Cyrano de Bergerac, Cyrano de Sannois : actes du colloque international de Sannois, 3 et 17 déc. : 2005 9782503523842, 2503523846

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Cyrano de Bergerac, Cyrano de Sannois : actes du colloque international de Sannois, 3 et 17 déc. : 2005
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Les styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l’âge classique Une collection dirigée par Pierre Caye et Sylvie Taussig Le dix-septième siècle souffre de sa majesté : tout en lui semble grand, en particulier le savoir et la pensée dominés par les imposants systèmes philosophiques et théologiques. Pourtant, ce siècle n’est pas moins riche que le précédent en minores inventifs, en expériences de pensée ponctuelles mais fécondes, qui structurent, en tous domaines, le savoir et la paideia des hommes de façon non moins solide et durable que les grandes constructions théoriques auxquelles nous sommes habituellement renvoyés. Les Styles du savoir visent à corriger cet effet de mirement qui affecte la compréhension de ce siècle, en insistant sur un certain nombre des notions et de textes oubliés, négligés, méconnus qui s’avèrent pourtant fondamentaux pour la constitution des savoirs et des institutions à l’âge classique. En republiant des textes aujourd’hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essais peu soucieux des frontières tracées par les interprétations dominantes, cette collection se propose ainsi de dessiner les contours d’un « autre » dix-septième siècle.

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Actes du colloque international de Sannois (3 et 17 décembre 2005) organisé à l’occasion du 350e anniversaire du décès de Cyrano par Hervé Bargy avec le soutien de la ville de Sannois et du Haut Comité des célébrations nationales

publiés par Hervé Bargy et Alain Mothu

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© 2008, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2008/0095/104 ISBN 978-2-503-52384-2 Printed in the E.U. on acid-free paper

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Table des matières Introduction : Cyrano et Sannois par Hervé Bargy

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Éphémérides cyraniennes par Madeleine Alcover

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avec en appendice : « Savinien Ier de Cyrano et le protestantisme » et « Histoire de famille : Samuel de Cyrano contre Jean Gorillon »

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I. L’homme de fictions et le libertin L’homme de fictions – Margaret Sankey : « Cyrano de Bergerac clandestin : les manuscrits de L’Autre Monde » – Claudine Nédélec : « Voir en imagination : Cyrano explorateur et ses illustrateurs » – Isabelle Moreau : « De quelques fictions paradoxales » – Michèle Rosellini : « La poétique de la métamorphose chez Cyrano : jeux de l’illusion sensible ou fiction matérialiste ? »

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Le souci philosophique – Bérangère Parmentier : « Genèse et génération dans les États et Empires du Soleil » – Alexandra Torero Ibad : « Cyrano de Bergerac et la matérialité de l’âme »

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table des matières

Le libertin problématique – Jacques Prévot : « Libertinage, Cyrano, anti-christianisme » – Didier Kahn : « Cyrano Républicain » – Bruno Roche : « Les trois rires de Cyrano »

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II. Le dramaturge. Le théâtre et ses légendes Autour du Pédant joué – Jocelyn Royé : « Chateaufort et Granger : un combat titanesque et ridicule » – Jean Letrouit : « Pédant joué et traumatisme scolaire » – Sylvie Requemora-Gros : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? De Cyrano à Molière »

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Un théâtre de la subversion ? – André Blanc : « Théâtre libertin ou théâtre libre ? » – Alain Mothu : « L’attentat de Sannois »

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De Rostand à nos jours – Agnès Vève : « Une représentation à l’Hôtel de Bourgogne (1640) : le théâtre du XVIIe siècle  vu par Rostand » – Sylvaine Guyot : « Le nez de Cyrano » – Marc Favier : « La mort d’Agrippine, les conditions d’une mise en scène à Sannois »

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Introduction Cyrano et Sannois par Hervé Bargy 1655-2005 : le trois cent cinquantième anniversaire du décès de Cyrano était un excellent prétexte pour remettre à l’honneur l’homme et l’écrivain. Nous avons en effet pu vérifier, à l’occasion des manifestations de Sannois, l’étonnante méconnaissance que l’on avait encore de ce personnage atypique et mesurer, non pas le désintérêt, mais la réelle frilosité de nombreux relais d’information ; comme s’il ne fallait à aucun prix démystifier le personnage « sacré » de Rostand. Pourtant l’histoire du vrai Cyrano, si elle dépare un peu la légende romantique, n’est pas moins attrayante, pittoresque et énigmatique. Ou alors, était-il malséant de dire que l’amoureux de Roxane était en réalité homosexuel et qu’il répugnait au conformisme social ? Si l’on avait prédit à Rostand, jeune auteur connaissant parfaitement les œuvres de Cyrano, que le personnage de sa pièce finirait par éclipser ou « phagocyter » l’auteur du XVIIe siècle, je gage qu’il n’en eût rien cru. Pourtant le mythe a pris le pas sur la vérité et prive ainsi une partie de nos contemporains d’un auteur important, d’une écriture qui a marqué profondément son siècle, ne serait-ce que par l’influence apparemment déterminante qu’ils ont eue sur Molière. On l’oublie trop souvent, mais Cyrano, si l’on en juge par le nombre de réédition de ses œuvres, fut en son temps un auteur à succès, dût-il mourir trop jeune pour en profiter. À son sujet, je n’utiliserai pas les mots galvaudés de « génie » ou de « visionnaire », mais bien d’esprit libre, infiniment curieux et créatif. Il reste pour nous davantage qu’un témoin parmi d’autres des pensées et des sciences nouvelles, voire du théâtre nouveau, qui émergent dans le premier XVIIe siècle : il est en ce siècle, à beaucoup d’égards,

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un météore – de ceux dont les siècles futurs ont décidément à se souvenir s’ils ne veulent pas rester stériles et mourir de tristesse. Nous intéresser à ce personnage singulier, c’est ce que nous fîmes à Sannois tout au long de l’année 2005. Chacun sait maintenant, à l’exception désormais rare de quelques dictionnaires ou encyclopédies, que c’est dans cette bourgade qu’il mourut, qu’il fut inhumé et très probablement que sa dépouille repose encore1. Autour d’un fil rouge, la création théâtrale de La Mort d’Agrippine par le Favier théâtre et les habitants de la ville, les interventions d’enseignants ou de chercheurs se sont succédé chaque mois auprès de différents publics sannoisiens, aboutissant en décembre à la tenue du colloque international Cyrano de Bergerac, Cyrano de Sannois et aux quatre représentations à guichets fermés de la tragédie de Cyrano. À Sannois, ces événements sont restés gravés dans les mémoires et j’en remercie particulièrement tout ceux dont vous trouverez la signature dans ce recueil. Il était naturel que cette commémoration prît un tel essor à Sannois ; son décès en ces lieux ne fut pas le fruit du hasard puisque, cinq jours avant sa mort, c’est Cyrano lui-même qui voulu s’y faire porter. Dans notre courte vie d’humain, nous ne sommes certes pas maîtres du lieu de notre naissance, mais bien souvent nous formulons à nos proches une préférence, voire nous choisissons nous-même le lieu où nous “reposerons”. Ce lieu choisi témoigne bien souvent d’une attache sentimentale forte qui nous est propre. Quel fut le lien de Cyrano avec Sannois ? Bien que né à Paris, Cyrano passa son enfance dans la vallée de Chevreuse où ses parents s’installèrent dès 1622. C’est en 1631 que Savinien, alors âgé de douze ans, vint poursuivre ses études à Paris. Ses parents, restés pour l’heure à la campagne, ne s’installeront de nouveau dans la capitale que cinq ans plus tard, en 1636. Où vécut donc le jeune Cyrano durant ces cinq années ? Sa seule attache familiale à Paris est alors son oncle Samuel de Cyrano. Celui-ci a gardé la maison de son père, rue des Prouvaires, après avoir racheté leurs parts à ses frères. On peut bien sûr imaginer que le jeune Savinien, arrivant à Paris, fut mis en pension dans son collège. Cependant une autre 1   Registre paroissial de Sannois, consultable à la mairie de Sannois, publié pour la première fois dans le “Journal des débati” du 18 décembre 1910, «La Mort de Cyrano» par Charles Saurareur.

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solution était envisageable, plus naturelle et moins onéreuse : le faire héberger par l’oncle Samuel. Hormis le coût moindre, l’avantage était double : le confort d’une vaste maison familiale et la proximité avec le collège, puisque la maison était située à une enjambée du Pont-Neuf du Quartier latin. On sait, du reste, que Savinien s’entendait bien avec le fils de Samuel, Pierre. Ils avaient probablement à peu près le même âge ; et Le Bret, ami d’enfance (vers Chevreuse) puis biographe de Savinien, témoigne que ce dernier en « reçut de grands témoignages d’amitié  » et disait à propos de Pierre que ses « conversations si savantes dans l’histoire du temps présent et du passé, lui plaisaient extrêmement ». Outre Pierre, Samuel avait deux autres enfants, Marie et Anne. Les deux premiers cités étaient nés de Marie de Secqueville, sa deuxième épouse. La famille de Secqueville, à elle seule, « possédait la plus grande partie des parcs et maisons bourgeoises de Sannois, auxquels il faut rajouter une importante superficie de terres et vignes »2. Cette vieille famille de la région comptait donc parmi les notables sannoisiens. C’est ainsi que Marie héritera en 1632 d’une grange sur un terrain familial situé à Sannois où son mari, Samuel, fera aménager un « corps d’hôtel » en 16333. C’est à cet endroit que Savinien Cyrano rendra son dernier soupir vingt-deux ans plus tard. Si l’on admet que Savinien vécut cinq ans chez les Cyrano de Paris, il est facile d’imaginer qu’il fut aussi régulièrement du voyage, lors des villégiatures familiales dans la maison de campagne de Sannois. La proximité de ce village, à deux heures de cheval du Pont-Neuf, permit peut-être de trouver là, pour l’âge adulte, un ancrage sentimental et un lieu d’accueil durable. On se souvient qu’à Paris même, Savinien changea bien souvent d’adresse. Cette hypothèse d’abord sentimentale m’a incité à relire d’un œil neuf cette fameuse lettre de Cyrano publiée en 1654 et intitulée D’une maison de campagne. Cette lettre, dont les premiers mots sont « Monsieur, j’ai trouvé le Paradis d’Eden », sera presque textuellement reprise pour la description du Paradis terrestre – en l’occurrence lunaire – dans les  États et Empires de la Lune. La description que Cyrano nous propose est si détaillée qu’il serait 2   Jacques Delaplace, conférence sur « Cyrano de Bergerac et Sannois », octobre 1995. Dactylographie. 3   Acte du 3 mars 1633 avec Jehan Laurent, charpentier à Saint-Cloud., cité par Jacques Delaplace dans « Cyrano de Bergerac et Sannois ».

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étonnant d’y trouver juste le fruit de son imagination : nous nous plaisons à y lire la description d’un paysage familier. Du reste, nous connaissons une autre version de cette lettre4, antérieure et manuscrite, où apparaissent quelques variantes intéressantes. Tout d’abord, le titre : dans cette première version la lettre s’intitule Le Campagnard. Ensuite, Savinien s’y met en scène à la première personne et déroule les charmes de son petit paradis. L’usage qu’il y fait du possessif laisse à penser que, dans cette campagne, il est chez lui : Si vous aviez vu le garçon qui garde mes codindes, le ventre couché sur l’herbe […]. […] résolvez une bonne fois à vous dépêtrer des embarras de Paris, mon fermier vous aime tant (ce dit-il) qu’il jure de ne point tuer son grand cochon que vous ne soyez venu. […].

Ce qui donnera dans la version corrigée par l’auteur et publiée trois ans plus tard : 4

  B.n.F., Nouvel. Acq., n° 4557. Lettre copiée par mes soins en 2000, en l’absence de publication.

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Si de la cour où vous êtes, vous aviez des yeux assez bons pour apercevoir jusqu’ici ce gros garçon qui garde vos codindes, le ventre couché sur l’herbe […]. […] résolvez-vous donc une bonne fois à vous dépétrer des embarras de Paris, votre concierge vous aime tant qu’il jure de ne point tuer son grand cochon que vous ne soyez de retour […].

Il est intéressant de constater que, dans le premier cas, Savinien Cyrano est comme chez lui et que, dans l’autre, il semble évoquer la propriété du destinataire de la lettre. Sans chercher midi à quatorze heures, déduisons simplement de cette variation que Savinien parlait d’un endroit qui ne lui appartenait sans doute pas, mais où il se sentait pleinement chez lui. Quel pourrait-être ce lieu si familier à Savinien et à la personne à qui il s’adresse ? La description qui nous est donnée, pour être assez précise, peut évoquer beaucoup de villages autour de Paris ou ailleurs, y compris le Sannois des années 1630-1650. La description pourrait-elle par exemple correspondre à la maison Cyrano à Sannois, située rue Dimeresse5 ? « Il faut que je vous en envoie le tableau dans ma lettre », dit l’auteur. Deux détails ont particulièrement retenu mon attention dans ce tableau littéraire : On rencontre à la porte de la maison, une étoile de cinq avenues, tous les chênes qui la composent font admirer avec extase l’énorme hauteur de leurs cimes [...]. À côté du château se découvrent deux promenoirs, dont le gazon vert et continu forme une émeraude à perte de vue [...].

Je me suis mis en quête d’un plan de Sannois datant de cette époque. Le plus proche à ma connaissance date de 1664, année durant laquelle un dénommé Béraud acquit la seigneurie de Sannois et en fit lever un plan. L’existence de ce plan est attestée plusieurs fois par l’abbé Massuchetti6, qui nous précise même qu’il est magnifique et qu’il trône dans le bureau du maire de l’époque (entre 1874 et 1909 environ) – probablement Paul Rétali. Hélas, je n’ai trouvé ce plan, ni à la mairie de Sannois, ni aux archives départementales du Val d’Oise ou des Yvelines, ni aux Archives nationales. Avec l’aide du service de documentation de la mairie de Sannois, j’ai cependant pu étudier un petit plan très ancien dessiné à la plume, malheu5

  « Cyrano de Bergerac et Sannois », conférence déjà citée de Jacques Delaplace.   Abbé Massuchetti, Notes sur Sannois, 1909, fac-similé : « Le livre d’histoire-Lorisse », Paris, 2005, p. 7, 59, 61. 6

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reusement non daté. Celui-ci montre très clairement, au carrefour du chemin de Paris à Pontoise et de la rue Dimeresse, une étoile de cinq avenues, dessinant distinctement les axes d’un parfait pentagramme. Le fait que ce carrefour ne figure pas sur le plan de la seigneurie de Sannois de 1788, ni sur le cadastre de 1822 ou le plan de 1883, m’incite à penser que ce vieux plan que j’ai eu en main leur est antérieur. Je note tout de même que sur ce plan, de même que sur celui de 1788, la rue Dimeresse longe effectivement le château seigneurial et son grand parc. Quelques mots, enfin, de ce destinataire dont Cyrano ne donne pas le nom : Ô dieux ! Un philosophe comme vous peut-il préférer au repos d’une si agréable retraite, la vanité, les chagrins et les embarras de la cour ? Mais en vérité reste-t-il encore quelque sombre idée dans votre souvenir de ce palais enchanté dont vous vous êtes banni ? J’omettrai les autres particularités de votre petit Fontainebleau puisqu’autrefois elles vous ont charmé comme moi et que vous les connaissez encore mieux.

En ayant présent à l’esprit les circonstances que j’évoquais plus haut, il n’est pas incongru de penser que la personne à qui la lettre s’adresse puisse être Pierre de Cyrano. Rappelons que Samuel Cyrano, son père, était « Trésorier des offrandes, aumônes et dévotions du roi » et qu’après son décès en 1646, c’est Pierre qui avait repris ces charges à la cour. Cyrano, à le prendre au mot, était un familier de ce village : sa relation avec certains habitants, telle que narrée dans sa lettre, le laisse croire (les deux premières citations sont issues de la version manuscrite) : […] nous sommes grands cousins le porcher du village et moi ; et toute la paroisse m’assure que j’ai de grands avantages, pour bien chanter un jour au lutrin7. Nous sommes lui et moi aussi grands maîtres l’un que l’autre ; quand je lui donne des soufflets, il me vend de ses nasardes ; encore suis-je souvent contraint de demander la paix, car le coquin est plus puissant que moi et mes horions ne paient pas ses taloches. Il me tient pourtant le moins que je peux en proie à ses mignardises. 7

  L’abbé Massuchetti (ibid.), p. 25, nous dit d’ailleurs qu’un « énorme lutrin en fer forgé » trônait au milieu du chœur de l’église de Sannois jusqu’en 1867.

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[…] hier soir il nous disait à table, après avoir un peu trinqué, que si vous lui parliez par tu, il vous répondrait par toi.

Je ne prétends en aucune manière prouver quoi que ce soit avec ces quelques constatations, et hasarderai simplement que nous disposons là d’un faisceau de présomptions concordantes, plausibles et cohérentes. Hormis ceux des curés et seigneurs du lieu, les enterrements dans l’église de Sannois étaient fort rares : il fallait que Savinien soit connu et assimilé à une famille de notables sannoisiens pour accéder à cet honneur. L’abbé François Cochon, curé de la paroisse entre 1644 et 1681, lui-même enterré dans le chœur de l’église, aurait-il, au vu de la réputation sulfureuse de Savinien Cyrano, accepté d’attester qu’il était mort en « bon chrétien », s’il ne l’avait connu, ou s’il n’avait eu de la sympathie pour lui ? Nous nous résignons difficilement à envisager, avec Alain Mothu, une corruption du prêtre, même si la famille de Cyrano était riche et influente. Deux autres Cyrano moururent à Sannois : Samuel, son oncle, en 1646, et encore un certain Joseph Cyrano, mort en 1640, dont on ignore le degré de parenté avec ses homonymes, mais dont on sait qu’il était de la région, puisqu’il est signalé comme parrain à Sannois le 5 juillet 16388. Par ailleurs Jacques Delaplace a relevé différents actes concernant Pierre, également parrain à Sannois en 1648 et en 16589, signataire du registre au décès de Savinien en 1655, et il prend note aussi de la bonne action de sa sœur Marie qui « soulagea une famille en lui rachetant sa vache et la lui laissa en loyer »10. L’influence sociale des Cyrano à Sannois ne fait aucun doute. Alors Cyrano, Sannoisien ? Pourquoi pas. Quoi qu’il en soit, quand on connaît un peu Savinien Cyrano et son esprit facétieux, on ne s’étonnerait guère que se sentant mourir, il ait voulu se faire porter à l’endroit qu’il avait décrit lui-même comme le paradis terrestre, afin d’y reposer pour l’éternité. *

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8   Jacques Delaplace, « L’église de Sannois et Cyrano de Bergerac », conférence dactylographiée du 14 septembre 1996. 9   Ibid. 10   Jacques Delaplace, « Cyrano de Bergerac et Sannois », art. cit.

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À la lecture de ces Actes, le lecteur verra combien est riche et foisonnante la recherche actuelle sur et autour du vrai Cyrano et de son œuvre, combien sont variées les approches savantes dont l’un et l’autre font l’objet (littéraire, philosophique, historique, philologique, bibliographique, iconologique, etc.), et aussi combien de questions restent ouvertes – combien reste par exemple polémique la question du “libertinage” intellectuel de l’écrivain. Les journées de Sannois n’auraient pu se tenir, et dans de si bonnes conditions, sans le soutien actif et généreux de nombreux intervenants. Merci, donc, – à Yanick Paternotte, maire de Sannois, et à son équipe pour avoir encouragé et soutenu ce projet ; – aux services municipaux pour leur disponibilité ; – aux neuf classes de CM1 et CM2, à leurs professeurs et à l’Inspection d’Académie, pour leurs précieuses contributions ; Encore un grand merci, – à tous les intervenants du colloque, ainsi qu’à Jean-Charles Darmon, Madeleine Alcover et Margaret Sankey pour leur bienveillance et leur soutien ; – à Jacques Prévot, Michèle Rosellini et Alain Viala pour leur implication, leurs précieux encouragements et conseils ; – à Marc Favier pour avoir si bien lu et servi le tragédien Cyrano – et à Julie Le Lagadec pour avoir rempli de sa lumière la si ténébreuse Agrippine ; – à Alain Mothu, qui, dans l’ombre, nous a épaulé depuis le début et a bien voulu prendre en main la “maîtrise d’œuvre” de ces Actes ; – à Sylvie Taussig pour ses sages conseils, sa relecture, et pour avoir accepté de publier ce livre dans sa collection. – aux membres du Haut Comité des célébrations nationales qui ont soutenu cette publication. Enfin merci de tout cœur aux si nombreux Sannoisiens qui nous ont accompagné avec talent et générosité tout au long de cette aventure.

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Éphémérides cyraniennes *1 Madeleine Alcover (Rice University, U.S.A.) 1551 Mariage à Paris, le 9 avril, de Savinien de Cyrano et d’Anne Le Maire, grands-parents paternels de l’écrivain. Elle est la petite-fille d’Étienne Cardon, marchand parisien. À ce jour, l’origine du grand-père n’est pas résolue (sarde ou descendant d’un marchand bourrelier de Sens ?). 1555 Le couple signe une donation entre vifs qui, en cas de décès, fait du survivant le légataire universel. Quatre enfants leur survivront : Abel, Samuel, Pierre et Anne. 1555-1560 Savinien Ier achète une petite charge : il est qualifié en novembre 1560 de « vendeur de poisson de mer pour le roi ».

*   Ce résumé biographique provient majoritairement des informations contenues dans Cyrano de Bergerac. Les États et Empires de la Lune et du Soleil (avec le Fragment de Physique), Champion Classiques, Honoré Champion, Paris, 2004, ainsi que de celles publiées dans La Lettre clandestine de 2000 à 2004 (nos 9-13). Les découvertes d’Alan Howe (que je remercie pour sa collégialité), récemment publiées, sont incorporées dans ce résumé (voir Alan Howe, Écrivains de théâtre 1600-1649, Paris, Centre historique des Archives nationales, 2005).

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1569 Mars : pour cause d’appartenance à « la Religion Prétendue Réformée », il est privé de son office de « vendeur de marée », déclaré vacant et attribué à un autre titulaire ; cependant il sera réintégré dans sa charge à la suite de l’Édit de pacification de 15702. 1571 9 mars : il est pourvu d’une charge, anoblissante, de notaire et secrétaire du roi à la Grande Chancellerie. 1574 25 juin : il n’est pas reçu à la charge d’auditeur des comptes dont il avait pourtant été pourvu, la cause probable en étant de nouveau son appartenance à la religion réformée3. 1578 Il se livre à une opération immobilière à Sens par l’entremise du gendre d’une Sénonaise, Michèle Cirano. 1582 Acquisition, dans la vallée de Chevreuse, des deux fiefs de Mauvières et de Bergerac ; l’ancêtre porte dès lors le titre d’« écuyer ». 1590 Juillet : décès de Savinien Ier. 1599 28 janvier : baptême, à Saint-Jean-en-Grève, de Séraphym Mauroy, cousin issu de germain de l’écrivain.   Voir, aux Archives nationales, les Ordonnances de Charles IX enregistrées au Parlement, X 8629, fol. 272ro-273ro ; je remercie Monsieur Jacques Delaplace de m’avoir, par l’intermédiaire d’Hervé Bargy, communiqué cette référence et Madame Hildesheimer de m’avoir autorisée à consulter le document. 3   Voir infra l’Appendice, « Savinien Ier de Cyrano et le protestantisme ». 2

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1609 24 août : naissance de Madeleine Robineau, fille de Guy Robineau, capitaine-concierge du château de Chevreuse, et de Marie de Maugarny, cousine de la mère de l’écrivain. 1612 7 février : mariage de Samuel de Cyrano, « trésorier des offrandes, aumônes et dévotions du roi », avec Catherine Picou, fille de Jean Picou et d’Anne Ladvocat ; un cousin par alliance de cette dernière, Étienne Parfait, assiste à la signature du contrat : il appartient à la grande bourgeoisie administrative de Paris. 3 septembre : mariage, à l’église Saint-Gervais de Paris, d’Abel Ier de Cyrano, sieur de Mauvières, et d’Espérance Bellanger. Petite-fille d’un médecin ordinaire du roi, elle avait été baptisée à l’église Saint-Gervais le 11 juin 1586 ; sa famille maternelle est installée de longue date à Paris ; en 1612, elle est la seule survivante de Catherine Millet et d’Étienne Bellanger, trésorier général des finances à Paris. Parmi les témoins se trouvent ses cousins par alliance Guy Robineau, frère utérin de Jean et Sébastien Zamet par lesquels elle est alliée à l’une des familles les plus opulentes de Paris, et Denis Feydeau, dont le lignage compte, du vivant de Cyrano, des conseillers au Parlement de Paris et le comte Daillon du Lude. Du côté de l’époux, on relève la présence de Séraphym Mauroy, cousin germain, père du futur intendant des finances. 1615 Sébastien Zamet est nommé évêque-duc de Langres : son évêché est l’un des plus étendus du royaume. 1616 27 septembre : à Saint-Eustache, Samuel de Cyrano épouse en secondes noces Marie de Secqueville dont la famille possède des biens à Sannois (actuel Val d’Oise). 1619 6 mars : à l’église Saint-Sauveur de Paris, baptême de Savinien II dont la marraine est Marie Feydeau, épouse de Louis Perrot, notaire et secrétaire

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Éphémérides cyraniennes

du roi, très probablement apparenté à Perrot d’Ablancourt. Le registre paroissial de Saint-Eustache mentionne les baptêmes antérieurs de trois enfants mâles. 1621 11 juillet : Pierre de Cyrano épouse Marie Le Camus, fille de Jean Le Camus, notaire au Châtelet : ce mariage allie les Cyrano à de grandes familles de notaires parisiens (Le Camus, Le Semelier, Le Cat). 1622 Abel Ier s’installe à Mauvières avec sa famille ; en compagnie de Henry Le Bret (dont le père est employé au Mesnil-Saint-Denis par Louis Habert, grand-père du futur académicien Habert de Montmor), le jeune Savinien suit les leçons d’un curé de campagne. 1626 14 octobre : décès de Pierre de Cyrano. 1628 Par devant notaire, Marie Feydeau fait don à son filleul Savinien d’une somme de six cents livres, dont il ne semble pas avoir bénéficié. 1629 25 février : la veuve de Pierre de Cyrano, Marie Le Camus, épouse en secondes noces Paul Auget, « surintendant de la musique du roi et maître de la musique de la reine mère ». 1630 Le frère de Guy Robineau, Roger, sieur de Saint-Pierre, entre dans la Compagnie du Saint-Sacrement : il en devient le premier secrétaire et participe à la constitution de ses règlements. 1635 20 février : mariage de Madeleine Robineau, cousine maternelle de Savinien, et de Christophe de Champagne, baron de Neuvillette ; elle mène à

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Paris un très grand train de vie. Les époux seront métamorphosés et immortalisés par Edmond Rostand sous les noms de Christian et de Roxane. 1636 Abel de Cyrano vend les deux fiefs de Mauvières et de Bergerac et se réinstalle définitivement à Paris, où il retrouve son fils Savinien venu y faire ses études secondaires (au collège de Lisieux ou, moins vraisemblablement, au collège de Beauvais). 1639 Savinien entre avec Henry Le Bret dans la compagnie de Carbon de Casteljaloux, du Régiment des Gardes du roi. Il est blessé au siège de Mouzon. 1640 Cyrano et Christophe de Neuvillette participent au siège d’Arras ; le premier y est de nouveau blessé et le second y trouve la mort : sa veuve, inconsolable, renonce à la vie mondaine et se consacre aux bonnes œuvres, sous la direction de Gaston de Renty, l’un des piliers de la Compagnie du SaintSacrement. 1641 15 avril : la sœur de Savinien, Jacqueline, entre au couvent des Filles de la Croix. La prieure et fondatrice du couvent, la Mère Marguerite, est l’exépouse du conseiller au Parlement de Toulouse, Raymond de Garibal. Savinien abandonne sa carrière militaire et s’inscrit en classe de rhétorique au collège de Lisieux. Une plainte est portée contre lui pour agression armée. En octobre, il s’inscrit à des cours d’escrime et de danse, comme le faisait un grand nombre d’écoliers. Aux côtés de Chapelle, fils de François Lhuillier, Cyrano fréquente probablement le cercle de jeunes gens réunis autour de Gassendi. Rencontre-t-il Molière ? 1642 Séraphym Mauroy assiste au mariage de la fille de Pierre de Cyrano en tant que « cousin issu de germain » : intendant des finances, il jouit de toute la confiance du cardinal Richelieu.

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1645 Sous le nom d’Alexandre Cyrano de Bergerac, Savinien signe, le 1er avril, une reconnaissance de dette de quatre cents livres envers le barbier-chirurgien Élie Pigou, pour le traitement et la guérison d’une « maladie secrète » (maladie urinaire due à ses blessures militaires ? syphilis ?)4. Il travaille à sa comédie Le Pédant joué, à ses Lettres et peut-être aussi à sa tragédie La Mort d’Agrippine, ainsi qu’à son premier roman, Les Estats et Empires de la Lune. 1646 Décès de Samuel de Cyrano. Son fils Pierre II, sieur de Cassan, hérite de sa charge. 1648 18 janvier : mort d’Abel Ier, inhumé à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, faubourg Saint-Jacques, aux côtés de son épouse Espérance Bellanger, dont on ignore la date de décès survenu entre avril 1641 et octobre 1647. Savinien et Abel II, son frère puîné, vivent d’avances d’hoirie jusqu’à la reddition des comptes. 6 février : Savinien (qui se qualifie sieur de Mauvières et de Bergerac) et Abel II transportent pour un an, à compter de Pâques, les droits de souslouage de la maison de la rue Saint-Jacques à une pensionnaire du couvent de la Visitation (situé dans la même rue), veuve du maréchal Henri de Schomberg, nommée Anne de la Guiche5 : celle-ci, par sa mère, est la cousine germaine de Timoléon de Daillon du Lude, et donc apparentée à Espérance Bellanger par l’alliance de ce dernier avec Marie Feydeau. Le gendre de la maréchale, Roger Du Plessis de la Rocheguyon, marquis de Liancourt, est un membre actif de la Compagnie du Saint-Sacrement ; Charles de Schomberg, beau-fils de la maréchale, s’y distinguera également. Mi-mars : les deux frères quittent la maison de la rue Saint-Jacques.

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  L’hypothèse de la syphilis remonte à Lacroix (1858) : elle repose sur l’attribution hasardée d’un poème publié en 1653, attribution reprise par Lachèvre qui inventa de surcroît un destinataire imaginaire (j’ai réfuté cette attribution tenace dans Cyrano relu et corrigé, Genève, Droz, 1990, p. 179-182). 5   Minute notariale découverte par Alan Howe (voir Alan Howe, op. cit., p. 54-55 et 58).

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L’épître au lecteur du poème burlesque de Dassoucy intitulé Le Jugement de Paris est signée « de Bergerac ». 1649 Janvier : début de la Fronde dite « parlementaire ». Sept mazarinades, composées durant l’hiver 1649 et signées B.D. ou D.B., ont été attribuées à Cyrano par Lachèvre en 1921. Des tests de stylistique récents viennent de ruiner définitivement la thèse des attributions qu’aucun indice externe n’avait jamais confirmée6. 26 février : les deux frères signent une procuration à François Monier qu’il charge de la gestion de leurs biens ; ils déclarent être domiciliés rue de l’Hirondelle, paroisse Saint-André-des-Arts, sur la Rive gauche7. Savinien se qualifie sieur de Bergerac. 2 mars : reddition des comptes de la succession paternelle. 1er juillet : Abel II épouse à Saint-Jacques-du-Haut-Pas Michelle (et non Marie) du Marcy. Le nom de Savinien ne figure pas sur le registre. 11 juillet : partage de l’héritage qui assure à chacun des deux frères une rente annuelle d’environ mille cinq cents livres. 1649-1650 Mi-novembre 1649-fin juillet 1650 : Cyrano signe une reconnaissance de dette à Jacques Barat, pâtissier, qui l’a logé et nourri ; les adresses des notaires et celle d’un probable parent, le pâtissier Antoine Barat (fils d’un Jacques), domicilié, en 1621, rue de la Verrerie, autorisent à penser que Cyrano résidait au Marais8. 6

  Les résultats de ces tests sont exposés dans « Stylistique et critique d’attribution. Requiem pour les mazarinades putatives de Cyrano », La Lettre clandestine, 13, 2004, p.  233-259. 7   Minute notariale découverte par Alan Howe (op. cit., p. 55 et 59). Le dossier de la succession déclare à trois reprises que les deux frères se séparèrent : au lieu de lire se séparèrent l’un de l’autre, aurions-nous dû lire se séparèrent de leur famille, c’est-à-dire de leurs oncles Jean Desbois et Jacques Scoppart, exécuteurs testamentaires (voir Fr. Lachèvre, Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, I, p. cxliii-cxlv, et Alcover, Les États et Empires…, op. cit., p. xli) ? 8   Les notaires de la minute, François de Turmenyes et Claude Chaperon, exerçaient rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie et rue Barre-du-Sec ; l’adresse déclarée par Cyrano, rue du Faubourg Saint-Jacques, est celle de son frère Abel (il faut corriger mon édition, ibid., p. LV) ; pour Antoine Barat, voir son contrat de mariage dans l’étude XII, 50, f. IIcXXXVII.

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1650 Cyrano compose un madrigal pour l’Ovide en belle humeur de Dassoucy. Dans Le Parasite Mormon, Le Pédant joué est présenté comme une comédie achevée et Agrippine comme une tragédie presque terminée. 15 mai : achevé d’imprimer des Œuvres poétiques de Jean Le Royer de Prade : la préface, signée S.B.D., est attribuée à Cyrano (Savinien Bergerac de ?). Les deux poèmes que De Prade adresse À l’Auteur des États et Empires de la Lune attestent la circulation, à cette date, d’une version manuscrite du premier roman. Parmi les signataires des pièces liminaires de ces œuvres de Dassoucy et de Le Royer de Prade, on rencontre Scarron, Du Pelletier, Chapelle, La Mothe Le Vayer père et fils, Tristan L’Hermite, Rotrou, de Ris Mareuil, Abel de Sainte-Marthe, Le Vayer de Boutigny et Le Bret : certains de ces noms (Le Bret, Le Royer de Prade, Chapelle, Dassoucy, Scarron, La Mothe Le Vayer et Tristan L’Hermite) apparaissent dans les écrits manuscrits ou imprimés de Cyrano. Grand liseur et écho de son temps, Cyrano a tenu, dans ses œuvres, à singulariser également en les nommant Agrippa de Nettesheim, Campanella, Cardan, Copernic, Descartes, Gassendi, Gerzan, Godwin, Gomberville, Képler, La Calprenède, Naudé, Quevedo, Renaudot, Sorel et Tycho-Brahé. 1651 Rupture de Cyrano avec Chapelle et Dassoucy. Un manuscrit du Pédant joué et d’une quarantaine de Lettres atteste l’existence, en 1651, d’une version de ces deux œuvres (cf. infra 1890). 1651-1653 Quelques actes notariés relatifs à des rentes ainsi que des reconnaissances de dettes permettent de repérer les domiciles successifs de Cyrano, tous dans la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, sur la Rive droite.

Cyrano semble avoir également habité au Marais dans les années 1640 (cf. sa lettre « À un liseur de romans »).

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1653 Postérieurement au 31 mai, Cyrano entre au service du duc d’Arpajon ; en décembre, il sollicite des privilèges pour La Mort d’Agrippine et pour un recueil intitulé Œuvres diverses. 1653-1654 Le cousin Séraphym Mauroy et Jean de Garibal, président au Grand Conseil et neveu de la Mère Marguerite, entrent dans la Compagnie du SaintSacrement. 1654 Agrippine et les Œuvres diverses, composées des Lettres et du Pédant joué, paraissent en in-4o chez Charles de Sercy ; Agrippine et les Lettres sont dédicacées au duc d’Arpajon. Un portrait accompagne les Lettres et atteste les bonnes relations du trio Cyrano / Le Bret / Le Royer de Prade ; les quatre premières lettres sont adressées à « Mr. Le Bret, avocat au Conseil ». Les Lettres sont censurées et subissent un « cartonnage » important : la censure concerne surtout des passages religieux ainsi que toutes les attaques contre Scarron ; il n’est pas exclu que Cyrano ait lui-même collaboré à la composition des textes de remplacement. Quant à Agrippine, selon Tallemant des Reaux, elle a remporté un grand succès de librairie. Au dire de Le Bret, son ami aurait été blessé d’un coup à la tête ; cependant son état de santé se serait amélioré grâce aux bons soins de Tanneguy Regnault des Boisclairs, grand prévôt de Bourgogne et de Bresse, qui l’aurait hébergé pendant quatorze mois. 1655 13 juillet : Christian Huygens assiste à Rouen à la seule représentation attestée du vivant de Cyrano de sa tragédie d’Agrippine. 28 juillet : mort de Cyrano à Sannois, chez son cousin Pierre II, « trésorier des offrandes, aumônes et dévotions du roi ». Le Bret a affirmé que Madeleine Robineau et la mère Marguerite l’avaient ramené à Dieu. Quoi qu’il en soit, le curé du village a déclaré qu’il était « décédé en bon chrétien » et avait été inhumé dans l’église de Sannois ; le 30 juillet, Pierre II attestait par écrit que « le seul et unique héritier » du défunt était Abel II.

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6 novembre : Henry Le Bret sollicite un privilège pour un livre intitulé Les Estats et Empires de la Lune9 1657 Mars : achevé d’imprimer de l’Histoire comique des Estats et Empires de la Lune, dédicacée à Tanneguy Regnault des Boisclairs par Le Bret, auteur également d’une longue préface dans laquelle il affirme avoir reçu de Cyrano un manuscrit lacunaire qu’il n’a pas voulu compléter ; et la dédicace et la préface ont été cartonnées. Mort de Madeleine Robineau et de la mère Marguerite. 1662 Nouvelles Œuvres, chez Charles de Sercy, lequel dédicace l’ouvrage à « Monsieur de Cyrano de Mauvières ». Le volume contient l’Histoire comique des Estats et Empires du Soleil, un Fragment de physique, quelques lettres et des Entretiens pointus. L’Histoire comique contient quelques variantes/corrections sous presse. L’auteur des préfaces est à ce jour inconnu (très probablement ni Rohault ni Abel II de Cyrano ; serait-ce Marolles, abbé de Villeloin, qui a affirmé avoir reçu de Cyrano Agrippine et son Voyage dans la Lune ?). 1890 Entrée à la Bibliothèque nationale de France de deux manuscrits, l’un contenant Le Pédant joué et les Lettres, l’autre, L’Autre Monde ou Les Estats et Empires de la Lune. 1910 Publication par Léo Jordan du manuscrit de L’Autre Monde ou Les Empires et Estatz de la Lune de la Bayerische Staatsbibliothek de Münich. 1921 Publication par Frédéric Lachèvre des œuvres de Cyrano d’après les manuscrits de la BnF. 9

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  Je remercie M. François Rey qui a eu l’obligeance de me fournir cette information.

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1995 Publication par Margaret Sankey (university de Sydney) du manuscrit de L’Autre Monde ou Les Empires et Estats de la Lune. *

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Appendice I. Savinien Ier de Cyrano et le protestantisme Puisque le document X1a 8629, fol. 272ro-273ro, atteste que Savinien Ier fut un adepte de la religion réformée, ses déboires dans la magistrature pourraient-ils s’expliquer tous par les décisions de la politique royale à l’encontre du protestantisme ? Le 25 septembre 1568, Charles IX signa un « Édit qui exclut de l’université et des offices de judicature les membres de la religion réformée » (Isambert, Jourdan et Decrusy, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l’an 420 jusqu’à la révolution de 1789, Paris, 1822-1883, XIV, 228) : c’est cet édit qui priva Savinien Ier de son office de « vendeur de marée ». L’Édit de pacification de Saint-Germain-en-Laye (8 août 1570), qui établissait une « amnistie générale et restitution des biens confisqués », lui permit de réintégrer son office (Isambert, ibid., XIV, 229 ; les complications entraînées par le nombre des officiers « surnuméraires » ont été bien analysées par Hélène Michaud dans La Grande Chancellerie et les écritures royales au seizième siècle, 1515-1589, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 101-103). Tout se passa bien jusqu’en août 1572, période pendant laquelle Savinien Ier fut promu secrétaire du roi ; mais le massacre de la Saint-Barthélemy (23 août 1572), bien qu’il fût suivi, à l’issue du siège de La Rochelle, d’un nouvel édit de pacification qui maintenait les huguenots dans leurs offices (juillet 1573), provoqua un raidissement dans la politique royale concernant le recrutement de nouveaux officiers : H. Michaud a montré que des lettres patentes de mars 1573 avaient instauré, pour ce qui est du collège des secrétaires du roi, une sélection des candidats fondée sur leurs mœurs et leur profession religieuse, bref sur leur catholicité (op. cit., p. 104). Il n’est pas déraisonnable de penser que l’échec de Savinien Ier à la cour des comptes ait pu résulter de la généralisation de cette pratique sélective aux officiers des cours souveraines.

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La mort de Charles IX (30 mai 1574) marqua la régence provisoire de Catherine de Médicis et l’accession au trône de Henri III, alors en Pologne. Ce « joyeux avènement » fut l’occasion de la création d’offices à la chambre des comptes dont les nouveaux détenteurs furent confirmés par lettres royales du 1er septembre 1574 (Isambert, ibid., p. 268). C’est au cours de cette brève période de perturbation gouvernementale que Savinien Ier se vit refuser la charge d’auditeur qu’il avait postulée.

Appendice 2. Histoire de famille : Samuel de Cyrano contre Jean Gorillon L’importance des factums pour les recherches historiques n’est plus ignorée des biographes, des criminologues, des spécialistes de l’histoire des femmes, pour ne citer que ces domaines particuliers10. Grâce au dépôt légal, ces documents ont bien survécu, et ils constituent un fonds spécial à la BnF, riche de plusieurs dizaines de milliers de pièces11. Pour ce qui est des familles, la majorité des factums a pour origine un héritage contesté : c’est dire que les plaidoyers des avocats permettent souvent de constituer ou de compléter les arbres généalogiques, et c’est à ce titre qu’ils sont aujourd’hui largement recherchés des biographes. Cependant le litige qui opposa Samuel de Cyrano, trésorier des offrandes et aumônes du roi, époux de Marie de Secqueville, à Jean Gorillon, receveur des décimes en Picardie, époux de Marguerite de Secqueville, était d’une nature bien différente : S. de Cyrano, en effet, porta plainte contre son beaufrère pour tentative d’assassinat ; si les circonstances de l’agression, décrites minutieusement, viennent à l’appui de l’accusation, nous ne savons quasiment rien de la défense de l’accusé, sinon qu’il a nié le fait, comme cela est rapporté par l’accusation elle-même. Les historiens et archivistes de Sannois devraient pouvoir compléter le dossier, d’autant plus que le prévôt du lieu, chargé de rendre la justice, a été saisi, et que huit des treize témoins sont nommés dans le plaidoyer : le sieur de la Blinière (dont on aimerait savoir s’il était allié à l’auteur Le Royer de la 10   Je reproduis ici la définition de la BnF : « Mémoire rédigé et publié par les parties à l’occasion d’une instance judiciaire ». 11   Le fonds est riche de près de vingt-cinq mille factums pour la période antérieure à 1790, à quoi s’ajoutent quarante-cinq mille pièces pour la période postérieure à cette date.

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Blinière, né en 1625, et, éventuellement, à la famille de Le Royer de Prade, grand ami de Cyrano et de Le Bret) ; Galipeau ; Le Gay ; Jeanne Gerault ; Élisabeth de Secqueville12 ; Pierre Mesnard ; Perrette Levesque et la damoiselle Isabel de Bouteuille. Un supplément d’enquête permettrait peut-être également de découvrir la raison de cette tentative d’assassinat, à supposer que les accusations formulées dans le factum soient avérées. Les familles ne semblent pas avoir été particulièrement affectées par cet événement, au moins après le décès de Jean Gorillon (1634) : à l’occasion des noces, on se retrouve et l’on signe les actes notariaux, comme le montrent la présence, en 1635, de Samuel de Cyrano au mariage de Jean Gorillon fils avec Marie de Montrouge13, puis, en 1644, à celui d’Edouard Gorillon avec Marie Hardy14, et, inversement, en 1658, celle de tous les survivants de Jean Gorillon père et de Marguerite de Secqueville au mariage du fils de Samuel, Pierre de Cyrano, sieur de Cassan, avec Marie Doussin15. Mais laissons la parole aux beaux-frères ennemis.

12   On trouve une Élisabeth de Secqueville veuve d’un Jean Hardy, en 1660, et plusieurs Hardy sont nommés parmi les alliés ou des Cyrano ou des Gorillon. 13   A.N., M.C., Et. LI/106, 22 janvier 1635. 14   A.N., M.C., Et. XVI/371, 8 mai 1644. 15   A.N., Insinuations du Châtelet, Y 195, f. 228 : le contrat, du 20 janvier 1658, a été reproduit par Frédéric Lachèvre dans les Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, Paris, Champion, 1921, I, p. clii-clvi.

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FACTUM, Pour M. Samuel de Syrano, Conseiller du Roy & Tresorier de ses Offrandes & Aumosnes, inthimé. Contre M. Jean Gorillon, appellant du decret d’adjournement personnel contre luy decerné par le Prevost de Sanoys le 17. Novembre 1623. & de tout ce qui s’en est ensuivy. Le procez est extraordinaire pour raison de l’assassinat attenté contre la personne de l’inthimé par trois soldats apostez par l’appellant : la qualité du faict & des parties merite que le faict soit instruict, & que la procedure soit confirmée, & que le procez soit faict & parfaict à l’appellant. Pour le faict, les parties sont beaufreres : l’inthimé en 1623. s’estoit retiré en une maison size à Sanoys, appartenante à leur mere commune, où il occupoit la moitié d’une chambre : l’appellant estant en procez contre sadite belle-mere, a pris à desplaisir de voir l’inthimé en ladite maison. Au mois d’Aoust de ladite année, il a faict sçavoir à l’inthimé qu’il desiroit qu’il se retirast de ladite maison : l’inthimé fist response qu’il en sortiroit lors que la Dame de Secqueville leur belle-mere seroit de retour, si elle l’avoit agreable : & toutesfois si ledit Gorillon y desiroit loger, qu’il luy quitteroit son lict. Cette response trop respectueuse rendit l’appellant plus insolent : car depuis il a usé de toutes sortes d’injures & de menaces ; & en fin le Dimanche 12. Novembre audit an 1623. à l’heure du Divin service, l’inthimé ayant esté à la premiere Messe, il envoye trois soldats qui forcent la porte, entrent dans la maison ; l’un d’entr’eux monte de violence en la chambre où estoit l’inthimé, lequel pousse la porte, appelle à son secours, surviennent les domestiques, & le sieur de la Bliniere : & lors ces trois soldats ayans l’espée à la main, declarent qu’ils avoient un mot à dire à l’oreille à l’inthimé, & que si dans trois jours il ne sortoit de la maison, ils luy mettroient la teste sur le pavé, & qu’ils estoient trop bons amis de l’appellant pour manquer à leur entreprise. De cet assassinat qualifié l’inthimé a rendu sa plainte pardevant le Juge des lieux, qui est le Prevost de Sanoys : information de treize tesmoins, decret d’adjournement personnel : l’appellant a suby l’interrogatoire, il a desadvoué le faict ; & pourtant a esté contraint de recongnoistre qu’il n’avoit point de suject de mal-vouloir à l’inthimé, ny de droict de le faire sortir de la maison : Sur ce a esté ordonné qu’il seroit procedé au recollement & confrontation.

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Il a refusé de subir la confrontation : pour son refus a esté ordonné qu’il seroit passé outre au recollement, & qu’il vaudroit confrontration : le recollement a esté faict ; c’est de toute ceste procedure dont est l’appel. L’inthimé soustient que le Juge est competant, que les formes de l’ordonnance ont esté gardées en la procedure : & quant au fonds, il y a charge. Premierement, tous les tesmoins deposent de l’effort & attentat commis par les trois soldats, ayans armes en main, qu’ils ont force la maison, ont recherché l’inthimé jusques dans sa chambre pour l’assassiner. Ce faict est tres-constant. Il y a preuve pareillement des blasphemes par eux commis, & des menasses par eux faictes de jetter l’inthimé hors de ladite maison dans trois jours, ou de luy mettre la teste sur le pavé : mais l’appellant desadvoüe estre l’autheur de tels outrages. Voicy la preuve. Premierement, il y a preuve que l’appellant au mois d’Aoust a entrepris de faire sortir ledict inthimé de ladite maison : Cela est justifié par la deposition des nommez Galipeau, le Gay, Jeanne Gerault, & Elisabeth de Secqueville, 10., 11., 12. &13. tesmoins ouys à l’addition d’information. Secondement, il y a preuve des menasses faictes par l’appellant, qu’à faute de sortir par l’inthimé de ladite maison, il mettroit des sentinelles par tout, & que l’inthimé ne seroit libre d’en sortir : Menasses qui ont esté continuées & renouvellées de jour à autre : comme il est rapporté par les trois derniers tesmoins de l’addition d’information. Tiercement, tous les tesmoins de l’information au nombre de neuf [en marge : particulierement Pierre Mesnard 5. tesmoin, Perrette Levesque 6. tesm., le sieur de la Bliniere 7. tesmoing [sic], & Damoiselle Isabel de Bouteuille 8. tesm.], deposent que les trois soldats se sont advoüez dudit Gorillon, qu’ils estoient venus à son mandement, & qu’il estoit leur bon amy. Bref, tous les tesmoins deposent de la menasse par eux faicte à l’inthimé de luy mettre la teste sur le pavé si dans trois jours il ne quittoit la maison : à quoy nul autre que l’appellant ne pouvoit avoir de dessein. C’est pourquoy comme autheur de cet assassinat premedité, son procez luy doit estre faict & parfaict ; & à ceste fin il doit estre declaré non recevable en ses appellations, & condamné en l’amende, & aux despens16 16

  BnF, 4-FM-30635. Le factum se trouve aux pages 171-175 (la pagination manuscrite du recueil est erronée). Les lecteurs qui s’intéressent aux familles Gorillon et Secqueville pourront se reporter à mon article « Les paroissiens de Sannois et la profanation eucharistique de 1649. Contribution à la biographie de Cyrano de Bergerac », La Lettre clandestine, n° 9, 2000, p. 307-313.

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I. L’homme des fictions et le libertin

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L’homme des fictions

Cyrano de Bergerac clandestin : les manuscrits de L’Autre Monde Margaret Sankey

(Université de Sydney, Australie)

Le succès de la pièce d’Edmond Rostand a contribué à l’oubli du vrai Cyrano, au point que l’on peut dire, pour citer Madeleine Alcover, que le personnage de théâtre a « phagocyté » le personnage historique dans l’esprit du public français (puis international). Qui était donc le vrai Savinien de Cyrano de Bergerac et quelle est l’importance de ses manuscrits ? Depuis le début du XXe siècle, quand on a commencé à publier ses manuscrits, le vrai Cyrano fascine les savants en raison de la riche complexité de sa pensée et de son imagination, ainsi que du brillant de son écriture. Les manuscrits offrent des leçons qui ont été expurgées de l’imprimé et révèlent des pratiques de lecture et de publication au XVIIe siècle français différant radicalement des nôtres. Chacun sait désormais que, contrairement à la légende rattachant Cyrano à la ville de Bergerac, en Dordogne, la famille de Cyrano était parisienne. Son père, Abel I, était sieur de Mauvières et Cyrano, né en 1619, passa son enfance dans le château de Mauvières dans la vallée de Chevreuse, où sa famille habita de 1622 à 1632. Jeune homme, Savinien entra comme cadet au régiment des gardes, dans la compagnie de Carbon de Casteljaloux. Blessé par un coup de mousquet au travers du corps au siège d’Arras en 1640, il quitta définitivement l’armée. S’agissant de son éducation, on sait qu’il suivit des cours au collège de Lisieux, mais qu’il n’acheva pas son cursus. Il semble avoir été un étudiant assez rebelle. Il a probablement rencontré Pierre Gassendi au début des années 1640, et il est possible qu’il connût également Molière, qui fréquentait les cours donnés par le philosophe de Digne chez François Lhuillier, maître des comptes à Paris. Les philosophies de Gassendi et de son

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contemporain Descartes, à ce qu’ont constaté les critiques modernes, sont partout présentes dans l’œuvre de Cyrano. La première publication de Cyrano remonte à 1648 (Épître pour le Jugement de Paris de Dassoucy), et l’on sait que des manuscrits de L’Autre Monde circulaient en 1650. Jean Le Royer de Prade, ami de l’écrivain, a dû en avoir connaissance, puisqu’il a inclus un sonnet et un épigramme à l’auteur des États et Empires de la lune dans ses Œuvres poétiques, publiées cette annéelà. À l’auteur des États et Empires de la lune

Sonnet

Ton esprit qu’en son vol nul obstacle n’arrête, Découvre un autre monde à nos ambitieux, Qui tous également respirent sa conquête, Comme un noble chemin pour arriver aux cieux.

L’activité littéraire de Cyrano entre 1650 et 1655, l’année de sa mort, a dû être intense. De nombreuses lettres, des pièces de théâtre : une tragédie, La Mort d’Agrippine, une comédie, Le Pédant joué sont produites, non sans scandale. Son Voyage au Soleil est rédigé, ainsi que d’autres œuvres, tel un résumé de la philosophie de Rohault, disciple de Descartes, de même que, peut-être – la question est controversée – des lettres et des tracts prenant partie pour et contre Mazarin dans la Fronde. Les causes de la mort de Cyrano à l’âge de trente-six ans n’ont jamais été entièrement élucidées. Une poutre lui serait tombée sur la tête quelque temps auparavant : était-ce un accident ou une agression délibérée ourdie par des jésuites ou des membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, soucieux de faire taire cet impudent ? Cyrano n’est plus le même après cet épisode. Il se brouille avec son protecteur, le duc d’Arpajon, puis il est recueilli par Tanneguy des Boisclairs avant d’aller mourir le 28 juillet 1655 chez son cousin, Pierre II, fils de Samuel Cyrano à Sannois. Le curé affirme que Cyrano est mort chrétiennement. Il fut inhumé le lendemain dans l’église de Sannois. Parler des manuscrits de Cyrano de Bergerac, c’est parler d’un monde où l’imprimé et le manuscrit entretenaient des rapports assez différents de ceux qui existent aujourd’hui. À l’époque de Cyrano, l’Église contrôlait tout le savoir et avait une puissance égale à celle du Roi. Le XVIIe siècle a vu naître la science moderne, et nombreux étaient les conflits qui opposaient les

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savants à l’Église. La religion, la philosophie et la nouvelle science entrent en collision : Galilée en démontrant que la Terre tournait autour du soleil se vit condamner à l’emprisonnement ; Descartes, prônant l’importance de la raison individuelle et portant ainsi atteinte à l’autorité de l’Église, préférait habiter et travailler à l’étranger pour éviter la persécution. L’exécution sur le bûcher en 1600 de Giordano Bruno, qui croyait à la pluralité des mondes, et de Vanini, en 1619, pour panthéisme, démontraient le danger réel qu’encouraient ceux dont les idées étaient hétérodoxes. En France, au monde de l’Ancien Régime, la liberté de la parole n’existait pas, et toute publication devait porter obligatoirement sur la page de titre la mention « Privilège du Roi », indiquant que l’ouvrage avait satisfait aux censeurs de la Sorbonne. Tout livre publié en France et ne portant pas cette mention était suspect. La Faculté de théologie à l’Université de la Sorbonne était l’arbitre de ce qui était permis et surveillait étroitement la publication, condamnant tous les ouvrages soupçonnés de libertinage ou de libre pensée. Dans ce climat, la parole était tout sauf libre, et la publication problématique. En conséquence, pour éviter la censure, les auteurs avaient de temps à autre recours au manuscrit pour faire circuler leurs œuvres. Dans ses deux romans, Cyrano réclame la liberté de penser et la liberté de laisser libre cours à son imagination  : d’imaginer le monde physique (machines volantes, machines qui parlent), mais aussi d’imaginer d’autres points de vue philosophiques et religieux, d’où la mise en scène de personnages audacieux dans L’Autre Monde, matérialistes ou franchement athées. La lutte de Cyrano contre toute contrainte se reflète dans ses fictions, moyen de dissimuler et de dévoiler en même temps ses idées. L’imagination débridée de Cyrano et son manque de respect pour l’autorité le mettent hors la loi. Sous le couvert de la fiction, il ne se confronte pas directement à l’autorité et essaie peut–être ainsi d’éviter la censure. Son narrateur-héros, Dyrcona, se présente comme un être passif qui écoute les impiétés et les blasphèmes de ses interlocuteurs. Mais le message de l’auteur est clair, et sa position philosophique peu suspecte de religiosité. Ni l’un ni l’autre des deux voyages imaginaires de Cyrano, celui de la Lune et celui dans Soleil, ne fut publié de son vivant. Nous parlerons ici du Voyage dans la lune parce qu’il existe trois manuscrits de cet ouvrage, en même temps que l’édition posthume de 1657. Aucun manuscrit du Voyage dans le Soleil, publié pour la première fois en 1662, n’a malheureusement survécu.

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Le premier roman de Cyrano, le “Voyage dans la lune”, fut publié deux ans après sa mort, en 1657. Son titre devient Histoire comique contenant les États et Empires de la Lune. [voir la Figure 1, à la fin de l’article]. Édité par Henri Le Bret, qui s’efforce de « blanchir » Cyrano en évoquant sa mort chrétienne dans sa préface, le texte est expurgé de toute discussion ou commentaire sur la religion et l’État, et la conclusion diffère de celle des manuscrits. Les omissions sont signalées par des pointillés, et le texte paraît en conséquence assez décousu. C’est dans cette version estropiée que Cyrano a été lu jusqu’au début du XXe siècle, et cette mutilation du texte a sans doute beaucoup contribué à la réputation de Cyrano comme une espèce de « fou imaginatif ». La redécouverte des manuscrits et leur publication dès le début du XXe  siècle ont permis une nouvelle appréciation de l’œuvre de Cyrano en révélant son voyage imaginaire dans toute sa splendeur imaginative. – Le manuscrit de Munich, intitulé L’autre Monde ou Les Empires et estatz de la lune : il est entré en 1858 dans la Bibliothèque de Munich (Bayerischer Staatsbibliothek), ayant appartenu autrefois au Palatinat. Leo Jordan en publiera une transcription annotée en 1910 : ce sera la première édition intégrale du texte de Cyrano [voir Figure 2]. – Le manuscrit de Paris, intitulé L’autre monde et Les États et Empires de la Lune, fut retrouvé par Monmerqué en 1861. Deullin l’achètera à la vente Monmerqué et le léguera à la Bibliothèque nationale de France en 1890. La première édition de ce manuscrit, sensiblement différent du manuscrit de Munich, sera publiée en 1921 par Frédéric Lachèvre, qui signalera les variantes du manuscrit de Munich et de la première édition [voir Figure 3]. – Le manuscrit de Sydney, intitulé L’autre Monde ou Les Empires et États de la lune fut signalé en 1939 par Frédéric Lachèvre (donc après son édition de 1921). Longtemps après sa mort, ce manuscrit sera vendu par sa petite-fille au libraire André Jammes, qui, par mon intermédiaire, le cédera en 1977 à l’Université de Sydney où il représente l’un des trésors de notre bibliothèque. J’avais soutenu ma thèse de doctorat sur Cyrano, et je me suis plongée avidement dans ce document, dont j’ai donné une transcription diplomatique en 19951 [voir Figure 4].  Édition diplomatique d’un manuscrit inédit : Cyrano de Bergerac: L’Autre monde ou les Empires et estats de la lune, Paris, Lettres modernes, 1995. 1

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Il existe d’importantes différences entre les trois manuscrits ; mais, grosso modo, ils se ressemblent plus qu’ils ne ressemblent à la première édition. Les coupes que le texte a subies pour la publication ont disparu, et la fin du roman est sensiblement différente. Dans les manuscrits, le roman se termine sur une discussion entre le narrateur-héros et un philosophe lunaire qui présente une critique des croyances chrétiennes orthodoxes, ridiculisant la résurrection. Le narrateur adopte son rôle habituel de personnage passif et écoute les idées du philosophe qui deviennent de plus en plus osées. Arrivé aux limites du blasphème, il se transforme en un monstre diabolique. Dans la première édition, il n’était rien de tout cela : le narrateur, choqué, faisait taire le philosophe lunaire avant qu’il ne parle de la résurrection, et celui-ci s’en allait. Quelques jours plus tard, le narrateur, ayant le mal de son pays, était transporté jusqu’en Italie par le Démon de Socrate, son mentor et guide à l’occasion, et déposé sur le flanc d’une colline d’où il regagnait la France. La différence entre ces deux conclusions du roman est un bon exemple du genre de changements apportés dans l’ensemble du texte, où tout ce qui concerne la religion est, soit supprimé, soit édulcoré. Si la différence entre les manuscrits et la première édition est claire, la situation est plus complexe en ce qui concerne les différences entre les trois manuscrits. D’abord, pourquoi trois manuscrits  ? Dans la perspective du XXe  siècle, le manuscrit, rédigé par un auteur, est soumis pour publication à l’éditeur. Cette version manuscrite doit en principe refléter l’intention finale de l’auteur. L’existence de trois manuscrits rend ce scénario problématique, d’autant qu’aucun de ces manuscrits n’a servi de texte de base à la première édition. Nous sommes confrontés à une situation où ce n’est qu’après avoir fait un examen suivi et approfondi de chaque manuscrit et avoir déterminé leur filiation que l’on peut aboutir à des hypothèses concernant la ou les formes (notez bien le pluriel) du roman que Cyrano aurait souhaité lui voir survivre. La science de la filiation des manuscrits, ou stemmatologie, a été fondée pour décrire les rapports entre les manuscrits du Moyen Âge. On a souvent affaire, dans ce cas, à un grand nombre de versions (les Contes de Cantorbéry de Chaucer, par exemple). Par la force des choses, l’erreur humaine, les manies et l’inventivité du scribe, chaque manuscrit diffère des autres. La stemmatologie cherche donc à établir le rapport entre les manuscrits en se basant sur l’analogie de l’arbre, supposant qu’il existe un manuscrit d’origine (un Urtext ou archétype) dont découlent tous les autres.

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La filiation est donc représentée sous forme d’arbre : un tronc commun d’où rayonnent des branches, chacune (selon le nombre de branches) donnant lieu à d’autres branches. Ainsi, d’un même texte peuvent découler plusieurs générations de manuscrits, là où les copies de la première génération sont copiées par d’autres, qui à leur tour sont également copiées. Au Moyen Âge, avant l’invention de l’imprimerie, cette prolifération de copies manuscrites se faisait sur une assez longue période de temps et pouvait produire une abondante arborescence. Pour établir le rapport entre les textes, il est nécessaire d’en étudier les variantes (ressemblances et dissemblances entre les textes). De nos jours, il existe également des logiciels, utilisés à l’origine dans les sciences de la vie pour déterminer les classements zoologiques, et qui commencent à être utilisés également dans les sciences humaines pour hiérarchiser les manuscrits. À l’époque de Cyrano, cent cinquante ans après les débuts de l’imprimerie, la dissémination manuscrite des ouvrages est encore courante, mais considérablement moins fréquente qu’à l’origine. Les impératifs auxquels elle devait obéir sont tout autres que ceux du Moyen Âge, constituant une voie de publication parallèle à celle de l’imprimerie. La question de la circulation des manuscrits clandestins a été beaucoup étudiée pour le XVIIIe siècle. Les philosophes les plus radicaux du début du siècle des Lumières, devant la difficulté à se trouver des imprimeurs sûrs ou ne souhaitant pas donner une forme trop publique à leurs réflexions, choisissaient cette forme de publication. L’existence des trois manuscrits de Cyrano, et ce que l’on peut apprendre en les examinant, indique que, bien avant le XVIIIe siècle, ce système de publication parallèle existait en France. Si le cas de Cyrano n’est pas unique. (cf. le Theophrastus redivivus et les Quatrains du déiste), il est au moins exemplaire. Décrivons sommairement chacun des manuscrits avant de voir quels rapports ils peuvent entretenir entre eux et avec la première édition : – Le manuscrit de Munich présenter le plus de problème par rapport aux autres manuscrits. Son écriture et sa mise en page ne sont pas celles d’un copiste professionnel. Il comporte beaucoup de fautes d’orthographe et des phrases qui manquent de sens, suggérant qu’il a été écrit sous la dictée (en se comparant à Prométhée, par exemple, le narrateur avance qu’il ira au ciel « dérober du feu », ce qui devient ici « de Robert du feu »). Jordan avait

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cependant émis l’opinion que ce manuscrit, en dépit de ses défauts, était pour diverses raisons plus proche de l’intention de l’auteur2. – Le manuscrit de Paris est le travail d’un copiste professionnel, mieux écrit que celui de Munich et bien présenté (sa couverture date du XIXe siècle). Frédéric Lachèvre, et Madeleine Alcover après lui3, le jugent en tous points supérieur à celui de Munich, considérant que les passages plus élaborés que l’on y trouve représenteraient une amélioration du texte effectuée par l’auteur en personne. – Le manuscrit de Sydney est en très bon état, réglé avec une couverture en parchemin d’époque et il est également de la main d’un copiste professionnel. Il comporte très peu d’erreurs de vocabulaire et d’orthographe. En se fondant sur les variantes, on peut faire la constatation préliminaire que ce manuscrit et celui de Munich appartiennent à une même branche et que le manuscrit de Sydney est antérieur à celui de Munich. Avant la découverte du manuscrit de Sydney, il était facile de dire que le manuscrit de Munich était mauvais, parce que mal écrit, et le manuscrit de Paris bon, parce que mieux écrit et plus élaboré. Face à trois manuscrits au lieu de deux, dont deux sont « bons », cette distinction binaire n’est plus de mise, et chaque manuscrit doit être considéré comme faisant partie d’une totalité complexe où la notion d’intention d’auteur devient problématique. C’est sous cette optique que nous pouvons maintenant considérer la question de la filiation des manuscrits et de leur rapport à la première édition. Ne connaissant pas le manuscrit de Sydney, Leo Jordan avait en 1910 proposé le schéma suivant :

2   Savinien de Cyrano de Bergerac’s L’Autre Monde ou les États et les Empires de la Lune, nach der Pariser und der Münchener Handschrift sowie nach dem Drucke von 1659 zum ersten Male kritisch herausgegeben von Leo Jordan, Dresden, « Gesellschaft für romanische Literatur », 23, 1910. 3   L’Autre monde ou les Estats et empires de la lune, édition critique par Madeleine Alcover, Paris, H. Champion, 1977.

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Les pointillés indiquent les filiations hypothétiques entre les manuscrits. Pour expliquer les différences entre E et P, Jordan avait supposé un autre manuscrit (X), entre parenthèses parce que hypothétique, qui serait intermédiaire entre le manuscrit de Paris et la première édition. Expurgé des références dangereuses et ayant subi l’influence de P, (X) aurait servi de texte d’impression pour E. Madeleine Alcover, dans son édition de 1977, d’après Lachèvre et ne connaissant pas encore le manuscrit de Sydney, avait établi le stemma suivant :

M. Alcover supposait que le manuscrit intermédiaire (X) avait été à l’origine de E et de P, et que ce manuscrit aurait été corrigé et amélioré par son auteur pour donner P. Selon cette hypothèse, P aurait le mieux reflété l’intention de Cyrano. Est-ce Cyrano lui-même qui modifia son manuscrit initial, ou sont-ce d’autres qui l’ont fait : comment trancher la question ? On peut alléguer des arguments d’ordre stylistique ou psychologique pour appuyer chacun des deux points de vue. Cependant, quand on ajoute le manuscrit de Sydney à l’équation, une nouvelle configuration stemmatologique se révèle. Qu’est-ce que l’existence de ces trois manuscrits d’un même ouvrage nous apprend, et comment les hiérarchiser ? La survie de trois manuscrits, impliquant l’existence de plusieurs autres manuscrits maintenant disparus, suppose une véritable publication par manuscrit de ce texte clandestin, voué à être diffusé entre initiés. Toutefois la transmission manuscrite obéit à d’autres règles que celles qui gouvernent le texte imprimé. Le manuscrit est un support beaucoup plus instable. Non seulement les copistes peuvent faire des erreurs qui se transmettent à travers les générations de manuscrits, mais ils peuvent aussi apporter leurs propres “corrections” ou “améliorations” au texte. L’auteur peut également intervenir en personne au niveau des différents manuscrits, apportant certains amendements sur un exemplaire et d’autres sur un manuscrit différent, sans se soucier de l’uniformité, ou sans pouvoir la contrôler. Il est possible enfin qu’un

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manuscrit donné soit un amalgame de plusieurs manuscrits précédents, la copie se fondrant sur plusieurs exemplaires, plutôt que sur un seul. Pour toutes ces raisons, il peut être difficile de déterminer la filiation des manuscrits avec certitude. Refaisant son schéma dans son édition de 2000 (au Tome I des Œuvres complètes de Cyrano publiées chez Champion) après avoir pris connaissance du manuscrit de Sydney, Madeleine Alcover proposait désormais le schéma suivant4 :

Cette filiation suppose toujours que P soit le meilleur manuscrit, selon l’hypothèse sujette à caution selon laquelle il serait le plus proche de l’intention de l’auteur, qui y aurait apporté des améliorations successives. En cela, elle nous semble tenir insuffisamment compte des conditions particulières à la transmission des manuscrits. Ainsi, selon M. Alcover, certaines variantes sont-elles inexpliquées ou imputables au hasard. Cependant, n’indiquentelles pas une autre configuration possible qui rendrait l’autorité de P moins absolue ? Ce schéma est plus simple mais ne tient pas compte de la pluralité des manuscrits qui ont dû exister et ne justifie pas, en dernière analyse, l’assertion de l’éditrice que c’est « celle qu’on a voulu propager ». Tout est là : qui est « on » ? Pour ma part, dans un article écrit en 1998, après une analyse détaillée fondée sur la configuration des variantes, j’avais suggéré le schéma suivant qui essayait de tenir compte des modes de dissémination du manuscrit clandestin5 : 4   Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, édition critique, textes établis et commentés par Madeleine Alcover, Paris, Champion, 2000, rééd. 2004. 5   Margaret Sankey, « From Seventeenth-Century Clandestine Manuscript to Contemporary Edition: L’Autre Monde of Cyrano de Bergerac », dans The Editorial Gaze : Mediating Texts in Literature and the Arts, éd. Paul Eggert et Margaret Sankey, New York et Londres, Garland Publishing Inc., 1998, p. 141-157.

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Les initiales entre parenthèses se réfèrent aux versions intermédiaires entre le manuscrit original et les trois manuscrits connus. Les lignes en pointillés représentent les rapports hypothétiques entre tous les témoins. Plusieurs variantes peuvent s’expliquer seulement par des influences transversales, certains passages ayant été copiés sur un manuscrit et d’autres sur un manuscrit différent. Dans ce contexte, la notion de « manuscrit original » et d’« intention d’auteur » s’efface, parce que l’intention d’un auteur peut être plurivoque et parce que les manuscrits dans le domaine public sont ouverts à toutes sortes de manipulations, dont Cyrano lui-même se plaignait. Rouvrir le débat Alain Viala parle de la duplicité du texte clandestin, et c’est sous cette optique qu’il faut considérer la question de l’intention6. Cyrano, comme auteur et comme libre penseur, voulait en même temps cacher et révéler son jeu. Dans cette perspective, il aurait même pu contribuer au changement de la fin de son roman avant sa mort. En dépit de tout ce qui a été écrit, diverses questions restent à résoudre puisque beaucoup de choses restent toujours au niveau de la conjecture. Une piste à suivre, qui a déjà donné des résultats non encore pleinement débattus, est celle de l’analyse statistique des données textuelles. Certains logiciels, correctement utilisées, offrent la possibilité de nouvelles perspectives sur l’attribution des textes et sur la filiation des manuscrits.

  A. Viala, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985. 6

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Il serait temps que ces outils soient davantage exploités dans le domaine des études cyraniennes. En attendant, on peut déjà concevoir une édition moderne du texte de Cyrano qui donnerait à chaque témoin la place qu’il mérite et qui tiendrait compte du caractère protéiforme du roman, sans privilégier Paris sur Sydney, ni Sydney sur Paris, mais prenant acte de la nature historique et sociale du texte clandestin tout en en démontrant les articulations et en préservant son dynamisme.

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Voir en imagination : Cyrano explorateur et ses illustrateurs Claudine Nédelec (Université d’Artois) Quand le soleil, débarrassé de nuages, commença d’éclairer ma machine, cet icosaèdre transparent qui recevait à travers ses facettes les trésors du soleil, en répandait par le bocal la lumière dans ma cellule ; et comme cette splendeur s’affaiblissait à cause des rayons qui ne pouvaient se replier jusqu’à moi sans se rompre beaucoup de fois, cette vigueur de clarté tempérée convertissait ma châsse en un petit ciel de pourpre émaillé d’or. J’admirais avec extase la beauté d’un coloris si mélangé, et voici que tout à coup je sens mes entrailles émues de la même façon que les sentirait tressaillir quelqu’un enlevé par une poulie1.

Ainsi, dans Les États et Empires du Soleil, le voyage naît-il d’une vision merveilleuse et émerveillée, comme si « voir » suffisait à donner l’élan nécessaire pour partir aller y voir : miracle de l’admiration. Au début de la Lune aussi, c’est « la vue de cette boule de safran », « les yeux noyés dans ce grand astre » (p. 5), qui font naître l’imagination pointue conduisant le héros à « [se] donn[er] au ciel » (p. 9). Ce sont les charmes propres à la vue qui poussent le héros de Cyrano à « tressaillir » hors des sentiers battus, à la recherche de nouveaux spectacles, de nouveaux points de vue, à la recherche du visible non encore vu. Rien d’étonnant, puisque l’opération de la vision,

  Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, Paris, H. Champion, « Champion Classiques. Littératures », 2004, éd. établie par Madeleine Alcover, Soleil, p. 205. Toutes les citations de ces romans seront désormais empruntées à cette édition. La page de couverture de l’édition de Maurice Laugaa (Annexe I, Bibliographie, n° 58) évoque bien ce miroitement. 1

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selon un des professeurs d’académie de la Lune, est avant tout rencontre, choc, mouvement d’atomes : [La vue] se fait donc, à ce que je m’imagine, quand les tuniques de l’œil, dont les pertuis sont semblables à ceux du verre, [transmettent] cette poussière de feu qu’on appelle rayons visuels, et qu’elle est arrêtée par quelque matière opaque, qui la fait rejaillir chez soi ; car alors rencontrant en chemin l’image de l’objet qui l’a repoussée, et, cette image n’étant qu’un nombre infini de petits corps qui s’exhalent continuellement en égales superficies du sujet regardé, elle la pousse jusqu’à notre œil. (p. 128-129)

En tant que feu, elle lutte contre l’opaque et, tandis que l’ouïe convoque essentiellement la mémoire, les autres sens le corps, elle requiert quant à elle directement l’imagination « plus chaude que les autres facultés de l’âme » (p. 130), cette Imagination qui est le plus brillant et le plus séduisant des Fleuves du Soleil, même si c’est le plus fabuleux ou le plus fabulateur : Le fleuve de l’Imagination coule plus doucement ; sa liqueur, légère et brillante, étincelle de tous côtés. Il semble, à regarder cette eau d’un torrent de bluettes humides, qu’elles n’observent en voltigeant aucun ordre certain. Après l’avoir considérée plus attentivement, je pris garde que l’humeur qu’elle roulait dans sa couche était de pur or potable, et son écume de l’huile de talc. […] Un grand nombre de pierres philosophales éclatent parmi son sable. (p. 323-324)

Ainsi l’imagination est-elle essentiellement visuelle chez Cyrano, qui, de fait, est l’un des rares écrivains du XVIIe siècle à s’adonner sans réserve et parfois sans mesure aux charmes de la description, que les spectacles évoqués relèvent du visible, voire du tristement réel (ainsi des prisons toulousaines), ou du « visionnaire » (ainsi du combat de la bête à feu et de l’animal glaçon), ou encore, paradoxalement, de l’un et de l’autre à la fois (ainsi de ce paradis terrestre dont le paysage est aussi enchanteur que celui d’une certaine maison de campagne). Or, si l’édition originale des États et Empires de la Lune ne contient aucune « figure », comme on disait alors, c’est-à-dire aucune gravure, si celle des États et Empires du Soleil ne contient que le portrait de l’auteur, illustration fort conventionnelle alors, on voit aussi paraître, en 1659 dans la première édition anglaise des États et Empires de la Lune, en 1687 dans celle, anglaise encore, des États et Empires du Soleil, et surtout en 1699 et en 1709 dans les éditions « hollandaises » des Œuvres diverses, des gravures2 qui, de 2

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  Voir les figures 2 à 9 (annexe II).

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façon assez remarquable, continuent d’accompagner, dans l’imaginaire culturel contemporain, la « figure » de Cyrano de Bergerac, comme explorateur du visible et de l’imaginaire : il n’est pas une anthologie illustrée, et pas même une production critique qui n’en reproduise telle ou telle3. Si ces gravures d’époque sont abondamment reproduites, une exploration – limitée aux éditions françaises des États et Empires (à l’exception des deux éditions anglaises déjà signalées) – conduit à découvrir que les éditions illustrées sur nouveaux frais par des artistes contemporains sont nombreuses, notamment au XXe siècle ; or, si l’on s’est occupé de suivre les variations du texte, dont on sait que l’établissement pose problème, on a négligé ces éditions, dont cet établissement n’est pas la préoccupation principale et qui se contentent le plus souvent de reproduire un état antérieur considéré comme établi. J’ai donc trouvé intéressant d’explorer ces éditions illustrées, afin de suivre non seulement la destinée éditoriale complète des romans de Cyrano, mais aussi la figuration imaginaire du texte de Cyrano qu’elles proposent – un peu comme l’on peut suivre l’écho textuel et figuratif du « nez de Cyrano » (à partir de ses portraits, dont je ne m’occuperai pas)… Commençons par quelques constatations de bibliographie matérielle, collectées par nous “à l’occasion” et non de manière systématique, qui dessinent les linéaments d’une histoire de la réception des États et Empires et de leurs modes de lecture, en fonction des caractéristiques socioéconomiques et formelles de leurs éditions.

Bibliographie matérielle : quelques constatations L’édition de 1699, chez Daniel Pain, à Amsterdam, est la première édition des Œuvres diverses, contenant la Lune et le Soleil, à comporter plusieurs frontispices gravés, signés L. Scherm (fig. 4, 5 et 6) ; à sa suite, l’édition de 1709 de Desbordes, toujours à Amsterdam (lieu qui cache peut-être Paris), 3

  Mentionnons la reprise de la gravure de l’édition de 1709 représentant l’ascension à l’aide des fioles de rosée (fig. 8) en page de couverture des ouvrages d’Erica Harth (Cyrano de Bergerac & the Polemics of Modernity, Londres/New York, Columbia U. Press, 1970) et de Jean-Charles Darmon (Le Songe libertin. Cyrano de Bergerac d’un monde à l’autre, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque française et romane », 2004), ainsi qu’en illustration dans l’Histoire littéraire de la France (Paris, Éd. sociales, 1975, t. 3, p. 126) et dans les anthologies du XVIIe des éditions Hachette (Paris, 1987, dir. X. Darcos et B. Tartayre, p. 127) et Nathan (Paris, 1987, dir. H. Mitterand, p. 105).

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toujours sous le titre d’Œuvres diverses, se dit « ornée de Figures en taille douce » dans une belle page de titre (fig. 7 et 8-9) – figures anonymes. Les gravures de l’édition Pain sont reprises en 1710 par une édition signée Desbordes (successeur de Pain à Amsterdam ?) ; l’édition Desbordes (Amsterdam ou Paris) de 1709 est rééditée en 1741 et 1761, avec sa page de titre, mais sans les gravures, du moins dans les exemplaires que j’ai pu consulter. Une première transformation, radicale, s’opère avec l’édition Amsterdam/Paris de 1787. D’une part, les Voyages de Cyrano de Bergerac dans les empires de la Lune et du Soleil sont édités seuls ; d’autre part, il s’agit du tome XIII d’une ample collection de trente-neuf volumes, intitulée Voyages imaginaires, romanesques, merveilleux, allégoriques, amusans, comiques et critiques ; les romans de Cyrano y figurent dans la section des Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques ornés de figures, figures signées C.  P.  Marillier ; ils se trouvent dans le même volume que l’Histoire véritable de Lucien, et les deux gravures qui l’illustrent sont d’un style tout nouveau et s’attachent à de tout autres épisodes que ceux sélectionnés par les premiers illustrateurs (fig. 10 et 11). Il faut ensuite attendre le milieu du XIXe siècle pour voir réapparaître Cyrano. On peut désormais ne suivre que l’édition des deux romans, presque toujours publiés en dehors du reste de l’œuvre (la Lune ayant plus de succès que le Soleil). Ce sont soit des éditions savantes (celle établie par le bibliophile P. L. Jacob en 1858 pour Delahays est plusieurs fois reproduite), soit des éditions « populaires », ou plutôt didactiques, qui ne contiennent aucune illustration. On relève seulement la page de couverture de l’édition Delagrave de 1889 (fig. 12), où l’on retrouve l’insertion empruntée à une collection de Voyages dans tous les mondes, et celle de l’édition Flammarion de 1898 du Voyage dans la Lune, qui réinterprète la gravure ancienne (fig. 8) à succès de l’ascension à l’aide des fioles de rosée (fig. 13). En 1908, pour la première fois, l’édition du Mercure de France, sous le titre de Voyage à la Lune et au Soleil, reprend deux frontispices de 1709 (fig. 4 et 5) ; elle sera suivie de l’édition Champion de 1921, au texte soigneusement établi par Lachèvre, sous le titre des Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, parisien, qui reproduit les illustrations des éditions de 1699 et de 1709. Mais surtout un phénomène nouveau se produit : à côté d’éditions savantes successives, au texte soigneusement (et parfois polémiquement) établi (Alcover, Prévot, Sankey), éditions fort austères, se multiplient les éditions de luxe, à tirage limité, en direction d’un public restreint, éditions toujours

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agrémentées d’une abondante illustration originale : car ici le texte « vaut moins », si l’on peut dire, que l’ensemble de l’objet « livre » (reliure, papier, typographie, illustrations), pour un public d’amateurs éclairés, ou de bibliophiles, désignés comme appartenant à des « clubs » : Société du Livre d’Art, Club des Libraires de France, Club français du Livre, Société normande des Amis du Livre, et même Bibliophiles de l’Aéro-Club de France. Après l’édition de L’Autre monde, chez Bauche, aux illustrations signées du grand illustrateur Albert Robida (fig. 14 à 20), qui inaugure la série dès 1910, on ne compte pas moins de onze éditions d’art de la Lune (avec ou sans le Soleil), entre 1932 et 1971 – sans compter celles qui, comme le Club des éditeurs, en 1961, ou le Club des Libraires de France, en 1962, font le choix de reproduire les illustrations anciennes. Enfin, notons l’entrée des romans de Cyrano dans les éditions de poche (avec page de titre illustrée, et/ou illustrations internes) en 1968 dans les Petits Classiques Larousse (extraits choisis par M. Alcover), en 1970 en Garnier-Flammarion (édition de la Lune par M.  Laugaa), en 1998 aux éditions Mille et une nuits, en 2003 en Garnier-Flammarion encore pour le Soleil (édition par B. Parmentier), et enfin en 2004 pour les deux romans sous le titre de L’Autre monde en Folio Classique, édités par J.  Prévot. Les romans de Cyrano sont désormais considérés comme suffisamment “plastiques” pour pouvoir être adaptés à divers modes de lecture : savante, bibliophile, “grand public”, voire scolaire. Il y aurait toute une étude à faire sur les titres que prennent dans ces éditions les romans de Cyrano, titres qui mettent en valeur ces différentes lecture, de l’« histoire comique » aux « voyages » dans « l’autre monde », en passant par les Œuvres comiques, galantes et littéraires (Garnier, 1900, réédition du texte de P.L. Jacob) ou les Œuvres libertines par Lachèvre (Champion, 1921). Ce que je retiens pour ma part, c’est, comme le montre mon graphique4 (je précise qu’il ne prétend pas être exhaustif et que je n’ai inclus ici que les éditions en français que j’ai pu consulter et repérer) que le XXe  siècle semble avoir été particulièrement sensible à l’imaginaire visuel de Cyrano explorateur des autres mondes – peut-être parce qu’il est le siècle de l’exploration spatiale : retenons cette édition du Club du livre, en 1971, dédiée à Neil Armstrong et évoquant dans ses pages de garde, en surimpression des savants de diverses époques, les photos des premiers pas de l’homme sur la Lune. L’exploration spatiale, loin de rendre archaïques les imaginations de 4

  Voir annexe III.

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Cyrano, en vérifie sinon la véridicité, du moins la modernité fabulatrice et le pouvoir d’évocation.

Le préfacier de l’édition dont je viens de parler, Claude Roy, écrit :

Je n’aime pas les préfaces : elles expliquent. Je n’aime pas les illustrations : elles illustrent. […] Et je préface un livre illustré. Mais c’est que Lucien Coutaud n’est tombé dans aucun des dangers qui menacent l’illustrateur : ni la paraphrase graphique, ni le pléonasme pictural, ni la « mise en images » de ce qui s’imaginait et s’imageait très bien tout seul. Non plus cette prise de possession, si violente qu’un peu viol, de qui « tire à soi » une œuvre qui, la pauvre, tirait dans l’autre sens. Coutaud a simplement rêvé un rêve [...…].5

Au risque d’aller à rebours, c’est plutôt à la « paraphrase graphique » de ces illustrateurs que je me suis intéressée, en ce qu’elle dit quelque chose de leur lecture de l’œuvre de Cyrano. Que « paraphrasent-ils » donc ? Quelles rencontres s’opèrent-elles entre l’imaginaire visuel de Cyrano et l’imaginaire pictural de ceux, parfois célèbres, qui ont illustré Cyrano depuis le XVIIe  siècle ? Ce qui suit pourrait s’appeler Les Œuvres de Monsieur de Cyrano Bergerac. Nouvelle édition ornée de figures6 : à droite la Lune et les fioles de rosée, à gauche le Soleil et l’icosaèdre, au centre la Terre et l’Univers – sous l’égide du masque et de la plume, mais aussi de l’imagination de mes lecteurs, car les figures modernes, en raison des contraintes matérielles de la reproduction des œuvres d’art, vont malheureusement rester virtuelles.

Cyrano en sa bibliothèque Le frontispice des Lettres de Cyrano, dans l’édition de 1699 (fig. 6), offre l’image « réaliste » d’un écrivain en robe de chambre, enfermé en sa bibliothèque ; et c’est bien une bibliothèque qui, dans la Lune, est le « théâtre », doublement fantastique, de l’incitation à l’envol : […] sur ma table, je trouvai un livre ouvert que je n’y avais point mis. C’étaient les œuvres de Cardan ; et quoique je n’eusse pas dessein d’y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement dans une histoire que raconte ce philosophe : il écrit qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, à travers les portes fermées de sa chambre, deux

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  N° 60 de la bibliographie.   Voir le beau frontispice de l’édition Desbordes (1709), fig. 7.

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grands vieillards, lesquels, après beaucoup d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étaient habitants de la lune, et cela dit, ils disparurent. (p. 7-8)

C’est pourquoi les illustrateurs préfèrent évoquer la bibliothèque de Cardan et ses fantômes lunaires7, bibliothèque mise en abyme dans le romanbibliothèque de Cyrano. Car, selon un schéma assez constant dans les voyagesfictions, aller voir l’univers, c’est à la fois s’enfermer dans sa bibliothèque et partir en voyage (en songe, ou en réalité ?), être longtemps resté en sa chambre et vouloir en sortir. La bibliothèque, lieu de retraite et de rêve (ainsi à Colignac), est comme l’expression de l’oxymore qui parcourt tout le texte, entre enfermement et libération, élan et repli, voyage « réel » dans des paysages inconnus et voyage entravé entre les pages d’un livre, quand ce n’est pas derrière les barreaux d’une prison… Car ce livre qui s’ouvre comme par magie évoque celui qui s’ouvre dans les mains des paysans après qu’ils ont intercepté le héros et sa bibliothèque (ainsi devenue ambulante) de Colignac à Cussan, le faisant passer pour sorcier parce qu’il s’ouvre aux pages où l’on peut voir « tous les cercles par lesquels ce philosophe a distingué le mouvement de chaque planète », et « les vertus de l’aimant » (p. 180-183).

Si bien que ce livre s’ouvre en fait sur une prison.

Les prisons de Cyrano Il y a d’abord une prison fort terrestre : celle de Toulouse, où l’on tombe, où l’on s’englue, pire, où l’on manque de perdre la vue8 : En achevant ces paroles, [le geôlier] me montra le chemin par un grand coup de son trousseau de clefs, la pesanteur duquel me fit culbuter et griller du haut en bas d’une montée obscure […] ; je n’avais plus mes yeux : ils étaient demeurés en haut de l’escalier sous la figure d’une chandelle que tenait à quatre-vingts marches au-dessus de moi mon bourreau de conducteur. […] Il m’engouffra dans cette fosse dont je n’eus pas le temps de remarquer toute l’horreur […]. Je demeurai dans la bourbe jusqu’aux genoux. Si je pensais gagner le bord, j’enfonçais jusqu’à la ceinture. Le gloussement terrible des crapauds qui pataugeaient dans la vase me faisait souhaiter d’être sourd ; je sentais des lézards monter le 7 8

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  N° 41, 42, 46, 54.   N° 43, 45, 54.

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long de mes cuisses ; des couleuvres m’entortiller le cou ; et j’en entrevis une, à la sombre clarté de ses prunelles étincelantes, qui de sa gueule toute noire de venin dardait une langue à trois pointes, dont la brusque agitation paraissait une foudre, où ses regards mettaient le feu. (p. 197-198)

Puis il y a les prisons, ou plutôt les cages9, plus douces de la Lune, où, à défaut de liberté, on a au moins de la compagnie et où l’on apprend la langue et les mœurs des habitants : Là tous les jours l’oiseleur de la reine prenait le soin de me venir siffler la langue, comme on fait ici aux sansonnets. (p. 90) J’y passais mon temps avec assez de plaisir, car à cause de leur langue que je possédais correctement, toute la cour se divertissait à me faire jaser. Les filles de la reine, entre autres, fourraient toujours quelque bribe dans mon panier, et la plus gentille de toutes avait conçu quelque amitié pour moi. Elle était si transportée de joie, lorsqu’étant en secret je lui découvrais les mystères de notre religion, et principalement quand je lui parlais de nos cloches et de nos reliques, qu’elle me protestait, les larmes aux yeux, que si jamais je me trouvais en état de revoler à notre monde, elle me suivrait de bon cœur. (p. 92)

Le démon de Socrate viendra opportunément le tirer de ces cages. Car le narrateur de Cyrano n’est pas fait pour rester en prison, et tout lui est bon pour s’évader, pour céder à cette tentation du mouvement, du déplacement, du voyage qui l’habite constamment.

Les voitures de Cyrano La prison de Toulouse est l’origine même de l’envol : alors même qu’il vient de dire à ses amis qu’il ne lui manquait que des livres, une soudaine joie s’empara de mon âme, la joie attira l’espérance et l’espérance de secrètes lumières, dont ma raison se trouva tellement éblouie, que d’un emportement contre ma volonté qui me semblait ridicule à moi-même : «  Allez  ! leur dis-je, allez m’attendre à Colignac  : j’y serai dans trois jours.  » (p. 202)

Pourquoi cette joie ? Parce qu’il vient de s’inventer une voiture… Les illustrateurs ont été fascinés par la variété et l’inventivité des « voitures » de Dyrcona. Parlons de voiture animale, quand les oiseaux lui font enfourcher une autruche blanche (p. 273), ici dans un décor solaire exotique, 9

  Fig. 10, 19, 20 ; N° 41, 42, 44, 46 (x 5), 54 (x 2), 60.

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là dans un décor plus hitchcockien10. Parlons de voiture humaine, quand le démon de Socrate l’arrache au bateleur qui le « faisait sauter pour divertir le badaud » (p. 53)11 : Enfin un matin, je vis entrer dans ma loge un homme que je ne connaissais point, qui, m’ayant fort longtemps léché, m’engueula doucement par l’aisselle et, de l’une des pattes dont il me soutenait de peur que je ne me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai assis si mollement et si à mon aise, qu’avec l’affliction que me faisait sentir un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver […]. (p. 67)

Parlons enfin de voitures artificielles, mécaniques, techniques, industrieuses surtout : même les maisons, pour n’être pas des prisons, se doivent d’être mobiles12 : L’architecte construit chaque palais, ainsi que vous voyez, d’un bois fort léger ; [il] y pratique dessous quatre roues ; dans l’épaisseur de l’un des murs, il place des soufflets gros et nombreux et dont les tuyaux passent d’une ligne horizontale à travers le dernier étage de l’un à l’autre pignon. De cette sorte, quand on veut traîner les villes autre part (car on les change d’air à toutes les saisons), chacun déplie sur l’un des côtés de son logis quantité de larges voiles au-devant des soufflets ; puis ayant bandé un ressort pour les faire jouer, leurs maisons en moins de huit jours, avec les bouffées continues que vomissent ces monstres à vent et qui s’engouffrent dans la toile, sont emportées, si l’on veut, à plus de cent lieues. (p. 121)

Cependant, ce sont les machines volantes qui, dès le début, ont surtout éveillé l’imaginaire des illustrateurs. Car les descriptions de Cyrano, à la fois suffisamment précises et suffisamment vagues, donnent l’élan à l’imagination, tout en laissant libre cours à l’inventivité et aux dispositifs visuels propres à chaque siècle. Ainsi en est-il de la machine complexe qui décolle du Canada, machine ailée à laquelle un ressort devait permettre de s’élever, et que les soldats qui l’ont découverte après un envol raté ont agrémentée de « quantité de fusées volantes » (p. 28), « disposées six à six par le moyen d’une amorce qui bordait chaque demi-douzaine » (p. 29)… Scherm retient surtout les rangs de fusées (fig. 4), Robida la parenté avec les premiers « fous volants sur leurs drôles de machines » (fig. 16)13. Ainsi en est-il surtout de cet extraordinaire icosaèdre, par lequel j’ai commencé et dont Dyrcona nous décrit ainsi la construction : 10

    12   13   11

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Fig. 11 et N° 45. Fig. 10, 17 ; N° 41, 44, 46. Fig. 18 ; N° 41 (x 2), 42, 44, 48, 60 (x 2), 66 (x 2). Voir aussi N° 41 (x 3), 42.

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Huit jours durant je charpentai, je rabotai, je collai, enfin je construisis la machine que je vais vous décrire. Ce fut une grande boîte fort légère et qui fermait fort juste ; elle était haute de six pieds ou environ, et large de trois en carré. Cette boîte était trouée par en bas ; et par-dessus la voûte, qui l’était aussi, je posai un vaisseau de cristal troué de même, fait en globe, mais fort ample, dont le goulot aboutissait justement et s’enchâssait dans le pertuis que j’avais pratiqué au chapiteau. Le vase était construit exprès à plusieurs angles, et en forme d’icosaèdre, afin que chaque facette étant convexe et concave, ma boule produisît l’effet d’un miroir ardent. (p. 203) J’avais disposé autour de ma boîte une petite voile facile à contourner, avec une ficelle dont je tenais le bout […]. (p. 206)

Cet objet volant non identifié est un véritable déclencheur d’imagination , que l’accent soit mis sur sa transparence, sa capacité à voler, sa parenté avec une sorte de nacelle, ou encore sur l’antithèse qu’il offre entre le circulaire et le rectangulaire – tantôt il est l’instrument d’un départ vers un ailleurs indéfini, tantôt celui d’un voyage céleste à la découverte d’étoiles nouvelles, tantôt enfin celui d’un lien établi entre le monde réel et le monde des fantasmes, mondes différents et complémentaires. 14

L’homme volant… Au fou volant dans ses drôles de machines succède souvent l’homme volant, celui que ses machines ont abandonné et qui, à sa grande stupeur, vole, tel l’oiseau, « suspendu dans le vague des cieux »15 (p. 232). Après avoir été je ne sais combien de jours à percer le ciel sans savoir ce que je [deviendrais], je reconnus que j’approchais de notre monde. Déjà je distinguais l’Asie de l’Europe et l’Europe de l’Afrique […]. (p. 158)

De même, devenu transparent à l’approche du soleil, Dyrcona sent se ralentir son essor : Enfermé dans une boîte à jour que je venais de perdre de vue, et mon essor tellement appesanti que je faisais beaucoup de ne pas tomber, […] j’élevai mes yeux au soleil, notre père commun. Cette ardeur de ma volonté non seulement soutint mon corps, mais elle le lança vers la chose qu’il aspirait d’embrasser. Mon corps poussa ma boîte et, de cette façon, je continuai mon voyage. (p. 230)

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  Fig. 3, 5 ; N° 43, 45, 48 (x 2), 54 (x 2), 58.   Fig. 15 ; N°42, 43, 45, 46, 54.

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C’est ainsi que Bernard Buffet (n° 48) imaginera un homme oiseau – ce que n’est pas le héros de Cyrano, qui, contrairement à Gonzalès, le héros de Godwin (fig. 1), ne se sert pas des oiseaux pour traverser l’espace. Les oiseaux sont plutôt pour lui une menace, une foule agressive, à qui il faut rendre des comptes, devant laquelle il est mis en procès, par qui il manque d’être déchiqueté, selon une imagination qui évoque celui des Oiseaux d’Hitchcock16.

…vêtu de rosée Finalement, l’image qui ne cesse d’accompagner les illustrateurs et les lecteurs pour imaginer les voyages de Cyrano, c’est celle de son premier envol, malgré son relatif échec, et la brièveté de son évocation : Je m’enfermai […] dans une maison de campagne assez écartée, où, après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens capables de m’y porter, voici comment je me donnai au ciel. Je m’étais attaché tout autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, et la chaleur du soleil qui les attirait m’éleva si haut, qu’à la fin je me trouvai au-dessus des plus hautes nuées. (p. 9-11)

Cet envol, le premier à être représenté, dans l’édition londonienne de 1659 (fig. 2), est aussi celui qui est indéfiniment repris par les illustrateurs17. Pourquoi un tel investissement imaginaire ? La très belle gravure de Bernard Buffet (n° 48) me semble donner la réponse : parce que les fioles de rosée, combinant l’art, réduit à sa plus simple expression, et la nature, offrent l’image – l’icône/la métaphore – la plus pure de la « machine » idéale qui puisse permettre le vol sans entraves de l’homme devenu oiseau…

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  Fig. 3, 9 ; N°42 (x 4), 45 (x 2), 54.   Fig. 8, 13, 14 ; N° 42, 43, 44, 45, 46, 48, 54, 60, 66.

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Annexe I Bibliographie des éditions des États et Empires (1657-2004) Cette bibliographie se limite (à l’exception des deux premières éditions anglaises du XVIIe siècle) aux éditions françaises, classées par ordre chronologique. Je l’espère aussi complète que possible. Les éditions comportant des illustrations sont en caractères gras. XVIIe siècle 1. 1657 - Paris, C. de Sercy, Histoire comique de Monsieur de Cyrano Bergerac, contenant les Estats et Empires de la Lune. 2. 1659 - Paris, C. de Sercy, Histoire comique de Monsieur de Cyrano Bergerac, contenant les Estats et Empires de la Lune. 3. 1659 - Londres, Selenarchia or the Government of the World of the Moon. A Comical History […]. Ill. anonyme. 4. 1661 - Paris, C. de Sercy, Histoire comique de Monsieur de Cyrano Bergerac, contenant les Estats et Empires de la Lune. 5. 1662 - Paris, C. de Sercy, Les Nouvelles œuvres […] contenant l’Histoire comique des Estats et Empires du Soleil […]. 6. 1662 - Lyon, C. Fourmy, Histoire comique des Estats et Empires de la Lune. 7. 1663 - Rouen, A. Ferrand, Œuvres diverses [+ Lune]. 8. 1665 - Paris, C. de Sercy, Œuvres diverses [+ Lune]. 9. 1672 - Lyon, P. Compagnon et R. Taillandier, Histoire comique des Estats et Empires de la Lune. 10. 1676 - Paris, C. de Sercy, Les Œuvres [complètes]. 11. 1678 - Rouen, J. Besongne, Œuvres diverses [+ Lune]. 12. 1681 - Paris, C. de Sercy, Les Œuvres [complètes]. 13. 1687 - Londres, The Comical History of the States and Empires of the Worlds of the Moon and the Sun […]. Ill. anonyme.

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14. 1699 - Amsterdam, D. Pain, Œuvres diverses [+ Lune et Soleil]. Ill. L. Scherm. XVIIIe siècle 15. 1709 - Amsterdam, J. Desbordes, Œuvres diverses [+ Lune et Soleil]. Ill. anonymes. 16. 1710 - Amsterdam, J. Desbordes, Œuvres diverses [+ Lune et Soleil]. Ill. L. Scherm. 17. 1741 - Amsterdam, J. Desbordes, Œuvres diverses [+ Lune et Soleil]. 18. 1761 - Amsterdam, J. Desbordes, Œuvres diverses [+ Lune et Soleil]. 19. 1776 - Paris, Bibliothèque universelle des romans, « Romans merveilleux, contes de fées et voyages imaginaires ». 20. 1787 - Amsterdam/Paris, « Voyages imaginaires […]. T. XIII : Songes, visions et romans cabalistiques ornés de figures », Voyages de Cyrano de Bergerac dans les empires de la Lune et du Soleil et l’histoire des oiseaux. Ill. C. P. Marillier. 21. s.l.n.d., Histoire comique des Estats et Empires de la Lune. XIXe siècle 22. 1855 - Paris, V. Lecou, et Toulouse, Libraire centrale, Œuvres [seulement Lune et Soleil]. 23. 1858 - Paris, A. Delahays [P. L. Jacob], Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil. 24. 1875 - Paris, Garnier frères [P. L. Jacob], Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil. 25. 1875 - Paris, C. Jouaust, Voyages fantastiques. 26. 1886 - Paris, C. Delagrave, Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil. 27. 1889 - Paris, C. Delagrave, Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil. Ill. anonyme.

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28. 1892 - Paris, H. Gauthier, « Nouvelle bibliothèque populaire », Histoires comiques de la Lune et du Soleil. 29. 1897 - Paris, Librairie de la BN, Œuvres comiques [Voyage dans la Lune – Voyage dans le Soleil – Histoire des oiseaux]. 30. 1898 - Paris, Librairie de la BN, Œuvres comiques [Voyage dans la Lune – Voyage dans le Soleil – Histoire des oiseaux]. 31. 1898 - Paris, Garnier frères [P. L. Jacob], Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil. 32. 1898 - Paris, Flammarion, Voyage dans la Lune. Ill. anonyme. 33. 1899 - Paris, Librairie de la BN, Œuvres comiques [Voyage dans la Lune – Voyage dans le Soleil – Histoire des oiseaux]. XXe siècle 34. 1900 - Paris, [P. L. Jacob], Œuvres comiques, galantes et littéraires de Cyrano de Bergerac. 35. 1908 - Paris, Mercure de France, Voyage à la Lune et au Soleil. [Ill. anciennes, 1709] 36. 1909 - Paris, Louis-Michaud, Voyage dans la Lune. 37. 1910 - Paris, M. Bauche, L’Autre Monde, ou Histoire comique […] Lune. [Ill. Albert Robida] 38. 1910 - Dresde, Gesellschaft für Romanische Literatur, L’Autre monde ou les États et Empires de la Lune. 39. 1921 - Paris, H. Champion [F. Lachèvre], Les Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac. [Ill. anciennes, 1699 et 1709] 40. 1932 - Paris, Garnier frères [F. Lachèvre], L’Autre monde ou les États et Empires de la Lune et du Soleil. 41. 1932 - Les Bibliophiles de l’Aéro-club de France, Voyages à la Lune (Histoire comique ou Voyage dans la lune). [Ill. Jacques Touchet] 42. 1935 - Paris, Société du Livre d’Art, L’Autre Monde. [Ill. André Girard]

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43. 1944 - Clermont-Ferrand, éd. des Moulins de l’Auvergne, L’Autre Monde [Lune, Soleil, Histoire des oiseaux]. [Ill. Maurice de Becque] 44. 1946 - Paris, L’Équipe, Voyage dans la Lune ou Histoire comique des Etats et Empires de la Lune. [Ill. René Ben Sussan] 45. 1947 - Paris, Stock, « Voyages imaginaires », L’Autre Monde, ou Etats… [Lune et Soleil]. [Ill. Jacqueline Charmot] 46. 1953 - Paris, Société normande des Amis du Livre, Voyage aux Etats de la Lune. [Ill. Stanislao Lepri] 47. 1957 - Paris, Le Club français du Livre, Œuvres. [Ill. anciennes, 1699 et 1709] 48. 1958 - Paris, J. Foret, Voyages fantastiques aux Etats et Empires de la Lune et du Soleil. [Ill. Bernard Buffet, en grand format] 49. 1959 - Paris, Éd. Sociales, « Classiques du peuple », L’Autre monde. Les États et Empires de la Lune. Les États et Empires du Soleil. 50. 1961 - Club des éditeurs, Histoire comique [Lune et Soleil]. [Ill. anciennes, 1709] 51. 1962 - Paris, Club des Libraires de France, L’Autre monde par Cyrano de Bergerac. [Ill. anciennes, 1699 et 1787 + autres anciennes] 52. 1962 - Paris, Galic [P.L. Jacob, 1858, A. Delahays], Œuvres comiques, galantes et littéraires (Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil). 53. 1963 - Paris, UGE, « 10/18 », Voyage dans la Lune et Histoire comique des États et Empires du Soleil. 54. 1967 - Grenoble, Roissard, L’Autre Monde. Les Etats et Empires de la Lune. [Ill. Edmond Corcos] 55. 1967 - Paris, Club du Libraire, Voyages fantastiques aux Etats et Empires de la Lune et du Soleil. [Ill. Bernard Buffet, cf 1958, en petit format]

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56. 1968 - Paris, Petits Classiques Larousse [extraits par M. Alcover], Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil). [Ill. anciennes 1699 et 1898] 57. 1969 - Paris, J. Tallandier, « Le trésor des lettres françaises », Œuvres diverses. 58. 1970 - Paris, Garnier Flammarion [M. Laugaa], Voyage dans la Lune. [Ill. anonyme] 59. 1971 - Paris, J. Grassin, Les Etats et Empires de la Lune (extraits). 60. 1971 - Paris, Club du Livre/P. Lebaud, Voyage dans la lune. [Ill. L. Coutaud] 61. 1972 - Paris, éd. Rationalistes, Cyrano de Bergerac (extraits). 62. 1977 - Paris, H. Champion [M. Alcover], L’Autre Monde, ou les Etats et Empires de la Lune. 63. - Paris, Belin [J. Prévot], Œuvres complètes. 64. 1992 - Paris, Garnier Flammarion [M. Laugaa], Voyage dans la Lune (réédition de 1970). [Ill. anonyme] 65. 1995 - Paris, Lettres Modernes [M. Sankey], L’Autre Monde, ou les Etats et Empires de la Lune. 66. 1998 - Paris, Mille et une nuits, L’Autre Monde ou les Etats et Empires de la Lune. [Ill. Frédéric Mallenfer] 67. 2000 - Paris, H. Champion [M. Alcover], Œuvres complètes (t. I). 68. 2003 - Paris, Garnier Flammarion [B. Parmentier], Les États et Empires du Soleil. [Ill. V. Berthemet] 69. 2004 - Paris, Gallimard, « Folio classique » [J. Prévot], L’Autre Monde [Lune et Soleil]. [Ill. anonyme ancien]

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Annexe II Illustrations

Figure 1 : F. Godwin, The Man in the Moon, Londres, J. Norton, 1638

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Figure 2 : Anonyme, 1659 (Bibliographie, n° 3)

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Figure 3 : Anonyme, 1687 (n° 13)

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Figure 4 : L. Scherm, 1699 et 1710 (n° 14 et 16)

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Figure 5 : L. Scherm, 1699 et 1710 (n° 14 et 16)

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Figure 6 : L. Scherm, 1699 et 1710 (n° 14 et 16)

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Figure 7 : Anonyme, 1709 (n° 15)

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Figure 8 : Anonyme, 1709 (n° 15)

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Figure 9 : Anonyme, 1709 (n° 15)

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Figure 10 : C.P. Marillier, 1787 (n° 20)

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Figure 11 : C.P. Marillier, 1787 (n° 20)

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Figure 12 : Anonyme, 1889 (n° 27)

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Figure 13 : Anonyme, 1898 (n° 32)

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Figure 14 : A. Robida, 1910 (n° 37)

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Figure 15 : A. Robida, 1910 (n° 37)

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Figure 16 : A. Robida, 1910 (n° 37)

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Figure 17 : A. Robida, 1910 (n° 37)

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Figure 18 : A. Robida, 1910 (n° 37)

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Figure 19 : A. Robida, 1910 (n° 37)

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Figure 20 : A. Robida, 1910 (n° 37)

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XVIIIe

nombre d'éditions avec illustrations

XVIIe

XXe (jusqu'en 2004)

nombre d'éditions sans illustrations

siècles

XIXe

éditions françaises Étatset et Empires de Cyrano de Bergerac Les éditionsLes françaises des des Etats Empires de Cyrano de Bergerac

Annexe III Annexe III

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nombre d'éditions

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De quelques fictions paradoxales Isabelle Moreau

(Université de Nice Sophia Antipolis / Institut Claude Longeon UMR 5037)

Je voudrais partir d’une image que propose le Démon de Socrate, dans la Lune, celle du bâton tordu. L’image intervient après que le démon a justifié la « coutume » lunaire qui veut que le père honore et respecte son fils et qu’il lui obéisse dès que ce dernier a atteint l’âge de raison. Les divers arguments avancés par le Démon visent à prouver que la coutume inverse (à savoir la piété filiale) n’est fondée ni sur l’expérience, ni sur aucune loi humaine et divine valable. Renversant les qualités attendues pour le bon gouvernement de soi et des autres, le Démon discrédite la vertu de prudence au profit de l’audace. La prudence aristotélicienne n’est plus une propédeutique à l’action, mais une « appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre »1. Le respect dû aux aînés n’est pas, non plus, fondé en droit : Mais, direz-vous, toutes les lois de notre monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards. – Il est vrai, mais aussi tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignaient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avaient extorquée, et ont fait comme les législateurs aux fausses religions un mystère de ce qu’ils n’ont pu prouver.2

La ruse des premiers législateurs soucieux de préserver leur autorité est rapprochée avec habileté de la théorie machiavélienne de l’origine et de l’uti1   Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I : L’Autre monde ou les États et empires de la lune, Les États et empires du soleil, Fragment de physique, éd. critique, textes établis et commentés par Madeleine Alcover, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 102. L’argument du Sélénite ressort de la psycho-physiologie, les facultés naturelles d’un homme jeune étant bien supérieures à celles d’un vieillard. 2   Ibid., p. 104.

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lisation politique des religions. L’argument ruine l’ancrage éthique et juridique de l’autorité parentale, en même temps qu’il discrédite la piété filiale. Au fondement transcendant des institutions civiles et religieuses se substitue une légitimité interne : l’unique souci de la conservation de soi, tel qu’on le trouve chez Machiavel et dans une certaine tradition aristotélicienne. Sans légitimité propre, l’autorité parentale ne peut pas même se prévaloir d’une dette naturelle entre le père qui donne la vie et l’enfant qui la reçoit. Une telle relation supposerait à la fois une volonté d’obliger et le consentement mutuel des parties engagées, ce qui n’est pas le cas3. Non seulement les parents ne songent guère à celui ou celle qu’ils engendrent quand ils s’adonnent à leur passion, mais le principal intéressé, l’enfant à naître, est le seul de l’affaire à ne pas être consulté. Si le respect des enfants envers leurs parents n’est fondé que sur la coutume, rien n’empêche alors de reconnaître la coutume inverse. Le discours tout entier ressort de l’éloge paradoxal, comme le reconnaît de bonne grâce le Démon de Socrate : Je sais bien que j’ai penché du côté des enfants plus que la justice ne demande, et que j’ai parlé en leur faveur un peu contre ma conscience. Mais, voulant corriger cet insolent orgueil dont les pères bravent la faiblesse de leurs petits, j’ai été obligé de faire comme ceux qui veulent redresser un arbre tortu : ils le retortuent de l’autre côté, afin qu’il [redevienne] également droit entre les deux contorsions4.

L’image du bâton illustre assez bien la pratique du paradoxe. En refusant l’espace commun (“doxal”), le libertin lui substitue un espace du refus de la doxa, tout aussi problématique, celui du paradoxe. Une telle pratique rhétorique vient travailler un schéma philosophique préexistant, le modèle pro et contra de la dispute scolastique, qu’elle soumet à un traitement parodique, déformant. Pour autant, il ne s’agit pas de retomber dans le débat stérile d’une opposition terme à terme, fût-elle confrontation du “doxal” au paradoxal. En un sens, l’opinion soutenue n’est pas moins sotte que l’opinion contraire, si l’on prétend y voir autre chose qu’une opinion. En proposant une conception inversée de la relation d’autorité, le Démon de Socrate ne présente pas un système juridique meilleur ou plus juste. Il construit une fiction juridique qui vaut surtout pour ses potentialités critiques. Toute fiction, en effet, dès lors 3   Ibid., p. 106. Voir le rapprochement opéré en note par M. Alcover entre le texte cyranien et les Dialogues faits à l’imitation des anciens de La Mothe Le Vayer, éd. André Pessel, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1988, p. 44-45. 4   Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, éd. citée, p. 107.

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qu’elle rend compte des phénomènes de façon vraisemblable, implique une réorganisation au moins partielle des concepts communément admis. Elle contribue ici à la relativisation des lois et des institutions qui en sont les garantes : la tutelle juridique du père sur ses enfants, ou du roi sur ses sujets (l’une et l’autre sont construites sur le même modèle), n’est pas fondée en raison ou en droit : elle est le résultat d’une tradition multiséculaire génératrice d’autorité. L’assujettissement des fils (ou des peuples) est une servitude volontaire, fruit de l’habitude et de la coutume. Dans l’exemple analysé ici, la fiction assume un rôle critique : le système juridique proposé, s’il n’existe que dans L’Autre Monde, a néanmoins une incidence sur le système juridique terrestre, puisqu’il met en lumière l’imposture de ses fondements. On trouve, dans Les États et Empires de la Lune, un autre type de fiction, cette fois à visée explicative. De manière significative, il s’agit de fictions astronomiques. Dès le XVIe siècle, en effet, la possibilité de déduire des phénomènes vraisemblables à partir d’une hypothèse fausse est admise ; et toute une tradition présente les modèles astronomiques comme des fictions, c’est-à-dire comme des modélisations provisoires du réel, capables de justifier certaines observations données et d’en permettre l’interprétation. Au XVIIe  siècle, les fictions physiques et mathématiques se multiplient, du songe de Kepler à la fable du monde de Descartes, sans oublier les travaux de Galilée, de Roberval, de Leibniz5. Les fables cyraniennes de L’Autre Monde s’inscrivent dans cette tradition. Dans l’entretien du narrateur voyageur avec les philosophes lunaires, par exemple, le premier philosophe entreprend d’expliquer à son interlocuteur le concept de l’infinité des mondes. Parce qu’un tel concept est difficile à comprendre pour un cerveau humain – c’est tout au moins ce que laisse entendre M. de Montmagny à son interlocuteur, lorsqu’ils discutent de cette question6 – le philosophe lunaire construit un équivalent imagé du premier concept, l’image de la « cironalité universelle » : Il me reste à vous prouver qu’il y a des mondes infinis dans un monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un grand animal ; les étoiles, qui sont des mondes, comme d’autres animaux dedans lui qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples tels qu’à nous, qu’aux chevaux et qu’aux éléphants ; et nous, à notre tour,

5   Fernand Hallyn, La Structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Paris, Seuil, 1987 ; idem, Les Structures rhétoriques de la science, Paris, Seuil, 2004. 6   Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, éd. cit., p. 24.

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sommes aussi les mondes de certaines gens encore plus petits, comme des chancres, des poux, des vers, des cirons ; ceux-ci sont la terre d’autres imperceptibles7.

La comparaison proposée par le philosophe lunaire est une représentation imagée de la pluralité des mondes construite sur une série d’emboîtements successifs allant de l’infiniment grand à l’infiniment petit. C’est une fiction, en ce sens qu’il s’agit d’une construction théorique dont la valeur est explicative : en aucun cas la pertinence de l’explication ne préjuge de la vérité de l’hypothèse de départ. Le philosophe s’en sert, mais sans pour autant affirmer sa réalité objective. Dans un premier temps tout au moins, il s’agit de faire comme si l’univers était « un grand animal », en reprenant l’analogie renaissante entre l’homme et l’univers, le microcosme et le macrocosme. Mais dans l’univers cyranien, les fictions tendent toujours à prendre de l’autonomie par rapport aux théories qu’elles sont censées représenter ou figurer. Aussi l’image de la « cironalité universelle »8, appliquée à ce petit monde qu’est l’homme, se transforme-t-elle rapidement en une épopée des poux et des cirons, avec ses explorations, ses guerres, ses pestes et ses famines : La démangeaison ne prouve-t-elle pas mon dire ? Ce ciron qui la produit, qu’est-ce autre chose qu’un de ces petits animaux qui s’est dépris de la société civile pour s’établir tyran de son pays ? Si vous me demandez d’où vient qu’ils sont plus grands que ces autres petits imperceptibles, je vous demande pourquoi les éléphants sont plus grands que nous et les Hibernois que les Espagnols. Quant à cette ampoule et cette croûte dont vous ignorez la cause, il faut qu’elles arrivent, ou par la corruption des charognes de leurs ennemis que ces petits géants ont massacrés ; ou que la peste, produite par la nécessité des aliments dont les séditieux se sont gorgés, ait laissé pourrir parmi la campagne des monceaux de cadavres ; ou que ce tyran, après avoir tout autour de soi chassé [ses] compagnons qui de leurs corps bouchaient les portes du nôtre, ait donné passage à la pituite, laquelle, étant extravasée hors de la sphère de la circulation de notre sang, s’est corrompue9.

Le détour par la fiction était censé expliquer certains phénomènes psycho-physiologiques ; par une inversion radicale, ceux-ci deviennent les preuves de l’histoire inventée. On est passé du comme si, où la fiction reste subordonnée au discours philosophique qui lui donne sens, à sa réalisation littéraire. En prenant son autonomie, la fiction se réalise, elle devient monde imaginaire. Faut-il y croire ? À ce stade de l’analyse, la question reste ouverte,   Ibid., p. 116.   Ibid., p. 118. 9   Ibid., p. 117. 7 8

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mais dans ce processus en deux temps, où « la nuance du ridicule au sérieux »10 est trop imperceptible pour être parfaitement saisie, nous avons une bonne illustration du mode de fonctionnement des fictions cyraniennes. Ainsi, lorsque le second philosophe lunaire entreprend d’expliquer à son interlocuteur « l’origine éternelle du monde »11, qui est la théorie physique soutenue par les lunaires, il a également recours aux fictions. Là où son propos devient intéressant, c’est qu’il explicite le mécanisme intellectuel qui conduit l’homme à recourir à cette forme d’exposition du savoir : Puisque nous sommes contraints, quand nous voulons remonter à l’origine de ce grand Tout, d’encourir trois ou quatre absurdités, il est bien raisonnable de prendre le chemin qui nous fait [le] moins broncher. Le premier obstacle qui nous arrête, c’est l’éternité du monde ; et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour la concevoir, et ne pouvant non plus s’imaginer que ce grand univers si beau, si bien réglé, peut s’être fait de soi-même, ils ont eu recours à la Création »12.

Le lunaire présente les fictions comme autant de moyens de dépasser les insuffisances de la raison. Vouloir remonter à l’origine de l’univers, s’interroger sur son éternité ou sur sa création, implique d’échafauder des hypothèses susceptibles de rendre compte au mieux des phénomènes. Là où la raison est déficiente, l’imagination prend le relais : l’homme, ne pouvant comprendre le concept d’éternité, a eu recours à la création du monde par Dieu. Si l’on fait abstraction de la valeur de vérité des Écritures, dont il n’est pas question ici, cette création du monde est une fiction, au sens épistémologique du terme. On se sert du récit de la Création divine pour expliquer le monde réel, sa beauté et son ordonnancement actuel. Sa valeur tient à son rôle explicatif. Mais pour le lunaire, ce qui disqualifie précisément l’hypothèse de la Création, c’est qu’elle n’explique rien et même complique singulièrement les choses. Inventée par les hommes, parce qu’ils ne pouvaient concevoir l’éternité du monde, l’hypothèse créationniste attribue l’éternité à Dieu, « comme s’il leur était plus aisé de l’imaginer dedans l’un que dedans l’autre »13. Elle   Ibid., p. 116.   Ibid., p. 119. 12   Ibid., p. 123. 13   Ibid., p. 123 : « Mais, semblables à celui qui s’enfoncerait dans la rivière de peur d’être mouillé par la pluie, ils se sauvent des bras d’un nain à la miséricorde d’un géant. Encore ne s’en sauvent-ils pas ; car cette éternité, qu’ils ôtent au monde pour ne l’avoir pu comprendre, ils la donnent à Dieu, comme s’il leur était plus aisé de l’imaginer dedans l’un que dedans l’autre. » 10 11

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oblige par ailleurs à concevoir une création ex nihilo et soulève de ce fait des problèmes insolubles : car dites-moi, en vérité, a-t-on jamais conçu comment de rien il se peut faire quelque chose ? Hélas ! entre rien et un atome seulement, il y a des disproportions tellement infinies que la cervelle la plus aiguë n’y saurait pénétrer. Il faudra donc, pour échapper à ce labyrinthe inexplicable, que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu, et alors il ne sera plus besoin d’admettre un dieu, puisque le monde aura pu être sans lui14.

Comme le signale Madeleine Alcover en note dans son édition, l’argument avancé ici (ex nihilo nihil) est un argument traditionnel contre la Création ; mais c’est le statut de l’hypothèse de la Création qui retiendra notre attention. Pour le philosophe lunaire, elle est une fiction qui manque d’efficacité. Elle est inutile (elle ne résout pas les problèmes), elle est même nuisible (elle en crée d’autres). Pour être intéressante, l’explication proposée doit rendre compte à moindre frais des phénomènes étudiés – ce qui n’est pas le cas. Le philosophe lunaire proposera sa propre fable du monde sur l’hypothèse adverse d’une matière éternelle. La fiction atomiste qu’il élabore est jugée efficace, parce qu’elle permet de comprendre comment le chaos a pu s’arranger de lui-même à partir de particules de matière en mouvement : Il faut, ô mon petit animal, après avoir séparé mentalement chaque petit corps visible en une infinité de petits corps invisibles, s’imaginer que l’univers infini n’est composé d’autre chose que de ces atomes infinis, très solides, très incorruptibles et très simples, dont les uns sont cubiques, d’autres parallélogrammes, d’autres angulaires, d’autres ronds, d’autres pointus, d’autres pyramidaux, d’autres exagones, d’autres ovales, qui tous agissent diversement chacun selon sa figure.15

Les analyses de Jean-Charles Darmon ont démontré l’importance de la notion de « figure », à la fois dans la représentation et dans l’évaluation de la physique atomiste du philosophe lunaire. Celle-ci est d’abord retenue pour ses potentialités figuratives16. Toutefois, l’aspect ludique de ce travail de mise en scène invite à considérer avec la plus grande prudence le statut de l’hypothèse proposée. Le problème réside moins dans la valeur de vérité de la fiction élaborée que dans son mode d’exposition propre. Toute création d’un monde   Ibid., p. 123-124.   Ibid., p. 124. 16   Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en France, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 219-224 ; Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, éd. citée, p. 124. 14 15

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implique des prémisses qui doivent être explicitées : l’explication préserve du coup de force argumentatif et garantit l’assentiment raisonné du lecteur. En même temps, la mise en fiction fait l’économie d’une présentation aride du système philosophique qui la motive. En se présentant avec la force de l’évidence, la fiction évite à son auteur de justifier ses postulats théoriques comme d’entrer dans une réfutation détaillée des explications concurrentes. Conscient des potentialités de la fiction, mais soucieux de défendre efficacement la thèse copernicienne, Kepler propose ainsi une formule double, dans le Songe ou Somnium17. L’ouvrage, paru de façon posthume en 1634, à Francfort, propose un bref récit pour l’amusement du lecteur, accompagné d’une quantité considérable de notes explicatives où l’esprit curieux peut trouver les calculs et les schémas théoriques qui forment l’arrière-plan scientifique du songe. Dans les romans cyraniens, il n’y a pas de notes de l’auteur révélant le soubassement scientifique des fictions exposées. Kepler, par ailleurs, propose en appendice le relevé des observations astronomiques qu’il a lui-même faites à l’aide d’une lunette. La géographie sélénite, de même que la position relative des planètes, est le fruit d’observations réitérées. La connaissance qui en résulte reste conjecturale, mais elle n’est pas dépourvue de règles. C’est une forme de savoir où la certitude réside dans la constance des relations observées entre les phénomènes. Quel est alors le rôle de la fiction ? Le songe (pour mieux séduire) mêle l’astronomie à la magie, mais le divertissement proposé n’est pas gratuit. La fiction reste étroitement subordonnée à la vision théorique qui lui donne sens. Les éléments les plus extravagants, du point de vue scientifique, ont ainsi une valeur allégorique, explicitée dans les notes explicatives. À l’opposé, l’usage libertin de la fiction comporte une part de jeu qui rend cette dernière inassimilable à quelque théorie que ce soit. C’est qu’il ne s’agit pas, pour le libertin, de construire une alternative crédible aux représentations doxales du monde, comme l’ont fait Kepler ou Descartes : les effets d’ironie interdiraient d’ailleurs de prendre trop au sérieux cette nouvelle « fable du monde ». Le libertin utilise plutôt la puissance de suggestion des images pour bousculer les croyances et les théories en vigueur. Ainsi même les fictions dites explicatives ont-elles une visée critique. Ces fictions expérimentent dans le temps de l’écriture les hypothèses les plus fantaisistes ou les

  Johann Kepler, Le Songe ou Astronomie lunaire [1634], texte et trad. Michèle Ducos, Presses Universitaires de Nancy, 1984. 17

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plus hétérodoxes. Faut-il y croire ? Non bien sûr. L’enseignement dispensé n’en est pas moins intéressant. La fiction est un mode d’exposition possible des phénomènes qu’une pensée discursive se charge d’expliquer. L’audace du libertin réside en ce qu’il a appliqué à l’ensemble des croyances humaines une démarche qui appartenait de plein droit à la physique. Reprenons les propos du second philosophe lunaire : l’hypothèse de la Création, nous explique-t-il, est une fiction imparfaite, qui ne tient pas devant l’hypothèse concurrente de l’éternité de la matière. La thèse soutenue par le lunaire est hétérodoxe, bien sûr, mais l’audace la plus grande réside certainement dans le parallèle esquissé entre la fiction astronomique et la représentation biblique de l’origine du monde. Cyrano suit ici probablement la leçon d’un autre libertin : François de La Mothe Le Vayer. Dans un passage du dialogue « De la divinité », l’auteur compare ainsi « le nombre immense et prodigieux des religions humaines » à la floraison des hypothèses scientifiques. Le passage est capital : Ce qui a fait penser humainement aux irreligieux, que comme Ptolomée ou ses devanciers inventerent les hypotheses des epicycles, des excentriques ou concentriques, et de telles autres machines fantastiques, pour rendre compte des phainomenes ou apparences celestes, chascun pouvant faire capricieusement le mesme à sa mode, comme de supposer la mobilité de la terre, et le repos du firmament, ou chose semblable, moyenant qu’il sauve et explique methodiquement ce qui tombe soubs nos sens des choses du Ciel ; qu’aussi tout ce que nous apprenons des Dieux et des religions, n’est rien que ce que les plus habiles hommes ont conceu de plus raisonnable selon leur discours pour la vie morale, oeconomique, et civile, comme pour expliquer les phainomenes des mœurs, des actions, et des pensées des pauvres mortels, afin de leur donner de certaines regles de vivre, exemptes, autant que faire se peut, de toute absurdité. De sorte que s’il se trouvoit encore quelqu’un qui eust l’imagination meilleure que ses devanciers, pour establir de nouveaux fondemens ou hypotheses, qui expliquassent plus facilement tous les devoirs de la vie civile, et generalement tout ce qui se passe parmy les hommes, il ne seroit pas moins recevable avec un peu de bonne fortune, que Copernic et quelques autres en leurs nouveaux systemes, où ils rendent compte plus clairement et plus briefvement de tout ce qui s’observe dans les cieux ; puis que finalement une religion, conceuë de la sorte, n’est autre chose qu’un systeme particulier, qui rend raison des phainomenes morales, et de toutes les apparences de nostre douteuse Ethique18.

18   La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des anciens, éd. André Pessel, Paris, Librairie Arthème Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1988, p. 330-331.

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De quoi s’agit-il ? Il s’agit de « rendre raison » des phénomènes, en astronomie comme en morale, à l’aide de « fondemens ou hypotheses » capables de « sauver », c’est-à-dire fonder, expliquer « methodiquement […] ce qui tombe soubs nos sens des choses du ciel ». Dans le domaine de l’astronomie, le système de Ptolémée a longtemps prévalu : les hypothèses des épicycles et des excentriques ou concentriques ont modélisé la carte du ciel de façon à subsumer l’ensemble des observations. Si le système copernicien est maintenant perçu comme le plus vraisemblable, c’est qu’il est capable de rendre compte « plus clairement et plus briefvement de tout ce qui s’observe dans les cieux ». Nous retrouvons cette loi de simplicité et d’efficacité qui préside, selon le philosophe lunaire, au choix des fictions. Nous restons toutefois dans le domaine des apparences — la cohérence de l’explication, sa rationalité est le gage de son efficacité et non pas de sa véracité. Que quelqu’un ait « l’imagination meilleure que ses devanciers, pour establir de nouveaux fondements et hypothèses », et un nouveau système viendra sans difficulté remplacer le précédent. Le potentiel critique de ce type de raisonnement est évident. Si la Terre est un point de vue, le soleil en est un autre, meilleur sans doute, plus savant et ordonnateur, mais non pas le centre de référence unique ; le progrès du savoir ne peut que conduire à la duplication des révolutions coperniciennes. Faire du système copernicien un système parmi d’autres, c’est refuser de faire du soleil le nouveau centre de l’univers, c’est aussi faire de l’univers un univers décentré donc infini. Comme le souligne Michel Serres, ce qui est en jeu est plus profond que la thèse de l’héliocentrisme ou l’idée de l’attraction universelle, qui ne sont, à tout prendre, que des applications ou des qualifications de ce problème plus général de savoir si le monde est centré ou décentré, fini ou infini, organisé ou hasardeux, et si, selon les décisions, l’homme a ou n’a pas un lieu naturel.19.

Appliqué au domaine éthique, le « décentrement » relativise l’absolu religieux. Les religions sont des « systèmes particuliers », donc arbitraires parce que non fondés sur une vérité transcendante, qui rendent raison des phénomènes moraux, des devoirs de la vie civile, et généralement parlant, des mœurs et des coutumes des peuples. Autrement dit, les religions sont des constructions humaines sans légitimité transcendante, et rien ne distingue a 19   Voir Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF (« Épiméthée »), 1968 (1ère éd.) – 1990 (3ème éd.) : troisième partie « Le point fixe », chap. premier « Le paradigme pascalien », p. 647-712. Citation, p. 651.

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priori le christianisme de l’ensemble des croyances religieuses. Ou s’il s’en distingue, c’est par l’invraisemblance de ses fictions : ainsi le récit de la création dans la genèse. Le libertin suit ici la leçon de Pierre Charron : « Toutes les religions ont cela, qu’elles sont estranges et horribles au sens commun […] »20. Et plus les étrangetés et les impostures qu’elles présentent sont criantes, plus on les accueille massivement avec révérence et admiration. On le voit, attentif aux conditions d’élaboration des savoirs de son temps, La Mothe Le Vayer hérite (comme Cyrano) de cette conception de la science où la construction d’un système d’explication s’apparente à un outil ou un modèle de compréhension, qui vaut moins par lui-même que par ce qu’il permet de comprendre. Pour autant, Le Vayer ne cherche pas d’abord à constituer la science sur la vraisemblance des expériences et des observations. Plutôt que de hiérarchiser les données en fonction de leur degré de vraisemblance, il préfère multiplier les points de vue et souligner l’interchangeabilité des systèmes jusque dans le domaine des sciences morales. N’ayant comme référent ni une nature humaine universelle, ni un ordre métahistorique immuable, mais seulement l’analyse de la réalité dans sa diversité phénoménale, les sciences de l’homme acquièrent une autonomie nouvelle qui ne laisse pas indemne l’absolu religieux. Cyrano, de la même façon, joue sur les acquis de la nouvelle science, sans pour autant adhérer à un système de pensée constitué. Le libertin ne prétend pas à une connaissance adéquate de la réalité et s’accommode fort bien des ruptures de tons et des anomalies phénoménales. Il est lui-même trop attaché à la dimension heuristique de la fiction pour privilégier une explication sur une autre : la mise à l’épreuve des différents modèles d’explication ne conduit pas chez lui à leur classement, en fonction de leur degré de vraisemblance, mais à la confrontation polémique des modèles et au jeu des idéologies qu’ils véhiculent. Là où les élaborations sur le monde restent discursives et révocables, l’art d’écrire est aussi un art de penser.

20   Pierre Charron, De la Sagesse, 1601 / 1604, texte revu par Barbara de Negroni, Paris, Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1986, II, 5, p. 449-450 : « Toutes les religions ont cela, qu’elles sont estranges et horribles au sens commun, car elles proposent et sont basties et composées de pieces, desquelles les unes semblent au jugement humain basses, indignes, et messeantes, dont l’esprit un peu fort et vigoureux s’en mocque ; ou bien trop haultes, esclatantes, miraculeuses, et misterieuses, où il ne peut rien cognoistre, dont il s’en offense. »

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Revenons à l’image du bâton tordu. Quand le narrateur, dans la Lune, assiste à la correction du père par le fils, quand il voit ce dernier bien près de maudire son géniteur, ce monde renversé lui donne envie de rire. C’est là un rire libérateur. Le bâton « tortu et retortu » n’est jamais droit : au lecteur de se forger sa propre idée. L’essentiel réside moins dans le bien juger (aucune position n’est la bonne et le libertin n’a pas la présomption d’atteindre la vérité vraie), que dans une liberté de jugement conquise par le sage sur les déterminations du sens commun21. L’apprentissage est d’ordre méthodologique et se manifeste par une méfiance de principe envers tout ce qui revêt le caractère de l’indiscuté. Cette dernière remarque est importante : il faut ici préciser la spécificité libertine de l’usage de la fable. Quand Kepler adopte le voile des fables pour exposer l’astronomie galiléenne, cette invention habile doit prévenir l’ennui du lecteur honnête homme en présentant l’astronomie nouvelle sous un genre agréable22. Le souci didactique est manifeste : il faut plaire pour instruire. L’honnête homme partage la curiosité du savant, sans avoir sa profondeur : les questions de physique l’intéressent au même titre que les autres dès lors qu’elles le divertissent. La fable a cet avantage qu’elle délivre comme en passant des vérités inédites qu’elle rend vraisemblables par la seule vertu de son invention. Dans cette opération de persuasion, le lecteur est la dupe consentante d’une fiction habile qui l’amène, comme malgré lui, à délaisser les opinions communes et les illusions des sens pour adopter ainsi la représentation galiléenne du monde. C’est le privilège de la fiction de flatter, chez le lecteur, le goût des fables, tout en suscitant la curiosité et l’admiration. Or, si le libertin utilise la fiction, ce n’est pas comme Kepler (ou comme 21   Voir André Pessel, « Le sujet dans son histoire », Corpus n° 35 : Gabriel Naudé : La politique et les mythes de l’histoire de France, 1999, p. 25-49, notamment p. 30. 22   Nous avons la même idée exprimée par Descartes, in Œuvres de Descartes, éd. Charles Adam et Paul Tannery [1871-1908], Paris, Vrin, 1986, XI, Le Monde…, p. 31 : « […] je serois mesme bien aise d’y adjouter quelques raisons pour rendre mes opinions plus vraysemblables. Mais afin que la longueur de ce discours vous soit moins ennuyeuse, j’en veux envelopper une partie dans l’invention d’une Fable, au travers de laquelle j’espere que la verité ne laissera pas de paroistre suffisamment, & qu’elle ne sera pas moins agreable à voir que si je l’exposois toute nuë ». On rapprochera cette déclaration du Discours de la méthode, Introduction et Notes par Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1964, première partie, p. 48 : « Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques-uns, sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise ».

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Descartes après lui) pour transformer un trait anthropologique commun (l’amour de la fable) en un instrument de pédagogie. La démarche pédagogique supposerait en effet la transmission d’un savoir constitué en corps de doctrine. La pédagogie libertine ne peut être qu’une « burlesque pédagogie »23. Cyrano cultive le décalage précisément pour échapper au poids de l’opinion commune et à l’argument d’autorité. Tout comme La Mothe Le Vayer, il teste, dans le temps de la fiction, les théories les plus diverses, sans privilégier une explication à une autre. La désinvolture dans le maniement des figures et les collages allégoriques induisent une dissonance généralisée, qui reste le meilleur antidote contre le dogmatisme ambiant.

  Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, éd. citée, p. 120. Sur le burlesque, voir Claudine Nédélec, Les États et empires du burlesque, Paris, Honoré Champion, 2004. 23

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La poétique de la métamorphose chez Cyrano : jeux de l’illusion sensible ou fiction matérialiste ? Michèle Rosellini

(École normale supérieure des Lettres & Sciences humaines de Lyon)

Cyrano s’est spécialisé dans la création de mondes, et pas seulement dans ses romans, puisque le lecteur retrouve cette disposition dans les Lettres diverses, satiriques et amoureuses : leurs objets (le printemps, l’hiver, une maison de campagne, un cyprès, « l’ombre que faisaient les arbres dans l’eau ») ou leurs cibles (le « gros homme » Monfleury, l’immonde Soucidas alias Dassoucy, le difforme Scarron, le beau-père « éternel ») révèlent, quand l’épistolier les scrute de près, des paysages fantastiques1, ou de spectaculaires assemblages minéraux, végétaux et animaux 2. Et le spectateur de La Mort 1   « […] l’onde n’est pas ingrate de la visite que ces saules lui rendent ; elle a percé l’univers à jour, de peur que [la] vase de son lit ne souillât leurs rameaux, et non contente d’avoir formé du cristal avec de la bourbe, elle a voûté des cieux et des astres par-dessous, afin qu’on ne pût dire que ceux qui l’étaient venus voir eussent perdu le jour qu’ils avaient quitté pour elle. Maintenant nous pouvons baisser les yeux au ciel, et par elle le jour se peut vanter que tout faible qu’il est à quatre heures du matin, il a pourtant la force de précipiter le ciel dans des abîmes. » (« Sur l’ombre que faisaient les arbres dans l’eau », dans Lettres satiriques et amoureuses précédées des Lettres diverses, éd. J.-Ch. Darmon et A. Mothu, Paris, Desjonquères, 1999, p. 65). 2   « Votre chair même n’est autre chose que de la terre crevassée par le Soleil, et tellement fumée, que si tout ce qu’on y a semé avait pris racine, vous auriez maintenant sur les épaules un grand bois de haute futaie. » (« Contre Soucidas », ibid., Lettre V, p. 113) – « Je me figure donc (car il faut bien se figurer les animaux que l’on ne montre pas pour de l’argent) que si ses pensées se forment au moule de sa tête, il doit avoir la tête fort plate ; que ses yeux sont des plus grands, si la Nature les lui a fendus de la longueur dont le coup de hache lui a fêlé le cerveau. On ajoute à sa description, qu’il y a plus de dix ans que la Parque lui a tordu le col, sans le pouvoir étrangler ; et ces jours passés un de [mes] amis m’assura, qu’après avoir

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d’Agrippine est, dès l’ouverture de la tragédie, saisi par les fantasmagories que suscite chez l’héroïne l’évocation des conquêtes3 et de la mort4 de son époux Germanicus. Le principe de construction de ces mondes, c’est la métamorphose. Elle est métaphore dans les œuvres poétiques (les lettres et le théâtre), et c’est en désorientant le langage qu’elle bouleverse la perception du réel. Développée littéralement dans les romans, elle devient un événement de la fiction. Ces remarques semblent tout naturellement nous conduire à classer Cyrano parmi les baroques. C’est d’ailleurs ce qu’a fait une histoire littéraire construite autour de la notion canonique de classicisme. Cela revient à rabattre l’écriture cyranienne sur une esthétique et à faire de la métamorphose un simple motif, représentatif de cette esthétique. L’hypothèse que j’aimerais au contraire soutenir, c’est qu’en travaillant ce qui est apparemment un motif poétique, Cyrano produit des modèles de compréhension du monde physique, et que pour autant, il ne fait pas de la fiction un usage vulgarisateur, un moyen de diffuser de la philosophie, mais un moyen de produire par « bricolage » – à la manière du mythe tel que l’a défini Lévy-Strauss – un travail heuristique (et polémique) qui relève bien de la philosophie, si l’on entend par ce terme non pas un savoir constitué, mais une démarche de connaissance qui implique ce que Jean-Charles Darmon nomme des « expériences de pensée »5. contemplé ses bras tordus et pétrifiés sur ses hanches, il avait pris son corps pour un gibet, où le diable avait pendu une âme […] » (« Contre Scarron », ibid., Lettre XI, p. 130-131). 3   « Là des bras emportés, là des têtes brisées ; / Des troupes en tombant sous d’autres écrasées / Font frémir la campagne au choc des combattants, / Comme si l’Univers tremblait pour ses enfants. / De leurs traits assemblés l’effroyable descente / Forme entre eux et la nue une voûte volante, / Sous qui ces fiers Titans, honteux d’un sort pareil, / Semblaient vouloir cacher leur défaite au soleil. » (La Mort d’Agrippine, I, 1, v. 33-40 ; éd. Jean-Charles Darmon, Encre marine, 2005, p. 12-13). 4   « Une brûlante fièvre allume ses entrailles ; / Il contemple vivant ses propres funérailles. / Ses artères enflées d’un sang noir et pourri / Regorgent du poison dont son cœur est nourri : / À qui le considère, il semble que ses veines / D’une liqueur de feu sont les chaudes fontaines, / Des serpents enlacés qui rampent sur son corps / Ou des chemins voûtés qui mènent chez les morts ; / La terre en trembla même, afin que l’on pût dire / Que sa fièvre causait des frissons à l’Empire » (ibid., v. 109-118 ; p. 15). 5   Ce concept, emprunté aux travaux théoriques anglo-saxons, permet à J.-Ch. Darmon d’explorer, dans le corpus libertin et tout particulièrement dans l’œuvre de Cyrano de Bergerac, la « dimension cognitive de la fiction littéraire » : voir Le Songe libertin, Klincksieck, 2005, p. 11, n. 6.

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Le motif de la métamorphose est particulièrement intéressant à étudier, parce qu’il est en soi une petite fiction – un récit en quelque sorte détachable, mais qui ne se laisse pas réduire à un philosophème – et que, d’autre part, il est issu d’un héritage poétique prestigieux. Car Cyrano puise bien évidemment chez Ovide. Les emprunts au poème d’Ovide apparaissent dans l’un des derniers épisodes des États et Empires du Soleil, au cœur de la fable des Arbres Amants qu’un chêne issu de la forêt de Dodone raconte au voyageur Dyrcona6. Avant d’aborder ce récit, on peut faire une observation instructive sur le rôle que joue ce recours à la mythologie dans l’économie romanesque. Il paraît analogue à celui que remplit l’usage des récits bibliques dans le premier des deux romans, L’Autre Monde ou les États et Empires de la lune. À son arrivée sur la lune, en effet, le narrateur revisite le Paradis terrestre. Il y a déjà des arbres dans cette histoire, les inévitables arbre de vie et arbre de la connaissance. Et déjà la narration s’emploie à les dépouiller de leur statut surnaturel en expliquant leurs vertus par l’action naturelle de leurs composés chimiques. En les consommant, le voyageur terrien subira deux métamorphoses partielles : l’une physique, opérée par le fruit de l’arbre de vie qui le fait rajeunir de quatorze années, l’autre mentale, puisqu’il se trouve hébété pour avoir croqué l’écorce du fruit de l’arbre de la connaissance. Entre ces deux incidents, il aura traversé un paradis terrestre où la chute n’est qu’une notion physique7, bien moins représentée, d’ailleurs, que l’ascension8.

  Les États et Empires de la Lune et du Soleil, éd. Madeleine Alcover, Paris, Champion Classiques, 2004, p. 280-298 ; toutes les indications de pages référeront dorénavant à cette édition et seront données, pour plus de souplesse, par le seul numéro entre parenthèses dans le texte même. 7   En vertu de l’attraction exercée par la « sphère d’activité » de la lune, le voyageur qui s’est élevé jusqu’à elle depuis la terre, choit néanmoins sur son sol la tête la première (p. 31). C’est donc par une chute qu’il entre au paradis, inversant le trajet d’Adam qui, comme il l’apprendra plus tard, s’en est évadé par une ascension en direction de la terre L’inversion physique éveille, par la voie de l’humour, des échos idéologiques : ce sont proprement le péché et ses conséquences qui sont évacués de cet « autre monde » censé figuré le monde de l’au-delà. 8   Outre l’ascension d’Adam et d’Ève (p. 35-36), le voyageur entendra les récits des ascensions d’Énoch (p. 36-38), d’Achab la supposée fille de Noé (p. 38-40), de Jean l’Évangéliste et d’Élie (p. 41-43), son guide et interlocuteur. Là encore le récit de Cyrano vient combler, avec toute l’impertinence de la science-fiction, les lacunes de la Bible. 6

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Sur le soleil, c’est à son arrivée dans les régions opaques qu’il rencontre les récits ovidiens retransmis par un chêne parlant. Mais les métamorphoses dont il va être l’auditeur entrent alors en écho avec celles dont il a été le spectateur dès qu’il a mis le pied sur le soleil, épisode sur lequel nous reviendrons. Pour l’instant observons seulement ceci : entre le traitement de la Bible et le traitement de la mythologie païenne, la différence est de registre. Il y a une évidente dérision parodique dans le traitement des motifs bibliques, alors que les récits mythologiques, bien que simplifiés et rationalisés, ne sont pas totalement détachés de leur ancrage dans la poésie, épique et lyrique, ni dépouillées de leur pouvoir de séduction sur le lecteur. Cette différence est importante, car elle fait partie, comme nous le verrons, du dispositif expérimental que Cyrano construit dans sa réécriture d’Ovide. Il ajoute un récit liminaire à ceux d’Ovide, qui est précisément la fable des Arbres Amants. Cette fable est fondatrice : elle lie en une relation circulaire l’existence des hommes à celle des arbres. Ceux-ci se trouvent être à la fois le produit et l’origine du désir amoureux chez les humains, ce qui suppose une continuité physique entre les deux espèces. Au début de l’histoire, il y a deux amants, Oreste et Pylade, qui meurent ensemble au combat, par dévouement réciproque (p. 282). Leurs corps, ensevelis dans leur enlacement, donnent naissance à deux arbres si enchevêtrés qu’on n’en peut distinguer les fruits (p. 283). Les passants les cueillant au hasard, chacun d’eux se trouve irrésistiblement attiré vers celui ou celle qui a mangé la pomme « jumelle » – un fruit contigu, mais provenant de l’autre arbre. Le narrateur prend soin alors de préciser que le sentiment qui naît entre deux hommes n’est pas de même nature que celui qui unit un homme et une femme, le nom d’« amants » indifféremment employé dans l’un et l’autre cas maintient l’ambiguïté homosexuelle9. Ainsi s’expliquent un certain nombre de cas d’amitié mémorable : Hercule et Thésée, Achille et Patrocle, Nisus et Euryale, la Bande sacrée de Thèbes – dont Plutarque parle dans la Vie de Pélopidas. Ces liens puissants 9   « La nature pourtant avait distingué l’énergie de leur double essence avec tant de précaution, que quand le fruit de l’un des arbres était mangé par un homme, le fruit de l’autre arbre par un autre homme, cela engendrait l’amitié réciproque ; et quand la même chose arrivait entre deux personnes de sexe différent, elle engendrait l’amour, mais un amour vigoureux qui gardait toujours le caractère de sa cause ; car encore que ce fruit proportionnât son effet à la puissance, amollissant sa vertu dans une femme, il conservait toujours je ne sais quoi de mâle » (p. 283).

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entre deux hommes ont suscité des actions héroïques, semblables à celles d’Oreste et de Pylade. Mais – et c’est le deuxième versant de la fable – les fruits jumeaux sont aussi à l’origine d’actions « bien honteuses »10. Ce sont elles que Cyrano emprunte aux Métamorphoses. Sans souci de leur contexte initial, il fait se succéder dans le même espace et le même temps les passions hors normes que raconte Ovide dans le cadre d’un découpage géographique des traditions légendaires. Son propos est de regrouper les unions les plus scandaleuses pour la morale et pour la physiologie : Myrrha et son père Cinyras (p. 286), Pasiphae et le taureau (p. 287), Pygmalion et sa statue (p. 287), la jeune Iphis et son amie Ianthé (p.  287-288), Narcisse avec lui-même (p. 289), Salmacis et Hermaphrodite (p. 290-292). À cet ensemble mythologique cohérent, s’ajoute un dernier cas emprunté à Plutarque, celui du prince Artaxerxès épris d’un platane (p. 292-295). L’invention de Cyrano, on le voit, permet d’inscrire ces légendes qui jouaient chez Ovide sur la diversité et la surprise dans un véritable système de variations réglées. Deux fruits jumeaux peuvent être consommés par deux humains, un humain et un animal, ou bien un humain et un végétal ; s’il s’agit de deux humains, ils peuvent être ou non de même sexe, ou encore de même sang ; enfin s’ils sont mangés par un même humain, cela donne l’histoire de Narcisse. En outre, les fruits peuvent être consommés tels quels ou sous forme d’extraits, ce qui multiplie leur effet d’attraction réciproque, comme on le constate entre Salmacis et Hermaphrodite, ou dans la passion d’Artaxerxès pour un platane, double végétal de lui-même, puisqu’on lui avait greffé une pomme jumelle de celle qu’avait ingurgitée la mère du jeune homme pendant sa grossesse. Ce système a tout l’air d’un jeu. Mais ce n’est pas un jeu désintéressé. En dépit de l’étonnement – tout pédagogique – qu’exprime le chêne narrateur pour l’éloignement de ces amours « du chemin ordinaire de la nature »11, 10

  « Mais entre un nombre infini de louables actions dont ces pommes furent causes, ces mêmes pommes en produisirent innocemment de bien honteuses » (p. 286). 11   « Hé bien ! ces histoires ne sont-elles pas étonnantes ? Elles le sont, car de voir une fille s’accoupler à son père, une jeune princesse assouvir les amours d’un taureau, un homme aspirer à la jouissance d’une pierre, un autre se marier avec soi-même, celle-ci célébrer fille un mariage qu’elle consomme garçon, cesser d’être homme sans commencer d’être femme, devenir besson hors du ventre de la mère et jumeau d’une personne qui ne lui est point parent, tout cela est bien éloigné du chemin ordinaire de la nature ; et cependant ce que je vais vous conter vous surprendra davantage » (p. 292).

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il s’agit pour l’auteur d’innocenter le désir, en le faisant reconnaître, par le subterfuge d’une fiction « chimique »12, comme un phénomène naturel quel que soit le mode sur lequel il s’exprime. Le sujet n’est plus responsable de son choix érotique, puisque celui-ci est déterminé, en quelque sorte chimiquement, par le suc des fruits jumeaux. Sur ce point encore l’esprit de système domine et construit une typologie des déviances sexuelles : inceste, zoophilie, homosexualité, transexualisme, narcissisme, fétichisme. L’entreprise de déculpabilisation peut ainsi être universelle. Elle ne va pas, toutefois, sans quelque paradoxe : certes Ovide est un auteur païen – d’ailleurs mis à l’Index –, et il paraît légitime de solliciter son poème pour représenter un monde sans péché ; pourtant ce poème exploite intensément la tension entre la force du désir et la violence de la transgression. Du point de vue du poète latin, ces unions sont « criminelles » (nefas), et la métamorphose qui les sanctionne est un châtiment envoyé par les dieux pour des crimes « contre nature ». L’invention des fruits jumeaux sert donc très précisément à réintégrer tout désir dans l’ordre naturel. Ainsi, dans le mythe originel, la transformation d’Hermaphrodite en être bisexué était-elle l’accomplissement d’un viol13. Dans la version cyranienne, elle n’est que l’expression d’un désir exacerbé par la consommation de la quintessence des fruits, qui ne trouve à s’assouvir que dans une fusion si étroite des corps qu’elle produit un monstre hybride14. 12

  Les références à l’alchimie que M. Alcover multiplie dans cette séquence brouillent plus qu’elles ne l’éclairent la portée de l’invention cyranienne. Celle-ci est d’autant plus subversive qu’elle invite le lecteur à adhérer à une conception naturaliste du monde. Suggérer des interprétations ésotériques de ces diverses histoires ne ferait que le renvoyer à un autre système de croyances, alors même qu’il entreprend la parodie de la Bible pour se libérer de l’emprise religieuse. 13   « […] il [Hermaphrodite] brille à travers les eaux limpides, comme une statue d’ivoire ou un lis éclatant de blancheur, que l’on couvrirait d’un verre transparent : “Victoire ! il est à moi !” s’écrie la Naïade, et, ayant rejeté au loin tous ses vêtements, elle s’élance au milieu des eaux ; il se débat, mais elle le maintient et, malgré sa résistance, lui ravit des baisers ; elle glisse ses mains sous le jeune homme ; atteint sa poitrine rebelle, l’enveloppe tantôt par un côté, tantôt par un autre. Enfin c’est en vain qu’il lutte et cherche à lui échapper ; elle l’enlace comme fait un serpent que l’oiseau du souverain des dieux soutient et emporte au milieu des airs. » (Ovide, Métamorphoses, IV, 385-390 ; trad. Georges Lafaye, éd. Jean-Pierre Néraudau, Gallimard (Folio), 1992, p. 146). 14   « Les parents du berger qui s’aperçurent des amours de la nymphe, tâchèrent à cause de l’avantage qu’ils trouvaient en cette alliance, de l’entretenir et de la croître : c’est pourquoi ayant ouï vanter les pommes jumelles pour un fruit dont le suc inclinait les esprits à l’amour, ils en distillèrent, et, de la quintessence la plus rectifiée, ils trouvèrent moyen d’en faire boire

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Cette observation explique que l’histoire de Myrrha ne soit pas contée jusqu’au bout : sa métamorphose en arbre à myrrhe au moment où elle met au monde son fils incestueux, Adonis, ne pouvait qu’être interprétée comme un châtiment15. Et même la noyade de Narcisse est décrite comme une fusion voluptueuse avec soi-même plutôt que comme la sanction mortelle de son indifférence envers Écho et les autres nymphes16. Toutefois la dimension morale n’est pas exclusive. Le réaménagement du mythe touche aussi à l’anthropologie et à la physique. De fait, la métamorphose sous la plume de Cyrano signifie exactement l’inverse de ce qu’elle signifiait pour Ovide. Pour celui-ci, en effet, elle était non seulement une punition, mais même une mise au ban de l’ordre naturel. L’humain métamorphosé n’est plus ni vivant ni mort, comme l’exprime Myrrha dans son vœu d’expiation : « […] Je ne refuse pas de subir un terrible châtiment ; mais je ne veux pas souiller les vivants en restant dans ce monde, ni, morte, ceux qui ne sont plus ; bannissez-moi de l’un et l’autre empire ; faites de moi un autre être, à qui soient interdites et la vie et la mort »17. Ovide semble ainsi affirmer qu’il y a, dans la vie comme dans la mort, une hétérogénéité fondamentale entre les espèces, puisque la transmutation d’un humain en végétal ou en animal est pour lui un exil plus radical que la mort même. Au contraire, le travail de la vraisemblance opère chez Cyrano une naturalisation de la métamorphose. Le mythe atteint son point crucial, dramatique et symbolique, avec la combustion des arbres et leur transformation en deux substances complémentaires, promises à une éternelle attraction réciproque  : le fer et l’aimant18. L’humain et le végétal accomplissent ainsi par le moyen du feu à leur fils et à son amante. Son énergie qu’ils avaient sublimée au plus haut degré qu’elle pouvait monter, alluma dans le cœur de ces amoureux un si véhément désir de se joindre, qu’à la première vue Hermaphrodite s’absorba dans Salmacis, et Salmacis se fondit entre les bras d’Hermaphrodite. Ils passèrent l’un dans l’autre, et de deux personnes de sexe différent, ils en composèrent un double je ne sais quoi qui ne fut ni homme ni femme » (p. 291). 15   Voir Métamorphoses, X, 485-515 ; éd. cit., p. 338-339. 16   « Comme cette nymphe, d’autres, nées dans les eaux ou sur les montagnes, et auparavant une foule de jeunes hommes s’étaient vus dédaignés par Narcisse. Aussi quelqu’un qu’il avait méprisé, levant les mains vers le ciel, s’écria : “Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour !” La déesse de Rhamnonte exauça cette juste prière » (Métamorphoses, III, 400-405 ; éd. cit., p. 119). 17   Ibid., X, 485-489 ; p. 338. 18   « Les pères et les mères qui, comme vous savez, au gouvernement de leurs familles ne se laissent conduire que par l’intérêt, fâchés que leurs enfants, aussitôt qu’ils avaient goûté

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une transmutation de la matière semblable à celles qu’ont décrites les philosophes lunaires dans leurs cours de physique19. Une telle transmutation indique, ici comme là, la parfaite continuité de la chaîne des êtres dans l’univers cyranien. Et la fable le confirme sur le plan du langage, en faisant entendre la solidarité phonique qui lie le nom des amants à leur destin métallique d’aimant20. de ces pommes, prodiguaient à leur ami tout ce qu’ils possédaient, brûlèrent autant de ces plantes qu’ils en purent découvrir. Ainsi l’espèce étant perdue, c’est pour cela qu’on ne trouve plus aucun ami véritable. À mesure donc que ces arbres furent consumés par le feu, les pluies qui tombèrent dessus en calcinèrent la cendre, si bien que ce suc congelé se pétrifia de la même façon que l’humeur de la fougère brûlée se métamorphose en verre ; de sorte qu’il se forma, par tous les climats de la terre, des cendres de ces arbres jumeaux, deux pierres métalliques qu’on appelle aujourd’hui le fer et l’aimant, qui à cause de la sympathie des fruits de Pylade et d’Oreste, dont ils ont conservé la vertu, aspirent encore tous les jours à s’embrasser » (p. 294-295) 19   Le philosophe espagnol dont le voyageur partage la cage conclut ainsi sa description de « la fortune des […] éléments qui composaient [une] bûche livrée au feu : « L’eau que la flamme avait chassée de ce [tronc], élevée par la chaleur jusqu’au berceau des météores, retombera en pluie sur notre chêne aussi tôt que sur un autre. Et la terre devenue cendre, guérie de sa stérilité par la chaleur nourrissante d’un fumier où on l’aura jetée, par le sel végétatif de quelques plantes voisines, par l’eau féconde des rivières, se rencontrera peut-être près de ce chêne qui, par la chaleur de son germe, l’attirera et en fera une partie de son tout. // De cette façon, voilà ces quatre éléments qui recouvrent le même sort dont ils étaient partis quelques jours auparavant. De cette façon, dans un arbre il y a tout ce qu’il faut pour composer un homme. Enfin de cette façon, toutes choses se rencontrent en toutes choses, mais il nous manque un Prométhée pour faire cet extrait » (p. 87). Le premier des philosophes qu’il rencontre après sa libération chez le « fils de l’hôte », professe un atomisme sensiblement différent de l’aristotélisme de l’Espagnol, mais conclut à la même identité matérielle de toute la chaîne des espèces, illustrée ici encore par les deux pôles – véritablement obsédants chez Cyrano – de l’homme et de l’arbre : « Or le feu, qui est le constructeur et le destructeur des parties et du tout de l’univers, a poussé et ramassé dans un chêne la quantité des figures nécessaires à composer ce chêne. // Mais, me direz-vous comment le hasard peut-il avoir assemblé en un lieu toutes les choses qui étaient nécessaires à produire ce chêne ? – Je réponds que ce n’est pas merveille que la matière ainsi disposée [ait] formé un chêne, mais que la merveille eût été bien grande si, la matière ainsi disposée, le chêne n’eût pas été formé. Un peu moins de certaines figures, c’eût été un orme, un peuplier, un saule, un sureau, de la bruyère, de la mousse ; un peu plus de certaines autres figures, c’eût été la plante sensitive, une huître à l’écaille, un ver, une mouche, une grenouille, un moineau, un singe, un homme » (p. 125-126) 20   Cyrano exploite cette sympathie inscrite dans la langue en une sorte de poème en prose où l’expérience de l’aimantation est exposée métaphoriquement sous la forme d’un ballet érotique : « N’avez-vous jamais considéré un morceau d’aimant appuyé sur de la limaille

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Ainsi la fable des Arbres Amants se révèle-t-elle être le mythe fondateur de l’univers physique cyranien, qui apparaît ainsi à l’évidence comme un univers matérialiste, reposant sur l’unité essentielle d’une matière conçue comme agencement d’atomes. Toutefois cette physique atomistique, clairement issue de l’épicurisme, n’implique pas, de la part de Cyrano, une adhésion totale au système épicurien. Lucrèce niait absolument la possibilité physique de la métamorphose et récusait même l’hypothèse que la nature, dans l’enfance du monde, ait pu produire des monstres, en constatant que l’hybridation entre des espèces éloignées est physiologiquement impossible21. Bien au contraire, les physiciens de Cyrano, qu’ils vivent sur la lune ou sur le soleil, n’envisagent le renouvellement de la vie que comme un déplacement incessant sur l’échelle des êtres, un réagencement aléatoire de la matière, qui produit, comme dans le jeu de dés, une « plante sensitive, une huître à l’écaille, un ver, une mouche, une grenouille, un moineau, un singe, un homme » (p. 126). Tous les exposés philosophiques prononcés sur la lune, quelle que soit la doctrine qui les inspire, s’accordent sur ce point : la chaîne des êtres est continue, et la nature matérielle de l’homme s’en trouve confirmée22. La nature est joueuse et de fer ? Vous voyez l’aimant se couvrir, en un tournemain, de ces atomes métalliques ; et l’amoureuse ardeur avec laquelle ils s’accrochent est si subite et si impatiente, qu’après s’être embrassés partout, vous diriez qu’il n’y a pas un grain d’aimant qui ne veuille baiser un grain de fer, et pas un grain de fer qui ne veuille s’unir avec un grain d’aimant ; car le fer ou l’aimant, séparés, envoient continuellement de leur masse les petits corps les plus mobiles à la quête de ce qu’ils aiment. Mais quand ils l’ont trouvé, n’ayant plus rien à désirer, chacun termine ses voyages, et l’aimant occupe son repos à posséder le fer, comme le fer ramasse tout son être à jouir de l’aimant » (p. 295). 21   « Ne va donc pas croire que des semences d’homme et de cheval / puissent former des centaures, ne leur prête point vie, / Non plus qu’à des êtres ceints de chiens enragés, / Scylles au corps semi-marin et tous monstres semblables / dont nous voyons que les membres ne s’accordent pas : / ils n’atteignent en même temps ni la fleur de l’âge, / ni leur pleine force, ni le déclin de la vieillesse, / ne brûlent d’amours semblables, ne se rencontrent / en leurs mœurs, ne goûtent les mêmes joies du corps. […] Ainsi donc, imaginer qu’en la nouveauté de la terre, / en la jeunesse du ciel de tels animaux aient pu naître, / c’est se fonder sur l’unique et vain mot de nouveauté / pour s’autoriser à débiter maintes fables de ce genre. […] S’il y eu certes dans la terre de nombreuses semences / au temps où elle commençait à produire les animaux, ce n’est aucunement le signe qu’elle ait pu créer / des bêtes hybrides, mêler les membres des vivants » (De rerum natura, V, v. 890-919 ; trad. José Kany-Turpin, Aubier, 1993, p. 365). 22   Selon la thèse de la métempsychose exposée par le Démon de Socrate, l’homme est le but du mouvement continu des métamorphoses ; mais le cas censé illustrer ce finalisme interdit, par sa pointe satirique, de le prendre au sérieux : « Vous savez, ô mon fils, que de la

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s’autorise de l’unité de la matière pour risquer les coups les plus hasardeux23. Pour le faire entendre, Cyrano bricole les systèmes philosophiques et construit sa propre doctrine fictionnelle par hybridation, en combinant le matérialisme épicurien et un pythagorisme bâtard, dont la métempsychose serait le processus aléatoire, dépourvu de finalité. C’est là, certes, une fiction, mais on en voit aisément l’utilité philosophique, puisqu’elle fonde une anthropologie relativiste qui engendre la perplexité sceptique à l’égard de la supériorité de l’homme et de l’autonomie de la raison. Une fiction qui, finalement, se révèle la plus subtilement efficace pour lancer la polémique sur tous les plans (cosmologie, physique, anthropologie et métaphysique) contre l’aristotélisme dominant. Il y a un autre principe au cœur de la métamorphose, tout aussi étranger à la doctrine épicurienne et pourtant également nécessaire à l’univers cyranien. Dans sa version mythologique, la métamorphose est l’effet d’une volonté transcendante : elle est envoyée par un dieu courroucé ou compatissant. Cyrano lui donne un principe immanent. Dans la fable des Arbres Amants, ce principe est matérialisé par le suc des fruits jumeaux. Celui-ci est en quelque sorte un substitut chimique du désir. Ainsi, alors que chez Ovide Pygmalion transformait sa statue d’ivoire en statue de chair par l’effet de son désir relayé par la volonté de Vénus accédant à ses prières24, chez Cyrano c’est le jus dont il mouille le marbre pour le travailler après avoir mastiqué le fruit terre il se fait un arbre, d’un arbre un pourceau, d’un pourceau un homme. Ne pouvons-nous donc pas croire, puisque tous les êtres de la nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes, cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte et le mieux imaginé qui soit au monde, étant le seul qui fasse le lien de la vie brutale avec l’angélique ? Que ces métamorphoses arrivent, il faut être pédant pour le nier : ne voyons-nous pas qu’un pommier, par la chaleur de son germe comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne ; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même ; et qu’un homme, mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait enfin revivre cet animal sous une plus noble espèce ? Ainsi ce grand pontife qui vous voyez la mitre sur la tête était, il n’y a que soixante ans, une touffe d’herbe en mon jardin » (p. 146). 23   « […] ainsi, à pénétrer sérieusement la matière, vous trouverez qu’elle n’est qu’une, qui, comme une excellente comédienne, joue ici-bas toutes sortes de personnages, sous toutes sortes d’habits » (p. 78). 24   Pygmalion profite de la fête de Vénus à Chypre pour prier la déesse de lui accorder « une femme semblable à la vierge d’ivoire », et la déesse répond favorablement par le truchement de la flamme de l’autel ; aussi, de retour chez lui, se penchant sur sa statue, « il croit sentir que ce corps est tiède ». Ses baisers parachèvent le miracle, qui a déjà été accompli par un pouvoir surnaturel (Métamorphoses, X, 269-297 ; p. 330).

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qui, pénétrant jusqu’au cœur de la statue, l’anime et l’humanise25. En cela, la fable racontée par le chêne joue bien le rôle d’un mythe à l’intérieur de l’univers fictionnel de référence, puisqu’elle traduit sous une forme sensible les phénomènes invisibles de cet univers et en explique les principes secrets. Or dans le monde de la fiction, qui est donné comme équivalent du monde réel, le principe de métamorphose, c’est l’imagination. Elle est d’ailleurs présente à l’intérieur des relais narratifs qui assurent la vraisemblance du mythe : c’est bien à force d’imaginer l’organe qui lui permettrait de satisfaire le désir d’Ianthé qu’Iphis finit par le produire à partir de sa propre chair26. On voit s’affirmer par là un autre principe matérialiste : l’unité fondamentale du corps et de l’âme. Or cette démonstration prend encore une voie tout à fait contraire à la doctrine épicurienne. Lucrèce expliquait, en effet, que l’âme était mêlée au corps par le moyen de la dissémination de ses atomes ténus entre les atomes corporels plus épais27. De leur interaction naissent la sensation et les représentations qui en dérivent. L’intérêt d’un tel dispositif, c’est qu’il annule toute hiérarchie entre l’âme et le corps. Tous deux sont également matière, leur différence d’aptitudes n’est qu’affaire de subtilité plus ou moins grande. Mais, dans ces conditions, l’âme ne peut donner forme à la matière. Pour Lucrèce l’imagination ne produit que des illusions, elle n’a pas

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  « Le marbre, en même temps pénétré par le suc, s’amollit peu à peu ; et l’énergique vertu de cette pomme, conduisant son labeur selon le dessein de l’ouvrier, suivit au-dedans de l’image les traits qu’elle avait rencontrés à la superficie, car elle dilata, échauffa et colora, à proportion de la nature des lieux qui se rencontrèrent dans son passage. Enfin le marbre devenu vivant, et touché de la passion de la pomme, embrassa Pygmalion de toutes les forces de son cœur et Pygmalion, transporté d’un amour réciproque, la reçut pour femme » (p. 287). 26   « Car comme tout son corps, imbu de ce fruit, brûlait de former des mouvements qui répondissent aux enthousiasmes de sa volonté, il remua chez soi la matière si puissamment, qu’il se construisit des organes beaucoup plus forts, capables de suivre sa pensée et de contenter pleinement son amour dans sa plus virile étendue : c’est-à-dire qu’Iphis devint ce qu’il faut être pour épouser une femme » (p. 288) 27   « Cependant dénier au corps la faculté de sentir / et croire que l’âme au corps tout entier mêlée / a charge du mouvement que nous nommons sensation, / c’est lutter contre l’évidence et la vérité. […] Ici tu ne saurais nullement accepter / ce que la parole sacrée du grand Démocrite affirme : / les atomes du corps et de l’âme, un à un juxtaposés, / alternent tous et leur tissu forme l’organisme ; / car si les éléments de l’âme sont bien plus petits / que ceux qui composent notre corps et nos chairs, / ils leur cèdent surtout en nombre, rares et dispersés / parmi les membres […] » (De rerum natura, III, 350-354 ; 370-377 ; trad. cit., p. 201).

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le pouvoir d’imprimer sa marque dans le réel. C’est tout le contraire dans l’univers créé par Cyrano. Ce qui permet de le démontrer, ce sont encore des métamorphoses. Mais celles-ci ont un statut expérimental plutôt que mythique. Il s’agit des transformations du « petit peuple » que Dyrcona rencontre sous la forme de pommes-grenades accrochées à l’arbre sous lequel il s’endort à son arrivée dans le soleil. S’éveillant, il fixe son attention sur l’un d’eux, qui s’anime : « J’aperçus remuer cette petite couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea autant qu’il le fallait pour former le cou. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc, qui à force de s’épaissir, de croître, d’avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair » (p. 237). Ce petit être humanoïde se révèle être le roi d’un peuple polymorphe qui se livre aussitôt, sous les yeux du voyageur, à un étrange ballet, au terme duquel apparaît le corps d’un jeune homme, « petit microcosme » issu du chaos premier de la danse du petit peuple. Le spectacle est extraordinaire, mais le récit utilise assez efficacement le lexique de la physique atomistique pour écarter toute référence au miracle. Ainsi se trouve éclairée l’énigmatique annonce du narrateur au début de l’épisode : « Mais, écoutez, peuples de la terre, je ne vous oblige pas de croire, puisque au monde où vos miracles ne sont que des effets naturels, celui-ci a passé pour un miracle ! » (p. 239). Le petit roi confirme l’hypothèse matérialiste, en expliquant les extraordinaires dispositions de son peuple par les conditions physiques exceptionnelles qu’offre la surface du soleil : « Mais, écoute, et je te découvrirai comme toutes ces métamorphoses, qui te semblent autant de miracles, ne sont rien que de purs effets naturels. Il faut que tu saches qu’étant nés habitants de la partie claire de ce grand monde, où le principe de la matière est d’être en action, nous devons avoir l’imagination beaucoup plus active que ceux des régions opaques, et la substance du corps aussi beaucoup plus déliée. Or cela supposé, il est infaillible que notre imagination ne rencontrant aucun obstacle dans la matière qui nous compose, elle l’arrange comme elle veut, et devenue maîtresse de toute notre masse, elle la fait passer, en remuant toutes ses particules, dans l’ordre nécessaire à constituer en grand cette chose qu’elle avait formée en petit » (p. 246). Ce sont là des conditions exceptionnelles, qui font que le soleil fonctionne comme une sorte de laboratoire d’expérimentation des possibilités de la matière. On comprend ici quelle est la fonction heuristique de la métamorphose. Elle construit sur le soleil une expérience symétrique à celle qu’a per-

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mise le voyage dans la lune. Il s’agissait alors de valider l’hypothèse copernicienne sur la structure de l’univers. Au cours de l’ascension vers la lune, l’observation de la disposition et du mouvement des planètes, des effets de l’attraction, des distances relatives y suffisait. Mais le programme de recherche du voyage vers et sur le soleil est plus complexe à réaliser, puisqu’il s’agit de prouver à la fois l’unité de la matière, dans une réinterprétation atomistique de la relation entre macrocosme et microcosme, et l’unité du corps et de l’esprit. Il est donc fort utile que les dispositions physiologiques des êtres solaires exposent manifestement des phénomènes impossibles à observer sur le corps humain. Sur terre, en effet, on ne peut que supposer les effets de l’imagination sur la matière corporelle, et Dyrcona en est réduit à convoquer pour s’en convaincre les cas de mutations physiques extraordinaires, charriés depuis l’Antiquité par les récits des historiens et des naturalistes (p. 246-247). Ce sont ceux-là même que Montaigne rapporte dans l’essai intitulé « La force de l’imagination » : l’aventure de Cippus se retrouvant cornu pour avoir rêvé de combat de taureaux, Gallus Vitius devenant fou à force de donner à sa matière « par un effort d’imagination, les mêmes mouvements que cette matière doit avoir pour constituer la folie », le roi Codrus, guéri de sa maladie pulmonaire pour avoir imité en imagination la disposition du corps d’un jeune homme plein de santé, enfin le fameux cas des femmes enceintes donnant, par la force des représentations monstrueuses que forge leur imagination, la forme de monstre à leur fœtus28. On voit que, par-delà le but qu’il partage avec Montaigne de combattre la croyance irréfléchie aux miracles, source de superstition, Cyrano, en poursuit un autre, tout aussi polémique, mais plus singulier : il s’agit de redéfinir la hiérarchie des facultés de l’âme, d’arracher l’imagination au rôle subalterne qu’elle occupe, après l’entendement et la mémoire, dans la psychologie aristotélicienne. Certes, Montaigne lui reconnaît aussi un rôle dominant dans la conduite et la pensée humaines. Mais alors qu’il en fait une maîtresse d’erreurs, une source d’illusions, pour Cyrano elle est un instrument de connaissance, une voie vers la vérité. Les philosophes qui peuplent le soleil en fournissent la preuve par leur pratique. Campanella, son nouvel hôte, est capable d’entrer dans l’état d’esprit de son interlocuteur en imitant à partir de l’observation de sa physionomie, la disposition intérieure de ses organes29. Et les   Montaigne, Essais, I, 21 ; éd. Gallimard (« La Pléiade »), 1965, p. 96-105.   Isabelle Moreau a brillamment démontré les enjeux matérialistes de cette disposition singulière que Cyrano prête à Campanella en s’appuyant sur un témoignage rapporté par 28

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« philosophes rêveurs », parce qu’ils se sont purgés de l’opacité de leur « pays natal », peuvent, par un effort de leur volonté, rendre leurs pensées immédiatement communicables sans recourir au langage30. Ainsi le motif de la métamorphose n’est-il pas chez Cyrano un simple jeu poétique destiné à enchanter l’univers fictionnel du voyage dans l’autre monde. Mythe ou expérimentation des possibilités de la matière, il est investi d’une portée épistémologique dans le bricolage naturaliste et sceptique auquel se livre Cyrano à des fins polémiques contre le dogmatisme aristotélicien. L’expérimentation se rejoue en direction du lecteur. Le lecteur des voyages cyraniens n’accède pas à la métamorphose par la curiosité, comme celui du poème d’Ovide, mais par la sympathie. Cela, parce que l’auteur-narrateur déplace le point de vue narratif. Ovide décrit toujours la métamorphose du point de vue d’un observateur extérieur, témoin de la scène comme la mère d’Iphis, ou acteur comme Pygmalion. Souvent même, il marque particulièrement sa propre position de narrateur-observateur en s’adressant à la deuxième personne au sujet de la métamorphose31. Cyrano procède autrement, en invitant le lecteur à assister à la métamorphose de l’intérieur de la matière. Il Naudé d’une visite au philosophe dans sa prison romaine : v. « D’un même “branle de matière” à un “même branle d’esprit” : la science physionomique dans l’Autre monde de Cyrano de Bergerac », dans Lectures de Cyrano de Bergerac, “Les États et Empires de la Lune et du Soleil”, dir. Bérangère Parmentier, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 49-58. 30   Analysant ce passage, Jean-Pierre Cavaillé en démontre l’ambiguïté. Certes, il témoigne du fait que « l’aspiration cyranienne à la liberté, comme liberté d’imaginer et de publier ses imaginations, est aussi chargée d’un désir de transparence, au sens d’une clarté de conception, et d’une limpidité de communication, inconcevable en l’état actuel du monde savant et de la société humaine en général » ; mais la société des philosophes solaires n’est pas pour autant une « société de la transparence généralisée », chacun est libre de préserver à son gré l’opacité de sa pensée et le secret de sa conscience : Cyrano indique par là, au cœur même de la projection imaginaire d’un monde meilleur, sa défiance envers les utopies. (« Une pensée de l’évasion. Liberté et enfermement dans les romans cyraniens », dans Lectures de Cyrano de Bergerac, op. cit., p. 98-99). 31   « Sans être encore rassurée, mais pourtant joyeuse de ce présage favorable, la mère d’Iphis quitte le temple ; tandis qu’elle sort, accompagnée de sa fille, celle-ci la suit à plus grands pas que de coutume ; son visage perd de sa blancheur ; ses forces augmentent, il y a dans ses traits plus de hardiesse, la longueur de ses cheveux sans apprêt diminue ; elle sent elle-même une vigueur que n’eut jamais une femme. Et en effet, toi qui étais une femme, il y a un instant, tu es un jeune homme » (Métamorphoses, IX, 785-790 ; p. 317).

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s’emploie par là à construire la vraisemblance d’un sujet par nature invraisemblable, mais aussi à créer les conditions de l’adhésion du lecteur. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce parti pris d’écriture s’applique tout particulièrement à des scènes chargées d’érotisme, ce que sont les récits de métamorphoses empruntés à Ovide. L’identification érotique est en effet le vecteur le plus efficace de participation sensible à la scène décrite. C’est montrer au lecteur une voie de connaissance directe des phénomènes décrits, une sympathie analogue à celle que le milieu épuré du soleil permet à Dyrcona, quand il observe : « Aussitôt que ces petits hommes se furent mis à danser, il me sembla sentir leur agitation dans moi et mon agitation dans eux. Je ne pouvais regarder cette danse, que je ne fusse entraîné sensiblement de ma place, comme par un vortice qui remuait de son même branle, et de l’agitation particulière de chacun, toutes les parties de mon corps ; et je sentais épanouir sur mon visage, la même joie qu’un mouvement pareil avait étendue sur le leur. » (239) L’expérimentation de la lecture comme participation imaginative et sensible est peut-être la meilleure arme qu’ait trouvée Cyrano, en explorant le thème de la métamorphose, pour combattre la pensée dogmatique. Le motif de la métamorphose contient donc chez lui tout un programme narratif qui est en même temps un programme de connaissance. Il s’agit, très paradoxalement, d’utiliser la merveille forgée au sein de la poésie mythologique pour démontrer que « les miracles ne sont que des effets naturels ». Une philosophie bricolée à partir d’une combinaison de doctrines disparates fournit la trame organisatrice de ces rencontres merveilleuses. Elles prennent ainsi place dans un univers physique cohérent, fantasmagorique dans ses représentations, mais rendu théoriquement pensable par l’hypothèse matérialiste.

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Le souci philosophique

Genèse et génération dans les États et Empires du Soleil Bérengère Parmentier

(Université de Provence)

Introduction « Marchez sur le ventre du père qui vous engendra, trépignez sur le sein de la mère qui vous conçut… ». À la fin du premier roman de Cyrano, les États et Empires de la Lune, le Narrateur entend ces conseils surprenants donnès par un personnage qui se présente comme son initiateur et son guide dans les contrées lunaires, et qui porte le nom de Démon de Socrate1. Trépigner sur ses géniteurs, c’est plus précisément l’attitude recommandée aux enfants lorsqu’ils se rendent compte, par leur jugement personnel, que leurs parents ne méritent pas leur estime. L’injonction s’inscrit dans une longue diatribe contre le respect filial, qui présente la vénération des enfants pour leurs parents à la fois, sur le plan intellectuel, comme une erreur, et sur le plan social et politique, comme le principe d’une organisation absurde et injuste des collectivités humaines. Dans la même séquence, un autre personnage va renchérir sur ces propos déjà provocateurs. Ce second personnage souligne d’abord qu’il n’y a pas de raison de respecter un père puisque la reproduction sexuée est une nécessité matérielle et un besoin physique ; il poursuit par une apologie paradoxale de la sexualité, même lorsque celle-ci ne conduit à aucun engendrement, à condition qu’elle procure un plaisir. Ce second personnage n’a pas de nom dans le roman, il est seulement désigné comme « fils de l’hôte » ou « jeune hôte »,   Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, M. Alcover (éd.), Paris, Champion, 2004, p. 104. C’est cette édition qui sera désormais citée. 1

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fils du personnage qui accueille le Narrateur pour un banquet philosophique ; au-delà des possibles « clés » qui renverraient à tel « fils » d’un père connu de Cyrano, ces dénominations soulignent son identité fictionnelle de fils et mettent en relief le renversement burlesque qui, dans la fiction, conduit ce fils à insulter, fouetter et maltraiter son propre père2. Ces mœurs sont données pour habituelles chez les Lunaires, mais ne manquent pas de surprendre le Narrateur venu de la Terre. Le fils de l’hôte, c’est donc d’abord le fils d’un père bien humain, quoique lunaire ; mais en même temps, l’expression « fils de l’hôte » fait aussi parodiquement écho à la dénomination évangélique du Christ comme « fils de l’homme » ; et le même personnage rejettera avec une vigueur non moins éclatante l’existence de ce « père » suprême qu’est Dieu : « qu’il y ait un Dieu, […] je vous le nie tout à plat » (p. 155). Si l’on suit ses propos3, il n’y a pas plus de transcendance créatrice en Dieu qu’il n’y a de spiritualité dans la paternité humaine4. La violence exceptionnelle de la phrase citée en commençant est en ellemême significative. Il faut la prendre en compte pour comprendre ce double rejet du père humain et du père divin, du Dieu créateur et de la « génération » humaine, de l’adoration du créateur et du respect du géniteur. On peut y voir, en reprenant une idée récemment avancée, une pratique philosophique du scandale, sur le modèle cynique5. On peut attribuer à l’imprécation une valeur libératoire. En tous cas, il ne suffit certainement pas de souligner que le fils de l’hôte n’est pas l’auteur lui-même, ni même son représentant ; cette évidence n’enlève rien au fait que de telles paroles, une fois prononcées, ne se retirent pas et que leur violence continue à résonner par-delà le jeu ironique et polyphonique de dissémination de l’énonciation. Elles s’insèrent en effet dans un réseau de sens : le double rejet du géniteur et du créateur suprême qu’est Dieu est associé à l’éloge paradoxal de la génération sexuée et   Sur cette « burlesque pédagogie », voir en particulier ibid., p. 119-120.   Rappelons que ce passage fait partie des textes largement coupés pour l’édition imprimée de 1657. Voir sur ce point l’édition citée de M. Alcover, variante signalée p. 448, cf. p. CXL-CXLII. Voir aussi K. Lanini, « Aventures et avatars du texte des États et Empires de la Lune », dans Lectures de Cyrano de Bergerac. Les États et Empires de la Lune et du Soleil, B. Parmentier (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004. 4   Que Cyrano appelle un « patrouillis » – selon le Dictionnaire de Furetière, le mot « se dit d’un plat de potage qu’on aura mis en désordre. [Exemple :] Je ne puis manger de tout ce patrouillis-là ». 5   Voir sur ce point Jean-Michel Gros, « Place et fonction du cynisme dans l’œuvre de Cyrano », Littératures classiques, n° 53 – Supplément, 2004, p. 51-64. 2 3

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des organes de la génération (ce que Cyrano appelle parfois « les marques de génération », p. 143), mais aussi à la projection d’hypothèses de type philosophique et scientifique sur la genèse de la nature et de l’homme, qui entrent en concurrence avec les modèles théologiques. Ce qui s’annonce ici, c’est un discours à plusieurs niveaux, indissolublement fictionnel et conceptuel, dont les strates se recoupent et se recouvrent dans l’ensemble des deux romans : refuser l’autorité du géniteur et du créateur, c’est refuser la vénération de l’origine, pour lui substituer le principe d’une génération à la fois continue et dispersée, sur le modèle – non exclusif – de la sexualité animale et humaine. La négation de l’origine On se souvient que l’une des premières séquences de l’œuvre repose sur la négation parodique de la Genèse comme récit d’origine : lorsque le Narrateur parvient à accéder sur la lune, il tombe sous un pommier qui se trouve être « justement l’arbre de vie » du « paradis terrestre », précisément situé sur la lune ; il rencontre alors un jeune homme qui se présente comme « le vieil Élie » et qui lui raconte une version burlesque du récit de la Genèse. Le texte détourne et parodie ainsi le premier livre du livre primordial, à savoir la Genèse, livre liminaire du livre sacré6. Comme l’a bien montré Claudine Pouloin, Cyrano s’efforce de dénoncer et de contrer le texte de la Bible non seulement comme une fable, en ce sens qu’il lui refuse la moindre valeur de vérité, mais aussi comme une mauvaise fable, une « fiction pauvre, fiction du manque »7, ou encore, pourrait-on ajouter, comme fiction de l’origine unique et depuis toujours accablante. Il faut en ce sens, pour en désamorcer l’emprise, la multiplication de contre-fictions, jubilatoires et non humiliantes, surtout plurielles et sans prétention à l’unicité. De la fiction pauvre aux fictions jubilatoires, certains points de basculement sont repérables à l’intérieur même de la parodie de la Genèse. Ainsi, lorsque le personnage d’Élie raconte qu’après le péché originel, le serpent tentateur a été « relégu[é] dans le corps de l’homme », le Narrateur note en 6

  Voir F. Moureau, « Dyrcona exégète ou les réécritures de la Genèse selon Cyrano de Bergerac », Cahiers d’histoire des littératures romanes, n° 3-4, 1997, p. 261-268, et Cl. Pouloin, « “Dieu avait encore une fois recloué le soleil aux cieux…” Cyrano iconoclaste », Littératures classiques, 53, 2004, p. 21-38. 7   Cl. Pouloin, art. cit., p. 23.

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badinant : « J’ai remarqué que, comme ce serpent essaie toujours à s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le cou sortir au bas de nos ventres. Mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté ; il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin, et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée… » (p. 44-45). La bouffonnerie n’est pas anodine : c’est bien le symbole par excellence du péché originel, le serpent tentateur, qui est ainsi réduit à la trivialité plaisante et joyeuse de l’acte sexuel. La plaisanterie du Narrateur – qui un peu plus tard va être chassé comme « impie » de ce « paradis terrestre » situé sur la lune – recouvre un symbole par l’autre, le serpent par le phallus, le péché par la jouissance, la macération par la plaisanterie, le mal originaire par l’engendrement d’un être à venir – en somme, la Genèse par la génération sexuée8. La contre-fiction jubilatoire ne s’en tient pas au cadre de la réécriture ironique de la Genèse. Elle déborde dans tout le double roman, qui dans son ensemble s’emploie non seulement à défaire le mythe de l’origine première, mais à lui opposer des fictions plurielles de génération non originaire, matérielle et naturelle, de génération continuée dans l’élément d’une nature matérielle qui n’a jamais connu de créateur premier. Le recours au langage des sciences – astronomie pour la génération du monde, histoire naturelle pour la génération de l’animal et des plantes, etc. – , s’impose de lui-même pour fabriquer un récit du monde tissé de plusieurs trames, où au principe de Création se substituent le hasard, la matière et le feu. Le hasard et le feu Les langages des sciences sont en effet les premiers qui s’offrent, au temps de Cyrano, à qui s’efforce de dire la production des choses et des êtres à l’écart du mythème originel de la Genèse. C’est en termes de philosophie et de science atomiste que l’un des « philosophes » qui prennent la parole à la fin des États et Empires de la Lune rejette avec vigueur la cosmogonie créationniste comme une illusion due à la faiblesse des hommes : « l’esprit des hommes n’étant pas assez fort » pour 8   On ne peut donc se contenter d’y voir, comme y incitent parfois les commentateurs, la simple reprise d’un topos, le « serpent andouillique » déjà présent chez Rabelais et chez d’autres auteurs. L’effet de reprise, cependant, n’est pas à négliger. Il n’est pas sans incidence dans un texte qui s’efforce de nier toute origine première : comme on le verra plus loin, l’auteur sans doute ne tient pas à s’attribuer lui-même la possibilité ou le mérite de se faire lui-même créateur ex nihilo.

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« concevoir » l’éternité de l’univers ou pour « imaginer » son autoformation, « ils ont eu recours à la Création » (p. 123). Ce philosophe s’efforce de démontrer, par opposition, ce qu’il appelle «  l’origine éternelle du monde », c’est-à-dire l’éternité de la matière, qui n’exclut pas les mutations de l’univers. Le monde est présenté comme un « chaos » qui n’a jamais connu de création première sous l’effet d’un geste transcendant, mais qui s’est « arrangé de soi-même », de manière strictement immanente, sous l’effet d’un processus identifié au simple « hasard », puisqu’il est lié aux mouvements aléatoires de la matière (p. 124-126). Tout le providentialisme qui habite non seulement les conceptions religieuses, mais aussi, dans une large mesure, les sciences du temps, est réduit à néant. L’explication donnée en ce lieu est épicurienne dans son principe : le hasard se traduit par l’action matérielle d’atomes de diverses formes, « qui tous agissent diversement selon sa figure » (p. 124). Au modèle créationniste biblique est ainsi frontalement opposé le principe épicurien et lucrétien du mouvement aléatoire de petits agrégats de matière indifférenciée, capables aussi bien, au gré du hasard, de former un arbre, un homme ou un éléphant, capables de produire toutes les sensations, et jusqu’à la pensée9. Ce texte, qui présente l’une des théories majeures qui se croisent dans la polyphonie du roman, a souvent été commenté10 ; on se contentera ici de relever que l’anti-créationnisme s’identifie à un matérialisme radical. Cyrano emprunte donc aux langages des sciences, mais il serait déplacé de supposer l’emprunt ou même la référence à une démarche scientifique déterminée – les sciences ne connaissent pas au temps de Cyrano de paradigme unifié et cohérent. La décision de rejeter les principes « de l’École » laisse une latitude de choix considérable, entre les différentes traditions venues de l’Antiquité et diverses propositions plus modernes, comme celles des novateurs renaissants ou post-renaissants auxquels s’intéresse Cyrano, Bruno ou Campanella au premier chef ; c’est sans doute cette variété des propositions possibles qui intéresse d’abord Cyrano. Il ne s’agit pas d’éclectisme, mais plutôt de faire jouer, par une stratégie implacable, plusieurs lignes d’attaque contre tout principe d’origine, et plus précisément d’origine spirituelle ; et 9

  Voir p. 127 ; et voir aussi le récit du « petit homme » de la macule, p. 221.   Voir notamment O. Bloch, « Cyrano et la philosophie », XVIIe siècle, n° 149, 1985, p. 337-349 ; et I. Moreau, « Sur deux conceptions concurrentes de la matière. Contribution à l’analyse du “matérialisme” cyranien », La Lettre clandestine, n° 11, 2002, p. 205-213. 10

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d’interdire à chacun des corpus théoriques mis en jeu de se figer, précisément, en autorité première. Parmi les atomes mentionnés par le philosophe du Banquet, l’un d’entre eux se voit d’emblée allouer une importance particulière, c’est celui du feu, qui est donné pour « constructeur et destructeur des parties et du tout de l’univers » (p. 125). Le feu, pour des raisons positivement matérielles – la forme supposée de l’atome de feu – est donc doté d’une sorte de spécificité génératrice11. Cette hypothèse, qui suppose un primat de certains éléments sur d’autres, entre en concurrence avec l’égalitarisme atomiste, de type épicurien, que le même personnage de philosophe semblait d’abord défendre. Le principe d’un feu générateur est exposé à plusieurs reprises ; il joue un rôle particulièrement considérable dans le second roman, qui se déroule précisément sur le soleil. Le soleil est présenté, à plusieurs reprises, tantôt comme un « père » vivant et affectueux, tantôt, dans la bouche de Campanella, comme un « grand et parfait animal », une entité dotée de vie et d’animation12, produisant aussi bien la vie matérielle que ce qui se donne pour esprit. L’univers apparaît ainsi comme une totalité animée et vivifiée par le feu du soleil13. Un discours de type vitaliste et animiste vient donc se superposer au strict matérialisme épicurien. L’univers devient alors non plus seulement un arrangement aléatoire d’atomes, mais comme le disait déjà l’un des intervenants du banquet lunaire, un « grand animal » (p. 119), une entité intégralement animée dans laquelle le soleil est principe de génération. Le matérialisme atomiste et le matérialisme vitaliste sont deux voies distinctes mais convergentes pour assimiler genèse du monde et genèse de

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  La « figure » du feu combine la « ronde, dont l’être est de se remuer », et « la pyramidale », qui « perce et pénètre facilement ». Par ailleurs, « le feu a outre cela des effets différents, selon l’ouverture et la quantité des angles où la figure ronde se joint […] », p. 125. Voir aussi, à la fin des États et Empires du Soleil (p. 298), la présentation de l’âme humaine comme composée d’atomes, mais d’atomes de feu, de petites particules ignées – c’est, il faut le noter, un arbre qui s’exprime dans ce passage. 12   Dans cet « animal » viendraient converger les « âmes » des êtres morts, qu’ils soient homme, animal ou plante ; il « influe à la matière [des] mondes la puissance d’engendrer », « rend des corps capables de se sentir être » (p. 311). 13   Le Soleil est parfois donné pour « l’âme » du monde (p. 209), au sens matériel du terme, suivant une perspective issue du naturalisme italien interprétant Platon.

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l’homme comme deux processus apparentés, unis dans ce même mouvement continuel de la matière qui se substitue à toute cosmogonie originaire14. Hasard ou feu : quoi qu’il en soit, au face-à-face entre Dieu et l’homme, lui-même dominant chaque espèce animale distincte, se trouve substituée une mutation continue de l’univers, dans lequel l’homme n’est qu’un être parmi d’autres (doté de sens plus faibles que bien d’autres, et donc, toute intelligence venant des sens, d’une capacité de compréhension plutôt médiocre15). L’homme peut même naître, le récit des États et Empires du Soleil en témoigne, d’une motte de terre. Dans l’épisode de la macule, le Narrateur peut observer de ses yeux un être humanoïde, le petit frère d’un homme qui lui parle, germer d’une motte de terre qui s’agite dans les « tranchées de l’accouchement » (p. 220-223). Sans négliger l’humour de cet épisode comique, on peut dire que le principe de génération spontanée, couramment reconnu par les hommes de science du temps de Cyrano, se voit ici conférer une valeur directement subversive puisqu’il est appliqué à l’homme et plus précisément à la production de la pensée humaine16. Mais en fait, l’homme n’appartient pas même à une espèce bien distincte. Loin d’avoir été créé après les autres et pour régner sur elles, comme le veut le grand récit fondateur de la Genèse, il n’est pas même assuré de sa propre espèce. L’instabilité des espèces La Genèse affirmait la fixité des espèces : « Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles selon leur espèce » (Genèse, I, 25). Ce principe ne touche pas seulement à la doctrine religieuse ; il a durablement marqué l’histoire naturelle, jusqu’aux pre-

  Dès le début des États et Empires de la Lune, la place du Soleil au centre de l’homme est comparée à celle des parties génitales au centre de l’homme ; il s’agit dans les deux cas d’un « feu radical », mais ce feu primordial n’est pas un feu unique : la centralité du soleil dans l’univers n’exclut pas la dissémination d’une multitude de centres, pépins dans chaque pomme ou parties génitales dans chaque homme. 15   Voir surtout la comparaison du démon entre l’homme et le chou, p. 112. 16   Voir François de Graux, « La génération spontanée de l’homme », dans A. Mothu (dir.), Révolution scientifique et libertinage, Turnhout, Brepols, 2000, p. 147-176. 14

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mières contestations, dans les dernières années du XVIIe siècle, qui soulignent la relativité arbitraire des catégorisations reçues17. Par contraste, les récits de Cyrano s’attachent à mettre en avant la mutation des espèces et leur mobilité. Dans l’un et l’autre roman, le Narrateur ne cesse d’emprunter, ou de se voir assigner, des identités inattendues. Au début des États et Empires de la Lune, il est traité comme un « monstre », mais surtout comme un animal – différentes espèces d’animaux : singe, ou plutôt guenon, perroquet, autruche, et même finalement homme18. Ce glissement identitaire continuel contribue d’abord, bien sûr, à souligner ironiquement la relativité du point de vue qui assigne une primauté exclusive aux hommes de la terre ; mais il a aussi pour fonction d’inscrire dans la fiction la nonfixité, la mobilité des espèces. Ces assignations ne sont pas toujours rejetées par le Narrateur : ainsi, lorsqu’il se voit traiter comme la « femelle du petit animal de la reine », c’est-à-dire comme la guenon vouée à accompagner un Espagnol déjà parvenu un peu plus tôt sur la lune et perçu, de son côté, comme un singe. L’Espagnol et le Français sont alors enfermés ensemble de manière à « faire multiplier leur espèce », selon les vœux des rois de la lune, et le Narrateur ne manque pas de souligner que cette situation ne lui déplaît pas : il se dit « très aise » d’avoir un compagnon dans ce qu’il appelle sa « brutification » (p. 76). Plutôt que d’employer un peu vite le terme anachronique d’homosexualité, il me semble plus intéressant de reconnaître ici le principe d’une double mobilité, mobilité des espèces, du singe à l’homme, et mobilité des sexes, du masculin au féminin. Le rejet de l’opposition entre l’homme et l’animal tend d’abord, dans la tradition libertine, à remettre en cause le dogme chrétien de l’immortalité spécifique de l’âme humaine. Mais, dans le cas particulier de Cyrano, il faut 17   Voir le Dictionnaire de la science classique, M. Blay et R. Halleux (dir.), Paris, Flammarion, 1998, p. 725. 18   Les « prêtres » de la Lune voient d’abord en lui la « femelle du petit animal de la reine », c’est-à-dire guenon, « femelle » de ce supposé « singe » qu’il appelle désormais « mon mâle ». Plus tard, lorsqu’il apprend la langue locale, la rumeur consent à faire de lui et de son « mâle » « deux hommes sauvages » ; mais « les prêtres », s’opposant à ce qu’ils voient comme une « impiété », tiennent à les considérer comme des « bêtes », des « monstres » ; le Narrateur va désormais passer pour « perroquet plumé », puis pour « quelque espèce d’autruche ». Dans le Soleil, il devra feindre d’être « singe » pour échapper aux châtiments que méritent les hommes.

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sans doute aller plus loin, et y lire la projection provocatrice d’une absolue non-fixité des espèces. Le Narrateur est d’ailleurs loin d’être le seul à connaître ce glissement d’une espèce à l’autre. Dans les États et Empires de la Lune, son guide et initiateur le Démon change lui-même constamment d’apparence visible et d’espèce, apparaissant tantôt comme quadrupède, tantôt comme un bipède vieux ou jeune, etc. En « se soufflant », comme il l’explique (p. 62), dans un corps chaque fois nouveau, le Démon se montre capable de régénérations continuelles, qui ne supposent pas la moindre intervention transcendante : il s’agit bien au contraire, comme il le souligne lui-même, de phénomènes proprement matériels. Contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, le Démon ne se donne nullement pour un esprit et proteste que, de toute façon, « il n’y [a] rien dans la nature qui ne [soit] matériel » (p. 63). C’est à l’intérieur du domaine de la matière que les espèces basculent l’une dans l’autre. Dans les États et Empires du Soleil, plus encore, les autres êtres ne cessent de se transformer autour du Narrateur : dans l’épisode de la macule, dans la séquence des « arbres amants », ou encore lorsque le Narrateur rencontre un peuple avec son roi, capables des métamorphoses les plus merveilleuses : une pomme de grenade se transforme en buste de chair, puis s’« humanise » complètement pour se faire homme. Un arbre se transmue en une foule de petits hommes dansants, qui donnent naissance à un colosse, puis à un jeune homme parfait, etc. La stupeur émerveillée que produisent ces métamorphoses chez le Narrateur ne l’empêche pas d’écouter l’explication qui lui en est donnée au même moment : ces transformations sont « de purs effets naturels » (p. 245), elles sont strictement matérielles, elles sont le produit d’une matière en action, activée par la puissance d’une « imagination » qui ne rencontre pas d’obstacle dans ces régions solaires où la « substance du corps » est « beaucoup plus déliée » : ainsi, ces « transformations arrivent par le mouvement » matériel auquel l’imagination donne le branle (p. 246). La matière même autour du Narrateur apparaît ainsi comme l’élément d’une transmutation continuelle, d’une continuelle régénération immanente et matérielle, dans une réélaboration fictionnelle manifestement marquée par la pensée de Giordano Bruno. Les transformations continues de la matière en mouvement se substituent ainsi au principe d’une Création première, en même temps qu’elles relèguent à l’infini la hantise chrétienne du péché de chair.

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Génération et transgression La sexualité humaine est exaltée dans deux dimensions distinctes, à la fois comme principe de génération et comme principe de plaisir. À la fin des États et Empires du Soleil, le Narrateur accompagné de son mentor Campanella rencontre une femme qui se rend au royaume solaire des philosophes pour protester contre son mari, qui n’a pas livré le nombre d’embrassements légal dans le royaume d’où elle vient et qui a donc par deux fois « laissé perdre un homme ». L’explication est claire : le refus de l’acte générateur revient à tuer deux fois, c’est un meurtre redoublé. Ce même principe était déjà présenté, en passant, par le Fils de l’hôte, au début des États et Empires de la Lune (p. 108). Le contexte ironique, la reprise humoristique d’un hypotexte platonicien19, la parodie inversée de ces « utopies » qui, comme la Cité du Soleil de Campanella, stipulent des règles strictes et prônent la chasteté, n’excluent pas une insistance positive sur la capacité productive de la sexualité humaine. Mais il y a génération et génération. On apprend dans les États et Empires de la Lune quelle est la « plus belle » façon d’inhumer des philosophes : les amis du philosophes qui, après qu’il s’est donné la mort, boivent son sang, mangent sa chair « toute crue », tout en s’abandonnant aux « délices de l’amour » avec « une fille de seize ou dix-sept ans », ont l’espérance que, « si de ces embrassements il peut naître quelque chose, ils soient comme assurés que c’est leur ami qui revit » (p. 140). On peut lire dans cette génération orgiaque une parodie scandaleuse du rituel eucharistique20. Plus largement, ce qui fait le scandale dans ce récit de génération, c’est qu’il se substitue au récit attendu de l’inhumation : au lieu des topoi mortifiants selon lesquels tout est poussière et retourne en poussière, ce récit brutalement transgressif

19   Voir Marsile Ficin, d’après Platon (Lois, 626 b-d) : « Celui qui empêche un homme de naître n’est pas moins homicide que celui qui le tue quand il est né. Certes, celui qui supprime une vie déjà commencée est plus audacieux, par contre il est plus cruel de refuser le jour à qui doit naître et de tuer ses fils avant leur naissance » (Commentaire sur le Banquet, Paris, Les Belles-Lettres, 1978, p. 230. Voir aussi Montaigne, Essais, I, XXX). 20   Voir F. Lestringant, « L’Eucharistie lunaire de Cyrano », dans Une sainte horreur, ou le voyage en Eucharistie, XVIe-XVIIIe siècles, PUF, 1996, p. 294-303. Sur ce passage, voir aussi M.  Rosellini, « La mort, le sexe et la nourriture. L’usage subversif de la topique ethnographique dans Les États et Empires de la Lune et du Soleil », dans Lectures de Cyrano de Bergerac, op. cit., 2004, p. 27-231.

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souligne joyeusement que tout est chair, au sens comestible comme au sens sexuel, et retourne à la chair21. Dans le récit des « arbres amants », cette longue réécriture jubilatoire des métamorphoses d’Ovide qui déroule une série de transgressions sexuelles, certaines unions évoquées sont improductives ; c’est le cas de la passion de Pygmalion pour sa statue, ou de l’onanisme de Narcisse qui « excita toutes les parties de son corps à se caresser »22. D’autres conduisent à un engendrement monstrueux, comme l’union de Pasiphaé avec le taureau, celle de Myrrha avec son père, ou encore celle de Salmacis et d’Hermaphrodite qui donne lieu à un être « ni homme ni femme » et qui cependant « engendrait et concevait » (p. 291-292) ; il faut y ajouter le désir de la jeune Iphis pour « la belle Ianthé », qui la conduit à recréer elle-même son propre corps puisque, par la seule force de sa « volonté » amoureuse, elle « se construisit des organes beaucoup plus forts, capables de suivre sa pensée et de contenter pleinement son amour dans sa plus virile étendue ». Plus encore, dans le récit ultime présenté par l’arbre narrateur, Artaxerxès meurt dans les « embrassements » de l’arbre qu’il aime, et forme avec son corps décomposé un germe qui rejoint le soleil pour y faire pousser un enfant, qui est un arbre. Le point ultime de ce récit de transgression reconduit à l’unité fondamentale d’une nature universelle où l’homme se transforme en arbre et se joint au soleil, une unité cosmique matérielle et naturelle sans commencement ni origine. L’origine du discours Il n’est pas indifférent que le texte de Cyrano ne cesse de travailler avec du déjà dit, du déjà pensé. La pratique massive de l’intertextualité n’est pas seulement liée à la détermination érudite et citationnelle propre à l’écriture libertine. Qu’il s’agisse des réflexions sur la structure du monde ou des remarques sur les « coctions » successives qui conduisent à produire un homme, les énoncés produits dans les États et Empires sont des énoncés sans origine. On peut même dire qu’ils sont régis par un système délibéré de déconstruction 21

  Voir aussi, de ce point de vue, l’argumentation sur l’impossible résurrection du mahométan « digéré » par un chrétien, p. 153. 22   À rapprocher de l’apologie de la masturbation prononcée par le fils de l’hôte, p. 109 : « Pourquoi [commettrais]-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon ? Est-ce à cause qu’il y a du chatouillement, … ».

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de l’origine, qui fonctionne à plusieurs niveaux. Comme la critique l’a depuis longtemps remarqué, il est bien souvent impossible de rapporter une phrase ou un propos à telle doctrine circonscrite, à tel auteur déterminé ; c’est ainsi, par exemple, qu’au cœur d’un exposé d’atomisme épicurien se loge le principe vitaliste d’une animation du soleil, qui lui est étranger. Le texte travaille ainsi à défaire ses sources, par un travail de combinaison corrosive. Plus encore, la présentation de philosophes en personnages de fiction – Descartes, Campanella, ou même d’une certaine manière « le Démon de Socrate » – concourt à défaire l’autorité de ces auteurs, d’autant qu’ils sont mis sur un pied d’égalité avec d’autres personnages puisés dans des livres de fiction, comme cet Espagnol que le Narrateur rencontre sur la lune et qui vient tout droit d’un roman de Godwin23. Plus encore, il leur arrive bien souvent de tenir des discours tout à fait opposés à ceux qu’on attend de l’auteur qu’ils nomment ; c’est ainsi que Campanella tient parfois non seulement des propos épicuriens, mais aussi cartésiens, ce qui est plus étonnant24. Le travail de décomposition de l’autorité comme origine se poursuit ainsi dans la construction fictionnelle, qui fait des philosophes des personnages parmi d’autres dans la fiction même qui pourrait avoir pour fonction de présenter, de vulgariser ou d’énoncer leur pensée. Le sujet de l’énonciation lui-même refuse de se donner pour origine première de son discours. En affichant ostensiblement sa pratique intertextuelle, en tissant son récit de personnages de philosophes, le sujet de discours souligne que sa parole n’est pas première ; il se construit une figure qui n’est pas celle d’un créateur ex nihilo, mais celle d’un bricoleur qui manipule, brouille et distord les références intellectuelles. Toute forme d’autorité se trouve ainsi récusée, qu’il s’agisse des autorités instituées, des œuvres d’auteurs modernes, ou encore, et c’est le plus étonnant, du sujet de discours lui-même comme autorité substitutive. Il est sans doute permis de lire dans ce mode de fonctionnement textuel une sorte de positionnement dans le champ contemporain d’émergence d’une figure moderne de l’auteur. Il suffit de penser à la fameuse définition première que Furetière donne à ce terme, et qui l’indexe au principe créateur   Voir Francis Godwin, L’Homme dans la Lune / The Man in the Moon, Édition bilingue, Annie Amartin (éd.), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1984. 24   Campanella cartésien : p. 316-317 (voir la note de M. Alcover) ; Campanella épicurien : voir le principe de ces « images corporelles qui voltigent en l’air » en « s’exhal[ant] de tous les corps », p. 343, emprunté au livre IV du De Rerum Natura. 23

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divin25. Chez Cyrano, le fonctionnement textuel global du texte tend à nier l’hypothèse d’un auteur-créateur, d’un auteur démiurge sur le modèle théologique, pour lui substituer la proposition d’un auteur bricoleur et manipulateur. Le refus de l’origine semble s’inscrire dans une pratique textuelle, directement emboîtée dans le rejet théorique des discours sur l’origine première. Mais s’il refuse le rôle du démiurge, le sujet de discours ne s’attribue pas moins une importance inouïe. C’est ainsi qu’il se permet de rédiger une contre-Genèse – non qu’il se prenne pour Dieu, mais au contraire parce qu’il se donne avec insistance pour un non-Dieu. Ce n’est pas un hasard si le Narrateur se donne à plusieurs reprises pour modèle Prométhée, qui n’a pas créé le feu, mais qui l’a, comme il le souligne lui-même, « dérobé » aux Dieux26. Le sujet d’énonciation se forge comme une instance qui dispose de tous les discours passés et présents, qui les recompose en les manipulant, même s’il n’en est jamais la source. Le sujet de discours s’affirme ainsi dans l’exacte mesure où il se refuse à se prendre pour Dieu, dans la mesure où il se donne pour non-origine et non-créateur. Au lieu d’imposer un point d’origine démiurgique qui correspondrait à une posture d’auteur-créateur, il instaure un point de jeu anti-démiurgique, fondé sur la reproduction, la redite et la redistribution.

25   Furetière, Dictionnaire universel, art. « Auteur » : « Qui a créé ou produit quelque chose. On le dit par excellence de la première cause qui est Dieu. L’Auteur de toute la nature, le Souverain Auteur du monde […] ». 26   Trois occurrences dans la Lune : « Prométhée fut bien autrefois dérober au ciel le feu », p. 9 ; « il nous manque un Prométhée pour faire cet extrait », p. 87 ; le « Prométhée de chaque animal » (le phallus), p. 143.

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Cyrano et la matérialité de l’âme Alexandra Torero-Ibad

(Université Paris X Nanterre)

Cyrano, auteur de romans, de lettres satiriques et de pièces de théâtre, aimait jouer avec les mots, maniait avec talent l’art de la pointe, se plaisait aux jeux de la fiction, tenait sans doute à ne jamais trop se prendre au sérieux. Cependant, loin d’opposer raison et imagination, il développa, dans ses romans, une pensée proprement philosophique à travers le déploiement de la fiction. Sans nier les autres dimensions de son travail, c’est à celle-ci que je m’intéresserai ici, et plus particulièrement un enjeu majeur de sa pensée : la conception de l’âme comme matérielle. Cyrano développe une pensée qui, non seulement ne se présente pas comme un système, mais refuse tout système. Il invite ainsi à philosopher autrement. Loin de rejeter dos à dos toutes les hypothèses philosophiques, il se propose à la fois de suivre le fil directeur d’un matérialisme radical et d’explorer plusieurs façons de le faire. Il radicalise ainsi la méthode épicurienne selon laquelle, lorsqu’on ne peut proposer avec certitude une explication pour un phénomène, il faut énumérer les différentes hypothèses possibles, sans préférer arbitrairement une explication plutôt qu’une autre, tout en tâchant d’effectuer une énumération exhaustive1. Pour les épicuriens anciens, cependant, le pluralisme des hypothèses ne concernait que les phénomènes non directement observables par les sens, tels que les phénomènes célestes, et les diverses hypothèses envisagées devaient en outre concorder avec les principes généraux 1   Cf. Épicure, Lettre à Pythoclès, 85-88. Cf. également Lucrèce, De rerum natura, V, 509-533 et VI, 703-711. Pour les textes d’Épicure, j’utilise l’édition de Jean-François Balaudé, Paris, LGF, 1994. Pour le De rerum natura, j’utilise l’édition bilingue de José Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1993.

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du système épicurien. Cyrano, pour sa part, va plus loin : il n’applique pas seulement la méthode à certains phénomènes, mais aux systèmes explicatifs eux-mêmes. L’examen d’une pluralité d’hypothèses lui permet également de mettre en place une dynamique critique : en confrontant différentes hypothèses matérialistes, il tente ainsi de faire surgir les problèmes qui se posent à celui qui veut comprendre l’intégralité du réel à partir de la matière. Pour Cyrano, si la matière permet d’expliquer l’ensemble des phénomènes physiques qui se produisent dans la nature, elle doit aussi suffire à expliquer ce qui est traditionnellement attribué à une âme : non seulement la vie, mais également la sensation, la pensée comme la volonté. Il examine alors une pluralité de façons de le concevoir. Une telle diversité de positions n’en est pas moins mise au service d’un objectif commun : inviter son lecteur à repenser la nature de l’homme et son statut. L’homme est un animal parmi les autres, assemblage temporaire de matière au même titre qu’un pourceau, un arbre ou même une pierre, et son destin est identique à celui de toutes les productions de la nature : loin de pouvoir prétendre à l’immortalité, il meurt et sa matière va former d’autres êtres temporaires, dans un cycle d’éternelles transformations.

I. Penser la matérialité de l’âme : une pluralité de modèles Comment concevoir que la matière soit susceptible de vie et de pensée ? Lorsqu’on veut le faire, deux grandes options se présentent. Soit l’on attribue l’émergence de la vie et de la pensée à une certaine configuration de la matière, soit l’on considère qu’elles sont des propriétés de la matière. Première option : production de la vie et de la pensée par une certaine organisation de la matière Selon la première option, la vie comme la pensée est le produit d’un certain arrangement de la matière. Il y a alors deux façons de le concevoir. Selon la première, on considère que la vie et la pensée doivent bien être attribuées à une âme, mais à une âme matérielle. Pour examiner cette hypothèse, Cyrano met en œuvre un modèle atomiste, selon lequel l’âme est composée de la combinaison de certains atomes spécifiques, qui se meuvent d’une certaine façon. Selon la seconde, c’est au corps tout entier que nous devons rapporter la vie et la pensée. C’est un certain niveau d’organisation de la

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matière qui produit la vie, et c’est un niveau plus complexe encore qui engendre la pensée. a) L’âme comme partie matérielle du corps : la thèse atomiste Selon l’atomisme antique de Leucippe et de Démocrite, puis d’Épicure et de Lucrèce, il n’y a que des atomes et du vide. L’atome est le principe de tout ce qui est, et la multiplicité des atomes et de leurs combinaisons suffit pour rendre compte de tout le réel. Il n’y a donc rien qui ne soit matériel, y compris l’âme. Cyrano s’inspire de cette conception atomiste, exposée dans le chant III du De Rerum Natura de Lucrèce, pour penser une âme matérielle. Il la décrit alors comme une partie du corps, composée d’atomes spécifiques, qui sont des atomes de feu ; par leur chaleur et leur mouvement, ces atomes produisent à la fois la vie et la pensée. Il n’y a pas de rupture entre la production de la vie et celle de la sensation, ni entre celle de la sensation et celle de la raison. Une telle conception est présente à plusieurs moments du texte. Par exemple, un académicien sélénien affirme que l’âme est composée d’atomes de feu. Elle ne peut sentir sans le corps ; c’est pourquoi elle agit par la rencontre de ses atomes avec des organes propres à assurer les fonctions qu’on attribue à l’âme : « ce feu qui se meut de soi-même […] ; ayant trouvé les organes propres à l’agitation nécessaire pour raisonner, il a raisonné ; quand il en a trouvé de propres à sentir seulement, il a senti ; quand il en a trouvé de propres à végéter, il a végété ; et qu’ainsi ne soit, qu’on crève les yeux de cet homme que ce feu ou cette âme fait voir, il cessera de voir »2. En proposant de concevoir l’âme comme composée d’atomes de feu, Cyrano écarte les nuances du texte lucrétien. Pour Lucrèce, en effet, l’âme n’est pas formée d’un seul type d’éléments, mais de la combinaison de quatre natures : le souffle, la chaleur et l’air, qui produisent la vie, et une quatrième nature très mobile, très ténue, aux atomes très petits et très lisses, seule susceptible, en étant mêlée aux autres, de produire l’émotion proprement sensitive3. Alors que Lucrèce, tout en insistant sur l’unité de l’âme, tente d’expli  L’Autre Monde, ou les États et Empires de la Lune, Œuvres complètes, I, édition de Madeleine Alcover, Paris, Champion, 2000, p. 127. Noté par la suite EEL. 3   Lucrèce, De rerum natura, III, 231-244 : « Ne croyons pourtant pas que cette nature soit simple. Les mourants exhalent en effet un souffle ténu mêlé de chaleur, chaleur transportant de l’air à son tour, car il n’est point de chaleur qui ne soit mêlée d’air : sa nature 2

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quer finement la richesse de ses fonctions à partir d’une combinaison d’éléments différents, Cyrano met l’accent sur l’unité de ces fonctions, de la vie à la pensée. Il ne s’intéresse de toute façon pas au détail de l’explication des mécanismes en jeu. De plus, et cela en s’éloignant tout à fait de l’hypothèse lucrétienne, il intègre cette conception de la nature de l’âme à un modèle cosmique selon lequel ces atomes de feu circulent à travers l’univers entier. Non seulement ils passent d’un vivant à l’autre, mais encore, à un niveau plus général, ils circulent entre le soleil et les planètes qui tournent autour de lui : ils émanent du soleil comme de leur source, et y reviennent périodiquement. C’est ainsi que les Séléniens rendent compte d’un de leurs rites funé­ raires : Nous croyons que le feu [de la crémation], ayant séparé le pur de l’impur et de sa chaleur rassemblé par sympathie cette chaleur naturelle qui faisait l’âme, il lui donne la force de s’élever toujours en montant jusqu’à quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que nous, plus intellectuels, parce que leur tempérament doit correspondre et participer à la pureté du globe qu’ils habitent, et que cette flamme radicale, s’étant encore rectifiée par la subtilité des éléments de ce monde-là, elle vient à composer un des bourgeois de ce pays enflammé4.

Remarquons que ce qui était âme sur la Lune devient corps sur le Soleil, en fonction du degré relatif de subtilité des atomes de l’âme par rapport à ceux du corps. Symétriquement, le personnage du Démon, natif du Soleil, peut s’insuffler tout entier dans le corps d’un homme mort pour devenir son âme5. Ainsi, ce qui était simple pique dans la lettre « Contre un gros homme » poreuse implique nécessairement de nombreux atomes d’air en mouvement. Voilà donc la triple nature de l’esprit découverte, mais ce n’est pas assez pour former la sensibilité car il est impensable qu’un de ces éléments puisse créer l’émotion sensitive. Il faut donc leur adjoindre une quatrième nature, mais cette nature n’a jamais eu de nom. Il n’est rien de plus mobile ni de plus ténu, rien dont les atomes soient plus petits ni plus lisses ». C’est moi qui souligne. 4   EEL, I, p. 139. 5   Voir pour l’explication, ibid., p. 62 : « Pour me rendre visible, comme je suis à présent, quand je sens le cadavre que j’informe presque usé ou que les organes n’exercent plus leurs fonctions assez parfaitement, je me souffle dans un jeune corps nouvellement mort ». Voir également, pour la mise en œuvre, EEL, p. 68 : « je sentis le corps que j’informais si fort atténué de lassitude, que tous les organes refusaient leurs fonctions. Je m’enquis du chemin de l’hôpital. J’y fus et, dès que j’entrai dans la première chambre, je trouvai un jeune homme qui venait de rendre l’esprit. Je m’approchai du corps et, feignant d’y avoir reconnu quelque

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– « votre âme est si grosse qu’elle servirait bien de corps à une personne un peu déliée »6 – devient une véritable hypothèse. Les chênes de Dodone soulignent pour leur part qu’il y a une véritable circulation des atomes de feu à travers l’univers : Les pôles sont les bouches du ciel, par lesquelles il reprend la lumière, la chaleur et les influences qu’il a répandues sur la terre : autrement, si tous les trésors du soleil ne remontaient à leur source, il y aurait longtemps (toute sa clarté n’étant qu’une poussière d’atomes enflammés qui se détachent de son globe) qu’elle serait éteinte, et qu’il ne luirait plus ; ou que cette abondance de petits corps ignés, qui s’amoncellent sur la terre pour n’en plus sortir, l’auraient déjà consumée. Il faut donc, comme je vous ai dit, qu’il y ait au ciel des soupiraux par où se dégorgent les réplétions de la terre, et d’autres par où le ciel puisse réparer ses pertes, afin que l’éternelle circulation de ces petits corps de vie pénètre successivement tous les globes de ce grand univers. Or les soupiraux du ciel sont les pôles par où il se repaît des âmes de tout ce qui meurt dans les mondes de chez lui, et tous les astres sont les bouches et les pores où s’exhalent derechef ses esprits7.

Selon une telle conception, les soleils, tout entiers faits d’atomes de feu, sont plus éminemment vivants et pensants : Ce monde-ci [le Soleil] n’est formé d’autre chose que des esprits de tout ce qui meurt dans les orbes d’autour, comme sont Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne. Ainsi dès qu’une plante, une bête, ou un homme, expirent, leurs âmes montent sans s’éteindre à sa sphère […]. Or toutes ces âmes unies qu’elles sont à la source du jour, […] sont employées à former le sang et les esprits vitaux du soleil, ce grand et parfait animal. Et c’est aussi pourquoi vous ne devez point douter que le soleil n’opère de l’esprit bien plus parfaitement que vous, puisque c’est par la chaleur d’un million de ces âmes rectifiées, dont la sienne est un élixir, qu’il connaît le secret de la vie, qu’il influe à la matière de vos mondes la puissance d’engendrer, qu’il rend des corps capables de se sentir être, et enfin qu’il se fait voir et fait voir toutes choses8.

Nous avons dit que la nature du feu, par sa grande chaleur, la petitesse de ses atomes et la rapidité de leurs mouvements, permettait d’expliquer à la fois la production de la vie et de la sensation. Il faut souligner également la mouvement, je protestai à tous les assistants qu’il n’était point mort, que sa maladie n’était pas même dangereuse et adroitement, sans être aperçu, je m’inspirais dedans par un souffle. Mon vieux cadavre tomba aussitôt à la renverse. Moi, dans ce jeune, je me levai. » 6   Lettres satiriques, X, Œuvres complètes, II, édition de Luciano Erba, Champion, Paris, 2001, p. 162. 7   Les États et Empires du Soleil, Œuvres complètes, I, édition de Madeleine Alcover, Champion, Paris, 2000, p. 296-297. Noté par la suite EES. 8   Ibid., I, p. 311.

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continuité entre la sensation, l’imagination et la raison : il s’agit toujours de la perception par une âme matérielle d’idées elles-mêmes matérielles, la subtilité de la première étant proportionnée à celle des secondes. La thèse de l’âme ignée invite ainsi à penser comme matériel ce que d’autres systèmes pensent comme proprement spirituel. Ce faisant, elle continue à attribuer à une âme ce qui donne vie, sensibilité et pensée. b) La vie et la pensée comme produits de la configuration du corps tout entier Cependant, au lieu d’attribuer la vie et la pensée à une partie du corps nommée âme, on peut également tenter de penser leur émergence comme le fruit d’une certain niveau d’organisation du corps tout entier. Cyrano n’exclut pas une telle hypothèse, s’agissant de concevoir la vie. Pour ce faire, il évoque rapidement la théorie antique de l’âme comme harmonie du corps, en lui donnant un sens strictement matérialiste. Selon le « fils de l’hôte », la vie serait ainsi le produit d’un équilibre entre le chaud, le froid, l’humide et le sec, ou le fruit d’une proportion entre les organes. La mort proviendrait simplement d’une rupture de l’équilibre, et de la dissolution de l’organisation de la matière corporelle9. Soulignons avec le gassendiste Bernier 9   EEL, I, p. 150 : « Pour l’âme des bêtes, qui est corporelle, je ne m’étonne pas qu’elle meure, vu qu’elle n’est possible qu’une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une proportion d’organes bien concertés ». Le fils de l’hôte commence par opposer le cas des animaux à celui des hommes, mais c’est pour mieux critiquer ensuite une telle opposition. On peut donc en conclure que ce qui est dit de l’âme des bêtes peut en réalité être appliqué également aux hommes. Dans son Abrégé de la philosophie de Gassendi (V, 6, 1, 468-469), Bernier définit ainsi la thèse de l’âme comme harmonie du corps : « Les autres qui avec Aristote font l’Âme incorporelle, sont principalement ceux qui la définissent une harmonie, ou le Tempérament ; en ce qu’ils croient que l’Âme n’est autre chose qu’une température convenable, ou une symétrie bien observée dans le mélange des Eléments, ou des qualités contraires, comme aussi des humeurs, des organes, et du reste. Car de même que si des sons se trouvent être tempérés de telle manière que ni les aigus, ni les graves, ni les moyens ne sortent point de la proportion, il résulte une certaine douceur de chant qu’on appelle Harmonie ; ainsi lorsque la chaleur, la froideur, l’humidité, et la sécheresse, ou si l’on veut, le sang, le phlegme, la bile jaune, la bile noire sont de telle manière mêlés ensemble que la chaleur est au degré qu’elle doit être, la froideur de même, et les autres de même, il naît, ou résulte alors une certaine espèce de Consonance qui à leur sens doit être appelée Âme. Et de même que si le son qui doit être bas est élevé, et celui qui doit être élevé est bas, l’harmonie est gâtée, et périt tout à fait ; ainsi ils veulent que lorsque la chaleur est trop grande, ou que le froid est excessif, il se fait aussi un

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la difficulté qu’il y a à soutenir une telle thèse dès lors qu’on maintient une âme incorporelle : Et vous voyez par là la manière dont ils croient l’Âme incorporelle ; car comme l’harmonie, ou le tempérament n’est autre chose qu’un certain mode, qu’une certaine qualité, qu’une certaine forme accidentelle qui arrive aux choses, il est évident que cela est incorporel, en tant que cela de soi n’est pas corps long, large, et profond. Et ne pensez pas leur dire que le Tempérament n’est que les choses mêmes tempérées ; car ils veulent que ce soit autre chose, à savoir la Symétrie même laquelle ne se conçoit que par l’Entendement soit dans les sons, soit dans les autres choses qui se mêlent, et se tempèrent. Ne pensez pas aussi leur dire que cela même n’est rien si l’on entend qu’il soit distingué des choses ; car tout cela ne les embarrasse point10.

Or, l’idée formulée chez Cyrano est bien que « le Tempérament n’est que les choses mêmes tempérées ». C’est que l’âme n’est plus une substance, corporelle ou incorporelle, mais le nom donné à une certaine organisation du corps. Cependant, c’est surtout lorsqu’il s’agit de concevoir l’émergence de la pensée que l’hypothèse intéresse Cyrano. Il développe alors la thèse radicale selon laquelle la pensée pourrait être le fruit d’une certaine configuration du corps tout entier. C’est ainsi que le personnage de Campanella peut connaître les pensées d’autrui, en les produisant en lui-même : il lui suffit en effet d’arranger toutes les parties de son corps dans un ordre semblable à celui qui a produit ces pensées chez autrui : Sachez donc qu’afin de connaître votre intérieur, j’arrangeai toutes les parties de mon corps dans un ordre semblable au vôtre ; car étant de toutes parts situé comme vous, j’excite en moi, par cette disposition de matière, la même pensée que produit en vous cette même disposition de matière. […] ainsi conformant tout à fait mon corps au vôtre, et devenant pour ainsi dire votre gémeau, il est impossible qu’un même branle de matière ne nous cause à tous deux un même branle d’esprit11. trouble de l’Âme, lequel est ou une maladie de l’Âme, si le trouble n’est que médiocre, ou la mort de l’Âme, s’il est extrême ». L’édition utilisée est l’Abrégé de la philosophie de Gassendi, Seconde edition Reveuë et augmentée par l’Autheur, Anisson, Possuel et Rigaud, Lyon, 1684 ; notée par la suite Abrégé de la philosophie de Gassendi. 10   F. Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, V, 6, 1, 469-470. 11   EES, I, p. 301. Le personnage du Démon dit avoir enseigné cette technique à Campanella : « Je connus aussi Campanella ; ce fut moi qui l’avisai, pendant qu’il était à l’Inquisition à Rome, de styler son visage et son corps aux grimaces et aux postures ordinaires de ceux dont il avait besoin de connaître l’intérieur, afin d’exciter chez soi par une même assiette les pen-

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Une telle thèse n’est pas du tout présente chez les partisans de l’âmeharmonie. Cependant, le texte la propose comme un prolongement de cette dernière. Considérant que les jumeaux doivent avoir les mêmes pensées, le personnage de Campanella affirme ainsi : « Mais ne voyez-vous pas qu’il était impossible que, la composition des organes de leurs corps étant pareille dans toutes ses circonstances, ils n’opérassent d’une façon pareille, puisque deux instruments égaux touchés également doivent rendre une harmonie égale ? »12. À l’époque où écrit Cyrano, un philosophe tente de penser la production de la vie et de la sensibilité à partir de la seule organisation de la matière : c’est Descartes qui, dès le Discours de la Méthode, estime que l’on peut considérer les animaux comme des machines13. En ce cas, le vivant n’est que le résultat d’une certaine organisation ; en assemblant une matière inerte, on peut, avec les lois du mouvement, composer une machine vivante. C’est ainsi que Descartes pense la vie et la sensibilité de l’animal selon un modèle strictement mécaniste, qui lui permet aussi d’expliquer tout ce qu’il y a de machinal en l’homme14. Cette explication mécaniste de la vie et de la sensibilité se fait au prix d’une disjonction entre le corps, matériel, dont la seule organisation produit la vie et la sensation, et l’esprit, substance spirituelle, radicalement hétérogène, qui seule produit la pensée. Toutefois un matérialiste pourrait prolonger les analyses cartésiennes en essayant d’inclure la pensée parmi les productions de la machine corporelle. Or, Cyrano n’expose pas le modèle cartésien en tant que tel, mais il l’interroge. Ainsi, quand il semble développer l’idée selon laquelle la vie s’explique par une certaine disposition de la matière, il y ajoute souvent que la force qui met la matière en mouvement appartient à la matière elle-même. Dès lors, le mouvement doit, non pas être introduit dans la matière, mais constituer l’une de ses propriétés. De plus, la matière doit être considérée plus largement comme proprement active. C’est pourquoi Cyrano s’attache également à l’hypothèse selon laquelle la vie et la pensée seraient des propriétés de la matière. C’est la seconde option matérialiste qu’il examine. sées que cette même situation avait appelées dans ses adversaires, parce qu’ainsi il ménagerait mieux leur âme quand il la connaîtrait » (EEL, I, p. 57). 12   EES, I, p. 301. 13   Discours de la méthode, V. 14   Voir en particulier le Traité des Passions de l’Âme.

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Seconde option : une matière toujours sensible et active Selon cette seconde option, la seule disposition de la matière et sa mise en mouvement ne peuvent suffire à expliquer la vie et la sensibilité. Elle s’oppose à la fois à la conception mécaniste et à la conception atomiste selon laquelle une combinaison donnée d’atomes non vivants et non sensibles produit la sensibilité et la vie. En ce cas, la vie est une qualité première et essentielle de la matière, qui est en quelque façon toujours active, vivante et sensible. Les distorsions que Cyrano fait subir au modèle atomiste vont déjà dans ce sens : les atomes de feu qui animent les corps demeurent bien une force toujours vivante qui traverse la nature. Cyrano exploite également le modèle proposé par Campanella dans son traité Du sens des choses et de la magie : celui du « pansensisme »15, c’est-àdire d’une sensibilité universelle de la matière. Selon une telle conception, à tous les niveaux la matière est sensible, et cette sensibilité se comprend comme vie, activité et sensibilité (cette dernière étant à la fois sensation, mémoire, imagination et raisonnement16). Ainsi, non seulement les animaux, mais les végétaux et même les minéraux sont sensibles, de même que les astres, les planètes, l’éther, ou n’importe quel objet. De plus, au sein de chaque assemblage de matière, les parties de cet assemblage elles-mêmes sont sensibles. L’essence d’un être est ainsi d’être une force active qui résulte d’un faisceau préalable de forces actives. Cette force est une propriété interne à l’être naturel, qui se passe de toute adjonction d’un élément extérieur. C’est la seule façon, selon Campanella, d’expliquer l’existence de la sensibilité : puisque l’effet doit être de même nature que sa cause, comment penserait-on la production du sens à partir d’éléments qui en seraient dépourvus ? La sensibilité n’émerge donc pas seulement dans certaines conditions, elle est partout et toujours déjà présente.17 Pour autant, si la sensibilité est universelle, cela 15   Selon l’expression de Michel-Pierre Lerner, dans sa thèse Pansensisme et interprétation de la nature chez Tommaso Campanella : le « De sensu rerum et magia », [Doctorat d’État, janvier 1986], ANRT Université de Lille III. Cette thèse comporte une traduction française du De sensu rerum et magia, p. 357-760. C’est celle qui sera utilisée ici. 16   T. Campanella, De sensu rerum et magia, II, 20-22, p. 507-521. 17   Ibid., I, 1, p. 383-384 : « Aucun être ne peut donner à d’autres êtres ce qu’il n’a pas en lui-même […]. Puisque maintenant les animaux (au témoignage universel) sont dotés de

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ne signifie pas qu’elle soit partout la même. Le sens d’un caillou n’est pas celui du soleil, et le caillou n’a pas conscience d’être intégré à un ensemble plus vaste. C’est ce pansensisme qui permet d’expliquer tous les processus naturels. Si tout être quel qu’il soit est doué de sens, alors la causalité s’explique par une immanence de la cause à son effet. C’est en ce sens que Campanella accorde une autonomie active aux être naturels. Tout être, étant doté d’un degré plus ou moins vif de sens, se connaît d’abord et connaît ensuite les choses qui l’affectent en bien ou en mal, et peut ainsi assurer sa propre conservation18. Or, l’exposé d’un académicien sélénien sur la pluralité des mondes met en avant la thèse de la sensibilité universelle de la matière pour expliquer la vie humaine : Il me reste à vous prouver qu’il y a des mondes infinis dans un monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un grand animal ; les étoiles, qui sont des mondes, comme d’autres animaux dedans lui qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples tels qu’à nous, qu’aux chevaux et qu’aux éléphants ; et nous, à notre tour, sommes aussi les mondes de certaines gens encore plus petits, comme des chancres, des poux, des vers, des cirons ; ceux-ci sont la terre d’autres imperceptibles. Ainsi, de même que nous paraissons un grand monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang et nos esprits ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux qui s’entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et, se laissant aveuglément conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous conduisent nous-mêmes et produisent tout sens, et puisque le sens ne naît pas du néant, force est d’affirmer que les éléments, qui sont les causes des animaux, sentent, et que c’est le cas de tous les éléments, car nous allons démontrer que ce qui appartient à un seul d’entre les éléments convient aussi à tous. En effet, les choses qui leur donnent chaleur, froid, humidité, sécheresse, mouvement, repos et autres propriétés, doivent aussi leur donner le sens. […] En effet, la faculté sentante et la faculté végétative ne viennent pas du néant, ni de la substance de Dieu ou des anges, mais, comme on l’a prouvé, elles sont présentes dans les choses mêmes. Il suit de là que le ciel, la terre et le monde sentent, et les animaux sont dans le monde comme des vers à l’intérieur du ventre de l’homme, lesquels ne perçoivent pas l’intellect, la volonté et le sens de l’homme parce que ces facultés sont sans proportion avec leur propre sens ». 18   Le principe le plus important est alors celui de l’attraction du semblable pour le semblable et la répulsion des choses dissemblables, c’est-à-dire les deux lois de contrariété et de similitude. C’est en ce sens qu’on peut dire que les forces qui régissent la nature sont l’amour et la haine entre les parties de la matière. Ce vieux thème empédocléen est repris par Telesio dans son De rerum natura, et Campanella, disciple de Telesio, le réinvestit au sein de sa propre théorie. Il faut alors garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’une conception anthropomorphiste. L’amour et la haine entre les éléments ne sont pas les mêmes qu’entre des hommes, de même que la sensibilité d’un minéral n’est pas celle d’un homme.

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ensemble cette action que nous appelons la vie. […] Chacun est rempli également de ces petits animaux, puisque ce sont eux, […], qui font la vie. […] et l’âme n’[est] que l’action de ces petites bêtes.19

Ce passage est certes d’interprétation difficile, mais il me semble que le mettre en relation avec le pansensisme campanellien fournit une clé d’interprétation intéressante. L’Académicien souligne ainsi qu’il n’y a pas à expliquer l’introduction de la vie dans la matière, mais plutôt à comprendre qu’à tous les niveaux, la matière est animée et que dans chaque partie, même la plus petite, se peuvent retrouver toutes les qualités que l’on reconnaît chez les animaux. À travers la question de l’origine du mouvement se pose celle de l’origine de la volonté. En effet, si les petits animaux se laissent « aveuglément conduire à notre volonté qui leur sert de cocher », ce faisant ils « nous conduisent nous-mêmes ». Si la matière est animée de part en part, qu’est-ce qui nous permet d’identifier l’instance qui serait le sujet des actions ? Peut-on même continuer à parler d’une telle instance ? C’est le problème de l’unité du sujet qui se pose et Campanella, qui l’a bien compris, ne veut pas conclure de la sensibilité inhérente à la matière à la dissolution de la notion de sujet. Il essaie donc de repérer ce qui évite au sujet de se dissoudre dans l’analogie universelle, de saisir ce qui définit l’identité personnelle, au-delà des fluctuations de la multiplicité sensible. Si tout sent, mais à des degrés différents, alors « il ne faut pas qualifier d’animal tout être capable de sentir, mais seulement l’être pourvu des organes propres à une créature animée et habitée par un esprit recteur »20. Si toutes les parties du corps sentent, il faut encore qu’une âme matérielle donne à l’animal son unité. Pour Campanella, l’âme, qui est « un esprit chaud et ténu », « anime le corps et il l’agite avec force là où il court étant rassemblé : aussi, bien que les autres êtres sentent, ne les appellet-on pas animaux »21. En outre, Campanella tient à doter l’homme d’une âme intellectuelle immortelle, qui le distingue radicalement des animaux : à l’esprit, principe corporel commun à tous les animaux, il faut donc pour l’homme ajouter la mens, principe immatériel. Or, loin de reprendre les explications campanelliennes, l’Académicien provoque au contraire une interrogation beaucoup plus radicale sur les conséquences d’une sensibilité univer19

  EEL, I, p. 116 et 118. C’est moi qui souligne.   De sensu rerum et magia, II, 13, p. 483. 21   Ibid., II, 5, p. 442. 20

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selle de la matière, ouvrant la possibilité de penser un moi multiple. En posant non seulement qu’à tous les niveaux la matière est sensible, mais que de l’infiniment grand à l’infiniment petit on trouve toujours des animaux, il interroge la possibilité du maintien de l’unité du moi, et suggère que le sentiment de l’identité personnelle est peut-être une illusion. Cyrano propose également une version moins radicale de la thèse de l’activité générale de la matière, à travers la mise en scène, sur le Soleil, des métamorphoses d’un peuple devant le narrateur. Ce peuple, qui a d’abord la forme d’un arbre fait de pierres précieuses, se transforme en une multitude de petits hommes, qui vont se réunir pour former un seul jeune homme de taille médiocre, dont les parties vont ensuite tomber et se transformer en autant d’oiseaux. Ces métamorphoses « arrivent par le mouvement » : la matière, par un simple changement de disposition, peut former n’importe quel être, qu’il soit minéral, végétal, animal ou humain. Ce qui fait que ce modèle n’est pas mécaniste, c’est que Cyrano y souligne l’activité de la matière : si l’imagination des membres du peuple peut arranger comme elle veut la matière, c’est que l’une comme l’autre sont actives, l’activité de l’imagination n’étant même qu’une des modalités de celle de la matière22. Certes, dans un tel modèle, si chaque membre du peuple a sa volonté propre, l’unité de l’ensemble paraît garantie par l’exercice de l’autorité d’un roi. Ainsi, lorsque le peuple prend la forme d’un seul jeune homme, le roi joue-t-il le rôle d’une âme, qui donne vie et pensée au corps. Cependant, à travers les transformations de ce peuple, Cyrano met en valeur les variations des frontières du moi. Si la matière est toujours en quelque façon active, ce qui importe, ce sont moins les différences entre les êtres, que la labilité du passage de l’apparemment inerte au vivant.

II. Des conséquences communes Cyrano envisage une pluralité de modèles matérialistes pour concevoir la production de la vie et de la pensée, tous utilisés au service d’objectifs 22   EES, I, p. 245-246 : « Il faut que tu saches qu’étant nés habitants de la partie claire de ce grand monde, où le principe de la matière est d’être en action, nous devons avoir l’imagination beaucoup plus active que ceux des régions opaques, et la substance du corps aussi beaucoup plus déliée ».

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communs. Ce qui compte est que la matière suffise à tout expliquer, par quoi Cyrano vise avant tout à mettre en question la spécificité de la place de l’homme dans la nature et sa prétention à l’immortalité. Des minéraux aux hommes : des différences de degré et non de nature Si la vie émerge de la matière, la production de la vie humaine ne diffère pas de celle des animaux et des végétaux. En outre, si c’est la matière qui pense, alors la raison, loin de distinguer radicalement les hommes des animaux, peut être attribuée autant aux uns qu’aux autres, tout au plus avec des différences de degré. La thèse de la matérialité de l’âme contribue ainsi au rejet d’une différence essentielle entre hommes et animaux. L’homme est un animal comme un autre, et – s’inscrivant dans une tradition sceptique – Cyrano souligne à diverses reprises qu’il peut y avoir plus de différence d’un homme à un autre que d’un homme à un animal. Cet argument participe à son tour au combat contre l’anthropocentrisme. Cyrano va même plus loin : il abolit la rigidité des frontières entres les règnes minéraux, végétaux, animaux et humains, pour souligner la continuité de toute la nature. De nombreux discours insistent ainsi sur le passage entre ces différents états de la matière. Même si l’on maintient une hiérarchie entre ces états, comme le fait le personnage du Démon, il n’en reste pas moins que les différences ne sont que de degré, et non de nature : Vous savez, ô mon fils, que de la terre il se fait un arbre, d’un arbre un pourceau, d’un pourceau un homme. Ne pouvons-nous donc pas croire, puisque tous les êtres en la nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes, cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte et le mieux imaginé qui soit au monde, étant le seul qui fasse le lien de la vie brutale avec l’angélique ? Que ces métamorphoses arrivent, il faut être pédant pour le nier : ne voyons-nous pas qu’un pommier, par la chaleur de son germe comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne ; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même ; et qu’un homme, mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait enfin revivre cet animal sous une plus noble espèce ? Ainsi ce grand pontife que vous voyez la mitre sur la tête était, il n’y a que soixante ans, une touffe d’herbe en mon jardin23.

23

  EEL, I, p. 146-147.

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La digestion devient ici un modèle privilégié pour penser le passage de l’inerte au vivant24. De plus, ces transformations soulignent que seule la matière est éternelle, les formes qu’elle prend se caractérisant par leur précarité et leurs perpétuels changements. Il est vrai que ce discours, censé répondre à un argumentaire contre l’immortalité de l’âme25, suppose que les métamorphoses s’achèvent avec la formation d’hommes, ces derniers demeurant alors soumis au Jugement dernier : Dieu donc étant le Père commun de toutes ses créatures, quand il les aimerait toutes également, n’est-il pas bien croyable qu’après que, par cette métempsychose plus raisonnée que la pythagorique, tout ce qui sent, tout ce qui végète, enfin après que toute la matière aura passé par l’homme, alors ce grand jour du Jugement arrivera où font aboutir les prophètes les secrets de leur philosophie ?26

Ce « mystère qui n’a point encore été révélé »27 n’en demeure pas moins subversif. Et si, dans ce discours, du point de vue du personnage du Démon, la matérialité de l’âme n’entraîne pas sa mortalité, il en va autrement d’autres passages. La mortalité de l’âme La thèse de la matérialité de l’âme est en effet mise au service d’un second objectif, complémentaire du précédent : elle participe à la critique de la croyance en l’immortalité de l’âme humaine. Soulignons tout d’abord que la matérialité de l’âme et sa mortalité ne sont pas nécessairement liées. Nous en avons un exemple avec le discours du Démon. Plus généralement, on peut rappeler avec Bernier que les Pères de l’Église considéraient l’âme comme matérielle et immortelle28. Cependant, 24

  Ce modèle de la digestion est très important dans plusieurs discours des romans, et mériterait une étude à part entière. Contentons-nous de souligner qu’il est utilisé dans le même dialogue, par le fils de l’hôte cette fois, contre la résurrection des corps. Cf. EEL, I, p. 153-154. 25   Celui du fils de l’hôte. 26   EEL, I, p. 147. 27   Ibid., p. 146. 28   F. Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, V, 6, 1, 474-475 : « Je ne dirai rien ici des Saints Pères qui ont cru que l’Âme humaine même était corporelle ; on sait bien qu’avant que l’Église eût défini la chose dans les derniers Siècles, c’était une Opinion assez commune ; il n’y a qu’à voir les paroles qui se lisent dans les anciens Conciles : Des Anges et des Archanges,

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Cyrano s’attache surtout à une seconde disjonction : considérant que la rationalité de l’âme n’implique pas nécessairement son incorporéité, incorporéité qui à son tour n’implique pas nécessairement son immortalité, il distingue rationalité et immortalité. Il le fait à travers deux discours symétriques. Dans le premier, le personnage du Démon, comparant les mérites respectifs des hommes et des choux devant Dieu, estime que si l’immortalité a été accordée à l’homme, alors un intellect universel a pu être attribué aux choux, ces deux privilèges n’ayant pu être donnés par Dieu au même être, sous peine d’injustice : Puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n’estil pas raisonnable qu’il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes ? […] si donc les choux n’eurent point leur part avec nous du fief de l’immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui, par sa grandeur, récompense sa brièveté ; c’est peut-être un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes, et c’est peut-être aussi pour cela que ce Sage Moteur ne leur a point taillé d’organes semblables aux nôtres, qui n’ont, pour tout effet, qu’un simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d’autres plus ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux, qui leur servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens29.

Dans le second, le fils de l’hôte estime symétriquement que si la raison a été accordée aux hommes, alors Dieu ne peut leur avoir également attribué l’immortalité, offrant cet avantage à d’autres êtres dans un souci d’équité : encore qu’il fût vrai que la raison nous eût été distribuée en apanage et qu’elle fût un privilège réservé seulement à notre espèce, est-ce à dire pour cela qu’il faille que Dieu enrichisse l’homme de l’immortalité, parce qu’il lui a déjà prodigué la raison ? Je dois donc, à ce compte-là, donner aujourd’hui à ce pauvre une pistole, parce que je lui donnai hier un écu ? Vous voyez bien vous-même la fausseté de cette conséquence, et qu’au contraire, si je suis juste, plutôt que de donner une pistole à celui-ci, je dois donner un écu à l’autre, puisqu’il n’a rien touché de moi. Il faut conclure de là, ô mon

et de leurs puissances auxquelles j’ajoute nos Âmes, ceci est le sentiment de l’Église catholique ; que véritablement ils sont intelligibles, mais qu’ils ne sont pourtant pas invisibles, et destitués de tout corps, comme vous autres Gentils le croyez ; car ils ont un corps fort délié soit d’air, soit de feu. Tertullien devait être de ce sentiment lorsqu’il soutenait, que l’Âme ne serait rien si elle n’était corps, et que tout ce qui est, ou existe est corps à sa manière. D’où vient que saint Augustin dit de Tertullien qu’il a cru que l’Âme était corps, parce qu’il n’a pu la concevoir incorporelle, et qu’ainsi il craignait que si elle n’était corps, elle ne fût rien ». 29   EEL, I, p. 114.

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cher compagnon, que Dieu, plus juste encore mille fois que nous, n’aura pas tout versé aux uns pour ne rien laisser aux autres30.

Au-delà de la saveur de l’argumentation, Cyrano souligne dans un cas comme dans l’autre que rien ne lie de façon nécessaire la raison et l’immortalité. Si l’homme pense, il n’en reste pas moins intégralement mortel. En outre, plusieurs discours inspirés de l’argumentaire atomiste du chant III du De rerum natura de Lucrèce, montrent que l’âme naît et meurt avec le corps. Le fils de l’hôte du narrateur sur la Lune développe ainsi deux arguments qu’il est intéressant de rapprocher de ceux de Lucrèce. Ce dernier souligne l’incohérence qu’il y aurait pour une âme immortelle à abandonner un corps défaillant, étant donné que ces défaillances ne devraient pas l’atteindre : « Et pourquoi veut-elle sortir de ses membres vieillis ? Craint-elle de rester prisonnière d’un corps putride et de voir son logis s’effondrer sous le poids des ans ? Mais, pour un immortel, il n’est point de danger ! »31. Le fils de l’hôte montre lui aussi qu’un tel abandon serait absurde, en développant l’image d’un pacte conclu entre l’âme et le corps mettant les deux entités sur un plan d’égalité. L’absurdité d’un tel pacte est alors redoublée par le fait qu’on ne comprend pas pourquoi le corps voudrait se séparer de l’âme : je m’étonne bien fort que la nôtre [notre âme], incorporelle, intellectuelle et immortelle, soit contrainte de sortir de chez nous pour les mêmes causes qui font périr celle d’un bœuf. A-t-elle fait pacte avec notre corps que, quand il aurait un coup d’épée dans le cœur, une balle de plomb dans la cervelle, une mousquetade à travers le corps, d’abandonner aussitôt sa maison trouée ? Encore manquerait-elle souvent à son contrat, car quelques-uns meurent d’une blessure dont les autres réchappent ; il faudrait que chaque âme eût fait un marché particulier avec son corps32.

Lucrèce appuie également sa démonstration de la mortalité de l’âme sur le fait qu’elle ne peut remplir ses fonctions sans le corps, et en particulier ne peut sentir : « Si d’ailleurs la substance de l’âme est immortelle et capable de sentir, même séparée du corps, il faut à mon avis la doter de cinq sens. […] Mais pour l’âme il n’est point d’yeux, de nez ni de mains séparés, de langue ni d’oreilles à part. L’âme ne peut donc vivre ou sentir par soi-même »33. Le 30

    32   33   31

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Ibid., p. 145. De rerum natura, III, 772-775. EEL, I, p. 150. De rerum natura, III, 624-626 et 631-633.

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fils de l’hôte reprend l’argument, en soulignant qu’il est contradictoire de dire que l’âme peut exister sans le corps, et que tant qu’elle est unie au corps elle a absolument besoin des organes pour sentir. Il le montre en prenant un contre-exemple, celui de l’aveugle-né, qui ne peut ni voir, ni même concevoir ce qu’est la vue : Et si cette âme était spirituelle, et par soi-même raisonnable, comme ils disent ; qu’elle fût aussi capable d’intelligence quand elle est séparée de notre masse, qu’alors qu’elle en est revêtue, pourquoi les aveugles-nés, avec tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauraient-ils même s’imaginer ce que c’est que de voir ? Pourquoi les sourds n’entendent-ils point ? Est-ce à cause qu’ils ne sont pas encore privés par le trépas de tous les sens ? Quoi ! je ne pourrai donc me servir de ma main droite, parce que j’en ai aussi une gauche ? Ils allèguent, pour prouver qu’elle ne saurait agir sans les sens, encore qu’elle soit spirituelle, l’exemple d’un peintre qui ne saurait faire un tableau s’il n’a des pinceaux. Oui, mais ce n’est pas à dire que le peintre, qui ne peut travailler sans pinceaux, quand, avec ses pinceaux, il aura perdu ses couleurs, ses crayons, ses toiles et ses coquilles, qu’alors il le pourra mieux faire. Bien au contraire ! Plus d’obstacles s’opposeront à son labeur, plus il lui sera impossible de peindre. Cependant ils veulent que cette âme, qui ne peut agir qu’imparfaitement à cause de la perte d’un de ses outils dans le cours de la vie, puisse alors travailler avec perfection quand, après notre mort, elle les aura tous perdus ! S’ils nous viennent rechanter qu’elle n’a pas besoin de ces instruments pour faire ses fonctions, je leur rechanterai qu’il faut fouetter les Quinze-Vingts, qui font semblant de ne voir goutte34.

Les oiseaux du Soleil reprennent également des arguments lucrétiens, quelque peu infléchis35. Il s’agira dans ce contexte de conclure de la matérialité de l’âme à la nécessité de s’affranchir de la crainte de la mort. Ainsi, l’immortalité se voit transférée de l’individu à la matière qui le compose : « Il faut, mon cher frère, te persuader que, comme toi et les autres brutes êtes matériels, et comme la mort, au lieu d’anéantir la matière, elle n’en fait que troubler l’économie, tu dois, dis-je, croire avec certitude que, cessant d’être ce que tu étais, tu commenceras d’être quelque autre chose »36. Les oiseaux, qui considèrent l’espèce humaine comme monstrueuse, ajoutent qu’il vaut mieux devenir autre chose que l’homme qu’on était – ne serait-ce qu’un minéral : « Je veux donc que tu ne deviennes qu’une motte de terre, ou un caillou, encore seras-tu quelque chose de moins méchant que

34

  EEL, I, p. 150-151.   EES, I, p. 270-271. 36   Ibid., p. 271. 35

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l’homme »37 Allant plus loin que le texte lucrétien, ils affirment ainsi qu’un homme doit pour cette raison non pas seulement se consoler de la mort mais la souhaiter38. En outre, l’infinité des combinaisons et des recombinaisons possibles des atomes dans l’éternité pourrait conduire à former à nouveau un être composé des mêmes atomes, atomes agencés de la même façon. Lucrèce l’envisage, mais c’est pour souligner que, même en ce cas, cela ne nous touche en rien et que l’idée d’une continuité demeure une illusion : « Non, même si le temps recueillait notre matière après la mort, la plaçant dans son ordre actuel, la lumière de la vie nous fût-elle rendue, non, cela ne pourrait nullement nous toucher, notre propre mémoire étant alors brisée »39. La preuve en est que par le passé un même assemblage d’atomes que celui qui nous constitue a déjà existé et que cela ne nous touche cependant pas du tout : Même aujourd’hui, ce que nous fûmes auparavant ne nous importe en rien, ne nous tourmente en rien. Contemple derrière toi cet espace immense du temps passé et songe à tous les mouvements de la matière, ainsi tu t’en convaincras aisément : les atomes dont nous sommes aujourd’hui formés se rangèrent souvent dans le même ordre qu’aujourd’hui, mais notre mémoire ne peut ressaisir le passé car la vie entre-temps a marqué une pause et tous ses mouvements sont allés çà et là voguer à l’aventure loin de la sensation40.

Lucrèce, qui insiste sur la discontinuité de la mémoire, n’envisage donc le cas de la recomposition d’un être identique que pour souligner qu’il ne contredit en rien la thèse principale : « La mort n’est rien pour nous et ne nous touche en rien puisque l’esprit révèle sa nature mortelle »41. Les oiseaux du roman cyranien, au contraire, s’emparent d’un tel cas pour y trouver la consolation d’une nouvelle naissance : Mais en tout cas, supposé que la vie soit un bien, la même rencontre qui parmi l’infinité du temps a pu faire que tu sois, ne peut-il pas faire quelque jour que tu sois encore un autre coup ? La matière, qui à force de se mêler est enfin arrivée à ce nombre, cette disposition et cet ordre nécessaires à la constitution de ton être, ne peut-elle pas   Ibid., p. 271.   Ibid., p. 271 : « Voilà des considérations assez fortes pour t’obliger à boire cette absinthe en patience ; il m’en reste toutefois d’autres encore plus pressantes qui t’inviteront sans doute à la souhaiter ». 39   De rerum natura, III, 847-851. 40   Ibid., III, 852-862. 41   Ibid., III, 830-831. 37 38

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en se remêlant arriver à une disposition requise pour faire que tu te sentes être encore une fois ? – Oui ; mais me diras-tu, je ne me souviendrai pas d’avoir été. – Hé ! mon cher frère, que t’importe, pourvu que tu te sentes être42.

La discontinuité de la mémoire n’empêche pas ici que l’on espère exister à nouveau. Il y a bien une immanence de l’existence, mais le point de vue des oiseaux s’oppose à celui de Lucrèce : alors que pour ce dernier il s’agit de souligner que la mort n’est rien pour nous dans la mesure où la dissolution de notre être entraîne la fin de la sensation,43 pour les oiseaux, le plus important est que la combinaison d’atomes que nous sommes puisse à plusieurs reprises vivre et ainsi se sentir être. Enfin, les oiseaux qui tiennent ce discours s’attribuent cependant de façon exclusive une âme rationnelle et immortelle44. C’est une façon pour Cyrano de mieux souligner les contradictions du gassendisme, qui croit possible une conciliation de l’épicurisme et du christianisme par la superposition au premier de la thèse de l’immortalité de l’âme humaine45. *

*

*

Dans sa lettre « Contre un jésuite assassin et médisant », Cyrano invective ainsi son adversaire : « Vous feuilletez possible tous les crimes dont vous 42

  EES, I, p. 271.   Cf. Épicure, Maximes capitales, 2 : « La mort n’est rien par rapport à nous, car ce qui est dissous ne sent pas, et ce qui ne sent pas n’est rien par rapport à nous ». 44   Les oiseaux conçoivent leur âme comme rationnelle, immortelle, mais toujours matérielle ; en effet, ils affirment au narrateur que sa matière, ingérée par des oiseaux, aura l’honneur de contribuer à leurs opérations intellectuelles : « Étant mangé, comme tu vas être, de nos petits oiseaux, tu passeras en leur substance. Oui, tu auras l’honneur de contribuer, quoique aveuglément, aux opérations intellectuelles de nos mouches, et de participer à la gloire, si tu ne raisonnes toi-même, de les faire au moins raisonner » (EES, I, p. 271). 45   Cf. O. Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique, III, xii, 4, Martinus Nijhoff, La Haye, 1971, p. 368-376. O. Bloch décrit très bien les vicissitudes de cette tentative de conciliation. Cyrano l’estime pour sa part vouée à l’échec. Pour un autre exemple gassendiste d’un tel travail de conciliation, voir S. Sorbière, Lettres et discours de M. de Sorbiere. Sur diverses Matieres Curieuses, Paris, François Clousier, 1660, lettres 17, 34 et 40, p. 81-89, 245-252 et 294-312. Ce travail concerne également la conception épicurienne du divin comme celles de la pluralité des mondes et de l’éternité de l’univers. Chez Sorbière, ce travail de conciliation s’affiche ouvertement comme pragmatique : il le nomme « accommodation », et son objectif est d’assurer une place légitime à l’épicurisme. 43

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êtes capable, et sur cela vous concluez que je suis athée ? Mais Père écervelé ! Me croyez-vous si stupide de me figurer que le monde soit né comme un champignon ; que les astres aient pris feu et se soient arrangés par hasard ; qu’une matière morte, de telle, ou telle façon disposée, ait pu faire raisonner un homme, sentir une bête, végéter un arbre ?»46. Il faut alors comprendre toute l’ironie du passage : oui, Cyrano défend bien une position matérialiste, selon laquelle la matière suffit à tout expliquer, de la formation du monde à l’émergence de la pensée ; et oui, ce matérialisme est au service d’une critique de la foi chrétienne47. Il ne s’agit pas d’une simple pétition de principe, mais d’une démarche selon laquelle la cohérence des principes matérialistes ne peut s’accommoder avec le maintien des dogmes de la foi.

46   « Contre un Jésuite assassin et médisant », lettre inédite du manuscrit 4557 [Bibliothèque Nationale de France, Fonds Fr., Nouv. acq. n° 4557], Œuvres complètes, II, édition de Luciano Erba, Paris, Champion, 2001, p. 286. 47   Je me permets de renvoyer sur ce point à ma thèse : Libertinage et science dans le premier XVIIe siècle : le matérialisme de Savinien Cyrano de Bergerac, Université Paris X-Nanterre, 24 novembre 2006.

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Le libertin problématique

Libertinage, Cyrano, anti-christianisme Jacques Prévot (Université de Paris X-Nanterre) Pour étudier le libertinage du XVIIe siècle, il faut accepter d’adopter une démarche libertine, c’est-à-dire procéder avec une extrême vigilance critique. Or la tentation récente d’une partie de la critique universitaire est, par une reprise sauvage des analyses du grand savant qu’était René Pintard, mon premier maître, de traiter sans prudence le libertinage comme son pire ennemi, le dogmatisme, en le condamnant à n’être qu’un antichristianisme. C’est ressusciter Garasse, réécrire Frédéric Lachèvre et enfin, se tromper de siècle et d’état des mentalités, en faisant du libertinage du XVIIe siècle un simple préambule à ce qu’on désignera sous ce nom au XVIIIe. Dans le domaine qui est le nôtre, la prise en compte de l’Histoire devrait permettre d’éviter les erreurs d’interprétation et les généralisations abusives. De quel libertinage parle-t-on ? et surtout de quel christianisme ? S’agitil du christianisme populaire, grevé de superstitions, moqué par La Mothe Le Vayer, stigmatisé par Pascal ? S’agit-il du christianisme de Gassendi réconcilié avec la science épicurienne ? S’agit-il du christianisme galiléen et moderniste de Mersenne ? S’agit-il du christianisme réinséré dans l’Histoire et soumis à l’investigation érudite de Richard Simon1 ? S’agit-il du christianisme décanté de Bayle ? Je crains que nos idéologues ne se satisfassent d’un christianisme supposé et commode, à usage exclusivement polémique, sorte d’épouvantail agité devant des lecteurs que l’on prendrait pour des étourneaux.

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  On n’oubliera pas que Richard Simon a été accusé de « libertinage » par Bossuet dans Défense de la Tradition et des Saints Pères.

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Le christianisme du XVIIe siècle, ainsi sans doute que celui d’aujourd’hui, n’est pas un ; catholique ou protestant, il vit depuis le XVIe sa querelle des Anciens et des Modernes, et il y a bien des façons alors d’être chrétien. Aussi réduire le libertinage à l’anti-christianisme est-il une solution de facilité ; c’est nier la complexité des questions d’histoire des idées. Le libertinage est la rencontre de l’élite cultivée avec la modernité, à un moment où l’édifice du savoir traditionnel tombe en ruines sous les coups des savants et des philosophes, et où les vérités d’autrefois, lorsqu’elles se maintiennent contre toute raison, deviennent des dogmes à combattre au nom de vérités nouvellement perçues. Ce mouvement multiple et divers où chacun prend en compte et en charge des éléments de la crise conduit donc à deux actions complémentaires : réfuter, proclamer. Mais proclamer, sans prétendre que les « vérités » nouvelles sont définitives ; car l’ennemi du libertinage, c’est ce que j’ai appelé autrefois le prêt-à-penser, l’ensemble des vérités toutes faites, source de la doxa et pilier du dogmatisme. Le libertin veut tout soumettre au libre examen de la raison critique. Il a plus que tout autre conscience de la faillibilité des certitudes établies, et il se méfie autant de sa raison qu’il lui fait confiance – leçon de la sceptique de La Mothe Le Vayer. Qui brandit le dogme, faux savoir et préjugé, abolit la liberté de penser et de dire, empêche le progrès ou l’ajustement des connaissances. Dans cette contestation aucun domaine n’est épargné, aucun interdit respecté ; tout doit pouvoir être soumis à question, et toute « autorité » interpellée. Philosophie, science, éthique, société, politique, littérature même, rien n’échappe à ses interrogations. Comment soutenir qu’il aurait – miraculeusement – épargné la machine intellectuelle du christianisme2 ? Personne en tout cas ne peut imaginer que du grand “remue-méninges” provoqué par la terrible crise de civilisation des années 16003 les croyances puissent sortir intactes. La doctrine chrétienne, qui depuis des siècles s’était investie dans une science et une métaphysique aristotéliciennes aménagées, devait être mise à mal par la mise en pièces d’Aristote. Mais la contestation de l’aristotélisme n’était pas nouvelle et avait déjà connu au XVIe siècle des expressions vigoureuses et même radicales. 2   Le Catéchisme du Concile de Trente recommande dès 1566 aux chrétiens de répondre par un acte de foi aux interrogations sceptiques sur les « Mystères ». 3   Voir notre Introduction au vol. I des Libertins du dix-septième siècle (Gallimard, La Pléiade, 1998).

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Avec le Montaigne de l’Apologie de Raimond Sebond, le monde chrétien assiste à la genèse d’une anthropologie sans complaisance ; la science laïcise une Nature qui soumet l’homme à ses lois ; la pratique religieuse s’individualise et se différencie ; les controverses théologiques désacralisent des articles de foi ; la Bible elle-même prend place parmi les objets historiques sous le regard des exégètes. L’élite intellectuelle où cette relecture trouvait sa source l’avait rendue familière, et l’épistémè chrétienne poussée par le schisme de la Réforme avait dû commencer de s’en accommoder. Il est donc clair que le christianisme chez Érasme, Rabelais, Montaigne, Bruno ou Vossius, n’était déjà plus ce qu’il avait été. Disputes doctrinales, découvertes scientifiques et redécouvertes philosophiques confirmeront et accentueront une crise que le libertinage assurera avec une énergie particulière sans avoir à en être le premier auteur, et il lui appartiendra le plus souvent de tirer les conséquences d’un mouvement général des esprits. Les libertins du XVIIe siècle sont incontestablement des Modernes qui soumettent, en ces moments de crise, le discours traditionnel sur les choses divines aux revendications d’une raison frustrée. Mais il est absurde, et même risible, de voir dans Gassendi réhabilitant la démarche épicurienne un militant caché de l’athéisme, quand la lecture de ses Lettres Latines4 permet de saisir l’importance pour lui de ses fonctions sacerdotales. Et je trahis Gassendi si je lis le Syntagma Philosophiae Epicuri en considérant le « cum refutationibus » comme une hypocrisie. Je me trompe encore si j’ignore que la distinction entre théologie et philosophie est chose acquise désormais, et si j’attends dans le Syntagma de Gassendi l’exposé d’une christologie. On se demandera s’il n’y a pas, pour le moins, quelque présomption à prétendre lire « le texte sous le texte » ; s’il n’est pas, pour le moins, étrange et contraire à l’esprit d’une recherche critique honnête de supposer d’avance qu’un texte ne dit pas ce qu’il dit et dit ce qu’il ne dit pas. On s’inquiétera du surgissement dans l’étude du libertinage du XVIIe siècle d’un concept critique qui, unissant les deux notions antagonistes de simulation et de dissi  On se reportera avec profit à la thèse que Sylvie Taussig a soutenue sur les Lettres Latines de Gassendi en 1996 et aux nombreux travaux qu’elle a consacrés à l’auteur de la réhabilitation d’Épicure. Voir désormais, en particulier, son Pierre Gassendi, Introduction à la vie savante, Turnout, Brepols, 2003, et, chez le même éditeur, sa traduction savante des Lettres latines (2004 -2 vol.). 4

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mulation5, opère comme les deux becs d’une paire de tenailles arrachant une livre de chair. C’est le principe même du procès de sorcellerie : on est condamné à tout coup. Nulle espérance pour La Mothe Le Vayer qu’on prenne encore au sérieux ses proclamations de « sceptique chrétienne » ; trop de lecteurs6 auraient été dupes d’apparences que des critiques, aujourd’hui plus compétents et plus avertis, auraient su percer. Le vrai Fontenelle serait celui qui aurait écrit l’Histoire des Ajaoiens, ce texte si mal pensé, si calamiteusement rédigé, qu’il est scientifiquement impossible de l’attribuer à l’auteur des Entretiens sur le pluralité des mondes7, mais que l’on porte de force à son compte pour le comprendre, lui aussi, dans le nombre des incroyants. Qui ne voit que le libertinage du XVIIe siècle, saisi dans la multiplicité de ses manifestations, n’a aucune ambition de substituer sa vérité à « la Vérité », mais – comme j’y ai insisté ailleurs8 – de démonter la rhétorique de tout discours de vérité, discours d’autorité, et de faire naître et prospérer, par des interrogations redoublées, par la mise en confrontation des vérités consacrées avec des vérités possibles (« l’autre »), un doute d’astreinte et de méthode qui n’est pas celui du relativisme – auquel on a voulu le réduire –, mais un doute de la plus haute ambition dialectique9. C’est par et sur la pensée de la contradiction que le libertinage fonde sa philosophie propre. Le libertinage se définit par une démarche de désabusement, et non pas par un corps commun de vérités. Ce n’est pas une école. Il est multiple par son cheminement et dans ses expressions. Son premier objet d’étude est moins   Jean-Pierre Cavaillé, Dis/simulations, Paris, Honoré Champion, 2002.   Par exemple, Henri Busson, La Pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, Vrin, 1933 ; J.S. Spink, La Libre pensée française de Gassendi à Voltaire [éd. orig. anglaise : 1960], Paris, Éditions sociales, 1966 ; Richard Popkin, Histoire du Scepticisme d’Érasme à Spinoza [éd. orig. anglaise : 1979], Paris, PUF, 1995. 7   Dans son édition des Œuvres Complètes de Fontenelle (Paris, Fayard, « Corpus des Œuvres de philosophie en langue française », 9 vol., 1989-2001), Alain Niderst rejette d’ailleurs à la fin du dernier volume cet ouvrage posthume parmi ceux « qui furent attribués » à Fontenelle. 8   Libertins du dix-septième siècle, vol. I. 9   Ibid., p. xxiii sq. Cette idée forte est reprise par Hans Bots et Pierre Leroy, dans un article de Dix-septième siècle, n° 229, octobre 2005 : « De l’acceptation de la foi au refus des dogmes. Le doute des libertins au XVIIe siècle ». La grande parenté des analyses rend un peu surprenante l’absence d’une référence aux volumes de la Pléiade sur les Libertins du dix-septième siècle. 5 6

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le vrai que les voies de l’erreur. Il analyse dans le fonctionnement de l’esprit humain les causes pour lesquelles la vérité (mais une vérité qui peut changer selon le moment ou l’occasion) lui échappe : ignorance, inculture, crédulité, superstition, endoctrinement. Pour jouer avec la définition de « libertin » chez Furetière, le libertin est celui qui apprend à désobéir. Il soumet à l’enquête d’une raison soupçonneuse et à l’affrontement avec les observations de l’expérience (forte présence de Montaigne, ici) l’héritage séculaire des connaissances et du répertoire de la croyance. On est à un moment de l’histoire intellectuelle où il est urgent de refuser le diktat du déjà-dit, du déjà-su, du déjà-cru, comme le Naudé de l’Apologie pour les tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie10, espérant dans le progrès de la lumière. Et en même temps le libertin sait bien que les faiblesses de l’esprit et sa capacité de faillir sont telles qu’à défaut d’espérer l’instauration du règne d’une sagesse humaine, il faut lui en redonner le désir. Le libertin affirme les droits de l’intelligence individuelle face à l’autorité de la tradition, du consensus ou du Livre, selon les belles formules de Cyrano dans la lettre Contre les Sorciers : Je ne défère à l’autorité de personne, si elle n’est accompagnée de raison ou si elle ne vient de Dieu. Dieu qui tout seul doit être cru de ce qu’il dit à cause qu’il le dit. Ni le nom d’Aristote, plus savant que moi, ni celui de Platon, ni celui de Socrate ne me persuadent point si mon jugement n’est convaincu par raison de ce qu’ils disent : la raison seule est ma reine, à qui je donne volontairement les mains ; et puis je sais par expériences que les esprits les plus sublimes ont choppé le plus lourdement ; comme ils tombent de plus haut, ils font de plus grandes chutes ; enfin nos pères se sont trompés jadis, leurs neveux se trompent maintenant, les nôtres se tromperont quelque jour. N’embrassons donc point une opinion à cause que beaucoup la tiennent ou parce que c’est la pensée d’un grand philosophe, mais seulement à cause que nous voyons plus d’apparence qu’il soit ainsi que d’être autrement.

C’est la raison du combat de Gassendi – dans la continuité du Montaigne de l’Apologie de Raimond Sebond – contre un aristotélisme stérilisant et, ultérieurement, contre un cartésianisme qu’il juge trop éloigné de la réalité des choses. Mais, si tous les libertins à leur façon plaident pour que soit restitué à nos intelligences le droit d’initiative, qui a pour condition et pour corollaire la tolérance, il n’est pas vrai que la première question posée par le libertin soit la question religieuse. Il y a évidemment, au XVIIe siècle, des libertins très critiques envers le christianisme (on pense, par exemple, aux   Op. cit., p. 137-380.

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Quatrains du déiste), mais ils sont loin de représenter tout le mouvement libertin. On peut être, comme Dom Juan, anti-chrétien à petit prix, sans être un vrai libertin ; et l’on n’a nullement besoin d’être anti-chrétien pour être libertin. Les deux termes ne sont jamais synonymes. Il n’y a pas un « vrai » libertinage qui serait anti-chrétien et un libertinage faux et mou qui en quelque sorte s’arrêterait en chemin. Rien dans les œuvres disponibles n’interdit de considérer qu’il existe, chez ceux que René Pintard appelait les « libertins érudits », des penseurs dont l’effort de rationalité, au risque de l’hétérodoxie, n’est pas exclusif d’une foi religieuse. Mais leur christianisme, éclairé, ne peut plus être celui de l’ensemble de leurs contemporains : il aurait en revanche beaucoup à partager avec celui de théologiens, de philosophes et de savants chrétiens des temps récents, dont les ouvrages d’exégèse biblique, de théologie ou de vulgarisation scientifique donnent cours aux hypothèses les plus hétérodoxes11. Tout autre serait l’analyse si l’on parlait de l’attitude des libertins à l’égard des Églises – donc, en France, du catholicisme. Religion d’État, le catholicisme français exerce sur la vie sociale et individuelle, sur les mœurs et les mentalités, un magistère souvent redoutable, soutenu et exploité par un pouvoir politique qui y cherche la légitimation de la monarchie absolue. La conjonction des forces de l’État, de l’Église et d’un appareil d’enseignement où l’Université demeure aristotélicienne, rend quasi impossible le renouveau nécessaire du savoir. Le libertinage aura pour adversaire menaçant ce conservatisme aveugle et répressif. Car on aurait tort d’oublier les conséquences de la résistance des pouvoirs établis – et en particulier du pouvoir politique – à des nouveautés qui, d’une manière ou d’une autre, troublent leur jeu. Comment alors lire Cyrano ? Nul avant moi n’a mis, plus que moi, en lumière les enjeux intellectuels et en particulier le questionnement ironique de la doctrine chrétienne dans L’Autre Monde ; mais j’ai toujours veillé à le faire en respectant la volonté d’un auteur dont l’œuvre par sa structure même ne se propose pas d’abord de produire du vrai, mais de discréditer tous les discours qui prétendent en détenir et en exprimer un sur lequel il soit interdit de s’interroger. En ce sens déclarer que Cyrano, parce que libertin, est antichrétien, n’est pas seulement réducteur ; c’est commettre un contre-sens sur l’intention du texte. Il ne déniaise que par son insistance sur la labilité d’un 11   Marie Joseph Lagrange, Teilhard de Chardin, Jean Delumeau, John P. Meier, Hans Kung. On lira avec curiosité l’ouvrage d’un physicien contemporain, J.-P. Bombled, Quand la modernité raconte le salut et explore le problème du mal, Paris, L’Harmattan, 2003.

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vrai qui glisserait perpétuellement de vraisemblable à vraisemblable, puisque la raison elle-même ne garantit aucune certitude. Ce qui, au fond, pour Cyrano rend le dogmatisme insupportable, c’est moins la prétention de vérité de son contenu que le verrouillage de ses processus de pensée, par lesquels la réflexion se corrompt en crédulité, cette déchéance de l’entendement et du jugement. C’est au nom du droit de libre examen que dans L’Autre Monde – pour borner mes observations à ce texte – tout discours d’autorité est, implicitement ou explicitement, répudié, soit que lui succèdent d’autres discours qui en contestent les fondements et finissent d’ailleurs par s’annuler les uns les autres, et c’est ce que j’ai appelé la dynamique de la contradiction12, dont la fonction libératrice est telle qu’on voit Gonsales soutenir ici l’existence du vide13 et là la nier14, ou le Démon de Socrate humilier ici l’homme par l’éloge du chou15 et là le magnifier dans une téléologie presque compatible avec un évolutionnisme chrétien16 (ainsi s’explique peut-être la signification profonde de l’éloge dans la Lune du « Grand Œuvre des Philosophes » dont l’auteur « déclare la façon d’unir physiquement les vérités de chaque contradictoire »17). Soit – deuxième moyen – que les personnages qui tiennent ces discours (Gonsales, le Démon de Socrate, le fils de l’hôte, Campanella, le petit homme de la macule, etc.) se trouvent déconsidérés ou finalement disqualifiés par le récit romanesque. Le texte de Cyrano n’inspire pas moins la méfiance à l’égard du discours du Fils de l’hôte ou des Oiseaux qu’à celui de la sceptique douce du Démon de Socrate ou du pansensualisme fabuleux de Campanella. Tout le mérite fonctionnel du Fils de l’hôte réside dans son pouvoir de dire contre ; il a pour rôle de déconcerter l’opinion, de fragiliser la doxa par des objections scientifiques ou philosophiques puisées dans l’épicurisme qui, sans pouvoir établir des vérités indiscutables, peuvent toutefois répondre aux exigences d’une raison argumentative. Et pour cela aller jusqu’au scandale. Mais il perd sa vertu lorsque son antidogmatisme devient à son tour dogmatisme et l’entraîne vers

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Cyrano de Bergerac romancier, Paris, Belin, 1977, p. 106 sq. L’Autre Monde, éd. J. Prévot, Gallimard, Folio classique, 2004, p. 12. Ibid ., p. 97 sq. Ibid ., p. 122-125. Ibid ., p. 150-151. Ibid ., p. 141.

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l’obscurantisme18. Plus loin, l’ornithocentrisme, qui a pour premier effet de déjouer la complaisance de l’homme pour soi, se projette rapidement dans la déraison. Raison est partout le mot. Mais une raison en mouvement perpétuel ; une raison raisonnante, insatisfaite, inquiète, et qui cherche inlassablement dans les débris de la connaissance édifiée depuis que l’homme réfléchit, de quoi justifier son enquête. L’Autre Monde est ce roman de l’inventaire critique où les vérités prétendues doivent s’expliquer et perpétuellement affronter leur contraire. L’enjeu du « pari » du Fils de l’hôte19 est moins de prouver (le pourraiton, d’ailleurs ?) que Dieu n’existe pas que de démontrer qu’il est intellectuellement légitime, qu’il est d’une logique impeccable, de le soutenir. Mais on forcerait le sens de ce passage en l’isolant du mouvement de l’ensemble du texte pour faire du Fils de l’hôte la voix d’un Cyrano qui, non content de défier l’arrogance de la croyance, choisirait explicitement l’incroyance. Aussi le projet critique de Cyrano emprunte-t-il la forme du Débat et de son expression la plus virulente et la plus dramatique, le Procès. Qu’on se rappelle toutefois que, dans le Soleil, le Procès des Oiseaux consistera finalement autant dans le procès instruit contre la justice des Oiseaux que dans le procès instruit par les Oiseaux contre « l’homme » Dyrcona. Le Juste et l’Injuste, le Bien et le Mal peuvent être réversibles. Il y a dans le roman un double mystère de l’Ascension : non seulement « Je » n’atteint la Lune et Dyrcona le Soleil que par une déroute de la raison scientifique, mais la montée vers le discours de vérité épicurien dans la Lune, comme la montée vers le discours de vérité cartésien dans le Soleil, conduit à un cul-de-sac. C’est que les épisodes successifs de la fiction, les rencontres et les épreuves imposées au voyageur de l’espace ne visent pas à lui faire admettre des évidences, mais ont pour intérêt de réveiller le sens critique, de faire réfléchir et repenser. « Je » / Dyrcona ne sera un homme libre qu’une fois réduit au degré zéro de la certitude. Cette structure romanesque a un pouvoir analogue à la poussée sceptique chez Montaigne ou au doute hyperbolique chez Descartes faisant table rase des vérités toutes faites et permettant l’élaboration d’hypothèses nouvelles, en même temps que les esprits recouvrent 18   Ibid ., p. 131-132 : « Je vois bien que vous riez parce que vous ne croyez pas que la Lune soit un monde… » 19   Ibid ., p. 156-157.

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la liberté et le désir de chercher. Le vrai libertin ne se résigne jamais à « avoir trouvé ». Le paradoxe joue un rôle central dans la logique cyranienne. Au sens le plus fort de para-doxa, il ramène à l’activité l’esprit endormi par les idées reçues, le quotidien, la « machine », le « système ». Il est la marque militante d’une rupture avec l’autorité, la doctrine, « l’école ». Il dénonce les opinions communes contraires au bon sens20 qu’elles prétendent exprimer. Au service d’une démarche libertine, le paradoxe révèle que l’opinion commune n’est rien d’autre qu’une faillite du jugement abusé par les apparences, faussé par la doctrine officielle, entravé par le principe d’autorité ( Je en face de M. de Montmagny21). Il est le passage obligé vers d’autres vérités possibles jusqu’ici inexplorées. Tout, dans le roman de Cyrano, est paradoxal : le sujet, la pratique du genre romanesque, le traitement du personnage principal, et même le rapport au langage22. La folie du projet se veut au service des conquêtes de la raison. Le cosmos est inversé. Les vrais hommes sont dans la Lune. Les enfants commandent aux pères, les oiseaux pensent, parlent et condamnent à mort l’animal terrestre au nom de la raison, de la justice et de Mère Nature. Le Démon de Socrate, qui combine la triple figure de Montaigne, du « philosophe » alchimiste du Page Disgracié de Tristan l’Hermite et du loufoque Corbineli, est aussi un Gassendi qui ferait une critique de l’épicurisme qu’il a pourtant réhabilité. L’ordre intelligible, qui paraissait immuable, se dissout dans les espaces célestes. Et le voyage initiatique conduit à l’absolu de l’aporie. Un ultime et très violent paradoxe, en effet, donne son sens au roman : le héros biface, qui n’a voulu courir le risque du ciel que pour échapper aux terribles doxas terrestres et, là-haut, rencontre des maîtres à penser dont la fonction semble être de l’en affranchir, doit au contraire affronter d’autres doxas encore plus menaçantes. La leçon est amère : toute société organisée, tout appareil idéologique mènent à l’aliénation des libertés. On ne peut penser et vivre librement – malgré l’encouragement du Démon de Socrate23 – nulle part.

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 Éd. cit., p. 50 : « il est du sens commun ».  Éd. cit., p. 49-56. 22   J. Prévot, Cyrano de Bergerac romancier, op. cit., p. 101-114. 23  Éd. cit., p. 141. 21

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On comprend donc que le libertinage de Cyrano, chez qui la démarche intellectuelle spontanée est de poser d’abord le Contre24, ne s’exprime et ne se résume pas dans les discours de tel ou tel de ses personnages ; il s’exprime, comme plus tard chez Molière la réflexion morale, dans le débat qui les oppose et qui, certes, a pour conséquence de prouver que le discours dominant de 1650 sur « la nature des choses », obnubilé par un aristotélisme christianisé encore régnant, est appelé à céder la place ; mais sans que les autres hypothèses garantissent davantage le vrai – leçon du Fragment de Physique. L’esprit est alors libre pour une lecture du Syntagma Philosophicum de Gassendi25. On peut, enfin, estimer très injuste une lecture de L’Autre Monde qui réduit le roman à un contenu doctrinaire et refuse de le traiter en œuvre littéraire. Si l’écrivain excelle dans la création de dialogues d’idées où son ironie et son sens comique font merveille, il serait regrettable de faire silence sur les nombreuses pages où son art d’écrire rompt avec l’esprit de polémique et se donne des dimensions poétiques26. On dirait que, par un glissement irrésistible, le texte à idées se métamorphose, dans le foisonnement d’un élan sensible, en texte à images. C’est le roman de l’invention de l’aventure spatiale par la littérature, tandis que je retrouve souvent le Cyrano des Lettres27 : dans la description du Jardin d’Eden28 ou dans celle de la machine à icosaèdre29 . Le récit connaît des moments de grâce, lorsque Dyrcona s’assoupit « à l’ombre de ces arbres » dans « la douce fraîcheur et le silence de la solitude »30 ;

  J. Prévot, Cyrano de Bergerac poète et dramaturge, Paris, Belin, 1978, p. 54 sq. Cette analyse a été reprise et malheureusement réduite à un simple jeu du Pro et Contra par Jean-Charles Darmon dans son introduction de l’édition des Lettres, Paris, Desjonquères, 1999, p. 22. 25   Faut-il rappeler que les éditions de 1657 et de 1662, quoique délestées (censure ou autocensure ?) de passages très irrévérencieux, en conservaient beaucoup de fortement insolents et hétérodoxes, mais qu’elles n’ont pas été interdites, et que dans les rares textes critiques contemporains où Cyrano a été jugé, il l’a été sur la forme, et non accusé, comme un Claude Le Petit, d’être un écrivain blasphématoire, Boileau lui-même l’évoquant avec quelque complaisance pour sa « burlesque audace ». Voir Gabriel Guéret et sa Guerre des autheurs anciens et modernes (La Haye, A. Leers, 1671). 26   J. Prévot, Cyrano de Bergerac romancier, op. cit., p. 129 sq. 27   J. Prévot, Cyrano de Bergerac poète et dramaturge, op. cit., p. 21-76. 28   Ibid., p. 59-61. 29   Ibid., p. 195. 30   Ibid., p. 254. 24

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ou lorsqu’il décrit en rythmes de comptine son arrivée sur « les grandes plaines du Jour »31. Comme dans Le Pédant Joué, la prose cyranienne est perpétuelle griserie des mots, transfiguration du réel abandonné aux puissances de l’imaginaire. Chateaufort et Granger s’enivrent de leur propre parole dans une outrance parente du lyrisme32. Et de même Je, pourfendant la cosmologie aristotélicienne devant M. de Montmagny, déborde soudainement son objet et se laisse emporter au vertige de l’infini33. Ailleurs c’est Dyrcona qui sur le chemin du Soleil méditera sur « la construction de ce grand Univers » et s’oubliera dans la contemplation des astres en leurs rondes célestes34. L’Autre Monde est un roman, et l’on se désolera de toute lecture étroitement, pauvrement et fâcheusement idéologique.

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Ibid., p. 215-216. Ibid., p. 105-135. Ibid., p. 54-55. Ibid., p. 201.

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Cyrano républicain

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Didier Kahn (CELLF 17 -18e, CNRS, UMR 8599) e

Dans la Lune, le héros des États et Empires de la Lune rencontre le Démon de Socrate, et celui-ci lui raconte ses diverses apparitions sur Terre parmi les hommes. Après la mort de Socrate, commence-t-il, il a jadis « gouverné et instruit, à Thèbes, Épaminondas » ; « étant passé [ensuite] chez les Romains, la justice [l’a] attaché au parti du jeune Caton ; puis après son trépas, [il s’est] donné à Brutus ». Enfin, « tous ces grands personnages n’ayant rien laissé au monde à leur place que l’image de leur vertu, il [s’est] retiré avec ses compagnons, tantôt dans les temples, tantôt dans les solitudes », avant de quitter la Terre au moment de la venue du Christ1. M’étant demandé pourquoi Cyrano faisait du Démon de Socrate l’inspirateur successif d’Épaminondas, de Caton et de Brutus, entre tant d’autres grands hommes de l’Antiquité grecque et romaine, je n’ai pas eu grand mal à trouver la réponse, et c’est une réponse chargée de sens. Il y a d’abord des raisons très précises à la présence d’Épaminondas et à celle de Caton. Madeleine Alcover a parfaitement montré qu’Épaminondas est avant tout, pour Cyrano, l’ami-amant de Pélopidas, l’un des hérauts de l’amour *  Cet article reprend, en la condensant et en menant plus loin les réflexions, une partie de ma contribution, « Les apparitions du Démon de Socrate parmi les hommes », au volume Dissidents, excentriques et marginaux de l’Âge classique. Autour de Cyrano de Bergerac. Bouquet offert à Madeleine Alcover, éd. P. Harry, A. Mothu et Ph. Sellier, Paris : Champion, 2006, pp. 483-550. 1   Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil (avec le “Fragment de physique”), éd. M. Alcover, Paris : Champion, 2004 (12000), coll. « Champion Classiques », p. 54.

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socratique ; en outre, ce personnage suscitait déjà l’admiration inconditionnelle de Montaigne2 ; enfin, dans le dialogue de Plutarque consacré au Démon de Socrate, que Cyrano ne pouvait ignorer, Épaminondas est présenté moins comme un guerrier que comme un philosophe, et il est dit expressément qu’il est, tout comme Socrate, guidé par un démon3. C’est donc très certainement par un clin d’œil à ce texte de Plutarque que Cyrano fait dire, dans la Lune, au Démon de Socrate que celui-ci a jadis « gouverné et instruit, à Thèbes, Épaminondas ». Mais quelle a pu être cette instruction ? Il faut ici se rappeler que, dans la « Vie de Pélopidas », Plutarque évoque expressément Épaminondas et Pélopidas comme les défenseurs du parti « populaire » et de la « liberté », car ils défendent la démocratie thébaine contre l’oligarchie qui menace de la supplanter et d’instituer une « tyrannie »4. N’est-ce pas cette instruction – celle de la « liberté » – que le Démon de Socrate donna à Épaminondas ? Cela devient évident dès qu’on se tourne vers les cas de Caton et de Brutus. Le Démon de Socrate dit en effet que c’est « la justice » qui l’a « attaché au parti du jeune Caton ». Quel est donc ce parti ? Là-dessus, il n’y a pas le moindre doute : le jeune Caton, c’est en effet Caton le Jeune, appelé aussi Caton d’Utique (ca. ~85 - ca. ~42), célèbre défenseur de la République romaine, menacée par le premier triumvirat (César, Pompée, Crassus). Cyrano fait donc dire au Démon de Socrate qu’avec Caton, la justice l’a attaché au parti de la République. On peut ajouter que le lien entre Caton et le Démon de Socrate réside visiblement dans une allusion à un célèbre passage panthéiste de La Pharsale de Lucain, cité par tous les libertins au temps de Cyrano, dans lequel Caton, « tout rempli de la divinité qu’il porte au fond de son âme », se refuse à consulter l’oracle de Jupiter Ammon, affirmant que cet oracle ne lui apprendrait rien qu’il ne sache déjà5. Or La Pharsale de   Ibid.   Plutarque, Le Démon de Socrate, 585 F (éd. André Corlu, Paris : Klincksieck, 1970, p. 146). 4   Plutarque, « Vie de Pélopidas », dans les Vies parallèles, V, 1 et VI, 2 (trad. Amyot, X et XI). Je renvoie à la récente traduction annotée des Vies parallèles par Anne-Marie Ozanam et alii, Paris : Gallimard, 2001, coll. « Quarto ». La numérotation de la traduction d’Amyot diffère de celle du texte grec, utilisée partout ailleurs. Il n’est pas besoin de rappeler qu’au temps de Cyrano, les Vies parallèles étaient l’un des socles de l’enseignement des humanités. 5  Lucain, La Guerre civile, IX, 580 (éd. A Bourgery et M. Ponchont rev. et corr. par Paul Jal, II, Paris : Les Belles Lettres, 1993). Voir Jean Deprun, « Jupiter est tout ce que tu vois : note sur la fortune d’un vers “matérialiste” à l’âge classique », dans B. Fink et G. Stenger 2 3

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Lucain est l’un des textes les plus républicains qui fût chez les Anciens, et il est bien perçu comme tel même en France au XVIIe siècle6. Si, après la mort de Caton, le Démon de Socrate s’est « donné à Brutus », c’est évidemment parce que, dans l’Histoire romaine, Brutus, le futur meurtrier de César, est le neveu de Caton, son imitateur et son successeur dans la lutte politique et militaire de sauvegarde de la République7. Lorsque le Démon de Socrate ajoute que « tous ces grands personnages » n’ont « rien laissé au monde à leur place que l’image de leur vertu » (je souligne), de quelle vertu peut-il dès lors s’agir, sinon de celle qui les poussa à défendre la République contre les menaces de tyrannie suscitées par l’oligarchie à Thèbes et par César à Rome ? Tel est le premier pas qui m’a conduit sur la piste apparemment aventureuse d’un Cyrano républicain. Piste aventureuse ? Que non pas. Dans la dédicace de La Mort d’Agrippine, Cyrano félicite le duc d’Arpajon d’avoir par ses armes « garanty et rasseuré Venise, cette puissante Republique, où la liberté Romaine s’est conservée jusqu’en nos jours ». D’autres traits anti-monarchistes se rencontrent fréquemment dans la tragédie de Cyrano et dans les États et Empires du Soleil8 – pour ne rien dire de la longue tirade contre l’autorité paternelle prononcée précisément, dans la Lune, par… le Démon de Socrate9 : or attaquer l’autorité paternelle, c’est clairement, sous l’Ancien Régime, s’en prendre à l’autorité du roi, universellement regardé comme le « père du peuple », selon l’expression consacrée de longue date10. Cette prise de position anti-monarchiste, sinon positivement républicaine, se retrouve encore dans la lettre de Cyrano intitulée « Contre les frondeurs », où Cyrano claironne à voix très haute que, pour sa part, il est tout (éd.), Être matérialiste à l’âge des Lumières. Hommage offert à Roland Desné, Paris : PUF, 1999, pp. 109-116. 6  Voir « Les apparitions du Démon de Socrate parmi les hommes », pp. 525-528. 7  Ibid., p. 487-488 (avec les points de contact possibles entre la figure de Brutus et le Démon de Socrate). 8  Voir par exemple l’« Histoire des oiseaux », éd. Alcover (cf. n. 1), pp. 259-266. Alain Mothu, dans une importante « Cyranote », traitera prochainement de ces passages. 9 Éd. Alcover, pp. 102-108 (discours encore prolongé par celui du fils de l’hôte sur le même sujet, pp. 108-110). Voir à ce sujet les réflexions et les notes de M. Alcover, p. CCVIII et n. 339. Voir également le mot d’adieu dont on prend congé dans la Lune, adressé à Dyrcona par le Démon de Socrate : « Songez à librement vivre » (éd. Alcover, p. 136). 10  M. Alcover, « Stylistique et critique d’attribution : Requiem pour les mazarinades défuntes de Cyrano », La Lettre Clandestine, 13 (2004), p. 233-259.

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entier « Mazarin », c’est-à-dire entièrement du parti du ministre. Les recher­ ches de Madeleine Alcover ayant tout récemment permis d’éliminer de l’œuvre de Cyrano les mazarinades qu’on lui attribuait jusqu’à une date récente11, il devient en effet possible de commencer à se prononcer sur l’attitude de Cyrano devant la Fronde et d’interpréter la lettre « Contre les frondeurs » comme il convient, c’est-à-dire dans le contexte de ce qu’on sait par ailleurs des idées de Cyrano. Or dans ce contexte, peut-on prendre au sérieux l’auteur de La Mort d’Agrippine lorsque, dans sa lettre « Contre les frondeurs », il présente comme une faute impardonnable « de se rebeller contre son roi, l’image vivante de Dieu ; [de] tourner ses armes contre celui qu’il nous a donné, pour exercer et sur nos biens et sur nos vies les fonctions de sa toutepuissance » ? Un tel respect de la puissance divine est, on en conviendra, fort étranger à la pensée de Cyrano, qui ajoute dans sa lettre : Je sais bien que l’on peut m’objecter que les particuliers d’une république ne sont pas hors la voie de salut12. Mais il est très vrai néanmoins que comme Dieu n’est qu’un à dominer tout l’univers, et que comme le gouvernement du Royaume céleste est monarchique, celui de la Terre le doit être aussi. La Sainte Écriture fait foi que Dieu n’a jamais ordonné un seul État populaire, et quelques rabbins assurent que le péché des anges fut d’avoir fait dessein de se mettre en république13. […] Et nous voyons que jusqu’aux maisons particulières, il faut qu’elles soient gouvernées par une espèce de roi, qui est le père de famille14.

Confrontées au discours du Démon de Socrate contre l’autorité paternelle et aux fréquentes impiétés des divers écrits de Cyrano, ces paroles, convenons-en, sonnent bien étrangement. Il faut se rendre à l’évidence : comme l’avait bien vu Madeleine Alcover15, la posture de « Mazarin » que se donne 11   M. Alcover, « Stylistique et critique d’attribution : Requiem pour les mazarinades défuntes de Cyrano », La Lettre Clandestine, 13 (2004), pp. 233-259. 12   Pour une interprétation de cette phrase sibylline, voir « Les apparitions du Démon de Socrate parmi les hommes », p. 531. 13   On peut rapprocher cette idée de celle que Dubosc-Montandré, porte-parole de Condé, exprima dans un sens péjoratif en 1652 dans La Décadence visible de la royauté, pamphlet qui exposait la théorie du gouvernement aristocratique : « Les républiques sont des imitations ou des expressions parfaites de la révolte des anges » (cité par Hubert Carrier, Le Labyrinthe de l’État. Essai sur le débat politique en France au temps de la Fronde (1648-1653), Paris : Champion, 2004, p. 94 ; sur ce pamphlet, voir ibid., pp. 237-239). 14  Cyrano de Bergerac, « Contre les frondeurs », Lettres satiriques et amoureuses, éd. J.-Ch. Darmon et A. Mothu, Paris : Desjonquères, 1999, p. 169. 15   Madeleine Alcover, Cyrano relu et corrigé (Lettres, Estats du Soleil, Fragment de Physique), Genève : Droz, 1990 (Études de philologie et d’histoire, 42), pp. 90-92.

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Cyrano dans cette lettre n’est qu’un leurre, un masque sarcastique, à l’abri duquel il donne libre cours à son ironie à l’égard des vrais partisans du ministre. On peut le vérifier grâce à quelques exemples précis. Dans la deuxième partie de cette lettre, Cyrano fait l’apologie du gouvernement de Mazarin comme paradis des armes, des lettres et de la piété. Les armes, dit-il, « n’ont jamais été si bien reconnues » que sous ce gouvernement, témoins MM. de Gassion et de Rantzau, devenus l’un et l’autre maréchaux de France par le « crédit » et le « conseil » de Mazarin. Or Gassion et Rantzau, deux des plus grands hommes de guerre de leur temps, reçurent bien leur bâton de maréchal sous le gouvernement de Mazarin, respectivement en 1643 et 1645. Mais chacun savait que c’est grâce à Condé que Gassion avait eu le sien, et chacun savait aussi que Mazarin nourrissait une solide rancune à l’égard de Gassion, car celui-ci le tenait en piètre estime16. Quant à Rantzau, Luciano Erba cite dans son édition de la lettre « Contre les frondeurs  » une récente note d’Hubert Carrier précisant que ce maréchal, « soupçonné par Mazarin de vouloir livrer Dunkerque aux Espagnols », fut arrêté à la Cour à Saint-Germain le 27 février 1649 « et de là conduit au château de Vincennes, d’où il ne [fut] élargi que onze mois plus tard »17, donc en janvier 1650. Hubert Carrier a cru pouvoir se fonder sur ce fait pour dater la lettre de Cyrano d’avant l’arrestation de Rantzau (donc avant février 1649), mais il est beaucoup plus probable que Cyrano est ici ironique, s’agissant d’un emprisonnement dont l’écho se retrouve, après cette date, dans maintes mazarinades. L’ironie de Cyrano apparaît aussi avec évidence dans son évocation de Vincent de Paul, que la reine, écrit-il, « a commis pour juger des mœurs de la conscience, et de la capacité de ceux qui prétendent aux bénéfices ». Or Vincent de Paul fut bien directeur du Conseil de conscience, « où se décidaient les nominations aux principaux bénéfices ecclésiastiques », mais il fut remplacé à ce poste dès février 1648 : en effet, écrit ironiquement un témoin le 21 février, Monsieur Vincent avait été « assez extravagant pour soustenir que les benefices ne pouvoyent estre possedés que par des prestres, taxant mesme ceux qui sont constitués dans les plus hautes dignités de l’Égli  Voir notamment Célestin Moreau, Choix de mazarinades, Paris : Jules Renouard, 1853, II, pp. 30 et 54, et le chapitre consacré à Gassion par Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. A. Adam, Paris : Gallimard, 1960-1961 (« Bibl. de la Pléiade »), II, pp. 78-87. 17   Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, II, Paris : Champion, 2001, p. 225, note t (résumant et citant une lettre d’Hubert Carrier à L. Erba). 16

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se »18. L’intention de Vincent de Paul était évidemment juste et vertueuse, et c’est son remplacement qu’on pouvait juger indigne ; or Cyrano ne peut pas avoir écrit ces lignes avant ce remplacement (donc avant février 1648), puisqu’il répond, ou feint de répondre, à toutes sortes d’accusations contre Mazarin caractéristiques de la Fronde à proprement parler. Il évoque donc Vincent de Paul afin – dit-il – de célébrer le choix judicieux opéré par la reine en sa personne, mais il le fait en un temps où ce choix a déjà été annulé par la reine, ce qui ne pouvait que faire rire ses contemporains. Que reste-t-il ainsi du mécénat des armes et de la piété que Cyrano prétend défendre ? Bien peu de choses, d’autant que la cause que Cyrano feignait ici de défendre, tout un chacun, à l’époque, la savait perdue d’avance : Hubert Carrier, qui a consacré un article au mécénat de Mazarin, constatait lui-même que l’attitude de ce dernier dans les lettres et les arts se caractérisa par une grande indifférence aux auteurs et artistes français – ou fut du moins unanimement perçue comme telle, notamment sur la base de sa proverbiale pingrerie –, au point que les rares apologistes comme Naudé ou le père Du Faur qui cherchèrent à défendre son mécénat furent bien embarrassés19. Cyrano a choisi sciemment une mission impossible, et il s’est appliqué à l’exécuter avec toute la dérision requise, une dérision qui s’exerce également, dans le domaine des lettres, à l’égard de Naudé et La Mothe le Vayer, tous deux nommés à la suite de Vincent de Paul dans la lettre « Contre les frondeurs ». L’éloge que Cyrano décerne en effet à Mazarin pour avoir su choisir, dans le domaine des lettres, « un des premiers philosophes de notre temps pour l’éducation de Monsieur » [La Mothe le Vayer], et pour honorer « le docte Naudé […] de son estime, de sa table et de ses présents » ne peut guère se comprendre, dans le contexte de 18   Abraham de Wicquefort, cité par H. Carrier, Les Muses guerrières : les mazarinades et la vie littéraire au milieu du XVIIe siècle, Paris : Klincksieck, 1996, p. 224, n. 68. 19   Hubert Carrier, « Mécénat et politique : l’action de Mazarin jugée par les pamphlétaires de la Fronde », dans R. Mousnier et J. Mesnard (éd.), L’Age d’or du mécénat (1598-1661), Paris : Éditions du CNRS, 1985, pp. 247-261. Dans le cas de Naudé au moins, la défense de Mazarin apparaît fort suspecte au regard d’autres témoignages. Dans une lettre à Spon du 22 mars 1648, par exemple, Patin rapporte que Naudé lui a rendu visite et s’est plaint devant lui « de l’avarice de son maistre, duquel il n’a pu, ce dit-il, encor avoir aucun bien, que douze cent livres de rente en bénéfice, et [observant] qu’il se tue pour trop peu de chose » (Lettres, éd. P. Triaire, t. I, Paris, Champion, 1907, pp. 579-580). Le Naudaeana manuscrit comporte une charge extrêmement violente contre Mazarin, où sa pingrerie est spécialement épinglée : il est « fort avare », « horrible avaricieux. Il ne donne rien à personne » (Vienne, Ö.N.B., cod. 7071 [Hohendorf 133], pp. 67-68). Je remercie Alain Mothu de toutes ces précisions.

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dérision généralisée de cette lettre, comme un éloge du ministre éclairé : il se retourne au contraire comme un gant pour devenir la satire de ceux qui n’ont pas su éviter la compromission, tout « déniaisés » qu’ils furent, car il n’est pas concevable que Cyrano puisse être, en un seul et même paragraphe, ironique sur une demi-page et sincère dans les dernières lignes. Tout cet éloge n’est autre, il faut bien s’y résoudre, qu’un tissu de perfidies, et je ne vois pas comment on pourrait soustraire à tant d’ironie les derniers objets de l’énumération : qu’il s’agisse des figures majeures du « libertinage érudit » n’y change rien, d’autant qu’en politique, un désaccord entre Cyrano et de solides partisans de l’ordre établi tels que furent en effet Naudé et La Mothe le Vayer ne paraît pas seulement probable, mais inévitable. En outre, tout porte à croire que l’éloge apparent de La Mothe le Vayer dans le récit des apparitions du Démon de Socrate parmi les hommes n’est lui aussi qu’une satire de ce personnage, une satire qui joue, à l’intention des contemporains de Cyrano, sur le sens de l’expression « vivre en philosophe », s’agissant de La Mothe le Vayer20. Ainsi, tout porte à croire que Cyrano s’est montré plus d’une fois fort ironique à l’endroit de La Mothe le Vayer (ce qui ne l’empêchait sans doute pas d’apprécier par ailleurs ses idées libertines)21. Pour en revenir à la lettre « Contre les frondeurs », celle-ci apparaît donc non seulement comme bien plus frondeuse qu’on ne l’a dit, mais dans le passage que j’ai déjà cité, elle présente en outre, sous forme d’antiphrase, une valorisation de la république et une critique en règle de la monarchie : comme le gouvernement du Royaume céleste est monarchique, celui de la Terre le doit être aussi. La Sainte Écriture fait foi que Dieu n’a jamais ordonné un seul État populaire, et quelques rabbins assurent que le péché des anges fut d’avoir fait dessein de se mettre en république. […] Et nous voyons que jusqu’aux maisons particulières, il faut qu’elles soient gouvernées par une espèce de roi, qui est le père de famille.

Ces propos à prendre à rebours s’accordent avec le discours du Démon de Socrate lorsqu’il narre ses avatars chez les Anciens. Faut-il cependant parler 20   On dispose pour en juger des témoignages concordants de Tallemant des Réaux, de Luillier, de Guez de Balzac, de Guy Patin, de Vigneul-Marville et de l’article « Philosophes » de Furetière, ce qui fait tout de même beaucoup. Voir « Les apparitions du Démon de Socrate parmi les hommes », pp. 513-516. 21   Voir à ce propos Alain Mothu, « Trois notes sur Cyrano », La Lettre Clandestine, 14 (2005-2006), spéc. pp. 213-219 (« Retour sur La Mothe Le Vayer et Cyrano »), ainsi que ses « Affaires de famille », La Lettre Clandestine, 8 (1999), pp. 204-216, spéc. pp. 214-216.

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ici de républicanisme, ou vaut-il mieux se replier prudemment sur un simple anti-monarchisme ? La question a été soulevée lors du colloque où a été présentée cette communication, lorsque Jean-Charles Darmon m’a demandé si, d’une part, je jugeais possible de faire abstraction du contexte narratif dans lequel surgissaient de tels discours dans l’œuvre de Cyrano, et si, d’autre part, je pouvais préciser le genre de républicanisme dont il s’agissait ; si, enfin, ce républicanisme ne se limitait pas à l’admiration des Anciens, sans nulle répercussion possible sur le présent. Disons tout de suite que cette dernière éventualité me paraît en contradiction avec l’attitude de Cyrano dans sa lettre « Contre les frondeurs », en prise directe sur l’actualité, et plus généralement par le choix qu’il semble avoir fait, dans sa vie comme dans ses écrits, d’un « écart absolu », pour reprendre les termes de Fourier consacrés par André Breton22. Jean-Charles Darmon avait lui-même rassemblé un dossier substantiel (dont je n’avais pas encore pris connaissance) sur la politique de Cyrano, ou plus exactement, sur les idées égalitaristes exprimées par Cyrano dans plusieurs de ses œuvres, et il tempérait l’effet produit par ce dossier en le relativisant par l’étude du contexte de chacun des passages allégués23. Soulevant la question du degré de sérieux de Cyrano dans chacun de ces passages, J.-Ch. Darmon s’appuyait essentiellement sur l’image du peuple chez Cyrano pour repousser comme naïve et anachronique une lecture qui reconnaîtrait chez cet auteur un « idéal démocratique »24. Il ne s’agit pas, en effet, de voir en Cyrano un précurseur de Robespierre. Cependant, se borner à assimiler le peuple au vulgaire, comme le fait souvent Cyrano, n’est pas en soi une marque distinctive de l’aristocratisme ou un trait libertin par excellence : cette assimilation toute banale se rencontre en tout temps et dans les contextes les plus anodins (au reste, même sous la Révolution française, le peuple était fréquemment distingué de la populace), et la présence de ce lieu commun, si rien ne 22

  « [Breton] s’était souvenu d’un passage où Fourier propose, pour parvenir à quelque vérité que ce soit, de prendre le contre-pied de ce qui se fait et se pense ordinairement sous l’empire délirant de la civilisation : “Colomb, pour arriver à un nouveau monde continental, adopta le système d’Écart Absolu” » (Philippe Audoin, Les Surréalistes, Paris : Seuil, 1973, coll. « Écrivains de toujours », rééd. 1995, p. 172). 23   J.-Ch. Darmon, « L’athée, la politique et la mort : variations sur “de belles impiétés” », préface à la réédition de La Mort d’Agrippine et autres textes, Fougères : Encre Marine, 2005, ici pp. L-LXII. Voir aussi son article « Ironie et relativisme : remarques sur leurs affinités diffuses dans l’horizon du libertinage érudit et dans les fictions cyraniennes », dans Dissidents, excentriques et marginaux […] Bouquet offert à Madeleine Alcover, par exemple pp. 435 sqq. 24   J.-Ch. Darmon, « L’athée, la politique et la mort », pp. LV-LVI.

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vient en préciser la portée, ne me paraît pas suffire à invalider un discours égalitaire récurrent : n’est-ce pas plutôt le fait de voir dans ce lieu commun une contradiction avec un tel discours qui serait anachronique ? En effet, égalitarisme n’a jamais signifié promotion du vulgaire. La question du contexte narratif soulève, quant à elle, des problèmes auxquels est confronté tout lecteur attentif de Cyrano. Je ne trouve pas, pour ma part, que ce contexte empêche de prendre un discours républicain ou égalitariste pour ce qu’il est, s’il ne dégénère pas, par suite de ce contexte, en boutade pure et simple. En particulier, « les turbulences de la fiction » signalées par Jean-Charles Darmon25 se situent, me semble-t-il, sur un autre plan (celui de l’écriture, parallèle, mais ni identique, ni nécessairement solidaire de celui des idées) : elles ne me paraissent donc pas suffire à annuler de tels discours (à moins, bien sûr, que l’on érige le relativisme en système de lecture et en clé ultime d’interprétation, ce à quoi nul ne songe), et je ne vois pas comment ne pas prendre au sérieux la déclaration nette et sans équivoque du Démon de Socrate analysée plus haut, d’autant que cette déclaration, pleine d’implicite, trouve encore un surcroît de valorisation dans la nécessité d’être décodée, l’opération mentale du décodage étant, comme on sait, un processus non moins heuristique que réjouissant, valorisant non seulement celui qui décrypte, mais aussi le message ainsi décodé. Que ces mots soient placés dans la bouche du Démon de Socrate complique assurément la perception de ce personnage, mais ne contredit guère, comme on l’a vu, certains de ses traits marquants. Tout cela, bien entendu, relève de l’interprétation : c’est donc au lecteur, comme chez Cyrano lui-même, que revient le dernier mot. Il reste que le début du récit du Démon de Socrate est bien, en soi, une profession de républicanisme. Or il n’est pas sans intérêt, devant une pareille prise de position, de s’efforcer de reconstituer le contexte dans lequel elle s’inscrit, c’est-à-dire de comprendre comment pouvait s’affirmer en France, vers 1650, une opinion de type républicain26. Cette question a beaucoup souffert, dans l’historiographie dix-septiémiste, des excès de Boris Porchnev. Historien soviétique engagé, Porchnev est l’auteur d’une thèse, Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, où   Ibid., pp. L-LI.   Lors du colloque qui a donné lieu à ces actes, Alain Viala a rappelé le cas de l’Ormée de Bordeaux, en 1652. Il existe toute une série d’études sur ce mouvement, mais j’ai voulu ici m’en tenir au cas de Paris, de façon à ne prendre en compte que des aspects susceptibles d’avoir été, à coup sûr, bien connus de Cyrano. 25 26

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il présente lesdits soulèvements, et notamment la Fronde, comme l’anticipation ou la longue gestation de la Révolution française. Son livre, traduit du russe en 1963, suscita une intense polémique, notamment de la part de Roland Mousnier, polémique qui eut pour conséquence de conduire la majorité des historiens français, depuis cette date, à négliger l’étude objective des idées républicaines en France au milieu du XVIIe siècle27. On s’est focalisé à ce égard sur la Fronde, en se fondant essentiellement sur les textes des mazarinades, et nul n’a cherché à mener une étude sérieuse sur l’existence possible d’idées républicaines, chacun s’attachant surtout à produire à ce propos une réfutation des idées de Porchnev, et ce jusqu’à nos jours, soit trente ans, quarante ans encore après la traduction de son livre28. Or il existe des témoignages parfaitement concordants (déjà allégués par Porchnev, et qui sont de ce fait peu volontiers cités) attestant que la Fronde, puisque Fronde il y eut, fut à plusieurs reprises l’occasion d’exprimer ce que Hubert Carrier appelle à juste titre « des poussées de républicanisme »29. Le problème est que Carrier, par exemple, n’en juge que d’après les mazarinades et se fonde sur celles-ci pour soutenir que de telles poussées ne se firent sentir qu’aux printemps 1649 et 165230, ce qui ne tient pas devant une accumulation de faits étrangers aux seules mazarinades. Une méthode empirique consisterait à prendre modèle sur les historiens anglais de la Révolution puritaine. Ceux-ci ont en effet montré que le fait de placer le peuple au-dessus du roi et de nier que le roi fût au-dessus des lois remontait aux monarchomaques français des guerres de religion. Dans une brillante étude, Hubert Carrier a montré à son tour l’influence des monarchomaques sur certaines des idées les plus subversives des mazarinades, notamment par le biais du traité Du droit des magistrats sur leurs sujets de Théodore de Bèze, de la Franco-Gallia de François Hotman et des Vindiciæ contra tyrannos31. Mais les historiens anglais ont également montré qu’à ces   Boris Porchnev, Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, trad. franç. (préface de Robert Mandrou), Paris : S.E.V.P.E.N., 1963 (École Pratique des Hautes Études – VIe section – Centre de Recherches Historiques – Œuvres étrangères, IV). 28   Voir notamment Michel Pernot, La Fronde, Paris : Éditions de Fallois, 1994, pp. 237 et 362-366, et tout récemment encore H. Carrier, Le Labyrinthe de l’État, par exemple p. 119. 29   J’ai cité ces témoignages dans « Les apparitions du Démon de Socrate parmi les hommes », pp. 519-521. 30   H. Carrier, Le Labyrinthe de l’État, pp. 47-49 et 113-119. 31   Hubert Carrier, « Des guerres de religion à la Fronde : l’héritage des monarchomaques dans les Mazarinades », dans J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M.-C. Thomine (éd.), Devis d’amitié. Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, Paris : Champion, 2002, pp. 901-918. 27

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sources modernes devait s’ajouter, dans le cas de l’Angleterre, ce qu’ils ont appelé le républicanisme d’inspiration antique, à savoir Machiavel et des auteurs antiques comme Tite-Live lui-même, Salluste et Lucain (pour ne rien dire, bien sûr, d’Aristote, de Plutarque ou de Cicéron)32. Or nul, semble-t-il, n’a cherché en France à s’intéresser aux mêmes sources. Il est vrai que dans l’état actuel des recherches, la moisson semble maigre dès lors que l’on compare la France à l’Angleterre. L’image de Machiavel, essentiellement liée en France à l’idée de raison d’État33, fut le plus souvent associée à la politique de Richelieu, puis ( fatalement) à celle de Mazarin ; elle était donc essentiellement négative sous la Fronde, faisant nécessairement obstacle à la diffusion des idées de Machiavel dans le camp opposé à Mazarin. Il est vrai qu’à ma connaissance, aucune étude n’a été entreprise sur l’éventualité d’une image positive de Machiavel en France à cette époque – et la même remarque vaut aussi pour Tacite. Or si une telle image a existé, même si elle n’a pu être que très minoritaire, ses manifestations n’en seraient pas moins intéressantes à signaler, à étudier et à prendre en considération. Quant aux sources antiques du républicanisme à proprement parler, Lucain en est un représentant de choix. Mais si en Angleterre Lucain fit l’objet d’une lecture politique extrêmement radicale, son prestige sur le continent – attesté notamment par l’admiration déclarée d’un Marolles (ami de Cyrano), d’un 32   Sur le républicanisme d’inspiration antique, voir Markku Peltonen, Classical humanism and republicanism in English political thought, 1570-1640, Cambridge : Cambridge University Press, 1995 (Ideas in context). Sur la distinction entre les idées d’origine monarchomaque et les idées de type « néo-romain » relatives à la liberté du peuple, voir la récente mise au point de Quentin Skinner, La Liberté avant le libéralisme, trad. franç. (augm.), Paris : Seuil, 2000, coll. « Liber », pp. 87-88, n. 65, avec la bibliographie antérieure (voir aussi p. 95, n. 158). Sur l’importance de Tite-Live et Salluste et sur les Discorsi de Machiavel comme vecteurs de cette tradition, voir Q. Skinner, ibid., et son importante bibliographie, notamment G. Bock, Q. Skinner et M. Viroli (eds.), Machiavelli and Republicanism, Cambridge : Cambridge University Press, 1990 (« Ideas in Context »), ainsi que (par exemple) Martin Dzelzainis, « Milton’s classical republicanism », dans D. Armitage, A. Himy et Q. Skinner (eds.), Milton and Republicanism, Cambridge : Cambridge University Press, 1995 (« Ideas in Context »), pp. 3-24. Sur l’importance de Lucain en Angleterre, voir R. T. Bruère, « The Latin and English versions of Thomas May’s Supplementum Lucani », Classical Philology, 44 (1949), pp. 145-163 ; David Norbrook, « Lucan, Thomas May, and the creation of a republican literary culture », dans K. Sharpe et P. Lake (eds.), Culture and politics in early Stuart England, Basingstoke : Macmillan, 1994, pp. 45-66. 33   Comme l’a montré dans toute son ampleur l’ouvrage d’Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu (1966), rééd. Paris : Albin Michel, 2000 (Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, 35).

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Grotius, d’un Guy Patin ou d’un Georges de Brébeuf – resta le plus souvent cantonné dans le cadre strict de l’admiration des Anciens, et ne bénéficia d’aucune application à la politique contemporaine34. D’une manière générale, les auteurs antiques ne semblent guère avoir fait en France l’objet d’une lecture politique comparable à celle qu’en firent les Anglais à la même époque35. C’est du moins l’impression qui se dégage d’un premier survol, mais il serait bon d’étudier de façon plus approfondie les références antiques dans les textes de la Fronde. Une telle enquête devrait aussi s’étendre aux tragédies inspirées de l’histoire romaine. En Angleterre, certaines de ces tragédies véhiculaient clairement un message politique36. Il peut en avoir été de même en France : André Blanc, à propos de La Mort d’Agrippine, renvoie au Cinna de Corneille (1642)37, et dans son édition de Cinna, Georges Couton, signalant diverses pièces des années précédentes où s’étaient engagés des débats « sur les mérites respectifs de la monarchie et de la république, par exemple », invite à « une étude comparée de ces diverses pièces », étude comparée qui ne semble pas encore entreprise38. Dans l’état actuel de ces recherches, il apparaît en tout cas que Cyrano lui-même, par la voix du Démon de Socrate, offre un bel exemple de républicanisme d’inspiration antique. Autre point aveugle de l’historiographie dix-septiémiste en France : l’impact de la Révolution d’Angleterre sur la France. Toujours en conséquen34

  Voir « Les apparitions du Démon de Socrate parmi les hommes », pp. 525-528.   Voir à ce propos Peltonen (cf. n. 32). En France, il semble que seule la lecture politique de Tacite, absolutiste et machiavélisante (voir Thuau, chap. II), ait eu – en sens inverse – une ampleur comparable (sur Tacite en Angleterre, voir par exemple Norbrook [cf. n. 32], p. 56, et surtout Martin Butler, « Romans in Britain : The Roman Actor and the early Stuart classical play », dans Douglas Howard [ed.], Philip Massinger. A Critical Reassessment, Cambridge : Cambridge University Press, 1985, pp. 139-170, ici pp. 140-146) ; du moins, je ne connais pas d’études semblables à celle de Thuau sur d’autres auteurs antiques en ce qui concerne la France. 36   Voir Martin Butler, « Romans in Britain : The Roman Actor and the early Stuart classical play ». 37   Notamment acte II, sc. 1 (cf. Cyrano, Œuvres complètes, III : Théâtre, éd. André Blanc, Paris : Champion, 2001, pp. 243, 293 et 297). 38   Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, I, Paris : Gallimard, 1980 (« Bibl. de la Pléiade »), pp. 1581-1582. Voir aussi les attaques contre la monarchie repérables dans la production théâtrale française entre la mort de Richelieu et l’époque de la Fronde, signalées par Couton dans Corneille et la Fronde. Théâtre et politique il y a trois siècles, Clermont-Ferrand, 1951 (Publications de la Faculté des Lettres de l’Université de Clermont, Fasc. 4), pp. 12-14. 35

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ce des polémiques suscitées par Porchnev, cette question n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie depuis 1967. Tout d’abord, au lieu d’envisager l’impact de cette révolution en France, on s’est borné à étudier son impact sur la Fronde (et le plus souvent sur la base des seules mazarinades), ce qui restreignait quelque peu le sujet. Ensuite, on s’est contenté d’enregistrer les résultats d’un ouvrage de Philip Knachel paru en 196739. Or cet auteur s’est trop souvent borné à collecter toutes sortes d’opinions royalistes, les assénant comme preuves du peu d’influence exercé alors en France par les événements d’Angleterre. Il est certes indéniable que la Révolution anglaise n’a pas donné lieu à une puissante vague d’enthousiasme des Français pour la république et que son influence n’a pu être que mineure. Mais que penserait-on de la méthode d’un historien qui croirait prouver l’inexistence de l’athéisme en se bornant à exhiber d’innombrables témoignages de piété ou d’indignation contre les athées ? On n’a pas cherché, en revanche, à évaluer le bien-fondé de déclarations comme celle du pasteur Moïse Amyraut, qui s’alarme en 1650 du déplorable exemple offert par les pamphlets visant à justifier l’exécution de Charles Ier d’Angleterre40 : Et veritablement il ne fut jamais si necessaire qu’il est maintenant, de donner à toutes sortes de personnes une vive & profonde persuasion de la souveraine Majesté des Roys, depuis que les Independans ne se contentant pas d’avoir fait un si lamentable exemple du leur, semblent avoir ouvertement declaré la guerre à tous les Monarques. Car autrefois quand quelques Jesuites escrivoient, Qu’il estoit permis de deposer & d’assassiner les Souverains, on disoit que c’estoient des sentimens de particuliers […]. Et alors les Parlements faisoient brusler ces Livres par les mains du bourreau, les peuples en avoient les auteurs en execration ; & s’ils ont corrompu quelqu’un, on l’a tenu comme un monstre entre les hommes. Au lieu que maintenant on débite ces Manifestes au nom d’une grande Nation ; on emprunte pour les autoriser cét auguste nom de Parlement, & le venin qu’ils épandent gaste si grand nombre de gens, qu’il est à craindre qu’avec le temps ils ne fassent une secte considerable.

Seul Olivier Lutaud a apporté de nouveaux éléments, notamment en signalant différents libelles spécialement traduits en français par le Conseil d’État du Commonwealth (c’est-à-dire par la jeune République anglaise), 39   Philip A. Knachel, England and the Fronde. The Impact of the English Civil War and Revolution on France, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 1967. 40   Moïse Amyraut, Discours de la souveraineté des Roys, Charenton [Paris] : Louis Vendosme, 1650, pp. 6-7.

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ceux-là même que dénonce le pasteur Amyraut, en particulier La Declaration du Parlement d’Angleterre, qui date de 1649,  contenant les Motifs & Raisons […] pour lesquelles ils ont estably le Gouvernement present, en forme de Respublique, ou d’Estat Libre41. On y trouve un argumentaire dirigé contre les monarchies où se remarquent parfois des parallèles avec certains passages de la lettre de Cyrano « Contre les frondeurs », parallèles qui peuvent fort bien être le fruit du hasard. Un autre moyen d’expression du Conseil d’État du Commonwealth en France était un périodique, les Nouvelles ordinaires de Londres, où l’on peut suivre notamment dans le détail tous les progrès de la polémique entre Saumaise et Milton. Saumaise avait fait paraître fin 1649 une Defensio Regia, dédiée à Charles II, qui exprimait avec grande véhémence l’indignation publique devant l’exécution de Charles Ier. Cet ouvrage connut un vif succès. Dès janvier 1650, Milton, qui était alors Secrétaire aux Affaires étrangères du Conseil d’État du nouveau Commonwealth, fut officiellement chargé de répondre à Saumaise. Il se mit à l’ouvrage, bien conscient qu’il risquait d’y perdre l’usage de ses yeux (ce qui arriva en effet), et le bruit s’en répandit si bien qu’on en retrouve l’écho non seulement dans les Nouvelles ordinaires de Londres, mais dans des correspondances privées comme celle de Guy Patin. Au bout d’un an, en mars 1651, l’ouvrage parut sous le titre de Pro Populo Anglicano Defensio, et le nom de Milton, comme le notent ses biographes, fut bientôt connu de toute l’Europe, car le livre de Saumaise était apparu comme irréfutable ; or la Defensio de Milton, rédigée sur le modèle des Philippiques de Cicéron42, réfutait savamment Saumaise avec insolence et brio, défendant hautement – avec bien sûr des arguments de valeur inégale – la légitimité et la justice du sort fait à Charles Ier, établissant « le droit naturel des peuples à choisir leur propre forme de gouvernement »43.   Olivier Lutaud, Cromwell, les Niveleurs et la République (11967), nouv. éd. révisée, Paris, Aubier-Montaigne, 1978, pp. 192-196. 42   Voir l’introduction de Martin Dzelzainis à son édition de Milton, Political Writings, Cambridge : Cambridge University Press, 1991 (rééd. 2000). 43   Christophe Tournu, Milton, Mirabeau : rencontre révolutionnaire, Paris : EDIMAF, 2002, p. 40 (cet ouvrage réédite la traduction française partielle par Mirabeau et J.-B. Salaville [1789] du traité de Milton). On consultera avec grand profit la traduction anglaise de la Defensio par Claire Gruzelier, commentée par Martin Dzelzainis dans les Political Writings. Voici un échantillon du style de Milton, emprunté à la Préface de l’ouvrage, éd. Clinton W. Keyes, dans The Works of John Milton, VII, New York : Columbia University Press, 1932, pp. 10-12 : « Pessime enim vel natura vel legibus comparatum fuisset, si arguta servitus, libertas muta esset ; et haberent tyranni qui pro se dicerent, non haberent qui tyrannos 41

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On pourrait penser que cet ouvrage eut quelque influence en France. Knachel est pratiquement le seul, semble-t-il, à s’être interrogé à ce sujet. Qu’a-t-il dit ? Rassemblant, selon sa méthode habituelle, un grand nombre de témoignages français hostiles à la Pro Populo Anglicano Defensio et observant que la Gazette de France annonçait le livre de Milton, en juillet 1651, en l’attribuant à un « Hamilton », Knachel en vient à conclure « que sa Defensio fut mieux connue par des allusions scandalisées à son contenu dans les conversations que par le nombre d’exemplaires en circulation clandestine »44. Quant à Hubert Carrier, même dans son dernier livre, consacré au « débat politique en France au temps de la Fronde »45, il croit à l’horreur unanime des Français devant le régicide, et ce, comme toujours, sur la base des seules mazarinades. Son examen de l’influence anglaise est surtout tributaire de l’ouvrage de Knachel, dont il n’a guère poursuivi les recherches. Or une enquête menée en décembre 2004 m’a permis de recenser près de 70 exemplaires de la Defensio de Milton dans les bibliothèques publiques françaises, dont 25 à Paris, ce qui n’est tout de même pas négligeable46. En outre, les spécialistes de Milton savent bien – mais les historiens français dix-septiémistes n’ont pas l’air de le savoir – que l’ouvrage de Milton fut brûlé par la main du bourreau à deux reprises en France, une fois à Toulouse, une autre fois à Paris, en juin-juillet 1651, à trois semaines d’intervalle. Ces sentences eurent un certain retentissement. On en retrouve l’écho dans les gazettes aussi bien que dans les correspondances privées, par exemple chez Vossius, chez Guy Patin qui l’apprit de La Mothe le Vayer et l’écrivit à André Falconet, chez Bayle qui écrivit que cette mesure ne fit que procurer à Milton davantage de debellare possunt : miserum esset, si hæc ipsa ratio, quo utimur Dei munere, non multo plura ad homines conservandos, liberandos, et, quantum natura fert, inter se æquandos, quam ad opprimendos et sub unius imperio male perdendos argumenta suppeditaret. » (Trad. angl. S. L. Wolff, ibid., pp. 11-13, que je préfère ici pour son style à celle de C. Gruzelier, qui se trouve p. 54 des Political Writings) : « Nature and laws would be in ill case if slavery were eloquent, and liberty mute ; if tyrants should find defenders, and they that are potent to master and vanquish tyrants should find none. And it were deplorable indeed, if the reason mankind is endued withal, which is God’s gift, should not furnish more arguments for men’s preservation, for their deliverance, and, as much as the nature of the thing will bear, for their equality, than for their oppression and utter ruin under one man’s dominion. ») 44   Knachel (cf. p. n. 39), pp. 61-62. 45   C’est le sous-titre du Labyrinthe de l’État (cf. p. n. 13). 46   Voir «  Les apparitions du Démon de Socrate parmi les hommes  », pp.  537 et 549-550.

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lecteurs. Il y eut même un Français, Claude-Barthélemy Morisot, un proche de Saumaise, pour réfuter Milton en attendant la réplique de Saumaise47. Or s’il est bien un livre qui recèle dans ces années-là de virulentes tirades contre l’autorité paternelle tyrannique, c’est celui de Milton, au point qu’on comprend bien pourquoi il put être condamné au feu48. Et même si les sources employées, à ce propos, par Milton sont vraisemblablement des pamphlets protestants du siècle précédent comme la Franco-Gallia de François Hotman ou Le Reveille-matin des François49, c’est bien dans ce contexte d’actualité brûlante qu’il faut situer la tirade contre l’autorité paternelle placée par Cyrano dans la bouche du Démon de Socrate, ce qui devrait suffire à faire mieux étudier l’existence et la diffusion d’idées républicaines en France à cette époque50

  Voir toutes ces références ibid., p. 535-536, avec le texte de l’arrêt de Toulouse et l’affiche de l’arrêt de Paris pp. 546-548. 48   En voici un échantillon : « Mais vous êtes à coup sûr plongé dans les ténèbres, vous qui ne distinguez pas la puissance paternelle de la puissance royale : ayant appelé les rois les pères de la patrie, vous croyez avoir été si persuasif avec cette métaphore que tout ce que j’admettrais au sujet d’un père, je le reconnaîtrais aussitôt comme vrai pour un roi. Un père et un roi sont des choses fort diverses. Notre père nous a fait naître ; notre roi, aucunement : c’est nous au contraire qui l’avons fait roi. Les pères, la nature les a donnés au peuple ; le roi, le peuple se l’est donné lui-même. Ce n’est donc pas le peuple qui tient son existence du roi, mais le roi qui la tient du peuple. Nous supportons un père, même dur et difficile ; nous supportons de même un roi ; mais un père tyrannique, nous ne le supportons pas. Un père, s’il tue son fils, le paiera de sa vie : pourquoi un roi ne sera-t-il pas lié de la même façon par cette même loi si juste s’il en vient à détruire le peuple, c’est-à-dire ses enfants ? D’autant que le père ne peut pas faire en sorte de cesser d’être père, tandis qu’un roi peut facilement faire en sorte de n’être ni père ni roi. » Je traduis ici la Pro Populo Anglicano Defensio, éd. Keyes (cf.n. 43), cap. I, pp. 44-46 (trad. angl. S. L. Wolff [cf. p. n. 39], p. 68) : « At hercle etiam in tenebris es, qui jus patrium a regio non distinguis : et cum reges Patriæ Patres nominaveris, eâ statim metaphorâ persuasisse credis, ut quicquid de patre non negaverim, id continuo de rege verum esse concedam. Pater et rex diversissima sunt. Pater nos genuit ; at non rex nos, sed nos regem creavimus. Patrem natura dedit populo, regem ipse populus dedit sibi ; non ergo propter regem populus, sed propter populum rex est ; ferimus patrem, morosum etiam et durum, ferimus et regem ; sed ne patrem quidem ferimus tyrannum. Pater si filium interficit, capite pœnas dabit : cur non item rex eadem justissima lege tenebitur, si populum, id est filios suos, perdiderit ? præsertim cum pater, ut ne pater sit, efficere non possit, rex facile possit, ut neque pater sit neque rex. » 49   Voir « Les apparitions du Démon de Socrate parmi les hommes », pp. 539-540 et n. 207-208. 50  Je donne diverses indications à ce propos ibid., pp. 539-545. 47

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Les trois rires de Cyrano Bruno Roche (Université Blaise Pascal, CERHAC, UMR 5037) Selon Mikhaïl Bakhtine, « l’attitude du XVIIe siècle et des siècles suivants à l’égard du rire peut être caractérisée de la façon suivante : on ne peut exprimer dans la langue du rire la vérité primordiale sur le monde et l’homme, seul le ton sérieux est de rigueur ; c’est pourquoi dans la littérature on assigne au rire une place dans les genres mineurs, dépeignant la vie d’individus isolés ou des bas-fonds de la société ; le rire est soit un divertissement léger, soit une sorte de châtiment utile dont la société use à l’encontre des êtres inférieurs ou corrompus. Telle est, sous une forme, bien sûr, quelque peu schématique, la définition de l’attitude des XVIIe et XVIIIe siècles à l’égard du rire »1. Ainsi, à l’Âge classique, le rire perdrait son caractère public et collectif. Auparavant symbolique, il deviendrait critique, suivant un principe de privatisation et de discipline. Le processus de civilisation, décrit par Norbert Elias, impose en effet un strict contrôle des manifestations du corps. Et le siècle va promouvoir un rire utile qui s’exerce aux dépens des mœurs et des individualités typiques, ce que tendrait par exemple à prouver une lecture rapide de Molière… À cette esquisse générale, Dominique Bertrand a apporté des nuances importantes. Tout en prenant acte de la volonté officielle d’ordonner le rire, de proscrire ses manifestations négatives, elle souligne les limites de la mise en ordre et en constate les failles : « La double logique de prescription et de

  Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 76. 1

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proscription ne parvient pas à étendre son emprise sur l’ensemble des productions comiques »2. Il y aurait donc une tendance irrépressible du rire à la rébellion voire à la subversion des normes au point qu’on serait tenté d’établir une correspondance a priori entre le comique, qui « se caractérise d’abord par une absence de règles »3, et le libertinage saisi dans sa dimension transgressive et émancipatrice. Pour le père Garasse, par exemple, le libertin est avant tout un homme qui rit. Mais, avant de donner crédit à des assimilations qui semblent aller de soi, le chercheur doit tenir compte de l’instabilité du régime comique, en particulier de l’hésitation constitutive de l’écriture burlesque qui, comme le rappelle Dominique Bertrand, oscille entre l’hypothèse du jeu et celle de la subversion des normes4. Or, sur cette toile de fond, le rire de Cyrano semble d’abord se définir par un principe de soustraction. Si, conformément au modèle bakhtinien, le rire universel cède la place à un rire de supériorité, teinté de mépris et discriminant l’esprit fort du niais, le même rire peut mettre son émetteur libertin en danger. On observe alors une double réduction du champ du risible dans l’œuvre de Cyrano. Le rire paraît en effet y obéir à deux contraintes, l’une sémiotique, l’autre rhétorique, ce qui implique de la part de Cyrano un travail sur le matériau comique et une réflexion sur le burlesque. D’un point de vue sémiotique, le risible réduit au ridicule est, comme l’ironie, une forme de comique significatif. Comme elle, il exprime clairement le rapport conflictuel à une norme, et nombre de railleries cyraniennes ont une portée blasphématoire. D’autre part, alors que chez ses amis érudits passés maître en l’art d’écrire, le rire se discipline et cède la place au sous-rire entendu de l’ironiste, Cyrano – loin de chanter palinodie – organise toute une circulation d’images burlesques, qu’il fait entrer dans le développement de séquences ironiques.   Dominique Bertrand, Dire le rire à l’âge classique, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 1995. 3   Véronique Sternberg, Le Comique, Paris, GF Flammarion, Collection Corpus-Lettres, 2003. 4   Un libertin prudent comme La Mothe Le Vayer est bien conscient de cette hésitation et du parti qu’il peut en tirer. Voir son dialogue « Du Mariage », dans Dialogues à l’imitation des Anciens [ca. 1629-1633], rééd. Paris, Fayard, 1988, p. 473 : « J’ai pris d’autant plus de plaisir à vos railleries, que j’appréhendais auparavant, que vos puissantes persuasions ne fissent quelque impression dans l’esprit de notre cher Eléus […]. Mais vous avez bien voulu faire voir, tournant ainsi le tout en risée, que c’était plus de gaieté de cœur, et par forme d’entretien que vous vous étiez engagé à sa défense, que par intention de la nous justifier à bon escient… ». 2

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Par ce biais, il nous entraîne sur la voie d’un libertinage approfondi, nourri de négations plus réfléchies que ne le laissent penser les pointes qui fusent çà et là, à l’occasion d’agréables divertissements de l’esprit. Le katagelos, ce « rire de supériorité » entendu dans une perspective de moquerie, se métamorphose en ironie dès lors que l’auteur dissimule ses cibles pour mieux les atteindre. Toutefois les passages les plus poétiques des lettres ou du roman de l’Autre monde favorisent également l’expression d’un rire existentiel, régénérateur et apotropaïque.

I. Le rire et la distinction : katagelos Un rire de supériorité et de mépris : katagelos « La passion du rire n’est autre chose qu’un soudain effet de l’amourpropre excité par une conception plus spontanée encore de notre mérite personnel comparé aux défauts des autres ou avec ceux que nous pouvons avoir eus nous-mêmes autrefois » écrivait Hobbes en 16505. Or ce rire de supériorité définit assez bien la posture du libertin, qui entend se distinguer du vulgaire et dirige ses sarcasmes contre toutes les formes de crédulité, mais aussi contre les impostures que la crédulité conforte. Je vais rapidement évoquer trois exemples, trois cibles que je n’ai pas choisies tout à fait arbitrairement, de ce premier rire qui stigmatise l’erreur. Dans les Lettres, la définition aristotélicienne de l’homme raisonnable fait l’objet de pointes récurrentes, de même que provoquent le rire du narrateur, dans Lune, l’hypothèse d’un Jésuite voulant prouver la rotation de la Terre et, dans Soleil, le comportement du geôlier trop crédule de Dyrcona. Face à ces trois types d’erreurs de jugement, causées par un même préjugé anthropocentrique6, Cyrano semble rappeler que la définition de l’hom  Hobbes, De la Nature humaine, 1650, chap. IX.   En effet, à travers ces cibles, Cyrano vise le préjugé anthropocentrique et sa facilité à dégénérer en superstition. Il s’agit de dégonfler la représentation de l’homo triomphans que les promoteurs de l’idéologie tridentine veulent ériger en s’appuyant sur l’autorité d’Aristote. Chaque pique oppose en effet un contre-exemple à la définition de l’homme raisonnable. À chaque reprise, sceptique et goguenard, l’auteur de la lettre invente une péripétie-éclair où la raison humaine prétendument souveraine est défaite ou déréglée par les excès de vin, le jeu des passions... L’anecdote burlesque du chien et de la roue joue un rôle identique. À M. de Montmagny désirant savoir pourquoi le système de Ptolémée « si peu probable » est 5

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me comme animal raisonnable ne va pas sans son pendant : l’homme est aussi un animal risible. Dans un premier temps, l’auteur installe par le rire son personnage en position de supériorité et perpétue ainsi l’élitisme de ceux que René Pintard a nommés « libertins érudits », comme Naudé ou La Mothe Le Vayer7. En effet, le rapprochement des cas extrêmes du rustre gardien de prison et du chercheur jésuite enfermé dans son système théologique révèle qu’un processus de distinction intellectuelle et sociale s’effectue par le rire maîtrisé. Il est un signe de lucidité et s’oppose à la crédulité du peuple. Toutefois, il convient de souligner que Cyrano déplace les frontières qui séparent les esprits forts des faibles : jésuites et aristotéliciens sont mis dans le même sac que le peuple trop crédule. Ainsi le rire de Cyrano apparaît-il d’abord étroitement lié à la lutte contre les idées reçues, les dogmes et les préjugés, et constitue, comme on le verra, l’étape préparatoire à l’expression d’un libertinage plus fondamental. Rires et violences sociales Pourtant le rire n’est pas l’apanage exclusif du libertin. Lui-même peut être victime du rire d’autrui (on peut rire des libertins au sens de « se moquer d’eux »). Cette réversibilité des cibles est également reflétée dans l’œuvre de Cyrano. Dès les premières pages du roman l’auteur insiste sur la sanction par le rire de l’hypothèse selon laquelle « la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune »8. Par cette affirmation paradoxale, son personnage déroge aux normes communément admises par le groupe : « Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Épicure, Démocrite et, de notre âge, Copernic « généralement reçu », le héros-narrateur répond : « Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui leur persuade que la nature n’a été faite que pour eux ; comme s’il était vraisemblable que le soleil, un grand corps quatre fois trente-quatre fois plus vaste que la terre n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles et pour pommer ses choux » (p. 21). Et c’est encore ce même préjugé qui pousse le geôlier à accorder sa confiance à Dyrcona. Ignorant les causes réelles de la science de son prisonnier, il commet le paralogisme des superstitieux en pensant qu’elle est due à un art soit divin (l’apparition de l’ange) surnaturel (il soupçonne Dyrcona d’être sorcier et craint que ses pistoles ne deviennent feuilles de chênes). 7   René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin, 1943. Nouvelle édition augmentée d’un avant-propos et de notes et réflexions sur les problèmes de l’histoire du libertinage, Slatkine reprints, Genève 2000. 8   Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, tome I, édition critique de Madeleine Alcover, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 6.

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et Kepler, avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à rire de plus belle ». En réponse, il est sanctionné par un rire d’exclusion bruyant qui l’empêche de « mêler [ses] enthousiasmes » à ceux de ses compagnons. Cette première mésaventure illustre la loi générale qui régit le fonctionnement du ridicule dans tout groupe social, telle qu’elle a par exemple été formulée par Lucie Olbrechts-Tyteca et Chaïm Perelman dans leur Traité de l’argumentation9 : Une affirmation est ridicule dès qu’elle entre en conflit, sans justification, avec une opinion admise [...]. Sera ridicule non seulement celui qui s’oppose à la logique ou à l’expérience, mais encore celui qui énoncera les principes dont les conséquences imprévues le mettent en opposition avec des conceptions qui vont de soi dans une société donnée...

Symétriquement, sur la Lune, « un grand éclat de rire » stigmatise la déclaration du narrateur : J’avais osé dire que la lune était un monde dont je venais et que leur monde n’était qu’une lune10.

Mais les prêtres séléniens sont très conscients du danger que représentent ces hypothèses pour la vision du monde qu’ils professent et qui ressemble en tout point à celle de la scolastique, ce système de savoir figé que les théologiens médiévaux ont voulu constituer dans l’entière dépendance des dogmes chrétiens. Aussi la sanction par le ridicule sera-t-elle prolongée par une condamnation à mort. Pour des motifs similaires, dans les régions opaques du Soleil, « la populace des oiseaux » est prête à lyncher Dyrcona, « alléguant que cela serait bien ridicule de croire qu’un animal tout nu, que la nature même en mettant au jour ne s’était pas souciée de fournir des choses nécessaires à le conserver, fût comme eux capable de raison »11. Que ce soit sur Terre, dans les États et Empires de la Lune ou dans ceux du Soleil, Cyrano souligne les fonctions idéologique et sociale du ridicule : c’est une arme utilisée pour disqualifier des thèses qui vont à l’encontre des idées partagées par le groupe. « Le ridicule s’exerce en faveur de la conservation de ce qui est admis »12.   L. Olbrechts-Tyteca et Ch. Perelman, Traité de l’argumentation, Paris, PUF, 1958.   Cyrano de Bergerac, éd. cit., p. 98. 11   Ibid., p. 255. 12   L. Olbrechts-Tyteca et Ch. Perelman, op. cit., p. 277. 9

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Toutefois, dans un contexte de répression des idées nouvelles, les derniers exemples nous invitent à dépasser la banalité de ce premier constat. Ils font apparaître la composante agressive d’un rire préludant aux violences et à la persécution. On l’a vu, les rieurs séléniens ou solariens se muent rapidement en juges puis en bourreaux. Dans son roman, Cyrano prend le parti de pousser jusqu’à ses limites le rapport de forces impliqué par l’utilisation du ridicule. En montrant comment le corps social entend exclure le rieur suspecté de libertinage, l’auteur fait apparaître une structure triangulaire. Car le rire surgit dans un champ polarisé non pas autour de deux, mais de trois acteurs : le libertin, le niais, le censeur. La répartition de ces rires sur la scène comique fait alors apparaître de forts clivages : le rire de l’Autre est généralement associé à la persécution ou à la sottise. Les prêtres ou les juges incarnent une doxa intolérante et autoritaire, et manipulent à leur guise le vulgaire qui, aliéné par le préjugé anthropocentrique, participe sans en saisir les enjeux à la persécution et à l’exclusion de l’esprit fort.

II. Un double impératif, sémiotique et rhétorique : construire un rire qui signifie et qui dissimule à la fois À cette fin, Cyrano n’hésite pas à jouer de l’instabilité du régime burlesque pour s’avancer masqué. La représentation des violences sociales contre les rieurs montre que Cyrano a une conscience aiguë des risques que lui fait encourir sa liberté de ton. La répression constitue un obstacle à la diffusion de ses idées. Mais a-t-il vraiment la volonté d’éclairer le grand public ? La classification des esprits ne rend-elle pas vaine toute tentative d’instruction ? À quoi bon perdre son temps à enseigner des esprits vulgaires qui n’auront de cesse de retomber dans la crainte et la superstition ? Sur ce point, l’auteur semble faire preuve du plus grand scepticisme, comme le montre l’épisode toulousain des États et Empires du Soleil. L’extrait vaut d’être lu parce qu’il propose une mise en abyme centrée sur la problématique de la réception : Parmi les gens qui lurent mon livre, il se rencontra beaucoup d’ignorants qui le feuilletèrent. Pour contrefaire les esprits de la grande volée, ils applaudirent comme les autres, jusqu’à battre des mains à chaque mot, de peur de se méprendre, et tout joyeux s’écrièrent : « Qu’il est bon ! » aux endroits qu’ils n’entendaient point. Mais la superstition travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës sous la chemise d’un sot, leur rongea tant le coeur, qu’ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de philosophe,

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laquelle aussi bien leur était un habit mal fait, que d’en répondre au jour du Jugement13.

Les lecteurs vulgaires se sont frottés à un texte savant à seule fin d’usurper le prestige dû aux philosophes et de s’en glorifier aux yeux d’autrui. Mais la parade sociale cesse dès lors qu’il s’agit d’en assumer les conséquences « au jour du Jugement ». Ils sont vite repris par la crainte et ne manqueront pas de faire chorus lorsque l’accusation de sorcellerie sera lancée contre Dyrcona. Or c’est une accusation commode, la plus efficace quand on veut se débarrasser d’un penseur hétérodoxe, comme l’a compris le curé de Colignac, émule affadi du père Garasse. À travers les avanies subies par son personnage, Cyrano nous livre peut-être les raisons pour lesquelles L’Autre monde est resté sous forme manuscrite du vivant de l’auteur. En l’état actuel des connaissances, rappelle Madeleine Alcover, « nous ignorons si Cyrano avait l’intention de livrer à l’impression son roman, car, dans l’affirmative, il aurait alors compris que le passage de la clandestinité au “grand public” nécessiterait de nombreux coups de sabre »14. Or l’extrait met en scène une tentative avortée d’instruire le « grand public ». On peut donc supposer que Cyrano se cherche un autre lecteur et que, passé maître dans l’escrime des mots, plutôt que de jouer du sabre de l’autocensure, il ait préféré cultiver l’art de l’esquive et de la pointe afin de ne pas présenter un flanc trop large à l’adversaire. Par un acte à la fois disjonctif et conjonctif15, le rire discrimine les récepteurs en deux groupes. Il éloigne les lecteurs malhabiles en même temps qu’il consolide le cercle des initiés. La sélection du lecteur, requise par le texte libertin, s’opère selon les critères de proximité affective, intellectuelle et idéologique. Ainsi seulement se trouvent conciliées la tentative de diffusion de la pensée libertine par la voie romanesque et la nécessaire protection de soi. « Ridendo dicere verum », de Lucrèce à Horace Cyrano ne reprend pas seulement au poète Lucrèce des éléments de sa doctrine matérialiste, il a aussi trouvé chez ce maître l’idée qu’un adjuvant rhétorique était nécessaire : 13

  Cyrano de Bergerac, éd. cit., p. 167-168.   Ibid., p. CXLII. 15   Pour ces formes de rire et d’ironie permettant de « définir phatiquement une communauté », voir Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette supérieur, 1996, p. 125. 14

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Et moi, dont la doctrine paraît d’ordinaire trop amère à qui ne l’a point pratiquée, odieuse au vulgaire qui la fuit, de même j’ai voulu l’exposer dans la langue harmonieuse des Muses comme pour l’imprégner du doux miel de la poésie, espérant par mes vers captiver ton esprit le temps que tu perçoives la figure de toute la nature des choses en sa belle ordonnance. (De rerum natura, v. 943 à 950)16.

Cependant, plutôt que de s’engager sur la voie du lyrisme en recourant à la « langue harmonieuse des Muses », c’est d’abord à l’injonction d’Horace (« ridendo dicere verum ») que le libertin obéit. La devise nous paraît définir assez précisément l’originalité du projet didactique. Conformément à sa fonction grammaticale, le gérondif latin présente l’acte de rire comme le moyen ou l’instrument pour faire passer une médecine amère, c’est-à-dire les fragments d’énoncés sérieux dont le contenu philosophique ou scientifique pourrait rebuter l’insuffisant lecteur. Une rhétorique du spoudogeloion, interludes et enchâssements bouffons Nous souhaiterions montrer la fécondité d’un concept que nous empruntons à Jean Lafond17 pour rendre compte du mode d’écriture sérieuxcomique pratiqué par un auteur libertin comme Cyrano. Dans les États et empires de la Lune, le deuxième séjour à la ville, chez l’hôte du démon, est construit tout entier sur ce principe d’alternance de développements sérieux et de récréations comiques. L’éloge du chou y précède une réflexion sur le microcosme et le macrocosme, alors que l’exposé de physique épicurienne du deuxième professeur suit la description fantaisiste des maisons de la Lune. Dès le lendemain, Dyrcona s’offre une plaisante matinée touristique. Le rire apparaît ainsi comme une scansion du récit philosophique. Mais le dispositif est parfois plus complexe. Des énoncés sérieux peuvent s’enchâsser dans un épisode burlesque. On se souvient que Dyrcona amuse le badaud en contrefaisant le « godenot » alors même qu’il reçoit la   Lucrèce, De Natura rerum, traduction et présentation par José Kany-Turpin, Paris, GF Flammarion, 1993. 17   Voir Jean Lafond, « Burlesque et spoudogeloion dans Les États et Empires de la Lune », dans Lire, vivre où mènent les mots, De Rabelais aux formes brèves de la prose, Paris, Champion, collection « Lumières classiques », Paris, 1999. 16

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profession de foi matérialiste du démon de Socrate. Tout le passage est encadré par des rires vulgaires. Cyrano applique la même technique sur un segment de texte plus long : les Séléniens décrètent que Dyrcona est la femelle du petit animal de la Reine, puis l’Espagnol présente deux exposés libertins au narrateur qui rappelle ensuite : On nous servait tous les jours à manger à nos heures, et la reine et le roi prenaient euxmêmes assez souvent la peine de me tâter le ventre pour connaître si je n’emplissais point18...

Or représenter le personnage de Dyrcona en singe, n’est-ce pas pour l’auteur Cyrano le moyen de faire signe au lecteur et l’inviter à diriger son attention sur ce qui compte vraiment, c’est-à-dire, en l’occurrence, le matérialisme défendu par l’Espagnol ? Toutefois, Cyrano ne conçoit pas seulement en termes de juxtaposition la pratique du spoudogeloion, ce mode d’écriture par hybridation du sérieux et du comique. La fantaisie burlesque, non plus cantonnée à ses marges mais intégrée à son développement, peut être partie prenante d’une démonstration. Pour illustrer sa thèse astronomique, Dyrcona élabore une analogie entre l’héliocentrisme et ce qu’on pourrait nommer le génitocentrisme : le soleil est placé au centre de l’univers, « de même que la sage nature a placé les parties génitales dans l’homme »19. L’hypothèse sérieuse est ici appuyée par un burlesque argument analogique figurant au début de la démonstration pour les besoins de la captatio. C’est ici l’occasion de rappeler que le burlesque n’est pas forcément destiné à la satire mais qu’il peut participer à l’élaboration et à la diffusion d’un “gai savoir”. En effet, lorsqu’elle est corrélée à la spéculation scientifique, l'imagination comique met en circulation des hypothèses certes plaisantes mais qui, parce qu’elles suivent la pente du burlesque, réduisent l’invisible et l’infiniment grand à l’échelle du corps humain, à sa vitalité et à ses préoccupations. Le gain est double : conformément à la doctrine épicurienne, c’est par les sens que l’individu prend connaissance du monde qui l’entoure. L’imagination comique conçue comme une faculté cognitive prend alors le relais : elle invite l'esprit à concevoir un monde au-delà de la limite de nos sens et de notre expérience. De plus, les constantes références au corps saisi dans ses activités naturelles les plus triviales provoquent le rire et libèrent l’esprit de la peur des espaces illimités et des abîmes de l’infiniment petit. 18

  Cyrano de Bergerac, éd. cit., p. 100.   Ibid., p. 16.

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C’est ainsi que, sur la Lune, un philosophe prouve la « cironalité universelle » par la démangeaison : La démangeaison ne prouve-t-elle pas mon dire ? Le ciron qui la produit, est-ce autre chose qu’un de ces petits animaux qui s’est dépris de la société civile pour s’établir tyran en son pays20?

Chaque fois qu’il est « en proie à la gratelle », l’être humain devrait se souvenir que son corps est, aux yeux des animalcules, un monde. En greffant sur un thème savant l’image d’un acte trivial et simiesque, Cyrano fait plus que d’intéresser son lecteur à une question philosophique essentielle : il le renvoie à une vision d’un monde infini où tout est corps, matière. Ses élucubrations comiques ont toujours quelque chose de sérieux. Qu’il ponctue les développements scientifiques, qu’il les illustre d’anecdotes exemplaires ou qu’il investisse les circuits logiques de la démonstration, le rire joue pleinement son rôle d’adjuvant rhétorique. Grâce à lui la captatio benevolentiæ se diffuse et se dissémine dans l’ensemble des œuvres. Enfin, dans les romans de l’Autre monde, un corpus littéraire et philosophique vient habilement remplacer le corps-sémaphore grotesque du hérosnarrateur. Cyrano utilise en effet l’écriture au second degré pour miner en les parodiant des énoncés qui font autorité. C’est le cas de la parodie biblique inaugurant l’arrivée sur la lune. Mais quelle est la cible de cette Bible travestie ? Jacques Prévot, dans l’édition de la Pléiade, nous avertit : « on aurait tort d’y lire un attentat blasphématoire », et il explique qu’il s’agit plutôt d’une « moquerie virulente de la crédulité populaire et de ses interventions à partir d’un texte sacré »21. Certes, avec les portraits d’Hélie en jeune éphèbe, de l’ange portier en spadassin ou l’invention d’Achab comme fille de Noé, le personnel du Paradis terrestre aurait plus sa place dans un conte pour le peuple que dans une histoire sacrée. En outre, Cyrano se joue des explications avancées par le prophète radoteur pour justifier l’irruption de nouveaux arrivants au Paradis terrestre ou pour décrire le mécanisme des éclairs (engendrés par l’acier de l’ange spadassin) : elles sont du même type que celles que la crédulité populaire et l’ignorance pouvaient colporter. Cyrano s’inscrit dans la lignée de

  Ibid., p. 117-118.   L’Autre monde, in Libertins du XVIIe siècle, édition de Jacques Prévot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 1998, p. 1573-1574. 20 21

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Théophile de Viau et de Sorel pour tourner en dérision les superstitions22. Mais cela ne veut certainement pas dire que le modèle biblique ressort intact du traitement burlesque qui lui a été infligé. D’abord Cyrano se plaît à multiplier les échos : la Genèse n’est en effet pas le seul texte visé. Le chant 34 (strophes 58-59) du Roland furieux de l’Arioste est également parodié, ce qui a pour effet de banaliser le texte sacré en le plaçant au même niveau que le récit profane. Une confusion du même ordre s’opère dans le discours d’Hélie : Pour les deux vases, ils montèrent jusqu’à ce que Dieu les enchâssât dans le ciel où ils sont demeurés ; et c’est ce qu’aujourd’hui vous appelez les Balances, qui nous montre bien tous les jours qu’elles sont encore pleines des odeurs du sacrifice d’un juste par les influences favorables qu’elles inspirent sur l’horoscope de Louis le Juste, qui eut les Balances pour ascendant23.

Comme Sorel qui, pour peupler le ciel du songe de Francion, avait mêlé des éléments empruntés à la mythologie grecque et à la culture chrétienne, Cyrano pratique assidûment la technique de la banalisation, fort en vogue dans le milieu libertin. Dans l’amalgame avec la mythologie païenne (l’intervention divine est racontée comme s’il s’agissait d’un mythe étiologique destiné à expliquer la forme d’une constellation par l’apothéose d’un héros), la religion chrétienne passe pour une fable comme une autre. Un passage de la douzième Lettre satirique montre que c’est en parfaite connaissance de cause que Cyrano use de cette technique puisque l’« ecclésiastique bouffon » auquel il adresse ses sarcasmes pratique, à son corps défendant, ces amalgames qui sentent le fagot : Je m’étonne fort que sur la Chaire de vérité vous dressiez un théâtre de charlatans ; qu’au lieu de prêcher l’Évangile à vos paroissiens, vous repaissiez leurs oreilles de cent contes pour rire […]. Mais vous riez, Messire Jean, vous qui croyez à l’Apocalypse comme à la mythologie, et qui dites que l’enfer est un petit conte pour épouvanter les hommes, de même que, pour effrayer les enfants, on les menace de les faire manger à la lune. Avouez, avouez que vous êtes l’incomparable ! car expliquez-moi je vous en conjure, comment vous pouvez être impie et bigot tout ensemble, et composer avec les filets du tissu de votre vie, une toile mêlée de superstition et d’athéisme »24.

22

  Voir les épisodes de la possédée, des bains de Valentin, du singe pris pour un diable.   Cyrano de Bergerac, éd. cit., p. 38. 24   Cyrano de Bergerac, Lettres satiriques et amoureuses, précédées de Lettres diverses, Paris, Desjonquères, 1999, p. 133-134. 23

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L’incohérence du credo de ce personnage est soulignée par une triple coordination reliant des valeurs incompatibles entre elles : Apocalypse et mythologie, impie et bigot, mélange de superstition et d’athéisme. Deux séries lexicales s’entrecroisent. La première, marquée par le thème de l’impiété, ne pose pas problème. En revanche, un glissement sémantique s’opère dans la seconde : l’Apocalypse dérive vers la bigoterie puis la superstition. Tout se passe comme si le narrateur se scindait en deux instances : un narrateur numéro un dénonçant au nom de la Foi les amalgames de celui qui « débite [...] nos mystères comme une farce » et un narrateur numéro deux ironique qui, moyennant quelques ajustements sémantiques, ne manque pas de faire sans le dire ce qu’il reproche à son adversaire. Ce narrateur au second degré trouve même le biais pour s’adresser par-dessus l’épaule de son premier destinataire au lecteur déniaisé : Car si vous n’avez pas assez de force pour résister à votre bouffon d’ascendant, du moins dissimulez25.

En reliant le bouffon-burlesque à une stratégie de dissimulation au service de la polémique antichrétienne, l’extrait donne l’une des clefs de la méthode cyranienne. De même, dans la vingtième Lettre satirique exposant les visions de Quevedo, la logique d’accumulation des équivoques, qui préside à l’invention de la fatrasie, couvre des intentions libertines. Non seulement des personnages de l’Ancien Testament (Samson, Josué) se retrouvent aux enfers païens en compagnie de héros de la mythologie et de l’histoire ancienne, mais l’un d’entre eux, Josué, subit un traitement spécial. Il apparaît entre Nicolas Flamel et d’autres alchimistes, implicitement désigné par la comparative comme imposteur : On pensa mettre Flamel, qui se vantait d’avoir la pierre, avec les défunts de cette maladie ; mais il s’en offensa, criant que la sienne était la pierre philosophale, et qu’il y avait une différence presque infinie entre les vertus de ces deux sortes de pierre [...]. Ses raisons ouïes, on l’envoya trouver Josué, parce que quelques-uns se vanteront avoir aussi bien que lui fixé le Soleil. Quantité d’autres chimistes suivaient celui-ci avec grand respect, et recueillaient, comme des oracles, des sottises qu’il leur débitait, dans lesquelles ces pauvres fous s’imaginaient être, enveloppé, le secret du Grand Œuvre26.

25

  Cyrano de Bergerac, éd. cit., p. 133.   Ibid., p. 158-159.

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Relevant pleinement de l’écriture libertine, la stratégie mise en place, qui mêle malicieusement à la dissimulation ce qu’il faut de mystification et de facéties apparemment anodines, consiste à engager le burlesque dans la séquence d’une argumentation ironique. La manœuvre est habile, car elle autorise toutes les rétractations, un repli sur le sens anodin étant toujours possible. Au lecteur de faire acte de contre-censure en dépliant le sens libertin latent.

III. Humour et désir d’utopie Chez Cyrano, le rire permet également de dire la nostalgie de l’âge d’or. Le scripteur de la Lettre d’une maison de campagne se félicite d’avoir retrouvé une certaine innocence : J’ai trouvé le paradis d’Éden, j’ai trouvé l’âge d’or, j’ai trouvé la jeunesse perpétuelle, enfin, j’ai trouvé la Nature au maillot. On rit ici de tout son cœur ; nous sommes grands cousins, le porcher du village et moi ; et toute la paroisse m’assure que j’ai la mine, avec un peu de travail, de bien chanter un jour au lutrin27.

Rire de tout cœur permet d’exprimer une attitude existentielle, de souligner une plénitude retrouvée de l’être. L’enjouement transcende les clivages sociaux. Il nous fait entrer dans un monde de création peuplé d’habitants qui d’une manière ou d’une autre s’essaient à la poésie. Plus loin, le tableau poursuit son évocation de l’âge d’or : il célèbre le retour du mythe et de la Fable. Ce locus amœnus créé par l’imagination s’institue comme renversement et réparation du réel. Le rire de Cyrano procure ainsi au lecteur la voluptas, qui seule dans le système de valeurs épicurien lui ouvre l’accès à l’ataraxie. C’est encore plus franchement le cas dans Les États et empires de la Lune lorsqu’il suffit au narrateur d’exprimer son vœu pour que des alouettes lui tombent du ciel toutes rôties dans la mise en scène d’une causalité magique, où l’ironie et sa pertinence à l’égard du réel s’effacent devant une logique onirique de satisfaction immédiate du désir : À peine eus-je répondu oui, que le chasseur déchargea en l’air un coup de feu, et vingt ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes cuites. Voilà, m’imaginai-je aussitôt

  « D’une maison de campagne », dans Lettres satiriques et amoureuses, précédées de Lettres diverses, éd. Jean-Charles Darmon et Alain Mothu, Paris, Desjonquères, 1999, p. 75. 27

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ce qu’on dit par proverbe en notre monde d’un pays où les alouettes tombent toutes rôties28 !

Enfin, chez les Séléniens, la façon d’indiquer l’heure nécessite un long appendice nasal puisque c’est l’ombre du nez sur les dents qui marque le passage du temps. Quoique Cyrano trouve la source de cette fantaisie poétique dans Le Berger extravagant, on ne peut manquer de voir dans son exploitation une forme de plaidoyer pro naso, la Lune représentant le monde utopique où les porteurs de grand nez sont gratifiés. Les exemples précédents, où le rire porte le désir d’utopie, expriment l’attitude humoristique telle que la définit Freud29. En recourant à l’humour, le sujet montre que les traumatismes du monde réel ne sont pour lui que matière à gain de plaisir. Il se refuse à la souffrance, souligne l’invincibilité de son moi face au monde réel et affirme victorieusement le principe de plaisir sans pour autant abandonner le terrain de la santé psychique. Plus loin, Cyrano s’amuse à imaginer sur la Lune la mise en pratique de la réforme économique prônée par le régent Hortensius du Francion de Sorel, et donne à l’expression métaphorique « payer de vers » une réalité matérielle : L’hôte reçut un papier de mon démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non, qu’il ne lui devait plus rien, et que c’étaient des vers. – Comment des vers ? lui répliquai-je ; les taverniers sont donc curieux en rimes ? – C’est, me répondit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons de faire s’est trouvée monter à un sixain qui je lui viens de donner. Je ne craignais pas de demeurer court ; car, quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec neuf épigrammes, deux odes et une églogue30.

Ici le rire assure une manière de revanche sociale au poète qui, grâce à son imagination puissante, occupe un temps le sommet de la hiérarchie. Mais sur le plan symbolique, l’épisode peut se lire comme un éloge de la dépense poétique. Dynamisée par le rire, la poésie de Cyrano se joue des contraintes imposées par la loi d’économie du sérieux unilatéral. Chez un auteur fasciné 28

  Cyrano de Bergerac, éd. cit., p. 86.   Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, traduction française par M. Bonaparte et M. Nathan, Paris, Gallimard, collection « Idées », 1969. 30   Cyrano de Bergerac, op. cit., p. 72-73. 29

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par les processus créateurs du langage, l’humour emblématise le désir d’émancipation qui produit son propre accomplissement dans l’œuvre littéraire. Les Lettres diverses célèbrent ce principe de la dépense poétique qui préside à la mise en pratique d’une invention libérée. Après la dédicace à ses amis buveurs d’eau, le scripteur explique pourquoi il n’a pas supprimé l’une des Lettres diverses 5 et 6, qui, consacrées au même sujet, pourraient être considérées comme des doublons : Cette lettre d’Arcueil ayant été perdue, l’auteur longtemps après en fit une autre : mais comme il ne se souvenait presque plus de la première, il ne rencontra pas les mêmes pensées. Depuis, il retrouva la perdue, et comme il est assez ennemi du travail, il ne crut pas que le sujet fût digne d’épurer chaque lettre, en ôtant de chacune les imaginations [nous soulignons] qui se pourraient rencontrer dans l’autre31.

Le défaut de mémoire est heureusement compensé par le jaillissement poétique. Surtout, le lecteur se trouve placé face à deux objets littéraires qui se ressemblent sans être identiques. Ils se présentent à l’herméneute tantôt sous le signe de l’inachèvement, tantôt saturés d’un excès de signifiants. Ils disent à la fois le manque et la redondance.

Conclusion En multipliant les « appoggiatures de la voie recta »32, selon la formule de Jankélévitch, l’imagination comique entraîne donc la juxtaposition de scénarios concurrents illuminés par un rire excédentaire qui n’est plus seulement fonctionnel ou critique. Il célèbre au contraire l’énergie vitale et créatrice d’un écrivain qui, grâce à cette passion forte, a su poser en regard du monde réel des univers possibles régis par le pur plaisir d’exister. Toutefois, il ne s’agit pas pour autant d’une fuite en avant dans l’imaginaire. Pour le dire avec les mots de Sartre, cette négation a pour contrepartie une position qui permet de se « désengluer » du monde : « Il est permis de conclure : l’imagination, en particulier l’imagination comique, n’est pas un pouvoir empirique et surajouté à la conscience, c’est la conscience tout entière en tant qu’el-

31   « Description II de l’aqueduc ou la fontaine d’Arcueil », dans Lettres satiriques et amoureuses, éd. cit., p. 59. 32   Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, 2e édition, Paris, Flammarion, 1964, p. 61.

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les trois rires de cyrano

le réalise sa liberté33  ». Nous venons d’atteindre la dernière étape d’un parcours balisé par trois formes de rire : katagelos, ironie, rire existentiel. Aussi finirons-nous par célébrer en Cyrano l’inventeur d’une sémiologie originale fondée sur un rire indissolublement lié à une pensée antichrétienne et épicurienne, un rire qui n’est pas pour autant incompatible avec le lyrisme et la poésie, comme le remarquait Italo Calvino. Dans ses Leçons américaines ce disciple lointain en l’art d’apparier les registres comique et cosmique invitait à ne pas réduire les pages dont « l’ironie laisse filtrer une véritable émotion cosmique » à l’expression d’un « message », si transgressif fût-il. En effet, nous avons voulu montrer comment l’invention cyranienne, à la fois ludique et poétique, contribue aussi efficacement que les négations argumentées à annuler ce que Calvino nommait le « parochialism anthropocentrique, dont la conscience humaine est si longue à se défaire » 34.

33   Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire : psychologie phénoménologique de l’imagination, nouvelle édition par Arlette Elkaim Sartre, Paris, Gallimard (coll. « Folio Essais »), 1986, p. 358. 34   Italo Calvino, Leçons américaines, Paris, Seuil, 2001, p. 47.

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II. le dramaturge. le théâtre et ses légendes

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Autour du Pédant joué

Chasteaufort et Granger : un combat titanesque et ridicule Jocelyn Royé

(Universités de Versailles-Saint-Quentin et Paris-VII-Denis Diderot) Vous faites le Cesar, quand du feste de vostre Tribune pedagogue et bourreau de cent Escoliers, vous regardez gemir sous un sceptre de bois vostre petite Monarchie ; mais prenez garde qu’un Tyran n’excite un Brutus ; car quoy que vous soyez l’espace de quatre heures sur la teste des Empereurs, vostre domination n’est point si fortement establie, qu’un coup de cloche ne la détruise deux fois par jour ! (Cyrano, Lettre XIII, Contre un Pedant)1

Malheureusement aucune trace écrite évoquant une représentation du Pedant joué au XVIIe siècle n’a jusqu’ici été retrouvée. Si tel avait été le cas, on aurait pu imaginer non sans plaisir la réaction des spectateurs et notamment celle d’un parterre traditionnellement bruyant et chahuteur. Quelles attitudes auraient-ils adoptées dès le commencement de la pièce ? Silence d’étonnement ou rires à gorge déployée couvrant les répliques des personnages. La seule certitude que nous ayons aujourd’hui est que la première scène de l’unique comédie de Cyrano est exceptionnelle à plus d’un titre. Bien sûr, cette scène entre dans le cadre habituel d’une exposition. On y trouve les portraits des personnages, évidemment celui de Chasteaufort, le capitan, et de Granger, le pédant qui sont sur scène mais aussi ceux de Manon, la fille de Granger, de Gareau, le paysan et de De la Tremblaye, gentilhomme. L’intrigue principale y est présentée : il s’agit du prochain mariage de Manon et du choix que son père doit effectuer entre trois prétendants, Chasteaufort, Gareau et   Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, éd. J. Prévot, Paris, Belin, 1977, p. 98. Toutes les citations d’œuvres de Cyrano sont extraites de cette édition. 1

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De la Tremblaye. C’est pourtant un véritable séisme comique qui s’opère dès l’ouverture de la pièce et dont l’épicentre se situe au cœur même de la dimension théâtrale des deux personnages, le matamore et le pédant. Le premier se définit tour à tour comme un guerrier implacable et un merveilleux séducteur ; il s’illustre depuis plusieurs dizaines d’années dans un grand nombre de comédies dont on retient généralement comme modèle celui que Corneille fait gesticuler dans l’Illusion comique. L’autre, pédagogue imbu de lui-même et gonflé d’érudition, discourt depuis la fin du XVIe siècle non seulement dans les comédies mais aussi dans les satires et les histoires comiques. Ainsi, le choix de Cyrano peut ne sembler guère audacieux tant l’efficacité comique de ces deux personnages et leur popularité sont assurées. Il y a déjà bien longtemps qu’ils font rire par leurs attitudes et par leurs discours. Pourtant plus rares sont les auteurs qui ont pensé ou qui ont osé les réunir sur les tréteaux. On peut citer en 1633 La Comédie des proverbes d’Adrien de Montluc où le Docteur Thésaurus se heurte à Fierabras ou bien la plus récente Clarice de Rotrou qui met en scène, en 1642, Hippocrasse et Rhinocéronte. Le Capitaine Matamore et Boniface Pédant, attribué à Scarron, est une pièce écrite peu après la comédie de Cyrano. Si l’originalité de ce dernier s’observe déjà par cette association, elle s’affirme par l’ajout d’une figure quasiment absente du répertoire comique, le paysan. Le spectateur aurait sans doute rapidement compris qu’il assiste à une représentation en tout point unique par le jeu démesuré de ces trois figures étourdissantes. La première scène oppose donc Granger et Chasteaufort. Cyrano s’affranchit ici totalement des codes esthétiques et dramaturgiques qui régissent alors l’écriture théâtrale. Nous sommes brutalement plongés dans le ridicule outrancier de deux discours qui s’affrontent. On devine alors que cette parole est un des enjeux majeurs de la pièce comme l’a bien montré Jacques Prévot en la définissant comme la « Comédie du Langage »2. Dès les premiers mots, les hostilités sont déclenchées, et la confrontation est d’une extrême violence. La question centrale du mariage d’une fille et de son opposition à l’autoritarisme paternel – situation on ne peut plus banale dans une comédie – se mue dès l’ouverture en une exposition de la corruption d’un langage dont le véritable objet est le pouvoir et la domination. Avant d’accepter le combat, les adversaires doivent se jauger et reconnaître l’autre comme étant digne de soi. Il convient alors d’observer précisément cette confrontation des personnages 2

  Œuvres complètes, éd. cit., p. 163.

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pour la bonne raison qu’il n’y aura qu’un seul vainqueur et que ce combat entre ces deux monstres de théâtre sera le seul de la pièce. La provocation est immédiate et la réplique de Granger foudroyante : il nie toute qualité humaine à Chasteaufort et, perfide, l’entraîne dans un univers où le pédant sait qu’il règne en maître : Ô par les Dieux jumeaux tous les Monstres ne sont pas en Affrique. Et de grace, Satrape du Palais Stigial, donne moy la définition de ton individu. Ne serois-tu point un estre de raison, une chimere, un accident sans substance, un elixir de matiere premiere, un spectre de drap noir ? Ha ! Tu n’es sans doute que cela, ou tout au plus un grimaut d’Enfer qui fait l’escole bissoniere.3

La question de Granger est l’occasion tant attendue par le Capitan pour décliner sa longue généalogie où il se laisse aller aux vertiges insensés de sa présomption. Au préalable, il prend soin de répondre à la provocation du pédant par une remarque bien sentie : Puis que je te voy curieux de connoistre les grandes choses, je veux t’apprendre les miracles de mon berceau4.

La parade fait mouche, car Chasteaufort inverse ce qui caractérise la fonction dévolue aux pédants : apprendre aux autres. Il se lance ensuite dans une interminable narration de ses origines et de sa divine création où se mêlent les références mythologiques les plus diverses. C’est une naissance placée sous le signe de l’exponentiel que relate le matamore tout en ponctuant au milieu de la réplique un sublime « […] je me creé moy-mesme »5. Non seulement le Capitan est un pur produit des dieux, mais il devient l’acteur principal de l’Olympe. Il fait de sa puissance la leur et n’existe plus que dans le paradigme de la divinité éclaté de l’univers mythologique. L’humiliation voulue par la première réplique de Granger est ainsi effacée par cette relation outrancière et vaniteuse où le personnage révèle en filigrane qu’il appartient entièrement au monde de la fiction : […] si j’engendre, c’est en Deucalion : si je regarde, c’est en Basilic : si je pleure, c’est en Heraclite : si je ris, c’est en Democrite : si j’escume, c’est en Cerbere : si je dors, c’est en Morphée : si je veille, c’est en Argus : si je marche, c’est en Juif Errant : si je   Le Pedant joué, éd. cit., I, 1, p. 167.   Ibid. 5   Ibid., p. 168. 3 4

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cours, c’est en Pacolet : si je vole, c’est en Dédale : si je m’arreste, c’est en Dieu Terme : si j’ordonne, c’est en Destin.6

L’ensemble du personnage se définit à travers une puissance verbale entièrement virtuelle liée aux multiples références hyperboliques qu’il met en avant. Les deux protagonistes comprennent à l’occasion qu’ils évoluent bien dans le même monde, celui des autorités et de l’érudition. Ils peuvent donc s’affronter parce qu’ils peuvent se répondre. Ils sont de la même trempe, et le combat n’en sera que plus valeureux et plus ridicule. La riposte ne se fait pas attendre. Le pédant parade en portant de nouvelles attaques au matamore : Vous n’estes ny masculin, ny feminin mais neutre7.

Si la supposée puissance de Chasteaufort est d’essence divine, celle de Granger est grammaticale. Son pouvoir n’est pas uniquement lié aux mots, mais vient du cœur du langage, de son fonctionnement, de sa structure, de la rhétorique. Le « dieu » de Granger, c’est Despautère, l’auteur d’ouvrages de grammaire si souvent utilisés dans les écoles. À armes égales, le combat peut alors vraiment s’engager. L’attaque est surprenante. Granger délaisse le rythme de la prose pour s’illustrer dans un autre cadre esthétique, celui des soixante-treize octosyllabes qui composent la très célèbre tirade en « -if ». L’énumération des cas latins sert de modèle à l’ensemble de la réplique. Le pédant transfigure le monde qui l’entoure par un langage qui se prend lui-même comme référence et dont le suffixe rappelle constamment l’origine et la structure. La rupture n’est pas seulement d’ordre prosodique, elle est aussi dans l’utilisation même du langage : […] Que je veux pour ce seul motif Qu’un sale et sanglant vomitif, Surmontant tout confortatif, Tout lenitif, tout restrictif, Et tout bon corroboratif, Soit le chastiment primitif, Et l’effroyable exprimitif D’un discours qui seroit fautif ; Car je n’ay le bras si chetif,   Ibid., p. 168-169.   Ibid., p. 169.

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Ni vous le talon si fuitif, Que vous ne fussiez portatif D’un coup bien significatif. […]8.

Chasteaufort utilise le langage pour exprimer sa supériorité alors que le pédant fait du discours même sa puissance de domination sur les autres. L’un use du langage en virtuose, l’autre se veut le maître du langage. C’est l’organisation interne de son discours qui donne tout l’éclat et toute la force au personnage. Il convoque l’ensemble des ressources de la langue sur les plans syntaxique et lexical pour asseoir sa domination. Granger assène d’autres coups à Chasteaufort en plaçant le Capitan sur le terrain de l’ignorance qu’il associe fort adroitement à l’impuissance. La puissance linguistique devient alors le signe de la vigueur sexuelle et de la fertilité : Vous avez fait de vostre Dactyle un Troquée, c’est-à-dire que par la soustraction d’une bréve vous vous estes rendu impotent à la propagation des individus. Vous estes de ceux dont le sexe femel Ne peut ouïr le nominatif À cause de leur genitif, Et souffre mieux le vocatif De ceux qui n’ont point de datif, Que de ceux dont l’accusatif Apprend qu’ils ont un ablatif. J’entends que le diminutif Qu’on fit de vray trop excessif Sur vostre flasque genitif, Vous prohibe le conjonctif. Donc, puis que vous estes passif. Et ne pouvez plus estre actif, Témoin le poil indicatif Qui m’en est fort persuasif, Je vous fais un imperatif De n’avoir jamais d’optatif […]9.

La déconstruction du Capitan est totale puisque Granger fait voler en éclat son discours identitaire fondé sur l’héroïsme et la séduction. L’interminable prolongation de la rime plate a pour effet d’écraser tous les artifices   Ibid.   Ibid.

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stylistiques de Chasteaufort et de mettre un terme à ses rodomontades. La force du pédant réside non seulement dans son savoir s’exprimant par une érudition imposante sans cesse exhibée mais aussi et surtout dans sa manière de discourir. Le matamore a besoin d’être compris pour fanfaronner et donc exister même illusoirement alors que son rival inverse ce rapport au langage en se voulant inintelligible. C’est pourquoi il manie un jargon hybride où les phrases latines sont autant d’éléments mystérieux aux oreilles des non-initiés. Ce travestissement lui permet en outre de déguiser ses vraies intentions. Ainsi lorsque Granger évoque le mariage de sa fille, il le fait dans un cadre argumentatif très précis où il rejette la demande du Capitan en trois objections. La seconde mérite qu’on s’y arrête un temps, car elle illustre ce travestissement possible par la falsification du savoir. Peu importe la signification du discours c’est l’apparence du langage savant qui compte : La seconde objection que je fais est que vous estes Normand ; Normandie « quasi » venu du nord pour mandier10.

Le « quasi » ne change rien à l’affaire. L’objection même totalement erronée de Granger écarte définitivement le prétendant pour de simples préoccupations financières. Ce dernier a beau tenter de nouveau de convaincre le pédant en arguant que c’est un grand honneur familial de le compter pour gendre, la violence de la réponse paternelle est à la mesure de la présomption démesurée du personnage. Le combat entre dans une autre dimension où la métaphore s’inscrit non plus dans un espace purement stylistique, mais dans un univers qui façonne le réel en actes. Le mot s’incarne ainsi totalement dans la réalité théâtrale transformant le langage en véritable pugilat verbal : Ma colere « primò » commencera par la Démonstration, puis marchera ensuite une Position de souflets ; « Item », une Addition de bastonnades ; « Hinc », une Fraction de bras ; « Illinc » une Soustraction de jambes. De là je feray gresler une Multiplication de coups, tapes, taloches, horions, fandans, estocs, revers, estramacons et carremuseaux si épouvantables, qu’apres cela l’œil d’un Linx ne pourra pas faire la moindre Division, ny Subdivision, de la plus grosse parcelle de vostre miserable individu11.

L’ensemble de la réplique est construit selon une stratégie guerrière où les opérations mathématiques, les articulations logiques en latin et la prosodie participent à la correction infligée à Chasteaufort. L’énumération achève   Ibid., p. 171.   Ibid., p. 172.

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l’adversaire. Le combat cesse malgré un ultime sursaut du Capitan qui permet au pédant de se jouer une nouvelle fois de lui. Granger pense pouvoir utiliser son discours terrifiant pour écarter un rival bien plus sérieux, De la Tremblaye. Cet objectif montre combien les deux personnages évoluent dans un espace où le délire confine à la folie. Cette victoire du pédant est la seule de la pièce. Les deux personnages construisent par le verbe un univers dont ils sont partout le centre. Ils essaient vainement d’amener la réalité à entrer dans leur monde mais la sentence est inexorable et implacable. Ils sont mis hors-jeu en devenant les deux spectateurs silencieux de la comédie finale, celle qui permet à Manon d’épouser celui qu’elle aime. La folie de leur discours illusoire ne parvient pas à effacer une autre illusion, celle du théâtre, car elle est collective. Le matamore a rencontré un moment un adversaire à sa mesure, mais cette joute verbale ne pouvait donner qu’un combat stérile et creux dont le seul retentissement provoque l’étourdissement mais aussi peut-être l’admiration. La confrontation orchestrée par Cyrano tend à souligner ce qui réunit et ce qui oppose ces deux monstres du langage. Leur présomption les aveugle ; ils refusent la réalité en voulant constamment la transformer. Pour cela, ils s’appuient sur un langage qui ne cesse de leur envoyer une image idéalisée d’eux-mêmes. Cette entreprise qui consiste à effacer l’être par le paraître se heurte à la lucidité des autres personnages. Dans cette première scène, la seule réalité qui compte pour Granger est de « rentabiliser » financièrement l’investissement réalisé avec sa fille. La virginité de cette dernière est considérée comme un bien marchand. De même il n’est pas dupe de l’objectif du matamore qui est également de réaliser une bonne opération financière, par l’intermédiaire de la dot, en devenant son gendre. Ainsi l’acte sexuel n’est-il plus un acte d’amour mais une opération purement « boursière » : C’est peut-estre ce qui vous donne envie d’appuyer vostre plume charnelle sur le parchemin vierge de ma fille12 ou encore C’est pourquoi je vous conseille de ne plus approcher ma fille en Roy d’Egypte, c’est à dire qu’on ne vous voit point auprès d’elle dresser la Pyramide à son intention13.

Le discours pédantesque met à distance ce qui l’entoure. C’est une logique de dissimulation et de manipulation qui préside à son expression. Les   Ibid., p.170.   Ibid., p. 171.

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images n’éclairent pas ses propos ; bien au contraire, elles contribuent à l’obscurcir tout en procurant à son locuteur un plaisir égocentrique. Ce plaisir est aussi celui de la perversion sexuelle. Les ressources poétiques du langage sont détournées pour servir à déguiser des pensées autrement inavouables. Le principal crime du pédant est non seulement de vouloir dominer et asservir son entourage à ses besoins immédiats mais aussi d’utiliser son savoir pour cacher un être moralement et socialement pervers. Granger est à ce titre une des figures de pédant les mieux réussies du répertoire comique. La confusion de Chasteaufort : « Relevez-vous, Monsieur le Curé […] »14 apparaît ici lourde de conséquences. Non seulement l’allure du pédant et sa soutane peuvent justifier le lapsus, mais Cyrano exprime son aversion pour tout ce qui relève de la manipulation des consciences et de l’hypocrisie. On ne peut s’empêcher de penser à Tartuffe, même si le pédant est discrédité par son ridicule dès son apparition sur scène. En plaçant Chasteaufort et Granger dans l’outrance la plus délirante, Cyrano met à nu le danger qu’ils représentent. Il exhibe sur scène les moyens mis en œuvre pour tromper. Une différence essentielle sépare le pédant du matamore. Granger est le personnage central de la comédie où il apparaît trois fois plus souvent que Chasteaufort. À deux reprises, le Capitan se cogne au réel au sens fort en essuyant les coups de Gareau et de De la Tremblaye. Il fait à ce moment l’amère expérience de l’illusion portée par son discours. Les coups reçus mettent fin à la tromperie. En ce qui concerne Granger, rien ne semble pouvoir le neutraliser. Il faut inventer un stratagème, un piège à la hauteur de sa monomanie qui permettrait de mettre fin à ses nuisances c’est-à-dire de le réduire au silence. C’est ce qui va finir par arriver dans le dénouement. La dernière scène de la pièce est à ce titre du même ordre que la première. Le langage théâtral est aussi un langage de l’illusion. La folie du pédant consiste à ne pouvoir distinguer ce qui relève de la vérité et ce qui est du mensonge tout simplement parce qu’il est ébloui par sa propre falsification de la réalité. Il est enfermé dans sa monstruosité et rien ne semble pouvoir le ramener à la raison. Chasteaufort est un des derniers matamores à évoluer sur les tréteaux. Quelques années plus tard, la figure du guerrier amoureux disparaîtra défini  Ibid., p. 172.

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tivement des listes de personnages. Cyrano a poussé ses traits au paroxysme marquant peut-être un point de non-retour. Le monde caricatural de l’amour et de la mort qui se dessine avec ce personnage est une image déformée de valeurs chevaleresques et aristocratiques devenues anachroniques. Le théâtre n’a plus besoin d’en faire une figure ridicule parce que les temps ont changé. Tel n’est pas le cas avec le pédant. S’il est joué et mis à l’écart, sa capacité de nuisance demeure. L’émergence d’un autre rapport au savoir, et d’une autre façon de comprendre le monde, se heurte à la violence de ceux qui n’acceptent pas l’altérité et le changement. Les polémiques dans le domaine des idées se multiplient comme les arrêts et les condamnations. Penser et juger différemment de ce qu’affirment la doctrine et les autorités traditionnelles est une faute voire un crime dont on doit être puni. Le monde des collèges et des universités constitue une citadelle d’intolérance et d’archaïsme que la dénonciation du pédant contribue à ébrécher. La force du Pedant joué est de placer continuellement le collège de Beauvais et la fonction du pédant dans l’espace comique et ridicule du personnage de comédie. Cyrano insiste sur la figure du pédagogue corrompu autant que sur celle du savant intolérant. Ce qui est effrayant, c’est que Granger a la responsabilité d’instruire des élèves, de former des esprits, d’inculquer des valeurs morales. La virulence de la charge cyranienne contre les pédants trouve aussi une explication dans cet espace critique. L’aspect autobiographique a souvent été relevé, à juste titre : Granger est la déformation de Grangier, l’ancien professeur de Cyrano dans le même collège de Beauvais. Mais il est aussi nécessaire de replacer la dénonciation du pédantisme dans l’ensemble de son œuvre. Elle tend à mettre à mal toutes les formes de domination sur les esprits, toutes les formes d’aliénation des consciences. Cyrano a perçu combien le pédantisme constituait une perversion qu’il fallait dénoncer en montrant les différents aspects de sa corruption. La victoire de Granger sur Chasteaufort est sur ce point hautement symbolique. Il est le plus monstrueux des deux. On ne peut s’empêcher aussi de penser à une autre explication. Celle de la jubilation éprouvée par l’homme de lettres en écrivant les répliques de ses personnages. Le ridicule permet de dénoncer des travers tout en autorisant l’auteur à s’affranchir des limites raisonnables de l’écriture. Le pédant et le matamore offrent l’occasion unique pour un auteur de s’exercer sans risque à une écriture qui confine au non-sens. La dérision permet la déraison. L’écri-

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ture de Cyrano en repousse les limites. Le lecteur est ainsi entraîné à partager un rire qui dénonce et qui offre du plaisir, un rire de la répulsion mais aussi de la fascination. Les travers du pédant et du matamore, aussi monstrueux soit-ils, nous amènent à nous interroger sur le rapport que chacun peut ou veut entretenir avec le langage. Dans ce cas, la plus grande qualité de Cyrano est de permettre d’en juger tout en nous avertissant du danger encouru. Il y a peut-être un Granger ou un Chasteaufort qui se cache au fond de nous ce dont nous devons être pleinement conscient sous peine d’être joué à notre tour. Cela méritait bien d’en faire l’objet d’une comédie.

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Pédant joué et traumatisme scolaire Jean Letrouit

(Lerre Geru, Orléans) La communication donnée par Jean Letrouit dans le cadre de ce colloque appartient à un cycle conçu par lui intitulé Dire de l’inédit, cycle uniquement constitué d’« interventions orales non destinées à l’édition ou à la redite ». Fort heureusement, je crois être en mesure de présenter un compte rendu assez objectif et complet des propos tenus, ayant fait l’effort de suivre avec attention les élucubrations de l’orateur jusque devant le buffet offert par la mairie de Sannois – inter pocula donc. Je me suis également permis d’insérer quelques notes. L’édition de référence du Pédant joué est la princeps de 1654 accessible sur le site Gallica de la BnF. Alain Mothu

Il est souhaitable, à titre préparatoire, que le lecteur essaie de se remémorer ses expériences d’école. Le passage au collège et au lycée laisse nécessairement des traces, pas forcément indélébiles, mais incontestables. On se rappelle tel professeur de grec affligé d’un tic facial le défigurant périodiquement ; tel autre qui devait à une démarche laborieuse le surnom d’escargot ; tel défaut de prononciation, telle manie, etc. C’est ce genre de souvenirs qu’il convient de faire remonter à sa mémoire pour mieux s’amuser des propos qui vont suivre. Deux remarques liminaires. D’abord, dans ce genre de réminiscences, ce sont surtout les souvenirs relatifs à la personne des maîtres et à la façon dont ils enseignent qui affluent d’emblée. Les détails sur le contenu même de l’enseignement font généralement défaut. Seconde remarque. Le Pédant joué est édité pour la première fois en 1654, sous le nom de Cyrano de Bergerac

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et de son vivant. Une précision chronologique interne permet de situer l’action en 1645, mais cette date n’est ni celle de la rédaction de la pièce, ni celle de sa mise en circulation dans le public. Jean Grangier, qui fait les frais de cette satire, était un personnage important, ami personnel du pape Urbain VIII et des plus grandes figures du royaume : il est peu probable qu’un pamphlet de ce genre ait circulé avant sa mort vers 1643. À cette époque, la vie de collège est extrêmement encadrée. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter, parmi la longue série de textes normatifs, les Statuta facultatis artium de 1598 et le règlement sur les collèges de 16261. On y verra que le collège n’est pas du tout un lieu de plaisir ou d’amusement, mais une machine à formater dont il est très difficile de sortir psychologiquement indemne. C’est en gardant cela à l’esprit qu’il faut aborder l’étude du Pédant joué, qui se déroule entièrement au collège de Beauvais et dont le protagoniste cumule les emplois de principal et de régent, autrement dit de directeur et de professeur. Le Pédant joué est une pièce difficile. Son texte est comme farci de citations latines qui ne sont pas nécessairement complexes, mais qui, en situation, posent des problèmes variés. La majorité de ces passages sont tirés de la Grammatica de Jan van Pauteren alias Jean Despautère, manuel de latin en trois parties aux multiples éditions et à la vogue considérable. Jean Truchet relève, dans son édition de La Pléiade, tous les renvois du Pédant joué à cette Grammatica et fait une intéressante remarque sur leurs applications burlesques2, dont l’étude systématique reste à faire, sans pudibonderie ni contresens (cf. « I longum ponat dans son O communè » ou encore « la premiere nuit, Optat ut excedat digito, la seconde nuit elle en veut, Pede longior uno »)3. On doit ajouter que le latin était prononcé « à la française » et non pas « à la restituée », ce qui permit notamment à Pierre-Daniel Huet, de “farcer” Gilles Ménage (autre pédant fameux) en lui présentant comme de Malherbe le distique suivant : O qua vita Patris qui tanta per se secundos Illa levi defer quina jam ede redi.

  Réédités dans Ch. Jourdain, Histoire de l’Université de Paris au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris, 1862-1866, reprint Bruxelles, 1966, Pièces justificatives, p. 3-7 et p. 55-58. 2   Théâtre du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, Bibl. de La Pléiade, II, 1986, p. 1468. 3   Acte I, scène 1, réplique 10 et acte III, scène 1, réplique 4 ; éd. 1654 respectivement p. 9 et p. 78. 1

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Que l’on interprète sans difficulté : Au cas, vit à Patris, qui tant a percé ce con d’os : Il a le vit de fer qui n’a jamais déraidi4.

Le latin du Pédant joué se lisant « à la française », plus précisément à la façon dont on prononçait le français au milieu du XVIIe siècle, on se demandera si un énoncé comme as petit haec5 ne s’entendait pas comme Ah petitesse ! et ainsi de suite. Les constantes références à la grammaire Despautère sont caractéristiques de souvenirs liés au contenu de l’enseignement subit par l’auteur du Pédant joué. Mais ce qui est surtout remarquable de ce point de vue, c’est l’inflation des procédés empruntés à la Rhétorique et aux Topiques d’Aristote, avec leurs commentaires, par l’intermédiaire de manuels qu’il incombe aux spécialistes de Cyrano d’identifier. Tous les personnages de la pièce, du matamore Chasteaufort au paysan Gareau, sont ratiocinants, la palme revenant sans conteste au pédant Granger. On le voit d’entrée de jeu tenter d’éconduire le matamore Chasteaufort, prétendant de sa fille, par un raisonnement en trois points6. Il prépare longuement une déclaration à la femme qu’il aime, d’abord en étudiant son propre vêtement, ses postures, ses mimiques et son ton de voix devant un miroir, puis en se remémorant consciencieusement un certain nombre de lieux communs rhétoriques, correspondant chacun à l’un des sentiments qu’il serait susceptible d’exprimer : dédain, colère, amour7. En présence même de celle qu’il aime, il entend « prouuer par quatre Figures de Rhetorique : les Antitheses, les Metaphores, les Comparaisons & les Argumens »8. Son « argument », qui fait intervenir le « propre du meilleur », vaut la peine d’être cité : Du Monde, la plus belle partie, c’est l’Europe. La plus belle partie de l’Europe, c’est la France, Secundum Geographos. La plus belle Ville de la France, c’est Paris. Le plus beau quartier de Paris, c’est l’Vniversité, Propter Musas. Le plus beau College de l’Vniversité, ie soûtiens, à la barbe de Sorbonne, de Nauarre & de Harcour, que c’est 4

  Lettres de Huet à Ménage d’octobre et novembre 1659 citées d’après le BnF ms. n. a. fr. 1341 par D. Buisset, D’estoc et d’intaille, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 224. D. Buisset semble vouloir comprendre « Au cul a vit à Patris » avec diérèse, ce que l’on réfute aisément : qui se prononce deux fois [ki]. 5   Acte I, scène 1, réplique 10 ; éd. 1654, p. 8. 6   Acte I, scène 1, réplique 10 ; éd. 1654, p. 8-10. 7   Acte III, scène 1, réplique 4 ; éd. 1654, p. 76-78. 8   Acte III, scène 2, réplique 17 ; éd. 1654, p. 85.

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Beauuais ; & son nom est le respondant de sa beauté, puis qu’on le nomma Beauuais, quasi beau à voir. La plus belle Chambre de Beauuais, c’est la mienne. Atqui, le plus beau de ma Chambre, c’est moy. Ergo, ie suis le plus beau du monde. Et hinc infero, que vous, Pucelete Mignardelete, Mignardelete Pucelete, estant encore plus belle que moy, il seroit, ie dis Sole ipse clarius, que vous incorporant au Corps de l’Vniversité en vous incorporant au mien, vous seriez plus belle que le plus beau du monde9.

Le Pédant joué abonde également en réminiscences de forme, par opposition à des réminiscences de contenu, autrement dit des souvenirs relatifs à la personne du maître et à la manière dont il dispensait son enseignement. Le pédant est parfaitement décrit. « C’est ce petit homme qui auoit vn chapeau à grand bord, & un haut de chausse à la Culotte »10. On s’étend longuement sur ses manies superstitieuses (acte II, scène 8), sa chambre (acte III, scène 1), ses habits vétustes (acte III, scènes 1 et 2), son nez monstrueux : « cet autentique Nez arriue par tout vn quart d’heure deuant son Maistre ; Dix Sauetiers de raisonnable rondeur, vont trauailler dessous à couuert de la pluye »11. Surtout, il doit être fréquemment affligé d’un terrible rictus, comme le professeur de grec rappelé au début, à ceci près que chez le pédant, la déformation du visage est volontaire : Quand ie ris, ma machoire, ainsi que la muraille d’vne Ville batuë en ruine, découure à costé droit une brêche à passer vingt hommes. C’est pourquoy, mon visage, il vous faut stiler à ne plus rire qu’à gauche ; & pour cet effet ie vais marquer sur mes jouës de petits points, que ie defens à ma bouche quand ie riray, d’outrepasser12.

Pour ce qui est de sa manière d’enseigner, on notera l’annonce crescendo d’une kyrielle de punitions corporelles, annonce normalement faite par un maître pour se calmer lui-même et effrayer un mauvais élève en arithmétique, mais que le pédant déverse sur le matamore Chasteaufort : Ma colere primò commencera par la Démonstration, puis marchera en suite vne Position de souflets ; Item, vne Addition de bastonades ; Hinc, vne Fraction de bras ; Illinc, vne Soustraction de iambes. De là ie feray gresler vne Multiplication de coups, tapes, taloches, horions, fendans, estocs, reuers, estramaçons & cassemuseaux si épouuantables, qu’apres cela l’œil d’vn Linx ne pourra pas faire la moindre Diuision, ny Subdiuision, de la plus grosse parcelle de vostre miserable indiuidu13. 9

  Acte III, scène 2, réplique 27 ; éd. 1654, p. 89-90. Avec un clin d’œil à Ronsard.   Acte IV, scène 2, réplique 4 ; éd. 1654, p. 103. 11   Acte III, scène 2, réplique 6 ; éd. 1654, p. 82. 12   Acte III, scène 1, réplique 4 ; éd. 1654, p. 77. 13   Acte I, scène 1, réplique 12 ; éd. 1654, p. 11-12. 10

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La propension du pédant à couper la parole dans la Comédie de la toute dernière scène est également remarquable. On peut la comparer aux interruptions du discours du paysan Gareau par le matamore Chasteaufort transformé pour l’occasion en un maître d’école maniaque. À la scène 2 de l’acte II, en effet, le paysan Gareau entreprend de raconter sa vie en long et en large au matamore Chasteaufort dans une sorte de jargon incompréhensible à l’oral, et à peine compréhensible dans une édition glosée. Le matamore l’encourage d’abord explicitement dans son entreprise (« Et de grace ... », réplique 14), puis va se mettre à le couper systématiquement pour rectifier une phrase de son galimatias (« Tu veux dire… » ; « Il faut dire … »). Le paysan Gareau en oublie son jargon (« Hé si ie ne veux pas dire comme ça moy ? », réplique 29), puis s’énerve tout de go (« si vous estes vn si bon diseux, morgué tapons nous donc la gueule comme il faut », réplique 31), et, submergé par la honte d’être systématiquement repris par le matamore devenu instituteur, administre à ce dernier une sévère correction. Le rêve de tous les collégiens à toutes les époques ! Dernier mauvais souvenir auquel n’échappe pas le potache du XVIIe siècle : la pièce de théâtre montée dans l’enceinte de l’établissement. On n’y fait pas n’importe quoi, et il n’est surtout pas question pour les élèves de s’y amuser, le genre – à prétention hautement pédagogique – étant parfaitement défini dès le § 35 des Statuta de 1598. Le Pédant joué en fournit comme un petit précis, qui va jusqu’aux ordres donnés au portier (acte IV, scène 7 ; acte V, scènes 5 et 9). Et lorsque le pédant pressent que la comédie qu’on va lui jouer n’a rien à voir avec le théâtre scolaire qu’il a coutume de régenter, il est tout à fait désorienté : Hé quoy ie ne vois point de préparatifs ? Où sont donc les masques des Satires ? les chapelets & les barbes d’Hermites ? les trousses des Cupidons ? les flambeaux poiraisins des Furies ? Ie ne vois rien de tout cela14.

Le Pédant joué ne contient pas simplement quelques réminiscences de la vie de collège dans la première moitié du XVIIe siècle : il est tout entier l’émanation d’un profond traumatisme scolaire et doit être considéré comme une sorte d’exutoire permettant à son auteur de faire une croix sur ses années de classe et sur la série d’expériences aussi intenses que pénibles qu’il y a associées. Cela étant dit, deux constatations s’imposent. 14

  Acte V, scène 9, réplique 3 ; éd. 1654, p. 151.

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Le traumatisme scolaire vécu par Cyrano de Bergerac a un indéniable corollaire dans la dramaturgie du Pédant joué. La femme est la grande absente de cette pièce censée traiter de l’amour hétérosexuel. Les personnages aux noms féminins sont très effacés et ne parviennent à subsister qu’en tant que doubles ratiocinants du pédant Granger. La passion, l’amour, le plaisir et la joie n’ont aucune place ici. Par contre, la haine éclate : haine réciproque du fils et du père, haine du paysan pour le matamore, haine de la belle pour le vieux pédant qui la supplie de l’épargner, etc. Cruauté sadique du père faisant entraver son fils qu’il veut faire passer pour fou. Honte du paysan corrigé par le matamore et finalement renvoyé par le pédant. Humiliation du matamore constamment battu. Supériorité de la belle sur le pédant, du fils sur le père, de tous sur le matamore. Inquiétude, impuissance et tristesse du pédant sans cesse confronté à l’échec. La palette des sentiments exprimés est bien pauvre eu égard à ce qui se passe dans la vie, et même dans la vie de théâtre ! Il s’agit d’un collège, ou plutôt de souvenirs de collège. Le parallèle avec Les Matinées structuralistes de Clément Rosset s’impose, évidemment15. Seconde constatation : ce que Cyrano de Bergerac nous dévoile de luimême dans le Pédant joué concorde avec les informations fournies par les rares pièces d’archives le concernant, informations inconciliables avec les prétendues données biographiques de la préface anonyme aux États et Empires de la Lune publiés deux ans après sa mort en 1657. Une transaction sous seing privé datant du 18 juin 1641 nous présente un Cyrano en retard de deux années scolaires, encore élève de Rhétorique à vingt et un ans, ayant lâchement fomenté une machination contre un « pauvre écolier » qu’il a blessé avec l’aide d’un complice du nom de Prévost. La mère de Cyrano étouffe discrètement toute poursuite moyennant la somme de trente livres et en s’engageant à régler d’autres frais. Le père de Cyrano, Abel, qui ne mourra que le 18  janvier 1648, n’est pas cité dans l’acte. Sommes-nous dans le cas de figure : « ne le dites surtout pas à papa, il me tuerait ! » ?16 Moins de quatre mois plus tard, le 8 octobre 1641, notre Cyrano passe un contrat de deux ans, que l’on ne sache pas avoir été annulé ou écourté, avec un maître d’armes qui « sera tenu et obligé de monstrer et enseigner à son pouvoir audit de Cyrano à faire   Roger Crémant (pseud.), Les Matinées structuralistes, suivies d’un Discours sur l’écriture, Paris, Robert Laffont, 1969. 16   Archives nationales, MC Ét. LXXIII 361, fol. 323, découvert, reproduit et transcrit par M Alcover, Œuvres complètes de Cyrano de Bergerac, I, Paris, 2000, p. xcv, xcvii et 465-466. 15

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des armes en sa salle [...] comme il faict à ses autres escolliers »17. On en déduit qu’à cette date, Cyrano s’apprête à quitter son collège pour élire domicile chez son père et qu’il doit être un bien piètre escrimeur pour se faire initier auprès d’un maître d’armes tenant école. Quelques jours après, le 21 octobre, Cyrano s’inscrit pour deux ans au cours d’un maître « acceptant de lui montrer et enseigner à danser ainsi et comme il faict à ses autres écoliers »18. Preuve qu’il ignorait aussi la danse, mais était physiquement en état de l’apprendre. Comparées à ces faits incontestables, les affirmations de la préface anonyme aux États et Empires de la Lune faisant de Cyrano un fougueux militaire pareil au démon de la bravoure et toujours en campagne de 1638 à 1640 apparaissent clairement fantaisistes. Elles atteignent le comble de la loufoquerie dans le passage suivant : Il alla quelque temps apres au Siege de Mouzon, où il receut un coup de Mousquet au travers du corps, & depuis un coup d’espée dans la gorge au Siège d’Arras en 1640. Mais les incommoditez qu’il souffrit pendant ces deux Sieges, celles que luy laisserent ces deux grandes plaies […] le firent entièrement renoncer au métier de la guerre.

La gravure illustrant ce passage se donne comme imaginaire, puisqu’elle a été faite « à partir d’un portrait peint se trouvant chez les nobles maîtres, maîtres Le Bret et de Prade, ses plus anciens amis »19. Cette gravure a bien été remontée dans certains exemplaires des Œuvres diverses, mais rien ne prouve qu’elle date de 1654. Cyrano y arbore, un peu au-dessus de la pomme d’Adam, une horrible balafre s’étendant tout le long de la mâchoire inférieure : de quoi réduire à la bouillie et au silence, ou à tout le moins aux grognements, n’importe quel élève de Rhétorique qui n’en serait pas mort. Comment tout cela a-t-il été pris au sérieux ? On peut certes excuser un spécialiste de Cyrano de ne pas savoir quelle arme redoutable était le mousquet, mais pas d’ignorer ce monologue du matamore Chastaufort dans le Pédant joué : Vous vous estes batu ? Et donc ? Vous avez eû auantage sur vostre ennemy ?  Fort bien. Vous l’auez desarmé ? Facilement. Et blessé ? Hon. Dangereusement, s’entend ? A   Archives nationales, MC Ét. C, 195, réédité par J. Prévot, Cyrano de Bergerac poète et dramaturge, Paris, 1978, p. 266. 18   Ibid. 19   BnF, Cabinet des estampes, N2 Cyrano, reproduite par M. Alcover, dans les Œuvres complètes de Cyrano, op. cit., p. lxxxv, et en tête du présent volume. 17

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trauers le corps. Vous vous éloignerez ? Il le faut. Sans dire adieu au roi ? Ha, a, a. Mais cet autre, mordiable, de quelle mort le ferons-nous tomber ? » (Acte II, scène 1 ; éd. 1654, p. 31).

Ni d’ignorer que ce ridicule matamore Chasteaufort, « Monsieur de Chasteaufort » comme l’appelle le pédant, acte IV, scène II, réplique 5, figure précisément au nombre des prétendus amis de Cyrano énumérés dans la préface anonyme : « Monsieur de Chasteaufort, en qui la mémoire & le iugement sont si admirables, & l’application si heureuse d’une infinité de belles choses qu’il scait ; Monsieur des Billettes qui n’ignore rien à 23 ans de ce que les autres font gloire de sçavoir à cinquante etc. ». La biographie anonyme peut être attribuée au nommé Lebret, si l’on en compare deux passages avec la fin de la version imprimée des États et Empires de la Lune de 1657, qu’elle préface20. Elle est d’ailleurs explicitement attribuée au nommé Lebret dans une autre préface, anonyme elle aussi, aux Nouvelles œuvres de Cyrano de Bergerac parues en 166221. Ce Lebret, qui signe l’Epistre liminaire des États et Empires de la Lune de 1657, est le soi-disant copropriétaire, avec Jean Le Royer de Prade, de l’original du portrait de Cyrano « à la balafre » dont il a été question22 ; c’est lui qui obtient, le 6 novembre 1655, la permission signée Bouchard « du Livre intitulle Les estatz et empires de la Lune »23 ; enfin, c’est l’avocat au conseil destinataire de quatre lettres de 20

  « Lecteur, ie te donne l’Ouurage d’un Mort qui m’a chargé de ce soin […]. Son Histoire de l’Estincelle & de la Republique du Soleil […] estoit encore au dessus de tout cela, & i’avois resolu de la ioindre à celle-cy : mais un voleur qui pilla son coffre pendant sa maladie, m’a privé de cette satisfaction » (Préface anonyme de 1657 ; rééd. par M. Alcover dans les Œuvres complètes de Cyrano, op. cit., p. 479 et 487) ; « i’ay prié Monsieur le Bret, mon plus cher & mon plus inuiolable ami, de les donner au public, avec l’Histoire de la Republique du Soleil, celle de l’Estincelle, & quelques autres ouurages de la mesme façon, si ceux qui nous les ont dérobez les luy rendent, comme ie les en coniure de tout mon cœur » (fin du texte imprimé en 1657). 21   « Et puis Monsieur le Bret t’instruisit si particulierement de sa vie, dans la Preface qu’il a faite aux Empires de la Lune […] ces Illustres dont Monsieur le Bret t’entretient dans sa Preface. » (Préface anonyme des Nouvelles Œuvres, 1662 ; rééd. par M. Alcover dans les Œuvres complètes de Cyrano, op. cit., p. 496 et 503). 22   Un passage de la Préface anonyme de 1657 renvoie à la légende de ce portrait : « Monsieur de Prade […] qui sceut tellement estimer les belles qualitez de Monsieur de Bergerac, qu’il fut après moy le plus ancien de ses amis ». 23   BnF, ms. fr. 16754, f. 25r, texte capital signalé par François Rey à Madeleine Alcover qui en fait état dans Littératures Classiques, n° 53 (2004), p. 302, n. 29.

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Cyrano éditées du vivant de ce dernier, en tête des Lettres de 1654. Il est impossible de comprendre comment on a pu identifier ce Lebret avec Henry Le Bret, prévôt de l’Église Cathédrale de Montauban depuis 1663, date après laquelle il aurait reçu une lettre, une fois encore anonyme, d’où il ressort : 1) qu’il n’aurait pas connu personnellement Cyrano de Bergerac ; 2) qu’il ne connaîtrait les États et Empires de la Lune que par ouï-dire et aurait demandé des précisions à un tiers ; 3) qu’il se serait satisfait d’un recopiage partiel de la préface de 1657, au point de le faire figurer dans sa correspondance passive imprimée24. Sur la question du recopiage, notons que le héros de The Man in the Moon de Francis Godwin s’élève grâce à une machine tirée par des gansas, féminin pluriel régulier du terme espagnol gansa, aussi bien dans le texte original anglais que dans toutes les traductions consultables, notamment françaises. Or il se trouve que la préface anonyme aux États et Empires de la Lune de 1657 porte gansars, tout comme la lettre anonyme à Henry Le Bret. Du reste, le recueil de Lettres diverses attribué à Henry Le Bret, féroce prévôt de Montauban, a tout l’air d’un pamphlet protestant destiné à discréditer la plus importante personnalité catholique de la ville après l’évêque : il y est question de son intérêt pour l’impie Cyrano, de son goût pour la gent féminine, de sa vérole, etc. En fait, tout ce qui touche de près ou de loin à l’œuvre de Cyrano de Bergerac fleure bon le canular de collégien. Jusqu’au Fragment de physique : faire figurer le cours d’un professeur, sans nom d’auteur, en appendice (suivant la règle in cauda veine énorme) d’une Histoire comique, quel merveilleux procédé pour ridiculiser les prétentions de ce professeur à donner la meilleure interprétation scientifique possible des phénomènes de l’univers ! Inter pocula Lorsqu’un mandarin de la recherche française, ou peut-être même quelque conservateur de nos bibliothèques publiques, s’il n’est pas trop occupé à 24   « J’ay fait mettre au net l’ouvrage du mort […], afin qu’il ne soit plus redevable de vostre estime au rapport d’autruy, & que vous le connoissiés par luy-mesme, pour ce qu’il est, c’est à dire pour vn mort qui n’est pas du commun […]. Tout ce que ie vous viens dire n’estant que pour vous donner l’éclaircissement que vous m’avés demandé sur cét ouvrage & son Autheur » (Lettre anonyme adressée à Henry Le Bret, dans Henry Le Bret, Lettres diverses, s.l.n.d., p. 97 et 103, rééd. par M. Alcover dans Littératures Classiques, n° 53 (2004), p . 313 et 315).

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transformer “sa” réserve en Private Library à l’anglo-saxonne25, décidera de faire (suivant cette autre règle : Cæsar pontem fecit) l’étude comparative des textes issus de traumatismes scolaires, il s’apercevra du remarquable parallélisme existant entre le Pédant joué et le Pedantius latin attribué à Edward Forsett, joué à Cambridge en 1581 et édité pour la première fois à Londres en 1631. Mais l’auteur du Pédant joué en est resté à la classe de Rhétorique, comme le constate Gilles Ménage, tandis que l’auteur du Pedantius a fait sa Philosophie, et est plus abstrait, sans pour autant résister aux attraits du « propre du meilleur »26. D’une manière générale, l’influence de la littérature d’origine anglaise sur l’œuvre de Cyrano de Bergerac reste tout à fait sous-estimée. Or les États et empires de la Lune empruntent à The Man in the Moon – ou plutôt à la traduction française de ce texte parue en 1648 sous le titre L’Homme dans la Lune – jusqu’à ses notes de musique ; et le héros de Godwin, Domingo Gonsales, sert de mâle au héros de Cyrano27, lors de son séjour lunaire !

25

  La longue liste de noms propres cités par Jean Letrouit nous a échappé.   Pedantius, acte I, scène 2, répliques 20 à 39 ; pages 8-9, lignes 263-294, de l’éd. G. C. Moore Smith, 1905. 27   Nous n’avons pas retenu l’expression vulgaire employée ici par Jean Letrouit. 26

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“Que diable allait-il faire dans cette galère ?” De Cyrano à Molière Sylvie Requemora-Gros (Université d’Aix-Marseille I) La pièce de Cyrano de Bergerac, Le Pédant joué, publiée pour la première fois en 1654, chez Charles de Sercy à Paris, mais probablement en gestation depuis les années de collège de Cyrano et terminée en 1645, est surtout connue pour avoir inspiré Molière, qui a repris la scène 4 de l’acte II, dite « scène de la galère » dans l’acte II scène 7 de ses Fourberies de Scapin (1671). Depuis plus d’un siècle, les hypothèses les plus contradictoires ont été soulevées à ce sujet : de l’accusation de plagiat à l’éventualité d’une pièce écrite à deux, en passant par l’hommage rendu à un ami. C’est cette dernière hypothèse, bien plus vraisemblable, qui est explorée ici, et j’entends bien sûr par « hommage » la marque d’estime d’un dramaturge à un autre, mais surtout la reconnaissance publique d’une dette par la reprise et l’exploration d’une intention dramaturgique précise. Selon Georges Forestier, si l’on compare ces deux scènes de la galère, Cyrano s’avère clairement être un « écrivain de théâtre », mais certainement pas un « praticien du théâtre » au même titre que Molière1. Étudier les deux traitements comiques du motif de la galère par Cyrano et Molière permet ainsi de mieux cerner les liens dialectiques entre écriture et action chez Cyrano. Il ne s’agirait plus, alors, d’opposer l’écrivain et le praticien, mais de constater que ce dernier propose une écriture elle-même conçue comme une mise en action.

  Georges Forestier, Les Fourberies de Scapin, résumé analytique, commentaire critique, documents complémentaires, Paris, Nathan, « Balises », n° 60, 1992, p. 58. 1

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On le sait, l’originalité de la pièce de Cyrano réside surtout dans l’invention d’un comique verbal : calembours, tirades pédantes, périodes subtiles, revitalisation de locutions figées, etc. Cette pièce propose un rythme langagier qui fait d’elle l’une des premières véritables « comédies du langage », selon la formule de Jacques Prévot2, proposant une série d’interrogations comiques sur le langage et la communication entre les êtres. Le héros est un professeur de langue, dont l’être est confondu avec sa fonction linguistique. On y a reconnu Jean Grangier, rhéteur, latiniste, grammairien et professeur de Cyrano à l’époque de ses études au collège de Beauvais, où est même située la pièce, et on y a vu une œuvre à la fois revancharde et militante, participant au combat de Cyrano contre les autorités linguistiques et scolastiques. « Elle est la geste burlesque de ce Jean Grangier un peu comme Ubu Roi sera celle du “père Heb”, ancien professeur de Jarry », comme le soulignent Jacques Scherer et Jacques Truchet3. Face à Granger, deux autres personnages sont définis par le langage : Châteaufort, matamore à la puissance verbale, et Gareau, paysan ne parlant que le patois, une des premières véritables parlures sur la scène française à l’époque. Ces trois voix ne se comprennent pas, parlent des langues différentes et posent le problème de l’impossible communication entre les êtres. « Aliénées par le langage »4 selon Jacques Prévot, incomprises d’autrui, ces trois voix sont ridiculement solipsistes. Aucune n’incarne la liberté et le naturel de la parole, toutes illustrent, à des degrés divers, l’aristotélisme et les principes d’autorité dans des esprits incapables de bien utiliser la science et la culture de l’époque. La pièce se lit comme une satire contre toutes les formes de pédantisme, à tel point que Joan DeJean y a pu voir une « pièce de mot » (a word play) courant le risque de s’afficher aussi pédante que ses personnages5. Mais en fait c’est plutôt vers la farce et le modèle de « l’érudition en folie » analysée par Yves Giraud à propos des questions tabariniques6 qu’il faudrait se tour  Jacques Prévot, éd., Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, Paris, Belin, 1977, p. 163-164. 3   Jacques Scherer et Jacques Truchet (éd.), Théâtre du XVIIe siècle, t. 2, Paris, Gallimard / Nrf, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 1463. 4   Jacques Prévot, op. cit., p. 163-164. 5   Joan Dejean, « Cyrano de Bergerac’s Le Pédant joué : play or word play ? », Neophilologus, vol. LXVI, 2, avril 1982, p. 167-178. 6   Voir la préface de Ch. Mazouer, Farces du Grand Siècle, Paris, Le Livre de Poche, 1997. 2

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ner : la logorrhée de Granger s’apparente à du galimatias, tant est grand le mélange des thèmes, registres et vocabulaires, et excessif le croisement des références. Granger ouvre ainsi la pièce par une réplique cherchant à dire « qui es-tu ? » : Donne-moi la définition de ton individu. Ne serais-tu point un être de raison, une chimère, un accident sans substance, un élixir de la matière première, un spectre de drap noir ?7

La question de la quête d’identité qui ouvre la pièce est au fond bien représentative d’une comédie proposant une quête épistémologique sur le sens des mots et dénonçant l’abus de langage par la surenchère rhétorique. La pièce de Cyrano est ainsi bien plus que la source d’inspiration d’un dramaturge majeur comme Molière : elle propose une réflexion et une dénonciation originales des vices d’une société qui reposerait sur les mots, leur emploi inadéquat, abusif, solipsiste, rendant impossible toute tentative d’une authentique relation à autrui. Qu’elle ait été jouée ou non du vivant de Cyrano8, les hypothèses vont dans les deux sens encore aujourd’hui. Il existe un manuscrit de la pièce, bien plus long et bien plus subversif que la version imprimée – laquelle connut néanmoins un vif succès éditorial, car plusieurs rééditions se succèdent après 1654. Au-delà de la question de la possibilité technique de la représentation, c’est celle, plus large, d’une réflexion libertine sur l’abus des mots comme cause de l’impossible transparence des relations humaines qui est posée. Les sources de cette pièce irrégulière et hybride en cinq actes et en prose (voire en prosimètre puisque le héros insère un poème dans une de ses longues logorrhées) sont nombreuses et variées. Selon Émile Roy9, la pièce serait inspirée de Lope de Vega (L’Enlèvement d’Hélène). Deux chercheurs italiens, Moland et Stamponato, y ont trouvé des traces de l’œuvre de Bruno10. Sa   Jacques Scherer et Jacques Truchet (éd.), op. cit., p. 763.   On a longtemps cru que la pièce avait été jouée (Lancaster par exemple), avant d’évoquer l’hypothèse d’une absence de représentation (Cf. l’article cité plus haut de Joan Dejean). Le travail de Barry Russell sur les « Spectacles de l’Ancien Régime » (http://www.foires. net/cal/cal.shtml), évoque un vif succès parisien à l’« Année 1646 » et relance le débat. (cf. « Calendrier électronique des spectacles sous l’Ancien Régime »). 9  Émile Roy, La Vie et les Œuvres de Charles Sorel sieur de Souvigny (1602-1674), Paris, Hachette, 1891 ; Genève, Slatkine, 1970. 10   Voir l’article en ligne de Jean-Louis Chassaing « Science avec croyance : par Giordano Bruno » : http://www.ecolpsy-co.com/Htmpub/Journ610.html 7 8

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comédie satirique, Il Candelaio, parue en 1582, fut traduite en français en 1633 sous le titre « Boniface et le pédant ». Enfin, les dialectologues ont depuis longtemps souligné les liens possibles avec une série de mazarinades dialoguées publiées entre 1649 et 1651, les Agréables Conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency sur les affaires du temps, où se trouve créée selon Frédéric Deloffre « comme une “koinè” de la langue des paysans de théâtre »11. C’est surtout l’héritage de la farce et de la commedia dell’arte à travers l’intrigue et les figures du valet, du pédant et du capitan, que l’on retient. L’histoire est traditionnelle : Cyrano reprend l’intrigue des vicissitudes amoureuses de jeunes gens en lutte contre l’autorité paternelle, et qui doivent leur victoire à l’esprit retors d’un valet. Corbineli représente à lui seul tout un programme : La Tremblaye : Je vous conseille de prendre là-dessus le conseil de Corbineli ; il est italien ; ceux de sa nation jouent la comédie en naissant ; et s’il est né jumeau, je ne voudrais pas jurer qu’il n’ait farcé dans le ventre de sa mère12.

Corbineli allie la commedia dell’arte à la farce et la comédie et va respecter ce programme farcesque : il s’agira de « jouer » (tromper, duper) un pédant, Granger, principal de collège. Son fils Charlot et lui sont tous deux amoureux de la même jeune fille, Genevote. Granger tente donc d’évincer son propre fils en l’envoyant à Venise. Dans le même temps, Granger veut marier sa fille Manon, ce qui crée une seconde intrigue amoureuse. Manon a trois prétendants : Chasteaufort (matamore), Gareau (paysan) et M. De La Tremblaye (honnête gentilhomme), le propre frère de Genevote. C’est à ce moment que Corbineli met en place la ruse de la galère : pour soutirer à Granger la somme de cent pistoles, il va lui faire croire que Charlot a été enlevé par des Turcs. Genevote, de son côté, feint d’accepter d’épouser Granger et le reçoit la nuit, de manière à ce que sa fille, Manon, puisse dénoncer cette visite nocturne au frère de Genevote, l’un des prétendants de Manon. La Tremblaye, le frère de Genevote, surprend Granger, le menace ; et sa fille propose de le sauver en offrant sa vie en échange. La fourberie réussit. Une seconde fourberie doit ensuite parvenir à régler les amours de Charlot et Genevote. Un premier stratagème échoue : il s’agissait de faire passer Charlot 11   Agréables Conférences de Deux Paysans de Saint-Ouen et de Montmorency sur les affaires du temps (1649-1651), éd. Frédéric Deloffre, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 11. 12   Jacques Scherer et Jacques Truchet, éd. cit., p. 814.

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pour mort, de respecter la parole de Genevote qui lui aurait promis de l’épouser mort ou vif, donc de la marier au mort pour la dégager de sa parole avant qu’elle ne puisse épouser Granger ; après quoi, on ressusciterait le mort. Mais Granger, informé par son valet Paquier, se méfie et déjoue le plan. Le valet Corbineli invente donc une ultime fourberie, qui utilise le procédé du théâtre dans le théâtre : il organise la représentation d’une fausse comédie pour arracher au père son consentement au mariage de son fils et de Genevote. La structure de la pièce est révélatrice de la réflexion que nous propose Cyrano sur le langage et sur la déconstruction de ses codes. La comédie de Cyrano est subversive grâce à des effets et des thèmes déjà présents dans sa tragédie, La Mort d’Agripinne : la stratégie de la feinte, la fausse apparence du langage, le défi, à travers le thème de la machination du rusé contre le monde, la représentation de sentiments paroxystiques à travers des métaphores très sanglantes, ou l’indifférence face à la mort. Cependant le scandale, dans la comédie, passe par le rire provoqué par des logorrhées mettant à mal le langage. Les trois premiers actes sont constitués de duels de mots, où chaque personnage est confronté à un autre dans un dialogue tournant au conflit, selon l’antique tradition de l’agôn logon. Mais ici, ces duels deviennent des confrontations de codes langagiers, finissant tous par être déconstruits les uns par les autres. Ainsi l’acte I scène 1 oppose-t-il la scolastique à l’art militaire à travers la succession des longues tirades de Granger et de Châteaufort. L’acte II scène 2 met en scène un duel langagier entre le paysan et le matamore, où le Capitan est battu physiquement par le paysan sans cesser pour autant de parler et proclamer que « sa coutume est d’avoir plus tôt donné un coup d’épée qu’une parole »13. À l’acte II scène 9, c’est, à travers la précieuse Genevote au nom significativement médiéval, le code courtois qui est confronté à celui du valet cuistre et butor, dans une variation comique sur les différents sens métaphoriques et physiques du feu qui donne lieu à un véritable dialogue de sourds, chacun demeurant résolument enfermé dans sa bulle linguistique et culturelle. Alors que Paquier raisonne sur « le feu central, le feu vital et le feu élémentaire » et ne maîtrise pas les métaphores galantes (« le feu sauvage »), Genevote brode les fils textuels de l’amour courtois.

  Ibid., p. 780.

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Cyrano exhibe ainsi les cloisonnements des codes langagiers, tout en provoquant un comique de situation. Enfin à l’acte III, la scène 2 montre comment le style argumentatif excessif va contre le bon sens et ennuie Genevote : Granger entend prouver sa passion à la belle par quatre figures de rhétorique : les antithèses, les métaphores, les comparaisons et les arguments. Et pour les déplier, écoutez parler l’antithèse. [...] Genevote : Comment appelez-vous cette figure-là ? Granger : Nos ancêtres jadis la baptisèrent antithèse. Genevote : Et moi qui la confirme aujourd’hui, je change son nom et lui donne celui de galimatias14.

La redéfinition des figures de rhétorique abusivement utilisées est une manière de dénoncer une rhétorique absurde tournant dans le vide et sur elle-même, dans un tourbillon autotélique et solipsiste. L’acte IV est constitué par la double machine. La première fourberie fonctionne  : la machine de l’échelle réussit en transformant Granger en Roméo burlesque15, alors que la seconde, celle du retour du mort, échoue. L’acte V est alors constitué par la comédie dans la comédie. Corbineli invente en effet une curieuse pièce de théâtre. Située à Constantinople, elle pourrait être une turquerie. Elle représente la tragédie de deux amants prêts à se suicider par amour : il s’agirait donc d’une turquerie tragique. Mais aussi d’une tragédie heureuse, car le père au bon naturel va les en empêcher et célébrer le mariage : une tragi-comédie du sérail donc16. Cependant, Genevote précise qu’en fait, ce n’est pas une pièce : « Comme ce n’est pas une fiction, nous n’y mêlons rien de feint ; nous ne changeons point d’habit »17. Enfin Corbineli demande à Granger de conclure la pièce par la cérémonie du mariage. Granger s’étonne : « Comment serait-ce la fin ? Il n’y a pas encore un acte ». Corbineli répond : « Nous avons uni tous les cinq en un, de peur de confu-

  Ibid., p. 799-800.   Ibid., p. 803 : « Genevote : C’est bien le plus bouffon personnage de qui jamais la tête ait dansé les sornettes ; et moi, par contagion, suis devenue facétieuse, jusqu’à lui permettre d’escalader ma chambre. À bon entendeur, salut. Il se fait tard ; les machines sont peut-être déjà en chemin, retirons-nous ». 16   Sur les turqueries, voir S. Requemora, « Les “turqueries” : une vogue théâtrale en mode mineur », Littératures classiques, 51, 2004, p. 133-151. 17   Jacques Scherer et Jacques Truchet, éd. cit., p. 827. 14 15

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sion. Cela s’appelle pièce à la polonaise »18. Voilà donc au total une turquerie tragi-comique à la polonaise. Après les codes langagiers ce sont donc les codes dramatiques qui sont ainsi ébranlés. Mais c’est finalement grâce au théâtre dans le théâtre que la fourberie réussit et que la communication peut aboutir à un résultat. La mise en scène s’oppose ainsi nettement à l’échec du texte figé ; le théâtre, conçu comme texte vivant devient une solution contre les textes sclérosés et clos des pédants. Après trois actes consacrés à opposer des codes langagiers imperméables les uns aux autres, la mise en scène, d’abord de la machine de l’échelle, puis de la pièce enchâssée, bigarrée et hors normes, permet de revisiter le langage en lui rendant sa fonction performative grâce au passage par la scène et au jeu corporel. Ainsi, Cyrano, s’il est bien un « écrivain de théâtre », donne à voir que c’est la pratique théâtrale qui a le rôle de moteur dramaturgique. Le langage écrit et dit ne suffit pas, son abus annule même ses messages. Mais lorsqu’il suscite une action, une participation et une réaction, alors il a un vrai sens. On pourrait chercher ici la signification de la comédie cyranienne : la pièce pourrait être lue comme un processus destiné à dénoncer l’invalidité des mots qui n’ont pas d’efficacité immédiate. Et Molière pourrait avoir bien compris cet enjeu. Alors que le leitmotiv de la galère ne porte guère dans la bouche de Granger, qui n’a pas compris que Charlot n’y est pas « allé » volontairement, contrairement au Léandre de Molière, et qui l’isole par des parenthèses au cœur de son discours de grotesque et vaine délibération (dans la version imprimée), Molière, lui, fait du leitmotiv une véritable stratégie rythmique où la question rhétorique de Géronte entre en dialogue avec les réponses de Scapin. La comparaison entre la conception cyranienne du théâtre et l’esthétique et la pratique moliéresques révèle une différence fondamentale : alors que Cyrano nous livre un théâtre comique de la mise en mots par la représentation de discours pédants, Molière réfléchit à un théâtre comique de la mise en scène des mots par l’action, dans la continuité de ce que Cyrano propose dans ses deux derniers actes.

  Ibid., p. 831.

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Quand Cyrano lance le thème de la galère turque, associée à la référence diabolique, il renvoie sur le mode comique à deux phénomènes contemporains : d’une part, l’usage des galères, qui sont, depuis l’Antiquité, les principaux navires de combat sur la Méditerranée (mais jamais sur la Seine !), la galère turque étant considérée comme bien plus rapide que les espagnole et vénitienne ; d’autre part, les rapts maritimes opérés par les corsaires barbaresques et les pirates musulmans (« écumeurs des mers », écrit de façon globale Cyrano), regardés par les chrétiens comme autant de manifestations de l’œuvre du Diable sur la mer19. Chateaufort, à l’acte II, scène 2, parlait déjà « d’exhortations à la turque », expression que Robert Challe reprendra dans son Journal du Voyage des Indes orientales20. Chateaufort répond en fait à Gareau qui évoquait son voyage en pays des Abyssins « où tout le monde est noir comme des antéchrists » puis en Turquie, où « Tous ces Turs-là sont tretous huguenots comme des chiens » (p. 779). L’amalgame de Gareau entre musulmans, huguenots et chiens, mis pour hérétiques, est la marque comique de son ignorance et de son ridicule, comme Paquier qui tente de prouver la possibilité de la présence des Turcs sur la Seine par la venue des Topinambours et des Polonais…. Ce sont là deux exemples de la fausse science et de la pédanterie mal venue des personnages. La version manuscrite détaille davantage la narration de la fourberie de Corbineli, en insistant sur les termes techniques du rapt : Corbineli : À peine étions-nous entrés en bateau pour passer de la porte de Nesle au quai de l’École…. Granger : Et qu’allais-tu faire à l’École, baudet ? Corbineli : Mon maître, étant souvenu du commandement que vous lui avez fait d’acheter quelque bagatelle qui fût rare à Venise et de peu de valeur à Paris, pour en régaler son oncle, s’était imaginé qu’une douzaine de cotrets n’étant pas chers, et ne s’en trouvant point par toute l’Europe de mignons comme en cette ville, il devait en porter là. C’est pourquoi nous passions vers l’École pour en acheter ; mais à peine avons-nous éloigné la côte, que le page de notre navire a découvert au sud-ouest une galère turque qui tâchait à coups de rames de dérober le vent dessus nous, et le fit parce que nous étions mauvais voiliers. Après donc qu’elle a eu doublé le cap des Bonshommes,   Voir Dominique Carnoy, Représentations de l’Islam dans la France du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 1998. 20   Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales, éd. Frédéric Deloffre et Melâhat Menemencioglu, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 1979 et 1983, t. II, p. 129. 19

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qu’elle a eu jeté fond et demeuré quelque temps sur le fer à l’abri des dunes du Cours, elle a levé l’ancre et fait canal droit à nous, de proue en poupe. Ce qui nous a fait choir en défaut, c’est qu’ils ont arboré de chrétienté, nous ont salué d’amis et, cinglant d’un quart de bouline, nous ont gagné le flanc, nous ont accrochés, et, la soldatesque sauté sur notre tillac, ils nous ont fait esclaves, puis se sont élargis en mer21.

André Blanc qualifie ce passage de « délire verbal quasi surréaliste »22. Cependant le savoir maritime est réel et exact, contrairement au contenu des discours des pédants. La version imprimée se résume à la phrase : « mais à peine avions-nous éloigné la côte, que nous avons été pris par une galère turque ». La fiction de Corbineli consiste donc à imaginer l’abordage d’un bateau destiné au passage de la rive gauche à la rive droite de la Seine, dans l’intervalle temporel et géographique étroit que constitue ce passage. La version manuscrite mentionne les manœuvres complexes de la galère ponctuées de repères géographiques parisiens ainsi que la fourberie des Turcs consistant à se faire passer pour chrétiens afin de réussir à aborder le bateau. Tout ce passage utilise du vocabulaire maritime bien employé qui transforme Corbineli en expert nautique, en même temps que l’invraisemblance de la situation fait de lui aussi un conteur affabulateur. Dans la version imprimée, Corbineli n’a plus ni un tel savoir ni un tel talent, le langage de la science maritime est réservé à Granger qui le transforme en mythe (« Hé ! de par le Cornet retors de Triton Dieu Marin, qui jamais oüit parler que la mer fût à SaintCloud ? ») et celui de la religion musulmane à Paquier qui l’utilise de façon grotesquement inappropriée (« En effet, les Turcs n’ont garde de toucher l’argent des Chrestiens, à cause qu’il a une Croix »). Corbineli n’est ainsi plus doté d’une science autre que celle de l’art de la fourberie et du mensonge efficace. Molière, lui, reprend l’idée d’une narration circonstanciée et celle d’une fourberie des Turcs, accueillants pour arriver à leurs fins. Mais il ne passe pas par la feinte d’un Turc chrétien, il développe l’image d’un Turc hospitalier, suscitant la gourmandise de Léandre et de Scapin, afin de mettre mieux en place l’effet de réel et de justifier de façon plus vraisemblable leur naïveté et éviter les soupçons de Géronte. Chez Molière, l’opposition entre chrétiens et Turcs disparaît, elle est juste une référence implicite justifiant le pseudo rapt. Pour Molière, l’essentiel est de donner à la séquence un rythme qu’elle n’a 21

  Jacques Scherer et Jacques Truchet éd. cit., p. 786. Nous soulignons.   André Blanc (éd.), Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, tome III, Théâtre, Champion, 2001. 22

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pas chez Cyrano en jouant du « contraste entre l’affolement manifesté par le valet au début et le caractère agréable de l’invitation du Turc et de la collation qu’il leur offre »23. Molière, en reprenant la scène, lui laisse néanmoins son caractère invraisemblable, même s’il transpose la scène à Naples et donc au bord de la Méditerranée : seul un Géronte, qualifié par Scapin d’« espèce d’homme à qui l’on fera toujours croire tout ce qu’on voudra » (II, 4), peut croire à un tel rapt ; contrairement à Granger, il ne met pas un instant en doute la narration,. Molière réduit le nombre de personnage, en confrontant le valet uniquement au père, et étoffe la structure de Cyrano : l’échange est chez Molière encadré de deux lazzi où Scapin feint d’abord de ne pas voir le vieillard, puis Géronte feint de donner sa bourse à Scapin. Molière développe sur une quinzaine de répliques ces lazzi que Cyrano esquissait à peine dans la version manuscrite mais qu’il supprime de sa version imprimée. C’est l’une des raisons qui font croire à Georges Forestier que Cyrano est un « écrivain de théâtre » mais non un « praticien du théâtre »24. L’autre innovation de Molière consiste à réutiliser la répétition lancinante du leitmotiv « Que diable allait-il faire dans cette galère ? », mais en réorganisant la scène, en la restructurant autour de ces répétitions et en donnant à cette séquence un rythme que l’on ne trouve pas chez Cyrano. Molière détache le leitmotiv à sept reprises au milieu du dialogue, comme un argument vain de Géronte pour éviter d’avoir à payer, sous la forme d’une exclamation ou d’une question n’attendant pas de réponse mais à laquelle Scapin apporte toujours une réponse : G. Que diable allait-il faire dans cette galère ? S. Il ne songeait pas à ce qui est arrivé. […] G. Que diable allait-il faire dans cette galère ? S. Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes. […] G. Que diable allait-il faire dans cette galère ? S. Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures. (Les Fourberies de Scapin, acte II, scène 7)

Cette utilisation sous forme de dialogue de ce qui ne devrait pas fournir matière à dialogue rehausse le caractère mécanique du comique. Les sept mentions du leitmotiv ponctuent chaque étape de l’esquive de Géronte : la requê  Georges Forestier, op. cit., p. 58.   Ibid., p. 58.

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te en justice, la substitution du fils par le valet, la valeur des cinq cents écus, la vente des vêtements du grenier, la négociation, « l’oubli » de payer et enfin la « digestion », pour reprendre le verbe de Scapin, de ces cinq cents écus. Dans la version initiale de Cyrano, sur les sept leitmotivs, seuls deux sont isolés. Mais le premier est une question rhétorique suivi d’un « perge » qui fonctionne comme un appel à la rhétorique, et le second est une question qui ne fait que déclencher une précision absurde de Paquier, désireux de placer sa pseudo-connaissance des religions (« Qui n’a peut-être pas été à confesse depuis dix ans »). Les cinq autres reprises du leitmotiv sont insérées dans les tirades du pédant et perdent leur pouvoir dialogique. De même, les arguments de l’esquive sont tous liés au fait de parlementer plutôt qu’à celui d’agir : concilier, contracter, commercer… Granger en conclut que son fils doit se « laisser pendre sans dire mot » et sans s’affliger car il sera vengé. Seul le souci de sa réputation auprès de Genevote l’amène à chercher sa bourse. Le traitement de l’idée de rançon est aussi différent : outre la différence de montant – cent pistoles chez Cyrano (mille livres), cinq cent écus chez Molière (mille cinq cents livres) – et donc la surenchère du prix de la fourberie chez Molière, elle vient directement de Corbineli chez Cyrano alors qu’elle semble venir du Turc chez Molière, et sa fonction est floue dans le Pédant joué alors qu’elle sert clairement à « acheter celle que [Léandre] adore ». (II, 8). Là encore, il s’agit de parler pour parler et dénoncer ces paroles vaines dans la comédie cyranienne, alors que le langage a une fonction dramatique précise chez Molière. Enfin, le dernier lazzo, le jeu de la bourse (la bourse ou la vie du fils) est réduit à une phrase chez Cyrano, qui constitue la scène 6 de l’acte II de la version manuscrite (« Granger : Tiens, va porter tout mon bien… Ha, ha, je croyais te l’avoir donnée »), et une didascalie encore plus allusive dans la version imprimée (« Granger revient lui donner une bourse, et s’en retourne à même temps »), alors que Molière la développe en véritable lazzo, sur plusieurs répliques très rythmées par le jeu de scène. Entre sa version initiale et sa version corrigée, Cyrano semble donc sciemment vouloir éliminer ce qui peut prêter à un jeu théâtral, alors que Molière au contraire développe les potentialités dramaturgiques contenues dans la scène de Cyrano, redonnant aux mots de Cyrano un pouvoir actif en les sortant du contexte d’une comédie aux mots pesants, au pouvoir langagier inopérant, leur donnant une nouvelle vie hors des pédants qui l’empêchaient de fonctionner.

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Alors que le sens figuratif du mot « galère » existait déjà dans l’expression « Vogue la galère » dans le sens de « advienne que pourra », que l’on trouve chez Rabelais (Pantagruel, IV, 23) et que l’on retrouvera chez Mme de Sévigné (Lettre 236), Cyrano invente la formule « que diable aller faire dans cette galère ? » qui devient un proverbe comique à partir de Molière, au sens de « s’entremettre dans une affaire périlleuse », et surtout à partir du XVIIIe siècle dans l’Europe lettrée. Rulhières, par exemple, dans ses Anecdotes sur la Russie de 1762, note qu’après la révolution qui précipita Pierre III du trône de Russie, des jeunes femmes présentes sur la Néva avec lui « se disaient tout bas entre elles le proverbe comique : Qu’allions-nous faire dans cette galère ? »25. De Cyrano à Molière le verbe « aller » n’a plus le même sens, d’une situation de malchance passive, il prend une valeur active d’acte irraisonné et téméraire et c’est ce dernier sens qui passe à la postérité. Molière a repris également la scène où la jeune femme naïve dévoile la supercherie au dupé en lui rappelant la scène de la galère. Mais là aussi, il modifie « à la fois le contenu et la portée »26. Dans Le Pédant joué (III, 2), le personnage ridicule doit écouter une longue « description de tous ses vices physiques et moraux et ne comprend qu’à la fin de la tirade qu’il s’agit de lui ; c’est seulement après cette litanie burlesque que la scène de la galère est rapidement racontée »27 mais sans le retour du leitmotiv. Molière donne plus de cohérence à la scène : « tout le récit de Zerbinette est centré sur l’origine, les causes et le détail de l’histoire de la galère et tout est fait pour que Géronte entrevoie, se doute puis ait la certitude qu’il est la victime ridicule de la duperie »28. Chez Cyrano, on a « une longue et délirante description »29 statique du pédant, alors que le rythme de Molière permet de développer un comique de répétition, puisque aucun détail n’est ignoré par le public. La redondance n’est pourtant pas absolue, dans la mesure où Zerbinette glisse des informations nouvelles sur la rencontre amoureuse. Là encore, la représentation active de la scène compte autant que son écriture. Chez Cyrano, la

25   Claude-Carloman de Rulhières, Anecdotes sur la Russie, 1762, dans Œuvres complètes, tome IV, p. 354. 26   Georges Forestier, op. cit., p. 68. 27   Ibid. 28   Ibid. 29   Jacques Scherer et Jacques Truchet, éd. cit., p. 798.

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réaction du pédant à la découverte de la supercherie turque est ratiocinante, et non gestuelle30. L’intention de la pièce de Cyrano s’éclaircit ainsi à la fin de l’acte 5 pendant la mise en place de la comédie dans la comédie par Corbineli : transformé en metteur en scène, ce dernier va sans cesse rappeler à l’ordre Granger qui interrompt la représentation. La confrontation du dramaturge et du pédant révèle l’opposition entre le théâtre vivant et le théâtre savant. La pièce enchassée, véritable miroir sans fard (ni habits ni fiction, précise Genevote) rejoue la pièce principale. C’est un duo d’amour – fortement parodique – au cours duquel les personnages se rappellent la force de leurs sentiments mutuels, les obstacles que le père du jeune homme n’a cessé d’opposer à leur union, et qui se termine par la décision d’obtenir enfin le consentement ou de mourir. Ce dialogue reproduit en abrégé, et à la volonté de mourir près, l’intrigue de la pièce principale. L’instigateur du spectacle compte en effet là-dessus pour obtenir enfin le consentement du père du héros ; pour ce faire, il a conféré à celui-ci un rôle dont il lui laisse tout ignorer et qui n’entre en jeu qu’à la fin. Aussi le contrat de mariage qui termine le dialogue se révèle-t-il être véritable, tout autant que le notaire qu’on avait introduit pour la circonstance. La réalité rejoint donc la fiction, grâce à la mise en abyme. Granger, en tant que spectateur d’une action dramatique, est contraint de prendre pour fiction une histoire vraie, qu’on lui décrit expressément comme non-fictionnelle31.

Tout est fondé sur l’exactitude du reflet, à une exception majeure près : seule l’intrigue est reprise et jamais les discours des pédants ; Granger, au contraire, est sans cesse prié de se taire. C’est parce qu’elle n’est pas une comédie de mots que la comédie intérieure débouche sur une action (la signature du contrat) et à une issue. L’opposition des pédants, Granger et Paquier, qui interrompent de l’extérieur32 et empêchent cette comédie intérieure fait que sur l’ensemble du spectacle, les discussions entre Granger et Corbineli sont aussi longues que le dialogue de la pièce dans la pièce. Le théâtre performatif doit surmonter les obstacles des discours pédants. Selon G. Forestier, c’est le   Ibid., p. 799.   Georges Forestier, Le Théâtre dans le théâtre, Genève, Droz, 1996, resp. p.  157, p. 234. 32   Par exemple : « je suis venu… J’ai vu, j’ai vaincu, dit César au retour des Gaules » (éd. Jacques Scherer et Jacques Truchet, p. 830). 30

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seul cas de théâtre dans le théâtre où un metteur en scène soit obligé d’intervenir au cours d’une représentation intérieure33. Granger, lorsqu’il confie à Corbineli sa stature de metteur en scène, le fait en ces termes : « Je te déclare Plénipotentiaire de ce traité comique » (acte V, scène 5). Contre la perspective pédante consistant à considérer la comédie comme un « traité comique », c’est-à-dire une déclamation que Granger voulait représenter initialement à la place de la comédie à l’italienne de Corbineli, Corbineli, comme Molière après lui, propose une réécriture qui est revitalisation. La comédie, selon la perspective cyranienne, ne doit pas être une écriture de théâtre mais une pratique de théâtre. C’est la pratique de l’illusion théâtrale qui a une dynamique constituante de l’action et qui ne doit pas rester vain jeu de mots : Cyrano le montre dans l’acte V, et Molière en refait la démonstration par la reprise de la scène de la galère. Rien d’étonnant alors que Racine adapte lui aussi un épisode du Pédant joué dans les Plaideurs, celui du souffleur, tiré précisément de la comédie dans la comédie. Mais ce serait une autre étude… Que diable allaient donc faire les personnages cyraniens, dans cette galère turque puis dans la fausse turquerie ? Rien moins que s’opposer au théâtre des mots pédants et démonter l’illusion de la vaine pédanterie par une illusion théâtrale dynamique et efficace, aliénant les pédants pour mieux les jouer. Finalement la pièce comique de Cyrano peut se comprendre comme un processus interrogeant l’art dramatique au fur et à mesure de son déploiement : les trois premiers actes déroulent une satire sous forme d’anti-théâtre, comme on parle d’anti-roman à la même époque, avec des anti-héros pédants, puis le quatrième acte esquisse une réflexion sur l’art des machines et des fourberies préparant l’acte final, véritable exhibition des procédés de l’illusion dramaturgique, comme le fera Molière dès la scène d’exposition des Fourberies de Scapin. Le travail de Molière a ainsi été de continuer le dessein de Cyrano et de rendre la scène plus théâtrale et corporelle, dans une farce où c’est l’action farcesque, la fourberie, qui est affichée dans le titre et non pas la pédanterie, où triomphe le valet au générique, le joueur et non pas le « joué ». Moins connue et encore moins représentée aujourd’hui, la comédie de Cyrano est ainsi davantage un texte contre les textes, qui dénonce leur cuistrerie en les   Georges Forestier, op. cit., p. 201.

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oralisant, une véritable comédie de mots, où le comique typologique répertoriant les divers pédants devient vite un comique étiologique, c’est-à-dire une recherche comique des causes langagières de la maladie d’une société si friande de discours mal appropriés. Une comédie de mots conçue comme tissu de citations, rendues pédantes par leur abus, une comédie citée à son tour, aussi bien par des pamphlets que des récits de voyage, une comédie en partie réécrite pour la scène par Molière : la conception de Cyrano du théâtre comique s’avère être celle d’une circulation des mots que ses lecteurs (à défaut de ses spectateurs) auraient à revivifier, comme le fait Corbineli à la fin de la pièce aux dépens des pédants et comme le fait Molière en reprenant la scène de la galère.

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Un théâtre de la subversion ?

Théâtre libertin ou théâtre libre ? André Blanc (Professeur Émérite, Université de Paris X) Les deux mots ne sont évidemment pas synonymes : dans la vie comme dans les écrits, on peut être libertin sans être libre et libre sans être libertin. À l’époque de Cyrano, le théâtre se prête à la liberté plus qu’au libertinage d’esprit : on est encore assez tolérant sur les mœurs (mis à part certains tabous comme l’homosexualité, à laquelle toutefois le goût des travestis fait souvent une allusion discrète), mais point sur les idées. Un écrit peut se vendre sous le manteau, une pièce de théâtre est faite pour être mise en plein jour. Faire profession ouverte de libertinage en ce domaine, d’autant que la censure théâtrale préalable n’existe pas, serait suicidaire. Simplement peut-on glisser ici ou là des allusions, sur lesquelles le lecteur se doit d’être prudent. Peut-on dire que Le Pédant joué soit une œuvre libertine ? Irrespectueuse, certes, irrévérencieuse, mais il ne faut pas solliciter le texte. Il me paraît risqué de voir une allusion à l’eucharistie dans le saupiquet des dieux que Châteaufort prépare pour son déjeuner (I, 1), pas plus que de l’anti-christianisme dans le lapsus de Gareau qui parle de pollution pour absolution, ni dans l’évocation de Monsieur le curé qui trempe son goupillon dans le « benaisquié » de la sœur du grand Tiphaine (II, 2). Peut-on même voir une volonté blasphématoire dans le « clocu Fili David » (II, 3), alors que le manuscrit coupe après « clocu » ? À vrai dire, il y a deux propos franchement libertins dans Le Pédant joué : lorsque Corbineli annonce la (fausse) mort du jeune Granger, Paquier demande « A-t-il eu le temps de se reconnaître ? Est-il bien mort ? », c’està-dire « A-t-iI eu le temps de faire un acte de contrition ? » Corbineli, comme les lecteurs, a fort bien compris : sa réponse, « Si bien mort qu’il n’en reviendra pas », est nettement irrévérencieuse (V, 2).

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Le deuxième propos est beaucoup plus grave, mais il n’existe que dans le manuscrit, comme une sorte de cauda, qui n’a rien à voir avec la situation ni avec ce qui a été dit jusqu’alors et qui, en outre, n’est pas du tout dans le ton de Granger, qui se transformerait soudain d’insupportable pédant en philosophe évidement peu chrétien mais pas forcément athée. Montaigne, en effet, ne parle pas très différemment. Le seul point vraiment irrévérencieux de cette tirade, morceau de bravoure, qui s’intègre on ne peut plus mal à la comédie, est la réponse au « Recommandez-vous à Dieu » de la mort : – Quelqu’un va-t-il ? … – Vous-même tout à l’heure, dit-elle. – Je l’assurai que je ferais donc bien mes recommandations moi-même.  (Acte V, scène dernière)

Dans La Mort d’Agrippine, il en va différemment. L’émotion circonstancielle qu’a causée le vers parfaitement innocent : « Frappons, voilà l’hostie » (v. 1306) était un malentendu d’un public peut-être un peu manipulé ; mais deux autres passages sont beaucoup plus significatifs. Le premier est la profession d’athéisme de Séjanus en II, 4 : Terentius : [...] Respecte et crains des dieux l’effroyable tonnerre. Sejanus : Il ne tombe jamais en hiver sur la terre, J’ai six mois pour le moins à me moquer des dieux, Ensuite je ferai ma paix avec les Cieux. Terentius : Ces dieux renverseront tout ce que tu proposes Sejanus : Un peu d’encens brûlé rajuste bien des choses. Terentius : Qui les craint, ne craint rien. Sejanus : Ces enfants de l’effroi, Ces beaux riens qu’on adore et sans savoir pourquoi, Ces altérés du sang des bêtes qu’on assomme, Ces dieux que l’homme a faits, et qui n’ont point fait l’homme, Des plus fermes États le fantasque soutien, Va, va, Terentius, qui les craint ne craint rien. Terentius : Mais, s’Il n’en était point, cette machine ronde… Sejanus : Oui, mais, s’Il en était, serais-je encore au monde ? (v. 629-642)

Certes, le passage et plus spécialement les vers 635-640 visent les dieux des païens, et le vers 642 est une pirouette, mais les vers 632-634 ont un son un peu trop chrétien : la résolution de faire pénitence remise à plus tard, comme celle du Don Juan de Molière, et la possibilité de se racheter… par quelques messes.

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Certes, Racine, lui-même, dans La Thébaïde, par la bouche de Jocaste, accusera les dieux d’obliger les humains à commettre des crimes pour les en punir ensuite ; mais ces vers n’atteignent pas le Dieu des chrétiens, sinon dans une théologie strictement janséniste… Or, à ce moment-là Racine est brouillé avec Port-Royal. Le deuxième passage se situe au dernier acte : Séjanus y affirme ne pas croire à l’immortalité de l’âme : Une heure après la mort, notre âme évanouie Sera ce qu’elle était une heure avant la vie. ( v. 1561-1562)

Le plus grave est que cet athée, loin d’être antipathique, fait preuve d’un courage qu’admirent sans réserve son ennemie, Agrippine (v. 1581-1582), et Nerva (v. 1649-1652). On comprend ce que le libraire entendait par « de belles impiétés ». Prenons donc acte du libertinage de Cyrano. Admettons aussi que ce soit une question centrale de L’Autre monde, mais convenons qu’au théâtre il est peu manifeste et qu’il n’apporte rien à son intérêt. Il en va tout autrement de l’esprit de liberté. La comédie du Pédant joué est un exemple parfait de « théâtre libre » ; la tragédie de La Mort d’Agrippine s’en accommode moins bien, par la nature même du genre ; pourtant, elle est loin de le bannir totalement. Dans une pièce comme dans l’autre, Cyrano va aussi loin qu’il le peut dans la création libre. Pour simplifier, considérons les deux pièces l’une après l’autre. Admettons que la comédie ait été écrite avant la tragédie, encore que cela importe peu. Rien n’est plus traditionnel que l’intrigue du Pédant joué : un barbon hésite pour sa fille entre trois prétendants ; lui-même a son fils pour rival dans ses propres amours. Molière exploitera cette veine dans L’Avare. À partir de ce schéma, Cyrano va non pas construire une action vraisemblable, « dont le nœud bien formé se dénoue aisément  », mais juxtaposer une série de séquences, dont la liaison n’a aucune importance, chacune valant en ellemême. On peut en compter au moins treize, dont certaines subdivisées, toutes présentant un genre de comique différent : les rodomontades de Châteaufort, la litanie des if (I, 1), les retournements constants d’attitude de Granger et de son fils, à propos du voyage à Venise (I, 7), le matamore battu, l’explication incompréhensible de l’héritage qui va enrichir Gareau (II, 3), la scène

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de la galère (II, 4), la satire du langage galant (les feux, les charbons et les braises) (II, 9), Granger répétant une scène de séduction devant son miroir (III, 1), la séquence Genevote-Granger (III, 2), qui contient elle-même la description burlesque et plus qu’exhaustive du manteau puis de la personne du pédant au milieu des éclats de rire (scène que Molière a reprise dans Les Fourberies de Scapin), puis c’est la cour burlesque faite par le même Granger à Genevote, d’abord en figures de rhétorique (antithèse, métaphore, comparaison, syllogisme) puis en vieux français (III, 2). À l’acte suivant, c’est la séquence nocturne, elle-même divisible entre la séquence de l’échelle et celle des ombres (IV, 1), à peu près seule présence d’un comique de gestes, suivie de celle des menaces et des coups (IV, 2), répétition de celle du deuxième acte entre Gareau et Châteaufort. Passons sur les trois suivantes, plus classiques, la très brève séquence de l’habillement, celle de l’ivresse et celle de la ruse qui échoue. Enfin, c’est une pièce enchâssée qui va apporter le dénouement (V, 10). Toutes ces sources de comique ne sont pas neuves, mais leur accumulation l’est, et c’est peut-être le trait le plus caractéristique du théâtre de Cyranno : l’outrance comme signe de la liberté. Il est plus difficile d’être libre dans une tragédie, dont les règles sont beaucoup plus strictes ; mais, là encore, Cyrano se soucie bien moins de la progression de l’action que d’une succession de morceaux de bravoure, de « temps forts » destinés à impressionner vivement le spectateur. Sans doute y a-t-il dans toute tragédie des scènes à faire : il serait facile de repérer celles du Cid, par exemple, mais en général, elles sont étroitement reliées à l’action. Peut-on dire que ce soit le cas ici ? Le premier acte comporte trois éléments assez disparates : le long récit des exploits et de la mort de Germanicus (I, 1), la promesse de mariage faite à Séjanus par Agrippine (I, 2) et la demande du meurtre d’Agrippine adressée par Livilla à Séjanus (I, 4). Au deuxième acte, si nous laissons de côté les propos blasphématoires de Séjanus, dont nous avons parlé, reste essentiellement l’espèce de jeu de badminton auquel se livrent Agrippine et Tibère avec la couronne impériale, dans une stichomythie au sens large, qui serait hautement comique dans toute autre situation (II, 2). Reste également, si l’on veut, la liste des présages rapportés par Livilla (II, 5). Le troisième acte comporte deux fois un procédé peu recommandé, mais nullement étranger à la tragi-comédie : les paroles entendues par qui n’aurait

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pas dû les entendre, ce qui donne lieu moins à une situation délicate qu’à des rétablissements aussi spectaculaires que peu vraisemblables (I, 1 et 2)  : d’ailleurs Tibère n’est pas dupe, mais cela ne sert pas beaucoup à l’action, et l’intérêt est enfermé dans la scène elle-même. Le quatrième comprend la fort belle scène du poignard, jeté par Agrippine aux pieds de l’empereur, et dont on se demande pourquoi elle ne s’en est pas servi pour l’assassiner (IV, 2), puis, pour la troisième fois, des paroles entendues par qui n’aurait pas dû (IV, 3), ce qui entraîne la dénonciation du complot par Livilla, par vengeance. Le cinquième, enfin, contient d’abord une surprise de taille : la dénonciation du complot que fait Livilla est suivie d’une auto-dénonciation, qu’on ne peut expliquer que par une pulsion de mort tout à fait originale (V, 3). Suivent des affrontements entre condamnés à mort, où brille, en face du sadisme assez bas d’Agrippine, la haute figure de Séjanus, le philosophe athée (V, 6). Chacune de ces scènes, faiblement reliée à celles qui l’entourent, tient uniquement par son relief, c’est-à-dire par sa violence, ou, d’une façon plus générale par son outrance. L’outrance est, en effet, la forme que prend la liberté chez Cyrano. Il abhorre la litote. Pour un peu, je dirais que cette outrance se rencontre jusque dans le titre, puisque La Mort d’Agrippine est une pièce… où Agrippine ne meurt pas. Outrance des situations, nous venons de le voir, mais outrance des sentiments et encore plus outrance du dialogue. Livilla, Agrippine sont, certes totalement possédées par leur passion, mais celle-ci pourrait s’exprimer avec plus de modération. (Phèdre, Bérénice ne se laissent jamais emporter ; le seul cas comparable est celui d’Hermione, dans Andromaque.) Il en va tout autrement dans la tragédie de Cyrano. Dès la première scène, Agrippine répète un récit peut-être déjà fait avant le lever du rideau (elle parle de « retracer » l’histoire et la mort de Germanicus), et elle demande assez bizarrement à Cornélie, sa confidente, de le lui réclamer une fois de plus. Inutile d’insister sur ce récit, qui présente tous les caractères du « grandissement épique », jusqu’à violer les coutumes romaines (v. 44-50). Même outrance dans le récit de la mort de Germanicus. De même la déclaration de Livilla à Séjanus lorsqu’elle réclame le meurtre d’Agrippine (240-265 et aussi 270-290). Outrance aussi dans l’énumération des présages (652-666). Outrance encore dans la décision ou tout au moins le souhait d’Agrippine de se poignarder elle-même dans les bras de Tibère pour qu’il soit accusé ou au

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moins soupçonné de l’avoir assassinée. Certes, il y a aussi de l’outrance dans les célèbres imprécations de Camille, au quatrième acte de l’Horace de Corneille, mais elles ne sont que d’un moment et pleinement explicables par la brutalité dont fait preuve son frère. Séjanus lui-même, le plus modéré des personnages (à part Tibère), lorsque, transposant Tacite, il évoque Agrippine allant semer la sédition dans l’armée, fait un tableau hyperréaliste des vétérans. Outrance encore dans les propos de Livilla au cinquième acte et dans la peinture sadique qu’Agrippine fait à Séjanus du sort qui l’attend. Cette volonté d’outrance se lit même dans l’espèce d’oxymore « un magnifique traître » (v. 598). Et pourtant, là où on l’attendrait, là où elle aurait dû se déployer dans toute sa flamboyance, c’est-à-dire dans le récit de la mort de Séjanus, elle n’a pas lieu. Tibère l’arrête d’un mot, ce qui montre bien, une fois de plus, la totale liberté de l’auteur, qui n’est pas esclave de sa propre faconde. Libre dans sa tragédie, Cyrano l’est, comme on s’en doute, encore beaucoup plus dans une comédie. C’est là que toute son outrance va se déployer, dans quelques jeux de scène, dans les caractères et dans le dialogue. Passons sur les scènes de coups, banales, et sur la scène du rire dont nous reparlerons. Reste la scène de l’échelle. C’est loin d’être un meuble ignoré des comédies, mais une échelle appuyée sur les épaules d’un personnage qui se déplace est moins fréquent. Cependant ce n’est pas vraiment dans le domaine des jeux de scène qu’il faut chercher l’outrance. En revanche, les trois caractères dominants sont poussés au-delà du maximum. Même Châteaufort est plus outré que les autres soldats fanfarons du répertoire : plus que Matamore, plus qu’Artabaze des Visionnaires. Certes, la naissance divine, les unions avec les déesses sont monnaie courante, mais la théophagie cannibale de Châteaufort dépasse les limites habituelles, de même que la transformation des dieux en juifs errants, ou plutôt en chevaux de manège, et les jeux de mots sur le verbe courir (I, 1). Cyrano s’amuse avec son propre jeu, glissant au passage une allusion au très sérieux débat esthétique entre l’art et la nature. Aucun des paysans de théâtre qui suivront n’aura jamais la personnalité de Gareau, ancré dans son patois, à la fois sot et madré, et qui, lui aussi, dépasse son rôle. Si le point de départ en est les Agréables conférences, comme le prouve, entre autres choses, l’idée, scéniquement heureuse, de la fressure, Gareau pousse au maximum le dépaysement patoisant, forçant sur tous les

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tics du langage paysan. Camarade de jeu de Granger – qui d’ailleurs, comme Châteaufort et à la différence du spectateur, le comprend fort bien – demifrère, par la main gauche, du seigneur du village, non seulement il fait preuve d’une érudition hellénique assez inattendue, parlant du roi Minos et du roi Priam (probable jeu de grimauds ou de cuistres), mais il se livre à une description géographique époustouflante, qui pousse les possibilités des jeux de langage jusqu’à l’extrême (II, 2). Car, et nous le verrons partout, cette « comédie du langage » est peut-être plus précisément une comédie des limites du langage : jusqu’à quel point peut-on patoiser au théâtre ? Jusqu’à quel point peut-on accumuler l’érudition ? Jusqu’à quel point peut-on construire une longue tirade uniquement sur des désinences ? Jusqu’à quel point peut-on farcir son discours de citations latines ? Jusqu’à quel point peut-on accumuler les figures de rhétorique ? Jusqu’à quel point peut-on jouer avec les termes galants ? Jusqu’à quel point peut-on énumérer au théâtre, avec une parfaite précision et en termes techniques, une parade et une attaque d’escrime ? Passe que Gareau transforme tous les noms étrangers, passe qu’il ne se souvienne plus de la Grèce que comme du pays du beurre ou d’un pays mou comme beurre, pourtant habité par des gens bien durs, puisqu’il s’agit des Grès, selon la prononciation probable du temps, mais la connaissance que lui donne son auteur, au moins du titre des Amadis de Gaule, des Décades de Tite-Live et de l’Énéide de Virgile, n’est là que pour permettre des déformations burlesques, sans le moindre souci de vraisemblance (d’autant qu’il est peu vraisemblable qu’il sache lire). Mais, évidemment, si Gareau pousse le langage à ses extrêmités, jusqu’à en être totalement incompréhensible pour nous et, je le crois, aussi en grande partie pour les spectateurs potentiels de son temps, c’est à Granger que revient la palme. En ce domaine encore, l’esprit de liberté entraîne Cyrano au-delà de ses propres frontières. Je veux dire qu’il veut ridiculiser Granger, et il y arrive ; mais, au second degré, quel merveilleux poète il fait de sa tête de turc ! Comme il sait jouer avec les mots, avec les figures, depuis la première scène jusqu’à la dernière ! Cela commence par les 74 vers de la tirade des if, suivie d’une argumentation en trois points, semée de références à Despautère et d’obscénités, puis de considérations syllogistiques sur le mariage, clin d’oeil à Rabelais, puisque Granger commence en parlant comme l’écolier limousin (I, 3). Suit une tirade pédante semée de références mythologiques, puis une autre, d’esprit plus populaire, sur les moyens de protéger un trésor contre les démons (II, 8). On assiste aussi à l’exercice de mise en beauté devant le miroir

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et à la recherche de lieux communs propres à séduire Genevote : le dédain, la colère, l’amour (III, 1). On recourt ensuite à l’antithèse, à la métaphore, à la comparaison, avant d’en venir à l’invocation aux divinités et au recours à la fameuse preuve de beauté. Et enfin, plus surprenante la déclaration en « franc gaulois », c’est-à-dire en ancien français, faite avec une virtuosité remarquable (III, 2). Gareau, Châteaufort, Granger ne sont pas les seuls à se vautrer avec volupté dans cette outrance langagière. Hormis La Tremblaye, l’honnête homme de la comédie, les personnages secondaires s’y complaisent également. Ainsi Paquier, chargé de faire pour Granger la cour à Genevote (II, 9), en ne parlant que de feux, de charbons et de traits, selon le langage amoureux des romans et qui, se trouvant à court, part sur un sens dérivé du mot feu, qu’il exploite largement. Ainsi Granger le jeune (IV, 8) prononce-t-il un véritable poème de l’homme ivre. Ainsi Genevote elle-même fait-elle une description des vêtements et de la personne de Granger effarante par sa recherche, son abondance, l’étendue de ses connivences… et sa cuistrerie, y compris la selbstironie de la description du nez, au milieu des éclats de rire que Molière a rendus célèbres (III, 2). Même Corbineli se laisse aller à l’énumération détaillée de tout ce qui est sort, magie, fantômes, créatures d’enfer (IV, 1). C’est d’ailleurs grâce à lui que l’on peut trouver la clé ou percevoir l’esprit de l’écriture de Cyrano, en deux occasions. D’abord, une fois démasqué, alors que Granger a découvert qu’il était un « grand menteur », Corbineli revendique avant toute chose le titre de « grand », ce qui nous renvoie au mot de Séjanus dans La Mort d’Agrippine, répondant à Terentius qui s’indigne, « Mais le crime est affreux de massacrer son maître ? » : Mais on devient au moins un magnifique traître (v. 598 et la suite)

Il semble que Cyrano cherche à ce que ses propos soient d’abord « grands», au-dessus ou au-delà de la norme, moyennant quoi il s’accorde tous les droits, ce qui est d’un esprit plus « baroque » que « classique ». Nous avons une preuve encore plus nette de cette amplification du récit dans la fameuse scène de la galère (II, 4). On sait ce que Molière en a fait dans Les Fourberies de Scapin, lui donnant un rythme dont Cyrano ne s’était nullement préoccupé et la rendant moins invraisemblable, dans la mesure du possible, en situant sa comédie à Naples. Corbineli explique à Granger que,

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ayant pris un bateau pour se rendre de la tour de Nesle au quai de l’École, à peine s’étaient-ils éloignés de la côte qu’ils ont été faits captifs par une galère turque, ce qui ne laisse pas de surprendre son interlocuteur : Hé ! De par le cornet retors de Triton, dieu marin, qui jamais ouït parler que la mer fût à Saint-Cloud ? Qu’il y eût des galères, des pirates ni des écueils ?

Corbineli ne donne aucune référence fiable mais seulement : C’est en cela que la chose est la plus merveilleuse. Et quoique l’on ne les ait point vus en France que cela, que sait-on s’ils ne sont point venus de Constantinople jusqu’ici entre deux eaux ?

Paquier enchaîne avec l’histoire de l’enlèvement, en réalité du mariage inattendu de Marie de Gonzague avec le roi de Pologne et Granger gobe cette explication surréaliste. Voilà qui est fort, mais le manuscrit est encore plus détaillé, avec des termes de marine exacts, et plus extraordinaire : le mousse (« le page ») de leur navire découvre au « sur ouest » une galère turque qui s’efforce de les déventer, qui double « le cap des bonshommes », proche de Chaillot et jette l’ancre à l’abri des dunes du Cours-la-Reine avant de les attaquer, tandis que leur simple yole s’est changée mystérieusement en un navire de haute mer, toutefois mauvais voilier. Or, cela a paru, pour une fois, visiblement exagéré aux yeux de Cyrano, qui a supprimé de l’édition (ou on a supprimé, ou on lui a fait supprimer) tout ce développement de haute fantaisie, mais je pense qu’il est l’auteur de ces corrections. De la même façon, il a supprimé la méditation libertine sur la mort, par laquelle il terminait sa pièce, sorte de parabase, où, oubliant son personnage et l’esprit même de sa comédie, il parlait comme en son nom. Libertinage ou liberté ? Liberté comme conséquence du libertinage ou libertinage comme extrême de la liberté ? Ou coexistence de l’un et de l’autre ? En tout cas, il semble y avoir eu en Cyrano un goût de l’extrême, comme on parle aujourd’hui de « sports de l’extrême ». Goût qui existerait également dans sa vie, dans la mesure où sa biographie n’est pas uniquement composée de légendes. Je ne rappellerai pas son audace intellectuelle, telle qu’elle se manifeste dans ses romans, ni son audace physique, qui va plus loin que le courage, son souci, coûteux, d’indépendance. Cette volonté de liberté, ce refus d’accepter des limites au « champ du possible » se traduit, dans la vie

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comme au théâtre par un désir d’aller toujours plus loin, pourquoi pas sur la lune et le soleil ? C’est ce que j’ai appelé l’outrance. Cette outrance, Edmond Rostand l’a fort bien perçue et exploitée, même s’il a gommé les aspects libertins de Cyrano. Et il lui a donné un nom beaucoup plus joli : il l’appelle le « panache ».

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L’Attentat de Sannois Alain Mothu (CELLF 17-18 de Paris-Sorbonne, C.N.R.S., UMR 8599) Je reviendrai ici sur un événement dont j’ai déjà parlé voilà quelques années1, qui concerne à la fois l’histoire de la ville de Sannois – lieu du présent colloque – et l’œuvre de Cyrano de Bergerac, en particulier quelques vers de son Agrippine. Que se passe-t-il donc à Sannois le 24 mai 1649, lundi de la Pentecôte ? Sans doute beaucoup de choses, mais l’une plus remarquable. J’abandonne ici la parole à un contemporain, Jean Vallier, maître d’hôtel du roi : Un grand laquais, étant à la messe dans l’église du village de Sannois, fut tenté d’une curiosité bien horrible et criminelle : lorsque le prêtre eut remis l’hostie sur l’autel après l’avoir élevée et montrée au peuple, ce malheureux, qui était derrière lui, se leva promptement et, tout d’un coup, se saisit et prit entre ses mains profanes ce précieux gage de notre salut. Ceux qui en étaient les plus proches lui sautèrent incontinent au collet et le lui ôtèrent sans aucune fraction, puis le remirent sur l’autel avec toute la révérence qu’ils purent, en sorte que le sacrifice n’en fut presque point interrompu. Après lequel, comme l’on pressa ce sacrilège de dire ce qu’il prétendait faire et quelle était son intention, il répondit froidement qu’il ne pensait pas avoir commis un si grand crime, et qu’il voulait voir seulement s’il y avait quelque autre chose que du pain en ce qu’il avait pris2.

1   « “Frappons, voilà l’hostie !” », La Lettre clandestine, n° 8, 1999, p. 189-203. Nous renvoyons à cet article pour l’essentiel des références données ici. 2   Remarques journalières et véritables de ce qui s’est passé dans Paris et en quelques autres endroits du royaume et ailleurs durant l’année 1648 = Journal de Jean Vallier, maître d’hôtel du roi (1648-1657), publié pour la première fois pour la Société de l’Histoire de France par Henri Courteault & Pierre de Vaissière, Paris, Librairie Renouard (H. Laurens successeur), t.  I [1er  janv. 1648 - 7 sept. 1649], 1902, p. 342-344.

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Ce laquais un peu trop curieux – qui se nommait Nicolas Geny ou Jouy, apprenons-nous par d’autres sources3 – sera bien sûr remis aux mains de la police. Il sera emprisonné à la Conciergerie et déféré ensuite au baillage de Montmorency pour y être jugé par son tribunal. L’homme sera condamné « à faire amende honorable devant l’église dudit Sannois et y avoir la main droite coupée, à être pendu et étranglé, et son corps jeté au feu ». C’était la coutume. Néanmoins, l’accusé fera appel devant le Parlement et, avec l’appui de son maître, le sieur Gorillon, qui plaidera la « simplicité naturelle de son domestique », il échappera à l’exécution. L’affaire fera du bruit. Outre Jean Vallier, que nous venons de citer, Guy Patin en fait également état dans sa correspondance avec son collègue lyonnais Charles Spon4 ; mais surtout, elle fit l’objet d’un occasionnel – une brochure d’information non périodique, ou, comme l’on dira au XIXe s., un « canard » – qui fut sans doute assez largement diffusé et connut au moins deux éditions sous des titres différents : – Attentat commis en l’Église de Centnoix près d’Argenteuil, par Nicolas Geny laquais, âgé de 20 ans, qui arracha le précieux Corps de Notre Seigneur Jésus-Christ, entre les mains du Prêtre disant la Sainte Messe, le Lundi de la Pentecôte 1649. À Paris, chez Pierre Targa, Imprimeur ordinaire de l’Archevêché de Paris, rue Saint Victor au Soleil d’Or, 1649. – Récit véritable de l’attentat fait sur le précieux corps de Notre Seigneur Jésus-Christ entre les mains du Prêtre, disant la Messe le lendemain de la Pentecôte, 24e mai de cette présente année 1649, commis en l’Église du village de Sannois, à une petite demi-lieue d’Argenteuil, par un grand Laquais, âgé de 26 à 27 ans. À Paris, 16495.

3   Geny est le nom donné par le premier “canard” que nous citons ci-après, lequel s’inspire apparemment d’un « Extrait des registres de l’Officialité de Paris » du 24 mai 1649 ; mais Jouy est le nom que donnent en note les éditeurs du Journal de Vallier : ils allèguent à cet égard un arrêt du Parlement du 22 juin 1649 ordonnant une enquête sur sa vie et ses mœurs à la suite de la sentence rendue contre lui par le bailli du duché de Montmorency (Arch. nat. Xza 285, à la date). 4   Voir sa lettre à Spon du 11 juin 1649, dans Nouvelles lettres de feu Mr. Gui Patin, tirees du cabinet de Mr. Charles Spon, Amsterdam, Steenhouwer et Uytwerf, 1718, t. I, p. 202-203 ; lettre xxxviii. L’éditeur donne par erreur « Sanci » au lieu de « Sanoi » (Sannois) : nous corrigeons. 5   Exemplaires respectivement conservés sous les cotes B.n.F. 4 LK7 9188 et 4 LK7 9187, tous deux in-4° de 7 p. Édouard Fournier a reproduit le second dans ses Variétés historiques et littéraires. Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers, t. III, Paris, P. Jannet, 1855, III, p. 11-16.

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Le premier cité (vraisemblablement le second dans l’ordre de parution) donne le nom et l’âge exacts du laquais, mais les différences sont pour le reste minimes. Il en ressort, en tout cas, que l’agresseur n’était vraisemblablement pas un fanatique religieux. L’auteur de la plaquette, en tout cas, se borne à stigmatiser la folle « curiosité de savoir » qui pousse ses contemporains à élucider les « choses incompréhensibles », à faire usage d’une « science [qui] ne veut autre guide que la raison et l’expérience », à « ramener les choses de la foi » à la mesure de notre « petite portée ». On le voit, le ton n’est plus celui – volontiers édifiant et diabolisant – des canards de la génération précédente ; l’heure est plutôt à la consternation devant les folles audaces d’une libido sciendi qui va jusqu’à contaminer les simples d’esprit. Il n’empêche : le geste du laquais était révoltant, impardonnable. Jean Vallier a certainement lu cette plaquette. Guy Patin peut-être aussi, quoiqu’il se montre beaucoup plus concis sur cette affaire et qu’il ait pu en obtenir des échos directs, puisque, aussi bien, nous savons qu’il possédait tout près de Sannois, à Cormeille-en-Parisis, une maison « des Champs » qu’il tenait de sa belle-mère, à laquelle lui et sa femme étaient très attachés ; cette demeure avait d’ailleurs été pillée par les troupes de Mazarin en mai 16496. Mais si cette profanation d’hostie a fait parler d’elle, en 1649, c’est aussi parce qu’une autre la suivit de peu, cette fois dans l’église des Oratoriens de 6

  Voir sa lettre à André Falconet du 14 mai 1649, où Patin se plaint que, pendant le blocus de Paris, Mazarin ait jeté ses troupes sur la banlieue : « J’y ai perdu mille ecus sans peut-être qu’il [Mazarin] le sache, et sans savoir à qui m’en prendre. Ma maison des Champs a été dévalisée par ses soldats. Ma femme qui en faisoit ses délices voudroit que le cardinal Mazarin n’eût jamais passé Casal, et que sa belle maison de Cormeille n’eût pas été pillée » (dans Guy Patin, Lettres du temps de la Fronde, éd. André Thérive, Paris, Bossard, 1921, p. 95). Édouard Fournier précise que Patin tenait cette maison de sa mère et qu’il n’en restait plus, en 1855, qu’une allée de tilleuls (cf. Variétés historiques et littéraires. Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers, t. III, Paris, P. Jannet, 1855, p. 12, n. 1). Il la tenait plus certainement de sa belle-mère, si l’on en croit sa lettre à Belin (médecin de Troyes), du 20 mai 1632 : « […] ma femme estoit avec sa mère, en leur maison des champs, qui est à Cormeilles » (Lettres de Guy Patin, éd. Paul Triaire, Paris, Champion, 1907, p. 45). Le rattachement des Patin à Cormeilles a été confirmé par Madeleine Alcover dans « Les paroissiens de Sannois et la profanation de 1649… », art. cit., p. 310, n. 13 ; en revanche, M. Alcover réfute une autre assertion de Fournier (qui prétend s’appuyer sur un historien local, P. Chéron, « qui prépare une histoire de la commune de Sannois » mais dont le travail est aujourd’hui introuvable), selon laquelle le maître du laquais sacrilège [le sieur Gorillon] avait lui aussi une maison à Cormeille (Variétés, p. 12-13, n. 2 ; Alcover, ibid.). Gorillon était en fait Sannoisien.

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Paris. Cette affaire est rapportée conjointement avec celle de Sannois, par Vallier et par Patin, et elle a également fait l’objet d’un canard intitulé : Récit véritable d’une action horrible faite dans l’Eglise des Pères de l’Oratoire à Paris, le onzième jour de juin 1649, au grand étonnement d’un chacun qui assistaient à la sainte Messe (A Paris, 1649)7. Je cite de nouveau Jean Vallier : Cet épouvantable attentat [de Sannois] fut suivi d’un autre, presque tout semblable, dans l’église des Pères de l’Oratoire de la rue Saint-Honoré de cette ville [Paris], où un jeune homme de bonne famille d’Orléans et beau-frère d’un des plus sages conseillers du Parlement, aidant à dire la messe comme novice de la maison, fut atteint d’une si ardente frénésie et d’une aliénation d’esprit si subite, que, se jetant sur le célébrant au moment qu’il remettait l’hostie sur l’autel, il le renversa par terre et lui donna quelques coups de poing et de pied ; mais, s’étant promptement relevé et remis à l’autel, il [le célébrant] ne laissa pas d’achever son sacrifice avec la même dévotion, après toutefois que l’on eût fait retirer ce dangereux fol, et que l’on lui eut substitué un autre religieux8.

Deux attentats christicides, deux agressions corporelles du Christ dans sa propre demeure, deux crimes de lèse-majesté divine commis dans des églises à Paris ou près de Paris à trois semaines d’intervalle, cela avait de quoi émouvoir l’opinion publique, du moins sa majorité catholique : on pouvait croire à une épidémie. Au XVIe siècle, et au début du XVIIe siècle encore, un sacrilège de ce type participait de la catégorie du fait divers horrible9 – com7

  Deux exemplaires apparemment semblables de cette brochure de 6 p. in-4° sont conservés à la B.n.F. sous les cotes 4 LK7 7001 et 4 Z LE SENNE 1505 (2). 8   Journal de Jean Vallier, op. cit. Guy Patin écrit de son côté : « Un Jeune Pere de l’Oratoire, qui est de la maison depuis huict jours, s’est aujourd’hui jetté sur celui qui disait la Messe, & lui a voulu arracher l’Hostie. Le Prêtre s’est deffendu ; mais l’autre a été le plus fort, l’a fait cheoir & lui a cassé les dents, l’Hostie cheute, grand désordre dans l’Eglise, &c. On dit que ce jeune homme est fol, je le croi[s] ainsi. Un Laquais fit autant il y a 15 jours… » (nous avons cité la suite supra). 9   Signalons par ex. les « canards » n° 379 A (année 1580), 394 (1619) et 398 (1620) répertoriés par J.-P. Seguin dans L’Information en France avant le périodique, Paris, Maisonneuve & Larose, 1964 (l’inventaire de Seguin couvre la période 1529-1631). Sur le dernier cas mentionné, voir aussi Sentence de mort confirmee par arrêt de la cour du Parlement de Paris, contre Manuel Magnan, compagnon cordonnier, exécuté à mort pour avoir pris et dérobé le sainct sacrement de l’autel, en l’église commandataire de S. Jean de Lattran le 14 fébuier, 1620. Ensemble tout le contenu du procès, informations et confessions, faites par le sir Magnan sur ledit larrecin et sacrilege, Paris, Isaac Mesnier, 1620 (B.n.F. 8° Ln27-23622 ; F-47092 (30) ; Ms. Clairambault 1094, fol. 99). Voir encore par ex., 66 ans plus tard : Le Cruel et funeste sacrilège commis dans l’église des Reverends Peres de la doctrine chrétienne, par une femme, à

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parable aux pires crimes de sang ou aux pires diableries. Le ton se “dédiabolise” un peu au milieu du XVIIe, nous l’avons dit, mais l’indignation catholique demeure intacte. Il faut rappeler que le Concile de Trente (1545-1563), plaçait le mystère eucharistique au cœur de la foi. Comme l’a bien montré, parmi d’autres, Pietro Redondi dans son Galileo eretico (1983), son dogme allait constituer aux XVIe et XVIIe siècles « le point nodal du dispositif idéologique de la Contre Réforme » et, naturellement, « la pièce maîtresse de la machine de guerre anti-protestante »10. Or, si les profanations d’hosties ou de reliques étaient de vieille tradition hérétique (imputées au Moyen-Âge à des juifs, plus tard tantôt à des illuminés tantôt des protestants radicaux, quelquefois à des libres penseurs agressifs11), il semble bien que vers la fin des années 1640 (tant en France pendant la Fronde, qu’en Angleterre, où l’on ne compte pas les exactions sacrilèges des troupes parlementaires), on assiste à un regain de sacrilèges12. l’endroit du saint sacrement, arrivé le troisième septembre 1686, Paris, s.d. [1686], pièce in-4° (B.n.F. Ye-2454). 10   Galileo eretico, Torino, Einaudi, 1983 ; tr. fr. : Galilée hérétique, Paris, Gallimard, 1985, spéc. p. 229 sq. ; nous avons cité l’analyse de Loup Verlet, La Malle de Newton, Paris, Gallimard, 1994, p. 138 et 167 (cf. p. 164 sq.), lequel mentionne aussi cet hymne proposé aux fidèles : « Hostie Sainte / Méprisée par les mauvais chrétiens / Outragée par les blasphémateurs / Transportée des Saints Tabernacles dans les cabanes des pécheurs / Ensanglantée par le poignard d’un Juif… » (p. 164). Henri Brémond, dans sa fameuse Histoire littéraire du sentiment religieux en France (t. IX, p. 219), montrait que le culte du Saint-Sacrement avait pris une extraordinaire importance au XVIIe siècle, confinant à l’idolâtrie, notamment dans les églises jésuites. 11   On peut rappeler les retentissantes agressions envers l’hostie commises par le prêtre Jean Langlois à Notre-Dame de Paris en 1491, et par l’étudiant picard Haymon de la Fosse à la Sainte-Chapelle en 1503. Voir H. Busson, Le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance, Paris, Vrin, 1957, p. 299-300, et M. Godet, « Un martyr de l’humanisme. Tragique histoire d’Haymon de la Fosse, étudiant picard », Revue du seizième siècle, II / 2, 1914, p. 169-190. L’histoire légendaire de ces sacrilèges remonte très haut (le pape Grégoire VII aurait jeté une hostie dans le feu ; on prêtera à Frédéric II le blasphème d’Haymon de la Fosse devant l’hostie : « Et durera toujours cette folie ? » / Frédéric : « Jusqu’à quand durera cette jonglerie ? » ; etc.). On trouvera quelques exemples plus récents dans F. Berriot, Athéismes et athéistes au XVIe siècle en France, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, et éditions du Cerf (thèses Cerf), s.d. [1984], p. 134-139. 12   Selon René Pintard, des actes de cette nature semblent avoir été nombreux à l’époque de la Fronde, entre 1648 et 1653 : R. Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, 1943, rééd. Genève, Slatkine, 1983, p. 9 et passim (1ère partie, chap. 1). Pintard signale, p. 24, une répression accrue des actes blasphématoires et sacrilèges à partir de

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Une répression non toujours inefficace y répondait. La justice du roi se devait de châtier sévèrement les criminels, surtout s’ils étaient convaincus d’hérésie : la hache, pour couper la main coupable, puis la corde et le bûcher13. Au moins en théorie, bien sûr, mais la Compagnie du Saint-Sacrement était vigilante. Quant au lieu profané (l’église), en général il devait fermer jusqu’à ce qu’ait lieu, en réparation, une cérémonie solennelle de « Réconciliation » entre l’homme et le Christ14. À propos de l’attentat de Sannois, un historien local, l’abbé F. Massuchetti, a justement noté ceci au début du XXe siècle : « Le souvenir de ce sacrilège est resté dans la mémoire des habitants de Sannois ; ils prétendent même que les grilles qui, jusqu’en décembre 1875, entourèrent le chœur ont été placées à cause de cet attentat. Ces grilles, en effet, entouraient le chœur depuis le haut jusqu’en bas absolument comme une vraie cage »15. L’histoire la plus récente de Sannois fait toujours état de ce fameux “fait divers”16. *

*

*

J’en viens maintenant à Cyrano, dont on sait tout le respect qu’il avait pour la religion chrétienne (je rappelle seulement sa définition de la croix : « La croix n’est autre chose qu’une longueur considérée avec une largeur » ; son respect pour le dogme trinitaire, quand il affirme que le chiffre « trois » est le plus funeste de tous ; et sa foi ferme en la Résurrection de la chair, quand 1653, date de parution de l’Agrippine. Notons que la situation était à peu près semblable en Angleterre : cf. Ch. Hill, The World turned upside down (1972), rééd. Londres, etc., Penguin Books, 1991, p. 29-30 et passim. Voir aussi. Verlet, Malle de Newton, op. cit., p. 241. 13   Le cas échéant, si l’État n’accomplissait pas son devoir, la Compagnie du Saint-Sacrement se chargeait de le lui rappeler. Sur la répression du blasphème et du sacrilège dans le premier XVIIe siècle, voir R. Pintard, Le Libertinage érudit, p. 22-26 (Pintard note que la répression se durcit dans les années 1630). Alain Talon, dans La Compagnie du Saint-Sacrement (Paris, Cerf, 1990, p. 86), évoque plusieurs interventions de la Compagnie (fondée en 1629) à partir de 1632. On conçoit que cette Compagnie, dont Talon a marqué le « paneucharistisme » (p. 81-83), fut particulièrement vigilante à propos des atteintes à la Sainte Hostie (cf. p. 59). 14   Voir notre « Frappons, voilà l’hostie ! », art. cit., note 13. 15   Notes sur Sannois, Sannois, G. Rochard, 1909, p. 20-22, ici p. 22. 16   Un village nommé Sannois, Cergy-Pontoise, Éditions du Valhermeil, 1992, p. 139-140

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il la compare à une érection sexuelle17). En mai 1649, donc, Cyrano avait déjà commencé son Agrippine, mais il ne l’avait pas achevée et y travaillait encore. Le Parasite Mormon, daté de 1650, est formel sur ce point18. La pièce, on le sait, ne sera d’ailleurs jouée que quatre ans plus tard, et publiée au tout début de 165419. Je ne reviendrai pas en détail sur les « belles impiétés » dont son éditeur, Charles de Sercy, se flattait (récit de Tallemant des Réaux20) et qui contribueront à l’interdiction de la pièce21. Je rappellerai seulement ces quelques vers où le public de l’époque a décelé une allusion transparente au type d’événe  Voir, respectivement, ses lettres Contre les sorciers, Contre les médecins (dans Lettres satiriques et amoureuses, éd. J.-Ch. Darmon et A. Mothu, Paris, Desjonquères, 1999, p. 92, 148 et 249, n. 193). Nous pourrions sans peine multiplier les exemples dans les Lettres et ailleurs. 18   [La Mothe le Vayer (fils) et al.], Le Parasite Mormon, histoire comique, s.l., 1650, p. 143-144 : « Se peut-il rien voir de plus beau que le sont la Mariamne, l’Alcionée, l’Heraclius, les Visionnaires ? Adjoustez, dit Louvot : & que le seront l’Agrippine, & l’Arsace quand leurs autheurs y auront mis la dernière main, & qu’ils se seront résolus de les donner aux prieres de leurs amis » (p. 143-144). Quand fut écrite, ou plutôt commencée, La Mort d’Agrippine ? J. Prévot déclare dans Cyrano poète et dramaturge (p. 170) qu’elle est citée par l’abbé de Marolles, à la suite du Voyage de la Lune, dans son Dénombrement et, partant, qu’elle « elle est certainement à dater de 1647, au plus tard de 1648 ». Nous ne savons apprécier la pertinence de cette assertion, faute d’être éclairé sur la généalogie du texte de Marolles, paru seulement en 1678. 19   La pièce fut publiée dans les premiers mois de 1654, le privilège ayant été sollicité vers le mois de novembre 1653 et obtenu le 16 décembre. 20   « Un fou nommé Cyrano fit une piece de theatre intitulée La Mort d’Agrippine, où Séjanus disoit des choses horribles contre les dieux. La piece estoit un vray galimatias. Sercy qui l’imprima dit à Boisrobert qu’il avoit vendû l’impression, en moins de rien : “Je m’en estonne” dit Boisrobert — “Ah ! Monsieur”, reprit le libraire, “il y a de belles impietez” » (Historiettes, chapitre des « Naifvetez, bons mots, reparties, contes divers », éd. A. Adam, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1961, t. II, p. 886-887). Les Historiettes (manuscrites) furent commencées en 1657. 21   Selon Gabriel Guéret, la pièce fut interdite pour « trente ou quarante vers qui blessent les bonnes mœurs » : La Guerre des auteurs anciens et modernes, Paris, Théodore Girard, 1671, cité par F. Lachèvre dans Les Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, Paris, Champion, 1921, I, p. ci-ciii, ici p. cii. La pièce aurait été jouée en 1653 à l’hôtel de Bourgogne : cf. ibid., I, p. xc ; II, p. 93. À quand remonte cette interdiction ? Après avoir été jouée à Paris à la fin de 1653, peut-être à l’hôtel de Bourgogne, la pièce sera encore à Rouen en juillet 1655 (alors que Cyrano se mourait) : Huygens a consigné dans son Journal avoir assisté à une représentation le 13 juillet : cf. Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature [1929-42, rééd. New York, 1966], I, p. 169, n. 1 ; M. Alcover, Cyrano relu et corrigé, Genève, Droz, 1990, p. 23, n. 24. La disgrâce de l’écrivain auprès du duc d’Arpajon (au début de 1654 ?) fut peut17

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ments que j’ai relatés : la référence est à l’acte IV, à la fin de la scène 4 de la tragédie : Séjanus, ministre et favori de Tibère, se décide à commettre le régicide et s’exclame : « Frappons, voilà l’hostie, et l’occasion presse » (vers 1306). À quoi la foule des badauds aurait aussitôt réagi : « Ah le méchant, ah l’athée ! comme il parle du saint Sacrement ! »22. Évidemment, le peuple est toujours un peu niais, passablement inculte et souvent malintentionné. De Bernard de La Monnoye, qui nous transmet cette anecdote, jusqu’à Charles Nodier, Théophile Gautier (et, hélas, bien au-delà), on trouvera plaisant que les spectateurs de cette tragédie romaine n’aient pas saisi que l’hostia, c’était la victime sacrificielle romaine et non pas la Sainte Hostie23. Ou bien – autre stratégie critique – l’on mettra en doute l’anecdote, ce qui est toujours commode en matière historique, et certes plus poli à l’égard du peuple, mais revient de la même façon à nier que Cyrano ait glissé dans ses vers un trait malicieux à l’endroit du sacrement eucharistique. Dans les deux cas, on fait l’économie de plusieurs choses : à savoir, d’une part, l’amour immodéré de « Monsieur de la hérissonnière » pour les équivoques (on se souvient que Cyrano était ainsi appelé dans Le Parasite Morêtre occasionnée, justement, par le scandale causé par La Mort d’Agrippine. L’ouvrage était orné en frontispice des armes du duc d’Arpajon, qui avait financé la publication. 22   « Cyrano de Bergerac en qualité d’esprit fort se donnoit de grandes libertez de sentimens & de paroles. Cela le mettoit en mauvaise réputation, en sorte que des badaux, un jour qu’on jouoit l’Agrippine, avertis qu’il y avoit des endroits dangereux, après les avoir tous ouïs sans émotion, enfin, lors que Séjan résolu à faire périr Tibére, qu’il regardoit déja comme sa victime, vint à dire à la fin de la 4. Scéne du 4. acte : Frapons, voila l’hostie, ne manquerent pas de s’écrier : Ah le méchant, ah l’athée ! comme il parle du saint Sacrement ! » (Menagiana [3e éd.], Paris, Florentin Delaulne, 1715, t. II, p. 25). 23   Ainsi, le journaliste de Trévoux, en 1747, trouvera plaisante l’anecdote (Journal de Trévoux, avril 1747, p. 610-611). Voir, plus récemment, F. Lachèvre, qui dans son édition de La Mort d’Agrippine prend soin de noter à l’endroit de « voylà l’hostie » : « Dans le sens de victime ». J. Prévot (Cyrano de Bergerac poète et dramaturge, Paris, Belin, 1978, p. 170, n. 2), parle de « prétendu scandale provoqué par le vers 1306 ». Il ne nie donc pas expressément la portée provocatrice de la phrase, mais son scepticisme à ce sujet se déduit du doute à propos de l’authenticité du témoignage du Menagiana (une addition tardive de La Monnoye...). M. Cardoze (très inspiré par J. Prévot) est plus explicite dans son Cyrano de Bergerac, libertin libertaire (Paris, J.C. Lattès, 1994, p. 196-197) : « Le texte est sans ambiguïté : par deux fois dans la tragédie le mot “hostie” est employé dans le sens symbolique des sacrifices païens, et il n’apparaît pas d’intentions blasphématoires de l’auteur à l’égard du rite de la communion catholique ». Et de parler de simple « dérapage littéraire » épinglé par des spectateurs trop dévots. Voir encore D. Moncond’huy (éd.), La Mort d’Agrippine, Paris, La Table ronde, 1995, p. 123, n. 19.

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mon24) ; d’autre part, son antichristianisme foncier et virulent (particulièrement son anti-catholicisme), désormais bien avéré 25  ; enfin, certaine proximité encore mal définie mais bien réelle avec le village de Sannois. Je ne reviendrai pas en détail sur les deux premiers points. J’ajouterai seulement, car nous parlons d’hostie, que Frank Lestringuant a déjà mis en lumière une belle parodie du sacrifice de la messe dans la scène d’anthropophagie rituelle des États et Empires de la Lune26. Par ailleurs, il vaut de rappeler que l’hostie Tibère est un roi et qu’à l’époque de Cyrano encore, le corps symbolique ou mystique de la personne royale trouvait « son modèle dans la formulation eucharistique »27. En somme, l’équivoque sur hostie était comme naturellement sollicitée par l’analogie du corps du roi avec celle du Christ. J’ajouterai une troisième chose : c’est que La Mort d’Agrippine comporte, à mon avis, deux autres allusions équivoques au sacrifice de la messe, qui font écho au « Frappons, voilà l’hostie ! » du vers 1306 et corroborent l’interprétation que j’expose. À l’acte I, scène 2 (Marc Favier a attiré mon attention sur ce passage), Tibère va entrer dans Rome et Agrippine déclare à Séjanus : Vois comme aveuglément il vient chercher l’autel ! Frappons ! Cette victime attend le coup mortel ! Mais gardons qu’échappant au couteau du ministre, Sa fuite ne devienne un présage sinistre. (vers 151-154) 24   [La Mothe le Vayer (fils) et al.], Le Parasite Mormon, histoire comique, s.l., 1650. Voir sur ce texte notre “cyranote” « Histoires de famille », dans La Lettre clandestine, n° 8, 1999. Rappelons aussi que Charles Sorel jugera les Lettres « d’un Style particulier dont elles sont l’Exemple, qui est d’avoir la pluspart de leurs pointes sur les Mots par équivoque, et sous une double signification » (Bibliothèque Françoise, Paris, 1664, p. 118). Le Balzac de Gueret parlera d’« équivoques puériles » (cf. F. Lachèvre, Œuvres libertines de Cyrano, I, p. cii). 25   À notre connaissance, plus aucun “cyranien” informé et sans idées fixes ne remet aujourd’hui en cause cette conclusion. 26   On lira à ce sujet les pages éclairantes de Frank Lestringant dans Une sainte horreur, ou le voyage en Eucharistie, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, P.U.F., 1996, p. 294-303 (« L’Eucharistie lunaire de Cyrano »). 27   M. Alcover, « Sisyphe au Parnasse : la réception des œuvres de Cyrano aux XVIIe et XVIIIe siècles », Œuvres & critiques, XX, 3, 1995 [p. 219-250], p. 230, s’appuyant sur R.  Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1990, p. 159. La référence idéale est sans doute à E. Kantorowicz, The King’s two Bodies [Princeton U.P., 1957], tr. fr. : Les Deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1989.

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Peut-être suis-je un lecteur particulièrement “malintentionné”, mais le ministre, l’autel, le sacrifice, l’objet consacré qui échappe des mains de l’officiant, la malédiction divine qui en découle, tout cela me rappelle quelque chose. Ensuite, à l’Acte II, scène 5, une autre hostie s’échappe. Livilla, sœur de Germanicus, décrit à son amant Séjanus le sacrifice manqué d’un bœuf et d’autres présages funestes : J’ay honte de l’effroi dont je suis accablée : Mais on peut bien trembler quand le Ciel tremble aussi ; Écoute donc sur quoi je m’épouvante ainsi. Des poings du Victimaire aujourd’hui nos hosties, Le couteau dans la gorge en fureur sont parties, L’haruspice a trouvé le cœur défectueux, Les poumons tous flétris, et le sang tout bourbeux, La chair du Sacrifice au brasier pétillante, Distillait sur l’Autel une liqueur puante, Le bœuf n’a pas été mortellement atteint, L’encensoir allumé par trois fois s’est éteint ; Il est sorti de terre une vaine figure ; On n’a point vu manger les oiseaux de l’Augure ; Le Sacrificateur est chu mort en riant ; Le Temple s’est fermé du côté d’Orient ; Il n’a tonné qu’à droite et durant cette extase J’ai vu nos Dieux foyers renversés de leur base28 . (aux vers 653 sq.)

Encore l’autel, avec les encensoirs, les hosties de chair (et vous devinez laquelle) qui échappent par violence aux mains du sacrificateur au moment de la célébration, Dieu dans sa maison renversé de sa base, le Ciel qui tremble, le temple qui ferme. Il ne vous aura pas échappé que le sang et la chair du sacrifié sont décrits comme peu ragoûtants et que l’on aperçoit par terre une « vaine figure ». Reste le bœuf. Moïse, comme chacun sait, était cornu29. Mais Jésus ? Il est très improbable que Cyrano ait cherché à rebondir sur une boutade de 28   Vers 650-666, éd. Prévot, Œuvres complètes, p. 268. Le dégoût qu’inspire la description du sacrifice (manqué) prend peut-être du relief après lecture du livre déjà cité de F. Lestringant : Une sainte horreur, ou le voyage en eucharistie (dont quelques pages sur Cyrano ; cf. supra, n. 11). 29   Cf . Exode 34, 29. Moïse, après avoir détruit le veau d’or et être remonté vers Dieu pour obtenir le renouvellement de l’alliance, redescend « cornu » du Mont Sinaï, selon la

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Calvin (pourtant certainement bien connue en milieu protestant, dont Cyrano était précisément originaire), selon laquelle la quantité de gouttes de lait de la Vierge conservées en reliques dans un si grand nombre d’églises en Europe, assimilait la vierge Marie à une vache nourricière (telle mère, tel fils)30. Cependant, il ne nous surprendrait pas que notre auteur ait eu à l’esprit une exégèse symbolique et prophétique classique du Deutéronome 33, 17 (chapitre des bénédictions par Moïse des tribus d’Israël), identifiant le Christ à Joseph : « premier – né, sa beauté [à Joseph, scil. au Christ] est celle du taureau. Ses cornes sont les cornes du rhinocéros [ou de l’oryx, ou de la licorne, suivant les traductions de rhinoceros] ; avec elles il frappera tous les peuples, jusqu’aux extrémités de la terre ». Écoutons Tertullien, dont les Opera furent très souvent édités dans la première moitié du XVIIe siècle ; la même exégèse se trouve dans le traité Contre Marcion (Adversus Marcionem) et dans celui Contre les juifs (Adversus Judaeos) : Joseph est encore un symbole du Christ […] ; la ressemblance éclate jusque dans les bénédictions. « Sa beauté est celle du taureau premier-né ; ses cornes sont celles de l’oryx : avec elles il frappera les peuples et les chassera jusqu’aux extrémités de la terre ». Je le demande, est-ce quelque animal puissant, ou quelque monstre fabuleux, que présage cet emblème ? Non, sans doute. Ce taureau mystérieux, c’est Jésus-Christ, juge terrible pour les uns, rédempteur plein de mansuétude pour les autres. Ces cornes, ce sont les extrémités de la croix, car dans l’antenne d’un navire, qui figure une partie du bois sacré, on donne le nom de cornes à ses extrémités. Enfin l’oryx, à la corne unique, désigne le tronc de l’arbre sur lequel il s’étendra. Cornes symboliques, c’est avec leur vertu que mon Christ enlève tous les jours les nations par la foi, les transportant de la Vulgate latine : « videbant faciem Moysi esse cornutam » (« Ils voyaient que la face de Moïse était cornue »). En fait, selon l’hébreu, il redescend « rayonnant » ou « resplendissant » (quoique le jeu de mots sur le verbe qaran, signifiant « rayonner » ou « être cornu », ait pu être initialement recherché). Quoi qu’il en soit, la traduction latine s’est trouvée à l’origine d’un motif iconographique qui se retrouve à travers toute l’histoire de l’art, du Moyen Âge jusqu’à nos jours (Marc Chagall), en passant par Michel-Ange, lorsqu’il a sculpté son chef d’œuvre sur le tombeau de Jules II (Rome, église saint Pierre-aux-Liens). Évidemment, cette figuration fera rire bien des libres penseurs : Gruet, par exemple (cf. F. Berriot, Athéismes et athéistes…, op. cit., p. 862) ou La Mothe Le Vayer dans « Du mariage », (dans Cinq dialogues faits à l’imitation des Anciens [ca. 1633] : cf. Dialogues faits à l’imitation des Anciens, éd. André Pessel, Paris, Fayard, 1988, p. 471). 30   « Tant y a [du lait] que si la sainte Vierge eût été une vache et qu’elle eût été une nourrice toute sa vie, à grand peine en eût-elle pu rendre telle quantité » (Traité des reliques, éd. Albert Autin, Paris, Bossard, « Collection des chefs-d’œuvres méconnus », 1921, p. 145).

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terre au ciel, et qu’au dernier jour il les précipitera, par le jugement, du ciel sur la terre ! Ce même taureau reparaîtra encore dans les Écritures, lorsque Jacob étendant sa bénédiction sur Siméon et Lévi, c’est-à-dire sur les scribes et les pharisiens (car cette race est fille de Siméon et de Lévi), le patriarche s’écrie allégoriquement : « Siméon et Lévi, tous deux frères : la fraude les a convertis en instruments de violences » ; ces violences par lesquelles ils ont persécuté le Christ ! « Mon âme n’est point entrée dans leur complot, mon cœur ne s’est point uni à leurs assemblées, quand leur fureur a égorgé des hommes », quels hommes ? sinon les prophètes, « et quand ils ont percé les membres du taureau », c’est-à-dire, du Christ qu’ils ont immolé comme les prophètes, et sur lequel ils ont assouvi leur haine en le clouant à un gibet. Au reste leur reprocher, après le massacre des prophètes, d’avoir mis à mort quelque animal, serait par trop ridicule, si c’était là un taureau vulgaire31.

Cette exégèse allégorique – que nous croyons toujours autorisée – a dû faire sourire plus d’un libertin au XVIIe siècle (non moins que la représentation de Moïse avec des cornes). Orasius Tubero, alias La Mothe Le Vayer, au moins, s’en est souvenu dans le petit éloge paradoxal des cornes qu’il s’est diverti à insérer dans son traité Du mariage (ca. 1633) – texte que Cyrano connaissait probablement, comme l’ensemble des Dialogues faits à l’imitation des Anciens : « le Nazaréen est figuré avec des cornes au trente-troisièsme du Deutéronome, quasi primogeniti Tauri pulchritudo ejus, cornua Rhinocerotis cornua illius, in ipsis ventabilit gentes usque ad terminos terrae »32… Trouvera-t-on cette dernière conjecture quelque peu forcée ? Cyrano a dans son œuvre cultivé l’art de l’équivoque bien au-delà de ce que nous, lecteurs modernes, supposons ordinairement33. Admettons-le cependant : la double lecture que nous avons proposée des deux citations dans leur ensemble, paraît-elle vraiment moins probante ? Notre “poète de l’équivoque” aurait-il pu, sans risques ni sans invraisemblances (romaines), mettre en scène le sacrifice d’un agneau ? Les équivoques inondent La Mort d’Agrippine, et ce n’est pas son récent metteur en scène à Sannois, Marc Favier, qui me contredira (en découvrant la pièce d’un œil artiste “non savant”, il a confirmé beaucoup de nos intui31   Adv. Marcionem, III, § 18, 3-5 ; cf. adv. Judaeos, X, 6-10. Nous citons d’après la traduction de Antoine-Eugène de Genoude, Œuvres de Tertullien. Seconde édition, Paris, Louis Vivès, 1852, t. I, p. 133-134 ; t. III, p. 32-33 pour le Contre les Juifs. Nous soulignons. 32   François de La Mothe Le Vayer, « Du mariage », op. cit., p. 471. 33   Voir, dans La Lettre clandestine n° 15 (2007), notre article « Des cloches et des reliques. La religion de Cyrano » (p. 245-268).

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tions). Au vrai, il n’est pas jusqu’au cadre romain de la pièce qui ne soit d’emblée équivoque, et cela, Marc l’a aussi immédiatement perçu. J’en viens, pour finir, à Sannois. Chacun sait que c’est dans ce village rural qui comptait à l’époque de Cyrano une centaine de feux34, que celui-ci se réfugiera à la fin de sa vie, pendant l’été 165535. Il sera hébergé par un cousin germain, Pierre Cyrano, homme apparemment cultivé qu’il appréciait tout particulièrement, selon Le Bret 36. Personne n’ignore non plus que c’est dans l’église de Sannois que notre “philosophe artiste” sera inhumé – et cela par le même curé, François Cochon, qui avait subi six ans plus tôt le sacrilège du jeune laquais37. Belle coïncidence ! Cyrano, personne n’ignore non plus ce détail, sera déclaré mort « en bon chrestien » et inhumé dans l’église, ce qui signifie peut-être simplement que sa famille, notoirement bigote, qui habitait les lieux avait payé ou promis au curé suffisamment de messes pour qu’il en soit ainsi, le curé fût-il absent au moment du décès ou n’eût-il rien obtenu de l’écrivain38. Car, n’en déplaise à ceux qui prennent trop au sérieux les attestations comme celle du curé 34   Voir C. Riboulleau, « Un village frontière à la population croissante », dans le collectif Un village nommé Sannois, Cergy-Pontoise, Éditions du Valhermeil, 1992, p. 102 : Sannois comptait une douzaine de feux en 1470 et on en dénombrait cent quarante et un vers 1680 [on compte en moyenne entre quatre et cinq habitants par foyer]. Nous remercions vivement Mme Thibault, archiviste de Sannois, de nous avoir obligeamment communiqué l’ouvrage cité et plusieurs autres documents relatifs à l’histoire de cette commune. 35   Le Bret nous rapporte dans sa préface à la Lune que Cyrano avait reçu de ce cousin « de grands témoignages d’amitié » et que « ses conversations, si savantes dans l’histoire du temps présent et du passé, lui plaisaient extrêmement » : cf. Cyrano, Œuvres complètes, I, éd. M. Alcover, Paris, Champion, 2000, p. 490). Pierre Cyrano avait la charge multiple de « trésorier des offrandes, aumônes et dévotions du roi », selon l’acte de décès de Cyrano par lui contresigné (reproduit par J. Prévot, Cyrano poète et dramaturge, p. 274-275). 36   Antoine Adam et Madeleine Alcover ont justifié, documents à l’appui, les qualités d’homme cultivé et éclairé du cousin de Cyrano (A. Adam, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Éditions Mondiales, III, 1962, p. 83-85 ; M. Alcover (éd.), Cyrano, Œuvres complètes, I, op. cit., p. lxxii sq. 37   Le certificat de décès de Cyrano établi en 1655 par le curé de « Centnoix » est signé « Cochon » (cf. Lachèvre, Œuvres libertines, I, p. xciii ; Prévot, Cyrano poète et dramaturge, p. 274). Or, d’après un procès-verbal de l’archidiacre Claude Ameline daté du 11 mai 1672, François Cochon est dit « curé depuis 28 ans », ce qui ramène la possession de sa cléricature à 1644 (voir C. Riboulleau dans Un village nommé Sannois, op. cit., p. 121). 38   La précision, sur l’acte de décès, que Cyrano était « escuier » a déjà probablement été faite sur la foi de la famille, car Savinien n’était pas plus écuyer que son frère Abel, condam-

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Cochon, l’« économie du salut » (au sens propre) correspondait à l’époque à une réalité fort concrète39. Cyrano lui-même, à l’acte V du Pédant joué, évoque la possibilité de marier Genevote à un défunt que l’on ressusciterait ensuite, ce qui laisse entendre que trouver un prêtre disposé à bénir cette union sacrilège ne représentait qu’un détail négligeable. Mais passons. J’ai autrefois imaginé (à cause de Pierre Cyrano), que c’était peut-être à une maison de Sannois, plutôt qu’à une maison d’enfance dans la vallée de Chevreuse, que Cyrano avait songé quand il écrivait sa lettre « D’une maison de campagne »40. Hypothèse un peu gratuite, j’en conviens, mais l’hypothèse alternative de la vallée de Chevreuse l’est davantage41, et la mienne a au moins eu l’heur de séduire l’organisateur du présent colloque, Hervé Bargy (voir son Introduction). J’ai d’abord songé à la maison de Pierre Cyrano et me suis même un moment demandé si Savinien lui-même n’avait pas acquis, ou hérité d’une petite propriété à Sannois, puisqu’il eut le privilège d’être né pour usurpation de condition noble vers 1668 (cf. M. Alcover, éd. cit. de Cyrano, p. cxxiv). 39   Beaucoup de protestants avaient dénoncé les “impostures lucratives” de l’Église catholique : voir notamment Antoine Du Pinet, Taxe de la pénitence et chancellerie romaine, Lyon, 1564 ; réimpr. sous le titre : Taxe des parties casuelles de la boutique du Pape, Leyde, 1607. Voir aussi Laurentius Banck, Taxa sanctae cancellariae romanae in lucem emissa et notis illustrata, mis à l’Index le 4 février 1654. Ces textes, et beaucoup d’autres (dont l’Apologie pour Hérodote de Henri Estienne), ont connu de multiples rééditions. Collin de Plancy (sous le pseud. de Julien de Saint-Acheul), réédita la Taxe des parties casuelles, qui sera encore mise à l’Index en 1827. Jean Letrouit, qui nous a renseigné sur ces questions, s’est mérité le titre d’“économiste du salut” par diverses conférences inédites. 40   Voir par ex. « Frappons, voilà l’hostie », art. cit., p. 197, n. 27. 41   Cette légende – que nous avons déjà critiquée dans La Lettre clandestine n° 10, 2001, p. 343 – remonte à Jacques Prévot et André Blanc (après d’autres), dans sa récente édition de La Mort d’Agrippine chez Champion (Œuvres complètes, III, 2001), reconduit l’idée selon laquelle le souvenir de la vallée de Chevreuse hanta la vie entière de Cyrano : il serait par exemple « démontré » que le patois du paysan Gareau, dans Le Pédant joué, était le « patois authentique de la vallée de Chevreuse » (Avant-propos, p. 7). Pourquoi alors évoquer plus loin (p. 29) un patois « du sud-ouest de Paris […] contaminé par les patois du centre, Orléanais, Gâtinais, Nivernais, sans excepter quelques expressions picardes ou normandes », et signaler encore (p. 44) que « le patois du manuscrit n’est pas celui de l’édition » ? Il est bien clair, à notre avis, que rien n’a jamais été démontré. Il eût fallu pour cela s’employer à une comparaison rigoureuse des différents patois de l’époque, ceux notamment de la région parisienne (à supposer qu’il en ait existé plusieurs bien différenciés ca. 1650, ce qui est déjà incertain) : mais sur quelle base documentaire exactement ? Nos historiens de la littérature ont sur ce point manqué de pédagogie.

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inhumé dans l’église et que le registre des décès ne le signalait pas comme un demeurant chez…, conformément à une formule usuelle dans d’autres registres de décès, mais comme un membre à part entière de la paroisse42. Cette éventualité n’aurait bien sûr pas empêché que Savinien, malade et la mort approchant, ait été recueilli par son cousin bien aimé. Nos recherches, très superficielles, n’ont rien donné43. Un retour à l’hypothèse Pierre Cyrano s’impose donc provisoirement. Pierre qui, au moins, n’a certainement pas eu besoin de la rumeur ou de la lecture d’un canard pour entendre parler du sacrilège commis dans l’église de son petit village. Cela paraît évident, mais ce qui le confirme, c’est que le valet Nicolas Geny ou Jovy, auteur du sacrilège, avait pour maître un certain Gorillon (on le sait par Jean Vallier). Or, Madeleine Alcover m’a fait remarquer que trois Gorillon figuraient parmi les témoins du mariage civil de Pierre Cyrano et de Marie Doussin, le 20 janvier 165844. Et pour cause : la mère de Pierre et épouse de Samuel Cyrano, Marie Secqueville, était la bellesœur de Jean Gorillon. Les trois familles étaient fortunées et liées entre elles. Bref, le sacrilège commis par le « grand valet » a touché de près les Cyrano de Sannois. Et il dut avoir d’autant plus de résonance que les Secqueville, non moins que les parents de Cyrano du côté de Chevreuse, étaient proches de la Compagnie du Saint-Sacrement. On comprend simultanément que l’argent ne manqua pas pour faire inhumer chrétiennement et comme un digne paroissien ce vilain petit canard achriste que fut Cyrano. Hélas, d’un autre côté, on peut désespérer de ne jamais retrouver les manuscrits perdus de l’écrivain.

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  N’importe quel étranger pouvait-il être déclaré mort, dans une paroisse, sans mention de son extraterritorialité, et de surcroît inhumé dans l’église même d’un village qui n’était pas le sien ? Toujours est-il que le registre tenu par Cochon ne signale aucun « demeurant chez » : on peut imaginer que cette mention n’était ni obligatoire, ni dans ses habitudes. 43   Notre enquête (avec J. Letrouit et H. Bargy), dans les archives du plus ancien office notarial de Sannois, est restée vaine. Cependant il nous est apparu que les Cyrano de Sannois ne fréquentaient visiblement pas cet office – et l’on sait que Pierre, notamment, demeurait ordinairement à Paris « rue des Prouvailles [Prouvaires], paroisse St-Eustache ». 44   Lachèvre a été le premier et le seul à reproduire le contrat de mariage (Les Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac […], I, Paris, Champion, 1921 / Genève, Slatkine, 1968, p. clii-clvi).

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De Rostand à nos jours

Une représentation à l’Hôtel de Bourgogne (1640) : le théâtre du XVIIe siècle vu par Edmond Rostand Agnès Vève (Université de Paris III • Sorbonne Nouvelle) On a souvent accusé le héros de Rostand d’avoir, pour ainsi dire, “phagocyté” l’authentique Cyrano. Les entorses à la réalité historique pratiquées par le dramaturge ont très vite dérangé certains intellectuels. L’un des plus virulents fut Émile Magne – historien spécialiste de la période de Louis XIII – qui publia en 1898 un pamphlet dénonçant les erreurs de documentation de Cyrano de Bergerac. Ces erreurs portaient, selon lui, non seulement sur le personnage principal, mais encore sur le tableau que propose Rostand de la vie sociale et théâtrale au XVIIe siècle. C’est à la façon dont Rostand – à la fin du XIXe siècle - évoque le théâtre du XVIIe, et donc à cet aspect d’un théâtre qui parle de lui-même et de son histoire, que je m’intéresserai plus particulièrement dans cet article.

I. Les erreurs de documentation de “Cyrano de Bergerac” : le « J’accuse » d’Émile Magne contre Edmond Rostand (1898) Le 28 décembre 1897, la création, au théâtre de la Porte-Saint-Martin à Paris, du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, créé l’événement : le triomphe public remporté par la pièce (quatre cents représentations de décembre 1897 à mars 1899) s’accompagne de l’approbation quasi unanime des critiques du temps. Isolées dans ce concert de louanges, quelques voix discordantes s’élèvent pourtant : ce sont celles d’André-Ferdinand Hérold dans Le Mercure de France et de Jules Lemaître dans La Revue des deux mondes (février 1898). Contrairement à nombre de ses confrères, Jules Lemaître conteste le

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titre de « chef-d’œuvre » à une pièce qui, selon lui, se contente de faire du neuf avec de l’ancien ; quant à André-Ferdinand Hérold, il s’attaque au style de Rostand et s’indigne du succès de Cyrano qu’il juge comme un « chefd’œuvre de vulgarité ». Quelques mois plus tard paraît, dans la Revue de France, une étude du dix-septiémiste Émile Magne, intitulée « Les erreurs de documentation de Cyrano de Bergerac ». Pour Magne non plus, le Cyrano de Rostand ne saurait être rangé au rang des chef-d’œuvres du théâtre national, parce que, dit-il, « un chef-d’œuvre demande l’harmonieux concours de la vérité historique et de la grandeur morale – et qu’il faut, pour sceller le pacte entre ces deux adorables déesses, le génie d’un écrivain grand comme Shakespeare ou Molière », (Préface, p. 14). Aux yeux du critique, la pièce de Rostand n’est qu’un « tournoiement féerique de cristaux multicolores », « une séduction simultanée de la vue et de l’ouïe » (Préface, p. 13) ; mais le « style rostandique », comme il se plaît à le nommer, pèche par trop d’incohérences, de maladresses, de « loufoquerie versiculaire », autant d’imperfections qui interdisent à l’écrivain de figurer au panthéon des poètes. Le plus grand crime d’Edmond Rostand, toujours de l’avis d’Émile Magne, se rencontre pourtant dans l’invraisemblance de sa pièce, « conséquence de l’acharnement mis [par l’auteur] à détériorer l’histoire » (Préface, p. 13). Et d’accuser Edmond Rostand de « [lui avoir] gâté [son] vrai Cyrano » (Préface, p. 17). Son étude se présente alors comme un relevé de toutes les inexactitudes contenus dans la pièce. « Lorsqu’il s’agira de décider si votre pièce est un chef-d’œuvre », lance-t-il à l’écrivain, « l’on s’apercevra alors que certains détails d’histoire méritent d’être traités avec moins de légèreté. Et l’on s’apercevra aussi qu’un poète compte surtout sur le hasard lorsqu’il n’eût qu’une fréquentation superficielle avec ses héros et leur époque » (Préface, p. 22). De quoi Edmond Rostand est-il coupable aux yeux d’Émile Magne ? D’avoir choisi de composer une pièce à sujet historique, en négligeant de se documenter sérieusement sur ses personnages et sur l’époque à laquelle ils vécurent. Il le dit d’ailleurs, non sans agressivité, dans le développement de son argumentation : « Entrer un instant à l’Arsenal, compulser quelques livres traitant du XVIIe siècle n’eût point constitué un acte d’extrême virilité. Mais M. Rostand est un des admirateurs de celui qui établit le fameux principe du moindre effort, et sa comédie s’en ressent » (p. 12). Que Rostand ait pris des libertés dans la composition de la figure de Cyrano et de ses personnages, ainsi que dans le traitement qu’il propose du

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cadre de société dans lequel ils évoluent, personne ne songe à le contester, pas même l’auteur. On s’étonne, en revanche, qu’Émile Magne ait choisi de fonder sa critique sur la coupable négligence de l’écrivain, attribuant ses entorses à la réalité historique à une fréquentation par trop superficielle du XVIIe siècle et de ses auteurs. La parution de l’étude d’Émile Magne est annoncée dans le numéro de L’Aurore du 11 juin 1898, qui donne un extrait de sa critique publiée dans La Revue de France. L’article de L’Aurore commence ainsi : Très amusant, dans la Revue de France, l’article de M. Émile Magne, « La Documentation erronée de Cyrano de Bergerac ». Avec une rare érudition, l’auteur relève toutes les petites inexactitudes, tous les anachronismes commis par M. Rostand. Citons-en un. Le premier acte se passe à une représentation de la Clorise. Tenez, dit un spectateur, à la première du Cid, j’étais là. La Clorise étant de 1631, et le Cid de 1636, si ce spectateur pouvait supposer que, cinq ans plus tard, serait joué, au même théâtre, l’inimitable chef-d’œuvre du grand Corneille, il devrait mettre sa phrase au futur et dire : Tenez, à la première du Cid, je serai là. […]1

Après lecture du compte rendu de L’Aurore, Edmond Rostand se donne la peine de réagir, dans un courrier adressé directement à Émile Magne : Monsieur, L’Argus m’envoie cette découpure. J’ignore quelles sont les inexactitudes que vous relevez dans la suite de votre article. Soyez convaincu qu’il n’y a pas, dans Cyrano, un anachronisme que je ne connaisse parfaitement : je suis même certain, si complet que soit votre article, qu’il y en a un ou deux que je pourrais encore vous signaler. Mais il n’y en a pas tant que ça, et surtout, il n’y en a guère d’aussi naïfs que ceux signalés par le paragraphe ci-joint. Vous êtes complètement dans l’erreur, encore que tout ce que vous affirmez soit très exact. Mais voilà ! Le premier Acte de Cyrano se passe en 1640 (voyez la description du décor, 1ère ligne). Cette simple date fait tomber comme une 1

  Citons la suite : « Tandis que ce spectateur prophète se perd dans la foule, un peu respectable bourgeois, qui mène son fils au milieu de la canaille du parterre, après l’avoir initié aux coutumes théâtrales, lui parle ainsi : Vous verrez des acteurs très illustres… / Bellerose, l’Epy, la Beaupré, Jodelet… Ce bourgeois me paraît fort mal instruit sur le mouvement théâtral de son époque. L’Epy et Jodelet n’étaient pas à l’Hôtel de Bourgogne en 1631. Ils faisaient partie de la troupe de Mondory, au Marais. La troupe de l’Hôtel de Bourgogne, sous la direction de Bellerose, étant insuffisante, quelques acteurs du Marais se joignirent à elle en 1634, par ordre du roi. Ce furent l’Epy, Le Noir, Jodelet, La France ou Jacquemin, Jadot et la Le Noir. Cette révélation rend assez baroque l’apparition de Jodelet et son énergique : “Tas de veaux !...” Ce bourgeois Monsieur Rostand a dû se croire rajeuni en lisant cet article. Il a dû penser qu’il était de retour à Stanislas et qu’on lui corrigeait son devoir ».

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série de capucins de cartes toutes les observations que je viens de lire, toutes sans exception, comme il vous est facile de le constater. Car nous sommes à une reprise de la Clorise, qui ne se joua pas seulement en 1631. Vous avouerez que s’il est une chose que l’on peut supposer, c’est que cette pièce fut rejouée de temps en temps ? Or ce n’est même pas une supposition, ce qui serait mon droit, c’est exact. Laissez-moi souhaiter que vous ayez été aussi distrait dans tous vos commentaires. Ceci est d’ailleurs, vous pensez bien, de la moindre importance. Et je ne le relève que pour la drôlesse du fait. Car la couleur locale n’est nullement le résultat d’une même exactitude, vous le savez aussi bien que moi. Cela prouve seulement qu’un poète me met rien au hasard, et n’est inexact que lorsqu’il le veut. Et votre étude n’en doit pas moins être très intéressante, et très amusante, et vous avez mille fois bien fait de saisir un prétexte de prouver une si jolie érudition. Bien sincèrement vôtre, Edmond Rostand

Rostand ne se justifie pas davantage. Il ne conteste pas ses anachronismes, il se défend seulement des fautes de négligence et d’ignorance dont l’accuse Émile Magne, et revendique sa liberté d’écrivain-dramaturge. C’est donc sciemment et volontairement, dit-il, qu’il s’écarte parfois de la réalité historique, pour servir les besoins de sa fiction. Rostand brode en effet à partir de personnages et de faits réels. Sa pièce est nourrie de son univers littéraire : ses lectures de l’œuvre de Cyrano, bien sûr, mais aussi de la littérature et du théâtre du XVIIe siècle, ainsi que des auteurs romantiques du XIXe, tels Alexandre Dumas, Victor Hugo, ou Théophile Gautier. À ce dernier, il reprend d’ailleurs le portrait mythique d’un Cyrano enlaidi par un nez spectaculaire, tel que le dépeint Gautier dans ses Grotesques (en 1844). Le Cyrano de Rostand est aussi rempli d’anecdotes et de détails historiques qui montrent qu’il a bien, contrairement à l’accusation de Magne, « compulsé » quelques ouvrages portant sur l’histoire du théâtre et de la société du XVIIe siècle. C’est justement de la reconstitution qu’il propose de la vie théâtrale de l’époque, dans le premier acte de sa pièce, dont je voudrais disserter maintenant.

II. Le théâtre du XVIIe siècle vu par Edmond Rostand 1. La Clorise et Baro Émile Magne fonde, en grande partie, sa critique du premier acte de Cyrano sur le choix d’Edmond Rostand de faire représenter La Clorise, pastorale de Balthazar Baro, en 1640. Cette pièce, insiste-t-il, publiée à Paris en 1632, a dû, suivant les habitudes de l’époque, être créée à l’Hôtel de Bourgo-

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gne en 1631, c’est-à-dire quelques mois avant sa parution en librairie. (Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par le Mémoire de Mahelot, décorateur de l’Hôtel de Bourgogne, l’un des rares documents nous permettant de reconstituer le répertoire de ce théâtre dans les années 1630.) De l’avis d’Émile Magne, il est douteux que La Clorise – composée par un auteur de second rang et se révélant d’une qualité littéraire moyenne – ait pu susciter l’engouement du public au point d’être remise sur le théâtre neuf ans après sa création. La Clorise a pourtant été rééditée, chez Antoine de Sommaville, en 1634, ce qui serait plutôt un argument en faveur de son succès. Dans l’Histoire du théâtre français, anthologie en quinze volumes publiée au milieu du XVIIIe siècle, les frères Parfaict parlent effectivement de la pastorale de Baro comme d’une pièce à succès et rapportent qu’elle fut sans doute représentée devant la Cour en 16362. Edmond Rostand, qui a très probablement lu les incontournables frères Parfaict, appuie peut-être sa réponse à Emile Magne sur leur témoignage. Mais pourquoi Rostand a-t-il choisi La Clorise de Baro plutôt qu’une pièce mieux connue du répertoire, une pièce de Rotrou, par exemple, poète à gages de l’Hôtel de Bourgogne pendant de nombreuses années ? On sait que l’écrivain était un admirateur d’Honoré d’Urfé, auteur du roman de L’Astrée, long récit pastoral et véritable “best-seller” du XVIIe siècle. Rostand s’était plongé dans la littérature du XVIIe et dans L’Astrée, à l’occasion de son premier essai littéraire intitulé Deux romanciers de Provence, Honoré d’Urfé et Emile Zola. Le roman sentimental et le roman naturaliste, récompensé par l’Académie de Marseille en 1887. Or, Balthazar Baro, poète et romancier, disciple d’Honoré d’Urfé dont il fut un moment le secrétaire, publia la quatrième partie de L’Astrée selon les directives de son maître et écrivit lui-même la dernière partie de l’ouvrage, après le décès de ce dernier. Dans sa Préface de 2   Histoire du théâtre français, Paris, Le Mercier et Saillant, 1745, vol. V, 168-169 : Les frères Parfaict mentionnent un article de la Gazette, du 2 février 1636 : « “Dimanche 27 janvier 1636… le soir la Reine ouït La Cléoriste, excellente comédie du sieur Baro, représentée par la Troupe de Bellerose, dans l’Hôtel de Richelieu, où étoient Monsieur, Mademoiselle, les Prince & Princesse de Condé, la Comtesse de Soissons, la Duchesse de Lorraine, & en un mot, tout ce qu’il y a de Princes et Princesses, & autres Seigneurs & Dames dans cette Cour” […] ». Un peu plus loin, les frères Parfaict commentent : « […] soit par ignorance, soit par négligence, nous croyons que l’Auteur de la Gazette qui n’a parlé que très superficiellement du Théâtre de son temps, peut s’être trompé, & que la Cléoriste en question, est la même Clorise de Baro, qui avait paru dès 1631 ».

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La Clorise, Baro indique que le dessein de sa pastorale est très nettement inspiré de L’Astrée. Outre que cette pièce fait partie du répertoire de l’Hôtel de Bourgogne, Rostand l’a sans doute placée dans Cyrano comme un clin d’œil à l’œuvre d’Honoré d’Urfé. 2. Le petit monde du théâtre Le premier acte de Cyrano est aussi, pour Rostand, l’occasion de faire un tableau de la vie théâtrale au XVIIe siècle. Les sept premières scènes se déroulent ainsi à l’Hôtel de Bourgogne qui fut, dès la fin du XVIe siècle, le premier théâtre régulier de Paris. C’est en 1622 que la troupe française de Pierre Le Messier (dit Bellerose) – dont parle Rostand – s’installe à l’Hôtel de Bourgogne. Au début du XVIIe siècle, cette salle a fort mauvaise réputation. À la scène I de l’Acte I, Rostand nous montre des Cavaliers qui prétendent entrer gratis et croisent le fer au parterre, des Laquais et des Pages joueurs, des “Tire-laine” petits voleurs. Les historiens du théâtre français rapportent que l’Hôtel de Bourgogne a longtemps été perçu comme un lieu de débauche, le rendez-vous de la canaille. En 1635, le port des armes est normalement prohibé au théâtre. Mais les désordres ne cessent pas pour autant : dans son Théâtre françois, Samuel Chappuzeau signale une Déclaration du roi en faveur de l’Hôtel de Bourgogne (datée de janvier 1673) : sur la plainte des comédiens, ce texte interdit à quiconque de se présenter armé au théâtre et d’entrer sans avoir payé sa place. L’atmosphère de la salle avant la représentation, telle que la décrit Rostand dans la première scène de Cyrano, semble donc assez proche de la réalité historique3. On peut d’ailleurs rapprocher les propos scandalisés du bour3   La scène I de l’Acte I de Cyrano est à rapprocher de ce que disent les historiens du théâtre français – tels Samuel Chappuzeau (XVIIe siècle) ou Victor Fournel (XIXe siècle) – au sujet de l’Hôtel de Bourgogne. Voir S. Chappuzeau, Le Théâtre françois, Lyon, M. Mayer, 1674, t. I, p. 28-29 : « […] L’Hôtel de Bourgogne « avait les deux rangs superposés de galeries latérales, et les gradins dominant le parterre debout, l’estrade qui servait de scène, et les banquettes rangées sur le théâtre le long des coulisses, pour les spectateurs du bel air. […] Les représentations étaient annoncées par des affiches détaillées, qui se distinguaient de celles des autres théâtres par leur couleur rouge. Quant au prix des places, il est difficile d’en déterminer nettement les variations aux diverses époques, mais on sait, par une affiche en vers de l’acteur de Villiers pour la pièce d’Amaryllis (probablement celle de du Ryers, 1658), que, vers le milieu du dix-septième siècle, il en coûtait quinze sols pour aller au parterre de l’Hôtel de Bourgogne, et cinq livres dix sols aux galeries. Tallemant des Réaux nous apprend en outre que les places sur la scène valaient un écu d’or ou un demi-louis, c’est-à-dire environ six livres. Primitivement, le prix

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geois qui conduit son fils à l’Hôtel de Bourgogne (Acte I, scène 1) de la réflexion faite par Chappuzeau dans la troisième partie de son ouvrage : « Sur l’abus qui fut représenté au Roy, lors que mille gens vouloient faire coûtume d’entrer sans payer, ce qui causait souvent, à la porte et au parterre, d’étranges désordres qui dégoûtoient le Bourgeois de la Comédie, sa Majesté fit deffences expresses à toutes personnes, de quelque qualité qu’elles pussent estre, de se présenter à la porte sans argent… » (Chappuzeau, p. 165). Edmond Rostand complète son tableau de l’Hôtel de Bourgogne en faisant paraître quelques-uns des acteurs qui composent la troupe de Bellerose en 1640. Sur cette question, une fois encore, Émile Magne reproche à Rostand ses anachronismes. Partant toujours du principe que La Clorise n’a pu être représentée sur ce théâtre qu’à sa création en 1631, le dix-septiémiste souligne qu’à cette date, ni L’Epy, ni Jodelet, ni Montfleury – tous trois présents au premier acte de Cyrano – ne faisaient partie de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. Julien Bedeau (dit Jodelet) et François Bedeau, son frère (dit L’Epy), intègrent la troupe de Bellerose en 1634. De son côté, Zacharie Jacob (dit Montfleury), entre à l’Hôtel de Bourgogne en 1637. Tous trois sont donc bien membres de ce théâtre en 1640. Quant à l’antipathie de Cyrano envers Montfleury, elle est tout à fait authentique. L’une des nombreuses Lettres satiriques de Cyrano – dont une cinquantaine furent publiées chez Charles de Sercy en 1654 – est adressée à Montfleury. Elle s’intitule “Contre un gros des places était de beaucoup inférieur, puisque l’ordonnance de 1609 défendait de prendre plus de cinq sols au parterre et de dix aux galeries », (Tome I, p. 28-29). Voir aussi p. 240 (les violons), 242 (les portiers), 248 (l’afficheur). Voir par ailleurs V. Fournel, Les contemporains de Molière : recueil de comédies, rares ou peu connues, jouées de 1650 à 1680, avec l’histoire de chaque théâtre, des notes et notices biographiques, bibliographiques et critiques, Paris, Firmin Didot frères, 1863-1875, 3 vol., t. I, p. 25 : « On arrivait dans la salle des Confrères dégénérés plus de deux heures avant la représentation, pour y passer le temps en “devis impudiques, jeu de dez, gourmandises et ivrogneries, etc.”. Une ordonnance du lieutenant civil (12 nov. 1609) enjoignit aux comédiens d’éclairer le parterre, les galeries et montées, les portes à la sortie du spectacle ; mais ce règlement fut insuffisant, et les entreprises des libertins aussi bien que celles des voleurs continuèrent à avoir libre cours dans l’obscurité de la salle et surtout dans les couloirs, de telle sorte que le père Garasse, dans sa Doctrine curieuse (1623) pouvait, sans trop d’exagération, parler de l’Hôtel de Bourgogne comme d’une succursale des lieux de débauche. La requête présentée par les comédiens en 1631 prouve qu’à cette date il restait encore beaucoup à faire. Les désordres de tous genres continuèrent à se produire dans la salle pendant les représentations. En 1635, il fallut défendre aux pages et aux laquais d’y entrer avec leurs épées, et plus tard encore, Scarron se plaignait, dans son Roman comique, que le parterre de la comédie fût le rendez-vous des filous et de toutes les ordures du genre humain » (nous soulignons).

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homme”. On raconte que l’acteur, devenu démesurément gros, se cerclait le ventre de fer avant d’entrer en scène. On ne sait pas précisément quels étaient les griefs de Cyrano contre Montfleury. Dans sa pièce, Edmond Rostand reprend l’anecdote suivant laquelle Cyrano aurait interdit au comédien de se produire au théâtre pendant un mois. La source de cette anecdote se trouve dans les Menagiana (dont la première édition paraît en 1693). Elle est reprise par les biographes du XIXe siècle, et notamment par le bibliophile Jacob, dans la Préface de son édition des œuvres de Cyrano en 1858, dont Edmond Rostand possédait un exemplaire4. Dans son dessein de l’Hôtel de Bourgogne, Rostand n’oublie pas non plus de mentionner le petit personnel attaché à la vie du théâtre, à savoir le Portier, les Violons, la Distributrice ou l’Allumeur de chandelles. Samuel Chappuzeau les désigne sous le nom de gagistes ; et l’on peut s’assurer que Rostand a lu les définitions qu’il en donne, notamment en rapprochant le texte de la pièce de la description de la Distributrice et de son buffet, dans le Théâtre françois5. Le personnage du Portier et le récit de ses démêlés avec les “mauvais payeurs” à l’entrée du théâtre, sont aussi tout à fait réalistes. Le fait 4   Menagiana ou Les bons mots et remarques critiques, historiques ; morales & d’érudition de Monsieur Ménage, recueillis par ses Amis, Paris, F. Delaulne, 1715, 3e éd., t. 3, p. 240-241 : « Bergerac étoit un grand ferrailleur. Son nez qu’il avoit tout défiguré, lui a fait tuer plus de dix personnes. Il ne pouvoit souffrir qu’on le regardât, & il faisoit mettre aussi-tôt l’épée à la main. Il avoit eu bruit avec Montfleuri le Comédien, & lui avoit défendu de sa pleine autorité de monter sur le Théâtre. Je t’interdis, lui dit-il, pour un mois. A deux jour de là, Bergerac se trouvant à la Comédie, Montfleuri parut, & vint faire son rôlle à son ordinaire. Bergerac du milieu du Parterre lui cria de se retirer en le menaçant, & il fallut que Montfleuri, crainte de pis, se retirât. Bergerac disoit, en parlant de Montfleuri : A cause que ce coquin est si gros qu’on ne peut le bastonner tout entier en un jour, il fait le fier » (Nous soulignons). 5   S. Chappuzeau, Le Théâtre françois, Lyon, M. Mayer, 1674, p. 250-241 : [La distributrice :] « Il me reste à dire un mot de la Distributrice des liqueurs & des confitures, qui occupe deux places, l’une pres des Loges, & l’autre au Parterre, où elle se tient, donnant la première à gouverner par commission. Ces places sont ornées de petits lustres, de quantité de beaux vases, & de verres de crystal. On y boit l’Esté toutes sortes de liqueurs qui rafraîchissent, des limonades, de l’aigre de cedre, des eaux de framboise, de groseille & de cerise, plusieurs confitures sèches, des citrons, des oranges de la Chine ; et l’Hyver, on y trouve des liqueurs qui rechaufent l’estomac, du Rossolis de toutes les sortes, des vins d’Espagne, de la Sciourad, de Rivesalte, & de S. Laurens. J’ai veu le temps que l’on ne tenoit dans les mesmes lieux que de la biere & de la simple ptisane, sans distinction de Romaine ni de citronnée. […] Ces distributrices doivent estre propres et civiles, & sont necessaires à la Comedie, où chacun n’est pas d’humeur à demeurer trois heures sans se rejouir le goust par quelque douce liqueur » (Nous soulignons).

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était si courant à l’époque, que quatre “comédies des comédiens” du XVIIe siècle, pièces dont l’action principale se déroulait dans l’univers quotidien des théâtres, reprennent la même anecdote6. 3. Le public On ne trouve pas moins d’une quarantaine d’intervenants dans le premier acte de Cyrano, auxquels s’ajoute une foule d’autres personnages composant le public. Par l’intermédiaire d’un Bourgeois qui conduit son fils au théâtre, Rostand fait allusion à quelques membres de l’Académie française, qui viennent prendre place pour assister à la représentation. Les noms cités par le bourgeois sont ceux de personnages appartenant à la première génération des Académiciens. On notera que Balthazar Baro lui-même faisait partie des premiers membres de l’Académie7. Parmi les spectateurs de la bonne société cités par Rostand, on trouve Antoine de Gramont, comte de Guiche, neveu de Richelieu et maréchal de 6   « On sait qu’au XVIIe siècle, suivant l’exemple des “personnes de qualité” et des gens de la maison du roi, tous les hommes d’armes, du mousquetaire au plus louche spadassin, se refusaient à acquitter un quelconque droit à l’entrée des théâtres. D’où de perpétuels conflits avec les portiers qui, quoique toujours armés, y laissèrent la vie en grand nombre » (Georges Forestier, Le Théâtre dans le théâtre, Paris, Droz, 1996, p. 193). Le personnage du Portier, sa fonction et ses démêlés avec les mauvais payeurs sont évoqués dans quatre “comédies des comédiens” au XVIIe siècle. Il s’agit de La Comédie des comédiens de Georges Scudéry (Paris, A. Courbet, 1635), La Comédie de la comédie de Nicolas Drouin dit Dorimond (Paris, Jean Ribou, 1662), Les Amours de Calotin de Jean Chevalier (Paris, de Sercy, Guillard et Trabouillet, 1664), Le Poète basque de Raymond Poisson (Paris, T. Quinet, 1669). On trouve aussi un personnage de portier dans Le Pédant joué, comédie de Cyrano de Bergerac (publiée dans les Œuvres diverses, Paris, Charles de Sercy, 1654). 7   L’Académie française fut créée, sous le contrôle du cardinal de Richelieu, en 1634-1635. Les noms des Académiciens cités par Rostand sont les suivants : Boudu : Rostand confond peut-être avec Guillaume Bautru (1588-1665) qui entre à l’Académie française en 1634 ; Boissat : Pierre de Boissat (1603-1682), entre à l’Académie en 1634 ; Cureau de la Chambre : Marin Cureau de la Chambre (1596-1669), élu à l’Académie en 1634 ; Porchères : Honorat Laugier de Porchères (1572-1653), élu à l’Académie en 1634 ; Colomby : François de Cauvigny, sieur de Colomby (1588-1649), entre à l’Académie en 1634 ; Bourzeys : Amable, abbé de Bourzeis (1606-1672), entre à l’Académie en 1634 ; Arbaud : François d’Arbaud, sieur de Porchères (1590-1640), admis en 1634, il fut l’un des vingt premiers membres de l’Académie ; Bourdon : Rostand confond peut-être avec Nicolas Bourbon (1574-1637), élu à l’Académie en 1637 ; Balthazar Baro, quant à lui, est élu à l’Académie en 1634, contre l’avis du cardinal de Richelieu.

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France en 1641. Ce dernier, suivi des marquis et autres gentilshommes, s’installe sur la scène pour assister au spectacle. C’était, en effet, la coutume du temps, que de placer les personnes de qualité sur des sièges, à chaque extrémité de la scène. Du côté des dames, les personnes nommées appartiennent aux salons aristocratiques et littéraires de l’époque, notamment à celui de l’Hôtel de Rambouillet, dont la période la plus brillante se situe dans les années 1630-1645. C’est le cas de la Présidente Aubry, de la princesse de Guéméné, de la marquise de Bois-Dauphin, de Madame de Chavigny. Ces “Précieuses”, admiratrices d’Honoré d’Urfé et friandes de pastorales, avaient coutume de porter des surnoms. Les Barthénoïde, Cassandace ou Felixérie que l’on rencontre chez Rostand figurent toutes dans le Dictionnaire des Précieuses de Somaize, paru en 16618. Le personnage de Roxane est d’ailleurs le résultat d’un mélange entre Madeleine Robineau, la vraie cousine de Cyrano, et Marie Robineau, apparemment sans parenté avec la première, et connue dans le monde sous le nom de Roxane. En dépit des libertés qu’il prend, on voit qu’Edmond Rostand était tout à fait bien documenté sur la société et la vie théâtrale de l’époque dont il parle. Sa bibliothèque personnelle, dont le musée E. Rostand, à Arnaga, possède un inventaire, regorge d’ailleurs de livres anciens, d’anthologies sur le théâtre français, d’ouvrages littéraires et historiques du XVIIe siècle. J’en profite pour remercier Mme Odile Contamin, conservatrice de ce musée, ainsi que Mme Caroline de Margerie, auteure d’une récente biographie d’E. Rostand, pour l’aide qu’elles m’ont apportée dans mes recherches.

  Antoine Bedeau de Somaize, Le Grand Dictionnaire des Precieuses, Paris, Jean Ribou, 1661 : « Barthénoïde : Madame la Marquise de Boudreno. Il ne faut jamais avoir ouy parler des precieuses pour ne pas sçavoir que Barthenoïde est une des plus fameuses et des plus spirituelles de leur empire. Cassandace, Madame de Chalais. Cassandace est une precieuse illustre du temps de Valere (Voiture) […]. Felixérie : Mademoiselle Ferrand. […] Sa devise est un cœur contre qui l’amour epuise son carquois, et dont toutes les flesches ne peuvent aller jusqu’à luy ; cette devise a pour ame : Je connois ses desseins et ne sens point ses coups. Roxane : Mademoiselle Robineau. […] Elle a beaucoup d’esprit et est des bonnes amies de la docte Sophie (Mlle de Scudéry), qui luy fait une confidence générale de tous ses ouvrages. Urimédonte : Mademoiselle Vaugeron. Urimédonte est un object digne d’estime et d’amour par tout où il y aura de la raison et des yeux, et que l’on doit placer au plus noble endroit du royaume de la belle préciosité […] ». 8

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III. Cyrano et le spectacle Je terminerai en disant quelques mots d’un procédé très en vogue dans le théâtre du XVIIe siècle, et qu’Edmond Rostand réutilise dans le premier acte de Cyrano : celui du “théâtre dans le théâtre”. Il s’agit d’une technique dramatique qui consiste à inclure un spectacle dans un autre spectacle. Ce procédé ne paraît pas attaché à l’histoire théâtrale d’un pays particulier, non plus qu’à une période déterminée. Il reste que la pratique du théâtre dans le théâtre connaît un vif succès auprès des dramaturges français du XVIIe siècle. Le premier à user de ce procédé est d’ailleurs Balthazar Baro, dans un poème héroïque intitulé Célinde, représenté en 1628. Par la suite, d’autres auteurs s’y sont essayés tels que Scudéry, Rotrou, Pierre et Thomas Corneille, Molière, et Cyrano de Bergerac lui-même, qui l’utilise dans sa comédie du Pédant joué. Or que fait Edmond Rostand dans le premier acte de Cyrano ? Il plonge le public dans l’univers théâtral du XVIIe siècle, en reproduisant, sur la grande scène, le théâtre et la salle de l’Hôtel de Bourgogne. Une partie de ses acteurs deviennent ainsi spectateurs d’une autre pièce, La Clorise, qui se joue devant eux. Dans une récente étude intitulée Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française au XVIIe siècle, Georges Forestier dresse une typologie des différentes formes de structure de ce procédé dramatique. Il distingue ainsi, parmi les formes de théâtre dans le théâtre, une forme qu’il appelle “théâtre sur le théâtre” qui consiste précisément à dresser un petit théâtre sur le grand théâtre, mais aussi à présenter au public le monde théâtral (ses coulisses, la vie des comédiens, etc.). « L’introduction d’un [petit] théâtre sur la grande scène devrait constituer la relation spatiale normale pour la mise en œuvre d’une structure telle que le théâtre dans le théâtre », dit Georges Forestier. Or, paradoxalement, cette relation est assez rarement employée par les dramaturges du XVIIe siècle : elle apparaît seulement dans cinq pièces parmi la quarantaine d’ouvrages qui utilisent cette technique dramatique. Il s’agit de la Célinde de Baro (1629, déjà citée), du Véritable Saint Genest de Rotrou (T. Quinet, 1647), des Songes des hommes éveillés de Brosse (N. de Sercy, 1646), de La Comtesse d’Escarbagnas de Molière (1672 ; parue dans les Œuvres complètes de M. de Molière, 1682) et de L’Inconnu de Thomas Corneille ( J. Ribou, 1675). Par ailleurs, les pièces qui, au XVIIe siècle, renvoient au public l’image de l’univers théâtral sont construites sur le modèle des “comédies des comé-

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diens”, que nous avons déjà rencontrées un peu plus haut. Dans La Comédie de la comédie de Dorimond, ainsi que dans Les Amours de Calotin de Chevalier, le spectateur – tout comme dans le Cyrano d’Edmond Rostand – vit les minutes qui précèdent la représentation théâtrale. La pièce de Dorimond met en scène l’entrée du public et les démêlés du portier avec des voyous. Dans Les Amours de Calotin, le premier acte montre des spectateurs de la bonne société qui s’installent, les uns après les autres, sur le plateau ou dans les loges du théâtre. Edmond Rostand a lu, bien sûr, le Pédant joué de Cyrano, et sans aucun doute aussi les comédies-ballets de Molière, L’Illusion comique de Pierre Corneille ou le Véritable Saint-Genest de Rotrou. Mais nous voyons que les formes de théâtre dans le théâtre qu’il utilise semblent avoir pour modèles des pièces moins connues du répertoire. Il reste qu’il a pu s’inspirer aussi du théâtre de Shakespeare (Hamlet, La Tempête, Le Songe d’une nuit d’été), du théâtre espagnol de Calderon de la Barca (El Gran Teatro del mundo), ou encore, plus proche de lui, d’un Alexandre Dumas qui use de ce procédé dans sa pièce intitulée Kean (en 1836).

Conclusion. Cyrano : un personnage spectaculaire Cependant l’originalité du Cyrano de Rostand vient de ce que son héros interrompt la représentation de La Clorise, privant les spectateurs de leur pièce et volant ainsi la vedette au comédien Montfleury. Cyrano, pourtant, n’est pas ingrat : le public est venu pour voir du théâtre, il leur en donne. Le héros de Rostand est un personnage éminemment spectaculaire : il se théâtralise lui-même, occupe tout l’espace, se met en scène à tous moments. Les épisodes du combat “seul contre cent” à la porte de Nesles (un peu romancé, mais partiellement historique) ou du duel de l’Acte I, stylisé en ballade, en sont l’illustration. Dans cette scène, Cyrano détourne le public de l’Hôtel de Bourgogne à son profit : d’abord hostile, la salle se laisse finalement gagner par le nouveau “spectacle” qu’on lui propose. La pièce de Rostand repose ainsi tout entière sur les épaules de Cyrano (ou, plus exactement, sur celles du comédien qui l’interprète) : ce personnage, haut en couleurs, qui parfois prend l’allure et le ton d’un héros de drame romantique, est acteur de sa propre légende, qu’il construit sous les yeux des spectateurs. Le panache de celui-là a-t-il vraiment étouffé son modèle d’origine ? Cela n’est pas certain. Dans la Préface d’une récente édition des États

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et Empires de la Lune et du Soleil, Madeleine Alcover insiste d’ailleurs sur le fait que la pièce de Rostand, en popularisant le nom de Cyrano, a aussi relancé les recherches sur le personnage historique, qui se sont multipliées au début du XXe siècle.

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Le nez de Cyrano, « qu’a-t-il d’hétéroclite ? » Sublime et mythes de la laideur dans le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand Sylvaine Guyot

(Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle)

« Permettez que je donne votre portrait à la postérité ». Sous couvert de faire œuvre de mémoire, Cyrano de Bergerac adresse en 1654 sa fameuse lettre « Contre un gros homme » au comédien Montfleury, pour y railler avec virulence son obésité monstrueuse. Le portrait ainsi dressé constitue une de ces lettres satiriques que le XIXe siècle considérera comme une apothéose littéraire, à l’instar de Théophile Gautier qui y voit la manifestation emblématique de la poétique cyranienne, « le genre pointu et précieux à sa plus haute expression, [où] brille un feu surprenant et une fécondité d’invention prodigieuse »1. Pourtant, lorsqu’il chasse Montfleury du théâtre, le Cyrano fictif d’Edmond Rostand se contente de le menacer de coups et ne s’attache que très superficiellement à le décrire. De la lettre historique et du maniement jubilatoire de la caricature qui séduisit ses contemporains, Rostand ne garde donc que l’idée que la « grosseur hippopotamique » du mauvais tragédien est bannie de la scène, interdite de représentation. Le différend entre Montfleury et Cyrano est chez lui un combat pour le droit à la scène : « Je peux rester ? » demande Cyrano à Bellerose, pendant que le public hue Montfleury. Ce conflit aboutit à l’exclusion du gros homme au profit de l’homme au long nez, qui emploie ici sa virtuosité rhétorique pour dresser son propre portrait, dans cette tirade du nez qui, elle, passera à la postérité. Comment 1   Théophile Gautier, « Cyrano de Bergerac », Grotesques [Paris, Desessart, 1844], rééd. Cyrano de Bergerac dans tous ses états, textes choisis et établis par Laurent Calvié, Anacharsis, 2004, p. 145. Nous soulignons.

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comprendre alors que le nez et sa laideur soient plus autorisés sur la scène théâtrale que ne l’est l’obésité dite « gueulante » de Montfleury ? Interrogation d’autant plus sensible que Cyrano est le seul héros du théâtre romantique à la fois laid et sublime, plus uniformément sublime encore que le Triboulet du Roi s’amuse – et sublime parce que laid. Sans doute faut-il, pour expliquer cette unicité, et son succès, considérer la difficulté qu’il y a à incarner sur scène un héros difforme. Le fils d’Edmond Rostand, Jean Rostand, témoigne ainsi des affres de la première mise en scène : Un détail de grande importance dans Cyrano, c’est le nez, ce nez très long, ce nez colossal avec lequel le héros est passé dans l’histoire. Celui de Constant Coquelin […] était un petit bout de nez en trompette. Comment concilier le nez de Cyrano et le nez de Coquelin ? Un postiche s’imposait. Mon père essaya plus de cinquante nez de cire, avant de trouver la forme définitive2 .

Mais l’exploit technique ne peut à lui seul expliquer la fortune du nez. C’est de son caractère « hétéroclite », souligné à deux reprises au cours de la pièce et déjà évoqué sous la plume du « Bibliophile Jacob » en 18583, que naît la fécondité de ce mythe paradoxal d’un héros au nez monstrueux. L’« hétéroclisme » du corps de Cyrano renvoie à la fois au caractère disparate des récits contradictoires qui circulent à son propos dès la fin du XVIIe siècle, à la bizarrerie de son appendice nasal qui s’inscrit aux antipodes des normes de la représentation classique, au mélange qui constitue ce sublime composite de laideur et d’esprit brillant et, in fine, à la diversité des usages de ce mythe où se télescopent un mythe moderne de l’énergie française et le contre-mythe d’un XVIIe siècle “classicisé”.

Le nez exhumé. Généalogie d’un type dramatique : une légende hétéroclite Le Cyrano de Bergerac au nez démesuré tel que l’a popularisé la pièce de Rostand est une image construite, avant tout théâtrale, qui doit moins au vrai Cyrano qu’aux légendes qui ont couru sur lui dès sa mort en 1655. Le 2   Cité dans Jacques Lorcey, Edmond Rostand, t. I, Cyrano-L’Aiglon (1868-1900), Séguier, Empreinte, 2004, p. 290. 3   Vers 103 et 281 ; Paul Lacroix, « Notice historique sur Cyrano de Bergerac », Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil [nouvelle édition, revue et publiée avec des notes et une notice historique par P. L. Jacob, bibliophile, Paris, Adolphe Delahays, 1858, t. I, p. 13-78], rééd. Cyrano de Bergerac dans tous ses états, op. cit., p. 188.

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28 décembre 1897, au lendemain de la première, les critiques dramatiques manifestent d’ailleurs un enthousiasme unanime sans se soucier de savoir si le personnage éponyme est ou non conforme au Cyrano réel. Parmi eux, Félix Duquesnel disqualifie d’emblée l’idée d’une opposition entre un Cyrano historique et un Cyrano fictif :  Le personnage peu banal é[tait] tentant pour un auteur dramatique, et le type se présentait bien, comme l’on dit ; aussi M. Edmond Rostand l’a saisi au passage et fixé dans un drame […]. Son héros est d’ailleurs amusant, varié, très conforme à la légende – je n’ose dire l’histoire, j’y crois si peu à cette menteuse officielle4.

En 1897, le Cyrano historique est donc perdu, enfoui sous la tradition des récits qui se sont substitués au réel ; il n’est déjà plus qu’un « personnage », c’est-à-dire un mythe, une matière travaillée par la littérature. Une « légende » donc, mais une légende à plusieurs têtes, car ce Cyrano légendaire a, à proprement parler, deux visages. D’un côté, en 1831, Charles Nodier affirme que « Cyrano était alors un fort joli garçon aux balafres près, qui ne gâtent rien à un beau visage, même dans l’opinion des femmes »5 ; de même, en 1903, Émile Magne, qui se propose d’œuvrer « pour [l]a réhabilitation » du « véritable Cyrano », condamne Rostand de « n’a[voir] pas compris que Cyrano était assez beau, grand et noble pour mériter qu’on ne le travestît point en pantin risible »6. Beau aux yeux de certains, il a, pour d’autres, un nez d’une irréductible laideur : c’est Théophile Gautier qui est le premier, au XIXe siècle, à reprendre la tradition de la laideur née dès le XVIIe siècle. En 1693, les Menagiana évoque « son nez, qu’il avait tout défiguré » dans une description qui connaîtra une grande fortune au XVIIIe siècle7 ; dès 1655 a circulé un factum burlesque attribué à Charles Dassoucy qui raconte le Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-Neuf.   Le Gaulois, 28 décembre 1897, cité dans Jacques Lorcey, op. cit., p. 314. Nous soulignons. La stricte fidélité à l’histoire importe peu à Rostand lui-même qui, dans une réponse à Émile Magne, l’estime « vous le pensez bien, sans la moindre importance » (lettre reproduite dans Émile Magne, Le Cyrano de l’histoire. Les erreurs de documentation de « Cyrano de Bergerac », Quatre Portraits inédits de Cyrano, Paris, Dujarric & Cie, 1903, Préface, p. xviii-xix) 5   Charles Nodier, « Cyrano de Bergerac » [La Revue de Paris, août 1831], rééd. Cyrano de Bergerac dans tous ses états, op. cit., p. 99. 6  Émile Magne, op. cit., Préface, p. xxiii. 7   Antoine Galland, complété par La Monnoye, Menagiana, ou Les bons Mots et remarques critiques, historiques, morales et d’érudition de Monsieur Ménage, recueillies par ses Amis [1693], 3e éd, chez Fromentin Delaulne, 1715, t. III, p. 240-242. 4

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Cyrano y tue malencontreusement le singe du marionnettiste dans l’élan des coups qu’il porte à des laquais se moquant de son nez qui, décrit le narrateur, « large par sa tige et recourbé, représentait celui de ces babillards jaunes et verts qu’on apporte de l’Amérique »8. Un bec de perroquet. Le mythe du nez de Cyrano se nourrit donc en premier de la caricature. Gautier réinvestit en effet cette version lorsqu’en 1834, La France littéraire lui commande une série d’« exhumations littéraires » destinées à sortir de l’oubli les écrivains du passé marginalisés. Le coup de génie de Gautier, pour « exhumer » Cyrano, est de reprendre ce détail de la caricature, à la fois sur un ton d’apparence scientifique et sur le mode de l’amplification. L’article s’ouvre ainsi sur le long commentaire de la gravure représentant Cyrano qui figure en tête de l’édition hollandaise de ses Œuvres diverses, avant d’entamer le récit de vie en ces termes : « Savinien Cyrano de Bergerac, possesseur de ce nez prodigieux, naquit en 1620, au château de Bergerac, en Périgord »9. Intégrée à la rhétorique biographique la plus convenue, la caractéristique physique, accolée au nom propre, acquiert le statut d’un titre de fonction ou de dignité. Gautier façonne ainsi un type dramatique, théâtral au sens où le nez de Cyrano devient à la fois ce qui le caractérise et ce qui fait de lui un personnage qui « saute aux yeux », ce qui lui confère donc et son identité et son efficacité esthétique. Quel que soit le degré de véracité dont on peut créditer ces textes, ils témoignent autant de l’importance du corps dans la construction d’une figure mythique que de la plasticité de celle de Cyrano, objet de légendes contradictoires10. Parmi elles, Rostand choisit donc la version théâtralement la plus efficace, occultant du même coup toute autre caractérisation physique, ce qui n’était le cas ni chez Dassoucy ni chez Gautier. Pour ce dernier, le nez est bien monstrueux, mais « le reste de la figure » est « gracieux et régulier », avec les yeux « coupés en amande et fort noirs », « les sourcils minces », « la  Édouard Fournier, Variétés historiques et littéraires, Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers, Paris, Jannet, 1855, t. I, p. 280 ; rééd. dans Cyrano de Bergerac dans tous ses états, op. cit., p. 88. 9   Gautier confond le Bergerac périgourdin et le fief de Bergerac en vallée de Chevreuse. 10   D’où les contradictions de Paul Lacroix qui, s’appuyant tantôt sur La Monnoye (qui reprend le texte de Dassoucy) tantôt sur Nodier, fait converger les deux traditions : il évoque « l’étrangeté de sa physionomie dominée par un nez monstrueux » et un Cyrano qui, « aux balafres près, était un bel homme » (op. cit., p. 157 et 160) 8

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moustache un peu fine et maigre » et « les cheveux à la mode des raffinés [qui] lui tombent avec grâce de chaque côté de la face »11 ; symétriquement, chez Dassoucy, le « portrait de sa corporance » est entièrement bouffon : « sa tête paraissait presque veuve de cheveux : on les eut comptés de dix pas. Ses yeux se perdaient sous ses sourcils […]. Ses jambes, brouillées avec sa chair, figuraient des fuseaux. Son estomac ragotait un peu. Son estomac était une copie de la bedaine ésopique  »12. Dans le corps de Cyrano, Rostand se concentre sur le nez, se livrant à une opération de condensation conforme à la poétique hugolienne du choix du « caractéristique » que préconise la Préface de Cromwell. Sélection dans la tradition, amplification d’un détail de la caricature, concentration de la caractérisation, on voit ainsi combien est construite la monstruosité d’un nez qui doit moins à l’histoire qu’à une écriture résolument théâtrale et mythique. Mais le XIXe siècle alimente l’idée inverse que la physionomie du Cyrano historique se prêtait naturellement à la théâtralisation. Dans sa « Notice historique », Paul Lacroix modifie ainsi le récit du Pont-Neuf : chez Dassoucy, ce sont les railleries des laquais qui déclenchent la colère du bretteur ; chez Lacroix c’est « l’idée [qui] vint à Dassoucy de faire du [singe] la copie bouffonne de Cyrano […] le dress[ant] à représenter le fameux duelliste, en imitant sa démarche, ses gestes, ses airs de tête »13. Cet infléchissement donné au récit initial fait du corps de Cyrano non plus seulement un objet de dérision verbale, mais un modèle privilégié pour la création théâtrale, une matière idéale à « imiter », à « représenter », à « copier » pour produire un spectacle farcesque efficace. Gautier se livre à une opération similaire, assimilant « le matamore du théâtre » qu’est le personnage de Chateaufort dans le Pédant joué et « le matamore de la ville » qu’est le Cyrano réel : puisque le type théâtral est le reflet de la réalité, le Cyrano historique, archétype de son temps, est donc nécessairement aussi un type théâtral14. Avec Gautier et Lacroix, ce n’est plus comme chez Duquesnel, l’épaisseur textuelle qui a déjà recouvert la figure cyranienne qui la prédispose à une nouvelle récriture ; c’est le Cyrano historique, objet en soi théâtral et typique. Occultant la reconstruction à laquelle ils procèdent, ils le présentent comme un 11

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Théophile Gauthier, op. cit., p. 122. Le Combat de Cyrano…, op. cit., p. 88. Paul Lacroix, op. cit., p. 187. Théophile Gautier, op. cit., p. 132.

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matériau « par nature » théâtral et en font un de ces « objets fatalement suggestifs » que Barthes dénonce comme « tout à fait illusoires » dans son analyse du discours mythique lorsqu’il se propose de déconstruire un tel processus de « discrimination substantielle entre les objets mythiques »15. Si la légende de Cyrano circule donc depuis sa mort sous différentes formes, de toutes, seule la version théâtrale parviendra à sauver le libertin de la marginalité dans laquelle l’institution universitaire l’a jusque-là cantonné : en effet, en 1895 – après Gautier, avant Rostand – l’Histoire de la littérature française de Lanson ne lui réserve toujours qu’une note dans un chapitre intitulé les « Attardés et égarés »16. Sur scène seulement s’ajoutera une nouvelle dimension : incarné sur le théâtre, le nez, parce qu’il est « gigantesque » et « invraisemblable » (Gautier), a partie liée avec le sublime.

L’antithèse merveilleuse : sublime « hétéroclisme » de Cyrano Au sein de la fiction, la laideur du nez produit sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne non un effet comique comme on le croit d’ordinaire, mais un effet sublime. Il y a pour le XIXe siècle une sublimité paradoxale du crime, du monstrueux, du gigantesque, du disparate, au point que le paradoxe s’affirme comme le concept majeur de la théorie romantique du sublime17. Le « sublime romantique » est ce qui surgit dans le sensible avec une violence telle qu’il provoque un saisissement qui coupe la parole, ainsi qu’une émotion paradoxale, faite de plaisir et d’horreur mêlés. Caractérisé par sa singularité absolue, l’objet sublime est alors ce qui subvertit les normes habituelles de perception et qui, excédant la représentation et la compréhension, n’est ni reproductible ni explicitable. Or chaque acte du drame de Rostand confère au nez de Cyrano une de ces caractéristiques du sublime ainsi entendu. Cyrano est, pendant toute la première scène, l’absent : « Monsieur de Cyrano n’est pas là », « Il ne viendra pas », « Pas de Cyrano ». Suit alors son apparition synecdotique, par morceau successif de son corps, « une voix au milieu du parterre », « une canne au bout d’un bras », avant qu’il ne   Roland Barthes, Mythologies [1957] Seuil, Points, 1992, p. 181-2.   Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1895, p. 384, n. 1. 17   Philippe Lacoue-Labarthe, « La vérité sublime », Du Sublime, Belin, 1988, p. 121 (Pour un débat sur la spécificité d’un sublime romantique, citons pour mémoire les noms de Louis Marin, Beldine Saint-Girons, Thomas Weiskel, Nicholas Cronk). 15 16

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« surgiss[e], debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, la moustache hérissée, le nez terrible » (189). Il produit alors « stupeur » (182) et « silence » (227) dans un public « ébloui » (259) et « pétrifié » (365) par ce « phénomène » (281) « inouï » (217), « étonnant » (275), « pharamineux » et « insensé » (436-37), en un mot « énorme » (467), c’est-àdire hors norme, « trop pour la coutume » dira Gautier. Le nez provoque ensuite le bégaiement du vicomte : « vous … vous avez un nez … heu … un nez … très grand » ; puis à l’acte 2, le désarroi du mousquetaire qui, incapable d’en faire la caricature, s’éloigne de cet objet décidément indescriptible pour qui en est spectateur. À l’acte 3 enfin, ce nez devient invisible, plongé aux limites de la représentation dans l’obscurité de la nuit qui enveloppe la fameuse scène du balcon. Rostand mobilise ainsi tous les éléments du paradigme du sublime pour évoquer l’effet esthétique produit par ce nez « hétéroclite », successivement saisissant, indicible et irreprésentable. Le burlesque, instrument de dégradation, s’inverse ici en instrument de valorisation. Et si Cyrano chasse Montfleury, c’est que le ventre et la voix énormes du tragédien incarnent l’écueil quasi consubstantiel au sublime, toujours menacé, depuis le pseudo-Longin, de produire l’inverse de l’effet escompté et de basculer dans l’enflure outrancière qui ne provoque plus ni étonnement ni saisissement, mais dégoût et ridicule. Or l’effet du nez est similaire lors de la réception de la pièce. Au lendemain de la première, le chroniqueur Henri Fouquier célèbre dans « ce personnage de Cyrano » « une merveille »18. On est loin du comique auquel la classification aristotélicienne des genres associe la laideur et la difformité, loin également du discrédit que cherchaient à produire les caricatures du XVIIe siècle. Fouquier poursuit : « Au fond, il est né de Hugo. C’est [une] antithèse [comme] Quasimodo : belle lame, laid fourreau – dans mon âme je suis beau … » Alliage antithétique, « hétéroclite » donc, du grotesque et de la beauté, sorte de Quasimodo sur les planches, Cyrano incarne l’idéal romantique d’une combinaison du haut et du bas, conforme à l’esthétique du contrepoint chère à Hugo : il faut, pour briser l’uniformité ennuyeuse du sublime classique, y intégrer des éléments discordants, bouffons ou grotesques, comme ceux dont regorge le théâtre de Shakespeare. Rostand va plus loin : là où Hugo préconise et pratique la juxtaposition des deux effets, le personnage de Cyra  Le Figaro, 28 décembre 1898, cité dans Jacques Locrey, op. cit, p. 312.

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no en réalise la superposition. Cyrano est en même temps le sublime Ruy Blas et le grotesque Don César de Bazan ; il est à la fois le Baron de Sigognac et le masque de Matamore au nez démesuré dont celui-ci se couvre le visage. Masque incorporé, le nez est un « accessoire incarné dans la chair »19 ; et de même que le sublime est inséparable de son envers, son nez, « Monsieur de Bergerac ne l’enlève jamais ». Le nez contredit alors la pensée classique du corps miroir d’une âme s’incarnant à fleur de chair, épistémologie dont sont encore tributaires les personnages de Gautier ou de Hugo20. Le Cyrano de Rostand renverse la logique analogique de Roxane : « Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine. / – Mais si c’était un sot !… » (821-22). On comprend alors qu’il ne puisse être, comme le souligne Ragueneau (104), un personnage de Philippe de Champaigne, ce peintre qui fut, au sein de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, un des farouches défenseurs du dessin, plus apte, selon lui, à donner une forme qui corresponde à l’idée. Le nez n’est pas seulement la forme paradoxalement laide dans laquelle s’incarne la beauté spirituelle de Cyrano. Le sublime, chez Cyrano, naît de la laideur au sens où elle est ce qui provoque le personnage à manifester son caractère sublime. C’est bien toujours par réaction à ce nez qui le rend ridicule et lui interdit l’amour que Cyrano exhibe son héroïsme, sa verve poétique et son aptitude au sacrifice. Le nez apparaît ainsi comme une sorte de pharmacon, à la fois mal, et source de son propre remède. Rostand pourra alors sans contradiction inviter les élèves du collège Stanislas, pour être « des petits cyranos », à être « pour la beauté contre le nombre »21. Cette beauté qui fait oublier la laideur, c’est celle de la bravoure du bretteur qui confère un caractère quasi sacré au corps invincible que seule une attaque anonyme et à distance pourra atteindre – la pièce de bois tombée d’une fenêtre, invention de Rostand ; c’est aussi celle de l’éblouissante tirade du nez qui métamor19   Pierre Citti, dans Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Le Livre de Poche, 1990, Introduction, p. 26. 20   Dans Le Capitaine Fracasse, Lampourde qui a un trop long nez est un ivrogne. Réciproquement, Ruy Blas qui a le bel esprit de Cyrano a bien le visage de Christian. Voir également le Cyrano d’Émile Magne dont le nez « reflétait on ne sait quelle orgueilleuse bravade qu’accentuait la fulgurance de son regard et que tempérait la mélancolie du reste de son visage. » (op. cit., p. 41). (Nous soulignons) 21   Réponse d’Edmond Rostand au poème « À Edmond Rostand, ses maîtres et camarades du collège Stanislas », citée par Jacques Truchet dans Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Imprimerie Nationale, 1983, p. 379.

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phose le corps grotesque en une poésie que la critique a pu comparer à celle de Corneille22 ; c’est enfin celle du renoncement du corps désirant qui abandonne à un autre, au beau Christian, la volupté de « cueillir le baiser de la gloire » sur les lèvres de Roxane (2501)23. On a là trois usages sublimes du corps – héroïque, poétique et sacrificiel –, motivés par le nez parce qu’ils sont autant de moyens de le transfigurer et d’en faire oublier la monstruosité. Ainsi, le nez n’est pas, comme l’estime Émile Magne, « la tare irrémédiable, contre laquelle échoue[nt] son héroïsme, son éloquence, sa tendresse », mais ce qui au contraire en suscite la manifestation et en assure ainsi la visibilité. Il est donc le déclencheur de la théâtralité particulière du personnage qu’est ce fameux « panache ». Le panache, dit Rostand, « c’est souvent, dans un sacrifice qu’on fait, une consolation d’attitude qu’on se donne ; un peu frivole peut-être, un peu théâtrale sans doute, [mais] le panache est une grâce », une grâce tout en extériorité, la grâce du théâtre « qui s’ajoute à la grandeur »24. Certains critiques ont souligné les limites idéologiques ou poétiques de ce renversement du laid en gracieux. Un article de 1956 raille ainsi le « triomphe de la compensation »25 ; René Doumic dénonce avec ironie en Cyrano « un fantoche lyrique, […] pas seulement un type conventionnel, [mais] la convention faite homme. […] Cyrano est laid donc il est spirituel ; ainsi le veut une sorte de justice distributive »26. Or Cyrano lui-même affiche son artificialité :   Voir par exemple Jean-Antoine Calvet, Les Types universels dans la littérature française, cours public de vulgarisation littéraire, Paris, F. Lanore, 1926, p. 280. 23   Voir l’analyse de Jacques Truchet : « Tous les personnages tendent à une sublimation qui les éloigne du charnel, […] ce qui confère au cinquième acte son caractère très marqué d’épilogue […] : c’est que tout s’y passe dans un au-delà du désir […] et chez Rostand comme chez Claudel tout se transforme en verbe. » (op. cit., p. 26-28) 24   « Discours de réception à l’Académie française », cité dans Jacques Truchet, op. cit., p. 380. Nous soulignons. 25   Robert Kanters, « Le retour de Cyrano … ou le confort intellectuel », L’Express, 27 janvier 1656. Voir également Mauriac : « Tous les offensés et tous les humiliés qui forment le gros du public dans une salle de théâtre le reconnaissaient, et il était leur revanche […] ; les ratés de l’amour, surtout, qui sont légion, triomphent avec Cyrano » (Le Figaro littéraire, 27 février 1964). 26   Revue des Deux mondes, 23 mai 1900, article reproduit dans Théâtre nouveau, Perrin, 1908, p. 324-32. Voir également Jules Lemaître qui condamne le « rabâchage » (Revue des 22

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Qui j’aime ? … Réfléchis, voyons. Il m’interdit Le rêve d’être aimé même par une laide, Ce nez qui d’un quart d’heure en tous lieux me précède ; Alors moi, j’aime qui ? … Mais cela va de soi ! J’aime – mais c’est forcé ! – la plus belle qui soit ! (v. 493-497. Nous soulignons)

Artifice assumé, car c’est justement ce qui lui confère sa dimension universelle : Cyrano avec sa laideur et son esprit sublime incarne en effet ce qui constitue aux yeux des romantiques la matière mythique par excellence. Il est « Polichinelle, Faust, Dom Juan » en qui Georges Sand voit « le même homme, diversement influencé par l’éternel combat entre la chair et l’esprit »27.

Usages hétéroclites de Cyrano : mythe moderne ou / et mythe du XVIIe siècle La portée du mythe excède cependant ce double schéma esthétique et anthropologique. Le nez du Cyrano de Rostand constitue un mythe pour avoir, en assurant la « résurrection »28 d’un auteur jusque-là oublié, pris du même coup la place de l’Histoire. À tel point que le biographe du vrai Cyrano, Pierre Brun, qui a consacré une thèse de doctorat au Cyrano historique en 1893, affirme, dans l’ouvrage qu’il publie en 1909, qu’il tient « de peu la regratteuse critique de l’érudition en face de la lyrique envolée du dramaturge »29. Tel est la vertu du mythe : en proposant une « vérité hypothétique », il se définit avant tout comme « objet d’une croyance »30. Deux mondes, 1er février 1898, cité dans Paul Vernois, « Architecture et écriture théâtrale dans Cyrano de Bergerac », Travaux de Linguistique et de Littérature, IV, 2, 1966, p. 111, n. 3). 27   George Sand, Le Théâtre des marionnettes de Nohant, Rezé, Séquences, 1998, p. 45. Voir l’analyse de Pierre Citti sur la parenté avec les contes de Riquet à la houppe ou de La Belle et la Bête, op. cit., p. 19-20. 28   « Depuis, l’âme de Cyrano n’avait jamais été évoquée. Après deux siècles d’obscurité comme celle de Shakespeare, elle émerge de l’ombre, blanche et triste, et le monde admire ce qu’il avait oublié. L’œuvre de M. Rostand serait grande, ne fut-ce que par cette résurrection » (Émile Magne, op. cit., p. 82). 29   Savinien Cyrano de Bergerac, gentilhomme parisien. L’histoire et la légende. De Lebret à M. Rostand, Paris, H. Daragon, 1909, p. 25, cité dans Jacques Truchet, op. cit., p. 32. Voir Émile Magne : « Ah ! l’imagination de M. Rostand a été fatale au vrai Cyrano. Désormais, on ne le verra plus qu’à travers les brumes de son Cyrano de convention » (op. cit., p. 12). 30   Marc Eigeldinger, Lumières du mythe, Paris, PUF, 1983, p. 8.

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L’adhésion que suscite le mythe cyranien est surtout fondée, en ces débuts de la Troisième République, sur le nationalisme qui anime la vie politique. Dans un quasi consensus, les critiques idéologiquement les plus opposés manifestent la même exaltation patriotique, au point qu’on a pu y voir « un moment de la conscience nationale »31. Que ce soit pour Francisque Sarcey, célébrant « le joyeux soleil de la vieille Gaule qui, après une longue nuit, remonte à l’horizon », ou pour Émile Faguet qui « se sent en France, dans la France idéale qu’on croyait [n’être] qu’un beau rêve »32, Cyrano est un mythe national « politico-héroïque »33 avant d’être un mythe littéraire. Son succès, loin d’être soustrait aux contingences de l’histoire doit donc beaucoup au contexte socio-politique dans lequel il s’inscrit. C’est ainsi que Jules Lemaître, sans nier son caractère « de chez nous », relativise le mérite de la pièce en l’historicisant : il en fait une sorte de mythe opportuniste qui « a eu l’esprit de venir à propos »34. Rostand tombe bien, à la fois dans une actualité politique marquée par un nationalisme exacerbé – mais le panache ne survivra pas aux boucheries de la Grande Guerre35 – et dans une actualité théâtrale encombrée de sentimentalisme mièvre. Or il vient aussi à propos dans l’histoire de l’histoire littéraire, au moment où s’élabore une pensée romantique du XVIIe siècle. Avec le nez, Rostand propose en effet, outre un mythe moderne de l’énergie et du panache français, un contre-mythe du classicisme du Grand Siècle. Cyrano est en effet 31  Édouard Herriot, discours reproduit dans Hommage à Edmond Rostand, Discours prononcés le 9 juin 1948 à l’occasion d’une plaque commémorative apposée sur la maison où le poète composa Cyrano de Bergerac, Paris, 1948, p. 25. 32   Francisque Sarcey, Le Temps, 3 janvier 1898 ; Émile Faguet, Journal des Débats, 3 janvier 1898. 33   Catégorie empruntée à Philippe Sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, 55, oct. 1984, p. 117. 34   Jules Lemaître, Revue des Deux Mondes, 1er février 1898. 35   « Les guerres d’aujourd’hui sont trop meurtrières et elles nous ont coûté trop cher pour que nous ayons le courage de répéter le mot de Cyrano : c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ; ou bien : on n’abdique pas l’honneur d’être une cible ; nous avons des raisons d’être plus économe de notre sang » (Jean-Antoine Calvet, op. cit., p. 293) ; « À quoi pouvait répondre, dans la réalité, l’absurde héroïsme de Cyrano ? […] C’est ainsi que ces bonnes gens jouaient […] les héros en chambre. Dignes rejetons des illustres benêts du temps du Grand Cyrus, ces Gascons de l’idéal – Scudéry, La Calprenède –, chantres du faux héroïsme, de l’héroïsme impossible qui est l’ennemi du vrai » (Romain Rolland, La Foire sur Place, cité dans Pierre Citti, op. cit, p. 7).

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perçu comme un héros « de chez nous » parce qu’il réaliserait l’alliance – on est encore dans l’hétéroclite – de la France moderne et de la France classique36. Mais « le talon des aïeux » que Rostand se propose de « fai[re] sonner […] sur [l]es trottoirs modernes et paisibles », c’est le XVIIe siècle du burlesque et du précieux, « le temps de l’enflure espagnole »37, de la « folle audace » et du matamore38, de Scarron et de Mignard, pas seulement le siècle de Roxane, mais aussi celui du monstre spirituel, pas seulement celui de Philippe de Champaigne, mais aussi celui de Callot et de ses figures grotesques, pas seulement celui de l’orateur Bellerose chassé de la scène, mais aussi celui de Jodelet que le public acclame. C’est le XVIIe siècle que Boileau a « flétri », pour reprendre le mot de Nodier. Un « envers du XVIIe » donc, comme le nez est l’envers disgracieux du panache cyranien, ou comme l’esprit brillant est le revers de ce nez monstrueux. Cet autre XVIIe siècle incarné par le nez, c’est celui que le XIXe siècle qualifie de « baroque » : Eugène Melchior de Vogüé, lors de l’entrée de Rostand à l’Académie française, célèbre la prédilection de celui-ci pour « le temps de Louis XIII » qui lui fait « y préférer ce héros baroque, modèle échappé de l’atelier de Callot, délices de Tabarin et de l’Hôtel de Rambouillet, digne de vaincre à Rocroy, calamiteusement noyé dans le fleuve du Tendre »39. Cyrano apparaît alors comme une figure paradigmatique de cette époque boudée par la critique, libertin dans l’ombre, nez occulté dans la nuit par les détenteurs de la norme classique40. Mettre le nez en exergue, c’est à la fois mettre fin à un geste d’exclusion et inverser une échelle axiologique qui glorifie un prétendu classicisme. Le nez de Cyrano est à l’image d’un baroque qu’il faut déplier, pour en saisir le potentiel sublime et sauver ainsi le classicisme de la désaffection des romantiques : sans lui, le XVIIe siècle, nous prévient Nodier, ne saurait « prévaloir ». Déconstruire un certain mythe du classicisme par un autre mythe, ou plutôt au profit d’un autre mythe – celui de l’énergie française –, revient pour la critique romantique à fonder la modernité du XVIIe siècle par son envers, c’est-à-dire à 36

  « Il nous apporte du fond des derniers siècles le vers de Scarron et de Mignard ; il le manie en homme qui s’est imprégné de Victor Hugo et de Banville. » (Francisque Sarcey, Le Temps, 3 janvier 1898). 37   Charles Nodier, op. cit., p. 102. 38   Théophile Gautier, op. cit., p. 132. 39   Cité dans Jacques Truchet, op. cit, p. 43. Nous soulignons. 40  Émile Magne explique ainsi sa fascination pour Cyrano qui « surgit de son siècle avec sa grandeur incomprise et sa noblesse méconnue. » (op. cit., Préface, p. X).

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trouver un certain romantisme dans un XVIIe siècle à leur goût trop classicisé par la critique universitaire. Qui, mieux que la figure de Cyrano de Bergerac pouvait alors contribuer à une telle anamorphose ? Il y a avait une fois un cheval de bois, nous raconte Nodier, qui porta dans ses flancs tous les conquérants d’Ilion et qui n’eut point de part au triomphe. Ceci commence comme un conte, et cependant c’est une histoire. Pauvre cheval de bois ! Pauvre Cyrano !41

Le vrai Cyrano en cheval de Troie ou le Cyrano fictif au nez sublime invitent de la même manière au changement de point de vue et portent la même mise en garde contre les signes dont nous jalonnons et occultons le monde. Le sens du mythe rejoint ici son modèle historique : car le vrai Cyrano est bien ce libertin « caméléon spirituel » auquel la critique universitaire s’intéresse surtout aujourd’hui, c’est-à-dire l’homme de l’hybride et de l’éclectisme littéraire, l’homme de l’écriture allégorique et des métamorphoses, l’homme du jeu sur le double sens et les signes inversés l’homme de la méfiance à l’égard des discours établis42. Dès lors, si, comme le définit la Préface de Cromwell, « le but de l’art est presque divin : ressusciter, s’il fait de l’histoire ; créer, s’il fait de la poésie », Rostand semble avoir doublement réussi. En dernière instance, le texte de Rostand crée bien un mythe en ce qu’il va donner lieu à une série de réécritures, manifestant cette aptitude à la palingénésie qui est le propre de la matière mythique : outre les multiples parodies de 1898 ou les œuvres patriotiques de la Grande Guerre, la fortune du personnage manifeste son potentiel transgénérique, depuis les comédies musicales américaines et les ballets des années 1960 jusqu’au plus récent « Cyranose », détecteur d’odeurs électronique portable produit par la société américaine Cyrano43. Après Rostand, il n’y aura donc plus de « mots de soleil » susceptibles de « faire fondre » ce nez, comme le dit le personnage lorsqu’il repousse au seuil de la mort la   Charles Nodier, op. cit., p. 117.   Pour Dassoucy qui se propose d’« entre[r] dans l’esprit » de Cyrano, « la métaphore, l’allégorie, l’hyperbole et le reste sont gens dont [il] ne [s]e p[eut] passer » (op. cit., p. 87-88). 43   Voir Jacques Truchet, op. cit., « Parodies et adaptations », p. 391, qui cite, entre autres, Le Nez de Cyrano au Bataclan, Cyraunez de Blairgerac au Concert de l’Eldorado et Cyraloeil de Tarascon aux Folies Bergères du Havre en 1898, Cyrano chez la Croix Rouge de Paul Abadie en 1915, Cyrano de Bergerac aux tranchés de Jean Suberville en 1918. 41

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déclaration d’amour que lui fait Roxane (v. 2510). Cyrano signifie alors que toute tentative de le démythifier, de le priver de son nez, serait vaine, puisque « tu t’apercevrais que je reste pareil » (v. 2511).

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La Mort d’Agrippine, les conditions d’une mise en scène à Sannois. Marc Favier (Metteur en scène de La Mort d’Agrippine à Sannois, décembre 2005) Il est bon de rappeler qu’une mise en scène est une œuvre artistique et non pas scientifique, historique ou littéraire. On parle alors d’interprétation et de parti pris. Une mise en scène se construit en fonction du lieu de création, du public, des actualités du jour et des participants. Le texte qui suit émane de mes notes prises au dictaphone en répétitions, en cours de conversations avec des spécialistes ou à la suite de mes lectures. Dans un premier temps, nous verrons quels sont les axes principaux d’une mise en scène, par quels cheminements ils émergent et aboutissent à un objectif : Cyrano parle de la Fronde, ce spectacle doit toucher un large public, etc. Puis, par la dissection des premières scènes, nous verrons la mise en œuvre de ces principes. En 2004, alors que je travaillais à une réécriture des Fourberies de Scapin, j’étudiai les sources de Molière, dont bien sûr l’auteur du « Qu’allait-il donc faire dans cette galère ? » (Le Pédant joué). Entré en contact avec le responsable du site « Le vrai Cyrano », Hervé Bargy, nous discutâmes en fait moins de Molière que de Cyrano et du projet de commémorer par une série de représentations les 350 ans de sa mort, dans la ville où il est enterré et dont Hervé Bargy est élu municipal. Nous partagions les mêmes objectifs : nous voulions impliquer la population locale, les associations, les enfants, et faire un spectacle populaire sans cependant céder à la facilité. Des deux pièces de Cyrano, nous avons opté pour La Mort d’Agrippine. Je confesse m’être, dans un premier temps, refusé à lire la pièce. Comment peut-on lire une pièce ? C’est l’acte le plus anti-théâtral qui soit. C’est se tromper de média, d’outil. Cela m’est toujours une souffrance, un travail

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harassant quand j’y suis contraint ; or, là, l’épreuve était spécialement rude, La Mort d’Agrippine étant un texte difficile qui débute par un long monologue. J’ai réuni mes acteurs et leur ai demandé de lire chacun un rôle. Et j’ai écouté. Très vite, j’ai oublié l’histoire romaine – même si, par la suite, j’ai lu Suétone, Tacite, la biographie de Nony sur Caligula, etc. Il m’a semblé que ce texte parlait d’autre chose. Pourquoi Cyrano se serait-il vraiment intéressé à Rome ? Avec Les Perses, Le Mariage de Figaro ou Les Mouches, nous avons appris que l’artifice de déplacer une action permet de mieux parler de ce qui nous est proche pour éviter les foudres de la censure. Tout de suite, j’ai voulu montrer que Cyrano parlait de son époque : la période d’incertitudes de la régence d’Anne d’Autriche, la Fronde. À cela, des raisons d’abord subjectives : en 2002, j’avais adapté Les Trois Mousquetaires et m’étais penché sur ce premier XVIIe siècle. Tout m’incitait au parallèle Agrippine / Anne d’Autriche, Séjanus / Mazarin, les barricades, les troupes royales ceinturant la capitale. Il n’y avait qu’à creuser, et je crois avoir trouvé de l’or. En outre, l’histoire romaine ne m’attirait guère. Cela m’aurait semblé moins spectaculaire, et pour avoir déjà assisté à des représentations de tragédies romaines en jupettes, je peux affirmer que cela ne “fonctionne” pas ! Une autre raison était plus pratique : j’avais déjà des costumes de l’époque de Cyrano. Dans les démarches artistiques, on n’évoque jamais assez les économies de temps et d’argent. Enfin, en m’imaginant des Mousquetaires faire irruption sur la scène, je savais qu’il y aurait du spectacle, des combats d’escrime, des chants. J’accrocherais mes spectateurs à un imaginaire qui leur serait familier. Cet angle de mise en scène adopté, je n’avais plus qu’à me plonger dans les livres d’histoire, tout en lisant attentivement le texte. Quand je travaille sur un texte ancien, je commence par recueillir les multiples éditions et les compare dans leur diversité – surtout pour la ponctuation. Elle change beaucoup d’une édition à l’autre et en fonction de l’époque. Elle est fondamentale pour les acteurs, car elle induit des respirations, des intentions différentes. Au XVIIe siècle, ce sont les éditeurs qui établissent la ponctuation. Au XIXe siècle se multiplient les points de suspension, d’exclamation ou d’interrogation, qui sur-interprètent le texte. Quant aux éditions du XXe siècle, elles sont principalement établies par des universitaires qui privilégient le point-virgule, ce qui allonge la phrase avec un grand risque de perte du sens pour le spectateur / auditeur. Nous nous sommes servis de

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toutes1. Puis, au fil des répétitions, nous avons établi notre propre ponctuation, celle qui nous semblait la mieux ajustée à la compréhension du texte. Car, ce qui compte pour nous, “théâtreux”, c’est bien la diction. Le spectateur doit comprendre très vite ; il n’a pas le temps de s’arrêter sur une phrase, y revenir comme en lecture. De facto, nous avons privilégié les points (admettons que ce soit notre aspect sec ou “janséniste”), quitte à heurter quelquefois les règles grammaticales. Par ailleurs, à trop entendre les virgules, on hache le texte et on l’obscurcit. Nous avons aussi dégagé les principales des relatives (que nous jouons en mineur), pour laisser entendre l’idée principale de la phrase. Une mise en scène doit aider le spectateur à saisir sans trop souffrir l’histoire qu’on lui raconte. Beaucoup de vers de Cyrano ne sont pas immédiatement intelligibles, voire prêtent à une double interprétation. Nous avons pris, autant que possible, un axe, en essayant de ne pas nous laisser enfermer, bien conscients aussi que nous ne serons jamais entièrement maîtres de la réception… Pour ce qui concerne le texte, nous l’avons respecté à quatre-vingt-dixneuf pour cent. Avec l’aide d’Alain Viala, nous avons rectifié quelques mots vieillis2. En cela, nous ne pensons pas avoir trahi l’auteur, mais espérons avoir aidé le spectateur. Venons-en maintenant aux conditions de la mise en scène. Nous voulions un spectacle populaire – dans la lignée de Bussang, Gémier et Vilar. Les rôles principaux seraient tenus par des acteurs professionnels. Il s’agissait ensuite de faire participer un maximum de Sannoisiens à notre aventure (j’aime assez ce mot car il reflète bien l’esprit et la réalité avec ses péripéties, ses coups de fatigue et de désespoir, mais aussi ses fantastiques réussites). Ils furent près de cinq cents acteurs, couturières, chorales, musiciens, etc. Je ne tire aucune fierté du nombre. Il ne s’agissait pas non plus de faire une kermesse où chaque groupe viendrait accomplir une ronde idiote ou se borner au port d’une hallebarde. Neuf classes de collégiens de niveau Cours moyen ont participé, jamais plus de trois en même temps. Une classe servait le rôle de Nerva, le conseiller de Tibère. Normalement Nerva est un vieux juriste,   Ce nous désigne désormais l’équipe.   Par exemple, au vers 98, nous avons remplacé « Qu’il oyoit retentir des armes » par « Qu’il entend retentir ». Au vers 1379, Nerva disait : « Pour qui le peuple au Temple accrochait des tableaux » au lieu de « A qui le peuple au Temple appendait des tableaux ». 1 2

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l’aïeul du futur empereur Nerva : nous en avons fait un rôle-choral, qui a été distribué aux enfants après un travail sur l’écoute et la compréhension. Pas de phrase attribuée : les enfants n’ont eu accès au texte que quelques jours avant le spectacle, afin d’éviter la récitation et de restituer une certaine fraîcheur. Nous avons procédé de même avec Cornélie, la confidente d’Agrippine, dont nous avons réparti le texte aux Sannoisiennes de l’équipe (elles devenaient le dernier carré espagnol auprès d’Anne d’Autriche). Et de même encore avec Térentius, conseiller de Séjanus. Mais, à ce stade, nous devons parler de scénographie. Dans les conditions d’une mise en scène, le lieu importe : à Sannois, il s’agissait d’une grande salle des fêtes à l’italienne dont l’acoustique n’est pas idéale. Et pour un texte aussi difficile, si l’on place un spectateur à quinze mètres des acteurs, nul doute qu’il “décrochera” assez vite. Nous avons donc opté pour un double gradin en vis-à-vis – un dispositif semblable à celui de Chéreau pour Dans la solitude des champs de coton, ou de Koltès à la Manufacture des œillets d’Ivry. Proximité, confort acoustique mais aussi distanciation (on voit les autres spectateurs en face), mise en danger permanente de l’acteur (a contrario de l’acteur-roi sur son piédestal à l’Italienne, ce dispositif oblige à la mobilité : pas un mur auquel s’adosser). Cette disposition n’est pas non plus sans rappeler le Parlement anglais – et Alain Mothu nous a suggéré que la révolution anglaise contemporaine de Cyrano était, au-delà de la Fronde, un arrière-plan probable de La Mort d’Agrippine. À l’acte II, scène 4, les Térentius deviennent alors ces parlementaires de la Fronde qui s’adressent à Séjanus depuis les gradins, procédé facile mais efficace pour impliquer encore davantage le public. Avec ces chœurs, nous revenions aux sources de la tragédie antique, comme le chœur des vieillards perses attendant le retour de Xerxès dans Les Perses d’Eschyle : « Ceux que vous voyez ici se nomment les fidèles, tandis que les autres Perses sont partis pour la terre de Grèce … ». Nous avons noté que Livilla n’avait pas de confidente. Ou plutôt, si, elle en avait une : Furnie – qui cependant est muette. C’est la seule tragédie que je connaisse où une confidente demeure sans texte, et ce cas de figure me fait encore mystère. Serait-ce pour renforcer la solitude de Livilla ? La multiplication des Nerva et d’autres, nous a alors servi à renforcer l’isolement de Livilla, alors que Furnie disparaissait, son nom même ne nous fournissant aucun indice. Pendant un temps, j’en ai fait le chien de Livilla – par référence à ces symboles canins de la fidélité que l’on voit au bas des tableaux aux

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XVIe et XVIIe siècles. Puis les Erynnies se sont imposées, ces reproches vivants, « ces serpents qui sifflent sur nos têtes ». J’ai perçu beaucoup de points communs avec l’Andromaque de Racine : Astyanax / Caligula / Louis XIV ; la passion de Livilla / Hermione ; être veuve de Germanicus ou d’Hector, et surtout : Séjanus Livilla Séjanus Livilla Séjanus

N’importe, parlez ! C’est ? ... Ce que je veux sera peut-être ta ruine. N’importe, parlez ! C’est ? ... C’est la mort d’Agrippine. D’Agrippine, Madame, hélas ! y pensez-vous ? (v. 238 sq.)

À rapprocher de : Hermione Oreste Hermione Oreste Hermione

Courez au temple. Il faut immoler... Qui ? Pyrrhus. Pyrrhus, Madame ? Hé quoi ! Votre haine chancelle ? (v. 1169 sq.)

Nous avons bénéficié du concours de deux chorales, qui ont pu interpréter La Chasse à Mazarin, La Naissance de Louis XIV, et commencer la pièce avec un Beate en résonance avec le Te Deum du 26 août 1648 qui, en quelque sorte, marqua le début de la Fronde. Nous avons aussi eu la chance d’avoir avec nous des praticiens d’escrime artistique, qui renforçaient l’ancrage dans le XVIIe siècle et la dimension spectaculaire, un orchestre, des circassiens, des pratiquants d’aïkido, sans compter les couturières, les peintres, etc. Chacun participait à l’édifice. Pour en revenir au dispositif scénique, j’ai désespéré bien des Sannoisiens en refusant tout décor et toutes draperies superflus. Outre que Copeau nous avait convertis au tréteau nu, que cela représente une économie d’énergie, de temps autant que d’argent, et qu’un dispositif immense eût nécessité des décors difficilement conciliables avec la sécurité (combien d’heures passées sur ce chapitre !), j’avais besoin d’espace pour faire circuler une grande quantité de participants. J’ai également songé, un temps, au vestige d’une grande statue de Louis XIII effondrée et à demi enfouie dans le sol – comme les tambours des colonnes du temple de Zeus à Olympie, ou comme ce gros pied exposé à l’entrée des musées du Capitole à Rome. Foin de tout cela : le nombre fera décor. Deux points d’ancrage cependant, aux deux extrémités de la scène : la stèle et le trône – symbolique simple mais efficace du spirituel et du temporel. Sous le trône, un tapis, pour amortir les chutes des aïkidokas,

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et derrière, un olivier qui rappellera les vertus cardinales royales du XVIIe siècle en même temps que la méditerranéenne Rome. Ultime et premier paramètre d’une mise en scène : le public. Au-delà de nos plaisirs intellectuels et d’acteurs, c’est bien pour lui que nous montons des spectacles. Il s’agit donc de lui plaire, mais autant que possible en le tirant “vers le haut”. Nous avons donc construit un spectacle pour les yeux, pour l’ouïe et pour le cœur. Ces conditions étant établies, je présenterai succinctement mon travail. Travail de metteur en scène ? de réalisateur ? J’affectionne aussi le terme de « régisseur » (à l’allemande) ; car, comme un artisan, j’ai une œuvre à construire, un cahier des charges, des contradictions à résoudre, des mystères à élucider. J’ai un auteur, des personnages à comprendre, et j’ai à transmettre ce que nous croyons avoir compris. Tout cela oblige à beaucoup de modestie. Entrons donc dans ce que nous raconte Cyrano. Il se situe entre l’histoire et la légende. Ses sources reposent sur les écrits de Suétone et d’autres historiens romains. C’est cela qui compte, même si ce n’est pas la vérité historique. Pourquoi ce titre : « La Mort d’Agrippine, Veuve de Germanicus » ? Certainement pas par souci d’originalité, car les morts étaient à la mode : les deux pièces de Tristan L’Hermite, La Mort de Sénèque et La Mort de Crispe avaient eu du succès. D’autre part, les spectateurs pouvaient s’attendre à une tragédie sur l’assassinat par Néron de l’autre Agrippine, sa mère, sujet alléchant assez dans le goût du temps. Je vous propose d’entrer dans le Centre Cyrano de Sannois, en ces jours de décembre 2005, un peu avant 20h 31 – horaire pour moi fétiche. Dans mes mises en scène, existe toujours une “Scène Zéro”, qui se déroule avant que le personnage ne prononce la première phrase. C’est notre sas : il s’agit de faire entrer le spectateur dans notre histoire. Je me souviens de L’Indiade, à la Cartoucherie : entrant dans la salle, je voyais une multitude de poupées sur les murs. Elles représentaient la diversité indienne. Comme des sportifs avant la compétition, nous devons échauffer le public, le mettre en condition. Donc, trente minutes avant le début du spectacle, pendant que les spectateurs s’installent, des animations se déroulent simultanément. Comme nous voulions ancrer Cyrano et le drame d’Agrippine dans Paris (et l’éloigner ainsi autant de Rome que de Bergerac), nous avons choisi des chants sur Paris révolté ou des Mazarinades chantées (La Chasse à Mazarin, etc.). Des chan-

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teuses se sont succédé au milieu du plateau. Entre deux chansons, des scolaires ont lancé « Les Cris de Paris », ces cris que l’on entendait dans les marchés du XVIIe siècle et que j’avais relevés à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. En même temps, ils s’entraînaient à l’escrime (là, ma référence est plutôt l’arrivée de d’Artagnan à l’Hôtel de Monsieur de Tréville, dans Les Trois Mousquetaires). Et pour compléter ce chaos que j’imagine conforme à celui d’une place du Quartier latin vers 1650, des circassiens déambulaient. Tout s’arrête à l’arrivée de Jean-Philippe (l’un des Terentius), même si des gens sont encore en train de s’installer : il est 20h 30. La chanteuse en cours termine sa chanson puis sort ; les enfants s’asseyent devant ; les autres vont se changer. Puis Jean-Philippe rejoint les choristes pour signifier leur entrée en scène. Ils entonnent le Beate. La question se pose alors de savoir où nous sommes. Les éditions sont unanimes : la scène se situe à Rome, dans la salle du palais de Tibère. Si j’ai décidé que Rome était un masque pour évoquer le Paris contemporain de Cyrano, nous pouvons conserver le principe du palais. Mais pouvons donner plus de précision sur cette salle ? En débutant par un chant religieux, je vois une chapelle avec la Reine, ses courtisanes et ses fantômes. C’est la petite messe privée du matin. Nous pouvons ainsi tenir l’unité de temps. Pour renforcer l’aspect dramatique, pas de lumière, sauf un filet sur la base d’une colonne qui rappelle Rome et servira aussi de simulacre d’autel. La scène est éclairée par des torches : cela renforcera la dramatique des fantômes et des combats qui illustreront le récit d’Agrippine. Et si nous gardons la date du 26 août, c’est le petit matin. Agrippine entre et s’agenouille pour prier puis commence à parler. Agrippine

Je vais te retracer le tableau de sa gloire, […] Mais feins encore après d’ignorer son histoire, Et, pour me rendre heureuse une seconde fois, Presse-moi de nouveau de conter ses exploits : Il doit être en ma bouche aussi bien qu’en mon âme, Pour devoir chaque instant un triomphe à sa Femme. Mais ne te fais-je point de discours superflus ? Je t’en parle sans cesse […].

Les crochets signalent les différentes ponctuations selon les éditions. Je pouvais les proposer aux acteurs qui choisissaient celle qu’ils préféraient selon leur respiration ou leurs intention. Cornélie Il ne m’en souvient plus.

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Le texte débute par un quasi monologue d’Agrippine long de cent vingt vers, ce qui est plutôt long pour un public d’enfants et d’adultes dont beaucoup ne sont jamais allés au théâtre. Il existe deux façons de mettre en scène cette espèce de résumé des chapitres précédents. C’est un récit : l’acteur se pose face au public et raconte, sans plus de fioritures – et l’entrée dans l’histoire des centaines de spectateurs repose alors sur ses seuls talents. L’alternative est de donner du spectacle, avec le risque d’étouffer le texte : l’important est alors de donner du sens, de permettre à chacun de comprendre l’esprit du texte, ses idées-force. Ce fut notre choix. Les Cornélie entrent au fur et à mesure et éclairent le plateau avec leurs torches, puis elles cèdent leur flambeau à un enfant. Le porteur de flambeau traverse la scène et le transmet à un autre enfant. En même temps, les Cornélie tapent l’épaule d’un scolaire qui combat au ralenti. Il y a toujours quatre ou cinq binômes en scène.

Et j’attends…

Enjamber le vers (supprimer le point) et prolonger la phrase (garder la suspension du point). « Apprends » (cf. la citation suivante) répond à « souvient » : elle n’entend donc pas « Et j’attends ». Pour couvrir les bruits environnants, Agrippine est sonorisée. Elle peut donc jouer froide, déterminée. Escrime au ralenti des fantômes, sans contact des armes, en marquant un arrêt sur chaque parade. L’aïkidoka entre trente secondes après les escrimeurs. Agrippine

Apprends donc comment ce jeune Alcide Fut des Géants du Rhin le superbe homicide, Comment, à ses côtés faisant marcher la mort, Il échauffa de sang les Rivières du Nord. [...] Enfin tout l’Univers il se serait soumis [ ;] Mais il eut le malheur de manquer d’ennemis. (I, 1, 9 sq.)

Les combattants s’immobilisent. Caligula, installé depuis le début sur le trône, commence à s’éveiller. J’ai fait de Caligula l’image de Louis XIV enfant. Le traumatisme de la Fronde, la fuite de nuit, deviennent représentatifs de son règne et de Versailles. J’aime mettre en scène les para-personnages ; car, quitte à avoir des participants, autant les utiliser dans des rôles qui les valorisent. J’ai beaucoup aimé ce Caligula / Louis XIV enfant qui est le véritable enjeu de la pièce. C’est une question de succession dans une dynastie de fraîche date (Tibère n’est que le deuxième empereur, comme Louis XIII est le deuxième Bourbon).

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Mon cher Germanicus était donc sur la terre Le souverain Arbitre et de paix et de guerre, [...] Par ces tristes tableaux, réveille mon courroux, Et que, par les horreurs de la fin de sa vie, Je m’excite à haïr ceux qui l’ont poursuivie.

Cornélie C’est accroître vos maux. [...] (v. 73 sq.)

Reprise des combats : en vrai cette fois. Et reprise de la chorale. Selon les séances, « Chant russe » ou « La naissance de Louis XIV ». Pourquoi un chant russe ? Parce que l’on ne fait pas non plus ce que l’on veut. Les chorales ont des programmes établis longtemps en avant, et elles n’ont souvent pas le temps de préparer ce que je propose : je pioche alors dans leur répertoire. C’est le genre de contrainte qui enrichit le spectacle. Ce chant russe a donné une épaisseur à la scène et, pour débuter la seconde partie, quand Tibère proclame : « Enfin Rome est soumise ! », nous découvrîmes « Réveillez-vous Picards » et « Les soldats de Turenne » qui collaient parfaitement à notre mise en scène. Agrippine Ils suivront mon Époux, ces lâches ennemis, Qui, de tous mes enfans, ne m’ont laissé qu’un fils ! (v. 139-140)

Séjanus est entré. Il interrompt quasiment Agrippine. Tout s’arrête, comme suspendu. Nous sommes à l’acte I, scène 2. Des Cornélie environnent Séjanus pour l’éclairer, les autres éclairent Agrippine. Pourquoi entre-t-il sans Térentius ? Notre hypothèse : c’est le petit matin, il vient de recevoir le courrier, il s’est précipité dans la chapelle d’Agrippine. Affolé, essoufflé, un courrier à la main. Après la scène d’exposition, nous entrons dans le drame. C’est la scène d’accroche. Dans cette première réplique, nous entendons un soldat qui verse de l’information. Il est le plus objectif possible, ne prend pas partie : ni tutoiement, ni vouvoiement, mais il exprime de la douleur triste, comme le relève en creux Agrippine dans le premier vers de la réplique à suivre. L’auteur nous livre les sentiments des personnages. Après le plan bien établi d’Agrippine, Séjanus vient précipiter l’action. Par la seule annonciation d’une catastrophe, il dramatise la situation, ce qui lui permettra d’apparaître comme un sauveur dans sa seconde réplique. Séjanus

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Madame, la nouvelle en est trop assurée : L’Empereur ce matin est sorti de Caprée. Agrippine envoie Caligula s’asseoir sur le trône. Il marche droit à Rome, accompagné des siens,

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Qu’on entende l’énumération. Il y a une montée en puissance du danger. La menace se précise.

Des Soldats allemans et des Prétoriens ;

Il se lève.

Et l’on croit que demain nous verrons à nos portes Trois de ses Légi/ons et cinquante Cohortes.

Séjanus distingue donc la garde de Tibère, ceux qui vont l’environner dans la première partie (les siens, c’est-à-dire Nerva, les Allemands et les prétoriens), de l’armée que nous verrons après l’entracte, légionnaires et cohortes, c’est-à-dire vingt et un mille soldats. Parmi la garde de Tibère, Séjanus évoque les soldats les plus aguerris, les plus fidèles, les plus dangereux. Les soldats allemands sont des guerriers redoutables : Agrippine vient d’en parler (I, 1), elle les a même désignés comme les ennemis de son mari, le bien nommé Germanicus. Pour ce qui concerne la France de Cyrano, elle sort à peine de la Guerre de Trente Ans, guerre religieuse et politique qui ravagea l’Europe de 1618 à 1648. Les prétoriens : autant Agrippine a une relation personnelle avec les soldats germains, autant Séjanus entretient une relation privilégiée avec ceux-là. Dans l’Antiquité romaine, la garde prétorienne était une unité d’élite formant la garde personnelle de l’Empereur et elle était censée inspirer la terreur. Auguste fit passer le nombre des cohortes à neuf (quatre mille cinq cents hommes), dont trois étaient cantonnées à Rome, les autres stationnant dans les villes entourant la ville. De l’an 2 jusqu’à 27 après J.-C., il y eut deux préfets du prétoire, puis un seul. Séjanus fut le premier d’entre eux. Il est célèbre pour avoir réorganisé cette garde. Légions et cohortes : à l’époque de César, la légion, divisée en cohortes, manipules et centuries, comptait six mille hommes. La cohorte est un corps d’infanterie formant la dixième partie d’une légion. Donc, Tibère est censé arriver avec vingt et un mille soldats. Les références au Paris de Cyrano ? C’est pour célébrer la victoire de Condé qui clôt la Guerre de Trente Ans qu’est donné le Te Deum. Il annonce les traités de Westphalie. Mazarin et la régente, qui ont désormais les mains libres pour en finir avec les frondeurs, font appel aux quatre mille mercenaires allemands de l’armée de Condé. Pareillement, on peut voir dans la Rome assiégée l’armée royale faisant le siège de Paris après la fuite de la famille royale pour Saint-Germain-en-Laye dans la nuit du 5-6 janvier 1649. Mais ne frisons-nous pas l’anachronisme ? Selon André Blanc, dernier éditeur de

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Cyrano dans les Œuvres complètes et les éditeurs des Lettres satiriques et amoureuses, La Mort d’Agrippine fut rédigée en 1647 ou 16483. La pièce fut jouée probablement à l’Hôtel de Bourgogne à la fin de 1653, c’est-à-dire assez longtemps après sa rédaction, et. fut publiée en 1654. Hervé Bargy nous indique que l’écriture de la pièce était probablement achevée dès 1650. Alors que Séjanus arrive en annonçant un drame, Agrippine se sent forte et semble ironiser. Elle provoque Séjanus, quitte à l’humilier. Elle le tutoie et dit « nous » pour suggérer une communauté. Elle semblait repliée dans sa prière, mais elle relève maintenant la tête et affiche un immense sourire. Agrippine

C’est un sujet de joie et non pas de douleur : [.] Ennuyé de l’attendre, il court à son malheur, Et n’approche de Rome en homme de courage, Que pour nous épargner la peine du voyage ; [.] Vois comme aveuglément il vient chercher l’Autel. (v. 147 sq.)

Elle exhibe le couteau qu’elle prend à la ceinture de Séjanus et le lui donne. À cela, il répondra « hâtons-nous lentement ».

Frappons ! cette victime attend le coup mortel ; Mais gardons, qu’échappant au couteau du Ministre (v. 152-153)

À mettre en rapport avec le « Frappons, voilà l’hostie » et, comme le montre Alain Mothu, avec l’« attentat de Sannois »4. Toujours l’ambiguïté des mots chez Cyrano : « Ministre », c’est à la fois le ministre du culte (celui qui accomplit le sacrifice) et le ministre d’État (cf. la mazarinade du Ministre d’État flambé, c’est-à-dire Mazarin). Il y a une révélation progressive de l’implication de Séjanus dans le complot : alors que, dans sa première réplique, il s’exprimait sur un mode impersonnel, Agrippine l’implique en utilisant « frappons », « gardons ». Dans sa seconde réplique, Séjanus se projette même en avant.

[…] Sa fuite ne devienne un présage sinistre (v. 154)

Que la victime lui échappe est en effet un très mauvais présage. Il vient au-devant de la mort, il faut le tuer maintenant, avant qu’il ne reparte. Cette première réplique est à opposer à la seconde  : il y a un effet miroir, une 3   Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, t. III : Théâtre, éd. A. Blanc, Paris, Champion, 2001, t. III, p. 225 ; Lettres satiriques et amoureuses, éd. J.-Ch. Darmon et A. Mothu, Paris, Desjonquères, 1999, p. 221. 4   Voir ses articles dans La Lettre clandestine n° 8 (1999) et dans le présent volume.

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construction dramatique. La première est essentiellement informative, très militaire, apparemment objective. Il n’utilise pas le « je », alors que, dans la seconde, il y a « nos », « nous », « je ». Sa stratégie sur cette scène est de dramatiser pour s’affirmer comme son protecteur. Séjanus

Sans avancer nos jours, / pour avancer sa mort, > Regardons son naufrage à couvert dans le port ; (v. 155-156)

Le “/” indique une petite respiration, “>” marque un enjambement. Pour les acteurs non habitués à l’alexandrin, j’ai institué une sorte de “code le la route”. Tous les détails figurent dans l’édition d’Iphigénie que j’ai co-signée avec Alain Viala. Séjanus voit le port au milieu de la scène, en restant à l’abri, sans prendre aucun risque. C’est un lieu commun illustré par Lucrèce, De Natura rerum, II, 1 : « Quand les vents font tourbillonner les plaines de la mer immense, il est doux de regarder de la terre ferme le grand effort d’autrui ; non parce que le tourment de quelqu’un est un plaisir agréable mais parce qu’il est doux de discerner les maux auxquels on échappe soi-même. Pareillement il est doux d’observer les grands combats d’une guerre, dans leur déploiement ordonné sur les champs de bataille, sans participer au danger ».

Et gauchissons de sorte, en montant à l’Empire, Que selon le succès nous puissions nous dédire. L’Empereur, qui connaît tous vos desseins formés, Ignore que je trempe à ce que vous tramez ; (v. 157-160)

Séjanus brandit le courrier. Cyrano s’est fait connaître par ses lettres. Il nous faut montrer la force de l’écrit quand c’est possible, notamment au début de l’acte IV quand Séjanus et Tibère brandiront des Mazarinades.

Il m’écrit qu’il espère, assisté de ma brigue, Joindre avec le Sénat tout le peuple à sa Ligue.

D’après Séjanus, Tibère sait qu’Agrippine complote contre lui et attend le soutien du Sénat – et de son chef, Séjanus. Apparemment Tibère ne sait pas que Séjanus trempe dans le complot. Après avoir dramatisé, il s’impose en sauveur ; il a intérêt à exagérer l’un pour rehausser le second. Voyez la première rencontre entre Andromaque et Pyrrhus.

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Ce trait de confi/ance/ est un gage assuré > Qu’il ne soupçonne point que j’ay/e conjuré : [.] Ainsi, quoi que d’affreux son courroux entreprenne, Je vous tiendrai toujours à couvert de sa haine :

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Il brûle la feuille à une torche.

Prononcez son Arrêt irrévocablement ; [,] Mais, parmi tant d’écueils, hâtons-nous lentement.

En lui promettant le mariage par le trône, elle le pousse à l’action : elle se rapproche de lui et lui prodigue des gestes tendres. Elle lui présente la main. Il pose son poing. Agrippine

Conduis ma destinée ! Aussi bien, la Fortune, Triomphans ou vaincus, nous doit être commune : Mais sache, si de moi tu prétends disposer, Que le Trône est le Temple où je dois t’épouser. (v. 169-172)

Elle le pousse dehors, c’est-à-dire à l’action. Ils sont à mi-chemin. L’église est l’endroit où l’on se retrouve pour le mariage ou l’enterrement. Elle lui promet le mariage – ou la mort commune.

Informe Livilla du retour de Tibère, De peur que sa surprise effarouche son Père : [,]

Elle revient à l’autel pour prier. Elle a bâti un mur entre eux deux. Il sort. Elle se parle.

Moi, j’irai cependant solliciter nos Dieux, [:] Ils me doivent secours, puisqu’ils sont mes Aïeux.

– Acte I, scène 3 : Agrippine, Cornélie. Agrippine reste penchée et ne se tourne pas vers Cornélie : « Qu’en dis-tu, Cornélie ? Enfin… » (v. 177). Agrippine semble triompher de sa duplicité. Elle semble dire « Ai-je bien joué mon rôle ? » Cornélie n’a pas compris cela : elle est restée tout imprégnée du discours de la scène 1. Cornélie, c’est l’incarnation sur scène du spectateur. Une confidente qui se permet de couper la parole à la Reine-Mère est à la fois une intime et sous le coup d’une forte émotion. Quatre questions de suite restent sans réponse d’Agrippine. Des mots très forts : « traître », « assassin », meurtrier », etc. Et des allitérations qui sonnent. Une Cornélie accompagne Séjanus vers les appartements de Livilla. Comme cela avait été souhaité par la ville de Sannois, tout le monde pouvait participer au spectacle. Le texte de Cornélie a donc été distribué entre différentes actrices sannoisiennes, sur le principe d’un chœur parlé. Nous n’avons plus une confidente, mais une cour – à l’image de l’entourage d’Anne d’Autriche.

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Suit cette question de Cornélie : « Enfin, Madame, du traître Séjanus deviendrez-vous la Femme ? » (v. 178). C’est la question que se pose le spectateur. Et c’est l’impression que donne Agrippine dans cette scène 2. Agrippine en a parlé au vers 172 : elle a parlé de mariage, mais pas d’amour. Les Cornélie s’avancent vers Agrippine :

Faut-il que l’assassin de votre cher Époux Se trace par son crime un chemin jusqu’à vous ? Que dans son meurtrier votre Mari se trouve, Et vienne se sauver dans le lit de la Veuve ? (v. 179-182)

Puis les Cornélie se regroupent autour de la stèle : « Quoi ! / n’entendez-vous point le grand Germanicus,> // Porté sur un monceau de cadavres vaincus,> » (v. 183-184). La confidente passe même à l’insulte – par le truchement d’un mort. Procédé classique pour un domestique de dire ses vérités à son Maître par la bouche d’un autre (cf. Dom Juan) : « S’écrier des Enfers : Femme ingrate et perfide, // Tu vas joindre ma race avec mon homicide ? » (v. 185-186). Les Cornélie se tournent alors vers Agrippine : « Voilà comme il se plaint, ce Héros outragé, // Que sa Veuve en dix ans n’a pas encor vengé [...] » (v. 187-188). Agrippine Si Tibère y demeure, alors je suis vengée ; Si contre Séjanus la Fortune est rangée, Je verrai, satisfaite, entrer au monument De mon Epoux meurtri le premier instrument. Mais Livilla paraît… (v. 217-221)

Les Cornélie et la Chorale sortent. Agrippine prend une bougie au passage et dit seule : J’évite sa présence, [:] Elle hait ma rencontre, et la sienne m’offense.

Elle souffle la bougie. – Acte I, scène 4 : Livilla, Séjanus, Térentius. J’achève avec l’entrée de Livilla accompagnée de Séjanus et Térentius. Livilla entre avec la volonté de tuer Agrippine et sort en songeant au meurtre de Tibère : Séjanus fut donc persuasif. Son costume met en évidence que tout oppose les deux héroïnes – à commencer par les corps des actrices. Si nous avons une veuve Agrippine / Andromaque dans les noir et rouge (inspiré par le costume d’Anne Parillaud dans Le Masque de fer avec Di Caprio), nous pouvons filer la métaphore de

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la couleur des passions avec une Livilla / Hermione, donc colérique et en jaune, comme Mademoiselle de Montpensier dans le tableau de Johannot (Musée d’Orléans). Camaïeux de jaunes ; elle est dans le “froufrouteux” et le drapé des voiles la rend sensuelle. Livilla n’a plus, comme atout, que la séduction charnelle : elle dévoile sa chair là où Agrippine se voile. Nous n’avions pas encore évoqué les costumes, fondement d’une mise en scène. Le costume fait sens, permet de comprendre un personnage ou une situation – comme environner Séjanus de parlementaires (Térentius en première partie) ou de Mousquetaires. Pour vêtir Séjanus, nous avons pris comme axiome qu’il est le personnage auquel Cyrano a pu s’identifier, et comme nous nous situons à l’époque de ce dernier, autant habiller Séjanus en nous inspirant des habits de Cyrano selon les gravures d’époque. Sûr de lui et bélâtre, il faut lui donner un aspect “nouveau riche”, préfiguration de Fouquet. Pour Tibère, dans une situation délicate au début, nous prenons un costume discret alors que dans la seconde partie, maître absolu des lieux, il est en costume de grand apparat, préfiguration de Louis XIV. Son entrée était d’ailleurs soutenue par l’orchestre de clarinettes jouant le succès des années 1670, composé par Lulli : « La Cérémonie turque ». Eux non plus n’avaient pas le temps de préparer un morceau pour le spectacle. Et quand le chef, Claude Moret, nous a fait cette proposition, ce morceau s’imposa. *

*

*

Nous ne pouvons aller au bout de nos notes de mise en scène. L’essentiel est dit, à savoir l’esprit, les principes et les mécanismes. Par le présent article, j’espère aussi avoir donné un éclairage différencié des analyses habituelles. Peu de théories, beaucoup de partis pris que l’on nomme « choix artistiques ». La Mort d’Agrippine est un texte d’abord difficile, riche de références à Rome, au premier XVIIe siècle, aux avancées de la science et de la philosophie, aux contestations religieuses et politiques – c’est la seule tragédie de cette époque qui parle de renverser un monarque pour lui substituer une République. Il demande des recherches tout azimut. Et ensuite, qu’en fait-on ? Il ne reste qu’un plateau nu et des acteurs qui vont essayer de transmettre cela le plus honnêtement possible au public. Comment ça marche, une scène ? Pourquoi celui-ci entre-t-il ? Pour quelle raison furieuse ? Pourquoi parle-t-il ?

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Pourquoi se tait-il ? Dans quelle humeur était-il tout à l’heure, en sortant ? Que s’est-il passé entre-temps ? Qu’a-t-il appris ? Qu’ignore-t-il ? Voilà toutes les questions que l’on se pose à chaque répétition pour chaque scène. Et il ne suffit pas de comprendre la scène (la comprend-on jamais ?), il faut avant tout la sentir. La raison et le cœur… Ce texte n’est pas dense, il est riche. Je remercie Hervé Bargy, l’Encelade de Sannois, de nous l’avoir fait découvrir pour que nous le transmettions à notre tour, en éphémère passeur. J’espère d’autres mises en scène bien différentes de la nôtre. C’est la marque des grandes pièces et La Mort d’Agrippine en est une. Je remercie aussi du fond du cœur mes acteurs Julie Le Lagadec, Patrice Vion, Abigaïl Wirtz et Damien Gault qui ont tant donné de leur énergie, Michèle Rosellini, Alain Mothu et Alain Viala pour leurs conseils, les participants, les spectateurs – et enfin , ce jeune auteur.

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