunisiens aux Cisterciens22. Nous savons cependant que Settimo était un bastion de la réforme ecclésiastique dans la Tuscia du xie siècle : entre 1014 et 1020, l’un de ses abbés, Guarino, accusa publiquement l’évêque de Florence Ildebrando d’être marié et corrompu ; c’est en outre à Settimo que l’évêque Pietro « Mezzabarba », inculpé à son tour de simonie, fut humilié par un moine de la congrégation réformée de Vallombreuse, un autre Pietro, qui semble être sorti d’une ordalie par le feu, organisée en 1068 pour manifester la culpabilité de l’évêque, sans aucun dommage. Les liens avec Vallombreuse étaient particulièrement forts, comme l’indique la rédaction à Settimo de la Vie du fondateur de l’ordre, Giovanni Gualberto, dans la première moitié du xiie siècle23. Ce sont ensuite les Cisterciens qui prirent le contrôle de l’abbaye, à l’initiative du pape Grégoire ix et de l’évêque florentin Ardingo en 1236, comme cela se passa également dans d’autres monastères toscans entre les années 1220 et 1240. Selon la bulle de pape Grégoire, l’arrivée des Cisterciens était motivée par l’impossibilité de réformer l’abbaye en s’appuyant sur les Bénédictins qui l’avaient jusqu’alors gérée24. Comme le notait Francesco Salvestrini, l’arrivée des Cisterciens en Toscane, et en Italie en général, répondait aux souhaits de l’Empire, de la Papauté, des évêques et des élites des villes italiennes, les « moines blancs » 21. Carte della Badia, cit. n. 16, p. xli. L’hypothèse que les vicecomites soient une émanation des Guidi repose sur les nombreuses attestations d’un réseau de vicecomites et castaldiones dépendants de cette famille pendant les xie et xiie siècles : cf. M. E. CorTese, Signori, cit. n. 15, p. 191. 22. Carte della Badia, cit. n. 16, p. xl, note 120 ; la présence des moines de Cluny à Settimo a été acceptée comme fait historique par exemple par C. C. Calzolai, La storia della Badia a Settimo, Florence, 1958. 23. En plus de l’introduction à Carte della Badia, cit. n. 16, cf. E. Lasinio, Un antico inventario della badia di S. Salvatore a Settimo, Florence, 1904, p. 3-5 ; R. PescaGlini, MonTi, « I conti cadolingi e le origini dell’abbazia di San Salvatore di Settimo », dans Dalle abbazie, l’Europa. I nuovi germogli del seme benedettino nel passaggio tra primo e secondo millennio (secc. x-xii), Atti del convegno di studi, Badia a Settimo, 22-24 aprile 1999, éd. iDeM, Florence, 2006, p. 283-302 ; E. Faini, « Le fonti diplomatistiche per la storia fiorentina dei secoli xi e xii : una visione d’insieme », Archivio storico italiano, 167, 2009, p. 3-55. 24. La bulle a été conservée dans l’Archivio di Stato di Firenze (dorénavant ASFi), S. Frediano in Cestello già S. Maria Maddalena (dorénavant Cestello), 1236 Mars 18 ; une transcription se trouve dans F. UGhelli et N. ColeTi, Italia sacra sive de episcopis Italiae et insularum adiacentium opus singulare provinciis xx distinctum, 3, Venise, 1718, p. 151.

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étant une congrégation fort centralisée, détachée des réseaux et des rivalités politiques et familiales locales, qui collaborait souvent avec les gouvernements des communes, notamment en matière financière25. Cet aspect est étroitement lié aux problèmes examinés dans les pages qui suivent. On verra que la rédaction de documents relatifs à l’administration foncière de Settimo au début du xiiie siècle était liée à l’endettement de la Badia, qui pourrait expliquer le remplacement de la communauté bénédictine de Settimo par des Cisterciens. Je crois cependant qu’il ne faut pas exagérer le rôle joué par les dettes dans l’expulsion des Bénédictins : ceux-ci avaient essayé de résoudre la crise financière du monastère, et il y a eu des signes de reprise économique avant 1236, c’est-à-dire avant l’arrivée des « moines blancs » à Settimo. La politique de renouvellement des ordres monastiques poursuivie par Grégoire ix explique sans doute mieux le succès des Cisterciens que les problèmes spécifiques rencontrés par les établissements ecclésiastiques au niveau local. En revanche, l’endettement constitue probablement un élément décisif dans l’histoire des formes de gestion de la propriété, ce qui va désormais retenir notre attention.

ii. l’éTuDe De la sociéTé rurale à Travers les acTes noTariés De seTTiMo (Fin Du xe siècle-1200) Les actes notariés de Settimo ne sont pas très nombreux. Il existe au mieux, pour la période comprise entre la fin du xe siècle et 1200, soixante-six chartes appartenant à l’origine aux archives de Settimo (quarante-sept proviennent certainement de Buonsollazzo, mais elles pourraient être plus nombreuses et il n’est pas toujours possible d’établir la provenance de certains documents). De plus, peu de chartes éclairent la manière dont les terres étaient gérées. Le type de bail rural que nous rencontrons le plus fréquemment parmi les documents de Settimo est désigné sous le nom de libellus ; cependant, il n’y a que onze libelli, plus deux renouvellements de libelli, émis entre 1114 et 1200 par les membres de la communauté monastique ou par des laïcs appartenant, selon toute vraisemblance, à sa clientèle. Peu de documents datent donc du xiie siècle. Cette chronologie porte à penser que la concession de terres au moyen de libelli visa, au moins dans certains cas, à renforcer, élargir ou bien créer le réseau de relations sociales sur lesquelles la communauté monastique pouvait compter, ce qui devint nécessaire après la fin du patronage des Cadolingi sur le monastère en 1113 ; au contraire, la ponction du surplus agricole – on pourrait dire le « profit économique » – n’était apparemment pas le but principal de la stipulation des libelli. En effet, 25. F. SalvesTrini, « I Cistercensi nella Tuscia del secolo xiii. Le modalità di un inizio, le ragioni di un ritardo », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 110 : 1, 2008, p. 197-236 ; voir aussi P. Grillo, « Cistercians as administrators in the thirteenth-century Italian communes », dans F. AnDrews et M. A. Pincelli (dir.), Churchmen and Urban Government in Late Medieval Italy, ca 1200-ca 1450, Cambridge, 2013, p. 237-250.

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ces derniers n’envisageaient guère le paiement du cens en argent que comme une obligation assez symbolique ; dans un seul document, nous trouvons la mention d’une demande pénible, consistant en la levée de la dîme sur toutes les céréales (le droit de percevoir la dîme sur les possessions monastiques, de possessione, fut reconnu pour la première fois à la Badia par le pape Léon ix en 1049, mais le texte de la bulle sous-entend que cette pratique était plus ancienne)26. Quant aux destinataires des libelli, il n’est pas facile de les identifier, à l’exception notable d’Ugolino dei Nerli, membre d’une riche famille de possesseurs fonciers de Florence. On peut néanmoins faire l’hypothèse qu’il ne s’agissait généralement pas de simples cultivateurs sans terre. Deux chartes mentionnent par exemple la présence de sous-tenanciers sur des terres qui étaient concédées, et nous rencontrons également parmi les libellarii de Settimo un prêtre, le recteur de la paroisse de S. Martino alla Palma (sur laquelle je reviendrai plus amplement), chargé de l’administration d’un groupe de possessions assez importantes. Naturellement, on ne peut pas tout simplement étendre aux autres bénéficiaires de libelli ces indices d’un statut social plus élevé que celui de simples agriculteurs. Le moins que l’on puisse dire est que les libelli nous donnent une vision extrêmement partielle et fragmentaire de la gestion des terres sur les domaines de Settimo27. Il faut dès lors s’attacher à un deuxième type de bail rural : le tenimentum, un contrat qui se diffuse en Toscane à partir du xiie siècle, et qui était adressé aux cultivateurs28. Les tenimenta, toutefois, sont à peine mentionnés dans la documentation de Settimo (il en est de même pour Buonsollazzo) ; il n’existe d’ailleurs pas de charte, parmi celles qui ont été conservées, qui serait explicitement définie

26. Carte della Badia, cit. n. 16, p. 29-32, n° 10 (1049 avril 18). 27. Carte della Badia, cit. n. 16, p. 103-105, n° 44 (1114 novembre), p. 106-108, n° 45 (1122 janvier 25) (c’est l’un des deux documents où les sous-locataires sont cités ; les frères Guido et Rainerio reçoivent un groupe de terres sicut recte et detenute sunt per presbitero de ipso loco Luntjano et per Iohanni Morandi et per homines qui vocati sunt Asinelli), p. 119-121, n° 51 (1131 mai 21) (c’est le document où la dîme est mentionnée : decimam de blada eiusdem terre), p. 121-123, n° 53 (1131 mai 25), p. 152154, n° 68 (1150 décembre 30) (ici, l’abbé de Settimo, Serafino, reçoit une terre comme un libellus), p. 154-156, n° 69 (1154 avril 30), p. 180-182, n° 81 (1172 octobre 29), p. 229-230, n° 105 (1195 juin 27) (précisément un instrumentum venditionis iure libellario, dans lequel le prêtre Angelo achète à Ottobuono et Inghilesca un groupe de terres que les époux avaient détenues à titre de libellus de Settimo), p. 232-234, n° 107 (1196 janvier 2) (un autre instrumentum venditionis iure libellario, dans lequel Tignoso di Amizello vend à l’abbé de Settimo, Ambrogio, toutes les terres que lui et son épouse, vel alius pro nobis – une référence vague mais non équivoque à des sous-locataires – détenaient comme libelli à S. Martino alla Palma), p. 234-236, n° 108 (1196 mars 30) (un autre instrumentum venditionis iure libellario, c’est le libellus dont le bénéficiaire est Ugolino dei Nerli ; sur les Nerli, voir E. Faini, « Uomini e famiglie della Firenze consolare », http ://www.storiadifirenze.org (2009), consulté le 23 décembre 2019, p. 33) ; les deux renovationes libelli sont ibid., p. 214-215, n° 98 et p. 215-216, n° 99 (les deux datés du 13 juin 1190). On voudra peut-être aussi inclure les pages 225226, n° 103 (1194 novembre 3), qui mentionnent toutefois un servitium qui n’était pas dû à Settimo. 28. Bien qu’il soit centré sur la documentation de Lucques, l’essai de P. J. Jones, « An Italian Estate, 9001200 », Economic History Review, 2 : 7, 1954/5, p. 18-32, reste fondamental.

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comme contrat de tenimentum29. Cependant, nous avons bien un document qui nous donne une idée des conditions de travail des paysans, probablement de ceux qui faisaient partie des couches inférieures de la société rurale : il s’agit d’une copie réalisée au xive siècle d’une charte datant de 1133, que les éditeurs des actes notariés de Settimo et Buonsollazzo ont qualifiée de notice (scriptum) de colonatus. Les mots colonus et colonatus n’apparaissent cependant pas dans le texte original ; ils sont consignés dans une note de la marge gauche du parchemin, qui fut probablement écrite peu de temps après la copie du document. Ce qui nous intéresse ici, c’est que ce contrat est très différent d’un libellus ; il est beaucoup plus court et moins élaboré, et la clause pénale à payer – si l’une des deux parties contractantes enfreint les termes de l’accord – est bien inférieure à celle qui avait été envisagée, par exemple, dans un libellus émis deux ans plus tôt (respectivement 10 sous dans le scriptum et 100 sous dans le libellus). On peut supposer que la raison de cette différence tient au statut économique des deux destinataires du scriptum, Vivolo et son fils Martino, qui n’auraient pas été capables de payer une forte amende. Reste que le cens annuel dont ils devaient s’acquitter est bien lourd, ce qui semble indiquer que les deux tenanciers n’ont pu négocier de meilleures conditions de travail. Ils reçurent deux terrains situés dans la localité de Farnito (près de Settimo) du doyen de l’hôpital de Curticelle, une dépendance de la Badia, en contrepartie de l’exécution d’une corvée par an, de la livraison du tiers des céréales et du moût, d’1 denarius annuntiatico (c’est-à-dire à donner au nuntius de l’abbaye chargé du recouvrement des loyers), et enfin de la moitié des olives30. Bien qu’isolé, ce document est important. Il nous amène à conclure que, sous la couverture de libelli apparemment peu profitables, principalement destinés à de petits propriétaires, ou même à de riches propriétaires terriens tels qu’Ugolino dei Nerli, et visant probablement à renforcer le réseau des clients de l’abbaye, plutôt qu’à exploiter des terres du point de vue économique, il y avait, à un niveau inférieur de la société rurale, des tenanciers accablés par de lourds cens. Cette hypothèse resterait une pure conjecture en l’absence d’autres documents. Or, autour de 1200, un ensemble complètement nouveau de sources fait son apparition dans les archives de la Badia a Settimo. Je l’examinerai en partant des domaines les plus à l’ouest du monastère, à savoir de la plaine de Tigliano, puis je reviendrai vers Florence.

29. Références indirectes à tenimenta : Carte della Badia, cit. n. 16, p. 151-152, n° 67 (1146 décembre 26) (donation concernant, entre autres, des terres détenues en tenimenta), p. 186-188 n° 84 (1177 mars 13) (curieusement, le libellus semble avoir été un moyen de modifier – et éventuellement d’augmenter – le fermage prévu par le tenimentum préexistant : à partir de 21 denarii et un couple de poulets par an à 28 denarii – nous ne connaissons malheureusement pas le prix d’un poulet à l’époque), n° 98 et 99, cit. n. 27 (ces deux renovationes libelli concernaient des terres adjacentes à des baux détenus comme tenimenta), p. 232-233, n° 107, cit. n. 27 (ici, les concepts de libellus et tenimentum coïncident simplement : hoc instrumento libellario seu tenimenti nomine vendimus). 30. Carte della Badia, cit. n. 16, p. 126-128, n° 55 (1133 janvier) ; le libellus est ibid., n° 53, cit. n. 27.

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iii. au coeur De la PoncTion seiGneuriale (1) : les Baux à courT TerMe De tigliano (1200) Tigliano a été identifié, à mon avis incorrectement, comme appartenant à la municipalité de Pontassieve, à environ 13 km au nord-est de Florence ; les localités mentionnées dans les chartes de la Badia comme étant proches de Tigliano semblent plutôt indiquer le Valdarno, vraisemblablement au sein (ou peut-être juste au nord) du village de Lastra a Signa, dans une petite mais fertile plaine des rives sud du fleuve31. Je suppose que le toponyme a disparu parce que le lieu fut englouti, à un moment donné, par les villages de Lastra et de Porta a Signa : il s’agit en effet de l’un des endroits les plus densément peuplés le long de l’Arno. Jusqu’au tout début du xiiie siècle, Tigliano était à peine mentionné dans les chartes de Settimo, mais des éléments épars montrent sans équivoque qu’il s’agissait du siège d’une réserve monastique. Un donicato est cité pour la première fois en 1136. En outre, chaque fois qu’une parcelle de terre de Tigliano faisait l’objet d’une transaction, elle semble avoir jouxté la « terre du monastère et de l’église de Settimo », terra ecclesiae et monasterii ou autres expressions équivalentes32, ou même avoir été encerclée par celle-ci. Il s’agit là d’une information importante, qui mérite d’être explicitée tout de suite, en laissant de côté un instant Tigliano33. Comment pouvons-nous interpréter les allusions à la terra ecclesiae, sans autre précision, dans l’énumération des limites d’une terre qui fait l’objet d’une vente ou d’une location ? Comment pouvons-nous interpréter le fait que seuls les possesseurs soient évoqués ? Nous pouvons penser que les notaires ne connaissaient pas les noms des tenanciers et qu’ils ne pouvaient donc pas les mentionner. Je doute cependant que cela se soit produit très souvent : les témoins d’un acte notarié viennent d’ordinaire des villages les plus proches des domaines qui font l’objet de la transaction, ce qui favorise la recherche des noms de tenanciers locaux. Je doute également que l’usage de formules assez ambiguës, telles que « terre de l’église », fussent destinées à masquer des incertitudes : les notaires avaient l’habitude de laisser un 31. Sur Tigliano comme appartenant à la municipalité de Pontassieve cf. Carte della Badia, cit. n. 16, p. 323. Indices qui laissent penser que Tigliano se trouvait près de Lastra a Signa sont ibid., p. 126128, n° 56 (1133 mai 6) (parmi les personnes qui possédaient des terres à Tigliano, nous trouvons un Azzetto di Sant’Ilario : Sant’Ilario est une paroisse située à Lastra a Signa) ; p. 196-197, n° 88 (1181 février 7) (de même, on dit que Tigliano était limitrophe des terres d’un Grullo di Gangalandi ainsi que de l’église de S. Stefano di Calcinaia : Gangalandi et S. Stefano se trouvent tous les deux aujourd’hui à Lastra a Signa). De plus, l’acte fut stipulé à Septimo, a Tiliana, ce qui signifie qu’il s’agissait presque du même lieu ; après tout, il est fort peu probable que les contractants, les témoins et le notaire se soient déplacés du Valdarno à Pontassieve le même jour. Cf. ill. 1. 32. Cf. Carte della Badia, cit. n. 16, n° 56, cit. n. 31 (un vignoble de Tigliano est entouré par la terra de suprascripto monasterio, divisée à son tour en donicatum monasterii et vignoble monastique tenu par Azzetto di Sant’Ilario), auquel on peut ajouter le document ibid., p. 172-174, n° 77 (3 mai 1160) (un terrain à Tigliano est entouré sur trois côtés par terra predicte ecclesie et monasterio et par une route sur le quatrième côté) ; cf. aussi ibid., n° 88, cit. n. 31 (il est fait mention du sol du monastère de manière isolée, et en fait assez ambiguë : […] huiusmodi sunt confines : ex uno latere est predicti monasterii […]). 33. J’ai développé cet argument dans L. TaBarrini, « Le “operae” e i giorni », cit. n. 5.

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espace blanc lorsqu’il n’était pas possible d’indiquer le nom d’une personne ou d’un domaine. Je pense en fait que les mentions de terra ecclesiae indiquent des possessions qui n’étaient détenues par aucun tenancier, ou du moins qui n’avaient pas été accordées de manière permanente, c’est-à-dire qui n’avaient pas été cédées à la manière de libelli. Les notaires ont dû penser qu’il n’était pas utile d’enregistrer les noms de tenanciers dont le bail était temporaire ou à très court terme. Nous pouvons donc considérer ce type de formule comme un indice de l’existence de réserves domaniales, soit un élément fondamental du « régime domanial classique »34. Ainsi, la présence d’une terra ecclesiae et monasterii à côté du donicatum indiquerait que Tigliano était un lieu où la communauté monastique ne louait généralement pas ses propriétés foncières. Mais nous n’avons aucune idée des formes de gestion de la terre en vigueur à Tigliano avant 1200, année où l’abbé de Settimo Ambrogio délivra, précisément entre le 6 et le 7 octobre, neuf baux, tous censés durer sept ans et portant tous sur des pièces du donicatum de l’abbaye35. La stipulation de baux temporaires était-elle une manière ordinaire, utilisée depuis toujours, de mettre en valeur le domaine de Tigliano, à la différence qu’une telle stipulation était cette fois mise par écrit (ou, au moins, que la charte a été cette fois préservée au sein des archives) ? Ou s’agit-il au contraire d’un type de gestion introduit en 1200 pour la première fois ? Il n’y a pas de réponse assurée à ces questions ; nous ne savons même pas si les neuf baux couvraient ou non la totalité du domaine, même si une comparaison avec des sources tardives donne à penser que le donicatum de Tigliano (à condition que sa taille globale restât à peu près la même, ce qui est loin d’être clair) était plus grand que les parcelles de terre impliquées dans les baux du début du xiiie siècle36. En tout état de cause, il convient de noter qu’aucune obligation de « corvée » n’est jamais attestée sur la réserve de Tigliano, bien que, comme nous le verrons en détail dans les pages suivantes, les moines de la Badia eussent réclamé ailleurs ce type de service et commencèrent à consigner par écrit sa nature précise à partir des années 1200. Nous n’avons pas davantage d’indices sur l’existence à Tigliano d’un travail salarié, très rare en Toscane jusqu’au xve siècle, et même à cette époque attesté seulement pour la rétribution de travaux saisonniers37. J’aurais tendance à penser que le domaine de Tigliano était cultivé normalement par la concession de locations coutumières à durée déterminée, et que la raison pour laquelle on se mit à rédiger des contrats vers 1200 tient aux loyers remarquablement lourds qui furent réclamés à cette occasion, et donc à la nécessité de garantir leur livraison. 34. L’identité de la propriété éminente et de la gestion directe a été bien proposée par E. ConTi, La formazione, cit. n. 12, p. 112 et p. 149-150. 35. Carte della Badia, cit. n. 16, p. 241-4, n° 112 (1200 octobre 6 et 7). 36. Cf. l’inventaire des domaines de Settimo, rédigé en 1338 et publié par Philip Jones, où l’on dit que Tigliano était constitué de 251 st. de terre (P. J. Jones, « Le finanze della badia cistercense di Settimo nel secolo xiv », Rivista di storia della chiesa in Italia, 10, 1956, p. 90-128, notamment p. 339, n° 30), tandis qu’en 1200 les parcelles du donicatum représentaient un total de 66 1/2 st. (cf. le tableau). 37. Un exemple est offert par M. LuzzaTi et G. SiMoneTTi, « Un “sommerso” medievale : salariato e prestazioni d’opera nelle campagne lucchesi del primo Quattrocento », dans Le prestazioni d’opera nelle campagne italiane del Medioevo, ix Convegno Storico di Bagni di Lucca (1-2 giugno 1984), éd. B. AnDreolli, Bologne, 1987, p. 249-273.

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En 1200, les loyers étaient en effet fort lourds, et la série des baux nous permet de l’évaluer avec un bon degré de certitude. Sept locationes furent accordées en échange d’un cens fixe en froment, et chacune d’elles indique la taille exacte de la parcelle de la possession en cours de location. En comparant ces deux données, il est possible d’estimer la production agricole moyenne du donicatum à Tigliano. Le tableau qui suit résume le contenu des locationes : Taille des parcelles de donicatum louées en 1200 à Tigliano (ad rectum st. florentinum)

Fermages en froment (ad rectum st. florentinum)

Rapport entre les loyers et la quantité maximale de semences pouvant être semée dans chaque parcelle de terrain

16

55

3,4



24

3,2

12

45

3,7

5

15

3

4

10

2,5

6

24

4

6

24

4

4

14

3,5

6

24

4

Tab. 1. Les baux à Tigliano.

On voit ainsi que l’abbé Ambrogio exigeait des tenanciers entre trois et quatre fois la quantité maximale de semences qui pouvait être semée sur les parcelles qu’il louait. Nous aurions besoin de connaître la quantité qu’un tenancier pouvait conserver pour lui-même après avoir payé son loyer, mais ce n’est pas possible, car le rendement brut des parcelles de Tigliano nous est totalement inconnu. Cependant, nous pouvons faire des hypothèses : il semble logique de supposer que la production brute était probablement le double du loyer, ce qui indiquerait des rendements moyens compris entre 1 : 6 et 1 : 8, des chiffres très élevés, mais possibles au regard des standards du Moyen Âge central38. Le meilleur argument en faveur de cette solution est que d’autres scénarios semblent encore moins probables. Si la pro38. Bien qu’il soit focalisé sur l’époque carolingienne, l’article de J. JarreT, « Outgrowing the Dark Ages : agrarian productivity in Carolingian Europe re-evaluated », The Agricultural History Review, 67 : 1, 2019, p. 1-28, constitue la plus récente mise à jour critique sur le problème des rendements agricoles médiévaux ; sur le Moyen Âge central, cf. p. 22.

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duction brute était, par exemple, trois fois supérieure au loyer, les rendements se situeraient entre 1 : 9 et 1 : 12, ce qui est certainement beaucoup trop élevé ; si, à l’opposé, l’abbé Ambrogio avait exigé plus de la moitié des produits de la terre, la part destinée aux tenanciers aurait été très limitée. Cette dernière possibilité n’est pas à exclure complètement : des paysans particulièrement pauvres auraient pu accepter de ne conserver qu’une fraction de la production agricole dans la mesure où cela leur permettait d’obtenir de quoi assurer leur subsistance ; il demeure tout de même difficile de croire que certains aient accepté de se soumettre à des conditions aussi défavorables pour une période de sept années. On pourrait formuler une autre hypothèse encore : les locataires auraient pu recourir à des emprunts afin de payer leurs loyers, en ajoutant à la récolte le froment qu’ils auraient acheté à crédit, ou une quantité d’argent équivalente. Cette dernière hypothèse est toutefois assez improbable : si les locataires étaient effectivement pauvres, ils devaient être considérés comme des débiteurs peu fiables, et l’on peut penser qu’ils n’étaient guère à même de trouver des créditeurs ; s’ils n’étaient pas pauvres, pourquoi auraient-ils loué des terres à des conditions si défavorables ? Pour le moment, nous pouvons seulement affirmer que les risques liés à de mauvaises récoltes semblaient négligeables, sans quoi des loyers aussi élevés auraient pu laisser les locataires sans rien. Tigliano convenait bien à la culture intensive du froment, ce qui représente une exception dans le panorama de la campagne florentine, mieux adaptée aux cultures arboricoles. Le type particulier de régime agricole qui ressort des baux de 1200 était ainsi clairement déterminé, ou du moins fortement influencé par les caractéristiques du sol : évidemment productif, bien irrigué par l’Arno, mais sans doute également protégé de ses inondations. Au tout début du xiiie siècle apparaissent aussi pour la première fois les conditions de travail du groupe social auquel appartenaient probablement des personnes comme Vivolo et Martino, les paysans du scriptum colonatus évoqué plus haut ; bien que les mots colonus et colonatus ne figurent pas dans les baux concernant Tigliano, on peut proposer que les destinataires de ces baux faisaient partie des couches les plus basses de la paysannerie, comme leurs lourds loyers semblent le montrer. Ils n’étaient pas les seuls.

iv. au cœur De la PoncTion seiGneuriale (2) :

Des lisTes De services eT Des PresTaTions De Travail

à

s. MarTino alla PalMa Dans les PreMières Décennies Du xiiie siècle

Les archives de Settimo nous donnent la possibilité d’étudier un groupe de cultivateurs explicitement désignés, dans un document au moins, comme coloni. Pour ce faire, nous devons remonter l’Arno en direction de Florence, puis nous diriger vers le sud sur environ 2 km, jusqu’à la paroisse de S. Martino alla Palma, à l’ouest de Scandicci. L’église de S. Martino était une dépendance de la Badia probablement depuis la fin du xe siècle, qui se trouvait dans une aire caractérisée par

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la présence de biens fonciers appartenant aux hauts fonctionnaires de la cour, et au ixe siècle au fisc impérial39. Le territoire autour de S. Martino était plutôt marécageux, sans doute moins productif que les terrains bordant l’Arno à Tigliano ; il était proche, en ce sens, des standards de la campagne florentine, plus approprié à la polyculture (les arbres à fruits et les vignobles y dominent40, de nos jours encore) qu’à la culture du blé. Il n’y a pas d’indice de l’existence d’un village lié à la paroisse de S. Martino, l’église et le centre d’exploitation agricole (curtis) étant les seuls points de référence pour encadrer les services dont les tenanciers locaux étaient accablés : il convient d’imaginer des groupes épars de maisons paysannes au sud de l’Arno, peu éloignés du lieu de culte auquel ils étaient liés du point de vue religieux et économique. Parmi les chartes de la Badia a Settimo se trouvent trois listes de loyers et de services coutumiers qui concernent la curtis de S. Martino alla Palma et datent des trente premières années du xiiie siècle. En 1968, Philip Jones les a mentionnées dans une note en bas de page de l’essai que j’ai évoqué plus haut, sans toutefois vraiment analyser leur contenu41. Elles ont également été exclues de l’édition des chartes de Settimo et Buonsollazzo réalisées par Antonella Ghignoli et Anna Rosa Ferrucci : l’une d’elles date, en effet, de 1212, alors que les deux autres ont été attribuées, sur la base de la paléographie (ainsi que des correspondances entre les noms inscrits dans les listes et ceux figurant dans d’autres chartes de Settimo), aux « premières décennies du xiiie siècle »42 – toutes les trois débordent ainsi les limites chronologiques de l’édition, qui s’arrête à l’année 1200. Comme il n’existe guère d’études sur Settimo (l’édition de Ghignoli et Ferrucci n’a été publiée qu’en 2004), on peut comprendre pourquoi ces listes n’ont jusqu’à présent pas retenu l’attention. Elles méritent toutefois d’être examinées, car elles témoignent de l’existence d’un type de régime agricole qui semble avoir été – contrairement à Tigliano – assez « classiquement domanial », c’est-à-dire assez proche du modèle de gestion des propriétés foncières qu’on a décrit auparavant43. La première liste à laquelle je m’attacherai (dorénavant appelée A) a été datée du xiiie siècle sans plus de précision par les érudits qui ont mis en ordre les archives de S. Frediano a Cestello, mais on peut affirmer qu’elle a été rédigée tout au début du siècle, peut-être autour de 1211-1212, comme nous allons le voir ; l’écriture, une minuscule notariale arrondie, s’accorderait avec cette datation. La mise en page constitue aussi un élément à considérer pour dater ce document. Elle est informelle : la liste est dépourvue à la fois d’introduction et de souscription notariale. On peut y distinguer deux parties : l’une énumérant les cens et les 39. Carte della Badia, cit. n. 16, p. xxxix, n. 116 et p. 4. 40. Voir par exemple le préambule de l’inventaire que j’appellerai B (cf. n. 43), l. 11-12. 41. Cf. P. J. Jones, « From manor », cit. n. 13, p. 210, n. 7 ; voir aussi IDeM, « Le finanze », cit. n. 36, p. 318-319, n. 5. 42. Carte della Badia, cit. n. 16, p. xvii, n. 14. 43. ASFi, Cestello, « Sec. xiii » (ph. 27400) (A) ; ibid., 1211 septembre 14 (B) (la date attribuée par les archivistes me semble incorrecte : on peut lire assez clairement Millo cc xii, ce qui s’accorde avec l’indictio quintadecima indiquée dans le texte) ; ibid., « Sec. xiii » (ph. 27403) (C). Cf. fig. 2, 3, 4, 5, 6, 7.

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services demandés par les mascie (un mot vernaculaire pour le latin mansus), qui étaient gérées par des tenitores, chargés de la livraison des cens ; l’autre énumérant les obligations pesant sur les casae (maisons des tenanciers) et sur les paysans individuels. On y trouve environ cinquante entrées, quelques-unes concernant

Fig. 2. ASFi, Cestello, (ph. 27400) « Sec. xiii » (A), recto.

Fig. 3. ASFi, Cestello, (ph. 27400) « Sec. xiii » (A), recto (détail).

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plusieurs paysans ou plusieurs casae. Les personnes mentionnées doivent donner à la paroisse de S. Martino alla Palma quelques pièces d’argent, des épaules de porc, des poussins, des poules, des faisceaux de brindilles (scope), et fournir des prestations de travail dont la nature n’est pas spécifiée : on sait seulement qu’elles étaient « manuelles » (operae manuales), et qu’il y en a 1995. L’absence de formalité suggère que A est la prémisse d’autre chose, ainsi que semble le montrer notre deuxième inventaire (désormais désigné par la lettre B), daté de 1212.

Fig. 4. ASFi, Cestello, 1211 septembre 14 (B), recto.

Fig. 5. ASFi, Cestello, 1211 septembre 14 (B), recto (détail).

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Fig. 6. ASFi, Cestello, « Sec. xiii » (ph. 27403) (C), recto.

Fig. 7. ASFi, Cestello, « Sec. xiii » (ph. 27403) (C), verso.

B est un document qui devait avoir pleine valeur légale, accompagné qu’il est d’une introduction et de souscriptions ; son écriture constitue un bel exemple de minuscule notariale posée. La liste contient environ soixante-dix entrées concernant des paysans qui doivent fournir des cens et des services de même type que ceux qui se trouvent dans A. Fait intéressant, tous les tenanciers sont ici identifiés comme des cultivateurs non-libres : homines et colonos et colonas et servos et ancillas, puis hominibus et colonis et enfin coloni tout court (il convient néanmoins de signaler que l’expression servi et ancillae représente, selon toute probabilité, une simple imitation d’une formule standardisée largement utilisée soit dans les diplômes publics, soit dans les chartes privées, et n’est donc pas une preuve de la présence de vrais esclaves, comme les mots servus et ancilla sembleraient le suggérer)44. On ne peut identifier aisément toutes ces personnes, car beaucoup d’entre elles n’apparaissent que dans B. Toutefois dans une douzaine de cas, on retrouve des tenanciers énumérés dans la liste précédente, ou bien certains membres des familles qui y sont enregistrées. Ils doivent parfois les mêmes prestations que celles mentionnées dans A, mais parfois aussi, une partie seulement de ces prestations ou même des cens différents45. Je proposerais donc de considérer que le rédacteur de B a extrapolé du premier inventaire « général » seulement quelques informations, celles dont il avait besoin (nous verrons pourquoi dans un instant). La présence exclusive dans B de tenanciers isolés, sans référence 44. S. M. Collavini, « La condizione », cit. n. 15, p. 338-341. 45. A, l. 29 (Buczerrus) et B, l. 54 (Buçzerro). A, l. 33 (casa Guidi Rebertini) et B, l. 35 (Uxor Guidi Rubertini). A, l. 38 (casa Ianni Martinelli) et B, l. 50 (Filii Iohannis Martinelli). A, l. 39 (casa Robori et casa Andrie Scilinguati) et B, l. 40 (Buontalento filius Andrie) et l. 46 (Assaltus filius Ruboris). A, l. 42 (filii Malliani) et B, l. 52 (Bigallus Malliani). A, l. 42 (filii Ottubuoni) et B, l. 10 et 18 (filiis Octobuoni). A, l. 43 (Bentivollio) et B, l. 46 (Bentivollio). A, l. 44 (filii Cironi et filii Benettini) et B, l. 52 (Spinellus filius Cironis et Ristorus filius Benectini).

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aux regroupements collectifs tels que les mascie ou les casae qu’on trouve dans A, semble indiquer que A pourrait être l’un des documents préparatoires pour la rédaction de B : il y en avait fort probablement d’autres, qui n’ont pas été conservés, où se trouvaient d’autres informations sur les tenanciers qui vivaient aux alentours de S. Martino. L’exemple le plus significatif de cette utilisation partielle de A par le notaire qui rédigea B nous est fourni par les corvées : B fait mention d’environ 1490 operae, soit 505 moins que A46. L’authentification du document nous permet de comprendre les raisons de sa rédaction. La Badia a Settimo dut hypothéquer pendant six ans une grande partie de ses tenanciers à S. Martino alla Palma, ainsi que les services que ceux-ci devaient à l’abbaye. Les bénéficiaires du gage étaient Ubertino di Guido Guernieri, probablement un membre de la famille aristocratique florentine des Giandonati, et Bernardo, fils de Gianni della Filippa (Gianni avait été consul à Florence en 1183)47. Il y avait cependant des exceptions notables à cette cession : Settimo aurait conservé l’église de S. Martino avec la collecte des dîmes (decimationibus), la moitié des services et des profits qu’elle avait mis en gage (mais seulement après déduction des dépenses nécessaires au rachat du gage), quelques cens et quelques droits concernant des terres spécifiques, l’exploitation des forêts, ainsi qu’une série de prérogatives seigneuriales sur lesquelles on reviendra ; en outre, les moines pouvaient libérer de leur statut de servitude les coloni, pourvu qu’ils partageassent le prix de l’affranchissement avec les créditeurs de l’abbaye ; enfin, le ius vicecomitum (probablement un ensemble de droits judiciaires et fiscaux détenu par une famille aristocratique locale, peut-être les Guidi) était également sauvegardé. L’opération visait à rembourser des dettes du monastère avec leurs taux d’intérêt (pro expediendo debito et debitis usurariis), dont l’origine n’est malheureusement pas précisée ; en tout état de cause, l’abbé Martino réussit à se faire prêter la somme importante de 300 livres de denarii48. Il me semble donc que A fut rédigé peu de temps avant B, probablement en 1211 ou 1212 et que la première liste constituait l’une des bases de la deuxième. Naturellement, les raisons de l’endettement de la Badia à Settimo au début du xiiie siècle constituent un point nodal pour replacer la rédaction de nos inventaires dans leur contexte historique ; nous y reviendrons lorsqu’il s’agira de proposer une interprétation générale des documents de gestion foncière de Settimo. Pour le moment, il convient de compléter notre examen des inventaires concernant la paroisse de S. Martino en nous arrêtant sur une troisième liste, que j’appellerai C. La liste C n’est rien de plus qu’une note privée contenant quatorze entrées sur le recto et une quinzième sur le verso, plus proche du premier inventaire que du deuxième ; remarquons que le verso, composé en langue vernaculaire, énumère des cens sostenuti, c’est-à-dire qui n’avaient pas été payés depuis quelques

46. « Environ », car on trouve mention de deux-tiers d’opera (B, l. 42). 47. Cf. E. Faini, « Uomini », cit. n. 27, p. 23 et p. 49. 48. B, l. 1-32.

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années49. Le document n’a ni date, ni aucun autre élément donnant une validité légale à son contenu. Heureusement, un terminus post quem est fourni par la mention des filles de l’un des paysans mentionnés, le défunt Rodolfino di Vitolo, qui est cité comme vivant dans B50. C fut donc sûrement écrit après 1212. De plus, certaines des personnes énumérées dans C (qui n’étaient donc pas mortes) figurent dans les deux premiers inventaires, mais on trouve également dans C des héritiers de paysans mentionnés dans A et B. On peut supposer que la rédaction de C a eu lieu dans les années 1220 ou au début des années 1230, ce que pourrait confirmer l’écriture du recto du document, une minuscule de chancellerie datant de la première moitié du xiiie siècle, sûrement plus tardive que celles de A et B ; l’écriture du verso est très rudimentaire et donc difficile à dater, mais les correspondances des prénoms contenus dans les deux parties du parchemin suggèrent que ces-dernières sont presque contemporaines51. Le type des cens énumérés dans C n’est pas différent de ce qu’on a rencontré dans les deux listes précédentes : les tenanciers devaient fournir au monastère des prestations de travail (operae), de la menue monnaie, des poules, des poussins, des moutons, des faisceaux de brindilles. Il convient de noter que ces prélèvements ne sont pas lourds, y compris dans le cas des corvées (seulement 45 prestations de travail au total). Il n’est pas facile d’établir avec précision l’éventuel rapport de filiation entre C, A et B. On pourrait proposer que C enregistre les tenanciers et les services dont la communauté monastique de Settimo pouvait encore disposer dans les années 1220 et 1230, parce que l’abbaye n’avait pas réussi à racheter le gage de 1212 ; on ne peut toutefois pas exclure que C n’inventorie qu’une partie des paysans dépendant de la curtis monastique à S. Martino alla Palma, et que d’autres listes de tenanciers (peut-être plus longues ?) aient disparu des archives de Settimo. La documentation disponible ne nous permet pas de trancher entre ces deux explications ; plus loin, je formulerai toutefois une hypothèse à l’égard de la réduction apparente du nombre des corvéables.

49. Sur la signification du verbe sostenere, cf. A. CasTellani, Nuovi testi fiorentini del Dugento, 2, Florence, 1952, p. 921. 50. Cf. Carte della Badia, cit. n. 16, p. xvii, n. 14. 51. B, l. 34 (Caroccius) et C, l. 37 [verso] (filioli Caroci). B, l. 36 (Benincasa filius Fantuci) et C, l. 16 [verso] (Benincasa Fantuci). B, l. 46-47 et l. 53 (Quintavalle et filius Riccomanni) et C, l. 21-23 [recto] (filii Quintavalle et filii Riccomanni). B, l. 37 et 50 (Filie Borgognonis et Borgognone et fratres eius coloni) et C, l. 13 [recto] (Heredes Borgognonis). A, l. 33 et 36-37 (casa filiarum Seracini et Seracinus) et C, l. 9-10 [recto] (Heredes Seracini) (on doit toutefois noter que dans C [recto] il y a un Seracinus, l. 11, et un Borgognone, l. 15, qui sont encore en vie). A, l. 38 (casa Ianni Martinelli) (cf. aussi n. 45) et C, l. 2 [recto] (Ianni Martinelli). B, l. 35 (podere de Villiano) et C, l. 24 [recto] (masia de Villiano). A, l. 20 (mascia de Fargneto) et C, l. 19 [recto] (Masia de Farneto). En ce qui concerne les correspondances des prénoms listés dans le recto et le verso de C, cf. : Reddita et Baldo et Bono (recto, l. 3), Redita et Baldo et Buono (verso, l. 18). Martignone (recto, l. 5), Martingnone (verso, l. 1). Ballione (recto, l. 9), Ballione (verso, l. 20). Heredes Guiciardi (recto, l. 12), Guiciardi (verso, l. 24). Heredes Borgognonis (recto, l. 13), Bensiviva filia Borgongnoni (verso, l. 25-26). Bosignore de la Ferruccia (verso, l. 17-18), Buonsignore de la Ferruccia (verso, l. 15-16). Filii Riccomanni (recto, l. 22), filioli Ricomanni (verso, l. 34).

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Pour le moment, il est important de souligner que les baux de Tigliano et les inventaires concernant S. Martino alla Palma nous montrent les obligations les plus contraignantes qui touchaient certaines couches de la paysannerie liée à la Badia a Settimo. On pourrait affirmer qu’ils nous permettent d’observer le cœur de la ponction seigneuriale sur les tenanciers vraisemblablement pauvres de Tigliano et sur les non-libres de S. Martino, sous la forme de pénibles cens en froment et d’une demande élevée de prestations de travail. Dans les deux cas, on observe des formes de prélèvement agricole qui n’étaient pas visibles dans les libelli. Il convient ensuite de répondre à trois questions : que peut-on dire du rôle des corvées comme facteur de production dans les possessions de la Badia a Settimo au début du xiiie siècle ? Quelles sont les raisons de la rédaction de cette documentation nouvelle, si explicite sur les tâches coutumières des tenanciers, pendant cette période ? Et dans quelle mesure le contexte politique et social influença et modela-t-il les relations entre paysans dépendants et moines-propriétaires ?

v. corvées, enDeTTeMenT eT seiGneurie rurale au DéBuT Du xiiie siècle V.1. Les prestations de travail Nous voudrions savoir en quoi consistaient exactement les operae manuales (dans A), les opera et les operae tout court (dans B et C) enregistrées dans les listes concernant la curtis de S. Martino alla Palma. L’un des moyens pour essayer de répondre à cette question est de regarder les prestations fournies par chaque unité d’exploitation de la terre, en laissant de côté momentanément les chiffres globaux présentés plus haut. Prenons en considération les mascie du premier inventaire : il leur incombe d’effectuer 156, 78 ou 52 corvées manuelles par an, certainement divisées entre les membres des familles résidant sur chaque mascia et correspondant, respectivement, à 3 services, 1,5 service et 1 service par semaine ; les casae et les paysans individuels peuvent fournir 104, 52, 25 ou 12 corvées par an. Dans le deuxième inventaire, les demandes de main-d’œuvre peuvent aller de 7 à 52 operae annuelles par personne, tandis que dans le troisième, le nombre maximal est de 13 services. Cette variété suggère que les operae consistaient en une combinaison de tâches différentes : les mascie devaient assurer des journées de travail à temps plein consacrées à la mise en valeur des réserves monastiques de la Badia, réparties tout au long de l’année pour la viticulture, ou bien limitées aux phases les plus intenses de la production céréalière annuelle, peut-être dédiées au bêchage aussi (l’absence totale de corvées à effectuer cum bovis dans nos inventaires semble indiquer que l’équipement en bêtes de trait était réduit, et qu’il fallait donc de temps en temps fendre la terre avec les bras) ; d’autres operae étaient distribuées d’une façon moins régulière et pouvaient n’occuper qu’une partie de la journée, notamment dans le cas du transport des produits agricoles. En outre, dans une entrée de la liste A, il est fait mention de corvées qui peuvent être demandées selon la volonté de l’abbé et qui sont explicitement liées à la

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servitude des tenanciers locaux. Comme le disait Georges Duby, « ces obligations indéterminées constituaient pour le domaine une réserve de main-d’œuvre, immédiatement et durablement mobilisable en cas de nécessité imprévue »52. En l’espèce, ceux qui habitaient les maisons de Robori et d’Andria devaient « aller là où l’abbé leur disait d’aller, et aller avec lui où il voulait qu’ils allassent, et rester avec lui et le servir à sa guise, et couper l’herbe et cultiver le sol là où l’agent des terres leur disait de le faire […] »53. L’absence de centres fortifiés aux alentours de S. Martino alla Palma explique que les tâches relatives à la surveillance et à l’entretien des fortifications – requises ailleurs dans les campagnes florentines et toscanes – ne font pas partie des operae imposées aux tenanciers de la Badia : les prestations que l’on observe grâce à A, B et C sont donc surtout, peut-être exclusivement, de nature agricole. Cette constatation doit être lue à la lumière des chiffres globaux présentés précédemment. Ce qui ressort de ces données est l’existence, dans l’aire de S. Martino alla Palma, d’un système d’exploitation de la terre fondé, d’une façon assez cohérente, sur une forte demande de corvées, associée à des réquisitions symboliques (de menue monnaie, de poulets, etc.), au début du xiiie siècle encore, c’est-à-dire assez tard par rapport à la chronologie du déclin du « régime domanial » que l’on constate ailleurs en Toscane, ou qui a été proposée par les historiens de la campagne florentine. Nous ne pouvons pas savoir avec précision quand ce type de relation entre tenanciers et possesseurs s’est généralisé dans cette zone : il n’apparaît qu’avec les documents enregistrant les tâches coutumières des tenanciers, tels que nos trois inventaires. Il faut enfin remarquer qu’un tel système n’était pas en vigueur partout où la Badia possédait des réserves, ainsi que les baux de Tigliano le montrent clairement : si du moins l’on en juge par les chartes conservées, la location à court terme était préférée là où la monoculture du froment prévalait. Les moines de Settimo auraient ainsi adopté des stratégies différentes en fonction de l’environnement dans lequel se trouvaient leurs possessions et en fonction de la main-d’œuvre dont ils pouvaient disposer. Ils essayaient de tirer profit des terres céréalières les plus productives en exigeant des loyers annuels lourds à des paysans dépossédés incapables de négocier, comme je l’ai suggéré. Mais ils exploitaient la main-d’œuvre des tenanciers les plus dépendants là où leur pouvoir seigneurial le leur permettait, sous la forme de rapports de colonatus, là aussi où la présence de terrains vraisemblablement moins productifs et destinés à des cultures variées, réclamant un soin constant durant l’année, comme à S. Martino alla Palma, rendait préférable une surveillance presque quotidienne du travail des tenanciers, caractérisée par des journées de corvée.

52. G. DuBy, L’économie rurale, cit. n. 6, 1, p. 111. 53. Cf. A, l. 39-40.

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V.2. L’endettement et la transformation des formes de gestion des possessions foncières On a vu que le préambule de l’inventaire B nous renseigne sur les raisons pour lesquelles la Badia a Settimo a été forcée d’hypothéquer un grand nombre de ses tenanciers qui vivaient dans la zone de S. Martino alla Palma : le monastère était endetté. B n’est pas le premier document qui contient des informations sur la crise financière de la Badia au début du xiiie siècle. Au moins deux personnes enregistrées dans A figurent également dans une charte datant de 1202 (elles sont probablement plus nombreuses, mais les identifications sont rendues difficiles par la forte diffusion des mêmes noms). La charte de 1202 nous apprend qu’un groupe de tenanciers de S. Martino alla Palma – peut-être même une grande partie des tenanciers, le texte n’est pas explicite à cet égard – fut dispensé pour une période de dix ans des loyers et des services dus à l’abbaye (servitia, redditus, prestationes, pensiones, exactiones et operae), en échange d’une grosse somme d’argent (255 livres, moins 3 sous et 6 denarii) qui fut utilisée pour payer les dettes du monastère ; fait intéressant, les bénéficiaires de la dispense ne pouvaient vendre ou hypothéquer leurs terres aux citoyens florentins54. Ces données expliquent la datation des listes A et B aux années 1211-1212 : A et B furent dressées alors que prenait fin cette exonération décennale et que l’abbaye était sur le point de récupérer les cens et les services qu’elle avait mis en gage. La charte de 1202 nous permet en outre d’observer que la Badia était endettée au tout début du siècle et qu’une dizaine d’années plus tard, les dettes n’avaient pas été remboursées : la communauté monastique dut alors « capituler », en recourant au crédit des florentins Ubertino di Guido Guernieri et Bernardo di Gianni della Filippa. L’endettement était une condition partagée par plusieurs institutions ecclésiastiques dans les environs de Florence, comme de manière générale en Toscane au xiiie siècle. Les dettes avaient de multiples causes : par exemple, les conflits armés entre monastères, églises et seigneurs laïques rivaux, les litiges judiciaires, l’essor progressif de la taxation décidée par les gouvernements urbains sur les biens ecclésiastiques. La Badia a Settimo était donc loin d’être seule dans cette situation ; des chartes nous renseignent sur les efforts d’autres établissements endettés pour faire face à la crise financière en réformant la gestion de leurs propriétés

54. ASFi, Cestello, 6 mars 1201 (style florentin). Piero di Ghianderino et Buzzero sont les deux personnes identifiables comme étant mentionnées ici et dans A ; d’autres correspondances, comme celle concernant un paysan appelé Benincasa, sont moins sûres, car des prénoms comme Benincasa étaient très courants (cf. supra, n. 51 ; mais d’autres « Benincasa » sont mentionnés dans A, l. 36 et B, l. 34 et l. 51). Quant au nombre de paysans impliqués, nous savons seulement qu’il y avait un groupe de 8 personnes explicitement indiquées comme bénéficiaires de la charte, qui la stipulaient, en même temps, procuratorio nomine pro omnibus personis de villa et cappella Sancti Martini la Palma, que vobiscum [les bénéficiaires] sunt vel erunt ad hanc emptionem, sacramento vel fideiussione. Les services étaient fournis par vos et alie persone de predicta villa et cappella que vobiscum fuerint.

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foncières55. Il faut nous interroger maintenant sur les effets qu’eut cet endettement sur les relations entre tenanciers et moines-possesseurs dans les domaines de Settimo : les dettes ont-elles favorisé une transformation des régimes agraires jusqu’alors en place ? Quel fut le destin de l’imposition des corvées autour de S. Martino alla Palma ? Aucune transformation ne semble avoir été définitive. Les prestations de travail des tenanciers furent suspendues pour une période de dix ans en 1202, puis hypothéquées pour six ans en 1212 : ces mesures étaient temporaires. En l’absence de documents, on ne peut exclure que l’abbaye récupéra ses tenanciers, avec leurs cens et leurs services ; selon toute probabilité, elle réussit aussi à accroître son patrimoine au cours du xiiie siècle. Les documents des années 1230 et 1240, avant même l’arrivée des Cisterciens en 1236, témoignent d’un certain dynamisme économique, les moines contractant de nouvelles dettes pour acheter des terres à S. Martino alla Palma et pour investir dans des moulins, des ports et des barrages le long de l’Arno. Tigliano constitue une preuve supplémentaire de cette reprise : le domaine conserva son statut de réserve monastique pour la culture du froment jusque dans les années 1290 et, après cette date, fut simplement loué avec des contrats à court terme (comme en 1200), sans être cédé à d’autres propriétaires56. Faut-il penser que, l’endettement étant limité dans le temps, ses effets sur la structure organisationnelle des possessions de la Badia furent limités aussi ? Cela est loin d’être sûr. Il existe de bonnes raisons de penser que la cohérence du système d’exploitation fondé sur la corvée était, à tout le moins, minée au 55. Notamment S. Michele di Passignano, dans le Chianti central, pour lequel je me permets de renvoyer à L. TaBarrini, « When did clerics start investing ? Abbot Uberto and the economics of the monastery of S. Michele, di Passignano (ca 1190-ca 1210) », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe di lettere e filosofia, 10 : 2, 2018, p. 399-434. L’évêché florentin était endetté depuis les années 1150, et l’abolition des corvées fournies par certains de ses tenanciers eut lieu en 1237 et 1238 : cf. G. W. DaMeron, Episcopal Power and Florentine Society, 1000-1320, Cambridge, Mass., 1991, p. 114-115 ; iDeM, « Episcopal lordship in the diocese of Florence and the origins of the commune of San Casciano Val di Pesa, 1230-1247 », Journal of Medieval History, 12, 1986, p. 135-154 et p. 183. Le monastère de S. Maria de Florence, connu comme la Badia fiorentina, était endetté à partir des années 1180 : cf. Le carte del monastero di S. Maria in Firenze (Badia), éd. A. M. Enriques, 2, Rome, 1990 (Regesta Chartarum Italiae, 42), p. 144-145, n° 228 (1189 mai 24), p. 149-151, n° 232 (1192 février 8) ; ASFi, S. Maria della Badia detta Badia fiorentina, 1214 août 2. Plus tard, pour les années 1230-1260, on dispose d’informations sur les dettes de l’abbaye de S. Lorenzo di Coltibuono : cf. F. MaJnoni, La Badia a Coltibuono. Storia di una proprietà, Florence, 1981, p. 43-46. Un exemple d’endettement concernant une communauté monastique à l’extérieur des campagnes florentines pendant la première moitié du xiiie siècle concerne l’abbaye de S. Salvatore, al Monte Amiata : cf. F. SalvesTrini, « I Cistercensi », cit. n. 25, p. 220. 56. Cf. P. Pirillo, « Il fiume come investimento : i mulini e i porti sull’Arno della Badia a Settimo (secc. xiii-xiv) », Rivista di storia dell’agricoltura, 29 : 2, 1989, p. 18-44. Pour quelques exemples d’achats à S. Martino alla Palma, cf. ASFi, Cestello, 1230 janvier 18, 1230 mars 12, 1230 octobre 17, 1237 juin 9, 1243 mai 20, 1244 février 28, 1244 octobre 26, 1244 novembre 4, 1245 juin 23, 1245 juillet 2, 1249 octobre 2. Sur Tigliano dans les années 1290, cf. P. J. Jones, « Le finanze », cit. n. 36, p. 320, n. 4, ainsi que l’inventaire de 1338 publié par Jones lui-même à la fin de son essai, p. 337-344 (p. 339 pour Tigliano) ; et aussi ASFi, Compagnie religiose soppresse, n° 480, fols. 58r et 58v (1318 mars 26), 64r (1319 septembre 28), 64v et 65r (deux actes datés du 3 novembre 1319).

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début du xiiie siècle (remarquons d’ailleurs que, de manière générale, les cens retenus par les paysans énumérés dans le verso de C montrent que l’abbaye n’était pas toujours à même de prélever ce qui lui revenait). Une fois que les charges incombant aux dépendants avaient été suspendues ou hypothéquées, la réserve de la curtis de S. Martino alla Palma ne pouvait plus être cultivée efficacement au moyen des operae fournies par les coloni. Fut-elle acensée ? La documentation, quoique muette à cet égard, nous permet d’observer un phénomène qu’on pourrait interpréter comme une conséquence de la location de lots du dominicum monastique : les moines convertirent certains services de corvée en cens en monnaie, une mesure qui pouvait répondre, en outre, à un besoin immédiat d’argent dans une période marquée par l’endettement. On le voit dans quelques entrées du texte écrit sur le verso de l’inventaire C, mais un exemple isolé de convertibilité des corvées en argent se trouve même dans A57. Voici les entrées qui nous intéressent : Ensuite Redita et Baldo et Buono 8 sous au lieu de [per] corvées, faisceaux de brindilles, du cochon et des poulets [ ]. Ensuite Aliotto et l’héritier de Castaldino et les héritiers de [Vi]ta, en échange du podere précédemment détenu par Guiciardo, duquel on livrait 4 sous au lieu de [per] corvées, faisceaux de brindilles, épaules et poulets. Ensuite Madame Bensiviva, fille de Borgognone, femme de Riccardo de la via nuova [doit fournir] 6 sous au lieu de [per] corvées, faisceaux de brindilles, moutons et poulets [ ] Ensuite, des héritiers de Martino et Compagno, les fils de Caroccio [doivent fournir] 5 sous au lieu de [per] corvées, faisceaux de brindilles et poulets58.

Les corvées pouvaient donc être converties en argent, mais la fréquence à laquelle la Badia avait recours à ce système est impossible à établir. Une telle convertibilité est du reste un phénomène répandu, attesté tant en Toscane qu’en d’autres régions européennes, à diverses époques59. Il ne faut donc pas le lier nécessairement à l’accensement de la réserve, ou bien l’interpréter comme une mesure visant à procurer de l’argent au monastère pour payer les dettes au début du xiiie siècle. Il pouvait s’agir d’une pratique commune (mais pas nécessairement efficace, comme le prouvent les cens sostenuti), utilisée, comme le suggère Julien Demade à propos d’un village franconien au xve siècle, «pour régler un 57. Cf. A, l. 41-42. 58. Cf. C [verso], l. 17-19, 23-28 et 36-38. Malheureusement, le texte est rendu peu clair par la préposition italienne per, dont le sens oscille entre “parˮ et “au lieu deˮ. Cependant, penser que chaque tenancier devait fournir de l’argent par des corvées, des faisceaux de brindilles, etc. serait pour le moins déroutant, et c’est la raison pour laquelle j’ai opté pour la deuxième possibilité de traduction. 59. L’ouvrage de référence est L. Feller (dir.), Calculs et rationalités dans la seigneurie médiévale : les conversions de redevances entre xie et xve siècles, Paris, 2009 (cf. la version digitale à l’adresse http :// books.openedition.org/psorbonne/11369, consulté le 26 décembre 2019). Quant à la Toscane voir, par exemple, la documentation concernant la curtis de l’évêché de Lucques à S. Maria a Monte, dans le Valdarno inférieur : Archivio Storico Diocesano di Lucca, Diplomatico arcivescovile, †† E 1 (1201 avril 17) ; sur la Toscane méridionale, voir S. M. Collavini, « Il prelievo signorile nella Toscana meridionale del xiii secolo : potenzialità delle fonti e primi risultati », dans Pour une anthropologie, cit. n. 1 (2004), p. 535-550.

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grand nombre de redevances différentes »60 (ce qui est le cas pour le verso de C). Pourrait-on supposer pourtant qu’un probable accensement des terres en gestion directe, en conséquence de la suspension (et ensuite de la mise en gage) des services en travail, avait rendu ces conversions particulièrement nécessaires ou désirables ? Et que, le lien organique entre réserve et tenures étant ainsi interrompu, ce qu’on voit ici est en fait un processus d’adaptation de l’économie agraire monastique à la crise financière ? Le manque d’indices, qui ne nous permet pas d’exclure que la communauté monastique de Settimo ait remboursé l’emprunt obtenu en 1212, nous oblige à réfléchir à l’hypothèse opposée : le gage pourrait s’être transformé en vente lorsque les moines ne réussirent pas à rendre les 300 livres du prêt. Je pense que cette interprétation est plus convaincante. Elle permettrait d’expliquer pourquoi la plus récente de nos listes, C, contient si peu d’entrées et si peu de services de corvées : c’était tout ce qui restait de la seigneurie abbatiale à S. Martino alla Palma au lendemain de la crise financière, et avant le nouvel essor économique, progressif, à partir des années 1230. De plus, les chartes notariées jusqu’à l’année 1310 (où je me suis arrêté dans la lecture du fonds d’archives), ainsi que les registres notariaux du début du xive siècle, ne font plus mention de corvées, qui, théoriquement, auraient pu être requises à nouveau si l’emprunt avait été remboursé : Philip Jones a montré que, dans la première moitié du xive siècle, S. Martino alla Palma était cultivée par le biais de contrats de métayage61. Nous pouvons donc proposer que l’endettement, les mesures qui furent adoptées pour le réduire, et les pertes probablement subies par le monastère dans les premières décennies du xiiie siècle (pertes de tenanciers, de loyers et de services) ont entraîné cette transformation, en compromettant la structure bipartie du domaine qui avait jusqu’alors survécu. Les lourds baux stipulés à Tigliano constituent un exemple ultérieur de réponse à l’urgence financière, mais dans le contexte d’une modalité de gestion de la terre différente, délibérément maintenue dans les décennies suivantes ; on peut supposer que la fertilité des terrains à Tigliano poussa les moines de Settimo à opter pour le faire-valoir indirect et intensif, afin de vendre le froment sur le marché urbain d’une ville en expansion comme Florence. Le déclin d’un système de production agricole où les prestations de travail occupaient une place importante s’accompagna du déclin du système social auquel ces prestations participaient, malgré les tentatives des moines pour le préserver, système de la seigneurie « foncière » ou « personnelle » – et donc des services dus aux propriétaires-seigneurs – qui disparut progressivement en Toscane pendant le xiiie siècle62. On voit ici les derniers sursauts de ce monde. Pour terminer, on formulera quelques hypothèses sur l’origine du colonatus aux alentours de la curtis de S. Martino, afin d’éclairer le contexte juridique et social 60. J. DeMaDe, « Le paiement par conversion des redevances seigneuriales dans un village franconien au xve siècle », dans L. Feller (dir.), Calculs, cit. n. 59 (version digitale, paragraphe 12). 61. Cf. P. J. Jones, « Le finanze », cit. n. 36. 62. L’ouvrage de référence reste P. Vaccari, L’affrancazione dei servi della gleba nell’Emilia e nella Toscana, Bologne, 1926.

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– et peut-être même l’arrière-plan éthique ? – dans lequel la demande de corvées s’inscrivait, et pouvait être justifiée aux yeux des paysans.

V.3. Se déplacer pour le maître : une contrepartie de la cure spirituelle et de la protection politique ? On a dit auparavant que la communauté monastique de Settimo préserva quelques prérogatives seigneuriales sur les tenanciers liés à la curtis de S. Martino alla Palma, en dépit du gage de leurs personnes et de leurs services aux citoyens florentins en 1212. Il faut maintenant analyser ces prérogatives. Outre la dîme, les moines empêchaient leurs créditeurs d’imposer sur les coloni de S. Martino alla Palma le datium, l’accattum et l’imposita « nisi tantum per duas vices, et in unaquaque vero vice librarum 30 », la fidelitas et la comanditia63. Nous ne savons pas précisément en quoi consistaient les trois premiers prélèvements : datium et accattum désignent des tributs, courants en Toscane à partir du xiie siècle, exigés d’une façon plus ou moins régulière des sujets de la seigneurie locale et calculés, on peut l’imaginer, sur la base de la surface des terres que les tenanciers se voyaient concéder par leurs seigneurs ; imposita signifie tout simplement “taxeˮ et se réfère à la même ponction. La fidelitas est une obligation assez générique, consistant peut-être en un serment de fidélité, qui atteste néanmoins l’utilisation d’un lexique politique, celui des liens vassaliques, dans les rapports entre propriétaires et tenanciers. La comanditia est attestée ailleurs en Toscane en tant qu’impôt donné par les établissements ecclésiastiques à leurs patrons laïques en échange d’une protection militaire (on peut supposer que les moines de Settimo se l’approprièrent après la mort du dernier membre des Cadolingi en 1113)64.

63. Cf. B, l. 5, 6, 13. 64. Un exemple de datium ou accattum levé par un monastère du Fiorentino, et datant du début du xiiie siècle, vient de la documentation du monastère de S. Michele di Passignano : cf. L. TaBarrini, « When did », cit. n. 55 ; le datium était exigé par des familles aristocratiques laïques, comme les Alberti et les Guidi. Sur les Alberti, cf., parmi d’autres études, le récent article de M. E. CorTese, « L’Impero e la Toscana durante il regno di Federico Barbarossa », Reti Medievali Rivista, 18 : 2, 2017, p. 49-88, en particulier p. 71-72 ; sur les Guidi, cf. S. M. Collavini, « Le basi economiche e materiali della signoria guidinga (1075 c.-1230 c.) », dans La lunga storia di una stirpe comitale. I conti Guidi tra Romagna e Toscana, Atti del Convegno di studi organizzato dai Comuni di Modigliana e Poppi (Modigliana-Poppi, 28-31 agosto 2003), éd. G. PinTo, G. CheruBini et P. Pirillo, Florence, 2009, p. 315-348. L’identité de datium et imposita est suggérée par un document concernant le paiement d’un datium annuel à l’évêque de Florence par la communauté de Borgo S. Lorenzo : datium et impositam annuatim domini episcopi et episcopatus Florentie (la citation vient du registre des actes notariés de l’évêché de Florence, rédigé au xive siècle et connu comme Bullettone : je l’ai trouvé dans T. Casini, Signoria e società rurale nella Toscana nordorientale nei secoli xii-xiii, Tesi di dottorato, Università di Firenze, Ciclo xxi, 2009, p. 156). Pour la fidelitas en tant que caractéristique de la seigneurie rurale au Moyen Âge central en Toscane, cf. S. M. Collavini, « La condizione », cit. n. 15, p. 354-355, n. 68 et n. 69. Sur la comanditia/comandisia, cf. iDeM, « Le basi » (cf. cette note), p. 322, n. 19.

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En raison de la détention de ces prérogatives, les cens et les services demandés par les moines de Settimo à la curtis de S. Martino alla Palma se trouvaient enrichis par des impositions de caractère fiscal et militaire, c’est-à-dire public. Il faut s’interroger maintenant sur les origines de ces impositions, afin de réfléchir à leur nature juridique et sociale. Nous nous heurtons évidemment au problème de la pénurie de données sur la formation des obligations seigneuriales : la compréhension exacte du processus nous échappe, et il convient, une nouvelle fois, de se limiter au champ des hypothèses. Dans cette perspective, et d’une façon générale, il est tout à fait raisonnable de penser que la crise de la Marche de Tuscia dans la deuxième moitié du xie siècle a été un moment décisif dans la consolidation du pouvoir de Settimo au niveau local ; un autre facteur qui a pu déclencher le développement de ce pouvoir fut peut-être la confirmation par Léon ix à la communauté monastique de Settimo, en 1049, de la perception de la dîme sur la possessio monasterii, aux dépens des évêques florentins. Le prélèvement de la dîme pose des problèmes d’interprétation. Dans le haut Moyen Âge, il pesait, en règle générale, sur tous les fidèles relevant d’une circonscription ecclésiastique centrée sur une église baptismale, une plebs ; au cours des xiie et xiiie siècles, les plebes furent remplacées par un réseau de paroisses qui héritaient d’une partie de leurs prérogatives, comme les droits de sépulture et de dîme. La mention de la possessio abbatiale dans le privilège papal de 1049 semble suggérer que la dîme n’était levée que sur les possessions foncières (donc sur des biens privés) de l’abbaye de Settimo, et non à l’intérieur d’un territoire donné. Cela ne doit pas nous étonner : la grande diversité et la remarquable fragmentation des ressorts dîmiers est un fait commun en Europe durant le Moyen Âge central65. Mais il convient de s’intéresser aux effets produits par la levée de la dîme sur les obligations des tenanciers de Settimo dans les environs de S. Martino : les paysans qui se faisaient concéder de la terre de la curtis paroissiale (il se peut que certains d’entre eux y furent poussés par l’espoir d’accroître leurs maigres redevances, ou par la nécessité de vendre leurs propriétés avant de les obtenir à nouveau sous forme de bail) étaient accablés par cette nouvelle ponction, substantielle, que représentait la dîme, laquelle reposait peut-être à l’origine sur les unités

65. Sur les rapports entre plebes et paroisses en Italie septentrionale et centrale, voir C. ViolanTe, « Pievi e parrocchie dalla fine del x all’inizio del xiii secolo », dans Le istituzioni ecclesiastiche nella Societas Christiana dei secoli xi-xii. Diocesi, pievi e parrocchie, Atti della sesta settimana internazionale di studio (Milano, 1-7 settembre 1974), Milan, 1977, p. 643-799, en particulier p. 699-700 et 730-750. Sur les dîmes détenues par les abbayes, cf. G. ConsTaBle, Monastic Tithes from their Origins to the Twelfth Century, Cambridge, 1964, en particulier p. 119-120 pour les litiges concernant les droits de décimation. Une récente mise à jour sur la Toscane se trouve dans S. M. Collavini, « La dîme dans le système de prélèvement seigneurial en Italie : réflexions à partir du cas toscan », dans M. Lauwers (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012 (Collection d’Études Médiévales de Nice, 12), p. 281-308. Voir aussi l’essai introductif au même ouvrage de M. Lauwers, « Pour une histoire de la dîme et du dominium ecclésial », p. 11-64. Cf. enfin les études réunies dans La dîme dans l’Europe médiévale et moderne, Actes des xxxes Journées Internationales d’Histoire de l’Abbaye de Flaran (3-4 octobre 2008), éd. R. ViaDer, Toulouse, 2010.

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d’exploitation agraire de référence, les mascie66. On pourrait alors supposer que la subordination de la paysannerie locale à la Badia se renforça de cette manière : la cure spirituelle fournie par l’église de S. Martino et la domination économique exercée par les moines de Settimo étaient ainsi inextricablement liées. Cette hypothèse nous donne une possible clé de compréhension de la nature des services de travail requis par la Badia a Settimo : se déplacer pour le maître constituait l’une des contreparties d’autres services, liés à la cure spirituelle et, après la crise de la Marche de Tuscia, à la protection politique que le monastère et la paroisse fournissaient à leurs tenanciers. Cela pourrait avoir été la base juridique, voire l’arrière-plan éthique, de la demande des operae, ce qui peut expliquer aussi pourquoi les trois inventaires concernant S. Martino alla Palma montrent une sorte de standardisation des cens et des services requis de chaque « unité de production agraire » (les mascie, les casae et les tenanciers individuels) : on peut supposer que ces obligations représentèrent un accroissement des prélèvements que les moines réussirent à imposer progressivement à ceux qui payaient la dîme, c’est-à-dire aux fidèles qui étaient en même temps tenanciers.

conclusion L’analyse des documents où s’observent les ponctions les plus lourdes sur les tenanciers de la Badia a Settimo nous permet de dresser une chronologie de la demande de services de travail, c’est-à-dire d’un élément essentiel dans le modèle du « régime domanial », qui distingue les premières décennies du xiiie siècle comme un moment de crise du système d’exploitation agricole fondé sur les corvées. Un tel système n’était pas courant partout, comme les loyers concernant la réserve monastique de Tigliano semblent le montrer : son imposition dépendait du statut juridique des tenanciers et des caractéristiques écologiques de l’environnement. Les corvées représentaient un facteur de production très important, qui aurait sans doute pu survivre dans les décennies suivantes, si des causes contingentes, comme l’endettement, n’avaient pas forcé la communauté monastique de Settimo à réformer la gestion de ses possessions foncières, à l’instar d’autres établissements ecclésiastiques de Florence et des campagnes florentines dans la même période67. Au début du xiiie siècle encore, la fonction économique (liée au travail de la terre) et la fonction symbolique (de représentation de la seigneurie « foncière » ou « personnelle ») des services fournis par les tenanciers coexistaient et ne pou-

66. L’hôpital fondé par l’abbaye de S. Maria, de Florence (la Badia Fiorentina) en 1031 prélevait chaque année la dîme d’un grand nombre de ses sortes (ou manses) : cf. S. M. Collavini, « La dîme », cit. n. 65, p. 298. 67. Voir les ouvrages cités à la note 55.

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vaient pas être distinguées68. On ne sait quand ces obligations furent imposées, ni comment elles se sont maintenues au fil du temps. Je ne pense pas que la réponse à la deuxième question doit être recherchée nécessairement dans le champ de la justification morale des corvées, voire d’une éthique du travail partagée entre seigneurs et sujets : l’imposition des tâches seigneuriales pouvait tout simplement reposer sur le faible pouvoir de négociation de certaines couches de la paysannerie, contraintes d’accepter des conditions fort défavorables en échange d’un bout de terrain susceptible d’accroître leurs redevances. Si l’on veut faire référence à un système moral, il faut le faire en se focalisant sur la protection spirituelle et politique que les seigneuries monastiques devaient assurer à leurs sujets, ce qui pourrait avoir suffi pour obliger les paysans à se déplacer vers le dominicum afin d’y effectuer des activités agricoles dont le produit était destiné exclusivement aux possesseurs de la terre. Face à la nécessité d’augmenter la production, l’imposition de corvées dans le Fiorentino touchait à sa fin au cours du xiiie siècle, pour être remplacée par l’imposition aux tenures paysannes de lourds loyers, sous la forme de contrats de métayage, mais il s’agit d’un autre problème et d’une autre histoire, que l’on n’abordera pas ici.

annexes De

les lisTes De reDevances eT De services couTuMiers s. MarTino alla PalMa (PreMière MoiTié Du xiiie siècle) Critères d’édition

— Pour la clarté de la lecture, je n’ai pas reproduit la ponctuation originale ; j’ai inséré, en revanche, points et virgules, afin de rendre le texte plus compréhensible. En outre, j’ai ajouté des majuscules pour les noms de personnes et de lieux. — J’ai souligné les lettres et les mots dont la lecture n’est pas claire. — Les intégrations ont été insérées entre crochets. — Lorsqu’une section du texte n’a pas été transcrite par le scribe, j’ai indiqué entre crochets une estimation du nombre de lettres manquantes (par exemple [5]). — Lorsqu’une partie du texte n’est plus lisible, j’ai indiqué entre crochets une estimation du nombre de lettres manquantes, en soulignant (par exemple [5]). — J’ai exclu de l’édition les additions sûrement non-médiévales (notamment celles des verso de A et de B). 68. Le poids numérique des corvées, qui ressort des inventaires de la curtis de S. Martino alla Palma, montre, je crois, que la distinction entre la corvée en tant que « rapport de production » dans le « système domanial », et la corvée en tant que « prélèvement symboliquement hyperbolique » dans le « système seigneurial » est peut-être trop rigide quand on l’applique à certains contextes locaux. Sur cette distinction, cf. J. DeMaDe, « Les “corvées” en Haute-Allemagne », cit. n. 7.

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— En ce qui concerne le verso de C (écrit en vernaculaire), j’ai ajouté apostrophes et accents ; en particulier, le verbe italien ha (elle/il a) a été rendu par à. * archivio Di sTaTo Di Firenze S. Frediano in Cestello già S. Maria Maddalena (Cistercensi) Secolo xiii (ph. 00027400) [A] Recto 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10.

In Dei nomine Amen. Hec sunt servitia populi de Sancto Martino la Palma que debent facere monasterio69. De mascia del Rio debemus habere annualiter clvi operas manuales et tenitores ipsius mascie debent [a]nnualiter portare apud dictum monasterium lii fascia de scopis scilicet singulis edomadis unum fascium et annualiter debent dare denarios xxx et per porcum [et per p]ecoram et per spallam, et unum parium de pulcinis de mense madii annualiter. Et de mascia de [12] clvi operas manuales et tenitores ipsius mascie debent annualiter portare aput dictum monasterium lii fascia de scopis et debent annualiter dare denarios xxx [per por]cum et per pecoram et per spallam et annualiter in mense madii unum parium de pulcinis. Ex hac mascia excipitur quarta pars quam quartam partem tenent filii Malliani [3]. Et de mascia Guiducci Amiczelli clvi operas manuales annualiter et tenitores ipsius mascie debent annualiter portare aput dictum monasterium lii fascia de scopis et annualiter debent dare xxx per porcum et per pecoram et per spallam et annualiter in mense madii unum parium de pulcinis. Et de mascia de Cerreto debemus annuali[t]er habere70 tres partes de clvi operis manualibus et tenitores ipsius mascie debent annualiter portare aput dictum monasterium tres partes de lii fasciis de scopis et annualiter debent dare tres partes de xxx denariis per porcum et per pecoram et per spallam et tres partes unius parii pul cinis annualiter in mense madii. Et de mascia de Bianco annualiter medietatem de clvi operis manualibus et tenitores ipsius mascie debent annualiter portare aput

69. De que à monasterio, le texte a été écrit au-dessus de la ligne. 70. habere est suivi par qi, qui a été effacé.

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dictum monasterium medietatem de lii fasciis de scopis et annualiter debent dare medietatem de xxx denariis per porcum et per pecoram et per spallam et annualiter in mense madii unum pulcinum De mascia dal Pocgio medietatem de clvi operis manualibus annualiter et tenitores ipsius mascie debent annualiter portare aput dictum monasterium medietatem de lii fasciis de scopis et debent annualiter dare denarios xv per porcum et per pecoram et per spallam et annualiter in mense madii unum pulcinum. Et de mascia Pogese annualiter medietatem et tertiam partem alterius medietatis de clvi operis manualibus et tenitores ipsius mascie debent annualiter portare aput dictum monasterium medietatem et tertiam partem alterius medietatis de lii fasciis de scopis et annualiter debent dare denarios xx per porcum et per pecoram et per spallam et annualiter in mense madii unum pulcinum et tertiam partem alterius pulcini. Et de mascia de Lavalle clv[i] operas manuales et tenitores ipsius mascie debent annualiter portare aput dictum monasterium lii fascia de scopis et debent annualiter dare denarios xxx per per71 porcum et per pecoram et per spallam et annualiter in mense madii unum parium pulcinis. Et de mascia de la Fabrica clvi operas manuales et tenitoreres72 ipsius mascie debent annualiter portare aput dictum monasterium lii fascia de scopis et debent annualiter dare denarios xxx per porcum et per pecora73 et per spallam et annualiter in mense madii unum parium de pulcinis. Et de mascia de Villiano clvi operas manuales annualiter et tenitores ipsius mascie debent annualiter dare denarios xxx per porcum et per pecoram et per spallam et annualiter in mense madii unum parium de pulcinis. Et de mascia de Fargneto annualiter solidos iiii. Et de mascia dei Gralli annualiter medietatem de clvi operis manualibus et tenitores ipsius mascie debent annualiter portare aput dictum monasterium medietatem de lii fasciis de scopis et annualiter dare denarios xv per porcum et per pecoram et per spallam et annualiter in mense madii unum pulcinum. Et de mascia olim Bonatti annualiter clvi operas manuales et tenitores ipsius mascie debent annualiter portare aput dictum monasterium lii

71. Per per est une diplographie. 72. Sic. 73. Sic.

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fascia de scopis et annualiter debent dare denarios xxx per porcum et per pecoram et per spallam et annualiter in mense madii unum parium de pulcinis et ex his servitiis huius mascie excipitur ottava pars pro eo quod de dicta mascia detinet castaldus et filii Martini Brunelli. Et casa olim de Tosta et casa Benandini et casa Guidi Andrie debent annualiter facere [li]i operas manuales et portare ad monasterium xiiii fascia de scopis et annualiter dare unam gallinam in edomada Nativitatis Domini et hec servitia debent facere pro terra et vinea da Gobio et terra dal Colle. Et casa Martini de Citille et casa Ubaldini de Citille debent annualiter facere lii operas manuales et annualiter portare aput dictum monasterium xiiii fascia de scopis et annualiter dare unum parium de gallinis et hec servitia debent facere pro terra et vinea de Agobio et pro terra dal Colle. Et Buczerrus debet facere annualiter xlviii operas manuales et debet portare annualiter aput dictum monasterium xiii fascia de scopis et debet annualiter dare unum parium de gallinis et unum parium de pulcinis et denarios [v]iii. Et de pendia quam tenent Arciedri dant annualiter filii Andrie74 denarios vi pro pensione et ipsi filii Andrie et Goczus faciunt vel facere debent xxv operas manuales. Et de ipsa pendia de ea quam tenent filii Arpinetti et ecclesia Sancti Martini dant annualiter pro pensione solidos iiii. Et casa Beliotti Racki debet annualiter facere xii operas manuales pro terra da la Calcinaia que fuit Peri. Et casa maistri Seccuilis debet facere anualiter xii operas manuales pro terra ubi est casa et habiturium et annualiter debet dare denarios vii pro terra dal Grillo. Et casa filiarum Seracini et casa Guidi Rebertini et casa Buonaiuti dant annualiter pro pensione de terra dal Grillo denarios vii et pro terra quam habent a le Pietre Nere denarios vii. Item dant ipsi et Caroccius et Albertus faber. annualiter denarios iii de terra de Manimorta. Et Perinus Ghianderinus et Perinus Caczone et filius Gherardini de Via et filii Burnitti et casa Ballionis de Sancto Romuolo et casa Battidenti dant annualiter vel dare debent pro terris de Calcinaia solidos ii pro pensione. Et filius Bonegiunte de Fargneto debet annualiter dare pro pensione denarios xii pro terra de Calcinaia. Et Seracinus et Benincasa de la Casella debent annualiter facere ciiii operas manuales et debent annualiter portare aput dictum monasterium xxxii fascia de scopis et debent annualiter dare denarios iiii et

74. Andrie est suivi par et Goczus, qui a été effacé.

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unum parium de gallinis et unum parium de pulcinis. Et Perinus Ghianderini et Perinus Caczone et filius Gherardini de via debent annualiter facere lii operas manuales et dare denarios xii pro pendia da Via Petrosa. Et casa Ianni Martinelli et casa de Nero et casa filii Baroncelli et casa Rubelle debet facere annualiter ciiii operas manuales et debent portare annualiter xxxii fascia de scopis aput dictum monasterium et dare annualiter unum parium de gallinis et unum parium de pulcinis. Et casa Robori et casa Andrie Scilinguati dant annualiter pro medietate75 eorum poderis denarios xii et pro alia medietate eorum poderis debent ire ubi eos abbas mittere voluerit et cum ipso abbate ire ubi eos ducere voluit et cum ipso morari et servire ut ipsi abbati placuerit et etiam erbam facere et ire ad predandum ubi castaldus voluerit. Galiottus et Ruvinosus tenent medietatem de predicta mascia de Villiano et pro medietate de predictis servitiis predicte mascie dant annualiter solidos vi et medium, ex quibus dant denarios xv pro porco et pecora et spalla et denarios iii76. pro pensione et alios pro operis. Et filii Malliani dant annualiter solidos v. Item filii Ottubuoni dant annualiter denarios xiii pro terra de casa Ubertelli Rossi. Et Rodolfinus et Casaboccabelle dant annualiter pro pensione denarios xii. Et filii Grigorii de Lappa dant annualiter denarios iii. Et Palliaio et Bentivollio dant annualiter pro bosco et vinea dal Grillo denarios xii. Et filii Cironi et filii Benettini dant annualiter denarios xiii. Item dicti filii Cironi dant in alia parte denarios iii. Verso

[4] servitia Sancti Martini Palme que debentur monasterio Servitia de Sancto Martino la Palma77

75. Medietate a été écrit au-dessus de la ligne. 76. Ou iiii : le dernier trait peut représenter soit un i, soit un point (la seconde hypothèse me semble toutefois plus probable). 77. Ces deux notes dorsales semblent avoir été rédigées au Moyen Âge : la première (qui est toutefois difficilement lisible) pourrait dater du xive siècle, tandis que la deuxième (qui se trouve en bas du parchemin, et qui a été écrite de façon spéculaire par rapport à la première) appartient peut-être au dernier quart du xiiie siècle.

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1211 septembre 14 (ph. 00074207) [B] [en fait 1212] Recto 1.

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In Χρι nomine. Millesimo cc xii, octavodecimo kalendas octubres, indictione quintadecima, feliciter. Donnus Martinus abbas atque hyconomus abbatie Sancti Salvatoris de Septimo coram positis sacrosanctis scripturis profitendo se78 nichil ad ipsius divine domus lesionem facere set pro necessitate et utili tate et expediendo debito et debitis usurariis ipsi abbatie imminentibus infrascriptis vero debitoribus quorum cumulus cito maximus liquerit79 et cum aliunde commodius solvi non posse[t], cernens de consensu Iacobi monaci presbiteri et camarlinghi et Alberti canonici et camarlinghi et donni Placiti prioris ecclesie Sancti Fridiani et eiusdem abbatie monacorum et fratrum suorum, obligavit et tradidit iure pignoris cum defensione Ubertino filio Guidi Guernieri et Bernardo filio Ianni de la Philippa pro equali parte videlicet integre omnes homines et colonos et colonas servos et ancillas et possessiones terras vineas casas capannas silvas bus cos et generaliter omnia usaria servitia redditus et prestationes et pesiones nomina et actiones reales et personales et obventiones quos quas et que ipse et dictum monasterium habet et tenet vel alii pro eo vel per eum vel sibi et eidem monasterio quoquo modo pertinent et competunt vel debentur in tota parrochia Sancti Martini la Palma et eius curte et aliis locis ad curtem Sancti Martini denominatis et pertinentibus et sicut recta sunt per Briccaldum castaldionem excepta tamen et reservata ecclesia Sancti Martini cum omnibus specialibus possessionibus et rebus et decimationibus suis verumtamen si quando ipsa ecclesia Sancti Martini adquistavit aliquos homines vel terras aut possessiones unde aliqua prestatio vel servitium dabatur vel fieri debebat dicto monasterio talis prestatio vel servitium debeat fieri et dari eisdem Ubertino et Bernardo infrascripto modo excepto de datio et accapto et imposita. Item de predicto pignore excepi et reservavi ius vicecomitum dicti monasterii per libras ccc bonorum denariorum ab eis mutuo acceptorum pro quibus denariis et mutuo dedit et tradidit atque concessit eis ad habendum et exigendum et percipiendum omnem usufructum et logoriam et servitia, redditus et pensiones et prestationes et obvenctiones et singula usaria presentia vero et futura et que actenus sunt detencta, quos et quas

78. Il semble que le notaire avait commencé à écrire nichil : on peut en effet distinguer le groupe ni juste avant se. Selon toute probabilité, il s’est corrigé, en oubliant toutefois d’effacer ni. 79. liquerit est suivi par le mot possessiones, qui n’a aucun sens dans la phrase. Je crois que le notaire a copié par erreur, à partir de son brouillon, le mot possessiones, qui se trouve d’ailleurs à la ligne 3 ; ensuite, il a oublié de l’effacer.

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et que dictum monasterium habere vel recipere debet et consuevit de predictis et in predictis vel pro predictis hominibus et terris et personis et possessionibus et rebus obligatis realiter et personaliter hinc ad kalendas octubres proximas et ab ipsis kalendis ad vi annos proximos verumtamen fuit appositum de servitiis et logoriis detenctis quod abbatia debeat medieta tem habere detractis prius exinde expensis factis in readquirendo et finito termino predicto dictum pignus et omnia predicta remaneant absoluta et expedita prescripto monasterio et debitum et mutuum predictum cassetur compensando in solutionem et pro solutione ipsius debiti omnes predictos fructus et logoriam et servitia et nichil aliut. Item fuit appositum et reservatum quod abbatia debeat habere medietatem totius logorie et afficti quod et quam Deus dederit in duabus petiis terrarum emptarum a filiis Octobuoni una quarum est terra et cultura ubi est habiturium. Alia vero terra et vinea quam tenebat Bigallus pro ferro. Item quod abbatia possit80 libere habere et tollere et tolli facere necessaria ligna de busco ex una parte sine malitia ad visionem campariorum pro tempore existentium. Item si abbatia voluerit laborare vel laborari facere suis expensis terras et vineas de Villanuova et Citille possit libere facere et habere medietatem totius logorie et recollecte et aliam medietatem debeant habere creditores et debet abbatia presenti ricolta habere medietatem vini et vinellum totum. Item hec sunt pacta inita et apposita inter eos quod predicti creditores non debeant neque valeant imponere vel tollere aut imponi vel tolli facere datium vel accaptum seu impositam predictis hominibus nisi tantum per duas vices et in unaquaque vero vice libras xxx et non plus. Item non debeant aliquam fidelitatem nec comanditias vel aliquid aliut a predictis vel de predictis aliquo vel aliquibus ho minibus obligatis recipere quibus eis post terminum predictum eis vel aliis pro eis teneantur vel aliquid debeatur. Item nullum habiturium vel terras aut possessiones de predictis in totum vel partem devastabunt vel dissipabunt vel aliquem hominem vel masseritiam deradicabunt ma lo ordine vel per fraudem. Item bonam iderantiam et non malam facient de omnibus predictis ipsi abbatie et nominatim in readquirendo et exigendo servitia et logorias detenctas et prestatas. Veruntamen abbas et abbatia debeat eis declarare et ostendere omnia detencta et detenctores eorum. Item si aliquid predictorum in personis vel rebus pretermissum vel dimissum aut ammissum fuerit81 propter malam curam et custodiam vel fraudem creditorum debeant creditores restituere et resarcire abbatie. Item quod predictum pignus vel obligatio et perceptio fructuum et servitiorum ad

80. Possit a été écrit au-dessus de la ligne. 81. Fuerit a été écrit au-dessus de la ligne.

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predictorum creditorum82 non deveniat uxores nec ea in totum vel partem creditores debeant vel valeant alicui vendere vel obligare vel alienare vel comunicare vel aliquo alienationis titulo in alium tranfferre83 sine parabola predicti abbatis. Item possit abbatia et abbas vendere libere et quan documque voluerit terras quas emit a filiis Octobuoni preter terram et culturam ubi est habiturium et terram et vineam quam tenebat Bigallus pro ferro ita tamen quod si vendiderit debeat abbatia eis dare consuetum servitium et logoriam earum a tempore vendictionis facte usque ad prescriptum termi num. Item possit abbatia similiter de predictis hominibus et colonis obligatis liberare, dum modo abbatia habeat duas partes pretii et creditores tertiam partem de omnibus quos infra terminum predictum liberaverit. Item si creditores aliquid emerint a predictis hominibus vel aliquid eis mutua verint vel aliquo eorum infra terminum predictum debent habere terminata in fine eiusdem termini eo pacto videlicet quod nichil inde post terminum possint eis repetere vel abere in totum vel partem. Item in fine prescripti termini omnia predicta obligata remaneant expedita et absoluta predicte abba tie eo pacto videlicet et condictione quod creditores predicti vel alii pro eis nichil iuris in eis vel ex eis vel pro eis habeant vel habere valeant sive aliquid ibi dicere vel requirere aliquo modo vel ingenio salvo tamen si quid predictorum servitiorum et logoriarum in totum vel partem de ultimo anno retro restaret eis ad habendum et percipiendum quod possint recuperare et readquirere deinde usque ad kalendas ianuarias proximas et postmodum non. Item creditores finito termino prescripto debeant abbati et abbatie facere finem et refutationem et generalem transactionem et pactum de non petendo aliquid in predictis vel pro predictis nisi ut dictum est, ad dictum suorum iudicum et sapientum84 et nominatim restituere ei omnem possessionem repromittentes de dolo de iure quod tempore obligationis contracte monasterio in rebus et prediis conpetebat. Item si aliquid dubii vel differentie extra predicta inter eos apparuerit occasione aliquorum predictorum debeant exinde ambe partes consistere laudo et arbitrio Bonaguide del preite et Deotisalvi da la Badia ad Septimo in eosdem compromittentes se facturos et observaturos quicquid exinde comuni concordia laudaverint sive arbitrati fuerint. Et si hec omnia ita non observaverint vel contra fecerint, promiserunt inter se scilicet abbas promisit eis duplum debiti predicti, creditores vero promiserunt abbati vice et nomine predicti monasterii

82. Creditorum a été écrit au-dessus de la ligne. 83. Sic. 84. Sic.

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libras ducentas bonorum denariorum nomine pene dare, omneque dampnum et expensas emendare stipulatione interposita sub obligo regiminis Florentie pro tempore existentis, suum hoc contractu robur optinente. In his omnibus renuntiaverunt omni iuri et legum auxilio et exceptionibus et insuper abbas renuntiavit ecclesiastico privilegio et promisit prefatis creditoribus prescriptum pignus legitime et secundum constitutum Florentie ab omni persona defendere et non molestare. Item promisit abbas prefatis creditoribus dare eis scriptos omnes homines et colonos et nomina et servitia et redditus omnes et confines terrarum et possessionum et quod faciet omnes fratres et monacos suos vel maiorem partem predictis omnibus consentire et subscribere hinc ad unum mensem proximum verumtamen de nominibus et servitiis et confinibus terrarum et possessionum scribendis sit in visione predicti Placiti prioris unde ambe partes duas scripturas uno tenore fieri rogaverunt. Actum Florentie. Feliciter. Signum manus predicti abbatis (SM) qui hec ita fieri rogavit. Signum (SM) manuum Ridolfini et Bonaguide del Preite et Deotisalvi de la Badia ad Septimo filii [8] et Philippi et Rainerii filii Cavalcantis rogatorum testium. Nomina vero colonorum et servitiorum sunt hec. Abbandonatus filius Paganelli colonus dat annualiter et facit opera xxxviiii et xiii fascios scopium et denarios vii et dimidium et ii staria frumenti et in duobus annis i pulcinum et Rossus filius Orlandi colonus et dat annualiter atque facit opera xlv et fascios scopium xv et denarios xii et singulis iiiior annis i pulcinum et Benincasa filius Dolcebeni dat annualiter xxviii opera et viiii fascios scopium et denarios viiii et singulis iiiior annis i pulcinum. Caroccius filius Perini fabri colonus, et dat annualiter vii opera et ii fascios et tertiam partem alterius fascii scopium et denarios ii. Ridolfinus Vituli colonus, et dat annua liter xx opera et iii fascios scopium sed tamen de eius podere habet partem quidam iuvenis qui mansit Pisis. Uxor Guidi Rubertini colonus et dat annualiter xxviii opera et viiii fascios scopium et denarios viiii et singulis iiiior annis ii pulcinum85. Iunta filius Aveduti colonus, et dat annualiter viiii opera et iii fascios sco pium et denarios ii. Benincasa filius Fantuccii colonus et dat annualiter opera lxii et fascios scopium xv et i pulcinum et denarios ii et i gallinam. Saracinus filius Tignosi colonus, et dat annualiter lxii opera et i pulcinum

85. Sic.

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et i gallinam et denarios ii et pro podere de Villiano viiii opera. Bianco filius Rainaldi colonus, et dat annualiter xviii opera et vi fascios scopium et denarios vi. Filie Borgognonis dant annualiter denarios xi. Uxor Guicciardi dat annualiter xviii opera et vi fascios scopium et denarios iiiior. Bencivenni filius Cerracki colonus, et dat annualiter xviii opera et iii fascios scopium et singulis duobus annis i pulcinum et denarios v. Buonsegnore filius Iohannis colonus, et dat annualiter xviii opera et iii fascios scopium et singulis ii annis i pulcinum et denarios v. Quaderno dat annualiter solidos iii et Becco Dario dat annualiter xxxviiii opera et xii fascios scopium et denarios vii et singulis duobus annis i pulcinum. Rustikinus filius Iohannis colonus, et dat annualiter xxxviiii opera et fascios scopium xiii et denarios xiii et dimidium et singulis ii annis i pulcinum. Buonsegnore filius Gerardini colonus, et dat annualiter xl opera et iiiior fascios scopium et denarios viii. Perinus filius Iohannis colonus, et dat annualiter tantumdem quantum Buonsegnore et Perinus filius Martini colonus xliiiior opera et denarios xiii. Cardinalis filius Pape colonus, et dat annualiter xxii opera et viii fascios scopium iii86 et denarios v. Buontalento filius Andrie colonus, et dat annualiter lxi opera et vi fascios scopium et denarios vi et dimidium. Ianbello filius Deotisalvi dat annualiter xxii opera et dimidiam et iii fascios scopium et pro podere Bonamiki denarium i et dimidium. Ridolfinus del Preite dat annualiter i meçzinam olei et denarios x et dimidium et pro Boccabella i meçzinam olei et i congium vini, x staria frumenti. Iohannis Pectorelli est colonus et dat annualiter xxvi opera et fascios scopium viii et dimidium et denarios viiii et dimidium. Spilliatus filius Orlandi colonus, et dat annualiter xxxiiiior opera et xi fascios scopium et i pulcinum et denarios xiii. Filii Rinuccini coloni, et dant annualiter xxii opera et ii partes alterius operis et viii fascios scopium et singulis tribus annis i gallinam et i pulcinum et denarios iii et dimidium. Lotterius filius [5] dat annualiter solidos xiiii et pro Baldese viii staria frumenti et x urceos vini. Mar tignone Fibecki colonus, et dat annualiter opera xxxv et fascios scopium xi et dimidium et singulis annis denarios viiii et dimidium et singulis ii annis i pulcinum. Berlinghieri filius Vitelli colonus, et dat annualiter xvii opera et dimidiam et v fascios scopium et dimidium et denarios viii minus quarta i denarii et singulis ii annis i pulcinum. Bencivenni Guidi dat annualiter x opera et denarios iii et singulis ii annis i gallinam. Filii Massai dant annualiter x opera et denarios iii. Filii Guaçzoli dant annualiter x opera et denarios iii. Bertabonella dat

86. Sic. On ne comprend pas si Cardinalis devait fournir 8 ou 3 fascios scopium.

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annualiter opera xlvi et xv fascios scopium et denarios vii et dimidium. Truffectus filius Arpinecti colonus, et dat annualiter solidos iiii et denarios ii. Morando filius [2] colonus, dat annualiter opera xlv et xiii fascios scopium et denarios iii et dimidium et singulis ii annis i pulcinum. Arrighieri dat annualiter solidos x. Martinus filius Bencivenni colonus, et dat annualiter opera xxxviiii et xiii fascios scopium et denarios vii et dimidium et singulis ii annis i pulcinum. Buon seniore filius Orlandi colonus, et dat annualiter denarios ii. Assaltus filius Ruboris colonus, et dat annualiter denarios xxxi. Bentivollio colonus, et dat annualiter denarios xii. Bonamicus filius Bonagiunte dat annualiter denarios xii. Filia Maldevegne colonus, et dat annualiter denarios xii. Quintavalle de Sancto Ilario dat annualiter denarios xii. Buonus filius Aldobrandini et filius Riccomanni dant annualiter quilibet denarios vi. Arloctus filius Gheri de Manimorta dat annualiter denarios v. Iunta filius Galioti dat annualiter solidos v in una parte et in alia denarios xviii. Gerardus filius Martini colonus, et dat annualiter xxxviiii opera et denarios viii. Villianectus filius Martini colonus, et dat annualiter opera xv et denarios iii. Albertus filius Bencivenni colonus, et dat annualiter opera xv et denarios iii. Mingardina de Lamaia colonus, et dat annualiter operas xxxviiii et denarios viii87 et in alia parte operas xx et xvi fascios scopium et denarios xvi et singulis duobus annis i pulcinum et singulis viii annis i pulcinum et annualiter denarios vii. Ubertello filius Corteccioli colonus pro podere Pilocti88 dat annualiter xxiiiior operas et xxii fascios scopium et denarios vi et singulis iiiior annis i pulcinum. Donatus filius Martini colonus, et dat annualiter operas iiiior et dimidiam et denarium i. Certieri filius [5] dat annualiter operas iiiior et dimidiam. Guido Merli colonus, et dat annualiter operas xxxv et fascios scopium xi et denarios iiiior et dimidium et singulis ii annis i pulcinum et i gallinam. Bona fides filius Iohannis Baroncelli dat annualiter operas xxii et vii fascios scopium et singulis iiiior annis i pulcinum et i gallinam et denarios iiiior. Maçzo et Petrus filii Neri coloni, et dant annualiter operas xxii et denarios xvi et singulis annis i pulcinum et i gallinam. Filii Iohannis Martinelli dant annualiter xxx operas et x fascios scopium et denarios xvi. Borgognone et fratres eius coloni, et dant annualiter operas xxiiiior et fascios scopium viii et denarios xxx et singulis iiiior annis i pulcinum. Bonaguida et fratres eius filii Tignosi dant annualiter solidos xx. Filii Frençolini coloni dant annualiter i pulcinum.

87. denarios viii a été souligné. 88. pro podere Pilocti a été souligné.

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Filii Tignosi coloni, et dant annualiter operas xxxviiii et xiii fascios scopium et denarios vii et dimidium. Benincasa et Deotaiuti filii Giambonelli coloni et dant annualiter operas xxxviiii et fascios scopium xiii et denarios vii et dimidium et singulis ii annis i pulcinum. Bigallus Malliani dat annualiter pensionem denarios xi. Buonsegnore Lamandine dat annualiter operas vi et dimidiam et ii fascios scopium. Spinellus filius Cironis dat annualiter denarios x. Ristorus filius Benectini dat annualiter denarios v de podere Pilocti quod tenet Bigallus et Cintia et filius Rinuccini debent annualiter operas xxii et fascios scopium iii et denarium i et dimidium et singulis annis i pulcinum et i gallinam. De podere filiarum Aldobrandoli debetur annualiter xvii opere et v fascii scopium et denarii ii et singulis octo annis i pulcinus. Filii Tiniosi dant annualiter vi urceos vini et vi panatas olei et ii staria frumenti. Donatus pro podere Ronacognani dat annualiter i scaffilium frumenti et i congium vini. Mannellinus dat annualiter solidos iiiior et denarios v. Orlando del Vescia dat annualiter solidos ii. Ecclesia Sancti Martini dat annualiter solidos v. Filii Riccomanni dant annualiter denarios v. Buçzerro filius Peruçzi colonus, et dat annualiter xlviii operas et xvi fascios scopium et i par gallinarum et ii pulcinos et denarios iiiior. Fantuccius filius [5] colonus, et dat annualiter operas xxiiiior et viii fascios scopium et denarium i et meçzo et singulis iiiior annis i pulcinum et i gallinam. Gerardus filius Peruçzi et Bentivollio et frater eius filius Martini coloni, et dant annualiter operas xviii et fascios scopium vi et denarios viii. § Ego presbiter Martinus tunc temporis abbas subscripsi. Ego presbiter Renaldus monacus subscripsi. Ego Ambrosius monacus subscripsi. Ego Ilarius monacus subscripsi. Ego presbiter Iohannes scripsi. Ego Albertus canonicus subscripsi. Ego Bonus de Pasignano imperatoris Henrici largitione iudex ordinarius predictis dum agerentur interfui ideoque subscripsi. Ego Giambonus iudex et notarius hec omnia scripsi et complevi. § Imbreviature Cavalcantis et Acialti et presbiteri Placiti Filias Saracini89

89. Les lignes 61-3 sont des annotations qui ont été insérées, apparemment, après la rédaction du corps principal de B. Les lignes 61 et 62 ont été écrites de façon spéculaire par rapport au reste du texte ; elles indiquent vraisemblablement l’existence d’un résumé de B dans des registres notariaux, qui n’ont pas été préservés. Filias Saracini pourrait constituer une petite note du notaire Giambono, qu’il aurait oublié d’effacer.

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Secolo xiii (ph. 00027403) [C] [post-1212] Recto 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27.

§ In Dei nomine Amen. Hec sunt servitia de villa Sancti Martini la Palma. Ianni Martinelli xiii operas per annum ex quibus debent Reddita et Baldo et Bono dare duas par tes. Et item debent octavam partem unius paris gallinarum et unius paris pullorum gallinarum. § Martignone ii dinarii90 pro pensione filia Aldobrandi et de pisione de terra po sita ad Farneta que fuit91 Ildibrandinus de Cerreto vi dinarii pisione. Filii Brunecti vi dinarii pensione de terra posita ad Farneta. Ballione de Sancto Romolo v dinarii pensione § Heredes Seracini ii dinarii et dimidium § De terra de Manimorta Seracinus et frater eius iiii dinarii92. Heredes Guiciardi v operas et vii dinarii et dimidi um. Heredes Borgognonis x operas et vi dinarii et dimi dium pensione fascio i de scopis et ii dinarii per spalle et per porco et per pecore et per pulcinum. Item Borgognone iii fascia scoparum et ii dinarii et per porcum et spal le et per pecore et per pulcinum xi dinarii. Bosignore de la Ferruccia vi operas et dimidium et i dinario. Masia de Farneto quam tenebat Aldibrandinus germanus Ma gistri xii dinarii pensione. Item de hac eadem quarta pars quam tenent filii Quintavalle xii dinarii pensione. De alia quarta parte filii Riccomanni et filii Quintavalle vi dinarii pisione et Bonus vi dinarii de eadem quarta parte. § De masia de Villiano quam tenet Bondomando et Benedi, filie olim Rudulfini Vitu li, xi operas et iii dinarii per porcum et spalle et per pecore et per pulcinum.

90. Puisque l’auteur du document écrit dinarii même pour l’accusatif, je maintiendrai cette forme dans la suite du texte. 91. Fuit a été écrit au-dessus de la ligne. 92. Dinarii est suivi par Guiciardus, qui a été effacé.

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Verso 1. Martingnone dee dare solidi xii li quali à sustenu 2. ti anni xv et due staia di grano lo quale à93 suste 3. nuto anni xii. Item Buonacorso Sertrafigi solidi vii et 4. denari vi per lo podere ce fue del Calato ke l’à sustenuto 5. anni xv ke li ebbe a Calato per la filiola della 6. Benandia. Item Cambio de Mosciano solidi xii per lo podere 7. de la molie et de la cognata lo quale à suste 8. nute anni viii. Item Buonaparte filiola Buon 9. salute solidi xv per lo podere de lo padre ke l’à su 10. stenuto anni xii. Item al monestero Dietisalvi 11. et Manno Dietiguardi solidi xiiii per lo podere del Sa 12. racino lo quale à sustenuto anni xv. Item da 13. Braciopalliaio solidi vi per opere et per scope [et] per la pecora 14. ke fue de la vedute, ke l’à sustenuto anni xii. 15. Item del podere ke fue di Buonsingnore de la Fe 16. rrucia ke lo lavora Benincasa Fantuci de lo 17. quale uscia solidi iii, ke sustenuto anni xx. Item 18. Redita et Baldo et Buono solidi viii et per opere et per sco 19. pe et per porco et per polli. Item et Buonaparte94 d’uno 20. pezo di terra ke tenea Ballione da lo mona 21. sterio k’è posta a la Calcinaia, ke ne dovea da 22. re denari v per anno, ke l’à sustenuta anni xx. 23. Item Aliotto et l’erede Casstaldini et redi [Vi]ta per lo 24. podere ke fue Guiciardi ke n’uscia solidi iiii et per 25. opere et per scope et per spalle et per polli. Item donna Ben 26. siviva filia Borgongnoni, mollie Ricardi da la 27. via nuova, solidi vi per opere et per scope et per pecore et per 28. lo polli. Item donna Iacopina filia del Veltro, molie Buo 29. naguida del Formica, denari xii 95per pisione di ter 30. ra k’é posita in Farnieto, ke li à sostenuti iii anni. 93. à a été écrit au-dessus de la ligne, sous la forme d’un a surmonté par une ligne horizontale. 94. Buono (ligne 18) comme Buonaparte sont précédés par un trait vertical qu’il est difficile d’interpréter. Il pourrait faire partie du B majuscule, ou être un l, donc une abréviation de l’article il : la première hypothèse me semble la plus probable. 95. Per est précédé par ke, qui a été effacé.

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31. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38.

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Item Francensco et Setimese filioli Pintavalli denari xii per pisione di terra k’è posita in Farnieto, ke li à suste nuti anni x. Item l’erede ke fuoro dal Bonetto et di Bonamente ke fuoro fili[oli] Ricomanni et Pinta valle denari vi per piscione di terra k’è posita in Fa rneto. Item de l’erede ke fuoro Martini et Compangni filioli Caroci solidi v per opere et per scope et per spalle et per polli

Troisième partie UNE RÉVOLUTION CISTERCIENNE ?

LES CISTERCIENS AUX CHAMPS : UNE CONTROVERSE MONASTIQUE DU xiie SIÈCLE cécile caBy

CIHAM - Université Lumière Lyon 2

L

es quelques remarques qui suivent ont pour but d’interroger les discours produits par les Cisterciens, et les moines contemporains qui en critiquèrent les positions, à propos de la place des activités manuelles, en particulier agricoles, dans le propositum monastique et son rôle dans la définition de l’inscription des moines dans l’Église et la société. Cette enquête se situe, comme on le verra, dans la continuité de deux autres précédentes, portant d’une part sur les moines (notamment cisterciens) et la dîme et d’autre part sur la conception du monastère comme lieu de vie idéal, voire exclusif, des moines. Si je souhaite réexaminer ici la place des activités agricoles dans les discours élaborés par les moines, ce n’est certes pas pour magnifier – à la façon de l’historiographie catholique libérale – « la mission civilisatrice des anciens cénobites »1, ni pour reconnaître – avec dom Jean Leclercq – dans l’ « économie de la charité » des Cisterciens un modèle d’« économie du développement » pour notre temps2. Il s’agit d’interroger les relations – au sein du monachisme et globalement dans les sociétés médiévales – entre représentation des activités que nous désignons par le terme de travail et modèle de société, en écho – éventuellement critique – à l’énoncé de Jacques Le Goff, dans un article initialement paru en 1971, selon lequel « Quels qu’en soient les motifs, le fait même que le type le plus élevé de perfection chrétienne, le moine, s’adonne au travail fait rejaillir sur cette activité une partie du prestige social et spirituel de celui qui la pratique »3.

1.

2.

3.

Voir C. De MonTaleMBerT, Les moines d’Occident depuis saint Benoît jusqu’à saint Bernard, 7 vol., Paris, 1860-1877, en part. l’introduction du vol. i et le livre viii intitulé « Les moines et la nature » dans le vol. ii (p. 429 pour la citation). Sur l’invention du travail monastique dans l’historiographie, voir M.-B. Meeuws, « ’Ora et labora’: devise bénédictine ? », Collectanea Cisterciensia, 54, 1992/3, p. 193-219 (en part. 213-219 sur le rôle de l’observance du xixe siècle) et le chapitre d’A. Rauwel dans ce volume. J. leclercq, « Le Travail : Ascèse sociale d’après Isaac de l’Étoile. Consommation et production », Collectanea Cisterciensia, 33, 1971, p. 159-166 ; sur le positionnement historiographique de J. Leclercq et la façon dont il contribue à nuancer le tableau apologétique de l’érudition catholique du xixe siècle, voir l’introduction de M. Lauwers à ce volume. Désormais J. le, GoFF, Un autre Moyen Âge, Paris, 1999, p. 115 ; à propos de cette citation et de sa contextualisation historiographique, voir M. lauwers, « Opus manuum et labor agrorum. À propos de l’organisation socio-spatiale de la production et de l’approvisionnement des monastères dans l’Oc-

Labeur, saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 377-402. Cisterciens, éd. éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 377PUBLISHERS DOI 402. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123785

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Que les oratores aient pu adopter – ou plutôt d’ailleurs revendiquer le fait de les adopter – certains traits du labor manuel – à savoir, comme nous allons le montrer, les activités agricoles pénibles – dont le nom même définissait le groupe des laboratores4, et que certains ordres réguliers aient, par recherche de l’humiliation pénitentielle et de la pauvreté, cherché à soumettre certains milites à un mode de vie de quasi rusticos5, ne pouvait pas, de fait, être totalement dénué de sens. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, après une relative marginalisation de la question des occupations manuelles comme précepte pour les moines à l’époque carolingienne6, le débat sur ce point ressurgit, s’aiguise et change de nature dans le monde monastique au tournant des xie et xiie siècles, faisant émerger une idée du labeur monastique qui, outre son inscription dans des stratégies de vie autarcique et de pratiques ascétiques et pénitentielles, est désormais un moyen positif de distinction dans la voie de la perfection, et donc du salut, et de supériorité à l’égard des autres formes de vie régulière.

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cident médiéval », dans Monachesimi d’Oriente e d’Occidente nell’alto medioevo. Atti della lxiv Settimana sull’alto medioevo, Spoleto, 31 marzo-6 aprile 2016, Spolète, 2017, p. 877-912: 877-879, ainsi que son introduction dans ce volume. Le libre choix de cette condition et sa finalité sotériologique distinguait radicalement les moines cultivateurs des vrais laboratores, les paysans laïcs terrenis subditos curis, selon l’expression de Bernard : Dissimili proinde radici inhaerens labor similis, non similiter habet perire, quoniam radicatus est in ea, quae numquam perit, aeternitate (Bernard de Clairvaux, Sermo de diversis, 27, 2, éd. dans Sancti Bernardi Opera, éd. J. leclercq, H. rochais et C.-H. TalBoT, vi/2, Rome, 1972, p. 192 ; traduction dans Bernard de Clairvaux, Sermons divers, t. ii (Sermons 23-69), éd. F. calleroT et P.-Y. eMery, Paris, 2007 [SC 518], p. 83-85). L’expression quasi rusticos provient du sermon 3 pour Noël de Aelred de Rielvaux qui, après un éloge de la diversité des formes de vie religieuse, s’attache à la cité munie de bonnes observances (pauvreté, silence, obéissance) qu’est l’ordre cistercien, cf. Aelredus Rievallensis, Sermones i - clxxxii (Collectiones Claraeuallensis prima, Claraeuallensis secunda et Dunelmensis, collectio Radingensis, sermones Lincolnienses, sermo lxxix a Matthaeo Rieuallensi seruatus), éd. G. raciTi, 3 vol., dans CC Cont.Med. 2A-B-C, Turnhout, 1989, 2001, 2012, i, p. 29 : Nonne videtis homines saeculi nobiles ad conversionem venientes, lanceas et gladios suos dimittere, et quasi rusticos manibus suis cibum suum operari ? Le thème du miles auquel on impose des pratiques de laborator par pénitence et obéissance est très présent dans le Liber de restauratione Sancti Martini Tornacensis rédigé à partir de 1143 par Hériman de Tournai (Herimannus Abbas, Liber de Restauratione Ecclesie Sancti Martini Tornacensis, éd. R. B. C. huyGens, dans CC Cont.Med., 236, Turnhout, 2010) ; dans le même ordre d’idée, voir la Vie d’Amédée de Bonnevaux examinée plus loin, la lettre de Pierre de Roye (v. 1145), cit. infra n. 68 et l’exemplum de Césaire d’Heisterbach, Dialogus Miraculorum, iv, 79 (éd. J. sTranGe, Caesarii Heisterbacensis monachi ordinis cisterciensis Dialogus Miraculorum, Cologne-Bonn-Bruxelles, 2 vol., 1851, i, p. 246) à propos d’un abbé du diocèse de Cologne qui raconte faire supporter à ses grands convertis les mets frustres du régime cistercien, en les assaisonnant de trois grains de poivre : les longues veilles des mâtines, le labor manuum et le désespoir de ne rien espérer de meilleur ! Sur les formes de cette marginalisation, notamment la « liturgisation » et l’intellectualisation des activités manuelles, mais aussi l’irruption de nombreuses exceptions sociales à son respect, voir I. rosé et E. Bain dans ce volume.

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i. les occuPaTions Manuelles eT la leTTre De la règle De BenoîT Le déploiement de nouvelles formes de vie religieuse – en premier lieu celle des Cisterciens – est accompagné dans les années 1100-1230 d’une production effervescente de textes se répondant souvent de façon polémique. Dans ce contexte, les Cisterciens incarnent, entre autres, le parti du labeur manuel qu’ils contribuent d’ailleurs à ériger en sujet central d’un débat polymorphe7, dont les aspects ecclésiologiques (la hiérarchie des différents modes de vie, la fonction des moines dans l’Église et la société) ne doivent pas être séparés de ses expressions très pragmatiques (le modèle économique adopté par les moines, la mise en valeur de leurs terres)8. D’emblée, en effet, les premiers Cisterciens présentent leur projet comme un retour à la Règle de Benoît ad litteram sur un mode qui embrasserait, selon eux, toutes les implications concrètes d’un tel littéralisme9. C’est à ce titre qu’est affirmé le caractère obligatoire du labeur manuel des moines que les premiers Cisterciens prétendent reconnaître dans le chapitre 48, 8 de la Règle10, dont on retrouve de vagues échos dans au moins deux textes normatifs des débuts de l’ordre. En premier lieu, dans le chapitre 5 des Instituta generalis capituli (antérieur à 1133 selon C. Waddell) selon lequel la nourriture des moines doit être garantie par le labor manuum (sans le possessif présent dans la Règle qui caractérisera la formule dans les privilèges pontificaux postérieurs), la culture des terres et l’élevage pratiqués par la familia monastique, un groupe englobant 7.

On partira de A. DiMier, « Le travail chez les premiers cisterciens », dans B. chauvin (éd.), Mélanges Anselme Dimier, i/2, Arbois, 1982 – 1987, p. 565-574 ; C. J. holDsworTh, « The Blessing of Work : the Cistercian View », dans D. Baker (dir.), Sanctity and Secularity : the Church and the World, LondresNew York, 1973, p. 59-76 ; D. kurze, « Die Bedeutung der Arbeit im zisterziensichen Denken », dans Die Zisterzienser. Ordensleben zwischen Ideal und Wirklichkeit, Cologne, 1980, p. 179-203 ; J. DuBois, « Le travail des moines au Moyen Âge », dans J. haMesse, C. Muraille-saMaran (dir.), Le Travail au Moyen Âge : une approche interdisciplinaire. Actes du Colloque international de Louvain-la-Neuve, 21-23 mai 1987, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 61-100 ; D. N. Bell, « In manibus suis : Guillaume de Saint-Thierry, les Pères du Désert et la spiritualité du travail manuel », dans Signy l’abbaye. Site cistercien enfoui, site de mémoire et Guillaume de Saint-Thierry (actes du colloque international d’études cisterciennes, 9-11 sept. 1998), Signy, 2000, p. 475-485 ; K. schreiner, « Brot der Mühsal. Körperliche Arbeit im Mönchtum des hohen und späten Mittelalters », dans V. PosTel (éd.), Arbeit im Mittelalter : Vorstellungen und Wirklichkeiten, Berlin, 2006, p. 133-170. 8. L’un des rares historiens à avoir tenté de tenir ensemble ces différents aspects est M. newMan, The Boundaries of Charity. Cistercian Culture and Ecclesiastical Reform, 1098-1180, Stanford California, 1996, en part. p. 67-96. Sur la dissociation de ces deux réalités dans l’historiographie et les enjeux de leur exploration conjointe, voir l’introduction de M. lauwers, à ce volume. 9. G. cariBoni, « “Il nostro ordine è la carità”. Osservazioni sugli ideali, i testi normativi e le dinamiche istituzionali presso le prime generazioni cistercensi », dans C. anDenna, G. Melville (éd.), Regulae – Consuetudines – Statuta. Studi sulle fonti normative degli ordini religiosi nei secoli centrali del Medioevo, Münster, 2005 (Vita regularis, Abhandlungen, 25), p. 277-310 ; E. coccia, « La legge della salvezza. Bernardo Clairvaux e il diritto monastico », Viator, 41, 2010, p. 127-146. 10. A. voGüé, « Travail et alimentation dans les Règles de saint Benoît et du Maître », Revue bénédictine, 74, 1964, p. 242-251.

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d’emblée les convers affectés aux granges éloignées du cœur monastique11. En second lieu, le chapitre 15 de l’Exordium Parvum qui, entre un dossier documentaire et un bloc narratif rapportant le récit de la mort d’Albéric, de l’élection d’Étienne Harding et des premières filiations, enchâsse un chapitre aux accents normatifs, intitulé Instituta monachorum Cisterciensium de Molismo venentium. Il s’agit d’une sorte de programme d’obéissance absolue à l’égard de la Règle de Benoît, et sans doute d’autres textes comme les Vies des Pères, ce que reconnaissent d’ailleurs, pour le critiquer, les premiers opposants à Robert de Molesme, à en croire le récit qu’en fait Orderic Vital12. Un programme d’obéissance décliné selon diverses modalités que l’on retrouve systématiquement au cœur des polémiques contemporaines13 : le vêtement, la nourriture, mais aussi l’interdiction de posséder certains types de propriétés, certaines rentes et certains droits (notamment les dîmes) dont le prélèvement relève, aux yeux des Cisterciens, d’une forme de vol en ce qu’ils impliquent que l’on s’accapare des fruits du labeur d’autrui (de labore alieno)14. À ces interdits aux effets évidents sur la vie quotidienne de la communauté, le droit cistercien répond positivement en organisant de façon détaillée la façon de combler le manque à gagner, et en réaffirmant le devoir des moines qui possèdent des terres et du bétail d’en vivre en vrais pauvres du Christ, c’est-à-dire en les mettant en valeur suis manibus15. Les activités agricoles des membres de la familia – les moines et, par une nécessité rapidement perçue comme inévitable, les convers – apparaissent ainsi aux yeux des premiers Cisterciens comme le seul moyen conforme à l’obéissance à la Règle et à sa 11. Instituta generalis Capituli, chap. 5 (éd. C. waDDell, Narrative and Legislative Texts from Early Citeaux, Brecht : Commentarii Cistercienses, 1999, p. xxxx) : Monachis nostri ordinis debet provenire victus de labore manuum, de cultu terrarum, de nutrimento pecorum : unde et licet nobis possidere ad proprios usus aquas, silvas, vineas, prata, terras a saecularium hominum habitatione semotas, et animalia, praeter illa quae magis solent provocare curiositatem et ostentare in se vanitatem, quam aliquam afferre utilitatem, sicut sunt cervi, grues et caetera hujusmodi. Ad haec exercenda, nutrienda, conservanda, seu prope seu longe non tamen ultra diaetam grangias possumus habere per conversos custodiendas […]. 12. Voir infra, en part. n. 24. Sur l’écho favorable de cette prétention à suivre plus durement (arcius) la Règle et sur le lien avec le labeur manuel, voir l’histoire pré-cistercienne de l’abbaye d’Aulps reconstruite par A. Delerce, « Élection abbatiale et exemption épiscopale. Un nouveau texte de Calixte ii pour Aulps (28 avril 1119) », dans B. BarBiche et R. Grosse (éd.), Aspects diplomatiques des voyages pontificaux. Studien und Dokumente zur Gallia Pontificia, vol. 6, 2009, p. 117-140 (129). 13. Exordium Parvum, cap. 15 (Instituta monachorum cisterciensium); éd. C. Waddell, Narrative and Legislative Texts, cit. n. 11, p. 434-435. 14. Sur ce qui précède, voir G. consTaBle, Monastic Tithes from their Origins to the Twelfth Century, Cambridge, 1964 ; C. caBy, « Les moines et la dîme (xie-xiiie siècle). Construction, enjeux et évolutions d’un débat polymorphe », dans M. lauwers (dir.), La dîme dans l’Occident médiéval. Prélèvement seigneurial, Église et territoires, Turnhout, 2012 (Collection d’études médiévales de Nice, 12), p. 361-401. Dans ce cas, on peut se demander si l’inspiration plus que de Benoît ne vient pas de Paul (2 Th 3, 8) : neque panem gratis ab aliquo manducauimus, sed in labore et fatigatione die et nocte operantes, ne quem uestrum gravaremus ; sur l’importance de cette citation dans les commentaires-compilations carolingiens, voir I. Rosé dans ce volume. 15. Sur l’importance des mains dès la Règle de Benoît, voir la contribution d’I. Rosé dans ce volume ; sur la matrice tardo-antique, J.-M. salaMiTo, « De l’éloge des mains au respect des travailleurs : idées gréco-romaines et christianisme antique », dans La main, éd. C. carrauD, Orléans, 1996, p. 51-75.

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conception autarcique de l’économie communautaire de subvenir aux besoins de la communauté, mais aussi d’accomplir les obligations en matière d’hospitalité et d’aumône inhérentes au propositum monastique. Dans un sermon prononcé à l’occasion de la fête des saints Pierre et Paul, qui rassemble de toute évidence un auditoire plus fourni qu’à l’accoutumée (undique fratrum numerus solito copiosior affluxit), Isaac de l’Etoile († 1178) propose un vademecum sur le modèle et la valeur du mode de vie cistercien (conversationis vestrae formulam et vitae auctoritatem) ; il commence par le fait de cultiver la terre de ses mains (quod manibus laborantes terram operamur) dont il décline trois fonctions : l’autosubsistance, la charité envers les pauvres et la valeur pénitentielle et expiatoire, celle du labeur d’Adam hors du Paradis (non quidem in paradiso peccantis, sed extra paenitentis), revendiqué comme modèle du labeur pénible des Cisterciens16. Cette revendication – dont il faudrait vérifier si, et comment, elle se concrétisa dans des pratiques – ne manqua d’ailleurs pas d’être immédiatement reconnue à l’extérieur de l’ordre, y compris pour la réfuter, voire la dénigrer17 ; elle exerça par ailleurs à long terme une influence considérable et durable sur l’historiographie qui, à la suite des Cisterciens, amplifia de façon démesurée la place du travail manuel dans la Règle de Benoît18, alors qu’il y a tout lieu de penser que, tout autant qu’à la Règle de Benoît, cette injonction laborieuse tire sa source de Paul, et sa riche exégèse, et de l’interprétation des modèles des Pères du désert19. 16. Isaac de l’Étoile, sermon 50, en part. §3, 13 et 15 (Quod ergo, ut diximus, manibus operantes, « in sudore vultus » nostri vescimur pane nostro, forma est paenitentis Adae) : éd. Isaac de l’Etoile, Sermons 40-55, Texte établi par A. hosTe et G. raciTi. Traduction et notes par † G. saleT, s.j. et G. raciTi, Paris, 1987 (SC 339), p. 179-199, en part. 182-183 et 188-191 ; voir aussi d’autres textes cités par A. DiMier, « Le travail chez les premiers cisterciens », cit. n. 7, p. 568. Sur l’importante distinction entre travail d’Adam dans ou hors du Paradis, voir E. Bain, « Au paradis pour cultiver la terre ? Le «travail» d’Adam au xiie siècle », dans S. Fray, D. Morel (dir.), La terre à l’époque romane. Exploitations, usages et représentations. Actes du 24e colloque d’art roman (Issoire, 17-19 octobre 2014), Aurillac, 2016, p. 175-192. 17. Cf. Walter Map, De nugis curialium (i, 24-25), sur les Cisterciens dont il critique, entre autres, l’illusion de se mettre au niveau des laboratores, soulignant la rupture essentielle entre le statut imposé (y compris pour le labeur) des seconds et celui volontaire des premiers : De vestibus eorum et cibo et labore diuturno dicunt, quibus ipsi boni sunt, quod nichil eis mali facere prossunt, quod vestes sufficiumt ad frigus nec cibus ad esuriem, labor autem immensum et inde mihi faciunt argumentum quod cupidi non sunt, quod sibi ad nullas delicias acquisita perveniunt. O quam facile ad hoc reponsio ! […] Si de labore, de frigore, de cibo comendas, Walenses in omnibus hiis gravius affliguntur ; isti [les Cisterciens] multas habent tunicas, illi [les Gallois] nullam ; isti pellicias non habent, nec illi ; isti non utuntur lino nec illi lana, preterquam in curtis palliolis et simplicibus ; isti calceos habent et caligas, illi nudis pedibus et tibiis incedunt ; isti non vecuntur carne, nec illi pane ; isti dant eleemosinam, illi non habent cui dent […]. 18. Voir le chapitre d’I. rosé dans ce volume. Sur l’influence des textes médiévaux sur l’image du moine cistercien civilisateur dans l’historiographie libérale, voir, par exemple, l’introduction à Henri d’Arbois de Jubainville, Études sur l’état intérieur des abbayes cisterciennes, et principalement de Clairvaux, aux xiie et xiiie siècles, Paris, 1858, en part. p. 12-13. 19. Par exemple la Vie d’Antoine d’Athanase dans la version latin d’Évagre qui évoque l’idéal du vivere ex propriis manibus (Athanase, Vita Anthonii, chap. 12, § 67), assez proche du laborare manuum suarum de la Règle de Benoît. Sur les occupations manuelles dans les Vies des Pères, voir dans ce volume les contribution d’I. rosé, d’e. Bain et de M. lauwers (qui montre d’ailleurs que les Pères

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Les enjeux extrêmement conflictuels soulevés par cette revendication peuvent facilement être repérés grâce aux textes produits dans le monde monastique contemporain, en polémique avec l’interprétation cistercienne de la sequela de la Règle, voire avec la prétention du seul ordre cistercien à s’arroger la prérogative de la pauvreté et les privilèges en découlant20. Il s’agit d’un faisceau de textes d’un maniement parfois délicat pour l’historien, en raison des difficultés à établir une chronologie ferme des différentes pièces, à connaître les modes et les rythmes de leur circulation et donc l’ampleur et la signification des emprunts et des influences réciproques entre les textes, sans parler de la difficulté à apprécier les influences de certaines pierres miliaires de la littérature patristique sur le sujet, comme le De opere monachorum d’Augustin (v. 401) ou le livre 10 des Institutions cénobitiques (v. 420) de Cassien21.

ii. éconoMie Du Don, Travail aGricole eT opus dei Mieux que beaucoup d’autres textes contemporains, le prologue du Libellus de diversis ordinibus et professionibus qui sunt in Ecclesia, rédigé dans le diocèse de Liège dans les décennies 1130-1140, souligne à la fois la vivacité du débat et le caractère tout à la fois central et emblématique que la question des activités manuelles y avait acquis. L’auteur anonyme, fervent partisan d’une harmonieuse diversité des formes de vie religieuse, y annonce en effet une démonstration s’articulant en quatre livres, dont seul le premier est conservé (si tant est que les autres n’aient jamais été rédigés) : un premier livre décrivant les différents ordres et professions, un second consacré au vêtement, un troisième au régime alimentaire et un quatrième et dernier au labor manuum, ailleurs défini comme le fait de laborare in agro22. Bien que nous ne possédions pas ce quatrième et dernier livre, égyptiens sont bien moins unanimes sur la question que ne le disent les Cisterciens, mais surtout que l’exploitation de la terre n’y apparaît guère). Cette inspiration est très clairement soulignée par Orderic Vital lorsqu’il met dans la bouche de Robert de Molesmes son inquiétude pour le fait que manibus nostris non laboramus, ut sanctos patres fecisse legimus […] legite gesta sanctorum Antonii, Macharii, Pachomii, et ante omnes alios doctoris gentium Pauli apostoli (The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, éd. M. chiBnall, 5 vol., Oxford, 2002-2003, iv, p. 312). 20. Voir à ce propos la lettre 34 de Pierre le Vénérable au chancelier Aymeric (1133-1137) à propos de la condamnation des Clunisiens de Gigny (The Letters of Peter the Venerable, ed. with an Introd. and Notes of G. consTaBle. 2 vol. Cambridge (Mass.), 1967, p. 112-113). 21. Sur ce socle patristique, voir M. lauwers et E. Bain dans ce volume. 22. Libellus de diversis ordinibus et professionibus qui sunt in aecclesia, éd. G. consTaBle & B. sMiTh, Oxford, 1972, p. 2 : Ad demonstrandum ergo quod istae diversitates professionum Deo placeant accingor, primo loco sermonem habiturus de diversis ordinibus et professionibus monachorum et canonicorum, vel aliorum ; secundo, de habitu diverso ; tercio de epulis ; quarto de labore manuum. Voir aussi, ibid., p. 18 : […] Quos si inter se ipsi monachi de regula contendant, et dicat alter alteri quia laborare in agro debet, et talia indumenta qualia in regula prescripta sunt habere, et illis vel illis epulis secundum regulam uti, intelligat qui hoc dicit et credat si quid a sapientibus aliter quam ipse intelligit visum est, non frustra sed sapienter esse actum [...].

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le livre premier permet néanmoins de se faire une idée de ce qu’il aurait pu contenir, tant la question du labor y est essentielle, comme le souligne son apparition aux endroits stratégiques de la démonstration. Ainsi, dès le deuxième chapitre, la distinction entre Clunisiens et Cisterciens est posée en des termes qui opposent d’un côté résidence à proximité des hommes, réception des aumônes des fidèles, des revenus des dîmes et des églises et vie exclusivement contemplative, et de l’autre éloignement des populations, jeûnes et prières continues, fatigue corporelle, corporalis exercitatio, une expression paulinienne (1 Tm 4, 8) dont l’usage dans la polémique mériterait d’être approfondi23. Plusieurs autres textes auraient pu nous fournir un résumé comparable des arguments en cause et des principaux enjeux du débat. L’un des plus connus est le récit que le moine noir Orderic Vital propose, avant 1130, du discours de Robert de Molesmes exhortant ses moines à suivre la Règle ex integro. En effet, ce discours débute précisément par le rappel de l’obligation du labor manuum, suivi des autres arguments concernant le vêtement et les dîmes24. L’intérêt du texte d’Orderic est de mettre également en scène la réponse contradictoire des moines. Celle-ci, entièrement construite sur l’opposition entre labor manuum et labor in divino cultu, qualifié de sincerum, justifie la supériorité pour les moines du labor destiné au culte de Dieu par l’existence d’une sorte de contrat social – déjà clairement exposé, par exemple, dans le commentaire de la Règle d’Hildemar25 – liant d’une part les potentes, fondateurs des monastères et donateurs des biens garantissant le nécessaire ad victum et vestitum, et d’autre part les moines investis du seul labor qui leur soit propre, à savoir le culte divin pro cunctis benefactoris suis26. On 23. Ibid., p. 18 : ii. De monachis qui iuxta homines habitant, sicut Cluniacenses et eorum similes. Nunc autem ad illos noster sermo dirigatur, qui monachi nomen proprie obtinent, quorum alii a turbis omnino seggregati, vitam Deo placabilem ieiuniis et orationibus et corporali exercitatione ducunt, alii iuxta homines in civitatibus et castellis et villis positi, de elemosinis fidelium et reditibus aecclesiarum decimisque sustentatur, soli theoriae operam dantes [...]. L’expression et la citation de Paul sont au cœur des paragraphes de l’Apologie de Bernard sur le labeur manuel (Apologia ad Guillelmum abbatem, § 12-13, éd. J. leclercq, H. M. rochais, Sancti Bernardi Opera, iii, Rome, 1963, p. 61-108 : 92-93). 24. The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, cit. n. 19, iv, p. 312-320, en part. 312-314 : […] Nos fratres karissimi secundum normam sancti patris Benedicti professionem fecimus sed ut michi videtur non eam ex integro tenemus. Multa quae ibi non precipiuntur observamus, et de mandatis eiusdem plura neglegentes intermittimus. Manibus nostris non laboramus, ut sanctos patres fecisse legimus. Si michi non creditis, o amici, legite gesta sanctorum Antonii, Macharii, Pachomii, et ante omnes alios doctoris gentium Pauli apostoli. Abundantem victum et vestitum ex decimis et oblationibus aecclesiarum habemus, et ea quae competunt prebiteris ingenio seu violentia subtrahimus […]. 25. Voir M. lauwers, « Le labeur sans la domination ? Notes d’historiographie et de sémantique à propos des laboratores dans l’Occident médiéval », dans A. Dierkens, N. schroeDer et A. wilkin (dir.), Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ? : recueil d’études offert à Jean-Pierre Devroey, Paris, 2017, p. 303-332. 26. The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, cit. n. 19, iv, p. 312-320, en part. : […] Quod vero manibus nostris cotidie non laboramus plurimorum dire stimulamur redargutionibus, sed sincerum in divino cultu laborem audacter obicimus, quem ab autenticis magistris diutina divinae legis observantia olim didicimus. Dagobertus rex et Teodericus atque Carolus Magnus imperator aliique reges et augusti cenobia devote condiderunt et de suis redditibus ad victum et vestitum servorum Dei

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peut comparer ce discours fictif avec d’autres réponses parfaitement contemporaines que d’autres moines noirs opposent aux arguments réservés, sous la plume d’Orderic, à Robert de Molesmes et qui peuvent être plus globalement attribués aux Cisterciens. J’en retiendrai deux. Le premier est la lettre adressée vers 11271128 par Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, à Bernard, abbé de Clairvaux27, dont le huitième point traite spécifiquement de ce que Pierre désigne systématiquement comme opus manuum28. Pierre s’efforce principalement de répondre à la question du rapport entre prescriptions de la Règle concernant l’opus manuum et obéissance à la Règle en déjouant les écueils du littéralisme adopté par les Cisterciens dans leur fidélité revendiquée à la Règle : c’est la raison pour laquelle il recentre l’attention non pas sur ce que la Règle dit de l’opus manuum, mais sur ce pourquoi elle le dit (non tantum quid de opere manuum regula praecipiat, sed etiam quare illud praecipiat). Cela permet en effet de replacer au centre du débat le combat contre l’otiositas monastique, qui tolère, selon l’abbé de Cluny, de nombreux autres garde-fous – à savoir d’autres bona opera – tout aussi efficaces et valables que le seul travail agricole, auquel, comme on l’aura compris, les Cisterciens tendent à réduire l’acception du labor manuum. Une occasion de plus de tourner presque en dérision le littéralisme des Cisterciens, auxquels Pierre prête une inquiétude tatillonne de savoir si toutes les façons de combattre l’otiositas le font conformément à la Règle. Pour l’abbé de Cluny, faisant ainsi preuve d’une toute autre conception de la notion même de règle, si l’otiositas est évitée, la Règle est assurément bien suivie, quel que soit le moyen choisi pour l’éviter, alors que, à l’inverse, si les activités physiques (corporalia opera) entendues exclusivement comme travail paysan (rusticatio) évitent au moine d’être otiosus, elles ne lui assurent en aucun cas d’être bien occupé (bene negotiosus), contrairement à la prière, à la lecture, à la psalmodie et à d’autres activités de ce type. On trouve, sous une forme particulièrement développée, la plupart de ces arguments dans un véritable traité contre le labor manuum des moines sur lequel je veux maintenant m’arrêter. Il s’agit du troisième livre du commentaire « sur certains chapitres de la Règle débattus par certains religieux », rédigé vers 1125 par l’abbé de Deutz Rupert pour l’abbé Cuno et intitulé De eo quod altaris officium

ubertim erogaverunt, multitudinemque clientum ad exteriora ministeris pleniter explendis subegerunt, monachosque lectionibus et sacris orationibus pro cunctis benefactoribus suis et cœlestibus misteriis intentos esse constituerunt […]. L’usage du terme labor pour le culte divin, plutôt qu’opus plus fréquent dans ce cas, doit son doute beaucoup au contexte polémique et à l’usage dominant de ce terme de la part des Cisterciens. 27. Pierre le Vénérable, lettre 28 à Bernard de Clairvaux (1127-1128), 8e point (The Letters of Peter the Venerable, cit. n. 20, p. 54 et 70-71). 28. Une seule exception à cet usage exclusif d’opus, pour insister sur le caractère pénible du travail agricole auquel correspond globalement opus (et dans ce cas labor) manuum : Ociositatem esse inimicam animae praedicat. Et ideo ne animae cui inimica cognoscitur nocere ualeat, tam lectione quam manuum labore eam excludere satagit. Dicite ergo. Si aliis bonorum operum exercitiis idem potest fieri, non uidetur uobis bene regula seruari ? (ibid.). C’est également le cas dans la lettre 111 toujours à Bernard mais du début de l’année 1144 (ibid., i, p. 283).

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precellat opus manuum29. Ce petit traité en forme de commentaire de la Règle entend, entre autres, départager deux parties qui s’opposent sur la place respective à donner dans la voie de la perfection apostolique à l’opus manuum et à l’altaris officium30. Rupert, favorable au second, y souligne trois points étroitement liés à ses yeux. D’abord, en raison du caractère prescriptif de la Règle pour les moines, l’urgente nécessité d’une juste interprétation des injonctions de Benoît sur les activités manuelles, en particulier au regard de leur compatibilité, ou non, avec les autres instructions de Benoît dans cette même Règle, et notamment tout ce qui a trait à l’opus Dei et au respect de la stabilité et de la clôture, un sujet extrêmement cher aux législateurs carolingiens (§ 8 et 13)31. Ensuite, le rôle de la prêtrise dans la vie monastique, notamment en rapport avec le délicat silence de Benoît à ce propos, silence dont certains moines du temps se seraient emparés pour oublier leur office de prêtres au profit des activités manuelles (§ 2 et 9). Enfin, les droits des moines-prêtres à vivre des revenus de l’autel et des dîmes ce qui leur épargne le recours à d’autres modes de subsistance comme, précisément, le travail agricole (§ 10-13). Sans entrer dans le détail de l’ensemble de l’argumentation, on soulignera l’hostilité globale de Rupert envers une quelconque forme de valorisation pour les moines du labor (le terme lui-même est évité). Une hostilité qui s’articule d’ailleurs à l’exégèse originale qu’il propose de l’activité d’Adam au paradis (ut operaretur et custodiret de Gn 2, 15) puisque, contrairement à la plupart des exégètes de son temps et à l’enseignement d’Augustin, il refuse vive-

29. Rupert de Deutz, De eo quod altaris officium precellat opus manuum (v. 1125), éd. PL 170, col. 511526. Sur Rupert, je me contente de renvoyer à J. H. van enGen, Rupert of Deutz, Berkeley, Los Angeles, London, 1983 et E. Bain, Église, richesse et pauvreté dans l’Occident médiéval. L’exégèse des Évangiles aux xiie-xiiie siècles, Turnhout, 2014, p. 104-111. 30. Rupert de Deutz, De eo quod altaris officium precellat opus manuum, § 4 (PL 170, col. 513) : Inter partes diversa sentientes sese immittit hic sermo, dijudicare audens, utra pars firmius fundamentum rationis habeat : illa, quae praefert opus manuum secundum ordinationem Regulae beati Benedicti, et de labore manuum vivere perfectionem apostolicam esse contendit, an ista, quae servire altari, et de altari vivere melius esse asserit. La question de l’apostolicité du travail est reprise au § 9. 31. On soulignera d’ailleurs que les seuls moines auxquels Rupert assigne un devoir de travail, à savoir les monachi illitterati qui doivent assister par leurs activités manuelles les prêtres, le réalisent intus dumtaxat, intra claustra monasterii sicut supra memorata sententia B. Benedictum velle demonstravit (PL 170, col. 516). Sur la clôture chez Rupert, voir C. caBy, « Comme un poisson dans l’eau… Propositum vitae et lieux de vie monastique (xie-xiie siècle) », dans M. lauwers (dir.), Monastères et espace social dans l’Occident médiéval. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, Turnhout, 2015 (Collection d’études médiévales de Nice, 15), p. 111-146 (115122). L’attention à la clôture fait sans doute écho à la Règle de Benoît et à la législation de Benoît d’Aniane qui privilégie la résidence à l’intérieur du monasterium en dépit de l’exploitation de leurs possessions foncières, dans lesquelles les moines ne doivent pas circuler « à moins que la nécessité ne les y oblige » (voir Legislatio Aquisgranensis : Synodi primae Aquisgranensis decreta authentica, 23 août 816, chap. 24, dans Initia consuetudines Benedictinae. Consuetudines saeculi viii et ix, dir. K. hallinGer, Siegburg, 1963 [Corpus Consuetudinum Monasticarum, 1], p. 464 ainsi que les autres variantes de ces prescriptions citées dans M. lauwers, « Le labeur sans la domination ? », cit. n. 25 et iDeM, « Opus manuum et labor agrorum », cit. n. 3, p. 893-894).

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ment d’y reconnaître un « travail »32. Notons par ailleurs la proximité entre les arguments, et même les exemples, choisis par Rupert et ceux d’Orderic Vital ou Pierre le Vénérable : une proximité qui s’explique en partie par le fait que certains de ces arguments sont déjà présents dans les débats de l’époque carolingienne, notamment dans le commentaire de la Règle d’Hildemar33, mais aussi sans doute qu’ils font écho à l’exégèse contemporaine (début xiie siècle) qui tend à accentuer l’association entre la pénibilité du labor et sa motivation par la nécessité34. Benoît, affirme Rupert dans le § 5, n’a pas fait des activités manuelles – entendues comme les activités agricoles assurant le victus35 – un précepte, mais plutôt une permission, un patientiae consilium, ce qui implique qu’elles ne sont pas nécessaires au salut. Cela permet à Rupert de déplacer le centre du problème, comme chez l’abbé de Cluny, de ce que la Règle prescrit en matière d’activité manuelle (quid de opere manuum regula precipiat) à ce pourquoi elle le fait (quare). Or, la réponse est simple : l’opus manuum est prescrit dans la Règle comme remède à l’otiositas (§ 8) et comme moyen licite de se nourrir en cas de nécessité et de pauvreté (§ 6 : […] ubi necessitas loci aut paupertas exigit). En définitive (§ 7), le labeur aux champs n’est qu’un remède à une pauvreté provisoire (paupertatis solatium), là où manque le nécessaire36. Dans toutes les autres situations, Rupert prône un paradigme économique qui est celui d’une économie traditionnelle du don, fondée sur la circulation entre laïcs et moines des dons matériels et spirituels, assez comparable à celui qu’Orderic prête aux moines de Molesmes s’opposant à Robert. Les dons des grands, des rois et des empereurs ont pour fonction d’éviter que les moines ne peinent pour obtenir les moyens de leur subsistance et de leur permettre de se consacrer à leur vocation authentique, celle de la prière (notamment eucharistique) par laquelle les dons matériels sont transformés en dons spirituels. Les arguments de Rupert sont de deux ordres : d’une part des arguments historiques, notamment les modèles des fondations de Grégoire le Grand et de Maur, le premier disciple de Benoît en Gaule (un exemple stratégique, également choisi par Pierre le Vénérable) ; d’autre part des argu32. De sancta trinitate et operibus eius, éd. R. haacke, dans CC Cont.Med., 21, Turnhout, 1971, p. 122 ; sur ce point J. M. salaMiTo, « Saint Augustin, le travail et les travailleurs », Conférence, 16, 2003, p. 59-97 (64-68) ; E. Bain, « Au paradis pour cultiver la terre ? », cit. n. 16, p. 182-184. 33. Hildemar, Commentaire à la Regula Benedicti, cap. 48, éd. R. MiTTelMüller, Regensburg, 1880, p. 479-480, revue et corrigée par le Hildemar Project : www.hildemar.org Cf. M. lauwers, « Le labeur sans la domination ? », cit. n. 25 et M. lauwers, « Opus manuum et labor agrorum », cit. n. 3, p. 906-907. 34. E. Bain, « Au paradis pour cultiver la terre ? », cit. n. 16. 35. Rupert de Deutz, De eo quod altaris officium precellat opus manuum, § 5 (PL 170, col. 513-514) : De illo opere manuum, quo maxime victus acquiritur, quod est arare, seminare et metere, silvasque succidere, perspicuum est quia non est beati Benedicti preceptum ; ou plus loin labores agrorum sive opera in agris. Cela laisse la porte ouverte à d’autres formes de « travail » plus compatibles avec les autres obligations de la Règle. 36. Ibid., col. 515A. Précisément parce qu’il est justifié par la crainte du manque et la nécessité, le travail chargé de peine et d’effort s’oppose radicalement à l’idéal du travail adamique caractérisé par la joie et l’absence de contrainte, dans la majeure partie de l’exégèse du xiie siècle ; cf. E. Bain, « Au paradis pour cultiver la terre ? », cit. n. 16.

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ments scripturaires, notamment sur la base de l’exégèse du Ps 103, 17, en vertu de laquelle les moines sont comme les oiseaux du ciel tandis que les Grands, qui construisent et dotent les monastères, sont les cèdres du Liban dans les branches desquelles les moines nidifient37. Conformément à ce modèle social, la prière et le service de l’autel sont les moyens spécifiques et propres des moines de combattre l’otiositas, bien plus que le travail agricole qui les pousserait au contraire à entrer en contradiction avec la Règle, voire avec l’authentique modèle apostolique de la vie monastique. En effet, pour Rupert, la perfection apostolique des moines ne réside pas dans le prétendu mérite d’une imitation du mode de vie laborieux des apôtres : si Paul a travaillé, c’est par nécessité en raison de l’avarice des Corinthiens (§ 6). La perfection apostolique des moines réside plutôt dans leur capacité à cumuler profession religieuse et ordre sacerdotal (§ 9) : in his autem qui monachi simul, et clerici sunt, apostolica perfectio est38. C’est en ce sens, et parce que le service de l’autel qui définit l’ordre sacerdotal est également un élément de la perfection des moines, qu’il est la melior occupatio (§ 13) et est préférable au travail agricole pour vaincre l’otiositas et globalement pour respecter la Règle.

iii. PauvreTé volonTaire, Travail aGricole eT (re)DisTriBuTion : Pour une nouvelle éconoMie MonasTique ? On aura remarqué que ce modèle de la fonction sociale des moines, fondé sur leur cumul de l’état monastique et de l’ordre sacerdotal, est précisément celui qui est contesté par les principaux adversaires de Rupert dans son traité, les Cisterciens qu’il identifie par deux traits distinctifs : leur approche littérale de la Règle et plus globalement de la tradition monastique, qui ne leur permet pas de tenir compte du contexte et de l’histoire de l’Église, notamment le fait que – souligne Rupert, mais aussi les opposants à Robert dans le texte d’Orderic – les moines d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’Égypte (§ 11) ; leur revendication de pauvreté volontaire que Rupert ne désapprouve pas en tant que telle (non volun37. PL 170, col. 515C ; Rupert utilise la même citation dans la Vita Heriberti, chap. 12 (cité et commenté par E. Bain, Église, richesse et pauvreté, cit. n. 29, p. 104-106) et le même type de commentaire à propos de Matthieu 6, 26 (Respicite volatilia cæli, quoniam non serunt, neque metunt, neque congregant in horrea : et Pater vester cælestis pascit illa) qu’il commente en écho au psaume 103, 17 (illic passeres nidificabunt, Erodii domus dux est eorum) en ces termes Domus huius Erodii uita est apostolica quam ipse magister uester Christus exstruxit. Si passeres esse cupitis, si relictis omnibus, hunc magistrum sequi uultis, domus eius dux erit omnium uestrum, euangelium eius praecedit uolatum uestrum, clamans ad ligna campi, dicens ad cedros Libani, praecipiens potentibus et diuitibus huius saeculi : Expandite ramos uestros, et suscipite passeres istos, effundite thesauros uestros, et pascite uoluntarios pauperes istos. Nidificent apud uos passeres isti, construite coenobia, fundate ecclesias, ubi habitent pauperes isti, ut uacet illis uespere et mane et meridie narrare, et annuntiare, et exaudiet Deus uocem eorum, tam pro uobis quam pro semetipsis clamantium atque exorantium. (éd. R. haacke, cit. n. 32, p. 181-182 ; cf. E. Bain, Église, richesse et pauvreté, cit. n. 29, p. 107-110). 38. PL 170, col. 517. Je partage sur tous ces points l’analyse de E. Bain, Église, richesse et pauvreté, cit. n. 29, p. 108-109.

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tariam paupertatem tuam improbando seu contemnendo), mais dont il récuse la mise en pratique – notamment par le travail agricole – et à laquelle il préfère de toute façon dans la hiérarchie des critères de définition et de perfection du moine l’opus Dei et le servitium altaris (§13)39. Or, les enjeux du modèle de Rupert, ou de son refus, sont extrêmement concrets et expliquent sans doute la vigueur des polémiques. Il suffit pour s’en convaincre de s’arrêter un instant sur les effets induits à propos des dîmes. Si, en effet, à une fonction est associé un type de revenu, refuser aux moines l’office du prêtre implique de leur nier également les revenus des dîmes et globalement de l’autel. De fait, les Cisterciens (et d’autres avec eux) les refusent en bloc à titre de revenus40. Cela ne signifie en aucun cas qu’ils remettent en cause le primat foncier de la subsistance monastique et donc la propriété monastique, ni qu’ils récusent totalement le principe des dons et de la circulation vertueuse entre dons matériels des laïcs et prières des moines, même s’ils mettent d’importants freins aux pratiques de commémoration des défunts et limitent drastiquement la portée des liens avec les laïcs créés par le système du don41. En réalité, les Cisterciens s’efforcent de proposer une autre logique du don qui libère idéellement le monachisme de tout rapport avec le monde séculier – les terres des laïcs devenant les terres des moines tenues en pleine propriété, hors de toute revendication des héritiers ou d’éventuels co-possesseurs42. Une logique qui débouche sur un autre modèle d’économie communautaire, comme le rappelle sur le ton de la controverse le moine cistercien à son interlocuteur clunisien, dans le dialogue du moine Idung (v. 1155)43. Un modèle d’autosubsistance austère, mis en œuvre grâce au travail agricole pratiqué à l’échelle de la communauté des moines et des convers et rigoureusement réglé dans son horaire et ses modalités concrètes (vêtement, régime alimentaire etc.)44. Un idéal qui s’écarte de modèles de subsistance concurrents : 39. Sur la pauvreté volontaire, on partira de E. Bain, Église, richesse et pauvreté, cit. n. 29, p. 77-154, en part. 110 pour le commentaire de la citation de Rupert. 40. Cf. G. consTaBle, Monastic Tithes, , cit. n. 14 et C. caBy, « Les moines et la dime », cit. n. 14. 41. Sur les usages commémoratifs cisterciens, voir G. cariBoni, « La memoria dei vivi e dei morti presso i Cistercensi », dans M. BorGolTe, C. D. Fonseca, H. houBen (éd.), Memoria. Ricordare e dimenticare nella cultura del Medioevo / Erinnern und Vergessen in der Kultur des Mittelalters, Bologne-Berlin, 2005, p. 347-388. 42. Voir les propositions très stimulantes de M. newMan, The Boundaries of Charity, cit. n. 8, p. 70-82 (et notes, p. 284-291). 43. Idung, Dialogus duorum monachorum, éd. R. B. C. huyGens, Le moine Idung et ses deux ouvrages : « Argumentum super quatuor questionibus » et « Dialogus duorum monachorum », Spolète, 1980, p. 149, l. 932-935 : Rusticationi, quam Deus creavit et instituit, operam damus et omnes in comune laboramus, nos et fratres nostri et mercennarii nostri, unusquisque secundum suam possibilitatem, et omnes communiter de labore nostro vivimus. 44. Voir en premier lieu les chapitres 75 (De labore) et 84 (De tempore secationis et messionis) des Ecclesiastica Officia, dont on conserve trois versions pour le xiie siècle, la première de la fin des années 1120, une autre de 1147 et la dernière des années 1180 : D. choisseleT, P. verneT (éd.), Les Ecclesiastica Officia cisterciens du xiie siècle. Texte latin selon les manuscrits édités de Trente 1711, Ljubljana 31 et Dijon 114, version française, annexe liturgique, notes, index et tables, Reiningue : Abbaye d’Oelenberg, 1989, p. 218-225, 242-245 et en général l’entrée de l’index Labor et Laborare (p. 500).

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d’une part les formes clunisiennes de l’exploitation du labeur d’autrui – ce que ne sont pas, en théorie au moins, les convers que les textes normatifs intègrent juridiquement à la familia, tout en les distinguant nettement statutairement et spatialement au sein de l’espace claustral45 ; d’autre part le modèle de la mendicité érémitique46. Un modèle d’économie à la fois productrice et non thésaurisatrice, car pensée prioritairement en fonction de sa consommation et, plus encore, de sa distribution charitable47. Cette dernière, en effet, doit même l’emporter sur les exigences de la nourriture communautaire, selon les exhortations de Gilbert de Hoyland († 1172), un contemporain d’Isaac, dans le 23e sermon sur le Cantique : les Cisterciens, rappelle-t-il, « ne mangent pas seuls le produit du travail de leurs mains : ils partagent avec les pauvres même le nécessaire qu’ils n’ont pas. Peu leur

45. Sur ce statut, voir en dernier lieu B. noell, « Expectation and unrest among Cistercian lay brothers in the twelfth and thirteenth centuries », Journal of Medieval History, 32, 2006, p. 253-274, [en ligne] DOI : 10.1016/j.jmedhist.2006.07.003 ; A. PlunkeTT-laTiMer, The Constructions of the Cistercian Lay Brother in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Tesis for the degree of Master of Arts, Dip. of History, Carleton University, Ottawa, 2010 ; et la contribution de Didier Panfili dans ce volume. Je n’entre pas ici dans la question du statut sociologique des convers et de ses éventuelles conséquences sur leur rébellion ou la disparition de fait de ce groupe au cours du xiiie siècle (pour un bilan, voir A. PlunkeTT-laTiMer, The Constructions of the Cistercian Lay Brother, p. 9-15) : que les convers soient statutairement et fonctionnellement inférieurs est une évidence pour la société médiévale, liée au fait qu’ils ne sont pas prêtres (je m’éloigne en ce sens de l’interprétation générique du terme infériorité dans B. noell, « Expectation and unrest among Cistercian lay brothers », p. 259), mais il n’en demeure pas moins que l’originalité cistercienne réside dans leur pleine insertion théorique dans la communauté, bien manifestée par Idung lorsqu’il met dans la bouche du moine cistercien polémiquant avec un Clunisien l’affirmation selon laquelle les convers que les Cisterciens appellent fratres sont des cénobites à plein titre, même s’ils se distinguent très nettement des frères clercs dits monachi coronati : Quos nos appellamus fratres, proculdubio monacho cenobitae sunt, quia sunt fratres habitantes in unum […] Nos modo habemus infra ambitum monasterii duo monasteria, unum scilicet laicorum fratrum et aliud clericorum ideoque etiam non proprie vocamus coronatos laicos monachos nisi laicos accipiamus pro “illiteratos” (Idung, Dialogus duorum monachorum, éd. R. B. C. huyGens, cit. n. 43, p. 179, l. 868-869, 882-885). 46. À ce propos, voir le sermon 50, § 16 d’Isaac de l’Étoile (Isaac de l’Etoile, Sermons 40-55, cit. n. 16, p. 192-193) qui renvoie dos à dos les mendiants (pauvres réels ou ermites ?) et les spécialistes de la captation des dons. Sur le retournement du rapport à l’aumône, par exemple chez Étienne de Muret, cf. E. Bain, Église, richesse et pauvreté, cit. n. 29, p. 98-100. 47. Voir par ex. le sermon de Bernard contre les ecclésiastiques qui thésaurisent la nourriture des pauvres (cité par G. ToDeschini, Ricchezza francescana : dalla povertà volontaria alla società di mercato, Bologne, 2004, p. 33) ou les § 13 et 19 du sermon 50 d’Isaac (Isaac de l’Étoile, Sermons 40-55, cit. n. 16, p. 188-191, 194-195), mais aussi les critiques de Geoffroy d’Auxerre, dans un sermon sur la multiplex paupertas nostra, contre le travail devenu source de richesse : F. GasTalDelli, « Quattro sermoni “Ad abbates” di Goffredo di Auxerre », Cîteaux. Commentarii Cistercienses, 34, 1983, p. 161-200, désormais dans iDeM, Studi su San Bernardo e Goffredo di Auxerre, Florence, 2001, p. 517-556 (d’où je cite) : p. 522-530 et 542-548. Cf. S. PauliTTi, « Il vocabolario economico cisterciense : Bernardo di Clairvaux ed Aelredo di Rielvaux », dans V. ToneaTTo, P. Černic, S. PauliTTi (dir.), Economia monastica : dalla disciplina del desiderio all’amministrazione razionale, Spolète, 2004, p. 209-214 : p. 207-228.

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importe de souffrir de la faim pourvu que les autres soient dans l’abondance »48. Bref, comme le résume le canoniste Étienne de Tournai dans une lettre à l’abbé de Pontigny (1178-1180), en forme de véritable éloge de l’ordre cistercien, qui reprend la plupart des traits du sermon 50 d’Isaac de l’Étoile, cité plus haut, la pauvreté des Cisterciens est sainte en ce que, bien qu’elle les harcèle de froid et de faim, elle ne contraint ni à la mendicité, ni à la flatterie des grands, dès lors qu’ils obtiennent leur nourriture et leur vêtement du travail de leurs propres mains ; de même ils honorent Dieu et la charité envers les pauvres de leurs propres fruits49. Quant aux dîmes, refusées au titre de l’officium altaris (qui ne relève pas essentiellement de la nature des moines, selon les Cisterciens), elles peuvent en revanche être acceptées, voire revendiquées, au nom de la pauvreté volontaire, sur les fruits des terres mises en valeur par la familia monastique – puis de celles qui sont cultivées au frais des moines et par leurs salariés. En somme, et pour simplifier, tout se passe comme si le travail agricole communautaire, né comme une solution concrète pour compenser la perte consécutive au refus de recevoir certains revenus, notamment les dîmes, devenait le principal marqueur d’une pauvreté volontaire identitaire, justifiant (par un principe de réciprocité) le non-paiement des dîmes sur les terres mises en culture par les pauperes Christi. Comme le

48. Gilbertus de Hoilandia, Sermones in Canticum Salomonis, sermo 23, § 3, dans PL,184, col. 11-252 (col. 120) : Quid quotidianus manuum labor, quo corpus et satis atteritur, et tenuiter pascitur ? Labores manuum suarum non soli manducant ; sed de insufficienti partiuntur egenis, ut et illis sit tribulatio, dummodo aliis abundet ; sur Gilbert, voir M. L. DuTTon, « The works of Gilbert of Hoyland : manuscripts and printed editions », Cistercian studies quarterly, 35, 2000, p. 161-186. Il faudrait articuler à ce type de texte, les récits exemplaires et hagiographiques mettant en scène les aumônes qui n’épuisent pas les greniers, par exemple Césaire d’Heisterbach, Dialogus Miraculorum, iv, 65-67 (éd. J. sTranGe, cit. n. 5, i, p. 233-235). 49. Étienne de Tournai, lettre 71 à Robert de Pontigny (éd. PL 211, col. 361-370, en part. 362 ; Lettres d’Étienne de Tournai, éd. J. Desilve, Paris, 1893, p. 5-6 ; cf. G. ToDeschini, Ricchezza francescana, cit. n. 47, p. 35-36) : Cisterciensium ordinem, quasi lucernam supra montem positam, quis in Ecclesia Dei maximum et praecipuum culmen non dicat attingere ? Evangelium implentes, monasticam regulam quam supererogavit Benedictus pater, fidelis Samaritani stabularius, sic observant, ut nec unum ex ea iota preterire videantur. Beata paupertas eorum, que licet eos fame premat et frigore, non tamen aut mendicare compellit, aut divitibus adulari. Suis aut suorum manibus victum adquirunt et vestitum, non veriti sequi Paulum, qui, cum licite posset de evangelio vivere et, spiritualia seminans, carnalia metere, maluit tamen manibus suis operari, ne quod offendiculum daret Evangelio Christi. Honorant Dominum de sua, non de aliena substantia, et de primitiis frugum, non alterius, sed suarum dant pauperibus : quanquam rectius non sua, sed omnium dixerim que universis secundum gradus ordinate caritatis quasi in commune deserviunt ; neque enim buccellam suam comedunt soli et non comedit cum eis pupillus ex ea. Sur le rapport entre travail, mendicité et adulation des riches, voir le sermon 50 d’Isaac de l’Étoile : § 15 (Isaac de l’Étoile, Sermons 40-55, cit. n. 16, p. 190-191 : si le juste mode de vie implique de vivre de son propre labeur, de celui des familiers et de l’élevage, « pourquoi certains se livrent-ils au trafic ou à la mendicité, encombrant les foires et fréquentant les cours ») et § 18 (ibid., p. 192-195 où l’exégèse de Mt 6, 26 est presque renversée puisque si le Seigneur nourrit bien les oiseaux, admet Isaac, « mais tout de même ils importunent les hommes en guettant les labours ») mais aussi le sermon 33 d’Abélard cité n. 51 et Hugues de Fouilloi, De claustro anime (après 1132), ii 9 : De iis, qui vagi et otiosi fratribus laborantitibus detrahunt (PL 176, col. 1057).

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montre la terminologie des privilèges pontificaux à partir des années 113050, les Cisterciens réussirent bel et bien à accaparer à leur profit la distinction – qu’ils n’étaient en réalité pas les premiers, ni les seuls à employer51 – entre fruits du travail de ses propres mains et fruits du travail d’autrui, pour l’ériger en une sorte d’opposition structurante entre eux-mêmes et le reste du monachisme. Il me semble essentiel, à ce point, de souligner le sens productif dont s’est progressivement chargée, au cours des débats, la notion de labor, entendue à la fois comme effort et peine corporelle52, et à ce titre support de toutes les interprétations traditionnelles en termes de pénitence et d’ascèse, mais aussi comme produit du travail agricole, assurant l’autonomie des moines, voire leur autarcie, à l’égard des laïcs : les donateurs – dont ils ne sont plus les re-distributeurs des richesses –, mais aussi les laboratores dont le travail est idéellement, et parfois en pratique, repoussé hors des terres des moines53. Aux activités manuelles des Clunisiens, que le Cistercien du dialogue polémique d’Idung caractérise comme des ociosa opera 50. Cf. les privilèges Sane laborum vestrorum, quos propriis manibus colitis, sive de nutrimentis animalium exigere vel extorquere presumat, accordés à Cîteaux puis à Clairvaux par Innocent ii en 1132 (10 février et 17 février ; éd. PL 179, col. 123 et 126). 51. On remarquera par exemple la façon dont Abélard dans la lettre 8 à Héloïse critique les « moines qui s’exposent aux plus graves tourments et à la plus grande servitude, en se soumettant à la tutelle des puissances laïques ou ecclésiastiques, espérant pouvoir vivre dans la paresse (otiose) et être nourris des fruits du labeur d’autrui (de alieno victitare labore) ; ils en viennent ainsi à perdre et le nom de moine – c’est-à-dire de solitaire – et l’essence même de la vie monastique » (Lettres d’Abélard et Héloïse, texte établi et annoté par E. hicks et T. Moreau ; préface de M. zink ; introduction de J.-Y. TillieTTe, Paris, 2007, p. 376-567, en part. 402-403 ; cf. C. caBy, « Comme un poisson dans l’eau », cit. n. 31, p. 123-124). Voir également le sermon 33 sur Jean-Baptiste : dans Petrus Abaelardus Opera, V. cousin, C. JourDain, C. DesPois (éd .), i, Paris, 1849 (reprint Georg Olms Verlag, 1970), p. 566-592, en part. 572 : Iam quippe refrigescente, immo extincto religionis feruore, postmodum de labore proprio vivere deberemus, quod unum vere monachos efficere beatus Benedictus meminit, inimicam animae sectantes otiositatem, de alieno labore victum quaerimus : et huius noxiae quietis perversa libertate utentes, et tam luxui rerum quam multiloquio uacantes, veram praedicti onagri libertatem amisimus. Unde saecularibus nos implicantes negotiis, dum cupiditate terrenorum nobis dominante, ditiores fieri studemus in monasterio quam fueramus in saeculo, terrenis nos dominis potius quam Deo subiecimus. Villas et homines et servos pariter et ancillas a potentibus saeculi tamquam in eleemosyna sumentes, eorum nos gravi iugo subiugamus, et nonnunquam pro paucis quae accipimus multa persoluimus. Quae cum de suo potius quam de nostro sibi provenire censeant, nullas his habent grates, quae sibi non tam dari quam reddi autumant. Sur ce sermon et ses points communs avec la lettre 8, cf. J. MieThke, « Abaelards Stellung zur Kirchenreform. Eine Biographische Studien », Francia, 1, 1973, p. 158-192, en part. 177-181 ; E. Bain, Église, richesse et pauvreté, cit. n. 29, p. 111-117. 52. D’un point de vue sémantique, la phrase de Bernard dans les Sententiae, § 119 (Sancti Bernardi Opera, vi/2, éd. J. leclercq, H. rochais, Rome, 1972, p. 217, l. 32-33) est éclairante : Labor in tribus consistit : in uestium et ciborum asperitate, in labore manuum et in assiduitate uigiliarum. 53. La critique anti-cistercienne de l’enrichissement des Cisterciens par leur travail va dans le même sens, comme le souligne les mots très fameux de Gauthier Map (De nugis curialium, i, 24) mais aussi un sermon d’Étienne de Tournai récemment édité (Clamant coloni expelli sese de agris suis, clamant ecclesiæ spoliari se decimis suis : cf. F. Dolveck, « Le diable convole : un sermon inédit d’Étienne de Tournai pour la Pentecôte », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 80, 2013/1, p. 123-146) ; on relèvera en revanche la façon dont Isaac de l’Étoile s’en défend dans le sermon 50, § 13 : […] quare in laboribus tanta est corporis exercitatio tanta in acquirendis rebus negotiatio ?

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parce qu’elles ne produisent rien de nécessaire, les Cisterciens opposent donc la rusticatio pratiquée en commun, définie comme valde laboriosa et valde utilia54. Quant à l’objection du Clunisien rétorquant que, en réalité, le labeur de trente hommes ne suffirait pas à faire vivre un seul moine dès lors que illa vestra rusticatio non est labor, sed recreatio et euntis diei reductio, elle est liquidée comme une diffamation d’apostats passés de l’ordre cistercien à l’ordre clunisien55.

iv. conventuM MetentiuM MonachoruM : le MonasTère aux chaMPs Cet ensemble d’éléments du discours – et sans doute en partie de pratiques – devint très rapidement – y compris à l’extérieur de l’ordre, comme le souligne la chronologie serrée des textes d’Orderic Vital, de Rupert de Deutz et du moine Idung – une sorte de marqueur identitaire de la spécificité et de la distinction cistercienne et un signe extérieur d’appartenance ou d’adhésion à la nébuleuse cistercienne, même à une date où certains liens institutionnels n’étaient pas parfaitement formalisés. Ceci apparaît très nettement dans le tableau que l’auteur des Miracles de Notre-Dame de Laon brosse, vers 1150, des moniales de Montreuil occupées non seulement à des activités relevant du femineum opus, mais aussi aux plus durs travaux des champs, à savoir retourner la terre, éclaircir la forêt et la défricher de leurs mains56. Cette description est d’autant plus emblématique que l’un des points sur lesquels les Cisterciens modulèrent rapidement leur propositum pour l’adapter aux femmes est précisément l’obligation du travail agricole, traditionnellement exclu des tâches matérielles assignées aux moniales dans les

Quoniam qui ideo multum laborat et multum acquirit ut multum vescatur, ventri suo tantum servit et illi soli negotiator ergo et sit unde tribuatur necessitatem patienti, ut alii possint in labores nostros aut nobiscum aut post nos introire (Isaac de l’Étoile, Sermons 40-55, cit. n. 16, p. 189-191). 54. Sur l’utilité commune comme critère de valorisation du travail, voir G. ToDeschini, « Servitude et travail à la fin du Moyen Âge. La dévalorisation des salariés et les pauvres “peu méritants” », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2015/1 (70e année), p. 81-89. 55. Idung, Dialogus duorum monachorum, éd. R. B. C. huyGens, cit. n. 43, p. 148-149, l. 919-942 ; voir A. H. BreDero, Cluny et Cîteaux au douzième siècle : l’histoire d’une controverse monastique, Amsterdam, 1985, p. 190-276, en part. 217. 56. Hériman de Tournai, Les miracles de sainte Marie de Laon, édité, traduit et annoté par A. sainTDenis, Paris, 2008, § 17, p. 234-235 ; voir A. Grélois, « Clairvaux et le monachisme féminin des origines au milieu du xve siècle », dans A. BauDin, A. Grélois (dir.), Le Temps long de Clairvaux. Nouvelles recherches, nouvelles perspectives (xiie-xxie siècle), Paris, 2016, p. 155-182 : 163-167. Par comparaison, on citera le récit de la Vie d’Ides de Nivelles (v. 1231-2) par Goswin († 1262) présentant le monastère de la Ramée en excursion dans une grange pour les moissons : Accidit imminente messionis tempore quod conventus de Rameya perrexisset cum priorissa eiusdem loci ad grangiam, quae Kerckem dicebatur, causa metendi fruges et soror Ida cum eis (éd. C. henriquez, Quinque prudentes virgines, Anvers, 1630, p.199-297 : p. 248 ; sur la Vie, voir http ://www.narrative-sources.be/ naso_link_en.php ?link=502 [consulté le 14/07/2019]).

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communautés du haut Moyen-Âge57 et de fait incompatible avec les exigences – considérées comme absolument prioritaires dans le cas des femmes – de la clôture dans le monastère58. La nature de ce dernier texte nous amène à mettre en valeur, dans la construction d’une représentation renouvelée des activités manuelles au sein de l’ordre cistercien, le rôle d’un autre ensemble textuel composé presque exclusivement de récits de visions ou de miracles (désignés dans l’historiographie comme exempla59) ou de Vitae, bref de textes hagiographiques élaborés dans l’ordre (en premier lieu dans la mouvance de Clairvaux) entre le dernier quart du xiie siècle et 1220, et qui contribuent, avec les textes normatifs cités plus haut60, avec les exhortations des lettres et celles des sermons, à construire une représentation de l’identité économique cistercienne et à institutionnaliser l’idéal du travail agricole communautaire comme critère de distinction61. Que cette revendication ait été accompagnée d’une pratique des travaux agricoles extensive et généralisée et surtout réellement partagée par les moines et les convers est un aspect de la question que je n’envisage pas directement ici : sans prétendre à l’exhaustivité, mon 57. I. réal, « Nuns and monks at work : equality or distinction between the sexes ? A study of Frankish monasteries from the Sixth to the Tenth centuries », dans Alison Beach, Isabelle cochelin (dir.), The Cambridge History of Medieval Monasticism in the Latin West, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, vol. I, p. 258-277. 58. À propos de l’affiliation des communautés féminines à l’ordre cistercien au xiie siècle, on partira des bilans très fins de A. Grélois, « L’expansion cistercienne en France : la part des affiliations et des moniales », dans F. FelTen, W. rösener (éd.), Norm und Realität. Kontinuität und Wandel der Zisterzienser im Mittelalter, Berlin, 2009, p. 287-324 et iDeM, « Abbé-père et abbesse-mère : Noirlac, L’Éclache et leur fondation de Bussière (vers 1188-1238) », Cîteaux – commentarii cistercienses, 2012, p. 141-186. 59. Sur les problèmes posés par cette désignation, que nous continuerons toutefois à utiliser pour d’évidentes raisons de commodité, voir S. Mula, « Les exempla cisterciens du Moyen Âge, entre philologie et histoire », dans V. sMirnova (dir.), L’Œuvre littéraire du Moyen Âge aux yeux de l’historien et du philologue, Paris, 2014, p. 377-392 (378-381). 60. Sur l’articulation étroite entre textes normatifs, hagiographiques et exemplaires, on partira des nombreux articles de B. P. Mc Guire cités dans C. caBy, « De l’abbaye à l’ordre : écriture des origines et institutionnalisation des expériences monastiques, xie-xiie siècles », dans La mémoire des origines dans les institutions médiévales, Mélanges de l’École française de Rome – Moyen Âge, 115, 2003/1, p. 235-267, n. 33, p. 250 ; S. Mula, « Herbert de Torrès et l’autoreprésentation de l’ordre cistercien dans les recueils d’exempla », dans M.-A. Polo De Beaulieu, P. colloMB, J. Berlioz (éd.), Le Tonnerre des exemples. Exempla et médiation culturelle dans l’Occident, Rennes, 2010, p. 187-199. 61. À ce propos, voir le sermon n° 8 d’Aelred de Rielvaux (in natali sancti Benedicti), § 9-11 qui développe la métaphore organiciste du corps pour aplanir les tensions entre moines et frères laïcs à propos de leurs activités pénitentielles et de leurs mérites respectifs – psalmodies et veilles pour les premiers, labeur pour les seconds : Vnusquisque enim proprium donum habet ex Deo, alius sic, alius uero sic. Alius plus potest offerre laboris, alius plus uigiliarum, alius ieiuniorum, alius orationum, alius plus lectionum uel meditationum […] Non ergo querantur fratres nostri laici quod non tantum psallunt et uigilant quantum monachi. Non querantur monachi quod non tantum laborant quantum fratres laici. Verissime enim dico quod quidquid unus facit, hoc est omnium, et quidquid omnes faciunt, hoc est singulorum. Sicut enim unius corporis membra non omnia eundem actum habent, ita, dicente Apostolo, multi unum corpus in Christo, singuli autem alter alterius membra (éd. Aelredi Rievallensis Sermones i-xlvi : Collectio Claraevallensis prima et secunda, recensuit Gaetano raciTi, dans CC Cont.Med., 2A, Turnhout, 1989, § 9-11, p. 66-67).

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objectif est de mettre en évidence certains des motifs primordiaux autour desquels, dans les récits mettant en scène les Cisterciens (moines et convers) au travail, est construit un modèle hagiographique du Cistercien aux champs62. On peut, à ce propos, s’appuyer pour commencer sur le fameux exemplum de la Vierge faisant visite aux frères de Clairvaux travaillant dans les champs, un récit dont le succès et la diffusion dans l’ordre furent tels qu’on en conserve non seulement de multiples rédactions63, mais aussi des réécritures locales qui en recontextualisent le cadre64. Au cours de la moisson65, un moine qui s’était temporairement écarté du groupe a la vision de deux, ou trois, femmes d’un aspect extraordinaire qui font visite et déambulent parmi les frères au travail ; il a ensuite la révélation qu’il s’agit de la Vierge accompagnée de saintes Élisabeth et Marie-Madeleine. P. McGuire et S. Mula ont déjà souligné la façon dont cet exemplum met en scène l’amour singulier et la protection spéciale de la Vierge à l’égard des Cisterciens, voire des moines de Clairvaux où est située l’anecdote dans trois des principales ver62. On trouve un premier florilège très partiel et traduit de façon très libre dans A. DiMier, « Le travail chez les premiers cisterciens », cit. n. 7, notamment p. 572-574 ; J. France, Separate but equal : Cistercian Lay Brothers, 1120-1350, Collegeville (Minn.), 2012, p. 325-332 propose également un premier parcours de ces textes (p. 41-44) ainsi qu’une liste d’exempla mettant en scène des convers ; mais tous ne concernent pas le travail manuel et surtout ils sont bien loin de couvrir les exempla concernant ce thème, très fréquent – peut-être plus, ce qui ne manque pas d’intérêt – à propos des moines. 63. Pour une première approche (et une première recension des différentes versions) voir B. P. Mc Guire, « A Lost Clairvaux Exemplum Found : The Liber visionum et miraculorum compiled under Prior John of Clairvaux (1171-79) », Analecta Cisterciensia, 39, 1983, p. 27-62, en part. p. 39-41 ; S. Mula, « Herbert de Torrès », cit. n. 60, p. 189, n. 14 ; iDeM, « Les exempla cisterciens du Moyen Âge », cit. n. 59, p. 381-390 ; J. France, Separate but equal, cit. n. 6244, p. 42-43 qui souligne certains éléments de variation, notamment la présence ou non de convers. 64. Dans la Vie d’Abundus d’Huy (1189-1239) par Goswin, l’hagiographe raconte comme le saint vit la Vierge en compagnie de Marie-Madeleine visiter les moines de Villers occupés à la moisson et couverts de sueur, et les éventer des larges manches de sa tunique (Et quid egit sue manica singulorum facies ventilando demulcens ac refrigans sudorem ab eis repellebat) : voir A. M. Frenken, « De Vita van Abundus van Hoei », Cîteaux. Commentarii Cistercienses, 10, 1959, p. 5-33, § xiv, p. 25-26 ; cité par S. roisin, L’hagiographie cistercienne dans le diocèse de Liège au xiiie siècle, Louvain-Bruxelles, 1947, p. 155-156. 65. Le cadre de la moisson ou de la fenaison, activité requérant un investissement communautaire intense et rapide et d’ailleurs objet d’un chapitre dans les Ecclesiastica Officia (cit. n. 44), est central dans la mise en scène de ces récits ; pour comparaison, voir le récit de l’hagiographie bernardine (Vita prima, i, 24) mettant en scène le désespoir de Bernard face à son incapacité (toute chevaleresque) de moissonner et qui obtient par la prière la grâce de moissonner : Messis tempore fratribus ad secandum cum feruore et gaudio sancti Spiritus occupatis, cum ipse quasi impotens et nescius laboris ipsius, sedere sibi et requiescere iuberetur, admodum contristatus ad orationem confugit, cum magnis lacrimis postulans a Deo donari sibi gratiam metendi (Guillaume de Saint-Thierry, Vita prima sancti Bernardi Claraevallis abbatis, éd. P. verDeyen, dans CC Cont.Med., 89, Turnhout, 2011, p. 51, l. 677). La joie des moissonneurs apparente plus leur labeur à l’activité d’Adam au Paradis, qu’au labeur d’après la chute. On notera aussi que le 3e sermon pour l’Assomption de Guerric d’Igny sur le thème « En toutes choses, j’ai cherché le repos » (Sir 24, 11) se donne comme une occasion de repos et de réfection des corps a labore messis, qui anticipe le repos éternel, fruit et rémunération du labeur terrestre : Guerric d’Igny, Sermons, texte critique et notes par John Morson et Hilary cosTello ; traduction sous la dir. de Placide Deseille, t. ii, Paris, 1973 (SC, 202), p. 442-457 (442-443). Que tempore messis soit un syntagme biblique (Gn 30, 14 ; Ios 3, 15 ; 2Rg 23, 13 ; Ier 50, 16 et Mt 13, 30) n’est sans doute pas indifférent à son succès.

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sions de l’exemplum : le Collectaneum Claravallense (iv, 16), le Liber visionum et miraculorum (i, 1) d’Herbert de Torrès – copié presque à l’identique par Conrad d’Eberbach dans l’Exordium Magnum, iii, 13 – et le Dialogus Miraculorum (i, 17) de Césaire d’Heisterbach, qui affirme d’ailleurs s’être converti à l’ordre après avoir entendu cet exemplum66. B. P. McGuire a par ailleurs bien mis en évidence l’évolution du sens donné à l’exemplum entre la fin du xiie et le premier tiers du xiiie siècle : si les premières versions, par exemple celle du Collectaneum de Clairvaux (v. 1165-1174), interprètent explicitement la visite sur le modèle de la protection seigneuriale – la Vierge et ses acolytes déambulent au milieu des frères, transformés en laboratores dépendants, comme le font à l’accoutumée les émissaires des seigneurs pour les protéger de toute fraude extérieure67 –, c’est ensuite la seule protection mariale qui est exaltée. Il me semble néanmoins qu’il est possible d’ajouter deux éléments d’interprétation qui rendent davantage justice à la place du labeur des frères dans l’économie du récit. En premier lieu, on notera que toutes les versions du récit insistent sur l’unité de la communauté aux champs, soudée dans le labeur par l’obéissance commune, la pénitence et, enfin, le dépouillement du vieil homme qui implique que riches et pauvres, supérieurs et sujets travaillent côte à côte et de la même façon68. Selon Herbert de Torrès, le moine visionnaire, avant même la vision, est déjà ravi par le spectacle des moines – lettrés, nobles ou délicats – travaillant durement comme s’ils se trouvaient dans un jardin de délices ou à un banquet69. Or, indépendam66. Césaire d’Heisterbach, Dialogus Miraculorum I 17 (éd. J. sTranGe, cit. n. 5, i, p. 24-25). L’exemplum est présent dans de nombreuses autres collections, voir S. Mula, « Les exempla cisterciens du Moyen Âge » cit. n. 59, p. 381-384. 67. Collectaneum exemplorum ac visionum Clarevallense e codice Trecensi 946, éd. O. leGenDre, dans CC Cont.Med., 208, Turnhout, 2005, p. 289, nº 90: ut solent se habere deputati a dominis suis eo tempore homines seculares ad custodiam messorum. Et reuera custodiebant eos, non ut de fraude frugum suspectos eos haberent, sed ne inuisibiles fraudatores sanctorum laborum fructui per aliqua temptamenta fraudem inferre presumerent 68. Pour comparaison, voir la lettre (qui mériterait toutefois d’être mieux contextualisée) du novice de Clairvaux Pierre de Roye au prévôt des chanoines de Noyon à propos de sa conversion, v. 1145 (PL 182, col. 711-712) qui décrit les moines de Clairvaux comme des pauvres s’adonnant aux labores de leurs propres mains (manuum suarum) et allant ad opera et en rentrant ; la nature de ces labores est ensuite explicitée sur la base des lieux (in laborum locis) et des instruments utilisés (cum operum instrumentis) comme le sarclage des jardins, la récolte du foin dans les prés, la moisson dans les champs et la coupe du bois dans la forêt ; l’auteur poursuit ensuite en dépréciant l’abjection de ces hommes (qui ne font somme toute que se comporter comme les laboratores du temps !) dont il a connu la grandeur de certains dans le siècle, pour mieux exalter la vraie vie qu’ils partagent avec le Christ dans les cieux et la valeur exceptionnelle de l’abnégation des milites qui par l’humiliation ont abandonné le vieil homme et revêtu le nouvel homme. 69. Herbert de Torrès/Herberti Turritani archiepiscopi, Liber visionum et miraculorum Clarevallensium, cura et studio Giancarlo Zichi, Graziano Fois et Stefano Mula, dans CC Cont.Med., 277, Turnhout, 2017, cap. 1, p. 4 : […] cum magna animi delectatione cepit intueri metentes, secum reputans pariter et admirans, quia uidelicet tot sapientes, tot nobiles et delicati ibidem uiri propter amorem Christi laboribus atque aerumnis seipsos exponerent, et feruentissimum solis illius ardorem cum tanta alacritate susciperent, acsi in horto deliciarum suauissime flagrantia poma decerperent, uel in mensa lautioribus epulis plena deliciosissime conuiuarent […]. On soulignera le paradoxe intéressant qui

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ment de l’interprétation paradisiaque propre à ce récit et à laquelle est souvent préférée une interprétation quasi-martyriale des souffrances des travailleurs brûlés par le soleil estival70, ce type de description de la communauté réunie aux champs n’est pas isolé, bien au contraire, dans la littérature cistercienne71. Elle est un trait commun aux textes, ouvertement polémiques, comme le très fameux dialogue du moine Idung déjà cité72, et aux nombreux récits exemplaires mettant en scène la participation de tous, abbés, vieillards et malades compris, aux travaux des champs73 ; à l’inverse, une série de récits mettent en évidence la tâche noire

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consiste à associer le labeur et la peine de la moisson terrestre à la cueillette plaisante dans le cadre paradisiaque qui s’articule à la perception du «travail» paradisiaque d’Adam comme un plaisir, et une œuvre de poursuite de la Création, qui s’oppose au «travail» accompagné de labeur apparu en châtiment de la faute, cf. E. Bain, « Au paradis pour cultiver la terre ? », cit. n. 16. Sur ce point, voir par exemple la description des moines de Clairvaux au travail dans le chapitre du Grand Exorde consacré au prieur Jean de Clairvaux (iv, 26 : Praecipue uero secationis et messionis tempore, quando beati illi Claraeuallenses martyres uelut in frixorio tota die friguntur, adeo pertinaciter labori instabat, ut omnes pariter negligentias aliorum temporum illis laboriosis diebus cottidiano sudore se diluere reputaret ; Conrad d’Eberbach, Exordium Magnum, éd. B. Griesser, dans CC Cont.Med., 138, Turnhout, 1994, p. 276-278) ou dans une lettre de Pierre de Roye à un ami (PL 182, col. 711-712) mentionnée et traduite dans A. DiMier, « Le travail chez les premiers cisterciens », cit. n. 7, p. 569 et supra n. 68 ; le récit, par Henri de Marcy dans une lettre au pape Alexandre iii (v. 1178), de la façon dont les moines de Déols prirent d’assaut les Cisterciens de Noirlac occupés à moissonner leurs champs (ad illos laboriosos frtres, qui sub pondere diei et aestus laetabantur coram Domino), portant la main sur les moines et les convers sans hésiter à répandre le sang des pauvres (PL, 204, col. 222) ; également la Vie d’Amédée de Bonnevaux (A. DiMier, « Vita venerabilis Amedaei Altae Ripae », Studia monastica, 5, 1963, p. 265-304 : p. 278 et 293) ou celle d’Abundus de Villers citée n. 64. Bernard dans le second sermo in labore messis (Sancti Bernardi Opera, v, Rome, 1968, p. 220) parle de la triade pénitentielle jeûne-veilles-travail comme d’une mise à mort. M. newMan, The Boundaries of Charity, cit. n. 8, p. 97-106. Idung, Dialogus duorum monachorum, éd. R. B. C. huyGens, cit. n. 43, p. 179, l. 882-885 : Nos modo habemus infra ambitum monasterii duo monasteria ; je m’écarte ici de l’interprétation donnée par B. Noell, de ce passage et d’autres récits exemplaires (B. noell, « Expectation and unrest among Cistercian lay brothers », cit. n. 45, p. 259-260), dans la mesure où il me semble valoriser de façon trop exclusive, dans ces textes hagiographiques, la différence entre moines et convers, là où la nouveauté cistercienne (revendiquée ici contre le Clunisien) est celle de la participation des deux catégories à une unique familia monastique réunie en un unique monasterium, en dépit de leur évidente distinction et hiérarchisation fonctionnelle et sociale. Il faudrait néanmoins préciser à partir de quand les difficultés concrètes avec le groupe des convers affectent la représentation hagiographique qui en est donnée dans les récits exemplaires et dans les sources normatives : à ce propos voir les justes remarques de A. PlunkeTT-laTiMer, The Constructions of the Cistercian Lay Brother, cit. n. 45, p. 14-16 et p. 98 et suivantes sur le Dialogue des Miracles et les sources du xiiie siècle, à propos desquelles voir aussi M.cassiDy, « Non Conversi Sed Perversi », dans M. cassiDy, H. hickey, M. sTreeT (dir.), Deviance and Textual Control : New Perspectives in Medieval Studies, Parkville, 1997, p. 38-40, largement repris dans eaD., Monastic Spaces and Their Meanings, Turnhout, 2001. Voir l’éloge du prieur Jean de Clairvaux dans le Grand Exorde iv, 26 (Conrad d’Eberbach, Exordium Magnum, cit. n. 70, p. 279-282) qui souligne la façon dont le prieur encourageait les faibles ad opus manuum (avec citation de la Règle de Benoît 49, 3) ; de même, Henri de Marcy, septième abbé de Clairvaux, y est présenté au travail lors de la fenaison (cum fratribus suis impigre laboraret) avec tant de ferveur (feruentius) que, pour ne pas abandonner la communauté qu’il incite au labeur par sa présence (Abbas autem sciens ceteros sua praesentia roborari et ad laborandum feruentius incitari), il néglige d’aller donner l’extrême onction à un convers à l’article de la mort à Clairvaux (ii, 30 ;

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(macula) qui marque, après leur mort, les moines qui pratiquaient les travaux des champs avec tiédeur, et ce en dépit de leur sainteté de vie qui leur vaut de briller comme le cristal parmi les élus74. Les activités physiques des anciens aristocrates font parfois l’objet d’un traitement particulier où la question du labeur agricole cède le pas à celle de l’humilité, voire de l’humiliation, et de l’obéissance75. Bernard lui-même est présenté par Guillaume de Saint-Thierry messis tempore comme si incapable de travailler, par manque de force et de pratique (quasi impotens et nescius laboris ipsius), qu’il se tient à l’écart des frères occupés à faucher ; c’est par la prière intense qu’il obtient de Dieu la gratiam metendi76. Quant à la Vie d’Amédée de Hauterive, rédigée à l’abbaye de Bonnevaux, dans la décennie 1160, par, ou à l’instigation de, l’abbé Burnon de Voiron, elle met en scène la conversion à Bonnevaux de ce grand aristocrate et de son jeune fils, également nommé Amédée, en compagnie de seize chevaliers convertis par ses soins77. L’éloge du jeune et pauvre établissement (novella plantatio) où se retire ce groupe – sorte de miroir de la fratrie de Bernard – s’ouvre sur le tableau des moines « se

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ibid., p. 123-125). Un exemplum du Dialogus miraculorum (x, 15 ; éd. J. sTranGe, cit. n. 5, ii, p. 229) met en scène la mobilisation de la communauté entière, y compris les malades, pour faire face à la menace de la pluie lors de la récolte des pois par les seuls convers : Nisi totus conuentus ocius exeat, nec non et infirmi, pisamque uertant, totam peribit ; Herbert de Torrès (Liber visionum et miraculorum Clarevallensium, cit. n. 69, § 51, p. 118) présente le moine Gérard de Farfa converti à Clairvaux comme si infatigable, malgré la faiblesse corporelle de sa vieillesse, que uix posset etiam a labore messium retineri ; sur ce point voir aussi les renvois de la note 5. Voir l’histoire du moine de Grandselve, reprise presque mot à mot par Conrad d’Eberbach (Conrad d’Eberbach, Exordium Magnum, cit. n. 70, ii, 24, p. 276-278) dans le recueil d’Herbert de Torrès (Liber visionum et miraculorum Clarevallensium, cit. n. 69, § 70, p. 147) : Ceterum in pede uno eiusdem purissimi et translucidi corporis apparebat obscuritas cuiusdam maculae, de qua tristi aliquantulum uultu sic locutus est : Macula ista, quam cernis, contracta est a me per negligentiam meam, eo uidelicet, quod ad laborem cottidianum aliquando segniter incedere solebam nec conuentum fratrum ad opus manuum exeuntem eo feruore, quo debebam, sequebar ; l’histoire est reprise avec un contexte différent (le moine vient d’Himmerode) dans le Dialogue des miracles (xi, 11 ; éd. J. sTranGe, cit. n. 5, ii, p. 279) ; Césaire ajoute un autre récit de ce type à propos d’un abbé d’Himmerode in disciplina ordinis satis perfectum excepto hoc solo, quod numquam pene cum fratribus exire voluit ad labores manuum et qui est marqué, après sa mort, d’une tache à la cuisse (xi, 31 ; éd. J. sTranGe, cit. n. 5, ii, p. 31). De nombreux récits mettent en scène l’humiliation des anciens aristocrates par le travail agricole (cf. supra n. 5) à commencer par la Vita prima de Bernard (voir note suivante), mais surtout par des tâches domestiques considérées abjectes (graissage des chaussures) ou abaissantes (vaisselle) : j’écarte ces récits qui mettent surtout l’accent sur l’humilité et le service communautaire et s’inscrivent dans une conception de l’opus manuum qui coïncide par exemple avec les décisions prises à Aix-la-Chapelle en août 816 (M. lauwers, « Opus manuum et labor agrorum », cit. n. 3, p. 887-888) ; voir par exemple les épisodes cités dans A. DiMier, « Le travail chez les premiers cisterciens », cit. n. 7, p. 570-571. Guillelmus de Sancto Theodorico, Vita prima sancti Bernardi Claraevallis abbatis (liber i sec. recensionem A), cura et studio P. verDeyen, dans CC Cont.Med., 89B, Turnhout, 2011, § 24, p. 51 ; on notera que bien que devenu in labore illo prae ceteris peritum, Bernard n’en passe pas moins de temps (dans la version de Guillaume de Saint-Thierry) en prière et activités intellectuelles. A. DiMier, « Vita venerabilis Amedaei Altae Ripae », cit. n. 70. A. Dimier date la Vie « aux environs de 1160 » (ibid., p. 269). Sur le motif de la conversion des grands dans cette Vie, voir D. ioGna PraT, « La place idéale du laïc à Cluny : d’une morale statutaire à une éthique absolue ? », dans Guerriers et moines : conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (ixe-xiie siècle), études réunies par M. lauwers, Antibes, 2002, p. 291-316 : 312-314.

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livrant eux-mêmes au défrichement des terres incultes, coupant les bois, arrachant les broussailles, qu’ils laissaient sécher pour les brûler ensuite, attisant le feu au moyen de grandes perches qu’on appelle des fourgons, tisonnant le brasier à la manière des défricheurs », avant de rentrer au monastère pour partager un repas extrêmement frugal et se livrer en commun aux prières monastiques78. Le choix de cette entrée en matière n’est pas le fruit du hasard, d’autant qu’elle précède, au chapitre suivant, un éloge de la rude discipline de l’ordre cistercien prononcé par l’abbé Jean pour convaincre les aristocrates convertis79. La Vie d’Amédée est une hagiographie de combat, construite autour de l’apostasie temporaire du saint qui, inquiet pour l’éducation de son fils, se laisse entraîner à quitter Bonnevaux et l’ordre cistercien pour gagner Cluny, avant de revenir dégoûté par le faste des vêtements et de la nourriture, ainsi que par le souci des carrières. Ce n’est pas le lieu de détailler ici les multiples allusions de cette Vie aux lieux communs de la controverse entre Cluny et Cîteaux80, voire à certains de ses morceaux de bravoure, telle la lettre de Bernard à son cousin Robert « tombé de l’ordre de Cîteaux dans celui de Cluny » en raison de la séduction du grand prieur de Cluny, auquel sont prêtés des mots particulièrement durs envers le labor manuum à la manière cistercienne : « Quelle religion est-ce donc que de retourner la terre, abattre un bois, transporter du fumier ? »81. Il suffira de souligner comment la place du travail agricole dans la Vie d’Amédée, en tête des traits distinctifs de l’observance cistercienne, vient souligner la valeur emblématique du mode cistercien de vivre la Règle qu’il a acquis, plus encore que l’humiliation des travaux domestiques, tel le graissage des chaussures, qui s’articule somme toute à une conception plus traditionnelle de la valeur pénitentielle des activités manuelles82. Bref, la prio78. A. DiMier, « Vita venerabilis Amedaei Altae Ripae », cit. n. 70, chap. iii, p. 278-280 ; voir aussi au chap. ix, à propos de la fondation de Mazan : […] utputa in Bonavalle didicerat, inculta coepit excolere, succidere silvas, dumeta extirpare atque extsruere hortos, arboresque generis diversi plantare […] (ibid., p. 300). 79. Ibid., chap. iv, p. 280-281. 80. A. H. BreDero, Cluny et Cîteaux, cit. n. 55, ne s’arrête guère sur les textes hagiographiques. 81. Bernard de Clairvaux, Lettre 1, 4 (Bernard de Clairvaux, Lettres I (1-41), texte latin des S. Bernardi Opera par J. leclercq, H. rochais et C. H. TalBoT ; introduction et notes M. DucheT-suchaux, traduction par H. rochais, Paris, 1997 (SC 425), p. 58-91 (68-69) : commendat crapulam, parsimoniam damnat, voluntariam paupertatem miseriam dicit, ieiunia, vigilias, silentium manuumque laborem vocat insaniam ; e contrario otiositatem contemplationem nuncupat, edacitatem, loquacitatem, curiositatem, cunctam denique intemperantiam nominat discretionem. […] Qualis vero religio est fodere terram, silvam excidere, stercora comportare ? Pour un encouragement à combattre la délicatesse aristocratique par l’exercice corporel et le labeur, voir plus loin § 12 (ibid., p. xxx). 82. Voir le chapitre vii de la Vita (éd. cit. n. 70, p. 292-295 et la note 5, p. 293 qui signale quelques autres occurrences de cette activité de graissage). Il n’est pas sans intérêt de souligner dans ce passage l’argument mis en avant par Amédée pour graisser les chaussures des moines-prêtres dont il estime indigne qu’ils le fassent de leurs propres mains, ces mains qui chaque jour consacrent le corps du Christ : il fallut au saint des prières insistantes pour que l’abbé lui autorise cette pratique, peu conforme aux usages cisterciens (ibid., p. 292-293, l. 16-22). Dans la Vie de Jean de Montmirail (BHL 4415) rédigée à Longpont dans les années 1230, le graissage de chaussures devient un signe emblématique de l’abaissement du grand aristocrate (Acta Sanctorum Septembris, viii, Anvers, 1762, col. 218-235, § 46, col. 227).

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rité, jusque dans les années 1220 au moins83, est clairement de mettre en valeur la participation communautaire aux travaux agricoles collectifs comme ciment de l’unité de la familia cistercienne et élément de distinction au sein du monde monastique contemporain84. En second lieu, il me semble que l’on peut reconnaître dans les détails du récit de l’exemplum de la Vierge faisant visite aux Cisterciens travaillant aux champs, un certain nombre de réponses à l’objection – fréquemment soulignée par les polémiques anti-cisterciennes et sans doute prise très au sérieux par les Cisterciens eux-mêmes – de l’incompatibilité du travail agricole et de la Règle, notamment en raison de la contradiction entre accomplissement des activités manuelles sous la forme du labeur agricole dans les champs et interdiction de sortir de l’enceinte monastique (RB 66,6)85. De fait, dans ses diverses versions, la description de la façon dont la Vierge et ses acolytes déambulent lentement au milieu du conventum metentium monachorum et tournent avec révérence autour (circuire) n’est pas sans évoquer la déambulation circulaire des rituels de consécration86. Tout se passe comme si le récit superposait à la fonction primordiale de protection de la Vierge et de ses acolytes une fonction de sacralisation du convent des frères travailleurs : c’est en définitive le monastère tout entier qui se transporte dans les champs et y est visité, protégé et consacré par la Vierge sur un mode visionnaire ou onirique qui n’est pas sans rappeler certains récits de fondation dans l’ordre87. 83. Il semblerait que cette priorité cède le pas à d’autres (l’ascèse et le mysticisme) dans l’hagiographie du milieu du xiiie siècle, comme tendrait à le montrer la production liée à Villers où le travail des champs est somme toute marginal (à quelques exceptions près signalées plus haut) : pour une première approche voir S. roisin, L’hagiographie cistercienne, cit. n. 64; M. cawley, Send me God : The Lives of Ida the Compassionate of Nivelles, Nun of La Ramée, Arnulf, Lay Brother of Villers, and Abundus, Monk of Villers, by Goswin of Bossut, preface de B. newMan, Turnhout, 2003 et E. Delaissé, F. arBoiT, « La Vie de Pierre, convers de Villers-en-Brabant au xiiie siècle. Édition critique et traduction », Analecta Bollandiana, 131, 2013, p. 299-374. 84. Voir dans cette même perspective, A. PlunkeTT-laTiMer, The Constructions of the Cistercian Lay Brother, cit. n. 45, p. 10-17. 85. À ce propos, on notera que trois des quatre occurrences de termini (enceinte extérieure de l’espace monastique) dans les Ecclesiastica Officia se trouvent dans le chapitre 75 de labore cité note 44, qui fournit des indications très précieuses sur la localisation du labor, en priorité hors de ces limites (extra terminos), sauf exceptions (Si conventus infra terminos laborat). De même, le labor manuum apparaît très systématiquement dans les récits exemplaires en association avec des verbes marquant l’éloignement du monastère (exire ad, ire ad, a labore redire) ; on soulignera dans l’exemplum De domno Odone quondam suppriore Claraeuallis du Grand Exorde (iii, 7 ; Conrad d’Eberbach, Exordium Magnum, cit. n. 70, p. 157-158) l’exaltation de la douceur à accompagner le conuentum fratrum […] ad laborem uadens et inde rediens ou encore dans la Vie de Jean de Montmirail (citée n. 82) l’expression Quadam vice conventus pro regularis laboris utilitate in agros exierat qui lie labeur et sortie dans les champs au respect de la règle (Acta Sanctorum Septembris, viii, Anvers, 1762, § 52, col. 228). 86. D. Méhu (dir.), Mises en scène et mémoires de la consécration de l’église dans l’Occident médiéval, Turnhout, 2008. On trouve l’expression conventum fratrum ad opus manuum exeuntem dans un autre récit du Grand Exorde (ii, 24 ; Conrad d’Eberbach, Exordium Magnum, cit. n. 70, p. 105-108) déjà signalé note 74. 87. C. caBy, « Couvents et espaces religieux chez Géraud de Frachet et Bernard Gui. Une topographie légendaire des origines dominicaines ? », dans Moines et religieux dans la ville (xiie-xve siècles), Toulouse, 2009 (Cahiers de Fanjeaux 44), p. 357-388.

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De cette façon, non seulement les champs moissonnés peuvent apparaître sous les traits d’un jardin paradisiaque – comme le suggère l’allusion au verger ou au banquet dans les versions d’Herbert et du Grand Exorde – mais est également créée une continuité spatiale entre le monastère clos et la communauté monastique aux champs, qui résout la contradiction entre travail agricole et rupture de la clôture, fréquemment relevée dans les textes cisterciens du xiie siècle88, et d’ailleurs pris en compte dans les Statuts89. Pour conclure, je souhaite revenir sur deux aspects complémentaires. L’un des points qui me semble essentiel à propos de la question du labor manuum des Cisterciens, telle que je l’ai rapidement présentée ici, est la façon dont, dans tous les cas, il est impossible de séparer la mise en œuvre concrète d’un modèle économique de la part des moines de leurs stratégies ecclésiologiques, dans la mesure où celles-ci mettent en cause ou construisent la fonction des moines dans la société au gré d’une multitude de typologies textuelles qui n’excluent pas les documents de la pratique, bien au contraire. De ce point de vue, le tournant des xie et xiie siècle est, à travers le nouveau monachisme, porteur d’un nouveau paradigme transmis tout autant par les chartes (et leurs réécritures dans les cartulaires et les pancartes), que par les textes normatifs, homilétiques ou hagiographiques et inscrit sur le terrain par la refonte des paysages. Par tous ces moyens, les Cisterciens non seulement accentuent l’image ascétique et pénitentielle des activités manuelles en prétendant y soumettre tous les membres de la communauté, même les moins adaptés physiquement et socialement – les milites90 –, mais ils l’enrichissent également – dans un premier temps au moins – d’une valeur à la fois productive, en en restreignant le sens aux travaux agricoles fonctionnels au bien commun, et positive puisque au service d’une plus grande perfection communautaire, garante de la supériorité revendiquée par l’ordre dans le monde monastique contemporain. 88. Par comparaison, voir le chapitre 5 du Parabolaire de Galand de Regny qui réhabilite le labor des moines à l’extérieur de la clôture : Galand de Regny, Parabolaire, éd. C. FrieDlanDer, J. leclercq, G. raciTi, Paris, 1992 (SC 378), p. 103-113 ; cf. C. caBy, « Comme un poisson dans l’eau », cit. n. 31, p. 145 et, pour une contextualisation du dépassement cistercien de l’opposition entre intérieur et extérieur du monastère, M. lauwers, « ‘Interiora’ et ‘exteriora’, ou la construction monastique d’un espace social en Occident entre le ve et le xiie siècle », dans La società monastica nei secoli vi-xii. Sentieri di ricerca. Atelier jeunes chercheurs sur le monachisme médiéval, Rome 12-13 juin 2014, éd. M. BoTTazzi, P. BuFFo, C. ciccoPieDi, L. FurBeTTa, Th. Granier, Rome-Trieste, 2016, p. 59-88. 89. Les Statuts du xiie siècle prennent en compte cet aspect de deux façons : d’une part en limitant les déplacements des moines à trop longue distance ou pour une durée dépassant la journée (voir par exemple Twelfth-century statutes from the Cistercian general chapter, éd. C. waDDell, Brecht, 2002, p. 107), d’autre part en réservant au cœur claustral certaines fonctions comme la célébration eucharistique (ibid., p. 88 à propos des autels dans les granges ou p. 90 : à propos de la saignée des convers interdite in grangiis sed in abbatia). 90. Le terme delicati est celui par lequel Hildemar désigne les aristocrates n’ayant aucune pratique du labeur des champs et qui n’ont aucune raison de le pratiquer au monastère, voir M. lauwers, « Opus manuum et labor agrorum », cit. n. 3, p. 885-887 sur le traitement des aristocrates convertis dans les règles anciennes.

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Cet enrichissement passe en particulier par l’élargissement de la fonction des activités manuelles des moines, y compris par rapport à la Règle de Benoît, puisqu’elles ne relèvent plus du seul ordre de la nécessité vitale – ce à quoi Rupert s’efforce de les limiter dans la foulée de la dépréciation globale du travail agricole des moines dans le monachisme post-carolingien, mais aussi en écho à l’exigence de respect de la Règle, revendiquée par les Cisterciens, et que Rupert leur conteste sur ce point notamment –, mais aussi d’autres fonctions comme celle de la redistribution des biens propres et de la recherche communautaire de la perfection dans l’unité et l’isolement du monde. Une recherche qui s’écarte d’autres modèles de subsistance ascétique qui excluent le labeur agricole et s’appuient, selon la terminologie cistercienne, sur le labeur d’autrui, y compris – pour le premier au moins – dans l’exercice d’une charité redistributive : le modèle – clunisien ou rupertien – de la rente foncière ou celui – érémitique – de la mendicité, également condamnés comme source d’asservissement monastique. Bref, sans correspondre à un renouvellement total de la perception des activités manuelles, les positions adoptées par les Cisterciens dans les débats monastiques du xiie siècle, tout en confirmant la fonction ascétique et pénitentielle du travail, n’en ouvrent pas moins la voie à une valorisation de l’exercice du labor manuum suarum de la Règle bénédictine, interprété en un sens exclusivement agricole, comme critère de définition et de distinction de l’identité de l’ordre. L’émergence de ce modèle doit sans doute beaucoup au contexte polémique de sa naissance qui a contribué à le projeter sur le devant de la scène, pour un temps somme toute relativement bref. Il me semble en effet que, par la suite, la charge polémique, et presque subversive, de l’affirmation d’un monachisme assumant pleinement le travail des champs s’émousse tant dans l’ordre, en raison des ajustements de l’économie des communautés et des difficultés récurrentes avec les convers, que dans l’Église, notamment face aux contestations des évêques à propos des dîmes ou à l’émergence de nouvelles formes de perfection régulière. De façon à première vue paradoxale, ce sont les frères mendiants qui désamorcent la force de la proposition cistercienne en déplaçant le critère de distinction essentiel : la question n’est plus tant d’opposer moines qui travaillent et moines qui ne travaillent pas de leurs mains, mais moines possédants et moines non possédants. En effet, le modèle du moine qui cultive la terre est par définition un modèle de moines propriétaires91, auquel les Mendiants opposent un modèle de frères pauvres qui ne cultivent donc pas la terre de leurs mains et déjouent l’oisiveté en s’inventant un autre labor, plus conforme que celui revendiqué par les Cisterciens à leur exigence primordiale de pauvreté.

91. Sur la tentative de rompre ce lien dans l’ordre de Grandmont dont la Règle limite le travail agricole à la mise en valeur des seules parcelles nécessaires à la subsistance et la quête à des situations d’urgence, voir E. Bain, Église, richesse et pauvreté, cit. n. 29, p. 148-156.

LES CONVERS CISTERCIENS : FRÈRES OU SERFS ? DU DISCOURS À LA PRATIQUE SOCIALE (VERS 1130-VERS 1230)* DiDier PanFili

Université Paris 1, LaMOP

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e labor manuum que les moines cisterciens pratiquent aux champs fit l’objet d’une théorisation et de débats dès les premiers temps de l’ordre, au point d’en devenir rapidement un marqueur fort1. Il est toutefois indéniable que ces discours devaient faire face à deux limites. La première fut la réticence – voire la résistance – ou l’incapacité de certains à exercer cette activité2. Bernard de Clairvaux en personne ne pratique pas le labor manuum3. La Cronica du monastère cistercien de Villiers – certes tardive – ne raconte-t-elle pas que l’abbé Arnulphe de Ghistelles lui-même, à la tête de l’abbaye de 1270 à 1276, estimait qu’un moine doit prier, lire, psalmodier, méditer, et ne pas perdre son temps à se consacrer au travail des champs4. La seconde limite est liée à des dispositions réglementaires : outre le fait qu’il était indispensable de libérer du temps aux moines pour la prière, il ne leur était pas permis – sauf autorisation spéciale de l’abbé – de s’éloigner à plus de deux heures de marche de l’abbaye afin, justement, de pouvoir participer aux offices dans l’abbatiale. Or, bon nombre de domaines grangiers sont éloignés des maisons monastiques5. Ces deux dispositions – ajoutées au refus du système de la tenure – ont très rapidement justifié le recours au salariat ainsi qu’aux convers6. * 1. 2.

3. 4. 5. 6.

Je tiens à remercier Joseph Morsel et Michel Lauwers dont les échanges, parfois anciens, ont contribué à l’élaboration et à l’amélioration de cet article. Voir dans ce volume la contribution de C. caBy. L’ordre recrute majoritairement ses moines au sein du monde aristocratique qui montre peu de goût pour les travaux des champs. G. DuBy, « Le monachisme et l’économie rurale », dans Il monachesimo e la riforma ecclesiastica, 1049-1122, Milan, Pubblicazioni della Universita Cattolica del Sacro Cuore, 1971, p. 336-350 ; C. BriTTain, BoucharD, Sword, Miter and Cloister. Nobility and the Church in Burgundy, 980-1198, Ithaca, 1987, p. 54 et suiv. C. caBy, « Les Cisterciens aux champs », cit. n. 1 : Bernard de Clairvaux compense par la prière son incapacité physique et son manque de compétences dans la pratique des travaux agricoles. É. Delaissé, « L’économie cistercienne à travers les sources narratives », dans É. Delaissé et J.-M. yanTe (éd.), Les Cisterciens et l’économie des Pays-Bas et de la principauté de Liège (xiiexive siècles), Louvain-la-Neuve, 2017, p. 112-113. D. PanFili, « Domus, grangia, honor et les autres. Désigner les “pôlesˮ cisterciens en Languedoc et Gascogne orientale (1130-1220) », Le Moyen Âge, 2017, p. 311-338. G. Ghislain, J.-C. chrisToPhe, Cîteaux. Documents primitifs, (« Cîteaux. Commentarii cistercienses »), 1988, p. 48-49 : Tunc diffinierunt se conversos laicos barbatos licentia episcopi sui suscepturos, eosque in vita et morte, excepto monachatu, ut semestipsos tractaturos, et homines etiam

Labeur, saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 403-456. Cisterciens, éd. éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 403PUBLISHERS DOI 456. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123786

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Le statut particulier de ces derniers n’est pas une création cistercienne : l’initiative en revient aux camaldules, mais chez eux, nombre de convers sont prêtres7. Et c’est sans doute avec les moines blancs, ainsi que chez les chartreux, que l’« institution » des convers – ces hommes qui n’ont pas prononcé la totalité des vœux, ne sont ni moines ni clercs, et consacrent l’essentiel de leur temps à des activités manuelles – a atteint son plus fort développement8. « À l’égal des moines, [les convers] sont nos frères et partagent nos biens tant spirituels que temporels »9. Ainsi s’achève l’article viii des statuts cisterciens de l’année 1134 rédigés par le chapitre général de l’ordre. Cela fait plusieurs décennies que l’on considère ces statuts non comme des normes strictes mais comme de simples prescriptions10. Les médiévistes se sont penchés sur le transfert plus ou moins important après 1250 du faire-valoir direct confié à des tenanciers, sur la possession et la perception de rentes très diverses dès le milieu du xiie siècle, sur l’intégration de serfs dans la familia des monastères, etc., autant d’éléments pourtant strictement interdits dans ces mêmes statuts de 113411. Ils ont ainsi montré qu’il y eut de nombreuses adaptations aux prescriptions, et ils ont relevé les fortes disparités d’un établissement à l’autre au regard de ces interdits, dans le temps comme dans l’espace. Pour autant, alors même que l’on a bien démontré que la mercenarios ; quia sine adminiculo istorum non intelligebant se plenarie die sive nocte praecepta regulae posse servare. 7. C. caBy, « Conversi, commissi et oblati : les laïcs dans les établissements camaldules au Moyen Âge », dans N. BouTeT (dir.), Les Mouvances laïques des ordres religieux, Saint-Étienne, 1996, p. 51-65. 8. Sur les origines de l’institution des convers chez les cisterciens et les influences extérieures à cette instauration, voir la synthèse de J. France, Separate but Equal. Cistercian Lay Brothers (1120-1350), Collegeville, 2012, p. 27-35. Voir également, pour les chartreux et les convers en général (cisterciens mais aussi clunisiens), le gros article de J. DuBois, « L’institution des convers au xiie siècle, forme de vie monastique propre aux laïcs », dans I laici nella Societas Christiana dei xi e xii, Milan, 1968, p. 183-261. 9. Statuta Capitulorum generalium ordinis Cisterciensis, tome 1 : Ab anno 1116 ad annum 1220, J.-M. canivez (éd.), Louvain, 1933, année 1134-viii. Désormais Statuta Capitulorum. Pour des éditions plus récentes, C. waDDell, Twelfth-Century Statutes from the Cistercian General Chapter, Cîteaux, Brecht, 2002, cap. XX, p. 515 et inst. VIII, p. 538. C. waDDell, Narrative and Legislative Texts from Early Cîteaux, Brecht, Commentarii cistercienses, 1999, inst. VIII, p. 460. 10. Voir, notamment en matière d’interdits alimentaires, M. Mousnier, L’abbaye cistercienne de Grandselve et sa place dans l’économie et la société méridionales (xiie-xive siècles), Toulouse, CNRS, 2006, p. 290. 11. Parmi plusieurs colloques incluant des études sur un grand nombre d’espaces européens : L’Économie cistercienne. Géographie, mutations du Moyen Âge et aux Temps modernes (Flaran 2, 1981), Auch, 1983 ; L. Pressouyre (dir.), L’Espace cistercien, Paris, 1994. Parmi des travaux sur le Languedoc et la Gascogne qui m’intéressent plus particulièrement ici : C. hoFFMan, BerMan, Medieval Agriculture, the Southern French Countryside, and the Early Cistercians. A Study of Forty-three Monasteries, Philadelphie, 1986 ; M. Mousnier, L’Abbaye cistercienne de Grandselve et sa place dans l’économie et la société méridionales (xiie-xive siècles), Toulouse, 2006 ; iDeM, La Gascogne toulousaine aux xiiexiiie siècles. Une dynamique sociale et spatiale, Toulouse, 1997. Des travaux sur d’autres espaces : B. Barrière, Moines en Limousin. L’aventure cistercienne, Limoges, 1998 ; J.-B. leFèvre, Vivre dans une abbaye cistercienne aux xiie et xiiie siècles, Moisenay, 2003 ; J.-R. laDurée, Les Cisterciens face à leur environnement spatial et humain : exemple des abbayes claravalliennes possessionnées dans le Bas-Maine (début xiie-fin xve siècle), thèse tapuscrite, Rennes, 2014.

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plupart des clauses des normes restrictives n’ont pas tenu plus de cinquante ans, la question des rapports de production concernant moines et convers cisterciens12 n’a guère fait l’objet de réflexions, comme s’il n’avait pas paru nécessaire de reconsidérer l’affirmation particulière de l’égalité entre les deux groupes après 113413, alors même qu’en 1188, le chapitre général de l’ordre interdit aux aristocrates de devenir convers14. Il est pourtant certain que les cisterciens avaient réalisé une véritable révolution : ils rompirent en effet avec la tradition des moines noirs qui ne permettaient qu’aux seuls membres de l’aristocratie d’intégrer la clôture, même si – on l’a déjà dit – ils n’étaient pas les premiers. S’ils profitaient indiscutablement des bénéfices spirituels liés à leur statut, les convers – ou frères lais – n’en étaient pas moins séparés des moines dans l’abbatiale – seuls ces derniers avaient accès au chœur – et disposaient d’un dortoir, d’un réfectoire et d’autres locaux ou bâtiments spécifiques. Vers 1200, moines et convers peuplent le monastère cistercien, avec d’autres membres de la familia aussi divers que des donats et parfois des serfs, voire des esclaves, sans même parler des salariés15. L’essentiel des publications sur les convers – dont certaines sont très utiles par ailleurs – a donc éludé la question des rapports de production au sein des monastères cisterciens : on s’est souvent contenté d’évoquer la répartition différenciée des tâches, maintes fois rappelée, ou encore d’aborder – par le biais des analyses archéologiques du bâti – la ségrégation spatiale entre moines et convers au sein des abbayes, ou enfin de rappeler en quelques phrases descriptives l’importance des convers dans la production cistercienne, etc.16 ; à ce propos, on ne trouvera pas, dans les pages qui suivent, d’éléments sur les activités des convers, sauf à expliquer une position particulière au sein du monastère17. Il est vrai toutefois que, lorsqu’on se tourne du côté des 12. J’entends par « rapports de production » l’organisation des relations entre abbé, moines et convers dans la mise en œuvre des forces productrices et le partage des fruits de l’activité. 13. Voir ci-dessous pour un point historiographique. 14. C. waDDell, Twelfth-Century Statutes, cit. n. 9, 1188, nº 10, p. 151. On reviendra sur l’interprétation de cette interdiction en deuxième partie. 15. Ces esclaves – des Maures – sont toutefois exceptionnellement rares et concernent des abbayes portugaises. R. DuranD, « L’économie cistercienne au Portugal », dans L’Économie cistercienne, cit. n. 11, p. 101-117. 16. Parmi les références qui demeurent très utiles sans avoir partie liée avec ce questionnement : J. DuBois, « L’institution des convers », cit. n. 8, p. 183-261. C. hoFFMan, BerMan, Medieval Agriculture…, cit. n. 11, qui élude la question dans une note de la page 58. M. ToePFer, Die Konversen der Zisterzienser. Untersuchungen über ihren Beitrag zur mittelalterlichen Blüte des Ordens, Berlin, 1983. C. Greenia, « Cistercian laybrothers in the twelfth and twentieth centuries », Cistercian Studies Quarterly, 1992, p. 341-351. G. GassMann, Konversen im Mittelalter. Eine Untersuchung anhand der neun Schweizer Zisterzienserabteien, Zürich, 2013. P. BenoîT et J. rouillarD, « Les convers : une force de travail (xiie-xve siècle) », dans M. A. FernanDes, Marques et H. osswalD (dir.), Cister : por entre Historia e Imaginario, Sao Cristovao de Lafoes, Associaçao dos Amigos do Mosteiro de Sao Cristovao de Lafoes, 2014, p. 155-175. Ce dernier article, plein de qualités, finit par évoquer les rapports de domination, mais cette question est cantonnée à une note, l’auteur indiquant que là n’était pas son objet. 17. Les convers auxquels une activité est associée forment une sorte d’élite parmi les frères lais, du fait même de leurs compétences. Mais il y a ceux, beaucoup plus nombreux, qui vivent sur les domaines grangiers et qui, pour la plupart, courbent l’échine dans les champs. Néanmoins, les scripteurs pré-

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actes dits « de la pratique », les données les concernant sont loin d’être abondantes ou précises. Et elles ne sont guère plus fournies dans les écrits normatifs et narratifs cisterciens. D’autres chercheurs ont – à des degrés divers, et le plus souvent à partir de questionnements non centrés sur la problématique qui est la mienne – émis des propositions sur la relation qu’entretenaient convers et moines. Il ne s’agit pas ici de faire un inventaire des positions diverses, qui serait fastidieux, mais de mettre en exergue une dualité ancienne des points de vue, qui ne permet guère plus d’aborder le cœur du problème, tant les positions sont tranchées18. Il y a d’abord – chronologiquement – les tenants du manque total de discipline des convers, justifiant les réactions de la hiérarchie. C’est à James H. Donnelly que l’on doit d’avoir ouvert le bal dès 194919. Cet auteur ne retient pratiquement que les tensions et conflits qui opposent les convers aux moines de chœur et aux abbés, pour dresser une liste de plus de 120 révoltes de frères lais, afin de démontrer leur indiscipline, qui expliquerait non seulement le déclin de l’institution des convers mais également celui de l’ordre cistercien à partir du xive siècle. Cet ouvrage, longtemps resté sans réelle réponse critique – mais je suis loin d’avoir compulsé toute la littérature sur les convers –, a visiblement servi de doxa chez les spécialistes des cisterciens20, permettant à quelques-uns de nuancer légèrement cette position, mais sans en faire une critique globale21. À l’inverse, des chercheurs ont insisté sur la forte domination exercée par les moines sur les convers.

18. 19. 20.

21.

cisent rarement l’activité spécifique exercée par certains convers. Les cartulaires étudiés (voir plus loin, notes 34 et 35) ne sont absolument pas généreux en mentions de ce type, à commencer par Gimont – une seule occurrence d’un convers sutor vers 1194 et d’un vacher en 1164 – pourtant si prolixe sur les frères lais (contre trois mentions pour les moines : un maçon, un gardien de chevaux et un moissonneur). Et très peu d’activités autres qu’agricoles ont été repérées (les fonctions du type grangiarius ou hospitalarius ne sont pas retenues ici) : 1/ coquinarius : Silvanès 236 (1166), Valmagne 101 (1173), 130 (1186), 167 (1184) : cas intéressant puisque l’acte précise Gaucelmus de Lisignano quoquinarius Mercurine (Mercouine étant une grange proche de Valmagne) ; 2/ pistor : Obazine 202 (1165-1166), Valmagne 126 (1173) ; 3/ sutor : Berdoues 302 (1151), Valmagne 78 (1180), Gimont 2-189 (1194ca), Obazine 1085 (1227) ; 4/ textor : Valmagne 355 (1182), Obazine 498 (1189-1190) ; 5/ faber : Grandselve f. 64v (1178), Obazine 498 (1189-1190) ; 6/ fusterius : Valmagne 317 (1204) ; 7/ operarius ecclesiae : Silvanès 207 (1153). Je renvoie ici à la synthèse de P. BenoîT et J. rouillarD, « Les convers », cit. n. 16, p. 155-175. Les lignes qui suivent se contentent de présenter les propos des auteurs. Les discussions sur ces propositions seront abordées tout au long de l’article. J. S. Donnelly, The Decline of the Medieval Cistercian Laybrotherhood, New York, 1949. C’est en particulier le cas de L. J. lekai, The Cistercians : Ideals and Reality, Kent, Kent State University Press, 1977, p. 341, qui reprend l’idée selon laquelle la vocation religieuse des convers a disparu au xiiie siècle, entraînant une subordination et une rébellion chroniques contre la hiérarchie monastique. C’est aussi ce que laisse entendre J. France, Separate But Equal, cit. n. 8, p. xvii-xviii de l’introduction. À moins que le silence sur cette thèse, non seulement particulière mais surtout excessive, ait été une manière de mise à mort ? Il semblerait qu’il faille attendre l’article de J.-B. leFèvre, « Quelques approches des convers cisterciens aux xiie-xiiie siècles », dans N. Boucher (éd.), Signy-l’Abbaye, site cistercien enfoui, site de mémoire et Guillaume de Saint-Thierry, Signy-l’Abbaye, 2000, p. 269-304, pour que les propos de Donnelli soient largement discutés. Et c’est enfin J. France, Separate But Equal, cit. n. 8, p. 300-322, qui assène à la thèse un coup fatal.

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Ainsi en est-il d’Othon Ducourneau et de Jean Leclercq, qui vont à l’encontre de la position précédente, en considérant que l’état d’humilité des convers a été transformé en celui d’humiliations, pour reprendre une expression du second22. Pour Martha G. Newman, qui place la caritas au cœur de son ouvrage, le fait que la clôture cistercienne soit dominée par les aristocrates débouche sur des écrits qui ignorent le plus souvent le rôle des convers et qui postulent leur incapacité – ou peu s’en faut si l’on excepte les maîtres de grange – à accéder à des fonctions de direction, telles que celle de cellérier par exemple23 – ce que confirment largement les actes de la pratique languedociens et gascons24. Enfin, une sorte de troisième voie se dégage depuis quelques années, qui minimise chacune de propositions précédentes – convers désobéissants et ambitieux vs. convers soumis et dominés –, pour tenter d’ouvrir de nouvelles pistes. Ainsi en est-il de Brian Noell qui remet en cause la vision de Martha G. Newman et considère que les convers ne forment pas seulement une masse de subalternes insoumis25. Il exhume de ce groupe des cas de frères lais qui ont exercé des fonctions de direction, et d’autres à qui furent confiées d’importantes missions politiques. Pour lui, les révoltes des convers ne sont ni dues à leur indiscipline, ni à leur oppression mais au fait que l’ordre leur dénia la moindre récompense pour leur gestion réussie des affaires monastiques. Reste enfin l’ouvrage récent de James France26 pour qui le problème disciplinaire n’est pas plus important chez les convers que chez les moines, et pour qui l’augmentation du nombre d’incidents au tournant des xiie-xiiie siècles indique davantage une crise générale de l’Ordre qu’un ressentiment des frères laïcs ; par conséquent, le déclin de l’institution serait attribuable à d’autres causes, à des facteurs sociaux et économiques importants qui échappent au contrôle des moines blancs. Sa position globale sur les convers dans le monastère cistercien est affirmée dès le titre : Séparés mais égaux27. Si la réflexion autour des convers cisterciens tourne un peu en rond, il en va tout autrement de celle portant sur la seigneurie monastique et sur le dominium ecclésiastique – une réflexion dont on peut s’étonner qu’elle n’ait pas été sollicitée par celles et ceux qui ont travaillé récemment sur les convers. Parmi les propositions récentes, le concept d’inecclesiamento de Michel Lauwers ne doit pas être 22. O. Ducourneau, (OCR), « De l’institution et des us des convers dans l’Ordre de Cîteaux (xiie et xiiie siècles) », dans Saint Bernard et son temps, Dijon, 1929, tome 2, p. 139-201. J. leclercq, « Comment vivaient les frères convers », dans I laici nella Societas Christiana dei xi e xii, Milan, 1968, p. 152-182. 23. M. G. newMan, The Boundaries of Charity : Cistercian Culture and Ecclesiastical Reform, 10981180, Stanford, 1996, p. 102 et suivantes. 24. Voir plus loin, ainsi que les annexes : listes des convers et des moines de Gimont (1140-1200), où tous les compléments (prior, cellerarius, scriba, etc.) ont été relevés. 25. B. noell, « Expectation and unrest among Cistercian lay brothers in the twelfth and thirteenth centuries », Journal of Medieval History, 2006, p. 253-274. 26. J. France, Separate But Equal, cit. n. 8. 27. Cet ouvrage – pour précieux qu’il soit sur plusieurs points, à commencer par la bibliographie considérable qu’il brasse – n’en pose pas moins quelques problèmes liés à des affirmations et à des partis pris parfois déconcertants.

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réduit à ses seules implications spatiales : phénomène global, il a aussi un fort versant social28. De même, toute une série de travaux repose la question de formes de dépendances radicales ou non, ainsi que celle du servitium29. Car la société féodale a euphémisé – pour la rendre supportable au plus grand nombre – la domination. La question n’est plus celle de la distinction entre libres et non libres, qui prévalait à l’époque carolingienne. Au xiie siècle, tous les hommes sont insérés dans des liens de dépendance – avec évidemment une gradation – et sont soumis à un servitium. Tous – y compris les rois et les papes – le sont à l’égard de Dieu, le Dominus suprême, devant qui ils doivent venir se soumettre a minima chaque dimanche à l’église ; mais l’écrasante majorité l’est également vis-à-vis d’un autre homme, qu’il s’agisse d’un vassal envers un plus puissant que lui – certes dans le cadre d’une dépendance dite honorable et d’un servitium honorable – ou d’un paysan qui s’est vu confier des tenures par un ou plusieurs seigneurs, laïcs ou ecclésiastiques – le sud de la France n’est-il pas l’espace où se développent au xiie siècle les mentions de fiefs roturiers pour désigner les tenures ? – en raison desquelles pèsent aussi un servitium sur le paysan. Et les serfs languedociens et gascons du xiie siècle, dont tous ne sont pas à plaindre d’un strict point de vue économique, ne s’engagent-ils pas, lors de leur hommage, à amare et servire leur seigneur30 ? À ce premier brouillage sémantique autour du servitium s’ajoute celui concernant le servage. Dans ce cadre, au xiie siècle, c’est au terme homo, associé à un possessif, qu’on a le plus souvent recours dans des expressions du type homo meus, homo proprius meus ou vester ; mais ce même mot désigne également des communautés entières, via l’expression homines de villa X ou homines de castro Y31, etc. qui montre à quel point l’essentiel est la fixation des hommes et des femmes sur la terre qu’ils exploitent et dont ils assurent la « garde » au profit des seigneurs32. 28. M. lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005, p. 269-276. Pour le versant social du concept, M. lauwers, « De l’incastellamento à l’inecclesiamento. Monachisme et logiques spatiales du féodalisme », dans D. ioGna-PraT, M. lauwers, F. Mazel et I. rosé (dir.), Cluny, les moines et la société au premier âge féodal, Rennes, 2013, p. 315338, en particulier ici p. 323. 29. J. Morsel, L’Aristocratie médiévale. La domination sociale en Occident (ve-xve siècle), Paris 2004, en particulier p. 170-222. J. DeMaDe, Ponction féodale et société rurale en Allemange du sud (xiexvie siècles). Essai sur la fonction des transactions monétaires dans les économies non capitalistes, thèse tapuscrite, Université Marc Bloch Strasbourg 2, 2005. L. kuchenBuch, « Servitus im mittelalterlichen Okzident. Formen und Trends (7.-13. Jahrhundert) », dans A. Dierkens, N. schroeDer et A. wilkins (dir.), Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ? Recueil d’études offert à Jean-Pierre Devroey, Paris, 2017, p. 235-274. Voir par ailleurs, dans ce volume, les contributions de M. lauwers et de N. schroeDer. 30. M. Mousnier, « Jeux de mains, jeux de vilains. Hommage et fidélité servile dans le Languedoc médiéval (xiie-xiiie siècles) », Histoire et Sociétés Rurales, 14, 2000, p. 11-54. D. PanFili, Aristocraties méridionales. Toulousain et Quercy (xie-xiie siècle), Rennes, 2010, p. 317-326. 31. En Languedoc, comme en Gascogne, le castrum désigne dans les actes du xiie siècle le village. 32. J. Morsel, L’Aristocratie médiévale, cit. n. 29, p. 173. L. kuchenBuch, « De la demeure à l’habiter ? Remarques à propos de l’hypothèse d’une spatialisation du social au Moyen Âge (1035 ; 893/1222) », dans J. Morsel (dir.), Communautés d’habitants au Moyen Âge (xie-xve siècles), Paris, 2018, p. 43-72 ;

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Il ne s’agit pas ici de chercher à invalider des décennies de travaux portant sur les convers ou sur les cisterciens mais, en partant d’eux et par un retour à la documentation, de penser l’explication en terme de système, en s’attachant à cet élément central que fut l’intégration des convers et au servitium – envers Dieu et les communautés monastiques – qui était le leur dans le cadre du domaine grangier. Le propos ne consistera pas uniquement à lister des formes de désobéissance et/ou de maltraitance, mais bien à les replacer dans un jeu d’échelle qui permettra d’interroger le fonctionnement même du rapport de production cistercien à ses débuts. La question n’est donc pas tant de savoir s’ils étaient indisciplinés, dominés par les moines de chœur ou s’ils étaient leurs égaux – on peut trouver pour chacune de deux premières propositions des exemples nombreux qui s’annulent –, mais bien de revenir sur le discours autour de frater, ce mot tiré de la parenté spirituelle, si prégnante au xiie siècle, qui renvoie à une relation horizontale faisant de tout chrétien un frère. Appliqué aux convers intégrés dans le monastère cistercien, ce mot traduit-il une réalité sociale, ou maintient-il artificiellement un mythe originel d’emblée incompatible avec les fondements mêmes de l’organisation des communautés telle qu’elle fut définie par l’ordre ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de reprendre à nouveaux frais les discours normatifs et narratifs33 sur les convers, mais également les chartes et notices pour y traquer les informations, souvent ténues, qu’elles offrent. Pour ces dernières, je me suis limité à l’analyse de sept fonds cisterciens du Languedoc et de la Gascogne orientale (Berdoues, Franquevaux, Gimont, Grandselve, Obazine, Silvanès, Valmagne34), auxquels ont été adjoints les actes de trois autres établissements de ces mêmes espaces mais dont la documentation est moins fournie, plus tardive ou constituée pour l’essentiel d’analyses (Belleperche, Bonnefont, et, dans ce même volume, J. Morsel, « Communautés d’habitants médiévales. Position des problèmes et perspectives », p. 5-39. 33. Je ne prétends nullement à l’exhaustivité. Voici les principaux documents consultés : C. waDDell, Twelfth-Century Statutes from the Cistercian General Chapter, Brecht, Commentarii cistercienses, 2002. C. waDDell (éd.), Cistercian Lay brothers : Twelfth-Century Usages with related Texts, Brecht, Commentarii cistercienses, 2000. C. waDDell, Narrative and Legislative Texts from Early Cîteaux, Brecht, Commentarii cistercienses, 1999. Conrad D’eBerBach, Le Grand Exorde de Cîteaux ou le récit des débuts de l’ordre cistercien, J. Berlioz (éd.), Turnhout, 1998. D. choisseleT et P. verneT (éd.), Les Ecclesiastica officia cisterciens du xiie siècle, Reiningue, 1989. J.-A. leFèvre, (éd), Usus conversorum, Collectanea O. Cist. Ref., xvii, 1955. J.-M. canivez (éd.), Statuta Capitulorum generalium ordinis Cisterciensis, Louvain, 1933. Thesaurus Exemplorum Medii Aevi (ThEMA) du GAHOM (http ://gahom.ehess.fr/index.php ?434). D’autres documents – qui seront cités en note à mesure de leur exploitation – s’ajoutent mais sont utilisés de façon très ponctuelle. 34. Berdoues : J.-M. cazauran, Cartulaire de Berdoues, La Haye, 1905. Franquevaux : AD Gard, H 36 à 42, H 45, H 54, H 62 à 67, H 70, H 73 à 83, H 95. Gimont : A. clerGéac (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Gimont, Paris, 1905. Grandselve : cartulaires inédits : 1/ granges de Lassale, Baniols et Vieillesaygues – BnF, Lat. 9994 ; 2/ exemptions - BnF Lat. 10010. Obazine : B. Barrière (éd.), Le Cartulaire de l’abbaye cistercienne d’Obazine (xiie-xiiie siècle), Clermont-Ferrand, 1989 ; l’abbaye d’Obazine n’est pas à proprement parler en Languedoc, mais plusieurs de ses granges – les mieux documentées – s’y trouvent. Silvanès : P.-A. verlaGueT (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Silvanès, Rodez, 1910. Valmagne : deux cartulaires inédits – AD Hérault 9 H 37 et 9 H 39 : Henri Barthès en prépare l’édition avec la collaboration d’Hélène Débax – à paraître au CTHS.

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6 7 4 58 401 209 198 60 943

19 75 227 160 218 63 23 7 3 795

1 1 25 112 75 69 96 57 95 127 38 696

10 49 145 182 251 163 72 6 878

total

Obazine

1 42 85 176 160 10 16 3 1 11 505

Berdoues

5 14 33 80 113 87 210 186 136 23 887

Gimont

Silvanès

2 2 11 39 62 20 9 11 6 162

Grandselve (BnF lat 9994)

Valmagne

avant 1130 1130-1139 1140-1149 1150-1159 1160-1169 1170-1179 1180-1189 1190-1199 1200-1209 1210-1219 1220-1229 total

Franqueveaux

Fontfroide35). Par ailleurs, les actes des sept fonds principaux présentent des différences notables : entre certaines chartes très longues de l’abbaye de Valmagne et les notices particulièrement courtes – et fort nombreuses – du monastère d’Obazine, la probabilité de rencontrer des convers n’est évidemment pas identique.

13 74 217 648 1168 825 963 461 264 185 47 4865

Tab. 1. 4 865 actes antérieurs à 1230.

À partir de cette documentation variée et parfois pleine de biais, un regard sera d’abord porté sur les façons de désigner les convers et d’indiquer leur présence (i). C’est ensuite dans la masse de plusieurs milliers d’actes antérieurs à 1230 – et même, pour l’essentiel, antérieurs à 1200 – que seront analysées les formes de recrutement des frères lais, ainsi que les fonctions – et non les activités – auxquelles certains eurent accès (ii). Enfin, il s’agira de cerner les rapports de domination – variables – au sein des communautés, ainsi que la question du rapport de production et celle du servitium (iii).

35. Belleperche : recueil inédit, BnF, collection du Languedoc, Doat, vol. 91 et 92. Bonnefont : C. saMaran et C. hiGouneT (éd.), Recueil des actes de l’abbaye cistercienne de Bonnefont en Comminges, Paris, 1970. Fontfroide : V. De BecDelièvre (éd.), Le Chartrier de l’abbaye cistercienne de Fontfroide (8941260), Paris, 2009, 2 vol.

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i. DésiGner les convers eT inDiquer leur Présence Cette première série de questionnements est essentielle, même si elle peut ne pas paraître tout à fait centrale. La manière de désigner les convers et d’indiquer – ou non – leur présence dans les actes témoigne en effet de la conception que l’on se fait, au sein des monastères, des frères lais et de la place qu’on leur accorde dans la communauté.

I.1. Les modes de désignation des convers Le choix du mode de désignation des convers varie d’une abbaye à l’autre. Dans les abbayes gasconnes de Berdoues et de Gimont, la dernière étant fille de la précédente, on emploie de préférence frater X ou frater X, conversus pour désigner les convers, et le mot frater leur est longtemps réservé. À Franquevaux, où l’emploi de frater comme complément anthroponymique est rare – douze actes sur 194 en proposent une occurrence –, seuls trois, tardifs, concernent des convers36. À Silvanès comme à Obazine, la sémantique de la parenté spirituelle est totalement absente – sauf dans la formule désignant les destinataires de la donation : et omnibus fratribus presentibus et futuris, pour qualifier tant les moines que les convers, toujours respectivement et exclusivement désignés comme monachi et conversi. Or, ces trois abbayes – comme les deux gasconnes – sont immédiatement entrées sous obédience cistercienne. Quant à Grandselve et Valmagne, qui ont respectivement existé 31 et 18 ans avant d’intégrer l’ordre, elles ont fait du mot frater un usage différent. Dans l’abbaye gasconne, frater s’applique indistinctement aux moines et aux convers jusqu’en 1187, date après laquelle seuls ces derniers sont ainsi désignés. Valmagne se distingue plus encore : le mot n’y est jamais utilisé avant 1155, date du rattachement du monastère à l’ordre cistercien ! Par ailleurs, sur les 887 actes, 126 emploient le mot frater pour désigner un moine après 1155 et tant que dure la couverture documentaire jusqu’en 1212. Les convers ne sont ainsi désignés que dans 22 actes, dont dixneuf sont postérieurs à 118437, et qui sont tous rédigés par des notaires publics d’Agde38, de Béziers39 ou de Montpellier40, ce qui n’est nullement le cas des actes concernant les moines, presque toujours instrumentés par l’un d’entre eux. Ainsi 36. Franquevaux : H 37-17 (1180), H 41 (1192) et H 40 (1200). 37. Valmagne 180 (1168), 92 (1177), 123 (1177), 128 (1184), 170 (1184 n.s.), 287 (1184), 290 (1185), 855 (1185), 129 (1186), 412 (1187), 361 (1188), 362 (1189), 760 (1191), 689 (1192), 720 (1193), 688 (1196), 695 (1196), 678 (1197), 716 (1198), 717 (1199), 733 (1199), 706 (1203), 722 (1209), 842 (1210). 38. Par exemple : Valmagne 842 (1210) : acte rédigé par Jacques, notaire public à Agde. Le convers dont il est question est connu comme tel par d’autres actes. 39. Par exemple : Valmagne 290 (1185) : acte rédigé par Bernard Cota, notaire public à Béziers. Les convers dont il est question sont connus comme tels par d’autres actes. 40. Par exemple : Valmagne 412 (1187) : acte rédigé par Jean Laurent, notaire public à Montpellier. Le convers dont il est question est connu comme tel par d’autres actes.

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Fig. 1. Pourcentage d’actes désignant un moine de Gimont comme frater.

donc, à Valmagne, dans les actes rédigés au sein du monastère par un membre de la communauté, on dénie aux convers la qualité de frère alors que les notaires publics la leur accordent41 ! Revenons pour finir au cas de Gimont et à l’attribution du substantif frater accolé au nom d’un moine. Jusqu’en 1188, on ne dispose que de quatre exemples. Passée cette date, et alors même que la documentation se fait moins généreuse, les occurrences de ce type se multiplient, brouillant les pistes des usages sémantiques « habituels », à un moment où, par ailleurs, le recours aux convers comme témoins des actes s’effondre42. Retenons pour finir que dans quatre des cinq abbayes fournissant des informations sur cette question, la décennie 1180 apparaît comme un moment de rupture dans les pratiques de désignation des hommes vivant dans la clôture.

I.2. La place des convers dans les actes Au-delà de la manière de désigner les convers, l’analyse de leur présence dans les actes de la pratique révèle, là encore, des situations extrêmement contrastées. Trois exemples suffiront pour témoigner des écarts considérables qui coexistent avant 1200. L’analyse des listes de témoins – et de plus rares mentions dans le corps du texte – permet ainsi d’observer la place que l’on accorde aux convers au sein de 41. On notera par ailleurs que trois des quatre plus anciennes mentions de convers tirées des cartulaires de Valmagne renvoient à la grange rouergate de Canvern : Valm 247 (1158), 256 (1159) et 244 (1162). 42. Gimont 4-6 (1158), 6-58 (1161), 6-46 (1166), 5-104 (1173), 6-70 (1188), 5-115 (1189), 5-113 (1190), 5-114 (1190), 6-139 (1191), 6-140 (1191), 4-99 (1194), 2-194 (1195), 2-196 (1195), 3-72 (1195), 3-76 (1195), 5-128 (1208).

413

les convers cisterciens : frères ou serfs ? Nb d’actes total

avec convers

%

Nb de convers par acte

Gimont

729

546

74,9

2,2

Valmagne

793*

204

25,7

2,1

Silvanès

511

16

3,1

1,4

Abbaye

Tab. 2. La présence des convers dans les actes antérieurs à 1200. * ont été décomptés 104 actes n’impliquant que des laïcs.

la communauté : Gimont apparaît comme l’abbaye où les convers sont tout autant présents que les moines ; les trois-quarts des actes en mentionnent, ce qui en fait un beau laboratoire d’observation. Valmagne dévoile une situation similaire aux autres établissements cisterciens étudiés non présents dans le tableau, avec plus ou moins un quart des actes évoquant des convers. À l’opposé de cette situation, seuls 3,1 % des 511 actes de Silvanès nomment un ou des frères lais, soit 25 fois moins qu’à Gimont. Un acte du monastère rouergat – qui relate la confirmation en 1153 de donations antérieures par cinq frères, membres de la lignée du Pont de Camarès – est à cet égard tout à fait significatif 43. L’acte est particulièrement solennel44 et la longue liste de témoins confirme son importance : treize noms d’aristocrates laïcs ainsi que ceux de dix-huit moines sont égrenés, qui précèdent la mention conversi vero quamplures hujus rei sunt testes. Des convers sont donc présents, témoignant qu’ils ne sont pas totalement exclus, mais on ne juge pas utile de les désigner par leur nomen proprium à l’égal des autres moines. De surcroît, dans les cartulaires des deux abbayes gasconne et bas-languedocienne, on croise en moyenne 2,2 et 2,1 convers par acte contre 1,4 à Silvanès, mais ce n’est pas vraiment un argument : ce sont très souvent les mêmes individus qui sont présents lors de la rédaction d’actes, à l’image de la pratique des moines en matière de témoignage : on peut évoquer le cas du convers Bertrand de Rocafort, témoin de 89 actes passés à Grandselve entre 1142 et 117445, celui d’Arnaud de Bruguère, convers à Gimont, cité dans 59 listes de témoins de 1142 à 117646, ou enfin celui de Bernard Richard, convers de Valmagne affecté à la grange de Valautre, présent dans 51 actes rédigés entre 1184 et 120447. Quoi qu’il en soit, le constat est qu’on ne peut nullement généraliser à l’ensemble des éta43. Silvanès 70 (1153). 44. Sans entrer dans le détail car ce n’est pas ici le lieu, Arnaud du Pont de Camarès, le père des cinq frères, est un généreux donateur. Ses fils reviendront souvent à l’abbaye mais davantage pour en obtenir des compensations financières contre confirmations que pour réaliser des véritables donations. 45. Il apparaît une première fois comme convers de Grandselve dans une liste de témoins d’un acte passé avec Gimont : Gimont 1-2 (1142) : Bertran de Roccafort conversus Grandissilve. Pour les références strictement incluses dans le cartulaire de Grandselve, il est présent de 1153 (Grandselve, f. 180v) à décembre 1174 (ibid., f. 46v). 46. Voir annexe 1 : Liste des convers de Gimont. 47. Voir annexe 2 : Liste des convers de Valmagne.

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Fig. 2. % d’actes mentionnant des convers à Gimont.

Fig. 3. Nombre moyen de convers par acte à Valmagne.

blissements cisterciens ce qui est observé dans une abbaye, chaque monastère semblant différer dans sa « gestion » de la représentation des convers. En outre, ces données brutes ne donnent pas accès aux évolutions perceptibles et partout concomitantes. Une rupture s’observe en effet au tournant des années 1180-1190. Elle est particulièrement sensible à Gimont où la présence de convers dans les actes passe d’une moyenne de 79,3 % des actes rédigés entre 1145 et 1189, à 48,2 % à partir de 1190. C’est, rappelons-le – et il y a peu de chance pour qu’il s’agisse d’une coïncidence et moins encore d’un changement de scripteur48 –, le moment où la désignation frater connaît un brouillage et s’applique aux moines alors qu’elle était jusque-là « réservée » aux frères lais. 48. À l’instant de cette rupture, le scripteur de l’abbaye est Guillaume Pierre, que l’on suit de 1164 à 1209. Cependant, pour aller au bout de l’analyse, il se peut que cette mini « révolution » scripturale concernant les convers soit liée à un événement qui se serait produit en 1188 et qu’on présentera plus loin.

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

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Au sein de l’abbaye bas-languedocienne de Valmagne, ce n’est pas tant le nombre d’actes mentionnant des convers qui diminue, que le nombre moyen de convers présents dans chaque acte qui subit une forte érosion après 1189. Alors que le nombre global de témoins ecclésiastiques et laïcs passe d’une moyenne de sept à dix entre 1180 et 1200, celui des frères lais est réduit de moitié en moins d’une décennie (de 2,5 à 1,2 individu par acte). Ainsi, tant dans les modes de désignation que dans la représentation des convers, les actes des différents cartulaires – si l’on exclut celui de Silvanès qui ne leur est guère favorable dès les années 115049 – font apparaître un changement d’attitude à leur égard au tournant des années 1180-1190.

I.3. À Gimont, une importante place accordée aux convers ? Le cartulaire de Gimont, le plus riche en actes mentionnant des frères lais, permet de dresser des listes de moines et de convers entre 1140 et 1200 : aux 122 moines identifiables répondent, de manière assurée, 148 convers50. Mais la documentation retenue ici est évidemment peu propice à une telle analyse, car elle ne renseigne pas sur la totalité des individus formant la communauté, à la différence de certains livres de comptes51 qui de surcroît présentent aussi les salariés, ce que les cartulaires étudiés ne font jamais. Sans prétendre proposer via les chiffres qui viennent d’être donnés un rapport moines-convers, on est loin – a priori – du double évoqué dans de nombreux travaux, voire du triple, comme à l’abbaye de Rievaulx vers 1160 ou à Vaucelles et Villiers-en-Brabant vingt ans plus tard52, mais Gimont se situerait au-dessus de l’abbaye milanaise de Chiaravalle où le nombre de convers est très inférieur à celui des moines53. Néanmoins, comme le 49. Que confirment d’autres aspects qui seront abordés plus loin. 50. N’ont pas été incluses dans cette liste les promesses de conversion (pas plus qu’elles ne l’ont été pour les moines), sauf si l’individu est repéré comme ayant intégré le monastère dans les actes postérieurs. Voir en annexe la liste de ces convers ainsi que celle des moines. 51. Voir en particulier le cas, pour les années 1269-1270, de l’abbaye anglaise de Beaulieu évoqué par P. BenoîT, J. rouillarD, « Les convers », cit. n. 16. 52. W. Daniel et al. (éd.), The Life of Ailred of Rievaulx, Londres-New York, 1950, p. 36 : l’abbaye aurait compté 150 moines et 500 convers. R. Fossier, « L’économie cistercienne dans les plaines du NordOuest de l’Europe », dans L’Économie cistercienne, cit. n. 11, p. 53-74 : 100 moines et 300 convers dans ces deux abbayes. On notera qu’à Waverley en 1187, l’abbaye anglaise accueille 70 moines et 120 convers, soit moins du double : J. France, Separate but Equal, cit. n. 8, p. 128-130. Toujours en Flandre, mais pour l’après 1198, l’abbaye de Dunes accueille un nombre de convers a minima égal au double de celui des moines de chœur encore au début du xive siècle : P. BenoîT et J. rouillarD, « Les convers », cit. n. 16. 53. R. coMBa, « Aspects économiques de la vie des abbayes cisterciennes de l’Italie du Nord-Ouest (xiie-xive siècle) », dans L’Économie cistercienne, cit. n. 11, p. 119-133, d’après une chronique du xvie siècle ; mais les actes de la pratique confirment le nombre extrêmement réduit de convers dans cette abbaye avant la mise en place du système des granges au milieu du xiiie siècle, soit très tardivement (information fournie par Louise Gentil, thèse en cours sur Écrire la terre. Écrits de gestions et administration des patrimoines monastiques par les cisterciens dans le Milanais entre xiie et xive siècles, sous la direction de Laurent Feller).

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Fig. 4. L’abbaye de Gimont et ses granges55.

rappelle Jacques Dubois, la plupart de ces chiffres – dont certains sont colossaux, tant pour le nombre de moines que celui de convers – émanent en réalité de la plume de chroniqueurs des xvie-xviie siècles désireux d’accroître le prestige des origines de leur monastère ; ils ont été repris en permanence dans les ouvrages54.55 La comparaison des deux listes par tranches chronologiques de cinq ans montre malgré tout – et c’est tout l’intérêt du graphique – qu’entre 1160 et 1190, l’abbaye fonctionne avec entre 40 et 60 convers a minima, contre une trentaine de moines, ce que ne permettent pas d’appréhender les listes brutes56. Mais, la 54. J. DuBois, « L’institution des convers », cit. n. 8, p. 229-230. 55. D’après M. lacaze, « Les granges de l’abbaye cistercienne de Gimont (milieu xiie-milieu xiiie siècle) », Annales du Midi, 1993, p. 165-182 ; carte, p. 167. 56. Le seul convers intervenant plus de 50 fois est Arnaud de cha Bruguera (1142-1176) ; quatre moines sont dans le même cas que lui : il s’agit de Claret, 177 fois entre 1156 et 1188, Umbert – qui fut prieur – 133 fois entre 1142 et 1173 (date à laquelle il devient abbé jusqu’à sa mort en 1177), Arnaud Ros – qui fut également prieur – 91 fois entre 1168 et 1185, et enfin Guilaume Pierre, 67 fois entre 1164 à 1209, qui avait la charge de scriptor/scriba et qui est, très régulièrement, mentionné à ce titre. On notera en outre que, concernant les moines, si parmi les 25 qui interviennent le plus souvent, quinze ont occupé des fonctions à responsabilité (cinq prieurs, quatre sous-prieurs, deux cellériers majeurs, un cellérier, un chantre, un operatorius et enfin un scribe) dont cinq deviennent abbés, Claret – alors même qu’il est de très loin le plus présent et souvent premier de la liste des témoins, avant même les prieurs successifs – n’a jamais exercé la moindre charge. Il apparaît malgré tout comme une

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mention des lieux d’instrumentation des actes faisant toujours défaut, on ignore si ces convers présents dans les listes de témoins sont issus de toutes les granges ou si ceux strictement rattachés à l’abbaye ont été prioritairement choisis pour être témoins des actes. Quoi qu’il en soit, même si une belle place leur est réservée au sein de l’abbaye, une évolution – déjà perçue à travers les autres types de

Fig. 5. Moines de Gimont avant 1200 (en nb d’individus).

Fig. 6. Convers de Gimont avant 1200 (en nb d’individus). sorte d’homme relais entre l’abbaye et le monde extérieur puisque souvent il est le seul témoin parmi les moines de chœur, voire l’unique témoin issu du monastère. Voir la liste des abbés de Gimont à la suite de celle des moines.

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documents – vient conforter l’impression globale d’une rupture au tournant des années 1180-1190. Les listes de témoins sans convers se font alors beaucoup plus nombreuses qu’auparavant. Au cours de la phase 1160-1179, la mieux documentée, le nombre total d’individus ayant vécu dans la communauté durant une partie ou la totalité de ces vingt années s’élève à 82 pour les moines et 108 pour les convers57. Et si l’on rapporte ces chiffres à ceux que produit l’affectation possible des convers dans les différentes granges, on observe que – dans l’enclos monastique – les moines auraient représenté les trois-quarts des résidents de la communauté, si l’on exclut les autres membres imperceptibles de la familia58. Par ailleurs, certaines granges auraient été pourvues d’une dizaine de convers au mieux – puisque les dix à treize frères lais qu’on y repère n’ont pas tous vécu tout au long de ces 20 années –, ce qui semble très faible. Nb total

Affectation

1145-1199

1160-1179

d’actes

moines

convers

moines

convers

Domaine de l’abbaye

144

122

39

82

27

Grange de Laus

217

-

32

-

20

Grange de Hour

86

-

14

-

13

Grange de Franqueville

103

-

14

-

11

Grange de Saint-Soulan

128

-

15

-

10

Grange d’Aiguebelle

143

-

26

-

21

-

-

8

-

6

122

148

82

108

indéterminé total

Tab. 3. Proposition d’affectation des convers de Gimont. NB : un même convers peut être présent sur les deux périodes.

Compte-tenu de ce que l’on sait du poids des domaines de cette abbaye59, et sauf à considérer que le salariat occupait déjà une place importante dans la gestion 57. Entre 1160 et 1179, le nombre moyen d’individus par tranche de cinq ans s’élève à 34 pour les moines et 48 pour les convers. 58. On pourrait supposer que les convers travaillant les terres de la grange de Laus, située à un kilomètre seulement de l’abbaye, rentraient tous les soirs au monastère. Mais cela semble fort improbable en raison de la taille de ce domaine et de sa situation sur une route importante ; il fallait bien qu’a minima certains d’entre eux restent sur place, ne serait-ce que pour surveiller le matériel et les stocks. 59. M. lacaze, « Les granges de l’abbaye cistercienne de Gimont », cit. n. 55.

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de l’exploitation des granges – ce qui paraît peu vraisemblable à cette date –, il faut donc se résoudre à admettre que les convers y furent très probablement beaucoup plus nombreux, alors même que Gimont apparaissait au début de cette étude comme un centre leur accordant une place de choix et une présence exceptionnelle dans les actes par rapport aux autres monastère cisterciens. Ce premier regard a donc permis de débusquer les écarts importants existant d’un établissement à l’autre. Silvanès semble ignorer les convers pourtant bien présents – et l’on en comprendra en partie plus loin les raisons, liées aux structures sociales de l’espace dans lequel l’abbaye se développe – tandis qu’à l’opposé Gimont leur accorde en apparence une place nettement plus honorable, que l’analyse détaillée contribue toutefois à réduire. Quoi qu’il en soit, le recrutement des frères lais montre comment – alors qu’une large palette de catégories sociales intégrait initialement les monastères comme convers – il va se réduire socialement (en imposant des rites et contraintes particuliers aux seuls frères lais) et en conséquence nécessiter la création d’un groupe particulier – celui des maîtres de grange – chargé de surveiller les convers et de diriger les travaux agricoles dans les domaines grangiers, dont certains étaient très éloignés de l’abbaye.

ii. recruTer les convers D’emblée, il faut le dire, les informations sont peu nombreuses. Au-delà de la faible présence globale des convers dans les écrits – ce qui constitue sans doute déjà un signe du manque, tout relatif, d’intérêt pour cette catégorie de la part de la hiérarchie –, l’un des problèmes majeurs auquel on se trouve confronté est l’absence de données prosopographiques sur la plupart de ces individus. C’est sur ce point que nombre de travaux sur les convers pèchent. Affirmer que des frères lais accèdent à des fonctions de direction et ensuite généraliser – spatialement et chronologiquement60 –, sans déterminer à quel groupe social ils appartenaient avant leur entrée au monastère, n’est pas sans poser quelques problèmes épistémologiques pour la suite de la démonstration. Si les convers sont assurément recrutés initialement au sein d’une très large palette sociale qu’il faut examiner, la rupture qu’introduit la prescription de 1188, interdisant aux aristocrates d’accéder à la communauté des frères lais, est-elle vraiment une rupture ou ne fait-elle qu’entériner une situation de fait existant dans bon nombre d’établissements à cette date ?

II.1. Des aristocrates aux paysans : une large base sociale initiale Dès lors que l’on peut suivre les parcours antérieurs de certains convers ou de leur parenté, que constate-t-on ? Que des aristocrates ont indéniablement fait le 60. Comme le fait en particulier B. noell, « Expectation and unrest among Cistercian lay brothers », cit. n. 25.

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choix radical de devenir convers dans un monastère cistercien. Quatre exemples, tous antérieurs à 1188, parmi de nombreux autres, pris dans l’unique grange toulousaine de Lassale, dépendante de Grandselve, suffiront à mettre en évidence une présence aristocratique de niveaux très différents parmi les frères lais. Raimond de Rocafort y est convers au plus tard en 114261, et y demeure au moins jusqu’en décembre 117462 ; on a déjà évoqué sa forte présence dans les actes puisqu’il y paraît 89 fois. Il est rejoint à Lasalle avant 1170 par un de ses frères, Géraud, qui devient également convers63. Tous deux appartiennent à une puissante lignée châtelaine du Haut-Toulousain dont on peut suivre l’évolution depuis le début du xe siècle, et dont la motte, toujours visible aujourd’hui, est implantée à moins de sept kilomètres à l’est de la grange cistercienne ; les hommes de leur parenté demeurés dans le siècle jouent localement un rôle essentiel dans la Grande guerre méridionale qui oppose le vicomte Trencavel aux Raimondins64. Appartenant au groupe inférieur des milites castri, voici Hélias (de Bonne-Vigne)65, dont la lignée – établie dans le gros castrum de Corbarieu – se montre particulièrement généreuse à l’égard des cisterciens66. Avec Géraud Guitard, on descend d’un cran encore : repérable comme convers en 117367, il appartient à une famille de petits seigneurs de paroisse en réel déclin depuis 1150, implantée à moins de quatre kilomètres au sud de la grange de Lassale68. Et s’il est relativement aisé de suivre ces individus parce qu’ils sont de rang aristocratique, il est à l’inverse souvent difficile d’identifier le niveau des paysans qui deviennent convers. Dès lors, il faut des éclairages documentaires exceptionnels pour replacer les individus non issus de l’aristocratie dans des filiations assurées. C’est le cas à Valmagne, où plusieurs lignées paysannes peuvent être suivies sur trois à cinq générations69. Trois familles serviront ici d’appui. Les deux premières vivent au lieu-dit Bastide, relevant de ce qui deviendra la grange de Fontmars, domaine que les cisterciens récupèrent de l’abbaye de Gellone endettée entre 1198 et 120470. Les Bedos et les Aicard sont unies par une alliance matrimo61. 62. 63. 64. 65. 66. 67. 68. 69. 70.

Gimont, i, n° II (1142) : Bertran de Roccafort conversus Grandissilve est témoin de l’acte. Grandselve, f. 46v (déc. 1174). Ibid., fol.30 (1170). D. PanFili, Aristocratie méridionales, cit. n. 30, annexe en ligne sur le site des Presses universitaires de Rennes, p. 46-54. M. Mousnier, L’Abbaye cistercienne de Grandselve, cit. n. 11, annexe sur les maîtres de grange, p. 453. D. PanFili, Aristocraties méridionales, cit. n. 30, annexe p. 55-60. Le cartulaire renferme une quarantaine de documents dans lesquels ils agissent comme donateurs ou vendeurs, ainsi que – plus rarement – témoins. BnF, Doat, vol. 77, f. 24. D. PanFili, Aristocraties méridionales, cit. n. 30, annexe p. 111-116. Certaines sont repérées auparavant dans les cartulaires de Gellone ou d’Aniane. Valmagne 656 (1200) : quod ego habeo et teneo in terminio ecclesie sancti Petri de Fonte Marcio et pater meus Guillelmus Bedocius habuit et tenuit ab eadem ecclesia et monasterio Sancti Guillelmi et ego modo teneo a monasterio Vallis magne, hoc est medietatem tocius honoris qui fuit patris mei Guillelmi Bedocii. Et aliam medietatem confiteor vos habere et tenere pro fratre meo Raimundo qui in domo vestra mortuus est, et omnia que in prefato honore habuerat monasterio Vallis magne in helemosinam contulit.

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niale intervenue vers 1180, et c’est à cette occasion que le mari, Guillaume Bedos, originaire de Saint-Pons, rejoint les terres de son épouse Sybilla. Il est vrai qu’il y gagne en y devenant bayle, c’est-à-dire agent seigneurial de Gellone, à Fontmars avec son beau-frère Pierre Aicard.

Fig. 7. Les Bedos et les Aicard de Bastide (Fontmars).

On a donc là deux familles qui, en raison des revenus qu’implique cette charge de bayle, considérée comme une tenure avec droit d’entrée et cens annuel, appartiennent à l’élite paysanne, statut les dispensant sans aucun doute de devoir conduire l’araire ou tenir eux-mêmes la houe. C’est à la génération suivante que deux cousins deviennent convers à Valmagne, soit au moment où le domaine, dont les pères avaient en charge la gestion, passe sous le contrôle du monastère cistercien71. La documentation se fait plus rare, et Fontmars ne devient une grange que postérieurement, mais il est fort possible que Raimond Aicard en devînt maître de grange : c’est en tant que convers qu’il achète, au nom de l’abbaye, un campus72. Où l’on voit que c’est bien le transfert du domaine de Gellone à Valmagne qui poussa ces deux hommes à intégrer le monastère comme frères lais. Comme les Bedos et les Aicard mais à un niveau moindre, les Bertoyn illustrent l’attrait qu’ont pu exercer les cisterciens. Le cas de cette lignée paysanne – dont les terres exploitées sont cernées par trois domaines de Valmagne73 – témoigne malgré tout de motivations différentes. Les cinq enfants de Géraud Bertoyn 71. Conversion de Bertrand Bedos : Valmagne 656 (1200) ; Raimond Aicard est déjà convers en 1200 : ibid., 559 (1200). 72. Ibid. 73. Leurs parcelles sont dispersées entre les terres relevant directement de l’abbaye et celles intégrées dans les deux granges très proches de Marcouine et Fondouce. Un lieu-dit porte leur nom, à moins de 500 mètres au nord de la grange de Fondouce et à 1,7 kilomètre de celle de Marcouine.

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gèrent collectivement l’ensemble des parcelles héritées de leur père sans que le mot frérêche ne paraisse dans la documentation. Dès que l’un cède une terre au monastère, les autres membres de la fratrie sont présents pour donner leur accord et confirmer le transfert. Lorsqu’ils agissent seuls – et cela ne concerne que les veufs Raimond et Maria –, c’est que le bien abandonné provient du conjoint défunt. Ils appartiennent assurément au monde des laboureurs74. Leur implantation est suffisamment forte pour que le cœur des terres qu’ils exploitent serve de référent spatial dans des cessions effectuées par d’autres paysans75.

Fig. 8. Les Bertoyn de La Palus.

L’un des frères, Raimond Bertoyn (1154-1182), est veuf avant 1165 et vend plusieurs parcelles à Valmagne, notamment avec l’accord de son fils Bernard76 qui décède au plus tard en 1182, année où Raimond Bertoyn cède tous ses honores (biens mobiliers et immobiliers) pour intégrer le monastère comme familier ou convers en précisant qu’il donne son âme et son corps à Dieu, au monastère de Valmagne et à l’abbé Amadeus77. Rien ne permet d’avancer les raisons de cette conversion, mais il est fort probable que la perte de son unique fils y contribua. Son neveu Guillaume Bertoyn a lui aussi fait le choix de l’abbaye en devenant frère lai au plus tard en 119678. Qu’il s’agisse de Raimond Bertoyn, de son neveu Guillaume ou des Bedos et des Aicard, les nombreux actes dans lesquels ils paraissent comme acteurs ou témoins les situent indiscutablement au sein des élites paysannes. Si d’autres, d’un niveau économique inférieur, sont également perceptibles parce qu’ils cèdent une

74. Ce ne sont pas moins de quatorze parcelles (dont des campi) dont ils se délestent au profit des cisterciens entre 1165 et 1181 : Valmagne 136 (av. 1165), 134 (1165), 135 (1168), 160 (1173), 159 (1173), 64 (1174), etc. 75. Des confronts évoquent le campus dels Bertoyns : ibid., 131 (1155), 105 (1170), 592 (sd). 76. Ibid., 162 (1180), 164 (1181). 77. Ibid., 163 (1182) : ego Raimundus Bertoyni dono et reddo meipsum anima mea videlicet et corpus meum domino Deo et monasterio Sancte Marie Vallis magne et tibi Amedeo ejusdem loci abbati per familiarem sive per conversum. 78. Ibid., 609 (1196). Le scripteur de cet acte prend bien soin de distinguer les deux cousins homonymes : Guillaume Bertoyn laicus et Guillaume Bertoyn frater Vallis Magne.

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ou deux parcelles avant de devenir convers79, combien nous échappent parce que ce sont de simples brassiers ? Et il y a fort à parier que les convers témoins des actes n’étaient pas issus de cette dernière catégorie. Du petit tenancier au fils de châtelain, tous ces hommes ont cédé des terres et/ou des droits à l’abbaye – ou ont vu la tenure qu’ils exploitaient cédée par leur seigneur. Ils se situent donc tous dans l’orbite spatiale des monastères et de leurs granges qu’ils intègrent comme convers80. Lors des promesses de conversion ou des conversions réelles, les actes des abbayes gasconnes de Berdoues et de sa fille Gimont reprennent régulièrement la formule si tamen sanus et incolumis de omnibus membris, qui doit s’appliquer à tous comme l’exige la coutume de l’ordre. Cependant, à y regarder de plus près, sur les 29 occurrences de cette formule, deux concernent de futurs moines et onze des convers81 ; pour les cas indéterminés – en raison de l’expression vague du type debet recepi in domo Berdonarum – les prétendants sont, de manière certaine, onze fois sur seize des paysans. Assurément, la bonne santé physique et la validité des membres semblent davantage exigées des futurs convers (trois-quarts des cas au minimum) que des moines (moins d’un quart). moine

convers

Berdoues

1

Gimont total

indéterminé total

dont paysans assurés

2

7

5

1

9

9

6

2

11

16

11

Tab. 4. À qui s’adresse d’abord la formule : si tamen sanus et incolumis de omnibus membris ?

À Valmagne, c’est une autre formule, déjà entrevue, qui n’est associée qu’aux conversions de convers, ainsi qu’à celle d’un donat82. En général utilisée au début des testaments, dono corpus meus et animam meam se croise également à douze reprises, entre 1168 et 1193, dans les actes par lesquels des hommes deviennent frères lais : dono et reddo corpus meus 83. C’est en particulier le cas de Geniès de Veyrac, qui précise que ego dono et reddo meipsum corpus, ajoutant, plus 79. Exemples : Pons Martin (de La Palus) : ibid., 366 (1182) ; Guillaume Boyer : ibid., 376 (1183) ; Brémond Quitanenc : ibid., 383 (1185) ; Raimond Martin (de Veyrac) : ibid., 385 (1183) ; Pierre Pastre : ibid., 380 (1186) ; Jean Durant : ibid., 830 (1196). 80. Je reviendrai sur ce point très important dans la troisième partie de cette étude. 81. Exemples : Berdoues 604 (1154-1195), Gimont 2-153 (1178), 2-158 (1179), 3-74 (1196), 1-135 (1198), 1-138 (1202), etc. 82. Pour le donat : Valmagne 605 (1207). C. De MiraMon, Les Donnés au Moyen Âge. Une forme de vie religieuse laïque (vers 1180 – vers 1500), Paris, 1999, p. 117-125. 83. Ibid., 260 (1168), 66 (1176), 386 (1181), 163 (1182), 355 (1182), 366 (1182), 375 (1183), 376 (1183), 714 (1183), 334 (1186), 174 (1191), 557 (1193).

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loin dans l’acte, et reddo meipsum ibi per fratrem conversum84. Jamais une prise d’habit par un moine de chœur ne suppose cette donation du corps, qui n’est évidemment pas sans rappeler les auto-déditions (serviles)85.

II.2. Les statuts de 1188 : la « régularisation » d’un état de fait À une date inconnue, Bernard de Clairvaux partagea son indignation dans une lettre adressée à tous les abbés face au comportement de certains d’entre eux visà-vis des convers, qui auraient dû, selon lui, être traités à l’égal des moines86. Cette indignation ne fut pas partagée par tous. Un autre abbé de Clairvaux, Étienne de Lexington, affirme en 1228 que « les convers ne peuvent demander à être considérés comme les égaux des moines », sans pour autant que la revendication dont il est question porte sur l’accès au chœur87. Mais il est vrai que la situation de 1228 n’est plus celle de 1150. À l’heure où Étienne de Lexington s’exprime, les convers se recrutent de manière quasi exclusive à l’extérieur de l’aristocratie depuis quarante ans. En effet, en 1188, le chapitre général de l’ordre a statué sur cette question en interdisant l’accès des aristocrates au groupe des convers88. Outre le fait que les historiens qui s’échinent à vouloir montrer le maintien d’une égalité entre moines et convers ne parviennent à dénicher que de rares exemples postérieurs d’aristocrates devenant frères lais89, il suffit de rappeler qu’il ne s’agit, une fois encore, que d’une prescription et que l’on pourra donc toujours trouver, ici ou là, des cas témoignant qu’elle ne fut pas plus respectée que d’autres. Néanmoins, c’est bien l’idée même de ce statut – réserver l’accès à la communauté des convers aux seuls non-aristocrates – qui doit être soulignée, car elle traduit une réelle rupture dans

84. Ibid. 355 (1182) 85. On pourrait penser que ces hommes qui donnent leur corps deviennent donats, mais outre le fait que le premier exemple serait particulièrement précoce par rapport à ce qu’a pu observer Charles de Miramon, les donats ne font pas vœu de pauvreté et conservent l’usufruit de leurs biens leur vie durant, ce qui n’est nullement le cas de ces convers qui donnent aussi leur corps et leur âme. C. de MiraMon, Les Donnés au Moyen Âge, cit. n. 82, p. 117-125. Cet auteur considère par ailleurs que convers comme donats traduisent une réponse à la crise de la confraternité. 86. O. Ducourneau, OCR, « De l’institution et des us des convers dans l’Ordre de Cîteaux (xiie et xiiie siècles) », dans Saint Bernard et son temps, Dijon, 1929, tome 2, p. 139-201, et, pour le passage cité, p. 163-164. 87. Visitation anno Mccxxviii, 85, éd. B. Griesser, dans Analecta S. Ord. Cist., ii, 1946, p. 106, note 85 : Item conuersi non petant monachis parificari (« De même, les convers ne peuvent demander à être mis sur un pied d’égalité avec les moines »). 88. C. waDDell, Twelfth-Century Statutes, cit. n. 9, 1188, nº 10, p. 151. 89. B. noell, « Expectation and unrest among Cistercian lay brothers », cit. n. 25 ; J. France, Separate but Equal, cit. n. 8. Ces deux auteurs renvoient aux travaux de Toepfer qui, en fait, ne cite que trois cas jusqu’à la fin du xiiie siècle.

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la conception initiale du projet cistercien90. En reconnaissant ainsi la reproduction, au sein de la clôture monastique, de la domination aristocratique, on entérine le maintien, après intégration dans l’ordre, d’une inégalité sociale antérieure à la conversion. Les actes de Valmagne montrent, dès avant 1188, l’implication de l’abbé dans les choix qui conduiront à déterminer qui deviendra moine ou convers. Au cours de l’année 1182, le monastère accueille plusieurs nouveaux convertis. Raimond Bertoyn, ce gros paysan dont il a déjà été question, est autorisé par l’abbé Amadeus à intégrer la clôture comme familier ou convers91. Un autre paysan, Bernard Teiseire, abandonne ses contestations sur les domaines de Creis et Tourtourière, cœur du temporel de Valmagne ; l’abbé le reçoit in ordine conversorum, et non comme moine92. À l’inverse, toujours en 1182, Bernard Ermengaud des Deux-Vierges, membre d’une puissante lignée du Lodévois, fait avec deux de ses frères une donation à Valmagne de biens déjà gagés : l’abbé accepte le fils de leur sœur pro fratre vel monaco et non comme convers93. Systématiquement, l’abbé intervient. La pratique de celui de Valmagne – très certainement en partie liée à l’importance de la dot – a visiblement précédé la norme prescrite par les statuts de 1188. Mais au-delà de cet élément, la question de l’intégration des serfs dans le corps des convers a dû jouer un rôle autrement plus déterminant dans l’interdit énoncé en 1188. Dès avant 1153, alors que le servage est interdit par les statuts de l’ordre, on perçoit la présence de serfs dans certains monastères. C’est à eux que se réfère clairement Bernard de Clairvaux lorsqu’il rappelle à certains abbés leurs devoirs envers tous dans le monastère « même si les convers ont été achetés un très grand prix »94 ? Avant 1153, le convers des textes cisterciens peut donc déjà être un crypto-serf. Il est vrai que de nombreuses abbayes ont eu une existence avant leur intégration dans l’ordre cistercien ; c’est le cas notamment de Valmagne, fondée en 1138, qui sauta le pas – non sans remous – en 1155. Mais c’est également celui de Grandselve, demeurée 31 ans hors de l’ordre avant de le rejoindre en 1145, alors qu’elle était déjà dotée d’un temporel substantiel. Ces établissements ont pu compter des serfs dans leur familia, intégrés par auto-dédition, achat ou donation. Dans les cartulaires de Gascogne orientale et de Languedoc, les premières occurrences de serfs ne se repèrent toutefois qu’à partir des années 1170 dans toutes les abbayes, non pas à la suite d’achat – la pratique nous est cependant révélée 90. James France va plus loin en indiquant que des statuts postérieurs dispensent des travaux physiques pénibles les convers non adaptés, mais là n’est pas le problème, puisque c’est bien la catégorie « aristocrate » qui est d’emblée mise à part en l’excluant dans sa globalité de ces mêmes travaux pénibles. Les « adaptations » pour les convers dans l’incapacité d’effectuer de telles activités ne constituent donc en rien – comme l’énonce l’auteur – une preuve d’égalité entre les différentes catégories peuplant le monastère. Cette dispense pour les convers peut par ailleurs concerner des frères lais devenus trop âgés. 91. Valmagne 163 (1182). 92. Ibid., 65 (1182). 93. Ibid., 339 (1182). 94. Voir n. 86.

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par Bernard de Clairvaux plus de vingt ans auparavant – mais à la suite de dons par des aristocrates95 ; à cette date, toutes les abbayes gasconnes de moines blancs sont depuis vingt ans cisterciennes. Que deviennent ces serfs ? Fort probablement des convers, pour une partie d’entre eux96, comme en témoigne ce litige opposant en 1190 un couple d’aristocrates à l’abbaye de Valmagne : Engelbert de Magalas et Marie sa femme renoncent pour quarante sous melgoriens à leurs revendications sur un homme, Guillaume de Treussan de Corneilhan, convers de Valmagne dans la grange d’Hortès : de Guillelmo de Treciano de Corneliano converso vestro97. Dans un espace où la coseigneurie peut aussi concerner les serfs, le couple devait avoir des droits sur Guillaume de Treussan de Corneilhan. D’une manière qui nous est inconnue – sans doute une cession à l’abbaye par l’un des coseigneurs –, Guillaume est devenu serf-convers, et a donc échappé au dominium d’Engelbert de Magalas et de son épouse Marie qui obtiennent du monastère un dédommagement de 40 sous. Si les actes rédigés par des scripteurs monastiques n’usent pas d’un vocabulaire qui renvoie au servage, ceux qu’instrumentent les notaires publics confirmés, qui utilisent des mots « justes », ne cachent nullement les prestations d’hommages serviles d’hommes qui deviennent par la suite convers. Dès 1184, Deodat, notaire public du gros castrum de Montagnac voisin de l’abbaye, dresse un acte faisant intervenir Agnès, une veuve en grande nécessité, ainsi que ses deux fils et deux filles, qui vendent une très belle exploitation98 pour la modique somme de 80 sous 95. Gimont i-59 (1179), i-106 (1183), i-125 (1189), etc. ; Berdoues 221 (1170), 179 (1190), etc. ; Grandselve, f. 103 (1189), etc. 96. Des exemples montrent que des serfs sont maintenus sur leur bordaria. Ainsi en est-il d’Agnès Gaugina, veuve, et de ses quatre fils, qui doivent 9,5 deniers de cens, deux tasques portables ainsi que toute une série de corvées (labour avec bœuf, transport avec âne, etc.), mais n’en demeurent pas moins sur leur borde contre un hommage servile, car visiblement un seul des quatre fils est majeur et tant que vit Agnès, il est impossible d’intégrer totalement ces deux bordes dans le système grangier : Valmagne 767 (1200 n.s.) : quod nos et antecessores nostri tenuimus per hominiscum de Guillelmo Arnaudo de Biterri et Helesiario de Castriis et tenemus similiter per hominiscum de vobis et predicto monasterio Vallis magne quicquid habemus et habere debemus in duabus bordariis quas de vobis tenemus, unam in terminio de Ortas et aliam in terminio de Trenciano. Autre exemple de deux frères, au nom de leurs épouses et de leurs enfants, qui prêtent hommage – dont le rite est décrit – pour un honor contre cens et agrier : ibid., 765 (1200) : quod nos tenemus per hominiscum de vobis et predicto monasterio Vallis magne quicquid honoris habemus et habere debemus in terminio de Ortas. Qua propter bona fide et sine dolo cum hac eadem carta nos ambo fratres supranominati per nos et per uxores nostras et infantes nostros presentes et futuros tibi Bernardo Zabaterio jamdicto pro toto monasterio Vallis magne hominiscum in presenti gratuitis voluntatibus pro nostro honore de Ortas facimus flexis genibus ac junctis manibus nostris inter manus tuas et osculum in signum bone fidei a te recipientes, de quo etiam honore nostro de Ortas vobis totum usaticum et agrerium consuetum sine nostro inganno. Là encore, la présence d’épouses et d’enfants (mineurs ?) interdit la conversion. Comme dans le premier cas, cela se fera certainement à la génération des enfants et après la disparition des parents, tout au moins des épouses. 97. Ibid., 761 (1190) : totum clamorem et querimoniam quam adversus vos faciebamus vel facere poteramus vel femina per nos juste vel injuste de Guillelmo de Treciano de Corneliano converso vestro. 98. Ibid., 359 (1184) : scilicet campos, vineas, arbores, ortos, molendinos, pasturales, prata, culta et inculta.

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melgoriens, assortie d’une rente viagère annuelle de dix setiers de méteil et dix autres de vin pur. L’acte précise que les deux fils deviennent convers et qu’ils prêtent hommage à l’abbé99. Deux autres actes datés de 1200, déjà évoqués, l’un rédigé par Bernard de Caussiniojouls, l’autre par Arnaud d’Alzonne, tous deux notaires à Béziers, citent également cet hommage servile100. Que des serfs deviennent convers est une chose ; mais que, dans l’esprit de certains cisterciens, un convers soit comparable à un serf en est une autre. À Silvanès – où les premiers convers apparaissent en 1140101 et où la disparition de leur représentation dans les actes dès 1153 est symptomatique d’une évolution de leur statut qui s’enclenche dès cette date –, un acte de 1160 fait intervenir Étienne de Rocozels qui opère une importante donation de céréales et de têtes de bétail pour le salut de son âme102. Sans doute mal en point et craignant pour le devenir de son aumône essentielle à la rémission de ses péchés, il prend soin d’ajouter une clause concernant son frère Bernard qui aurait pu remettre en cause sa volonté : s’il contrevient à la décision d’Étienne, Bernard debet venire ad vos per conversum ad jussum et ad voluntatem vestram. On ne peut être plus clair : dès 1160 à Silvanès, le convers est celui qui peut être considéré comme corvéable à merci. Et que dire des convers de ce même monastère qui ont fui et que l’on traque en 1162 tels des serfs fugitifs103 ? Or, cette abbaye a intégré l’ordre cistercien dès sa fondation, à la différence de celle de Valmagne par exemple. Il y a donc bien, dès avant 1188, un écart très important entre les statuts, les discours et la pratique sociale. Les serfs, officiellement interdits, se font pourtant plus nombreux à partir des années 1170, même s’ils sont qualifiés de convers une fois passée la porte du monastère. C’est sans doute l’une des raisons qui poussa le chapitre général à interdire aux aristocrates l’accès au groupe des frères lais. Que d’aucuns, à l’instar du chevalier Walewan104, aient malgré tout souhaité contrevenir à cette prescription – pour s’humilier davantage et se rapprocher ainsi du Christ – n’est pas impossible : le pape lui-même n’était-il pas servus servorum Dei ?

II.3. Les maîtres de grange105, des bayles seigneuriaux J’ai déjà évoqué plus haut les cas d’aristocrates toulousains, convers de la grange de Lasalle relevant de Grandselve : Bertrand de Rocafort, son frère Géraud, Hélias 99. 100. 101. 102. 103. 104.

Ibid. : et inde faciebamus vobis hominium. Ibid., 767 (1200 n.s.) ; ibid., 765 (1200). Silvanès 250 (1140). Les premiers actes du cartulaire remontent à l’année 1132. Ibid., 81 (1160). Ibid., 5 (1162). Thesaurus exemplorum medii aevi, http ://thema.huma-num.fr/exempla/TE017868 : le chevalier Walewan entre tout armé dans le chœur du monastère de Himmerod et dépose ses armes sur l’autel de la Vierge. Devenu novice, il choisit ensuite le statut de convers par humilité. Il s’agit d’un récit daté de 1219-1233, alors que le chevalier est encore en vie. 105. On notera qu’aucun exemplum répertorié sur le site du Gahom ne met en scène un maître de grange.

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de Bonne-Vigne, et enfin Géraud Guitard. Les trois premiers ont exercé les fonctions de maître de grange. Pour Bertrand, il ne s’agit que d’une hypothèse, mais une transaction est passée entre ses mains en 1164, ce qui est plus qu’un indice106. Son frère Géraud le fut incontestablement de 1170 à 1178107. Quant à Hélias (de BonneVigne), il prit la suite de ce dernier108. Il est intéressant de noter que, dans les quatre exemples de convers – tous de rang aristocratique – qui viennent d’être présentés, seuls ceux issus des lignées les plus « puissantes » sont maîtres de grange.

Maître de grange

Silvanès

Valmagne

Grandselve

Berdoues

Gimont

total

0

17

39

7

1

64

Tab. 5. Les maîtres de grange (en nb de mentions).

Outre le fait que la plupart des mentions sont tardives et interviennent rarement avant 1195109, plusieurs éléments permettent d’expliquer les importants écarts d’une abbaye à l’autre. Le premier tient à l’éloignement de la grange par rapport au centre abbatial. Lorsque la distance est réduite, soit moins de sept ou huit kilomètres, on ne juge pas utile de créer un poste de maître de grange pour ces domaines très rapprochés, souvent gérés directement par le ou l’un des cellériers. Fontfroide en compte trois, qui œuvrent simultanément, et Grandselve comme Berdoues, Gimont, Silvanès et Valmagne, en comptent chacun deux110. Ces cellériers sont de façon systématique des moines. Mais les écarts entre les monastères traduisent aussi, plus prosaïquement, la précision plus ou moins grande des rédacteurs des actes qui prennent ou non soin d’indiquer les fonctions de chacun au sein du monastère. Cette caractéristique est très nette à Grandselve comme à Valmagne, et elle ne le devient qu’après 1220 à Berdoues, une fois que l’écrit se fait plus « précis » sous l’influence du droit romain111. 106. Grandselve f. 20 (1164). 107. M. Mousnier, L’Abbaye cistercienne de Grandselve, cit. n. 11, annexe sur les maîtres de grange, p. 453. Géraud doit être identifié comme étant Géraud de Rocafort. 108. Ibid. 109. Berdoues 54 (1205), 136 (1193), 212 (1208), etc. ; Gimont 6-141 (1209) : cette unique mention d’un grangiarius ne renvoie pas à une grange de l’abbaye ; Grandselve, f. 38 (1170), f. 40 (1172), f. 44v (1173), etc. ; Valmagne 677 (1196), 678 (1197), 680 (1197), etc. 110. La gestion de l’approvisionnement de l’abbaye et celle des stocks devenant très lourde à mesure de la croissance des domaines monastiques, la charge de cellérier est partagée. À Silvanès, un cellararius maior est mentionné dès 1159 (Silvanès 133). À Valmagne, un cellérier maior et un minor coexistent au moins à partir de 1161 (Valmagne 451). Les abbayes de Gascogne orientale semblent introduire cette hiérarchie plus tardivement. Elle apparaît à Gimont en 1192 (Gimont 5-107) ; à Berdoues en 1205 (Berdoues 579) ; à Grandselve en 1210 (M. Mousnier, L’Abbaye cistercienne de Grandselve, cit. n. 11, p. 451) ; tandis qu’à Fontfroide, au plus tard en 1227, la charge est même répartie entre trois moines : un cellérier maior, un minor ainsi qu’un medius. V. De BecDelièvre, Le Chartrier de l’abbaye cistercienne de Fontfroide, n° 1378 (1227), p. 636 : première mention d’un cellerarius medius, impliquant l’existence d’un maior et d’un minor. 111. Berdoues 499 (1222), 310 (1229), 348 (1229), 73 (1230), 816 (1230), etc.

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les convers cisterciens : frères ou serfs ? Distance grange/abbaye

Présence d’un maître de grange

grange de Mercouine

3 km

Non

grange de Fondouce

3 km

Non

grange de Veyrac

4 km

Non

grange de Saint-Paul de Paunès

6 km

actes perdus

grange de Fontmars

8 km

Oui ?

grange de Valautre

22 km

Oui

grange d’Hortès

34 km

Oui

grange-prieuré de Cambert

85 km

Non

grange de Laus

1 km

Non

grange de Hour

9 km

Oui ?

grange de Saint-Soulan

17 km

Oui ?

grange de Franqueville

22 km

Oui ?

grange d’Aiguebelle

30 km

Oui ?

Abbaye de Valmagne

Abbaye de Gimont

Tab. 6. Distance abbaye-granges et maîtres de grange.

Les cartulaires de Valmagne en mentionnent plusieurs fois, mais il s’agit systématiquement des deux mêmes individus : Bernard Richard pour la grange de Valautre, implantée à six kilomètres à l’ouest de Montpellier, et Bernard Zabatier/ Sabatier112 pour celle d’Hortès, à moins de cinq kilomètres au nord de Béziers. Et si le cartulaire de Gimont est totalement muet sur ce point, le cas d’Arnaud de La Bruguère pourrait très certainement être comptabilisé parmi ces maîtres de grange non désignés comme tels : sur les 59 apparitions qu’il fait dans les actes, 50 concernent la seule grange de Saint-Soulan, sur les six domaines que détient l’abbaye, dont celui qui lui est directement associé. De même, 36 des 44 mentions de Raimond des Cazes portent sur des actes impliquant la grange de Hour. Et pour des raisons identiques, Fort de Mazeroles a peut-être été maître de la grange de Franqueville, et Raimond de Marrox de la grange d’Aiguebelle.

112. À ne pas confondre avec son « homonyme » Bernardus sabaterius. Voir annexe 2 : liste des convers de Valmagne.

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Aucun de ces six convers de Valmagne et de Gimont n’appartient à l’aristocratie. Ces fonctions de direction leur sont confiées pour des compétences qu’ils avaient très certainement développées auparavant. On a vu plus haut le cas de Raimond Aicard, ancien bayle de l’abbaye bénédictine de Gellone à Fontmars, qui devient convers à Valmagne au moment du rattachement de ce domaine au monastère cistercien pour lequel il devient peut-être maître de grange113. Les actes des granges valmagniennes nous apprennent que les deux maîtres assurés réalisent, au nom de l’abbaye, des achats et reçoivent des donations, des confirmations contre cession d’importantes sommes d’argent, des quittances de prêts remboursés, des hommages serviles, ou encore participent à des transactions qui règlent des litiges114. Les responsabilités et les moyens financiers qui leur sont confiés témoignent d’une grande autonomie de ces granges, mais aussi de ces hommes. Mais que sont-ils, si ce n’est des bayles, c’est-à-dire des agents seigneuriaux, qui représentent localement l’abbé, responsable du temporel ? Le titre qu’ils portent n’est d’ailleurs pas celui de maître de grange mais de procurator grangie, à l’image de certains bayles – parfaitement contemporains de Bernard Richard et de Bernard Zabatier qui se voient confier leur charge après 1195 – à qui on attribue ce même titre à partir de l’extrême fin du xiie siècle115. Et que sait-on des bayles ? À plusieurs reprises, il a été question de Fontmars. La documentation nous offre le contrat qui permit l’installation – au cours du dernier quart du xie siècle – du premier bayle gellonais sur ce domaine qui deviendra valmagnien116. Hugues Matfred, sa femme et leurs enfants reçoivent tout d’abord de l’abbaye des terres exemptées de prélèvement partiaire (tasque pour celles qui sont labourables, quart pour la vigne). Il aura la gardia des vignes. Sur chaque manse, il perçoit une sorte d’albergue limitée à la seule nourriture d’un homme ; aux moissons, il perçoit pour lui une émine de toutes les céréales sur chaque manse, mais aussi sur tous les autres laboratores117 ; il empoche tout ce qui, des amendes, dépasse douze deniers ; il obtient le tiers de la dîme, et le tiers des donations futures (à l’exception des droits qui seraient cédés). Hugues Matfred reçoit tout cela ad fevum et dedit corpus suum et ceux de sa femme et 113. Voir plus haut, p. 421. 114. Pour Bernard Richard, maître de grange de Valautre : achat : Valmagne 707 (1196), 680 (1197), 700 (1197), 696 (1201), 682 (1204) ce dernier pour la somme de 1000 sous ; donation : ibid., 684 (1197), 683 (1204) ; donation rémunérée : ibid., 702 (1195) ; confirmation rémunérée : ibid., 184 (1196) ; abandon de contestations contre argent : ibid., 777 (1194), 701 (1197) ; quittance de prêt : ibid., 599 (1201), 706 (1203) ; règlement de litige : ibid., 691 (1197). Pour Bernard Zabatier, maître de grange d’Hortès : donation rémunérée : ibid., 756 (1198) ; confirmation de cessions anciennes contre argent : ibid., 729 (1201) ; abandon de contestations contre argent : ibid., 757 (1200) ; règlement de litige : ibid., 735 (1200) ; reconnaissance de tenure : ibid., 754 (1201) ; hommage servile : ibid., 765 (1200), 767 (1120 n.s.). 115. Par exemple Liber Instrumentorum Memorialum. Cartulaire des Guillems de Montpellier publié d’après le manuscrit original, éd. A. GerMain, Montpellier, 1886, n° 558 (1191). 116. Cartulaire de Gellone, éd. P. alaus, L. cassan et É. Meynial, Montpellier, 1898, n° 313 (1077-1099) : quia ispe primis venit in onore. 117. C’est bien ce mot qui est utilisé dans l’acte. On déduit par ailleurs de cette distinction entre les laboratores et ceux qui exploitent des manses que ces derniers sont des serfs.

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

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de ses enfants à l’abbaye de Gellone. C’est bien parce que les avantages économiques sont considérables qu’Hugues Matfred devient serf (ainsi que sa femme et leur descendance). Et c’est bien parce qu’il devient serf que les bénédictins lui confient la gestion de ce domaine éloigné de plus de 40 kilomètres du centre abbatial118. Le serf ne s’engage-t-il pas à amare et servire son seigneur lors du serment qu’il lui prête ? Certains historiens considèrent que ces fonctions accordées aux convers prouvent l’égalité de traitement entre eux et les moines119. C’est méconnaître ce fait essentiel du système seigneurial connu sous les termes de ministérialité dans le nord, de questalité en Gascogne, etc., qui consistait à recruter préférentiellement les agents seigneuriaux parmi les membres les plus dépendants de la familia, et qui explique aussi en retour les nombreuses auto-déditions120. En cela, rapidement, les cisterciens ne dérogent absolument pas à la règle qui prévaut depuis longtemps au sein des seigneuries. Les convers de Valmagne ne font-ils pas – et eux seuls – don de leur corps à l’abbé ? À l’image de ces serfs agents seigneuriaux qui organisent le servitium (direction des travaux agricoles dont l’encadrement des corvées, collecte des rentes et taxes, etc.), les maîtres de grange gèrent les domaines cisterciens. Mais pour un maître de grange au statut particulier, combien furent ceux qui durent se contenter de courber l’échine au nom du servitium total qui fut le leur, témoin d’un engagement entier au profit de la communauté et dont ils espéraient les retombées des bénéfices spirituels ? Plusieurs points ont été relevés jusque-là sur les différences – qui ne sont pas que de simples détails – entre les convers et les moines, tant dans la manière de désigner les frères lais que dans leur représentation dans les actes, désignation et représentation qui subissent l’une comme l’autre des évolutions défavorables au plus tard au tournant des années 1180-1190. La même rupture s’observe dès lors qu’on analyse tout ce qui s’articule autour du recrutement – au-delà même du statut de 1188 réduisant aux seuls non aristocrates l’accès au groupe des convers –, avec de surcroît des spécificités concernant les frères lais, comme la question de la validité des membres, la donation du corps. Pour autant, dès avant cette rupture, l’organisation du monastère fait porter sur les frères lais l’essentiel de l’entretien matériel de la communauté, impliquant l’exécution des tâches les plus lourdes et les plus ingrates.

118. C’est aussi le cas de nombreux famuli et ministériaux. I. cochelin, « Les famuli à l’ombre des monastères (Cluny et Fleury, xe et xie siècles) », dans O. Delouis, M. Mossakowka-GauBerT (dir.), La Vie quotidienne des moines en Orient et en Occident (ive et xe siècle). Tome 2 Questions transversales, Le Caire-Athènes, 2019, p. 321-344. 119. J. France, Separate but Equal, cit. n. 8 ; B. noell, « Expectation and unrest among Cistercian lay brothers, cit. n. 25. 120. D. BarThéleMy, La Mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Servage et chevalerie dans la France des xe et xie siècles, Paris, 1997, p. 73-79. Voir, dans un autre cadre, P. leFeuvre, « Sicuti boni homines et masnaderii : dépendance et distinction sociale dans les seigneuries du contado florentin (xiiexiiie siècle) », Mélanges de l’École française de Rome – Moyen Âge, 2018, p. 363-379.

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iii. iMPoser aux convers un servitiuM ToTal Toute une série de différences de traitement entre moines et convers cisterciens ont déjà été évoquées ; d’autres vont être présentées dans les lignes qui suivent. Il reste à déterminer comment se manifeste la séparation entre le monde aristocratique des moines et celui des convers, avant comme après les années 1180, en lien avec le servitium total, fondement de l’organisation de la communauté.

III.1. Les convers, ces laïcs, sont-ils finalement les égaux des moines ? Bernard de Clairvaux, qui – du fait de ses nombreux déplacements – a fréquenté une multitude de monastères cisterciens, constatait non sans regret le traitement très inégalitaire de certains abbés à l’égard des convers : Je m’étonne que certains de nos abbés apportent tout le soin qu’ils doivent à bien diriger les moines mais ne s’occupent aucunement, ou à peu près, des convers. D’autres […] pensent pouvoir les restreindre plus que les moines pour le vêtement et la nourriture, et néanmoins leur imposent impérieusement des travaux accablants. D’autres […] montrent ouvertement que, dans la société des convers, ils cherchent plus leurs intérêts que les intérêts de Jésus-Christ. Cependant, même si les convers ont été achetés un très grand prix, pourquoi différencier dans les soins du gouvernement ceux qui certainement sont nos égaux dans la grâce de la Rédemption ?121.

On ne peut être plus explicite. Cette interpellation témoigne de ce que les convers – certes « égaux dans la grâce de la Rédemption » – ne sont pas ici-bas simplement traités en subalternes, mais bien en inférieurs par certains abbés dès avant le milieu du xiie siècle. Où l’on voit d’emblée les écarts d’un monastère à l’autre en fonction de l’attitude de l’abbé, qui renforce ou atténue les distinctions entre moines et convers122. Dès les années 1150, des actes normatifs comme les officia ecclesiastica123 ou l’usus conversorum124 donnent, eux aussi, à voir un traitement inégal, toujours au détriment des frères lais. Ceux-ci assument seuls toutes les tâches ingrates dans l’enceinte du monastère, tels que l’entretien des lieux, de la vaisselle, des latrines, etc.125 Deux textes normatifs précisent que leur nourriture doit être plus

121. O. Ducourneau, OCR, « De l’institution et des us des convers… », cit. n. 86, p. 163-164. 122. Sans même parler du lien déjà évoqué et clairement énoncé par Bernard de Clairvaux entre convers et servitude. 123. Les ecclesiastica officia cisterciens du xiie siècle, D. choisseleT et P. verneT (éd.), Reiningue, 1989. 124. Usus conversorum, J.-A. leFèvre (éd.), Collectanea O. Cist. Ref., xvii, 1955, p. 85-86. 125. Les ecclesiastica officia cisterciens du xiie siècle, D. choisseleT et P. verneT (éd.), cit. n. 123 : laver les écuelles et autres besognes en cuisine (117-16, p. 330), lavage de l’église, du cloître et du chapitre (117-17, p. 330), préparation du feu dans le chauffoir pour que les moines se réchauffent (4-1, p. 70, et 117-19, p. 330), etc.

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rustique que celle des moines126. Leur statut inférieur est aussi clairement établi par l’injonction d’obéir aux ordres des moines qui pourraient les accompagner lors de tout déplacement ou de toute activité127. Assurément, les convers sont des « frères » différents des moines, en tout état de cause d’un rang moindre comme le révèle les deux dernières prescriptions. Et que dire du rite – attendu d’eux-seuls et non des moines – qui accompagne la profession des convers lors de leur intégration définitive dans la communauté à l’issue de l’année de noviciat ? Après la prosternation, dont ils se relèvent sur commandement de l’abbé, ils se mettent à genoux, joignent leurs mains, les placent dans les siennes, et lui promettent jusqu’à leur mort obéissance en toute bonne chose (obedientia de bono)128. Au même moment, les chartriers méridionaux s’emplissent d’actes contenant l’expression amare et servire accompagnant les serments prêtés à l’occasion des hommages serviles qui se déroulent selon le même rite que celui auquel sont soumis les convers129. L’obéissance à l’abbé n’est pas le propre des convers ; les moines s’y soumettent également et c’est même l’un des points forts de la règle bénédictine. Mais ce rite supplémentaire attendu des frères lais relève bien de leur statut qui les place à part. C’est ce même statut – qui monachi non sunt précise Innocent II en 1132, reprenant une formule employée dans le Petit Exorde130 – qui leur interdit l’accès au chœur et à l’élection de l’abbé et les écarte enfin des livres liturgiques, ce que quelques historiens – de façon surprenante – mettent au compte d’une discrimination131. Le rejet des convers sur ces trois points est parfaitement compréhensible : à l’heure où l’Ecclesia entend affirmer la stricte séparation avec le monde des laïcs132, où la médiation des prêtres est non seulement survalorisée mais même sur le point de supplanter celle des moines133, il aurait été totalement incongru d’autoriser les convers à s’approcher de l’autel ou à disposer de livres liturgiques pouvant leur laisser croire à un accès direct aux textes sacrés134. C’est 126. Usus conversorum, J.-A. leFèvre (éd.), cit. n. 124, p. 85-86. 127. C. waDDell (éd.), Cistercian Lay Brothers : Twelfth-Century Usages with related Texts, Brecht, Commentarii cistercienses, 2000, chap. xiv-72. 128. Usus conversorum, J.-A. leFèvre (éd.), cit. n. 123, p. 94 ; J. DuBois, « L’institution monastique des convers », cit. n. 8, p. 249. 129. M. Mousnier, « Jeux de mains, jeux de vilains », cit. n. 30 ; D. PanFili, Aristocraties méridionales, cit. n. 30, p. 317-326. 130. J. DuBois, « L’institution des convers », cit. n. 8. 131. Par exemple, J. leclercq, « Comment vivaient les frères convers », cit. n. 22. 132. M. Fournier, D. le Blévec, F. Mazel (dir.), La réforme « grégorienne » dans le Midi (milieu xie-début xiiie siècle), Cahiers de Fanjeaux nº 48, Toulouse, 2013. 133. Les testaments languedociens témoignent parfaitement de cette bascule qui s’opère dans le petit diocèse d’Agde autour de 1120-1130 : D. PanFili, « Préparer sa mort dans le diocèse d’Agde (9201210). Testaments, élections de sépulture et demandes de messes », dans Les Vivants et les morts dans les sociétés médiévales, xlviiie Congrès de la SHMESP – Jérusalem 2017, Paris, 2018, p. 231-248. 134. C’est pourtant aussi le moment où des voix montent, réclamant que soit accordée aux laïcs la possibilité de prêcher publiquement. M. lauwers, « Praedicatio-exhortatio : l’Église, la réforme et les laïcs (xiexiiie siècle), dans R. M. Dessi, M. lauwers (dir.), La Parole du prédicateur (ve-xve siècle), Turnhout, 1997, p. 187-232. La Prédication en Pays d’Oc (xiie-début xve siècle), Cahiers de Fanjeaux, Toulouse, 1997.

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également dans ce cadre que doivent être interprétés tous les écrits évoquant l’illettrisme des convers – qui ne doit pas faire oublier celui de certains moines –, qui relèvent tant d’une sorte d’auto-persuasion du bien-fondé de l’interdit que d’une réalité sans doute en partie tangible135. Enfin, il aurait été tout aussi choquant de permettre à des laïcs de participer à l’élection de l’abbé, car ce qui avait fait le succès de Cluny reposait – déjà – sur cette stricte éviction, et ce mode électif sans intervention laïque ne cessa de se développer avec la « réforme grégorienne ». C’est ce même principe de la stricte séparation des clercs et des laïcs qui poussa très certainement les cisterciens à séparer spatialement les deux groupes. Il paraît indispensable de bien distinguer le monde qui gravite dans l’enclos monastique à proprement parler, de celui des domaines grangiers. Le premier est le locus central136 où cohabitent moines et convers. Mais cette cohabitation prend des allures de quartiers séparés où chacun doit rester à sa place. L’ordonnancement cistercien est centré sur ce que l’on pourrait définir comme constituant le caput monasterii, espace de résidence et d’activité des moines – qui s’apparente à bien des égards au caput castri des villages méridionaux, regroupant dans un même espace les demeures aristocratiques et parfois celles de leurs agents137 – auquel est accolée, au mieux, la zone réservée aux convers. Et plus la distance séparant les granges du monastère est importante, moins la présence des moines s’y fait sentir.

135. Sur l’illettrisme des convers, parmi les seuls exempla : Thesaurus exemplorum medii aevi, http :// thema.huma-num.fr/exempla/TE015178, Thesaurus exemplorum medii aevi, http ://thema.humanum.fr/exempla/TE015255, Thesaurus exemplorum medii aevi, http ://thema.huma-num.fr/exempla/ TE015216. En Bas-Languedoc, outre les écoles cathédrales très nombreuses, du fait de la petitesse de certains diocèses, doublées de celles du réseau monastique, des écoles « indépendantes » apparaissent dès 1150 à Florensac mais aussi en 1166 à Ganges, gros bourg castral pourtant très éloigné des zones dynamiques du littoral. La diffusion de l’écrit y est extrême, puisque les premiers testaments paysans datent de ces mêmes années (cf. n. 133) et il est possible que la literacy y ait déjà connu des progrès considérables. Il ne s’agit pas de prétendre que le plus grand nombre sait lire – sans même parler d’écrire –, mais il est fort probable qu’au-delà de certains milites, des artisans ainsi que quelques gros laboureurs aient été en mesure de déchiffrer des textes en occitan. D. PanFili, Du bout de la plume. Scripteurs et seigneuries en Bas-Languedoc (ixe-début xiiie siècle), HDR en cours. Mais vient ensuite, pour les textes liturgiques, la barrière de la langue, qui est une tout autre affaire. 136. Sur cette notion bien plus précise au Moyen Âge qu’est le locus, voir D. Méhu, « Locus, transitus, peregrinatio. Remarques sur la spatialité des rapports sociaux dans l’Occident médiéval (xie-xiiie siècle) », dans Construction de l’espace au Moyen Âge pratiques et représentations, actes du Congrès de la SHMESP, Paris, 2007, p.275-294 ; M. lauwers (dir.), Monastères et espace social. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, Turnhout, 2014. 137. Les espaces méridionaux sont emplis de ces castra à quartiers socialement différenciés désignés sous le terme de caput castri. L’un des exemples les plus célèbres est celui du Montpellier initial : G. FaBre, « Morphogenèse de Montpellier (xie-xiie siècles) », dans G. FaBre, M. Bourin, et al. (dir.), Morphogenèse du village médiéval (ixe- xiie siècles), Montpellier, 1996, p. 243-252 : le quartier SaintNicolas, regroupant une trentaine de maisons de milites ainsi que celle du seigneur, est fortifié ; celui où vivent paysans et artisans – La Condamine – est à l’extérieur. Au Cailar, petit castrum au sud-ouest de Nîmes, la maison du bayle de l’un des coseigneurs confronte la tour de l’un des domini du village, qui elle-même borde la tour de l’autre seigneur : Archives Nationales, J 301, n° 1 (1145) et J 323, n° 51 (1190).

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Je passe rapidement sur cette question bien connue ; ces mentions correspondent systématiquement au lieu de rédaction des actes, indiqué de manière peu fréquente, voire totalement absent de certains fonds138. Au détour des chartes, on découvre une église des convers à Silvanès139, un cloître des convers à Berdoues et Valmagne140, un dortoir des convers à Franquevaux et Valmagne141, un réfectoire des convers à Valmagne142, mais aussi une salle chauffée des convers à Berdoues143, ainsi qu’un parloir des convers à Franquevaux144. Tous ces équipements sont implantés dans l’abbaye-centre, aucun bâtiment des granges satellites n’est cité, et encore moins décrit, en dehors de la grange comme lieu de stockage et d’une cuisine dont on peut supposer l’existence dans la grange de Mercouine145. Il est certain que ces domaines excentrés devaient être équipés d’une salle commune pour la prise des repas et d’une autre salle servant de dortoir. Assurément, dans les espaces étudiés ici – mais on ne pourra absolument pas généraliser, ne serait-ce qu’à l’échelle de la France qui offre de nombreux contre-exemples146 –, aucune grange n’est dotée d’une chapelle, et encore moins d’une église147. Par ailleurs, il n’est pas sûr non plus que les domaines aient été équipés d’un chauffoir (la salle commune devant sans doute en faire office, à condition d’être équipée d’une cheminée ou d’un braséro) ou d’un parloir. Il y a donc très certainement une double discrimination pour les convers des domaines, qui ne disposent pas du même 138. C’est le cas en particulier du cartulaire de Gimont qui ne fournit pas cette information. Les notices d’Obazine mentionnent à l’inverse dans moins de 9 % des actes (81 sur 878) les lieux d’enregistrement mais aucun ne renvoie à des bâtiments affectés aux convers. La moitié correspond à la seule salle capitulaire. 139. Silvanès 497 (1187) : ante ostium ecclesie conversorum. 140. Berdoues 274 (1163) : in claustro conversorum. Valmagne 339 (1182) : hoc factum fuit in claustra conversorum ; Valmagne 347 (1184) : in claustra conversorum ; Valmagne 885 (1212) : apud Vallem magnam in claustro conversorum. 141. Franquevaux H 45 (1185) : ante ostium dormitorii conversorum ; Valmagne 380 (1186) : ante januam dormitorii conversorum ; Franquevaux H 80 (1188) : ante dormitorium conversorum ; Franquevaux H 79 (1196) : ante hostium dormitorii conversorum. 142. Valmagne 353 (1183) : hec facta fuerunt juxta refectorium conversorum ; Valmagne 130 (1186) : ante januam refectorii conversorum ; Valmagne 608 (1206) : ante refectorium conversorum. 143. Berdoues 207 (1178) : ante hostium calefactorii conversorum ejusdem domus. 144. Franquevaux H 45 (1180) : ante auditorium conversorum. 145. Valmagne 167 (1184) : Gaucelm de Lézignan est dit cuisinier de Marcouine. 146. J.-R. laDurée, Les Cisterciens face à leur environnement spatial et humain : exemple des abbayes claravalliennes possessionnées dans le Bas-Maine (début xiie-fin xve siècle), cit. n. 12, p. 432-433 : l’auteur rapporte l’existence de granges-prieurés. 147. Parmi les abbayes méridionales étudiées, deux exceptions se rencontrent toutefois à Valmagne. La grange de Cambert, en Rouergue, est située à 85 kilomètres de l’abbaye. Les aristocrates locaux cèdent à l’abbaye l’église paroissiale du lieu, impliquant la présence de moines qui diront la messe ; la grange devient donc prieuré. À l’inverse, en 1198 l’abbaye obtient de Gellone – lourdement endettée auprès des moines blancs – la cession du domaine de Fontmars, où se trouvent une église paroissiale et une petite communauté paysanne rassemblée dans un hameau, à six kilomètres au sud du monastère cistercien. Moins d’un quart de siècle plus tard, le village est à l’état de ruine. C’est bien la distance trop importante de la grange de Cambert qui a justifié le maintien de l’église et l’envoi de moines. D. PanFili, « Domus, grangia, honor et les autres. Désigner les “pôlesˮ cisterciens en Languedoc et Gascogne orientale (1130-1220) », Le Moyen Âge, 2017-2, p. 311-338.

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confort que leurs pairs affectés à l’abbaye, qu’on doit bien s’imaginer comme dédoublée en deux structures parallèles – celle des moines de chœur et celle des convers – qui peuvent s’imbriquer ou être distinguées. La séparation est particulièrement poussée à Silvanès où, pour éviter toute cohabitation avec les moines durant les offices, une église propre a été édifiée pour les convers148, mais on constate à l’inverse qu’à Berdoues, on prévoit un lieu où ils puissent se réchauffer, signe d’une attention certaine. On retrouve ainsi, via les bâtiments, des éléments discordants selon les monastères sur l’attitude adoptée face aux frères lais.

III.2. De forts relents de domination des convers Dans ces conditions qui placent le convers en position d’infériorité, que les sources narratives cisterciennes les évoquent peu n’a rien de surprenant. Les tenant plume sont majoritairement issus du milieu aristocratique et ils agissent comme leurs semblables demeurés dans le siècle : la littérature courtoise, les fabliaux et les romans n’évoquent qu’exceptionnellement les personnes qui ne sont pas issues de leur milieu, ou alors pour s’en démarquer clairement. Un seul aspect va me retenir ici, celui du rapport au châtiment. Des récits tirés du Grand Exorde de Cîteaux149 nous montrent que les châtiments envers les convers sont beaucoup plus lourds que ceux appliqués aux moines : ainsi, un convers meurt sous les coups pour avoir osé laver ses chausses sans l’autorisation du maître de grange150. Mais ce serait sous les coups de Dieu, évidemment… À côté du Grand Exorde de Cîteaux, les exempla de divers recueils témoignent fortement de ce traitement inégal des convers. Le moteur de recherche du Thesaurus Exemplorum Medii Aevi du Gahom permet aisément d’opérer des comparaisons entre les différents membres du clergé. Premier constat (colonne 1), l’inégale présence des différents groupes dans les exempla : assurément, les convers intéressent peu les auteurs, douze fois moins que les moines notamment. Second constat (colonnes 2 et 3) : les cas de désobéissance envers un supérieur – par exemple un moine ne tenant pas compte d’un ordre de l’abbé – sont eux aussi très inégalement répartis. Évêques comme abbés ne désobéissent pas, mais c’est « normal » car ils sont – chacun à leur manière – au sommet de la hiérarchie ; le cas de l’archevêque correspond à un refus d’obtempérer à une décision royale de brûler les livres des juifs151. Outre le fait que les convers sont proportionnellement les plus désobéissants, ce que révèlent les exempla est qu’eux seuls subissent des châtiments corporels systématiques (colonnes 4 et 5), et très violents puisqu’ils entraînent la mort dans les deux-tiers des cas (colonnes 6 et 7). Certes, face à de telles données chiffrées, les statistiques n’ont guère de sens, mais l’opposition fondamentale 148. Le site de Silvanès ne présente plus aujourd’hui qu’une seule église, l’abbatiale. Mais des bâtiments manquent. 149. Conrad D’eBerBach, Le Grand Exorde de Cîteaux, cit. n. 33. 150. Ibid., IV-24, p. 252-254. 151. H. PlaTelle, Les Exemples du Livre des abeilles, Turnhout, 1997, n° 9, p. 67.

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entre les convers d’un côté, et tous les autres ecclésiastiques de l’autre, témoigne de pratiques qui devaient être courantes à leur encontre. Les convers peuvent être bastonnés152 ! Surtout, les exempla dévoilant des cas de convers maltraités ont tous été rédigés entre 1165 et 1181. Nb total d’exempla Archevêque Évêque Chanoine Abbé Moine Convers cisterciens

Avec désobéissance

Avec désobéissance et châtiment physique

21 204 43 164 359

nb 1 2 8

% 4,76 4,65 2,22

nb -

% -

30

3

10,00

3

100

Avec désobéissance et châtiment physique entraînant la mort nb % 2

Avec mort

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Tab. 7. Désobéissance, châtiments corporels et décès d’ecclésiastiques dans les exempla.

Un autre, beaucoup plus tardif, met en scène Bernard de Claivaux et un badaud. Traversant une ville à cheval, l’abbé est interpelé par un homme qui aurait bien voulu avoir gagné son cheval au jeu de dés153. Bernard lui propose de jouer avec lui son cheval aux dés, que l’homme gagnera s’il fait le plus grand score ; mais si l’abbé gagne, le ribaud lui appartiendra. En un mot, en cas de victoire de Bernard, le perdant deviendra son homme. Bernard, évidemment, l’emporte et fait du perdant un convers de Clairvaux. Ce récit, rédigé vers 1313-1330, est donc très tardif mais il associe convers et auto-dédition très particulière, et donc une fois encore convers et dépendance radicale. Un autre récit du Grand Exorde de Cîteaux révèle à mots à peine couverts une révolte contre les moines fomentée par l’un des convers le soir de Noël mais qui fut déjouée : il était prévu que les convers montent dans le dortoir des moines et lacèrent et découpent en petits morceaux leurs couvertures154. La violence au sein des monastères n’est pas inconnue. Et si, dans la première moitié du xiiie siècle, on voit des moines, presque toujours individuellement, agresser physiquement leur abbé pour lui donner la mort, les cas de meurtres d’abbés commis par des convers, à Baudeloo, Heilsbroon ou Eberbach, font systématiquement intervenir un groupe et non un individu, et prend la forme d’une rébellion, comme plus tard

152. À l’instar des famuli des espaces ligériens. D. BarThéleMy, La Société dans le comté de Vendôme de l’an mil au xive siècle, Paris, 1993, p. 491-502. 153. G. BlanGez, Ci nous dit. Recueil d’exemples moraux, Paris, 1979-1986, 2 vol., spéc. t. i, p. civ-cxxi. Gahom : Ci nous dit [éd. BlanGez, 1979-1988], 707, 1-10. 154. Thesaurus exemplorum medii aevi, http ://thema.huma-num.fr/collections/TC0123.

nb 1 1 2 -

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à Fontfroide, qui éclate toujours au sein de l’enclos monastique155. Et peut-être – mais rien n’est moins sûr – valait-il mieux être convers d’un domaine grangier éloigné plutôt qu’affecté dans le centre monastique où les contacts avec les moines devaient être l’occasion de démonstrations de rapports de domination. Pour autant, on connaît la promptitude de certains agents seigneuriaux à porter des coups aux manants « indociles » et dont les abus sont régulièrement dénoncés156. À plusieurs reprises, Silvanès a été présentée comme un monastère où s’observe une tendance précoce à la domination des convers, alors même que 96,2 % des 511 actes du cartulaire sont antérieurs à 1188. À la très faible présence d’individus de ce groupe dans le cartulaire, à l’assimilation des frères lais aux serfs dès 1160, s’ajoute un dernier indice : une lettre du pape Alexandre iii en faveur de l’abbaye, rédigée le 13 mai 1162 à Montpellier et adressée aux évêques de Rodez, Béziers, Albi et Lodève, rappelle l’interdiction qui est faite aux convers de Silvanès de quitter l’abbaye sans l’accord de l’abbé157. Cette lettre constitue le signe que des convers fuient cette abbaye et que les évêques des diocèses où ils auraient pu se réfugier sont chargés de les traquer, à l’image de ce qui se pratique lors de la fuite de serfs. Assurément, l’abbé de Silvanès dut faire partie du lot des dirigeants d’un monastère que Bernard de Clairvaux désignait pour leur attitude négative à l’égard de convers. Mais il convient sans doute de tenir compte d’un facteur particulier : le Rouergue méridional est un espace où le servage semble avoir été particulièrement important et où les manses sont grevés de corvées encore au début du xiie siècle158. La multiplication des castelnaux en Gascogne, avec concession de parcelles en tenures, permet à l’inverse aux paysans de se dégager de ces corvées que les questaux assument seuls sur les casals159. Du Rouergue à la Gascogne, le rapport au servage est donc assez différent, même si la macule servile frappe de façon indistincte homines haut-languedociens du manse et questaux du casal gascon. Les manses qui sont massivement cédés, souvent contre argent, à Silvanès – 286 actes en mentionnent de un à douze – le sont certainement avec les serfs qui les exploitent et qui doivent servitia et usatica160 ; alors qu’à Gimont, ce sont des parcelles qui sont très majoritairement transférées161 – plus de

155. A. DiMier, « Violences, rixes et homicides chez les Cisterciens », Revue des Sciences Religieuses, tome 46, 1972, p. 38-57. 156. N. verPeaux, « Maires, prévôts, doyens, les intermédiaires entre seigneurs et exploitants. À propos du temporel des dames d’Autun (xiiie-xive siècles) », Histoire et Sociétés Rurales, 2011-2012, p. 7-40. 157. Silvanès, n° 5 (1162). 158. Sur ce point, voir P. ourliac et A.-M. MaGnou, Le Cartulaire de La Selve. La terre, les hommes et le pouvoir en Rouergue au xiie siècle, Paris, 1985, p. 25-27. F. De Gournay, Le Rouergue au tournant de l’An Mil. De l’ordre carolingien à l’ordre féodal (ixe-xiie siècle), Toulouse, 2004, p. 269-273. 159. B. cursenTe, Des maisons et des hommes. La Gascogne médiévale (xie-xve siècle), Toulouse, 1998. 160. Exemples : Silvanès 138 (1159), 139 (1159), etc. 161. Les données tirées du cartulaire produisent le résultat suivant : parcelle(s) de terre seule(s) : 762 actes ; casal(s) seul(s) : 90 actes ; parcelles et casals dans un même acte : 44 actes dans lesquels, le plus souvent, on donne telle parcelle et, ailleurs, tel casal, ou alors on démembre une ou deux pièces de terre de tel casal.

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huit fois plus que de casals qui doivent des corvées162 –, travaillées le plus souvent par des tenanciers « libres ». D’emblée, la proportion de personnes ayant un statut servile qui a intégré la clôture varie du tout au tout. À Silvanès, les serfs doivent constituer, dès les premières années de vie de la communauté, une part essentielle du groupe des convers alors qu’à Gimont, ils n’en représentent qu’une partie très réduite, d’autant que les cessions de casaux ne se multiplient qu’après 1165-1170, soit plus de 20-25 ans après la fondation du monastère. Sans doute peut-on ainsi expliquer (en partie) l’image sombre que renvoie la documentation du monastère rouergat.

III.3. Les cisterciens, les convers et le servitium total L’ambition initiale de l’ordre repose sur un idéal monastique qui ne peut être atteint que par l’autonomie, afin d’éviter le plus possible les contacts avec la société. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la recherche du désert : une communauté « repliée » sur elle-même, vivant en autarcie et ne dépendant nullement d’autrui. Dans ce cadre, le labor manuum occupe de manière inéluctable une place de choix, vitale pour l’accomplissement spirituel (et sociétal) recherché, comme en témoignent les débats autour de cette question163. Mais tout le paradoxe réside dans cette ambiguïté liée au fait que le labor peut tout à la fois être valorisé et valorisant, comme base de la perfection monastique – et donc voie de salut – ou, à l’inverse, apparaître comme un marqueur de servitude164 – et donc malédiction165 – dans une communauté qui n’accueille que des adultes. Là est aussi une spécificité de l’engagement cistercien qui diffère foncièrement de celui des moines noirs. Les oblats, c’est-à-dire ces enfants confiés très jeunes à l’abbaye, qui quittent donc très précocement leur habitus aristocratique pour être modelés par l’esprit bénédictin des moines noirs, n’existent pas chez les cisterciens. Le chapitre général de l’ordre interdit aux filiales d’accueillir des enfants comme novices166. Seuls des aristocrates adultes intègrent donc la clôture cistercienne comme moines ; et lorsqu’ils prennent l’habit, ils ont un rapport particulier aux paysans sur lesquels ils ont eu l’habitude d’exercer leur dominium, voire leur mépris167. La conversion comme convers de certains aristocrates apparaît dès lors 162. Les donations d’un casal s’accompagnent souvent d’une mention particulière : le donateur absolvit predictos homines et feminas ab omni servitio quod debebant ei facere pro predicto casalo, ici Gimont 20 (1166). C’est bien l’emploi du verbe facere qui incline à penser qu’il s’agit de corvées. Ce renoncement du donateur témoigne également du fait qu’il cède aussi les hommes et les femmes associés au casal. 163. Voir, dans ce volume, la contribution de C. caBy. 164. N. carrier, « Travail et servitude paysanne aux xe et xie siècles », Histoire et Sociétés Rurales, 2019, p. 7-40. 165. Voir, dans ce volume, la contribution de N. schroeDer. 166. C. waDDell, Twelfth-Century Statutes, cit. n. 9, Lis. 78, p. 689. 167. Cela ne veut évidemment pas dire que les bénédictins agissent comme des « anges » vis-à-vis de leurs dépendants et des paysans œuvrant sur les tenures de leur temporel, ni que tous les cisterciens ont eu un comportement négatif à l’égard des convers.

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comme un mode d’humilité radicale, traduisant l’acceptation des deux versants du labor manuum et où l’asservissement volontaire – au service de la communauté et de Dieu – est envisagé comme la seule voie de salut. Mais pour ceux qui deviennent moines, l’habitus peut revenir au galop, comme le montre l’exemplum du jeu de dés évoqué précédemment. Bien que Bernard de Clairvaux dénonce les agissements, inacceptables à ses yeux, de certains abbés envers les convers, lui-même aurait agi – non seulement il s’agit d’un exemplum, qui doit être pris comme tel, mais il est aussi tardif – comme un seigneur envers un manant : cet homme qui perd aux dés devient son homo, l’emploi de ce mot ayant des relents de forte dépendance et traduisant également la posture de dominant de Bernard, certes abbé et donc parfaitement conscient de la supériorité de son statut. Des années 1120 à 1240/80, ce que les cisterciens mettent en place relève d’une forme très poussée du service domanial168, que l’on peut qualifier de servitium total : intégrés à la communauté, les convers, – que je considère comme des serfs et comme mode d’humilité radicale pour les aristocrates ayant fait ce choix – exploitent les terres dont la totalité des productions revient à l’abbaye, à l’image de la réserve seigneuriale. Là se situe la seconde spécificité cistercienne. Leurs domaines sont exploités en faire-valoir direct contrairement à ceux des moines noirs dont l’essentiel des terres est exploité dans le cadre de la tenure, confiée à des paysans ou à des serfs. La première implication de ce constat est simple : alors que la rente bénédictine peut ne représenter qu’une modeste part de la production selon le type de contrat passé avec le tenancier, c’est en revanche la totalité de la production qui intègre la grange cistercienne et donc l’abbaye, grâce essentiellement aux convers, dont les charges d’entretien sont par ailleurs faibles, comme le montrent les prescriptions sur l’alimentation qui leur est réservée ainsi que sur le vêtement. Ce qui veut dire que les cisterciens ont des capacités de redistribution – mais aussi de commercialisation – nettement supérieures à celles des bénédictins, en un temps où la forte croissance urbaine aboutit à une augmentation non moins importante de la demande des villes169. Ce choix de la forte insertion dans les courants commerciaux opéré par certaines abbayes leur permet de dégager des quantités importantes de numéraire. Grâce à elles, ils vont investir, dans la terre essentiellement – et en rachetant des droits seigneuriaux –, mais aussi dans des équipements tels des moulins, des forges, etc. ; ils vont de plus redistribuer une part de ces gains sous forme d’aumônes aux pauvres ou de prêts, le plus souvent gagés : à Berdoues ou encore à Gimont, les actes de prêts sont légions, et les sommes cédées à des aristocrates ou à des paysans atteignent des montants tout à fait considérables. D’ailleurs, si l’on a pris soin des recopier ces actes dans les cartulaires, c’est indéniablement parce que les biens gagés ont 168. J. DeMaDe, « Valeur d’usage et valeur d’échange dans le système seigneurial : de la détermination sociale du rapport à la valeur », Genèses, sous presse. Je remercie Julien Demade de m’avoir donné accès à son article avant parution. 169. D. PanFili, « Production, stockage et redistribution chez les cisterciens (xiie-début xive siècle) », dans M. lauwers (éd.), Mises en réserve : production, accumulation et redistribution des céréales dans l’Europe médiévale et moderne, 40e Colloque international de Flaran, Toulouse, sous presse.

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

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fini par intégrer le patrimoine monastique. À Valmagne, l’un des débiteurs le plus important n’est ni un aristocrate ni un paysan, mais l’abbaye de Gellone qui, après un premier prêt en 1194 gagé notamment sur le domaine de Fontmars, finit par le céder en 1202 aux cisterciens. On le voit d’emblée : ce faire-valoir direct, permettant aux cisterciens d’accumuler d’importantes quantités de liquidités, a de très fortes incidences tant économiques que sociales. Là est incontestablement le nœud de la puissance cistercienne. Et cette puissance est assurément due à l’intégration des convers et au servitium total qui est exigé d’eux. Ce servitium total l’est également du fait même que le convers est aussi religieux, frère, intégré dans la communauté et qu’il sert donc ainsi totalement Dieu. Si le servitium Dei, une idéologie du service généralisé et fondée divinement, a permis de légitimer – tout en la masquant – la domination seigneuriale que suppose le servitium-corvée ou servitium-ponction170, c’est statutairement que les convers cisterciens sont des serviteurs de Dieu et, partant, des serviteurs tout court. Ces hommes, qui ont intégré la clôture, sont placés sous la stricte autorité de l’abbé – comme les moines – mais doivent en outre obéir aux ordres de n’importe quel moine171. La distinction fondamentale établie au sein de la communauté entre les deux groupes réside dans la différence de nature de leur engagement religieux. Tout découle de là. C’est bien leur condition de frères lais, dévalorisée par rapport à celle de moines – non monachi sunt –, qui a pour conséquence – et qui a permis – ce double devoir de soumission. Le système du domaine grangier cistercien peut apparaître comme un épiphénomène à l’échelle de l’Occident, mais il mite malgré tout l’espace d’une myriade d’enclaves « rendues » au service domanial jusqu’à ce que les cisterciens se tournent, à partir de la seconde moitié du xiiie siècle, vers la concession de terres en tenure, voire vers le faire-valoir indirect avec le fermage et le métayage. La seule Bourgogne compte entre 200 et 220 granges172, et les quatre monastères gascons de cette étude contrôlent tout de même 52 domaines qu’exploitent des convers. Attachés à l’abbaye et la grange comme le rappelle la lettre d’Alexandre iii de 1162, ils constituent l’aspect le plus patent de l’inecclesiamento cistercien, qui accompagne et conforte l’autre spécificité du domaine grangier, celle d’être exploité en faire-valoir direct. En rejetant le système de la tenure qui justifiait l’accueil de convers dans la familia monastique (et le recours au salariat), la grange recréait une forme de dépendance radicale plus poussée que ne le fut même la mancipialité des curtis carolingiennes. Il faut absolument cesser de dire que les cisterciens ont refusé le système seigneurial comme on le trouve encore dans de nombreuses publications173. Continuer dans cette voie rend totalement inintelligible le fonction170. J. DeMaDe, Ponction féodale, cit. n. 29, p. 84. 171. Voir plus haut, note 127. 172. B. chauvin, « Réalité et évolution de l’économie cistercienne dans le duché et le comté de Bourgogne au Moyen Âge. Essai de synthèse », L’Économie cistercienne, cit. n. 11, p. 13-52. 173. C’est encore le cas des trois plus récentes publications qui portent sur les convers : B. noell, « Expectation and unrest among Cistercian lay brothers », cit. n. 25 ; P. BenoîT, J. rouillarD, « Les convers », cit. n. 16 ; J. France, Separate but Equal, cit. n. 8.

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nement même de la grange et contribue à maintenir une terrible confusion : ce n’est nullement le système seigneurial qui est rejeté, mais une partie de celui-ci seulement, à savoir le système de la tenure. Car les cisterciens ont même renforcé le système seigneurial en restaurant un service domanial174 – que l’on peut qualifier de total – par la constitution de l’ensemble de leurs biens, ou peu s’en faut, en réserves seigneuriales exploitées dans un premier temps par les convers intégrés dans la familia monastique. À l’instar des réserves des seigneurs laïcs, elles ont pour vocation première de permettre l’autonomie de la communauté dans son entièreté ; et les cisterciens y sont non seulement parvenus pour l’écrasante majorité mais ont surtout largement dépassé ce niveau espéré. Si – dès avant l’époque carolingienne – le « grand domaine » devint bipartite, c’est bien parce que se posait crûment un problème de main-d’œuvre que l’on avait peine à maintenir, malgré le statut d’esclaves des individus exploitant alors les terres, et parce qu’on se rendit compte qu’il était préférable d’accorder un peu d’autonomie aux esclaves en les chasant sur un manse175. C’est bien cela – le problème de la main-d’œuvre – qui contraignit les maîtres à adapter les modes de gestion des domaines. Autrement dit, le « vrai » système seigneurial – ou tout au moins le plus abouti – est d’abord celui de la réserve. Et en quoi les convers diffèrent-ils – fondamentalement – des individus formant la mancipialité telle que l’a définie Ludolf Kuchenbuch176, mais dans une version que le domaine grangier rendait plus contraignante encore ? Les cisterciens sont parvenus autrement que par l’esclavage à fixer une main-d’œuvre docile – car soumise à l’abbé via le serment/hommage prêté lors de l’entrée dans la communauté – et contrainte à œuvrer au seul bénéfice du monastère qui engrangeait l’intégralité des productions de l’agriculture, de l’élevage et de l’artisanat. Produire était la fonction première des convers qui ne pouvaient espérer atteindre le paradis qu’en apportant cette contribution à la communauté ; là était le « contrat ». Si l’on se rappelle par ailleurs la lettre du pape Alexandre iii intimant l’ordre à tous les évêques des diocèses voisins de celui de Rodez où se trouve l’abbaye de Silvanès de traquer les convers ayant fui le monastère, il est également clair que les cisterciens disposent de moyens très efficaces de recherche des fuyards qui s’apparentent davantage aux méthodes mises en œuvre dans l’Antiquité pour rattraper les esclaves en fuite qu’aux moyens extrêmement réduits auxquels pouvaient avoir recours les détenteurs laïcs des serfs au même moment ; un petit seigneur laïc activait certes ses réseaux mais leur envergure dépassait rarement le cadre du comté et était nettement moins dense. Si l’on se souvient enfin que la nourriture des convers devait être plus rustique que celle des moines, on perçoit mieux dès lors pourquoi et comment les abbayes cisterciennes sont devenues – le plus souvent – de véritables rouleaux compresseurs seigneuriaux, sans rivaux possibles. Si les discours semblent parfaitement normalisés avant même la fin du xiie siècle, les propos d’Étienne de Lexington sont aussi le signe que cette norma174. J. DeMaDe, « Valeur d’usage et valeur d’échange », cit. n. 167. 175. J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (vie-ixe siècles), Bruxelles, 2006, p. 287-315. L. kuchenBuch, « De la demeure à l’habiter ? », cit. n. 32. 176. L. kuchenBuch, « Servitus in mittelalterlichen Okzident », cit. n. 29.

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

443

lisation n’est toujours pas acceptée par les principaux intéressés en 1228, puisque certains convers demandent à être considérés comme les égaux des moines. Certes, ces hommes qui quittaient tout pour intégrer le monastère y trouvaient en partie leur compte, à commencer par les retombées des bénéfices spirituels auxquels ils étaient associés. Mais la question est aussi de savoir si le choix que firent la plupart des paysans était volontaire et raisonné, ou s’il avait été retenu par défaut. Car il est un autre élément, rappelé fort judicieusement par Constance Hoffman Berman, qui a joué un rôle crucial177. Les convers paysans se recrutent essentiellement, si ce n’est exclusivement, dans le périmètre des domaines grangiers, et ils intègrent le plus souvent le monastère à l’occasion de la cession, par donation ou vente, de parcelles qu’ils exploitaient, soit comme tenanciers, soit comme serfs d’un manse ou d’un casal. On ne peut nier l’existence d’un réel choix fait par certains paysans : leurs actes de conversion en témoignent ; mais, outre le fait qu’ils sont bien peu nombreux dans les chartriers, certains – tel ce Raimond Bertoyn déjà évoqué en 1182 – hésitent entre devenir donat ou convers. Et pour tous les autres ? Le montant des acaptes – autrement dit des droits d’entrée permettant de se faire concéder une tenure –, qui explose pour atteindre des prix élevés dès la seconde moitié du xiie siècle178, limite les capacités de prise en charge d’une nouvelle tenure par les membres les plus fragiles des communautés paysannes. Aussi, lorsque leur seigneur cède les parcelles qu’ils exploitent, la plupart des paysans n’ont guère d’autre solution que de prendre le chemin du monastère. Quant aux anciens serfs, acceptent-ils cette dépendance poussée une fois intégrés dans les granges ? Rien n’est moins sûr : leur condition servile leur accordait malgré tout des droits qu’ils perdent totalement, à commencer par celui de se marier et de fonder une famille, mais aussi la possibilité d’accumuler quelques biens179.

éPiloGue Si la politique d’acquisition des abbayes fut parfois impressionnante, – telle celle menée par Grandselve qui comptait six granges à la tête de plus de mille hectares chacune180 –, il arriva un moment où un seuil ne pouvait plus être franchi 177. C. H. BerMan, Medieval Agriculture, cit. n. 11, p. 57-59. 178. M. BerThe, « Le droit d’entrée dans le bail à fief et le bail à acapte du Midi de la France (xiiexve siècle) », dans P. Bonnassie (éd.), Fiefs et féodalité dans l’Europe méridionale (Italie, France du Midi, Péninsule Ibérique) du xe au xiiie siècle, Toulouse, 2002, p. 237-278 ; L. verDon, « La seigneurie foncière des hospitaliers d’Arles d’après le cartulaire de Trinquetaille : les ressources de l’acapte », Provence historique, 1999, p. 501-510. 179. Certes, l’un et l’autre de ces droits sont contraints par l’existence de taxes – le formariage et la mainmorte – mais ne les annihilent pas. 180. M. Mousnier, L’Abbaye cistercienne de Grandselve, cit. n. 11, p. 230 : sur les 24 granges de l’abbaye – en plus du domaine directement associé au monastère – à la fin du xiiie siècle, six comptent 1000 hectares et plus : Lassale (1000 ha), Lescout (1300 ha), Terride (1800 ha), Larra (2200 ha), Vieilaigue (2390 ha) et Calcassac (5700 ha) ; mais six également rassemblent moins de 200 hectares : Aurano (20 ha), Villelongue (40 ha), Favardac (100 ha), Portier (100 ha), Belesta (190 ha) et Voulte (190 ha).

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pour une multitude de facteurs, à commencer par les capacités financières des abbayes, mais aussi en raison de l’animosité de certains seigneurs s’opposant à l’hémorragie de leurs tenanciers et même de certaines communautés paysannes face à la progression des cisterciens, devenus des voisins trop envahissants. Dès le début du xiiie siècle, le recrutement des convers se tarit fortement en Languedoc et Gascogne, et comme les hommes qui intégraient la clôture n’étaient pas autorisés à se reproduire, le vieillissement progressif de la population de frères lais et son non-renouvellement – d’abord par absence de reproduction interne mais aussi par absence de nouveaux apports externes en raison de la dégradation des conditions qui leur était faite – aboutirent à vider les granges de leurs bras. Le phénomène s’accentua encore, essentiellement à partir des années 1240, lorsque les monastères réinjectèrent sur le « marché » de la terre des milliers d’hectares, jusque-là exploités par les convers (et de plus en plus de salariés sans doute) à l’occasion de la fondation – par les abbayes seules ou dans le cadre d’un paréage avec un puissant laïc – de bastides et de villeneuves, tant dans le sud-ouest que dans le bassin parisien ou dans la plaine padane. Des milliers de tenures – dispensées de droit d’entrée afin de rendre l’opération attractive – furent ainsi proposées aux communautés rurales environnantes, provoquant un appel d’air qui offrit aux paysans les plus démunis, des possibilités d’installation, impensables dans les conditions antérieures de finages pleins où les nouvelles concessions de tenures libérées se « négociaient » à prix d’or. C’est bien la conjonction de ces trois phénomènes – non-reproduction interne entraînant le vieillissement de la population des convers, réduction de l’attractivité du statut de frère lai, création d’une multitude de tenures accentuant la non-attractivité de la conversion – qui mit à mal le système grangier et fit vaciller la puissance de nombre de monastères cisterciens. C’est sans doute dans ces trois facteurs cumulés que l’on doit chercher l’explication à la « crise de vocation » des convers, qui aurait justifié – après le passage au système de la tenure – le passage du faire-valoir direct à l’affermage des terres des granges cisterciennes181. Mais il s’agit d’une autre question. Il n’empêche, sur les neuf bastides que fonde dans la seconde moitié du xiiie siècle l’abbaye de Belleperche, sept sont implantées sur les sites des granges182 de l’abbaye qui en compte dix183, signe que les convers ne se pressent plus au portillon de Belleperche alors que sa voisine Grandselve poursuit son ascension. Celles qui résistèrent le mieux furent celles qui, très précocement, s’insérèrent dans le siècle sans se préoccuper des prescriptions qu’elles ne prirent pas au pied de la lettre. *

181. Certaines abbayes résistent remarquablement : à Grandselve, il faut attendre le milieu du xive siècle pour que le monastère se tourne vers ce mode d’exploitation. M. Mousnier, « Les granges de l’abbaye cistercienne de Grandselve (xiie-xive siècles) », Annales du Midi, 1983, p. 7-27. 182. C’est par ailleurs la raison pour laquelle on ne peut pas considérer la création de ces villages neufs comme des témoignages des « grands défrichements ». 183. Six existent toujours : Larrazet, Cordes-Tolosannes, Donzac, Garganvillar, Angeville et Montaïn.

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

445

Le titre de cet article a pu paraître excessif, mais ce choix était fondé. Retenir « dépendant » n’était pas pertinent en raison du fait que tout être humain est inséré dans un réseau de dépendance plus ou moins poussé, plus ou moins contraignant, plus ou moins avilissant. L’idée était bien de réfléchir à la notion de servitium, dont la portée fut finalement bien plus fondamentale dans cette société médiévale que ce qu’on a pu estimer jusqu’ici184. Mais le servitium aussi s’applique tant aux milites qu’aux villani. Et finalement « serf » a fini par l’emporter. D’autant que le servage, via l’auto-dédition, peut résulter d’un choix – certes, parfois contraint – et n’empêche nullement d’accéder à certaines fonctions décisionnelles au sein de la seigneurie185. L’analyse des textes portant sur les convers montre une situation fortement dégradée dès les années 1150 dans certaines abbayes, à en croire les propos de Bernard de Clairvaux tout comme les actes issus du chartrier de Silvanès. Est-ce le cas de la plupart d’entre elles ou d’un faible nombre ? Les conditions locales ont évidemment varié, y compris dans le temps selon l’attitude des abbés ou même des moines de chœur. Cette attitude a pu être influencée par les types de recrutement initiaux : aux nombreux anciens serfs cédés avec les manses rouergats à l’abbaye de Silvanès, s’opposent les ex-tenanciers « libres » des parcelles gasconnes intégrant le monastère de Gimont. Malgré tout, il semble bien que le sort des convers bascule au plus tard au cours des deux dernières décennies du xiie siècle qui font suite à la prescription de 1188 limitant l’accès au groupe des frères lais aux nonaristocrates. Le chapitre général de l’ordre ne fait globalement qu’entériner une pratique plus ancienne, en grande partie liée à l’importance de la dot avec laquelle le candidat se présentait à la porte du monastère : la cession d’une parcelle et de quelques brebis avait de fortes chances d’orienter l’individu vers le groupe des convers186. Cette prescription de 1188 tente surtout de masquer par le vocabulaire un phénomène qui ne cesse de croître dans l’enceinte des abbayes, à savoir la servitude des hommes, initialement rejetée par les décisions de ce même chapitre général. Les exemples de convers-serfs, sans être légion, témoignent là encore d’une pratique apparemment fréquente dès avant 1153, comme le rappelle la lettre de Bernard de Clairvaux ; et leur nombre croît avec l’exigence faite aux seuls frères lais de donner leur corps ou de prêter hommage à l’abbé. Enfin, des sources narratives rédigées entre 1165 et 1180 révèlent l’existence de châtiments corporels violents, de révoltes, de fuites, autant d’éléments qui ont des relents de forte dépendance des convers vis-à-vis de l’abbé et des moines de chœur. Dans les premières générations de l’ordre, on croise des aristocrates laïcs qui, plutôt que de devenir moines, optent pour le groupe des convers. Ces hommes ont fait un choix radical comme d’autres en feront encore. Mais en 1188, la donne change, puisque le chapitre général de l’ordre interdit aux aristocrates ce type de conversion. À cette date, l’inégalité est officiellement devenue certitude et réalité ; 184. Hormis Ludolf Kuchenbuch, Joseph Morsel et Julien Demade. 185. M. Mousnier, « Jeux de mains, jeux de vilains », cit. n. 30, ainsi que l’ouvrage majeur de Benoît Cursente sur la questalité gasconne : B. cursenTe, Des Maisons et des hommes, cit. n. 158. 186. Cas de Pierre Pastre : Valmagne 380 (1186).

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elle l’était déjà par les activités incombant strictement aux convers et par l’alimentation qui leur était destinée. Le système cistercien reproduit à l’identique au sein de la clôture les clivages sociaux et les rapports inhérents à la seigneurie, qui en découlent. Le tour de force des cisterciens est d’avoir conçu une organisation qui s’assurait la fixation de la main-d’œuvre – autre que monacale – tout en poussant à l’extrême le servitium Dei, qui, loin d’être une simple métaphore d’un discours au service de la domination, était entièrement actualisé. Si, lors de sa conception, il avait pour vocation de créer une communauté idéale d’égaux, la réalité des faits conduisit le chapitre général à prescrire, un demi-siècle plus tard, le statut de 1188. Car les convers des domaines grangiers ne sont pas frères ou serfs, mais bel et bien frères et serfs187. Tout à la fois laïcs et religieux, vivant dans la clôture de l’abbaye ou de la grange, ils accomplissent un labor manuum entièrement dédié à Dieu et dévolu à la communauté. Si l’on voulait, par un clin d’œil, résumer en un mot le double phénomène de fixation des convers dans la grange et de servitium total auquel ils sont soumis, c’est celui d’ingrangiamento qui assurément conviendrait le mieux, reprenant les versants spatiaux et socioéconomiques de l’inecclesiamento appliqué aux cisterciens.

annexes Annexe 1 : Convers et moines de l’abbaye cistercienne de Gimont Les convers de Gimont (1140-1200)

-

50

2

Guillaume de cha Mazera 1150-1173

11

27

Raimond de Mauvezin 1160-1182

5

4

10

9

Fort de Mazeras 1163-1185

7

6

8

14

1

-

Raimond de chas Casas 1162-1198

Eiz de cha Lana 1160-1196

Guillaume d’Aspa 1158-1176

Raimond de Marroc 1162-1176

1 -

2 -

5

5

21 -

3

34 -

1

-

-

3 -

7

-

19

-

1

-

-

-

-

5

15 -

-

24

total

Hour -

Aiguebelle

4

Saint-Soulan

3

Franqueville

Arnaud de cha Bruguera 1142-1176

Laus

Abbaye

Les dates qui suivent le nom correspondent aux mentions extrêmes ; les six colonnes suivantes indiquent les domaines dans lesquels leur témoignage est requis ; la suivante totalise le nombre d’interventions. Le chiffre en gras indique l’hypothèse d’attachement du convers à la grange

59

44

40

40

39

35

25

25

187. Voir à ce propos le discours de Pierre le Vénérable sur les serfs et serves de Cluny : M. lauwers, dans ce même volume.

Arnaud de Mazerolas 1159-1168

Arsieu Sanche 1160-1181

Guillaume de cha Ribera 1160-1189

15

5

5

-

2

2

1

11

Vital de Sirac 1176-1198 (13)

3

2

8

Donat 1162-1177 (12)

2

1

1

Batallerius 1156-1166 (12)

Bernard de cha Fital 1160-1185 (9)

Bernard Gormont 1161-1173 (9)

-

2

7

10 3

-

-

-

1

3

3

5

Guillaume Donat 1162-1174 (9)

2

12

-

Guillaume de Boisat/Boizat/Bosat 1176-1183 (8)

1

6

Bernard de Boars 1147-1169 (7)

1

8

Compans 1162-1178 (7)

-

-

Guillaume de Canet (et) 1164-1178 (9)

Fort de Buguel 1147-1161 (8)

Pierre de Saint-Germier 1167-1186 (8)

Bonhomme 1189-1203 (7)

Vital de Godolencs 1168-1206 (7)

8 -

-

-

-

-

1

-

-

2

3

Jean de Castelnau 1173-1181 (5)

2

3

Sanche de Gaubisan 1173-1179 (5)

1

Martin 1162-1188 (5)

Aner 1157-1161 (4)

Guillaume de Gimont 1162-1163 (4) Martin 1161-1164 (4), vacher

Raimond de Saint-Just 1164-1173 (4)

Raimond Guillaume de Auzinpoi 1181-1182 (4)

Sanche Vital/Vidal 1176-1187 (4)

Vital de Troloi/Trulei 1160-1162 (4)

-

-

-

3

1

2

-

3

4 -

2

-

-

Martin de Mazeras 1162 (3)

Martin de Saint-Martin 1172-1175 (3)

Odon de Lambes 1164-1187 (4)

Odon de la Serra 1174-1180 (3)

-

-

-

-

-

4 -

-

-

1

-

6

-

1

-

-

-

1

-

1

5

1

-

Bernard de Lambes 1181 (3)

Guillaume d’Esclinag/Escliniag 1167-1188 (3)

-

-

3

3

Garsie de Nogarol 1176-1182 (3)

-

1

1 -

-

-

Arnaud de Pecholencs/Pesolencs 1160-1165 (4)

Arnaud del Sotol 1179-1182 (3)

-

-

4

3

Pons 1162-1175 (6)

-

1

Jean de Raiz/Raz 1173-1179 (6)

-

3 -

-

-

5

1

2

5

-

2

17

3

6

2

-

-

Jean de Solias/Solinas 1173-1190 (14)

-

14

Arnaud de Peiros 1162-1176 (16)

-

2

2

3

-

-

-

-

-

-

-

2

2

16

7 -

18

1

2

Donat de Bufagrania 1163-1187

Eiz de Samatan 1159-1174 (18)

-

-

Aiguebelle

Hour -

1

Saint-Soulan

2

-

Franqueville

-

Laus

Abbaye Guillaume des Pausader 1168-1192

Garsie de Toulouse 1160-1183

-

-

-

-

3 -

-

-

4 -

-

-

-

-

1 -

-

-

-

1 -

-

-

2

1 -

-

-

1

1

8

3

8

-

2

-

-

-

1

-

1

1

-

-

1

-

4

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

10

15

-

5

9

1

-

-

12

12

-

-

-

14

13

-

-

7

-

18

16

1

-

-

19

18

12

-

-

19

19

8

1

-

22

20

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1

5

total

447

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

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1 -

-

8

13 11 7

7

7

6

6

5

5

5

4 4

4

4

4

5

4

6

-

4

4

-

3

3

-

1

2

-

3

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

4 -

3

3

3

4

3

2

-

2

Arnaud de Bigmont 1142-1165 (2)

2

-

Arnaud Guillaume de Solinas 1181-1188 (2)

-

Aner de Mazeras 1162-1168 (2)

Arnaud de Martinserra 1191-1194 (2)

Bernard Arrabi 1184-1200 (2)

Bernard de Saint-Caprais 1191-1208 (2)

Durand 1164-1172 (2)

-

-

-

-

-

-

2 -

-

-

-

-

-

-

2

-

1

-

-

-

-

-

2

-

-

-

-

-

-

-

-

total

Franqueville

Hour -

2

Aiguebelle

1

Saint-Soulan

Pierre de Faget 1160-1171 (3)

Sanche Fortina 1184-1208 (3)

Laus

didier panfili

Abbaye

448

4

4

2

2

2

2

-

2

1

1 -

-

-

-

2

2

-

-

-

-

-

2

2

-

2

1

1

Eiz 1168 (2)

Eiz 1187-1192 (2)

Etienne Grata 1172 (2)

Fort Sanche 1180-1187 (2)

Gassion, magister 1157-1174 (2)

Guillaume de cha Serra 1161-1164 (2)

Guillaume Pons 1179-1181 (2)

Guiraud de Lambes 1185 (2)

Odon 1175-1176 (2)

Pierre de Casted 1184 (2)

Pierre de cha Fita 1187-1202 (2)

Pons de Peiron/Peiros 1160-1167 (2)

-

-

-

1

1

-

-

1

1

1

-

1

Raimond Carcerelias 1180-1181 (2)

1

-

Sanche de Quinzon/d’Esquinzo 1181-1183 (2)

1

1

Ademar de Montiron 1168 (1)

-

-

Pons de Toulouse 1162-1176 (2)

Raimond de Berlas 1181-1182 (2)

Vital de Saint-Martin 1163-1164 (2)

Arnaud Bataler 1168 (1)

Arnaud Costal 1188 (1)

Arnaud de Cesteve 1184 (1)

Arnaud de Toulouse ca1158/66 (1)

Arnaude 1185 (1)

Bernard d’Arniac 1196 (1)

Bernard de Fajet 1183 (1)

Bernard Ortolan 1164 (1)

Bonet 1176 (1)

Bonet de cha Ribera 1174 (1)

Bonet de Mazeras 1162-1164 (1)

Bosom 1162 (1)

Charles 1162 (1)

Donat de Seguinvilla 1174 (1)

Eiz Sanche 1166

Étienne d’Arner 1184 (1)

Fort d’Albinel 1160 (1)

1 -

-

-

-

-

-

-

-

-

2 -

-

1

2 -

-

-

2

-

-

-

1 -

-

-

-

2 -

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

-

1

-

1

-

-

-

1

-

-

2 -

-

1

-

1

1

1

-

-

1 -

-

-

-

-

-

-

-

1

1

-

-

-

-

1

-

-

-

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

-

-

-

-

-

2

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

1

1 -

-

-

-

1

1 -

-

-

1

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

2

2

2

2

2

2

2

2

3

2

2

2

2

1

1

1

2

1

1

1

1

1

1

1

2

1

1

1

1

1

1

Garsie Arrabi 1178 (1)

Garsie de Bedeissan 1163 (1)

Garsie de Cabanac 1162 (1)

1 -

-

-

-

-

1

1 -

-

Garcie de Gimont 1175 (1)

1

Garsie de Raz 1187 (1)

-

1

Guillaume Aldegaire 1177 (1)

1

-

Guillaume Arricard 1198 (1)

1

Guillaume Descarruma 1179 (1)

-

Garsie de Laurs 1172 (1)

Géraud 1181 (1)

Guillaume Arnaud et son frère 1175 (1)

Guillaume Crispin 1164 (1)

Guillaume de Godolencs 1173 (1)

-

-

-

-

-

Guillaume de Mauvezin 1173 (1)

1

Guillaume de Quatre-Sous 1161 (1)

1

Guillaume Bernard de Montferrant 1176 (1)

Guillaume de Sauvimont 1178 (1)

Guillaume Raimond de Moster 1184 (1)

Guillaume Sanche 1162 (1), faber

Guillaume Sanche 1178 (1), vacher

Jean Albis/Aubin 1161 (1)

Jean de Boards 1196 (1)

Jean de Fajet 1174 (1)

Jean de Sabailhan 1180 (1)

-

1 -

-

-

-

1

1

Pierre de Sarraute 1173 (1)

1

Raimond Bernard de Canet 1164 (1)

-

Raimond de Hispania 1188 (1)

Raimond de Julas 1187 (1)

Raimond de Siccasollada 1160 (1)

Raimond de Torbelan 1163 (1)

Raimond Guillaume sutor ca1188/95 (1)

-

-

-

-

1

2 -

-

-

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

-

-

-

1

Sanche Bergorda 1188 (1)

-

Raimond Sanche 1161 (1)

-

-

1

Raimond-Guillaume d’Arners 1183 (1)

-

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

-

-

1

-

-

-

-

1

1

1

Pierre de Clarmont 1173 (1)

Pons Arrabi 1189 (1)

-

-

-

-

1

-

1

Pierre de Saint-Aubin 1186 (1)

-

-

-

Noël 1173 (1)

Pierre Aulin 1177 (1)

-

1

1

Olivier de Mauroux 1181 (1)

1

-

Martin d’Aumont 1176 (1)

Martin de Araspa 1187 (1)

-

-

1 -

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

-

-

1

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

-

1

-

1

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

1 -

-

1

1

-

-

-

-

-

-

Aiguebelle

Saint-Soulan

Franqueville

Hour

Laus

Abbaye Fort Assi 1188 (1)

Fort de Sainte Foi 1161 (1)

-

-

-

-

-

-

1

1 -

-

-

-

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

1 -

-

-

-

-

-

-

-

-

2 -

-

-

1

-

1

-

-

-

-

-

-

-

1

total

449

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

1

1

1

2

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

2

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

1

2

1

1

1

1

1

1

1

1

1

450

Sanche de Quatre Sous 1168 (1)

Terrenus 1164 (1)

Vital Dardena 1200 (1)

Vital de cha Batud 1187 (1)

Vital de Clarad 1176 (1)

Yspan de Maurens 1178 (1)

-

-

1

-

-

-

-

1

-

-

-

35

-

32

-

-

-

-

-

-

-

-

-

1

14

14

-

-

-

1

-

1

-

-

-

-

-

14

-

-

1

25

total

Aiguebelle

Saint-Soulan

Franqueville

Hour

Laus

Abbaye

didier panfili

1

1

1

1

1

1

Les moines de Gimont (1140-1200) Les dates qui suivent le nom correspondent aux mentions extrêmes ; le nombre entre parenthèses au nombre d’actes dans lequel apparaît chaque moine. Le classement se fait par ordre décroissant de mention. En gras, moine devenant abbé. Claret 1156-1188 (177) Umbert 1142-1173 (133), prior 1157-1173, abbas à p. de 1173 Arnaud Ros 1168-1195 (91), prior 1181-1195 Guillaume Pierre 1164-1209 (67), scriba/scriptor 1177-1209 Arnaud Gautier 1165-1194 (47), novice 1165-1166 Jean Signer 1162-1201 (42), abbas electus contesté fin 1188 Guillaume de Blancafort 1180-1191 (37) Raimond de Guilardvila 1184-1207 (33) Raimond Vital 1150-1169 (31) prior Ademar d’Offans 1159-1168 (29) Martin de Nogarol 1173-1201 (29), cellerarius major 1201 Giraud Signer 1160-1179 (25), prior 1177-1179, abbas à p. de 1180 Bernard de Peiragurs 1181-1199 (21) Raimond Arnaud de Guisacrol 1180-1195 (20) Fort de Saint-Paul 1162-1184 (18) Odon de Maurencs 1162-1169 (16) Guillaume Bernard de Pontejac 1189-1211 (13) Arnaud de Mormont 1184-1211 (12), subprior 1187-1190, operatorius 1209 Guillaume Sanche de Laurac 1161-1176 (12), cantor Martin 1177-1183 (12), subprior 1178-1182 Bernard d’Esparvers 1187-1199 (11), prior 1198-1199, abbas à p. de 1200 Fort de Nogairol 1159-1162 (11), cellerarius major 1162 Bernard de cha Trilla 1166-1184 (10), subprior 1184 Raimond de Foix 1174-1206 (10) Sanche Hugues 1188-1195 (10), cellerarius major 1191-1194 Pierre du Pont 1171-1180 (9) Bonel 1172-1209 (8), succentor 1176, sacrista 1179, cantor 1187-1209

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

Pierre André 1169-1175 (8) Aner 1165-1173 (6), subprior 1172 Gautier 1161-1166 (6) Adémar 1160-1167 (5) Guillaume Crespin 1162-1163 (5) Pierre Guillaume du Toujet 1179-1183 (5) Arnaud Guillaume d’Arners 1175-1187 (4), novice 1175 Gaillard 1191-1209 (4) Pierre Ague 1191-1202 (4), subprior 1191-1193, prior 1202 Pierre d’Andosvila 1173-1189 (4), sacrista 1187-1189 Raimond Arnaud de Castelon 1176-1179 (4) Fort Berada 1162-1164 (3) Guillaume de Causac 1193-1201 (3), sacrista 1201 Pierre de Beirriac 1169-1181 (3) Raimond de Castin 1162-1173 (3) Raimond de Comminges 1161-1162 (3), subprior 1161 Adémar de Juliag 1183-1184 (2), novice 1183 Arnaud 1173-1211 (4), subprior 1189, prior 1211 Arnaud de Boucagnères 1158-1161 (2) Bernard 1160-1169 (2) Bernard de cha Batud 1162-1163 (2) Bernard de cha Lana 1147-1154 (2), abbas à p. de 1154 Bernard Gautier 1195-1207 (2) Bernard Margaron 1169-1173 (2) Do de Guiscarol 1165-1182 (2), abbas à p. de 1182 Do de Sialtserra 1162-1169 (2) Étienne Raimond 1175-1176 (2) Garcie d’Escobers 1176 (2), cellarius Garcie 1161 (2), sacrista Guillaume Arnaud d’Armandvila 1168-1174 (2) Guillaume Bertrand 1173-1181 (2) Guillaume de Béarn 1187-1201 (2), prior 1201 Guillaume 1167-1170 (2), subprior Odon de Porastron 1180-1187 (2) Pierre de Besmals 1198 (2) Pierre de Cantarelle 1163 (2) Raimond de Saint-Pierre 1162-1163 (2) Sanche de Correnchag 1162-1163 (2) Sanche de Saint-Jean 1174-1197 (2) Sanche de Sedelian 1198-1202 (2) Vital de Mazerol 1161-1169 (2) André 1166 (1) Arnaud de La Sona 1182 (1) Arnaud de Sainte-Doda 1162 (1)

451

452

didier panfili

Arnaud Guillaume de Sialtserre 1198 (1) Arnaud Raimond de Molans 1180 (1) Arnaud Ruffus 1164 (1) Bergundus 1162 (1), cementarius Bernard d’Auriol 1183 (1) Bernard de Villeneuve 1180 (1) Bernard Gormon d’Albinel 1174 (1) Bertrand 1154 (1) Brun de Villeneuve 1180 (1) Comdet 1163 (1) Do Reganat de cha Lana 1174 (1) Fort Arsieu de cha Roser 1163 (1) Fort de Nogairol 1162 (1), major Fort de Nogairol 1162 (1), minor Gautier de Gavansola 1152 (1) Gautier de Terrail 1197 (1) Guillaume de Blancafort 1180 (1) Guillaume 1159 (1) Guillaume Arnaud d’Offans 1163 (1), novice Guillaume Arnaud Lecha 1162 (1) Guillaume de Bocagera 1161 (1) Guillaume de Casal 1177 (1) Guillaume de Caubiac 1183 (1) Guillaume de Gaujag 1162 (1) Guillaume Pierre de Gimer 1166 (1) Isarn de cha Isla 1169 (1) Jean de cha Isla 1182 (1) Jean 1169 (1), vinaterius Odon de Pompiac 1172 (1) Pierre Arganat 1173 (1) Pierre de Glatens 1177 (1) Pierre de Saint-Paul 1155 (1) Pierre Gautier 1183 (1) Pierre Noiret 1174 (1) Pierre Reganat 1172 (1) Raimond Arnaud de cha Soa 1183 (1) Raimond Arsieu de Villeneuve 1162 (1) Raimond de Begorra 1180 (1) Raimond de Cadors 1163 (1) Raimond de l’Isle 1162 (1) Raoul 1158 (1) Sanche de Caramanet 1156 (1) Sanche de Castin 1180 (1) Sanche de Vilar 1176 (1)

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

453

Sanche Garcie 1169 (1) Sicard des Mas 1177 (1) Simon 1193 (1) Somaronus 1169 (1) Vital de Blancafort 1164 (1) Vital de Saint-Just 1173 (1) Vital Galas 1171 (1) Vital Metal 1195 (1) Liste des abbés NB : les dates renvoient strictement aux mentions textuelles ; cependant, les actes n’indiquant qu’exceptionnellement (37 fois pour 810 actes) le mois d’instrumentation, on ne peut être plus précis. Ce qui n’est pas sans poser problème pour 1188, l’année des quatre abbés ; Bernardus qui vocatur abbas, tout comme Petrus, apparaissant dans des actes de 1188, il est fort probable qu’ils aient été passés avant mars 1188 (ancien style), soit 1189 en réalité. À moins que Bernard ne se place entre septembre et novembre 1188. Arnaud (1146-1154) Bernard de cha Lana (1154-1173) Humbert (1173-1177, octobre) Arnaud (1177-1180) Giraud Signer (1180-1182) Do de Guiscarol (1182-1188, septembre) Jean Signer, abbas electus (1188, novembre-décembre) Bernard, qui vocatur abbas (1188) Pierre (1188-1191) Arnaud (1191-1195) Sanche Hugues (1195-1200) Bernard (1200-1203) Pierre Ague (1206-1217)

Annexe 2 : Les convers de Valmagne (1158-1200) Les dates qui suivent le nom correspondent aux mentions extrêmes ; le nombre entre parenthèses au nombre d’actes dans lequel apparaît chaque convers. Le classement se fait par ordre décroissant de mentions. Bernard Richard 1184-1204 (51), maître de grange Audebert 1186-1199 (22) Guillaume Launard 1160-1199 (15) Guillaume Étienne 1182-1196 (14) Guillaume de Cournon 1185-1200 (10), donatus/conversus

454

didier panfili

Bérenger de Montarnaud 1177-1200 (9) Pierre de Vairac 1178-1204 (9) Bernard 1180-1189 (5), sabaterius/sutor Bernard Adam 1178-1211 (7) Bernard des Trois-Loups 1181-1195 (7) Bernard Maître 1181-1196 (7) Bernard de Cournon 1180-1196 (6) Guillaume de Pleissan 1180-1188 (6) Julien 1183-1197 (6) Bernard Sabatier 1199-1206 (5), maître de grange Guillaume Anteri 1183-1195 (5) Guillaume de Clermont 1200-1208 (5) Pierre de Bochet 1182-1198 (5) Pierre Maître 1177-1197 (5) Pierre 1160-1189 (5), sutor Pierre de Porcian 1197-1207 (4) Pons de la Tour 1181-1183 (4) Bernard Briccius 1188-1198 (3) Bernard de Montesquieu 1170-1185 (3) Guillaume de Caprilis 1180-1193 (3) Pierre Deodat 1177-1178 (3) Pierre Pastre 1186-1193 (3) Raimond de Valle Orseria 1195-1197 (3) André 1185-1191 (2) Ancelme 1159-1162 (2) Bernard Thomas 1182-1183 (2) Deodat Fabre 1182-1208 (2) Durant de Mèze 1198-1205 (2) Étienne d’Autun 1206-1208 (2) Gaucelm 1195 (2) Geniez 1192-1193 (2) Jean 1183-1184 (2) Pierre de Fontalier 1180-1183 (2) Pierre Adam 1195-1196 (2) Pierre 1186-1196 (2), coquinarius Pierre de Beaulieu 1203-1205 (2) Pierre Cabrières 1189-1191 (2) Pierre Rainard 1190-1209 (2) Pierre Verdicia 1186 (2) Raimond des Prés 1180-1182 (2) Abon sd (1) B. de Cassan 1182 (1) Benoît 1181 (1) Bérenger de Clermont 1174 (1)

les convers cisterciens : frères ou serfs ?

Bérenger des Fontaines 1168 (1) Bernard Arbertas 1191 (1) Bernard de Corneilhan 1184 (1) Bernard de Loupian 1195 (1) Bernard de Saint-Gervais 1204 (1) Bernard Frédol 1209 (1) Bernard Geniez 1206 (1) Bernard Pierre (de Cournon) 1204 (1) Bernard Sicard 1193 (1) Bernard Albert 1186 (1) Bernard Deodat 1164 (1) Étienne Bourguignon 1168 (1) Étienne Launard 1198 (1) Gaucelm de Lézignan 1184 (1), coquinarius Géraud du Four 1182 (1) Guillaume Bonet 1204 (1), fusterius Guillaume Boyer 1183 (1) Guillaume de Treussan de Corneilhan 1190 (1), serf/convers Guillaume Hugues 1182 (1) Guillaume Maître 1211 (1) Guillaume Pierre de Salles 1165 (1) Guillaume Richard 1188 (1) Hugues de Vairac 1212 (1) Jean 1162 (1) Jean de Matet 1181 (1) Jean Durant 1196 (1) P. de Montaud 1182 (1) Pierre Verniz 1196 (1) Pierre de Vallelles 1205 (1) Pierre Ermengaud de Loupian 1181 (1), conversion Pierre Martin 1170 (1) Pierre Raimond 1165 (1) Pons de Valle Orseria 1181 (1) Pons Essartel 1212 (1) Pons Guillaume 1187 (1) Pons Martin de la Palle 1182 (1), conversion Raimond Bertoyn 1182 (1), conversion Raimond Martin 1183 (1) Raimond 1173 (1), pistor Sicard 1168 (1)

455

LE LABOR MANUUM DANS LES MINIATURES DE CÎTEAUX À L’ÉPREUVE DE L’EXÉGÈSE1 alessia Trivellone

Université Paul Valéry Montpellier 3

À la mémoire de sœur Sabine de Mariafrieden (Dahlen) et à sa recherche du sens des miniatures de Cîteaux

P

armi les miniatures réalisées à Cîteaux dans le premier tiers du xiie siècle, certaines figurent des personnages occupés à des activités manuelles dans les champs et dans les bois. Couramment considérées comme des témoignages du labor manuum des moines cisterciens ou, plus généralement, de l’essor agricole du xiie siècle, ces enluminures dynamiques et vivantes comptent parmi les images les plus reproduites dans les publications concernant le Moyen Âge. Elles apparaissent ainsi souvent sur des couvertures de livres2 ou dans des magazines pour le grand public3 ; leur naturalisme, considéré comme gage de véracité, pousse parfois les auteurs des manuels scolaires à les utiliser comme documents et supports à des exercices pour étudier les activités agricoles au Moyen Âge4. 1.

2. 3.

4.

Il m’est agréable de remercier ici les collègues et amis qui ont accepté d’échanger avec moi à propos du contenu de cet article : Cécile Caby, Antoine Clérivet, Thomas Granier, Laurent Guitton, Michel Lauwers, Jan Lootens, Emmanuelle Martin, Sébastien Soufflet. Pour les Moralia, nous nous référerons à l’édition dans San Gregorio Magno, Commento morale a Giobbe, éd. P. siniscalco, trad. E. GanDolFo, 4 vol., Rome, 1992-2001 (dorénavant Moralia). Les citations latines de la Vulgate correspondent à celles copiées et commentées par Grégoire le Grand dans les Moralia, même là où il disposait d’une version différente de celle restituée par les éditions modernes ; les traductions sont faites par nos soins. Là où ce n’est pas indiqué autrement, les cotes des manuscrits sont celles de la Bibliothèque Municipale de Dijon ; tous les manuscrits de Cîteaux cités sont entièrement reproduits en ligne, sur le site Internet de la bibliothèque. Par exemple, le récent volume La forêt au Moyen Âge, dir. S. BéPoix, H. richarD, Paris, 2019, montre en couverture l’initiale du livre 21 des Moralia (fig. 6, p. 511). Parfois au prix de quelques méprises : dans le numéro d’une revue de vulgarisation, la miniature d’un personnage saisissant un fléau à blé (fig. 7, p. 511) a servi à illustrer un article sur la ville au Moyen Âge, à la raison qu’il serait un flagellant ! Voir T. DuTour, « Un monde rêvé, entre enfer et Paradis », dans le dossier « Naissance d’une ville », Sciences et avenir, Hors-série, octobre-novembre 2016, p. 20-23 : image à la p. 23. Voir par exemple le manuel d’Histoire Géographie de seconde, dir. D. colon, Paris, 2010, p. 114 : dans le cadre du chapitre consacré aux « Sociétés et cultures rurales (xie-xiiie siècles) », l’image du moine et du laïc bûcherons tirés des Moralia in Iob de Cîteaux (fig. 6, p. 511) est soumise à l’analyse des élèves qui doivent en tirer une « indication » sur « l’organisation des défrichements médiévaux ».

Labeur, saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 457-518. Cisterciens, éd. éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 457PUBLISHERS DOI 518. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123787

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Dans le cadre de ce volume collectif sur le « travail » monastique au Moyen Âge, nous nous proposons d’interroger ce corpus d’images : plutôt que de les considérer d’emblée comme des sources documentant directement la pratique, nous enquêterons sur le(s) sens de ces miniatures sans perdre de vue leurs multiples contextes, en tenant compte de la nature particulière des manuscrits qu’elles décorent5 et du cadre particulier où elles ont été réalisées, à savoir la première communauté de Cîteaux. Sur plus de trois-cents miniatures et initiales historiées et ornées réalisées à Cîteaux sous l’abbatiat d’Étienne Harding (1108-1133/1134), seules dix images concernent des activités manuelles (tableau 1, p. 506). Neuf d’entre elles figurent des occupations se déroulant dans des bois, des champs ou des vignobles, alors qu’une évoque le travail de la laine. Huit enluminures sont issues des quatre volumes, copiés et enluminés à Cîteaux en 1111, contenant les Moralia in Iob, commentaire moralisant du livre biblique de Job en 35 livres écrit par Grégoire le Grand6. Une seule image se trouve dans le manuscrit des Lettres et sermons de Jérôme, enluminé vers 11207. Le De Trinitate d’Augustin présente enfin une copie de la miniature de la vendange introduisant le livre 13 des Moralia : de moins bonne qualité que son modèle, il s’agit sans doute, comme les autres images du même manuscrit, de l’exercice d’un enlumineur apprenti ou de l’œuvre d’un émule8. À l’exception de cette dernière miniature, les images sont selon toute vraisemblance l’œuvre de l’abbé Étienne Harding lui-même, qui avait été l’un des moines fondateurs du Nouveau Monastère en 10989. Si les historiens de l’art se sont depuis longtemps penchés sur le style de ces miniatures, les études iconographiques sont plus rares. La principale difficulté dans la compréhension de ces images réside dans le fait qu’elles n’illustrent littéralement aucun passage des Moralia ou de la lettre de Jérôme qu’elles accompagnent. De plus, la comparaison avec d’autres manuscrits contenant les mêmes œuvres n’est pas possible : en regard du grand nombre d’exemplaires conservés des Moralia (qui sont, rappelons-le, l’une des œuvres les plus copiées au Moyen Âge), peu de manuscrits présentent en effet des enluminures historiées et le décor 5.

6. 7. 8. 9.

Dans cette étude, nous utiliserons le mot « décorer » dans le sens médiéval du terme. C’est Thomas de Cîteaux qui, à la fin du xiie siècle, fait la distinction entre pulcher et decorus : le premier terme signifie selon lui la beauté extérieure, alors que decorus renverrait à la beauté cachée, intérieure, propageant un éclat moral et spirituel ; pour une réflexion sur ces termes, voir G. DiDi-huBerMan, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, 1995 [1re éd. 1990], p. 93. Manuscrits 168-170 et 173. Sur ce manuscrit, voir Y. Załuska, L’enluminure et le scriptorium de Cîteaux au xiie siècle, Cîteaux 1989, cat. 3 et 4, p. 200-203 et 203-204. Manuscrit 135 ; ibid., cat. 6, p. 207-209. Manuscrit 141 ; ibid., cat. 19, p. 225-226. Pour la paternité des miniatures de Cîteaux, je me permets de renvoyer à A. Trivellone, « “Styles” ou enlumineurs dans le scriptorium de Cîteaux ? Pour une relecture des premières miniatures cisterciennes », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 43, 2012, p. 83-93. Tout au long de la présente étude, nous considérerons que l’enlumineur et le concepteur des miniatures sont la même personne et qu’il s’agit d’un moine de Cîteaux. C’est pour nous l’hypothèse la plus probable, étant donné qu’au début du xiie siècle les enlumineurs professionnels sont rares et que le peintre des Moralia déploie de très larges connaissances des textes patristiques ; sur cette question, voir encore ibid.

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varie d’un codex à l’autre. Autrement dit, il n’existe pas, à proprement parler, de tradition iconographique des miniatures des Moralia, ni de récurrences dans les scènes accompagnant les mêmes livres dans les différents manuscrits10. L’étude iconographique des miniatures de Cîteaux en résulte d’autant plus difficile. Depuis les années 1980, des chercheurs ont tenté l’interprétation de certaines images. C. Treat Davidson a recherché en 1987 les possibles sources d’inspiration iconographiques de l’enlumineur des Moralia. Elle a ainsi pointé des ressemblances entre les miniatures de Cîteaux et celles d’un manuscrit enluminé dans l’abbaye bénédictine de Préaux (Normandie) entre la fin du xie et le début du xiie siècle [Rouen, Bibliothèque Municipale, ms. 498 (A 123)], ainsi que des similarités entre certaines images cisterciennes et les travaux agricoles dans des calendriers anglais, notamment dans un manuscrit réalisé à Canterbury au début du xie siècle (Londres, British Library, Cotton MS Julius A.vi). Ces utiles rapprochements, qui corroborent au passage l’origine anglaise de l’enlumineur des Moralia, ne sont toutefois pas de nature à éclairer le(s) sens des miniatures bourguignonnes : c’est particulièrement évident pour les images des mois qui, décontextualisées et présentées dans un ordre non chronologique, sont visiblement réinvesties d’une autre signification, qu’il faut élucider (tableau 1)11. En 1990, les images de Cîteaux figurant les travaux agricoles sont mentionnées par Jean-Claude Schmitt, de façon brève mais extrêmement stimulante. Le chercheur observe en effet que certaines lettres sont entièrement formées par les corps des travailleurs et leurs instruments : en se référant surtout à l’image du personnage contorsionné qui manie un fléau à blé au début du livre 32 des Moralia, le chercheur propose alors que la torsion du corps incarne la peine et la valeur rédemptrice du labor, mais moins peut-être celui du paysan que celui du moine, scribe ou enlumineur, “laboureur du parchemin” qui trouve dans le travail des champs la métaphore de sa peine12.

10. Parmi les manuscrits les plus riches en miniatures historiées, signalons l’exemplaire enluminé à Rome avant 1061 (Bamberg, Staatsbibliothek, Msc. Bibl. 41), celui réalisé dans l’abbaye d’Afflighem entre le 2e quart et le milieu du xiie siècle (Paris, BnF lat. 15675), dont les f. 2v-9r présentent plusieurs scènes de la vie de Job, et le manuscrit produit à La Ferté, abbaye fille de Cîteaux, en 1134 (Chalonsur-Saône, ms. 7, 8 et 9). À ces codices il faut ajouter le manuscrit de Préaux signalé par C. Treat, Davidson (voir note suivante). 11. C. TreaT DaviDson, « Sources for the Initials in the Cîteaux Moralia in Job », dans M. Parsons lillich (éd.), Studies in Cistercian Art and Architecture, vol. 3, Kalamazoo (Mich.), 1987, p. 46-68. En dehors des images des occupations agricoles, les deux moines qui font sécher les chaussures ou se chauffent les pieds autour du feu dans la miniature au début du livre 34 des Moralia de Cîteaux (ms. 173, f. 167) rappellent aussi des personnages typiques des mois de février dans les calendriers ; la scène est absente dans le calendrier de Canterbury (BL Cotton MS Julius A. vi), où l’on retrouve néanmoins des personnages debout qui se chauffent devant un feu au mois de novembre, au f. 8r. Le chevalier au faucon introduisant le livre 35 des Moralia (ms. 173, f. 174), généralement typique du mois de mai dans les calendriers médiévaux (M. D’onoFrio, Primavera e nobiltà. La figura di Maggio nel Medioevo, Rome, 2005), apparaît au mois d’octobre dans le calendrier de Canterbury. 12. Jean-Claude schMiTT, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 246.

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Jean-Claude Schmitt est ainsi le premier chercheur à supposer une valeur métaphorique derrière ces images de travail et à établir une relation entre les labeurs de la terre et d’autres pratiques du moine, à savoir l’écriture ou la peinture. Nous verrons qu’il est possible de confirmer la valeur allégorique de ces images, mais une analyse plus précise montrera qu’elles renvoient plutôt à la pratique de l’exégèse. Jean-Claude Schmitt cite et s’inspire d’un important article de Michael Camille sur une image figurant le labour des champs dans le psautier de Luttrell : l’historien américain en dégageait les nombreux sens et établissait que la miniature fondait une équivalence entre le scribe qui trace des lignes d’écriture sur le parchemin et l’arator qui laboure le champ dans l’image marginale du psautier13. Il n’est donc pas surprenant que Dan Connolly, un élève de Michael Camille, ait fait preuve lui aussi, quelques années plus tard, d’une attention renouvelée au rapport que les personnages et les bêtes figurées dans les miniatures de Cîteaux nouent avec les lettres. Le chercheur souligne ainsi le caractère autogène et/ou autodestructif de certaines initiales, particulièrement évident dans les lettrines crachées par des personnages et englouties par d’autres (par exemple, le O au début de l’Ecclésiastique dans la Bible d’Étienne Harding, ms. 14, f. 136v), mais présent aussi dans des images figurant des occupations agricoles. Le chercheur donne l’exemple de la lettre Q mettant en scène deux bûcherons débitant du bois (ms. 170, f. 59, fig. 4, p. 510). La forme même de la lettre est déterminée par les silhouettes des deux hommes et par la bûche qu’ils fendent, mais l’initiale suggère l’idée de sa prochaine destruction : en effet, une fois que la bûche sera débitée, la lettre se dissoudra « becoming not a letter, but two monks with two pieces of wood ». Pour le chercheur, ce caractère éphémère des initiales fait écho à la lecture orale pratiquée dans les monastères : les lettres évoqueraient ainsi la trace passagère de la voix14. Au-delà de ces conclusions, les observations de Dan Connolly sont d’une importance fondamentale pour notre propos : le chercheur invite en effet à réfléchir sur l’interaction existant entre les hommes qui travaillent et les lettres initiales, ce qui constitue une précieuse clé d’interprétation de ces images. La première tentative pour donner un sens global aux initiales des Moralia in Iob date de 1999 et est le fait de Conrad Rudolph. On doit à cet auteur une intuition très féconde, à savoir que, en élaborant ces images, leur concepteur imiterait la démarche exégétique de Grégoire le Grand ; les miniatures fonctionneraient aussi, en même temps, comme des supports d’exégèse pour les moines lecteurs des Moralia. La proposition de Conrad Rudolph s’inscrit dans une perspective différente de celles suggérées par les études précédentes sur les rapports entre images et exégèse (que l’auteur ne cite d’ailleurs pas) : en effet, les études qui, 13. Londres, British Library, Add. MS 42130, f. 170v ; Michael caMille, « Labouring for the Lord : The Ploughman and the Social Order in the Luttrell Psalter », Art History 10/4, 1987, p. 423-451 : notamment p. 434-435 pour l’équivalence avec l’écriture. 14. D. connolly, « Signification in the Decorated Initials of Cîteaux’s Moralia in Job : Full of Sound and Fury », Chicago Art Journal, 3 (1993), p. 30-38.

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depuis cinquante ans, ont exploré les relations entre l’exégèse et les images ont pour la plupart adopté une démarche monographique ou se sont focalisées sur un type d’œuvre ou de manuscrits, rendant difficile l’application de leurs approches aux Moralia de Cîteaux15. Conrad Rudolph ne tire toutefois pas toutes les conséquences de son hypothèse. L’exégèse médiévale est, comme on le sait, un procédé qui vise à construire plusieurs strates de sens à partir du texte biblique, en ouvrant des pistes d’interprétation ramifiées et potentiellement infinies. Or, en dépit de son intuition, les lectures que Conrad Rudolph donne de chaque image établissent généralement une relation linéaire et univoque entre un passage des Moralia et une initiale, en simplifiant drastiquement la complexité de celle-ci16 : nous verrons qu’à l’instar des textes exégétiques, les images des Moralia sont en réalité polysémiques et construisent plusieurs strates de sens. À l’exception de Roland Patin, qui a livré une étude du frontispice des Moralia selon les niveaux de l’exégèse17, la suggestion de Conrad Rudolph concernant le fonctionnement exégétique des images n’a pas été suivie par les auteurs postérieurs : si la plupart d’entre eux s’est limitée à relever les approximations dans les interprétations de l’historien américain, certains historiens de l’art ont plus fondamentalement critiqué sa démarche, déplorant l’abandon « de la logique au profit des abstractions spirituelles d’un cloître idéalisé »18. Ce type de reproche s’en 15. A. C. esMeiJer, Divina quaternitas. A preliminary study in the method and application of visual exegesis, Assen, 1978, se focalise sur les schémas quadripartites, alors que l’étude de P. sicarD, Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle. Le ‘Libellus de formatione arche’ de Hugues de Saint-Victor, Turnhout, 1993, concerne le Libellus d’Hugues de Saint-Victor. Plus récemment Rémy Cordonnier a enquêté sur les procédés exégétiques à l’œuvre dans les bestiaires ; R. corDonnier, « L’illustration du Bestiaire (xie-xiiie siècle) : identité allégorique et allégorie identitaire », dans C. heck (éd.), L’allégorie dans l’art du Moyen Âge. Formes et fonctions. Héritages, créations, mutations, Turnhout, 2011, p. 157170. Des cadres théoriques particulièrement stimulants ont été posés par G. DiDi-huBerMan, Fra Angelico, cit. n. 5 : se focalisant néanmoins sur les œuvres dévotionnelles du xve siècle, l’analyse ne se prête pas à être transposée sur les miniatures de Cîteaux. La nécessité de trouver des clés d’interprétation globales pour la relation entre images et textes, notamment dans des manuscrits contenant des œuvres exégétiques, a été pointée par M. curschMann, « Imagined Exegesis : Text and Picture in the Exegetical Works of Rupert of Deutz, Honorius Augustodunensis, and Gerhoch of Reichersberg », Traditio, 44, 1988, p. 145-169 : sans pouvoir développer ici la comparaison, nous nous limiterons à constater que les images légendées que l’auteur analyse ont un fonctionnement différent des miniatures de Cîteaux. Enfin, nous avons déjà amorcé une première réflexion sur les niveaux d’exégèse dans les images de Cîteaux, surtout dans la Bible d’Étienne Harding, dans A. Trivellone, « Images et exégèse monastique dans la Bible d’Étienne Harding », dans L’exégèse monastique au Moyen Âge xie-xive siècle, actes du colloque international, Actes du colloque international, Strasbourg, Faculté de théologie protestante, 10-12 septembre 2007, éd. G. Dahan, A. noBlesse-rocher, Paris, 2014, p. 85-114. 16. C. ruDolPh, Violence and Daily Life : Reading, Art, and Polemics in the Cîteaux Moralia in Job, Princeton, 1997. 17. R. PaTin, « Les images de la dualité. Étude d’une initiale des Moralia in Job de Cîteaux (Dijon, Bibl. mun., ms. 168, f. 4v, vers 1111) », Recherches en Histoire de l’art, 6, 2007, p. 61-67. 18. T. hesloP, compte-rendu de C. Rudolph, Violence, dans Art History, 23/4, 2000, p. 642-643 : « by the time we reach Rudolph’s conclusion, we have left the Holmesian world of deductive logic for the spiritual abstractions of an equally idealized cloister » (p. 643).

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prenait à l’apport le plus neuf de Conrad Rudolph, qui a eu le mérite de considérer ces images à l’aune de la culture monastique médiévale : il n’est pas surprenant que cette approche ait été particulièrement critiquée, parfois avec virulence, par les historiens de l’art les moins enclins à accepter une vision pluridisciplinaire des images. Ainsi, en 2018, dans le cadre d’une recherche plus large consacrée aux miniatures de Cîteaux, Diane Reilly est revenue sur certaines interprétations de Rudolph en proposant d’établir, de manière plus traditionnelle, des liens entre certaines initiales et des passages des Moralia situés dans les folios environnants19 : or, les renvois proposés sont bien loin de prendre en considération la complexité des constructions iconographiques. La même année, Patricia Stirnemann a violemment critiqué, dans un magazine grand public, l’approche de Conrad Rudolph : la teneur de ces objections montre que les propos de l’historien américain restent incompris. L’historienne de l’art prétend pour sa part donner une lecture définitive de chaque miniature en quelques lignes : il en résulte des interprétations toujours très partielles, souvent arbitraires et parfois incompréhensibles20. La vivacité de ces débats, ainsi que l’étonnante diversité des interprétations que chacun des auteurs propose pour une même image, sont révélateurs de la complexité de ces miniatures et des défis inédits qu’elles posent aux chercheurs. Une mise au point méthodologique nous semble ainsi nécessaire. C’est ce à quoi nous procéderons dans la première partie de cet article, où nous explorerons et préciserons l’hypothèse qui consiste à considérer les miniatures de notre corpus comme des images construites selon les procédés de l’exégèse, qui deviennent elles-mêmes support d’une lecture exégétique pour les moines lecteurs des Moralia. Dans les trois autres parties nous montrerons comment les trois sens allégoriques de l’exégèse (tropologique ou moral, allégorique, anagogique) sont présents dans ces images, parfois simultanément dans une même miniature (schémas 1, p. 507 et schéma 2, p. 508). Ce n’est qu’à l’issue de l’identification des parcours exégétiques empruntés par l’enlumineur que ces miniatures révèleront les nombreux sens que le labor manuum peut revêtir au sein de la première communauté de Cîteaux.

19. D. reilly, The Cistercian Reform and the Art of the Book in Twelfth-Century France, Amsterdam, Amsterdam, 2018. 20. Ainsi, selon la chercheuse, l’« erreur fondamentale » de Conrad Rudolph serait « de passer sous silence le livre biblique de Job » ; de manière inexplicable, elle lui reproche aussi de « regroupe(r) les initiales en désordre », entendant par là de ne pas les traiter dans leur ordre d’apparition dans le manuscrit. D’autres reproches, comme le fait que Conrad Rudolph aurait « impos(é) sur le contenu des initiales les références à la Règle de saint Benoît et une construction imaginaire des premiers cisterciens » (!), nous semblent complètement infondées ; P. sTirneMann, Manuscrits de Cîteaux. Les mystérieuses initiales du commentaire du livre de Job, Dijon, 2018 (Art de l’enluminure, 65, juin/août 2018), note 2, p. 58. La même chercheuse a consacré des pages à quelques enluminures des Moralia aussi dans P. PlaGnieux, (éd.), L’art du Moyen Âge en France, Paris, 2010, p. 215-235 : 227-228.

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i. Pour en Finir avec l’inTerPréTaTion liTTérale I.1. Les occupations manuelles dans les miniatures : un reflet des activités pratiquées à Cîteaux ? Les historiens de l’art ont souvent salué le style dynamique et vivant des miniatures des Moralia. Ainsi, en 1958, Carl Nordenfalk se laissait surprendre « par des scènes de genre d’un caractère étonnamment réaliste », montrant un « précoce naturalisme », réalisées par un artiste qui, « avec une hardiesse inconnue de son temps, a mis au service de l’art ses dons originaux d’observation »21. Charles Dodwell, en 1971, remarquait que les scènes de moines au travail étaient « les premières scènes de nature observée depuis l’époque de l’art classique »22. En 1978, Angela Maria Romanini s’essayait dans un portrait intellectuel et psychologique du peintre, doté de la « libre mentalité d’un chercheur du vrai » et animé par un « intérêt naturaliste », caractéristiques qui rappelleraient l’« attitude mentale novatrice », presque « scientifique », de l’abbé Étienne Harding, rigoureux réviseur du texte biblique23. En 1987, Jennifer Harris observait que ces images sont « en prise directe sur la vie de tous les jours », reflétant pour certaines le défrichement que les moines devaient accomplir avant d’édifier leur abbaye ; les autres miniatures des Moralia sont, pour elle, en parfaite adéquation à la « mode » (fashion) de l’époque24. Le naturalisme25 de ces miniatures a donc fait penser qu’elles pouvaient être une simple illustration des activités des moines et des convers − d’où, d’ailleurs, leur usage par des chercheurs qui essaient de reconstruire les pratiques agricoles du Moyen Âge26. Si toutefois on se penche sur le type d’activités manuelles accomplies à Cîteaux, telles qu’elles ressortent d’un rapide examen des actes de la pratique, on constate que les miniatures n’en figurent qu’un éventail réduit. Parmi les chartes conservées datant du premier tiers du xiie siècle, certaines attestent de donations de vigne ou d’un terrain où les moines devront planter une vigne27. D’autres contiennent des éléments circonstanciés sur les cultures pratiquées : une charte datée de 1110-1111 établit que les moines de Cîteaux pourront 21. C. norDenFalk, « L’enluminure », dans A. GraBar (éd.), La peinture romane du onzième au treizième siècle, Genève, 1958, p. 203-206 : p. 203. 22. C. R. DoDwell, Painting in Europe : 800 to 1200, Harmondsworth (Middlesex), 1971, p. 92. 23. A. M. roManini, « Il “Maestro dei Moralia” e le origini di Cîteaux », Storia dell’arte, 34, 1978, p. 221-244 : p. 226. 24. J. harris, « Thieves, Harlots and Stinking Goats », Costume. The Journal of the Costume Society, 21, 1987, p. 4-15 : p. 4 (« a record of everyday life »). 25. Nous utiliserons ici le terme de « naturalisme » en le préférant à celui de « réalisme », suivant les suggestions de J. BascheT, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, 2004 (2e édition corrigée), p. 496. 26. Certaines de ces miniatures sont utilisées en ce sens par P. Mane, Le travail à la campagne au Moyen Âge. Étude iconographique, Paris, 2006. 27. Chartes et documents concernant l’abbaye de Cîteaux, 1098-1182, éd. J. Marilier, Rome, 1982 (Bibliotheca Cisterciensis, 1), n. 12 (1098), 34 et 35 (avant 1110), 40 (vers 1112, avant 1115/1119), 56 (1115/1119-1125).

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verser la dîme au chapitre d’Autun « en fèves, petits pois ou lentilles », et « blé et orge », selon les récoltes28. Plusieurs chartes font état de la donation de pâtures et évoquent le bétail (pecus)29. L’élevage d’ovins permettait aux moines de s’adonner à la fabrication de tissus : deux chartes de la même période indiquent que les moines mettent fin à des querelles en dédommageant leurs adversaires par des habits de futaine30. Les seuls animaux d’élevage explicitement cités dans les chartes de donation sont toutefois les porcs, notamment dans le cadre des donations de forêts qui rendront possible la glandée31. Quant à l’activité de pêche, elle n’est citée qu’à une seule reprise dans les chartes de la période32. Il est évident que ces chartes, de par leur nature et l’histoire de leur conservation, ne couvrent pas l’éventail des activités accomplies à Cîteaux ; de plus, elles sont pour une large part le fruit d’une codification qui n’en fait pas la reconstruction fidèle de la pratique rurale dans le monastère33. Force est de constater que les images des Moralia opèrent un choix encore plus réduit : l’élevage, pourtant très pratiqué par les moines, n’est pas figuré34, ni la glandée35. Loin de figurer littéralement les activités manuelles à Cîteaux, ces miniatures demandent à l’évidence à être lues avec d’autres clés.

I.2. Les images entre souci de mimétisme et étrangeté des situations S’il est indéniable que ces miniatures trahissent un véritable souci de mimétisme, il convient de mieux en préciser la nature. Leur naturalisme est surtout 28. 29. 30. 31.

32. 33. 34. 35.

Ibid., n. 37. Ibid., n. 9 (1098, pecus), 36 (vers 1110), 94 (1133). Ibid., n. 33 (avant 1110), 78 (vers 1125). Ibid., n. 39.ii et 39.iii (1111-1112), 46 (après 1115). L’élevage de ces animaux, dont la seule utilité est celle de l’alimentation, pourrait sembler injustifié au sein d’une communauté de moines cisterciens qui, selon les statuts, refusent strictement l’alimentation carnée ainsi que la graisse dans les plats ; cf. chapitre 13 : « à l’intérieur du monastère tous les plats soient toujours et partout (semper et ubique) sans viande, sans graisse, sauf pour ceux qui sont vraiment malade et pour les travailleurs salariés » ; cf. Le origini cisterciensi. Documenti, éd. C. sTercal, M. Fioroni, Milan, 2004, p. 52-53. Parmi les autres animaux domestiques cités dans les chartes figurent deux chevaux donnés à la communauté après 1115 (Chartes, n. 48) et des bœufs de travail (Chartes, cit. n. 26, n. 37). Chartes, cit. n. 27, n. 89 (vers 1131). Voir par exemple, à propos de la donation des vignes au Moyen Âge, A. Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris, 2001, p. 195-198. Les seuls bergers figurés, avec leur bétail, sont ceux de la scène de l’Annonciation, dans le manuscrit contenant les Lettres et sermons de Jérôme (ms. 135, f. 182r), mais dans ce cas l’élevage n’est pas le sujet central de la miniature. Cette absence est d’autant plus significative que le manuscrit anglais qui fut très probablement parmi les sources d’inspiration de l’enlumineur montre une scène de glandée (Londres, British Library, Cotton MS Julius A.vi, f. 7r, image accompagnant le mois de septembre). La glandée apparaît aussi dans certains calendriers continentaux, généralement au mois de novembre ; voir P. Mane, La vie dans les campagnes au Moyen-âge à travers les calendriers, Paris, 2004, p. 172-177. Dans les calendriers, les porcs apparaissent également souvent dans les scènes d’abattage, généralement en correspondance avec le mois de décembre ; ibid., p. 190-200.

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visible dans le rendu des gestes, des objets et des autres détails de la vie quotidienne. Les personnages saisissent ainsi des outils minutieusement représentés : on observe plusieurs types de haches (fig. 1, 2, p. 509, 4, p. 510 et 6, p. 511), un émondoir (fig. 6, p. 511), une faucille (fig. 5, p. 510) et un fléau pour battre le blé (fig. 7, p. 511). Les moines portent des tuniques usées, effilochées aux manches et aux bords inférieurs et, conformément à ce que prescrivait la règle bénédictine, des scapulaires attachés par des ceintures de corde (fig. 4, 5, p. 510 et 6, p. 511), d’où pendent des étuis, probablement destinés à contenir la pierre à aiguiser ou un couteau (fig. 5, p. 510 et 6, p. 511)36. Pourtant, à y regarder de près, si les détails sont minutieusement représentés, les situations mises en scène sont souvent étranges, incompréhensibles, parfois véritablement saugrenues. Certains hommes ne sont pas correctement équipés, le sens de leurs gestes n’est pas clair ou certains travailleurs accomplissent des actions inadéquates. L’initiale du livre 21 est peut-être l’exemple le plus significatif : la tenue du laïc juché dans les branches n’est manifestement pas adaptée à la tâche qu’il accomplit ; le fait même de couper un arbre qu’un autre est en train d’élaguer n’a pas de sens (fig. 6, p. 511). L’incongruité de ces situations a été parfois interprétée comme un trait comique37, mais la complexité de ces images est telle que le risque est grand que l’homme moderne rie de ce qu’il ne comprend pas... Avant d’examiner l’éventuel humour de l’enlumineur38, il convient de faire un effort de compréhension. De fait, le caractère illogique de certaines images rappelle fortement ce que Grégoire le Grand affirme à propos du sens littéral du texte biblique. Dans la lettre dédicatoire des Moralia, qu’il adresse à Léandre, il explique en effet : L’impossibilité de concilier entre elles certaines expressions littérales nous invite à chercher en elles un sens différent. C’est comme si elles nous disaient : lorsque vous voyez que dans notre sens apparent nous perdons toute signification, cherchez en nous un sens qui soit logique et cohérent39.

36. Dans plusieurs autres miniatures médiévales, les travailleurs maniant des faucilles, des haches, etc. ont un coffin pendu à la ceinture dans lequel on entrevoit souvent la pointe d’une pierre à aiguiser ; voir par exemple Ibid., p. 94, 95, 96, 99, 104, etc. La règle bénédictine préconise que les moines portent un couteau : La règle de St Benoit, 2e vol. (chapitres viii-lxxiii), traduction et notes par A. De voGüé, Paris, 1972, lv, p. 618-623. 37. U. nilGen, « Historischer Schriftsinn und ironische Weltbetrachtung. Buchmalerei im frühen Cîteaux und der Stein des Anstosses », dans K. elM (éd.), Bernhard von Clairvaux. Rezeption und Wirkung im Mittelalter und in der Neuzeit, Wiesbaden, 1994, p. 67-140. Les images figurant les occupations manuelles sont absentes de la version italienne réduite de l’article, parue deux ans auparavant : iDeM, « Sacra Scrittura e mondo feudale : il contributo delle immagini », dans Chiesa e mondo feudale nei secoli x-xii. Atti della dodicesima Settimana internazionale di studio (Mendola, 24-28 agosto 1992), Milano, 1992, p. 553-566. 38. Nous reviendrons sur cette question infra, p. 500-501. 39. Sed nimirum verba litterae, dum collata sibi convenire nequeunt, aliud in se aliquid quod quaeratur ostendunt, ac si quibusdam vocibus dicant : dum nostra nos conspicitis superficie destrui, hoc in nobis quaerite, quod ordinatum sibique congruens apud nos valeat intus inveniri ; Moralia, Lettre à Léandre, 3 ; vol. 1, p. 86-87. Dans la préface du livre 4, la même idée revient : souvent, selon Grégoire, le lecteur peut être déstabilisé par l’ambiguïté (ambiguitas) du texte biblique, parce que parfois les paroles de l’Écriture, entendues au sens littéral, se contredisent (sibi litterae verba contradicunt). Voir infra, note 100 et 101.

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C’est le principe même de l’exégèse biblique : la recherche de l’allégorie est la seule manière de résoudre l’incohérence apparente d’un discours. Il y a de bonnes raisons de croire qu’il en va de même pour les images des Moralia.

I.3. L’exégèse et les images Comme nous l’avons vu, Conrad Rudolph a émis l’hypothèse que les images des Moralia de Cîteaux constituent une forme d’exégèse. Cette intuition a des conséquences primordiales : si ces images font l’exégèse du texte des Moralia, elles ont donc chacune, non pas un seul sens, mais plusieurs sens simultanément, qui peuvent être divergents, voire contradictoires. L’exégèse est en effet moins une opération intellectuelle qu’« une sorte de sagesse spirituelle conduisant à la contemplation de la révélation »40. Elle ne vise pas à comprendre ou expliquer, en le simplifiant, le texte biblique : au contraire, l’exégète ajoute du (ou plutôt « des ») sens au texte biblique, en le complexifiant et en le diffractant. L’exégèse sert ainsi à construire plusieurs niveaux ou strates de sens, tous valables en même temps, qui viennent se superposer au discours biblique. Dans ce travail exégétique, chaque mot de la Bible peut devenir le point de départ pour des chaînes d’associations multiples qui ont de quoi surprendre le lecteur d’aujourd’hui. Les Moralia in Iob sont entièrement construits sur la base de ce procédé. Ainsi dans le livre 18, Grégoire le Grand affirme que « dans la Sainte Écriture, les pierres ont tantôt un sens négatif, tantôt un sens positif », pouvant signifier des cœurs endurcis (dura corda) ou des esprits forts (mentes fortium)41. Dans le livre 33, à propos des « montagnes », Grégoire met en garde : Lorsque dans la Sainte Écriture on trouve “montagne” au singulier, on désigne tantôt le Seigneur incarné, tantôt la Sainte Église, tantôt le testament de Dieu, tantôt l’ange apostat, tantôt tout hérétique. Lorsqu’on mentionne les montagnes au pluriel, celles-ci indiquent tantôt la hauteur des apôtres et des prophètes, tantôt l’orgueil des puissants du siècle42.

Dans le livre 31, il explique que la locuste indique tantôt le peuple juif, tantôt le peuple païen converti, parfois la langue des flatteurs (adulantium lingua) et d’autres fois la résurrection du Seigneur ou la vie des prédicateurs43. Quant au lion, fort et cruel, il rappelle Dieu par sa force et le diable par sa cruauté44, mais ce n’est 40. La définition est empruntée à A. M. Piazzoni, « Exégèse vétéro-monastique et néo-monastique », dans L’exégèse monastique au Moyen Âge, p. 143-156 : p. 154. Sur l’exégèse médiévale, restent incontournables les travaux de J. leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Paris, 1957, et d’H. De luBac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 2 vol., Paris, 1959-1961, auxquels il faut ajouter G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge : essais d’herméneutique médiévale, Genève, 2009 (notamment p. 199-224) et L’exégèse monastique, cit. n. 15. 41. In scriptura etenim sacra aliquando lapides in malo, aliquando vero in bono accipi solent ; Moralia 18, xxxiii, 52 ; vol. 2, p. 676-677. 42. Moralia 33, i, 2 ; vol. 4, p. 408-409. 43. Moralia 31, xxv, 45 ; vol. 4, p. 282-283. 44. Habet quippe leo virtutem, habet et saevitiam. Virtute ergo Dominum, saevitia diabolum signet ; Moralia 5, xxi, 41 ; vol. 1, p. 424-425.

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que la première option qui est développée dans le livre 30 : ici le lion peut renvoyer au Christ45, tout comme d’autres animaux, tels que le ver de terre (vermis), le scarabée (scarabaeus), le serpent (serpens) ou même l’âne sauvage, appelé onagre46. Le bœuf, quant à lui, symbolise tantôt la stupidité des insensés, tantôt la vie de ceux qui accomplissent de bonnes œuvres47. L’âne peut signifier tantôt la paresse des sots, tantôt la flamme de la luxure, tantôt la simplicité des Gentils48. Les exemples peuvent être multipliés : pour un lecteur moderne, ces associations inattendues, typiques du fonctionnement de l’exégèse, sont déroutantes. On constate, à travers ces exemples, que l’exégèse médiévale n’aide nullement à « définir » la signification d’un texte, mais plutôt à créer une richesse de sens, susceptible d’augmenter à l’infini, à travers la recherche d’ambiguïtés parfaitement assumées. On comprend bien, dès lors, les difficultés qu’ont rencontrées les iconographes modernes, qui ont jusqu’ici étudié ces images sans mesurer leur éloignement des logiques modernes et qui ont donc recherché le sens, au singulier, que le concepteur entendait leur donner. Or, l’exégèse est, par définition, surinterprétation et les associations faites par les commentateurs médiévaux ne suivent pas la logique moderne. De plus, les exégètes savent que, par définition, leur travail de construction de sens n’est jamais achevé. Grégoire le montre bien lorsque, après avoir proposé deux interprétations différentes à propos de l’onagre, il affirme : Je laisse au jugement du lecteur de choisir l’interprétation qu’il préfère. Si d’ailleurs aucune des deux explications que je propose ne le satisfait, s’il arrive à en trouver une autre plus adéquate au texte et plus profonde, je le suivrai bien volontiers, comme un disciple suit son maître, puisque je considère comme un don pour moi ce qu’il comprend mieux que moi-même49.

Or, comme nous le montrerons, les initiales des Moralia au centre de la présente étude fonctionnent exactement comme l’exégèse. Sans figurer littéralement aucun épisode raconté dans le livre de Job ou dans les Moralia, mais en s’inspirant de plusieurs passages, parfois situés à des endroits très éloignés du livre qu’elles accompagnent, elles bâtissent plusieurs parcours exégétiques et construisent de nombreuses strates de sens, selon les niveaux classiques des commentaires médiévaux : il est ainsi possible de les lire selon la tropologie (ou sens moral), l’allégorie et l’anagogie50. 45. Moralia 30, iii, 9 ; vol. 4, p. 162-163. 46. Moralia 30, xxi, 66 ; vol. 4, p. 216-219. 47. In scriptura autem sacra boum nomine aliquando hebetudo fatuorum, aliquando bene operantium vita signatur ; Moralia 1, xvi, 23 ; vol. 1, p. 128-129. 48. Asinorum quoque nomine aliquando stultorum pigritia, aliquando immoderata petulantium luxuria, aliquando gentilium simplicitas designatur ; Moralia 1, xvi, 23 ; vol. 1, p. 128-129. 49. Lectoris vero judicio relinquendum est quid magis duxerit eligendum. Et si utriusque expositionis intelligentiam fortasse despexerit, libenter ipse lectorem meum subtilius veriusque sentientem, velut magistrum discipulus sequar, quia mihi proprie donatum credo, quidquid illum me melius sentire cognosco ; Moralia 30, xxvii, 81 ; vol. 4, p. 232-233. 50. Sur les niveaux de l’exégèse médiévale, reste encore incontournable H. De luBac, Exégèse médiévale, cit. n. 40.

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ii. la TroPoloGie : le Travail sur l’âMe Si les Moralia sont l’un des ouvrages que toute communauté monastique se doit de posséder, c’est parce que l’exégèse morale du livre biblique faite par Grégoire fournit aux moines l’inspiration pour lutter contre les tentations et les manifestations du péché. Ce combat est au centre de la vie monastique et imprègne l’ensemble des miniatures du manuscrit de Cîteaux : il a déjà été reconnu que les nombreuses images de lutte entre des hommes et des dragons, des fauves et des bêtes diverses sont autant de renvois aux efforts que l’homme accomplit pour dominer sa nature animale, sauvage et pécheresse51. Parfois, le combat de l’homme se déroule dans l’épaisseur d’une végétation envahissante. Dans ce contexte, l’action que les personnages exercent sur les branches peut alors être interprétée comme une démarche morale : sous les coups des objets tranchants, la « nature » intérieure pécheresse est maîtrisée, les péchés sont éliminés et l’âme peut dès lors être « cultivée ». Nous verrons également que l’humble occupation qui consiste à trier ou laver la laine peut aussi se prêter à une lecture morale et devenir la figure de l’examen de conscience.

II.1. Maîtriser la nature52 pécheresse Il est fréquent de trouver, dans l’iconographie médiévale, des personnages prisonniers des branchages d’une végétation luxuriante ; parfois, ils sont engagés dans une lutte contre des animaux et des monstres variés. L’historiographie a coutume d’appeler de telles figurations « rinceaux habités » : plusieurs études y ont reconnu une mise en image de la silva, la « forêt », en tant qu’allégorie de la vie sur terre, où l’homme doit lutter contre les tentations et contre sa propre « nature » pécheresse53. 51. C’est le sens principal que Conrad Rudolph décèle derrière la « violence » de ces scènes ; C. ruDolPh, Violence, cit. n. 16. Nous avons abordé à notre tour cet aspect dans « Le corps dans les miniatures de Cîteaux, entre “naturalismeˮ et “discours moralisantˮ », dans Le corps et ses représentations à l’époque romane, Actes du 22e colloque international d’art roman (Issoire, 2012), éd. D. Morel, Aurillac, 2014 (Revue d’Auvergne, 2014/1), p. 129-144, et « Images et exégèse monastique dans la Bible d’Étienne Harding », dans L’exégèse monastique, cit. n. 15, p. 85-114. 52. Les travaux de Philippe Descola ont montré que chaque civilisation forge son propre concept de « nature ». Nous utiliserons donc ce mot entre guillemets, afin de garder à l’esprit la différence qui existe entre la conception médiévale, fondée sur une vision analogiste, et celle actuelle, qui répond à une ontologie naturaliste ; voir P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, 2005. 53. L’historiographie autour de ce type de figuration est abondante. Nous nous limiterons à renvoyer à J.-P. cailleT, « Et magnae silvae creverunt... Observations sur le thème du rinceau peuplé dans l’orfèvrerie et l’ivoirerie liturgiques aux époques ottonienne et romane », Cahiers de Civilisation médiévale, 38, 1995, p. 23-33, et à A. Trivellone, « Les rinceaux habités des portails de la Marsica (Abruzzes, Italie) : purification et élévation au seuil de l’église », dans Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale, transferts, emprunts, oppositions, Actes du colloque du RILMA (Paris, INHA, 23-24 mai 2011), éd. C. heck, Turnhout, 2013, p. 125-142 (avec indication de la bibliographie précédente).

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Avant d’illustrer le rôle que les travaux agricoles peuvent avoir au sein de ces figurations, il conviendra de se pencher d’abord sur l’image du frontispice des Lettres et sermons de Jérôme : elle ne met pas en scène le labor manuum, mais les risques liés à une « nature » non maîtrisée par l’action de l’homme. Introduisant la première lettre du recueil, que Jérôme adresse à Héliodore (ms. 135, f. 2v, fig. 11, p. 514), elle montre un personnage debout qui goûte à une grappe dorée : vêtu d’une courte tunique et portant une main à la hanche, il semble complètement insouciant de la végétation touffue qui enserre ses membres, pendant qu’un quadrupède et un oiseau, presque camouflés entre les branches, le mordent aux jambes. La miniature semble traduire l’idée sous-jacente à plusieurs passages de la longue épître à Héliodore, où Jérôme insiste pour convaincre son ami de fuir le monde, de quitter sa famille et de devenir moine. Jérôme affirme ne pas ignorer « les entraves » par lesquelles son ami est « empêché »54, à savoir l’amour des membres de sa famille. Il le met toutefois en garde contre l’imminence du danger, dont Héliodore semble insouciant : Erreur, mon frère, erreur si tu crois qu’un chrétien ne souffre pas continuellement de la persécution. Oui, on te combat le plus, au moment même où tu ne te sais pas combattu. “Notre adversaire, comme un lion rugissant, circule en cherchant quelqu’un à dévorer” (1 P 5, 8), et tu crois qu’on est en paix ? “Il siège en embuscade avec les riches, en cachette pour tuer l’innocent : ses yeux épient le pauvre ; il est à l’affût sournoisement comme le lion dans son antre ; il est à l’affût pour ravir le pauvre”. Et toi, à l’abri d’un arbre feuillu et ombreux, tu cueilles (carpis) un doux sommeil, toi, la proie convoitée ? D’un côté (inde), la luxure me poursuit, de l’autre (inde), l’avarice s’efforce de s’ouvrir un passage ; tantôt mon ventre veut s’ériger en dieu à la place du Christ (Ph 3, 19) ; la concupiscence me contraint de chasser l’Esprit-Saint qui habite en moi (2 Tm 1, 14, et alia), de violer son temple. Il me poursuit, dis-je, l’ennemi aux mille noms, aux mille ruses pour nuire, et moi, malheureux, je m’estimerai vainqueur dans l’instant qu’on me fait prisonnier ?55.

Jérôme montre le paradoxe de se sentir vainqueur alors qu’on est prisonnier : cela correspond exactement à l’attitude de l’homme insouciant des branchages qui l’enserrent. Tout comme Héliodore ne s’aperçoit pas de la présence du lion rugissant qui veut le dévorer, ni des péchés qui le poursuivent, le personnage de l’image ne semble pas remarquer les deux animaux à ses pieds : il semble triompher sur eux, alors qu’ils se retournent et le mordent aux jambes56.

54. Neque vero nescio qua te nunc dicas conpede praepediri ; Jérôme, Lettre à Héliodore, chap. 3 ; éd. dans Saint Jérôme. Lettres, texte établi et traduit par J. laBourT, 8 vol., Paris 1949-1963, vol. 1 (1949), p. 33-45 : p. 36. 55. Jérôme, Lettre à Héliodore, chap. 4 ; ibid., p. 37 (traduction revue par nos soins). 56. Un moine médiéval pourrait y voir sans doute un renvoi lointain au verset Ps 91 (90), 13, évoquant le triomphe sur les bêtes ; A. Trivellone, « Le corps dans les miniatures de Cîteaux », cit. n. 51. D. Reilly donne une interprétation de cette initiale qui semble contraire à la nôtre : tout en avouant que le sujet de l’image n’est pas évident (« the miniature displays no obvious narrative »), selon elle le person-

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Face aux péchés et aux tentations qui le dévorent, l’homme se doit donc de réagir et d’essayer de dompter le mal. C’est ce que la miniature au début du livre 4 des Moralia (fig. 2, p. 509) semble signifier en mettant en scène un homme brandissant une hache à la lame large et courbée, d’un type adapté à couper de petits branchages, s’apprêtant à décapiter un dragon crachant du feuillage57. L’image n’entretient pas une relation évidente avec le contenu du livre 4 : comme Conrad Rudolph l’a suggéré, elle pourrait toutefois faire écho à un passage qui évoque la lutte contre le diable, qualifié de « serpent » et de « dragon »58. Ce rapprochement, intéressant, est à enrichir par une réflexion sur l’hybridation que l’initiale opère entre la bête et la végétation épaisse : on remarque en effet que le dragon crache des feuilles et que sa queue s’achève en une terminaison feuillue. Ce choix de l’enlumineur peut s’expliquer à la lumière de l’association fréquente, dans l’imaginaire monastique médiéval, entre la forêt et les bêtes sauvages : cela est d’autant plus important que la maîtrise de cette « nature » inhospitalière est présentée comme l’origine et la raison d’être de toute fondation monastique. Cîteaux ne fait pas exception : l’Exordium parvum, récit des origines du projet cistercien, reprend à son compte cette image imprégnée de références bibliques. On y lit ainsi que les premiers moines provenant de Molesmes se rendent […] vers un heremus appelé Cîteaux. Ce lieu est situé dans le diocèse de Chalon et, à cause de l’impénétrabilité de la forêt et des ronces, il n’était pas fréquenté par les hommes et n’était habité que par des bêtes sauvages59.

Après avoir compris que ce lieu était « d’autant plus adapté à la vie religieuse qu’il était inaccessible aux hommes du monde », les moines commencent donc à construire leur monastère, « une fois coupée et éloignée l’épaisseur de la forêt et des fourrés d’épines » (nemoris et spinarum densitate precisa ac remota)60. De même, lorsque, dans son œuvre autobiographique, Suger, abbé de Saint-Denis, présente le site de Vaucresson, stérile et mal habité, qu’il vient de faire défricher, il déclare y avoir installé une dépendance « afin que dans les repaires où jadis habitaient les dragons apparaisse la verdure du roseau et du jonc (Is 35, 7) »61.

57. 58. 59. 60. 61.

nage participerait « du fruit d’or des conseils de Jérôme pendant que l’inquiétude ou la tentation, sous forme de petits animaux, l’assaillent ». L’image illustrerait « au moins » l’invitation que Jérôme fait à Héliodore ; voir D. reilly, The Cistercian Reform, cit. n. 19, p. 83-84. Sur ce type de hache, voir C. raynauD, « À la hache », histoire et symbolique de la hache dans la France médiévale (xiiie-xve siècle), Paris, 2002, pl. 2, entre les p. 88 et 89. C. ruDolPh, Violence, cit. n. 16, p. 29 ; Moralia 4, ix, 15-17 ; vol. 1, p. 322-325. Exordium Parvum, chap. iii, 2-3 ; Le origini cisterciensi, cit. n. 31, p. 76. Exordium Parvum, chap. iii, 4 ; ibid.. À propos des sources de ce topos, voir L. veyssière, « Représentations du désert cistercien primitif », dans M. aurell et T. DeswarThe (dir.), Famille, violence et christianisation au Moyen Âge. Mélanges offerts à Michel Rouche, Paris, 2005, p. 239-250. […] et quae erat arida, erit in stagnum, et sitiens in fontes aquarum. In cubilibus, in quibus prius dracones habitabant, orietur viror calami et junci. Suger, Gesta, i, 12 ; Suger, Œuvres. Tome i : Mémoire sur la consécration de Saint-Denis – L’Œuvre administrative – Histoire de Louis vii, texte établi et traduit par F. GasParri, Paris, 2000, p. 72-73. Cette lecture est à mettre en parallèle avec la longue tradition antique, puis chrétienne, qui voit dans la hache un instrument à la grande valeur civilisatrice et protectrice ; C. raynauD, « À la hache », cit. n. 57, p. 573-575.

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Le défrichement et, en général, l’œuvre de domination de la végétation se chargeaient d’une valeur allégorique et morale fondatrice de l’expérience monastique. En revenant à l’initiale du livre 4, on peut douter de l’efficacité de l’action du personnage : occupé à frapper le dragon/feuillage, il ne semble pas s’apercevoir que ses jambes sont, au même moment, enserrées par des feuilles provenant d’une tige qui se développe à partir du nœud de la lettre en haut à gauche, derrière sa tête. Comme dans plusieurs images des Moralia, l’issue du combat est incertaine.

II.2. Des coups de hache ou de fléau pour combattre le péché Un homme, par exemple, va couper du bois dans la forêt avec un autre homme ; pendant qu’il coupe le bois, la cognée s’échappe de la main et le fer détaché du manche atteint son compagnon et lui donne la mort. Alors il s’enfuira dans l’une de ces villes et y vivra (Dt 19, 5)62.

Ce verset du Deutéronome fait l’objet d’un commentaire dans le livre 10 des Moralia : Nous allons dans le bois avec un ami (cum amico) à chaque fois qu’avec quelqu’un nous nous retournons pour considérer nos fautes (ad intuenda delicta nostra convertimur) et simplement nous coupons le bois (ligna succidimus) quand, avec de bonnes intentions, nous éliminons les vices des pécheurs. Mais la cognée nous échappe quand le reproche devient plus dur qu’il ne le faut. Et le fer s’échappe du manche quand la parole qui doit corriger est excessivement dure ; et, en frappant l’ami, il le tue quand l’injure motivée par l’esprit d’amour tue son propre interlocuteur63.

Pour Grégoire, couper un arbre ou du bois, c’est éliminer les vices, les coups de cognée étant des reproches qu’il faut maîtriser pour ne pas « blesser » l’interlocuteur. Cette idée est ultérieurement confirmée par un autre passage du livre 22, où Grégoire commente les versets du livre des Rois (2 R 6, 4-5) dans lesquels les fils des prophètes vont couper des arbres le long du Jourdain et l’un d’entre eux perd le fer de la cognée dans l’eau : pour Grégoire, le fer est le don de la sagesse et couper les arbres par le fer de la cognée c’est réprimander ceux qui se comportent mal (prave agentes)64. 62. Si quis abierit cum amico suo simpliciter in silva ad ligna caedenda, et lignum securis fugerit manu, ferrumque lapsum de manubrio amicum eius percusserit et occiderit ; hic ad unam supradictarum urbium confugiet et vivet. 63. Ad silvam quippe cum amico imus quotiens cum quolibet proximo ad intuenda delicta nostra convertimur, et simpliciter ligna succidimus cum delinquentium vitia pia intentione resecamus. Sed securis manu fugit cum sese increpatio plus quam necesse est in asperitate perthahit. Ferrumque de manubrio prosilit cum de correptione sermo durior excedit ; et amicum percutiens occidit quia auditorem suum prolata contumelia ab spiritu dilectionis interficit ; Moralia 10, vii, 12 ; vol. 2, p. 142-145. 64. Ferrum quippe in manubrio est donum intellectus in corde. Ligna vero per hoc caedere est prave agentes increpare ; Moralia 22, v, 9 ; vol. 3, p. 220-223. Un vocabulaire propre à la coupe de l’arbre (radix, secare) est souvent employé dans les Moralia dans d’autres expressions relatives à l’élimina-

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Dans le manuscrit des Moralia, deux miniatures mettent en scène deux hommes qui travaillent ensemble à la coupe du bois et à l’abattage d’un arbre : elles sont manifestement en relation avec les versets bibliques cités et le commentaire qu’en fait Grégoire le Grand. La miniature qui introduit le livre 15 (fig. 4, p. 510) figure deux moines qui fendent ensemble un tronc65. On remarquera que le mot amici, le même que Grégoire utilise dans le passage cité du livre 10, revient au début du livre 15 et apparaît juste en dessous de l’image : cet élément et d’autres, que nous allons passer en revue, montrent que l’image s’inspire bien du passage du livre 1066. À cet emplacement, ce terme se réfère aux amis de Job : Grégoire consacre en effet un long développement aux reproches que ceux-ci adressent au saint homme. Ici, c’est surtout Sophar qui, tout en étant de bonne foi, réprimande injustement Job : persuadé que « celui qui avait été frappé par Dieu n’avait pas pu accomplir avec de bonnes intentions tout le bien qu’il avait fait », il le jugeait hypocrite67. Dans ce passage, comme tout au long des Moralia, le mot « amis » se charge donc d’une forte ambiguïté. Grégoire considère négativement les reproches trop sévères que les « amis » font à Job, au point que, dès la Préface des Moralia, il en fait clairement des figures d’hérétiques68. Dans le livre 3, Grégoire commente ultérieurement la signification du mot « ami » à la lumière du verset évangélique Mt 26, 50 (amice, ad quid venisti ?) :

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tion des vices, comme « couper à la racine le vice d’orgueil » : unde vitium superbiae ab ipsa mox radice secandum est ; Moralia 24, xxiii, 50 ; vol. 3, p. 390-391. Dans ses Dialogi, ii, 6, Grégoire reprend ce motif du fer d’outil perdu dans l’eau : Grégoire le Grand, Dialogues. Tome ii. Livres i-iii, texte, critique et notes par Adalbert De voGüé, traduction par P. anTin, Paris, 1979 (Sources Chrétiennes 260), p. 154-157. Selon Conrad Rudolph, l’image des deux moines dans des habits élimés « exprime parfaitement la pauvreté volontaire », objet du livre 15. L’initiale serait tout particulièrement en relation avec un passage louant les saints hommes qui préfèrent souffrir sur terre plutôt que dans l’au-delà : pour Conrad Rudolph les deux moines incarneraient les deux choix possibles à ce propos, avec le moine de droite souffrant moins que celui de gauche ; C. ruDolPh, Violence, cit. n. 16, p. 70-72. Cette image a également fait l’objet d’une proposition d’interprétation par Madeline Caviness, qui voit dans le cercle parfait formé par les moines une possible expression de « l’harmonie du travail dans la règle réformée » ; M. H. caviness, « Images of Divine Order and the Third Mode of Seeing », Gesta, 22/2 (1983), p. 99-120 : p. 106. Cette interprétation est toutefois partiellement basée sur une traduction fautive de l’incipit du livre 15 : la chercheuse traduit les mots amici beati qui apparaissent en dessous de l’image comme « les bienheureux amis ». Or, l’adjectif beati ne se réfère pas à « amis », mais c’est un génitif qui se réfère à Job (amici beati Job, « les amis du bienheureux Job ») ; de plus, le sens du mot amici est plus compliqué qu’il n’y paraît et peut faire l’objet de lectures contradictoires, comme on le verra ci-après. Que les images puissent s’inspirer d’extraits des Moralia éloignés, parfois situés dans les livres qui suivent l’image même, ne doit pas surprendre : la démonstration la plus éloquente de ce procédé, qui confirme au passage que l’enlumineur était un parfait connaisseur des Moralia, réside dans l’initiale du livre 10 : elle met en scène Béhémoth, le monstre-hippopotame que Grégoire cite seulement à partir du livre 32 ; voir Moralia 32, xii, 16 ; vol. 4, p. 364-365. Haec Sophar ita intulit ut per ea quae contra hypocritam dixerat beati Iob vitam feriret, existimans quod is qui a Domino percussus esset cuncta bona quae egerat mente simplici non egisset ; Moralia 15, xxxiii, 39 ; vol. 2, p. 466-467. La nécessité de mesurer ses propres paroles et d’ajuster les reproches est omniprésente dans les Moralia. Moralia, Préface, vi, 15 ; vol. 1, p. 108-109.

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Et afin de bien souligner les pièges du mot “ami”, il faut remarquer que Jésus qualifia Judas, le traître, du même mot lorsqu’il lui dit : « Mon ami, pourquoi es-tu venu ? »69.

Or, l’image des deux moines traduit subtilement l’ambiguïté du mot « amis ». Les deux amici fendent ensemble un tronc à la hache et au marteau, une opération qui nécessite en principe un accord et une synchronie parfaite, mais leur attitude ne traduit pas cette complicité : le moine de droite, plus grand, semble regarder de manière insistante son compagnon, qui affiche une expression dépitée. Ce n’est probablement pas un hasard si le moine de droite est celui qui manie le marteau qui « enfonce » la hache en la frappant à coups répétés. L’action de cogner a un lien étroit avec les « reproches » : en latin, le verbe increpo signifie « faire retentir un bruit en heurtant », mais aussi, au sens figuré, « invectiver », « apostropher quelqu’un », d’où le mot increpatio, à savoir « reproche », « réprimande », « blâme ». Les coups physiques que les moines assènent sur le bois, ainsi que les heurts répétés du marteau sur la hache, peuvent bien être une matérialisation des reproches verbaux. Grégoire lui-même joue souvent du double sens de ce mot lorsqu’il associe à percussio, qui évoque directement l’action de frapper70. Pour résumer, en partant des reproches trop appuyés que Sophar adresse à Job, l’image entend véhiculer une réflexion sur les reproches excessifs. L’enlumineur met ainsi en scène deux « amis » coupant ensemble le bois, en développant la lecture contenue dans le commentaire du verset du Deutéronome donné par Grégoire au livre 10. Le travail sur le bois devient ainsi un travail moral sur les péchés. Les deux personnages de la miniature sont des moines : pour les moines de Cîteaux, cette image put fonctionner comme une mise en garde contre les risques de trop durs reproches que des frères pouvaient se faire l’un l’autre. L’inutilité d’un tel comportement, ou les risques que celui-ci comporte, sont peut-être soulignés par un détail concernant la bûche fendue par les deux hommes. On remarquera en effet qu’elle présente une extrémité feuillue à droite. Il s’agit là d’un élément étonnant : on fend une bûche lorsque le bois est mort et sec, pour qu’il soit brûlé71. Cet élément semble souligner davantage la vacuité de l’action des moines. Tout comme la lettre introduisant le livre 15, l’initiale I du livre 21 (fig. 6, p. 511) met en scène deux hommes coupant un arbre ensemble. D’un geste puissant, souligné par la grande torsion du corps, un moine s’apprête à frapper de sa 69. Moralia 3, xxiii, 46 ; vol. 1, p. 282-283. 70. Par exemple, dans un passage du livre 22, il affirme que Job est « entre les mots des reproches et les coups de fouets [de ses mésaventures] » (inter increpationis verba et percussionis verbera) ; Moralia 22, i, 1 ; vol. 3, p. 212-213. Cf. infra, p. 475-476, aussi le double sens du mot flagellum (« fouet », « fléau »). Dan Connolly fait remarquer que la lettre Q est « resonant with the sound of chopping wood » ; D. connolly, « Signification », cit. n. 14, p. 35. 71. On peut éventuellement fendre une branche vive sur l’arbre pour effectuer une greffe, ou alors une bûche de laquelle on veut retirer l’écorce, mais dans ces deux cas, les instruments maniés par les deux moines seraient également inadéquats car susceptibles d’endommager trop profondément le bois.

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hache le tronc qui présente déjà les entailles des coups précédents ; un laïc est juché dans les branches et, muni d’un émondoir72, s’en prend au feuillage. Une telle manière de travailler est incongrue : l’observateur peut imaginer la suite de la scène et les conséquences néfastes que l’éventuelle chute de l’arbre aurait sur les deux personnages. En suivant le commentaire que fait Grégoire du passage du Deutéronome cité plus haut, il est possible de penser que le moine adresse un reproche trop fort au laïc et risque, en provoquant la chute de l’arbre, de le tuer. Le souci des reproches ou des coups (increpationes) trop virulents, déjà présent dans la miniature du livre 15 et omniprésent dans les Moralia, pourrait être également véhiculé par cette image. Contrairement à l’initiale du livre 15, l’image du livre 21 figure un laïc et un moine. Or, dans ce même livre, Grégoire développe un discours sur la différence entre clercs et laïcs. À propos du désir illicite pour une femme, il affirme que la gravité des péchés dépend de l’état et du statut (ex loco vel ordine) de la personne. Ainsi, […] la concupiscence est à celui qui est engagé dans les ordres sacrés, ce que l’adultère est à un autre73.

En d’autres termes, selon Grégoire, la pensée impudique d’un clerc est comparable à l’acte impur d’un laïc. Ce niveau différent d’exigence pour les religieux et les laïcs pourrait expliquer les actions du moine, qui coupe l’arbre/le péché près de la racine, et du laïc, qui se limite à en couper les feuilles − l’équivalence entre arbre et péché étant toujours établie sur la base du verset du Deutéronome74. Les deux hommes accomplissent-ils correctement leur tâche ? Rien n’est moins sûr. Debout sur les branches, de manière instable, avec sa courte tunique échancrée, le laïc est habillé de manière inappropriée pour la tâche ; enchevêtré dans les branches, il n’arrive pas à les dominer − cela renvoie au passage à l’homme du 72. Sur l’usage de cet outil, retrouvé également dans des découvertes archéologiques, voir P. Mane, Le travail, cit. n. 26, p. 282. 73. […] sic hunc in sacro ordine studiosa concupiscentia, sicut illum adulterii inquinat culpa ; Moralia 21, xi, 18 ; vol. 3, p. 192-193. 74. Conrad Rudolph a déjà proposé que cette image exprimerait les différentes exigences morales chez les moines et chez les laïcs ; il ne fait toutefois aucun lien avec le verset du Deutéronome, ni même, de manière plus surprenante, avec le passage des Moralia que nous avons reporté à la note précédente ; cf. C. ruDolPh, Violence, cit. n. 16, p. 65-66. Il est très intéressant, pour notre propos, de remarquer que des images de moines bûcherons se trouvent également dans les thèmes iconographiques dits « Thébaïdes », ces peintures murales et sur bois répandues aux xive et xve siècles et représentant des lieux idéaux où des saints, des moines et des ermites sont figurés dans des petites scènes à l’intérieur de paysages naturels habités d’animaux, de diables, etc. Selon Véronique Rouchon Mouilleron, la cognée est dans ce contexte la sentence du Jugement et la prédication de l’Évangile ; V. rouchon Mouilleron, « La scure », dans A. Malquori (dir.), M. De GiorGi, L. Fenelli, Atlante delle Tebaidi e dei temi figurativi, Florence, 2013, p. 241-250 : p. 249. À la lumière de la relation que l’exégèse de Grégoire établit entre coupe du bois et élimination des péchés, on pourrait aussi explorer la relation entre l’usage de cet outil et l’idée d’élimination des vices. Plus généralement, sur les Thébaïdes, voir A. Malquori, Il giardino dell’anima. Ascesi e propaganda nelle Tebaidi fiorentine del Quattrocento, Florence, 2012.

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frontispice du manuscrit des Lettres et sermons de Jérôme75. Le geste puissant du moine laisse penser qu’il veut abattre l’arbre (et qu’il ne veut pas, par exemple, le tuer par une annélation, incision qui consiste à retirer un anneau d’écorce sur toute la circonférence du tronc), mais il n’a pas fait sur le tronc l’entaille directionnelle diagonale qui détermine le côté où l’on souhaite voir l’arbre tomber : cette coupe diagonale, nécessaire, est en général bien visible dans les images médiévales d’abattage des arbres76. Sans cette entaille, il sera extrêmement difficile pour le moine de continuer à creuser dans le tronc dur de l’arbre et la chute non maîtrisée pourrait s’avérer fatale pour lui et pour le laïc juché dans les branches. Les moines de Cîteaux maîtrisaient sans aucun doute les techniques d’abattage d’un arbre : l’oubli de gestes fondamentaux et la maladresse du laïc de l’image ne peuvent être dus au hasard. Nous verrons que leur absence est susceptible d’ajouter plusieurs sens supplémentaires à la miniature : ainsi, l’image paraît indiquer que les deux personnages ne travaillent pas efficacement pour éliminer les fautes et que leurs péchés risquent donc fort de les tuer. Des coups sont évoqués aussi par l’initiale S(ancti viri) du livre 32, formée par la silhouette courbée et vrillée d’un personnage qui saisit de ses deux mains un fouet à blé (flagellum) (fig. 7, p. 511) et dont la contorsion formidable laisse présager un coup de bâton imminent et puissant. La miniature peut être mise en relation avec plusieurs passages des Moralia : la torsion du corps du personnage peut notamment faire écho au manque de « rectitude » évoqué dans un passage du livre 32. Pour ne pas nous éloigner de notre propos, nous nous attarderons toutefois uniquement sur la valeur morale dont se charge le geste du battage du blé. Dans un passage du livre 32, Grégoire commente des versets du livre de Job, où Dieu parle au vieillard. Il évoque notamment le « bras » de Dieu et sa fureur contre les méchants : Si tu as un bras comme celui de Dieu et une voix tonnante comme la sienne, ornetoi de magnificence et de grandeur, habille-toi de vêtements brillants et de gloire, disperse les superbes dans ta fureur, humilie chaque arrogant que tu vois, regarde tous les superbes et confonds-les ; écrase les impies n’importe où ils se trouvent, cache-les dans la poussière, enferme leurs visages dans la fosse (Jb 40, 4-8)77.

75. Quant à la figure du laïc dans l’arbre, remarquons que la tradition iconographie chrétienne voit plusieurs exemples de personnages sur des arbres. Ils peuvent être positifs (comme les moines dendrites, à savoir ces ermites qui, dans la tradition orientale, vivaient perchés dans des arbres) ou faire l’objet d’une lecture plus complexe. Ainsi, Zachée, que le Christ fait descendre d’un sycomore lors de son arrivée à Jérusalem (Lc 19, 1-10), figure, selon les auteurs médiévaux, l’homme avant l’appel du Christ. Les Thébaïdes (voir note précédente) montrent aussi des ermites juchés sur des arbres, pour lesquels voir A. Malquori, « L’eremita sull’albero », dans Atlante delle Tebaidi, cit. n. 73, p. 230-240. 76. Par exemple, P. Mane, Le travail, cit. n. 26, p. 278-280, fig. 157 et planche xvi. L’auteure mentionne et reproduit la miniature de Cîteaux, mais ne fait de remarques ni à propos des entailles sur le tronc, ni sur l’action des personnages. 77. Moralia 32, vii-xi, 9-14 ; vol. 4, p. 352-363.

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Il est intéressant de remarquer que, dans son commentaire, Grégoire souligne chacune des injonctions divines par la répétition insistante d’une phrase : les mots « sous-entendu, comme moi » (Subaudis, ut ego, ou alors Ac si dicat : Ut ego) sont répétés six fois. L’évocation puissante du bras de Dieu et la répétition de la phrase forment une association efficace et très évocatrice : la construction du texte de Grégoire semble performer et appuyer l’insistance des propos du récit biblique. L’image du fouet au début de ce livre vient encore renforcer cette idée. Si dans les versets du livre de Job Dieu s’en prend au mauvais, il faut néanmoins remarquer que dans plusieurs autres passages des Moralia, Grégoire utilise le mot flagellum (littéralement « fouet »), dans un sens figuré, pour indiquer les malheurs que Dieu inflige à Job78. Dans ce cas, c’est Job, le juste, qui est victime des coups du Seigneur. Le battage du blé lui-même n’est pas évoqué dans le livre 32 introduit par cette initiale, mais est commenté dans d’autres passages des Moralia. Au livre 3, Grégoire s’interroge : « que signifie donc battre le blé par une verge si ce n’est séparer les graines de la vertu de la paille des vices par un jugement intègre ? »79. Battre le blé veut donc dire, à cet endroit, opérer un juste choix entre les vices et les vertus. Dans d’autres passages, cette action se charge d’un autre sens. Au livre 26, Grégoire y voit les mauvais qui manient un fouet pour séparer le blé de la paille : L’iniquité des mauvais purifie la vie des élus comme, lorsqu’on bat le blé, on le sépare de la paille. Lorsque les mauvais affligent les bons, ils les rendent plus libres des désirs de ce monde, en les obligeant à s’empresser sur la route des biens éternels80.

Ces différents passages nous donnent deux clés d’interprétation opposées pour le personnage et pour l’action qu’il accomplit : ils nous permettent d’y voir tour à tour un homme juste et un mauvais. Comme d’autres images des Moralia de Cîteaux, cette miniature semble volontairement ambiguë : l’enlumineur construit une image qui permet deux interprétations divergentes, tout comme le texte biblique lorsqu’il est soumis au travail d’exégèse. Pour notre propos, nous remarquerons que, quelle que soit l’interprétation choisie pour le personnage (un homme qui, à l’image de Dieu, frappe les méchants, un homme saint qui s’applique à discerner les vices et les péchés ou un homme mauvais qui tourmente les bons), la lecture de l’action de battre le blé est éminemment morale. Enfin, de manière probablement beaucoup plus directe et immédiate pour les moines qui observaient l’image, la répétition des coups évoquée par le flagellum dans le but de corriger le péché pouvait évoquer les punitions corporelles qui étaient parfois appliquées dans les monastères. Des châtiments physiques (parfois explicitement qualifiés de verbera, « coups de bâton ») étaient prévus 78. Par exemple dans le livre 16 : quia per flagella presentia anceps factus de anteacta vita fuerat, in flagello tristitiam iure requirebat ; Moralia 15, xxxvi, 42 ; vol. 2, p. 464-465. 79. Quid est enim frumentum virga caedere, nisi rectitudine iudicii, a vitiorum paleis virtutum grana separare ? ; Moralia 3, xxx, 59 ; vol. 1, p. 292-293. 80. Moralia 26, xiii, 21 ; vol. 3, p. 466-467.

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par la plupart des règles monastiques : selon la Règle bénédictine, l’abbé pouvait les réserver, entre autres, aux moines particulièrement insubordonnés ou endurcis (chap. 2, 27-29) ou à ceux qui se seraient montrés récalcitrants à toute autre sorte d’admonestations (chap. 28, 1-5)81. L’association entre les coups et la correction des péchés devait apparaître très clairement aux yeux des frères de Cîteaux.

II.3. Trier ou démêler la toison de laine, ou purifier son âme des péchés L’initiale introduisant le livre 27 des Moralia (fig. 8, p. 512) présente deux scènes. Au premier plan, un personnage barbu, habillé d’une courte tunique et d’un manteau agrafé sur l’épaule droite, est assis au sol (aucun siège n’apparaît sous ses fesses) et tourne le dos au tissu que deux personnages de plus grande taille tendent au deuxième plan82. Le personnage assis est en train de trier ou de démêler à la main une toison de laine gris foncé posée sur ses jambes. Certains auteurs refusent cette lecture83, mais il nous semble qu’elle peut facilement être confirmée par la comparaison avec la scène sculptée sur un des portails de la cathédrale de Chartres, du xiiie siècle, figurant le travail de la laine par une personnification de la vie active (fig. 12, p. 515) ou avec l’un des vitraux des corporations dans la collégiale de Semur-en-Auxois, dont l’ensemble remonte au xive siècle, figurant des drapiers en train de trier la laine : fruit de la restauration par Eugène Viollet-le-Duc, le vitrail est de style moderne, mais montre bien des gestes qui restent identiques à travers les siècles (fig. 13, p. 515). Le tri de la laine après la tonte, tout comme le démêlage à la main (qui s’effectue après le lavage), a pour but de séparer la laine des saletés, qui consistent surtout en des excréments, mais aussi des végétaux, de petites bêtes, de fausses coupes, etc. Il est donc nécessaire de procéder à ces opérations en ayant un tissu sur les genoux pour protéger ses vêtements, comme le montre tout particulièrement le vitrail de Semur-en-Auxois84 : c’est à cette fin que le personnage de la miniature de Cîteaux emploie son manteau, replié sur ses genoux. L’enlumineur rend donc avec précision et vraisemblance cette pratique, sans aucun doute bien connue à Cîteaux où, comme nous l’avons vu, les moines produisaient des tissus de bonne qualité85. On conviendra néanmoins que la tenue de ce personnage est inappropriée pour cette tâche : son manteau agrafé à l’épaule (que l’on retrouve par exemple dans l’image du cavalier qui introduit le dernier livre des Moralia, fig. 15, p. 515), ainsi que peut-être ses cheveux longs et sa barbe, indiquent qu’il ne s’agit pas 81. E. lusseT, Crime, châtiment et grâce dans les monastères au Moyen Âge (xiie-xve siècle), Turnhout, 2017. 82. Pour les lectures de cette image proposées par d’autres chercheurs, voir infra, p. 489-490. 83. L’identification de l’objet avec une toison de laine ne convient pas à Conrad Rudolph ; voir infra, p. 489. P. Stirnemann, y voit d’abord « un objet informe » et ensuite une « pierre » ; P. sTirneMann, Manuscrits, cit. n. 20, p. 39. 84. C’est ce que montre le vitrail à Semur-en-Auxois où les deux personnages utilisent un tissu. 85. Voir supra, p. 464, n. 30.

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d’un simple artisan mais d’un noble. Ce décalage, ainsi que l’écart entre la taille du personnage et celle de ceux qui occupent le corps de l’initiale, indique clairement que la lecture de la miniature ne se résume pas à son niveau littéral et qu’un sens allégorique doit être recherché. Dans le commentaire de Grégoire, la position assise par terre peut faire l’objet, comme c’est souvent le cas dans l’exégèse grégorienne, de lectures totalement contradictoires. Tout au long des Moralia, elle est souvent chargée d’une valeur négative : ainsi, la fille de Babylone qui s’assoit par terre, dans la poussière (Is 47, 1), est la figure de celui qui a abandonné les pensées célestes et s’avilit dans de basses occupations86 ; rester assis (in infimis iace[re]) est aussi la condition du pécheur87. « Se lever » peut ainsi dire « quitter le péché »88 et « être debout signifie agir avec rectitude »89. Ailleurs toutefois, de manière tout à fait opposée, Grégoire lit positivement le fait d’être assis : « s’asseoir veut dire rechercher l’humilité de la pénitence », affirme-t-il dans le livre 3090. Or, Job lui-même est assis par terre, sur un tas de fumier, dans le très célèbre passage du livre éponyme : Satan s’éloigna des yeux du Seigneur et frappa Job d’une terrible plaie, des plantes des pieds jusqu’à la tête. Il se grattait les plaies avec un tesson assis sur un tas de fumier (Job 2, 7-8)91.

C’est l’occasion pour Grégoire de louer son choix :

S’asseoir sur le tas de fumier signifie avoir un sentiment vil et abject de soi-même. Pour nous, être assis sur le fumier veut dire poser à nouveau les yeux de l’esprit sur le mal que nous avons commis et nous repentir pour que, voyant devant nous la bouse de nos péchés (stercora peccatorum), nous abaissions tout mouvement d’orgueil qui surgit dans l’esprit. Est assis sur le fumier celui qui regarde attentivement sa faiblesse et ne s’enorgueillit pas des biens qu’il a reçus par la grâce92.

Plusieurs passages de ce commentaire résonnent avec l’image du livre 27. L’homme assis au premier plan pourrait, entre autres, renvoyer justement à l’image de Job dolens et sedens sur le fumier, fréquente dans les cycles médiévaux qui lui

86. 87. 88. 89. 90. 91.

Moralia 6, xvi, 25 ; vol. 1, p. 496-499. Moralia 31, xii, 18 ; vol. 4, p. 256-257. Moralia 23, xxiv, 46 ; vol. 3, p. 326-327. Moralia 27, xxxv, 59 ; vol. 3, p. 596-597. Sedere autem est humilitatem paenitentia. Moralia 30, xxv, 72 ; vol. 4, p. 222-223. Egressus igitur Satan a facie Domini, percussit Job ulcere pessimo a planta pedis usque ad verticem eius. Qui testa saniem radebat sedens in sterquilinio. Les traductions bibliques modernes (Bible de Jérusalem, TOB, Louis Segond) rendent généralement sterquilinium par « cendres ». 92. In sterquilinio quippe sedere est vilia de se quempiam et abiecta sentire. In sterquilinio nobis sedere est ad ea quae illicite gessimus mentis oculos paenitendo reducere, ut cum ante nos peccatorum stercora cernimus, omne quod in animo de elatione surgit inclinemus. In sterquilinio sedet qui infirmitatem suam sollicitus respicit, et sese de bonis quae per gratiam perceperit, non extollit. Moralia 3, xxxi, 60 ; vol. 1, p. 294-295.

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sont consacrés93. Dans les Moralia de Cîteaux, Job est figuré dans deux autres initiales et présente dans les deux cas un aspect différent. Au début de la Préface des Moralia (ms. 168, f. 7r, fig. 16, p. 516), il tient un livre qui porte l’inscription Iob : doté de barbe et d’une longue chevelure blanche et vêtu d’une tunique et d’un ample manteau agrafé à l’épaule – comme dans la miniature du livre 27 −, il a ici l’allure d’un prophète. C’est toujours l’inscription Iob, apposée cette fois-ci sur une épée, qui permet d’identifier le chevalier de l’initiale du livre 10 (ms. 169, f. 88v, fig. 17, p. 516) à Job : cette comparaison nous assure qu’il n’est pas saugrenu de reconnaître le vieillard dans le miles assis dans l’initiale du livre 27. Dans son commentaire, Grégoire évoque entre autres la « bouse des péchés » (ou les « excréments des péchés »). Or, la laine que l’on trie est sale, entre autres à cause des excréments : c’est cette saleté que semble figurer la couleur grise de la toison dans l’enluminure et l’usage du manteau en guise de serviette. Comme Job, le chevalier assis ne s’enorgueillit pas de sa condition et s’adonne humblement à l’examen de la toison de laine/de ses péchés. Dans le cadre de cette lecture morale, le rapprochement avec le commentaire de Grégoire nous permet de lire le tri ou le démêlage de la laine, phase préliminaire du long processus de transformation de la laine en tissu, comme une figure de l’examen des péchés.

iii. l’alléGorie : le Travail Dans le livre/livre Les historiens de l’art ont salué une « innovation stylistique » majeure chez l’enlumineur anglais de Cîteaux : à la différence de la plupart des enluminures médiévales, les silhouettes des personnages et les profils des initiales ne sont pas encadrés par des fonds colorés, mais se détachent directement sur le parchemin. Même si en réalité il ne s’agit pas d’une nouveauté absolue94, il nous semble que cette solution a des conséquences majeures sur la manière de concevoir l’espace de la page et notamment sur les rapports entre les personnages et les lettres : placés sur le parchemin, hommes, animaux et objets interagissent en effet directement et

93. Dicatur recte quod vir sanctus in sterquilinio dolens sedet. Moralia 3, xxxi, 61 ; vol. 1, p. 296-297. Pour un premier répertoire de ces images, voir R. BuDDe, « Job », dans E. kirschBauM (éd.), Lexikon der Christlichen Ikonographie, 8 vol., Rome, Fribourg-en-Brisgau, Bâle, Vienne, 1968-1976 (dorénavant LCI), vol. 2, col. 407-414 : col. 412-414. Postérieurs aux Moralia de Cîteaux, on rappellera les riches cycles iconographiques dans les Bibles Moralisées et les vitraux de la sainte Chapelle ; Y. chrisTe, « La Bible du roi. L’histoire de Job dans les Bibles Moralisées et les vitraux de la SainteChapelle », Cahiers de civilisation médiévale, 47, 2004, p. 113-126. Job sur le tas de fumier est aussi souvent figuré dans les manuscrits grecs ; voir M. BernaBò, Le miniature per i manoscritti greci del Libro di Giobbe, Florence, 2004. 94. La même solution se trouve dans de nombreuses initiales d’époque carolingienne (comme par exemple dans le Psautier de Corbie, Bibliothèque d’Amiens Métropole, ms. 18, ou dans le Sacramentaire de Gellone, BnF lat. 12048) et romane (un exemple, parmi tant d’autres, est donné par les enluminures de la Bible dite de La Sauve-Majeure, Bordeaux, Bibliothèque Municipale, ms. 1-2).

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matériellement avec les lettres95. Les actions des personnages affairés à des travaux agricoles ont des conséquences sur les initiales : par exemple, lorsque le moine bûcheron essaie de couper le tronc de l’arbre au début du livre 21 (fig. 6, p. 511), il s’attaque en même temps à la lettre I que l’arbre forme ; de même, les hommes qui opèrent la vendange au début du livre 12 (fig. 3, p. 509) cueillent les fruits générées par la lettre « E », etc. Grâce à ce rapport particulier que nouent personnages et lettres, les images du labor manuum de Cîteaux établissent une équation : travailler dans les bois ou dans les champs c’est travailler dans les livres, avec les lettres, sur l’écriture/Écriture. Cette équivalence est loin d’être un jeu intellectualisant : nous verrons que le rapprochement entre travail sur la lettre et travail dans les champs ou les bois constitue l’un des sens essentiels qui se dégage de ces images.

III.1. Se frayer un chemin à travers l’écriture/Écriture Dans le manuscrit de Cîteaux, le livre de Job est copié avant le texte des Moralia. La première initiale du texte, au f. 2r (fig. 1, p. 509), est constituée par un homme qui coupe une branche de l’épais feuillage formant la lettre U(ir erat) avec une petite hache. Le personnage, dont le visage et les épaules sont aujourd’hui partiellement oblitérés par le tampon de la Bibliothèque Municipale de Dijon, s’attaque à la branche avant que la première feuille ne s’y développe : comme l’a déjà observé Dan Connolly, un tel travail ne peut qu’aboutir à l’élimination presque totale du feuillage qui remplit la lettre96. La suite se laisse deviner assez aisément : si le feuillage venait à tomber, il ne resterait pratiquement plus que la structure de la lettre U, dont les parties gauche et inférieure seraient formées par la tige et la partie droite par le corps du personnage debout. Celui-ci travaille donc à retrouver l’« essence » de la lettre. Cette opération fait écho à un passage de la lettre programmatique que Grégoire écrit à Léandre en lui adressant ses Moralia, épître copiée dans les folios qui, dans le manuscrit, précèdent cette miniature. Dans celle-ci, Grégoire expose, entre autres, son rejet de l’art de l’éloquence, une discipline qui, dit-il, se soucie uniquement de l’extériorité. En défendant les vertus de son propre langage inélégant, caractérisé par des metacismi (répétition de la lettre « m ») et des « barbarismes » (barbarismi confusionem), Grégoire recommande à son lecteur : Je te prie toutefois, pendant que tu parcours les pages de cette œuvre, de ne pas chercher les feuilles des paroles (verborum folia), parce que la Sainte Écriture ne permet d’aucune manière à ses commentateurs la vanité d’une inutile verbosité

95. Nous avons vu que l’interaction entre les personnages et les lettres dans quelques initiales des Moralia a été au centre de l’étude de D. connolly, « Signification », cit. n. 14. 96. Dan Connolly se heurte malheureusement à une erreur de lecture. Ne voyant pas, derrière le tampon de la bibliothèque, les lettres I et R tracées en bleu, il ne lit pas le mot vir et ne reconnaît donc pas dans l’image la lettre V : toute l’interprétation de cette image est donc partiellement faussée par cette erreur initiale ; D. connolly, « Signification », cit. n. 14, p. 31-32 et p. 35.

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(levitas infructuosae loquacitatis), puisqu’elle interdit de planter un bois (nemus) dans le temple du Seigneur97.

Ce passage semble bien être une source d’inspiration de l’initiale du livre de Job. Dans celle-ci, les branchages et les feuilles surabondants pourraient alors matérialiser un discours trop verbeux que l’homme essaie de maîtriser par sa hache98. En d’autres termes, la lettre initiale devient ici une métonymie de l’écriture. L’initiale Q(ui textum considerat) du livre 4 que nous avons déjà analysée dans son sens moral, fonctionne de manière similaire (fig. 2, p. 509). L’image pourrait bien avoir le même sens que la précédente : l’homme s’apprêtant à attaquer le dragon crachant du feuillage vise en réalité à réduire la surabondance de paroles inutiles. On remarquera que les feuilles crachées par le dragon sont superflues en ce qu’elles ne vont pas former la lettre, mais simplement se superposer et s’imbriquer à sa structure panneautée. Bien que réalisée après les Moralia de Cîteaux et dans un contexte éloigné, une image issue d’un des volumes des Moralia enluminés dans le monastère bénédictin d’Engelberg (1148-1173 ; Engelberg, Stiftsbibliothek, cod. 20-23 : 22, f. 6r, fig. 14, p. 515) semble bien confirmer le fonctionnement que nous avons cherché à montrer dans les deux images de Cîteaux. Introduisant le livre 11, qui s’ouvre par les mots Quamvis in prolixo opere esse, l’image figure un homme qui tient la panse de la lettre : en même temps il souffle dans celle-ci un rinceau qui va en occuper entièrement l’intérieur. Il s’agit ici, de manière très explicite, d’une mise en image d’une parole inutile, de l’« œuvre prolixe » mentionnée au début du livre 11. Dans les deux scènes des Moralia de Cîteaux, les extrémités de quelques feuilles ont commencé à entourer les jambes des personnages. Par ce détail, ces scènes s’apparentent aux rinceaux habités99. Omniprésents au Moyen Âge sur tout type de support, des rinceaux habités peints ou sculptés sont souvent placés à des emplacements liminaires où ils marquent un passage : ils évoquent une silva et les traverser semble renvoyer à l’idée d’une purification100. Or, force est de constater que, de par leur emplacement, les lettrines initiales considérées marquent aussi un passage, c’est-à-dire l’« entrée » dans la lecture. Dans cette perspective, les personnages deviennent la figure des lecteurs qui s’apprêtent à lire les Moralia et 97. Moralia, Lettre à Léandre, 5 ; vol. 1, p. 88-89. 98. Le rapprochement de cette initiale avec ce passage a déjà été proposé par T. A. hesloP, « Brief in Words, but Heavy in the Weight of its Mysteries », Art history, 9 (1986), p. 1-11 : p. 8-9, et plus récemment repris par P. sTirneMann, Manuscrits, cit. n. 20, p. 11, sans pour autant que les deux chercheurs considèrent la valeur métonymique de la lettrine initiale par rapport à l’Écriture. Conrad Rudolph a en revanche exclu explicitement toute relation entre cette initiale et le passage de la lettre à Léandre, en la considérant comme « an accomplished, but unexceptional variation on the conventional image of the inhabited scroll » ; C. ruDolPh, Violence, cit. n. 16, p. 26 et note 2 (p. 102). 99. Cf. supra, p. 468. 100. A. Trivellone, « Les rinceaux habités », cit. n. 53.

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qui se fraient un passage à travers l’épaisseur des paroles, en pénétrant l’écriture/ Écriture sans se laisser emprisonner par les branchages/paroles inutiles. Remarquons aussi que tout au long des Moralia, Grégoire fait un abondant usage du mot « pénétrer » (penetror) dans le sens de « comprendre ». « L’intellect pénètre en ce qu’il entend », affirme-t-il par exemple101. Dans ce même sens, le mot « pénétrer » est aussi utilisé justement au début du livre 4, introduit par l’image de l’homme qui s’apprête à frapper le dragon. Après avoir rappelé que les apparentes contradictions de l’Écriture trouvent un sens et se recomposent lorsqu’on va au-delà du sens littéral, il invite à lire l’Écriture de manière plus assidue de façon à se familiariser avec celle-ci. Si on cherche assurément avec humilité à comprendre la Vérité, on la pénètre par l’assiduité de la lecture102.

Quelques lignes plus loin, après avoir parlé de la rencontre avec un inconnu et de la nécessité incontournable de lui parler pour comprendre sa pensée, il affirme : De même, si de la Parole de Dieu on ne regarde que le récit, on ne voit que le visage ; si en revanche nous nous joignons à elle par un usage assidu, nous en pénétrons l’esprit (mentem) presque comme dans une discussion avec des personnes de la famille103.

Pénétrer dans la lettre, dans l’écriture/Écriture, qui est aussi la Parole de Dieu, c’est donc la comprendre : c’est ce qu’essaient de faire, au sens propre, avec leurs haches, les deux personnages des deux lettres initiales analysées.

III.2. Travailler la lettre/Lettre L’idée de pénétration de la lettre/Lettre et de la recherche de son sens intérieur est aussi suggérée par l’initiale I, au début du livre 21 (fig. 6, p. 511), déjà analysée dans son sens moral et formée par un arbre que deux hommes, un moine et un laïc, s’évertuent à détruire. On remarquera que l’arbre, peut-être un chêne, est entièrement vert et présente aussi des branches vertes. Celles-ci renvoient directement au passage de la Genèse copié et commenté au début du livre 21, sur le même folio du manuscrit, immédiatement à droite de l’image : Jacob prit des branches vertes de peuplier (virgas populeas virides), d’amandier et de platane ; il les pela en partie, et après avoir enlevé l’écorce, le blanc apparut dans celles qu’il avait écorcées, alors que les branches entières restèrent vertes (Gn 30, 37-38)104.

101. Intellectus […] in eo quod audita penetrat. Moralia 1, xxxii, 44 ; vol. 1, p. 144-145. 102. Quae nimirum veritatis intellegentia cum per cordis humilitatem quaeritur, legendi assiduitate penetratur. Moralia 4, Praefatio, 1 ; vol. 1, p. 302-303. 103. Ita cum in sacro eloquio sola historia aspicitur, nihil aliud quam facies videtur ; sed si huic assiduo usu coniungimur, eius nimirum mentem quasi ex collocutionis familiaritate penetramus. Ibid. 104. Le rapprochement entre l’image et ce verset a été déjà brièvement relevé par U. nilGen, « Historischer Schriftsinn », cit. n. 37, p. 87, note 35.

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Grégoire donne une interprétation allégorique de ce verset. Pour lui, les branches d’amandier citées dans la Genèse sont, entre autres, l’Écriture, et plus précisément « les sentences des Pères » : lorsqu’on les laisse vertes, on en montre le sens littéral ; lorsqu’on en retire l’écorce, c’est pour en mettre en évidence « le blanc intérieur de l’allégorie » (allegoriae candor interior)105. Grégoire rapproche donc branches et paroles, arbres et Écriture. L’auteur des Moralia n’est pas le premier à opérer ce rapprochement. Déjà Isidore de Séville, repris par Raban Maur et Hugues de Saint-Victor, avait largement développé le parallèle entre livres et arbres : l’évêque explique que le nom codex dériverait de caudex, à savoir « tronc d’arbre », et que le mot liber (« livre ») désigne ce qui est sous l’écorce, l’« aubier ». Le codex dans lequel on écrit est, selon Isidore, un arbre ayant « comme plusieurs branches »106. On le voit donc, selon l’exégèse médiévale, travailler sur l’arbre c’est travailler sur l’écriture/Écriture ou sur le livre/Livre ; plus précisément, pour Grégoire, travailler sur les branches c’est faire le travail exégétique qui permet d’atteindre le niveau de l’allégorie. De manière remarquable, l’image de Cîteaux exprime la même idée : en choisissant d’utiliser un grand arbre pour matérialiser la lettre I (sans toutefois représenter fidèlement aucun des arbres cités dans la Bible − peuplier, amandier ou platane), l’enlumineur reprend l’association entre arbre/branches et écriture/livre. Les personnages travaillent sur l’arbre et en même temps sur la lettre : l’équivalence entre travail forestier et travail exégétique est parfaitement rendue107. On remarquera que les branches de l’image de Cîteaux sont invariablement vertes : ni le personnage en bas de l’arbre, ni celui juché sur l’arbre n’enlèvent l’écorce ; comme nous l’avons vu, le premier a visiblement beaucoup de mal à abattre l’arbre et risque de ne pas en maîtriser la chute ; le second, empêtré dans les branchages, ne domine pas l’écriture, mais se laisse dominer par celle-ci. La lettre I n’a donc pas été « pénétrée » : nulle part elle ne laisse voir « le blanc intérieur de l’allégorie » (allegoriae candor interior). L’image est donc une mise en scène d’un mauvais travail dans les bois et dans l’exégèse.

105. Moralia 21, i, 2 ; vol. 3, p. 172-173. 106. Isidore, Étymologies, PL 82, col. 241AB : Codex multorum librorum est, liber unius voluminis. Et dictus Codex per translationem a caudicibus arborum, seu vitium, quasi caudex, quod in se multitudinem librorum quasi ramorum contineat. […] Liber est interior tunica corticis quae ligno cohaeret. […] Unde et liber dicitur in quo scribimus, quia ante usum chartae vel membranorum de libris arborum volumina fiebant, id est, compaginabantur. Unde et scriptores a libris arborum librarios vocaverunt. Le passage est repris aussi par Raban Maur, De rerum naturis (De universo), PL 111, col. 123 ; Hugues de Saint-Victor, De scripturis et scriptoribus sacris, PL 175, col. 19A ; Hugues de Saint-Victor, Eruditio didascalica, PL 176, col. 788C. 107. Il n’est peut-être pas anodin que la lettre initiale I introduise une phrase qui explique l’importance de garder l’équilibre entre l’interprétation littérale et l’allégorie (I)ntellectus sacri eloquii inter textum et mysterium tanta est libration pensandus, ut utriusque partis lance moderata… Moralia 21, i, 1 ; vol. 3, p. 172-173.

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III.3. Savoir cueillir les fruits de la lettre/Lettre Le corps de l’initiale Q au début du livre 16 des Moralia (fig. 5, p. 510) est formé, à gauche, par de hautes tiges de blé et, à droite, par le dos courbé d’un moine qui les moissonne ; une gerbe forme la queue de la lettre Q. Si l’on considère que, comme dans les cas déjà vus, l’initiale peut fonctionner comme métonymie de l’Écriture, on peut affirmer qu’à proprement parler, le moine « moissonne la lettre/la Lettre » et en retire ses fruits : pour le dire plus clairement, il en fait l’exégèse. Un rapprochement entre la moisson et l’exégèse est fait par Grégoire le Grand lui-même dans ce même livre 16 des Moralia : selon lui, les méchants dont Job énumère les méfaits (Job 24, 2-24) signifieraient les hérétiques qui, par leurs actions malveillantes, menacent les justes de l’Église. Dans le chapitre 62, Grégoire rapproche ces mauvais hommes des mauvais exégètes : « Ils moissonnent un champ qui ne leur appartient pas et vendangent la vigne de celui qu’ils ont oppressé par la force » (Jb 24, 6). On peut interpréter le mot “champ” comme l’étendue de la sainte Écriture, que les hérétiques moissonnent sans la posséder, car ils prennent les phrases à contre-sens108.

Dans le chapitre 66, Grégoire insiste encore sur les champs de blé comme figure de la Sainte Écriture : les paroles des Pères sont comparées aux « épis d’une moisson abondante » (de bona segete spicas)109. Conrad Rudolph a déjà reconnu dans cette image un renvoi au travail d’exégèse, en s’appuyant sur des phrases des mêmes chapitres 62 et 66 : toutefois, en les transcrivant et en les traduisant, il coupe inexplicablement de sa citation les références aux hérétiques. Tout en reconnaissant dans l’initiale une « illustration très littérale du travail des champs » en rapport avec la réforme cistercienne, ce rapprochement avec les passages tronqués lui permet ainsi de conclure que le personnage serait un bon moine en train de s’adonner à l’exégèse110. Une fois rétablis les passages entiers, il est plus délicat de savoir si le moine moissonneur de la miniature est une figure positive ou négative111. Dans les Moralia, sans surprise, les labeurs des champs font l’objet de lectures ambiva108. Moralia 16, xlix, 62 ; vol. 2, p. 554-555. Voir aussi infra, n. 126. 109. Qui quotiens patrum sententias pro aedificandis mentibus in cogitatione versant, quasi de bona segete spicas portant. Moralia 16, liii, 66 ; vol. 2, p. 558-559. 110. C. ruDolPh, Violence, cit. n. 16, p. 67-68. 111. Dans les quelques lignes qu’elle consacre à cette image, sans saisir le rapprochement entre moisson et exégèse, Patricia Stirnemann la considère comme une simple « illustration » d’un verset de Job (24, 10) mentionnant les « scélérats » qui emportent le blé (Nudis et incedentibus absque vestitu et esurientibus (alii) tulerunt spicas, « […] de ceux qui sont nus, de ceux qui sont sans vêtement et affamés, ils (les « autres », les scélérats) ont emporté le blé » ; Jb 24, 10) et du commentaire correspondant de Grégoire (chap. 66), où ces hommes mauvais sont identifiés avec les hérétiques : le moine serait donc, simplement, un mauvais moine qui emporterait le blé (!). De manière inexplicable, la chercheuse interprète l’objet qui pend à la ceinture du moine comme étant un plumier ; plus vraisemblablement, il s’agit d’un étui pour le couteau ou pour la pierre à aiguiser ; voir supra, note 36. P. sTirneMann, Manuscrits, cit. n. 20, p. 29.

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lentes et contradictoires. Ils sont vus positivement lorsque Grégoire les interprète comme la figure du travail moral qu’il faut accomplir sur soi-même112, ou quand il compare Dieu à un travailleur des champs113, et les prédicateurs114 et les évangélisateurs115 à des laboureurs. Mais, ailleurs, en critiquant Ésaü, Grégoire explique que les agriculteurs sont une figure des amateurs de ce monde, qui cultivent les choses extérieures au détriment de leur vie intérieure116. Dans l’image, aucun élément ne semble pouvoir être interprété de manière certaine ou univoque. Le geste du moissonneur diffère de celui visible dans l’écrasante majorité des images médiévales de moisson : dans celles-ci la faucille apparaît en effet au premier plan, quitte parfois à figurer des personnages qui la tiennent de la main gauche (comme par exemple dans le calendrier anglais qui semble compter parmi les sources d’inspiration des Moralia de Cîteaux117) ; la partie concave de la lame est généralement tournée vers le haut de l’image et vers la main du moissonneur118. À Cîteaux, c’est l’inverse, mais on ne saurait en conclure à une anomalie dans la figuration de la moisson. Les vêtements du moine, avec le scapulaire et l’étui pour le couteau à la ceinture, correspondent vraisemblablement à la tenue de travail des moines cisterciens119, mais leur aspect usé pourrait aussi renvoyer au « vêtement corrodé », signe de corruption de la chair selon Grégoire120 et faire ainsi l’objet d’une lecture négative : on remarquera aussi que dans d’autres miniatures des moines habillés en tenue de travail (comme celui de l’initiale du livre 21, fig. 6, p. 511) sont à considérer négativement. Enfin, les mots qui entourent l’initiale Q(ui contra veritatis verba in allegatione deficiunt) font ouvertement allusion à « ceux qui se perdent en argumentant contre les paroles de la Vérité », définition qui pourrait être appliquée, entre autres, aux mauvais exégètes : ces mots placent l’image du moine dans un environnement négatif qui fait pencher pour la figuration d’un mauvais exégète. L’initiale du livre 12 présente une scène de vendange par deux laïcs (fig. 3, p. 509) : dans la partie supérieure de la lettre, à l’aide d’un couteau, un homme coupe de la main gauche une grappe qu’il tire vers lui de la main droite. Dans 112. Moralia 20, xxv, 54 ; vol. 3, p. 142-143. 113. Moralia, Préface, v, 6 ; vol. 1, p. 118-119. 114. Arare vero est per praedicationis studium humani pectoris terram vomere linguae proscindere ; Moralia 31, iv, 4 ; vol. 4, p. 240-241. 115. Moralia 31, xvi, 31 ; vol. 4, p. 270-271. 116. Qui etiam agricola esse describitur quia amatores huius saeculi tant magis exteriora incolunt, quanto interiora sua inculta derelinquunt ; Moralia 5, xi, 20 ; vol. 1, p. 402-403. 117. Londres, British Library, Cotton MS. Julius a.vi, f. 6v. 118. Pour quelques exemples, voir P. Mane, La vie dans les campagnes, cit. n. 35, p. 108-116. 119. Voir supra, n. 36. 120. Grégoire développe cette idée en commentant le verset de Job 13, 28, « je suis destiné à pourrir comme un vêtement que dévore la teigne » (qui quasi putredo consumendus sum et quasi vestimentum quod comeditur a tinea) ; Moralia 11, xlviii, 64, vol. 2, p. 242-243. À l’inverse, selon Grégoire, un vêtement propre et repassé est à la fois la figure de l’Église et des âmes des bons fidèles qui la composent : Moralia 20, xxix, 58 ; vol. 3, p. 146-147.

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la partie inférieure de la lettre, un autre homme garde devant lui un récipient contenant deux grappes déjà coupées. De sa main gauche, il saisit et plie un long pédoncule jusqu’à pousser, de la droite, le raisin qui pend à son extrémité dans le récipient : sans prêter attention à son geste, il regarde vers son compagnon, comme s’il s’attendait à recevoir des grappes coupées121. Plusieurs attributs caractérisent négativement ces deux hommes. Leurs tenues échancrées et leurs chaussures à pointe ne sont pas adaptées pour des travailleurs, pas plus que leurs postures et leurs actes. Ainsi, le personnage de la partie supérieure de l’image tient dans la main gauche le couteau avec la lame tournée vers l’extérieur, dans un geste qui semble maladroit. Le sens de l’action de l’autre homme n’est pas facile à déchiffrer. Dépourvu de couteau, il tire la grappe vers le récipient : le fait qu’il ne prête pas attention à son propre geste (veut-il le dissimuler aux yeux de son compagnon ?) est aussi ambigu. Enfin, les postures déséquilibrées et les corps imbriqués à la lettre plaident définitivement en faveur d’une lecture négative de ces deux personnages. Leurs mouvements sont difficiles : si le personnage supérieur a le torse pris entre les deux bandes qui composent la structure de la lettre « E » et doit allonger les bras au-delà pour couper la grappe de raisin, l’homme en bas de l’image a les jambes complètement enchevêtrées dans la lettre. Diane Reilly a proposé de mettre en relation cette miniature avec les mentions de la vigne qui se trouvent au recto du folio qui précède l’image (f. 31r), dans un passage où Grégoire commente un verset du Cantique des Cantiques (Ct 7, 12)122. Si ce passage a pu, peut-être, suggérer un tel sujet à l’enlumineur, il ne suffit en revanche pas à éclairer tous les ressorts d’une image aussi complexe. Conrad Rudolph avait déjà proposé que cette miniature puisse renvoyer aux persécuteurs du Christ que Grégoire évoque dans le livre 13 des Moralia : pardonnés par le Christ qui prie pour leur salut, ils en boivent le sang et proclament qu’il est le Fils de Dieu123. Selon cette hypothèse, les deux personnages, connotés négativement, figureraient donc ces persécuteurs du Christ qui recueillent son sang124. Au vu de la traditionnelle association entre la vigne et l’Eucharistie, la proposition de Conrad Rudolph pourrait constituer une des lectures possibles de la miniature125. 121. Cette image a été copiée avec des minimes variantes au f. 75v du ms. 141, contenant le De Trinitate de saint Augustin (fig. 10, p. 513). Sur ce manuscrit, voir Y. Załuska, L’enluminure, cit. n. 6, cat. 19, p. 225-226. 122. Mane surgamus ad vineas, videamus si floruit vinea, si flores fructus parturiunt (« Levons-nous de bonne heure pour aller aux vignes, voyons si la vigne est en fleur, si les fleurs produisent des fruits ») ; commenté dans Moralia 12, liii, 66-61 ; vol. 2, p. 304-305. D. reilly, The Cistercien Reform, cit. n. 19, p. 162-164. 123. Moralia 13, xxii, 25 ; vol. 2, p. 330-331 : Unde factum est ut Redemptoris nostri sanguinem quem persecutores saevientes fuderant, postmodum credentes biberent eumque esse Dei Filium praedicarent ; C. ruDolPh, Violence, cit. n. 16, p. 77-78. 124. Le reste de l’interprétation de Conrad Rudolph (ibid., p. 77) nous semble moins convaincant : en s’attardant sur la symbolique des couleurs, il argue que le bleu dans la partie supérieure de la lettre serait associé à l’ignorance spirituelle (!), alors que le vert de la partie inférieure serait lié à la régénération. 125. Même en dehors des calendriers, les images de vigne et de vendange, attestées dès l’époque paléochrétienne, sont très répandues dans l’iconographie chrétienne : ayant dans l’Antiquité tardive une connotation funéraire, la vigne fait aussi traditionnellement allusion à l’Église, mais aussi au

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À son appui, nous pourrions encore ajouter la présence assez encombrante du récipient pour les grappes dans la partie inférieure de l’image. Dépourvu d’anse, de forme arrondie et à la surface lisse, ce récipient ne ressemble pas aux corbeilles d’osier, souvent dotées d’anses ou de manches, qui apparaissent généralement dans les images de vendange126. Ainsi, dans l’initiale de Cîteaux, cet objet pourrait peut-être évoquer la partie supérieure d’un calice : l’image jouerait ici sur l’ambiguïté de cet objet, destiné à recevoir le vin/sang du Christ. Pour découvrir un autre sens de l’image, il faudra observer que la vigne se développe à partir de la lettre « E » même : ces laïcs vendangent (ou essaient de vendanger) donc l’écriture/Écriture. Les personnages restent toutefois prisonniers de l’initiale, comme s’ils n’arrivaient pas à « pénétrer » dans la vigne. Nous avons déjà observé que, pour Grégoire, « pénétrer » l’Écriture signifie la comprendre par l’exégèse : imbriqués dans la lettre « E », et encore à moitié dehors, les deux personnages échouent visiblement dans cet effort de compréhension exégétique127. Le livre 32 ne contient pas de rapprochement entre les mauvais vendangeurs et les mauvais exégètes. Celui-ci se trouve en revanche dans le passage déjà cité du livre 16, qu’il convient de reporter en entier : « Ils moissonnent le champ qui n’est pas le leur et vendangent la vigne de celui qu’ils ont oppressé » (Jb 24, 6). On peut interpréter le mot “champ” comme l’étendue de la sainte Écriture, que les hérétiques moissonnent sans la posséder, car ils prennent les phrases à contre-sens. La sainte Écriture peut aussi s’appeler vigne, parce qu’elle nous donne les grappes des vertus à travers les enseignements de la Vérité. Or, ils [les hérétiques] font d’une certaine manière violence au seigneur de la vigne, c’est-à-dire au créateur de la Sainte Écriture, parce qu’ils essaient de plier violemment (inflectere violenter conantur) le sens de celui qui dit : « Par tes péchés tu m’as réduit en esclavage, par tes iniquités tu m’as éreinté » (Is 43, 24). Et ils vendangent cette vigne, parce qu’ils en accumulent les grappes de ses enseignements dans le sens de leur interprétation128.

Si plusieurs éléments de ce passage renvoient directement à la miniature, l’action de plier violemment (inflectere violenter) les sens de la sainte Écriture trouve tout particulièrement un écho dans le geste du vendangeur dans la partie inférieure sang du Christ et par là à l’Eucharistie ; A. ThoMas, « Weinbau, Weinernte », dans LCI, cit. n. 93, vol. 4, col. 484-486. 126. Voir, pour quelques exemples variés, P. Mane, La vie dans les campagnes, cit. n. 35, p. 138-147. 127. Conrad Rudolph n’accorde pas d’importance au fait que les personnages soient prisonniers de la lettre, considérant qu’il n’a aucune signification particulière : C. ruDolPh, Violence, cit. n. 16, p. 49-50. Pour le sens du mot penetror dans les Moralia, voir supra, p. 481-482. 128. Agrum non suum demetunt et vineam eius quem vi oppresserint vindemiant (Job 24, 6). Potest agri nomine scripturae sacrae latitudo signari, quam haeretici non suam demetunt, quia ex ea sententias longe a suis sensibus diversas tollunt. Quae vinea quoque appellatione exprimitur quia per veritatis sententias botros virtutum profert. Cuius vineae dominum, id est scripturae sacrae conditorem, quasi vi opprimunt, quia eius sensus in verba sacri eloquii inflectere violenter conantur, qui dicit : « Servire me fecisti in peccatis tuis, praebuisti mihi laborem in iniquitatibus tuis » (Is 43, 24). Et eandem vineam vindemiant quia ex ea sententiarum botros pro sua intelligentiae intentione coacervant ; Moralia 16, xlix, 62 ; vol. 2, p. 554-555.

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de l’image : courbant le rinceau de la vigne pour en attraper le raisin, il peut de fait être assimilé à un « hérétique » qui fléchit la lettre/Lettre et en distord le sens selon sa propre interprétation. L’idée de la lettre/Lettre pliée et distordue semble avoir inspiré également la miniature introduisant une des épîtres que saint Jérôme adresse à Macaire, dans le manuscrit des Lettres et sermons de saint Jérôme (ms. 135, f. 114v ; fig. 9, p. 513). Réalisée par le même enlumineur, l’initiale figure un personnage affairé autour d’une plante en pot, dont le col est visible dans la partie inférieure de l’image. La plante présente des grappes peu fournies et de petites feuilles dentelées : quand bien même il s’agirait de la reproduction fidèle d’un arbuste existant, il est difficile de l’identifier à une espèce connue. Dans la partie inférieure de l’image, l’homme, écrasé par le profil de la lettre et totalement emmêlé dans les branchages, replie un rinceau en le faisant passer à côté de la tige principale. Ce geste rappelle vaguement l’opération du liage de la vigne, qui consiste à courber vers le sol les sarments que l’on veut rendre plus féconds, en les attachant à un tuteur129 : néanmoins, dans l’image, aucun tuteur n’est visible et il est difficile de donner un sens au geste de l’homme. Dans la partie supérieure de la lettre, la plante se développe en formant plusieurs rinceaux autour d’une pergola. Dans son épître, Jérôme commente la traduction d’Origène par Rufin et annonce vouloir entreprendre à son tour une traduction de l’auteur grec. Il souligne toutefois que les œuvres d’Origène souffrent de contradictions internes et présentent plusieurs passages problématiques, en contradiction avec la foi chrétienne. Jérôme affirme alors vouloir se conformer à la « règle » des traducteurs précédents (regula praedecessorum), comme Rufin lui-même, qui ont eliminé des propositions choquantes (aliquanta offendicula). Jérôme affirme donc vouloir suivre rigoureusement cette « règle » (disciplinae regulis) et, en soupçonnant que les passages problématiques ont été ajoutés par des hérétiques ou des malveillants, il se propose de les éliminer et de reproduire les phrases en les « ajustant à cette règle de foi » (eam regulam protulimus)130. Si, dans cette lettre, le terme regula est utilisé plusieurs fois au sens figuré, signifiant « principe » ou « règle », son sens propre en latin est celui de « règle servant à mettre droit » ou « bâton droit ». Ainsi, l’image pourrait faire écho à l’idée de Jérôme. Dans la partie inférieure, l’homme dominé par le profil de la lettre S et empêtré dans les branchage pourrait bien être l’un de « ces hérétiques et malveillants » cités par Jérôme, qui plie, distord et corrompt l’« écriture » d’Origène. Dans la partie haute de l’image, les étroites poutres de la pergola entendent fournir un support droit au feuillage, pour le « régulariser » : il s’agit, peut-être, de la mise en image de ce que Jérôme se propose de faire dans sa traduction « en règle » du texte d’Origène. 129. Pour la description et des images de cette pratique, voir P. Mane, Le travail, cit. n. 26, p. 210-211. 130. Jérôme, Praefatio Rufini librorum Peri archôn (80) ; éd. dans Saint Jérôme. Lettres, cit. n. 54, vol. 4, 1954, p. 107-111.

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III. 4. « Dévoiler » l’écriture/Écriture Nous avons déjà vu que le personnage assis au premier plan de l’initiale du livre 27 (fig. 8, p. 512) permet de dégager une lecture morale du travail de la laine. L’étude des deux personnages à l’arrière-plan permet de développer une autre interprétation de cette initiale, de type allégorique. Les corps des personnages, habillés de simples tuniques et portant de longues chevelures, forment la panse de l’initiale Q : les deux sont affairés à tendre un tissu de couleur verte, qu’ils tiennent fermement avec les mains, tout en le serrant entre les coudes et la taille. Le tissu cache presque totalement le fond de l’initiale, dont on entrevoit en haut et entre les jambes du personnage de gauche la couleur bleue. Ces personnages étant généralement identifiés à des drapiers, souvent sans précisions supplémentaires131, la scène a fait l’objet de lectures et d’interprétations diverses par C. Treat Davidson, Conrad Rudolph et, plus récemment, par Aden Kumler. C. Treat Davidson a notamment comparé cette image avec celle qui introduit le même livre dans un manuscrit des Moralia du monastère bénédictin de Préaux (f. 119v), où un personnage tient un tissu dans la main : selon elle, l’image du manuscrit normand illustrerait le verset du livre de Samuel (I S 24, 12) dans lequel David s’enfuit avec un lambeau du manteau de Saül et l’exhibe pour lui démontrer qu’il aurait pu le tuer, mais qu’il ne l’a pas fait132. Selon la chercheuse, les enlumineurs des Moralia de Cîteaux et de Préaux s’inspireraient d’une source commune, dont l’exemplaire normand serait plus proche – ce que la présence des tissus dans les deux initiales confirmerait133. Nous verrons néanmoins que l’image de Cîteaux ne semble pas avoir de relations avec le verset du livre de Samuel. Après avoir contesté l’identification avec des drapiers et avoir défini l’initiale comme « perhaps the least clear of all the initials of the Cîteaux Moralia », Conrad Rudolph relie l’image à un passage du livre 27 (commentaire du verset Job 36, 29-30), où il est dit que Dieu étend les nuages comme ses tentes en recouvrant les cardines maris134. En se fondant sur ce rapprochement, Conrad Rudolph propose de voir dans le tissu saisi par les deux personnages une tente ; selon l’historien américain, l’enlumineur aurait donné une emphase particulière à ce passage, car il s’agit du seul endroit où Grégoire le Grand fait ouvertement allusion à la conversion des Angles, ce qui a pu fortement intéresser l’enlumineur anglais135. Nous verrons que le verset de Job évoqué par Conrad Rudolph semble

131. Voir, par exemple, J.-B. auBerGer, L’unanimité cistercienne primitive : mythe ou réalité ?, Achel, 1986, p. 194 ; C. oursel, Miniatures cisterciennes (1109-1134), Mâcon, 1960, p. 28 ; Y. Załuska, L’enluminure, cit. n. 6, p. 203 ; F. Mazel, Féodalités. 888-1088, Paris, 2010, p. 399. 132. Le verset est simplement évoqué dans les Moralia 27, x, 17 ; vol. 3, p. 553. 133. C. TreaT DaviDson, « Sources », cit. n. 11, p. 53-54. 134. C’est le passage cité infra, p. 495-496 et n. 164. 135. C. ruDolPh, Violence, cit. n. 16, p. 75-77 : p. 75. L’historien comparait le tissu avec une image de tente dans le psautier d’Utrecht.

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en effet être l’une des sources d’inspiration principales de l’enlumineur136, mais également que les personnages ne sont pas en train de monter une tente. Selon Aden Kumler, enfin, qui utilise l’image dans un article spécialement consacré aux « marchands d’art », les deux hommes seraient deux drapiers en train d’inspecter avec précaution le tissu. Ce dernier matérialiserait « les grandes sentences des arrogants » évoquées dans l’incipit même du livre 27, que Grégoire invite à traiter avec prudence, car il faut « en cueillir la science », en faisant bien attention à ne pas imiter leur superbe, afin de « ne pas confondre leurs paroles avec les vices de leurs coutumes »137. La principale difficulté de ces hypothèses réside à notre avis dans la lecture qu’elles donnent des gestes des deux personnages : il nous semble en effet qu’ils ne sont pas en train de monter une tente, ni d’inspecter le tissu, mais plutôt d’en mesurer la longueur en « coudées », l’unité de mesure qui correspond à la distance du coude à l’extrémité des doigts, lorsque la main est ouverte. Le personnage de droite, habillé d’une longue tunique (peut-être le maître drapier) porte ainsi en avant son avant-bras et sa main droite ouverte, en faisant coïncider son coude avec le point qu’il a arrêté avec la main gauche ; son compagnon, plus jeune et habillé d’une tunique plus courte (peut-être son assistant), saisit fermement le tissu de ses mains, pour l’ajuster à la longueur de l’avant-bras et, peut-être, pour marquer le point d’où il faudra repartir pour mesurer la coudée suivante – tel pourrait être le sens de la boucle de tissu qu’il forme dans sa main droite. Une fois l’action des personnages identifiée, on saisit pleinement le dynamisme qui anime l’image et on envisage facilement la suite : une fois que l’avant-bras du personnage de droite sera complètement juxtaposé au tissu, les deux drapiers pourront ajouter une autre coudée à leur compte et le tissu correspondant sera ramené à gauche (plus probablement, car c’est le personnage de gauche qui serre entre les doigts la boucle du tissu) ou éventuellement à droite. Une fois tout le tissu mesuré, celui-ci sera complètement ramassé d’un seul côté : le fond de l’initiale sera alors « dévoilé ». En considérant que l’initiale Q est une lettre et qu’elle peut fonctionner, comme dans les autres initiales étudiées, comme métonymie de l’Écriture, on peut conclure que les deux hommes travaillent « à dévoiler la lettre/Lettre ». Cette association peut être ultérieurement renforcée par une réflexion sur le latin : en latin, le mot indiquant le « tissu », ou l’« étoffe », est textum, qui est aussi en même temps l’accusatif du mot textus « texte ». Il en résulte que les drapiers s’affairent sur un textum (« tissu ») posé devant un textus, à savoir sur deux niveaux du « texte »138. 136. Voir infra, p. 495-496. 137. Quisquis de magnis dictis arrogantium sumere scientiam nititur, providere sollerter debet, ne hoc quod eorum scientia altum tumet, imitetur, ne cum virtututm verbis morum vitia colligat, et in eo quod loquendi notitiam assequitur, vivendi se imperitia transfigat ; Moralia 27, i, 1 : vol. 3 ; p. 536-537. A. kuMler, « Periculum and peritia in the late medieval “ars market” », dans Codex Aquilarensis, 35 (2019), p. 157-178 : p. 159. Patricia Stirnemann donne une interprétation décousue de l’image en faisant allusion à des passages variés des Moralia ; P. sTirneMann, Manuscrits, cit. n. 20, p. 39. 138. Grégoire utilise à plusieurs reprises ce mot, par ex. Moralia 3, xxxiv, 66 ; vol. 1, p. 298-299 (sub virtutum praetextu).

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« Devant » (prae) l’initiale, le drap la couvre : le verbe latin pour « couvrir » est praetexere, dont le participe passé est praetextus (c’est le mot à l’origine du français « prétexte »)139. Le labeur acharné et persévérant des drapiers, à terme, vise à ôter « tout prétexte », le sens le plus évident de l’Écriture, pour « découvrir », au sens propre et au sens figuré, un « texte caché sous un autre » : c’est précisément la finalité de l’exégèse, fondée sur la recherche de l’allégorie. Voici donc que le sens de cette image rejoint celui des autres initiales examinées, où les occupations manuelles sont utilisées comme métaphore et figure du travail d’exégèse.

iv. l’anaGoGie : la Fin Du laBeur, à la Fin Des TeMPs Après l’allégorie et la tropologie, l’exégèse médiévale prévoit un dernier niveau de lecture, à savoir l’anagogie, sens lié à l’élévation et à la contemplation du divin140. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le montrer dans une autre étude, plusieurs miniatures dans les manuscrits de la Bible de Cîteaux mobilisent le sens anagogique, en figurant l’élévation des sens vers la Parole divine ou donnant accès à la vision de l’au-delà141. Dans les Moralia, certaines des initiales figurant les occupations manuelles envisagent aussi le sens anagogique, tout particulièrement par le caractère dynamique et « ouvert » des figurations : en jouant sur des gestes suspendus ou en cours d’action, elles laissent ainsi entrevoir une ou plusieurs conséquences futures qui ont trait au jugement après la mort ou à la fin des temps.

IV.1. La coupe de l’arbre et le Jugement individuel après la mort L’arbre coupé est une figure récurrente dans la Bible : le grand arbre vert de l’initiale du livre 21 (fig. 6, p. 511) est ainsi susceptible de se prêter à une multitude d’interprétations, qui peuvent entre autres se décliner selon les différentes issues que l’on imagine pour la scène. L’arbre coupé peut ainsi être associé au verset de Job (24, 20) qui, à propos de l’impie, préconise « qu’on ne se souvienne plus de lui ; qu’il soit brisé comme un arbre infructueux »142. Au début du livre 17, Grégoire rapproche ce verset d’un passage évangélique mettant en scène Jean le Baptiste qui s’adresse aux 139. Un des versets du livre de Job commentés dans ce même livre 27 utilise le verbe praetexere (part. passé : praetextus), « couvrir » : « Ils [c’est-à-dire les nuages] couvrent chaque chose au-dessus » (Jb 36, 28). 140. Dans la préface des Moralia, Grégoire n’envisage que trois sens de l’exégèse (littéral, allégorique et tropologique) et son commentaire se situe le plus souvent sur ces trois niveaux. Certains passages de son commentaire s’ouvrent toutefois sur un sens anagogique, comme nous le verrons. 141. A. Trivellone, « Images et exégèse monastique », cit. n. 15, p. 96-99. 142. Non sit in recordatione, sed conteratur quasi lignum infructuosum ; Job 24, 20. Il est dommage que le premier folio du ms. 173, contenant le début du livre 17 et très probablement occupé par une miniature, comme les débuts des autres livres, n’ait pas été conservé.

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Pharisiens et aux Sadducéens en les avertissant : « Déjà même la cognée est mise à la racine des arbres : tout arbre donc qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu » (Lc 3, 9 ; Mt 3, 10). Ce verset permet à Grégoire le Grand d’affirmer que la destruction de l’arbre indique les supplices éternels réservés aux reprouvés (aeterna reprobis supplicia), ouvrant ainsi son interprétation à une perspective eschatologique143. Qu’arrivera-t-il à l’arbre, une fois que les personnages auront avancé dans leurs tâches ? Nous avons vu que le moine de l’initiale du livre 21 a beaucoup de mal à le couper : sa méthode et sa hache trop petite ne paraissent pas appropriées. Au vu des entailles sur le tronc et en absence de cran directionnel, il n’est pas possible de deviner si l’arbre va tomber et, le cas échéant, dans quelle direction. L’orientation de la chute peut en fait se révéler d’une grande importance car, selon Grégoire, « l’arbre est l’homme juste ou injuste selon la direction vers laquelle il tombe : le jour de sa mort l’homme juste tombe au sud et le pécheur au nord »144. Ainsi, il est impossible de comprendre si l’arbre est la figure de l’homme juste ou mauvais. Sa couleur verte n’aide pas non plus. Tout au long des Moralia, à plusieurs reprises, la couleur verte des arbres est associée à la vie (opposée à la sécheresse de la mort), à la vie éternelle, à l’espoir et à la sainteté. Mais un passage montre particulièrement bien que la couleur verte peut aussi faire l’objet d’une lecture complètement opposée. Dans le livre 8, Grégoire affirme que le vert caractérise la vie des hypocrites. Ceux-ci reçoivent en effet des dons du Seigneur, mais ne produisent aucun fruit : ils sont alors comme le jonc et le papyrus qui sont complètement verts ; tout en recevant de l’eau, ils se développent en hauteur, mais vides, sans produire de fruits. Et Grégoire de conclure qu’ils ne sont pas saints, n’ayant de la sainteté que la couleur verte145. L’arbre vert de l’image, qui n’a pas de fruits apprents, peut ainsi faire l’objet de lectures ambiguës ou contradictoires. Enfin, quand bien même le moine arriverait à faire tomber l’arbre, il n’est pas sûr non plus que la coupe sera fatale pour celui-ci. Un verset de Job l’affirme : « Un arbre a de l’espérance : s’il est coupé, il reverdit encore (rursum virescit), il produit encore des rejetons » (Job 14, 7)146. Si l’on suit la lecture du livre de Job, c’est l’inverse de ce qui arrive à l’homme, qui en mourant perd sa force (Job 14, 10). Cela n’empêche pas Grégoire d’associer explicitement, dans un autre livre, la pousse d’un arbre et la résurrection des corps après la mort147. Toutes ces possibles lectures de l’image se situent sur un plan anagogique en ce qu’elles esquissent le destin de l’homme après sa mort. Dès lors il est normal 143. Moralia 17, ii, 3 ; vol. 2, p. 578-579. Iam securis ad radicem arborum posita est. Omnis ergo arbor quae non facit fructum bonum, excidetur et in ignem mittetur. Sur le motif iconographique de la cognée, notamment en relation avec Jean Baptiste, voir encore V. rouchon, Mouilleron, « La scure », cit. n. 74. 144. Moralia 12, iv, 5 ; vol. 2, p. 256-257, en commentant le verset Qo 11, 3. 145. […] solo sanctitatis colore viridescit ; Moralia 8, xlii, 66 ; vol. 1, p. 679. 146. Lignum habet spem, si praecisum fuerit, rursum virescit, et ramis eius pullulant […]. Dans le livre de Job, l’arbre qui produit des rejetons après la coupe est opposé à l’homme ; versets commentés dans Moralia 12, iv, 5 ; vol. 2, p. 255-256. 147. Moralia 6, xv, 19 ; vol. 1, p. 490-493.

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de ne pouvoir envisager aucune issue certaine pour cette image dynamique : l’avenir se charge de mystère, car il n’est pas donné à l’homme de deviner son sort et de lire dans les plans de Dieu.

IV.2. Travailler jusqu’à dévoiler le Ciel L’invisibilité de Dieu et son « dévoilement » à la fin des temps

La miniature mettant en scène des drapiers (fig. 8, p. 512), dont nous avons montré les ressorts moraux et allégoriques, peut aussi être lue, très clairement, selon un sens anagogique. Dans le livre 27 qu’elle introduit, Grégoire commente l’éloge par Élihu de la puissance de Dieu (Job 36, 22 - 37, 24)148. Selon lui, en prononçant cet éloge, Élihu a quitté les « plaines du sens moral » et « s’est élevé aux sommets de la prophétie »149 : il aperçoit (conspicit) alors la venue du Christ et exalte sa puissance, en prophétisant (prophetando)150. Par ces évocations de l’élévation et de la vision du futur, le commentaire de Grégoire fait ainsi une lecture anagogique du discours d’Élihu. Tout le contenu du livre 27 tourne autour de la question de la visibilité ou de l’invisibilité de Dieu. Le verset où Élihu rappelle à Job qu’il ne connaît pas le Seigneur (« Rappelle-toi que tu ne connais pas l’œuvre de celui que les hommes ont chanté » ; Job 36, 24) permet à Grégoire de consacrer un ample développement à l’invisibilité de Dieu, en convoquant plusieurs citations de la sainte Écriture151. Le verset suivant, affirmant que « tous les hommes le voient, chacun l’aperçoit de loin » (36, 25), le pousse au contraire à affirmer qu’il est possible de voir Dieu à travers la raison : chaque homme peut en effet rationnellement constater qu’il a été créé par Dieu ; par la raison, on aperçoit donc le Créateur de loin, en admirant les œuvres qu’il a créées. Et, à défaut de pouvoir le voir, on peut le connaître par la foi152. Le développement sur la visibilité/invisibilité de Dieu parcourt tout le livre 27 jusqu’aux dernières lignes, lorsque Job affirme que « ceux qui croient être sages ne peuvent contempler la sagesse de Dieu », alors qu’à l’inverse « ceux qui choisissent humblement d’être sots au monde deviennent capables de contempler la sagesse de Dieu avec acuité »153. Ce discours sur la visibilité/invisibilité résonne de manière évidente avec l’initiale du livre 27, largement occupée par le tissu qui empêche d’en voir 148. Ces versets correspondent, dans la Bible de Jérusalem, à l’« hymne à la Sagesse toute-puissante ». 149. Qui multa quidem superius moraliter intulit, sed in verbis sequentibus ad sola se prophetiae arcana sustulit. Ima enim moralitatis deserit, et ad prophetiae summa conscendit. « [Héliu] a exposé plus haut beaucoup de choses sous l’aspect moral, mais dans les paroles suivantes il s’est appuyé uniquement sur les arcanes de la prophétie. Il a donc quitté la plaine du sens moral et s’est élevé aux sommets de la prophétie » ; Moralia 27, i, 1 ; vol. 3, p. 536-537. 150. Moralia 27, i, 2 ; vol. 3, p. 536-537. 151. Moralia 27, iv, 6 ; vol. 3, p. 540-541. 152. Moralia 27, xlv, 74 ; vol. 3, p. 610-611. 153. Moralia 27, xlvi, 79 ; vol. 3, p. 616-617.

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complètement le fond. Le drap cache probablement une vision « céleste », comme le laisse deviner la couleur bleue au deuxième plan : dans d’autres initiales des Moralia, cette couleur, ainsi que la forme circulaire de la lettre, renvoient au Ciel154. Mais pourquoi l’enlumineur décide-t-il de couvrir le ciel par un tissu ? Nous avons vu que ce dernier est mesuré par des drapiers et qu’une fois cette mesure terminée, l’initiale, et donc le ciel, sera « dévoilé ». Il est maintenant possible de démontrer que le tissu est une figure du temps qui passe. Un rapprochement entre le travail textile et le temps se trouve en effet au livre 8 des Moralia, où Grégoire commente le verset de Job (7, 6) : « Mes jours sont passés plus vite qu’une toile n’est coupée par la tisserande »155. Grégoire interprète le tissu qui s’accumule en bas du métier à tisser comme une figure du passé qui devient de plus en plus long, tandis que la longueur des fils en haut se réduit, comme l’avenir156. Dans l’image introduisant le livre 27, toutefois, le drap n’est ni tissé ni coupé, mais mesuré. Un passage dans ce même livre évoque une mesure, en relation avec une dimension temporelle. En commentant un verset de Job sur l’éternité de Dieu (« le nombres de ses années est incalculable » : numerus annorum eius inaestimabilis ; Job 36, 26), Grégoire explique que les hommes ont l’habitude de se figurer l’éternité par une multiplication incalculable d’années157. De plus, nous avons constaté que le drap est mesuré en coudées : cette unité de mesure fait immédiatement penser au célèbre passage biblique de la grandiose vision du Temple par Ézéchiel (Ez 40-48). La vision s’ouvre sur un homme mesurant le Temple avec une canne à mesurer, « de six coudées et d’une coudée plus un palme » (Ez 40, 5). Les chapitres 40-48 du livre d’Ézéchiel consistent en une longue et minutieuse description du Temple dont l’homme mesure toutes les nombreuses composantes en « coudées » ; dans les seuls chapitres 40-43, comptant dans l’ensemble 122 brefs versets, le mot « coudée » (cubitus) revient 91 fois. Il conviendra de remarquer que ces mentions interviennent au sein d’une « vision », d’une prophétie, qui s’accorde bien au caractère de l’image. Grégoire le Grand commente la vision d’Ézéchiel dans le livre 30 et interprète alors les coudées comme des unités de temps : les six coudées de la canne tenue par l’homme sont les six jours de la création ; le palme renvoie au début du septième jour, de contemplation et repos. Et, dans ce contexte également, Grégoire évoque l’impossibilité de contempler l’éternité d’ici-bas : « puisqu’ici-bas on ne rejoint

154. Le ciel et des scènes célestes sont figurés par exemple dans l’initiale du livre 11 (ms. 170, f. 6v), formée d’un moine en prière devant un ange qui tient le Livre de la Vie, où encore dans la lettre Q au début du livre 10 (ms. 169, f. 88v), dont l’axe central est occupé par le Dieu-Juge. 155. Dies mei velocius transierunt quam a extente tela succiditur. 156. Moralia 8, xi, 26 ; vol. 1, p. 632-633. 157. Et Grégoire d’exhorter, en évoquant encore l’impossible vision de Dieu : « Tends tes yeux vers l’éternité, pour voir Dieu, ou pour en voir le début ou la fin ; et tu ne trouveras aucune limite en amont, parce qu’il n’y a pas de début : ni aucune limite en aval, car il n’a pas de fin » ; Moralia 27, vii, 10 ; vol. 3, p. 544-545.

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pas la parfaite contemplation des réalités éternelles, on n’atteint pas la mesure de sept coudées »158. Le tissu étendu devant l’éternité est donc le temps humain : fini et mesuré, il nous aide à concevoir l’infini ; il passe et, une fois écoulé, il donnera accès à l’éternité. L’image se charge ainsi d’attente eschatologique. À cette idée complexe véhiculée par l’image, l’enlumineur ajoute un autre élément : le tissu mesuré par les deux drapiers est en laine, comme le laisse supposer l’homme qui trie et travaille la laine au premier plan. C’est sur cet homme et sur la relation qui existe entre celui-ci et l’arrière-plan de la scène qu’il faut maintenant se pencher pour tenter une lecture plus globale de la miniature. Le tissu en laine, une « couverture » nuageuse

Nous avons déjà vu que le personnage au premier plan a affaire à une masse de laine sale ou non démêlée. Or, en latin, le mot lana a plusieurs acceptions : si, au sens propre, il signifie « laine » ou « travail de la laine », métonymiquement il peut signifier « moutons » et, au sens figuré, de manière très intéressante pour nous, « nuages »159. Cet usage du mot lana en tant que figure du nuage n’est pas directement attesté dans les Moralia160, mais il était peut-être connu par l’enlumineur : en effet, à bien regarder l’image, l’objet que le personnage assis par terre tient dans les mains pourrait être, en même temps qu’une toison de laine, un nuage foncé, annonciateur de pluie. La disproportion entre le nuage et l’homme qui le regarde ne nous semble pas constituer un obstacle à cette lecture, du moment où toute l’image est fondée sur des disproportions évidentes entre les tailles des personnages au deuxième et au premier plan. Le fait de reconnaître derrière un même objet figuré plusieurs objets différents ne nous paraît pas gênant non plus, en ce que l’enlumineur pourrait volontairement jouer sur l’ambiguïté de la figuration afin d’en faire une image polysémique – tout comme un exégète travaille et cultive la polysémie des mots. Une confirmation de l’identification de cet objet avec un nuage vient d’ailleurs de la partie finale du discours d’Élihu, commenté dans ce même livre 27. Après avoir rappelé, encore une fois, qu’il n’est pas possible pour l’esprit humain de saisir Dieu, car celui-ci dépasse notre science et le nombre de ses ans est incal158. Quia enim aeternorum contemplatio hic minime perficitur, mensura septimi cubiti non expletur ; Moralia 30, xvi, 53 ; vol. 4, p. 206-207. Les hommes qui mesurent le tissu pouvaient par exemple appeler à l’esprit la référence biblique de l’ange mesurant la Jérusalem céleste dans l’Apocalypse (Ap 21, 15 : Et qui loquebatur mecum, habebat mensuram arundineam auream, ut metiretur civitatem, et portas ejus, et murum) – au passage, encore une référence qui s’inscrit dans l’anagogie. 159. L’usage est attesté dans l’Antiquité, notamment chez Virgile et Pline, selon les dictionnaires d’Egidio Forcellini, de Charlston Lewis et Charles Short, et de Félix Gaffiot. De fait, l’association d’idée entre la laine et les nuages est encore présente dans plusieurs langues : en français, elle est implicite dans l’expression « ciel moutonné ». 160. Dans les Moralia, Grégoire parle deux fois de la laine : dans le livre 8 (Moralia 8, li, 87 ; vol. 1, p. 702703), chargée d’une valeur positive, elle signifie la « simplicité » ; dans le livre 22 (Moralia 22, xviii, 44 ; vol. 3, p. 258-259), il souligne son origine corruptible, puisqu’issue de la chair.

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culable (36, 26), Élihu prononce deux phrases qui semblent jeter un important éclairage sur la miniature : C’est Lui qui réduit les étoiles161 de la pluie et déverse des pluies torrentielles qui pleuvent162 depuis les nuages qui couvrent toute chose au-dessus. S’Il veut étendre les nuages comme sa tente et foudroyer de sa lumière au-dessus d’elle, Il couvrira aussi les limites de la mer (cardines maris) (Jb 36, 27-30)163.

Comme la tente étendue évoquée par le verset, le tissu de la miniature « couvre » le ciel ; comme la tente, il est une figure des nuages. Selon Grégoire, les nuages sont le lieu où Dieu se cache : c’est ce que sous-entendent les versets suivants (de 36, 31 à 37, 10), selon lesquels Dieu nourrit les hommes par les pluies et se manifeste à eux à travers l’orage qu’il déchaîne dans les nuages164. L’idée de la présence de Dieu dans les nuages ou derrière les nuages est récurrente dans les Moralia : dans le livre 30, Grégoire évoque encore le « Seigneur qui lève sa voix dans les nuages »165 et affirme que « dans les nuages est caché le visage du Seigneur qui fait entendre à travers eux sa voix »166. Nous avons vu que l’image suggère qu’à la fin des temps, le drap sera ramassé d’un côté et le ciel se découvrira. C’est exactement ce que feront les nuages selon Élihu, lorsque, poussés par le vent, ils laisseront voir Dieu, dans toute sa splendeur : Soudainement l’air se condense en formant des nuages. Le vent souffle et les balaie et depuis le nord arrive la clarté : et la louange par Dieu est pleine d’épouvante. Nous ne pouvons pas le trouver de manière adéquate : [il sera] tellement grand dans la force, dans le jugement et dans la justice, qu’il ne peut pas être décrit. Les hommes le craindront et tous ceux qui se considèrent comme des savants n’oseront pas le contempler (Jb 37, 21-23)167.

161. La vulgate utilisée par Grégoire présente le mot stellas « étoiles », mais les traductions modernes rétablissent le mot originaire stillas, à savoir « gouttes ». 162. Grégoire commente le mot pluum, au lieu de fluum, mot rétabli par les éditions modernes de la Vulgate. 163. Ecce Deus magnus vincens scientiam nostram : numerus annorum eius inaestimabilis. Qui aufert stellas pluviae, et effundit imbres ad instar gurgitum, qui de nubibus pluunt quae praetexunt cuncta desuper. Si voluerit extendere nubes quasi tentorium suum et fulgurare lumine suo desuper, cardines quoque maris operiet. 164. Pour Grégoire, le tentorium est aussi l’image des prédicateurs de Dieu : dans leurs cœurs, celui-ci se cacherait à la vue des hommes tout comme il se cache dans les nuages. Unde et recte nunc nubes istae eius tentorium dicuntur, quia ad nos Deus per gratiam veniens, intra praedicatorum suorum mentes operitur, « les nuages sont maintenant aussi appelés correctement “sa tente”, parce qu’en venant vers nous il [le Seigneur] se cache dans les âmes de ses prédicateurs », Moralia 27, xi, 19 ; vol. 3, p. 554-555. 165. Moralia 30, i, 2 ; vol. 3, p. 154-155. 166. Moralia 30, i, 4 ; vol. 4, p. 156-157. 167. subito aer cogetur in nubes, et ventus transiens fugabit eas. Ab Aquilone aurum venit, et a Deo [mais ad Deum selon les éditions modernes] formidolosa laudatio. Digne eum invenire non possumus : magnus fortitudine et judicio et justitia : et enarrari non potest. Ideo timebunt eum viri, et non audebunt contemplari omnes qui sibi videntur esse sapientes.

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Voilà donc ce qui attend l’homme lorsque les drapiers auront fini leur labor, à la fin des temps : le drap en laine se ramassera comme les nuages et le Ciel sera soudainement dévoilé, pour laisser la place à la glorieuse apparition de Dieu. Scruter les nuages, à la recherche de Dieu

Cette lecture nous pousse à revenir encore une fois sur le personnage assis par terre, avec une toison de laine/nuage entre les mains : nous avons déjà constaté qu’il peut être interprété, dans un sens moral, comme une figure de Job assis sur un tas de fumier168. Or, dans le livre 27, Grégoire commente un verset du livre de Job dans lequel Élihu s’adresse au vieillard en l’invitant à rester debout : Écoute cela, Job, reste debout et considère les merveilles de Dieu (37, 14)169.

Alors qu’au livre 3 Grégoire avait jugé positivement la position assise, qu’il avait alors considérée comme synonyme d’humilité, dans le livre 27 il propose une interprétation complètement opposée − le procédé n’est nullement étrange dans le cadre de l’exégèse médiévale − et affirme qu’« être debout signifie agir avec rectitude »170. Selon Grégoire, c’est alors Élihu même, empli d’esprit prophétique, qui est assis par terre, retenu par ses passions terrestres. La description que Grégoire fait de ce personnage doit retenir notre attention : Élihu avait dit beaucoup de choses sur la venue du Rédempteur et prévoyait ce qui serait arrivé à la fin des temps (in novissimis temporibus) ; toutefois, il ne voulut pas s’élever avec la vie vers Celui qu’il avait prévu et prédit. Par terre, il avait les yeux ouverts, lorsque la prophétie autour des réalités célestes élevait son esprit, alors que l’avidité le tenait encore à terre. Par terre, il avait les yeux ouverts, puisqu’il pouvait voir, autour des choses supérieures, ce qu’il n’aima pas en restant prostré par terre171.

Le personnage de la miniature, assis les yeux ouverts, correspond bien au passage de Grégoire et peut bien renvoyer à Élihu. Comme ce dernier, il est assis ; en regardant le nuage, il peut comme Élihu, voir des réalités célestes (ad coelestia), des choses supérieures (de superioribus). Il ressemble ainsi aux chrétiens : En tant qu’êtres charnels, quand nous nous efforçons d’atteindre les réalités supérieures c’est comme si nous levions les yeux vers le ciel […]. Mais puisque notre intellect ne parvient pas à arriver aux choses de Dieu s’il n’est pas initié

168. Voir supra, p. 478. 169. Ausculta haec, Iob ; sta et considera miracula Dei. 170. « Certains considèrent les merveilles de Dieu en étant assis par terre, puisqu’ils admirent la puissance de l’œuvre divine, sans la suivre. Être debout signifie agir avec rectitude ». Pour d’autres interprétations contradictoires sur la position assise ou debout, voir supra, p. 477-478. 171. Multa namque de adventu Redemptoris dixerat, et quae in novissimis temporibus erant ventura praevidebat, sed tamen ei vivendo assurgere noluit, quem praevidendo praedicavit. Jacens ergo apertos oculos habuit, cum ejus mentem et prophetia ad coelestia tenderet, et avaritia in terra retineret. Jacens apertos oculos habuit, quia eum videre de superioribus potuit, quem prostratus in infimis non amavit ; Moralia 27, xxxv, 59 ; vol. 3, p. 596-597.

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auparavant par les exemples des saints qui nous ont précédés, notre œil se lève déjà vers le ciel, mais voit les nuages172.

Le personnage assis par terre pourrait renvoyer à Élihu, figure de tous ces hommes qui scrutent le ciel et cherchent à voir Dieu à travers les nuages. En ce sens, ce personnage reflète, comme dans un miroir, l’observateur de la miniature qui essaie de voir le fond de l’image, alors que sa vue se heurte à une « couverture nuageuse », un « ciel couvert », « voilé ». L’homme assis de la miniature, tout comme le lecteur des Moralia, ne verront Dieu qu’une fois que la vision céleste sera « dévoilée », à la fin des labeurs des hommes.

IV.3. Après les labeurs, l’accomplissement de l’écriture/Écriture Dynamiques, certaines images du labor manuum préfigurent la fin du mouvement qu’elles amorcent et, ce faisant, annoncent leur prochaine disparition. Nous l’avons vu, Dan Connolly s’interrogeait déjà à propos de l’initiale au début du livre 15 des Moralia : que deviendra la lettre Q lorsque les deux moines auront enfin débité la bûche (fig. 4, p. 510) ? La lettre est en effet formée par les silhouettes des deux hommes courbés à leur tâche : une fois que leur labeur prendra fin, ils se redresseront et la lettre se dissoudra173. La même observation peut être faite à propos d’autres miniatures figurant les occupations manuelles : à la fin du labeur, les initiales Q formées par le moine moissonneur (fig. 5, p. 510) et par les drapiers (fig. 8, p. 512) disparaîtront, ainsi que la lettre S constituée par le personnage saisissant le fléau à blé, une fois que ce dernier aura frappé son coup (fig. 7, p. 511) ; de même, la lettre I formée par l’arbre au début du livre tombera, peut-être, coupé par le moine (fig. 6, p. 511). Cette tension vers leur propre désintégration n’est pas spécifique aux initiales du labor manuum : on la retrouve aussi parfois dans des miniatures des Moralia mettant en scène un autre labor, celui de la lutte morale contre les tentations et les péchés, figuré par les combats entre des hommes et des dragons. La lettre R dans le frontispice du premier volume en est un exemple (ms. 168, f. 2r ; fig. 18, p. 517). Construite sur un jeu d’équilibre précaire, la hampe verticale est formée par deux personnages superposés faisant face à un couple de dragons entrelacés qui constituent la panse de la lettre R et son fût diagonal : l’un des dragons, auquel l’autre est accroché, prend appui sur le genou du chevalier en face de lui, mais vient d’être transpercé par le personnage inférieur. L’effondrement imminent de la

172. Quia ergo carnales homines sumus, cum superna appetere nitimur, quasi in caelum oculos levamus […] : sed quia transire intellectus noster ad divina non sinitur, nisi prius per sanctorum praecedentium exempla formetur, quasi iam in caelum noster oculus suspicit, sed nubes videt ; Moralia 27, x, 16 ; vol. 3, p. 548-549. Encore quelques paragraphes plus tôt Grégoire avait déjà constaté que le nuage de notre faiblesse nous séparait de la puissance de Dieu : ab eius fortitudine, nubilo infirmitatis nostrae separamus ; Moralia 27, v, 8 ; vol. 3, p. 542-543. 173. D. connolly, « Signification », cit. n. 14, p. 35. Voir aussi supra, p. 460.

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lettre est prévisible, puisque le dragon va vraisemblablement tomber en entraînant l’autre dans sa chute174. Chacune de ces initiales suggère qu’une fois que le labor des hommes aura pris fin, les lettres disparaîtront, laissant la place à du parchemin ou, dans d’autres cas, au ciel bleu. Cette issue est tout à fait cohérente avec le sujet qu’elles figurent. Le labor est en effet le propre de l’homme depuis la Chute, mais, à la fin de temps, il n’aura plus raison d’être : l’écriture/Écriture s’accomplira et le temps de la Parole (de la Lettre) laissera la place à la pure contemplation de l’éternité de Dieu.

un Bilan Les voies de l’exégèse : des Moralia de Grégoire le Grand aux images de Cîteaux L’analyse des miniatures figurant des occupations manuelles dans les manuscrits de Cîteaux nous a permis de comprendre les procédés qui ont présidé à leur élaboration. Qu’il s’agisse des miniatures des Moralia ou de celle dans les Lettres et sermons de Jérôme, les images n’illustrent littéralement aucun passage du texte qu’elles accompagnent. L’enlumineur rend une idée générale présente dans le texte (par exemple le risque des reproches trop forts ou la nécessité d’aller au-delà du sens littéral de l’Écriture) en utilisant des éléments issus de sa culture visuelle (par exemple les images des mois), de la Bible (comme le passage du Deutéronome où deux hommes vont couper le bois, ou la mesure du Temple dans la vision d’Ézéchiel) et des Moralia mêmes, parfois dans d’autres livres que celui que l’image introduit. Les lettres initiales sont considérées comme partie intégrante des images : en entrant en interaction avec les personnages (comme lorsque ces derniers s’imbriquent dans leur structure) elles fonctionnent comme métonymies de l’Écriture. Grâce à ces sources d’inspiration diverses et aux rapports particuliers qu’il construit entre personnages et lettres, l’enlumineur donne vie à des images extrêmement riches, dont les sens s’échelonnent sur tous les niveaux de l’exégèse. Tout comme dans les procédés de l’exégèse, l’enchaînement des références ne suit pas des règles fixes, mais se fait selon des associations libres. Le résultat n’est pas non plus univoque : les miniatures les plus complexes (par exemple les initiales des livres 21 et 27) mènent à des lectures stratifiées sur les trois niveaux allégoriques de l’exégèse (tropologie, allégorie et anagogie) et contiennent des éléments polysémiques qui peuvent être appréhendés de manière opposée (l’arbre vert coupé comme figure du péché/des élus et des damnés, la laine/bouse/nuage, l’homme assis comme figure de l’humble Job et du superbe Élihu, etc.) conduisant à ces contradictions que tout exégète médiéval recherche et « cultive » comme 174. Sur ce frontispice, voir encore l’étude de R. PaTin, « Les images », cit. n. 17. D’autres exemples de combats entre hommes et dragons qui forment entièrement les lettres et sont susceptibles de disparaître une fois le combat achevé se trouvent dans le ms. 173, f. 29 et 156.

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autant de précieuses opportunités d’atteindre le sens le plus profond de l’Écriture (schémas 1, p. 507 et schéma 2, p. 508). Ces miniatures défient les méthodes courantes de la recherche iconographique moderne. Soucieux de « comprendre », de « définir » et de « délimiter » le sens de ces images, les chercheurs en ont, à notre avis, sous-estimé la portée. Ces miniatures sont par définition insaisissables et ne se laissent pas enfermer dans un sens, mais dégagent des sens multiples et parfois contradictoires : ces derniers ne peuvent être aperçus que si l’on essaie de pénétrer la culture monastique médiévale, qui fonctionne selon des modalités par certains aspects opposées à la pensée moderne175. L’opération est bien évidemment délicate, d’autant que, étroitement liés à la culture de leur époque, de nombreux renvois peuvent échapper à l’iconographe moderne, au point que beaucoup d’éléments sont probablement destinés à rester dans le flou. Dans le cas particulier des images liées à la vie agricole, l’impossibilité de reconnaître certaines plantes (et donc leur usage) et la méconnaissance des techniques du xiie siècle peuvent facilement induire en erreur dans l’interprétation des objets et des gestes. Une autre question est destinée à rester sans une réponse définitive : certaines de ces miniatures ont-elles été conçues pour faire rire les moines ? La question se pose surtout pour les images qui figurent des tâches manifestement mal accomplies. Dans quelle mesure les moines médiévaux pouvaient trouver drôles les mauvais vendangeurs coincés dans la lettre (fig. 3, p. 509) ou la maladresse du personnage s’efforçant de plier les tiges d’une plante sauvage dans laquelle il reste enchevêtré (fig. 9, p. 513) ? À plus forte raison, on pourra se le demander pour les initiales figurant les moines essayant d’abattre un arbre ou de débiter une bûche de bois encore vivant : ces images mettant en scène non pas des laïcs, mais des religieux dans des situations cocasses pouvaient être perçues de manière encore plus puissante par les frères de Cîteaux. Pouvaient-elles susciter leur rire ? Ursula Nilgen a jadis supposé que ces miniatures étaient essentiellement humoristiques : ne saisissant aucun sens derrière ces images, la chercheuse n’en percevait que le caractère incongru et concluait que le rire pouvait être suscité par une gestualité maladroite et des situations inattendues176. Ainsi formulée, l’hypothèse est bien peu probable : non seulement ce type de rire primaire était condamné par la règle bénédictine, par la réglementation cistercienne même et par d’autres écrits monastiques177, mais ces images regorgent de sens et expri175. L’irréductible opposition entre la manière de penser médiévale et celle moderne est soulignée par les travaux de l’anthropologie historique ; voir A. Guerreau, L’avenir, cit. n. 33 ; J. BascheT, La civilisation féodale, cit. n. 25. Contre une tendance récente à vouloir rapprocher les deux périodes en minimisant leurs différences, voir aussi A. Fossier, « Le Moyen Âge doit-il nous ressembler ? », La Vie des idées, 19 décembre 2019 (en ligne : http ://www.laviedesidees.fr/Le-Moyen-Age-doit-il-nousressembler.html). 176. U. nilGen, « Historischer Schriftsinn », cit. n. 37. 177. On rappellera notamment les articles 4.53 et 4.54 de la Règle bénédictine : « Ne pas dire des paroles vides ou seulement pour faire rire » et « Ne pas aimer rire beaucoup ou trop fort ». À Cîteaux, les statuts prônent aussi à plusieurs reprises un « sérieux » (gravitas), parfois qualifié de « vertueux » (honestis gravitas), par exemple dans le statut 22, qui défend d’approcher des lieux sacrés les cerfs,

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ment des valeurs fondamentales du monachisme178. Elles prennent tout leur sens de l’endroit où elles sont placées, à savoir dans des manuscrits dans lesquels les moines vont puiser des enseignements fondamentaux pour leur expérience de vie. Il est alors possible que ces images aient pu déclencher un rire plus subtil. En riant de ces personnages maladroits dans les activités manuelles comme dans l’éradication de leurs péchés et, qui plus est, incapables d’interpréter correctement les textes sacrés, les frères de Cîteaux prenaient leurs distances vis-à-vis de ces comportements répréhensibles : l’humour de ces images recouvrait ainsi, peut-être, une fonction moralisatrice179.

Les Moralia, les miniatures et les moines-lecteurs : l’exégèse à l’infini Dans notre étude, nous avons recherché des sources scripturaires et iconographiques qui peuvent avoir orienté les choix de l’enlumineur, en mettant en évidence les passages des Moralia qui semblent l’avoir le plus inspiré. Cette reconstruction risque toutefois d’être très imparfaite : l’enlumineur, incontestablement un très grand connaisseur de la culture patristique, puisait probablement aussi à d’autres auteurs, que ce soient Jérôme, qui jouissait d’une considération particulière à Cîteaux180, ou les Pères du Désert. De même, dans le souci de déterminer uniquement les sources d’inspiration de l’enlumineur, nous avons volontairement passé sous silence de nombreux autres passages des Moralia dont les images peuvent être rapprochées. L’exégèse grégorienne de certains versets est en effet bien plus riche que ce que nous avons suggéré. Ainsi, dans les Moralia, des figures comme l’arbre ou le nuage cristallisent plusieurs sens et constituent un point de départ pour une grande pluralité d’associations différentes. En plus des sens que nous avons indiqués, dans les les ours et les grues qui peuvent encourager des légèretés (levitates) (Le origini cisterciensi, cit. n. 31, p. 186-187) ou dans le statut 75, où on défend de chanter en voix de fausset (ibid., p. 232-233). Sur la conception du rire chez Bernard de Clairvaux, voir entre autres J.-C. schMiTT, La raison des gestes, cit. n. 12, p. 152-154. 178. Ainsi, nous suivons plutôt la brève suggestion de Walter Cahn lorsqu’il proposait que ces images soient satiriques, sans nier la profondeur de l’exégèse ; « [Rudolph’s interpretations] do understate the playful dimension in these exegetical procedures and the strong intimations of satire that cling in palpable fashion to these striking images » ; W. cahn, compte-rendu de C. ruDolPh, Violence, dans The Catholic Historical Review, 84/4, 1998, p. 737-738. 179. Nous menons actuellement une recherche sur le rire à travers les miniatures de Cîteaux, qui donnera lieu à une prochaine publication. Une excellente étude anthropologique du rire (prenant en compte, entre autres, les différentes théories du rire, d’Aristote à Le Goff, en passant par Freud et Bergson) est celle d’A. vaillanT, La civilisation du rire, Paris, 2016. Pour notre propos, voir les p. 81-99 (sur les fonctions sociales du rire) et p. 84-88 (contre la théorie aristotélicienne du rire comme catharsis). 180. À ce sujet, je me permets de renvoyer à A. Trivellone, « Culte des saints et construction identitaire à Cîteaux : les images de Jérôme dans les manuscrits réalisés sous l’abbatiat d’Etienne Harding », dans Normes et hagiographie dans l’Occident latin (ve-xvie siècles), Actes du colloque international de Lyon, 4-6 octobre 2010, éd. M.-C. isaïa, T. Granier, Turnhout, 2014, p. 215-234 (avec indication de la bibliographie antérieure).

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Moralia l’arbre est ainsi une figure de la croix ou de la « sagesse incarnée » de Dieu181 ; ses branches peuvent être les saints prédicateurs et les oiseaux qui s’y abritent peuvent désigner les âmes saintes182 ; les arbres fruitiers, utiles et beaux à voir, peuvent aussi indiquer les Pères183 ; la croissance de l’arbre est une figure du progrès de l’homme184. Pour le nuage, nous avons vu qu’il peut être considéré comme le lieu où Dieu se cache. Mais, dans le livre 33, Grégoire affirme que c’est la superbe de Satan qui se cache « sous le nuage de la simulation »185 ! Tout au long de l’œuvre, les nuages reçoivent encore d’autres sens : selon Grégoire, « dans la sainte Écriture, les nuages indiquent parfois les hommes instables, parfois les prophètes, d’autres fois encore les apôtres »186, et ils peuvent figurer aussi l’ignorance187 ou l’incertitude188. Dans le livre 27, Grégoire insiste davantage sur leur identification avec les saints prédicateurs189 : leur lumière est la prédication qui se répand jusqu’aux confins du monde190 ; les chemins des nuages sont les actions sublimes des prédicateurs191 ; Moïse était un nuage, Paul était nuage pour les hommes et tente pour Dieu192 ; les éclairs dans les nuages sont leurs miracles193. Aucun élément des images ne semble toutefois « forcément » véhiculer ces idées : ces passages ne doivent pas nécessairement être évoqués non plus pour justifier des particularités iconographiques. De même, il nous a semblé que les images de Cîteaux n’expriment pas la vision ecclésiologique qui imprègne l’exégèse grégorienne. L’Église, ses prédicateurs et les hérétiques qui la menacent sont en effet omniprésents dans les Moralia et souvent les occupations agricoles en sont la figure. Ainsi, les champs de blé ou la vigne peuvent indiquer l’Église, moissonnée et vendangée par des mauvais pré-

181. « Dans la Sainte Écriture, en effet, l’arbre signifie parfois le bois de la croix, parfois l’homme juste ou aussi l’inique, d’autres fois la sagesse de Dieu incarnée » (In Scripturam etenim sacra ligni nomine aliquando crux, aliquando vir iustus aut etiam iniustus, aliquando vero incarnata Dei sapientia figuratur) ; Moralia 12, iv, 5 ; vol. 2, p. 252-255. 182. Moralia 19, i, 3 ; vol. 3, p. 22-23. 183. Moralia 23, i, 2 ; vol. 3, p. 278-279. 184. Dans ce cas, plus l’arbre grandit en hauteur, plus il est exposé au vent : et Grégoire d’expliquer que c’est comme les hommes qui s’élèvent dans les bonnes actions, exposés aux vents de louanges excessives et des calomniateurs ; Sic autem profectus est hominum, sicut incrementa esse conspicimus arbustorum. Vis quippe futurae arboris prius in semine est, postmodum in ortu, atque ad extremum producitur in ramis ; Moralia 22, vii, 16-17 ; vol. 3, p. 230-231 185. Nebula simulationis ; Moralia 33, i, 2 ; vol. 4, p. 408-409. 186. In scriptura enim sacra aliquando per nubes, mobiles quique homines, aliquando prophetae, aliquando autem apostoli designantur ; Moralia 27, ix, 15 ; vol. 3, p. 548-549. 187. Nubilum ignorantiae ; Moralia 27, xxiv, 45 ; vol. 3, p. 582-583. 188. Nubilus incertitudinis ; Moralia 27, xxxvii, 62 ; vol. 3, p. 600-601. 189. Moralia 27, x, 18 ; vol. 3, p. 552-553. 190. Moralia 27, xxxii, 57 ; vol. 3, p. 594-595. 191. Moralia 27, xxxvii, 62 ; vol. 3, p. 600-601. 192. Moralia 27, xi, 19 ; vol. 3, p. 554-555. 193. Moralia 27, xi, 21 ; vol. 3, p. 554-555. L’idée est reprise aussi dans d’autres livres, comme dans le livre 30 où il est affirmé à nouveau que les nuages sont les saints prédicateurs ; Moralia 30, i, 5 ; vol. 4, p. 158-159.

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dicateurs194. Une des images de l’Église est la marchande de toiles : en interprétant le verset des Proverbes 31, 24 (« Elle fit une toile/tissu léger et la vendit »)195, Grégoire le Grand affirme ainsi que c’est la sainte Église qui, « femme forte », confectionne et vend des toiles de lin : ces dernières seraient, selon Grégoire, la fine texture de la sainte prédication (subtilis intextio sanctae praedicationis)196. Si nous n’avons pas évoqué ce verset lors de notre analyse de l’image des drapiers dans le manuscrit de Cîteaux, c’est parce qu’elle ne contient pas d’éléments qui nous permettent de la rapprocher précisément de ce passage. Enfin, pour la même raison, nous n’avons pas retenu les nombreux passages textuels qui proposent une lecture anagogique des figures de travaux champêtres. La faucille, instrument de la moisson, est en effet citée dans le verset de l’Apocalypse évoquant le Jugement Dernier (Ap 14, 14)197, ce qui pousse Grégoire le Grand à affirmer « tout ce qui est coupé par la faucille tombe à son intérieur, en raison de la lame courbée : personne ne peut lui échapper, c’est bien là le signe de son inéluctabilité »198. Il en est de même pour le fléau à blé : dans les Moralia, la séparation de la paille et du blé comme figure du partage entre les justes et les méchants est récurrente199. Les exemples pourraient être multipliés. S’il ne nous a pas semblé utile de retenir ces interprétations afin d’expliquer la genèse des miniatures, il est en revanche tout à fait possible que, face à ces images, des moines lecteurs des Moralia aient pu développer ces associations, ou d’autres, et faire des choix plus libres et personnels dans les foisonnants cheminements de l’exégèse : interprétation à l’infini, l’exégèse n’est en effet, par définition, jamais achevée.

194. Potest agri vel vineae nomine universa Ecclesia signari quam perversi praedicatores demetunt ; et auctorem eius in membris suis opprimendo vindemiant, quia creatoris nostri gratiam persequentes, dum quosdam de illa qui recti videbantur rapiunt, quid aliud quam spicas vel botros animarum tollunt ? (Moralia 16, xlix, 62 ; vol. 2, p. 554-555). Ailleurs, la vigne est l’Église et les grappes de raisin sont les Pères de l’Église (in via quippe vinearum ambulare est sanctae Ecclesiae patres velut dependentes botros aspicere ; Moralia 16, lxvi, 80 ; vol. 2, p. 570-573). 195. Sindonem fecit, et vendidit, et cingulum tradidit Chananaeo. 196. Moralia 33, xvii, 33 ; vol. 4, p. 454-455. Une interprétation légèrement divergente du même verset, mais toujours dans une clé allégorique et ecclésiologique (« Les vendeurs sont les prophètes qui ont formé les habits de la Synagogue selon la foi ») est dans Moralia 18, xxxv, 55 ; vol. 2, p. 680-681. 197. « Je regardai et voici, il y avait une nuée blanche et sur la nuée était assis quelqu’un qui ressemblait à un Fils d’homme, ayant sur sa tête une couronne d’or et dans sa main une faucille tranchante » ; Vidi et ecce nubes candida et super nubem sedentem similem Filio hominis ; habentem in capite suo coronam auream et in manu sua falcem acutam (Ap 14, 14). 198. Moralia 33, xi, 21 ; vol. 4, p. 436-439. 199. Grégoire affirme que, lorsque le blé sera battu, les grains seront accueillis dans le grenier céleste, alors que la paille sera jetée dans le feu éternel ; Moralia 27, xxx, 54 ; vol. 3, p. 592-593. Ailleurs, il observe que la paille est plus abondante lorsqu’on bat le blé, car les justes sont moins nombreux que les mauvais Moralia 26, xli, 76 ; vol. 3, p. 524-525.

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Les sens du labor manuum Que signifie le labor manuum de ces images ? Peuvent-elles témoigner d’une éventuelle place particulière que la communauté de Cîteaux ferait aux activités manuelles au sein de sa pratique et de sa spiritualité ? Nous avons établi que l’objectif de ces miniatures n’est en aucun cas de mettre littéralement en image des travaux manuels : décorant les Moralia in Iob, œuvre exégétique qui met l’accent sur l’interprétation morale du livre de Job, ces images présentent le labor manuum comme l’un des aspects du labor de l’homme, qui comprend en même temps la lutte morale contre les tentations et les péchés, ainsi que l’effort de compréhension des Écritures sacrées à travers les procédés de l’exégèse. En ce sens, les tâches accomplies dans les bois et dans les champs, tout comme la transformation de la laine, deviennent des occupations nécessaires pour domestiquer et s’approprier la création, que ces images présentent à la fois comme figure de la « nature » intérieure de l’homme et comme émanation de la Lettre, ou de la Parole, de Dieu. Ce labor sur le monde, sur l’âme et sur l’Écriture, est le propre de la vie d’ici-bas, et ne s’achèvera qu’à la fin des Temps lorsque l’homme, racheté par ses efforts, pourra enfin apercevoir l’Éternité de Dieu. L’analogie entre les concepts de labor manuum, de travail moral et de méditation de la Parole de Dieu, voir leur coextensivité, n’est pas novatrice dans l’histoire de la spiritualité : elle avait déjà sa place, par exemple, dans l’œuvre de Grégoire le Grand et dans la conception monastique du haut Moyen Âge200. En (ré)affirmant que le labor manuum est une forme de prière qui permet d’approcher Dieu et, inversement, que l’exégèse est un véritable effort comme toute occupation ayant trait à l’étude et à l’écriture, ces images rejoignent également ce qu’Étienne Harding écrit dans son Monitum à la fin du premier volume de la Bible de Cîteaux (ms. 15, f. 150r) : en mettant en garde contre toute modification de la révision de la Vulgate qu’il vient de mettre au point, l’abbé rappelle le « grand effort » ou le « dur travail » (magno labore) que cette opération avait coûté. Rappelons-le, il est fort possible que l’abbé anglais soit l’auteur de nos miniatures, qui expriment le même concept201. Étienne Harding considère donc le travail sur l’Écriture (qu’il s’agisse de l’édition du texte biblique ou de l’exégèse) comme un labor, au même titre que le labor manuum dans les champs. Ce faisant, l’abbé ne fait que décliner de manière originale des idées anciennes qui consistent, d’une part, 200. Dans les règles monastiques et les monastères médiévaux, le labor manuum remplissait déjà une fonction analogue à la prière, comme l’a montré M. lauwers, « Opus manuum » et « labor agrorum ». A propos de l’organisation socio-spatiale de la production et de l’approvisionnement des monastères dans l’Occident médiéval », dans Monachesimi d’Oriente e d’Occidente, Settimane di studio della Fondazione Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, lxiv, Spolète, 2017, p. 877-917 : notamment p. 881-891. Ce constat souligne au passage, une fois de plus, la radicale modernité de la devise ora et labora, forgée au xixe siècle et appliquée rétrospectivement et anachroniquement au monachisme médiéval, qui ne faisait pas de distinction entre ces deux concepts ; voir à ce sujet l’introduction de Michel Lauwers à ce volume. 201. A. Trivellone, « ‘Styles’ ou enlumineurs », cit. n. 9. Pour l’édition du Monitum, voir entre autres, Y. Załuska, L’enluminure, cit. n. 6, p. 274-275.

le laBor ManuuM dans les Miniatures de cîteaux à l’épreuve de l’exégèse

505

à souligner l’implication physique de l’écriture202 et, d’autre part, à rapprocher l’acte de l’écriture et les travaux des champs. À propos de ce dernier aspect, Ernst Robert Curtius a fait remarquer que Platon opère déjà le rapprochement entre l’écriture et les labeurs agricoles, que des auteurs de l’Antiquité latine emploient sporadiquement le verbe arare, « labourer », pour désigner l’acte d’écrire et que Prudence utilise le premier le mot « sillon » pour indiquer la ligne écrite. Pour Ernst Curtius, l’initiateur d’une tradition destinée à connaître une large diffusion au Moyen Âge et au-delà, serait toutefois Isidore de Séville qui, dans ses œuvres, multiplie les métaphores reliant l’action de cultiver les champs et l’écriture203. Ces métaphores devaient pourtant plonger leurs racines dans une idée bien plus ancienne et profonde si, déjà dans le latin classique, cultura indiquait à la fois les travaux des champs et la « culture » de l’esprit − un usage qui s’est transmis à la plupart des langues modernes dérivées. De même, les miniatures de Cîteaux ne sont pas l’unique attestation de la valeur morale et anagogique dont se charge le travail sur la lettre/Lettre. Dans le contexte monastique, cette idée imprègne également des textes qui montrent comment le labor des scribes leur permet de racheter leurs péchés et qui font de la copie des manuscrits un moyen d’approcher Dieu204. Si une telle conception qui considère le labor manuum comme une des multiples formes du labor de l’homme sur terre ne naît donc pas à Cîteaux, il n’en reste pas moins qu’elle trouve dans le scriptorium de la communauté un moyen d’expression dans des images exceptionnelles quant à leur complexité, établissant par leur existence même une autre équation : celle d’un enlumineur qui, « travaillant » avec de la matière et des couleurs, donne vie à une extraordinaire forme de méditation spirituelle.

202. Ainsi, un colophon attesté dans plusieurs manuscrits médiévaux souligne les efforts physiques de l’écriture, à considérer comme un « travail » (labor) : Tres digiti scribunt totum corpusque laborat / Scribere qui nescit nullum putat esse laborem (Trois doigts écrivent et tout le corps travaille / celui qui ne sait pas écrire considère que ce n’est pas un travail). Voir, sur cette formule, K. O. seiDel, « Tres digiti scribunt totum corpusque laborat. Kolophone als Quelle für das Selbstverständnis mittelalterlicher Schreiber », Das Mittelalter, 7/2 (2002), p. 145-156. 203. E. R. curTius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris. 1956 (1re édition allemande : 1948), p. 487-489. Au Moyen Âge, on rappellera encore une fois, pour preuve, les images de travaux champêtres dans les psautiers étudiés par Michael Camille, déjà citées ; M. caMille, « Labouring for the Lord », cit. n. 13. 204. On retiendra tout particulièrement le récit d’Orderic Vital (mort vers 1143) qui met en scène le Jugement individuel d’un scribe (Orderic Vital, Historia ecclesiastica, 3e livre (1050-1056), iii ; Historiae ecclesiasticae in tredecim libris, ed. A. le, PrevosT, t. ii, Paris, 1840, p. 48-51 ; trad. dans W. cahn, La Bible romane, Fribourg [Suisse], 1982, p. 245-246) et un sermon monastique anglais attesté dès le début du xiie siècle développant une lecture allégorique, morale et anagogique de la copie des manuscrits (édité et traduit en anglais par M. A. et R. H. rouse, « From Flax to Parchment : A Monastic Sermon from Twelfth-century Durham », dans R. BeaDle et A. J. PiPer (éd.), New Science out of Old Books. Studies in Manuscripts and Early Printed Books in Honour of A. I. Doyle, Aldershot, 1995, p. 1-13 ; traduit en français dans P. Gilli (dir.), Former, enseigner, éduquer au Moyen Âge, Paris, 1999, vol. 1, p. 145-146).

506

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Description

Livre de Job, ms. 168, f. 2 (fig. 1)

Laïc qui coupe les branches Élagage/coupe des de la végétation arbres et du bois

Mois de juin (?) (f. 5v)

Livre 4, ms. 168, f. 52v (fig. 2)

Laïc qui semble viser un dragon qui crache de la végétation

Élagage/coupe des arbres et du bois

-

Livre 13, ms. 170, f. 32r (fig. 3)

Deux laïcs vendangeant, l’un muni d’un couteau, l’autre d’un panier ; ce dernier tient de la main le tronc de la vigne

Travail de la vigne (vendange)

-

Moines bûcherons

Élagage/coupe des arbres et du bois

Mois de juin (f. 5v)

Moine moissonneur

Travail du blé (moisson)

Mois d’août (f. 6v)

Livre 21, ms. 173, f. 41r (fig. 6)

Moine abattant un arbre ; laïc élaguant

Élagage/coupe des arbres et du bois

Mois de juin (f. 5v) et février (f. 3v)

Livre 32, ms. 173, f. 148 (fig. 7)

Homme brandissant un fléau

Travail du blé (battage)

Mois de décembre (f. 8v)

Livre 27, ms. 173, f. 92v (fig. 8)

Homme assis par terre filant la laine, deux hommes étendant un drap

Travail de la laine

-

Jérôme, Lettres et sermons

Lettre à Macaire ms.135, f. 114v (fig. 9)

Un laïc plie les branches d’une plante non identifiée

Pliage d’une plante à grappes

-

Augustin De Trinitate

ms. 141, f. 75 (fig. 10)

Copie de la miniature de la vendange dans les Moralia in Iob, ms. 170, f. 32r

Travail de la vigne (vendange)

-

Livre 15, ms. 170, Grégoire le f. 59 (fig. 4) Grand, Moralia in Iob Livre 16, ms. 170, f. 75v (fig. 5)

Type de travail

Mois dans le manuscrit BL Cotton MS Julius A. vi

Localisation

Tab. 1. Les miniatures figurant le labor manuum dans les manuscrits de Cîteaux.

Moralia 12, IV, 5 Après la mort, l’homme juste tombe au sud et l’homme mauvais au nord

Bible (Qo 11, 3) Un arbre tombe au Sud ou au Nord

Moralia 21, XI, 18 Distinction entre les clercs et les laïcs face aux péchés

Latin Percussio = coups mais aussi reproches (Travail sur l’arbre -> travail moral)

Moralia 10, VII, 12 Arbre = péché; travail sur le péché, coups, reproches mutuels

Bible (Dt 19, 5) Deux compagnons coupent des arbres

ALLEGORIE

Moralia 17, II, 3 Destruction de l'arbre = Préfiguration du Jugement Dernier

Enlumineur Travail sur l’arbre = travail sur l’Écriture/écriture (sur l’initiale I)

Enlumineur Travail peu profond, aubier invisible

Travail inefficace

Bible (Jb 24,20) L’impie est brisé comme un arbre infructueux

Bible (Lc3,9; Mt3, Mt3,10) 10) Cognée à la racine des arbres: arbre mauvais coupé et jeté au feu

Latin (Isidore de Séville) Liber = aubier, mais aussi livre (-> Travail sur l’arbre = travail dans les livres)

Moralia 21, I, 2 Retirer l’écorce = recherches l’allégorie sous le sens littéral (exégèse)

Bible (Gn30,37-38) Jacob retire l’écorce des branches vertes

Travail sur l’arbre = travail sur les livres, sur l’écriture/Écriture = exégèse Enlumineur Tenue du laïc peu appropriée, laïc imbriqué dans les branches, gestualité excessive du moine (?), position de profil des personnages (?)

Arbre = homme dans l’au-delà Coupe/chute de l’arbre = Jugement Dernier/individuel

ANAGOGIE

Enlumineur Chute de l’arbre = Jugement après la mort/Jugement Dernier Indétermination dans la chute de l’arbre -> image ouverte

Enlumineur Le laïc élague l’arbre/le péché, le moine le coupe à la racine

Enlumineur Travail sur l’arbre = travail moral

Travail sur l’arbre / coupe de l’arbre = travail sur les péchés / élimination des péchés

TROPOLOGIE

le laBor ManuuM dans les Miniatures de cîteaux à l’épreuve de l’exégèse 507

Schéma. 1. Les trois niveaux de sens dans l’initiale du livre 21 des Moralia in Iob (Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 173, f. 41).

Moralia 30, I, 2-4 Dieu réside dans les nuages

Bible (Ez 40-48) Mensuration du temple en coudées

Bible (Jb 37,21-23) À la fin des temps les nuages se ramasseront d’un côté

Laine sale à trier / déméler

ANAGOGIE

Bible (Jb 7,6) Temps = toile

Moralia 27, passim Visibilité/invisibilité de Dieu d’ici-bas

Enlumineur Elihu assis par terre regardant un nuage

Nuage

Bouse

Bible (Jb36,27-30) Dieu étend des nuages «comme sa tente»

Moralia 27, VII, 10 Éternité de Dieu opposée au temps humain

Latin Lana = laine et nuage

Moralia 27, XXXV, 59 Coudées = unités de temps (jours)

Moralia 30, XXV, 72 S’asseoir c’est rechercher l’humilité de la pénitence

Moralia 3, XXXI, 60 Homme qui regarde la bouse de ses péchés

Bible (Jb 2,7-8) Job assis sur un tas de fumier

Examen des péchés

TROPOLOGIE

Enlumineur Job assis par terre avec une bouse/toison de laine sale

Job

Vision de Dieu à la fin des temps

Enlumineur Ciel couvert par un tissu en laine/ «couverture» nuageuse en train d’être mesuré, coudée après coudée = écoulement progressif du temps et dévoilement du Ciel à la fin des temps

Elihu

Enlumineur Tissu en train d’être mesuré, coudée après coudée = dévoilement de la Lettre / d’un deuxième niveau de texte

Moralia 8, XI, 26 Toile qui se ramasse = temps qui passe

Moralia 30, XVI, 53 Coudées = unités de temps (jours)

Latin Textum = tissu

Latin Textus = texte

Recherche de l’allégorie sous le sens littéral

ALLEGORIE

508 alessia trivellone

Schéma. 2. Les trois niveaux de sens dans l’initiale du livre 27 des Moralia in Iob (Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 173, f. 92v)

le laBor ManuuM dans les Miniatures de cîteaux à l’épreuve de l’exégèse

509

Fig. 1. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 168, f. 2r.

Fig. 2. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 168, f. 52v.

Fig. 3. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 170, f. 32.

510

alessia trivellone

Fig. 4. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 170, f. 59.

Fig. 4. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 170, f. 59. Fig. 5. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 170, f. 75v.

Fig. 5. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 170, f. 75v.

le laBor ManuuM dans les Miniatures de cîteaux à l’épreuve de l’exégèse

511

Fig. 6. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 173, f. 41.

Fig. 7. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 173, f. 148.

512

alessia trivellone

Fig. 8. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 173, f. 92v.

le laBor ManuuM dans les Miniatures de cîteaux à l’épreuve de l’exégèse

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Fig. 9. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 135, f. 114v.

Fig. 10. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 141, f. 75.

514

alessia trivellone

Fig. 11. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 135, f. 2v.

le laBor ManuuM dans les Miniatures de cîteaux à l’épreuve de l’exégèse

Fig. 12. Chartres, cathédrale, portail nord, voussure extérieure, première image de la baie de gauche.

Fig. 13. Semur-en-Auxois, collégiale NotreDame, vitrail de la corporation des drapiers.

515

Fig. 14. Engelberg, Stiftsbibliothek, cod. 21, fol. 6r.

Fig. 15. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 173, f. 174.

516

alessia trivellone Fig. 16. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 168, f. 7.

Fig. 17. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 169, f. 88v.

le laBor ManuuM dans les Miniatures de cîteaux à l’épreuve de l’exégèse

Fig. 18. Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 168, f. 4v.

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REPRÉSENTATIONS D’ACTIVITÉS DE PRODUCTION DANS L’ŒUVRE VERNACULAIRE DE QUELQUES POÈTES CISTERCIENS DES xiie-xive SIÈCLES1 sTéPhanie le Briz-orGeur

Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France

D

ans sa synthèse pour le Dictionnaire des Lettres françaises, le Révérend Père Bouton a produit de nombreux arguments propres à battre en brèche la réputation d’anti-intellectualisme que l’on avait parfois faite aux cisterciens. Les abbayes de Molesmes et Cîteaux puis les maisons filles de l’ordre ont en effet compté dans leurs rangs de nombreux copistes et des moines lettrés ayant œuvré à alimenter la lectio divina. Elles ont en outre accueilli des hommes qui ont pris une part active aux réflexions de leur temps : les questions dogmatiques et apologétiques, la musique liturgique, les traductions de la Bible, mais aussi la pensée antique, l’écriture de l’histoire, ou même la ponctuation, la reliure ou la conservation des livres ont visiblement importé aux cisterciens des xiie-xive siècles2. Mieux encore, selon les mots d’Étienne Gilson, ces moines nourris de Cicéron et de saint Augustin « ont renoncé à tout, sauf à l’art de bien écrire », et leurs qualités de stylistes paraissent aussi bien dans leurs œuvres mystiques que dans leur poésie lyrique3. On ne reviendra pas ici sur la question des liens supposés entre mystique bernardienne et poésie de la fine amor4. Ce qui paraît certain, c’est que plusieurs

1.

2.

3. 4.

Nous remercions Michel Lauwers, Jean-Pierre Bordier et Géraldine Veysseyre pour leur attentive relecture de ces pages. Concernant le rapport complémentaire entre cette approche littéraire des textes et l’étude de leur lexique, nous nous permettons de renvoyer à notre première contribution au présent ouvrage (spéc. « Bilan »). R.P. J. De la croix BouTon, « Cîteaux », dans G. hasenohr et M. zink (dir.), Dictionnaire des Lettres françaises, t. 1 Le Moyen Âge, Paris, 1992 [éd. rev. et mise à jour ; 1re éd. 1964], p. 300a-307b. Sur la culture monastique médiévale en général et pour quelques développements sur Cîteaux, voir Dom J. leclercq, L’Amour des Lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Paris, 1990 [3e éd. corr.], p. 148 et 176 (mentions d’Hélinand de Froidmont), p. 146 n. 2 (mention de Jean de Haute-Seille, auteur d’une version latine de l’histoire des sept sages de Rome où nous avons trouvé assez peu d’indices d’une réflexion suivie sur les activités de production : voir infra notre Annexe), p. 133-135 (« l’humour des cisterciens »). É. Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, Paris, 1934, p. 78-107 (chap. iii. « Schola caritatis »), citation p. 81-82. Hypothèse rejetée dès 1934 par Étienne Gilson (É. Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, cit. n. 3, p. 183-189 (Appendice ii. « Abélard ») et 193-215 (Appendice iv. « Saint Bernard et l’amour courtois ») ; éléments de bibliographie dans le Dictionnaire des Lettres françaises, t. 1 Le Moyen Âge, cit. n. 2, p. 307a-b, s.v. « Cîteaux »). On préfère aujourd’hui à cette thèse l’idée d’une influence de la poésie arabo-persane du zadjal, favorisée par le contexte socio-culturel des années 1100 (P. Bec,

Labeur, production saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, éd. 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 519-554. Cisterciens, éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 519PUBLISHERS DOI 554. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123788

H FHG

520

stéphanie le briz-orgeur

auteurs cisterciens ont inspiré les Lettres françaises, notamment quand ils avaient choisi de s’exprimer en langue vernaculaire dans un de leurs textes ou dans la quasitotalité de leur œuvre5. La synthèse citée plus haut signale parmi ces poètes influents Hélinand de Froidmont auteur de Vers de la Mort composés entre 1193/1194 et 1197 et conservés par plus de vingt-cinq copies6, l’anonyme de La Queste del saint Graal7 écrite vers 1225-1230 et conservée dans plus de cinquante manuscrits8, et Guillaume de Digulleville auteur d’une trilogie de Pèlerinages allégoriques dont les deux premiers furent maintes fois copiés, traduits ou mis en prose après leur composition à l’abbaye royale de Chaalis dans les années 1330 à 13559. Thibaut de Marly n’a sans doute pas joué un rôle aussi déterminant : à la différence du poème d’Hélinand, les Vers de ce grand seigneur devenu moine à l’abbaye du Val-NotreDame à la fin du xiie siècle n’ont pas influencé durablement la poésie morale10, et ils Nouvelle anthologie de la lyrique occitane du Moyen Âge : initiation à la langue et à la poésie des troubadours, Avignon, 1970, p. 36-53). Nous proposons d’ajouter aux facteurs socio-culturels théorisés par Georges Duby et Erich Köhler et entérinés par Pierre Bec, l’apparition de commentaires de Genèse 2-3 moins misogynes durant la première moitié du xiie siècle (voir E. Bain, « “Homme et femme il les créa” (Gn 1, 27). Le genre féminin dans les commentaires de la Genèse au xiie siècle », Studi medievali, xlviii/1 (giugno 2007), p. 229-270). Sur les interdits cisterciens concernant la création poétique (les poèmes d’amour et les satires), sur les nombreuses latitudes observables avant 1199, et sur la possibilité que l’interdit de 1199 ait été formulé en réaction aux œuvres d’Hélinand de Froidmont et Bertran de Born, voir W. D. PaDen, Jr, « De monachis rithmos facientibus : Hélinand de Froidmont, Bertran de Born and the Cistercian General Chapter of 1199 », Speculum, 55/4 (1980), p. 669-685. 5. Nous nous limiterons ici aux œuvres cisterciennes composées en langue d’oïl, car elles sont peu étudiées au sein du présent volume. Reste que les émules de saint Bernard, les émules d’Alain de Lille (dont tous les écrits sont antérieurs à son entrée à Cîteaux, selon W. D. Paden, cité à la note précédente, p. 671), ou les émules d’autres cisterciens ayant écrit en latin, ont été fort nombreux durant le Moyen Âge et au-delà. 6. Vingt-sept d’après la notice « Hélinant de Froidmont. Les Vers de la mort » de la base de données de la Section romane de l’Institut de recherche et d’histoire des textes, Jonas. Répertoire des textes et des manuscrits médiévaux d’oc et d’oïl [désormais Jonas ; répertoire accessible en ligne, URL jonas.irht. cnrs.fr ; dernière consultation le 28.07.2020]. En 1905 les éditeurs Frederik Wulff et Emanuel Walberg connaissaient vingt-quatre copies du poème d’Hélinand. 7. Un auteur qui, selon Albert Pauphilet, a dû connaître une maison cistercienne (A. PauPhileT, Études sur la Queste del saint Graal attribuée à Gautier Map, Genève, 1996 [1re éd. Paris, 1921], p. 53-58). Sur cette question, voir en dernier lieu J.-R. valeTTe, « Le Graal et les écoles de pensée du xiie siècle », dans V. Fasseur et J.-R. valeTTe (éd.), Les Écoles de pensée du xiie siècle et la littérature romane (oc et oïl), Turnhout, 2016 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 17), p. 75-96. 8. Cinquante-deux d’après la notice « Queste del saint Graal » du répertoire Jonas [répertoire accessible en ligne, URL jonas.irht.cnrs.fr ; dernière consultation le 28.07.2020]. En 1921 l’éditeur Albert Pauphilet connaissait trente-neuf copies de la Queste. 9. Pour une première approche, voir E. Faral, « Guillaume de Digulleville moine de Châalis », Histoire littéraire de la France, 39 (1962), p. 1-132 ; et les notices « Pèlerinage de vie humaine, 1e rédaction / 2de rédaction / rédaction mixte i, ii et iii / en prose », « Pèlerinage de l’âme » et « Pèlerinage de Jésus-Christ » du répertoire Jonas [répertoire accessible en ligne, URL jonas.irht.cnrs.fr ; dernière consultation le 28.07.2020]. 10. Dès la fin du xie siècle les laisses monorimes (ou mono-assonancées dans un premier temps) sont caractéristiques de l’art épique, et dès 1120 on trouve des dodécasyllabes dans le genre romanesque, sans que ce vers ample soit majoritaire cependant (la chanson de geste lui préfère souvent le décasyllabe, et le roman l’octosyllabe). La combinaison de laisses monorimes et de dodécasyllabes est plus rare avant le dernier quart du xiie siècle où elle se trouve dans Le Roman d’Alexandre de Thomas de

représentations d’activités de production

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nous sont parvenus dans trois manuscrits seulement11 après leur composition dans les années 1182-1185. Nous interrogerons toutefois ces Vers sur la Mort comme les textes des cisterciens promis à une plus grande notoriété. Il importe en effet de comparer le plus possible d’œuvres sotériologiques en langue d’oïl conçues par des « moines blancs », si l’on souhaite dégager chez eux une éventuelle pensée sur le labor (manuum) et une possible poétique destinée à le valoriser. Avant d’entreprendre cette approche littéraire, nous rappelons qu’elle vient compléter l’approche lexicale du même corpus au sein de notre première contribution au présent volume.

i. ThiBauD De Marly, les vers sur la Mort (ca 1182-1185) L’éditeur moderne de son poème en langue d’oïl a montré que « Monseigneur Tiebaut de Mailli / Tebaut de Malli »12 ne fait qu’un avec Thibaut de Montmorency seigneur de Marly. Devenu moine à l’abbaye cistercienne du Val-Notre-Dame, cet aristocrate lié à la famille royale a laissé avec ses père et frères plusieurs traces convergentes dans des chartes assez nombreuses. C’est depuis le monastère fondé durant le premier quart du xiie siècle dans l’actuel Val d’Oise que Thibaut a diffusé vers 1182-1185 son exhortation au contemptus mundi13 quelquefois intitulée Vers sur la Mort par des philologues du xixe siècle et plus pertinemment comparée à un sermon par son éditeur Herbert King Stone. Dans ces « vers » [“strophesˮ] consisKent (éd. B. FosTer et I. shorT, trad. C. Gaullier-BouGassas et L. harF-lancner, Paris, 2003), chez Thibaud de Marly, et dans le poème moral d’un de ses contemporains, Guichard de Beaulieu (Les Vers de Thibaud de Marly. Poème didactique du xiie siècle, éd. H. K. sTone, Paris, 1932, p. 69 ; Le Sermon de Guischart de Beaulieu, éd. A. GaBrielson, Upsal, 1909). L’un ou l’autre a pu influencer au moins un auteur aux préoccupations comparables, puisqu’un poème moral sur l’Antéchrist signé par un certain « Berengier » adopte au xiiie siècle la même versification que Thibaud et Guichard (Deux versions inédites de la légende de l’Antéchrist en vers français du xiiie siècle, éd. E. walBerG, Lund / Londres / Paris et al., 1928, p. xlviii-lxxv [introduction] et 67-101 [édition]). Thibaud et Bérenger encadrant tous deux leur exhortation au contemptus mundi par l’évocation de l’humanité pécheresse depuis sa création jusqu’à sa mise à l’épreuve par l’Antéchrist, il se peut que le texte de Thibaud ait été connu de Bérenger. 11. Voir la notice « Thibaut de Marly. Vers » de Jonas [répertoire accessible en ligne, URL jonas.irht.cnrs. fr ; dernière consultation le 28.07.2020] et la notice « Thibaut de Marly » des Archives de littérature du Moyen Âge [Arlima] accessible en ligne, URL https ://www.arlima.net/qt/thibaut_de_marly.html [rédaction Laurent Brun ; dernière mise à jour le 24.05.2015 ; dernière consultation le 12.06.2019] : un quatrième témoin (Paris, Arsenal, 3123) apparaît dans ces notices, mais il s’agit d’une copie de l’un des manuscrits anciens réalisée à l’époque moderne par Étienne Barbazan. En 1932 l’éditeur Herbert King Stone connaissait déjà les trois copies médiévales de ce poème (Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 10, p. 7-12). 12. Indications fournies par les mss Paris, BnF, fr. 25405 (f. 109-121) et Paris, BnF, fr. 1850 (f. 93-106v). Pour l’identification de l’auteur ainsi désigné, voir Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 10, p. 54-55 ; voir aussi les notices (identiques) « Thibaut de Marly » et « Thibaut de Montmorency » de Jonas [répertoire accessible en ligne, URL jonas.irht.cnrs.fr ; dernière consultation le 28.07.2020]. 13. Pour William Paden, Thibaud de Marly était déjà moine quand il conçut ses Vers sur la Mort (W. D. PaDen, Jr, « De monachis rithmos facientibus », cit. n. 4, p. 671).

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tant en dix-sept laisses monorimes de longueur très variable14, Thibaut brode souvent sur les mêmes poncifs sotériologiques qu’Hélinand de Froidmont un peu après lui. Il faut dire que tous deux ont vécu à leur aise dans le monde, puis ont embrassé la vie monastique et exhorté autrui à suivre leur exemple en considérant le gain spirituel d’un tel renoncement. Tous deux ont aussi eu l’idée d’invoquer le martyre de saint Laurent comme une preuve qu’il existe une rétribution post mortem, un projet divin ne laissant pas impunies les iniquités observables ici-bas : Une chose saichiez que bien est veritez : Molt est fox qui ci fait trop de ses volentez ; Por aller en enfer est li chemins molt lez15 : Par mengier et par boivre tant c’on est enivrez, Et les autres deliz16 que vous tant desirrez ; Ce qu’on plus vos deffent, et plus le maintenez. Qui einsic porroit estre devant Deu coronnez ? Por neant ot donc ars sainz Lorrenz les costez ? Ne prenez mie garde a ce que vous veez, Que17 tex se fait molt simples18, touz enchaperonez, Qui iert19 en paradis laidement refusez. (Les Vers de Thibaud de Marly. Poème didactique du xiie siècle, éd. Herbert King sTone, p. 115, laisse viii v. 324-334)20

Se Dieus ne vent repos por laste21 A celui qui n’a pain ne paste Et qui por lui s’est esilliez En l’ordene qui le cors degaste22 Por faire l’ame sobre et chaste, Fous est li genz, li atilliez23 Qui por Dieu s’est tant avilliez24 Qu’en blanc ordene s’est chevilliez Et qui d’aler a Dieu se haste. Bien est donc sainz Lorenz truilliez25 Qui fu rostiz et graeilliez Et fist por Dieu de son cors haste26. (Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, p. 35-36, str. xxxviii v. 1-12)27

Pour le reste en revanche, les deux poèmes diffèrent sensiblement. Ainsi par exemple, Thibaud ne s’adresse pas de manière récurrente à Mort comme le fera ensuite Hélinand de Froidmont avec qui on l’a parfois confondu28. En outre, à 14. La laisse la plus brève compte 9 vers (l. ii, v. 92-100 éd. sTone, cit. n. 10 ; la laisse i comptant 91 vers, les deux premières contrastent fortement) ; la laisse la plus longue compte cent huit vers (l. xvii et dernière, v. 744-851). 15. Comprendre “largeˮ. 16. Comprendre “plaisirsˮ. 17. Comprendre “carˮ. 18. Comprendre “humbleˮ. 19. Comprendre “seraˮ. 20. Pour le sens nous révisons parfois la ponctuation des éditions citées. Les vers de Thibaud sont justes à condition de supprimer par et de prononcer boivr(e) tant (v. 327), puis de prononcer estr(e) devant (v. 330) et mie gard(e) a (v. 332). Il faut faire preuve d’une souplesse comparable face aux vers d’Hélinand. 21. Comprendre “fatigue / épuisementˮ. 22. Comprendre “dévaste, détruitˮ. 23. Comprendre “l’élégant / celui qui s’équipeˮ. 24. Comprendre “abaisséˮ. 25. Comprendre “trompé / dupéˮ. 26. Comprendre “un rôtiˮ. 27. Les Vers de la Mort, par Hélinant, moine de Froidmont, éd. F. wulFF et E. walBerG, Paris, 1905 (Société des anciens textes français). 28. Sur cette confusion, voir Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 10, p. 36-57. Thibaud de Marly n’apostrophe nommément « Morz » qu’au début de la laisse xiv de son poème qui en compte dix-sept (éd. sTone, cit. n. 10, p. 133 laisse xiv v. 607), tandis que chez Hélinand la plupart des strophes s’ouvrent sur le mot Morz – apostrophe ou mention –, qui peut même nourrir une anaphore.

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la différence d’Hélinand, Thibaud semble ne jamais avoir trouvé le monde délicieux, et il le présente systématiquement sous un jour négatif. Plus important pour notre enquête, le moine du Val-Notre-Dame ne cite jamais explicitement les cisterciens, que le moine de Froidmont valorisera plusieurs fois. Quant aux « gens qui vivent de labor », l’ancien seigneur de Marly les mentionne avec sympathie, plaignant « [leur] paine et [leur] ssuor », mais son dessein semble principalement sotériologique, puisqu’il en profite aussitôt pour vitupérer la « gent » qui devrait protéger « les povres » et qui manque à ses devoirs : « roi, conte, duc et prince, chastelein, vavassor / qui les commandemenz enfreignent chascun jor »29. Le souci des miséreux dont fait preuve le moine du Val-Notre-Dame n’est pas propre aux cisterciens30, et cette préoccupation n’a jamais conduit Thibaud à évoquer précisément quelque labeur que ce soit. Dans son poème, les deux occurrences du verbe ovrer et l’occurrence du substantif uevre renvoient aux actes accomplis par chacun en ce monde et ensuite rétribués en l’autre31 ; quant aux occurrences de gaaignier et du substantif dérivé gaaigneor, elles servent à dénoncer le comportement vicieux des nantis bafouant les agriculteurs ou des agriculteurs eux-mêmes quand ils trichent et bafouent leurs semblables32 ; et surtout, rien de tout cela ne conduit le poète à peindre les personnes qui « œuvrent ». L’unique occurrence du verbe traveillier est quant à elle coordonnée au verbe ocire pour rendre compte de la Passion : elle sert donc à évoquer les mauvais

29. Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 10, p. 125 laisse xii v. 492, 513, 512, 485 et 486-487. 30. À deux reprises Thibaud donne la sainte Famille en exemple aux nantis ou aux usuriers et autres voleurs (éd. sTone, cit. n. 10, p. 99, laisse i v. 68-75, et p. 129, laisse xiii v. 545-553) ; à deux reprises il compare le trésor du Paradis offert aux pauvres, aux richesses qu’ils auraient pu désirer sur terre et qui leur paraîtront fades s’ils sauvent leur âme (p. 111, laisse v v. 266-268, et p. 121, laisse x v. 434437) ; les vitupérations contre la « covoitise » des riches sont récurrentes, et si Thibaud n’exclut nullement la possibilité que les pauvres se damnent (voir entre autres exemples cette prédiction sur l’action de l’Antéchrist, p. 138, laisse xvii v. 758-759 : « As riches se voudra avant acointier [“il voudra en priorité devenir l’ami des riches / fréquenter les richesˮ], / et as povres donra a boivre et a mengier. »), il envisage surtout la probable damnation des plus fortunés, qui ne comprennent pas la valeur de leurs aumônes au regard de Dieu (Thibaud prépare de longue main la reprise de Mt 25, 31-46 [sur les œuvres de miséricorde] qui sert de clausule à son poème, p. 141, laisse xvii v. 830-833 : il affirme notamment la supériorité de l’aumône sur les croisades ou les pèlerinages, p. 140, laisse xvii v. 827-829 ; or, si Bernard de Clairvaux avait exprimé sa préférence pour la stabilitas et valorisé le pèlerinage spirituel du moine aux dépens de la peregrinatio ad sancta loca, il avait en revanche promu la deuxième croisade, de sorte que Thibaud n’exprime pas une pensée que l’on devrait qualifier de « cistercienne »). 31. Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 10, p. 101, laisse iii v. 123 ; p. 103, laisse iii v. 141 ; et p. 121, laisse xi v. 440 : « Lors trovera chascuns ce qu’il avra ovré » ; « Bien penst chascuns de soi comment il a ovré, / car cil [“certainsˮ] s’en delivrent, cil [“d’autresˮ] en sont encombré » (prêche rapporté au style direct) ; et « Qui par s’uevre se pert, mont fet malvés servise » ; cf. « la foi et les œuvres » dans le vocabulaire sotériologique moderne encore. 32. Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 10, p. 127, laisse xii v. 512-513 ; et p. 131, laisse xiii v. 585 : Thibaud vitupère d’abord ceux qui « les povres destruient, si leur tolent le lor / qu’il ont gaaignié a paine et a ssuor » ; mais il n’est pas plus tendre envers « li gaaignierres [“le laboureurˮ] qui prent autrui couture [“la terre cultivée appartenant à autruiˮ] ».

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traitements infligés au Christ33. Enfin, l’occurrence du substantif labor que nous venons de citer reste isolée et n’est nullement précisée par des images de « travailleurs » en action. Affichant son dégoût pour le train du monde qu’il semble avoir toujours honni, Thibaud de Marly invite « autretant […] celui qui sire est de l’empire / comme […] le pior [au sens social] »34 à se convertir pour éviter les tourments éternels de l’enfer, mais il ne précise pas la valeur que l’on peut accorder au labeur, quel qu’il soit, dans cette vie terrestre méritante. Si l’effort de production fourni par les dominés émeut Thibaud, c’est parce qu’il constate que cet effort profite rarement à ceux qui consentent « a paine et a ssuor », « les povres », puisque les riches « lor tolent [“volentˮ] le lor [“ce qui leur appartientˮ] »35. Ces propos avaient d’autant plus de chances d’émouvoir les auditeurs de Thibaud qu’ils se trouvent pris dans l’unique laisse du poème rimant en -or. Le seigneur de Marly avait donc un certain talent – ce que suggère également son choix de l’ample et rare dodécasyllabe –, mais il a mis ce talent au service d’un memento mori peu marqué par les réflexions cisterciennes sur le labeur, à moins que l’on ne doive compter parmi elles les qualités de styliste dont Thibaud fait ici preuve et qu’Étienne Gilson a observées chez divers moines blancs poètes36.

ii. hélinanD De FroiDMonT, les vers de la Mort (ca 1193/1194-1197) Entre dix et quinze ans plus tard, dans une abbaye d’une contrée voisine, l’Oise actuelle, Hélinand de Froidmont compose des Vers de la Mort promis à un succès durable. Le moine a beau s’adresser à des amis qui sont tous des aristocrates37, il 33. Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 10, p. 123, laisse xi v. 470-473 : « Ne avra il [le riche qui ne se sera pas défait de ses biens avant de mourir] la gloire que Dex nos a conquise. / Ou ? En Gessemani, la ou sa char fu prise, / Et ou mont de Calvaire traveillie et ocise / Et levee a compas [“avec minutieˮ si l’on tient compte de la tradition selon laquelle Jésus est crucifié sur la croix déjà dressée ?] et ou sepulcre mise ». Pour une analyse de ces vers, voir notre première contribution au présent volume (ii. 1.). 34. Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 10, p. 137, laisse xvi v. 705-706 ; l’incidente qui termine le vers 706 est rare : « ne sai qui est le pire ». 35. Les Vers de Thibaud de Marly, éd. sTone, cit. n. 10, p. 127, laisse xii v. 512-513. 36. Voir supra notre note 3 et le texte afférent. Notre première contribution au présent volume montre la relative richesse du lexique de Thibaud de Marly (iii.). 37. Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort. Poème du xiie siècle, trad. M. Boyer et M. sanTucci, Paris, 1983 (Traductions des Classiques français du Moyen Âge, 32), p. 25 (Introduction) ; et Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 4, 7, 17 ; p. 10 ; p. 11 ; p. 15-16 ; p. 18 (les personnages à qui Hélinand dépêche Mort afin qu’ils se convertissent sont nommés ou apostrophés comme « amis » (str. iv, vii, viii, xviii), comme habitants d’Angivilliers dans l’Oise actuelle d’où Hélinand peut avoir été originaire (str. x), comme « princes » (str. xii), comme évêques de Beauvais (str. xvi), de Noyon et Orléans (str. xvii), et enfin comme prélats trop conciliants envers les seigneurs temporels (str. xix). Pour William Paden, c’est notamment la mise en cause par Hélinand de tous les adjuvants de Philippe Auguste désireux de répudier Ingeburge qui a pu conduire le chapitre général de 1199 à proscrire l’écriture poétique (W. D. PaDen, Jr, « De monachis rithmos facientibus », cit. n. 4, p. 672-678).

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touchera un public large et suscitera pléthore d’imitations38. Sans doute la composition binaire du douzain dit « d’Hélinand » a-t-elle contribué à cette fortune : la rime d’abord première et dominante en quantité devient ensuite seconde et plus rare, dominée, selon le schéma aabaab bbabba. Mimant le renversement post mortem promis par le Christ (dans son sermon sur les béatitudes, Mt 5, 1-16, ou encore en Mt 19, 30, « Multi autem erunt primi novissimi, et novissimi primi »), cette strophe est particulièrement adaptée au propos moral du poète. Hélinand vise en effet les puissants qui pensent avoir le temps de se tourner vers Dieu après avoir joui des plaisirs du siècle ; il entend leur rappeler la soudaineté avec laquelle survient Mort, et par suite le passage de la jouissance du corps aux tourments de l’âme qui feront des « premiers » les « derniers ». Cette visée sotériologique ne prédispose pas spécialement Hélinand à sensibiliser ses auditeurs-lecteurs au sort des moins fortunés39. De fait, s’il déplore comme Thibaud de Marly la rapacité des laïcs envers les pauvres économiques40, Hélinand valorise surtout la pauvreté volontaire, qu’il oppose naturellement à l’amour des richesses dont se rendent coupables les hommes restés dans le monde41, mais qu’il oppose aussi à la magnificence et à la simonie en usage à Rome42. Autrement dit, c’est en moine – et non en puissant du siècle ou de l’Église – qu’Hélinand envisage les rapports des hommes aux biens de ce monde. De prime abord en revanche, il ne semble pas s’exprimer en cistercien attaché (ou clamant son attachement43) au labor agricole ou artisanal. Les silhouettes qui 38. Les copies manuscrites des Vers de la Mort sont nombreuses (voir supra notre note 6 et le texte afférent). Les poètes et dramaturges des xiiie-xvie siècles auront volontiers recours au douzain d’Hélinand. 39. Sur ce point Monique Santucci dit son désaccord avec Pierre-Yves Badel, pour qui « Si vive que puisse être la satire, elle a toujours pour moteur une exigence morale ou religieuse, non une prise de conscience de l’oppression économique, culturelle et politique » (P.-Y. BaDel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Âge, Paris, 1969 (Études supérieures, 30), p. 103 (chap. 15 « Miroir du monde. Littérature et idéologie ») ; cité dans Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort, trad. Boyer et sanTucci, cit. n. 37, p. 34 n. 24 [le texte de la note se lit à la p. 37]). Nous partageons d’autant plus volontiers l’idée de Pierre-Yves Badel qu’Hélinand et la plupart de ses successeurs des xiiie-xve siècles (à l’exception peut-être de l’auteur anonyme du Livre des monstres) promettent aux pauvres pressurés la félicité dans l’au-delà, sans envisager d’actions correctrices en ce monde. 40. Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 12, 38-40, 46, str. xii v. 4-6 (« princes […] qui trop suelent [“ont pris l’habitude deˮ] çaus cuivroier [“malmener / attaquerˮ] qui suefrent les froiz et les chauz »), str. xli v. 1-12 (Hélinand ironise sur « çaus qui des tailles et des proies font les sorfaiz [“abusˮ] et les outrages » et qui pensent que « c’est uns vasselages faire son preu d’autrui damages et d’autrui cuir larges coroies »), str. xlii v. 3-12 (Mort peut planter ses ongles « el riche, qui art [“brûleˮ] et escume sor le povre, cui sanc il hume [“dont il sirote le sangˮ] »), str. xliii v. 1-3 (les plus pourvus dépouillent les plus pauvres), str. xlviii v. 9-12 (les puissants sont « li gros poisson […] qui or menjuent la menuise [“les plus petitsˮ] »). 41. Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 9, 10-11, 20, 22-23, 24-28, 30, 48, str. ix v. 7-12, str. xi v. 4-9, str. xxi v. 10-12, str. xxiv, xxvi, xxvii, xxviii, str. xxix v. 10-12, str. xxx v. 10-12, str. xxxii v. 9-12, str. l v. 12 et dernier du poème (« Mieuz aim mes pois et ma poree ») ; voir aussi l’opposition emblématique de Néron et saint Pierre, cinq strophes durant (p. 41-46, str. xliv-xlviii). 42. Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 12-15, str. xiii-xv. 43. Pour un exemple de revendication stratégique du labor (manuum) par les cisterciens, voir dans le présent volume la contribution de Cécile Caby.

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pourraient représenter les laboratores44 sont chez lui à peine esquissées, et elles figurent les humbles susceptibles de goûter aux délices éternelles après avoir souffert ici-bas. À propos de ces « cuiver[z] » et « povre[s] », Hélinand rappelle en effet qu’ils ne sont pas seuls à être fauchés par la mort, dans la mesure où celle-ci ignore toute hiérarchie sociale, voire la renverse : Morz fait franc homme de cuivert45, Morz acuivertist46 roi et pape, Morz rent chascun ce qu’il desert47, Morz rent al povre ce qu’il pert, Morz tout48 al riche quanqu’il49 hape. (Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 29, str. xxxi v. 8-12)

On observe d’ailleurs que, quand il évoque les puissants ou les misérables, Hélinand les envisage dans leur ensemble et non comme des êtres ou groupes particuliers. L’emploi qu’il fait alternativement du substantif non déterminé par un article et conservant donc son extension la plus large, de l’article défini pouvant signifier la notoriété50, ou encore du pronom chascun, l’atteste. En revanche il arrive que le moine de Froidmont mentionne « l’ordene de Cistiaus », « l’ordene qui le cors degaste », le « blanc ordene » ou les « blans moignes »51. Ces références explicites sont concentrées dans un passage où Hélinand entend démontrer qu’il vaut la peine de souffrir en ce monde où les méchants vivent à l’aise. Il s’agit d’un raisonnement par l’absurde, où la crainte de ne pas être récompensé de ses sacrifices terrestres est rejetée, au motif que cela supposerait l’(impensable) iniquité de Dieu. Au moment le plus polémique de cette exhortation au contemptus mundi, les cisterciens sont opposés à des moines dont Hélinand fustige le goût pour la bonne chère et pour le confort : Se Dieus ailleurs nul bien ne rent, Mout chier as blans moignes se vent ; Mout ont le mieuz cil52 as cras cous Qui ne tiennent Dieu nul covent53, Ainz54 font procession sovent

44. Pour une discussion de cette catégorisation sociétale, voir dans le présent volume la contribution de Nicolas Perreaux. 45. Antonyme de franc, le substantif cuivert désigne dans le droit féodal un paysan non libre, un serf. 46. Dérivé verbal de cuivert glosé à la note précédente : comprendre “asservitˮ. 47. Comprendre “ce qu’il mériteˮ. 48. Verbe tolir conjugué à la 3e personne du singulier du présent de l’indicatif : comprendre “ôte / reprendˮ. 49. Comprendre “tout ce qu’ilˮ. 50. Voir par exemple Ph. MénarD, Syntaxe de l’ancien français, Bordeaux, 1994 [4e éd. rev., corr. et augm.], § 6.1. p. 26 et § 7.1. p. 27. 51. Respectivement str. xxxvi v. 12, str. xxxviii v. 4, 8, et str. xxxvii v. 2 (Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 34-35). 52. Comprendre “ils ont l’avantage / le dessus, ceuxˮ : la locution avoir le mieuz souligne l’opposition d’Hélinand à « cil as cras cous [“ceux qui ont le cou grasˮ] ». 53. Comprendre “promesse / engagementˮ. 54. Comprendre “mais bien au contraireˮ.

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As bons morciaus et as liz mous. (Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 34, str. xxxvii v. 1-6)

Hélinand dénonce ici gourmandise et paresse, plutôt que gourmandise et luxure qui sont traditionnellement appariées55. Les moines adipeux ont donc toutes chances d’être des clunisiens, des hommes de Dieu qui se sont éloignés de la règle de saint Benoît en réservant aux occupations manuelles une portion congrue voire nulle, et qui ont ainsi le temps de se prélasser. Cette occurrence mise à part, Les Vers de la Mort ne font guère valoir le labeur revendiqué par les moines blancs. Quand Hélinand désigne l’ordre cistercien comme « l’ordene qui le cors degaste / pour faire l’ame sobre et chaste » (str. xxxviii v. 4-5), ses auditeurs-lecteurs peuvent penser à toutes sortes de mortifications plutôt qu’à un effort physique visant à la production, à la transformation ou à l’échange de biens. Quelques vers plus haut en effet, il a été question du régime austère observé par « tuit cil de l’ordene de Cistiaus », qui « por Dieu ont lor char aflite [“ont accablé leur corpsˮ] / et beü tant amers jusiaus » (str. xxxvi v. 12 et 8-9). Dans son poème de six cents vers, le moine de Froidmont ne s’arrête guère aux occupations manuelles56 – dont on a longtemps considéré qu’elles importaient aux cisterciens mais que ceux-ci ont généralement réservées aux convers. Hélinand donne certes à voir un charpentier et un marin, mais outre que ces artisans n’apparaissent pas dans un cadre monastique, il les réduit à des silhouettes à valeur parabolique. Du premier il affirme en effet qu’il serait fou d’attendre la fin de sa vie pour couvrir sa maison57 ; et à propos du second il rappelle, en usant d’une métaphore tout aussi éculée, la nécessité de calfater le bateau qui prendra bientôt la mer58. D’ailleurs, ces deux brefs passages des Vers de la Mort impliquant des artisans font apparaître deux verbes d’usage assez récent mais commun, fremer (str. viii pour « le charpentier ») et joindre (str. xlix pour qui s’apprête à « m[ovoir] la nef del port »), tandis que l’on verra cent cinquante ans plus tard un Guillaume de Digulleville employer en pareille situation des vocables techniques rares, et surtout Hélinand lui-même se montrer plus inventif ailleurs en ce poème. Ayant pour sème commun le désir de se protéger de l’extérieur, les verbes fremer et joindre peuvent ici être lus allégoriquement, comme des actes de résistance aux insidias diaboli (Ep 6, 11) : ils ne traduisent pas des gestes artisanaux bien précis. 55. Sur cette fréquente association des deux péchés, voir notamment C. casaGranDe et S. vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, 2002 [pour la trad. fr.], p. 234 n. 9 (association de gula et luxuria dès les célèbres Moralia in Job de Grégoire le Grand). 56. Dans l’Annexe à notre première contribution, l’on découvre que, dans un texte destiné à un public moins large, sa Chronique latine, Hélinand a fustigé les abus des cisterciens eux-mêmes, notamment quand ils se dérobent au labor. 57. Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 8, str. viii v. 10-12. L’on ne peut ici écarter l’hypothèse d’une influence des paraboles évangéliques exhortant à veiller pour ne pas être surpris (voir par exemple Mc 13, 33-37). 58. Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 49, str. xlix v. 10-12. En l’occurrence, Hélinand se souvient de comparaisons séculaires entre vie humaine et navigation ; il peut en outre avoir connu, en latin ou en langue d’oïl, les récits hagiographiques relatifs au moine irlandais saint Brendan.

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Tout cela ne signifie pas qu’en ses cinquante douzains Hélinand de Froidmont ait absolument négligé ceux qui exercent un effort continu en vue de produire ou de modifier quelque chose59. Assurément on ne trouve dans les Vers de la Mort aucune occurrence de labour / labourer, uevre / ovrer, occupacion / soi occuper ou d’autres termes du même champ sémantique60. Cependant, Mort exerce en ce poème toutes sortes de métiers et illustre donc diverses activités susceptibles d’éclairer l’univers matériel et mental de l’énonciateur. Certaines des activités de la faucheuse sont très attendues, d’autres moins. Ancien et Nouveau Testaments ont préparé les auditeurs-lecteurs d’Hélinand à voir Mort manier l’attirail des chasseurs, de sorte que la « maçue » dont elle est dotée (str. i v. 4), la traque dont elle s’amuse (str. iv v. 8-9), les filets où elle attrape puis enserre ses proies (str. v v. 1 et 10-11, str. xx v. 9), le cor qu’elle fait résonner (str. vi v. 1), ou même l’arc qu’elle manie aussi sûrement que Tristan (str. viii v. 4-561), ne devaient guère étonner les premiers récepteurs du poème. La vènerie constituant dans le système féodo-vassalique un privilège nobiliaire, on n’est pas non plus surpris d’observer que l’habile chasseresse se comporte comme un seigneur âpre au gain ne se contentant ni de ses « rentes » ni de ses « ventes » mais se montrant prompt à « desnuer » « les riches » même (str. iii v. 3), à « saisi[r] les terres franches » (str. x v. 1), à « l[ever] sor toz [s]a baniere » sans craindre la moindre résistance en cas de siège (str. xxii v. 3 et 1), ou encore à « defie[r] et guerroie[r] / çaus qui des tailles et des proies / font les sorfaiz et les outrages [“qui abusent desˮ] » (str. xli v. 1-362). En conséquence, Mort « fai[t] enseler [s]es chevaus » (str. xiv v. 1)63 quand elle part exhorter d’autres seigneurs, ceux de l’Église (str. xiv-xvi). C’est aussi en raison de la puissance sociale dont la dote le poète, que Mort est présentée comme

59. Nous empruntons cette définition du verbe travailler au Trésor de la langue française (P. iMBs (dir.), Trésor de la langue française : dictionnaire de la langue des xixe et xxe siècles (1789-1960), 16 t., Paris, 1971-1994, t. 16, p. 151b). 60. Quant au verbe travaillier – dont nous avons montré dans notre première contribution au présent volume qu’il désignait le plus souvent aux ixe-xive siècles un effort physique (fourni ou subi) susceptible d’entamer la vigueur physique ou morale de l’agent ou du patient –, il n’apparaît qu’une fois sous la plume d’Hélinand, avec le sens ancien que confirme sa coordination à lasser (« aus [“euxˮ, les nantis] […] / qui povres [“les pauvresˮ, COD] travaillent et lassent », Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 37-38, str. xl v. 7-9). 61. Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 8, str. viii v. 5, « l’arc qui ne faut » : cf. Béroul, Le Roman de Tristan, éd. E. MureT, Paris, 1947 [4e éd. rev. L. M. DeFourques], p. 54, v. 1751-1752, « La ou il erent en cel gaut [“Tandis que Tristan et Iseut demeuraient en cette forêtˮ], / trova Tristan l’arc Qui ne faut » (suit une justification de ce nom par les qualités exceptionnelles de l’arme). 62. La même strophe indique que ces comportements de voleurs sont des « seignorages », relèvent donc des droits seigneuriaux. 63. Comme l’a bien vu Louis Réau, la figuration poétique ou picturale de Mort en cavalière peut aussi constituer une réminiscence de l’Apocalypse (L. réau, Iconographie de l’art chrétien, tome second Iconographie de la Bible, ii. Nouveau Testament, Paris, 1957, p. 642).

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un percepteur de Dieu (str. xxi v. 4-6) et même comme un juge – équitable, car très semblable au Juge qui séparera « paille de grain » (str. xxxiii v. 864). D’autres activités prêtées à Mort paraissent d’abord moins attendues mais s’expliquent bien elles aussi. C’est ainsi qu’après avoir évoqué les filets de Mort chasseresse, Hélinand la présente comme celle « qui en tuz lieus fai[t] verreglaz / por nos faire verreglacier » (str. v v. 2-3), ce qui pourrait renvoyer à une technique de piège en contrée froide, mais qui a surtout pour effet de souligner la toute-puissance de Mort. De même la référence au rasoir affûté par Mort sur les gorges blanches (str. x) ou tiré de sa gaine (str. xx v. 5, str. xxiii v. 12) tendelle principalement à rappeler que la faucheuse équipée comme un barbier (str. x, xii) n’a aucun égard pour l’âge (str. x et xxiii) ni pour le rang (str. xx) de ses victimes. Sans doute Hélinand a-t-il eu l’idée de camper Mort en couturière (str. x) et en tailleur (str. xxiv, xxxi v. 4, xxxiv v. 6) parce que l’une et l’autre pouvaient être chargés de confectionner les linceuls dont Hélinand menace ses destinataires. Voir Mort figurée en ménagère « qui bat le siecle comme toile » (str. xiii v. 3) ne devait pas non plus étonner outre mesure les contemporains d’Hélinand, habitués aux fléaux décimant les populations et à l’idée que la souffrance physique purifie l’âme. Quant à la figuration de Mort en pompier qui « queur[t] la o orgueus fume / por esteindre quanqu’il [“tout ce qu’ilˮ] alume » (str. xlii v. 1-2), elle se fonde sur l’axiologie opposant vices et flammes de l’enfer d’une part, vertus et fleuves du paradis terrestre d’autre part. Si elles peuvent étonner le lecteur moderne, ces activités physiques prêtées à Mort faisaient donc écho, pour les premiers auditeurs-lecteurs d’Hélinand, à des représentations traditionnelles. Frappe en revanche – et devait frapper y compris ses contemporains – le soin avec lequel Hélinand fait converger en son personnage central diverses activités liées à la maîtrise de la parole. Dès la première strophe en effet, Mort dont nous avons constaté les talents de chasseresse se voit prêter un geste technique conditionnant le succès de son entreprise : elle traite le poète comme un veneur traite un oiseau de proie devant muer. S’il s’agit bien entendu de faciliter la conquête du Paradis par celui qu’elle enferme pour surveiller sa métamorphose, la façon dont l’action de Mort est exposée prouve que l’enjeu est aussi, et d’emblée, poétique. Souvent commenté, le vers inaugural « Morz qui m’as mis muer en mue » (str. i v. 1) brode sur une allitération en [m] qui non seulement lie étroitement Mort et le poète (« Morz » et « m’ »), mais encore prouve leurs facultés langagières en leur faisant rapidement parcourir la gamme vocalique avec de brusques variations d’aperture (d’[o] ouvert à [u(e)], en passant par [i], [a], [i], [uẹ] et [ã]). Dès lors, outre que l’oiseau-poète est promis au changement sous l’action de Mort (i.e. de l’abbaye de Froidmont où il meurt au monde), il devient susceptible de renouveler le sens de la rime mue // sue qui unit les vers 1 et 2. Dans l’absolu, le mot mue pourrait qualifier un substantif beste qui lui est très fréquemment associé, et 64. Les contemporains d’Hélinand pensaient nécessairement à Mtt 13, 24-30 (parabole du bon grain et de l’ivraie). Sur les raisons du succès de « Mort niveleuse », voir l’avis nuancé de Louis Réau (L. réau, Iconographie de l’art chrétien, cit. n. 63, p. 647 ; p. 638 pour l’expression citée).

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ainsi renvoyer au mutisme des animaux qui transpirent. Or, malgré la sueur que dégage son « cors » (str. i v. 2-365), le je est ici un animal parlant, un hommeoiseau doué de raison et capable de renouveler son langage66. Dès la deuxième strophe d’ailleurs, c’est par son chant sur Mort que le poète peut espérer échapper à la damnation éternelle, à la mort spirituelle (strophe citée infra). Suggérée par l’allitération du premier vers du poème, la proximité entre Hélinand et Mort s’exprime ensuite diversement : à travers l’envoi de Mort comme messagère du moine aux strophes vi à ix ; et à travers la répétition de l’activité textile de Mort (str. x, xxiv, xxxi, xxxiv), activité si importante que Mort devient elle-même filet et main à la strophe xxxi, où il paraît évident que l’assimilation du texte au tissu et du tissu au texte est désirée par Hélinand, puisqu’il dote sa couturière d’un livre juste après lui avoir prêté pour la première fois cette activité manuelle (str. x Mort couturière, str. xi v. 3 mention du « livre escrit » de Mort). Et l’on s’avise alors que, pour désigner les filets de la chasseresse eux aussi liés au travail de tissage, Hélinand ne s’est pas cantonné à l’hyperonyme laz : à la troisième occurrence du motif, laz cède sa place à une série synonymique à trois termes, tous plus précis, « tramail [“filet de pêche à trois nappesˮ] et roiz [“filet de pêche ou de chasse, y compris aviaire, piègeˮ] et nasse [“piège à poissons en forme de panierˮ] » (str. xx v. 9). L’attention accordée à la variation lexicale, conjuguée aux anaphores et à l’inventivité versificatoire d’Hélinand, donne à penser que le moine de Froidmont a conçu son poème comme une arme sotériologique efficace, et qu’il n’a pas écrit par hasard cette strophe où Mort et les moines (cisterciens) se font concurrence dans les domaines poétique et agricole (deux champs / chants que diverses métaphores unissent depuis l’Antiquité) : Morz, va m’a çaus67 qui d’amors chantent Et qui de vanité se vantent, Si68 les apren si a chanter Com69 font cil qui par ce70 t’enchantent Que tot hors del siecle se plantent, Que71 tu nes puisses sozplanter. Morz, tu ne sés çaus enchanter Qui le tien chant suelent72 chanter

65. Vers 2-3 de la strophe i des Vers de la Mort : « en cele estuve ou li cors sue / ce qu’il fist au siecle d’outrage ». 66. L’encagement de certains oiseaux est également lié au désir qu’ont les hommes de leur apprendre à parler, une pratique dont se souviendra notamment l’auteur anonyme de la farce de Maistre Mimin estudiant (ca 1480-1490 : Mimin, qui a désappris sa langue maternelle à force de vouloir apprendre le latin, se fait encager et recouvre ses facultés linguistiques premières). 67. Comprendre “va de ma part trouver ceuxˮ. 68. Comprendre “etˮ. 69. On peut traduire si… com par “(exactement) commeˮ ; le verbe faire a ensuite sa fonction vicariante encore bien connue du français moderne. 70. Démonstratif cataphorique, dont le sens est donné par la subordonnée du vers suivant. 71. Comprendre “afin queˮ. 72. Comprendre “ont coutume deˮ.

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Et la paor Dieu en enfantent : Cuers qui tel fruit puet enfanter, Por voir le puis acreanter73 Que nul tien gieu ne le sozplantent. (Les Vers de la Mort, éd. wulFF et walBerG, cit. n. 27, p. 2-3, str. ii v. 1-12)

Mort au monde, Hélinand se forge des armes poétiques inouïes pour arracher ses amis à la mort spirituelle ; et en vertu de métaphores multiséculaires que ne dédaignent pas les cisterciens74, il rapproche son œuvre du labour et prête à son instructrice Mort toutes sortes d’aptitudes professionnelles.

iii. la queste del saint graal (ca 1225-1230) Faussement attribuée à Gautier Map75, La Queste del saint Graal a en fait été écrite dans les années 1225-1230, soit bien après la mort de l’auteur du De nugis curialium vers 1210. Dans sa monographie sur le roman du Graal en prose dont il a aussi donné une édition critique, Albert Pauphilet a observé une concentration des mentions de l’Église sur les seuls ermites, recluses ou moines, à l’exclusion totale du pape et quasi systématique du clergé séculier. Il a en outre relevé plusieurs références directes et précises aux moines blancs, qui l’ont conduit à considérer que l’auteur de la Queste avait personnellement connu l’ordre de Cîteaux76. S’il fallait confirmer ce qu’Albert Pauphilet appelle « la méconnaissance du monde matériel » caractérisant le prosateur anonyme, l’on pourrait ajouter à ses arguments (lecture systématique des aventures dans un sens spirituel, et « croyance au miracle continuel »)77 le soin avec lequel l’auteur de la Queste a esquivé toute évocation d’une quelconque activité laborieuse visant à produire, à transformer ou à échanger des biens ou des services. L’atmosphère miraculeuse où baigne le roman n’a certainement pas favorisé l’émergence de développements narratifs sur la production ou l’économie monastique. De fait, les quelques personnages qui ne semblent pas appartenir à l’ordre guerrier sont des ermites, des moines ou des recluses, et ils connaissent tellement bien les histoires de famille des guerriers 73. Comprendre “en vérité je puis lui assurerˮ. 74. Sur la culture classique des cisterciens, voir supra notre note 3 et le texte afférent. 75. La Queste del saint Graal, éd. A. PauPhileT, Paris, 1923 (Classiques français du Moyen Âge, 33), p. 279 l. 31-p. 280 l. 5. 76. A. PauPhileT, Études sur la Queste del saint Graal, cit. n. 7, p. 53-58 : un interdit vestimentaire et une assertion relative à la transsubstantiation dépassent ce que l’on pouvait connaître de l’ordre cistercien en y restant extérieur. Pour une mise en perspective de cette lecture et de celles qui l’ont discutée durant le xxe siècle, voir J.-R. valeTTe, « Le Graal et les écoles de pensée du xiie siècle », cit. n. 7. 77. A. PauPhileT, Études sur la Queste del saint Graal, cit. n. 7, p. 53. Étienne Gilson a quant à lui insisté sur l’affectivité du désir graalien, après quoi Myrrha Lot-Borodine a proposé de résoudre la tension entre intellectualisme et affectivité en rattachant la Queste à la pensée de Guillaume de SaintThierry, à sa doctrine de l’amour-intellection (voir J.-R. valeTTe, « Le Graal et les écoles de pensée du xiie siècle », cit. n. 7, p. 77-78).

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qu’ils sont sans doute proches d’eux au plan social78. Autrement dit, le personnel de ce roman ne comprend que des bellatores et des oratores étroitement liés les uns aux autres. Ce n’est toutefois pas cette concentration sur les puissants qui a empêché l’auteur de s’intéresser au labeur, car les hommes et les femmes ayant renoncé au siècle auraient fort bien pu manifester leur inclination pour l’austérité cistercienne devant les chevaliers qu’ils accueillent et instruisent. Or les interventions de ces figures adjuvantes se limitent le plus souvent à l’exégèse des merveilles vues ou rêvées par les chevaliers. Les productions non verbales des hôtes des chevaliers errants ne sont pas davantage précisées que ne l’étaient celles des serviteurs de la cour arthurienne à l’ouverture du récit : partout l’on passe très vite de l’énonciation de l’intention que l’on a de nourrir, héberger, vêtir ou armer un personnage, à l’énonciation de la réalisation satisfaisante de cette intention. La même sobriété caractérise les récits de combats, réduits à l’évocation rapide d’un ou deux coups décisifs, et faisant généralement l’économie des préparatifs, des comptes rendus de blessures, etc. Cette inflexion très remarquable de la narration (qu’on la compare à celle des épopées ou à celle des romans des xiie-xiiie siècles) s’explique certainement par le désir qu’affirme régulièrement le prosateur d’offrir le récit d’une quête qui n’est plus « terriane » mais « celestielle »79. Les discours des ermites, recluses et moines sont fort développés et peuvent être considérés comme l’accomplissement de leur œuvre évangélisatrice. Pour le reste, l’auteur omet toute précision, et il désincarne ses personnages. Ainsi le « Bon Chevalier » Galaad paraît-il peu embarrassé par son enveloppe corporelle : à son propos le narrateur affirme tôt « ce fu verité de lui, si come l’estoire dou Saint Graal le tesmoigne, que por travail de chevalerie80 ne fu il onques nus qui [“il n’y eut jamais personne quiˮ] lassé le veist » (Queste, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 48 l. 19-21). Il s’agit là d’une marque d’élection, puisque les adversaires de Galaad81, ou encore les chevaliers arthuriens indignes de la quête du saint Graal, éprouvent la fatigue

78. S’il ne faut pas négliger l’atmosphère miraculeuse et mystique du roman, qui prête aux glossateurs des aventures une omniscience digne d’élus, il arrive que ces personnages explicitent les liens de parenté qui les unissent à un ou plusieurs héros engagés dans la quête. 79. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 116 l. 16-18 ; p. 127 l. 11 « la Queste n’est mie de terrianes choses, mes de celestielx » ; p. 143 (3 occurrences d’oppositions) ; et l’on pourrait multiplier les exemples. 80. Le substantif travail peut ici avoir un sens proche du substantif paine auquel il est très souvent associé dans la Queste ; ou bien l’absence (rare) d’itération synonymique pourrait suggérer que le prosateur a voulu imposer un autre sème, de sorte que le GN « travail de chevalerie » pourrait désigner le métier, l’office du chevalier. Pour une analyse sémantique de cette occurrence, voir notre première contribution au présent volume (ii. 3.). 81. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 48 l. 24, les adversaires de Galaad pourtant en surnombre sont « si las et si mal atorné » qu’ils doivent prendre la fuite ; p. 119 l. 33-p. 120 l. 1, un diable s’exclame à l’adresse du religieux déterminé à le chasser « Tu me travailles trop » ; plus tôt un glossateur a affirmé à propos de l’ennemi du genre humain qu’il « tant se peine adés [“constammentˮ] et travaille qu’il meine home a pechié mortel » (p. 102 l. 19-20). Pour une analyse sémantique de ces occurrences, voir notre première contribution au présent volume (ii. 3.).

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qui épargne l’élu. C’est non seulement vrai de Gauvain et Hector82, de Lancelot83, mais aussi, dans une mesure moindre, d’un des trois chevaliers autorisés à contempler le Graal, Perceval84. Quand par exception Galaad est « toz lassez » d’avoir porté la table d’argent sur laquelle reposait la coupe durant la navigation merveilleuse des élus85, c’est que le narrateur est en train de lui ménager une occasion de s’adresser à un paralytique en des termes proprement christiques86. Comme l’avait bien vu Albert Pauphilet, l’auteur de la Queste libère volontiers ses héros des pesanteurs terrestres. Cela explique certainement que les nefs qui les emportent se meuvent seules, que les festins soient apprêtés et servis sans qu’on voie leurs artisans, et ainsi de suite. Serait-ce à dire que la spiritualisation du roman arthurien a contraint l’auteur de la Queste à négliger ce qui constituait pourtant un trait distinctif de l’ordre cistercien, à savoir la part faite (effectivement ou idéalement) au labeur ? L’on retrouve chez lui l’assimilation de la Passion à un travail qui paraissait déjà sous la plume de Thibaud de Marly87, mais on sait que les mots de cette famille ont longtemps servi à désigner la peine endurée ou l’effort consenti, et non quelque activité de production. En outre, la conversion est ici conçue comme un gros effort88, mais les deux fois où servir Dieu s’apparente à un rude labeur pour des 82. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 154 l. 24-26, Gauvain et Hector à qui a été indiqué un ermitage qu’il faut gagner à pied « sont tuit las et travaillié ainz qu’il viegnent [“avant de parvenirˮ] amont ». 83. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 59 l. 22-24, Lancelot a été empêché d’approcher le Graal « ou parce qu’il ert [“étaitˮ] trop pesanz dou travail que avoit eu, ou par pechié dont il ert sorpris » (les deux hypothèses ne tarderont pas à converger dans les enseignements dispensés à l’ancien amant de Guenièvre) ; p. 110 l. 27-28, Lancelot qui a progressé sur le chemin du salut mais qui n’aura pas les visions ultimes du Graal « avoit talent de dormir, car il ert las et travailliez dou geuner et dou veillier » (plus tôt c’était la catalepsie de Lancelot qui montrait sa faute) ; p. 139 l. 15-17, Lancelot déterminé à persévérer sur la bonne voie « se dormi assez bien, come cil qui las estoit et travailliez, et ne baoit [“n’aspiraitˮ] pas tant a la grant aise del monde come il soloit [“il en avait eu l’habitudeˮ] » (où l’on observe la plasticité des allégories dans la Queste, puisque le sommeil est ici celui du pénitent méritant le repos) ; p. 141 l. 2-3 et l. 21-23, lors d’un tournoi symbolique, Lancelot constate qu’il est devenu sensible à la fatigue physique et il y voit la preuve de sa culpabilité spirituelle. 84. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 72 l. 20-21, Perceval parvenu chez une tante recluse « se reposa toute la nuit come cil qui las estoit et travailliez » ; p. 98 l. 20-21, Perceval qui vient d’avoir la vision des deux Lois lui demandant son secours armé « remest dormant, qui mout fu travailliez de ceste avision » ; après sa rencontre avec le Christ venu lui parler sur l’île inconnue, Perceval ne sera plus sujet à ces fatigues. 85. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 275 l. 25. 86. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 275 l. 24-p. 276 l. 6 ; comme les miracles christiques, la guérison du paralytique par Galaad exceptionnellement las provoquera l’hostilité d’un roi, en l’occurrence le roi païen de Sarraz, Escorant. 87. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 24 l. 27-29, Jésus est appelé « Celui qui se laissa travaillier en la saintisme veraie Croiz por delivrer l’umain lignage de la pardurable mort » : on notera qu’en bonne doctrine Jésus s’est « laiss[é] travaillier », ce qui n’apparaissait pas chez Thibaud de Marly. 88. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 119 l. 3-4, un cistercien pensant qu’un de ses frères a péché mortellement avant de mourir adresse à Dieu ce regret : « Ja vos avoit il si longuement servi, et tant s’estoit travailliez en vostre service ! » ; p. 269 l. 25-27 et 29-31, Josephes (fils de Joseph

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élus même, la récompense éternelle l’emporte bientôt nettement dans le discours (p. 119 et 269). Enfin, pour faire l’étiologie de la mythique « Terre gaste », la sœur de Perceval évoque une faute chevaleresque ayant frappé d’inanité les efforts des laboureurs, mais c’est moins l’effectivité du travail agricole qui intéresse l’élue que le châtiment divin l’ayant rendu improductif89. De fait, comme partout dans la Queste, la perspective est ici « celestielle ». Reste que le prosateur n’a pas donné une image uniment négative de l’effort. Il n’a par exemple mentionné qu’une seule fois l’obligation qui a été faite à Adam pécheur de gagner son pain à la sueur de son front90, alors qu’au moins un autre enseignement aurait pu faire état de cette condamnation du genre humain au travail de la terre91. De plus, l’auteur de la Queste a affirmé que les péchés de Perceval avaient été ceux de gourmandise et d’oisiveté (p. 114 l. 7-12) ; comme le second ne correspond en rien aux tentations qui manquèrent perdre le Gallois, l’on est fondé à penser que ce péché doit sa mention à l’importance que l’auteur de la Queste accorde au labeur. Le « travail » auquel aurait dû consentir Perceval est ici assimilé à celui du semeur, mais du semeur des paraboles faisant effort pour mériter la félicité éternelle, car le glossateur de la vision du chevalier affirme : « […] entent ele [i.e. la dame chevauchant un serpent] que tu soies oiseus […]. Ele ne te loe [“conseilleˮ] pas que tu te travailles en cest monde et semes tel semence a celui jor que li preudome doivent recoillir [“la semence que recueilleront les hommes méritants ce jour-làˮ] : ce sera le jor dou grant juise [“jugementˮ] ». On le voit, qu’il évite de dévaloriser le travail agricole en rappelant trop souvent sa triste origine, ou qu’il semble y encourager parce qu’une telle activité évite l’oisiveté périlleuse pour l’âme, l’auteur de la Queste a tendance à ne retenir que la dimension métaphorique du labeur, à le penser en poète. Un dernier épisode montrera cet enchevêtrement de réalités hétérogènes quand il est question dans La Queste del saint Graal de produire ou modifier quelque chose grâce à un effort continu, de « travailler » au sens moderne du terme92. Pour rendre compte de la construction de la nef merveilleuse par Salomon aidé de son épouse, le prosateur se cantonne d’abord aux verbes ferir ou couper, et l’on ne

89.

90. 91. 92.

d’Arimathie) salue les élus qui se sont « traveillié (et pené) » et qui en seront récompensés par « le plus haut loier que onques chevalier receussent » ; voir aussi supra notre note 83. Convergent avec cette affirmation de l’âpreté du service de Dieu les occurrences du mot armes pour désigner les objets liturgiques utilisés par les serviteurs de Dieu. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 204 l. 22-26, « Si en avint si grant pestilence et si grant persecucion es [“dans lesˮ] deus roiaumes, que onques puis [“jamais ensuiteˮ] les terres ne rendirent as laboureors lor travaus, car puis n’i crut ne blé ne autre chose, ne li arbre ne porterent fruit, ne en l’eve ne furent trové poisson, se petit non [“sinon des petits / un peuˮ] ». Nous avons tout de même observé dans notre première contribution (iii. 2.) que l’activité des laboureors profitait non seulement aux cultures mais encore à la reproduction des espèces endémiques. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 212 l. 7-8, « Tu mengeras ton pain en suor », décalque de Gn 3, 19. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT cit. n. 75, p. 113, glose du rêve opposant les deux Lois figurées comme des dames chevauchant pour l’une un serpent et pour l’autre un lion : le résumé des débuts de l’Histoire sainte ne mentionne pas la condamnation d’Adam au travail de la terre. Voir supra notre note 59 et le texte afférent.

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voit agir aucun des bûcherons ni aucun des ouvriers navals commandés par le roi sage. En revanche, quand il s’agit de façonner et de positionner les trois fuseaux de couleur rouge, verte et blanche pris à l’arbre planté par Ève et ayant miraculeusement changé de teinte au fil de l’Histoire sainte, l’auteur de la Queste prête à l’épouse de Salomon (dont il a auparavant reconnu l’habileté intellectuelle) le verbe chevillie[r]93. L’exception matérielle et poétique que constituent ces trois fuseaux – dont les élus admireront les couleurs et l’ajustement, c’est-à-dire précisément le chevillage ordonné par la dame – devient manifeste quand les finitions de la nef, spécialement ses inscriptions prophétiques, sont confiées par l’auteur à « uns hons o grant compagnie d’anges », qui « arros[e] tote la nef » avec l’eau portée par les anges, puis « escri[t] letres » sur la lame et le pommeau de l’épée, et enfin sur le rebord de la coque (Queste, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 225 l. 9-14). L’austère prose de l’auteur de la Queste s’orne donc exceptionnellement d’un vocable technique94 quand il s’agit de rendre compte d’un artisanat exaltant ou dépassant les capacités humaines. Sans doute l’auteur de La Queste del saint Graal, à supposer qu’il fût cistercien, était-il dans sa communauté exempté des tâches de production agricole ou artisanale exigibles des convers, sans doute ne connaissait-il guère d’autre labeur qu’intellectuel. En tout état de cause, il n’a manifestement pas considéré le labor manuum comme une pierre angulaire de la conversion attendue des chevaliers, mais il ne l’a pas non plus systématiquement dévalorisé. En un point important de son récit (puisque s’y unissent le temps où Salomon projette la quête du saint Graal et le temps arthurien où la quête advient), il a même suggéré qu’à l’instar des productions intellectuelles, verbales, les productions artisanales étaient inspirées par Dieu.

iv. l’œuvre vernaculaire De GuillauMe De DiGulleville (ca 1330-1358) Guillaume de Digulleville est un moine de l’abbaye royale de Chaalis dont l’activité littéraire se déploie durant les années 1330-1358. L’œuvre vernaculaire de Guillaume se compose de trois Pèlerinages allégoriques de plus de 11 000 vers

93. La Queste del saint Graal, éd. PauPhileT, cit. n. 75, p. 224 l. 28. Ce verbe employé par l’épouse de Salomon n’est ni neuf ni rare en ces années 1225-1230 (on le rencontre dès la première moitié du xiie siècle dans Le Charroi de Nîmes, et plusieurs fois ensuite avant 1225 : voir A. ToBler et E. loMMaTzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin / Wiesbaden, 1925-1976, s.v. « chevillier »), mais sa précision technique tranche sur le lexique de la Queste. 94. Dans son emploi transitif, chevillier désigne en effet un geste professionnel précis. Cet emploi est moins fréquent que l’emploi pronominal qui se trouvait notamment sous la plume d’Hélinand de Froidmont (str. xxxviii v. 8 ; occurrence citée supra).

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chacun95, et d’un Dit de la fleur de lis beaucoup plus concis96. La part romane de l’œuvre de Guillaume – et tout spécialement les deux premiers Pèlerinages de sa trilogie – a connu un immense succès : il existe de très nombreuses copies des Pèlerinages de vie humaine et de l’âme, des traductions partout en Europe occidentale, et des adaptations théâtrales et poétiques jusqu’au xviie siècle au moins97. En revanche, les poèmes latins de l’auteur ont été peu diffusés voire très mal conservés98. Le texte le plus ancien et le plus diffusé du moine de Chaalis est le Pèlerinage de vie humaine [désormais PVH], dont Guillaume a écrit une première version dans les années 1330. De ce récit moral nous sont parvenues près de quatre-vingt-dix copies médiévales99, maintes traductions et adaptations, et Guillaume lui-même a récrit son PVH, dont il a donné vers 1355 une seconde version, plus longue et plus savante [désormais PVH2]100. Si l’on veut résumer ce long opus, on peut en dire ce qui suit. Dans un rêve, Guillaume se voyait en pèlerin. Désireux de gagner la Jérusalem céleste, il était aussitôt secondé par « Grace Dieu », mais il trouvait l’armure offerte par celle-ci bien trop lourde. Il ne tardait donc guère à se fourvoyer en prenant le chemin fréquenté par la belle « Huiseuse » (“Oisivetéˮ). Il était ensuite balloté sur la mer du monde, avant d’être pris en pitié par Grâce de Dieu et conduit à la nef de « Religion » (“Vie monastiqueˮ). Là il voyait finalement venir à lui deux messagères de Mort nommées « Enfermeté » (“Maladieˮ) et Vieillesse, puis Mort elle-même, avant de s’éveiller au son des cloches de l’abbaye. Le PVH combine donc une Voie d’enfer et une Voie de Paradis, deux types de récits allégoriques alors bien connus en latin et en français. L’articulation des deux types de 95. La première version du Pèlerinage de vie humaine (ca 1330-1331 ; Guillaume de Deguileville, Le Pelerinage de vie humaine, éd. J. J. sTürzinGer, Londres, 1893 [désormais PVH1]) compte même plus de 13 500 vers. Quand il est nécessaire d’amender PVH1, nous citons l’édition que Béatrice Stumpf a refaite sur la base du ms. Paris, BnF, fr. 1818 (f. 1a-119a) : Guillaume de Digulleville, Pélerinage de Vie Humaine, par B. sTuMPF, http ://www.atilf.fr/dmf/VieHumaine, ATILF - CNRS & Nancy Université. 96. Le poème compte 1336 vers dans l’édition de Frédéric Duval (Guillaume de Digulleville, Le Dit de la fleur de lis, éd. F. Duval, Paris, 2014 (Mémoires et documents de l’École des chartes, 95)). 97. Voir notamment F. Duval et F. PoMel (éd.), Guillaume de Digulleville. Les Pèlerinages allégoriques, Rennes, 2008 ; M. nieverGelT et S. A. viereck GiBBs kaMaTh (éd.), The “Pèlerinageˮ Allegories of Guillaume de Deguileville. Tradition, Authority and Influence, Cambridge, 2013. 98. E. Faral, « Guillaume de Digulleville », cit. n. 9, p. 72-78 ; F. Duval, « Deux prières latines de Guillaume de Digulleville : prière à saint Michel et prière à l’ange gardien », dans Duval et PoMel (éd.), Guillaume de Digulleville. Les Pèlerinages allégoriques, cit. n. 97, p. 185-211. 99. G. veysseyre, « Liste des manuscrits des trois Pèlerinages », dans Duval et PoMel (éd.), Guillaume de Digulleville. Les Pèlerinages, cit. n. 97, p. 425-453 ; eaD., « Manuscrits à voir, manuscrits à lire, manuscrits lus : les marginalia du Pèlerinage de vie humaine comme indices de sa réception médiévale », dans nieverGelT et viereck GiBBs kaMaTh (éd.), The “Pèlerinageˮ Allegories of Guillaume de Deguileville, cit. n 97, p. 50, n. 10 [79 copies recensées] ; eaD., Projet de recherche OPVS, « Œuvres Pieuses Vernaculaires à Succès », financé par l’ERC, 2010-2015, corpus consultable en ligne, URL http ://opvs.fr/?q=fr/VuePresentationProjet [89 copies manuscrites du Pèlerinage de vie humaine (première et seconde versions confondues)]. 100. E. Faral, « Guillaume de Digulleville », cit. n. 9, p. 29-47 ; Guillaume de Deguileville, Le Livre du pèlerin de vie humaine (1355), éd. trad. G. R. eDwarDs et Ph. MauPeu, Paris, 2015 (Le Livre de Poche. Lettres gothiques).

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Voies ne constitue pas non plus une nouveauté dans les années 1330, pas même si l’on se limite aux textes en langue d’oïl : pour ne citer qu’un exemple, le Tournoi de l’Antéchrist d’Huon de Méry (après 1235) présentait déjà ce schéma narratif. Ainsi donc, Guillaume de Digulleville n’invente rien quand il montre d’abord son pèlerin choisir la mauvaise voie, puis se raviser et entrer dans la nef de Vie monastique. En revanche, son personnage de nattier nommé « Labour ou Occupation »101 constitue une nouveauté dans le champ de l’allégorie en langue vulgaire. Sauf erreur, aucun prédécesseur de Guillaume ayant comme lui écrit en français ne fait aussi nettement l’éloge des occupations manuelles en campant un tel personnage. Dans la majorité des Voies allégoriques antérieures au PVH1, ce sont plutôt la confession et la pénitence qui assurent la progression sur la voie du salut. Quant à la paresse, qui peut être appelée « Paresce » ou « Oiseuse », ou bien elle ne fait pas partie des vices rencontrés par le pécheur102, ou bien elle se confond avec l’acedia du clerc qui rechigne à servir Dieu et qui raille ceux qui le font103, ou bien encore elle se voit opposer une « Proeice » toute militaire, qui la mate sans difficulté en même temps qu’elle met en fuite « Paour » et « Coardie », de sorte que c’est alors la recreantise militaire qui se trouve fustigée à travers « Paresce »104. Ainsi donc, sous réserve d’inventaire, Guillaume de Digulleville se distingue de ses prédécesseurs quand il oppose à l’oisiveté une allégorie nommée « Labour ou Occupation ». L’éloge du labeur, et tout particulièrement du labeur manuel humble, ne se trouve dans aucun autre récit en langue d’oïl, et à notre connaissance, alors que la fortune du PVH est immense, ce motif particulier n’aura d’écho que dans une Moralité du xve siècle, La Moralité de Bien avisé Mal avisé105. Il faut dire que le point de vue ici exprimé est proprement cistercien. Il n’est certes nullement question de contredire l’idée traditionnelle selon laquelle 101. PVH1, p. 208 v. 6678. 102. Tel est le cas dans Le Songe d’enfer de Raoul de Houdenc (début du xiiie siècle ; Raoul de Houdenc, Le Songe d’Enfer ; suivi de La Voie de Paradis : poèmes du xiiie siècle, éd. Ph. leBesGue, Paris, 1908 [réimpr. Slatkine, 1974]), ainsi que dans La Voie de Paradis anonyme attribuée à Raoul de Houdenc (début du xiiie siècle ; éd. leBesGue, cit. n. 102), et dans La Voie de Paradis de Baudoin de Condé (ca 1265-1280 ; Dits et contes de Baudouin de Condé et de son fils Jean, éd. A. scheler, Bruxelles, 3 t., 1866-1867, t. 1, p. 205-231 et 484-492). 103. Comme dans La Voie d’humilité de Rutebeuf (ca 1262 ; Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. trad. M. zink, Paris, 2005 [1re éd. rev. 2001] (Le Livre de Poche. Lettres gothiques), p. 341-399), aux vers 359-402, où l’on trouve, outre le lien de parenté Paresse-« Acidie », l’affirmation de la proximité avec Envie. De manière très conséquente, l’éloge de « Proesce » concerne le respect des devoirs religieux et liturgiques. Le propos tient d’ailleurs moins de l’éloge que du regret et de la satire, notamment contre les frères Sachets (défenseur des universitaires pendant la querelle parisienne des années 1250-1260, Rutebeuf accuse les Sachets et les Mendiants d’hypocrisie, en les assimilant à « Faux Semblant », figure du Roman de la Rose de Jean de Meun, ou au célèbre goupil « Renart »). 104. Huon de Méry, Le Tournoi de l’Antéchrist (après 1235), éd. G. wiMMer, trad. S. orGeur, Orléans, 1995 [1re éd. 1994] (Medievalia, 13), p. 113 v. 2451-2457 ; d’ailleurs, « Paresce » a été la dernière à rejoindre les troupes de l’ennemi du Seigneur (Ibid., p. 75 v. 1200-1220). 105. La Moralité de Bien Avisé Mal Avisé, éd. J. Beck, dans Recueil général de moralités d’expression française, t. 3, Paris, 2014 (Bibliothèque du théâtre français, 21), p. 163-170 v. 3191-3410. Sur les rapports entre cette Moralité et l’œuvre de Guillaume de Digulleville, voir S. le Briz-orGeur, « La réécriture du Pèlerinage de vie humaine dans la Moralité de Bien Advisé, Mal Advisé », dans Duval

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le travail a été rendu nécessaire par la faute des premiers parents. Cette sinistre origine du travail, susceptible de nuire à sa valorisation par le moine de Chaalis, est affirmée par le nattier qui dit s’appeler « Labour ou Occupation »106 : Je sui celui qui fais passer Le temps briefment sans ennuier, Celui pour qui est né tout homme, Pour107 le cruel mors108 de pomme. (PVH1, v. 6673-6676 p. 208 ; éd. revue B. sTuMPF)

Cependant, le labeur est bel et bien justifié, non seulement parce qu’il évite l’oisiveté mère de tous les vices109, mais encore parce qu’il assure la survie matérielle de l’humanité110, une idée positive à quoi s’ajoute celle d’une participation de tous les métiers (et spécialement des plus humbles) à l’équilibre du corps social, où il convient que chacun trouve sa place :

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Adonc me respondy celui [i.e. le nattier, s’adressant au pèlerin] : “Se de povre mestier je sui, N’as pas cause de moy blasmer Ne moy de folie argüer111. Chascun ne puet mie forgier Couronnes d’or ne or changier. L’un a de l’un, l’autre de l’autre. Ce que fait un, ne fait pas autre ; Se touz d’un mestier estoient, Povrement se cheviroient112. Et bien te di que le mestier Qui povres est a miex mestier113 Et plus souvent neccessaire est Que cil qui riches et grans est. Li un par l’autre est maintenu Et gouverné et soustenu. (PVH1, v. 6573-6588 p. 205 ; éd. revue B. sTuMPF)

Si ce dialogue ne se retrouve que dans une Moralité du xve siècle, c’est peutêtre parce qu’il tranche sur le reste du PVH, beaucoup plus consensuel. Au début du rêve relaté dans le PVH1, la Jérusalem céleste où le pèlerin aimerait entrer est

106. 107. 108. 109. 110. 111. 112. 113.

et PoMel (éd.), Guillaume de Digulleville. Les Pèlerinages allégoriques, cit. n. 97, p. 365-392 ; W. helMich, Die Allegorie im französichen Theater des 15. und 16. Jahrhunderts, t. 1. Das religiöse Theater, Tübingen, 1976, p. 47, 73, 176, 245. Voir supra notre note 101 et le texte afférent. La préposition pour a ici sa valeur causale. Action de mordre dans le fruit. PVH1, p. 205-206 v. 6589-6604, p. 207 v. 6647-6653, et p. 208 v. 6681-6682. PVH1, p. 208 v. 6668-6672. Comprendre “ni de m’accuser de folieˮ. Comprendre “pourvoiraient difficilement à leurs besoinsˮ. Comprendre “est plus utileˮ.

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accessible non seulement aux « Jacobins, […] chanonnes et […] Augustins, […] gent de toute maniere, […] gent laie ou seculiere, […] clercs et […] religieux, […] mendiens et souffraiteux », mais encore à « mains moines noirs et blans et gris », ainsi qu’aux amis de « saint François ». Les premiers (chanoines, Augustins, etc.) se muent en oiseaux et passent la muraille de la cité quand ils mangent ce que leur tendent les « oiseleur[s] » « saint Augustin […] avecques […] autres grans mestres et docteurs » (PVH1, v. 99-122 p. 4-5) ; les suivants, moines de toutes sortes, sont assistés par « saint Beneoit » qui installe pour eux tous – et non pour les seuls moines blancs – une échelle d’humilité (PVH1, v. 129-142 p. 5) ; les derniers se hissent dans la cité grâce à la corde que saint François tend « a ceus de sa religion [“son obédienceˮ] » (PVH1, v. 143-154 p. 6). De même, peu avant la fin du rêve, le pèlerin entré dans la nef de « Religion » se plie à une règle qui donne certes une place à « Voluntaire Povreté » et à une « pitanciere […] appellee Leçon / et Estude par son droit non »114, mais cette règle insiste tout autant sur le rôle de « Latria » promouvant une riche musique liturgique (PVH1, v. 12 733-12 972 p. 397-405115) – un art dont on sait qu’il n’a pas laissé les cisterciens indifférents116 mais qui concentrait tout de même moins leur attention que celle des clunisiens. Ainsi donc, Guillaume de Digulleville, qui disait vouloir toucher un vaste public117 et qui a été exaucé si l’on en juge par le grand nombre de copies médiévales du PVH, a pris soin de viser large dans les parties liminaires de son récit, sans pour autant renoncer à s’exprimer de manière plus rigoureuse quand l’occasion s’en présentait. Ce faisant, il a enrichi le personnel allégorique des Voies d’enfer et de Paradis qui avaient précédé la sienne. De fait, c’est quand il traite des occupations manuelles que l’auteur cistercien sort des sentiers battus. On a depuis longtemps remarqué que son personnage nommé « Huiseuse » doit beaucoup au Roman de la Rose attribué à Guillaume de Lorris et continué par Jean de Meun : de même que dans le Roman de la Rose « Oiseuse » est la portière du verger où le rêveur brûle d’entrer, l’« Huiseuse » du PVH1 se présente très tôt au pèlerin, au lieu de figurer en quatrième ou cinquième position dans une reprise du septénaire des péchés mortels118 plus ou moins bien accordé au schéma de la voie allégorique119. Le fait qu’« Huiseuse » ne soit pas hideuse comme tous les autres vices rencontrés par le pèlerin va aussi dans le sens d’une dette du 114. Dans le PVH2, « Leçon » est secondée par « Hagiographie », « dont un des côtés est en pleine lumière et dont l’autre reste dans l’ombre (ce qui est une allusion au Nouveau Testament et à l’Ancien) » (E. Faral, « Guillaume de Digulleville », cit. n. 9, p. 42) ; Hagiographie y est décrite comme une mercière vendant notamment deux types de miroirs, les uns flatteurs, les autres fidèles. 115. Glose des « dames » rencontrées par le pèlerin avant qu’« Obedience » ne lui lie pieds et langue et que les messagères de Mort, « Enfermeté » et Vieillesse, ne l’assaillent. 116. Voir supra notre note 2 et le texte afférent. 117. Public d’auditeurs dans PVH1 (destinataires sommés d’escoute[r] / acoute[r] et entend[re], v. 16, 20 et 31), public de lecteurs dans PVH2 (relation des déboires de l’auteur qui affirme avoir dû récrire son premier récit). 118. Voir C. casaGranDe et S. vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, cit. n. 55. 119. Sur les Voies d’enfer et de Paradis antérieures au PVH1, voir supra nos notes 102 à 104 et le texte afférent.

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PVH1 à l’égard du Roman de la Rose, où Oiseuse était la première belle dame rencontrée par le rêveur. À l’ouverture de son texte, le moine de Chaalis explicite d’ailleurs son attachement au célèbre roman profane120, qu’il ne se contente pas d’imiter mais avec lequel il entretient un rapport complexe. De fait, comme l’a montré Philippe Maupeu, dans le Pèlerinage qui s’est initialement réclamé du Roman de la Rose et de saint Paul, le nattier qui tresse et défait constamment son ouvrage figure « l’èthos d’un écrivain exemplaire, assujetti à la voix de l’auctoritas et de l’orthodoxie morale et religieuse », un auteur qui prend ses distances avec un roman allégorique au sens jamais arrêté et par conséquent susceptible de laisser errer plutôt que d’édifier moralement121. La coïncidence entre d’une part le geste de « Labour / Occupation » qui défait ses nattes dès qu’il les a achevées et d’autre part « la conception bénédictine du travail restitué dans sa totalité à Dieu, sans considération de gain »122 a certes pu favoriser le choix de l’humble nattier pour représenter le labeur exigé des cisterciens, mais il vaut la peine d’envisager l’influence d’une autre tradition monastique convergente. Guillaume de Digulleville peut avoir eu l’idée de prêter à son unique vertu masculine une activité de tressage la rendant apte à figurer le moine-poète, et plus précisément un moine-poète guetté par l’acedia. En effet, « la première sentence des Apophtegmes des Pères du désert, intitulée “Antoine iˮ, relate, en position inaugurale, l’épreuve d’acedia » et fait apparaître comme remède à l’assaut de pensées risquant de compromettre la stabilitas recherchée par les anachorètes, une alternance entre tressage de cordes et prière123. S’il ne figure pas dans toutes les copies du Pèlerinage de l’âme prolongeant le Pèlerinage de vie humaine, un épilogue articulant les deux récits vernaculaires et des prières latines composées 120. PVH1, p. 1-2 v. 1-30. 121. Ph. MauPeu, « Bivium : l’écrivain nattier et le Roman de la Rose », dans Duval et PoMel (éd.), Guillaume de Digulleville. Les Pèlerinages allégoriques, cit. n. 97, p. 21-41, citation p. 32. L’auteur montre ainsi que la prise de distance du moine de Chaalis par rapport au Roman de la Rose n’attend pas la suppression de la référence au célèbre texte de Guillaume de Lorris et Jean de Meun dans le prologue du PVH2. Dès le PVH1 Guillaume entend arrêter le sens de ses montages allégoriques, le fixer pour instruire moralement le lecteur, et non laisser errer celui-ci à son gré. Sur la réception du Roman de la Rose, voir encore P.-Y. BaDel, Le Roman de la Rose au xive siècle : étude de la réception de l’œuvre, Genève, 1980 (Publications romanes et françaises, 153). 122. Ph. MauPeu, « Bivium : l’écrivain nattier », cit. n. 121, p. 24 n. 8 (l’auteur cite ici Marie-Thérèse Perrot, moniale du Mont-Saint-Michel qui avait assisté au colloque de Cerisy en octobre 2006). 123. A. larue, L’autre mélancolie. Acedia ou les chambres de l’esprit, Paris, 2001, p. 25-32 (« La haine de la vannerie »), citation p. 25. Nous remercions vivement Sylvie Puech d’avoir attiré notre attention sur cet essai, qui distingue opportunément l’atonie acédiaque – plus tardive –, de la frénésie physique et mentale s’emparant de l’anachorète et jugée subversive par les récits patristiques qui y voient un obstacle au renoncement physique et intellectuel attendu. Anne Larue rappelle que la vannerie ancienne, consistant dans le tressage de cordes, filets ou nattes, « est à peine un artisanat », « n’est qu’une répétition, monotone et minimale », particulièrement propre à figurer la résignation exigée de l’anachorète censé s’abstraire de l’existence pour se vouer à Dieu (Ibid., p. 26). – Dans le PVH, le nattier qui défait constamment son tressage est fort proche de l’anachorète idéal, mais Guillaume qui semblait apprécier ses sages propos se laisse bien vite détourner par « Huiseuse ». Dans Bien avisé, le personnage éponyme se conforme aux conseils du « bon homme qui est nommé Occupation » et qui lui a recommandé de passer par la haie de « Penitance » après l’avoir entendu affirmer son inaptitude

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par Guillaume suggère que le moine de Chaalis a lui aussi cultivé en alternance le tressage (verbal) et la prière pour ne pas risquer d’être la proie de l’oisiveté. Voici en effet la transition qui apparaît dans une des copies offrant successivement Pèlerinage de vie humaine, Pèlerinage de l’âme et une série de prières latines de Guillaume de Digulleville : S’autre chose je puis faire, Bien me seroit neccessaire Pour gecter en la balance Pour moi d’Uiseuse retraire Et aucunement atraire A amour de Penitance. Toutevoies, pour grevance Et ennui et destourbance Qu’ai au romans bien pourtraire124, En latin qui miez m’avance Ai mise mon ordenance. Plaise a cui elle puet plaire ! (Le Pèlerinage de l’âme, v. 11 150-11 161 p. 362, soit ms. Paris, BnF, fr. 12 466, f. 173)

Le Pèlerinage de l’âme [désormais PA]125 entretient avec le Pèlerinage de vie humaine des liens étroits, soulignés par l’auteur et bien compris par les artisans du livre. Le rêve relaté dans le PA est censé avoir été fait dans la foulée de celui que rapportait le PVH126. C’est bien l’âme du pèlerin mort à la fin du PVH qui est jugée à l’ouverture du PA et qui, condamnée au purgatoire, suit un chemin rendu fameux par la Divine Comédie un peu antérieure au PA127. D’ailleurs, la quasi-totalité de

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au labeur manuel et son statut de laïc incapable de « chanter, ne lire, ne escripre » (La Moralité de Bien Avisé Mal Avisé, éd. Beck, cit. n. 105, p. 168 v. 3344-3349 ; et p. 169 v. 3366-3374, citation v. 3372 ; le « héros » n’est plus un moine faillible comme dans PVH, mais un laïc). Comprendre “façonner / modeler joliment le françaisˮ. Guillaume de Deguileville, Le Pelerinage de l’ame, éd. J. J. sTürzinGer, Londres, 1895. PA, p. 2 v. 21-32. Guillaume de Digulleville semble pourtant ne pas avoir connu l’œuvre de Dante. Vont en ce sens les comparaisons entre les deux corpus au regard de la figuration des « héros » et de leurs guides, de la géographie infernale, de l’évocation de Jérusalem, ou des références à l’actualité (voir par exemple M. cavaGna, « Enfer et purgatoire dans le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville, entre tradition et innovation », dans Duval et PoMel (éd.), Guillaume de Digulleville. Les Pèlerinages allégoriques, cit. n. 97, p. 111-130, spéc. p. 130 n. 46 ; M. raJohnson, « L’ambivalence du tropisme de Jérusalem dans les Pèlerinages de Guillaume de Digulleville », dans M. Bassano, E. Dehoux et C. vincenT (éd.), Le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville (1355-1358). Regards croisés, Turnhout, 2014 (Répertoire iconographique de la littérature du Moyen Âge, 5), p. 83-94, spéc. p. 84 ; C. leveleux-Teixeira, « Conclusions », dans Bassano, Dehoux et vincenT (éd.), Le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville, cit. n. 127, p. 211-214, spéc. p. 211). Réciproquement, malgré les liens qui unissaient alors étroitement littératures italienne et française, l’œuvre du moine de Chaalis, abondamment diffusée et adaptée ailleurs en Europe occidentale, n’a pas été traduite dans la patrie de Dante (voir A. kaBliTz und U. PeTers, « Namentliche Autorschaft und Textautorisierung als

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la cinquantaine de manuscrits qui nous ont conservé le PA donne ce récit à la suite de l’une des deux versions du PVH128. Dans le PA comme dans le volet précédent de la trilogie des Pèlerinages, Guillaume se montre relativement discret sur cette question à l’échelle du long récit, mais il n’hésite pas pour autant à valoriser le labeur quand l’occasion s’en présente. Sa discrétion se manifeste en trois occasions. Premièrement, Guillaume ne profite pas du fait que l’on demande à saint Benoît de fournir un registre des actes du pèlerin pour évoquer d’éventuels efforts intellectuels ou physiques qu’il aurait fournis durant son séjour à Chaalis conformément à la règle cistercienne. Alors que tous les autres documents écrits mentionnés dans le PA y font l’objet d’une lecture interne (qui en fournit donc la lettre), le narrateur fait en l’occurrence ouvertement l’impasse. Il se contente d’évoquer le résultat nul de ce rapport écrit demandé à saint Benoît : les bonnes et les mauvaises actions du pèlerin avaient le même poids, et leur consignation réclamée à saint Benoît par la cour céleste n’a pas permis de trancher129. Deuxièmement, si le pèlerin finit par obtenir gain de cause et peut ainsi se rendre au purgatoire (avec un balluchon contenant ses péchés non soldés de son vivant), c’est parce que Jésus remet à Miséricorde une lettre, dont on donne cette fois lecture. Or Jésus a consenti à intervenir en faveur du pèlerin parce que celui-ci s’était confessé et avait fait pénitence130, ce qui nous ramène aux stations topiques des Voies allégoriques antérieures à celles de Guillaume, des Voies où, l’on s’en souvient, c’étaient la confession et la pénitence qui assuraient le salut, et non quelque labeur. Troisièmement, lorsque le pèlerin visite l’enfer avec son ange gardien (pour se réjouir d’avoir été envoyé au purgatoire), les châtiments infernaux lui apparaissent dans l’ordre du septénaire des péchés mortels : Paresse est alors en cinquième position, et elle est explicitement assimilée à l’acedia131 qui ne constituait qu’un des deux antagonistes de « Labour / Occupation » dans le PVH où « Huiseuse » se manifestait plus directement. Pas plus que dans le Pèlerinage de vie humaine toutefois, ces « occasions manquées » du Pèlerinage de l’âme n’empêchent Guillaume de préciser sa pensée concernant la valeur du labeur dans une perspective sotériologique. Lorsque le

128.

129. 130. 131.

Faktoren der europäischen Textgeschichte der “Pèlerinageˮ -Corpus », dans A. kaBliTz und U. PeTers (éd.), Mittelalterliche Literatur als Retextualisierung : das Pèlerinage-Corpus des Guillaume de Deguileville im europäischen Mittelalter, Heidelberg, 2014 (Forum für allgemeine und vergleichende Literaturwissenschaft, 52), p. 105-164, spéc. p. 160 sqq). S. le Briz et G. veysseyre, « Les notes marginales du ms. Paris, BnF, fr. 1648 : quand un clerc glose le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville », dans Bassano, Dehoux et vincenT (éd.), Le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville, cit. n. 127, p. 21-37, spéc. p. 21 et n. 7. Le ms. BnF, fr. 1648, lui, donne le PA et des prières latines, mais aucun autre pan de l’œuvre de Guillaume. PA, p. 82-83 v. 2333-2354. PA, p. 84-86 v. 2389-2466. PA, p. 176-178 v. 5309-5358 : Paresse est ici associée à Tristesse, et il est fait mention de Caïn. Sur l’évolution d’acedia au fil de l’histoire chrétienne, et en particulier sur le passage (entre Antiquité tardive et Moyen Âge) d’une excitation intellectuelle potentiellement subversive à une torpeur gagnant corps et esprit, voir A. larue, L’autre mélancolie, cit. n. 123. Voir aussi S. wenzel, The Sin of Sloth : acedia in Medieval Thought and Literature, Chapel Hill, 1967.

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pèlerin suit son ange gardien, ce sont trois visions terrestres consignées à peu près au centre du PA qui viennent illustrer l’importance de l’effort. Il se pourrait même que Guillaume ait ici cherché à dresser un inventaire des bénéfices du labeur, puisqu’est d’abord envisagé l’effort des moines (PA, v. 6703-6778 p. 220223), puis celui des clercs (PA, v. 6841-7204 p. 225-236), puis celui des laïcs (PA, v. 7205-8344 p. 236-271, spéc. v. 8213-8330 p. 267-271). Aux vers 6703-6778, l’ange gardien cite notamment saint Bernard qui répondit à « un clerc, fil d’un riche bourgois / demandant que faire il failloit / qui [“quand onˮ] en religion entroit, / […] / qu’il failloit que asnes fust, qui / les fais que on li chargeroit / soustenist tous, fust tort ou droit, / et qui nulle fois ne gronçast [“ne maugréât / ne se plaignîtˮ] / de viande que on li donnast [“de la nourriture qu’on lui donneraitˮ] » (v. 6728-6736 p. 221). Si le terme-clef semble bien être celui d’obedience qui apparaît justement au dernier vers de cette anecdote (v. 6768 p. 222), il n’est pas impossible de voir dans d’autres vers du passage une incitation plus précise aux tâches rudes que les cisterciens s’assignent (ou assignent plus souvent aux convers). En effet, les « bons religieux », déclare l’ange gardien, doivent agir comme les « hermites du temps passé » dont les tombes figurent des ânes, « en portant la croix Jhesucrist / pour lui ensuir […] / et pour fair’en bas [“pour faire de cette croix un bâtˮ] pour porter / toutes grietés [“les charges péniblesˮ] et endurer » (PA, v. 6753-6756 p. 222). La « croix » et les « grietés » pouvant constituer des allégories de l’acceptation monastique de toutes sortes de peines, ce passage n’est pas déterminant. En revanche, aux vers 6841-7204, l’ourse Doctrine reforme à l’image de Dieu les hommes qui se livrent à elle après que le péché a effacé leur ressemblance originelle avec le Créateur132. Or, la teneur et la forme du dialogue engagé entre Doctrine et le pèlerin le confirment s’il en était besoin, c’est ici l’effort intellectuel qui se trouve promu. Choquée par le pèlerin qui a accusé son corps de sa perte, Doctrine expose en effet les propriétés de l’âme, et elle fonde son propos sur des traités patristiques mais aussi aristotéliciens133. Enfin, aux vers 8213-8330 on retrouve l’idée auparavant exprimée dans le PVH, à savoir que les travailleurs, spécialement les plus humbles, sont indispensables à la vie du grand corps social. Cette autocitation figure dans un développement richement intertextuel, puisque l’ange gardien du pèlerin expose, à la demande de celui-ci, la signification de la statue vue en rêve par Nabuchodonosor au chapitre 2 du livre de Daniel. La vision de Daniel est en l’occurrence revisitée comme elle l’était chez Jean de Salisbury, car les métaux composant les membres de la statue ne renvoient plus aux âges du monde comme c’était le cas dans la Vulgate, mais 132. Dans les bestiaires, l’ourse est présentée comme un animal qui redonne vie à ses petits mort-nés en les léchant le troisième jour, autrement dit comme un animal apte à figurer Dieu le Père. Ici, Doctrine lèche les pécheurs venus la trouver, afin qu’ils retrouvent leur ressemblance avec le Créateur. 133. Sur cet épisode du PA, voir notamment F. PoMel, « La langue de Doctrine et l’âme difforme du pèlerin : enjeux théologiques, didactiques et littéraires d’une scène allégorique du Pèlerinage de l’âme », et B. sère, « Forme, déformation, reformation : les corps difformes et la théologie de l’image de Dieu en l’homme dans le Pèlerinage de l’âme », dans Bassano, Dehoux et vincenT (éd.), Le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville, cit. n. 127, p. 125-136 et 137-143 respectivement.

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renvoient comme dans le livre v du Policraticus (1159) aux divers états qui composent la société134. Dans ce troisième volet d’un long développement consacré au labeur, le travail poétique de Guillaume rend donc hommage à l’effort attendu de toutes sortes d’hommes. Manifestement cet effort attendu est intellectuel pour les moines, et physique pour les plus humbles. Cette coïncidence entre éloge du labeur et exigence formelle du moine-poète n’est pas isolée. Parmi les écrits dont on donne lecture durant le procès du pèlerin, le plus remarquable est une lettre de Grâce de Dieu que le moine a méprisée de son vivant mais dont Justice tient à donner lecture à la cour céleste. Composée de vingt-quatre strophes carrées135 dont les initiales désignent en acrostiche et en latin le destinataire de la lettre (« GuillerMus De DeGuilevilla »), la missive fait alterner français et latin à chaque vers, pendant cent quatre-vingt-douze vers (PA, v. 1593-1784 p. 57-64). Autre contrainte formelle, dans la première strophe de ce morceau de bravoure, suscription, adresse et salutation se suivent, comme à l’ouverture d’une lettre solennelle. Or, l’adresse souligne la paresse du moine : Grâce de Dieu interpelle en effet « cellui qui fait gesine / hic in medio cortine » (PA, v. 1597-1598 p. 57, “celui qui reste couché ici, entouré des rideaux de son lit”). Tout se passe comme si Guillaume réparait par un travail poétique particulièrement exigeant la paresse à laquelle il avait cédé dans le passé. Alors que le copiste d’un des plus anciens manuscrits du PA, le BnF, fr. 1648 (antérieur à 1380), a assorti sa copie de 156 notes marginales en latin, il ne s’est pas appesanti sur ces passages. L’unique note qui accompagne l’anecdote des tombes aux ânes renvoie à la parole de Jacob sur Issachar, une parole déjà pointée comme une citation par Guillaume136. Aucune note ne documente ensuite la parole prêtée à saint Bernard, pourtant explicitement cité par Guillaume lui aussi137, et plusieurs fois proposé comme caution du Pèlerinage de l’âme par le copiste glossateur138. Sur les dix marginalia qui commentent le dialogue du pèlerin avec Doctrine, trois renvoient le lecteur à la Vulgate, trois à Augustin, un à Hugues de Saint-Victor, et les trois autres à des auteurs antiques dont Charles v possédait les textes ou les traductions139. La note invitant à fonder sur un propos d’Hugues de Saint-Victor (f. 52ra) l’idée selon laquelle les facultés spirituelles sont inégales et 134. Sur cet épisode du PA, voir notamment G. lecuPPre, « La société statufiée. L’idéal politique de Guillaume de Digulleville », dans Bassano, Dehoux et vincenT (éd.), Le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville, cit. n. 127, p. 49-59. 135. Il s’agit en effet d’huitains d’octosyllabes. 136. PA, p. 222 v. 6757-6760, « Ysachar un tel asne estoit / duquel Jacob ainsi disoit / quant estoit au lit de mort : / “Ysachar est un asne fortˮ » ; dans le ms. Paris, BnF, fr. 1648, on lit en face du v. 6757 du PA : « GeneS.49. ». 137. PA, p. 221 v. 6727-6728, « A saint Bernart vint une fois / un clerc […] ». 138. Notes des f. 2rb, 13rb, 22va, 28va, 41ra, 80va, 82ra du ms. Paris, BnF, fr. 1648. On observera cependant qu’à une exception près, ces renvois à saint Bernard semblent avoir été directement tirés du Manipulus florum. 139. D’où la proposition que nous avons faite de regarder ce manuscrit possédé par Charles v comme une copie réalisée à son intention, par un clerc connaissant la bibliothèque et les goûts du roi (voir S. le Briz et G. veysseyre, « Les notes marginales du ms. Paris, BnF, fr. 1648 », cit. n. 128).

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dépendent de la complexion corporelle qui accueille les âmes, toutes semblables en essence (PA, v. 7036-7038 p. 231), a manifestement été tirée du Manipulus florum, comme la plupart des notes adossant le Pèlerinage de l’âme à une autorité patristique ou exégétique. Cette note en latin ne témoigne donc nullement d’une attention particulière du copiste glossateur aux passages du PA valorisant le labeur. Quant à l’ekphrasis de la statue de Nabuchodonosor, elle est assortie de vingt-sept notes marginales pour 1140 vers de texte français, mais les 118 vers consacrés aux pieds mi-partis de fer et de terre figurant les agriculteurs et les artisans n’ont suscité qu’une seule note (contre trois possibles si l’on se fie à la densité moyenne de l’annotation du passage). En outre, dans cette note (f. 62rb) se trouve simplement indexée la référence scripturaire des vers 8279-8280 (« De terre sont, saint Jehan le dit, / quar de leur terre parlent tuit [“ils parlent tousˮ] » ; note marginale : « Jo9.3. qui de terra est de terra loquitur » [voir en effet Jn 3, 3]). En marge de la lettre bilingue enfin, ne figure strictement aucune annotation. Le copiste glossateur du manuscrit BnF, fr. 1648140 ne s’est donc pas spécialement arrêté aux passages les plus favorables au labeur, mais l’auteur, lui, a creusé son sillon. C’est ce que prouvent les deux autres textes allégoriques vernaculaires dus à sa plume, à savoir le Pèlerinage de Jésus-Christ et le Dit de la fleur de lis. Daté de 1358 par Guillaume141, et signé par le biais du même acrostiche que celui qui se trouve dans le PVH et dans le PA, le Pèlerinage de Jésus-Christ [désormais PJC] nous est parvenu dans une trentaine de copies médiévales142, preuve de son beau succès en dépit des jugements sévères qu’il a pu susciter à l’époque moderne143. Dans ce récit encore plus contraint par la tradition que ne pouvaient l’être un Pèlerinage allégorique ou une Vision de l’au-delà, Guillaume de Digulleville a saisi plusieurs occasions d’évoquer le labeur. En effet il n’a pas seulement pointé l’idéal cistercien de pauvreté ici mis en valeur par la présence de « Povreté » aux côtés de la Vierge parturiente (PJC, v. 1811 sq. p. 61-62), ou par un commentaire original du miracle des noces de Cana (dont le narrateur déduit que Jésus a voulu enseigner que c’est aux pauvres de recevoir les dons des riches, et non l’inverse : PJC, v. 4455-4468 p. 146-147), ou encore par le choix de quelques sermons, parabole ou épisode ne figurant pas nécessairement chez tous les évangélistes (sermon sur les biens terrestres auxquels Dieu pourvoit, PJC, v. 5431-5466 p. 177-179 ; sermon sur la nécessité de renoncer à ses biens pour être récompensé dans l’au-delà, PJC, v. 6619-6638 p. 216-217 ; parabole sur le pauvre Lazare et le Mauvais riche, PJC, v. 7011-7056 p. 228-230 ; épisode 140. Dans sa thèse de l’École des chartes, Jean Hennet a mis en question l’idée selon laquelle le copiste du ms. Paris, BnF, fr. 1648 (qui a assorti le texte du PA de 156 marginalia en latin) serait à l’origine de la riche annotation marginale de cette copie : sa maîtrise moyenne du latin suggère plutôt qu’il a recopié là un apparat préexistant, dont nous n’avons plus la trace. Nous remercions Géraldine Veysseyre de nous avoir signalé ce point. 141. Guillaume de Deguileville, Le Pelerinage Jhesucrist, éd. J. J. sTürzinGer, Londres, 1897, p. 2 v. 22. 142. Voir les recensements de Géraldine Veysseyre signalés supra dans notre note 99. 143. Voir notamment E. Faral, « Guillaume de Digulleville », cit. n. 9, spéc. p. 79.

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des marchands chassés du Temple, PJC, v. 7089-7108 p. 231). La réécriture des Évangiles à laquelle se livre le moine de Chaalis dans son PJC se signale aussi par la place qu’il accorde à l’évocation du labeur manuel. Bien sûr, l’épisode opposant Marthe et Marie n’est guère favorable à l’éloge du labeur (PJC, v. 6673-6682 p. 218) ; mais Guillaume trouve une belle occasion lorsque Jean-Baptiste joue son fameux rôle de précurseur du Christ. Non sans habileté, le moine de Chaalis file la métaphore du sermon attribué au Baptiste par les Évangiles, « Parate viam Domini » (“Préparez la voie du Seigneurˮ, Mt 3, 3, Mc 1, 3 et Lc 3, 4). Il prête en effet à Jean une serpe de défricheur, si bien que la tunique en poil de chameau et la ceinture déjà mentionnées dans les Évangiles (Mt 3, 4 et Mc 1, 6 : « Ipse autem Johannes habet vestimentum de pilis camelorum, et zonam pelliccam circa lumbos suos ») entrent dans un système où chaque mot de la Vulgate peut essaimer : 4194

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144. 145. 146. 147.

[…] son voiage [i.e. celui de Jésus pèlerin] mont li fu Divers et rioteus144 souvent, Et plain de grant empeschement. Et vint avant son messagier [i.e. Jean le Baptiste] Duquel j’ai parlé au premier, Pour tex empeschemens oster De son chemin et essarter, Selon que faire le pourroit Et que presenté s’i estoit. Et avoit ce messagier pris Un vestement, a mon avis, Qui estoit de peuz de chamel, Surçaint de çainture de pel, Et portoit une serpe aus dens Et en sa main un pot, ou ens145 Avoit eaue, com aprés vi Quant en pluseurs lieus l’espandi, Et parla ainsi a Jhesu : “Sire, dist il, je sui venu Pour acomplir ce qu’ai pramis Et que aussi tu m’as commis146. Bien sai qu’en mainz lieus espineus Ton chemin sera, et greveus, Et en mainz autres lieuz sera Ort147, ou nulles [i.e. nulles espines] il n’en ara. Pour les espines essarter

Littéralement “cruel et embarasséˮ : comprendre “plein d’obstacles éprouvantsˮ. Littéralement “où dedansˮ : comprendre “à l’intérieur duquelˮ. Comprendre “et que tu m’as chargé de faireˮ. Comprendre “sale / répugnantˮ.

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Et de tes voies hors oster, Une serpe je ai prise, Et la tieng selonc la guise Que je m’en puisse miex aidier ; Et afin que en rien blecier Ne me puissent, un devantel148 Me sui fait de sauvage pel Et de peuz qui sont fors et durs Et pour moi bien garder seürs, Et me sui çaint pour miex passer Et plus delivrement aler. Pour les ors lieus ausi te di, Un pot plain d’eaue porte ci, De quoi selonc que je pourrai Les ordures laver vourrai. Et ainsi il ne tendra pas A moi, par ou passer devras, Que ton chemin ne soit tout prest, Se empeschement fait ne m’est149. Je voiz devant, vieng quand voudras, Touz jours mez traces bien verrasˮ. Ainsi s’en ala essartant Jehan espines par devant A la serpe qui est par non Nommee Predication. (PJC, v. 4192-4242 p. 138-140)

S’il est assurément favorisé par l’inscription de la vie du Christ dans le schéma de la Voie allégorique, ce goût pour l’image prosaïque est particulièrement prononcé chez Guillaume de Digulleville, ce qui l’amène à citer des outils professionnels précis – au lieu de s’en tenir comme les auteurs précédents de notre corpus au topos du labeur comme châtiment de la faute des hommes contre Dieu, au topos des « gens viv[ant] de labor » saignés à blanc par des nantis comparés à des loups, ou à l’ellipse des gestes productifs de biens matériels. L’on commence d’ailleurs à mieux mesurer les apports de Guillaume de Digulleville à la langue française150 : dans l’état actuel des dépouillements engagés par les contributeurs 148. Comprendre “un tablierˮ. 149. Guillaume de Digulleville prépare ici un développement supplémentaire dont nous ne connaissons pas d’équivalent : assassiné sur l’ordre d’Hérode, Jean n’a pas pu retirer toutes les ronces de la voie du Christ, qui a donc été coiffé de la couronne d’épines lors de la Passion (voir S. le Briz-orGeur, « L’homo viator et les Pèlerinages de Guillaume de Digulleville », dans T. le DeschaulT De MonreDon (dir.), Pèlerinages. Origine, succès et avenir [Rencontres internationales et pluridisciplinaires de Cahors à l’occasion du 20e anniversaire du classement des chemins de Compostelle par l’UNESCO, 7-8 juin 2018], Cahors, 2019, p. 67-89, spéc. p. 80 n. 39). 150. Les travaux de Béatrice Stumpf sont les plus importants dans ce domaine.

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du Dictionnaire du moyen français151, il apparaît que le moine de Chaalis est tantôt le premier tantôt le dernier usager connu de tel terme régional, qu’il a un très riche lexique scientifique et technique, qu’il a parfois même inventé des mots, promis à une plus ou moins grande fortune. Dans le passage que nous venons de citer, il use d’un terme qui se trouvait auparavant dans son seul PVH, le substantif devantel152. Le bref et subtil Dit de la fleur de lis de 1338 témoigne du même goût conjoint pour l’évocation des outils artisanaux et pour l’innovation lexicale. Frédéric Duval, qui en a donné naguère une édition synoptique et une édition critique [désormais DFL]153, a corrigé ou précisé les lectures qu’historiens et littéraires avaient pu faire de cette fiction allégorique, afin de montrer que « le récit des origines [du signe des fleurs de lys] est un prétexte […] permettant au poète d’exposer […] une conception [particulière] de la dignité royale »154. Ce récit des origines de l’emblème royal est en outre caractéristique du style du moine de Chaalis : la fleur de lys ne suscite pas sous la plume de Guillaume une de ces allégories statiques typiques du Dit155 ; on assiste à sa fabrication (comme « signe ») par trois dames vues en rêve, « Grace Dieu », « Sapience » et « Raison », qui s’activent près d’un établi. Pour commencer, Sapience est dotée d’outils évoquant une « ouvriere / de carpenter ou parmentiere » (DFL, v. 27-28 p. 248) ; elle tient un compas, une équerre et des forces. Grâce de Dieu ressemble à un tailleur, mais à un tailleur qui serait au service des grands de ce monde. Le dialogue de ces dames nous apprend que Grâce de Dieu a recueilli les chutes des étoffes d’azur et d’or ayant servi à Sapience quand elle formait le ciel et les astres. Les deux sœurs ne s’accordent pas immédiatement sur l’usage à faire de ces chutes de tissu : Sapience voudrait pouvoir refaire la lune, tandis que Grâce de Dieu voudrait honorer un mortel exceptionnel qui protège l’Église (comprendre le roi). Sapience objecte la supériorité du bien commun sur l’intérêt d’un seul homme, ainsi que le caractère mortel de l’ami que sa sœur veut parer ; elle propose en conséquence de refaire la lune avec la belle étoffe qui n’a pas encore servi, et d’utiliser pour vêtir l’ami de Grâce de Dieu l’ancienne étoffe qu’elle reprendra à la lune. Grâce de Dieu proteste : la lune n’a pas besoin qu’on la rhabille, et son ami à elle est toujours soucieux du bien commun, qu’il représentera donc mieux que la lune dont chacun sait combien elle est « muable ». Les deux dames finissent par tomber d’accord, et elles se mettent au travail avec l’aide de la fille de Sapience, Raison, qui les reçoit dans son atelier. 151. Dictionnaire du moyen français de l’Atilf, Équipe « Moyen français et français préclassique » (accès en ligne, URL http ://www.atilf.fr/dmf) ; désormais DMF. 152. DMF, s.v. « devanteau ». Pour d’autres mots rares ou néologismes de Guillaume de Digulleville, voir notre première contribution au présent volume (iii. 4.). 153. Guillaume de Digulleville, Le Dit de la fleur de lis, éd. Duval, cit. n. 96 : ms. Paris, Arsenal, 3646, f. 225-233, et ms. Paris, BnF, lat. 4120, f. 148-158. 154. Guillaume de Digulleville, Le Dit de la fleur de lis, éd. Duval, cit. n. 96, p. 23. 155. Voir notamment, avant que Guillaume de Digulleville ne compose ses poèmes allégoriques, Le Roman des eles de Raoul de Houdenc (début du xiiie siècle) ; et plus tard Le Dit de la harpe de Guillaume de Machaut (mort vers 1377).

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Ainsi donc, une partie non négligeable de ce texte bref consiste en une narration durant laquelle les allégories œuvrent ou évoquent leur ouvrage. Il s’agit là d’autant d’occasions pour Guillaume d’employer un lexique technique précis ; comme dans le reste de son œuvre d’expression française, les mots rares, archaïques ou neufs sont ici nombreux156. Pour ne retenir que ceux qui apparaissent dans les passages directement liés au travail textile157, on trouve ainsi parmentiere, un substantif attesté au masculin seulement dans ses occurrences antérieures au DFL158 ; roogneïs, le DFL étant la seule œuvre éditée à contenir ce substantif masculin désignant un “morceau rognéˮ de tissu159 ; armoiement, un hapax désignant d’après Frédéric Duval les “armes, armoiries, emblèmes héraldiquesˮ dont Grâce de Dieu aimerait parer le roi160 ; agencer au sens de “vêtir pour donner une belle apparenceˮ161 ; trasser dans le syntagme droit trasser162 ; establie, un mot attesté avec le sens de table de travail d’un orfèvre à partir de la fin du xiiie siècle mais attesté avec le sens de longue table de travail d’un tailleur à partir du DFL seulement, où le mot est en outre exceptionnellement féminin163 ; et barbel, dont l’acception héraldique pourrait être apparue sous la plume de Guillaume164. On chercherait en vain une défense systématique de la valeur du labeur dans l’œuvre vernaculaire du moine de Chaalis, mais on y trouve des énoncés clairement favorables non seulement aux activités intellectuelles, mais encore aux activités physiques, qu’elles soient agricoles ou artisanales, prestigieuses ou humbles. Le Pèlerinage de vie humaine accorde une importance particulière à « Labour ou Occupation », qui conjoint utilité sociale et morale, et qui engage aussi Guillaume très avant dans son dialogue avec le Roman de la Rose165. Au centre du Pèlerinage de l’âme, on découvre ce qui pourrait apparaître comme un 156. Guillaume de Digulleville, Le Dit de la fleur de lis, éd. Duval, cit. n. 96, p. 124-125. 157. Sachant que d’autres métiers, notamment celui de pâtre, sont évoqués dans le DFL. 158. Voir F. GoDeFroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, Paris, 10 vol., 1880-1902 [réimpr. 1965], s.v. « parementier ». DFL, éd. Duval, cit. n. 96, v. 28, 165, 311, 349, 465, 479, 703, 957, 1017. 159. DFL, éd. Duval cit. n. 96, v. 100, 104, 129, 152, 233, 266. 160. DFL, éd. Duval cit. n. 96, v. 132. 161. DFL, éd. Duval cit. n. 96, v. 288. 162. DFL, éd. Duval cit. n. 96, v. 317. Frédéric Duval ne recense pas ce verbe parmi les néologismes du DFL (Guillaume de Digulleville, Le Dit de la fleur de lis, éd. Duval cit. n. 96, p. 124-125 ; le mot n’est pas non plus au glossaire), mais si l’on en croit le DMF ou le TLF, il apparaît sensiblement plus tard avec cette acception. 163. DFL, éd. Duval cit. n. 96, v. 359, 369. 164. DFL, éd. Duval cit. n. 96, v. 441, 449, 475, 934, 1068. 165. Ce dialogue semble être toujours en cours dans le Dit de la fleur de lis (ca 1338), qui non seulement honore le lys du Cantique des cantiques plutôt que la rose du roman profane, mais aussi contredit dans son épilogue le prologue de Guillaume de Lorris : « Et s’il y a riens [i.e. dans le Dit qui s’achève] messeant, / rien mal a point ou desplaisant, / cela soit reputé a songe, / car pou en sont ou n’ait mençonge. » (DFL, p. 308-309 v. 1333-1336 et derniers), vs « Aucunes genz dient qu’en songes / n’a se fables non et mençonges [“il n’y a rien d’autre que des affabulations et des mensongesˮ], mais l’en puet tex songes songier / qui ne sont mie mençongier, / ainz [“mais au contraireˮ] sont aprés bien

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inventaire du labeur physique des moines, intellectuel des clercs et de certains moines, et agricole ou artisanal des laïcs (et des convers ?). Tandis qu’un auteur comme Hélinand de Froidmont ne faisait qu’esquisser des figures de travailleurs peu particularisées, Guillaume de Digulleville semble plusieurs fois guetter les occasions de montrer ses personnages à l’ouvrage : dans Le Pèlerinage de JésusChrist il campe Jean-Baptiste en défricheur sous prétexte de son fameux sermon « Parate viam Domini » ; dans Le Dit de la fleur de lis Sapience, Raison et Grâce de Dieu imaginent et créent sous nos yeux l’insigne royal d’or sur fond azur. Chaque fois le moine poète se met alors lui-même au travail, en n’hésitant pas à exhumer des mots vieillis ou rares, ni à forger des mots nouveaux qui ouvriront une nouvelle voie, comme la serpe Prédication que Jean-Baptiste tient coincée entre ses dents166.

éléMenTs De conclusion Avant de tirer quelques conclusions de ces études textuelles, il convient de rappeler que les quatre auteurs de langue française ici interrogés n’ont pas évolué dans le même contexte littéraire. Plus de cent soixante-dix ans séparent la rédaction des Vers sur la Mort par Thibaud de Marly (ca 1182-1185) et celle du Pèlerinage de Jésus-Christ par Guillaume de Digulleville (ca 1358), de sorte que leur lexique et leurs références culturelles diffèrent nécessairement. On a vu qu’un schéma évolutionniste n’est pourtant guère propre à rendre compte des partis pris observés chez les quatre auteurs du corpus, et que le genre cultivé, les destinataires visés, ont sans doute eu une influence bien plus décisive sur la façon dont quatre poètes liés à Cîteaux ont présenté le labeur. Reste que Les Vers sur la Mort de Thibaud de Marly, écrits vers 1182-1185, sont ceux qui font le moins apparaître ce que l’on aimerait pouvoir appeler « une pensée cistercienne du labeur ». Si sept occurrences de mots pouvant désigner un effort pour produire, transformer ou échanger des biens ou des services se lisent en l’espace de 851 alexandrins, quatre d’entre elles sont dépourvues de sème concret (l’occurrence d’uevre, les deux occurrences du verbe ovrer et l’occurrence du verbe travaillier), et les trois autres figurent dans une satire déjà topique des riches (ou des tricheurs) sans pitié (les occurrences de gaaigner et gaaigneor, et l’occurrence du substantif labor dans la périphrase « gens qui vivent de labor »). Seule la conjonction entre cette mention des « gens qui vivent de labor » et la rime (unique) en -or peut donner à penser que l’ancien seigneur de Marly a voulu compenser aparant » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. lecoy, Paris, 3 t., 19651970, t. 1, p. 1 v. 1-5). L’on s’en souvient, dans les années 1355 Guillaume effacera toute mention explicite de sa dette à l’égard du Roman de la Rose dans le prologue du PVH2. 166. Si Guillaume a pu se souvenir qu’un glaive de la Vulgate doit être entendu au sens spirituel et figure la parole de Dieu (Ep 6, 17), la serpe « Predication » entre ici dans un système allégorique particulièrement touffu.

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par une recherche formelle assez rare à l’échelle du poème l’injustice observée, a voulu dorer le blason de laboratores bafoués. À peine plus tardifs, Les Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont (ca 1193/1194-1197) semblent d’abord assez comparables aux Vers sur la Mort de Thibaud de Marly. Le charpentier et le marin qui s’y rencontrent ne manient aucun outil et n’exécutent aucun geste professionnel précis, non plus que « cil de l’ordene de Cistiaus » pourtant plusieurs fois cités. Les mots uevre/ovrer, labor/laborer ne se lisent pas même une fois en l’espace des 600 vers que compte le poème. En revanche, le personnage central, Mort, à qui le poète est immédiatement, constamment et étroitement lié, se livre à toutes sortes d’activités physiques et intellectuelles, spécialement à celles qui peuvent renvoyer à l’invention verbale. De ce poème ayant fait entrer une nouvelle forme strophique dans les Lettres françaises, se dégage donc l’image d’un cistercien œuvrant au salut de ses proches par l’exercice très réfléchi de ses aptitudes verbales, par son labeur poétique. Par comparaison, La Queste del saint Graal écrite au moins trente ans plus tard (ca 1225-1230) semble n’avoir pu faire émerger la moindre figure de laborator ni la moindre scène de labeur, à force d’avoir cherché à détrôner la logique « terriane » des romans arthuriens. Alors que les sympathies cisterciennes du prosateur sont affichées, les occurrences des mots travail(lier) ou laboureors renvoient majoritairement à la sinistre origine de l’effort physique pour produire des biens, à la pénitence que ces efforts constituent. Tout juste la construction de la nef des élus par Salomon, son épouse, puis le Christ et des anges, a-t-elle permis d’excepter de cette condamnation les réalisations artisanales les plus remarquables. Un siècle plus tard, sans se départir de l’encodage allégorique cher à l’auteur de la Queste, et sans non plus renoncer à arrêter le sens de ses récits comme le faisaient les glossateurs internes du roman du saint Graal, Guillaume de Digulleville exprime sur le labeur une série de propositions plus directement liées à l’idéal cistercien. Non content d’employer les images textiles et agricoles qui fleurissaient déjà sous la plume d’Hélinand de Froidmont, le moine de Chaalis a montré son attachement vif au labeur à travers le nattier du Pèlerinage de vie humaine, les couturières du Dit de la fleur de lis, le défricheur du Pèlerinage de Jésus-Christ ; et au centre du Pèlerinage de l’âme il a réfléchi aux activités professionnelles susceptibles de convenir aux différents ordres de la société de son temps. En ces passages comme dans toute son œuvre romane censée lui avoir coûté plus d’efforts que ses compositions en latin, Guillaume de Digulleville a pris soin d’enrichir la langue littéraire disponible à son époque. Comme ses devanciers – spécialement Hélinand de Froidmont –, il a donc réfléchi au labeur en poète, alors qu’il semble avoir été capable de réflexions juridiques et politiques susceptibles de l’impliquer plus directement dans la gestion des realia. Un tel corpus montre in fine que, pour espérer cerner une pensée du labeur (sans même encore penser à ses possibles évolutions), des relevés lexicaux ne sauraient suffire. À l’instar d’Hélinand de Froidmont, un auteur peut avoir réfléchi aux valeurs du labeur sans jamais avoir usé de mots y renvoyant directement, tandis qu’à l’instar de Thibaud de Marly un auteur peut avoir employé quelques lexèmes de ce champ sémantique sans avoir jamais produit autre chose que des

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énoncés topiques. Nous avons aussi observé que c’est parfois la faible représentation d’un lieu commun (par exemple celui du labeur comme châtiment du genre humain) qui peut indiquer une discrète tendance à la justification de l’effort physique. Ainsi donc, si la présente contribution s’appuie comme de juste sur des relevés lexicaux, elle tend à montrer que les approches lexicologiques méritent d’être complétées par des analyses textuelles fouillées.

annexe167 Jean de Haute-Seille, Dolopathos ou Le roi et les sept sages, éd. Alfons hilka [texte latin], trad. Yasmina Foehr-Janssens et Emmanuelle MéTry, Turnhout, Brepols, 2000 (Miroir du Moyen Âge) ; ca 1184-1212 : — Récit-cadre (Dolopathos, que sept sages venus de Rome parviendront par leurs récits exemplaires à dissuader de livrer au feu son fils injustement accusé d’avoir voulu violer sa belle-mère et incapable de se défendre après avoir juré à son mentor Virgile de garder le silence jusqu’au retour de celui-ci, règne paisiblement) : p. 56, les récoltes abondantes de l’« agricola » sont mentionnées, au même titre que les déplacements tranquilles du « viator », parce qu’elles prouvent que Dolopathos a assuré la paix à chacun, qu’il a châtié ou chassé tous les voleurs qui auraient mis en péril cette sereine prospérité. — Récit-cadre (suite) : Dolopathos désireux de couronner son fils Lucinien (qui finira non seulement par échapper à un châtiment inique, mais aussi par se convertir à la foi chrétienne après son couronnement et la mort de son père) se dit « labore et senio fractus » (p. 100), mais cette formule reparaît dans un des récits enchâssés pour rendre compte de la fatigue d’un garde vieilli (p. 132), de sorte que l’auteur estime sans doute qu’elle convient à des hommes qui pour les uns ont consacré leur jeunesse et leur maturité à un travail physique de laborator (le garde du récit « Le trésor », p. 132), et pour les autres à un effort également intense mais plus typique des bellatores et même parmi eux des duces (le roi Dolopathos, p. 100). — Récit enchâssé « Le lévrier » : le personnage principal, un jeune noble, refuse de « more rusticorum vivere », c’est-à-dire de « fodere aut mendicare » (p. 128) : cette conception négative du labeur agricole n’est guère surprenante à une époque où de mauvaises récoltes pouvaient réduire à la famine des communautés entières et les contraindre à la mendicité. — Récit enchâssé « Le vieillard » : pour sauvegarder les forces vives d’un royaume que des invasions ont affamé, un jeune roi conseillé par de jeunes princes a décidé qu’on mettrait à mort tous les vieillards, « qui nec armis urbem tueri possent nec pascere manuum laboribus » (p. 144) ; évidemment, cette proposition n’a pas les faveurs de l’auteur cistercien, et l’unique vieillard qui a été protégé par ses proches devient finalement un conseiller précieux du 167. Voir supra, note 2.

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roi dévoyé : l’éloge du labeur et de la prospérité qu’offre ce récit ne va pas jusqu’à la condamnation de ceux qui ne peuvent plus participer à la production de biens matériels (service armé ou production de vivres) ; les services que ces travailleurs vieillis peuvent rendre sont immatériels mais participent à l’équilibre collectif. — Récit enchâssé « Le vieillard » (suite) : pour révéler sa désobéissance au roi, le héros qui a épargné son vieux père s’exprime de façon indirecte ; dans ce discours, son âne apparaît comme son serviteur le plus dévoué du fait qu’il travaille sans relâche et réclame fort peu de soins en retour (p. 150, « sufficit ei si parum feni vel palee pro labore diuturno consequatur »). — Récit-cadre (fin) : quand il répond aux nombreuses questions de Lucinien, le saint qui finira par le baptiser relate l’Histoire sainte depuis la Création de toutes choses par la Trinité, mais il fait l’impasse sur la condamnation d’Adam au travail agricole après qu’il a mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (p. 202-234).

Épilogue L’INVENTION DU « TRAVAIL MONASTIQUE »

ORDONNER LE MONDE : LE MYTHE DU MOINE CIVILISATEUR ENTRE HISTOIRE ET APOLOGÉTIQUE alain rauwel

Centre d’études en sciences sociales du religieux (EHESS / CNRS)

L

e thème des moines travailleurs édifiant à la force de leurs bras la civilisation terrienne de l’Occident post-romain, si prégnant jusqu’à aujourd’hui dans l’historiographie et dans toute une littérature apologétique aux ambitions érudites, est un motif éminemment dix-neuvièmisant. Ce sont les grands publicistes catholiques de la restauration politique et religieuse consécutive à la Révolution qui l’ont forgé et diffusé avec un indéniable succès, multipliant les variations autour d’un principe dont on pourra emprunter l’énoncé à Vincenzo Gioberti, l’une des grandes figures du Risorgimento et un temps le théoricien du parti néoguelfe : « la storia del monachismo è in gran parte la storia della civiltà d’Europa e del mondo1 ». Toute approche critique de la question du travail monastique exige donc une relecture généalogique de ce motif, en vue de laquelle on souhaite donner ici quelques orientations - inévitablement partielles, car c’est une enquête d’historiographie comparée dans toutes les langues européennes qui s’imposerait pour en suivre rigoureusement les inflexions. Entre France, Belgique et Italie, on ne pourra que baliser un itinéraire narratif, avec ses points de départ, ses carrefours et ses impasses. Il est en effet des milieux où l’on s’attendrait à voir proliférer, au moins sur le papier, les moines défricheurs et agronomes et qui ne les connaissent guère, ou ne veulent pas les connaître. Paradoxalement, cette indifférence se manifeste en premier lieu chez les moines eux-mêmes, ou pour être plus exact dans les cercles refondateurs du monachisme bénédictin français au moment où s’efface l’abolition révolutionnaire des vœux de religion. Lorsqu’après un petit demi-siècle d’absence rouvrent leurs portes les premières maisons de moines noirs, c’est sous le signe d’une totale discontinuité. Il restait bien des survivants de la vie mauriste ou vanniste d’Ancien régime, mais aucun d’entre eux n’est à la manœuvre après 1830, quand émergent les premiers projets de refondation. Au contraire, ce sont des clercs séculiers, dépourvus de toute expérience concrète du cloître, qui prennent l’initiative. Tel est le cas des deux figures les plus importantes en France, Prosper Guéranger à Solesmes et Jean-Baptiste Muard à La-Pierre-Qui-

1.

V. GioBerTi Del primato morale e civile degli Italiani, Bruxelles, 1845, p. 217.

Labeur, saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 557-568. Cisterciens, éd. éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 557PUBLISHERS DOI 568. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123789

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Vire2. Leur idéal monastique ne comporte pas la domestication du cosmos par la faux et la charrue. Chez ces écrivains compulsifs que sont les Solesmiens, on n’en trouvera guère la justification sous la plume de Guéranger ; en revanche, les données abondent chez son deuxième successeur, Paul Delatte (1890-1921). Le commentaire de la Règle donné par cet abbé a été publié3 ; on y trouve un point de vue « officiel » sur le travail aux chapitres 48 (« Du travail manuel quotidien ») et 57 (« Des artisans du monastère »). En style ecclésiastique, l’incipit « il n’y a que du bien à dire du travail manuel » n’annonce rien de bon. De fait, la réserve vient sans tarder : « mais il reste que les œuvres matérielles n’ont de soi aucune efficace sur la formation d’une nature intelligente, moins encore sur le développement d’une vie surnaturelle. Des deux formes de travail, l’une servile, l’autre libérale et à base d’intelligence, il nous semble facile de reconnaître la supériorité absolue de la seconde sur la première4 ». Delatte n’hésite pas à mobiliser, en pleine Troisième République, la conception antique du travail manuel dégradant et propre aux esclaves5 pour mieux exalter les formes modernes des artes liberales, parmi lesquels il donne comme exemple recommandable l’imprimerie, activité technique sans doute, mais vouée à la diffusion des idées. Solesmes, prétendant faire revivre l’esprit de saint Benoît, avait en fait ressuscité Saint-Maur ; le monachisme de Guéranger, de Pitra et de leurs disciples est celui de Mabillon, et du Mabillon polémiquant contre Rancé ; la bibliothèque y est tout, les sillons n’y sont rien sans compter que, bien opportunément, les constitutions avaient réintroduit dans la hiérarchie claustrale les convers, ces pieux illiterati voués à décharger les Pères de chœur des « besognes serviles ». On entend dans la prose onctueuse de Delatte tout le mépris possible envers les Chartreux (ou les Prémontrés) qui font de la liqueur et les Trappistes qui usinent du chocolat, des fromages et de la bière6. À la fin du xixe siècle, la figurine du moine défricheur était pourtant depuis longtemps vendue en gros au magasin des topoi. Comme pour un nombre incalculable de thèmes à succès, c’est Chateaubriand qui aurait pu en revendiquer le brevet. Si l’on cherche un point de départ pour l’enquête ici menée, c’est à coup sûr au lendemain même du Concordat dans Le Génie du christianisme qu’il faut l’identifier. Le livre vi de la ive partie veut mettre en avant les « Services rendus à la société par le clergé et la religion chrétienne en général ». Dans ce cadre, un

2. 3. 4. 5.

6.

Les circonstances de la résurrection monastique du xixe siècle sont analysées avec acuité dans D. herLe Temps des moines, Paris, 2016. P. DelaTTe, Commentaire sur la Règle de saint Benoît, Solesmes, 1985. Ibid., p. 347. Sur ce point, un auteur plus ancien, Montalembert, était plus libre à l’égard des schémas archaïques : il se flatte que les moines aient donné « une grande et salutaire leçon en ennoblissant le travail manuel, exclusivement réservé aux esclaves dans le monde romain dégénéré » (Les moines d’Occident, t. vi, Paris, 1877, p. 298). La pique contre les chocolatiers doit viser les Trappistes d’Aiguebelle, qui s’étaient lancés dans la production en grand sous la houlette de leur cellérier, plus tard abbé de Sept-Fons et auteur spirituel célèbre, Jean-Baptiste Chautard. Cf. B. DelPal, Le Silence des moines : les Trappistes au xixe siècle, Paris, 1998, p. 335 et s. vieu-léGer,

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chapitre spécifique porte sur l’agriculture. En quelques lignes, l’Enchanteur offre des matériaux qui seront après lui récupérés et glosés ad nauseam : […] c’est au clergé séculier et régulier que nous devons encore le renouvellement de l’agriculture en Europe […]. Défrichements de terres, ouvertures des chemins, agrandissements des hameaux et des villes, établissement des messageries et des auberges, arts et métiers, manufactures, commerce intérieur et extérieur, lois civiles et politiques : tout enfin nous vient originairement de l’Église. Nos pères étaient des barbares à qui le christianisme était obligé d’enseigner jusqu’à l’art de se nourrir. […] Le paysan apprit dans les monastères à retourner la glèbe et à fertiliser le sillon. […] Les moines furent donc réellement les pères de l’agriculture, et comme laboureurs eux-mêmes et comme les premiers maîtres de nos laboureurs7.

Chateaubriand n’hésite pas à insérer dans son tableau des réguliers maîtres de la science agraire un ornement pittoresque destiné à faire florès : la comparaison avec les modernes conquérants d’espaces vierges. Pour lui, toujours prompt à rentabiliser ses souvenirs de voyage, il s’agira des « Américains au milieu de leurs défrichements ». Le détail est important, toutefois, car il souligne les échos délibérément contemporains que le propos apparemment historisant entend faire naître chez le lecteur. Pour filer la métaphore, ce que Chateaubriand, père commun de toute l’apologétique dix-neuvièmiste, avait semé dans les premières années du siècle commença à porter fruit un peu plus tard, à l’apogée du médiévalisme romantique, que la bibliographie de notre sujet incite à situer dans la décennie 1840. On en retiendra ici une production entièrement oubliée mais étonnamment révélatrice, suscitée par le concours de l’Académie royale de Belgique pour 1844. Les candidats étaient priés de s’interroger sur la question suivante : « Quels sont les changements que l’établissement des abbayes et autres institutions religieuses au viie siècle ainsi que l’invasion des Northmans (sic) au ixe ont introduits dans l’état social de la Belgique ? »8. Étrange question, à vrai dire, qui enjambait allégrement les temps carolingiens et invitait à comparer un temps supposé de construction et un temps supposé de destruction en négligeant l’éventuel équilibre médian. Le lauréat fut Alphonse-Charles-Mathurin Paillard de Saint-Aiglan, un chartiste de la promotion 1839 tourné ensuite vers la carrière préfectorale. Paillard de SaintAiglan ayant déjà quelque idée des Northmans, puisqu’un mémoire sur le sujet lui avait valu en 1839 une couronne de l’Académie des Inscriptions9, le concours lui donna l’occasion de s’en faire une sur les moines. Sa thèse est simple :

7. 8. 9.

chaTeauBrianD, Génie du christianisme, t. ii, Paris, 1966, p. 219-221. « Mémoire en réponse à la question suivante : quels sont les changements… », dans Mémoires publiés par l’Académie royale de Bruxelles, t. xvi, 1845. « Fragment d’un mémoire sur les invasions des Northmans sur les bords et au midi de la Loire », Bibliothèque de l’École des Chartes, t. i, 1840, p. 343-358. Paillard devait s’obstiner dans son enquête, puisqu’en 1859, devenu préfet du Pas-de-Calais, il publia à Saint-Omer une Histoire des invasions des Northmans dans la Morinie.

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[…] la société monastique […] féconde les campagnes, dessèche les marais, défriche les forêts vierges de la Flandre… mais elle se disperse et s’efface au ixe siècle devant les hommes du Septentrion : […] quatre-vingts années de ravages et de destruction pendant lesquelles la société religieuse et monastique du viie siècle s’anéantit pour faire place à une autre, plus guerrière et plus active, la société chevaleresque et féodale, celle des comtes, des barons et des bourgeois des bonnes villes10.

Bien plus intéressante est l’argumentation de détail. L’auteur est animé par une idée maîtresse : […] le monastère offre une copie exacte d’une riche villa romaine. […] Il ressemble moins à une maison de prière qu’à une colonie agricole. […] Varron, dans cette maison rustique, reconnaîtrait jusqu’aux esclaves vêtus de la bure brune et de la cuculle ; seulement, il s’étonnerait d’entendre au lieu des malédictions de l’ergastulum les chants d’une joie dévote. C’est que les esclaves sont des prisonniers volontaires, esclaves d’un serment, ce sont les cénobites11.

Paillard ne s’en tient pas à une impression d’ensemble, il appuie son assimilation sur une enquête philologique. Pour lui, plus d’un chapitre de la Règle bénédictine semble fait « des pages détachées de Columelle, de Varron et de Caton12 », et les exemples qu’il propose sont probants. Sans le dire, l’auteur pouvait toutefois s’appuyer sur des travaux antérieurs, notamment le très érudit commentaire de la Règle par Dom Calmet, où la filiation Columelle - Benoît était déjà tracée avec précision : […] en lisant les auteurs anciens qui ont traité de l’agriculture, j’ai admiré la conformité qui se rencontre entre l’ordre que les Anciens gardoient dans la conduite de leurs maisons de campagne et celui que saint Benoît a établi dans ses monastères13.

Dans le mémoire de 1844, l’enracinement de l’activité productrice des moines dans la tradition romaine est pondéré par la dimension prospective, presque utopique, qui est attribuée à la microsociété cénobitique. En plein enthousiasme fouriériste (Le Nouveau monde industriel et sociétaire est de 1829 et les tentatives de fondations phalanstériennes se multiplient à partir des années 1830), à côté du monastère-villa, Paillard de Saint-Aiglan suggère un monastère-phalanstère14, qu’il rattache explicitement aux débats contemporains : « le concours des connaissances, l’alternement (sic) des occupations y réalisaient, sous la forme religieuse, le rêve social du travail attrayant, varié et progressif, imaginé par une secte moderne15 ». Même l’idée si chère à Fourier de l’attraction est convoquée. 10. 11. 12. 13. 14.

« Mémoire en réponse », cit. n. 8, p. 4. Ibid., p. 68. Ibid., p. 69. A. CalMeT, Commentaire littéral, historique et moral sur la Règle de saint Benoît, t. i, Paris, 1734, p. 514-515. Sur cette thématique, cf. P. Musso, La Religion industrielle. Monastère, manufacture, usine : une généalogie de l’entreprise, Paris, 2017. 15. « Mémoire en réponse », cit. n. 8, p. 70.

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Il est vrai que Paillard pouvait observer in vivo des expérimentations utopistes ancrées dans la mémoire monastique, à commencer par la colonie fouriériste installée, précisément dans les années où il écrit, dans les bâtiments et sur les terres de l’ancienne abbaye de Cîteaux16. Le bilan tiré par Paillard de Saint-Aiglan ne s’embarrasse pas de réserves. Que les moines médiévaux aient été des promoteurs de la civilisation matérielle est pour lui indéniable : « au cœur des forêts vierges, les moines du viie et du viiie siècle portèrent la hache et le feu ; dans ces marais, ils amenèrent la culture ; dans ces déserts, la vie17 ». Ce n’est pourtant pas là l’essentiel ; plus que des acteurs, les cénobites furent des maîtres, des inspirateurs, à qui l’historien attribue une postérité presque illimitée : […] des goûts nouveaux, des désirs inconnus se révélèrent aux barbares charmés ; ils voulurent imiter. Des peuples qui, depuis des siècles, ne vivaient que de la guerre et du brigandage, s’adonnèrent à la culture ; les marais se desséchèrent, les sables devinrent fertiles, le désert se peupla, les moissons et les villages sortirent de terre, les cantons incultes se couvrirent de robustes agriculteurs, auxquels les religieux enseignaient leurs méthodes éprouvées, qui de proche en proche se propageaient ainsi jusqu’à la Frise. À mesure que s’étendent les progrès de la culture, le besoin de sécurité et d’ordre devient plus vif ; les idées de propriété pénètrent plus avant dans les masses ; l’union sociale se resserre ; l’industrie nait, provoquée par des besoins nouveaux ; l’esprit est plus actif, les mœurs moins farouches. La civilisation, qui n’est autre chose que la multiplication des besoins et des jouissances matérielles et morales de l’humanité, ainsi que des moyens de les satisfaire, éveille les intelligences et adoucit les cœurs. Le christianisme, par ses moines agriculteurs, renouvelle le mythe antique de Triptolème, apportant en même temps aux hordes sauvages de l’Hellade la culture du blé et les premières lois sociales »18.

Il faudrait connaître mieux les opinions religieuses que cultivait l’auteur de ces lignes singulières. On peut en tout cas y entendre bien des thèmes que les penseurs du social, au mitan du xixe siècle, se sont plu à orchestrer. Une définition très peu théologique de la civilisation, identifiée aux « jouissances matérielles et morales de l’humanité », voisine (comme chez un Lamennais) avec l’éloge de la propriété, considérée comme source de tout progrès. La religion chrétienne, à ce compte, dépourvue de toute apparence de « spiritualité », voit son rôle historique résumé à un vecteur de croissance globale. Pour autant, comme chez beaucoup d’auteurs pré-quarante-huitards, la tonalité d’ensemble reste scripturaire, d’un optimisme presque échevelé, directement inspiré des prophéties messianiques de l’Ancien Testament. S’il y a toujours une dimension eschatologique dans les mouvements utopiques, même sécularisés, on peut dire que le récit historique d’Alphonse

16. Th. VoeT, La Colonie phalanstérienne de Cîteaux, 1841-1846 : les fouriéristes aux champs, Dijon, 2001. 17. « Mémoire en réponse », cit n. 8., p. 71. 18. Ibid., p. 73-74.

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Paillard de Saint-Aiglan représente un jalon méconnu de la lecture utopiste du monachisme chrétien. Les années 1840 sont aussi celles où professe en Sorbonne Frédéric Ozanam. Bien qu’il soit titulaire de la chaire de littérature étrangère, ses leçons portent largement sur l’histoire de l’Église. On le connaît comme spécialiste du franciscanisme19, mais il s’est intéressé aussi à des époques nettement plus reculées. Son cours sur La Civilisation au ve siècle comporte un bref passage sur l’introduction du monachisme en Occident. Conformément à une certaine « indomanie » du temps, Ozanam entend définir la spécificité de l’ascétisme chrétien par une comparaison avec celui des Hindous. Il est deux choses que les ascètes de l’Inde ne font pas, dit-il : prier et travailler. Mais ce qu’il dit du travail regarde plutôt les œuvres de l’esprit20. Dans La Civilisation chrétienne chez les Francs, la vie monastique n’est pas davantage un thème majeur. Toutefois, en signalant l’importance des « grandes cités cénobitiques de Saint-Gall, de Fulda, de la Nouvelle-Corbie (Corvey) », l’auteur ne manque pas d’observer que l’influence bienfaisante exercée par les moines sur les populations rurales se vérifie à deux indicateurs : « le défrichement des terres environnantes et la rapide propagation des lumières et des mœurs chrétiennes21 ». En s’exprimant ainsi, Ozanam rejoint exactement Michelet, par-delà les différences de convictions et d’appartenances. Il y a très peu de moines dans le haut Moyen Âge de Michelet, et leur présentation se fait aussi par paires opposées ; on ne parle plus d’Hindous dans l’Histoire de France, mais d’Irlandais et d’Italiens. Colomban, dont « la tendance est mystique22 », ne songe qu’à la prière et à la pénitence ; Benoît, lui, « avait compris qu’il fallait à une telle époque un monachisme plus humble, plus laborieux, pour défricher la terre, devenue tout inculte et sauvage, pour défricher l’esprit des barbares23 ». On n’en saura guère plus, mais le mot magique, défricher, a été prononcé. Chacune de ses occurrences apparaît comme une pierre d’attente. Les étapes examinées jusqu’ici ne représentent en effet, malgré leur intérêt, que des travaux d’approche en vue de ce que l’on peut considérer comme l’exposé systématique de la doxa francophone en matière de monachisme : Les moines d’Occident de Montalembert24. En raison de l’ambition de la démarche et de la notoriété de l’auteur, cette entreprise historiographique joue un rôle considérable 19. 20. 21. 22. 23. 24.

F. ozanaM, Oeuvres complètes, t. v : Les Poètes franciscains en Italie au xiiie siècle, Paris, 1870. IDeM, Oeuvres complètes, t. ii : La Civilisation au ve siècle, Paris, 1873, p. 37-38. iDeM, Oeuvres complètes, t. iv : La Civilisation chrétienne chez les Francs, Paris, 1872, p. 324. MicheleT, Histoire de France, t. i, Paris, 1981, p. 127. Ibid. On manque d’un panorama récent sur l’œuvre de Montalembert en toutes ses dimensions. Dans la mesure où son goût pour le Moyen Âge s’est exprimé, avant Les moines d’Occident, par des considérations à portée artistique, on s’orientera grâce à l’excellente notice donnée par I. sainT-MarTin au Dictionnaire critique des historiens de l’art, en ligne sur le site de l’INHA. Sur l’importance de Montalembert dans la construction d’une image canonique du monachisme médiéval, cf. désormais J. van enGen, « Historiographical approaches to monasticism in the long XIIth century », A. Beach et I. cochelin (dir.), The Cambridge history of medieval monasticism in the Latin West, Cambridge, 2020, t. II, p. 649-652.

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dans le processus de construction d’une image sociale de l’héritage monastique. Les sept volumes des Moines d’Occident paraissent à partir de 1860 et couvrent la période comprise entre Benoît de Nursie et Bernard de Fontaine. D’emblée, la finalité du travail s’avoue politique : il faut venger le monachisme. Raillée par les Lumières, détruite par la Révolution, l’institution cénobitique continue à souffrir, pour Montalembert, du mépris aveugle de tous les Homais de France et d’ailleurs. Le discours commun reproduit la vieille accusation d’oisiveté, et par conséquent d’inutilité sociale. L’histoire, genre littéraire en pleine faveur et science en construction, devrait y mettre bon ordre - moyennant, bien sûr, le respect de ses lois propres. Montalembert insiste sur son désir de satisfaire à toutes les exigences de l’érudition académique. L’examen de ses références prouve qu’il a consulté une ample bibliographie et qu’il a eu recours à presque tout ce qui était imprimé à son époque en matière de documentation monastique, notamment de cartulaires. Une habileté certaine lui permet de tirer le maximum de renseignements utiles des textes biographiques, à commencer par le riche matériau des Acta sanctorum Ordinis sancti Benedicti. En outre, Montalembert affirme avoir visité près de 200 sites d’anciens monastères pour comprendre l’organisation de la vie régulière et du travail25. Le thème de la civilisation par le travail est en effet l’un des fils rouges de l’œuvre. On le rencontre dès le vaste discours d’intention qui ouvre le premier volume. Les ordres religieux, y est-il affirmé, « ont civilisé l’Europe et sauvé l’Église26 », non seulement par leurs prières et leurs macérations mais par leur action positive, tant il est vrai, pour Montalembert, qu’« il n’y eut jamais, dans aucune société ni à aucune époque, des hommes plus énergiques, plus actifs, plus pratiques que les moines du Moyen Âge27 ». En attestent les immenses services rendus « aux sciences, aux lettres, à l’agriculture28 ». « Vingt générations d’indomptables laboureurs ont défriché les âmes de nos pères en même temps que le sol de l’Europe chrétienne29. » Il revenait au t. vi de justifier cette sonore proclamation, peut-être inspirée du premier Michelet. Montalembert y étudie l’apport des réguliers à la civilisation européenne ; après « Le rôle des moines dans la construction des États », « Les services rendus à la science », « Les services rendus à l’art » viennent « Les moines et la terre ». Le postulat de l’auteur est aussi simple que naguère celui de Paillard de Saint-Aiglan : « les moines ont plus fait pour l’agriculture que pour toute autre science et personne n’a fait autant pour la terre30 ». L’image de la communauté de cénobites-agronomes est mobilisée, non comme un aspect accidentel de la vocation monastique mais comme l’un de ses cœurs : même les abbés allaient aux champs, note Montalembert ! Ce constant effort est supposé avoir permis non seulement l’autosuffisance des abbayes mais, 25. 26. 27. 28. 29. 30.

Les moines d’Occident, t. i, Paris, 1860, p. cviii. Ibid., p. xi. Ibid., p. xlv. Ibid., p. xii. Ibid., p. v. Les moines d’Occident, t. vi, Paris, 1877, p. 273.

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bien davantage, un véritable mouvement de développement rural par l’innovation agraire. Il est particulièrement intéressant de trouver sous la plume de Montalembert les deux exemples devenus canoniques de la capacité innovatrice des agriculteurs en robe de bure. Le premier est celui de la vigne. À un moment où l’histoire viticole était encore embryonnaire31, le chantre du catholicisme libéral contribue à asseoir l’idée selon laquelle les crus les plus prestigieux devraient leur origine aux moines ; le Clos-Vougeot cistercien ne manque pas de prouver la chose32. L’autre exemple est celui de la gestion des eaux, avec le portrait là aussi rituel du fils de saint Benoît en assécheur de marais, canaliseur de rivières et constructeur de ponts33. Il faut toutefois se hâter de relever que Montalembert ne tombe pas dans le travers des moins inspirés parmi ses successeurs et sait percevoir que les grands travaux de bonification présentés par le texte ou l’image dans la documentation médiévale sont toujours d’abord l’image concrète d’un effort moral qui porte sur la culture des vertus et l’arrachage des vices, dans le cadre d’une conception de la nature comme psychomachie qui est l’une des grandes caractéristiques de la Weltanschauung propre aux anciens ascètes34. Ces derniers apparaissent donc, dans la lumière que Montalembert projette sur eux, comme de grands bienfaiteurs de l’humanité35. Avec un solide optimisme, et sans doute en évitant d’entendre ce qu’auraient pu lui raconter les plus âgés de ses contemporains, il va jusqu’à affirmer : « le bonheur dont jouissaient les populations sujettes ou voisines des ordres religieux est un fait dont l’évidence est proclamée par l’histoire et consacrée dans les souvenirs de toutes les nations. Jamais institution ne fut plus populaire, jamais maîtres ne furent plus aimés36 ». La cause en est double. Les moines brillent d’abord par l’apport de terres et de techniques : « j’invite les détracteurs de l’institution monastique à rechercher et à signaler la contrée où la charrue des moines n’a pas précédé ou au moins développé les cultures qui ont enrichi l’ingrate postérité : assurément on attendra longtemps leur réponse37 ». Même pour ceux qui défrichaient eux-mêmes leurs terres et qui se contentaient, si l’on ose dire, de « vivre sous la crosse », les moines méritent la reconnaissance, aux yeux de Montalembert, par leur « douce et paternelle administration38 », fondée selon lui sur « l’exemption de la plupart des charges oppressives qui pesaient sur l’habitant des campagnes39 ». Même en s’en tenant aux cartulaires édités à son époque, l’historien des Moines d’Occident avait à coup sûr assez de matière pour nuancer sérieusement ses prétentions iréniques. 31. En Bourgogne, on ne relève rien de significatif avant J. lavalle, Histoire et statistique de la vigne et des grands vins de la Côte-d’Or, Paris, 1855. 32. Les moines d’Occident, t. vi, cit. n. 30, p. 289 n. 4. 33. Ibid., p. 292. 34. Ibid., p. 274. 35. Les moines d’Occident, t. i, cit. n. 25, p. cx. 36. Ibid., p. cvi. 37. Les moines d’Occident, t. vi, cit. n. 30, p. 280. 38. Ibid., p. 287. 39. Ibid.

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Mais sa volonté de constituer le désert des ascètes en Arcadie était plus forte, ici, que son acribie de chercheur. C’est aussi que, comme déjà Chateaubriand, Montalembert entendait faire résonner le passé bénédictin dans un présent de revival religieux. Le xixe siècle, parmi les très nombreuses fondations et refondations monastiques qui l’ont marqué, a connu une série de créations spécifiquement associées à des projets de bonification. Certaines ont porté sur des terres de vieille chrétienté, comme la trappe de Notre-Dame des Dombes, fondée par Aiguebelle en 1863 à la demande de l’évêque de Belley, pour travailler à la viabilisation des terres difficiles de la Dombes40. Le recours aux Cisterciens est un effet direct de l’historiographie utilitariste dont nous observons la construction : puisque les fils de saint Robert sont supposés avoir asséché les paluds et rectifié le cours des rivières au xiie siècle, ils devraient être les mieux placés pour agir de même au présent. Dans d’autre cas, ce sont les fronts pionniers de la colonisation qui appellent les religieux-agronomes ; Montalembert lui-même cite la trappe de Staouëli, en Algérie, fondée en 1843, toujours par Aiguebelle, dans laquelle il voit une réitération contemporaine du vieux miracle des moines défricheurs41. De tels va-et-vient entre Moyen Âge et xixe siècle se retrouvent hors des frontières françaises, comme par exemple chez l’ecclésiastique italien Stanislao Pasinati. La situation du jeune royaume d’Italie était toutefois extrêmement différente de celle de la France quant à la question monastique. Le processus d’unification nationale s’accompagnait d’une politique anti-congréganiste appuyée sur une large hostilité envers des réguliers assimilés à des profiteurs inutiles. Alors donc que d’un côté des Alpes les historiens et publicistes catholiques justifiaient le retour de la bure, de l’autre leurs homologues défendaient, dans l’urgence, des maisons menacées. Pasinati, qui se présente comme « prêtre napolitain » et qui était chanoine honoraire de Ripatransone (Marches), professeur au Lycée de Naples et membre de l’Arcadie romaine, publie ainsi, en 1865, un petit ouvrage intitulé Il Monachismo dans lequel il prend à tâche de réfuter les calomnies anti-monacales. L’auteur, qui semble lire le français, avait fait son miel de la stratégie de Chateaubriand : son opuscule est en effet structuré comme un diptyque, la première partie répondant à la question : vi ha qualche cosa al mondo di più poetico dal monachismo ? tandis que la seconde, qui nous intéresse, demande : vi ha cosa più utile al mondo del monachismo ? Pasinati, qui rédige sur le mode de la conversation, interpelle ses lecteurs : s’ils avaient l’esprit juste, ils reconnaîtraient que moines et moniales « soutiennent tout l’édifice social » par leurs prières, détournant la colère de Dieu qui sans eux s’abattrait sur le monde42. Mais l’utilitarisme étroit du xixe siècle, déplore le prete napolitano, rend ce discours inaudible aux oreilles de gens à qui l’on pourrait renvoyer la question : « et 40. Bonne présentation des fondations modernes d’Aiguebelle dans Y. BoTTineau-Fuchs, L’abbaye NotreDame d’Aiguebelle, Paris, 2017, p. 50-54. 41. Les moines d’Occident, t. vi, cit n. 30., p. 282 n. 1. 42. S. PasinaTi, Il Monachismo, Naples, 1865, p. 34.

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vous, que faites-vous d’utile pour la société43 ? ». Puisqu’il faut bien répondre, le topos attendu fait son entrée : qui a donné au peuple des leçons d’agriculture, qui a bonifié les terres stériles, qui a déboisé pour étendre les surfaces utiles sinon les fils de saint Benoît44 ? « Nos campagnes fertiles n’étaient jadis que forêts et marais, elles ont été mises en culture par les moines45. » Et Pasinati d’ajouter que ceux-ci n’ont pas agi comme une societa intraprenditrice à la mode du jour, à grand tapage de publicité et de journaux, mais dans le silence et l’humilité46. Comme Montalembert, il reconnaît d’ailleurs des héritiers directs des défricheurs du haut Moyen Âge dans les Trappistes contemporains, se référant pour sa part à la maison-mère de la congrégation, La Trappe, dont il évoque assez longuement le mode de vie en citant un article d’un bulletin de dévotion français, Le Messager du Sacré-Coeur. Les Trappistes n’étaient pas présents en Italie à cette date, puisque leur installation aux Tre Fontane, aux portes de Rome, remonte seulement à 1868 - ils s’y livrèrent d’ailleurs à un important travail d’assainissement bien fait pour donner du poids aux récits des historiens. Immédiatement à la suite de son texte, Pasinati glisse de l’agronomie aux sciences en général et montre l’étendue de l’apport régulier à la connaissance de la nature : tel était depuis une vingtaine d’années le plan quasi obligatoire de toute apologie historique du monachisme civilisateur, dont on mesure à quel point elle est en train de devenir sous Pie ix un genre constitué47. C’est précisément à ce moment que les moines littérateurs, c’est-à-dire les Bénédictins noirs, commencent à réinvestir, fût-ce sur le mode mineur, un motif qu’ils avaient d’abord négligé. « Mode mineur » parce que les classiques de l’apologie historique du monachisme sont des Solesmiens, qui partagent en partie les réserves un peu méprisantes de Dom Delatte. Cependant, leur volonté de brosser un tableau aussi étendu que possible des bienfaits de leur ordre les conduit à ne pas négliger un argument de poids, dans une Europe encore majoritairement rurale et paysanne. C’est ainsi que Dom Besse, celui-là même qui attire Huysmans à Ligugé, consacre un chapitre de son Moine bénédictin de 1898 à la question du travail. Certes, l’essentiel est dévolu au travail intellectuel, mais le point de départ est un état des « transformations opérées (par les Bénédictins) sur le sol de l’Europe pendant les premiers siècles de leur histoire48 ». On se souvient que Besse est très proche de l’Action Française, et qu’il tient à la demande de Maurras la « chaire du Syllabus » dans l’Institut créé par la jeune formation monarchiste49 ; il peut donc y avoir un usage « conservateur » du moine civilisateur parallèlement 43. 44. 45. 46. 47.

Ibid., p. 39. Ibid., p. 53. Ibid., p. 54. Ibid. Donnons, presque au hasard, un exemple de la faveur du genre : MarTin, chanoine honoraire de Belley, ancien curé de Ferney (!), Les Moines et leur influence sociale dans le passé et l’avenir, Bourg, 1865. 48. M. Besse, le moine bénédictin, Paris, 1898, p. 146. 49. Sur Besse, cf. notamment D. ioGna-PraT, « cluny 910-1910, ou l’instrumentalisation de la mémoire des origines », dans iDeM, Études clunisiennes, Paris, 2002, p. 210-212.

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à l’usage « libéral » d’un Montalembert. Plus strictement historien est le belge Ursmer Berlière, auteur en 1924 d’une synthèse de qualité sur L’Ordre monastique des origines au xiie siècle ; l’un des chapitres porte sur « l’œuvre civilisatrice » des moines et commence par des considérations identifiées comme « économiques50 » dont « exploitation agricole et défrichements » sont les premières vedettes51. Si au xixe siècle les Trappistes n’écrivent guère - en tout cas pas de l’histoire52 - la donne change au siècle suivant, et il ne sera pas absurde de fixer le point d’aboutissement de ce bref voyage historiographique dans l’œuvre d’un moine savant dont les travaux sont encore lus (à raison, d’ailleurs) par les médiévistes : Anselme Dimier. À côté de multiples contributions monographiques, notamment autour des plans d’abbayes, Dimier a donné en 1964, dans une collection de grande diffusion, un petit ouvrage de synthèse sur Les moines bâtisseurs qui dépasse assez largement la spécialisation architecturale indiquée par le sous-titre. Un chapitre concerne « L’autarcie monastique ». C’est là que nous retrouvons, comme dans un final, l’orchestration de tous les motifs croisés depuis Chateaubriand. Le texte s’ouvre sur une litanie familière : « ils défrichèrent et amendèrent les terres, essartèrent les forêts, asséchèrent les marécages…53 ». Et Dimier de décliner les activités spécifiques qui vinrent selon lui couronner cette action fondatrice. On relève la cohérence de ces intérêts privilégiés avec ceux des historiens professionnels du moment : lorsque Dimier célèbre « les moines hydrauliciens », citant les ateliers de Clairvaux au xiiie siècle, il s’appuie sur la thèse des Chartes par laquelle Robert Fossier avait fait son entrée dans la carrière quelques années auparavant54. De même, ses remarques sur le rôle des granges monastiques dans la croissance rurale sont contemporaines de l’étude classique de Charles Higounet sur Vaulerent55. On pourrait en dire autant des passages attendus sur la viticulture, mobilisant l’inévitable Clos-Vougeot. Faut-il penser alors que la conclusion sera plus mesurée, plus contextualisée que celle des auteurs du xixe siècle ? Nullement ! On croirait entendre Montalembert : […] fortement organisés, disposant de grands capitaux encore rares à l’époque, forts d’une longue expérience, ils furent des précurseurs dans l’organisation et le développement de l’industrie moderne, comme ils l’avaient été précédemment dans la colonisation de la plus grande partie de l’Europe. Ainsi, après s’être organisés pour vivre dans des solitudes inaccessibles en se suffisant à eux-mêmes, ils

50. 51. 52. 53. 54.

Au pays de Pirenne, le qualificatif s’impose comme marqueur d’un champ d’investigations historiques. U. Berlière, L’ordre monastique des origines au xiie siècle, Lille – Paris, 1924. Cf. l’image que donne Huysmans des frères de Notre-Dame de l’Âtre dans En route (1895). A. DiMier, Les moines bâtisseurs : architecture et vie monastique, Paris, 1964, p. 175. La Vie économique de l’abbaye de Clairvaux des origines à la fin de la Guerre de Cent ans (1949), dont les conclusions sont reprises peu après dans l’importante étude « L’essor économique de Claivaux » intégrée dans le gros volume du centenaire bernardin préparé par la Commission d’histoire de l’Ordre (Bernard de Clairvaux, Paris, 1953). 55. C. HiGouneT, La Grange de Vaulerent : structure et exploitation d’un terroir cistercien de la plaine de France, xiie - xve siècle, Paris, 1965.

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en étaient arrivés, par la force des choses, à faire profiter de leur expérience les populations environnantes et à rendre à la société les plus signalés services56.

Il ne serait pas difficile de rassembler un florilège de déclarations du même ordre, jusque dans des synthèses d’usage universitaire courant. Le « coup » de Chateaubriand, choisissant à l’orée du xixe siècle de célébrer la poésie et l’utilité du christianisme en lieu et place de sa vérité, aura marqué plusieurs générations, largement au-delà de ce qu’on attendrait. Faisant fond sur une intuition remarquablement précoce, l’ancêtre et modèle des Lettres modernes avait compris qu’au siècle de l’histoire, il ne pouvait y avoir d’apologétique que sous l’habit de la science. Un auteur aussi important que Montalembert n’aura fait en somme que systématiser et documenter des affirmations déjà présentes dans le best seller de 1802. Au moins son discours, comme celui de nombreux épigones, avait-il le mérite d’honorer une rhétorique qui n’a pas tout à fait perdu sa capacité de séduction. Qu’après cent ans et plus, en revanche, certains en reprennent les accents, dans l’indifférence la plus totale aux progrès accomplis par l’histoire de l’institution cénobitique, ne peut laisser les spécialistes indifférents. Face aux mésusages récurrents des textes et plus encore des images produites dans les scriptoria médiévaux, il convient de promouvoir, à l’encontre de tout positivisme étroit, une constante historicisation du discours historique lui-même.

56. Les moines bâtisseurs, cit. n. 53., p. 189.

LE MONACHISME N’EST PAS UN HUMANISME. UN DEVOIR INÉDIT DU JEUNE ADALBERT DE VOGÜÉ SUR LE TRAVAIL DES MOINES (MAI 1949)* PaTrick henrieT

École Pratique des Hautes Études, Paris Section des Sciences historiques et philologiques, PSL – Saprat (EA 4116)

M

oine de la Pierre-Qui-Vire pendant soixante-sept ans, Adalbert de Vogüé (1924-2011) a été l’un des grands spécialistes de l’histoire du monachisme au xxe siècle1. Naviguant entre la philologie et l’histoire, il a publié plus de soixante livres et environ trois-cents articles2. Il est en particulier l’éditeur avec Jean Neufville d’une monumentale édition de la règle de saint Benoît et d’une Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité en douze forts volumes3. Tout en se concentrant sur la littérature monastique du passé, Vogüé a parfois avancé quelques propositions pour le christianisme et le monachisme de son temps, par exemple sur la fonction abbatiale et sur le jeûne4. Cet aspect de son activité serait assurément mieux connu si l’on disposait d’une liste précise de ses publications non érudites, *

1.

2.

3. 4.

Ce travail pourrait être prolongé par des recherches plus poussées dans les archives non seulement d’Adalbert de Vogüé mais aussi de plusieurs autres moines de la Pierre-Qui-Vire. On verra que certaines questions secondaires demeurent sans réponse. De peur de ne pas avoir le temps de revenir sur ce très intéressant dossier et de le laisser dans l’ombre, je préfère le publier aujourd’hui dans un volume où il trouve naturellement sa place, sans prétendre à l’exhaustivité. Quelques nécrologies : « Adalbert de Vogüé, O.S.B., 1926 [sic]-2011 », American Benedictine Review, 63, 2012, p. 1-2 ; A. BöckMann, « Fr. Adalbert de Vogüé : a personal remembrance », American Benedictine Review, 65, 2014, p153-157 ; B. hasPerT, « Adalbert de Vogüé O.S.B. (1924-2011) : Erinnerungen an einen Forscher und Freund », Studia monastica, 54, p. 435-442 ; V. DesPrez, « In memoriam : Le père Adalbert de Vogüé (1924-2011) », Revue Mabillon, 22, 2011, p. 5-8. Voir aussi les différents articles réunis par P. henrieT et D.-O. hurel, « Érudition et vie monastique au xxe siècle. L’œuvre du père Adalbert de Vogüé (1924-2011) et sa réception », Revue Mabillon, 28, 2017, p. 5-115. Liste des travaux d’Adalbert de Vogüé dans A. linaGe conDe, « Bibliografía de dom Adalbert de Vogüé », Studia Monastica, 16, 1974, p. 451-458 ; J. B. JuGlar, « Deuxième bibliographie du père Adalbert de Vogüé (1974-1982) », ibid., 24, 1982, p. 401-413 ; A. De voGüé, « Troisième bibliographie (1982-1994) », ibid., 36, 1994, p. 319-338 ; iDeM, « Quatrième bibliographie (1994-2002) », ibid., 45, 2003, p. 235-250. Ajouter entre autres les trois volumes posthumes de l’Histoire littéraire du monachisme dans l’Antiquité. Deuxième partie : le monachisme grec, Rome, 2015 (Studia Anselmiana 15-17), texte établi par les frères Hugues de Suremain et Ghislain Lafont. A. De voGüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité, 12 volumes, Paris, 1991-2008. A. De voGüé, La communauté et l’abbé dans la règle de saint Benoît, Paris, 1960 ; Aimer le jeûne. Une expérience monastique, Paris, 1988. Ces deux livres sont mis en perspective par D. hervieu-léGer, Le temps des moines. Clôture et hospitalité, Paris, 2017, p. 123-128 et 202-208.

Labeur, production saint Benoît Benoît aux aux Labeur, production et et économie économie monastique monastique dans dans l’Occident l’Occident médiéval. médiéval. De De la la Règle Règle de de saint Cisterciens, éd. 2021, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 17),17), pp. 569-598. Cisterciens, éd.Michel MichelLauwers, lauwersTurnhout, , Turnhout, 2020, (Collection d’Études Médiévales de Nice, pp. 569PUBLISHERS DOI 598. © BREPOLS ©   DOI10.1484/M.CEM-EB.5.121870 10.1484/M.CEM-EB.5.123790

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dont beaucoup doivent se trouver dans des revues intra-ecclésiales à faible tirage5. Plus généralement, sa figure prendra sans doute une autre dimension lorsque son journal spirituel et son autobiographie, encore inédits, seront publiés6. Vogüé rejoignit la Pierre-Qui-Vire en 1944 en même temps que son père. En 1959 il soutint une thèse de théologie réalisée à l’Institut catholique sous la direction de Louis Bouyer. En 1974 il entreprit de mener une vie érémitique à l’écart de son monastère. Il mourut en 2011, son corps n’étant retrouvé dans la forêt qu’après huit jours de recherche. Ses archives se trouvent aujourd’hui à la Pierre-Qui-Vire7. Alors que j’étais allé les consulter, voici quelques années, pour préparer une rencontre dédiée à sa personne et à son œuvre, j’avais remarqué la présence d’un devoir réalisé du temps où il était encore étudiant, avant l’inscription en thèse. Ce devoir, sous le titre très général « Monachisme et Moyen Âge », porte en réalité sur le sens du travail monastique et sur la nécessité ou non d’une adaptation du mode de vie et de penser bénédictin à la société contemporaine. Il m’a semblé intéressant de le retranscrire ici en l’accompagnant d’un commentaire. Avant de rentrer plus avant dans le sujet, il convient d’insister sur le fait que si ce devoir d’Histoire figure aujourd’hui encore dans les archives de Vogüé, c’est que celui-ci le conserva toute sa vie, ce qui montre assurément l’importance qu’il lui accordait. Le savant bénédictin l’avait placé dans une chemise particulière qui contenait aussi quelques notes et divers billets de moines de la Pierre-Qui-Vire. À l’évidence, ce texte traitait de questions touchant à l’essence même de la vie monastique. Adalbert de Vogüé écrivit sa dissertation en mai 1949, alors qu’il avait 24 ans. Son travail se vit attribuer la note de 18 et fut discuté durant plusieurs mois au sein de la communauté monastique. On pourra lire en annexe quatre billets adressés au jeune moine par des frères qui avaient lu son travail : celui-ci circula sans doute largement au sein de la communauté et il donna lieu à divers échanges. Une note due au père Denis Huerre mentionne un récent séjour au Bec, qui eut effectivement lieu en 1949, et une causerie de dom Jean Leclercq au réfectoire, mais elle n’est pas datée8. Un autre billet a pour auteur Jean Neufville. Écrit sur une feuille de calendrier datée de 1949, il commente le devoir mais fait aussi allusion à une conférence donnée au monastère par Étienne Gilson, qui fréquentait la PierreQui-Vire depuis le début des années 1940. On sait qu’après avoir participé aux cérémonies clunisiennes de juillet 1949 en l’honneur des abbés Odon et Odilon, de 5. 6. 7. 8.

Ainsi que le rappelait déjà A. linaGe conDe, « Bibliografía de dom Adalbert de Vogüé », cit. n. 2, p. 451, en citant de façon non exhaustive Témoignages, Cahiers de la Pierre-Qui-Vire, Zodiaque, L’Union et Écoute. L’autobiographie a pour titre Eucharistikon. Voir G. laFonT, « Adalbert de Vogüé. Le moine, son œuvre et ses archives », Revue Mabillon, 28, 2017, p. 57-63. Dom Jean Leclercq avait également participé au congrès clunisien de 1949 (« L’idéal monastique de saint Odon d’après ses œuvres », dans À Cluny. Congrès scientifique, 9-11 juillet 1949, Dijon, 1950, p. 227-232, repris dans iDeM, Témoins de la spiritualité occidentale, Paris, 1965) et l’on peut se demander s’il ne refit pas pour les moines de la Pierre-Qui-Vire, comme Gilson, tout ou partie de son exposé. La question sera peut-être résolue par le chapitre de l’autobiographie d’Adalbert de Vogüé consacré à cette époque de sa vie.

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retour vers sa maison de Vermenton (Yonne), Gilson s’était arrêté à la Pierre-QuiVire. Selon Laurence Shook, qui l’accompagnait avec deux autres amis, Gilson répéta en privé sa conférence clunisienne alors que ses trois compagnons demeuraient à l’hôtellerie9. L’exposé avait pour titre « Le message de Cluny », un sujet qui explique cette précision donnée par Neufville selon laquelle Gilson avait mentionné Abélard, celui-ci étant mort en pénitent dans l’abbaye bourguignonne10. Sauf à admettre que Neufville ait demandé des précisions à Vogüé plusieurs mois après la conférence, on peut donc dater ce billet de l’été 1949. Une autre note due au frère Ignace a été rédigée le 25 juillet 1949. Les moines discutèrent donc avec Vogüé de son devoir pendant deux mois au minimum.

i. « MonachisMe eT Moyen âGe » : une DisserTaTion Le devoir compte 15 pages. Il porte quelques annotations du correcteur mais aussi, généralement au crayon de papier, de Vogüé lui-même. Celui-ci, en effet, l’a ultérieurement relu et pour des raisons que nous examinerons ultérieurement, il en a biffé une partie11. Le titre, « Monachisme et Moyen Âge », semble très général mais les premières lignes laissent entendre qu’il s’agit en réalité d’une réflexion sur la relation que le monachisme entretint avec la société féodale « de saint Benoît à saint Dominique ». Le véritable enjeu apparaît très vite : le fait que les bénédictins aient connu un âge d’or jusqu’au xiie siècle signifie-t-il qu’ils appartiennent maintenant à « un âge révolu » ? « Beaucoup le pensent aujourd’hui », regrette l’auteur. Il s’agira donc de montrer que le monachisme n’est pas dépassé, tout simplement parce qu’il s’appuie sur des valeurs intemporelles qui ne sont pas sujettes aux variations de l’Histoire. Cette conviction a pour conséquence logique, puisque par essence le monachisme n’est pas de ce monde, un rejet des tentatives d’adaptation au temps présent, surtout lorsque leurs promoteurs oublient que la contemplation doit être l’activité fondamentale du bénédictin. Sont cités à titre d’exemple les « “monastères-usines” et les “super-centres” intellectuels dans un cadre monastique ». Au début des années 1950, Adalbert de Vogüé n’avait pas encore commencé à décortiquer les textes dans la perspective d’une « histoire littéraire » érudite12. Ce ne sont donc pas les sources anciennes qui sont privilégiées dans ce devoir, mais plutôt 9.

Laurence K. Shook, Étienne Gilson, Toronto, 1984, p. 245-246. À la même époque, Gilson préface le livre du père Denis Huerre sur le fondateur, Jean-Baptiste Muard, fondateur de la Pierre-Qui-Vire, Saint-Léger-Vauban, 1950. 10. L’exposé a été publié dans les actes du colloque : É. Gilson, « Le message de Cluny », dans À Cluny, cit. n. 8, p. 27-36. 11. Le correcteur pourrait être dom Placide de Roton, qui avait été maitre des études et qui devint abbé en 1949. Vogüé préfaça ultérieurement plusieurs de ses livres. Cette hypothèse demande cependant à être confirmée. 12. Sur le concept d’histoire littéraire chez Vogüé, P. Henriet, « Adalbert de Vogüé et le concept d’histoire littéraire (avec des lettres inédites d’Adalbert de Vogüé, dom Jean Leclercq, Louis Bouyer et Baudouin de Gaiffier) », Revue Mabillon, 28, 2017, p. 91-111.

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quelques travaux récents dont la liste est donnée au début13. Notre jeune moine utilise avant tout un ouvrage paru aux Éditions ouvrières en 1948 sous la direction d’Henri Desroches, Inspiration religieuse et structures temporelles. Ce recueil proposait neuf études14 : sont cités et discutés ici l’introduction de Desroches et les articles de Palanque et Delaruelle, de dom Jean-Leclercq et de Marie-Dominique Chenu. Le chanoine Delaruelle est encore cité, de façon très critique, pour deux autres articles sur saint Benoît. Des livres de dom Philibert Schmitz et de Gustave Bardy sont également mentionnés sans être véritablement discutés. Enfin, Vogüé renvoie très élogieusement à un texte du cardinal Newman sur saint Benoît, le célèbre converti anglais étant avec dom Jean Leclercq le seul qui trouve grâce à ses yeux. Inspiration religieuse et structures temporelles, le livre qui nourrit la réflexion de Vogüé, était paru aux Éditions ouvrières dans la collection « Économie et humanisme ». C’était là tout un programme. Les Éditions ouvrières, qui avaient succédé après la deuxième guerre mondiale à la « Librairie de la Jeunesse ouvrière », étaient proches à la fois de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) et de la CFTC. Sous la houlette de Roger Cartayrade et d’André Villette, qui restèrent aux commandes pendant trente-cinq ans, elles publiaient des ouvrages religieux, économiques et politiques, le « Maitron », Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, constituant leur réalisation phare à partir de 196415. Ce sont les Éditions ouvrières qui éditaient les publications de l’association « Économie et humanisme », fondée en 1941 par Louis-Joseph Lebret et installée près de Lyon dès 194316. Tenant d’une économie humaine en accord avec la doctrine sociale de l’Église et proche de Vichy dans un premier temps, le mouvement prit après la guerre une orientation démocrate chrétienne tout en s’interrogeant sur sa relation avec le marxisme. En 1948 l’éditeur scientifique d’Inspiration religieuse et structures temporelles, Henri Desroches, était dominicain, prêtre et membre de l’équipe d’Économie et humanisme, qu’il allait quitter un an plus tard en même temps que l’ordre dominicain et l’Église17. Son livre est encore publié avec un 13. Voir infra p. 598 la liste de travaux cités par Vogüé dans sa dissertation et dans l’article dont il est question ici-même p. 579-582. 14. H. Desroches (dir.), Inspiration religieuse et structures temporelles, Paris, 1948. Vogüé n’utilise pas les textes de G. BarDy (« Les communautés primitives »), R. auBenas (« L’influence du christianisme sur le droit romain »), S. GieT (« Saint Basile et l’assistance aux malheureux »), M. R. Mayeux (« Les biens de l’Église considérés comme patrimoine des pauvres à travers les conciles occidentaux du vie siècle ») et J.-M. GaTheron (« Note sur la continuité du rôle agraire des cisterciens »). 15. Voir les notices du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (« Maitron »), en ligne : https :// maitron.fr/spip.php ?article18837 (notice « Cartayrade Roger, Edmond », par Éric Belouet et Claude Pennetier) et https ://maitron.fr/spip.php ?article73941 (notice « Villette, André, Eugène, Auguste, Arthémon », par Jean Maitron). 16. Sur l’histoire d’Économie et humanisme, voir D. PelleTier ‘Économie et humanisme’. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde, 1941-1966, Paris, 1996. Sur Lebret (ainsi que Malley), voir aussi iDeM, « Entre expertise économique et pastorale catholique. Louis-Joseph Lebret et la sociologie religieuse (1951-1958) », Archives des Sciences Sociales des Religions, 179, 2017, p. 167-192. 17. Sur Henri Desroches (ou Desroche après sa rupture avec l’Église), voir avant tout H. Desroche, Mémoires d’un faiseur de livres. Entretiens et correspondance avec Thierry Paquot (août 1991), ici p. 27 sq.

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imprimatur lyonnais, les dominicains d’Économie et humanisme François Malley et Thomas Suavet le jugeant « digne d’être publié »18. Adalbert de Vogüé incarne une orientation du monachisme et de la vie chrétienne qui se situe à peu près aux antipodes de celle de Desroches et d’Économie et humanisme. Commentant l’article de Palanque et Delaruelle19 sur « le rôle temporel de l’Église du ive au viie siècle », il s’arrête en particulier sur un passage dans lequel les auteurs suggèrent que le monachisme bénédictin des origines entendait « servir » (le mot est souligné par Vogüé) la société de son temps pour lui « préparer un avenir meilleur », luttant du même coup contre les dangers d’un « érémitisme généralisé ». Le monachisme aurait donc été une sorte de « législation destinée à sauver la société » et Benoît n’aurait pas envisagé le travail « dans une perspective exclusivement religieuse ». La question sous-jacente au devoir sera donc de savoir ce que le travail signifie et doit signifier pour les moines. Plus loin, après avoir discuté les thèses du père Chenu, Vogüé revient aux travaux de Delaruelle comme à une clé permettant de comprendre cette « étrange conception du rôle social de saint Benoît »20. « Monsieur Delaruelle », en effet, « méconnaît cet essor vers la plus haute sainteté, vers un idéal contemplatif très exigeant, vers la patrie céleste ardemment et incessamment désirée ». Croire que Benoît ait voulu préparer la société à « un avenir meilleur » n’est qu’une grave erreur car pour lui, « l’insertion dans le temps n’[était] pas […] une préoccupation » et la Règle visait à organiser une institution monastique préexistante, non à civiliser la société. Vogüé discute aussi longuement l’article de Chenu, qui est qualifié de « remarquable », mais n’en fait pas moins l’objet d’une critique extrêmement serrée derrière laquelle on sent pointer une certaine hostilité aux ordres mendiants, 18. L’imprimatur est signé, outre les deux dominicains, par Pierre-Damase Belaud, prieur provincial, et par Emmanuel Bechetoille, vicaire général du diocèse de Lyon. Sur François Malley (1914-1993), quelques éléments dans le Dictionnaire biographique des frères prêcheurs, http ://journals.openedition.org/dominicains/1426) (« notice en cours de rédaction ») ; sur Thomas Suavet, ibid., https :// journals.openedition.org/dominicains/624 (Olivier Chatelan). En 1944, six dominicains vivent ensemble dans une maison à Écully (« banlieue » de Lyon), « dans une communauté de chaque instant ». Parmi eux, Lebret, Malley, Suavet et Desroches (D. PelleTier, ‘Économie et humanisme’, cit. n. 16, p. 72). 19. Jean-Remy Palanque (1898-1988) : doyen de la faculté des lettres d’Aix-en-Provence, spécialiste de l’Antiquité tardive, des Pères de l’Église et du christianisme des premiers siècles, grand ami d’HenriIrénée Marrou. À partir de 1957, il dirige une Histoire du catholicisme en France en compagnie d’Étienne Delaruelle et d’André Latreille. Il fonde en 1950 la collection « Histoire des diocèses de France » avec Eugène Jarry. Étienne Delaruelle (1904-1971) : prêtre, chanoine, professeur à l’Institut catholique de Toulouse, cofondateur du Centre d’études historiques de Fanjeaux. Spécialiste de l’histoire du christianisme et plus particulièrement de la « piété populaire » au Moyen Âge, à laquelle il consacre le monumental tome 14 de l’Histoire de l’Église de Fliche et Martin. « Monsieur Delaruelle » : Vogüé ne connaît peut-être pas la condition ecclésiastique de l’auteur qu’il critique. 20. En particulier à É. Delaruelle, « Saint Benoît : « L’homme et l’œuvre », Vie spirituelle, 66, 1942, p. 267-281, et « St Benoît et la civilisation de son temps », dans Le Christianisme et l’Occident Barbare, Paris, 1945, p. 369-432. Vogüé n’aurait-il pas eu à l’esprit le premier de ces deux titres lorsqu’il publia un demi-siècle plus tard son propre Saint Benoît. L’homme et l’œuvre, Abbaye de Bellefontaine, 2001 (Vie monastique, 40) ?

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responsables selon lui d’un changement de paradigme pour ce qui est du rapport entre les ordres religieux et la société21. Chenu a en effet critiqué le « paternalisme abbatial des moines », opposé à l’esprit de fraternité et d’égalité des mendiants, ainsi que l’« idéal monastique du salut personnel », qualifié de « repli ». Cette question du sens de la fonction abbatiale était assurément d’un intérêt tout particulier pour notre jeune moine, qui devait se lancer quelques années plus tard, sous la direction de l’oratorien Louis Bouyer, dans une thèse consacrée à l’abbé dans la règle de saint Benoît. La soutenance eut lieu en 1959, et cette recherche minutieuse fut publiée sous la forme d’un livre deux ans plus tard22. Pour le dire en peu de mots, et en des mots différents de ceux que Vogüé utilise, Chenu n’a rien compris à cette question, car il n’a simplement pas vu le « sens surnaturel », la « valeur intemporelle » et l’« orientation vers l’éternité » de la fonction abbatiale. Benoît était un contemplatif, il n’était pas un entrepreneur, il n’était pas un civilisateur : « L’organisation matérielle, le rendement économique, le dynamisme apostolique, l’influence sociale – jamais il ne s’est préoccupé de tout cela ». Quant à l’idéal monastique du salut personnel, Chenu ne l’a pas davantage saisi. La critique déborde ici la seule question sotériologique et porte plus généralement sur les mouvements qui ont prétendu inventer un nouveau rapport entre contemplation et société laïque, au premier rang desquels les ordres mendiants. À ce point, le lecteur est invité à s’interroger sur le concept d’humanisme. Pour Vogüé en effet, les xiie et xiiie siècles ont été « anthropocentriques », c’est-à-dire excessivement tournés vers la terre. Lorsque Chenu signale que les moines n’ont pas su intégrer les confréries et les corporations, il leur reproche en réalité de s’être trop préoccupés de la Cité céleste, ce qui est pourtant leur raison d’être, au détriment de la Cité terrestre. En réalité, le trop grand intérêt pour l’ici-bas dont ont témoigné entre autres les mendiants, s’est traduit par une « fièvre d’humanisme, de réalisations temporelles ». Or « les moines ne sont pas humanistes en ce sens-là ». Ces termes, « humanisme » et « humaniste », reviennent cinq fois dans la dissertation et ils sont toujours connotés négativement. Ainsi, le xiie siècle « marque le réveil d’un humanisme qui n’est plus centré uniquement sur la vie éternelle, mais déjà sur la cité terrestre ». Depuis l’entre-deux guerres, cette question était d’actualité chez les intellectuels chrétiens. Songeons par exemple au livre de Jacques Maritain, Humanisme intégral (1936), qui opposait l’humanisme du Moyen Âge et celui de la Renaissance en reprochant à ce dernier une « réhabilitation agressive de la créature »23. Les débats sur l’humanisme étaient monnaie courante, comme le montrent par exemple les sommaires de Témoignages, la revue des moines de la Pierre-Qui-Vire. En 1944, un numéro entier avait été consacré

21. Marie-Dominique Chenu (1895-1990) : dominicain du Saulchoir (Paris), théologien. Proche du mouvement des prêtres ouvriers, médiéviste, spécialiste en particulier de la théologie et de ses rapports avec la société aux xiie et xiiie siècles. L’historien Jacques Le Goff prononce une allocution à NotreDame de Paris lors de ses funérailles. 22. A. De voGüé, La communauté et l’abbé dans la Règle de saint Benoît, Paris, 1961. 23. J. MariTain, Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, Paris, 1936.

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à cette question (« Humanisme chrétien pour les hommes d’aujourd’hui »)24 ; la même année, dans le numéro suivant (« Le message du moine »), dom Urbain David avait écrit un texte sur « les deux faces de l’humanisme monastique » qui mettait successivement l’accent sur les renoncements et sur l’obéissance25. Face à des courants qui, comme « Économie et humanisme », entendaient l’humanisme comme une injonction à prendre en compte l’homme et la société dans leur condition et leurs aspirations terrestres, conformément à un idéal de progrès, des courants plus traditionnels, dont le jeune Adalbert de Vogüé n’était alors qu’un représentant parmi d’autres, n’imaginaient guère l’« humanisme » autrement que centré sur « Dieu et la vie éternelle ». Deux programmes et deux acceptions d’un même terme assurément très éloignés. Si Palanque, Delaruelle et Chenu font l’objet de sérieuses critiques, que dire d’Henri Desroches, qui avait doté le volume d’une introduction programmatique ? En comparaison du texte de dom Jean Leclercq, et c’est un euphémisme pour Vogüé, on a là « des pages moins sûres » car l’auteur adopte « un point de vue résolument terrestre ». « Nous sommes choqués ! » écrit-il même, non sans une certaine ingénuité. Desroches, et cela lui est reproché, avait cité un texte d’Aldous Huxley que l’on peut lire dans le roman Contrepoint et qui relativisait la possibilité pour l’homme d’atteindre un quelconque absolu : « Le seul absolu que l’homme puisse vraiment connaître jamais, c’est l’absolu de l’équilibre parfait »26. Mais comment Desroches, qui cite tantôt Kropotkine, tantôt Lénine et tantôt Claudel, qui explique les rapports entre « inspiration religieuse » et « structures temporelles » par la « dialectique », qui rapproche dans une même phrase, enfin, les communautés chrétiennes primitives, les monastères bénédictins du haut Moyen Âge, le socialisme du xixe siècle « dans sa phase utopique » et le communautarisme du xxe siècle « dans sa phase d’expérience spontanée », comment Desroches aurait-il pu séduire Vogüé ? Celui-ci reproche donc à celui-là d’avoir renoncé tout à la fois au « ciel transcendant », à la « Jérusalem nouvelle », à la « vision béatifique », aux « cieux nouveaux » et à la « terre nouvelle ». Deux auteurs trouvent tout de même grâce auprès de l’enthousiaste jeune homme. Le premier est Newman, dont on sait par son autobiographie à quel point il l’avait marqué durant sa jeunesse, avant même son entrée au monas-

24. Témoignages, 6, 1944, avec entre autres un texte de dom Charles Coster sur « Humanisme et paradoxes évangéliques ». Notons aussi le nº 23 (1949), intitulé « Le christianisme et les valeurs humaines », avec des textes de dom Claude Jean-Nesmy (« Ambiguïté de l’humanisme chrétien »), de Marie-Th. de Romeport (« L’humanisme de saint Thomas ») etc. L’humanisme ne peut être que paradoxal (voir aussi la note suivante). 25. Dom Urbain David, « Les deux faces de l’humanisme monastique », Témoignages, 7, 1944 (« Le message du moine »), p. 441-460. Ce passage de la conclusion résume bien le propos de cet article que Vogüé avait sans doute lu : « […] après avoir mis l’homme en face de Dieu, la vie monastique le replace au milieu des siens ; elle lui montre le moyen de vivre dans la paix : aimer son prochain comme un frère dans le Christ, obéir à ses chefs comme à Dieu », p. 459. 26. A. huxley, Contrepoint, Paris, 1930 [1928].

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tère27. Un texte sur saint Benoît, initialement paru en 1858, est cité ici d’après la revue de l’abbaye de Buckfast, un établissement refondé en 1882 par les moines de la Pierre-Qui-Vire après la première expulsion des congrégations religieuses. Quelques années plus tard, Vogüé renverra à la traduction française de ce texte par l’abbé Brémond (1909)28. Du « grand Newman », il retient surtout une caractérisation de la vie monastique par la simplicité : les moines vivent au jour le jour, ils se fixent quotidiennement un objectif à atteindre. Le processus de réforme est donc « insensible », ce qui l’oppose à la planification supposément préconisée par les ordres mendiants. Il y a quelque chose d’« enfantin » dans le monachisme bénédictin.29 Le deuxième auteur échappant à la critique est dom Jean Leclercq, le seul bénédictin à avoir fourni un texte à Desroches (« La vie économique des monastères au Moyen Âge »)30. Leclercq ne rejette pas l’idée d’un rôle civilisateur des moines, mais à la grande différence de Delaruelle, il montre bien qu’ils ne l’ont pas cherché. Le travail bénédictin est en effet de nature spirituelle : il est ascétique, il vise au perfectionnement individuel, il est « humaniste » au sens où veut bien l’entendre Vogüé, c’est-à-dire « tourné vers le bien du travail et non vers la production envisagée comme un but ». La charité envers les pauvres en est une conséquence mais elle ne vient qu’après l’otium31. Toute idée de progrès matériel est exclue. C’est une véritable utopie monastique du travail qu’expose Leclercq, mais cette utopie n’est pas prioritairement « civilisatrice ». Vogüé, qui s’inspire du bénédictin de Clervaux, brosse ainsi le panorama d’entités spirituelles dans lesquelles les moines se répartissent le travail de façon à sauvegarder pour chacun d’entre eux la possibilité de l’otium et de la contemplation. Quant aux familiers qui travaillent sous leur direction, ils vivront « dans la paix et l’ordre, la joie spirituelle ». Un mot revient souvent dans cet exposé, c’est celui d’« ordre » : un ordre figure de la Jérusalem céleste, 27. John Henry Newman (1801-1890) : d’abord prêtre anglican, officiellement converti au catholicisme en 1845, il devient prêtre en 1847. Léon xiii le fait cardinal en 1879. Il est peut-être le premier théologien anglais du xixe siècle. Sur la lecture de Newman par le jeune Vogüé et sur sa mention dans son autobiographie, P. henrieT, « Adalbert de Vogüé et le concept d’histoire littéraire », cit. n. 12, p. 94-95. Vogüé dédie à Newman le deuxième tome de son Histoire littéraire du monachisme (« Parmi les joies de toute sorte que m’a données ce livre, une des meilleures aura été de le dédier à la mémoire de Newman. J’acquitte ainsi une longue dette envers ce fervent disciple des Pères, rencontré il y a un demi-siècle, qui fut lui aussi pour moi par ses écrits un père en Dieu »). 28. newMan, La mission de saint Benoît, Paris, 1909. Cf. « Travail de bénédictin », p. 126. 29. Le texte de Newman donnait : « To these exercises of the intellect is opposed simplicity, which is the state of mind which does not combine, does not deal with premisses and conclusions, does not recognize means and their end, but lets each work, each place, each occurrence stand by itself,—which acts towards each as it comes before it, without a thought of anything else. This simplicity is the temper of children, and it is the temper of monks ». 30. Dom Jean Leclerq (1911-1993) : moine bénédictin français de Clervaux (Luxembourg). L’un des tout meilleurs connaisseurs de l’histoire du monachisme ancien au xxe siècle, il est aussi le premier spécialiste de saint Bernard. L’amour des lettres et le désir de Dieu : Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Age, Cerf, 1957, eut une immense influence. 31. Dom Jean Leclercq a écrit un travail classique sur l’otium : Otia monastica. Études sur le vocabulaire de la contemplation au Moyen Âge, Rome, 1963.

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un ordre résultant non d’une quelconque planification mais plutôt d’une appétence vers le divin, un ordre qui ne s’occupe que des besoins « réels et immédiats », un ordre, enfin, qui fonde « une économie à fondement surnaturel »32. Quelques années plus tard, au moment de délimiter son sujet de thèse, Vogüé rentra en contact avec Leclercq qui lui donna de savants conseils33.

ii. réacTions Des Moines De la Pierre-qui-vire aux ProPosiTions De voGüé Le devoir fut lu et commenté. La chemise dans laquelle Vogüé l’avait conservé renferme ainsi plusieurs billets écrits par des membres de la communauté. Une première note de lecture, rédigée sur une feuille provenant d’un calendrier de 1949 (mois d’avril) édité par le magasin « Le Printemps », est due à Jean Neufville, alors âgé de quarante ans, qui devait plus tard assurer la partie ecdotique dans l’édition de la règle de saint Benoît aux Sources chrétiennes34. Neufville commence par une question sur une conférence d’Étienne Gilson à laquelle il n’a pas pu assister. Il s’intéresse ensuite à la dissertation en critiquant vertement dom Jean Leclercq (« un drôle de moine »), non seulement pour son comportement mais aussi pour ses théories : l’existence d’une population de serviteurs et de dépendants, que nous avons vu Vogüé reprendre à son compte en proposant une description utopique de la communauté dans son acception la plus large, est rejetée comme contraire aux bons idéaux monastiques. Neufville s’étonne de la position de Vogüé, qu’il considère pourtant désormais, non sans quelque espièglerie, comme étant passé à sa « gauche » : comprenons plus rigoriste encore, favorable à un retour aux traditions monastiques primitives. Or ces dernières sont le propre de la communauté à laquelle appartiennent les deux hommes : pour l’auteur du billet, avoir des serviteurs n’est pas « pierrequivirien ». En toute logique, cette position s’accompagne d’une grande méfiance envers le monachisme de type clunisien, dans lequel les moines sont des « capitalistes », dit Neufville en désapprouvant cette évolution : « Franchement le travail monastique n’est bon que si ce sont les moines qui le font. C’est même la seule garantie qu’on ait contre son enflure indéfinie, les forces des moines étant limitées. Vous rappelez-vous ma définition du capitalisme par le réinvestissement ? L’histoire concrète, réelle de Cluny, c’est un peu cela, les dons produisant l’accroissement indéfini ». Une deuxième note de lecture est due à un frère Ignace35. Datée du 25 octobre 1949, elle a été écrite à Thorenc. Sans doute son auteur effectuait-il alors un séjour dans le sanatorium du clergé qui se trouvait dans ce village situé près de Grasse. 32. L’expression est de Leclercq. 33. Cf. la lettre de conseils de Leclercq éditée dans P. henrieT, « Adalbert de Vogüé et le concept d’histoire littéraire », cit. n. 12, p. 105-108. 34. Voir infra annexe 2. Le calendrier faisait aussi office de registre de comptabilité, avec une colonne « recettes » et une colonne « dépenses ». 35. Voir infra, annexe 3.

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Quoi qu’il en soit, on a ici une réaction assez critique aux propositions de Vogüé, un ou plusieurs échanges antérieurs étant perdus. Par un biais que nous ignorons, le frère Ignace fait parvenir ce petit billet à la Pierre-Qui-Vire, un peu comme s’il s’y trouvait36. Il rend compte de lectures et de conversations (le père Voillaume, supérieur des Petits Frères de Jésus, et un prêtre anonyme, avec lequel il a sans doute parlé au sanatorium) qui montrent à quel point les questions soulevées par son interlocuteur constituaient alors un sujet d’actualité dans les milieux monastiques. Le frère Ignace critique les Trappes, qui fabriquent du chocolat ou de la germalyne à la façon d’entreprises capitalistes mais sans rayonner sur les populations voisines, contrairement à ce qui se passait au Moyen Âge. Les moines de Sept-Fons, une Trappe de l’Allier, sont un bon exemple de cette dérive. Or les moines devraient contribuer à convertir les populations et ne pas se limiter « [au] clergé et [à] quelques amateurs d’antiquité ou intellectuels ». Un autre billet est anonyme et rédigé dans un style assez familier37. Il invite l’auteur du devoir à réévaluer l’intérêt de saint Benoît pour les « réalités naturelles » et à être un peu moins « exclusif » sur la question de la séparation du moine avec le monde, en d’autres termes à considérer la possibilité d’une « convergence de la civilisation et du monachisme ». Les dernières lignes s’intéressent à un autre travail réalisé par Vogüé en « théologie morale »38 mais elles l’engagent aussi, en des termes dont nous laissons au lecteur le soin de découvrir la teneur, à mieux prendre en compte le nécessaire enracinement du moine dans le monde matériel, quelque angélique que soit sa vie. Adalbert de Vogüé avait aussi conservé un petit billet signé d’un frère Denis, qui commente brièvement le devoir et donne quelques conseils de lecture39. Denis Huerre (1915-2016), car c’est évidemment de lui qu’il s’agit, devait devenir abbé de la Pierre-Qui-Vire en 195240. Il avait auparavant été maître des novices pendant un peu moins de deux ans et c’est juste avant cette étape qu’il formule ses remarques. Si Huerre engage à juste titre Vogüé à ne pas oublier que l’économie monastique était partie intégrante de la société féodale, il a visiblement apprécié les remarques du jeune moine et le rejoint entièrement pour ce qui est du rejet de l’humanisme au sens où l’entendait celui-ci : « Un moine n’a rien à faire – de soi – avec quelque humanisme que ce soit ». Vogüé se voit par ailleurs proposer une publication dans Témoignages. Témoignages, nous l’avons vu, était la revue 36. Le billet porte en marge, de la même main, « Fr. Adalbert », détaché et souligné. Il est vraisemblable que le frère Ignace envoya sous une même enveloppe divers billets à plusieurs moines de la Pierre-Qui-Vire. 37. Voir infra, annexe 4. Il faudrait comparer l’écriture du billet avec celle de dom Claude Jean-Nesmy, le frère d’Angelico Surchamp. Mais il ne s’agit là que d’une hypothèse. 38. Ce travail a également été conservé par Vogüé et pourrait faire l’objet d’une note. Il a pour titre « Note sur deux applications de la psychanalyse à la psychologie religieuse ». 39. Voir infra, annexe 5. 40. Sur Denis Huerre (1915-2016), qui fut président de la Congrégation bénédictine de Subiaco entre 1980 et 1988, voir le portrait tracé par dom Luc Cornuau (actuel abbé de la Pierre-Qui-Vire) dans le Bulletin de l’Alliance InterMonastères, 112, 2016 (https ://www.aimintl.org/fr/2015-05-29-13-29-48/ bulletin-112/dom-denis-huerre).

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trimestrielle de la Pierre-Qui-Vire. Je n’y ai pas trouvé de reproduction à l’identique de la dissertation, mais la confrontation du travail de Vogüé avec un texte anonyme paru quelques années plus tard permet d’identifier ce dernier comme un remaniement conforme aux vœux du père Denis.

iii. « “Travail De BénéDicTin” » : téMoignages resTiTué à voGüé

un arTicle De

En avril 1953, le nouveau numéro de Témoignages a pour titre Moines. Après un avant-propos du père abbé (qui est désormais Denis Huerre), tous les articles sont anonymes, ce qui n’était pas du tout de règle dans la revue. Il s’agit alors très certainement de montrer que cette livraison, véritable ode à la vie monastique bénédictine, est une émanation de la communauté et non une collection de travaux individuels. Les deux seuls textes signés sont ceux de moines extérieurs, dom Jean Leclercq (« Vivre à Dieu seul ») et l’abbé de Maria Laach. Or tout indique que le huitième article, « Travail de bénédictin », constitue une révision par Adalbert de Vogüé de la dissertation composée quatre ans plus tôt. La problématique est la même et les références (article de Palanque et Delaruelle dans Inspiration religieuse et structures temporelles, de Delaruelle sur saint Benoît, de Leclercq sur le travail monastique, texte de Newman, enfin, sur saint Benoît41) sont trop semblables pour qu’il puisse s’agir d’un hasard. On retrouve aussi un certain nombre de phrases très proches dans les deux textes. Par ailleurs, après avoir composé son devoir et après l’avoir fait lire, Vogüé l’a annoté et il a biffé deux longs passages : celui qui critiquait Chenu et s’occupait des ordres mendiants, et un autre où il s’attaquait à Delaruelle. S’il a conservé une toute petite partie du passage sur Delaruelle, Chenu et les ordres mendiants sont totalement absents de l’article de Témoignages. Ce dernier a clairement été préparé à partir du devoir, choisissant ce qui devait être retenu ou éliminé42. Notons enfin, preuve définitive de l’identité d’auteurs, l’usage qui est fait de Newman : nous avons vu que dans sa dissertation, Vogüé avait sans doute traduit lui-même les passages qu’il citait. Or dans l’article, c’est la traduction de Bremond qui figure en note. Cependant, les extraits choisis sont exactement les mêmes et si le contributeur de Témoignages renvoie désormais à Bremond, il n’en reprend pas moins très souvent la traduction du devoir. On s’en convaincra par le tableau qui suit. Les extraits de Newman ont été numérotés de 1 à 4. En 1, Vogüé a remplacé sa traduction initiale par celle de Bremond. En 2, Bremond a été utilisé, mais Témoignages conserve des tournures propres au devoir. En 3 et 4, enfin, le Newman de Témoignages est clairement celui de la dissertation. L’attribution de « Travail de bénédictins » à Vogüé ne souffre pas le doute. 41. Voir infra la bibliographie de l’annexe 6. 42. Ainsi, alors que Basile n’était pas mentionné dans la dissertation, deux notes marginales postérieures de Vogüé le citent. Quatre ans plus tard, Basile est présent dans l’article de Témoignages.

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1. Les Les cœurs cœurs troublés, troublés, fatigués, 1. fatigués, abattus, abattus, les les âmes affligées, affligées, écrasées écrasées sous âmes sous le le fardeau, fardeau, cherchèrent une une vie vie àà l’abri l’abri de cherchèrent de toute toute corcorruption dans dans l’accomplissement l’accomplissement de ruption de la la tâche tâche quotidienne, une une vie vie libre libre de quotidienne, de consacrer consacrer chaque jour, jour, sans sans distraction, distraction, au chaque au culte culte divin divin et àà la la prière. prière. Ces Ces âmes âmes cherchèrent et cherchèrent des des occupations aussi opposées que possible occupations aussi opposées que possible celles du du monde monde –– des des occupations àà celles occupations qui qui eussent leur leur fin fin en en elles-mêmes, elles-mêmes, absoreussent absorbant un un àà un un les les jours jours et et les bant les instants instants ;; pas pas d’entreprises difficiles, difficiles, pas d’entreprises pas de de tentatives tentatives hasardeuses, ni ni d’incertitudes d’incertitudes pour hasardeuses, pour faire faire battre le le cœur cœur et et enfiévrer enfiévrer l’esprit battre l’esprit ;; pas pas d’efforts compliqués compliqués et et pénibles, d’efforts pénibles, ni ni de de vaste plans plans d’opérations d’opérations ;; pas vaste pas de de détails détails multiples et de calculs profonds… La multiples et de calculs profonds… La simplicité est est le le caractère caractère des simplicité des enfants, enfants, et et c’est le le caractère caractère des des moines. moines. c’est

1. 1. Les Les cœurs cœurs troublés, troublés, fatigués, fatigués,abattus, abattus,les les âmes âmes affligées, affligées, écrasées écrasées sous souslelefardeau, fardeau, cherchèrent cherchèrent une une vie vie àà l’abri l’abride detoute toutecorcorruption ruption dans dans l’accomplissement l’accomplissementde delalatâche tâche quotidienne, quotidienne, une une vie vie libre librede dese seconsacrer consacrer chaque chaque jour, jour, sans sans distraction, distraction,au auculte cultedivin divin et et àà la la prière. prière. Ces Ces âmes âmes cherchèrent cherchèrentdes des occupations aussi opposées que possible occupations aussi opposées que possible àà celles celles du du monde, monde, des des occupations occupationsqui qui eussent eussent leur leur fin fin elles-mêmes, elles-mêmes,absorbant absorbant en en un un àà un un les les jours jours et et les lesinstants instants;;pas pas d’entreprises d’entreprises ni ni de de desseins desseinsdifficiles, difficiles,pas pas de de tentatives tentatives hasardeuses hasardeusesni nid’incertitudes d’incertitudes pour pour faire faire battre battre le le cœur cœur etetenfiévrer enfiévrer l’esprit l’esprit;; pas pas d’efforts d’efforts compliqués compliquésetet pénibles, ni de vastes plans d’opération pénibles, ni de vastes plans d’opérationpas pas de de détails détails multiples, multiples, ni ni de decalculs calculsprofonds profonds […] […] Cette Cette simplicité simplicité est est lelepropre propredes des enfants, enfants, et et aussi aussi des des moines. moines.

Aulieu lieude deprogresser progresser d’après d’après un un plan plan 22««Au unsystème systèmeetetselon selon la la volonté volonté d’un d’un etetun supérieur, le monachisme est sorti de terre supérieur, le monachisme est sorti de terre et a poussé comme spontanément, et a pris et a poussé comme spontanément, et a pris forme selon les événements en vertu d’une forme selon les événements en vertu d’une irrésistible plénitude de vie venue de l’intéirrésistible plénitude de vie venue de l’intérieur et de la puissante action autonome de rieur et de la puissante action autonome de ses parties ». ses parties ».

2. Au Au lieu lieu de de se se développer développer d’après 2. d’après un un plan plan et un un système, système, par par la la volonté volonté d’un et d’un supésupérieur, il a surgi et s’est répandu comme de rieur, il a surgi et s’est répandu comme de lui-même ; il a pris forme selon les événelui-même ; il a pris forme selon les événements en raison d’une irrésistible plénitude ments en raison d’une irrésistible plénitude de vie venue de l’intérieur et de la puisde vie venue de l’intérieur et de la puissante action autonome de ses parties. sante action autonome de ses parties.

2. 2. Au Au lieu lieu de de se se développer développerd’après d’aprèsun un plan plan et et un un système, système, par par la lavolonté volontéd’un d’un supérieur, il a surgi et s’est répandu supérieur, il a surgi et s’est répandu comme de lui-même ; il s’est conformé aux comme de lui-même ; il s’est conformé aux événements, de par une plénitude de sève événements, de par une plénitude de sève intérieure impossible à contenir, de par intérieure impossible à contenir, de par l’énergique instinct de ses membres… l’énergique instinct de ses membres…

3. St Benoît trouva le monde, tant matériel 3. St Benoît trouva le monde, tant matériel que social, en ruines, et sa mission fut de que social, en ruines, et sa mission fut de le restaurer non pas à la façon de la science le restaurer non pas à la façon de la science mais à la façon de la nature, non pas en se mais à laà façon de pour la nature, non pas se mettant l’œuvre la réaliser, nonenpas mettant à l’œuvre pour la réaliser, non pas en se flattant de l’accomplir dans un temps en se flattant l’accomplir dans un temps donné ou par de quelque méthode spécialedonné ou par quelque méthode spécialement appropriée, ou par quelque série de ment appropriée, ou par quelque série de démarches efficaces, mais d’une façon démarches mais d’une façon si douce, siefficaces, patiente, si progressive, que si douce,ilsifallait patiente, si progressive, que souvent attendre que l’œuvre fût souvent il fallait attendre que l’œuvre fûten accomplie pour s’apercevoir qu’on était accomplie pour s’apercevoir qu’on était en train de l’accomplir train de l’accomplir 4. La même « simplicité » règne dans 4. même « simplicité » règne dans le La travail monastique : « Pour le moine, le monastique « Pour le faisait moine, le travail ciel était la porte à :côté ; il ne le la ilporte à côté il ne faisait pasciel de était plans, n’avait pas; de soucis ; les pas de plans, il n’avait deétaient soucissans ; les corbeaux de Benoît sonpas père corbeaux decôté Benoît père àétaient sans cesse à son ». «son Il allait son travail cesse à son côté ».et«àIlson allait à sonjusqu’au travail dans sa jeunesse, labeur dans sa la jeunesse, et àvivait son labeur soir de vie ». S’il un jourjusqu’au de soir vie ».une S’iljournée vivait de un travail jour dede plus,deil la faisait plus, faisait unedejournée de travail de plus ;ilqu’il vécût longs jours ou peu plus ; qu’ililvécût de longs jours bout. ou peu de temps, travaillait jusqu’au Il de travaillait jusqu’au bout. ne temps, désiraitilpas voir plus loin dans sonIl ne désiraitque pasl’endroit voir plusoùloin dans son itinéraire il devait faire itinéraire que arrêt. l’endroit où il devait faire il son prochain Il labourait et semait, son prochain arrêt.ilIlétudiait, labourait et semait,il il priait, il méditait, il écrivait, priait, il méditait, il étudiait, il écrivait, il enseignait, et ensuite il mourrait et il allait enseignait, au ciel » et ensuite il mourrait et il allait au ciel »

3. Il trouva le monde matériel et social 3. Il trouva le monde matériel et social en ruines, et sa mission fut de le relever, en ruines, et sa mission fut de le relever, suivant les procédés de la nature et non suivant les procédés de la nature et non de la science, sans avoir l’air de s’en de la science, sans avoiryl’air de s’en occuper, sans prétendre réussir dans un occuper, sans prétendre réussir dans un temps déterminé, grâce àyun spécifiquetemps déterminé, grâce à un spécifiquemerveilleux, ou à des secousses répétées, merveilleux, ou peu à desà peu, secousses répétées, mais lentement, avec douceur mais lentement, peu à peu, avec on douceur et patience, si bien que, souvent, ne et doutait patience, si bien que, souvent, on ne se guère avant l’œuvre achevée se doutait guère avant l’œuvre achevée qu’elle était en train de se faire. qu’elle était en train de se faire.

3. « St Benoît trouva le monde, tant 3. « St Benoît trouva le monde, tant matériel que social, en ruines, et sa mission matériel que social, en ruines, et sa mission fut de le restaurer non pas à la façon de la fut de le restaurer non pas à la façon de la science mais à la façon de la nature, non science mais à la façon de lapour nature, non pas en se mettant à l’œuvre la réaliser, pas seen mettant à l’œuvre pour la réaliser, nonenpas se flattant de l’accomplir dans non pas endonné se flattant dequelque l’accomplir dans un temps ou par méthode un temps donné ou par quelque spécialement appropriée, ou parméthode quelque spécialement appropriée, ou par quelque série de démarches efficaces, mais d’une série de démarches efficaces, mais d’une façon si douce, si patiente, si progressive, façon si douce, si patiente, si progressive, que souvent il fallait attendre que l’œuvre que souvent il fallait attendre quequ’on l’œuvre fût accomplie pour s’apercevoir était fût pour s’apercevoir qu’on était en accomplie train de l’accomplir ». en train de l’accomplir » . 4. La même ‘simplicité’ règne dans le 4.travail La même ‘simplicité’ règne dans lele monastique : « Pour le moine, travail monastique « Pour le moine, le ciel était la porte à: côté ; il ne faisait pas ciel était lailporte à côté ne faisait de plans, n’avait pas ;deil soucis ; lespas de plans, ilde n’avait soucis ; lessans corbeaux Benoîtpas sondepère étaient corbeaux de côté Benoît père étaient sans cesse à son ». «son Il allait à son travail cesse côté ».et« àIlson allait à sonjusqu’au travail dans àsason jeunesse, labeur dans sa jeunesse, et àvivait son labeur jusqu’au soir de la vie » ; s’il un jour de plus, soir de la une vie »journée ; s’il vivait un jour plus, il faisait de travail de de plus ; ilqu’il faisait unede journée de travail de de plus ; vécût longs jours ou peu temps, qu’il vécût dejusqu’au longs jours de temps, il travaillait bout.ouIlpeu ne désirait ilpas travaillait bout. ne désirait voir plusjusqu’au loin dans son Ilvoyage que pas voir plus loin dans voyagearrêt. que Il là où il devait faire sonson prochain làlabourait où il devait faire son prochain arrêt. Ilil et semait, il priait, il méditait, labourait et écrivait, semait, ilil priait, il méditait, il étudiait, il enseignait, et ensuite étudiait, il écrivait, il enseignait, il mourrait et il allait au ciel » et ensuite il mourrait et il allait au ciel »

4. Pour le moine, le ciel est tout proche il 4. Pour moine, le ciel estaucun tout proche ne formeleaucun plan, il n’a souci ;il ne forme aucun plan, il n’a aucun souci ; les corbeaux de son père Benoît sont les corbeaux sonDès pèresaBenoît sont« il se toujours à sonde côté. jeunesse, toujours son côté. sa jeunesse, « il se met à sonàtravail et àDès sa tâche » jusqu’au met de à son travail et lui, à sachaque tâche »jour jusqu’au soir sa vie ; pour vécu soirundejour sa vie pour lui, chaque jourenvécu est de ;travail de plus ; qu’il est un jour travail deil plus ; qu’il en vive peu oude beaucoup, travaille jusqu’à vive ou beaucoup, il travaille jusqu’à la fin.peu Il poursuit son voyage sans jamais la fin. Il poursuit sans jamais chercher à voir auson delàvoyage de la prochaine chercher à voir au prochaine étape. Il laboure et delà sème,deillaprie, il médite, Il laboure sème, il prie, ilétape. étudie, il écrit, iletenseigne, puis ilil médite, meurt il étudie, il écrit, il enseigne, puis il meurt et va au ciel. et va au ciel.

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Voici par ailleurs un exemple de phrase réécrite mais qui se retrouve encore sous la nouvelle version : Dissertation d’Adalbert de Vogüé

Article anonyme de Témoignages

[…] il [saint Benoît] se contente d’organiser une institution préexistante […] le travail gardant d’ailleurs le même sens, la même orientation que chez les Pères.

Saint Benoît, conformément au génie de sa race, a organisé fortement et réglé dans une législation précise l’institution monastique du travail quotidien. Il n’en a pas modifié le sens.

L’article de Témoignages se situe dans la droite ligne de la dissertation, mais la réflexion a gagné en maturité. Si les remarques les plus polémiques ont été mises de côté, la problématique reste exactement la même : le moine doit-il rechercher autre chose que la contemplation ? Qu’est-ce que le « travail bénédictin » ? Doit-il seulement servir à la vie contemplative, ou bien peut-il viser « quelque chose qui introduirait dans cette existence ordonnée à la recherche de Dieu une préoccupation d’efficience, de réussite terrestre, d’influence sur la société » ? Pour Vogüé, les réalisations bénédictines du passé ont créé une sorte d’imagerie d’Épinal qui fausse le raisonnement : Le pavillon de ce vieil ordre a couvert tant de breloques hétéroclites, ramassées ou rencontrées au cours de quatorze siècles d’histoire, aujourd’hui bizarrement assemblées comme des pièces de musée, dans le souvenir de l’homme de la rue ! “Bénédictin”, cela évoque pêle-mêle liqueur et onguents, basiliques romanes et prieurés du xviiie siècle, forêts défrichées et fabuleuse érudition, éducation et hospitalité, liturgie, plain-chant, manuscrits recopiés, le sauvetage de la culture antique et le dilettantisme de Huysmans, et sans doute, pour finir, la devise Pax et l’impressionnant silence du cloître43.

Cependant, contrairement à ce qu’affirment certains (et c’est encore Delaruelle qui est visé), saint Benoît « fut moine, et rien d’autre que moine. […] Rien ne suggère qu’il ait eu […] l’intention apostolique et civilisatrice qu’on lui prête »44. Suivent des considérations très proches ou identiques à celles que l’on trouve dans la dissertation, avec en particulier les extraits de Newman sur lesquels nous nous sommes déjà arrêtés. Plus encore que dans son devoir, Vogüé met l’accent sur ce qui sera ultérieurement l’un des fils rouges de son œuvre érudite, la continuité entre le monachisme ancien des Pères du désert et celui des fils de saint Benoît. C’est ici Cassien qui a la vedette alors qu’il n’était que brièvement cité quelques années plus tôt. La signification ascétique du travail, qui contribue à éloigner le risque d’acédie, est longuement explorée. On note aussi, à partir d’un passage des Conférences (xxiv, 12), une sensibilité accrue à une certaine idée de la justice sociale. Le travail est en effet justifié aussi par la nécessité pour le moine de ne 43. A. De voGüé, « Travail de bénédictin », p. 123. 44. Ibid., p. 125.

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pas devenir un « pieux rentier ». Il s’agit pour lui de « prendre part à la peine de l’humanité laborieuse et […] [de] se ranger librement, non du côté des privilégiés de la fortune, mais du côté des travailleurs les plus humbles ». Il y a là une sorte de « charité négative » (en subvenant à ses propres besoins, le moine « ne détourne pas à son profit ce qui revient aux véritables nécessiteux »), qui doit être prolongée par une charité active (« le surplus de ses ressources se déversera au dehors en aumônes »)45. Les moines doivent donc travailler, sans jamais perdre de vue cependant que leurs activités extérieures doivent invariablement rester subordonnées à la vie de méditation et de prière qui est leur raison d’être. Enfin, après avoir rappelé que la nature précise des occupations matérielles importe assez peu, Vogüé termine par un éloge du travail manuel assez surprenant si l’on songe à ce que fut sa vie ultérieure, infiniment plus centrée sur les labeurs intellectuels46. Il n’est pas interdit de voir là une prise en compte des remarques de Jean Neufville sur les fondements de l’identité « pierrequivirienne » (« le travail monastique n’est bon que si ce sont les moines qui le font »). * À la lecture de ces lignes, Adalbert de Vogüé sera sans doute perçu comme un conservateur résolu, voire un conservateur résolu et impénitent si l’on considère aussi tout ce qu’il écrivit pendant un bon demi-siècle. Il serait cependant réducteur de l’enfermer dans des catégories trop étroites, elles-mêmes soumises aux fluctuations du temps. Il y a aussi une forme de modernité paradoxale chez le jeune bénédictin qui, huit ans avant Jacques Le Goff, utilise déjà le terme « intellectuels » pour désigner ceux qui, au Moyen Âge « veulent la science pour la science ». Nous avons vu que pour le père Neufville, critique du « capitalisme » clunisien, le jeune frère Adalbert se situait désormais à sa « gauche ». Par ailleurs, en rejetant le rôle civilisateur des bénédictins comme idéal aussi bien que comme cadre structurant de l’histoire monastique, Vogüé ne prenait pas seulement le contre-pied du chanoine Delaruelle et d’un certain nombre de clercs progressistes, désireux d’ouvrir l’Église sur la société de l’après-guerre : il remettait aussi en cause un siècle et demi de discours catholique à la fois social et contre-révolutionnaire. Dans le sillage de Chateaubriand et surtout de Montalembert, en effet, beaucoup d’apologétistes s’étaient évertués depuis des décennies à montrer tout ce que le monde civilisé devait aux moines, défricheurs, créateurs d’organisations charitables, adversaires de l’esclavage, éducateurs de la jeunesse et phares de la culture47. Dès les débuts de sa longue carrière, Vogüé se situe aux antipodes de cette construction largement mythique. Il le fait au nom d’une fidélité aux origines et d’une lecture attentive des textes qui, si elles lui font tenir un discours 45. Ibid., p. 131. 46. « De quelque point de vue qu’on l’envisage, le travail de mains est sans doute celui qui convient le mieux au moine », ibid., p. 138. 47. Voir dans ce volume la contribution d’Alain Rauwel.

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largement anhistorique, l’empêchent en même temps de basculer dans une récupération anachronique et orientée du monachisme ancien. Cette vision de la vie régulière se voulait antihumaniste, en tout cas au sens le plus répandu de ce terme. Que ce soit en 1950 ou en 2020, elle semble peu en phase avec le monde contemporain car elle s’éloigne volontairement de toutes les expériences d’utopie sociale qui ont été magistralement décrites par Danièle Hervieu-Léger dans un ouvrage récent48. Ici, le monachisme ne peut être que pur, contemplatif, « séparé ». Ce courant minoritaire de la pensée monastique ne doit cependant pas être négligé. Non seulement parce qu’il a existé ou existe encore, mais aussi parce qu’il pourrait retrouver un semblant d’actualité à la lueur des débats qui, en ce début du xxie siècle, agitent le monde scientifique et universitaire. Le chercheur doit-il nécessairement revendiquer une utilité sociale ? Jusqu’où doit-il se compromettre, pour survivre, avec le système économique et idéologique dont il est issu et qui l’engage toujours plus vivement à procurer des revenus à son université, à s’insérer dans des programmes collectifs trop vite pensés mais financés, en un mot à produire ? La société dans son ensemble doitelle entretenir des groupuscules dont l’activité n’est pas directement productive et compréhensible en termes de retombées quantifiables ? Les questions que posait le jeune Adalbert de Vogüé restent valables, que ce soit pour les moines ou pour ceux qui pouvaient apparaître jusqu’à une date récente encore comme leur version sécularisée, les savants. L’option défendue dans la dissertation que nous reproduisons maintenant ne l’a pas emporté, et l’on peut prédire à bon compte que, de même que pratiquement tous les monastères se sont mis à fabriquer des alcools ou des pots de confiture, de même, le monde scientifique s’engagera toujours plus avant dans le refus d’une apparente gratuité. Il reste une question dont la prise en compte immédiate excéderait de beaucoup les limites de ce travail. Malgré ce que Vogüé écrivait du travail manuel dans son article de 1953, la recherche savante et l’érudition critique ne furent-elles pas, pour nombre de moines du xxe siècle, une forme d’opus destinée à éloigner l’acédie tout en favorisant la contemplation ? Sans les idées exposées par le jeune frère Adalbert dans une dissertation datant de l’époque de sa formation intellectuelle, les spécialistes du monachisme ancien n’auraient-ils pas été privés d’une œuvre scientifique aussi prolixe que précieuse ?

48. Voir note 4.

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annexes 1. Devoir d’Histoire d’Adalbert de Vogüé (1949) : Monachisme et Moyen Âge † Mai 1949 f. Adalbert Devoir d’Histoire Monachisme et Moyen Age49 Nous voudrions étudier la relation du Monachisme bénédictin au « Moyen Age », qui fut le temps de sa naissance et de sa prospérité, de son influence civilisatrice, de sa décadence. Nous ne commettons pas l’erreur qui consiste à concevoir cette époque « médiévale » comme une longue plaine uniforme depuis le vie jusqu’au xve. Compte-tenu des modifications profondes qui ont affecté la société et l’Église, il n’est cependant pas tout à fait illusoire de considérer la période qui va de St Benoît à St François et St Dominique comme un tout relativement homogène qu’on peut opposer sur plusieurs points essentiels à l’âge qui suit. Si l’on admet donc ce découpage historique, si l’on envisage le monachisme bénédictin et la société féodale dans leur genèse, leur épanouissement et leur déclin, depuis le haut Moyen Âge jusqu’au xiie s., la question qui se pose est la suivante : dans quelle mesure le monachisme bénédictin est-il solidaire de la société féodale ?50 Sur le terrain des faits, il est incontestable que la société médiévale avant le xiie s. a offert un terrain de choix à l’épanouissement du monachisme. Non seulement le monachisme s’y est développé d’une façon merveilleuse, mais il a encore exercé sur cette société une puissante influence civilisatrice, au point qu’on peut le regarder comme un de ses principaux artisans. Nous voudrions tenter une analyse des relations qui unissent le monachisme et le Moyen Age ; il ne s’agit pas seulement d’une contemplation historique. On pressent que c’est l’essence même de la vie monastique qui est en jeu, qu’il s’agit de définir. Car le fait de l’alliance historique de l’Ordre monastique à l’âge médiéval n’est pas un fait isolé : Dominicains, Franciscains, Jésuites, congrégations modernes, sont tous nés dans un contexte historique précis, en réponse à des besoins déterminés, caractéristiques d’une époque et d’une société. Tous sont « en phase » avec un âge qui passe et qui les 49. [NDE] Les notes qui ne sont pas précédées d’un [NDE] ont été placées par de Vogüé en bas de page et appartiennent au devoir. La note (18) est indiquée au crayon à papier avec quelques appréciations en partie effacées et difficilement lisibles : « Travail excellent […] parfaitement […] ». Il s’agit sans doute d’un report effectué par Vogüé lui-même : ses annotations ultérieures sont effectuées au crayon à papier, les annotations du correcteur sont à l’encre bleue. Dans quelques cas, Vogüé a utilisé de l’encre mais on différencie aisément ses annotations de celles du correcteur. 50. [NDE] Renvoi marginal ultérieur de Vogüé à un travail de Joseph Calmette.

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entraîne avec lui après leur avoir fourni le terrain connaturel de leur apostolat. Non que les ordres religieux du passé ne puissent durer, se renouveler, survive au temps qui les a fait éclore. Mais la marque n’en reste pas moins inscrite dans leurs constitutions et dans leur esprit même, de sorte que la coïncidence partielle du siècle nouveau avec celui de leur naissance, le prolongement du passé dans le présent, reste la condition de leur adaptation et de leur efficacité. En va-t-il de même de l’Ordre monastique ? Un Bénédictin est-il par certaines composantes de son esprit religieux et de son œuvre de vie, l’homme d’un âge révolu ?51 Faut-il chercher dans cette appartenance à une époque la clé de l’extraordinaire épanouissement médiéval du monachisme – de sa décadence irrémédiable aux siècles suivants – de son efficacité beaucoup plus limitée en notre temps d’imparfaite renaissance ? Beaucoup le pensent aujourd’hui, et parmi ceux-là même qui admirent le monachisme ou qui prétendent le pratiquer. On les entend réclamer une « adaptation » de la vie bénédictine aux besoins de notre temps, prôner des « monastères-usines » ou des « super-centres » intellectuels dans un cadre monastique – la question que nous nous sommes posée n’est donc pas tout à fait oiseuse. Ajoutons qu’une littérature abondante nous offre bien des éléments de solution – soit en précisant exactement l’esprit bénédictin et l’histoire de l’Ordre, soit en nous faisant réagir à des vues fantaisistes – Voici une bibliographie ou plutôt un tableau des sources très restreintes qui ont été utilisées : « Inspiration religieuse et structures temporelles » - H.C. Desroches (liminaire p. 7-26) - J.R. Palanque / E. Delaruelle : « Le rôle temporel de l’Église du 4e au 7e s. ». - D. Leclercq : « La vie économique des monastères au Moyen Age ». - M.D. Chenu : « Réformes de structure et chrétienté »52. - Bardy : L’Église et les derniers romains, ch. 6 : St Benoît. - D. Ph. Schmitz : Histoire de l’Ordre de St Benoît (T. 1 et 2) - E. Delaruelle : St Benoît : « L’homme et l’œuvre », « St Benoît et la civilisation de son temps », in Le Christianisme et l’Occident Barbare, p. 369-432. - Newman : « Historical sketches » d’après Buckfast Abbey Chronicle 1945. Le point de départ de nos réflexions sera une observation de M. Palanque53. Celui-ci cite d’abord Mr Delaruelle selon qui « au contraire des ermites égyptiens, St Benoît ne se détache pas complètement de la société de son temps ; il entend la servir, lui préparer un avenir meilleur ». Mr Palanque oppose ensuite la règle de St Augustin et ses filles (St Césaire) ainsi que le monachisme provençal (Cassien), qui envisagent le travail dans une perspective exclusivement religieuse – et St Benoît qui aurait eu le souci et le génie de (garder ?) la société, rendant possible par ses sages 51. [NDE] Nouveau renvoi à Joseph Calmette. 52. [NDE] Les quatre premiers textes cités se trouvent dans le recueil collectif qu’avait dirigé Henri Desroches : Inspiration religieuses et structures temporelles, Paris, Éditions ouvrières, 1948. Vogüé le précise dans une note marginale ultérieure. 53. Inspir. religieuse – p. 97-98.

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et prévoyantes constitutions « une nouvelle civilisation qu’aurait à jamais compromise un érémitisme contemplatif généralisé ». Nous aurons à revenir sur cette interprétation de la Règle qui veut y voir un essai plus ou moins conscient de législation destinée à sauver la société. Pour l’instant retenons seulement que St Benoît n’a pas envisagé le travail « dans une perspective exclusivement religieuse ». Une telle affirmation nous offre déjà ample matière à étonnement. St Benoît était donc, si nous en croyons Mrs Palanque et Delaruelle, un apôtre préoccupé du salut de la société chrétienne, un saint en quête de moyens éducatifs nouveaux qui fussent capable de préparer une chrétienté. Autant dire que St Benoît est un fondateur d’ordre à la manière de St Ignace de Loyola ou du père Muard. Quelques pages plus loin, dans le même volume54, le P. Chenu nous offre un nouvel exemple de cet état d’esprit qui compare volontiers le monachisme aux ordres subsequents [sic], ceux-ci et celui-là étant pareillement regardés comme les produits d’une époque, l’aspect religieux d’un moment historique donné : en dépendance étroite de la conjoncture économique et sociale. Il ne s’agit plus cette fois de St Benoît, mais de ses fils du xiiie s. Le P. Chenu oppose l’esprit de fraternité et d’égalité dans les droits et les devoirs qui règne dans les Ordres Mendiants au « paternalisme abbatial » des monastères (p. 280). Un peu plus loin il nous montre corporations et confréries trouvant dans les Ordres Nouveaux les chapelains nés de leurs associations « qui ne trouvaient pas aisément leur lieu spirituel dans les paroisses ni les monastères ». Ailleurs il constate que la réforme canoniale du xiiie siècle, pas plus que Cîteaux, n’avait débouché sur la vie, sur la société en plein essor vers une culture, une économie, des institutions démocratiques toutes nouvelles, parce que ces clercs réformés s’étaient « repliés sur l’idéal monastique du salut personnel » (p. 276). Il n’est pas question de discuter ici dans son ensemble l’étude du P. Chenu qui offre une analyse remarquable de la crise spirituelle et ecclésiastique des 12e-13e siècles. Quelques remarques s’imposent pourtant au sujet des textes cités : 1. « paternalisme abbatial »55. On peut se servir de ce terme contemporain pour opposer la constitution bénédictine à celle des Bénédictins ou des Franciscains. Il importe pourtant de prendre garde au sens surnaturel de l’institution abbatiale, à sa valeur intemporelle, à son orientation vers l’éternité. On a peut-être abusé de la comparaison facile entre l’Abbé et le « paterfamilias » romain. En définitive, si Rome a pu fournir à St Benoît certains éléments de sa conception de l’autorité, celle-ci reste commandée par une vue surnaturelle, subordonnée à un idéal spirituel dont elle constitue un élément essentiel de réalisation. S’il y a un Abbé, c’est pour prouver à tous ses fils le bien de l’obéissance. Si son autorité est absolue, c’est qu’on espère ainsi garantir la paix nécessaire à la vie contemplative – c’est aussi qu’on veut donner aux moines l’occasion d’exercer à chaque instant

54. Ibid. p. 261-281. 55. [NDE] En marge, de la main du correcteur : « cf. note ».

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leur Foi : « Abbas Christi vices… »56. Si l’abbé est élu à vie, c’est pour stabiliser les âmes des moines, leur ôter le plus possible la tentation de mettre leur espoir en un avenir renouvelé et dans des combinaisons humaines. En bref, l’institution abbatiale est aux yeux de St Benoît une pièce maîtresse de l’éducation spirituelle de ses moines, ordonnée à leur croissance dans l’humilité, à leur recherche de Dieu – St Benoît ne se soucie pas d’autre chose – L’organisation matérielle, le rendement économique, le dynamisme apostolique, l’influence sociale – jamais il ne s’est préoccupé de tout cela. St Benoît est un homme simple ; il est très difficile de l’apprécier exactement quand on n’est pas comme lui établi dans la simplicité. 2. « l’idéal monastique du salut personnel », sur lequel le P. Chenu a vu les chanoines se « replier » au grand détriment de leur rayonnement apostolique, est une expression à demi-vraie. L’ensemble de l’étude du P. Chenu57 suggère plutôt une opposition entre la mentalité déjà anthropocentrique des xiie-xiiie s., je veux dire la mentalité qui se tourne vers la terre, vers la cité d’ici bas [sic], et la mentalité théocentrique, ou plutôt eschatologique, tournée vers la cité céleste, qui est celle des moines d’alors et de tous les temps. 3. Quant au malaise des corporations et des confréries en face des monastères et à leur connaturalité aux ordres nouveaux, cette observation intéressante ne doit pas nous faire oublier le fait signalé par D. H. Leclercq58 : « les ‘vici’ des bourgs monastiques furent les embryons des corporations. Le monachisme par sa stabilité répondait au besoin [alors primordial] d’association. Bien avant l’émancipation des communes, la plupart des villes monastiques possédaient des franchises et des libertés qui préparaient lentement l’apparition des institutions communales ». Quoi qu’il en soit, le P. Chenu ne se trompe sans doute pas en notant qu’au xiie s. les moines, comme les Seigneurs, faisaient figure de privilégiés, et qu’ils furent quelque peu entraînés dans le discrédit de la classe possédante – Cela dut arriver surtout là où la ferveur des monastères avait baissé – et aussi là où le travail était délaissé59. 56. RSB, lxiii (Abbas autem, quia vices Christi creditur agere). 57. [NDE] [L’ensemble de l’étude du père Chenu…l’influence exercée par les moines au Moyen Âge] ultérieurement biffé par Vogüé. [L’ensemble de l’étude du père Chenu…de tous les temps] ajout du correcteur en marge : « Schnürer p. 417-418 semble dire juste le contraire » (cf. G. schnürer, L’Église et la civilisation au Moyen Âge, 3 vols., Paris, 1933-1938). 58. Ibid., p. 239-240. [NDE] « H » ultérieurement corrigé en « J » par Vogüé. 59. D. H [rectifié en « J » par le correcteur]. Leclercq (p. 233) suggère que les moines vivaient dans l’oisiveté lorsqu’il nous livre la distinction médiévale des « officiales », ou chefs d’emploi, et des « claustrales », « qui n’avaient pas d’autre occupation que de mener la vie claustrale ». [NDE] Le jeune Vogüé confondait sans doute Henri Leclercq (grand artisan du Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie) avec dom Jean Leclercq.

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Cependant l’étude du P. Chenu nous suggère un motif plus foncier de ce divorce qu’il faut bien constater entre le monachisme et les jeunes forces sociales et culturelles du xiie siècle. Si les corporations ne trouvaient pas leur lieu dans les monastères, ce pourrait bien être pour une part en raison de l’orientation spirituelle différente : les moines vivent pour l’au-delà, pour la contemplation ; les corporations se passionnent pour l’édification d’une cité terrestre libre. Elles ont un idéal terrestre à réaliser. Il en est de même pour les intellectuels du temps60 qui veulent déjà la science pour la science et qui se passionnent pour la civilisation orientale ; pour les marchands qui rêvent déjà de commerce intense et de découvertes. Il y a là une fièvre d’humanisme, de réalisations temporelles, de « progrès », qui s’oppose bien certainement au monachisme, non seulement en tant que celui-ci est alors stabilisé dans son économie, peut-être en baisse de mystique, mais aussi et surtout au monachisme dans son essence même, qui est eschatologique et contemplative, subordonnant l’organisation du temporel à l’ « otium » contemplatif61 – organisant le temporel, certes, et combien puissamment – mais dans le détachement, dans une perspective de paix et de vie pour Dieu seul. Ce que les Bénédictins vivaient, c’était la liberté d’âme pour servir Dieu. Ce que désire la spiritualité nouvelle c’est un renouveau de la société, du commerce, des sciences et des arts, en un mot un humanisme – les moines ne sont pas humanistes dans ce sens là [sic]. Combien plus pénétrante que celle de Mrs Palanque et Delaruelle semble avoir été l’intuition du grand Newman lorsqu’il voyait dans la « simplicité » la caractéristique de l’ordre de St Benoît. Au risque d’abimer la prose magnifique de ce grand écrivain, nous en traduirons rapidement quelques passages qui nous introduisent à une conception juste de l’influence exercée par le moine au Moyen Âge. Le cœur troublé62, douloureux et las, la conscience blessée et chargée, cherchait une vie affranchie de la corruption dans son travail quotidien, affranchie de la distraction dans son culte quotidien ; et l’on cherchait des occupations aussi contraires que possible aux occupations du monde – des occupations dont le terme serait atteint chaque jour, à chaque heure, de manière à former un tout achevé ; point d’entreprises compliquées, point de visées ardues, point de tentatives anxieuses, point d’incertitudes qui fassent battre le cœur ou donnent des pulsations aux tempes, point de plan d’opérations vaste, point de profonds calculs… La simplicité est le caractère des enfants et c’est le caractère des moines.

Rien de systématique, à la manière des Ordres modernes, dans le développement du monachisme : « Au lieu de progresser d’après un plan et un système et selon la volonté d’un supérieur, le monachisme est sorti de terre et a poussé comme spon-

60. [NDE] On notera cette intéressante utilisation du terme « intellectuel ». Le livre de Jacques le GoFF, Les intellectuels au Moyen Âge, ne sortira que huit ans plus tard, en 1957. 61. [NDE] Note marginale du correcteur : « remplacer otium contemplatif par ”recherche du Royaume de Dieu“ ». 62. [NDE] [Le cœur troublé…caractère des moines] Note marginale de Vogüé, exceptionnellement à l’encre : « Newman à insérer p. 5 ».

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tanément, et a pris forme selon les événements en vertu d’une irrésistible plénitude de vie venue de l’intérieur et de la puissante action autonome de ses parties ». Rien de systématique non plus dans son œuvre de reconstruction sociale : « St Benoît trouva le monde, tant matériel que social, en ruines, et sa mission fut de le restaurer non pas à la façon de la science mais à la façon de la nature, non pas en se mettant à l’œuvre pour le réaliser, non pas en se flattant de l’accomplir dans un temps donné ou par quelque méthode spécialement appropriée, ou par quelque série de marchés efficaces, mais d’une façon si douce, si patiente, si progressive, que souvent il fallait attendre que l’œuvre fût accomplie pour s’apercevoir qu’on était en train de l’accomplir » (5). La même « simplicité » règne dans le travail monastique : « Pour le moine, le ciel était la porte à côté ; il ne faisait pas de plans, il n’avait pas de soucis ; les corbeaux de Benoît son père étaient sans cesse à son côté ». « Il allait à son travail dans sa jeunesse, et à son labeur jusqu’au soir de la vie » ; s’il vivait un jour de plus, il faisait une journée de travail de plus ; qu’il vécût de longs jours ou peu de temps, il travaillait jusqu’au bout. Il ne désirait pas voir plus loin dans son voyage que là où il devait faire son prochain arrêt. Il labourait et semait, il priait, il méditait, il étudiait, il écrivait, il enseignait, et ensuite il mourrait et il allait au ciel »63. Faisons la part de l’idéalisation poétique (6). Il reste que Newman a vu profondément le trait essentiel de la physionomie temporelle du monachisme : cette paix, cette absence de préoccupation terrestre au milieu des travaux, ce détachement du résultat – en un mot l’orientation tout eschatologique et contemplative de la spiritualité bénédictine. D. J64. Leclercq nous fournira plus loin la démonstration érudite de cette vue si pénétrante de Newman. Il faut auparavant65 revenir à Mr Delaruelle en son étude sur St Benoît qui termine le petit volume « Le christianisme et l’Occident barbare ». C’est là que nous trouvons exposée tout au long l’étrange conception du rôle social de St Benoît dont Mr Palanque nous a offert les prémices. L’étude abonde en observations érudites et en rapprochements intéressants entre St Benoît et la civilisation de son temps. Mais ces richesses nous font mesurer le danger que présente l’érudition lorsqu’elle n’est pas guidée par un sens historique sûr. La thèse de Mr Delaruelle présente St Benoît comme le créateur d’une sorte de grand patronage destiné à recueillir et à élever chrétiennement les pauvres paysans d’Italie matériellement et moralement éprouvés par les calamités de la guerre gothico-byzantine66. Il ne s’agit donc pas d’imposer à ces âmes simples et grossières trop de pénitences ou de prières. Le monastère est une « maison d’accueil », un « cadre original où accueillir qui se montrait désireux de poursuivre sans encombre sa vie chrétienne »67. Tout n’est pas faux dans cette manière de présenter la Règle. L’étude 63. [NDE] Il manque le guillemet ouvrant avant « s’il vivait ». 64. [NDE] « H » corrigé en « J ». 65. [NDE] [Il faut auparavant… vers la patrie céleste ardemment et incessamment désirée] ultérieurement biffé par Vogüé. 66. [NDE] En marge de cette phrase, rajout ultérieur de la main de Vogüé, « C’est cela ». 67. [NDE] En marge de cette phrase, rajout ultérieur de la main de Vogüé, « Cf. Schnürer ».

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des citations que St Benoît fait du Nouveau Testament (voir p. 396) montre que le Saint Patriarche y chercha surtout, et presque exclusivement, des consignes morales. On sait d’ailleurs l’insistance de St Benoît sur des commandements qui relèvent de la morale la plus commune et la plus élémentaire, ses mises en garde répétées contre des fautes dont la grossièreté nous surprend presque aujourd’hui. Il est donc exact de dire que la Règle est soucieuse de donner une éducation morale en reprenant les choses par la base. « Que chacun cherche pour son compte dans l’Écriture ce qui satisfera ses besoins d’âme, mais que tous commencent par satisfaire aux commandements communs ». Mais St Benoît ne s’en tient pas là. Mr Delaruelle ne paraît pas soupçonner la hauteur de l’idéal proposé dans le chap. 7. Il néglige aussi, malheureusement, de situer St Benoît dans la ligne des Pères du désert, des grands moines qui l’ont précédé, de Cassien. Il oublie que St Benoît ne prétend pas innover : s’il adapte et modifie certains usages, s’il insiste davantage sur certaines prescriptions élémentaires, s’il donne sa Règle pour « une toute petite règle de débutants », il n’en garde pas moins le même idéal que ses devanciers. St Benoît est ici plus complexe que la stylisation de Mr Delaruelle : très haut idéal – mais qu’il sait mettre à la portée d’un âge grossier. Il n’a renoncé à aucune sublimité du monachisme égyptien. Mais il faut aller au plus pressé, organiser une vie commune tenable, fournir une plate formule d’honnêteté à l’élan mystique. Il ne faut donc perdre de vue ni la médiocrité du point de départ ni la sublimité du terme et l’élan de la course. Mr Delaruelle méconnaît cet essor vers la plus haute sainteté, vers un idéal contemplatif très exigeant, vers la patrie céleste ardemment et incessamment désirée. Le même auteur se trompe également en voulant à tout prix que St Benoît ait visé la reconstruction de la société. C’est encore oublier que St Benoît est moine – et que le moine est essentiellement un séparé ; séparation matérielle, séparation du cœur aussi, qui se donne tout entier à la recherche de Dieu pour Dieu seul. Pas un mot dans la Ste Règle ou dans les Dialogues de St Grégoire ne suggère que St Benoît ait eu en fait cette intention apostolique et civilisatrice. Quel contresens dès lors que ce parallèle poursuivi laborieusement entre les institutions bénédictines (stabilité - obéissance – autarcie etc…) et les besoins de la société au temps des invasions, à l’entrée du Moyen Âge ! Quel contresens aussi que cet autre parallèle esquissé entre St Benoît et St Ignace de Loyola sur l’indication spécieuse de quelques termes d’origine militaire employés dans la Règle ! Ni le vœu de stabilité, ni l’organisation du travail quotidien, ni l’autarcie économique ne répondent à des préoccupations sociales ou culturelles. St Benoît n’est en tout cela que le continuateur de la tradition monastique. Si l’influence de son origine romaine se laisse déceler sans peine, c’est dans la précision juridique, dans l’esprit d’ordre et de régularité avec lesquels il a organisé son monastère – non pas du tout dans une modification substantielle de la tradition ni dans un changement d’esprit et d’orientation. Quant à l’influence de la conjoncture sociale d’alors, on pourrait tout au plus, nous semble-t-il, relever l’opportunité d’une organisation particulièrement ferme, d’une autorité indiscutée, d’une stabilité, d’une vie commune, en ces temps d’anarchie et de migrations incessantes. Mais en tout cela, c’est

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l’édification spirituelle de ses moines que vise exclusivement St Benoît. Il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’il pourrait par là « préparer à la société un avenir meilleur ». Toutes ces prescriptions gardent un but exclusivement monastique. On pourrait en dire autant de l’autarcie qui répond tout simplement à un besoin universel des moines de tous les temps, celui de la clôture et de l’indépendance par rapport au monde. Si enfin il est bien vrai que St Benoît est à l’origine de l’Europe et de la civilisation moderne par la prescription du travail quotidien, il faut noter qu’ici encore il se contente d’organiser une institution préexistante (les moines d’Égypte travaillaient, contrairement à certaines légendes) et tout au plus de la soumettre à la règle et à l’obéissance, de la régulariser, le travail gardant d’ailleurs le même sens, la même orientation que chez les Pères. On pourrait donc, sans méconnaître la richesse d’érudition de Mr Delaruelle, retourner ses conclusions et affirmer que St Benoît est avant tout, uniquement même, un moine, au sens traditionnel du mot. Il continue les Pères en organisant seulement plus précisément, plus rigoureusement, leurs coutumes, et en empruntant pour cela, évidemment, concepts et usages de son milieu, sans que l’insertion dans le temps soit pour lui une préoccupation. La Règle est née d’une institution monastique à organiser, non d’une société à civiliser. Elle est une taille de l’arbre monastique, non une plantation de je ne sais quelle œuvre nouvelle dans son esprit, son but et ses méthodes. La conjoncture sociale a pesé non sur les intentions de St Benoît mais sur le détail matériel de l’organisation, non sur l’esprit mais sur la lettre – non sur le but mais sur les moyens – Le monastère est resté ce qu’il était : une maison de moines tournés vers la plus haute perfection, tournés vers l’éternité. Dans l’étude de J. Leclercq68 sur « la vie économique des monastères au Moyen Âge », l’érudition est mise au service d’un sens historique très sûr, d’une intelligence profonde de la spiritualité monastique. On voudrait citer tout au long cette admirable étude où la plénitude des formules répond à la profondeur de la pensée. D. Leclercq procède à l’inverse de Mr Delaruelle. Celui-ci interprétait St Benoît à la lumière de l’influence sociale exercée par son Ordre, et il attribuait au père des moines l’intention d’exercer un tel rayonnement. S. Leclercq part de la Règle et de la spiritualité purement monastique de St Benoît qu’il nous montre ensuite dans son épanouissement médiéval déterminant, sans l’avoir cherché, une œuvre civilisatrice de première importance. La spiritualité du travail selon St Benoît est marquée d’un triple caractère69. Le travail est avant tout affaire ascétique et spirituelle, visant au perfectionnement du moine, le travail est mis sur le même plan que la « lectio », au titre d’exercice spirituel : d’où le caractère « humaniste » de l’économie monastique70, qui est tournée vers le bien du travail et non vers la production envisagée comme un but. Le travail est une activité désintéressée : on ne cherche pas à s’enrichir. Le travail 68. [NDE] « H » rectifié en « J » par le correcteur. 69. [NDE] En marge, rajout ultérieur de Vogüé : « Cf. St. Basile ». L’article de 1953, « Travail de bénédictin », cite de fait Basile p. 133. 70. [NDE] D’ici environ à la fin du paragraphe, note marginale de Vogüé : « St Bas[ile] ». Voir note précédente.

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s’exerce dans une économie autarcique, commandée par les exigences monastiques de la stabilité et de la clôture. Étudiant ensuite les institutions monastiques médiévales où s’est incarnée cette spiritualité du travail, D. Leclercq souligne « le primat de la dépense » : il ne s’agit pas de gagner de l’argent, mais d’assurer année par année la subsistance des moines dans une vie contemplative où l’ « otium »71 a une large place, ainsi que la charité envers les pauvres, exercée avec une profusion et une méthode dont nous ne pouvons nous faire une idée qu’en regardant les services assurés aujourd’hui par la collectivité (assistance sociale, hôpitaux etc…). « La vie contemplative est un luxe qui coûte cher »72. Le travail des moines doit respecter les exigences de la vie contemplative, les loisirs de l’Opus Dei et de la lectio. D’où l’emploi d’une nombreuse main d’œuvre de familiers. Ceux-ci assurent la subsistance des moines et la leur propre ainsi que celle des pauvres secourus par le monastère. Ils travaillent sous la direction des moines ; leur travail reçoit sa finalité de la contemplation qu’il rend possible. En échange, le monastère fait rayonner sur eux la paix et l’ordre, la joie spirituelle. Quant aux moines, ils répartissent entre eux les emplois de manière à sauvegarder pour chacun et pour tous l’« otium » contemplatif. L’autarcie économique inspirée par la Règle73 oblige d’ailleurs à cultiver dans l’enceinte du monastère un grand nombre de techniques variées où chacun trouve sa spécialité. D. Leclercq souligne la haute signification spirituelle de cette organisation de la vie : c’est parce qu’ils ont eu le courage de se mettre totalement dans l’ordre que les moines ont fait une grande œuvre. C’est parce qu’ils ont cherché d’abord le Royaume de Dieu dans la vie contemplative, dans la subordination de la matière et de l’économique au spirituel, qu’ils ont transformé le monde matériel et la société. « En tout ceci il y a une sorte de gratuité : spontanément, en voulant servir Dieu, on sert l’homme et la terre » (p. 250). Les renoncements qu’implique cette attitude résolue ont été, comme le montre D. Leclercq la condition même de la réussite. C’est parce qu’ils n’ont voulu être que des contemplatifs, vivant pour Dieu seul, que les moines ont été de grands bâtisseurs de la cité terrestre. Et la clé de ce paradoxe, c’est qu’ils ont réalisé l’ordre en eux et autour d’eux – c’est qu’en se rectifiant, en soumettant la chair à l’esprit dans le renoncement, ils ont vu l’économique se soumettre à leurs nécessités et les hommes accourir à leur service – les moines se sont mis dans l’ordre, et l’ordre les a servis. Ils ont mis chaque chose à sa place, et tout s’est tourné à leur profit. « Ils ont fait leur salut, et par surcroît ils ont fait tout le reste » (p. 251). On voit qu’en analysant à partir d’une immense documentation cette « économie à fondement surnaturel », D. Leclercq a rejoint l’intuition newmanienne de la « simplicité » des fils de St Benoît.

71. [NDE] Ajout marginal ultérieur de Vogüé : « Attention à l’otium » 72. Nous réservons ici la question de savoir si sur ce point les moines médiévaux étaient fidèles à la tradition des Pères d’Orient. Il est vrai que pour ceux-là l’entretien de la vie était assuré à peu de frais. 73. D. Leclercq note la différence entre l’économie monastique et celle des Seigneurs Carolingiens qui vont de domaine en domaine consommant sur place les revenus du [Tache d’encre. Sans doute « sol »].

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On pourrait sans doute se demander, en lisant D. Leclercq dans quelle mesure l’économie monastique, et par elle l’apostolat monastique, doivent leur succès à certaines conditions du temps, à la conjoncture économique et sociale du Moyen Âge. Notre auteur montre comment cette économie monastique résultait directement dans sa structure des exigences de la vie monastique. Mais étant données celles-ci et la structure économique qu’elles ont imposée, ne faut-il pas dire que le rayonnement de cette économie provint d’une coïncidence avec la conjoncture économique générale ? En d’autres termes : qu’une économie conçue de la même façon n’aurait pas les mêmes possibilités de réussite et d’influence civilisatrice dans d’autres circonstances économiques ? Sans doute la Foi a-t-elle joué un rôle important comme condition de succès et de rayonnement. Sans doute aussi cette économie spécifiquement monastique « doitelle à son temps d’être une économie décentralisée », où l’on dépend pour tout de soi et de soi seul (p. 255-259). En revanche il semble que certains éléments de réussite soient de tous les temps. Citons par exemple le rôle du renoncement qui attire la générosité : « c’est parce qu’ils avaient renoncé à tout que, devenus les pauvres du Christ, ils recevaient beaucoup et qu’ils pouvaient donner beaucoup. Et encore ce que D. Leclercq appelle « l’économie sans épargne » qui dépense au jour le jour, ou plutôt d’année en année, sans trop s’inquiéter du lendemain et en se confiant en la Providence – « la production se limite à la consommation » - On n’a à satisfaire que des besoins réels, immédiats. Terminons cette revue trop hâtive de l’étude de D. Leclercq par deux citations. La première est relative au déclin du xiie s. : Alors les hommes sont attirés par les villes. « Les moines restent loin du monde, non par refus de s’adapter aux temps nouveaux, mais par souci de rester fidèles à leur vocation dans l’Église : la culture sous toutes ses formes continua de progresser loin d’eux et sans eux ». Enfin cette pensée qui donne la clé de l’influence du monachisme sur la société : « l’Europe a été convertie grâce au travail des moines qui, sans sortir de leur clôture, et simplement en transformant le sol et les hommes, ont donné aux pays où ils s’implantaient la culture dans tous les sens du mot ». Après cette étude remarquable qui a la plénitude apaisante et assouvissante de la vérité, il nous faut redescendre, avant de conclure, à des pages moins sûres, celles qui servent de liminaire au volume que nous utilisons74. Dans cet essai de synthèse sur l’engagement temporel de l’Église nous sommes choqués par le point de vue résolument terrestre où se situe l’auteur (cf. p. 22 la façon dont est esquissée l’eschatologie et les pages suivantes où l’on situe la perfection poursuivie par l’humanité dans quelques moments privilégiés d’équilibre et de plénitude réalisés ici bas [sic]. Le terme de la dialectique historique est selon notre auteur « une plénitude à travers laquelle le relatif a atteint l’absolu, le temporel a atteint l’éternel » (p. 24). Et il cite le mot de Huxley : « le seul75 absolu que l’homme puisse vraiment connaître jamais, c’est l’absolu de l’équilibre parfait » (p. 25). 74. H. C. Desroches, « Inspiration religieuse et structures temporelles ». 75. C’est nous qui soulignons.

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Formules bien choquantes dans leur souci d’évincer l’au-delà de la perspective chrétienne, de situer le terme des efforts humains dans une réalisation temporelle, dans une « atonie » terrestre : « un éclair d’éternité sur le monde qui passe » (p. 25). Et ce, en pure et simple continuité avec le plan naturel de l’évolution des vivants, dans le prolongement de la ligne du progrès naturel des formes de la vie. Sans doute le point de vue de l’auteur est-il limité, son objet circonscrit. Mais enfin peut-on même traiter de cette question de l’inspiration religieuse et des structures temporelles sans tenir compte de l’élément essentiel (ni plus ni moins que le but) que constitue dans l’histoire religieuse de l’humanité le ciel transcendant, la Jérusalem nouvelle qui descend d’auprès de Dieu, la vision béatifique, les cieux nouveaux et la terre nouvelle ? Là est peut-être la véritable ligne de partage entre St Benoît et les modernes. Non pas que St Benoît soit lié à une civilisation temporelle périmée – mais qu’il s’affirme transcendant à toute civilisation, orienté vers le ciel, ne s’intéressant qu’aux tabernacles éternels vers lesquels il court. Et justement, c’est cela dont on ne veut plus. Ce qu’on veut, et cela semble-t-il, dès le 13e, dès le 12e s., c’est une cité terrestre. Le christianisme prend sa valeur comme élément de la cité terrestre comme ferment de la pâte terrestre. Les institutions bénédictines sont essentiellement des institutions à visée eschatologique – ou si l’on veut à visée contemplative (les deux choses sont étroitement liées : c’est dans la mesure où l’on espère la vision de Dieu, la vie auprès du Dieu transcendant, qu’on s’intéresse dès cette vie à la contemplation des choses divines et à la louange du créateur). Au contraire le 12e siècle marque le réveil d’un humanisme qui n’est plus centré uniquement sur la vie éternelle, mais déjà sur la cité terrestre (voir Chenu p. 277 : « enivrées de négoce, de liberté, de progrès, de culture… »). Il y a « progrès » sans doute sur le plan terrestre, mais peut-être pas sans une certaine perte de la visée eschatologique qui commande tout le christianisme. On s’engage dans l’effervescence sociale, on la christianise : c’est bien. Mais ne perd-on pas de vue en même temps la contemplation et l’au-delà ? On pourrait répondre76 que l’Église au Moyen Âge avait christianisé le monde féodal, tout comme les Mendiants christianisèrent le 13e s. L’idéal guerrier et chevaleresque des seigneurs avait été lui aussi assumé. Mais précisément à cette époque, les moines constituaient le sommet spirituel de la chrétienté – et les moines étaient essentiellement, même dans leur engagement terrestre, des séparés, des aspirants à l’éternité. Le P. Chenu nous montre les Mendiants « en communion avec les générations nouvelles « desquelles ils émanent ». Pourrait-on dire la même chose des fils de St Benoît, et les montrer en communion avec l’idéal séculier de leur temps ? N’est-ce pas plutôt le monachisme qui, sans se mêler au monde, orientait son aspiration vers l’éternité ? Au terme de cette étude qui s’est efforcée de dégager le sens intemporel du monachisme, son indépendance à l’égard de toute civilisation terrestre et celle là même [sic] au sein de laquelle il se 76. [NDE] [On pourrait répondre […] vers l’éternité ?] Note marginale du correcteur : « Le monachisme était inséré dans la société féodale, dans le mode agraire d’alors ».

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développa, nous ne pouvons mieux conclure que par le mot profond qui servait au cardinal Suhard lorsqu’il définissait le rôle du moine dans la société chrétienne : « ils sont voués par état à témoigner de la Transcendance de Dieu »77.

2. Billet de Jean Neufville à Adalbert de Vogüé (1949) PAX. Cher frère Adalbert, Puisse le ciel ne pas vous faire payer d’une trop lourde souffrance le plaisir que j’ai de vous retrouver à ma gauche. Votre reportation de la conférence Gilson fait d’Abélard un « grand pécheur ». Êtes-vous bien sûr d’avoir cueilli ce terme sur les lèvres de l’illustre académicien ? Il me semblait que son charmant ouvrage d’avant-guerre blanchissait absolument la mémoire du grand passionné, qui certes, en splendide fou d’amour, ne manqua pas une bêtise, mais sans sortir un instant des règles de la morale et du droit canon. C’était alors le grand saut en avant du droit ecclésiastique ; on eut dit que le subconscient d’Abélard le conduisait à servir de « cas » aux élèves de l’Université (qui n’existait pas encore). Dans votre devoir, de votre part surtout, l’adoption des positions de D. J. Leclercq m’a énormément surpris. Il faut dire que le P. Grégoire m’a jadis raconté ses démêlés avec le dit R. P. d’une façon qui m’a rendu le personnage fort peu sympathique, un drôle de moine. Ensuite ses conceptions sur le travail manuel qui consistent à le faire faire par d’autres ne m’ont pas paru très pierrequiviriennes. Notre R. Père ne me parait guère dans ce sens. Enfin j’ai été frappé avant guerre par le livre de M. de Valous78 sur les siècles de longue décadence qu’a vécu Cluny (et quelle décadence : on a sauté pour le réfectoire bien des pages). Vu l’origine de cette décadence, c’est le peuple d’ouvriers qui vivaient dans l’enceinte du monastère en raison du « rôle économique » des moines ! quand chaque emploi avait ses propriétés particulières pour financer son service. Je ne vous dis pas de lire ce livre-là, mais « palpez »-le à l’occasion. C’est très instructif. Franchement le travail monastique n’est bon que si ce sont les moines qui le font. C’est même la seule garantie qu’on ait contre son enflure indéfinie, les forces des moines étant limitées. Vous rappelez-vous ma définition du capitalisme 77. [NDE] Cardinal suharD, Le sens de Dieu. Lettre pastorale ; carême de l’an de grâce 1948, Paris, 1948. À la fin du devoir le correcteur ajoute une note difficilement lisible renvoyant à plusieurs pages de l’ouvrage de Schnürer, L’Église et la civilisation, ii, p. 417-418, 751 et 754. En marge, rajout ultérieur de Vogüé : « L’Église et la civilisation au Moyen Âge ». 78. [NDE] G. De valous, Le monachisme clunisien des origines au xve siècle. Vie intérieure des monastères et organisation de l’Ordre, 2 vol. Tome I : l’Abbaye de Cluny, les monastères clunisiens. Tome II : l’Ordre de Cluny, Ligugé, 1935.

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par le réinvestissement ? L’histoire concrète, réelle de Cluny, c’est un peu cela, les dons produisant l’accroissement indéfini. Ihu Jésus-Marie † F. Jean

3. Billet du frère Ignace Thôrenc79 25/7/49 Cher Fr. Adalbert, Voici une nouvelle objection ou + exactement une critique concernant l’efficience des monastères. Le P. Voillaume80 supérieur des Petits Frères du P. de Foucauld reproche aux Trappes de ne plus rendre témoignage à notre époque parce qu’elles sont industrialisées (chocolateries, fromagerie, germalyne81 etc.) et font figures d’industries capitalistes dans les milieux souvent non chrétiens qui les entourent. Et au M. A. les abbayes étaient le centre des pays environnants, il y avait des échanges réciproques avec les gens, une influence réelle exercée… Là-dessus un prêtre m’a dit qu’à Sept-Fonts82 p. ex, les moines sont repliés sur eux-mêmes, incompris et pas aimés des gens d’alentour et qu’ils ne font rien pour redresser cet état d’esprit, ne cherchent pas à établir des contacts humains, bref qu’ils ne rayonnent que sur le clergé et quelques amateurs d’antiquité ou intellectuels qui n’ont pas besoin d’être convertis. Sans mettre en question la valeur de la vie contemplative, n’y aurait-il rien à faire dans le sens de l’efficience temporelle sur les environs immédiats des abbayes qui sont souvent plus mauvais que la moyenne ? Il reconnaît d’ailleurs que c’est d’abord au clergé et au ordres actifs à se mettre à la page et à [tâche d’encre] les méthodes d’apostolat, mais que les moines secondairement y pourraient quelque chose (et non pas seulement sur les gens des villes ou le clergé). In Christo Jesu et Marie Fr. Ignace P.S. Merci pour votre billet pour ma fête83 79. On orthographie normalement Thorenc (localité à proximité de Grasse). Il y avait à Thorenc un sanatorium du clergé qui fut actif de 1928 jusqu’au début des années 50. Le domaine fut ensuite acheté par l’hôpital général de la Charité de Grasse. 80. René Voillaume (1905-2003), fondateur de plusieurs congrégations revendiquant la spiritualité de Charles de Foucauld. Il est question ici des Petits frères de Jésus (fondation 1933). L’année qui suit ce billet, il publie Au cœur des masses, la vie religieuse des Petits Frères du Père de Foucauld, Paris, 1950. 81. Préparation à base de germes de blé, spécialité des moines de Sept-Fons (voir note suivante). 82. Abbaye cistercienne trappiste située dans le Bourbonnais (Allier). 83. La saint Ignace de Loyola tombe le 31 juillet, la saint Ignace d’Azevedo le 15 du même mois.

le MonachisMe n’est pas un huManisMe

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4. Un billet anonyme [J’ai conservé la disposition, la ponctuation et l’usage très particulier des majuscules, me contentant de développer quelques abréviations] † Pax Mon cher Père Adalbert, Je vous remercie. Votre devoir m’a comblé d’aise. Puisqu’il faut bien vous faire quelques remarques (j’insiste sur ce point par réaction sur vous mais votre réaction est particulièrement nécessaire car trop rare) : 1) Il faudrait en contrepartie montrer que cet idéal contemplatif séparé, qui est évidemment l’essentiel, gagne sur tous les tableaux. que ce primat du surnaturel n’a pas empêché St. Benoît d’abord d’être attentif aux réalités naturelles. ni les grands moines de s’occuper des affaires du temps (y compris St Bernard). 2) que s’il a tenu compte des conjonctures historiques (+ ou – consciemment d’ailleurs) St Benoît a eu par son ordre des répercussions historiques incommensurables, et que l’accord entre société médiévale et monachisme vient aussi de ce qu’il y a eu influx du second sur le premier (influx qui doit exister aussi de nos jours) et ceci porte à penser qu’il ne faut pas être trop exclusif et que la séparation du moine avec le monde est intégrale du point de vue de l’esprit. mais à déterminer concrètement par le Père Abbé. quant à ses activités. que d’autre part il faut souhaiter (et prier) pour que se réalise (Dieu sait comment) une convergence de la civilisation et du monachisme (pas par compromis comme pensait l’article d’Esprit et vie. mais par conversion du monde moderne). __________ Votre note de théologie morale84. trop courte pour bien en juger. Il me semble que la 1° [sic] ne traite pas la vraie question, au moins de psychologie religieuse savoir dans quelle mesure l’obéissance doit laisser de [la] place à l’initiative (spirituelle. mort de l’Esprit saint). P. Denis en est assez préoccupé (P. Muard)85. 2) vie angélique. oui, mais St Benoît n’oublie pas le moment pour aller aux cabinets ne l’oublions pas non plus. Ça n’enlève rien à la valeur angélique de notre vie mais qui n’est tout de même pas celle d’esprits purs (Χαθαρςις Platon).

84. « Note sur deux applications de la psychanalyse à la psychologie religieuse » (archives d’Adalbert de Vogüé). 85. Jean-Baptiste Muard (1809-1854) est le fondateur de la Pierre-Qui-Vire (1850). Cf. Denis huerre, Jean-Baptiste Muard, cit. n. 9.

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5. Billet du père Denis Huerre à Adalbert de Vogüé † Mon F. Adalbert [sic]. Excusez-mon retard. Je viens de lire votre travail. Je vais lire D. J. Leclercq que je n’ai pas entendu au réfectoire, étant au Bec. Faute d’une réalisation parfaite (est-elle-même immédiatement possible ?) de notre idéal de moine, c’est bien quelque chose déjà de le préciser – et s’il nous dépasse il faut avoir la prudence de ne pas de ne pas [sic] canoniser notre faiblesse. Un moine n’a rien à faire – de soi – avec quelque humanisme que ce soit. Publieriez-vous votre travail dans Témoignage ? Merci encore. Votre † Denis. Avez-vous à me donner quelques références sur « la vie apostolique », le 2e § de votre note de vie morale ?

6. Travaux cités par Vogüé dans sa dissertation (1949) et dans son article anonyme « “Travail de bénédictin” » (1953) [On ne signale pas ici les auteurs anciens. Les références communes aux deux essais sont marquées d’un *. On ne trouve dans l’article de 1953 aucune référence à un auteur contemporain qui ne figure pas déjà dans la dissertation de 1949] Bardy, Gustave : L’Église et les derniers romains, Paris, 1948. Delaruelle, Étienne : « Saint Benoît : L’homme et l’œuvre », dans Vie spirituelle, 66, 1942, p. 267-281, Delaruelle, Étienne : « St Benoît et la civilisation de son temps », dans Le Christianisme et l’Occident Barbare, Paris, 1945, p. 369-432 (*). Desroches, Henri (éd.), Inspiration religieuse et structures temporelles, Paris, 1948. Sont cités les textes suivants : — Desroches, Henri, « Liminaire », p. 7-26. — Palanque, Jean-Remy et Delaruelle, Étienne, « Le rôle temporel de l’Église du 4e au 7e siècle », p. 77-106 (*). — Leclercq, Jean, « La vie économique des monastères au Moyen Âge », p. 211-260 (*). — Chenu, Marie-Dominique, « Réformes de structure en chrétienté, p. 261-282. *newMan, John henry : « Historical sketches » d’après Buckfast Abbey Chronicle 1945. Cité en 1953 d’après la traduction d’Henri Bremond, La mission de saint Benoît, Paris, 1909. Schmitz, Philibert, Histoire de l’Ordre de St Benoît, 2e édition, revue et augmentée, 2 vols., Maredsous, 1948 (1 : Origines, diffusion et constitution jusqu’au 12e s. ; 2 : Œuvre civilisatrice jusqu’au 12e s.).

TABLE DES MATIÈRES

Michel Lauwers, Introduction : « travail », monastères et rapports de production …………………………………………………… 7 Première partie – Les mots et le sens des activités humaines ……………… 29 Nicolas Perreaux, Œuvrer, servir, souffrir. Réflexions sur la sémantique des activités médiévales ………………………………… 31

Isabelle Rosé, Opus, opera, labor. Les mots et le sens des « occupations manuelles » dans la règle de Saint Benoît et ses commentaires carolingiens …………………………………………… 81

Emmanuel Bain, Paul : un modèle pour le travail des moines ? (ive-ixe siècle) ……………………………………………… 127

Ludolf Kuchenbuch, Opus, labor, ars, merces, servitium, ou un quintette sur le banc d’essai. À propos de la sémantique du « travail » dans la Schedula diversarum artium (vers 1122-1123) …… 159

Stéphanie Le Briz-Orgeur, Étymologie et usages de mots désignant le « travail » en langue d’oïl (xie-xvie siècles) ………………… 185 Deuxième partie – Organisation du labeur et exploitation des ressources … 247 Michel Lauwers, Le monachisme comme entreprise agricole ? Subsistance et rapports de production dans les monastères de l’Occident médiéval …………………………………………………… 249 Carlo Citter, Établissements monastiques, environnement et exploitation des ressources dans le haut Moyen Âge : analyses spatiales et postdictives ………………………………………… 283

Nicolas Schroeder, Servitium et opus. Le « travail » des dépendant·e·s de l’abbaye de Wissembourg (ca 860-870) entre sociologie et anthropologie historiques ……………………………………………… 297

Lorenzo Tabarrini, Monastère, tenanciers et « travail forcé » dans les campagnes de Florence au Moyen Âge central (ca 1000-1250) : le cas de la Badia a Settimo ……………………………………………… 329

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Table des MaTières

Troisième partie – Une révolution cistercienne ? ………………………… 375 Cécile Caby, Les cisterciens aux champs : une controverse monastique du xiie siècle ………………………………… 377

Didier Panfili, Les convers cisterciens : frères ou serfs ? Du discours à la pratique sociale (vers 1130-vers 1230) ………………… 403 Alessia Trivellone, Le labor manuum dans les miniatures de Cîteaux à l’épreuve de l’exégèse ……………………………………… 457

Stéphanie Le Briz-Orgeur, Représentations d’activités de production dans l’œuvre vernaculaire de quelques poètes cisterciens des xiie-xive siècles ………………………………………………………… 519 Épilogue – L’invention du « travail monastique » ………………………… 555 Alain Rauwel, Ordonner le monde : le mythe du moine civilisateur entre histoire et apologétique …………… 557 Patrick Henriet, Le monachisme n’est pas un humanisme. Un devoir inédit du jeune Adalbert de Vogüé sur le travail des moines (mai 1949) ………………………………………………………………… 569