Marx et l’invention historique 9782849503300, 2849503304

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Marx et l’invention historique
 9782849503300, 2849503304

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Mille Marxismes

Marx et l'invention historique Isabelle Garo

MILLE M A R X I S M E S

Antoine Artous et Stathis Kouvélakis «Mille marxismes» est un espace ouvert aux composantes, irréductiblement plurielles,qui constituent la «constellation Marx» de notre présent Aux antipodes aussi bien des orthodoxies de naguère que des «pensées molles» actuellement en vogue, «Mille marxismes» se propose de publier des travaux qui illustrent l'exigence théorique et la vitalité de la recherche qui se mène aujourd'hui en s'inspirant de Marx. À vocation pluridisciplinaire, la collection se veut espace de rencontre entre auteurs de générations et de pays différents, contribution à l'indispensable réflexion qui anime ceux qui veulent changer le monde.

Déjà parus Bertell Ollman, La Dialectique mise en œuvre. Le processus d'abstraction dans la méthode de Marx Domenico Losurdo, Gramsci. Du libéralisme au communisme critique Antoine Artous, Marx et le fétichisme Alex Callinicos, Les Idées révolutionnaires de Marx Isaak I. Roubine, Essai sur la théorie de la valeur de Marx André Tosel, Les Marxismes du 20e siècle Antoine Artous, Démocratie, citoyenneté, émancipation Nicolas Boukharine, L'Économie politique du rentier David Harvey, Géographie et Capital Daniel Bensaïd, La politique comme art stratégique LéonTrotsky, Question juive / Question noire

©Éditions Syllepse, 2012 69 rue des Rigoles, 75020 Paris [email protected] www.syllepse.net ISBN: 978-2-84950-330-0

Table des matières

Avant-propos

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1. Imagination et invention de Castoriadis à Marx

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2. Individu, classe, parti : politique et subjectivation

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3. La Commune de Paris comme invention démocratique

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4. Le socialisme comme invention : une lecture de la Critique du programme de Gotha 5. Méthode et invention dans l'« Introduction » de 1857 à la Critique de l'économie politique

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6. Le fétichisme de la marchandise : un exemple d'invention conceptuelle

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Bibliographie

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Avant-propos Les six chapitres de ce petit livre portent tous sur la question de l'invention chez Marx. Cette notion n'est pas un concept central de son œuvre, mais elle permet pourtant de rassembler deux problématiques essentielles, à la fois distinctes et indissociables. La première concerne l'invention historique. En effet, on a coutume aujourd'hui encore de voir en Marx un penseur déterministe, pour qui l'histoire se déduirait et ne serait que la réalisation linéaire d'un programme, selon une conception directement héritée de l'idéalisme allemand et plus particulièrement de Hegel. Plus gravement encore, on lui impute un économisme, qui relie de façon rigide des strates sociales et donnerait à la base de cet édifice le pouvoir d'en conditionner de façon unilatérale les étages supérieurs ainsi que les étapes successives. Cette conception repose en réalité sur une méconnaissance profonde de son œuvre ainsi que de l'évolution constante de sa pensée. Contre ces caricatures, c'est cette dimension dynamique qu'il importe de restituer, parce qu'elle constitue, finalement, la meilleure voie d'accès à une dialectique créative qui, chez Marx, caractérise l'histoire humaine autant que les idées qui en sont partie prenante, les siennes n'échappant pas à la règle. Aux antipodes de tous les schémas mécanistes, il faut donc souligner que Marx place la politique et les formes collectives d'innovation et d'invention qui lui appartiennent, au centre même du processus historique. Ce ne sont pas seulement ses écrits historiques qui permettent de l'affirmer, mais l'ensemble des textes qui relèvent de la critique de l'économie politique, incluant le Capital et les manuscrits préparatoires. C'est donc la dimension proprement politique de l'analyse marxienne qu'il s'agit de mettre en évidence, telle qu'elle apparaît notamment à travers la réflexion sur les formes d'organisation, de transition et de médiation politiques, sur Mille Marxismes

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lesquelles Marx s'est fréquemment arrêté sans en proposer de théorisation séparée. Qu'il s'agisse de la notion de classe, de la notion de parti ou de la question du socialisme et du communisme, on rencontre dans son œuvre une attention toute particulière portée aux phénomènes de construction et d'invention historiques, invention devant parvenir à terme à l'abolition du capitalisme et instaurant entre le présent capitaliste et la perspective communiste une chaîne d'étapes, non prescrites par avance, tout en étant bel et bien orientées par cette finalité même. Mais la question de l'invention concerne aussi et dans le même temps les procédés de l'analyse théorique, radicalement modifiés par une telle conception du cours historique. En effet, la place neuve que Marx confère à l'intervention politique va de pair avec la mise en œuvre d'une compréhension de l'histoire inédite, rompant avec toute philosophie de l'histoire et qui le conduit à forger un arsenal de concepts novateurs, mais aussi et surtout une conception sans précédent du rapport entre théorie et pratique. Les textes qu'on qualifie de « méthodologiques » sont à ce titre porteurs d'une redéfinition du travail théorique, redéfinition en constant retravail et qui bouleverse les approches disciplinaires telles qu'elles sont constituées à son époque: histoire, anthropologie, économie, philosophie. Le type d'invention conceptuelle qu'on y rencontre est inséparable de l'invention historique elle-même. C'est l'ouverture fondamentale du cours historique sur un devenir à la fois déterminé et non pré-écrit, précisément parce qu'il inclut les luttes sociales et politiques en cours, qui se réfracte, au sein de l'élaboration théorique, sous la forme de l'analyse des conditions d'une saisie dialectique du réel, attentive à ses transformations permanentes mais aussi à la nature propre d'intervention en circonstances du travail savant. De ce point de vue, deux textes fameux, l'introduction de 1857 et l'analyse du fétichisme, notamment développée dans le livre 1 du Capital, condensent cette question de l'invention théorique, toujours mise en relation étroite avec la pratique historique réelle et avec les possibilités transformatrices qui y naissent. Ainsi et contre toute attente, le terme d'invention 8

se révèle-t-il finalement le plus adéquat pour désigner cette unité toujours problématique, jamais achevée - et surtout inachevable - , entre théorisation et action historique. On peut l'affirmer: l'examen de cette question sous l'angle de l'invention permet de faire pièce aux objections traditionnelles concernant la conception marxienne de l'histoire. Dans le cadre de ce petit ouvrage, l'objectif est de s'en tenir à l'examen des thèses de Marx lui-même. Il est évident qu'une enquête englobant les apports des auteurs se réclamant du marxisme, ainsi la prise en compte d'une abondante littérature secondaire sur ces questions, aurait eu de toutes autres dimensions. Le propos plus modeste des chapitres qui suivent est de mettre en évidence, au sein de la seule œuvre marxienne, l'importance que prend cette question de l'invention, importance croissante à mesure que Marx découvre toute la complexité de l'histoire mondiale réelle et se fait plus attentif aux formations sociales non capitalistes en même temps qu'aux difficultés de la mobilisation politique et aux formes d'organisation qu'elle requiert, aux échecs révolutionnaires de son temps. Si ses questionnements sont, à cet égard, bien distincts des nôtres, tout simplement parce que Marx ne sait rien des structurations politiques plus récentes, ils n'en demeurent pas moins d'une exceptionnelle actualité, pointant des enjeux et des difficultés dont nous sommes les héritiers directs. Sans que soit ici développée la question de cette actualité maintenue, de ses limites mais aussi de ses potentialités, c'est bien entendu elle qui guide toute l'enquête présentée ici, s'il est vrai que toute lecture de Marx ne peut être qu'une lecture en situation, elle-même impliquée. On laissera au lecteur le soin de prolonger par lui même des interrogations qui demeurent, plus que jamais, ouvertes.

Mille Ma r xi $ m os



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1. Imagination et invention de Castoriadis à Marx La question de l'invention historique a été développée, au cours de la seconde moitié du 20e siècle, en vue d'objecter à Marx une conception non-déterministe de l'histoire et de s'opposer à ce qui serait sa conception téléologique de l'histoire. Chez l'un des penseurs les plus originaux de cette période, Cornélius Castoriadis, la question de l'invention se trouve associée à une redéfinition de l'imagination, afin d'élaborer une alternative au marxisme qui en provient tout d'abord. Le concept d'« imaginaire radical », élaboré dès 1960, accompagne l'éloignement tout aussi radical de son promoteur à l'égard du marxisme et lui sert à déployer le thème de l'autonomie dans tous les secteurs de la réalité et de la praxis: auto-institution du social, auto-altération de l'histoire, autonomie individuelle. Mais c'est moins par son contenu propre que par sa fonction stratégique que l'imaginaire se voit constitué en ligne de démarcation théorico-politique, des textes issus du groupe Socialisme ou Barbarie, fondé en 1949 et dissous en 1967, aux œuvres majeures que sont L'institution imaginaire de la société publiée en 1975 et à la série des Carrefours du labyrinthe, dont l'ultime volume paraît en 1999, deux ans après la mort de Castoriadis. Commencer par l'analyse de cette conception de l'imagination permet, d'une part, de définir un répertoire de questions associées. Ces questions concernent toutes à la fois l'histoire réelle et les conditions de sa saisie théorique, ainsi que la conception de l'organisation et de l'intervention politiques. D'autre part, cet examen chronologiquement inverse permet de relire Marx en s'armant de questions et de critiques contemporaines, qui permettent de mieux souligner en retour la place singulière qu'occupe dans son œuvre la question de l'invention, tant historique que théorique. Mille Marxismes 9

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En un sens, on peut rapprocher la démarche de Castoriadii de celle de toute une génération de théoriciens français d< la même période, actifs du début des années 1960 à la fii des années 1990, et dont les productions théoriques s< construisent à la charnière de la philosophie et d'une redéfi nition de l'engagement politique. Mais en un autre sens, ell< s'en distingue dans la mesure même où sa pensée demeun avant tout tributaire d'un itinéraire militant jamais renié mai: progressivement et fondamentalement infléchi, et dont I; transformation est inséparable des élaborations théorique; qui l'accompagnent puis, finalement, s'y substituent (Gottrau; 1997). Avec lui, on rencontre une figure à la fois parente e distincte de certains des philosophes français contemporain; et qui, à l'instar de Michel Foucault ou de Gilles Deleuze à l'issue d'un parcours universitaire prestigieux, conçoiven aussitôt un projet théorique qui les conduira à redéfinir le; conditions et la nature même de l'engagement intellectuel Dans le cas de Castoriadis, c'est un engagement politique de type «classique», du côté de l'extrême gauche français* au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui le condui à un projet théorique de grande ampleur, à une positioi progressivement conquise d'essayiste reconnu comme tel jusqu'à aujourd'hui inclus. Par voie de conséquence, c'est le rapport à Marx et ai marxisme qui, ici plus qu'ailleurs, est le lieu d'enracinemen politico-théorique d'une telle démarche, enracinement para doxal donc, qui fait de la rupture avec le marxisme1 non poin un événement inaugural mais un mouvement perpétuel, ayan pour condition la présence constante, à l'arrière-plan de soi œuvre, de l'adversaire idéologique et politique qu'est deveni le marxisme. Indépendamment des innovations théorique; que l'on doit par ailleurs à Castoriadis, de son dialogue ave< la psychanalyse, c'est bien ce conflit fondateur qui nourrit l< paradoxe d'un engagement désengagé, d'un retrait qu'ac compagne la perspective toujours maintenue de l'appel à l< 1. Au moment de sa mort, le 28 décembre 1997, Le Monde titre, sous l plume de Christian Delacampagne : « Mort de Cornélius Castoriadis, révc lutionnaire antimarxiste». 12

transformation politique et sociale. Toute son œuvre s'inscrit ainsi au croisement du politique et du théorique, à ce carrefour où convergent les trajectoires des théoriciens français des années 1960 et qui, en raison de leurs conditions très singulières, explique leur actualité maintenue hors de la conjoncture qui fut la leur. C'est donc sur fond du renouveau critique actuel, et de remobilisation politique contradictoire, qui voit poindre un nouveau rapport à Marx et au marxisme, qu'il est fécond de relire Castoriadis, en s'efforçant de conserver son caractère mouvant et stratégique à ce qui n'est pas tout à fait un concept mais pas non plus une politique: l'imaginaire. Révolutionnaires ou marxistes Dès ses premiers textes, qui sont avant tout politiques et militants, Castoriadis centre son analyse sur la critique de la bureaucratie «socialiste» et il oppose la voie de l'autonomie ouvrière à tous les appareils, partis ou syndicats, qui en figent et en dévoient le mouvement fondamentalement émancipateur. Refusant l'analyse de l'URSS proposée par Trotsky comme « État ouvrier dégénéré», ainsi que sa description de la bureaucratie soviétique en termes de couche parasitaire, il s'inscrit alors dans les courants minoritaires du PCI2, qui dénoncent la formation une nouvelle société de classe en URSS. Il organise alors avec Claude Lefort la tendance Chaulieu-Montal qui se dotera dès mars 1949 de la revue Socialisme ou Barbarie. Le petit groupe qui naît de cette scission se consacre activement à la vie militante, à la production et à la diffusion d'analyses théoriques qui associent à la critique antibureaucratique le rejet global du léninisme et la dénonciation de l'ensemble des partis communistes européens. La revue se consacre à la présentation de thèses politiques générales mais elle y associe également articles et enquêtes consacrés aux réalités ouvrières contemporaines et aux mobilisations partout dans le monde. Les membres de ce groupe, alors au nombre d'une vingtaine, se présentent initialement 2. Parti communiste internationaliste, section française de la 4 e Internationale. Mille Marxismes 11

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comme seuls véritables continuateurs du marxisme, ce qui témoigne d'emblée d'une orientation politique mais aussi d'une ambition théorique, constitutive de cette trajectoire militante. Ils s'efforcent de définir une voie révolutionnaire originale, rejetant la division entre tâches théoriques et pratiques, aspirant à surmonter la division entre dirigeants et exécutants au sein même de l'organisation politique qu'ils constituent et, à terme, dans la société tout entière. Compte tenu de ses faibles effectifs, le groupe Socialisme ou Barbarie va construire son identité à travers la polémique continue avec les autres courants de la gauche et de l'extrême gauche, par le biais de la rédaction et la diffusion de la revue du même nom, bien plus que par l'insertion active au sein la réalité sociale du moment, toujours tentée mais jamais réussie. La propension théoricienne s'en trouve automatiquement nourrie en retour, et cela alors que nombre de ses militants entament un parcours universitaire brillant qui les conduira, pour la plupart, à devenir des intellectuels de renom. En effet, l'orientation politique de Socialisme ou Barbarie va de pair avec une marginalité sociale extrême, que reflètent des effectifs très faibles et l'incapacité persistante à prendre racine dans le monde ouvrier. Elle s'accompagne aussi de fortes dissensions internes, liées à l'inévitable personnalisation des débats au sein d'un groupe si restreint (Gottraux 1997 : chap. 6). Par ailleurs, ces dissensions surviennent à des moments cruciaux de réorientation stratégique et elles conduisent parfois à des scissions, en particulier celle qui, en 1958, voit se constituer une minorité, animée par Claude Lefort et refusant toute démarche programmatique et tout appel à la discipline de parti, par opposition au courant conduit par Castoriadis, qui envisage alors la construction d'une véritable organisation révolutionnaire. Ironie de l'histoire, l'accusation de « bureaucratie» est alors retournée par la minorité contre le courant majoritaire, témoignant de l'impossibilité de rendre politiquement discriminante la thématique anti-autoritaire, invective toujours utilisable plutôt que catégorie effectivement critique. Mais si l'autonomie demeure un vœu pieux, au sein même du groupe politique qui l'inscrit 14

sur sa bannière, elle n'en demeure pas moins et avant tout un concept, qui va servir d'arme théorique dans le débat intellectuel du moment. Elle tire sa puissance à la fois de son autorité philosophique passée, notamment kantienne, de son aura éthique donc, mais aussi de son piment libertaire, conditions suffisantes d'une actualité permanente qui épargne même de définir plus précisément son sens: car comment être hostile à l'autonomie? Évidence lumineuse et simple, elle se présente comme un concept toujours utilisable, toujours en gestation aussi, et par là même puissant dans le contexte idéologique de l'époque: prescriptif mais antinormatif, ajustable à l'individu comme à tout collectif, consensuel et radical, le mot est l'un de ceux qui ajoutent aux prestiges de la philosophie la plus classique un pouvoir de séduction immédiate. Utilisée sur le terrain politique, la thématique de l'autonomie affirme le primat de la liberté contre tous les pouvoirs, liberté qui demeure abstraite du fait de la dichotomie conceptuelle dont elle résulte, mais qui peut se présenter comme d'ores et déjà incarnée par ceux qui rejettent toute autorité, contestent programme et discipline, dénoncent toutes les bureaucraties. Dans ces conditions, l'isolement politique n'est plus un défaut, l'hérésie devenant surtout la preuve d'une audace encore minoritaire du fait de sa radicalité même. Dans la pensée de Castoriadis, de texte en texte, l'autonomie va devenir une thèse portant finalement sur l'histoire humaine dans son ensemble, d'où découle un regard critique sur le présent ainsi que la promesse d'une autre vie sociale. Clé de lecture universelle, elle se veut aussi principe d'action, qui opère la mise en adéquation de la théorie et la pratique mais sur le terrain de la théorie: la possibilité d'une action future enfin libre et émancipée, adéquate à son concept, peut être affirmée dès lors, qu'en retour, son absence ou son échec réitéré ne font qu'en souligner perpétuellement l'urgence. Il faut revenir à son contexte historique immédiat pour éclairer cette construction, qui coïncide d'abord avec un parcours politique dans la France de la fin des années cinquante et du début des années 1960. Et le contexte de l'année 1958, Mille Marxismes 13

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tout particulièrement, est complexe. C'est celui de la guerre d'Algérie, de la question posée à gauche du type de soutien au FLN, face aux menaces autoritaires que font peser l'extrême droite mais aussi, pour certains, la droite gaulliste elle-même. La thématique antibureaucratique constitue bel et bien un choix politique, qui conduit le groupe Socialisme ou Barbarie au refus de participer à l'« unité contre le fascisme », mot d'ordre lancé par le Parti communiste, qui culminera dans la manifestation du 29 mai 1958. En effet, le PCF dénonce alors dans le projet constitutionnel gaulliste la volonté d'instaurer un « régime de pouvoir personnel » qui « ouvre la voie au fascisme». Revendiquant pour sa part «le pouvoir des travailleurs», mais sans jamais se préoccuper de stratégie unitaire, Socialisme ou Barbarie se donne pour visée principale, dès ce moment, la production d'une analyse théorique délibérément isolée mais originale et inclassable, ^'orientant vers un prophétisme sombre, hypercritique. Par l'épure doctrinale qu'elle propose, tout en s'appuyant sur des faits concrets, la théorie antibureaucratique est d'une grande cohérence, dénonçant en bloc les partis communistes, mais aussi les syndicats, la Yougoslavie titiste, le FLN algérien, les mouvements de libération nationale du tiersmonde, apparentés en vertu de leur tendance commune à la bureaucratisation, une telle analyse abolissant aussitôt les clivages politiques classiques. La critique des organisations politiques en général acquiert ainsi un tour éthique, dénonçant l'appétit de pouvoir de directions cyniques, cette thèse unique se révélant d'autant plus séduisante qu'elle annonce par avance que les faits ne seront pas conformes aux attentes. La fascination pour l'autonomie sociale et l'optimisme immodéré quant à la possibilité d'une praxis immédiatement anti-autoritaire, doublés de cette critique généralisée, qui ne manque certes pas d'arguments concrets, donne surtout naissance à un discours pessimiste toujours vérifié, annonçant par avance l'échec des luttes en cours, échec reconduit à une cause toujours semblable3. 3. On retrouve une analyse à peine modifiée dans les derniers textes de 16

Parallèlement, l'accusation d'objectivisme scientiste lancée à rencontre du marxisme décrit cet objectivisme comme la résultante fatale et inaperçue de transformations historiques dont le marxisme ne serait, au fond et à son corps défendant, que le simple écho : « Le destin de l'élément révolutionnaire dans le marxisme ne fait qu'exprimer, au niveau des idéologies, le destin du mouvement révolutionnaire dans la société capitaliste jusqu'à maintenant» (Castoriadis 1975 : 89). Suprême paradoxe, c'est donc une théorie du reflet implicite, par ailleurs vertement condamnée, qui sert à dénoncer un marxisme jugé n'être que le produit du capitalisme, en son essence même4. Mais, dans ces conditions, reste-t-il envisageable de concevoir et de faire advenir autre chose que ce qui est? Comment construire une alternative au capitalisme qui ne soit pas porteuse des stigmates indépassables de ce dernier? Le militantisme ardent de Socialisme ou Barbarie, son activisme indéniable, est en ce sens par avance porteur de son épuisement et de sa transposition inéluctable en activité intellectuelle, pour ceux des militants qui sont en situation d'effectuer cette conversion. Ce sera notamment le cas de Castoriadis, principal animateur du groupe et écrivain prolixe. Il fera de ce qui est d'entrée de jeu une vision du monde, globale mais à l'état latent, une philosophie d'ensemble, réorientant ainsi sans la trahir sa démarche militante en direction de la construction d'une œuvre, et cela de façon explicite à partir du moment où l'horizon politique lui semble durablement fermé. Le texte charnière est l'article publié initialement dans Socialisme ou Castoriadis, qui élargit son diagnostic à celui d'une « crise des sociétés occidentales» (titre d'un des articles du volume 4 des Carrefours du labyrinthe: La montée de l'insignifiance, publié en 1996). Il y redit que les partis dans leur ensemble sont de pures « machines bureaucratiques » et les syndicats des « lobbies », mais il ajoute alors que les mouvements sociaux des minorités connaissent à leur tour un reflux, et qu'« ils n'ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif» (Castoriadis 1996 :16-17). 4. « Le système marxiste participe de la culture capitaliste, il est donc absurde de vouloir en faire l'instrument de la révolution», L'institution imaginaire de la société, op. cit., p. 99. Auparavant, il avait écrit que le Capital «exprime l'essence de la vision capitaliste de l'homme» (Castoriadis 1979 ; 103). Mille Marxismes 15

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Barbarie, et cela à trois reprises, entre 1960 et 1962, puis repris et développé dans L'institution imaginaire de la société, dont il constitue la première partie. Dans sa structure même, autant que lors de ses publications et refontes successives qui transforment une note politique de conjoncture en un chapitre d'essai philosophique, ce texte-intervention duplique le paradoxe originaire de Socialisme ou Barbarie : dès lors que la pratique s'avère absente et que l'isolement social et politique perdure, le souci de la cohérence exige que la théorie censée permettre et accompagner cette pratique la décrive comme impossible dans la conjoncture du moment, mais non pas impensable cependant. Et c'est bien cette conversion théorique qu'effectue le texte de 1960, intitulé initialement « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne», puis rebaptisé: « I. Le marxisme: bilan provisoire» et dès lors recomposé en chapitre inaugural d'une œuvre personnelle ambitieuse. Il ouvre désormais le fort volume qu'est L'institution imaginaire de la société, paru en 1975 au Seuil dans la collection «Esprit», dirigée par Jean-Marie Domenach5. Le texte de 1960 se présente comme une description de ce que Castoriadis nomme le «capitalisme moderne», soulignant les changements survenus dans sa nature et qui rendent en grande partie caduque, à ses yeux, la lecture marxiste autant que marxienne. Pour Castoriadis, la passivité du prolétariat occidental est désormais un fait, lié à la fois à son intégration économique et à un phénomène massif de « privatisation » générale des individus. Le prolétariat n'est plus classe pour-soi, mais «est redevenu simple classe ensoi » (Castoriadis 1979:68). En outre, le capitalisme est dorénavant à l'abri des crises économiques parce qu'il est planifié et régulé par une action étatique, dont Marx ne savait rien 5. La revue Esprit est devenue, à partir de 1974 et de la publication de L'archipel du Goulag d'Alexandre Soljénitsyne, le lieu central de la pensée antitotalitaire. Claude Lefort sera plus vite et plus organiquement lié que Cornélius Castoriadis à ce courant, mais c'est dans le contexte de sa montée en puissance que les livres de Castoriadis seront publiés et fortement promus par les revues et médias satellites de cette mouvance alors en plein essor. 18

et qui est sa caractéristique contemporaine la plus saillante. À partir de cette analyse, dont certains éléments sont proches des thèses déjà formulées par Eduard Bernstein en 18956, c'est d'abord la bureaucratisation de la société qu'il faut combattre, parce qu'elle est la seule tendance historique concrète qu'on puisse à la fois identifier et contrer: ce sont les rapports entre exécutants et dirigeants qu'il faut changer, rapports qui concernent «tous les aspects de la vie» et brouillent la figure traditionnelle des luttes de classes. L'analyse se veut d'autant plus imparable que Castoriadis la complète par l'affirmation que la lutte de classe est tout simplement «absente du Capital» (Castoriadis 1979 : 102) et cette absence dénote selon lui la montée, dans l'œuvre de Marx, d'une lecture déterministe et naturalisante de l'économie, censée conduire automatiquement l'histoire vers sa fin. La thèse du défaut d'une définition marxienne de la lutte des classes rencontre ainsi celle de la disparition contemporaine du prolétariat, cette double absence autorisant le diagnostic d'une impuissance définitive de l'activité politique classique: « la politique traditionnelle est morte » (Castoriadis 1979:54). Deux fois morte donc, dans la théorie marxiste, comme dans la réalité sociale. On voit apparaître ici deux caractéristiques majeures des analyses de Castoriadis lorsqu'il traite de Marx: d'une part, il passe du « marxisme » à Marx, sans qu'on sache vraiment de quoi il est au juste question, et il finira même par affirmer que le second a bel et bien engendré le premier, stalinisme inclus7. 6. Les thèses dites «révisionnistes» que Bernstein publie dès 1895 dans la Neue Zeit et qu'il présente en 1898 lors du congrès de Stuttgart du parti social-démocrate allemand, énoncent notamment la capacité d'adaptation du capital à des crises désormais de moins en moins fortes et l'amélioration constante de la situation de la classe ouvrière grâce à l'action de l'État. Derrière la contestation frontale du marxisme «orthodoxe» de la 2 e Internationale, c'est l'ensemble de l'analyse de Marx et sa dimension économique qu'il vise, en lui prêtant le « catastrophisme » qu'il dénonce. 7. À une « "théorie scientifique" labyrinthique », s'ajoute « une version simple, vulgate de cette théorie (formulée déjà par Marx lui-même), de force explicative suffisante pour les simples fidèles » (Castoriadis 1996:39). Si on a pu tirer un dogme de sa théorie c'est que ses écrits s'y prêtent, « et s'ils s'y prêtent, c'est que sa théorie en contient plus que les éléments » (Castoriadis

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D'autre part, ses affirmations les plus massives et générales au sujet de Marx ne sont jamais associées à la mention de textes précis. Une bonne partie de la référence à Marx en France à cette époque est de cette nature, qu'il s'agisse de certains marxistes ou de leurs adversaires, et Castoriadis ne fait ici que perpétuer une tradition qu'il demeure bien difficile d'interrompre (Sève 2004 : chap. 1 ) : simple mention de titres célèbres, le livre 1 du Capitalen tête, méconnaissance à peu près complète d'un corpus et de son histoire, des conditions de sa traduction et de sa réception, ignorance pour tout dire de Marx lui-même, comme auteur et comme militant politique dans le contexte historique précis qui fut le sien. Il est frappant que les travers alors reprochés, souvent à juste titre, à un marxisme vulgarisé, soient finalement aussi ceux de ses critiques les plus virulents. Si la critique d'un nharxisme caricatural a l'avantage d'être toujours vraie, ses dommages prolongés sont incalculables, par le fait même de la méconnaissance continuée de l'oeuvre marxienne qu'elle autorise. Sur le terrain politique, cette critique donne naissance à une alternative, à laquelle Socialisme ou Barbarie doit désormais s'affronter: ou bien le groupe contribue à produire cela même qu'il dénonce, une rigidification doctrinaire et gauchiste. Ou bien, il rejoint le main stream en formation d'une condamnation libérale du marxisme, systématiquement développée dans le contexte du retournement de conjoncture idéologique et politique du milieu des années 1970 en France. Et de l'une à l'autre des branches de l'alternative, les voies de passage seront nombreuses. Pour sa part, Castoriadis s'efforce continûment d'échapper à l'une et à l'autre de ces deux options: «partis du marxisme révolutionnaire, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et 1996 : 41). Suivent les accusations de millénarisme, mais aussi de totalitarisme : « Certains des éléments de ce que deviendra le totalitarisme sont déjà en place dans le marxisme : fantasme de la maîtrise totale héritée du capitalisme, orthodoxie, fétichisme de l'organisation, idée d'une "nécessité historique" pouvant tout justifier au nom du salut final» (Castoriadis 1996 : 44). 20

rester révolutionnaires» (Castoriadis 1975 : 21). Un tel programme n'allant pas de soi, il va jouer un rôle moteur. Il n'en demeure pas moins que certains des thèmes jugés aujourd'hui novateurs et originaux dans la pensée politique de Castoriadis sont des emprunts à des théorisations déjà largement développées dès le début des années 1960 du côté de la « nouvelle gauche » et qui associent classiquement trois thèses: le déclin de la classe ouvrière, la dépolitisation de masse, la relecture du marxisme comme économisme téléologique, en décalage définitif avec la réalité « moderne». C'est notamment du côté de la CFDT que l'élaboration la plus conséquente et la plus politique de ces affirmations sera effectuée, sous la forme de la construction d'une voie autogestionnaire, associant une radicalité critique maintenue, dans un premier temps, à un rejet complet du marxisme, et notamment de l'affirmation de la centralité du travail et des luttes de classes qu'on y rencontre8. Castoriadis, s'il se rapproche dans les années 1980 de ce courant, ne sera jamais un théoricien à part entière de la deuxième gauche, ni du courant antitotalitaire en tant que tel, en dépit de rapprochements indéniables9. Son originalité est de ce point de vue davantage liée à la recherche d'un positionnement conservant et cultivant sa singularité dans le contexte politique et idéologique de l'époque, positionnement fait d'adhésion relative aux thèses théoriques les plus diffusées et de réserve profonde, mais non explicitée, quant aux choix politiques alors en passe de dominer la gauche non communiste10. 8. Participeront à cette élaboration collective un certain nombre de chercheurs. Parmi les intellectuels les plus connus, aujourd'hui encore, on peut mentionner Serge Mallet, Alain Touraine, Jacques Juliard, Pierre Rosanvailon, François Furet. 9. Aux passages déjà cités, s'ajoute la publication du livre Devant la guerre (Paris, Fayard, 1981), où Castoriadis dénonce la menace soviétique et la faiblesse militaire de l'Occident, et cela au moment même du lancement programme de réarmement américain. Suivront des interviews accordées dans la foulée sur ce thème à des publications telles que Le Nouvel Observateur, La Vie et Paris-Match (voir Gottraux 1997 : 363.) 10. À cela s'ajoute une distance constante à l'égard des théoriciens français majeurs de cette époque, distance et dédain réciproque, et qui conduit Castoriadis dans son bilan de 68, rédigé en 1986, à régler quelques compMille Marxismes 19

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Jusqu'au bout, Castoriadis s'efforcera de construire des concepts affectés à la consolidation de cet alliage fragile, effort qui est précisément ce qui confère à ses œuvres un accent propre, une coloration inédite, en même temps qu'elles proposent au lecteur d'alors et d'aujourd'hui des thèmes bien connus et lui soumettent des thèses finalement peu dérangeantes, à commencer par celle de la caducité définitive du marxisme, couplée à une vision désenchantée de la politique, à la dénonciation réitérée du libéralisme et à la réaffirmation oratoire d'une radicalité authentique. Accompagnant une onde longue de dépolitisation, cette conception proclame parallèlement sa propre portée politique maintenue, mais décalée et rétive, désormais, à toutes les adhésions. Pourtant la thématique anti-autoritaire va échouer à construire une grille de lecture efficace des clivages politiques et sociaux contemporains : se rapprochant par moments du courait antitotalitaire qui sait, lui, fourbir l'argumentaire d'un choix politique résolument libéral, Castoriadis demeure finalement en marge, théoriquement comme politiquement, en raison même d'une critique tous azimuts qui n'est porteuse d'aucune alternative politique précise et qui se conclut sur l'affirmation d'un échec civilisationnel. Mais c'est justement la distance maintenue avec les thèses antitotalitaires qui lui offrira une seconde jeunesse, au lendemain de la chute du Mur et de la mort du « socialisme réel », alors que la disparition de l'ennemi soviétique doublée des effets dévastateurs de la contre-réforme libérale affaiblit la force de séduction de l'antitotalitarisme et sème le doute sur les mérites de la «démocratie de marché». Pour sa part, Castoriadis va en venir à explorer la tes, aussi sommairement que vivement: s'il rejette les thèses de Fenry et Renaut quant à la « pensée 68 » et son individualisme supposé, c'est pour se retourner aussitôt contre «les représentants d'une idéologie pseudoscientifique, le structuralisme», mentionnant Lévi-Strauss, Lacan, Barthes et Althusser. Il ajoute, quelques lignes plus loin, entre des parenthèses résolument méprisantes, que l'invocation de l'imagination et la critique de l'ordre établi propres à 68 ne sauraient trouver leur source chez les auteurs épinglés par Ferry et Renaut: « (On se demande quel pourrait être le rapport avec Foucault, Derrida, Bourdieu ou même Lacan!)» (Castoriadis 1988 : 191). 22

tension générale et permanente, qui confronte toute société instituée à sa puissance fondatrice constamment agissante, à son chaos immanent, prenant la cité athénienne pour objet central d'une réflexion désormais centrée sur la définition même de la démocratie. L'auto-institution imaginaire de la théorie C'est ainsi que le projet théorique de Castoriadis et son itinéraire politique tendent à se boucler l'un sur l'autre, selon une figure qui conduit la théorie à être le substitut d'une praxis absente, sous la forme d'un appel désespéré à cette dernière, à la créativité sociale et à l'auto-institution émancipatrice, appel apte à produire de nouveaux échos en temps de crise politique majeure et de désarroi montant chez ceux que le triomphe néolibéral inquiète. Et c'est précisément cette articulation entre théorie et pratique qui place Castoriadis à la fois au plus près et au plus loin des thèses marxiennes, dont l'actualité n'est pas moindre en dépit des affirmations contraires. Car, si l'on rapproche l'imaginaire de Castoriadis de l'analyse politique que propose Marx, on s'aperçoit que la construction théorico-politique de ce dernier se présente, non comme circularité systématique mais comme une dynamique ouverte, celle de l'intervention critique et de la pratique politique inventive, les deux visant leur unification tendancielle dans une histoire réelle, qui est celle de l'émancipation politique des producteurs par les producteurs eux-mêmes. Mais la dénonciation de la fermeture du système de Marx permet surtout de proposer une conception de l'histoire censément inédite. La violence du propos à rencontre des thèses prêtées à Marx est dénuée de la moindre référence permettant de le justifier: « La transformation de l'activité théorique en système théorique qui se veut fermé, c'est le retour vers le sens le plus profond de la culture dominante. C'est l'aliénation à ce qui est déjà là, déjà créé. C'est la négation du contenu le plus profond du projet révolutionnaire, l'élimination de l'activité réelle des hommes comme source dernière de toute signification, l'oubli de la révolution comme bouleversement radical, de l'autonomie comme principe suprême: c'est la prétention du Mille Marxismes 21

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théoricien de prendre sur ses propres épaules la solution des problèmes de l'humanité.» (Castoriadis 1975 :101)

C'est finalement leur nature commune d'intervention politique qui oppose diamétralement ces deux élaborations théoriques, celle de Marx et celle de Castoriadis. Un paradoxe majeur en résulte: le reproche fait à Marx d'omettre les luttes de classes et de barrer la voie à une pratique sociale véritablement révolutionnaire, conduit à la disparition de toute analyse des classes chez Castoriadis lui-même et à l'affirmation de leur pure et simple disparition. Pourtant, au-delà de cette analyse rebattue en ces temps d'« adieux au prolétariat11», le mérite de Castoriadis est ici de centrer son apport sur la question de l'imaginaire et plus généralement de la représentation, entendue au sens large : en effet, à travers la question de l'imaginaire, c'est le problème de la place et de la fonction des représentations qui se trouve dans l'un et l'aufre cas, chez Castoriadis et chez Marx, définies dans le cadre de constructions théorico-politiques incompatibles. Car on trouve chez Marx, non pas cet objectivisme mécaniste maintes fois attribué à sa pensée, mais bien une prise en compte originale des représentations, anticipations comprises, dans leur fonctionnalité sociale autant que comme expressions spécifiques et agissantes des contradictions essentielles du mode de production capitaliste. Tout au long de L'institution imaginaire de la société, Castoriadis dresse à nouveau contre le marxisme et contre Marx un réquisitoire sans appel. Le «bilan provisoire» qui ouvre ce volume est, on l'a dit, une oraison funèbre : « depuis quarante ans, le marxisme est devenu une idéologie» ; mais c'est bien à Marx lui-même qu'en revient la faute : « la théorie économique de Marx n'est tenable ni dans ses prémisses, ni dans sa méthode, ni dans sa structure» (Castoriadis 1975 : 15-16,23). En comparaison d'un tel réquisitoire, l'ouvrage que Raymond Aron consacre à Marx au même moment semble témoigner d'une modération presque complice12. Castoriadis, 11. Le livre ainsi intitulé d'André Gorz paraît en 1980 aux éditions Galilée. 12. Le marxisme de Marx est la synthèse des cours donnés par Raymond Aron à la Sorbonne en 1962 et de ses interventions au Collège de France 24

qui affectionne les formulations lapidaires, accumule dans ce chapitre inaugural, des caractérisations rédhibitoires, que nul n'oserait en effet revendiquer: Marx serait l'auteur d'une «philosophie de l'histoire», marquée par le «rationalisme objectiviste», un «déterminisme sans faille», souffrant d'un «hégélianisme qui n'est pas dépassé» et qui affirme une «fin de l'histoire», règne de «l'homme total» (Castoriadis 1975 : 61-80). De ce «positivisme scientiste», pur produit de la «culture capitaliste», que reste-t-il à sauver? le seul constat que les thèses révolutionnaires, qui sont néanmoins présentes par endroits dans l'œuvre marxienne, mais exclusivement dans les textes de jeunesse, tendent à faire « éclater son système». Il faut bien admettre que ces premières pages relèvent surtout d'un antimarxisme rebattu. Mais elles introduisent aussi l'analyse de l'imaginaire radical, qui relève d'une élaboration conceptuelle propre à Castoriadis, dont l'immense ambition est de constituer le point de départ d'une théorie historique et politique nouvelle. Ainsi, partant d'une disqualification du marxisme à la fois convenue et péremptoire, il entreprend d'en déployer les effets sous la forme d'une théorie alternative de la pratique, ou de la «praxis», conformément au terme privilégié par une tradition marxiste valorisant l'invention historique et son moment subjectif, celle d'Antonio Gramsci et de Gyorgy Lukâcs, de Karl Korsch, de Herbert Marcuse et d'Agnès Heller. Sans pour autant se référer explicitement à ces auteurs, ni à aucun autre, Castoriadis met en place, au cours des chapitres suivants, une ontologie de la praxis résolument philosophique même si elle demeure allusive, qui s'attache à reconstruire, sur les décombres de l'économisme marxiste stipendié, une théorie de l'émancipation sociale et individuelle véritable: « Nous appelons praxis ce faire dans lequel l'autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l'agent essentiel du développement de leur propre autonomie.» (Castoriadis 1975 :112)

sur le même sujet en 1977. Mille Marxismes 23

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Si l'on adopte une telle définition, il apparaît que l'intersubjectivité - catégorie implicitement empruntée à la tradition phénoménologique - et ce que Castoriadis nomme la «psyché» elle-même, constituent le niveau historique fondamental, que les constructions institutionnelles recouvrent et dévoient inéluctablement. L'autonomie est un point de départ mais surtout une origine perdue, et nécessairement perdue, dès lors qu'une société existe et qu'elle engendre les institutions sociales et politiques dont elle ne saurait se passer13. Théorie de l'histoire malheureuse, la thèse de Castoriadis se présente sous la forme séduisante d'une métaphysique du temps historique comme «auto-altération de ce qui est» (Castoriadis 1975 : 283), doublée d'une dénonciation virulente de la rationalité et de la causalité en général. En effet, rejetant la «logique-ontologie héritée» (Castoriadis 1975 : 253), Castoriadis récuse tout ce qui lui semble relever de l'application du schème de l'organisme au social-historique, et qui s'impose dès lors que ce dernier est pensé comme un tout. Il n'est pas même une coordination de systèmes partiels: «Ce qui se donne dans et par l'histoire n'est pas séquence déterminée du déterminé, mais émergence de l'altérité radicale, création immanente, nouveauté non triviale» (Castoriadis 1975 : 276). Proclamer cette créativité permanente, imprédictible et indescriptible, permet de renvoyer toute approche causale à son réductionnisme supposée, à son incapacité à saisir le nouveau comme tel. En contrepartie, la thèse présente le défaut de ne rien éclairer de l'histoire réelle, dès lors qu'on souhaite quitter le niveau de la généralité la plus extrême. En effet, dire que « l'institution social-historique est institution d'un magma de significations » (Castoriadis 1975 : 350), et plus encore d'un «magma de magmas» (Castoriadis 1975 :273), au cas où une physique des fluides sociaux prétendrait énoncer des lois et découvrir des structures, c'est, grâce à la rhétorique de la complexité, 13. Ce dont Castoriadis convient volontiers: «Il ne peut être question [...] d'une société sans institutions, quels que soient le développement des individus, le progrès de la technique ou l'abondance économique. » (Castoriadis

1975: 169) 26

rendre superflu, en l'affirmant vain, l'effort d'intelligence historique des continuités autant que des ruptures, l'analyse précise des contradictions et des situations concrètes. La pensée de Castoriadis gagne paradoxalement sa réputation de puissance et d'invention au moyen de la reprise et de la reformulation inlassables de ce qui devient un lieu commun des années 1960, la critique de la rationalité couplée au rejet du marxisme. Grâce à la mise en forme élégante d'un discours essentiellement négatif, pluridisciplinaire sans être technique, philosophique sans être ardu, ornementé de références classiques, la théorie de l'imaginaire radical promet plus qu'elle n'offre cette nouvelle intellection du monde, proprement inouïe. Le retour de la thématique de la création est ainsi une conséquence obligée du refus de la linéarité, même si tout héritage théologique sur ce point est aussitôt récusé14 : « Il n'y a pas d'articulation du social donnée une fois pour toutes, ni en surface, ni en profondeur, ni réellement, ni abstraitement; cette articulation, aussi bien quant aux parties qu'elle pose que quant aux relations qu'elle établit entre ces parties comme entre parties et tout, est chaque fois création de la société considérée. Et cette création est genèse ontologique, elle est position d'un e/cfos15. » (Castoriadis 1975 : 270)

Castoriadis va développer ce créationnisme politique, hérité de sa critique de jeunesse du kantisme et de l'hégélianisme (Poirier 2011: 58 et sq.), en une vaste théorie de la représentation, déportant la notion de pratique du côté de l'activité de production de significations, qui renvoient les unes 14. Voir le dialogue entre Cornélius Castoriadis, Octavio Paz et Alain Finkielkraut (2004 : 67). 15. Même si le vocabulaire platonico-aristotélicien de Yeidos tend à laïciser le propos, la dimension, non pas directement théologique, mais bien théologisante et métaphysique d'une telle analyse rapproche Castoriadis d'autres itinéraires contemporains qui, partis d'un militantisme d'extrême-gauche, vont s'orienter vers une analyse de l'événement comme pur surgissement et rupture du cours historique, qu'aucune analyse historique n'autorise à anticiper et surtout qu'aucune stratégie politique ne permet de préparer: l'isolement d'une organisation politique se justifie ainsi, au plan théorique, de l'exaltation de l'événementialité pure, que seuls quelques initiés sont en mesure de penser (voir Bensaïd 2004). Mille Marxismes 25

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aux autres et engendrent ainsi un monde symbolique. D'une part, affirme-t-il, «ce qui tient une société ensemble, c'est le tenir ensemble de son monde de significations » (Castoriadis 1975 : 519); d'autre part, «l'imaginaire social existe comme faire/représenter social-historique» (Castoriadis 1975:367), dernier point que l'auteur développe avec conviction : « Comme tel, il institue et doit instituer les "conditions instrumentales" de son existence social-historique, qui sont le faire/représenter comme identitaires ou ensemblistes, à savoir le teukhein et legein ; mais cette institution elle-même, l'institution des "conditions instrumentales" du faire et du représenter est encore un faire et un représenter - un faire être comme présentation, une figuration-figure; l'institution du legein et du teukhein comme telle est encore un legeinteukhein. » (Castoriadis 1975 : 367)

On rencontre dans un tel texte, ainsi que dans toutes les œuvres de Castoriadis à partir du milieu des années 1970, une multiplication des marqueurs du discours philosophique postmoderne des années 1960, extra-universitaire à l'origine, accumulant d'autant plus volontiers les marques de la compétence et du sérieux académiques. S'y surimposent, dans le même temps, les signes de l'invention hardie et de l'audace conceptuelle, que matérialisent tirets et mots valises, termes grecs classiques non traduits, généralité extrême et conceptualité ostentatoire. Sur le fond, il s'agit de proposer une conception générale de l'histoire qui assimile le faire au représenter et autonomise une activité de représentation pensée comme non représentative, pur surgissement de significations, devenu origine première et lieu d'une création continuée du devenir humain. Ainsi, ce qui semble au premier abord réhabilitation inédite de la représentation, et refus de bon aloi de réduire les superstructures au rang de reflet passif, procède en réalité à la redéfinition de l'histoire comme activité de production symbolique, s'émancipant de toute causalité économique et sociale. L'imaginaire, qualifié de radical, devient alors le concept clé, qui transforme un rejet en thèse positive et assure que l'essence de l'histoire réside dans ce processus de surgissement de représentations qui préside à l'émergence des 28

diverses formations sociales. Ces représentations originaires n'ont donc pas de représenté: «Il n'y a aucune possibilité de comprendre la problématique de la représentation si l'on cherche l'origine de la représentation hors de la représentation elle-même» (Castoriadis 1975 :414). Ainsi la représentation ne représente-t-elle, à proprement parler, rien d'autre qu'elle-même : «Toute conscience est conscience de... Mais la représentation n'est pas nécessairement représentation de... » (Castoriadis 1975 : 478). Cette représentation sans représentativité n'autorise à son sujet que le langage de la pure créativité, appliqué tant à l'histoire qu'à la psyché, voire à l'animal16, réitérant sans fin sa propre définition fondatrice, réitération rendue en partie invisible en raison de la thématique de la novation et de l'invention qu'elle met au premier plan : « La représentation est imagination radicale. Le flux représentatif est, se fait, comme auto-altération, émergence incessante de l'autre dans et par la position (Vor-stellung) d'images ou figures, mise en images qui déroule, fait être et actualise constamment ce qui apparaît rétrospectivement, à l'analyse réflexive, comme ses conditions de possibilités préexistantes: temporalisation, spatialisation, différenciation, altération. » (Castoriadis 1975 :478)

Dans les volutes du discours «sub-représentatif» de la représentation, pour reprendre une épithète deleuzienne, apparaissent et disparaissent les multiples avatars de l'imaginaire radical, qui forment monde mais un monde conçu et raconté, labyrinthe à la Borges où les sentiers qui bifurquent ne reconduisent qu'à la fiction de leur origine. On semble bien loin de la critique inaugurale de Marx par Castoriadis et du reproche adressé par celui-ci à son incapacité foncière à animer quelque pratique révolutionnaire que ce soit. Pourtant, la boucle est bouclée : les dernières pages de L'institution imaginaire de la société donnent à une activité politique entièrement redéfinie son rôle et sa perspective véritable, celle de l'élaboration d'une représentation de soi par la société 16. « Le vivant possède une imagination "élémentaire", qui contient une logique "élémentaire". Moyennant cette imagination et cette logique, il crée, chaque fois, son monde. » (Castoriadis 1997 : 261) Mille Marxismes 27

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elle-même, c'est-à-dire la production de la connaissance de cette auto-institution en quoi elle consiste. Auquel cas, on peut avancer que l'oeuvre de Castoriadis n'est rien d'autre que la politique même qu'elle vise à refonder. Faute de s'ancrer dans une analyse en termes de contradictions sociales et hors d'une saisie des conflictualités qui existent en mode de production capitaliste, l'activité politique se trouve comme happée par une ontologie qui finalement la remplace. Il n'est guère surprenant que la conclusion de ce livre en énonce les thèses les plus ouvertement métaphysiques, presque inspirées: « L'imaginaire radical est comme social-historique et comme psyché/soma. Comme social-historique, il est fleuve ouvert du collectif anonyme ; comme psyché/soma, il est flux représentatif/affectif/intentionnel.» (Castoriadis 1975:533)

Castoriadis s'autorise de cette description pour prbposer de simplement prendre acte de l'articulation de l'instituant et de l'institué, structurant toute réalité sociale. Et il est presque comique que Claude Lefort ait songé à reprocher à ces dernières thèses leur parenté avec le projet de transparence intégrale de la vie sociale, que lui-même attribue et reproche à Marx. Car, loin de tout projet communiste, Castoriadis se situe du côté d'une psychanalyse des significations sociales, en quête de la connaissance des modalités originaires de leur constitution, qui met en relation ses analyses de la psyché et sa thèse de l'imaginaire radical. La radicalité est moins prospective politique que mise au jour de racines communes à toutes les constructions sociales et critique de leurs dérives fatales. La figure ultime de la société consciente d'elle-même esquisse la voie d'une sagesse collective, d'un irénisme étranger à toute conflictualité sociale, et dont la dimension révolutionnaire ne relève plus que d'un jeu de mots : la révolution est ici conversion du regard sur le monde en regard sur cette représentation en quoi il consiste, c'est-à-dire, finalement, en regard philosophique sur soi : « La société est donc toujours auto-institution du social-historique. Mais cette auto-institution généralement ne se sait pas comme telle (ce qui a fait croire qu'elle ne peut pas se savoir comme telle). L'aliénation ou hétéronomie de la 30

société est auto-aliénation ; occultation de l'être de la société comme auto-institution à ses propres yeux, recouvrement de sa temporalité essentielle. » (Castoriadis 1975: 537)

Ultime figure du volontarisme, celle d'un libre arbitre historique qui peut tout instituer mais ne doit viser à terme que la connaissance lucide de ce qu'il a irrémédiablement produit et figé. Dans cette sagesse crépusculaire se noient toutes les questions de finalité historique et de stratégie politique. Pourtant elles hantent les toutes dernières lignes de L'institution imaginaire de la société, alors que Castoriadis fait mention, une fois n'est pas coutume, d'une auto-aliénation sociale qui double le procès de son auto-institution, aliénation qui est « incarnée, fortement et lourdement matérialisée dans l'institution concrète de la société, incorporée dans sa division conflictuelle». Dès lors, il redevient à peu près clair qu'il est nécessaire de changer, de réorienter peut-être ce procès d'auto-institution en l'arrachant autant que faire se peut à son devenir mutilant. Cette évidence, tardivement énoncée, conduit Castoriadis à une formulation sans écho dans le reste de son œuvre, aussi énigmatique que révoltée: « Son dépassement - que nous visons parce que nous le voulons et que nous savons que d'autres hommes le veulent [...] - , l'instauration d'une histoire où la société non seulement se sait, mais se fait comme s'auto-instituant explicitement, implique une destruction radicale de l'institution connue de la société, jusque dans ses recoins les plus insoupçonnables. » (Castoriadis 1975 : 538)

« Destruction radicale » ? Ou bien élaboration inlassable d'une œuvre livresque assez monumentale pour que cette perspective, inconstructible politiquement, soit avant tout le moteur de sa production savante et solitaire? Car de cette autotransformation, annonce ultimement L'institution imaginaire de la société, « le faire pensant et le penser politique - le penser de la société comme se faisant - , est une composante essentielle» (Castoriadis 1975 : 538). Ainsi le maintien des questions historiques classiques, et notamment celle de l'engagement politique dans son rapport à l'intervention théorique, pose en retour un double problème. Le premier est celui de l'écho présent rencontré par l'œuvre de Mille Marxismes 29

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Castoriadis et, plus généralement, du regain d'intérêt pour la philosophie des années 1960 et 1970. Analyser le maintien de ces pensées dans le contexte politique et social radicalement modifié d'aujourd'hui impose de prendre acte de la contradiction qu'elle charrie, celle d'une dépolitisation de la politique mais, parallèlement, d'une repolitisation marginale et tendancielle de la philosophie, lieu où elle déplace ses enjeux, transporte son vocabulaire, fait migrer ses thématiques. Le processus peut dorénavant être lu à rebours, comme retour du questionnement politique donc, alors que les conditions d'un nouvel engagement militant à la fois s'esquissent et tardent à naître vraiment, persistant à se présenter avant tout sous leur jour théorique, comme questions ouvertes et quête de références, comme recours à un passé critique prestigieux, bien plus que comme regain organisationnel réel. Ainsi, on peut penser que l'obstination à saluer aujourd'hui en Castoriadis le révolutionnaire irrédentiste, après qu'aient été surtout vantés les mérites de l'antimarxiste conséquent17, est à mettre en rapport avec cette repolitisation contradictoire présente, et avec la formation d'une mouvance critique et anti-libérale, qui cherche ses repères dans un univers théorique où le marxisme a disparu mais se fait pourtant timidement résurgent, plus de trente ans après sa liquidation institutionnelle et sa marginalisation politique. Le deuxième problème, et sur lequel on s'arrêtera plus longuement parce qu'il inclut le premier tout en le spécifiant, est une fois encore la question de la représentation. Car après tout, Castoriadis fait à cet égard figure d'exception dans le paysage théorique des années 1960-1990: les philosophes français du moment font du rejet de la notion un des signes de leur rupture décidée avec la modernité. À l'inverse, la question se trouve au centre des textes majeurs de Castoriadis, comme d'ailleurs de ceux de Lefort. Il est vrai que la représentation, chez Castoriadis, ne représente rien qu'elle-même. 17. L'une des dernières publications de Cornélius Castoriadis, Post-scriptum sur l'insignifiance, est un entretien avec Daniel Mermet, publié aux éditions de l'Aube en 1998 (réédition augmentée en 2004). La préface de Daniel Mermet insiste fortement sur le caractère « révolutionnaire » de sa pensée. 32

Cependant, à promouvoir la notion, il contribue paradoxalement à la maintenir opérante et à restituer une certaine actualité à l'histoire de son élaboration théorique ainsi qu'à ses enjeux, qui invite à revenir sur ce point et à repenser, en tant qu'orientation à la fois critique et politique, la référence à Marx aujourd'hui. Imaginaire, représentation et invention chez Marx On peut alors revenir à Marx, non pas à partir des critiques générales et péremptoires qui lui sont adressées par Castoriadis dans la première partie de son ouvrage, dont le caractère caricatural décourage la réplique, mais sous deux angles qui témoignent d'une plus grande proximité, quoique sous forme strictement polémique, avec le texte ou avec les thèses marxiennes. Il s'agit d'une part de la question de la représentation et de l'imaginaire, dont la prise en considération lui est plus fondamentalement objectée comme riposte à un déterminisme foncier, qui nierait toute autonomie des superstructures. D'autre part, c'est la question cruciale des rapports entre théorie et pratique, ou, pour le dire de façon plus exacte, entre intervention théorique et initiative politique, que posent les dernières pages de L'institution imaginaire de la société. Et la relecture de Marx à partir des objections mêmes qui lui sont adressées permet d'éclairer, sur ce plan précis, une élaboration théorique rarement considérée pour elle-même, mais essentielle et politiquement cruciale, à son époque comme à la nôtre, celle de l'invention historique et critique. Tout d'abord, si l'on entreprend de lire véritablement les textes de Marx qui abordent cette question, on constate que ce dernier n'analyse pas la conscience en termes de reflet déformé des conditions réelles (Castoriadis 1975 : 186), comme le lui reproche Castoriadis, mais qu'il s'efforce de penser des représentations qui assument des fonctions multiples et complexes, au sein de la totalité économique, sociale et politique, totalité qui leur confère à un moment donné leur place et leur rôle. Castoriadis admet certes que Marx parvient ponctuellement à faire place à une multiplicité de facteurs Mille Marxismes 31

Marx et l'invention historique

historiques lorsqu'il étudie certaines phases de la genèse du capitalisme (Castoriadis 1975 : 230). Il reconnaît également que l'étude du « caractère fétiche de la marchandise » vaut comme contribution au « rôle de l'imaginaire dans l'économie capitaliste » (Castoriadis 1975 : 239), mais il ne mentionne ces recherches que comme des infractions à des règles méthodologiques et des présupposés théoriques qu'il juge être par ailleurs massivement présents chez Marx. Or, l'analyse du fétichisme de la marchandise, si l'on s'en tient à ce seul exemple d'analyse marxienne des représentations parmi bien d'autres18, n'est justement pas un écart par rapport à un déterminisme mécaniste, elle est l'expression condensée d'une conception de l'histoire qui accompagne continûment ce que Marx conçoit comme intervention politique, conjointement théorique et pratique, accordée à l'effort constant de construction d'une alternative à la fois économique, sociale et politique au mode de production capitaliste. On reviendra, dans le dernier chapitre de ce livre, sur la question de l'invention conceptuelle dont témoigne la théorisation du fétichisme. Mais il importe ici de souligner la place historique que cette analyse confère aux représentations, et tout spécialement à celles qui sont directement intégrées au mode de production capitaliste, en son fonctionnement essentiel même. Pour résumer à l'extrême les étapes de la construction de la théorie marxienne du fétichisme, il faut rappeler que les premières réflexions de Marx mettent en avant l'analogie qui existe entre la formation des représentations religieuses et la représentation monétaire de la valeur, dans le cadre d'une conception de l'archaïsme foncier des premières, et cela dans le droit fil d'une notion de fétichisme empruntée à Feuerbach et d'abord marquée par sa critique de l'aliénation religieuse en tant que projection de l'essence humaine dans un Ciel fantasmatique. Mais la notion sera vite remodelée et réajustée à une critique de l'économie politique en formation, qui inclut la dimension agissante de la représentation et de 18. Notamment la question de l'imaginaire politique, traitée de la Question juive au Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte comme élément constitutif de l'activité politique et du fonctionnement étatique. 34

l'imagination. Le premier grand texte de Marx sur la question affirme que l'argent est: « moyen et pouvoir de convertir la représentation en réalité et la réalité en simple représentation, [il] transforme tout aussi bien les forces essentielles, réelles et naturelles de l'homme en représentation purement abstraite et par suite en imperfections, en chimères douloureuses, que d'autre part, il transforme les imperfections et chimères réelles, les forces essentielles réellement impuissantes qui n'existent que dans l'imagination de l'individu en forces essentielles et en pouvoir. » (Marx 1968 :123)

La représentation, distinguée de l'imagination comme simple rêverie, est ici dotée d'une puissance agissante concrète, qui finit par réaliser, dans certains cas, les vues de cette imagination, mais sous une forme qui demeure trompeuse et aliénée, parce qu'elle substitue l'appropriation marchande des richesses au développement réel des facultés individuelles. Si l'imagination n'est nullement une force originaire, pas plus qu'un principe génétique, elle s'insère bien dans une dialectique historique qui est celle de la représentation au sens large, incluant ses modalités religieuses autant qu'économiques, sa dimension sociale autant que sa version politique, représentation qui ne se conçoit qu'en étant rapportée à la formation économique et sociale à laquelle elle appartient. C'est du moins ce qui apparaîtra dans les textes ultérieurs, y compris les plus tardifs, restés fidèles à cette intuition de jeunesse. Dans les textes préparatoires au Capitalet dans le Capital lui-même, on rencontre en effet le développement de l'analyse de la représentation située notamment sur le terrain de l'analyse de la marchandise et de la monnaie: la monnaie est représentation, non au sens où elle serait une image vaine et finalement superfétatoire, mais dans la mesure où elle assure une médiation réelle entre les marchandises, les constituant comme telles et les retournant même en « représentants de l'argent». On rencontre là une analyse très éloignée de la théorisation de la représentation par l'idéalisme philosophique allemand, qui fait de la représentation monétaire un moment contradictoire de la circulation capitaliste, et non pas simplement marchande: Mille Marxismes 33

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« Représentant matériel de la richesse générale, l'argent ne devient réel qu'en étant jeté de nouveau dans la circulation [...]. Dans la circulation, il n'est jamais réel que pour autant qu'on le cède. Si je veux le retenir, il s'évapore dans ma main, devient un simple fantôme de la richesse. Le faire disparaître, c'est le seul moyen de l'assurer en tant que richesse. » (Marx 1977a: 228)

La représentation n'est pas, pour Marx, le produit d'un imaginaire radical qui en serait le fondement psychique inaperçu, elle est pensée comme médiation fonctionnelle, toujours corrélée au procès de production dans son ensemble, à la totalité économique et sociale, qui lui confère à chaque instant sa fonction déterminée et qui, dans les périodes de crise, voit se gripper le cycle habituel de ses métamorphoses successives. Loin de la définition classique de l'imagination comme faculté, Marx peut intégrer la dimension subjective des actionsjndividuelles aux structures de production et d'échange, et surtout à la saisie des contradictions, y compris subjectives donc, qui traversent et définissent leur histoire d'ensemble. L'instituant n'est pas d'abord ce qui est toujours déjà menacé d'inévitables retombées mortifères dans l'institué, pour le dire dans les termes de Castoriadis: les représentations ne se distribuent pas selon les branches d'une alternative tranchée, ou bien élan dynamique, ou bien choses et institutions figées, elles sont fonctions et moments contradictoires, sans cesse repris, reproduits et transformés par la formation historique, en sa nature dialectique même. Le fétichisme est alors à penser comme un type de médiation, historiquement déterminée19, c'est-à-dire toujours susceptible de transformation, qui unit le monde capitaliste de la production aux représentations et croyances individuelles de ceux qui en assurent la reproduction et le fonctionnement. Forme raffinée et complexe d'illusion sociale, l'imaginaire 19. Castoriadis voit dans le «déterminisme» qu'il attribue à Marx un écho de la «déterminité» hégélienne qu'il associe à cette «logique-ontologie héritée » inapte à penser les inventions et les genèses. Mais chez Hegel lui-même, la déterminité n'est nullement le fin mot de la logique, et sous sa forme abstraite elle n'en est que la saisie première, non dialectique, identification sommaire de caractéristiques juxtaposées. 36

fétichiste capitaliste est à raccorder à la transposition permanente, sociale et objective, de la richesse collectivement produite en richesse abstraite, accumulée sous mode privé par les détenteurs de capitaux. C'est pourquoi le capitaliste est un croyant d'un type très particulier: «C'est en fanatique de la valorisation pour la valorisation qu'il contraint sans ménagement l'humanité à la production pour la production » (Marx 1993:663). En revanche, présenter comme production imaginaire ce monde capitaliste, c'est oublier que cet « imaginaire capitaliste» n'est une formation mentale historique, qui ne s'impose qu'aussi longtemps qu'elle rencontre dans une vie sociale concrète, antérieure à elle, son origine et sa condition de possibilité durable. Sans réduire la conscience individuelle à un résultat passif et inerte, Marx n'en fait pas pour autant l'origine de l'histoire et c'est précisément en ce point qu'on rencontre le fond de l'antagonisme théorique et politique irréconciliable entre Marx et Castoriadis, le «bilan provisoire» proposé par ce dernier masquant plus qu'il ne l'éclairé cette rupture décisive. Et il suffit pour s'en convaincre de lire ce que dit Castoriadis de Marx sur la question, dans les quelques pages où il reconnaît jusqu'à un certain point la prise en compte marxienne de la dimension de l'imaginaire: « Ce rôle de l'imaginaire était vu par Marx comme un rôle limité, précisément, comme rôle fonctionnel, comme chaînon "non économique" dans la chaîne "économique". Cela parce qu'il pensait pouvoir le ramener à une déficience provisoire (un provisoire qui allait de la préhistoire au communisme) de l'histoire comme économie, à la non-maturité technique de l'humanité. Il était prêt à reconnaître la puissance des créations imaginaires de l'homme - surnaturelles ou sociales - mais cette puissance n'était pour lui que le reflet de son impuissance réelle.» (Castoriadis 1975 :198-199)

À l'opposé de cette lecture, si l'on considère l'analyse du fétichisme de la marchandise, développée en particulier dans le livre 1 du Capital, il n'est guère possible de dénoncer la sous-estimation marxienne du rôle des représentations. D'abord parce que celles-ci ne sont en rien synonymes d'impuissance mais se présentent à la fois comme les produits Mille Marxismes 35

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et les étais d'un certain type d'organisation du pouvoir économique et social, et plus encore comme des conditions de sa reproduction qui sont aussi celles de sa transformation. Ensuite, parce que leur analyse fournit plutôt l'agenda, plus que jamais actuel, d'une lutte d'idées, où le combat n'est pas vain contre l'illusion qui veut que le capitalisme, dans son effort de marchandisation totale des richesses et avant tout de l'activité sociale et de la force de travail, soit la panacée historique, le mode de production ultime. Ce n'est pas à un imaginaire quelconque qu'il s'agit de s'en prendre, mais à un fonctionnement d'ensemble où toutes les représentations jouent un rôle actif, y compris les conceptions économiques «spontanées» des individus qu'organise la vulgate libérale dominante, puissamment diffusée. C'est pourquoi il est politiquement décisif d'exposer Je processus à la fois historique et fonctionnel par lequel le capital développe sa forme financière, comme «capital porteur d'intérêt», et par là même suscite la «forme la plus parfaite» du fétichisme (Marx 1976 : 538). Et c'est en ce point, contre toute attente, que la critique de l'économie politique intervient au sein même de la lutte de classes. Car la bévue quant à la nature véritable de l'intérêt et du profit, qui est selon Marx celle des économistes libéraux classiques, est aussi une représentation commune, qui conduit à prendre pour des rapports entre les choses les rapports entre les hommes. La dénoncer efficacement, non pas comme idée fausse mais comme illusion déterminée, implique l'effort laborieux d'exploration d'une causalité longue et retorse, qui reconduit, si on la suit jusqu'au bout, à la question du travail, de son organisation et de ses finalités sociales, à celle de la fonction de l'instance étatique, donc à la question par essence politique de la transformation des rapports sociaux de production. Et c'est, en dernier ressort, la mise en évidence du processus d'extorsion de la plus-value et l'analyse de l'exploitation des producteurs qui fournissent à la fois la clé de compréhension de la formation capitaliste et qui alimentent dorénavant des luttes politiques, d'autant plus politiques qu'elles sont seules 36

en mesure de convertir effectivement la colère sociale en projet révolutionnaire. C'est donc bien en ce point que l'analyse du capitalisme et la perspective politique acquièrent leur unité et éclairent le sens que Marx donne pour sa part au terme de « révolution », dont la préoccupation, à tous égards fondatrice, ne disparaît jamais de son œuvre. Il ne s'agit à aucun moment, et au comble de ce qui serait un déterminisme strictement économiste, de décréter la «fin de l'histoire » (Castoriadis 1975 : 80). Mais il ne s'agit pas non plus, comme le précisent les dernières pages de L'institution imaginaire de la société, de concevoir une «autotransformation de la société» dont «le faire pensant et le penser politique» (Castoriadis 1975:538) se réciproquent. Car ce n'est pas la théorie d'une institutioncréation, comme surgissement historique perpétuellement inédit, que vise Marx, mais la critique théorique et pratique des contradictions d'un mode de production qui porte en lui la possibilité et l'exigence de son abolition, et cela en vue d'une organisation sociale de la production réorientée vers les besoins sociaux. C'est néanmoins bien d'une autre figure de l'articulation du «faire pensant» dont il est ici question : car il s'agit non seulement de rendre compte du capitalisme mais d'expliquer dans le même mouvement comment est devenue historiquement pensable et possible sa critique radicale. La radicalité, ici, n'est pas celle d'un fondement ontologique à révéler, mais la mise en pratique - et en pratique politique de masse - d'une critique rendue opérante par l'histoire même, à la fois concrète et consciente, dont elle résulte. De ce point de vue, il est intéressant de s'arrêter sur les textes marxiens tardifs qui portent sur l'histoire de la théorie économique et sur son impact politique: selon Castoriadis, l'analyse économique du Marx de la maturité fait disparaître les luttes de classes au profit d'une logique économique qui s'impose inéluctablement et occupe toute la place de l'action politique en l'oblitérant. Or, lorsque Marx développe la critique du fétichisme et des illusions jusqu'au sein des textes économiques classiques, c'est-à-dire notamment dans les Théories sur la plus-value, composante à part entière du Capital, il Mille Marxismes 37

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explique que la confusion «classique» entre profit et plusvalue n'est pas à imputer à une intention malfaisante. Elle est le point de vue « naturel » du capitaliste sur le capitalisme, point de vue de classe donc, que tendent tout aussi naturellement à adopter les économistes traditionnels, aussi critiques soient-ils. Là encore, c'est moins un imaginaire inventif qu'il faut analyser que la formation d'une représentation pesante et agissante, extraordinairement puissante même, qui conduit à en masquer la nature exacte, aux yeux de ses acteurs mêmes: «C'est cette conclusion chez les théoriciens qui montre le mieux à quel point le capitalisme pratique, obnubilé par la concurrence et n'en pénétrant nullement les phénomènes, est incapable de reconnaître, au-delà des apparences, l'essence véritable et la structure interne de ce procès. » (Marx

1977b:174)

»

On peut fort bien, en effet, se soucier du taux de profit sans percevoir l'exploitation du travail dont il résulte. Mais l'absence théorique concomitante d'un concept scientifique de la valeur hypothèque lourdement les luttes sociales et politiques. Car si, pour le capitaliste individuel, «ce procès se déroule derrière son dos, il ne le voit ni ne le comprend et, en fait, celui-ci ne l'intéresse pas », les travailleurs sont au plus haut point « intéressés » à la fois par ce procès et par sa compréhension, par sa représentation théorique correcte donc. Et ce point aveugle du procès de production cache son essence «aussi à l'ouvrier» (Marx 1977b: 172). L'invention d'une tout autre formation sociale, que Marx nomme le communisme, a pour condition, non pas un imaginaire alternatif, aussi inventif soit-il, mais bien la lutte politique associée à la connaissance d'une essence et des contradictions qui la traverse, connaissance qui joue de ce fait même un rôle directement politique, donnant à percevoir le conflit d'intérêts présent et le transposant en un rapport de forces dont la théorie est alors partie prenante. Si la figure de la lutte de classe ne disparaît nullement des oeuvres tardives de Marx, c'est tout simplement parce qu'elle devient co-extensive au projet même d'une critique de l'économie politique, qui fournit 40

une partie de ses armes à la conscience révolutionnaire et par là même à la pratique politique collective. Alors que l'imagination de Castoriadis dessine la voie d'une échappée créatrice hors de l'histoire réelle, réorientant périodiquement son cours par le quasi-miracle d'une volonté commune dont on conçoit mal pourquoi, justement, elle devrait être commune, Marx pense une dynamique d'invention concrète, enracinée dans une réalité contradictoire, qui permet et entrave sa formation. Et pour Marx, cette invention est aussi d'ordre institutionnel, l'institué pouvant non seulement être réaccordé à l'instituant mais devenir condition d'effectivité de celui-ci, hors de toute dichotomie rigide, c'està-dire contre toute séparation d'une sphère étatique, spécialisée et affectée à l'exercice de la domination bourgeoise. Tandis que l'imaginaire castoriadien présente l'homogénéité d'un principe, la représentation marxienne est pensée comme foyer de contradictions, contradictions qui sont celles de la formation économique et sociale : elle est le lieu même de leur expression et le terrain des heurts entre des tendances et des contre-tendances qui sont celles d'une lutte de classe, admettant des degrés divers d'intensité et d'élaboration, sous mode spécifiquement politique. Le cœur du désaccord apparaît en ce point: médiations historiques mobiles plus que donnée anthropologique, les représentations sont alors pensées par Marx certes comme formations mentales individuelles et idéologies collectives mais aussi comme structures et institutions. Autrement dit, au lieu de séparer un imaginaire radical et premier de ses formations secondes plus ou moins rigidifiées, il s'intéresse à des représentations qui sont parties prenantes du tout social et qui en dessinent en même temps, à leur plus haut niveau d'élaboration théorique, le contour d'ensemble. Et cette saisie d'ensemble cristallise tous les enjeux politiques d'une période donnée: c'est à ce titre que les représentations sont inséparables des actions et interventions politiques des individus, des classes, des groupes et instances qui les forgent. La possibilité d'une invention institutionnelle révolutionnaire et véritablement démocratique émerge nécessairement de Mille Marxismes 39

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ce creuset théorico-pratique qui n'est jamais création pure, mais jamais non plus déterminisme linéaire, sous prescription téléologique. On mesure alors à quel point la critique adressée par Castoriadis vise un Marx mécaniste et non dialecticien, construit comme pur repoussoir, lui permettant par contraste de valoriser la thèse de l'auto-institution imaginaire: lorsqu'il concède à Marx une saisie authentique de l'imaginaire, Castoriadis lui objecte aussitôt un abandon trop rapide d'une exploration qui devrait selon lui se poursuivre par l'analyse du phénomène bureaucratique : « On a rappelé plus haut l'esquisse que Marx déjà fournissait du rôle de l'imaginaire dans l'économie capitaliste, en parlant du "caractère fétiche de la marchandise". Cette esquisse devrait être prolongée par une analyse de l'imagination dans la structure institutionnelle qui prend de plus en plus de place, à côté et au-delà du "marché", le rôle central dans la société moderne: l'organisation bureaucratique.» (Castoriadis 1975:239)

Un tel énoncé est fondamental, parce qu'il pointe le différend, mais sans l'identifier pour autant. La désignation d'un imaginaire bureaucratique par Castoriadis, et qui va rendre possible, en partie contre son intention première, la lecture antitotalitaire libérale de ses textes, résulte d'une focalisation sur la sphère institutionnelle et idéologique, où se joueraient dorénavant les seules luttes «révolutionnaires» qui vaillent. Selon une tout autre direction d'analyse, notamment dans les textes politiques sur la situation française entre 1848 et 1851, Marx associe à la critique de l'État l'analyse de son appareil bureaucratique, qui permet de dessiner la contrefigure d'une démocratie de producteurs, dont la Commune de Paris fournit la première esquisse réelle. Et c'est encore de représentation dont il est question, puisque la démocratie achevée inaugure des formes de délégation sans captation qui surmontent le régime représentatif parlementaire sans abolir pour autant toute représentation politique, repensée comme médiation active et non pas sous les espèces de la représentation délégataire ou du «crétinisme parlementaire» (Marx 1984a : 152), forme politique du fétichisme en quelque sorte. Mais toutes les représentations ne s'équivalent pas: 42

d'un côté se développe, au cours d'une histoire longue, un État qui se sépare de sa base sociale, sous la forme fonctionnelle d'une «machinerie d'État étendue et artificielle» (Marx 1984a : 186), abstraction donc, mais abstraction réelle et agissante, qui vide de son contenu politique la représentation parlementaire, simple lieu d'exercice de la domination bourgeoise. Mais de l'autre côté, les moments de remobilisation révolutionnaire revivifient et dynamisent l'ensemble des représentations politiques, en entreprenant une radicalisation démocratique qui pointe le blocage et dénonce la dépossession politique, pour commencer à inventer une tout autre vie démocratique, qui passe par l'assaut contre cette machinerie étatique (Kouvélakis 2004). Pour Marx, on y reviendra, la Commune de Paris est l'expérience communiste qui va le plus loin en ce sens, et qui saura instaurer la figure, au moins naissante, d'une démocratie de producteurs. Mais cette révolution est aussi construction politique, et notamment lorsqu'elle se dote de délégués, qui ne sont plus des représentants classiques, soumis au mandat impératif, confrontés à la possibilité permanente de leur révocation et désignés par élection au suffrage universel. L'invention institutionnelle n'est pas de facto rechute dans de l'institué mortifère, elle peut être à l'inverse le moyen de rendre permanente et durable une mobilisation sociale et politique populaire. « Forme politique enfin trouvée», mais «forme politique tout à fait capable d'expansion » (Marx 1975a : 67), la Commune conjoint le processus révolutionnaire créatif, inventif, et la stabilisation de formes organisationnelles qui permettent une transformation radicale et une gestion collective du mode de production. L'imagination communarde n'est pas simple refus d'une bureaucratisation - ce qu'elle est aussi, éminemment - , mais elle est invention politique permanente et organisation du dépassement de la société de classes dont elle est née, en dépit de la brièveté de son existence. Une telle analyse permet d'affirmer, contre Castoriadis, que Marx prête la plus grande attention à toutes les représentations y compris aux imaginaires sociaux, sans

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jamais les considérer comme des phénomènes de surface, illusoires et ineffectifs20. Mais loin d'être des représentations à ne comprendre qu'à partir d'elles-mêmes, elles sont le moyen de la manifestation mais aussi de la structuration du moment historique considéré, en particulier lors des épisodes de mobilisation populaire et cela, non pas contre, mais en accord avec une invention institutionnelle originale. L'écart est donc infranchissable entre les deux auteurs, et tient à la définition même de la politique et du terme « révolutionnaire ». Si ce dernier a pu, dans les années 1960, être objecté au « marxisme » et à Marx, comme qualifiant la voie d'abord empruntée par ce dernier dans sa jeunesse puis désertée par la suite, c'est d'abord en vertu d'une lecture extrêmement partielle et délibérément partiale des textes. Mais il est clair que la question n'est pas avant tout de nature herméneutique : que la « révolution » telle que l'invoque Castoriadis ne prenne place que dans cadre d'une critique unilatérale des rapports de hiérarchie et de domination, de la dénonciation des dérives bureaucratiques au sein des seules organisations politiques et syndicales, laissant largement hors champ l'analyse du pouvoir étatique et de ses institutions spécifiques, rapproche sa démarche du rejet de l'engagement militant. Ce rejet relève paradoxalement d'une sur-politisation décalée, qui pointe l'institué comme produit à la fois de la manifestation et de l'aliénation de la pratique politique, et désigne la représentation comme lieu majeur de la contradiction. Un tel paradoxe conduit à souligner, a contrario, à la fois la complexité et l'exigence présentes d'une transformation radicale des rapports sociaux, passant par une reconquête véritable de la politique, c'est-à-dire par une critique élaborée et en acte des institutions existantes, ainsi que par l'affrontement direct à la question de l'État. Car l'analyse produite par Castoriadis tend non seulement à maintenir la coupure entre la question 20. Et cela de façon beaucoup complexe et précise que ne le laisse entendre la fameuse phrase : « La tradition de toutes les générations mortes pèsent comme un cauchemar sur le cerveau des vivants», qu'évoque rapidement Castoriadis (Castoriadis 1975 :198). La phrase en question se trouve dans Le dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte (Marx 1984a: 70). 44

politique et la critique sociale, mais à occulter la question du travail, rendant impensable le problème éminemment politique de l'organisation démocratique de la production. Or c'est bien le retour et l'urgence de cette perspective plus globale, articulant mouvement social et construction de relais politiques autour de la perspective de transformation d'un mode de production, qui se fait jour aujourd'hui, alors que le déploiement des tendances autoritaires et sécuritaires du capitalisme va de pair avec l'institutionnalisation politique - et même la constitutionnalisation - , de la reconquête libérale ainsi qu'avec le projet de marchandisation totale de la force de travail (Husson 2006). La politique libérale prend le visage du contrôle et de la surveillance universels mais aussi de la destruction de l'État social, à l'initiative du pouvoir politique luimême, qui redéfinit ainsi son rôle et ses fonctions. Opposer un choix révolutionnaire à ce processus, c'est inventer, sans aucun doute, mais c'est instaurer aussi des formes d'intervention et de mobilisation démocratiques, passant aussi par la construction d'organisations politiques, capables d'inscrire dans la durée des mobilisations sociales unitaires puissantes enfin victorieuses. Face à l'ampleur de la tâche, la radicalité ne saurait être définie sur le seul terrain de l'imaginaire, même si elle sollicite aussi, et puissamment, l'imagination.

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2. Individu, classe, parti : politique et subjectivation Selon une idée communément admise, Marx serait le penseur de la classe comme individu collectif et le théoricien du prolétariat comme sujet unitaire de l'histoire, cette dernière se dirigeant inéluctablement vers le communisme, qui serait sa vérité cachée et son but immanent. À cette conception s'est ajoutée au cours du 20e siècle l'idée que la forme-parti, en particulier telle que les différents partis communistes l'ont incamée, est une machine à broyer les individus, les transformant en exécuteurs dociles de directives venues d'en haut. L'histoire du communisme et du socialisme, en réalité infiniment plus complexe et diverse, s'est trouvée retournée contre le marxisme en général, sous la forme d'une accusation déjà ancienne mais sans cesse réactualisée, dénonçant dans le collectivisme communiste la négation de l'individu et dans l'engagement politique une forme de servitude volontaire. Si l'on s'en tient à l'analyse des seules thèses de Marx, il faut commencer par affirmer qu'on ne rencontre nulle part dans son œuvre de définition de la classe - et encore moins du parti - en tant que super-individu, destiné à devenir le véritable sujet de l'histoire universelle. En revanche, on trouve sous sa plume une analyse riche et suivie de l'individualité humaine d'un côté, et de l'autre une analyse plus diffuse du mode de subjectivation, à la fois individuel et collectif, que les luttes sociales et politiques permettent de développer chez ceux qui les mènent et qui les dirigent contre le mode de production capitaliste en tant que tel : c'est pourquoi les catégories d'individu et de sujet doivent être nettement distinguées, mais aussi articulées, afin d'échapper à la confusion classique entre sujet historique et individu collectif. Il s'agira ici de montrer que la mobilisation sociale, ainsi que les formes d'organisation collective dont elle se dote et Mille Marxismes

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à travers lesquelles elle existe, sont pour Marx à évaluer selon deux axes, jamais séparés. D'une part, c'est bien évidemment la puissance historique de la structuration politique et syndicale du mouvement ouvrier, sa capacité à intervenir au sein des luttes de classes présentes et à renverser le rapport des forces qui importent. D'autre part, c'est la volonté d'émancipation individuelle qui, constituant sa condition et son résultat, est pensée par Marx à la fois comme l'aliment de sa puissance critique effective et comme facteur alternatif de subjectivation qui en retour libère, au moins partiellement et tendanciellement mais pourtant d'entrée de jeu, les individus de l'aliénation qu'ils subissent. La construction du collectif apparaît ici comme médiation politique nécessaire, plastique mais durable et surtout dynamique, mobilisation instituée et expansive à la fois, qui reste soumise à la logique des pôles qu'elle relie aussi longtemps qu'ils existent séparément: libération des capacités individuelles et réalisation de soi d'un côté, lutte pour l'abolition du capitalisme et de toute domination de classe de l'autre. Le problème est alors surtout de penser la possibilité d'émergence d'un tel processus émancipateur croisé, ainsi que la nature son insertion au sein même de rapports sociaux dont il vise l'abolition mais où, néanmoins, il naît et se développe. C'est précisément pourquoi Marx ne théorise pas une classe-parti qui, via la coïncidence entre classe en-soi et classe pour-soi, situerait dorénavant au niveau de l'organisation elle-même le processus d'individuation. Mais il s'efforce bien de penser des sujets de la transformation historique, qui sont à la fois et indissociablement des sujets individuels et collectifs. C'est la formation de la conscience politique de l'individu et l'élargissement de son pouvoir social d'action qui doit selon lui conduire à la formation d'un dispositif collectif de décision, qui n'est rien moins, à terme, que l'humanité elle-même, démocratiquement organisée et enfin capable de choix concertés, c'est-à-dire en mesure d'inventer son histoire à proprement parler. De ce point de vue, Marx s'inscrit bien dans la filiation d'une réflexion philosophico-politique d'ins^ piration cosmopolitique, dont Kant est un jalon majeur. Mais, 48

de façon radicalement inédite, la formation de structures collectives non-étatiques est pensée par Marx comme facteur central dans un procès historique de subjectivation élargie qui repose toujours, en dernière instance, sur la subjectivation des individus en tant que tels et sur leur capacité à se hisser au niveau d'acteurs historiques conscients. Nulle téléologie ici. En outre, cette analyse est profondément incompatible avec le scénario d'une fusion par étapes: classe, parti puis humanité réconciliée. En revanche, elle implique de penser des moments successifs, au sein d'un processus révolutionnaire nécessairement conflictuel qui s'inscrit dans le temps long d'un renversement qui dure. Luttes collectives et libération individuelle La libération individuelle est donc le but véritable, mais elle est aussi un processus qui ponctue tous les moments du dépassement du capitalisme. Cette libération n'est pas la simple actualisation de potentialités logées au cœur d'une essence humaine individuelle et éternelle, elle est la résultante des rapports sociaux historiques, où cette essence se définit et se redéfinit sans cesse. Il est frappant que Marx envisage une prise de conscience qui va de pair avec un rapport enrichi au monde, qu'il n'hésite pas à présenter comme «jouissance», réconciliant l'activité intellectuelle et l'émancipation sociale, loin de tout ascétisme, dans une veine matérialiste à la fois assumée et rénovée: « La libération de chaque individu en particulier se réalisera exactement dans la mesure où l'histoire se transformera complètement en histoire mondiale. D'après ce qui précède, il est clair que la véritable richesse intellectuelle de l'individu dépend entièrement de ses rapports réels. C'est de cette seule manière que chaque individu en particulier sera délivré de ses diverses limites nationales et locales, mais en rapport pratique avec la production du monde entier (y compris la production intellectuelle) et mis en état d'acquérir la capacité de jouir de la production du monde entier dans tous les domaines (créations des hommes). » (Marx & Engels 1976:36)

Aux antipodes d'un collectivisme théorique sommaire, fondé sur l'hypothèse d'êtres collectifs se comportant en Mille Marxismes 47

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individus historiques conscients et rationnels, le marxisme se présente ici comme analyse de la mise en cohérence tendancielle, jamais achevée, de la pensée et de l'agir, comme praxis savante donc, toujours en même temps sociale et individuée: «les individus sont toujours partis d'eux-mêmes» écrivent Marx et Engels dans L'idéologie allemande (Marx & Engels 1976 : 76). Il s'agit bien de penser ensemble les individus et les collectifs qu'ils constituent, sans qu'aucun de ces deux pôles ne disparaisse jamais au détriment de l'autre. Dans une formule demeurée célèbre, mais dont la mention reste souvent isolée de toute analyse des médiations politiques que pourtant elle implique, le Manifeste du parti communiste définit le communisme comme « une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous» (Marx & Engels 1986:88). On peut affirmer que ce « libre développement de chacun » est partie prenante ainsi que le levier subjectif de tous les moments du processus d'émancipation historique et qu'il n'est pas réservé à son étape ultime, qui se présente comme humainement nécessaire tout en demeurant historiquement hypothétique. La première question à aborder est donc celle de la formation des individus, et d'individus aspirant à un monde véritablement humain, formation s'esquissant au sein même des rapports sociaux inhumains qui sont ceux du capitalisme. C'est en effet au cœur des rapports de production que s'exprime, à son plus haut degré d'intensité, la contradiction entre l'aspiration à la réalisation de soi et l'aliénation sociale, contradiction qui traverse par excellence les travailleurs, ceux que Marx nomme les prolétaires parce qu'ils appartiennent à la longue lignée - proies dans le droit romain - de ceux qui ne possèdent que leur force de travail, leur propre corps, donc, et sont dépourvus de tout pouvoir social. Aux antipodes de la définition d'une classe monolithique dotée d'une volonté inflexible et d'une conscience unitaire, marchant d'un même pas vers le communisme, c'est une tout autre conception qu'on rencontre dans l'œuvre marxienne: c'est par la réalisation d'une unité tendancielle, jamais achevée, 50

toujours entravée par des contre-tendances puissantes, que la classe ouvrière se construit comme force politique et sociale consciente d'elle-même, visant à la fois l'émancipation humaine et la constitution de formes collectives d'action et de décision, par-delà les frontières sociologiques de la seule classe ouvrière mobilisée. Si on lit l'œuvre marxienne dans l'ordre chronologique de sa rédaction, on peut affirmer qu'à partir des années 1850 Mao< va modifier de façon flagrante sa conception initiale, trop linéaire, d'une succession nécessaire des modes de production, conception que l'on rencontre encore dans L'idéologie allemande. Il va intégrer progressivement à son analyse le rôle des peuples en lutte pour leur indépendance, le primat de la révolution agraire dans certains cas (primat déjà noté dans le Manifeste) et l'importance croissante accordée aux sociétés non capitalistes dès lors que Marx se penche sur les cas de l'Inde et de la Chine, mais aussi du Mexique et de la Russie. Ces sociétés peuvent en effet prendre appui sur leurs propres traditions sociales et notamment sur des formes de propriété communale, qui fondent leur résistance à une colonisation capitaliste barbare et peuvent permettre d'en contourner l'étape. Dans tous les cas, ce processus historique multiforme doit déboucher sur l'instauration d'une «vraie démocratie», passant assurément par la prise de pouvoir politique et sociale de la part de dominés, confédérés par la domination même qu'ils subissent et surtout par le projet partagé de la renverser, mais non par la construction d'un sujet prolétarien identitaire, perspective d'autant plus absurde que c'est bien l'abolition des classes qu'il s'agit de réaliser. En revanche, les classes dominées devront bel et bien passer par le moment complexe de l'inversion de la domination qu'elles subissent, avant et afin d'en venir à son abolition. La définition même de la classe se révèle ici être une question intégralement pratique et décisivement politique, puisque la formation d'une conscience collective présuppose que soit conçue comme telle cette perspective révolutionnaire, qui permet d'excéder la circonscription sociologique du prolétariat et de déborder ses contours premiers. De ce point de Mille Marxismes 49

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vue encore, la classe et le parti (au sens où Marx emploie ce terme, à l'aube de la formation des partis modernes, comme classe pour-soi, se dotant d'une conscience montante d'ellemême et en cours de structuration politique), doivent nécessairement s'affronter à la question de l'État et de l'exercice du pouvoir, d'emblée conçu comme exercice visant son autoabolition. C'est précisément pourquoi la classe autant que le parti ne peuvent être considérés comme des buts en soi, mais comme des moyens et des étapes, qui doivent faire exister, ici et maintenant, d'autres rapports sociaux, dont la possibilité ne se fonde, en dernière instance, que sur les aspirations individuelles et la décision - forcément personnelle - de lutter. Contre toute attente, le moment collectif est donc bien chez Marx ce qui permet, non pas l'individuation fantasmatique d'entités collectives, mais l'individuation des individus eux-mêmes, le seul type d'individuation qui soit pensable et qui puisse être visé comme but, en accord avec la définition du communisme comme abolition des rapports d'exploitation et de domination. Cette individuation accrue des individus, aux antipodes de l'individualisme libéral et de son projet d'intégration toujours plus accomplie des individus au mode de production et à sa reproduction, peut seule coïncider avec la libération des potentialités humaines étouffées par la domination, mais cependant forgées au sein des rapports sociaux tels qu'ils sont. De ce fait, c'est à l'élaboration d'un type très singulier de collectif que conduit ce projet révolutionnaire d'émancipation, n'ayant pas le sujet individuel pour paradigme mais pour visée, ce qui est bien différent. Pour le dire autrement, le dessein d'une vraie société devient ici le contrepoint de la « vraie démocratie » et cette vraie société est celle qui permet le développement de chacun, de ses potentialités à la fois créées et niées par les rapports sociaux capitalistes. Il faut donc partir, ici comme ailleurs, des « présuppositions réelles». En mode capitaliste de production, ces «présuppositions réelles» sont les conditions historiques concrètes, qui se rencontrent au niveau même de la production et de l'organisation du travail : 52

« Étant donné qu'à chaque stade, ces conditions correspondent au développement simultané des forces productives qui se développent et sont reprises par chaque génération nouvelle et elle est de ce fait l'histoire du développement des forces des individus eux-mêmes.» (Marx & Engels 1976 : 67)

N'étant pas le produit de décisions individuelles, ces conditions n'en décident pas moins des trajectoires individuelles, auxquelles elles fournissent le cadre de leur déploiement autant que leurs limites historiques : sous mode capitaliste, elles aboutissent bien à la négation déterminée de la personnalité du travailleur, négation à son tour agissante, contribuant à la reproduction des rapports sociaux tels qu'ils sont, mais aussi à leur remise en cause, par l'esprit de révolte qu'ils propagent et dont la critique de l'économie politique s'efforce continûment d'attiser le feu couvant. La contre-tendance qui s'oppose à la propagation de l'incendie révolutionnaire est pourtant puissante et c'est bien une dialectique réelle qu'il s'agit d'analyser et, ce faisant, de guider. La fabrique, ce monstre machinique Au cours de son étude du capitalisme industriel anglais, Marx a pu mesurer à quel point la « discipline d'usine » tout à la fois suscite et bride l'individuation, et cela alors même que les rapports juridiques individualisent des propriétaires, qu'ils soient propriétaires de leur force de travail ou propriétaires des moyens de production, la propriété semblant illusoirement rendre symétrique leur statut respectif mais appariant réellement, en revanche, les formes distinctes d'appauvrissement de soi qu'elle implique. En ce sens l'individuation bourgeoise est elle aussi mutilante, même si cette mutilation est infiniment moins violente et bien davantage consentie, en raison de la position dominante qu'elle induit. Dans le cas du prolétariat, le Capital, au cours des chapitres du livre 1 que Marx consacre au passage de la manufacture à la fabrique (chapitres 12 et 13), expose cette dialectique complexe, qui noue ses contradictions au coeur même de l'individualité humaine. En effet, si l'on aborde d'abord cette question sous l'angle de l'organisation de la production, c'est Mille Marxismes

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la division croissante et hiérarchisée du travail qui se présente comme la logique essentielle de formation de l'individualité: la recherche de productivité accrue du travail, visée que le capitalisme détermine comme condition même de la valorisation du capital, entraîne à la fois une simplification des opérations de production confiées à chaque travailleur et une accélération du procès global de production, sans égard pour le développement des capacités individuelles ni même pour la simple réparation de l'usure physique et nerveuse engendrée par cette accélération. La quête capitaliste obsessionnelle de la productivité, et la réorganisation profonde du temps de travail et de vie qu'elle implique, ont pour conséquence immédiate un appauvrissement du contenu individuel de ce travail et la perte de sa dimension formatrice pour celui qui l'effectue. Surtout, elles entraînent un transfert des capacités individuelles en direction du «travailleur global combiné» (Marx 1993 : 381), etre collectif non subjectivé, véritable proto-individu mécanique et monstre industriel, selon l'image récurrente qu'on rencontre dans le Capital. C'est ici et ici seulement qu'on trouve chez Marx la figure d'êtres collectifs tendant à se substituer aux individus réels. Mais de tels individus-automates ne se forment justement qu'à travers la négation de l'individualité humaine et l'absence de toute conscience directrice. C'est le capitalisme et lui seul qui enfante des monstres machiniques, quasi-individus et pseudo-sujets sans âme, mais non sans puissance, écrasant l'autonomie individuelle: « L'unité collective réside dans la coopération, le caractère combiné de la division du travail, l'application des forces naturelles et de la science, le produit du travail en tant que machinerie - tout cela s'oppose au travailleur individuel comme étranger, factuel, donné d'avance, sans sa contribution et souvent contre elle, autonome par rapport à lui, en tant que simples formes d'existence de moyens de travail qui en sont indépendants et les dominent, au point que ce soit affaire de choses, dessein et volonté de l'atelier global incamés dans le capitalisme ou ses sous-ordres (représentants), au point que ce soit l'effet de leur propre combinaison, en tant que fonction du capital, qui vit dans le capitaliste. » (Marx 2010:236-237)

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Derrière cette individuation coercitive et pathologique, désubjectivante, pour la description de laquelle Marx mobilise tout l'imaginaire horrifique du roman gothique, vampires et Moloch, c'est la dépossession des producteurs individuels qui se joue, dépossession qui concerne fondamentalement leur personnalité elle-même: « Dans la manufacture c'est l'appauvrissement du travailleur en tant que forces productives individuelles qui est la cause et la condition de l'enrichissement du travailleur global, donc du capital, en force productive sociale. » (Marx 1993 :407)

L'appauvrissement du travailleur, au sens économique autant que psychique de l'expression, devient à son tour condition d'existence de la machinerie industrielle dont l'ouvrier n'est plus qu'un rouage. Ainsi Marx analyse-t-il longuement ce qui se présente comme un lent processus de perfectionnement de la productivité associée à la dépossession toujours plus radicale des producteurs: dès le stade artisanal, la « virtuosité du travailleur de détail » (Marx 1993 : 382) permet à la fois l'acquisition et la transmission de «tours de main » spécifiques, mais elle conduit aussi à la redéfinition étroite des activités de production, préparant le terrain à leur mécanisation et à leur standardisation. Dans le Capital, Marx s'attarde sur le cas de la fabrique de montres, déjà étudié par William Petty, afin d'illustrer l'apparition de cette virtuosité dans le détail qui s'incarne dans ces personnages étranges et minutieux que sont l'«acheveurde pignon», le «finisseur de barillet» ou encore le «faiseur de secret», ouvrier spécialisé dans la fabrication du ressort qui déclenche l'ouverture du couvercle (Marx 1993 : 385). L'artisan qualifié d'antan se transforme ici en spécialiste performant, dont l'intervention simple et répétitive accompagne la déqualification et la perte de son statut social antérieur: le travail abstrait est une réalité, avant même d'être une catégorie de l'économie politique ou, plus exactement, de sa critique. L'exemple de l'horlogerie est d'autant plus parlant que la mesure du temps, et Pélaboration des instruments de cette mesure, sont au cœur de l'organisation capitaliste de la production industrielle. On peut dire que, de la division Mille Marxismes

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manufacturière dans la branche horlogère à l'utilisation des montres pour chronométrer les différentes opérations de production, ainsi que Taylor en systématisera peu après l'usage, c'est finalement la même logique d'économie du temps et de division des tâches, puis de première mécanisation des opérations, qui prévaut. Mais cette logique, en apparence homogène et continue, s'étalant du 17e au 19e siècle, recouvre des étapes distinctes et des transformations profondes : c'est en effet le procès social de production dans son ensemble qui se trouve ainsi décomposé, passant de la répartition des tâches entre divers travailleurs indépendants et isolés, à leur rassemblement au sein de grandes unités de production qui en organisent le fonctionnement coopératif en même temps qu'elles l'asservissent tout aussitôt à la logique de productivité croissante et d'appropriation privée de la richesse sociale. L'exigence de coordination fine, combinée à celle du profit, va déposséder radicalement le travailleur individuel du contrôle de ses opérations et, plus fondamentalement, du sens même de son travail et de sa vie : c'est ce que Marx analyse à travers la catégorie de «subsomption réelle», prenant la suite et radicalisant une subsomption d'abord seulement « formelle » du procès travail, tel qu'en hérite le mode de production capitaliste. Toute maîtrise, et la conception même du procès technique de production, se voient alors transférées à des salariés spécialisés et à une direction d'entreprise ellemême anonyme, relayant implacablement les impératifs de la rentabilité capitaliste, imposant à l'ouvrier, sous la forme d'une discipline de fer, ses rythmes, ses horaires, ses gestes. Marx parie alors de « désautonomisation » des travailleurs (Marx 1993 : 396). Cette perte d'autonomie, à l'instant même où se déploie sa possibilité concrète, est un transfert de puissance et une dépossession, dont la violence extrême est quotidienne,rigoureusementminutée, greffant la face intime de l'aliénation sur la forme sociale de l'exploitation : « Ce que les travailleurs partiels perdent se concentre face à eux, dans le capital. L'un des produits de la division manufacturière du travail est de leur opposer les potentialités spirituelles du procès matériel de production comme une propriété d'autrui, et un pouvoir qui les domine. » (Marx 1993 :406) 56

Ces potentialités spirituelles consistent dans le savoir et les capacités intellectuelles jusque-là imbriquées dans les opérations de production : au terme de ce processus, Marx signale que la science se sépare du travail, d'abord mise de force au service du capital puis conditionnée par lui jusque dans son contenu même. Il va de soi que cette désintellectualisation du travail est d'abord celle des individus eux-mêmes, face au Moloch industriel, qui s'accapare leur savoir et leur force vitale. Il faut rappeler que le travail mort accumulé ne dégage de plus-value qu'à proportion de la quantité de travail vivant qu'il est en mesure d'absorber. Marx cite Adam Smith, qui décrit les effets mortifères de la division du travail pour les individus qui la subissent: « Un homme qui dépense toute sa vie à exécuter un nombre restreint d'opérations simples n'a pas l'occasion d'exercer sa raison [...]. En général, il devient aussi stupide et ignorant qu'il est possible de l'être pour une créature humaine. » (Marx 1993:407)

«Mutilation spirituelle et corporelle», la division du travail est bien ce qui entrave la formation des individus. Elle est, s'exclame David Urquhart, lui aussi abondamment cité par Marx, «l'assassinat d'un peuple» (Marx 1993 :409). Sous commandement capitaliste, la production des marchandises à une échelle jusque-là inconnue résulte de la coopération d'un grand nombre d'ouvriers, dont les opérations dépendent les unes des autres et dont les relations sont définies de façon rigide par l'organisation du procès de production, mais à l'échelle de chaque unité productive seulement. La division technique du travail est la condition d'une productivité sans cesse croissante. Les conséquences au niveau de la formation de l'individu, de l'individuation du travailleur donc, sont doubles. D'une part, il est dépossédé de son autonomie professionnelle, puis de son savoir-faire même, la machine-outil en captant et en réifiant les caractéristiques qu'elle intègre à son mécanisme même. D'autre part, il est désormais dépourvu de toute maîtrise sociale de ses activités et du moindre pouvoir de décision quant aux conditions et aux finalités de la gigantesque production de marchandises Mille Marxismes

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à laquelle il collabore sa vie durant: si cette situation n'est pas nouvelle, ses conditions spécifiquement capitalistes en accroissent considérablement les ravages, soumettant les travailleurs eux-mêmes, jusque dans leur corps et leur individualité psychique, aux exigences mais aussi aux secousses du marché, aux crises qui rejettent périodiquement une partie des travailleurs du côté de l'« armée de réserve » des chômeurs. On le sait, pour Marx le capitalisme est traversé de contradictions qui se situent non à sa marge mais en son cœur même et lui interdisent d'être lui-même autre chose qu'un pseudo-sujet, en vérité dépourvu de volonté, animé par les seules décisions de détenteurs de capitaux en quête du taux de profit maximum. Despotisme d'usine d'un côté, guerre commerciale et sociale^de l'autre : « L'anarchie de la division sociale et le despotisme de la division manufacturière du travail sont la condition l'un de l'autre dans la société du mode de production capitaliste» (Marx 1993 : 401). C'est bien pourquoi il faut toujours en même temps aborder ce procès historique sous l'angle des impératifs économiques capitalistes et sous l'angle de la subjectivité humaine, dont le capitalisme organise avec une virtuosité sans précédent le façonnage réciproque. C'est pourquoi la formation sociale qui le caractérise fonctionne en même temps comme matrice d'individuation et facteur de désubjectivation : les «formes d'individualité1», conditionnent en retour la personnalité concrète des individus qui y déploient plus ou moins, et de façon à la fois toujours déterminée et relativement plastique, leurs capacités humaines singulières, sans cesse menacées par leur asservissement à la machinerie productive, par leur enrôlement total comme flux de travail vivant au travail mort accumulé qu'elles seules valorisent. Voilà pourquoi si Marx affirme bien, dans une tradition d'ascendance rousseauiste et hégélienne, la vertu formatrice du travail, il reste très éloigné d'une affirmation unilatérale en 1. On reprend ici l'expression de Lucien Sève sans entrer, faute de place, dans le détail de son analyse (Sève 1974 : 318 et sq.). 58

la matière, soulignant les ravages humains de sa version capitaliste industrielle, comme l'Angleterre de la seconde moitié du 19e siècle lui en fournit l'exemple. Surtout, on l'a dit, il constate la formation d'entités collectives productives militarisées, qui relaient la domination et annihilent l'autonomie individuelle en la captant selon ses voies imposées. C'est face à ces entités capitalistes, à la fois désubjectivées et désubjectivantes, que les travailleurs doivent inventer leur propre unité vivante et consciente, se constituer en puissance politique antagoniste, qui vise la réappropriation sociale et individuelle, non seulement des résultats de la production mais de son processus lui-même et par là de la vie sociale tout entière. Sujet historique, la classe ouvrière organisée ne peut l'être que par analogie, tant la conscience dont elle se dote et les décisions qu'elle preid doivent, face à l'automate capitaliste meurtrier, être le résultat d'une concertation. C'est cette forme d'association qui exige de penser sous la catégorie neuve d'une subjectivation analogique et tendancielle, individuelle et collective, ses combats eux-mêmes et l'élaboration d'un projet commun, communiste. Ainsi, et compte tenu de l'aliénation subie et des effets profonds qu'elle induit, cette unification ouvrière est une tâche qui ne va pas de soi, ni politiquement ni même socialement. Dans le Capital, l'analyse détaillée du processus de production amplifie ce que notait déjà le Manifeste : la difficulté pour le prolétariat de se constituer en classe et en parti est une difficulté inhérente à l'organisation même du capitalisme, et par suite l'un des atouts de sa reproduction : « Cette organisation des prolétaires en classe, et par suite en parti politique, est à tout moment de nouveau détruite par la concurrence que se font les ouvriers entre eux» (Marx & Engels 1986 : 68). Le Capital va amplifier ce constat et tempérer l'optimisme qu'on rencontrait dans certains passages du Manifeste, ce texte d'un statut si particulier et qui cherche avant tout à faire exister de façon militante ce qu'il énonce, dans le climat révolutionnaire qui précède l'explosion européenne de 1848 et avant que soit construite la critique de l'économie politique qui en découle. Mille Marxismes

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Dans le chapitre 6 du Capital, finalement écarté de l'édition de 1867 et qui s'attache à comprendre la progressive subsomption réelle du travail sous le capital, Marx étudie le type d'enrôlement nouveau et approfondi que le capitalisme parvient à instaurer, développant et détournant à son profit le sentiment même de liberté du travailleur: « La conscience (ou bien plutôt la représentation) qu'il se détermine librement lui-même, qu'il est libre, fait de lui un bien meilleur travailleur que l'autre [l'esclave], et ce avec le sentiment (la conscience) de la responsabilité qui s'y attache.» (Marx 2010: 198-199)

Ainsi la conscience ouvrière peut-elle aussi, et précisément en tant que conscience dominée, faire obstacle à la constitution du prolétariat comme classe consciente d'elle-même. Le Capital précise cette analyse en termes de tendances et de contre-tendances, telles qu'elles se manifestent au niveau même de l'organisation de la production, antérieurement au développement de toute conscience de classe. Au cours de son analyse des différents types de salaires, Marx note: « Le champ d'action plus vaste que le salaire aux pièces offre au jeu de l'individualité tend à développer d'une part l'individualité, et par là le sentiment de liberté, l'autonomie et le contrôle de soi chez l'ouvrier, et, d'autre part, la concurrence des ouvriers les uns avec les autres et les uns contre les autres. » (Marx 1993 : 622)

Forme de salaire qui finalement « correspond le mieux au mode de production capitaliste» (Marx 1993:623), le salaire aux pièces en tant qu'il promeut une forme paradoxale de libération serve, permet de tirer deux conclusions essentielles. D'une part, la constitution de la classe est un moment politique, qui s'appuie sur les contradictions mêmes de la production capitaliste mais qui requiert une élaboration spécifique, hors du seul cadre du travail, pour acquérir sa portée concrète. D'autre part, et par voie de conséquence, cette constitution d'un prolétariat révolutionnaire, et plus encore sa victoire finale, ne présentent aucune nécessité, car s'inscrivant au registre de l'action et des perspectives que cette dernière invente à mesure, et non des lois pré-écrites de l'histoire. En vue de se construire en sujet historique, tendanciel mais 60

effectif, la classe ouvrière doit lutter contre sa constitution passive en simple rouage du système productif, qui installe en son sein la concurrence qui prévaut partout ailleurs. Ceux qui accusent Maoc de téléologie laissent de côté cette analyse fine du mode de production et de ses effets, lui préférant la mention de formulations plus euphoriques, qu'on rencontre parfois aussi sous sa plume. Une politique de la subjectivation Pourtant, à mesure que Marx progresse dans sa critique de l'économie politique, la prise de conscience de la classe par elle-même se présente comme moment social mais aussi spécifiquement politique, moment nécessaire sans doute, tant le dépassement du capitalisme serait une avancée considérable, mais qui n'est jamais décrite comme une fatalité ou comme relevant d'une conception philosophique du progrès historique. Plus encore, la subjectivation collective ne peut être que le pendant d'une individuation accrue des individus, construisant leur propre conscience critique et participant à une lutte que nul ne leur impose. Si, contemporain d'une mobilisation montante de la classe ouvrière, notamment en Angleterre, Marx tend à esquisser et parfois à anticiper sur des conséquences qu'il espère rapides, son optimisme, en tant qu'il est la forme militante de la critique de l'économie politique, n'est jamais constitué en thèse théorique à part entière. C'est pourquoi il importe d'insister sur la complexité croissante de la définition marxienne du prolétariat, mettant en relation individus exploités et construction volontariste de collectifs ouvriers, aptes à en relayer mais plus fondamentalement à en construire les aspirations en projet authentique. Il faut revenir un instant au chapitre 13 du livre 1, pour souligner la dimension dialectique de l'analyse qu'on y rencontre: Marx y étudie de façon développée les effets de la « machinerie et la grande industrie » sur l'ouvrier. Tandis que la période manufacturière connaît des formes de résistance et d'indiscipline, héritées des étapes antérieures de la production, sa mécanisation et l'utilisation des machines-outils conduisent à un appauvrissement drastique des tâches et à Mille Marxismes

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une inversion de certaines des caractéristiques du travail en mode non capitaliste: c'est maintenant le «matériau humain qui est incorporé à cet organisme objectif» (Marx 1993:443). Le travail des enfants, rendu possible par cette déqualification aboutie, en vient à parachever le processus d'aliénation en interdisant, à sa source même, le développement des individus humains. De longues citations des inspecteurs anglais des fabriques et des médecins décrivent ces ravages, qui semblent sans retour ni remède: «Tout en agressant à l'extrême le système nerveux, le travail sur les machines bloque le jeu complexe des muscles et confisque toute liberté d'action du corps et de l'esprit. » (Marx 1993:474)

C'est aussi dans ce texte qu'on rencontre une fois encore l'analyse du vampirisme du capital, le travail mort aspirant sans cesse la force vivante du travail pour se valoriser, spus les injonctions d'une discipline militaire qui ne laisse rien au hasard (Marx 1993 :475). Pourtant, l'analyse de Marx aurait perdu tout son ressort dialectique ainsi que toute dimension politique si elle conduisait à la compassion et au misérabilisme, même si les sentiments d'injustice et de colère font assurément partie des réactions de l'auteur face aux situations qu'il décrit et, qu'en partie, il partage lors de son misérable exil londonien. C'est précisément dans le paragraphe consacré à l'intensification du travail que Marx note la « révolte grandissante de la classe ouvrière qui a forcé l'État à raccourcir autoritairement la durée du temps de travail » (Marx 1993 :459). En s'opposant à sa complète marchandisation, la force de travail se révèle pour ce qu'elle est, individuée et subjectivée à travers mais aussi par-delà l'aliénation subie, jamais réduite au rang de simple appendice de la machine en dépit de tous les raffinements de l'organisation industrielle capitaliste de la production et de ses supplices chronométrés. Car il serait absurde de penser que la classe lutte et conteste tandis que l'individu se soumet et souffre. La reconquête subjective de soi passe donc par la ressaisie à la fois individuelle et socialisée, fondamentalement politique, des conditions d'ensemble dans lesquelles se trouve pris le 62

producteur individuel. Porteurs de la mise en cause d'un ordre social tout entier, les travailleurs sont les seuls à pouvoir se hisser à la hauteur de l'histoire humaine en tant que telle, et cela en raison même des nouvelles procédures d'exploitation, qui rassemblent des dizaines voire des centaines d'individus dans un même lieu, soumis aux mêmes diktats du despotisme d'usine. La face technique de la division du travail duplique et relaie la face sociale de l'exploitation, et se prolonge en domination politique, ainsi que le suggère le terme de «despotisme». Marx le redit dans le chapitre 6: « Le rapport de production engendre lui-même un nouveau rapport de domination-subordination (qui en produit aussi des expressions politiques)» (Marx 2010 : 191). C'est bien cet ensemble, expressions politiques dominantes incluses, qu'il s'agit de briser. De ce point de vue, et contrairement à la lecture proposée par Padlo Virno et Toni Negri des Manuscrits de 1857-1858, dit Grundrisse, la perspective d'un «intellect collectif», se constituant par simple contrecoup de cette dépossession, n'est aucunement une voie de sortie hors du capitalisme aux yeux de Marx, et cela précisément parce qu'elle est dépourvue de toute dimension politique. Nulle perspective, ici, d'une contre-individuation collective immédiate du prolétariat, s'opérant par l'intermédiaire du développement d'ensemble du procès de production, qui ferait naître spontanément, sans médiation, une instance collective de compréhension et de décision. Il faut s'arrêter ici sur la nature de l'« atelier général » automate, tel que Marx le décrit. Dans les Grundrisse, il insiste sur la façon dont la machinerie perfectionnée se constitue en automate géant, organisant la domination réelle du travail et cristallisant la connaissance scientifique sous forme technologique, qui en dépossède aussi ses propres producteurs intellectuels. Le texte analyse en détail la genèse de ce monstre machinique évoqué plus haut: tandis que les ouvriers sont des individus séparés par leur rassemblement même, tel qu'il s'effectue sous la loi de la valeur, leur activité n'étant unifiée que par le système mécanique autoritaire dans lequel ils s'insèrent:

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«[...] système dont l'unité existe non dans les ouvriers vivants, mais dans la machinerie vivante (active) qui apparaît face à l'activité isolée insignifiante de cet ouvrier comme un organisme lui imposant sa violence. Dans la machinerie, le travail objectivé se présente face au travail vivant dans le procès de travail lui-même comme ce pouvoir qui le domine, que le capital est par sa forme, en tant qu'appropriation du travail vivant.» (Marx 1980 :185)

Aliénation accomplie, la domination réelle du travail désindividualise le travailleur et fragmente la classe ouvrière que pourtant elle rassemble physiquement, tout en poursuivant le procès de division du travail. Pour autant, elle n'individualise qu'en apparence le pôle opposé, celui du «cerveau social» ou « intellect général » (Marx 1980 :186, 194), puisque c'est une science de la seule exploitation capitaliste que matérialise la machinerie industrielle, organisant localement le procès de travail. C'est pourquoi Marx ne fait pas apparaître, à^ce niveau, la moindre perspective d'une gestion d'ensemble de la production sociale, seule apte à pouvoir piloter rationnellement et démocratiquement l'appareil de production. L'automate industriel est décidément un monstre sans âme, simple dispositif de capture du travail vivant, qu'il soit manuel ou intellectuel, qui ne cesse de l'intégrer de force à son unique perspective obsessionnelle, la hausse du taux de profit. En ce sens, le capitalisme fonctionne tout seul, sans direction consciente, sans projet délibéré, fût-ce du côté des dominants eux-mêmes, et cela alors même qu'il met en jeu d'immenses forces productives et un savoir collectif sans précédent. Ce sont, par excellence, les périodes de crise qui rappellent périodiquement à quel point le capital est un rapport social, non un homme ni une classe, pas plus qu'un projet collectif résultant d'un choix conçu et assumé. Dans ces conditions, la formation d'un « intellect général » se présente comme la pure annexion de la science - enrôlée comme simple force productive et associée au capital fixe - aux visées capitalistes, et surtout pas comme l'émergence d'un sujet collectif d'un genre nouveau, n'engendrant que sa version parodique et mécanisée, carcan mutilant autoritairement imposé aux forces vives qui se trouvent additionnées sous sa loi. 64

Machinerie étatique et sujet politique Il est fécond de rapprocher cette analyse de la constitution d'un sujet factice, résultat en vérité inerte d'une machinerie sophistiquée, de celle que produit Marx au sujet de l'État, postérieurement là encore à l'échec de 1848. En effet, ce n'est nullement un hasard si Marx, dans Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, qualifie l'État français de « machine gouvernementale vaste et compliquée» (Marx 1984a: 121), dont l'analyse fait pendant à celle de l'industrialisation capitaliste de la production. Militairement structurée elle aussi, s'incarnant dans une « armée de fonctionnaires », la machinerie étatique moderne se dote d'une capacité surveillance ubiquitaire et monstrueuse, celle d'un «corps parasite» qui «enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile». Cette structure parasitaire a pour seule fonction de relayer r«intérêt matériel» de la bourgeoisie française, tout en tenant compte de l'opposition sociale qu'elle rencontre : elle est une médiation fonctionnelle donc, non pas un individu pourvu d'autonomie mais une entité artificielle qui en singe les facultés. Finalement, les monstres machiniques capitalistes, usine ou État, ne sont que des appareils semi-automatisés, qui intègrent autant que faire se peut le savoir et la vie à leurs rouages, pour autant qu'ils parviennent à les soumettre intégralement à leur visée. Dans les deux cas, c'est bien l'absence de concertation démocratique qui assure leur existence mais qui interdit à ces entités collectives de se doter d'intelligence véritable, n'étant que le relais d'intérêts sociaux partiels, qui exercent leur domination par la violence et l'enrôlement associés. Entités totalisantes autant que désubjectivantes, en quête d'une unification impossible, c'est à leur réalité autant qu'à leur logique que Marx oppose une construction de la classe ouvrière comme sujet spécifique, esquissant une rationalité collective, adéquate à ce qui est son premier moment politique : l'association volontaire et combative des prolétaires. C'est donc du côté de la remise en cause résolue, révolutionnaire, du mode de production capitaliste, dans la lutte de classes organisée donc, qu'il faut Mille Marxismes

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chercher la possibilité d'enclencher un procès vrai d'individuation-subjectivation qui, naissant au sein du mode de production capitaliste n'en reproduise cependant pas les tares. La tâche est redoutablement complexe. En effet, la lutte qui «commence avec l'existence du rapport capitaliste proprement dit» connaît plusieurs étapes, où tendances et contre-tendances s'affrontent. Il faut prendre au pied de la lettre l'affirmation de L'idéologie allemande que «les individus sont toujours partis d'eux-mêmes». Mais leur décision d'action est médiatisée par le cadre collectif qui seul permet l'élaboration et la manifestation de leur volonté comme choix social et politique. Le texte de L'idéologie allemande se poursuit ainsi : « Leurs rapports sont des rapports du procès réel de leur vie. D'où vient-il que leurs rapports sociaux accèdent à l'autonomie contre eux? Que les puissances de leur propre vie deviennent toutes-puissantes contre eux?» (Marx & Erfgels 1976:76)

Dans le cas des dominés, le cadre social porteur d'autonomie et d'émancipation n'est pas le tout de la formation capitaliste, telle qu'elle serait d'emblée orientée vers le communisme, mais le lieu précis où ses contradictions ouvrent la perspective de la prise de conscience quant à la nécessité d'une alternative historique, ce lieu où, disait le jeune Marx, « s'allume la décision de la lutte » (Marx 1975b : 146) : le travail se présente comme le site par excellence de la contradiction historique, mais à la condition que cette contradiction soit vécue et pensée comme telle. Par suite, si l'occasion d'une subjectivation rebelle et révolutionnaire est située au cœur même des rapports de production capitalistes, c'est bien son élaboration politique conduisant à la formation d'un groupe contestataire organisé et durable, et d'un projet de société émancipatrice qui, seule, confère en retour à la classe ouvrière mobilisée son caractère concret, incarné, vivant, reversant par la même occasion aux individus qui la composent les bénéfices d'une individuation plus haute, puisée dans cette force associative elle-même. Dès les Manuscrits de 1844, Marx écrivait:

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« Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c'est d'abord la doctrine, la propagande, etc., qui est leur but. Mais en même temps ils s'approprient par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce qui semble être le moyen est devenu le but. On peut observer les plus brillants résultats de ce mouvement pratique, lorsque l'on voit réunis des ouvriers socialistes. Fumer, boire, manger, etc., ne sont plus là comme des prétextes à réunion ou des moyens d'union. L'assemblée, l'association, la conversation qui à son tour a la société pour but leur suffisent, la fraternité humaine n'est pas chez eux une phrase vide, mais une vérité, et la noblesse de l'humanité brille sur ces figures endurcies par le travail. » (Marx 1968: 107-108)

Marx ne renoncera jamais à l'idée que la lutte sociale et politique est d'emblée émancipatrice, produisant ses effets sur le terrain même de l'individualité, reconfigurant les besoins et surtout développant les désirs, désirs qu'il est devenu classique d'objecter à Marx comme ce qui heurterait radicalement sa conception supposée étroite et ascétique des besoins historiques. Cette contre-aliénation subjectivante, qui se présente comme phénoménologie, non de l'esprit, mais de la conscience de classe historiquement déterminée, passe par plusieurs étapes qui sont justement celles de sa construction politique. Le premier moment est bien situé au cœur des rapports de production capitaliste : il commence par une étrange lutte, déviée et centrale, inaugurale et essentielle, « la lutte entre l'ouvrier et la machine» (titre du § 5 du chap. 13). Combattant ses moyens de travail, l'ouvrier semble se leurrer sur les causes de son exploitation et prouver le degré d'aliénation intellectuel qui est le sien. Pourtant, à la différence de Smith cité quelques pages plus haut, Marx n'a jamais pris les ouvriers pour des êtres «stupides et bornés». Le luddisme vise, à travers la destruction des machines, « le mode d'existence matériel du capital », « une forme déterminée de moyen de production, en tant qu'elle est le fondement matériel du mode de production capitaliste» (Marx 1993 : 479). Cette première réaction vise juste, tout en définissant une cible trop étroite et en se situant encore à un niveau infrapolitique, s'affrontant au travail mort accumulé mais non à la logique Mille Marxismes

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plus profonde de son antagonisme avec le travail vivant sous la loi de la rentabilité capitaliste. Dès le 17e siècle, on rencontre de telles destructions collectives. L'éviction d'une grande masse de travailleurs en tant que «population superflue» condamnée au chômage et à la misère par les transformations techniques et sociales combinées, correspond aux premiers temps de l'accumulation primitive du capital, transformant violemment les rapports sociaux antérieurs. Mais cette violence ne disparaît pas par la suite: elle change de forme. Marx signale en effet que les progrès constants de la machinerie produisent les mêmes conséquences: l'éviction des bras devenus inutiles, l'exploitation renforcée et scientifiquement organisée. Dans ces conditions, la lutte contre les machines constitue le premier acte, fondateur, de la mobilisation collective contre une condition sociale déshumanisante, la révolte de la force de trayail subjectivée face à sa transformation en pure marchandise et en simple appendice de la machinerie capitaliste. Cette lutte encore immature est le prélude nécessaire à une critique à la fois plus complète et plus active du mode de production capitaliste dans son ensemble. Tous ceux qui prétendent que les luttes de classes sont absentes du Capital ont dû sauter ces pages. C'est ensuite la lutte pour une législation du travail protectrice qui prend le relais de ce vain combat. Cette lutte prend une dimension principalement syndicale, sur le modèle du chartisme anglais: « Pour se "protéger" du serpent de leur tourment, les ouvriers doivent se rassembler en une seule troupe et conquérir en tant que classe une loi d'État, un obstacle social plus fort que tout, qui les empêche de se vendre eux-mêmes au capital en négociant un libre contrat, et de se promettre, eux et leur espèce, à la mort et à l'esclavage. Le pompeux catalogue des "inaliénables droits de l'homme" sera ainsi remplacé par la modeste Magna Carta d'une journée de travail limitée par la loi qui "dira enfin clairement quand s'achève le temps que vend le travailleur et quand commence celui qui lui appartient". Quantum mutatus ab illo/» (Marx 1993 : 338)2

2. Le «serpent de leur tourment» est emprunté à un poème de Heine. La citation latine - «quel changement!» - est empruntée à Virgile. 68

Ce texte concentre des points essentiels de la pensée marxienne et, très logiquement, il concerne au premier chef la question de l'individuation et de la subjectivation. En effet, la conquête du temps libre est tout spécialement au centre de cette subjectivation, dont les conditions sont sociales et les effets individuels. En somme, l'individuation requiert une lutte collective qui n'est pas seulement une médiation destinée à s'effacer derrière son résultat, mais qui se présente comme médiation durable, constitutive du procès même de subjectivation, sa condition objective, instaurant, dès le stade capitaliste, des relations sociales réhumanisantes. C'est à partir de l'individu historiquement produit, membre d'un collectif et co-auteur de ce collectif, le produisant autant qu'il est produit par lui, que Marx pense le développement humain, et cela de la fameuse formule du Manifeste qui fait du développement de chacun la condition du développement de tous, jusqu'au chapitre du Capital qui développe la thèse de l'individu intégral. On comprend, à la lecture de ce chapitre, pourquoi l'identification de la classe ouvrière comme classe aux chaînes universelles et vouée à une libération de ce fait elle aussi universelle, affirmée dès 1844 dans l'introduction à la Critique du droit politique hégélien, ne relève pas d'un messianisme quelconque, ni d'un ouvriérisme compassionnel, mais inaugure l'étude de cette dialectique subjectivante en même temps qu'elle se veut intervention théorique en son sein : c'est au cœur même de l'exploitation et de l'oppression que surgissent les conditions de l'émancipation, et cela de deux façons qui sont corrélées. D'abord, comme vœu intime d'échapper à la domination, comme révolte induite par l'écrasement et la violence subis, proprement insupportables. D'autre part, comme effet même des formes de cette domination, qui suscitent à la fois développement et aliénation, consentement et révolte, confrontant directement la promesse à sa trahison, la potentialité à son annihilation injustifiable, la vie même au pur et simple vol du temps libre en quoi elle consiste fondamentalement. Ce second point est en réalité celui qui éclaire le premier et qui permet de comprendre que la domination Mille Marxismes

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subie ne soit jamais simple «servitude volontaire», dans sa version salariée. Car Marx ne pense jamais le capitalisme sous l'angle de la seule soumission, mais aussi toujours en même temps sous l'angle des potentialités engendrées-réprimées et de la colère individuelle et sociale qui en résulte. Pour préciser ce point, il faut revenir une fois encore au chapitre 13 du Capital. Dans le passage qui traite du caractère révolutionnaire de la base technique qui est celle du mode de production capitaliste, Marx ajoute que ce sont aussi les fonctions spécialisées des ouvriers, les combinaisons techniques du procès de travail ainsi que la division sociale du travail qui se trouvent en permanence bouleversées. De là naît un «travailleur polyvalent», qui recèle dans son individualité même l'aspiration à l'abolition de l'aliénation. Il faut y insister, ce ne sont pas deux dimensions contradictoires mais extérieures l'une à l'autre que décrit Marx, aliénation d'un^côté, émancipation ou aspiration à l'émancipation de l'autre : ces deux aspects d'un même processus de formation sociale de l'individu logent, dans la personnalité même du travailleur où ils se réfractent, une contradiction dynamique, qui doit nécessairement devenir politique pour être historiquement active. Autrement dit, la polyvalence n'est promesse d'émancipation que par le biais de la lutte qu'elle attise: avant la réalisation plénière de soi, c'est à l'action révolutionnaire qu'elle conduit, qui est en même temps sa condition et son esquisse. La violence inhérente aux rapports sociaux capitalistes interdit qu'on envisage de les transformer graduellement et par des transformations simplement techniques en coopération épanouissante. C'est leur logique d'ensemble qui est en cause. Dans le chapitre 13, Marx commence par opposer les « ravages de l'anarchie sociale», l'« immolation orgiaque ininterrompue de la classe ouvrière» (Marx 1993 : 548). Mais il ajoute aussitôt que le capitalisme crée ainsi la nécessité de la polyvalence ouvrière pour permettre cet ajustement constant des forces de travail à l'évolution technique et sociale de la production. « Le remplacement de l'individu partiel, simple support d'une fonction sociale de détail, par un individu totalement 70

développé, pour qui diverses fonctions sociales sont autant de modes d'activité qui prennent le relais les uns des autres. » (Marx 1993 :548)

Le développement est ici celui de l'individu, de ses capacités, autant que celui de la société qui rend possible et nécessaire cette transformation des individus. « Question de vie ou de mort», dit Marx, et c'est bien de la vie ou de la mort de l'humanité en proie au capitalisme qu'il parle, contrainte de recomposer ce que ce dernier a démembré, de redonner vie au travail mort, de requalifier l'activité sociale de production au terme de sa décomposition technique, bref d'abolir la loi de la valeur. Cette analyse permet de mieux comprendre la façon dont Marx distingue des processus de subjectivation, articulant la subjectivation individuelle et une subjectivation collective, cette dernière étant pensée par analogie, à la fois rapprochée et distinguée de la première, afin de saisir la formation d'un acteur historique qui demeure pourtant, quoi qu'il en soit, un ensemble d'individus associés. Son refus est net de penser le collectif, quel qu'il soit, comme primordial par rapport à l'individu: nulle solidarité organique ici, qui puisse donner prise à la critique classique dont on trouve déjà chez Émile Durkheim une formulation caricaturale, dénonçant dans le communisme cette vie grégaire propre aux formes animales inférieures3. Bourgeoisie et prolétariat, un antagonisme politique Il reste, pour conclure, à préciser la nature de ces entités collectives que sont la classe et le parti, au sens singulier que Marx donne à ce dernier terme. Contre toute substantification, la notion de classe se définit toujours dans une conjoncture économique, mais aussi sociale et politique, précise, son rapport à toutes les classes ou fractions de classes en présence fixant pour un temps ses contours: si les intérêts fondamentaux des grands groupes sociaux sont relativement 3. Durkheim (2010 : 235) ne craint pas d'écrire: «Le communisme, nous en trouvons le modèle dans ces sociétés inorganisées de méduses, où un individu ne peut manger sans que les autres mangent en même temps. » Mille Marxismes

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stables dans le cadre d'un mode de production défini par leur antagonisme même, la conscience de soi des classes en présence détermine à la fois leur degré de fragmentation interne, leurs possibles stratégies politiques d'alliance et leurs projets de long terme. De ce point de vue, aucun déterminisme strict ne peut valoir: la conscience intervient comme élément constitutif de la structuration en classe et cette conscience politique a toujours une dimension individuelle, précisément dans la mesure où l'individu est le lieu de la rencontre et de la coagulation des intérêts sociaux et des formes de conscience qui les accompagnent, non pas seulement leur produit donc, mais aussi leur source. Le parti n'est rien d'autre que la construction, sans modèle prédéfini, des travailleurs mobilisés, comme autant d'individus réfractaires unissant et structurant leurs luttes par le biais de l'organisation dont ils se dotent. »

C'est à la lumière de cette approche politique que s'éclaire l'opposition de classe centrale qui est celle de la bourgeoisie et du prolétariat, chacune possédant son propre mode de cohésion sociale et politique : ce sont ces formes différenciées de mobilisation qui polarisent leur opposition comme expression de l'affrontement central entre capital et travail, et non leur définition strictement sociologique, pas plus que des espoirs fondés sur une expansion simplement arithmétique de la classe ouvrière. Loin d'homogénéiser la réalité sociale, cette conception politique d'une structuration conflictuelle permet d'inscrire les autres classes et fractions de classe sur l'axe de cette tension polarisante. En effet, bourgeoisie et prolétariat sont des entités profondément distinctes, non seulement du fait de leur place fonctionnelle dans le mode de production, mais en tant qu'elles résultent de processus de construction singuliers, conformément à une dissymétrie sociale qui reflète leur position dominante versus dominée : tandis que le membre de la classe bourgeoise fait spontanément corps avec des intérêts sociaux qui sont aussi les intérêts dominants, au plan collectif, le membre des classes dominées est confronté à la nécessité, plus haute et à tous égards plus exigeante, de se défaire des représentations 72

dominantes et de construire une identité qui ne peut être que politique, incluant le savoir d'une domination globale et forgeant celui des perspectives concrètes de son émancipation possible. Ainsi le prolétariat révolutionnaire a-t-il à se construire dans le mouvement même d'une lutte de classes qui co-définit les parti(e)s en présence sans jamais en rendre la structuration identique. Le souci de perpétuer une domination est sans mesure historique avec un projet d'émancipation, tant du point de vue de ses enjeux qu'en ce qui concerne l'effort théorique et pratique requis. Tandis que la bourgeoisie cherche à maintenir sa domination et à extorquer la plus-value, la classe ouvrière s'efforce de renverser cette domination mais, plus encore, de supprimer à terme tout rapport de classe. Cette auto-suppression est le cœur de son processus complexe de subjectivation collective, en tant qu'invention permanente qui vise non son abolition immédiate mais son dépassement, incluant le moment incontournable de la domination sociale et politique. Mais cette domination vise d'emblée une subjectivation plus large et plus complète, celle d'une humanité réconciliée, démocratiquement organisée, reprenant certains des traits constitutifs de la classe ouvrière telle qu'elle existe d'ores et déjà: solidarité et aspiration à la réalisation libre de soi, notamment. Véritable saut historique autant que théorique, cette métamorphose n'a cependant rien d'une transfiguration, et toute la difficulté est de concevoir la fin de la lutte par les moyens de la lutte, la constitution d'une identité émancipée par la ressaisie active d'une identité exploitée et aliénée, mais aussi combative et savante. En ce sens exact, la thèse de 1844 affirmant que le prolétariat concentre en lui l'essence humaine, du fait même de la négation radicale de ses droits et de son humanité, ne sera jamais abandonnée par Marx. Elle est le principe d'une subjectivation qui ne circonscrit pas une essence donnée, qui ne vise pas non plus la formation d'un individu collectif, mais qui construit la classe sur le projet de son propre dépassement, n'abolissant jamais la dimension politique de cette construction. La clé de ce processus est double. Elle se situe Mille Marxismes

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d'un côté sur le terrain de l'individu et de ses aspirations, on l'a dit: il s'agit de restituer à tous les êtres humains la maîtrise de leur histoire singulière, le développement spécifique de leurs potentialités et de leurs capacités humaines, par-delà ce qui en serait la simple actualisation, au sens classique du terme. Il s'agit, de l'autre côté, de concevoir un mode d'association, à la fois fondé sur des déterminations sociales mais respectueux des individualités, ne les gommant pas dans une entité fusionnelle mais organisant le pôle collectif de la volonté et de la décision communes, esquissant ce qu'on pourrait nommer une socialisation heureuse, c'est-à-dire non mutilante. La solution de l'équation qui relie l'individu au collectif est la réorganisation de la production mais aussi et surtout l'instauration de la démocratie, au vrai sens du terme, c'est-à-dire entendue comme ensemble de moyens termes institués d'une concertation politique élargie et radic^lisée, mais aussi comme réorganisation sociale concertée de la production et du travail, comme planification non autoritaire et non technocratique de la vie sociale tout entière. Les conditions de cette transformation sont aussi fournies par la production capitaliste, sous la forme de la contradiction potentiellement explosive entre l'organisation collective du travail et l'absence de tout choix démocratique quant à cette même organisation : «Avec l'abolition du caractère immédiat du travail vivant, comme pure singularité, ou comme universalité uniquement intérieure ou extérieure, en posant l'activité des individus comme immédiatement universelle ou sociale, les moments objectifs de la production sont dépouillés de cette forme d'aliénation ; ils sont alors posés comme propriété, comme corps social organique, dans lequel les individus se reproduisent en tant qu'individus singuliers, mais individus singuliers sociaux.» (Marx 1980 : 325)

C'est bien le capitalisme lui-même qui appelle, contre ses vœux mais selon sa logique, une gestion sociale de la production, précisément parce qu'il est incapable de donner naissance à sa version rationnelle tout en rendant urgente l'émergence. Et Marx conclut ce texte par la nécessité d'une appropriation collective des machines par les «ouvriers 74

associés», inventant une structure collective vivante apte à piloter la production sociale. C'est cette étape proprement politique qui a pour nom le communisme. Si Marx précise peu les contours de ce projet, c'est tout simplement parce que l'histoire n'est pas à ses yeux réalisation mais invention, déblocage de possibilités non seulement entravées mais qui, hors de leur construction politique, restent inapparues en tant que telles, ineffectives. De ce point de vue, le texte le plus prospectif est aussi le plus descriptif: dans La guerre civile en France, Marx insiste sur l'invention institutionnelle et politique qui caractérise la Commune de Paris pendant sa brève existence. Le «gouvernement des producteurs eux-mêmes» (Marx 1975a: 64) organise cette démocratie qui associe les dimensions politiques, sociales et économiques, aux antipodes de tout despotisme, qu'il soit d'usine ou étatique, abolissant ainsi la coupure entre une machinerie économique ou politique et les besoins sociaux. Solution collective, elle est aussitôt réindividualisante ou plutôt individualisante tout court, restituant à l'individu la maîtrise de son existence sociale au sein de collectifs qui organisent la décision, via des procédures de contrôle permanent des mandataires et de refonte de la représentation politique. C'est bien en s'incluant dans des collectifs multiples où il ne cesse de compter pour un, que l'individu social se forme et déploie ses potentialités singulières sans se penser comme séparé des autres ou opposé à eux. En aucun cas, il ne s'agit d'une fusion dans une entité nouvelle, mais de l'émergence de formes de coopérations multiples, permettant à une direction politique collective d'exister tout en demeurant liée, en permanence, aux aspirations et aux choix concertés des individus qui y participent. En contrepartie, le développement de l'individualité peut s'inscrire dans une histoire sociale et politique qui mène jusqu'à son terme la lutte de classe. Deux conclusions principales résultent de cette analyse. D'une part, si la classe ouvrière, au terme de sa construction politique, peut être effectivement qualifiée de sujet, ce n'est qu'au titre de sujet par analogie, ce dernier ne présentant aucune conscience collective unifiée et restant soumis à la Mille Marxismes

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décision démocratiquement élaborée des individus sociaux coalisés qui la composent. En revanche, la mobilisation élargie de l'ensemble des dominés et ses formes instituées initient un nouveau mode de l'intervention politique et historique, qui rompt avec les critères mécaniques et aveugles qui sont ceux du capitalisme, taux de profit et loi de la valeur en particulier. Ainsi, à travers la découverte et surtout la construction historique de cette dialectique objective, les catégories du sujet et d'individu se trouvent radicalement modifiées: dans la pensée de Marx, cette modification radicale, qui est l'une des voies de sa critique de la philosophie, est l'écho de la naissance du mouvement ouvrier moderne, tel qu'à la fois il l'analyse et y participe, indissociablement. D'autre part, c'est bien l'antagonisme du travail et du capital qui pour Marx polarise les luttes sociales. Cet antagonisme ne recouvre pas exactement l'opposition de la bourgeoisie et de la classe ouvrière qu'il fonde cependant, en tant qu'elles* sont des entités socialement circonscrites, dont l'essor caractérise certaines parties du monde plutôt que d'autres, et qui fait toujours intervenir d'autres classes ou fractions de classes. L'antagonisme social n'existe qu'à mesure de sa construction politique, qui fait s'affronter des classes dominantes et des exploités luttant contre toute domination, (a conscience et les projets respectifs étant partie prenantes du rapport de force instauré à un moment donné. C'est pourquoi les contours, toujours mouvants, du rapport de forces politique ne redouble pas simplement les frontières sociologiques de classes, tout en se fondant pourtant sur l'antagonisme des intérêts sociaux. Si Marx ne développe pas de façon plus précise cette question, on peut affirmer que, loin de proposer une analyse de classe sommaire et figée, il définit un agenda spécifiquement politique. Une telle approche reste d'autant plus actuelle que le problème de la fédération politique internationale des exploités ressurgit aujourd'hui, en même temps que la thématique des classes connaît un relatif mais réel regain d'intérêt.

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3. La Commune de Paris comme invention démocratique Contre toute attente, une fois encore, on peut affirmer que Marx est un penseur majeur de la démocratie et plus précisément de la démocratie en tant qu'invention permanente. Il faut préciser que si la redéfinition par Marx de la démocratie prend sens au sein d'une perspective plus globale, qui est celle du dépassement du mode de production capitaliste, elle ne s'y résume pas, tout simplement parce que la démocratisation est à la fois moyen et but d'un tel dépassement, processus sans fin qui manifeste sa dimension politique spécifique, irréductible. Il s'agit ici de montrer que cette redéfinition passe par une critique suivie de la représentation politique, qui ne vise pas sa pure et simple répudiation mais sa réélaboration en tant que médiation agissante, spécifiant le politique audelà de sa circonscription habituelle et la démocratie par-delà sa formulation parlementaire bourgeoise. L'invention historique se trouve ici et plus que jamais au cœur de la réflexion que Marx développe de ses textes de jeunesse jusqu'aux analyses de la situation française entre 1848 et 1852, puis à l'occasion de la Commune de Paris. En effet, cet épisode révolutionnaire exceptionnel lui fournit l'opportunité de préciser ses thèses initiales, de s'arrêter sur la question de l'organisation de la classe ouvrière et d'envisager les conditions et les buts d'une prise du pouvoir qui doit, d'entrée de jeu, entreprendre la destruction de la machinerie étatique. Mais c'est dès l'échec de 1848 qu'il entreprend de retravailler conjointement les questions de la démocratie et de la révolution : loin de penser que l'exploitation de classe apparaît désormais à nu, et qu'elle détruit toute emprise de l'idéologie dominante sur les masses, comme pouvaient l'énoncer - et surtout le souhaiter - certaines phrases Mille Marxismes

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célèbres du Manifeste\ Marx s'engage alors dans la prise en considération minutieuse de ce qui fait la complexité de la politique, aussi bien constituante qu'instituée, en y incluant les résistances nationales, comme c'est le cas en Irlande ou en Pologne tout particulièrement, et en se livrant à une analyse de classe précisée. Au cours de cette analyse, il prête une attention croissante à l'interaction de représentations de nature diverse, reliant l'État représentatif moderne à la formation des convictions politiques et des imaginaires sociaux des diverses classes et sous-classes. Toutes ces représentations entretiennent des rapports eux-mêmes multiples et changeants avec l'ensemble de la formation économique et sociale qui les engendre et en absorbe, en contrarie ou en relaie les effets. Dans les nombreux textes que Marx consacre à la situation française, son analyse porte précisément et avar^t tout sur cette intrication des représentations politiques et de la formation économique et sociale toute entière, loin de cette dissociation mécanique entre une base et une superstructure qu'on lui attribue parfois, mais selon l'effort maintenu de distinction dialectique de niveaux: il s'agit de comprendre à la fois une différenciation fonctionnelle (les représentations ne sont pas le mode de production, même si elles contribuent à sa perpétuation) et une interaction contradictoire permanente, qui rend les représentations à la fois nécessaires à la reproduction au cours du temps de cette même base mais de nature à menacer parfois sa perpétuation, conduisant selon les cas à l'apaisement ou à l'aiguisement de ses conflits fondamentaux. Bref, à la représentation politique au sens strict se combinent des représentations de classe diverses, dont le jeu réciproque est toujours à concevoir en conjoncture. C'est bien pourquoi l'analyse marxienne de la démocratie ne conduit jamais à la dénonciation sommaire des illusions qu'elle suscite, mais s'arrête sur la façon dont, à chaque 1. « Tous les rapports stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables se dissolvent [...] et les hommes sont enfin forcés d'envisager leur situation sociale, leurs relations mutuelles d'un regard lucide. » (Marx & Engels 1986 : 58) 78

moment, les diverses représentations qu'elle engendre s'intègrent, de manière contradictoire, à sa pratique réelle et à ses limitations, à ses dévoiements ou à ses amplifications. Sa dimension dialectique intrinsèque, sa nature processuelle, permettent d'affirmer qu'il ne saurait exister, pour Marx, de pratique politique sans représentation. Si un épisode comme celui de la Commune de Paris, au travers des analyses qu'en fournit Marx, reste à cet égard porteur d'une modernité exceptionnelle, c'est justement dans la mesure où les communards engagent cette critique à la fois théorique et pratique du pouvoir politique, s'en emparant pour aussitôt transformer sa nature : contre l'État bourgeois répressif, l'insurrection parisienne se présente comme intensification démocratique concrète, séquence expansive précisément, qui esquisse les conditions d'une représentation qui ne soit pas captation délégataire mais médiation structurante, et qui sache inclure sa dimension théorique ou théorisante, sans qu'elle ne devienne pour autant doctrine. Pour Marx, si la Commune de Paris est bien entendu un événement historiquement strictement daté, il est porteur d'une postérité possible, universelle en un sens, d'une force propulsive considérable, non seulement du fait de la ligne volcanique révolutionnaire française initiée en 1789 qu'il prolonge, mais aussi et surtout du fait de l'invention politique en quoi il consiste et de l'héritage qu'il lègue aux adversaires du capitalisme, pardelà ce «siècle des révolutions» qu'il clôt. La question de la démocratie prend ici tout son sens, précisément parce qu'on peut enfin la penser, à la lumière vive de l'épisode communard, comme puissance à la fois constituante et instituée, forme fonctionnelle, traversée d'une conflictualité qui l'excède, qui tendanciellement l'arrache à la menace d'une rechute aliénante et intègre la perspective de sa radicalisation révolutionnaire. Et Marx est bien le penseur de cette radicalité-là notamment, donc, dans les textes qu'il consacre à la situation française, considérée à chaud, mais sous l'angle théorique ambitieux des avancées politiques qu'elle rend du même élan à la fois possibles et pensables. La Commune se présente à cet égard comme la fine pointe Mille Marxismes

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d'un processus d'invention démocratique, dont les enseignements demeurent pour cela même encore et toujours actuels2; événement inaugural en ce sens, «une nouvelle base de départ d'une importance historique universelle » écrit Marx, sans qu'il s'agisse pour autant de sacraliser l'épisode ni d'en généraliser les procédures - Marx, on le sait, ne se privant pas de souligner durement ce que sont à ses yeux les limites et défaillances de la Commune, notamment face à l'adversaire versaillais et vis-à-vis du pouvoir économique bourgeois (Marx & Engels 1985 :187). Les paradoxes de la démocratie Ainsi, l'analyse et les interventions politiques produites par Marx à l'occasion de la Commune, si elles s'attachent au moment historique singulier dans lequel elles souhaitent s'inscrire, s'enracinent aussi dans toute sa réflexion antérieure sur la politique et la démocratie, y compris sur la démocratie parlementaire au sens strict ainsi que sur la question du suffrage universel et de son éventuelle utilisation par le prolétariat révolutionnaire. Il faut redire que, pour Marx, les représentations politiques ne sont jamais et n'ont jamais été une surface artificielle et illusoire où se déguiserait une réalité: elles sont l'une des formes de manifestation et un moyen de structuration de cette réalité elle-même, dont les consciences, les comportements politiques, les visées de classe, les espoirs et les peurs sont parties prenantes. En temps de crise politique ouverte, il s'avère que les représentations se rapprochent de leur base mais ne s'y dissolvent pas. Elles sont soumises à 2. C'est cette conviction que met en œuvre, au sens propre, le grand film de Peter Watkins. L'actualisation de l'épisode parisien qu'il propose n'a rien d'une leçon abstraite, mais se présente, au cours des dernières scènes du film, comme la progressive et insensible transformation des débats de 1871 en discussion politique contemporaine: les acteurs, sans quitter leur rôle, et prolongeant le travail d'improvisation qui leur est demandé tout au long du film, retrouvent peu à peu leur réalité présente la plus concrète, mais éclairée par l'expérience artistique et politique qu'ils viennent de vivre et d'incarner. Splendide et puissante réflexion sur la représentation en tous les sens de ce terme, ce film parvient à poser ensemble les questions de la délégation politique ainsi que celles de la représentation tant médiatique qu'artistique de l'événement historique (Watkins 2000). 80

un mouvement plus vif et constant. Elles y conquièrent leur puissance propre, se présentant dès lors comme l'un des lieux éminents de la lutte. Et c'est bien cette découverte qui parachève le caractère irréductiblement politique de l'analyse marxienne, après l'échec de 1848, sans que cette affirmation soit en tant que telle une nouveauté : des premiers aux derniers textes, Marx ne cesse de redire que c'est seulement sous une forme politique que le prolétariat peut mener la lutte des classes à son terme. Cela signifie aussi que l'étude des représentations politiques quelles qu'elles soient, doit toujours être référée précisément à une conjoncture économique et sociale, en ses contradictions. D'un côté, il faut inlassablement dénoncer les illusions et les confusions qui se cachent derrière la thématique républicaine, par exemple. Mais de l'autre, il s'agit de lutter pour des acquis démocratiques, la conquête du suffrage universel, une presse libre, et donc envisager autrement, mais concevoir tout de même, des processus de délégation et de représentation au sein du mouvement ouvrier3: aux antipodes de tout gradualisme, c'est précisément l'assimilation de la représentation politique aux seules stratégies institutionnelles qui s'effondre ici. Dans les textes consacrés à la situation française, l'attention à l'événement ne supprime donc pas la charpente conceptuelle de l'analyse, mais révèle ses enjeux et participe à l'effort de suivre au plus près le jeu conjoncturel de fonctions historiquement changeantes et d'interactions complexes : et c'est d'abord la dialectique accélérée des représentations politiques qui s'exprime au cours des périodes d'affrontement aigu. Ainsi, dans Les Luttes de classes en France, la république est-elle, au sens idéologique large du terme, une représentation équivoque en ce qu'elle exprime toujours un 3. «À aucun moment le parti communiste allemand ne néglige de développer chez les ouvriers une conscience aussi claire que possible de l'antagonisme violent qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que, l'heure venue, le prolétariat sache convertir les conditions politiques et sociales que la bourgeoisie doit nécessairement amener en venant au pouvoir, en autant d'armes contre la bourgeoisie. » (Marx & Engels 1986 : 106) Mille Marxismes

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rapport de forces social et politique singulier, qui redessine toujours momentanément, et surtout contradictoirement, son sens et sa fonction. Lorsque l'Assemblée constituante se réunit le 4 mai 1848, elle incarne de fait la «république bourgeoise», tandis que les combattants des barricades y voient la «république sociale», véritable «mirage» une fois que la bourgeoisie se retourne contre la classe ouvrière. Mais la puissance de la représentation ne s'arrête pas là : car ce même « mirage» devient illusion réelle, sous la forme de la Commission du Luxembourg, composée des quelques socialistes qui participent au gouvernement provisoire, et qui vont finalement échouer à faire simplement inscrire le droit au travail dans la constitution. Mais, ce faisant, ils en font vivre le vœu fantasmatique, le perpétuant d'un côté, mais désarmant de l'autre l'exigence d'émancipation réelle dont il procède (Marx 1986 :105). % Dans Le dix-huit brumaire, Marx prolonge cette analyse politique en s'arrêtant à nouveau sur le rôle de l'État, non pas en tant que institution séparée de sa base sociale, mais dorénavant aussi comme appareil complexe, « machinerie d'État étendue et artificielle» (Marx 1984a: 186), que sa dimension représentative sépare et relie à cette même base. Accompagnant l'histoire longue du perfectionnement de cette machinerie, la logique représentative est alors celle d'un processus réel d'abstraction, et qui, dans certaines circonstances, vide de tout contenu politique véritable, c'est-à-dire vivant, la représentation parlementaire: « Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d'intérêt supérieur, général, enlevé à l'initiative des membres de la société, transformé en objet de l'activité gouvernementale. » (Marx 1984a : 187)

C'est dans ce contexte que se produit en 1851 un événement extraordinaire : la suppression de la représentation politique par ses promoteurs mêmes, qui interdit de considérer la forme représentative moderne comme simple instrument de gestion bourgeois, strictement ajusté à ses intérêts. À la veille du coup d'État, la bourgeoisie va se livrer pieds et poings liés à l'exécutif, elle encourage et soutient l'abolition 82

du régime parlementaire et se retourne contre l'ensemble de ses représentants, idéologues compris ! Dans cette phase d'affrontement, on assiste à une lutte intestine au sein même des classes dominantes, auxquelles seul un pouvoir exécutif fort semble alors apte à épargner la dispersion croissante et les menaces sociales: non seulement la bourgeoisie redoute désormais le fonctionnement parlementaire qu'elle avait ellemême institué, mais elle laisse délibérément se gripper la logique représentative propre à la sphère politique, au sens large. Pour leur part, nos démocraties contemporaines organisent une abstention populaire massive, croissante, qui vide le mot de son contenu mais masque utilement un fonctionnement oligarchique. En 1851, les choses se présentent bien sûr très différemment: « Le parti parlementaire s'était non seulement divisé en ses deux grandes fractions, non seulement chacune de ces fractions s'était divisée elle-même, mais le parti de l'ordre au Parlement était entré en conflit avec le parti de l'ordre en dehors du Parlement. Les orateurs et les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et sa presse, bref, les idéologues de la bourgeoisie et la bourgeoisie elle-même, les représentants et les représentés étaient devenus étrangers les uns aux autres et ne se comprenaient plus. » (Marx 1984a : 165)

Loin de considérer la démocratie parlementaire comme un jeu formel, comme on le lui reproche parfois encore, Marx souligne la crainte récurrente de la bourgeoisie à l'égard de ses propres institutions représentatives, exhibant du même coup toute la complexité politique de leur nature, à la fois délégataire et expressive, démocratiquement endormie, mais toujours susceptible d'être réveillée et dès lors transformée et transformatrice, voire élément constitutif d'une stratégie révolutionnaire. C'est précisément pourquoi la revendication d'élections libres n'est pas un vain mot ni un slogan transitoire mais une étape politique décisive, précisément parce qu'elle rend possible l'élaboration d'une autre perspective et qu'elle reste porteuse, au moins tendanciellement, d'une autre définition de la politique. Engels énonce nettement cette idée dans une lettre rédigée au nom de l'Association internationale des travailleurs et adressée à sa section espagnole, le 13 février Mille Marxismes 81

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1871, à la veille même de l'insurrection parisienne, bien avant la rédaction du fameux texte de 1895, son introduction aux Luttes de classes en France, où il aborde de nouveau cette question : « Ce serait abandonner un des plus puissants moyens d'action, et surtout d'organisation et de propagande, que de renoncer à combattre nos adversaires sur le terrain politique. Le suffrage universel nous donne un moyen d'action excellent. » (Marx & Engels 1985 :154)

Mais en 1851, vingt ans avant l'insurrection parisienne, la représentation démocratique se donne surtout à voir comme le lieu du blocage paradoxal de la dialectique politique, déchirée entre sa fonction d'expression démocratique et son rôle de lieu d'exercice de la domination bourgeoise. En effet, face à la décomposition politique du Second Empire, le constat qui s'impose est celui d'une représentation dorénavant dépossédée de son efficace et d'un retour au Parlement d'Ancien Régime (Marx 1984a: 149). C'est la dimension proprement politique de la représentation qui disparaît alors, cette disparition servant alors mieux, momentanément, les intérêts de la bourgeoisie. A contrario, ce paradoxe incite à dépasser la simple critique de la logique représentative et à concevoir une autre construction institutionnelle de la démocratie, qui réaccorderait enfin une conception novatrice de la représentation à la refonte de l'idée même d'activité politique, enclenchant et protégeant une démocratisation véritable. Mais abolir le partage des tâches entre direction et exécution au niveau politique est une tâche redoutablement complexe, qui implique d'installer enfin sur le plan politique la question de la production et de son organisation, le problème de la propriété: si la démocratie représentative proroge la scission qui fait de l'État une abstraction, cette scission trouve dans l'organisation sociale de la production sa base fondamentale, dont elle duplique la contradiction centrale, opposant le travail au capital. C'est en ce sens que l'instance politique n'est jamais, pour Marx, une projection coupée de sa base, mais la forme de manifestation et de perpétuation d'une séparation sociale réelle, celle des producteurs et des moyens de production. La 84

solution n'est donc pas de rabattre l'État sur la société civile et de dissoudre le politique dans le social, mais de redéfinir la forme politique de l'intervention populaire sur le terrain même de l'organisation de la production et du travail. À partir de là, l'activité politique au sens plein du terme se présente comme un combat à fronts multiples, entre autres pour que soient forgées les instances adéquates à une démocratisation pensée comme processus jamais arrêté de contrôle social collectif. Une telle démocratie reste génératrice de représentations, mais qui sont sans cesse reprises dans le processus même de leur formation, organisant la rotation des mandats, abolissant toujours de nouveau le moment de la séparation entre votants et délégués, forgeant des représentations sans fixation imaginaire ou blocage identitaire, parti au sens large, lui-même expansif, et dont la construction rend possible en retour des luttes démocratiques élargies. Cette redéfinition de grande ampleur engage la mise en forme politique de la conflictualité sociale aussi longtemps qu'elle existe, mais aussi celle des rapports de domination économique qui la causent: c'est l'émancipation des hommes, en tant qu'ils sont des producteurs, que vise la politique au sens plein du terme, loin de tout dévoiement du côté d'une représentation séparée et figée, détournée de l'interaction sociale et politique où elle conquiert son sens. Mais pour cela, encore faut-il que la classe ouvrière soit en mesure de défendre la démocratie, par-delà les visées instrumentalisantes des démocrates bourgeois, et d'en faire bon usage. « En se laissant diriger [...] par les démocrates, et en allant jusqu'à oublier l'intérêt révolutionnaire de leur classe pour un bien-être passager, les ouvriers renonçaient à l'honneur d'être une classe conquérante, ils s'abandonnaient à leur sort, prouvant que la défaite de Juin 48 les avait rendus pour des années impropres à la lutte, et que le processus historique devait de nouveau se poursuivre par-dessus leurs têtes.» (Marx 1984a: 130)

Si la dialectique de la représentation est sujette à des retombées non politiques ou impolitiques, le retournement peut être aussi soudain que la survenue des conjonctures de mobilisation sociale et politique. Et là encore, le propos ne Mille Marxismes 83

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manque pas d'actualité: pour Marx, la Commune reconfigure l'action proprement politique en tant que telle, sous la visée de transformation économique et sociale qui lui confère son sens et sa puissance. Elle est, si l'on inverse la formule du Dix-huit brumaire, l'honneur retrouvé de la classe ouvrière4, assumant son rôle de représentant universel. Et cette autre conception de la représentation est apparue dès \'Introduction à la Critique du droit politique hégélien, rédigée fin 1843: le prolétariat est la classe qui dépasse sa propre particularité en tant que « représentant des besoins sociaux en général » (Marx 1975b : 210), antithèse du principe d'« épuration » placé au fondement du parlementarisme bourgeois5. Marx retrouve cette intuition, mais il est désormais en mesure de corriger ce qui était sa généralité première. Car c'est ici l'analyse proprement politique de la représentation démocratique, comme processus ne se résumant pas ^ des institutions mais les traversant de sa dynamique de classe, qui permet de comprendre que le prolétariat puisse s'instituer en représentant véritable de l'intérêt général. Sans pour autant que cette représentation-là ne dégénère en mandat détourné au service d'une classe qui ne viserait que sa propre conservation et domination politique: si la classe ouvrière incarne «l'intérêt révolutionnaire de la société même» c'est parce qu'elle est porteuse par essence de l'abolition des classes (Marx 1986:123). Cette incarnation n'est pas une fixation imaginaire ou un détournement abusif mais une condensation, en un point social qui est, du moins en France à cette époque, le foyer vif, et du coup le cœur politique, de toutes les contradictions du mode de production capitaliste. 4. Le 12 avril 1871, alors que la Commune se trouve en difficulté et que Marx lui reproche sa trop grande timidité face aux Versaillais, il écrit à Kugelmann : « Quoi qu'il en soit, l'actuel soulèvement de Paris, même s'il succombe sous l'assaut des loups, des porcs et des sales chiens de la vieille société - est l'exploit le plus glorieux de notre parti depuis l'insurrection parisienne de juin. » (Marx & Engels, 1985 : 1 8 4 ) 5. «Aristocratie élective, démocratie représentative sont donc une seule et même chose» : l'affirmation est de Pierre-Louis Roederer, qui participe avec Sieyès à la rédaction de la Constitution de l'an VIII (cité par Rosanvallon 1 9 8 8 : 52). 86

La représentation se fait alors médiation politique réelle, qui peut être parmi d'autres le levier d'une transformation révolutionnaire: elle n'est alors plus redondance faussement mimétique, instrumentalisée par une logique de domination qu'elle sert à légitimer, mais déploiement politique d'une potentialité sociale, structuration démocratique de la puissance populaire d'émancipation, à la fois instrument contrôlé de l'action collective et perspective constructible, rendue visible, de la révolution qu'elle accompagne. Une révolution qui, du même élan, n'est alors plus la désignation intransitive et mystérieuse d'un autre monde, inimaginable, mais processus réel, révolution concrète des rapports sociaux de production existants pour parvenir à un autre mode de production, qui s'élabore lui-même progressivement dans le mouvement même de son invention collective effective et concertée. Vraie démocratie donc: c'est bien ce que fut, jusqu'à un certain point, la Commune de Paris. La Commune ou l'invention démocratique permanente Dès lors, on peut affirmer que ce sont deux représentations politiques qui coexistent et s'affrontent dans l'analyse de Marx, sans confusion possible: l'une initie un processus de démocratisation radicale tandis que l'autre l'empêche. La représentation parlementaire sclérosée, celle de la « république parlementaire» (Marx 1975a: 61), ainsi qu'il la mentionne entre guillemets, accomplit la dépossession politique et sociale du peuple, précisément sous couvert de démocratie advenue. Une telle construction est un calembour transformé en institution : « la république sociale », cela signifiait la république qui assurait « la sujétion sociale » (Marx 1975a : 61 ). Mais, en 1871, l'époque n'est plus de celles où symboles et commissions impuissantes suffisent à maintenir l'illusion. Marx y insiste, une telle représentation ne joue plus son rôle médiateur actif, elle « représente tout ce qui était mort en France6 » 6. « Est la représentante {die Vertreterin)», dit le texte allemand, employant le terme le plus large et philosophique. Les termes allemands proviennent de la traduction proposée par Engels du texte directement rédigé en anglais par Marx. Mais ils consonnent avec les termes employés par Marx dans les Mille Marxismes 85

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(Marx 1975a: 75). En tant que telle, elle est intégralement assujettie au fonctionnement de l'État bourgeois, qui institutionnalise « le contrôle direct des classes possédantes » (Marx 1975a: 60), au point que sa dimension politique en vient à s'abolir dans la simple gestion administrative de la «société bourgeoise», se consacrant tout entière à ses «affaires» et qui trouve dans l'Empire la figure qui convient à la suppression délibérée de toute vie politique. Il faut le souligner: si, sous domination bourgeoise, la démocratie se vide de son sens, ce n'est donc pas en raison de sa seule nature représentative, mais c'est en raison même de la captation du lien représentatif vivant et du détournement sa fonction médiatrice, conduisant à cette véritable auto-suppression de la politique en quoi consiste cette domination installée. L'analyse politique marxienne rencontre donc bien en 1871 son moment concret qui permet de donner toute sa portée à la redéfinition démocratique de la politique précédemment initiée. Affirmer que la Commune fut « l'antithèse directe de l'Empire» (Marx 1975a: 62) va de pair avec la tentative de concevoir une représentation vivante, efficacement médiatrice, qui consonne avec la démocratie poussée à son terme, et toujours sans cesse au-delà de lui, c'est-à-dire subordonnant institutions et mandats aux perspectives d'émancipation radicale qui doivent constituer son essence dynamique. Et cela vaut au plan politique de l'organisation d'une représentation non pas formelle mais substantielle, si l'on ose dire, construite par le moyen du mandat impératif7, de la révocabilité permanente et de l'élection au suffrage universel. Non seulement Marx n'envisage jamais la suppression de telles procédures, mais il salue leur extension communarde à l'ensemble des fonctionnaires et des magistrats. Comme si le textes précédents, portant sur la situation politique française et établissent une continuité dont on peut juger qu'elle n'est pas artificielle. 7. Antoine Artous a précisé ce point, au cours de son analyse des formes marxiennes de représentation: «Le mandat impératif ne joue pas pour l'élection aux structures de base, mais seulement dans l'articulation de ces dernières à la pyramide par laquelle se construit l'unité de la nation » (Artous, 1999:283). Je le remercie de m'avoir signalé mon erreur de lecture sur ce sujet. 88

suffrage universel et le caractère révocable des délégués assujettissaient seuls fermement le représentant au représenté, mais sans les identifier pour autant: en conférant à leur liaison la nature d'une médiation efficace, il fournit à l'action et à la décision politiques leur spécificité, l'espace propre où se tranche le débat et où s'effectuent les choix. Cet enracinement social du politique n'est donc en rien une fusion ou une résorption, et la représentation maintient justement leur différence constitutive: elle en fait une médiation fonctionnelle mais inventive, la condition de possibilité de la conscience collective sous contrôle populaire permanent, qui en oriente et en réoriente à chaque instant les décisions et les procédures. Telle qu'elle est conçue par les communards, la délégation contrôlée ne vise pas à rigidifier les opérations démocratiques, elle doit les vivifier et leur permettre d'éviter toute autonomisation mortifère, toute fixation institutionnelle qui menace d'en capturer la puissance vive. La représentation est un lien actif et réciproque, qui empêche précisément la constitution d'une sphère délégataire, provoquant la démission politique populaire autant que la formation d'une sphère experte, organisant le monopole de la compétence : traitant du rôle des fonctionnaires tel que la Commune le redéfinit, Marx insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas de supprimer les tâches qui incombent à un «gouvernement central», mais d'organiser «l'unité de la nation» par l'intermédiaire de la «constitution communale»: « Elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'État qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même et supérieur à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire. » (Marx 1975a: 65).

Ce sont bien deux politiques de la représentation qui s'opposent ici et que vient cliver la révolution : «Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait représenter et fouler aux pieds [ver-und zertreten] le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre Mille Marxismes

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employeur en quête d'ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire. » (Marx 1975a: 65)8

Il faut faire confiance, ajoute Marx, à la capacité individuelle et collective de mettre « chacun à sa place » et de corriger des erreurs inévitables. En apparence - mais en apparence seulement - hanté par la réminiscence rousseauiste d'une volonté générale qui ne saurait errer, mais mobilisant aussi le critère de la compétence dans le cadre du recrutement salarié, ce texte étonnant fait en réalité surtout écho à une autre réélaboration du lien représentatif, que proposa Hegel, et dont Marx avait critiqué dans ses textes de jeunesse la nature corporative. Il ne s'agit évidemment pas de revenir à ce qui est pour lui une illusion fondamentale, celle d'une représentation socio-professionnelle, objectée aux « abstractions françaises» à quoi s'apparente, selon Hegel, la représentation parlementaire. La question de la compétence politique comme talent individuel se trouve par la même occasion posée par Marx, même si elle reste en suspens. Plus profondément, on rencontre ici une réflexion qui porte sur l'ancrage social de la médiation représentative: le passage du moment de la particularité à celui de l'universel, problème classiquement hégélien, mais abordé dans le cadre d'une dialectique refondue, ressurgit très logiquement, au moment où il s'agit de réarticuler sans les confondre deux niveaux de réalité et de définir ainsi la spécificité de l'intervention politique. C'est pourquoi le mode de désignation envisagé par Marx ne se rapproche nullement de la solution corporatiste hégélienne, tout simplement parce que la réalité sociale reste pour lui le lieu de contradictions essentielles, d'intérêts divergents. Mais l'enjeu de cette analyse est autre : il s'agit de surmonter la division du travail dont la séparation politique est l'écho, reproduisant au niveau de la société tout entière la séparation entre opérations de conception et tâches d'exécution au sein du travail productif. Et c'est précisément en ce point que s'unifient, sans fusionner pour autant, toutes 8. Le jeu de mots en allemand est bien sûr le fait d'Engels, mais là encore, il est en plein concordance avec le propos de Marx. 90

les dimensions de la représentation moderne, telle que Marx s'efforce de la concevoir, sous l'angle d'une compétence collective qui n'est jamais science advenue, mais jamais non plus volonté générale unifiée. Et c'est bien l'originalité et la modernité indépassable de la Commune que d'avoir promu des procédures de participation démocratique qui, dans leur forme autant que dans leur contenu, visaient l'émancipation concrète, progressive, des producteurs associés. Marx y insiste: si la Commune est la «forme politique enfin trouvée» c'est précisément en vertu de son contenu visé, qui est de « réaliser l'émancipation économique du travail» (Marx 1975a: 67). Et c'est par la dynamique de cette forme démocratique, socialement et économiquement agissante, prenant en charge les tâches de la planification collective de la production et de l'émancipation des producteurs, que la démocratie à la fois se conforte et se dépasse elle-même sans cesse, non plus représentation figée ou institution stabilisée, mais «forme politique tout à fait susceptible d'expansion ». L'expansion épouse ici le déploiement d'une dialectique politique neuve, qui confronte la décision collective à la connaissance experte, collective elle aussi, des besoins humains et des moyens de leur satisfaction sociale. Mais ici, l'expertise n'est plus une gestion de type technique, elle est inséparable de choix: elle ne vise rien moins que la réappropriation des forces productives par les producteurs associés, qui pose, au-delà de la structure sociale des coopératives, la question politique de leur coordination d'ensemble. La perspective du communisme, loin de se présenter comme horizon inaccessible, devient cette finalité concrète, qui s'édifie dans le mouvement même qui la vise et qui donne sens à l'action démocratique au plein sens du terme, langage politique de la vie réelle, effectivité expressive: «Si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et une duperie; si elle doit évincer le système capitaliste; si l'ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous son propre contrôle et mettantfinà l'anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, que serait-ce, Messieurs, sinon Mille Marxismes

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du communisme, du très "possible" communisme?» (Marx 1975a: 68)

C'est aussi en ce point que se pose alors concrètement le difficile problème de la conquête du pouvoir et du bris de l'appareil d'État, problème que les communards formulent pour leur part dans les termes de l'autonomie et de la fédération. Car il ne s'agit pas de faire confiance à une socialisation spontanée de la production capitaliste, qui esquisserait en son cœur même la perspective de son dépassement nécessaire. C'est bien pourquoi, donnant corps, même fugacement, mais décisivement, au projet d'une transformation véritablement politique de la formation économique et sociale, la Commune fournit à Marx l'occasion d'une redéfinition de la politique située en cohérence avec ses analyses précédentes. Lues sous l'angle de la révolution et du communisme comme processus longs et complexes, ces pages font écho aux textes du Capital qui insistent sur la construction d'une perspective sociale et économique en rupture ouverte avec le capitalisme. Le communisme est aussi - et il doit être - une représentation d'ordre théorique, relevant de la critique de l'économie politique mais une idée qui doit aussitôt animer et habiter les luttes politiques réelles, dès lors consciemment porteuses d'un projet transformateur qui n'est plus ni utopique ni rigidement planifié. La perspective de réorganisation de la production est en effet celle d'une invention collective strictement subordonnée, non à une théorie préalable ni à un Gosplan spécialisé, mais à son propre travail d'émancipation continuée et dûment formalisée, mais en réajustement perpétuel : c'est aussi une figure de la rationalité politique qui surgit là, rationalité proprement révolutionnaire, qui échappe à l'opposition schématique entre institutions mortes ou mortifères et mouvements sociaux vivants et régénérants, autant qu'à l'opposition doctrinale entre démocratie directe ou participative et délégation sans retour. Et il semble que la représentation politique ainsi repensée, à l'intersection de la mobilisation politique et de la conscience sociale, fasse émerger une figure profondément originale et 92

novatrice. La forme généralisée de l'« autogouvernement9» fait de la Commune en acte « la représentation véritable de tous les éléments sains de la société française » (Marx 1975a : 71 ), représentation de classe donc, qui précède l'abolition de cette structuration en classes ainsi que de tout rapport de domination, précisément parce qu'elle ne redéfinit l'action politique ni comme simple écho d'une vie sociale demeurée conflictuelle, ni comme vide symbolique, mais comme opération sans fin d'unification et de transformation économique et sociale, comme démocratie à la conquête d'elle-même, s'appuyant sur ses acquis, pour viser, par eux et au-delà d'eux une émancipation réelle. Dès lors, affirmer comme le fait Marx que « la grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action » n'a rien d'une tautologie : c'est énoncer cette nature dialectique en même temps que l'essence profondément, définitivement politique, de cette dialectique-là. La démocratie intempestive Ainsi, ce n'est nullement le projet de la dilution du politique dans le social qui est porté par Marx, mais celui de leur réarticulation révolutionnante. À l'inverse, et contre toute attente, il faut rappeler que c'est la définition libérale d'une action ou d'une sphère politique autonome qui se présente comme la 9. Si la Commune avait pu s'étendre au-delà de Paris, «l'ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes» («die Selbstregierung der Produzenten ») : c'est ainsi qu'Engels traduit l'expression « seff-governement of the producers», présente dans le texte anglais de Marx. Il est vrai que l'allemand confère aussitôt une résonnance plus radicale à une dénomination politique marquée en anglais par son ascendance libérale. Mais outre qu'Engels procède à une révision soigneuse de sa traduction initiale de ce texte, aussitôt après sa parution pour publication en Allemagne dans le Volksstaat, au cours du mois de juillet 1871, on doit considérer que la cohérence théorique de Marx lui-même incite à considérer qu'un «self-govemment», dès lors qu'il est accolé au terme de «producers», prend un sens inédit (voir MEGA, Bd I/22, Apparat, p. 1023 sq., et Marx 1975a: 64). En outre, c'est aussi l'expression anglaise qui est employée par le blanquiste Eudes, lors de la première séance du Conseil communal de Paris, pour énoncer l'idéal d'autonomie qui imprègne tous les textes et déclarations majeurs de la Commune (voir Rihs 1973 :122). Mille Marxismes

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conséquence, jusqu'à aujourd'hui, d'une subordination maintenue entre la sphère politique et la structuration économique et sociale de la formation capitaliste. Dépendance non pas directe, mais instituée selon le mode de l'analogie et du reflet décalé, la séparation de la politique en instance distincte n'en reproduit que mieux, en la transposant, la division sociale des tâches de conception et d'exécution. Elle duplique en outre, plus superficiellement, la structure marchande elle-même, en se moulant sur le principe de l'offre et de la demande et en définissant un marché politique strictement homologue au marché des biens et des services. La pensée libérale, dès l'origine, va s'emparer de cette homologie restreinte pour en faire une identité d'essence. Si la première thèse est historiquement contemporaine de la formation même des institutions démocratiques modernes, la seconde est le résultat de théorisations plus tardivps, et offre le bénéfice théorique, pour les tenants du libéralisme, d'affirmer une corrélation étroite entre des produits politiques et l'attente de consommateurs-électeurs, opérant une sélection libre parmi ces derniers. Mais si la définition de l'égalité est abandonnée à l'instance du marché, cette égalité-là a pour présupposé l'inégalité incontestée des propriétaires. La logique censitaire s'inscrit alors de façon aussi invisible que définitive au cœur d'une sphère politique, purement et simplement rabattue sur celle de l'échange marchand. Et de fait, au cours des années 1940, alors que Joseph Schumpeter maintient encore l'analogie en tant que telle et s'efforce de penser un marché politique spécifique, tout en envisageant pourtant de restreindre le droit de vote, un théoricien comme Ludwig von Mises en vient à affirmer que c'est le marché lui-même qui est au fond la seule instance démocratique authentique, à l'exclusion de toute autre (Losurdo 1993 :161 et sq.): c'est bien le libéralisme le plus conséquent qui a pour fantasme la résorption sans reste du politique dans le social et du social dans le marché, allant jusqu'à contester la moindre autonomie institutionnelle, qui donne encore trop bien à percevoir la possibilité de l'activité politique et ses enjeux. Le modèle du marché sansrivage,engloutissant toute représentation, abolit 94

par là même tout processus véritablement démocratique et fait de la dénégation du politique la seule thèse politique qu'il défend encore. En effet, si l'échange marchand central est celui de la force de travail elle-même et donc sa soumission réelle au processus de production capitaliste, c'est en ce point que, filée jusqu'au bout, la métaphore au premier abord un peu facile des théoriciens libéraux prend tout son sens : car ce n'est pas une demande librement formée par des sujets autonomes que le marché politique satisfait, mais bien une séparation aliénante qu'il reproduit, celle des producteurs d'avec leur production, ainsi qu'avec les conditions concrètes de celle-ci dont ils ne sont pas les maîtres. Et l'échangiste dominé mais libre, qui vend sa force de travail au prix du marché se combine avec la figure du citoyen-électeur indépendant, qui donne sa voix à des représentants monopolisant aussitôt par ce biais le pouvoir social et la décision politique. Dans les deux cas, les scissions se propagent depuis la base, à partir du processus d'abstraction dépossédante et d'aliénation fondamentale qui s'y loge et qui fait des représentations qui lui sont associées des réalités puissantes. Ce qui revient à dire que la logique représentative s'enracine dans cette base elle-même avant de se structurer au niveau politique. L'État moderne et ses institutions parlementaires, sont des instruments de gestion et de construction d'une représentation politique instrumentalisée par la classe dominante, déguisant une oligarchie. Pourtant, la représentation reste hantée par la contradiction qui s'y propage et qui parfois s'y manifeste : aussi dévoyé soit-il, le jeu électoral ne peut être déserté même s'il importe d'en dénoncer les limites et les faux-semblants. Et c'est bien cette transversalité du fait représentatif moderne que s'efforce d'analyser Marx. À l'inverse, limiter l'analyse de la représentation politique moderne à l'analyse de la seule abstraction étatique et de ses institutions spécialisées, c'est mutiler la réflexion politique et se condamner, en effet, à ne penser qu'en termes de résorption de la politique, de disparition revendiquée de la représentation, disparition censée naïvement abolir à elle seule la domination sociale Mille Marxismes

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qu'en réalité elle exprime. Mais cette thèse n'est jamais celle de Marx: c'est celle que des théoriciens libéraux lui attribuent, le lisant à partir de leur propre conception de la politique et de l'État. Au total, c'est bien en arrimant la forme politique à la totalité économique et sociale qui l'engendre, que l'on échappe au réductionnisme: la définition la plus politique de la démocratie est celle qui parvient à corréler émancipation du travail, libération à l'égard des critères marchands, abolition des classes et autogouvernement des producteurs, sans jamais confondre des niveaux distincts, mais sans les scinder abstraitement. On peut alors considérer que la démocratie est à la fois le nom d'une conquête qui reste intégralement à faire et le moyen toujours déjà à portée de main d'entrer dans cette spirale positive, d'en enclencher la dynamique d'émancipation, preuve de son caractère décisif en période de luttes sociales montantes, parce qu'elle seule peut structurer l'affrontement non seulement en vue mais bien à partir de ses finalités véritables. Et c'est peu dire que cette affirmation-là n'a rien perdu de son actualité.

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4. Le socialisme comme invention : Une lecture de la Critique du programme de Gotha Le retour contemporain de la question du dépassement du capitalisme fait ressurgir la thématique du socialisme et de ses diverses variantes. En son sens le plus radical, le terme de « socialisme » désigne la remise en cause du pilotage social par la loi de la valeur et le taux de profit, et il associe la perspective de la socialisation des moyens de production à la promotion des besoins humains et sociaux comme critère alternatif, impliquant la perspective d'une démocratie de producteurs libres associés. Un certain nombre de ces propositions s'inscrivent explicitement dans une tradition marxiste et font de Marx, et à juste titre, le premier théoricien d'un autre mode de production qui inclut et surtout combine refonte des rapports sociaux, démocratie et émancipation des individus. Pourtant, Marx nomme pour sa part «communisme» et non pas «socialisme» une telle invention postcapitaliste. Pour une part, cette question de dénomination renvoie à l'usage historique de ces termes à la fois au cours de sa vie et après sa mort: cet usage est multiple, complexe et leur promotion respective correspond à une structuration politique différenciée et conflictuelle du mouvement ouvrier, qui autorise les divers usages contemporains à se réclamer ou à s'opposer aux usages antérieurs, chacun de ces termes véhiculant d'ailleurs, de ce point de vue, des connotations positives et négatives qui assurent à un tel débat sa postérité par principe infinie. Pour une autre part, et de façon plus cruciale, c'est-à-dire par-delà la simple question d'un choix terminologique qui peut dans tous les cas être argumenté de façon convaincante, il s'agit de la nature même de ce postcapitalisme et de ce qu'une référence non formelle à Marx peut avoir de décisif en Mille Marxismes

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la matière. La question porte alors tout autant sur les caractéristiques du mode de production à venir que sur les conditions et médiations de sa survenue, notamment du point de vue de leur dimension politique. L'urgence et la complexité d'une telle question, loin d'évacuer comme mineure - ou pire: comme scolastique - la référence à Marx, lui confèrent à l'inverse un rôle essentiel quant à l'articulation des dimensions économiques, sociales et politiques, et c'est ce qu'on s'efforcera de montrer ici. En ce sens, le débat autour des termes de «socialisme» ou de «communisme» fera office de point de départ de l'analyse, dans la seule mesure où il a pour vertu de poser d'emblée la question des voies de passage et des modes de construction d'un monde non capitaliste. Chez Marx, ces modes et voies sont à ce point inséparables de leurs finalités qu'on peut se risquer à inverser l'ordre éthicopolitique habituel : les moyens ne sont pas une transitiomvers des fins distinctes qui en actualiseraient les promesses, ils sont des médiations coextensives à la détermination progressive de ces mêmes fins au cours du mouvement même de leur réalisation, au point d'en être l'origine et la matrice en même temps que la résultante. Pourtant, les affirmations présentées par Marx dans la Critique du programme de Gotha semblent bien être incompatibles avec cette conception et distinguer clairement deux phases d'un même processus, distinction qui fonde la définition classique du socialisme et du communisme en tant que moments successifs et associés. On peut formuler cependant une tout autre hypothèse de lecture, qui bouscule radicalement les tenants et aboutissants de la l'interprétation traditionnelle de ce texte célèbre, généralement lu hors contexte. Cette hypothèse est la suivante: Marx n'y propose en réalité aucune distinction de phase, son objet n'étant nullement de définir le socialisme et le communisme, mais de présenter comme crucial le problème de la transition et des médiations politiques dans le contexte des transformations du mouvement ouvrier allemand. La distinction classique entre socialisme et communisme, distinction attribuée à Marx lui-même, s'autorise en effet d'un 98

seul texte, la Critique du programme de Gotha, devenu texte canonique sous la plume de Lénine puis dans le cadre de la 3e Internationale. Ce texte n'est cependant présenté par Marx lui-même que comme simple ensemble de « gloses marginales» («Randglossen»), qu'il adresse par lettre aux dirigeants de la social-démocratie allemande au moment de sa réunification, en 1875. La récente retraduction et réédition de ce texte par la GEME, accompagné d'un appareil critique élaboré par Sonia Dayan-Herzbrun et Jean-Numa Ducange, permet d'entreprendre sa relecture sous un angle inédit. En effet, resitué précisément dans son contexte, ce texte apparaît nettement comme une discussion serrée et tacticienne de Marx avec des thèses qui ne sont pas les siennes, mais qui ne sont pas de simples énoncés théoriques dans la mesure où elles structurent d'ores et déjà les partis ouvriers allemands en voie de réunification. En ce sens, le texte de Marx doit être lu en gardant à l'esprit qu'il constitue une intervention politico-théorique, c'est-à-dire qu'il inclut dans ses formulations mêmes les conditions et les visées précises de sa rédaction. Si Marx écrit ici aussi en théoricien, enrageant devant les naïvetés d'une plateforme qui méconnaît et contredit ses propres analyses du capitalisme au lieu de les prolonger, il rédige ces gloses avant tout en militant, s'efforçant d'influer sur le texte programmatique du futur parti avant qu'il ne soit trop tard, dans des conditions très peu favorables à ses options et qu'il sait parfaitement être telles: c'est bien ce qui explique ses réticences à prendre le temps de rédiger ces quelques pages, réticences dont témoigne la lettre d'accompagnement à Wilhelm Bracke (Marx 2008 : 45-48). «Dixi et salvavi animam meam» [j'ai dit et j'ai sauvé mon âme], conclut Marx, pessimiste quant à l'impact des critiques qu'il finit par lui envoyer et reprenant la formule désenchantée d'Ezéchiel. En dépit de ces circonstances et de leur rôle déterminant, c'est radicalement coupé de son contexte immédiat que le texte sur la «société communiste» a été souvent présenté en tant que théorisation autonome et aboutie de Marx sur la question, alors qu'il n'en traite jamais de façon aussi précise Mille Marxismes

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qu'ici : au lieu d'être l'indice d'une singularité, qui devrait conduire à s'interroger sur le statut exact de ce texte, cette exceptionnalité a justifié sa sacralisation, et c'est précisément cette situation qui appelle une nouvelle exégèse critique. Ainsi, ce bref passage, sans équivalent dans le reste de l'oeuvre marxienne, décrit selon deux phases le passage du capitalisme au communisme: la première remarque est que Marx y traite exclusivement de la question de la répartition des richesses, dont Lassalle, inspirateur des deux partis en voie de réunification, fait pour sa part la clé de la transformation politico-sociale. Le thème de la «répartition équitable» fait l'impasse sur les conditions capitalistes de la production, sur la dépendance foncière entre rapports de production et répartition ainsi sur les luttes de classes et sur leurs perspectives politiques. Ces points sont à la fois cruciaux aux yeux de Marx et trop complexes pour être alors exposés par lui dans le détail : c'est tout le Capital qu'il lui faudrait résumer pour dénoncer la façon dont Lassalle réduit la question du travail à une simple abstraction. Or, dans le contexte du moment, et dans la perspective de simples projets d'amendement à un texte reçu très tardivement, Marx n'est aucunement en position d'imposer ses propres choix et il le sait bien : exilé à Londres depuis 1849, préoccupé par l'édition et la diffusion du Capital, Marx a opté pour un investissement militant du côté de la première Internationale après avoir hésité pendant un temps puis renoncé à prendre la direction de l'ADAV, l'Association générale des travailleurs allemands, après la mort de Lassalle en 1864 et sur la sollicitation de Wilhelm Liebknecht. N'étant pas associé à la rédaction du programme d'unification entre l'ADAV et le Parti social-démocrate des travailleurs, le SDAP, Marx réagit dans l'urgence à un projet de programme qui est déjà paru dans la presse allemande, le 7 mars 1875. C'est alors qu'il décide d'adresser à Wilhelm Bracke, son correspondant, ses «commentaires en marge du programme du parti ouvrier allemand» accompagné d'une lettre expliquant ses motivations. Son intervention, conçue à distance et en position de relative faiblesse politique, vise à susciter 100

une discussion interne des dirigeants et ne se veut à aucun moment un essai théorique sur la question du communisme. Par ailleurs, il s'agit aussi pour lui de démentir les accusations de Bakounine, qui a tout intérêt à répandre le bruit que Marx serait l'inspirateur direct des thèses du parti d'Eisenach, se révélant ainsi ouvertement étatiste. Et la question de l'État telle que l'aborde le programme de Gotha semble en effet donner prise à des reproches anarchistes déjà anciens, jusque-là dépourvus d'arguments solides. Le rappel de ce contexte complexe et épineux oblige à lire le texte de Marx pour ce qu'il est, un ensemble de « notes marginales», qui ne prend sens qu'au titre de commentaire du programme déjà rédigé. Et ce programme frappe Marx par la pauvreté de son analyse du travail et des rapports de production capitalistes en même temps que par son indigence politique. Cette dernière critique est bien entendu la plus déterminante à ses yeux, dans une conjoncture qui est celle de la fondation d'un grand parti ouvrier. Le programme de Gotha se concentre en effet sur la répartition équitable des richesses, tablant sur la formation d'associations aptes à réorienter le fonctionnement de l'État allemand en vue d'une répartition plus égalitaire. C'est donc sous un angle strictement juridique que le programme de Gotha envisage la transformation sociale, faisant de la revendication de droits nouveaux des travailleurs le seul levier politique de ce qui apparaît alors comme un projet de socialisme d'État, sans rapport avec les thèses de Marx en la matière. L'ampleur du désaccord, et la situation défavorable dans laquelle il se trouve pour intervenir, conduisent Marx à un commentaire de texte qui, pour être modeste, ne s'en veut pas moins et avant tout pédagogique, prenant acte des idées lassalliennes telles qu'elles dominent alors les débats de réunification et partant d'elles. Et cette dimension pédagogique et tactique est essentielle à la compréhension de ce texte. Dans la lettre à Wilhelm Bracke qui accompagne ces gloses, Marx se décrit comme piégé par une situation qui lui pèse, contraint de donner son avis à distance et contre son gré, mais contraint de le faire justement parce qu'il se Mille Marxismes 99

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trouve en désaccord complet avec ce texte, « absolument condamnable » et qui « démoralise le parti » (Marx 2008:46). S'engageant ensuite dans la lecture suivie du programme, il commente longuement les premiers paragraphes qui affirment la valeur du travail «utile» sans rien préciser de sa nature exacte et défendent une «répartition équitable» de son «apport». C'est bien - et à tort selon Marx - sur le terrain du droit et de la morale que se situe le texte, évacuant la question des rapports de production et des classes, question centrale pour séparer un parti ouvrier des partis simplement démocrates et des «sectes socialistes» (Marx 2008 : 54). C'est ici que prend place le fameux texte sur les deux phases : «Ce à quoi nous avons affaire ici, c'est à une société communiste, non pas telle qu'elle s'est développée à partir de ses propres fondements, mais au contraire telle qu'elle vient de sortir de la société capitaliste : elle porte encore les tacrtes de naissance de la vieille société capitaliste du sein de laquelle elle est sortie, à tous égards, économiques, moraux, intellectuels. » (Marx 2008 : 57)

La tournure affirmative et l'emploi du présent de l'indicatif semblent accréditer la thèse que Marx endosse effectivement la description qui suit et l'intègre à un projet plus vaste, le sien. Le socialisme semble alors être, à l'évidence, la première étape du communisme. Pourtant, pour trois raisons au moins, cette lecture se révèle intenable. La première est la lettre à Bracke et la condamnation, deux fois réitérée, de la totalité de ce programme, sur le fond et sans que Marx ne fasse la moindre concession. Il décrirait alors lui-même faussement à son interlocuteur le texte semipublic qu'il lui adresse: ce qui revient à annuler purement et simplement la dimension tacticienne de l'intervention de Marx, dimension que lui-même souligne puisqu'elle est le seul motif sérieux des remarques qu'il prend le temps de rédiger contre son gré et en dépit de sa mauvaise santé du moment (Marx 2008:45). La deuxième raison est l'absence de toute autre description analogue ou même apparentée dans le reste de son œuvre : en dépit de son inachèvement, si la thèse de Marx présentée 102

ici de façon extrêmement claire et succincte lui paraissait si politiquement opportune et importante, il est incompréhensible qu'il ne la reprenne nulle part. En effet, la question du communisme est abordée par lui à de nombreuses reprises, même si c'est de façon lapidaire et non descriptive. De surcroît, il affirme ici l'importance d'un programme théoriquement rigoureux. La troisième raison est tout simplement fournie par la suite de son texte, si l'on accorde qu'il est avant tout stratégiquement structuré, à la mesure de sa nature d'intervention visant à produire quelques effets modestes mais effectifs. En effet, l'axe juridique est selon Marx inepte, parce qu'il interdit que l'on conçoive comme tels les rapports d'exploitation. S'il semble adopter un instant l'angle de vue qu'il condamne, c'est pour mieux souligner les aberrations auxquelles conduisent les thèses lassalliennes. Ainsi, à supposer que « chaque producteur pris séparément» reçoive son «quantum de travail individuel», le principe de la répartition reste fondamentalement celui de l'échange marchand entre individus propriétaires, un échange de «valeurs égales» donc, qu'elles soient mesurées par le temps de travail ou par les prix de marché. C'est pourquoi Marx en conclut que « le droit égal reste toujours en son principe le droit bourgeois», la revendication d'équité n'entamant en rien les principes mêmes du capitalisme, mais les masquant un peu plus : et c'est précisément ce qu'il avait objecté dès 1846 à la proposition de Proudhon de remplacer la monnaie par des bons-heures. En effet, la question de la valeur et de sa mesure, qui recoupe celle des fonctions de la monnaie, court à travers toute l'œuvre de Marx, des textes des années 1845 au Capital. Dans Misère de la philosophie, Marx reproche à Proudhon de ne pas comprendre la nature de la monnaie et le range parmi les descendants du mercantilisme du 18e siècle, tradition déjà réfutée en son temps par Boisguilbert (Marx 1977c: 99). La monnaie « n'est pas une chose, mais un rapport social» (Marx 1977c: 90): la monnaie sous la forme d'or et d'argent est d'abord une marchandise, résultant des rapports sociaux qui sélectionnent ces deux métaux précieux pour assumer Mille Marxismes 101

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la fonction de représentants de la valeur. La monnaie n'est donc pas, en tant que telle, la cause d'une injustice sociale qui serait une simple perversion de l'échange et dont on pourrait aisément débarrasser la production grâce au système alternatif des bons-heures. C'est bien la loi même de la valeur, et l'organisation capitaliste de la production fondée sur elle, qui constituent la vraie question, question que Marx traitera en détail dans le Capital. Si la réfutation économique est aisée, les vrais enjeux du problème sont en réalité de nature spécifiquement politique : c'est comme proposition de réforme que Marx revient à plusieurs reprises sur ce point et c'est bien selon cet axe qu'il en discute à nouveau en 1875, en modérant curieusement les critiques radicales déjà formulées par lui auparavant. En effet, la proposition des bons horaires, théorisée avant Proudhon par John Gray en 1831, est réexaminée par Marx dang la Contribution à la critique de l'économie politique de 1857, alors qu'il a fortement progressé dans son analyse du mode de production capitaliste par rapport à Misère de la philosophie où ce problème semblait pourtant déjà réglé. Dans la Contribution à la critique de l'économie politique, c'est sur un autre auteur qu'il s'arrête, qui lui permet de mettre en évidence le caractère foncièrement bourgeois de cette proposition de la mesure alternative des valeurs par le temps de travail, prouvant que c'est bien la dimension politique de la question qui lui importe en priorité : John Gray, socialiste utopique situé dans la descendance d'Owen, cherche à éliminer les perturbations monétaires de l'économie bourgeoise et conçoit une mise en relation immédiate des marchandises entre elles sans l'intermédiaire de la monnaie. Absurde, explique Marx: pour Gray, «les produits doivent être fabriqués comme marchandises, mais non être échangés comme marchandises» ce qui revient à supprimer la base bourgeoise de la production sans assumer les conséquences d'une telle thèse. Il se trouve que John Gray proposera sa réforme au gouvernement français provisoire issu de février 1848 et c'est à lui que Proudhon emprunte sans le dire ses thèses. Le 104

terme de « socialisme » apparaît sous la plume de Marx pour caractériser ce projet inconséquent ou, plus exactement, pour souligner qu'un certain socialisme se trouve désormais caractérisé par une telle proposition : « Il était réservé à M. Proudhon et à son école de prôner très sérieusement la dégradation de l'argent et l'apothéose de la marchandise comme étant l'essence même du socialisme et de réduire ainsi le socialisme à une méconnaissance élémentaire de la nécessaire connexion entre la marchandise et l'argent.» (Marx 1977c: 196)

Au moment même où le terme de «socialisme» se trouve marqué négativement par ces élucubrations, la conception proudhonienne des associations révèle son incompatibilité avec un projet communiste tel que Marx le conçoit, manifestant la divergence foncière entre une voie d'inspiration saintsimonienne d'un côté et un projet de révolution politique de l'autre. Du côté des sources françaises de cette option socialiste, c'est Bûchez, saint-simonien évoluant vers le socialisme chrétien, qui, avant Proudhon, est le promoteur d'associations ouvrières aidées par l'État. Or dans une lettre de 1869 à Ludlow, Marx relève chez Lassalle une semblable influence saint-simonienne, qu'il oppose expressément à la tradition du communisme français. La chose lui importe suffisamment pour qu'il cite à son interlocuteur un passage de la préface du Capital, où il a jugé bon de rendre public le contentieux: « Dans le volume que je vous envoie, vous trouverez, exposée dans la préface, page 8, note 1, la simple vérité, à savoir que "Lassalle a emprunté à mes écrits presque littéralement tous ses développements théoriques généraux", mais que je "n'ai absolument rien à voir avec ses applications pratiques". Ses recettes pratiques, comme l'aide gouvernementale aux sociétés coopératives, je les lui attribue par courtoisie. Elles proviennent en fait des ardentes prédications faites à l'époque de Louis-Philippe par Monsieur Bûchez, ex-saintsimonien, auteur de l'Histoire parlementaire de la Révolution française, qui glorifie Robespierre et la Sainte Inquisition. Monsieur Bûchez a exposé ses conceptions, par exemple dans le journal L'Atelier, en opposition aux conceptions radicales du communisme français de l'époque. » (Marx 1964:242)

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Si l'on ajoute que ce «communisme français» est notamment représenté par des penseurs politiques situés dans la lignée du babouvisme, et qui ont précisément pour originalité d'associer la perspective d'une prise de pouvoir politique à celle d'une abolition de la propriété privée des moyens de production, l'hypothèse que la théorie des deux phases serait endossée comme telle par Marx en 1875 devient franchement incohérente. Pour sa part, Marx n'a jamais cessé de penser que les sociétés coopératives sont un leurre, qu'elles constituent une impasse du mouvement ouvrier en même temps qu'elles se fondent sur économie politique inconsistante. Par contre, il semble bien que ce soit en raison des enjeux politiques de la question qu'il examine à plusieurs reprises la proposition de remplacer la monnaie par des bons de travail correspondant au nombre d'heures effectuées: cette proposition touche au coeur des rapports de production et d'échange capitalistes, en même temps qu'elle concerne la question de la construction d'un autre mode de production et de ses médiations politiques. De ce point de vue, la critique de Proudhon entamée en 1846 se présente comme l'amorce du travail considérable de critique de l'économie politique entrepris par Marx au cours des années qui suivent. Il y développe à plusieurs reprises les motifs de son désaccord foncier avec la thèse d'un changement de la mesure des richesses et de leur répartition. Dans le Manifeste du parti communiste tout d'abord, il range dans la rubrique «socialisme et communisme socialo-utopique» Saint-Simon, Fourier, Owen, partisans de ces solutions coopératives. Marx note à leur sujet: « Ils repoussent donc toute action politique, notamment toute action révolutionnaire ; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques et essaient de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l'exemple, par de petites expériences qui naturellement échouent toujours. » (Mare & Engels 1986 : 102)

Réexaminant une nouvelle fois la question dans les Grundrisse, qui s'arrête sur la fonction de mesure des valeurs de la monnaie, Marx aborde les théories dites de « l'unité idéale», qui rêvent toutes de supprimer l'argent comme 106

«détermination différente», comme entité séparée donc, unique cause de l'injustice sociale aux dires de ces thèses. À cette occasion, il signale que cette revendication se situe «dans la perspective même de l'économie bourgeoise» et non pas du côté de sa « négation », notamment chez Gray. À la suite de quoi, mentionnant les proudhoniens, il précise: « Le simple fait que cette revendication ait été posée depuis plus de cinquante ans en Angleterre par une fraction d'économistes bourgeois montre déjà à quel point font fausse route les socialistes qui prétendent par là produire quelque chose de neuf et d'anti-bourgeois. » (Marx 1980, 2: 295)

Dans le premier tome des Grundrisse, c'est sous un angle clairement politique que le rôle de la banque émettrice de ces bons de travail pose problème : elle « serait le gouvernement despotique de la production et l'administratrice de la distribution ». Au lieu d'une socialisation de la production et d'une démocratie de producteurs, c'est à un étatisme foncièrement non démocratique que conduit une telle proposition, tandis qu'on « présuppose la communauté des moyens de production» (Marx 1980,1:91). Simple présupposition donc, et non pas avancée véritable en direction d'une telle communauté: le propos de Marx est clair et c'est bien à une condamnation ferme, à la fois économique et politique, de ce type de «solution» qu'il se livre, dans la mesure où elle caractérise une composante importante du mouvement socialiste, développée à la fois en France, en Angleterre et en Allemagne, qui continue de faire des émules. Ainsi, c'est une telle impasse, encore jugée telle en 1858, qui serait soudain, au détour des gloses de 1875, sans la moindre explication ni le moindre prolongement ultérieur, devenue première étape en direction du communisme? L'hypothèse est tout simplement intenable, même si l'on tient compte des différences d'appréciation de la situation politique mondiale et des situations nationales par Marx et Engels au cours de cette période, ainsi que de leurs variations respectives, voire de leurs divergences, en particulier concernant la question de l'État et de sa destruction. En outre, et pour des raisons de fond, sur lesquelles il ne variera jamais, Mille Marxismes 105

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Marx ne cesse de condamner toute programmation détaillée par avance d'un mouvement politique qui à ses yeux ne saurait se plier à un scénario préconçu, mais qui a à inventer sa voie dans les conditions historiques qui sont les siennes. Les preuves sont nombreuses. On peut par exemple songer à sa lettre de 1881 à Ferdinand Domela Nieuwenhuis, quelques années donc après la rédaction des gloses. Alors que son correspondant lui demande quelles mesures politiques doivent à ses yeux être inscrites dans le programme du parti socialiste néerlandais, Marx répond, non par la reprise d'une distinction de phases, mais bien plutôt par sa condamnation, en se référant à la Révolution française et à l'absence de toute représentation a priori chez ses acteurs: «l'anticipation doctrinale et nécessairement imaginaire du programme d'action d'une révolution future ne fait que détourner du combat présent» (Marx & Engels 1985 : 220). Or l'héritage revendiqué de la Révolution française, incluant la dimension de la violence et la soudaineté de l'explosion révolutionnaire, est précisément l'un des éléments qui distinguent la tradition communiste de la tradition socialiste (Willard 1967 : 24). Et il ajoute, cette fois au présent, que «concernant le moment de l'explosion d'une révolution réellement prolétarienne les conditions de son modus operandi immédiat, proche (lequel, c'est vrai, ne sera sûrement pas idyllique) seront données en même temps». C'est bien, une fois encore, la dimension politique de la question qui prime: si l'on peut distinguer des temps, c'est donc seulement sous cet angle, en tant que médiations politiques à inventer en cours de route, et non comme étapes socio-économiques prédéfinies. Avant de revenir sur ce point essentiel, reprenons la lecture de la Critique du programme de Gotha : Marx s'engage ensuite dans un lourd paragraphe, de facture pédagogique, sur les aberrations d'un «droit égal» qui néglige sans les abolir les différences individuelles et sociales. Réminiscence des considérations développées dans la Question juive, le passage en simplifie drastiquement l'analyse et semble surtout un rappel élémentaire des analyses aristotéliciennes 108

concernant la différence entre justice distributive et justice corrective (Aristote 1990 : chap. 5). L'exposé prend un tour presque scolaire pour susciter la réflexion de lecteurs que Marx suppose manifestement imprégnés d'idées fausses et extraordinairement sommaires : « pour éviter tous ces dysfonctionnements, le droit, au lieu d'être égal, devrait bien plutôt être inégal » conclut-il au terme d'une explication qui montre sans concession, mais pourtant sans l'acrimonie ni l'ironie fréquentes de Marx dans une telle situation, les insuffisances criantes de l'analyse. À ses yeux, et conformément aux conclusions de toute sa critique de l'économie politique sur ce point, le caractère social de la production en mode capitaliste interdit précisément tout mode d'appropriation individuel des résultats d'une coopération sociale de grande ampleur: la contradiction entre conditions sociales et appropriation privée est précisément pour lui l'une de celles qui à la fois exigent et préparent un dépassement du capitalisme. Or c'est la perspective conservatrice, voire même régressive, tant elle révèle ses sources utopiques, d'une telle appropriation individuelle d'un « produit» distinct qui est présentée par le programme de Gotha, demeurant ainsi dans le cadre d'une vision fausse du mode de production et des conditions internes de sa transformation. Compte tenu du statut de ce texte en même temps que du but poursuivi par Marx, il est bien évident que la condamnation directe autant que le sarcasme seraient contre-productifs. Une telle condamnation n'en est pas moins présente entre les lignes, tant la leçon adressée ici est élémentaire et se présente comme telle, bien loin des analyses fouillées du droit bourgeois qu'on rencontre dans le reste de son œuvre. On en déduira que la phrase qui suit, sur l'interprétation de laquelle se fondent les lectures en terme de phases, se présente bien plutôt comme concession formelle ef condamnation réelle, les deux se combinant rhétoriquement pour éveiller avec tact le doute des rédacteurs du programme quant au bien-fondé de leurs thèses. La suite du texte - qui est aussi et fondamentalement un règlement de compte - pourra alors être plus rude, supposant réussi l'impact de cette ouverture critique Mille Marxismes 107

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qui, de ce fait, procède en effet par étapes. Mais ces étapes ne sont nullement celles du réel ! En effet, même considéré hors contexte, comme une affirmation pleinement endossée par Marx, l'énoncé en est tout simplement absurde et il tend à s'autodétruire: « Mais ces dysfonctionnements sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu'elle vient de sortir de la société capitaliste après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l'organisation économique et que le développement civilisationnel qui y correspond. » (Marx 2008 : 59)

Si l'on s'y arrête, il apparaît en effet que la seconde phrase annule en partie la première : si le droit est un écho sans effectivité, la réforme des conditions de l'échange et des modalités de la répartition est nécessairement sans conséquence. Elle est de surcroît tout simplement impossible puisqu'elle implique une décision politique étayée par un mouvement révolutionnaire en cours, auquel le programme de Gotha ne fait pas la moindre allusion, désignant pour sa part un processus strictement électoral et juridique. Par suite, une stratégie politique qui se donne la réforme du droit pour moyen (et en l'occurrence ici, pour fin) ne saurait produire la moindre transformation réelle radicale, puisqu'elle suppose acquis ce qu'en réalité elle vise: la conquête du pouvoir politique, ici conservé dans sa nature d'État. Dans ces conditions, il semble bien plus cohérent de renverser l'interprétation habituelle : la première phase correspond à un stade politico-théorique premier et immature de l'analyse, à la bévue des socialistes allemands, à laquelle Marx pense judicieux de concéder en apparence et de façon très ambiguë une relative pertinence, en tant que premier temps de la compréhension, préjugé et opinion mal dégrossie qui reconduise désastreusement aux étapes qui furent celles du socialisme depuis le 18e siècle et qu'on aurait pu espérer dépassées. En revanche, il ne s'agit en aucun cas de décrire un moment historiquement premier, d'autant plus essentiel au sein d'une dynamique révolutionnaire qu'il a pour fonction d'être ce qui enclenche une abolition réelle des rapports de production capitalistes. 110

Toute son œuvre, dès les textes de jeunesse dont il retrouve ici les thématiques, dément une option dont il a depuis longtemps condamné les illusions. Il faut en conclure que la « première phase» ne désigne alors ni le «socialisme», ni même une quelconque «socialisation des moyens de production» (dont les mentions sont remarquablement absentes, à la fois du texte de Marx et du programme de Gotha), mais une illusion à corriger, celle d'un droit équitable comme fer de lance d'un renversement du capitalisme ou même comme simple moyen de son amélioration en vue de la justice sociale (le programme de Gotha revendiquant pour sa part «l'abolition du système salarié» et «l'élimination de toute inégalité sociale et politique» [Marx 2008 : 42]). Sur ce plan, l'effort de Marx est sans grand résultat: outre que sa lettre ne sera pas diffusée par Wilhelm Liebknecht et qu'elle restera inconnue de Bebel lui-même, la nouvelle rédaction du programme ajoutera simplement le qualificatif de «socialiste» à la mention des «coopératives de production», sans autre précision (Marx 2008 : 82). Difficile de dire si les remarques de Marx y sont pour quoi que ce soit. On peut énoncer une première conclusion : ne désignant aucun socialisme, ni passé ni futur, l'expression de «première phase » possède trois fonctions combinées, qui rendent la lecture de ce texte particulièrement malaisée. D'abord, elle caractérise un moment de l'analyse politique examinée, anachronique en 1875, qui conduit à des solutions socialistes déjà expérimentées et vouées à l'échec. Par ailleurs, elle préserve la possibilité d'un dialogue avec les dirigeants de la social-démocratie allemande, au moment même du Congrès de réunification, mais aussi après celui-ci. Enfin, elle pointe vers une question bien réelle pour Marx, celle des transitions, mais qu'il pense pour sa part politiquement et que vise partiellement la suite du texte, consacrée à cet aspect et à la question de la dictature du prolétariat. Ainsi, la question du socialisme, si l'on entend par là la question de la transition politique, mais aussi, et inséparablement, économique et sociale, n'est ni décrite ni répudiée par ce texte : elle n'est tout simplement pas abordée dans la Critique Mille Marxismes 109

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du programme de Gotha, en dépit de toutes les lectures qui croient l'y trouver! De ce point de vue, si la lecture de Lucien Sève est de loin la plus pertinente (Sève 1999 : 44-49), elle maintient l'idée qu'une socialisation de l'appareil productif et qu'une transformation de la propriété sociale serait effectivement décrites par Marx sous l'expression de « première phase » et cela, alors même que le texte ne le dit pas. Lucien Sève reprend sur ce point et en partie les attendus de la lecture léniniste, Lénine se risquant même pour sa part à décrire des «magasins publics» (Lénine 1975 : 142) fonctionnant avec les bons de travail, pure extrapolation par rapport au texte de Marx et emprunt au commentaire d'Engels qu'on trouve dans L'Anti-Duhring. La conséquence en est que, si Lucien Sève affirme la bifurcation fondamentale entre courants socialistes et communistes, il situe cette bifurcation sur le terrain de ce qui sera|t une étatisation première, liée selon lui à la révolution violente et à la dictature du prolétariat, l'ensemble étant condamné à l'échec. Il définit par antithèse le communisme comme stratégie continuiste de désaliénation, révolution-évolution (Sève 1999 : 97), déplacement progressif «des critères dominants de la rentabilité segmentaire privée vers l'efficacité sociale totale» (Sève 1999:117), recombinant des éléments que la tradition disjoint: socialisme et violence, communisme et voie pacifique, mais maintenant au total leur répartition cardinale et renversant seulement le principe antérieur de leurs appartements deux à deux. Or une telle option de lecture reconduit la sous-estimation du moment politique et de l'affrontement de classe (sous-estimation qui n'est d'ailleurs pas celle de Lénine), en objectant à l'étatisme un mouvement continu et préalablement défini comme processus de réforme pacifique, dont les conditions de possibilité historiques, sociales et politiques ne sont jamais énoncées : « Nous avons tout lieu aujourd'hui d'envisager le dépassement du capitalisme comme un vaste ensemble de transformations qualitatives non plus initialement soudaines mais constamment graduelles» (Sève 1999 : 119). Mais en vertu de quel rapport de forces, apte à faire réellement obstacle aux réformes néolibérales 112

s'imposant à l'échelle du monde et au moment où les gauches connaissent une crise historique? Si la question de la transition n'est en effet pas traitée, comme on le croit d'ordinaire, dans les notes marginales de Marx, il n'en résulte pas que sa conception du communisme soit celle d'un procès linéaire de transformation radicale, piloté par des finalités et des critères de gestion nouveaux, dont les acteurs historiques ne sont pas mentionnés et remplacés par l'automatisme suggéré d'un processus d'émancipation progressif, sans sujet ni adversaire et par suite sans moment politique ni heurts. Ce sont bien entendu toutes les questions concernant la nature du parti, la conflictualité de classe et la subjectivité historique qui sont éludées ici, questions pourtant inséparables du caractère d'événement au sens fort, ouvert et créatif, mobilisateur et accéléré, qu'est pour Marx un processus révolutionnaire. Avant de revenir sur ce point, il faut une fois encore reprendre la lecture des gloses marginales, en son moment le plus problématique par rapport au choix interprétatif choisi ici, car le texte énonce aussitôt: «dans une phase supérieure». Le style et la tournure descriptive du passage donnent de nouveau fortement à penser qu'on rencontre bien dans ce texte la désignation enfin adéquate du stade ultime de la transformation révolutionnaire du capitalisme. Pourtant, l'anonymat du processus devrait à lui seul alerter tout lecteur averti : « Quand aura disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et avec elle l'opposition entre travail manuel et travail intellectuel » (Marx 2008 : 59), etc. Quand « aura disparu»? Et par quel miracle? Aucune lutte, aucun moment politique ici, que toute une tradition interprétative imputant à Marx un déterminisme économiciste incite à admettre un peu vite. Pourtant, qui peut sérieusement penser que Marx croie aux effets induits et automatiques qu'initierait une réforme de caractère juridique, par ailleurs infaisable et dont il affirme quelques lignes plus haut le caractère constitutivement « bourgeois»? Comment, en outre, penser que Marx ait soudain oublié la remise en cause de la propriété capitaliste, celle des Mille Marxismes 111

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moyens de production, dont il faut souligner qu'elle n'est pas présente ici alors qu'elle est précisément, en tant que visée primordiale, le lieu de la connexion du juridique, du politique et de l'économique? L'équitable répartition et ses perspectives confuses - car finalement indéfinissables - seraient la source d'une transformation radicale: autant rayer d'un trait de plume tous les textes antérieurs, y compris le Manifeste, pourtant le plus marqué par l'optimisme historique quant à une révolution victorieuse imminente et mentionnée quelques lignes plus loin, qui ne prête cependant aucune linéarité simple à cette dernière. C'est le télescopage du niveau individuel et du niveau politique qui frappe ici, tant manque la médiation des luttes sociales, y compris celles qui conduisent à la simple Magna Ca/fa, mentionnée par le Capital (Marx 1993 : 479), désignation métaphorique d'un droit du travail un tant soit peu protecteur, arraché de haute lutte. Si l'on adopte la lecture orthodoxe de cette œuvre, la Critique du programme de Gotha serait alors le texte de Marx le plus impolitique qui soit, et cela alors même qu'il se veut une intervention éminemment partisane dans le cadre de la constitution de l'un des premiers partis ouvriers européens! Réciproquement, cette relecture critique interdit tout aussi bien de condamner des mesures de réappropriation collectives comme étape première d'un processus de dépassement du capitalisme, puisque ce texte n'en traite à aucun moment. Et c'est précisément la question cruciale de leur mise en place qui reste en suspens, question par essence politique à laquelle Marx fait allusion dans la dernière partie de ce texte, lorsqu'il aborde les questions de l'État et de la dictature du prolétariat. La suite du passage, après le paragraphe consacré à la «phase supérieure de la société communiste», poursuit la critique du juridisme et de l'étatisme: Marx reprend les expressions de «droit égal» et de «répartition équitable», soulignant alors: « [...] l'ignominie que l'on commet quand, d'une part, on veut imposer en guise de dogmes à notre parti des représentations 114

qui ont eu du sens à une certaine époque, mais qui sont devenues un vieux fatras de mots. » (Marx 2008: 60)

Quant à l'autre aspect, il réside pour Marx dans ce qu'il nomme « l'idéologie juridique et le reste des bobards familiers aux démocrates et aux socialistes français ». Difficile de considérer qu'une « idéologie », des « bobards » et un propos au total « ignominieux » puissent être si peu que ce soit adéquats à la description de la première étape du communisme. On peut juger incomplète une telle phase initiale, mais on voit mal que des conceptions condamnées en ces termes violents et méprisants puissent décrire et inspirer un moment constitutif du procès historique d'émancipation humaine, dont Marx pense qu'il doit être l'effort le plus gigantesque de la compréhension et de l'action collectives humaines. Comme si cela ne suffisait pas, le texte qui suit reprend en détail la critique de la thématique de la répartition, référée au «socialisme vulgaire » et rappelle les conditions élémentaires d'une analyse du capitalisme comme mode de production. Dans ces conditions et si l'on adopte l'hypothèse de lecture qui fait de la description de la phase première une simple concession rhétorique, permettant de développer par ailleurs une condamnation vigoureuse du socialisme vulgaire, c'est encore une fois le paragraphe sur le communisme proprement dit qui soulève un problème considérable : suite du processus, bifurcation entre socialisme et communisme, ou opération plus complexe encore? De quoi parle Marx, au juste, et selon quelle modalité? Relisons ce texte: « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand aura disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et avec elle l'opposition entre travail intellectuel et travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais sera devenu le premier besoin vital ; quand avec le développement des individus à tous égards leurs forces productives se seront également accrues et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins!".» (Marx 2008 : 60)

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Si le texte correspond mieux aux thèses qui sont effectivement celles de Marx en la matière, on peut être frappé cependant par deux choses : la première est le caractère incomplet et succinct de cette description, qui a pour conclusion la seule exigence de dépassement du droit bourgeois, qu'on admette ou non que son maintien caractérise effectivement la première phase. Tout porte à croire que l'argumentaire marxien conserve ici encore sa visée à la fois polémique et pédagogique, à l'intention de ceux - les rédacteurs du programme principalement - , qui pensent avant tout en termes de droit et en termes de travail, l'un comme l'autre conçus abstraitement: Marx semble s'efforcer d'ajuster à leurs catégories et à leurs préjugés une suggestion de correction des articles incriminés. Rectifiant du même mouvement l'abstraction du «travail utile» en introduisant la question de la division capitaliste du travail et celle de forces productives en y incluant les individus concrets, Marx met l'accent sur ce qui serait un progrès de l'analyse, bien plus qu'un progrès historique concret, une phase logique plus qu'une phase réelle. Compte tenu des insuffisances qu'il déplore, son but ne saurait être d'initier les dirigeants du parti allemand au raffinement d'un processus en deux temps, très étranger à leur réflexion autant qu'à ses propres options, et qui plus est peu opportun s'il s'agit de formuler synthétiquement, pour les militants et les destinataires de ce programme, un projet exposant de façon aussi exacte que possible l'identité politique de la nouvelle formation. On peut faire l'hypothèse qu'il s'agit pour Marx, de façon encore une fois relativement diplomatique, d'insister sur ce que devrait contenir a minima ce programme en matière de perspective politique: le projet de l'abolition des rapports de production capitalistes, de la division du travail qui en est indissociable et d'un dépassement démocratique radical de la vision juridique qui contamine jusqu'aux traditions socialistes les plus politiques : ce qu'il nomme explicitement quelques pages plus loin le « processus révolutionnaire de transformation de la société» (Marx 2008:70). En effet, outre la référence tacite à Proudhon rencontrée précédemment, 116

le paragraphe se conclut par la formule empruntée à Louis Blanc: «À chacun selon ses capacités, de chacun selon ses besoins », formule qui désigne à nouveau un simple principe de répartition individuelle des richesses. Si le socialisme n'est pas nommé, c'est bien à cette tradition politique née en France que songe ici Marx, sous l'angle de ses limites constitutives et de ses insuffisances criantes, même si et précisément parce qu'il en connaît la fonction historique décisive. De fait, la proposition politique centrale de Louis Blanc est aussi la création d'ateliers nationaux subventionnés par l'État, conception dont hérite le programme de Gotha. Indépendamment même de ce que Marx peut penser sur le fond d'un tel énoncé lapidaire, ou de ce qu'il lui faire dire, puisqu'il peut à l'évidence être acclimaté à une visée politique autre, il est bien placé pour savoir que la formule relaie une conception étatiste des associations ouvrières comme voie politique de sortie du capitalisme ou de réforme de celui-ci. La conception de Louis Blanc lui semblant probablement un peu plus avancée et souple que celle de Lassalle, il lui emprunte un mot d'ordre à la fois conforme à l'esprit des rédacteurs du programme et relativement apte à se colorer d'une dimension réellement révolutionnaire. C'est sans doute la plasticité commode de la formule en même temps que son ancrage politique bien précis qui justifient le choix de Marx, soucieux ici d'un certain œcuménisme en même temps que de rigueur. On peut donc, une fois encore, affirmer qu'il est impossible de lire ce paragraphe comme l'expression la plus aboutie des conceptions originales de Marx en la matière, lui qui pense le communisme sous le double angle d'une abolition des rapports capitalistes et comme résultat d'un processus politique non étatique, de mobilisation populaire révolutionnaire et qui peut, à l'occasion, utiliser le suffrage universel, processus totalement absent ici en tant que tel. La définition de la société communiste ne peut être en effet pour Marx qu'une définition en acte, selon un mouvement de démocratisation expansive et sans modèle préconçu, inséparable d'un processus historique concret d'émancipation et d'invention, qui ne saurait pour Mille Marxismes 115

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cette raison être par avance décrit de façon programmatique, même si ses visées globales sont définies. La suite des gloses marginales va ensuite aborder la question du pouvoir, en la séparant artificiellement des considérations anticipées qu'on rencontre ici: cet ordre d'exposition, qui prend à revers l'ordre historique et désarticule son unité concrète, n'est pas celui de Marx mais lui est imposé par le texte qu'il commente, qu'il tente de faire modifier, conscient du caractère forcément marginal et limité des modifications qui pourront être ainsi obtenues. En un sens, cet ordre du commentaire, imposé par le texte commenté, tombe bien: il permet de passer à la vraie question de la transition, telle que Marx la conçoit, c'est-à-dire comme transition politique, en la séparant des propositions inopportunes antérieures. Si l'on admet les tenants et aboutissants de la lecture fort peu orthodoxe menée ici, le texte de Marx change radiqalement de nature: loin d'être ce bréviaire de la révolution que, pour sa part, il s'est toujours refusé à fournir, il ne s'agit que d'une intervention de circonstance, destinée à faire accepter quelques corrections, réparant au moins les pires bévues dont ce programme est truffé à ses yeux. Ainsi la « première phase» est-elle la désignation euphémisée d'une tradition socialiste qui reste immature et étatiste, tandis que la seconde cherche à conduire par la main les rédacteurs pour qu'ils admettent de faire un pas de plus en direction de ce qu'on leur présente comme n'étant rien d'autre, au fond, que leurs propres thèses, sous la prudente et peu compromettante caution d'un Louis Blanc. Mais cette seconde formulation reste ellemême en décalage radical avec la conception marxienne du communisme, développée par ailleurs, même si elle ne donne jamais lieu chez Marx à une description précise, incompatible avec sa définition d'un processus politique qui a pour vraie définition de créer à mesure ses présuppositions en même temps qu'il se corrige et se réoriente sans cesse. Il faut alors considérer comme pur et simple contresens la lecture «classique» qui prête une conception en deux temps à Marx, et il importe alors peu que ces deux phases soient lues comme des étapes distinctes ou des moments 118

fondus l'un dans l'autre. Si le cours historique qui dessine une sortie du capitalisme ne peut certes que passer par des phases successives, et dessiner une voie de sortie progressive, forcément singulière, hors de la société antérieure, ces moments ne peuvent être prédéfinis et surtout ils ne peuvent en aucun cas être initiés par une réforme de type juridique par en haut, projet qui caractérise la tradition socialiste dont Marx se sépare. De ce point de vue, on peut affirmer que le texte est non seulement distinct des thèses qui sont celles de Marx, mais même incompatible avec elles. Au total, loin de placer socialisme et communisme dans un ordre chronologique, ce n'est pas non plus leur bifurcation fondamentale qu'illustre en réalité ce texte, bifurcation d'autant plus difficile à repérer aujourd'hui que la thèse d'une succession est venue se charger d'histoire réelle et connote en retour, de façon anachronique, les termes mêmes des gloses marginales, au point d'ailleurs de propager la croyance presque hallucinatoire que Marx y définirait en effet le «socialisme» - terme absent - par la « socialisation des moyens de production» - expression manquante. Pour échapper à cette herméneutique qui est simple projection a posteriori, puissante au point de faire disparaître l'opération interprétative elle-même, c'est sur les éléments de sa véritable conception qu'il faut s'arrêter, qui posent une double question : celle du processus politique et celle du projet historique. La question du socialisme se trouve alors éclairée à contre-jour, loin de ce qu'un vocabulaire à la fois figé et confusionnel véhicule désormais, le terme de socialisme se trouvant relié à la fois à la tradition française non marxiste du 19e siècle, à l'histoire de l'URSS et à la tradition socialdémocrate réformiste du 20e siècle, leur point commun étant de délaisser la question politique au sens fort, celle de la prise de pouvoir révolutionnante et démocratisante qui va de pair avec la transformation radicale des rapports de production capitalistes. Avant d'aborder ce point, il faut reprendre une fois encore la lecture de la Critique du programme de Gotha. C'est seulement à la lumière des options interprétatives qui précèdent que Mille Marxismes 117

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les passages suivants prennent tout leur sens: Marx insiste sur le lien entre «répartitiondes moyens de consommation » et «répartition des conditions de production». Preuve supplémentaire, s'il en était besoin, que la première phase ne concernait que la première répartition et non la seconde. C'est ici et seulement ici qu'est fait mention de conditions de production devenues « propriété collective des travailleurs eux-mêmes» (Marx 2008:61 ), qui ne sont - et de façon très étonnante si l'on y songe - nommées qu'après et indépendamment de la distinction des deux phases, qui pour leur part ne mentionnent à aucun moment le problème de cette propriété d'un type spécifique. C'est pourtant sur cette question de la propriété que s'effectue initialement et que continuera ultérieurement de se jouer, la distinction du socialisme et du communisme. L'appropriation collective est donc le fait de la seçonde phase, tandis que le socialisme ne se caractériserait pas par cette transformation des structures de propriété: le droit équitable ne la vise donc pas, conformément à ce qu'on a montré auparavant. Quant au socialisme que Marx qualifie de «vulgaire», c'est bien lui qui sépare à tort les questions de répartition et le mode de production. C'est donc la transformation sociale commençant par la répartition que disqualifie nettement Marx, sans envisager une seconde qu'on puisse dissocier la socialisation des moyens de production de la révolution communiste tout entière, pensée comme processus unitaire car de part en part politique et radicalement démocratisant. En ce point de l'analyse, afin de continuer à éclairer la portée exacte de ce texte, il est indispensable de lire le chapitre rédigé par Engels pour YAnti-Dûhring au cours de la période 1877-1878, soit très peu de temps après la rédaction du texte de Marx et du vivant de ce dernier, chapitre qui sera publié séparément à partir de 1886 sous le titre de Socialisme utopique et socialisme scientifique : Engels y reprend manifestement la question traitée dans les gloses marginales, celle du rapport entre socialisme et communisme ainsi que le problème de la nature politique du processus révolutionnaire, 120

au point de proposer un commentaire serré de la Critique du programme de Gotha, mais d'y ajouter aussi des développements originaux. La première remarque est qu'il y révise profondément le scénario des deux phases. À lui seul, ce constat doit suffire à intriguer quant à la pertinence de ce découpage aux yeux de Marx lui-même, et pas seulement d'Engels, même si la republication de ce texte par ce dernier en 1891, dans des circonstances bien particulières, peut à première vue accréditer un autre point de vue. La seconde remarque est l'accent nettement historique et politique du texte d'Engels, qui semble pouvoir énoncer plus directement et précisément ce que les gloses proposées par Marx, prisonnier des conditions et des finalités très particulières de son intervention, ne pouvaient alors préciser. Le texte d'Engels est donc très instructif pour comprendre la Critique du programme de Gotha, même s'il faut bien entendu se garder d'assimiler Engels et Marx. D'abord, il rappelle que l'immaturité du socialisme est initialement liée à l'immaturité de la production capitaliste elle-même. Le terme de «communisme » est employé pour décrire l'évolution politique d'Owen, au moment où il radicalise ses positions et en vient à remettre en cause «la propriété privée» (Engels 1973 : 75). C'est ici Owen qui conçoit des phases, non Marx: « C'est ainsi qu'il introduisit comme mesure de transition menant à une organisation entièrement communiste de la société, d'une part, les sociétés coopératives (coopératives de consommation et de production) [...]; d'autre part, les bazars du travail, établissements pour l'échange des produits du travail au moyen d'une monnaie-papier du travail. »

Engels ajoute aussitôt, au plus près des formulations du Manifeste: « Ces établissements, nécessairement voués à l'échec, étaient une anticipation complète de la banque d'échange que Proudhon devait instituer bien plus tard, et ne s'en distinguaient que par le fait qu'ils ne représentaient pas la panacée des maux sociaux, mais seulement un premier pas vers une transformation de la société. » (Engels 1973: 76)

Ce «premier pas» ne saurait être l'expérience owéniste elle-même, conduisant à l'échec ici, mais sa théorisation, en Mille Marxismes 119

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tant qu'étape théorico-politique conduisant non pas en dépit mais du fait même de ses limites à une définition plus adéquate du communisme comme son dépassement-abolition, son Aufhebung révolutionnante et non son prolongement tranquille. Or c'est à l'évidence ce passage que commente à son tour Lénine, laissant de côté l'échec du socialisme équitable et retenant l'hypothèse des « magasins publics », dans le cadre de ses propres hypothèses de transition. Pour sa part et à l'inverse, Engels insiste sur l'incompatibilité entre ce socialisme et la « nouvelle conception matérialiste de l'histoire », qui critique le mode de production capitaliste sans être en mesure de l'«expliquer» (Engels 1973 : 88). Passant ensuite à l'exposé du «socialisme scientifique», Engels rappelle que cette conception «part de la thèse que la production, et après la production, l'échange de ses produits, constitue le fonderaient de tout régime social » : il ne saurait donc s'agir de modifier les règles de l'échange pour transformer un mode de production ! Et l'on comprend qu'Engels ne reprenne pas l'analyse des phases présentée par Marx dans ses gloses. En revanche, c'est bien dans la glose de ces gloses qu'Engels semble s'engager, signalant que la transformation capitaliste des moyens de travail interdit à quelque producteur que ce soit de s'exclamer « c'est mon produit » (Engels 1973 : 94), comme s'il suivait l'ordre du programme de Gotha et radicalisait plus ouvertement la critique déjà produite par Marx d'une simple réforme de l'échange par le moyen des bons de travail. Plus encore, il écrit: « Ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d'État ne suppriment la qualité de capital des forces productives.» (Engels 1973 :110)

Ni la socialisation spontanée ni, symétriquement, l'étatisation de la production ne modifient sa nature capitaliste. Très logiquement, c'est à la dimension politique du problème que s'attaque alors Engels, pour articuler les unes aux autres les dimensions économique, sociale et politique, articulation qui est le propre de la conception communiste d'Engels et Marx, ici qualifiée de « socialisme scientifique » par différence, 122

mais aussi en parenté critique et polémique, historiquement et stratégiquement affirmée, avec les diverses théorisations socialistes passées et présentes. C'est en effet la prise de possession des forces productives qu'il faut effectuer, et cela « ouvertement et sans détour», tandis que la propriété d'État «n'est pas la solution du conflit mais [...] renferme en elle le moyen formel, la façon d'approcher la solution» (Engels 1973 : 111). Ce «moyen formel» ressemble fort à ce qu'on a nommé plus haut une phase logique, parfois considérée à tort comme une étape politique nécessaire alors même qu'elle est en réalité impraticable. Quant à la transition réelle, elle est exposée ensuite et elle est sensiblement différente de la solution socialiste étatiste, en dépit des apparences. En effet, Engels écrit alors : « le prolétariat s'empare du pouvoir d'État et transforme les moyens de production d'abord en propriété d'État» (Engels 1973 : 113). Il n'est pas question ici d'associations ouvrières aidées par l'État, mais d'une démarche d'emblée politique, qui vise le pouvoir d'État en tant que tel. C'est à partir de ce moment initial, qui ne concerne pas la redistribution de richesses produites à l'identique mais les conditions politiques de la transformation de la propriété privée des moyens de production en propriété sociale, que s'enclenche un processus révolutionnaire qui vise le dépassement du capitalisme et l'initie. Aucun maintien du droit bourgeois ici, aucun critère de répartition individuelle non plus : c'est la question du pouvoir d'État central qui est abordée en deux temps, conquête d'abord, extinction ensuite, selon un schéma qui se distingue du «bris» de l'appareil d'État évoqué par Marx dans les textes d'analyse de l'histoire politique française et notamment dans la Guerre civile en France. À cette différence près, sur laquelle on ne s'arrêtera pas ici, qu'il est évident que c'est bien, d'une part, le texte des gloses marxiennes, que commente le texte d'Engels, et que c'est avant tout ce dernier que commente à son tour Lénine, selon un emboîtement complexe et toujours lié aux circonstances politiques du moment, dont la méconnaissance conduit au contresens concernant les thèses soutenues et la Mille Marxismes

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portée stratégique que les uns et les autres leur confèrent au moment où ils écrivent. En effet, Lénine insiste lui aussi sur l'extinction progressive de l'État, tandis qu'Engels polémiquait avec l'expression d'« État populaire libre» qui est justement celle du programme de Gotha, rejetant en même temps l'abolition de l'État « du jour au lendemain », telle que la conçoivent de leur côté les anarchistes. Ni étatisme, ni anarchie, la solution est ici de conjoindre la dimension politique de l'analyse et l'amorce concrète et immédiate des transformations économico-sociales. Si l'on revient, à la lumière de ce texte, aux commentaires marxiens de 1875, on rencontre bien une solution politique fortement parente de celle qu'expose Engels trois plus tard. En effet, dans la dernière partie de son texte qu'il consacre à la question démocratique, Marx revient sur la question de l'État sous l'angle de la transition cette fois politique au communisme. De la même manière que lorsqu'il traite du travail et du droit, le programme de Gotha transforme en abstraction une réalité historique complexe et changeante. Se profile alors l'autre question centrale concernant la question du socialisme et du communisme, celle du sort de l'État. Tandis que Marx critique férocement toute idée de faire appel à l'appui de l'État tel qu'il est pour appuyer la constitution d'associations ouvrières, il reste réservé quant aux contours exacts d'un anti-étatisme qui supprimerait l'appareil de domination sans envisager la constitution d'une instance alternative de concertation et de décision, pilotant démocratiquement le réajustement de la production aux besoins sociaux : « Dès lors, la question se pose : quel sort subira Tessence de l'État" dans une société communiste? En d'autres termes, quelles fonctions sociales s'y maintiendront, analogues aux fonctions actuelles de l'État? À cette question, on ne peut répondre que d'une manière scientifique, et on ne fera pas avancer le problème d'un pouce en accouplant de mille façons le mot "peuple" avec le mot "État". Entre la société capitaliste et la société communiste se place la transformation révolutionnaire de l'une en l'autre, à quoi correspond une période de transition politique, où l'État ne peut être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. » (Marx 2008:73) 124

Retour de la transition donc, ce qui est la preuve que Marx pense bien en ces termes le passage au communisme, comme processus s'autorectifiant en permanence et non comme transformation instantanée. Simplement, cette transition n'est pas du tout celle qu'énoncent les deux phases précédemment décrites: c'est bien comme processus politique qu'il définit ici des étapes ou des moments, précisément contre la conception antérieure d'une tout autre nature, qui passe par une transformation juridique de la répartition et par une réforme simplement monétaire des conditions de l'échange. Ce n'est pas comme procès juridique, conduit au sein même des formes étatiques telles qu'elles sont, mais comme mouvement, «révolution permanente» ailleurs ou «transition politique» ici, que doit être conçue la transformation révolutionnaire, dès lors qu'elle requiert mobilisation populaire, et redéfinition à mesure, en marchant, des transformations concrètes opérées. C'est en réalité en ce point qu'on rencontre la vraie transition, au sein du texte de 1875, et c'est précisément pourquoi Marx prend soin d'ajouter que « le programme n'a rien à voir ni avec cette dernière, ni avec l'essence de l'État à venir de la société communiste» (Marx 2008:73). C'est sur cette question qu'on se séparera de la lecture proposée par Lucien Sève. La dictature du prolétariat n'est pas un pis-aller politique, rendu malencontreusement nécessaire par une phase étatique de transition, il est pour Marx le nom de la phase politique de désétatisation bourgeoise qui a pour charge d'inventer un autre mode, démocratique, de renversement du capitalisme et de structuration politique du communisme, les deux tâches se succédant nécessairement au cours du temps mais se recouvrant partiellement. Sans préjuger des formes institutionnelles futures, Marx affirme une période de prise de pouvoir qui coïncide avec la destruction de l'appareil d'État bourgeois: cette destruction-construction n'est pas un doublet superposable à la révolution-évolution, telle que peut la penser Jaurès et qu'invoque Lucien Sève. Il s'agit bel et bien d'un processus révolutionnaire radical et soudain, qui est la vraie condition d'une transformation Mille Marxismes 123

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des rapports sociaux, rapports de propriété et de distribution inclus. La transition est ici l'alternative proposée par Marx à la fausse transition, selon lui, qu'il présente auparavant pour mieux en faire ressortir l'impasse. Cette partie des gloses corrige en vérité la première partie du texte, en s'appuyant sur ce qu'en principe elle devrait avoir permis à ses lecteurs d'entrevoir. On peut simplement juger la pédagogie employée bien peu efficace au regard des contresens produit par ce texte sans doute trop retors, une fois disparu le contexte qui lui donnait son sens. Quoi qu'il en soit, il estfrappantque Marx s'oppose dans ce texte à la fois à l'étatisme économique et social du nouveau parti, et à son inconséquence politique, à son incompréhension foncière de la structure étatique bourgeoise : autant il importe de réclamer la «république démocratique», comme base minimale pour que se concrétise une réelle souveraineté du peuple, autant il est nécessaire de penser cette république démocratique comme la « dernière forme d'État de la société bourgeoise », dans laquelle « devra avoir lieu l'assaut définitif de la lutte des classes» (Marx 2008 : 75). Aux yeux de Marx qui, depuis les années 1850 et dans le cadre de son analyse attentive de la situation française, en est venu à analyser l'État comme « machine gouvernementale», le programme de Gotha se leurre de fond en comble sur ce qu'on peut attendre de cette dernière en matière d'avancées sociales. Il faut bien plutôt procéder à la critique radicale et dialectique de l'État bourgeois, en y incluant l'examen du rôle, limité mais bien réel, de la démocratie parlementaire dans le processus de son débordement. C'est précisément dans cette perspective vraiment démocratique que s'inscrit la dictature du prolétariat, sans fétichisation de ses formes bourgeoises, mais sans dédain pour elles non plus, la dictature étant ici conçue non pas comme son abolition mais comme le moment d'exception de sa radicalisation, «tâche politique révolutionnante, émancipatrice et désatisante» écrit Bernard Michaux (n.d.). Cette radicalisation s'opère nécessairement dans le cadre d'une lutte de classe menée jusqu'à son terme ; ce terme, il importe de le rappeler, 126

n'étant pas la domination de la classe ouvrière mais, au moyen même de l'étape de cette domination, la suppression des classes et de tous les rapports de domination que leur existence implique. C'est ici surtout que les stigmates de l'ancien monde se manifestent et exigent une transition conçue comme telle, sans concession à des revendications bien trop partielles pour être porteuses de dynamique révolutionnaire: éducation, liberté de la science, jusqu'à la limitation de la journée de travail à sa durée qualifiée de «normale», réclamées par le programme de Gotha. Quant aux réformes économiques et sociales de fond, il n'est ici pas fait mention de quelque étape que ce soit les concernant, tant est une fois pour toutes congédiée la séquence distribution-production. De ce point de vue, la fin des gloses est à la fois plus ferme et plus conforme aux idées mêmes de Marx, après que leur début a censément préparé le terrain pour la réception de telles conceptions de la part des dirigeants de la social-démocratie allemande. C'est la question politique qui s'y révèle cruciale, aux antipodes des thématiques de l'équité et du droit individuel. Le texte laisse donc en suspens la question de la corrélation entre moments politiques et transformation sociale, corrélation laissée à la charge du mouvement historique réel sur lequel un programme de parti ouvrier n'a pas à anticiper. On peut donc conclure que ce texte ne porte ni sur la succession du socialisme et du communisme, ni sur leur bifurcation : il congédie les fausses transitions pour se concentrer sur la question politique, qui fournit au communisme ses visées mais aussi tous ses enjeux. Comment la prise de pouvoir doit-elle et peut-elle initier le dépassement révolutionnaire du mode de production capitaliste, pensé dans toutes ses dimensions? La tâche d'un parti ouvrier est de donner son exacte formulation et sa forme politique à une interrogation à laquelle seule une révolution réelle est en mesure d'apporter une réponse concrète, sans pour autant l'abandonner à la spontanéité d'un mouvement de masse. Toute cette analyse laisse paradoxalement intacte la question du socialisme, si on accepte d'entendre le terme non comme la dénomination d'une voie distincte ou d'une Mille Marxismes 125

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étape figée, mais comme désignant les modalités concrètes d'un tel processus de transformation radicale, modalités à la fois réfléchies et ancrées dans les contradictions et les forces politiques du présent. Il semble bien qu'une certaine postérité du terme, celle qui pense en termes de modèle et de transitions à la fois sociales et politiques, garde de ce point de vue toute son actualité, la Critique du programme de Gotha ne formulant ni sa condamnation ni son contenu. Quant à Lénine, souvent considéré comme le promoteur de la lecture orthodoxe des phases socialiste et communiste, on peut considérer que son analyse alimente décisivement ce schéma mais s'en éloigne également, tant son texte rédigé à la veille de la révolution d'Octobre est complexe, et à replacer lui aussi dans un contexte bien différent de celui de 1875. Le tort majeur de sa lecture est sans doute de ne rien dire de la stratégie tout autre qui détermine sa lecture: faisant silence sur celle-ci autant que sur celle de Marx, il juge plus convaincant de partir du principe qui est que Marx énoncerait dans les gloses ses convictions les plus profondes et les plus élaborées, décontextualisant ces notes et légitimant ainsi ses propres propositions politiques, sous couvert de commentaire scrupuleux. Pourtant, les inflexions introduites dans le texte de Marx à travers la lecture léniniste de celui d'Engels sont nombreuses et considérables : elles consistent à ajouter sans le dire les éléments argumentatifs qui seuls peuvent étayer sa lecture et à gommer tous les aspects du texte initial qui entreraient en contradiction avec elle. Ce faisant, il procède à deux coups de force majeurs: le premier consiste à prêter à Marx l'idée que la première phase qualifiée de «socialiste» consisterait dans la socialisation des moyens de production. Ce que ce dernier, on l'a vu, n'affirme pas et qui, historiquement, correspond plutôt à la tradition qui se réclame du communisme. Le second réside dans l'assimilation du «droit bourgeois» à un premier moment réel de l'instauration d'un droit nouveau, inspiré par la justice sociale et garantissant déjà une répartition équitable des richesses. On est ici autorisé à considérer que Lénine fait tout simplement dire à Marx le contraire 128

même de ce qu'il écrit. Concernant la phase du socialisme, Lénine la décrit avec une précision qui, non seulement, va bien au-delà de ce que Marx en dit, mais est en décalage profond avec son texte. Lénine envisage une transformation de la propriété des moyens de production qui laisserait dans un premier temps intact le système de répartition et maintiendrait le «droit bourgeois». Mais comme le texte de Marx assimile la transformation de la distribution, jugée révolutionnaire par les auteurs du programme, au maintien du droit bourgeois sans transformation ni complément, on peut considérer que le contresens de Lénine est complet, mais aussi parfaitement délibéré et à relier bien entendu à ses préoccupations du moment et à ses objectifs précis. Lénine suppose donc un processus en deux étapes, socialiste et communiste, la première impliquant une abolition partielle du droit bourgeois avec socialisation des moyens de production, la seconde conduisant à l'extinction de l'État et à l'accomplissement de la démocratie. Superposant les deux moments que le texte de Marx distingue, d'une part l'analyse en termes de phase, d'autre part la mention de la dictature du prolétariat, comme si le premier était le contenu auquel le second fournit sa forme c'est, cette fois à juste titre, sur la dimension d'emblée et foncièrement politique de la conception marxienne que s'arrête Lénine. Son tort est de caractériser ce processus politique par une étape initiale de socialisation accompagnée du maintien d'un droit bourgeois, assuré pour un temps et nécessairement conclut-il, par un «État bourgeois - sans bourgeoisie!» (Lénine 1975 :152). Il corrèle ainsi un processus révolutionnaire à un contenu donné, programmant d'avance les étapes d'une socialisation sans redistribution, alors même que c'est le scénario inverse dont traite Marx - pour le rejeter - dans son commentaire du programme de Gotha : une redistribution sans transformation du mode de production. C'est bien la doctrine du socialisme comme première phase du communisme qui naît ici, même si Lénine s'attache à politiser le processus et à en maintenir ouverte l'inventivité essentielle:

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« "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Par quelles étapes, par quelles mesures pratiques l'humanité s'acheminera-t-elle vers ce but suprême, nous ne le savons ni ne pouvons le savoir. » (Lénine 1975 : 153)

Pourtant, la place faite ici à la création historique et à sa temporalité propre conduit surtout à intercaler un délai indéterminé entre la phase socialiste et la phase communiste, cette dernière exigeant et attendant une transformation d'ensemble, « une productivité du travail différente de celle d'aujourd'hui » et la transformation des hommes eux-mêmes, de façon à ce qu'ils travaillent «volontairement selon leurs capacités». Ainsi colorée d'utopisme, la phase communiste ou « communiste intégrale » devient une visée lointaine, soumise au primat et au rythme de transformation interne de l'étape antérieure, laissant place pour sa part à un étatisme, certes conçu comme transitoire: « En attendant l'avènement de la phase "supérieure" du communisme, les socialistes réclament de la société et de l'État qu'ils exercent le contrôle le plus rigoureux sur la mesure du travail et la mesure de la consommation ; mais ce contrôle doit commencer par l'expropriation des capitalistes, et il doit être exercé non par l'État des fonctionnaires mais par l'État des ouvriers armés. » (Lénine 1975 : 149)

«En attendant», dit le texte, retrouvant le curieux style indirect qu'emploie Marx au moment même où il y a tout lieu de douter que ce dernier s'exprime en son nom propre. L'extinction de l'État est ici un processus distinct de la construction d'un État prolétarien, alors que la «dictature du prolétariat» ne désigne pas pour Marx un maintien mais une transformation, non pas une institutionnalisation de la surveillance populaire mais une mobilisation révolutionnaire, s'interrogeant sur les modalités de son organisation et sur les décisions transformatrices qu'elle est amenée à prendre. Si les conclusions de la lecture léniniste ne sont en rien aberrantes, elles résultent cependant d'une interprétation très personnelle du texte de Marx, qui en reconstruit radicalement l'argumentaire en postulant un résultat d'autant plus désétatisé que le premier moment est institutionnellement fort et «bourgeois». On peut considérer que chez Marx, par-delà 130

le si difficile texte de la Critique du programme de Gotha, c'est une autre dynamique qui est envisagée, qui combine processus immédiat de désétatisation, en même temps que se transforme l'organisation de la production et que se trouve redéfini le droit de propriété. La seule esquisse de «modèle historique» dont on dispose est celle qui lui a été suggérée par la Commune de Paris. « Du très possible communisme » s'exclame Marx, pour qualifier un mouvement seulement vieux de quelques semaines. Il est vraiment difficile de croire qu'un tel épisode, si récent, qui dément tout découpage de phases, dont l'ombre plane encore sur le texte de 1875, aurait inspiré à Marx un scénario si différent, lui qui rend un vibrant hommage à l'œuvre politique et institutionnelle de la Commune et n'en critique que la timidité excessive face au pouvoir économique capitaliste et à l'ennemi militaire versaillais. Compte tenu de la lecture qui précède, on peut considérer que ce qui importe à Marx n'est donc pas la détermination de phases par avance déterminées, voire prescrites, mais un processus de transition, associant en permanence mobilisation politique, fonctionnement démocratique, transformation économique et sociale et redistribution égalitaire. Ce processus présente néanmoins deux faces: d'un côté, il est cette mobilisation politique qui définit à mesure ses buts et échappe à tout séquençage préalable. De l'autre, il vise un fonctionnement alternatif, dont il reste à définir les conditions de cohérence et de viabilité. Réflexion sur les transitions et hypothèses de fonctionnement: si l'on nomme «socialisme» ce processus d'invention historique, de nature à la fois épistémologique et politique, le terme n'y perd nullement sa pertinence, précisément dans la mesure où il se trouve arraché à sa définition en tant qu'étape figée. Mais on pourrait tout aussi bien décider d'abandonner le terme à un courant socialdémocrate qui lui confère un sens tout différent et l'a désormais marqué au sceau de l'aménagement marginal et de la gestion loyale du capitalisme. Pourtant, dans la mesure où le terme évoque, par son étymologie même, la socialisation des moyens de production et que cette question est précisément Mille Marxismes 129

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le point conflictuel entre plusieurs composantes de la gauche jusqu'à aujourd'hui, on peut considérer que le terme ait gardé son actualité et qu'il soit pertinent de la lui maintenir, en engageant la lutte sur cette question à la fois théorique, historique et politique. L'histoire est longue de la réflexion stratégique sur cette question. C'est du côté de la défense d'un socialisme à la fois radical et démocratique, et des expérimentations internationales qui lui donnent sens, qu'on rencontre aujourd'hui une inventivité qui consonne mieux avec la lecture proposée de la Critique du programme de Gotha qu'avec les lectures traditionnelles. De ce point de vue, socialisme et communisme ne sont nullement incompatibles mais se distinguent comme le processus et la visée, la structuration et les finalités, les médiations et leur terme, appariés selon une logique dialectique d'inclusion réciproque. Une thématique communiste purement finalisante risque d'évacuer trop vite la question les conditions et les moyens politiques et sociaux d'une émancipation qui demeure alors un horizon abstrait, comme le prouvent certains de ses usages contemporains. Pensé comme événement soudain, comme avancée pacifique linéaire ou comme insurrection programmée, le communisme ainsi conçu laisse de côté les questions politiquement cruciales de l'organisation et du programme. Bref, s'il faut affirmer que si le terme de socialisme n'a pas perdu sa validité, c'est dans la mesure où lui seul se situe aujourd'hui du côté des expériences concrètes, à travers le monde, compte tenu de leurs limites et dans un contexte qui leur est si puissamment défavorable. Contre l'idée que le communisme ou, plus vaguement encore, l'émancipation humaine, devraient rompre leurs amarres théoriques et historiques avec un passé complexe, à la fois fondateur et tragique, c'est sous l'angle de leurs enjeux présents, persistants et renaissants, qu'on peut aborder les tentatives et les modèles socialistes du 19e siècle pour autant qu'ils visent clairement une rupture avec le capitalisme.

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5. Méthode et invention dans l'Introduction de 1857 à la Critique de l'économie politique Texte fameux, à la fois du fait son statut singulier au sein de l'œuvre marxienne et en raison du nombre des commentaires qu'il suscita, l'introduction rédigée par Marx en 1857 appartient à l'important ensemble des textes préparatoires au Capital. Pourtant, ce texte s'en distingue aussitôt par plusieurs aspects: le but principal de Marx au moment de la rédaction de cette introduction est de faire le point sur les recherches en cours et surtout de réfléchir à la méthode qu'il élabore et précise, parallèlement à ces mêmes recherches, cette méthode concernant à la fois l'investigation et l'exposition des résultats obtenus. De ce fait, on peut affirmer que ces pages portent sur la conception même de la connaissance qui accompagne la fondation d'un savoir d'un type nouveau : la critique de l'économie politique, même si elles n'en traitent pas indépendamment des analyses qu'elles introduisent. Cette question n'y est cependant jamais énoncée en tant que telle et Marx s'ingénie à ne jamais s'écarter de considérations méthodologiques techniques, illustrées d'exemples empruntés à ses propres recherches historiques et économiques. C'est pourquoi, s'il est faux de faire de ce texte un essai philosophique de type classique, séparable des travaux qu'il présente, il est néanmoins permis de le lire comme l'un des rares textes de Marx qui abordent de front des questions qu'on peut qualifier de philosophiques, mais cela au prix d'une redéfinition radicale de la notion même de philosophie. La question de l'invention y prend tout son sens, dans la mesure où la philosophie de Marx s'y révèle décidément inséparable de la critique de l'économie politique mais aussi, même si la chose est moins manifeste au premier abord, de la politique, et plus précisément de la pratique révolutionnaire

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du mouvement ouvrier en cours de constitution. L'invention théorique et l'invention historique s'y croisent d'une façon inédite, qui exige la lecture précise et suivie de ce texte difficile, sans doute l'un des moins directement lisibles en dépit même de sa célébrité. Dès lors, plutôt que d'affirmer la nature classiquement philosophique de ces pages, il est judicieux de situer la remise en jeu de la définition de la philosophie qu'on y rencontre dans le droit fil du projet de «sortie de la philosophie », énoncé dès ses œuvres de jeunesse et que Marx n'a jamais renié. Si le projet même d'une philosophie séparée de l'activité de critique de l'économie politique est fondamentalement étranger à la démarche marxienne, Marx ne saurait pourtant faire l'économie de mises au point philosophiques régulières et même fréquentes, et ce pour deux raisons. Il lui faut réfléchir à la nature des catégories économiques et, à ce niveau, plusieurs questions se posent: comment doivent-elles être constituées? Quel est leur domaine de validité? En quoi la critique de l'économie politique se distingue-t-elle de l'économie politique bourgeoise classique, mais aussi de toute autre démarche de connaissance et notamment des sciences de la nature? Cette réflexion débouche sur un travail de refonte catégorielle, qui exige qu'il soit situé précisément par rapport à la tradition de la pensée économique mais aussi par rapport à l'histoire de la philosophie. Car plusieurs questions appellent l'analyse sur ce dernier terrain : comment la connaissance se saisit-elle de son objet? Quelle est sa portée critique et transformatrice? En quoi consiste l'unité entre théorie et pratique? Ce travail, qu'il faut bien qualifier de « philosophique», coïncide avec une redéfinition de la dialectique, qui se joue tout au long de l'œuvre marxienne. L'introduction de 1857 fournit de ce point de vue un document d'une richesse sans équivalent: si ce texte ne relève ni d'un discours surplombant, d'ordre méta-économique ou épistémologique, ni d'une synthèse historique générale, on peut considérer que la réflexion sur les catégories, dont ces pages sont l'occasion, révèle la permanence d'une analyse de la connaissance, dans son indication même à l'histoire, à 134

l'histoire passée et à l'histoire en train de se faire, à la politique donc. C'est pourquoi la dimension philosophique de ce texte est finalement une évidence en même temps qu'une question, que Marx ne juge jamais réglée et qui n'autorise à aucun moment la rédaction d'un exposé séparé, ce qui trahirait sa démarche. Sa réflexion sur le rapport entre les idées et le réel ne cesse de se séparer du mouvement de la recherche pour s'y fondre de nouveau, avant de réapparaître plus loin, transformée par ce que l'investigation, entretemps, aura mis au jour. Mais surtout, ce rapport des idées au réel n'est jamais simplement descriptif, il est également prospectif et actif, militant et critique : tout en s'inscrivant dans une tradition philosophique classique, qui a su élaborer les questions de la connaissance et de la méthode, la dimension politique inhérente à ce que Marx nomme la « critique de l'économie politique» interdit une lecture strictement académique de ces pages. La méthode, entre Descartes et Hegel Une première remarque s'impose: ce texte est une introduction et non un traité autonome. Significativement, son paragraphe le plus commenté ne s'intitule pas «philosophie» mais «méthode de l'économie politique». Cette introduction vient avant tout justifier un projet de plan qui sera ensuite modifié par Marx et n'a pas vocation à offrir une analyse autonome, portant sur la nature des abstractions et le processus de la connaissance en général. Par ailleurs, et ce point est de la plus haute importance, Marx abandonne vite l'idée de publier cette introduction, ne la considérant à aucun moment comme une mise au point urgente, ni même véritablement utile: « Je supprime une introduction générale que j'avais ébauchée parce que, réflexion faite, il me paraît qu'anticiper sur des résultats qu'il faut d'abord démontrer ne peut être que fâcheux et le lecteur qui voudra bien me suivre devra se décider à s'élever du singulier au général. Quelques indications, par contre, sur le cours de mes propres études d'économie politique me semblent être ici à leur place. » (Marx 1977a: 1).

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Ce texte n'a donc pas le statut d'un «discours de la méthode» suivi des «essais de cette méthode», sur le modèle cartésien, mais celui, bien plus étrange, d'un préambule a posteriori et dont la fortune ultérieure est surprenante si on la confronte au dédain que lui manifeste aussitôt son auteur Cette introduction se révèle un texte éminemment paradoxal, ses conclusions annulant la nécessité de les exposer. Car Marx en vient à penser que la voie qui mène «du singulier au général», présentant les résultats d'une recherche qui doit, de toute façon, toujours s'ajuster à l'histoire propre de son objet, interdit qu'on annonce ce cheminement préalablement à l'expérience faite par le lecteur du mouvement même de l'analyse. Pour cette même raison, il est en revanche légitime de lire ce paragraphe comme une discussion serrée de la théorie hégélienne de la méthode, critique qui se présente comme l'une des effectuations du programme de renversement de l'hégélianisme énoncé par Marx dans les textes de jeunesse, et cela au moment où il croise de nouveau les conceptions hégéliennes, lors de ses élaborations successives et laborieuses du plan du Capital. Il faut rappeler que, pour Hegel, la méthode est celle de la science philosophique. N'étant pas séparables du mouvement même de la compréhension, les textes qui l'exposent sont situés à la fois au début et à la fin de la Phénoménologie de l'Esprit et de la Science de la Logique. Il n'est donc possible de concevoir la méthode de la science qu'au terme du processus de sa mise en oeuvre, et cela parce qu'elle n'est ni extérieure ni antérieure au contenu qui, tout à l'inverse, la précède. Si l'absolu « n'était pas et ne voulait pas être en soi et pour soi depuis le début près de nous» (Hegel 1941, 1 : 66), la méthode ne serait qu'une ruse impuissante à saisir son objet et qui ne rencontrerait jamais que le résultat de ses propres opérations. C'est l'idée classique de méthode comme instrument extérieur à la chose même que rejette Hegel. L'idée d'un face à face de la méthode et de l'objet est, à ses yeux, une représentation d'entendement, non dialectiquement conçue, qui craint de se laisser entraîner par le mouvement de la chose même et qui n'accède pas encore 136

à la distinction de la chose en soi et de la chose pour la conscience. Dans son introduction à la Science de la Logique, Hegel reprend et développe ces considérations: « la méthode est la conscience à propos de la forme de son auto-mouvement intérieur» écrit-il au sujet de la science philosophique, en signalant que celle-ci n'a pas, jusqu'à présent, trouvé sa méthode propre (Hegel 1972 : 24). Cette méthode doit donc être «le contenu en lui-même, la dialectique qui lui est inhérente, qui le meut» ou encore « le cheminement de la Chose même» (Hegel 1972 : 26). Par suite, «le logique» n'est surtout pas à confondre avec un savoir simplement abstrait et vide de contenu, mais à comprendre comme «l'universel qui saisit en soi la richesse du particulier» (Hegel 1972 : 31). Marx, qui vient de relire la Science de la Logique, dit avoir été frappé à la fois par la proximité et la distance de la définition hégélienne de la méthode à l'égard de ses propres conceptions et de ses propres questions. Ces dernières, à cette époque, sont avant tout le fruit de l'examen des difficultés internes à la critique de l'économie politique, en vue de la rédaction du Capital. Dans cette mesure, la relecture de la Science de la Logique est bien pour lui une nouvelle rencontre, dont témoigne une lettre souvent citée: « Dans la méthode d'élaboration du sujet, quelque chose m'a rendu grand service : by mere accident, j'avais refeuilleté la Logique de Hegel [. ..]. Si jamais j'ai un jour de nouveau du temps pour ce genre de travail, j'aurais grande envie, en deux ou trois placards d'imprimerie, de rendre accessible aux hommes de bon sens, le fond rationnel de la méthode que Hegel a découverte, mais en même temps mystifiée. » (Marx 1964:83)

Paradoxalement, cette dernière phrase semble situer Marx dans le droit fil de ses propres œuvres de jeunesse, mais aussi au voisinage immédiat de la conception cartésienne de la méthode. Car, à son sens, l'exposé préliminaire de la méthode doit présenter le caractère populaire d'une vulgarisation de la science et être accessible à « ceux mêmes qui n'ont point étudié», comme le souhaitait en son temps Descartes. Un tel souci est fort peu hégélien (même si initialement, la Mille Marxismes 135

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Science de la Logique devait être un manuel à destination des lycées prussiens). Son souci didactique et militant de lisibilité explique que Marx, tout en adhérant à l'idée hégélienne de la méthode (au sens de mouvement de la découverte ressaisi en lui-même), se livre à des exposés méthodologiques distincts (au sens cartésien si l'on veut), qui doivent constituer des préambules à l'œuvre même, facilitant l'accès à un lecteur novice. Une telle conception, qui tente de concilier l'immanence de la méthode et la volonté de diffusion populaire de la connaissance, est une urgence politique mais aussi une gageure théorique: car les textes qui répondent à cette double visée sont à la fois les plus complexes et les moins satisfaisants à ses propres yeux. Et si Marx renonce finalement à publier l'introduction de 1857, c'est surtout parce qu'elle ne remplit pas sa mission pédagogique. Il lui substituera finalement le récit de sa formation intellectuelle, dans la préface de 1859, se rapprochant cette fois encore de la démarche cartésienne. Si les buts pédagogiques de ce texte sont manqués, il reste à en examiner l'autre dimension, qui est d'ailleurs est la cause principale de cet échec, mais aussi la raison de son succès ultérieur considérable: la confrontation avec Hegel. Pas plus qu'Hegel, Marx ne considère donc que la méthode doit être extérieure et antérieure à l'étude précise de son objet. Quand il s'agit de l'histoire humaine, cet objet n'est pas ce qui fait face à la conscience mais le mouvement de la totalité historique qui l'inclut et la détermine comme conscience sociale. Mais en cela, Marx se distingue aussitôt d'Hegel : il lui faut inscrire son propre effort de théorisation au sein d'un mouvement historique d'ensemble, sans viser aucunement le parachèvement de cette histoire réelle dans le savoir qui l'énonce. À l'inverse, c'est l'histoire concrète qui demeure en position d'englober toute science, cette dernière étant simplement moment et moyen d'une pratique humaine qui la dépasse, du fait de son inventivité concrète, par définition imprévisible. Le matérialisme de Marx se définit sur ce plan du rapport de la connaissance au réel comme cet enveloppement qui inverse les thèses fondamentales de l'idéalisme. 138

Par suite, si le moment de la théorisation est bel et bien spécifique, il doit sans cesse être rapporté aux contradictions d'une formation économique et sociale, qui définissent les limites de sa saisie rationnelle globale en même temps qu'elles esquissent les perspectives de sa transformation réelle. Il est des époques plus propices que d'autres à une telle dialectique et, sur ce point, Marx n'a jamais changé d'avis : « Il ne suffit pas que la pensée pousse à se réaliser, il faut que la réalité pousse elle-même à penser» (Marx 1975b: 206). Le capitalisme, et plus particulièrement le capitalisme en crise, fournit les conditions d'une telle alliance entre « les armes de la critique» et «la critique des armes». Marx considère en effet que c'est la nature capitaliste des rapports sociaux, l'inégalité et l'exploitation qui les caractérisent, confrontés au degré de socialisation des forces productives, qui rend possible et nécessaire le développement d'une critique de l'économie politique ouvrant la perspective à la fois théorique et pratique d'une autre formation économique et sociale, le communisme: « Si dans la société telle qu'elle est nous ne trouvions pas masquées les conditions matérielles de production d'une société sans classe et les rapports d'échange qui leur correspondent, toutes les tentatives de la faire exploser ne seraient que donquichottisme.» (Marx 1980, 1: 95)

Il faut rappeler que la totalité capitaliste est étudiée par Marx comme cette unité contradictoire, dont les contradictions fondamentales et leur devenir commandent la place et la fonction de toutes les représentations idéelles qui se structurent en son sein, qu'elles soient idéologiques ou scientifiques, ou encore qu'elles combinent ces deux dimensions comme le fait l'économie politique bourgeoise classique. La crise générale, moment clé de cette nouvelle approche de l'histoire, est à la fois la condition, l'indice et l'objet d'une compréhension globale, qui inclut le projet pratique de réorganisation rationnelle de la production et des rapports sociaux. Mais ce projet n'existe pas indépendamment des forces sociales et politiques qui le portent. Ainsi Marx se doit-il de rendre compte de l'émergence de sa propre analyse, et plus largement de Mille Marxismes

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l'organisation révolutionnaire de la classe ouvrière et de la diffusion du mot d'ordre communiste, au sein même de sa description du capitalisme. Pour Hegel comme pour Marx, chaque étape du savoir est inséparable d'un moment concret du devenir historique général, mais leurs conceptions respectives de ce devenir diffèrent radicalement. Pour Marx, la méthode ne saurait être définie comme « la structure du tout pensée dans sa pure essentialité» (Hegel 1941, préface, 1: 41), dès lors que la totalité sociale ne construit son essence que dans le temps créateur et fondamentalement imprévisible de l'action collective, qui donne à cette même essence une dimension historique irréductible. Par voie de conséquence, le communisme ne saurait être l'équivalent historicisé du Savoir absolu : s'il est indescriptible par définition, c'est non pas faute d'un contenu défini, parfaitement énonçable - l'abolition des rapports capitalistes de classe - , mais parce que la réalisation effective de cette abolition dépend de conditions concrètes et les modifie tout aussitôt, manifestant la dimension proprement politique d'une telle réalisation. On comprend alors que rendre compte l'émergence d'une conception théorique et pratique capable de transformer la totalité sociale dont elle est l'expression soit la difficulté qui donne son sens inédit à la notion de méthode. Autrement dit, c'est avant tout sur son versant théorique que l'introduction de 1857 envisage la question communiste. Sur ce versant, la méthode marxienne est à la fois théorique et pratique, descriptive et révolutionnaire : l'unité de la science et de la chose n'est pas la réalisation d'un auprès-de-nous depuis toujours assuré mais un programme, dont rien, sinon la combativité militante, ne vient garantir la réalisation. Finalement, c'est bien la rupture du marxisme avec toute philosophie de l'histoire, qui explique le statut particulier de la notion de méthode qu'on y rencontre: censée, dans la tradition philosophique, mettre en lumière la cohérence des procédures de la recherche avec les résultats de cette recherche, la méthode parachève une pensée systématique et stabilise son cours, en réfléchissant à la fois ses principes et sa totalité dans une théorie de la connaissance qui complète une 140

science de l'être. Chez Marx, en vertu de l'historicité radicale du réel et de la pensée, la méthode ne peut désigner, de façon problématique, que le mouvement ouvert d'une théorisation subordonnée à la fois au moment pratique de ses conditions de possibilité (la crise générale), et au moment pratique de son effectuation (la révolution sociale). C'est précisément pourquoi, et de façon en apparence paradoxale, il revient à une extension plus réduite, pré-hégélienne en quelque sorte, de la notion de méthode : puisqu'elle ne saurait être la description d'une voie triomphale, celle de la vérité en marche, elle ne sera donc que la description modeste des procédures de conceptualisation adoptées, et la présentation d'un plan raisonné, qui met avant tout le lecteur en garde contre des méprises d'interprétation qui l'enfermeraient dans une conception contemplative de la connaissance. La plus grave de ces méprises serait de croire lire dans la critique de l'économie politique un enchaînement téléologique que Marx a pourtant décidé de bannir de sa conception de l'histoire. Il revient à plusieurs reprises sur les risques d'une lecture déductive de son œuvre. Ainsi, au cours des développements sur l'argent du premier chapitre des Grundrisse, il note: « Il sera nécessaire de corriger la manière idéaliste de l'exposé, qui fait croire à tort qu'il s'agit uniquement de déterminations conceptuelles et de la dialectique de ces concepts. Donc surtout la formule : le produit (ou l'activité) devient marchandise; la marchandise, valeur d'échange ; la valeur d'échange, argent. » (Marx 1980, 1: 86)

Corriger la forme idéaliste de l'exposé, c'est affirmer, contre Hegel, l'extériorité relative d'une méthode qui ne fait pas, et surtout ne cherche pas à faire coïncider l'ordre réel et l'ordre conceptuel. Sur ce point, Marx se sépare de la critique hégélienne des méthodes classiques, caractéristiques de la pensée d'entendement non encore parvenue au stade spéculatif, et auxquelles se trouve reprochée leur distinction rigide entre le moment de l'analyse et celui de la synthèse. Pour Marx, analyse et synthèse sont et restent des moments nécessaires, à distinguer comme tels, en tant qu'étapes distinctes et spécifiques de la démarche scientifique, démarche Mille Marxismes 139

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qui est aussi celle de la critique de l'économie politique. Plus fondamentalement, il tient à maintenir soigneusement la distinction entre ordre réel, ordre d'investigation et ordre d'exposition, parce que leur confusion est source d'illusions, celles-là mêmes que l'idéalisme hégélien propage et qui tendent à ontologiser les catégories logiques, à fondre la pensée et le réel. C'est même là l'une des préoccupations essentielles de l'introduction de 1857: éviter qu'une idéologie ne naisse au sein même de l'œuvre qui en a produit le concept. Mais un tel souci est précisément ce qui métamorphose en profondeur les questions méthodologiques et place Marx à distance égale, cette fois, de Descartes et d'Hegel. La prise en compte de la réception de la recherche en cours d'élaboration ne ressortit plus à une simple pédagogie mais à une volonté militante de convaincre et de stimuler l'action. Elle est donc à relier à la dimension intrinsèquement politique de la critique de l'éçonomie politique, qui conjoint la description savante de la réalité capitaliste au projet d'y intervenir. C'est bien pourquoi les introductions, préfaces et postfaces ne forment pas un texte unique et discontinu, qui pourrait être reconstitué par simple collage en un matérialisme dialectique cohérent: elles constituent une série ouverte de reprises et de critiques qui s'efforcent, de façon complexe, paradoxale, toujours instable, de donner à la pensée une assise qu'elle ne peut trouver ni dans des fondements de type philosophique, ni dans des vérifications empiriques mais dans un élan politique qui habite continûment cette recherche et constitue sa condition même de scientificité. La difficulté et l'extraordinaire tension interne de ces textes, leur brièveté et leur caractère souvent lapidaire, ne sont pas à mettre au compte d'une excessive urgence, subie par Marx, qui ne trouverait jamais le temps d'en dire plus et de le dire mieux, mais elles sont à relier à l'essence même de toute sa démarche et à son caractère intrinsèquement dialectique et historique, c'est-àdire profondément politique.

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La méthode, entre investigation et réception En résumé, on peut considérer que la réflexion marxienne telle qu'elle est ici conduite se déploie selon deux directions, jamais disjointes mais que les questions méthodologiques, pour autant qu'elles le sont, tendent cependant et nécessairement à séparer, se déployant un instant sur le seul versant théorique de la critique. L'autre dimension de l'analyse, tout aussi constitutive, est pratico-critique et renvoie au rapport de détermination mutuelle qui s'instaure entre la réalité sociale et sa compréhension savante. Le premier axe est donc davantage rétrospectif, tourné vers l'histoire des concepts et la confrontation aux conceptions philosophiques antérieures de la science. Le second est plus programmatique, invitant à l'examen de la façon dont une théorie émane de la réalité sociale concrète et y fait retour sous la forme d'une puissance critique transformatrice. Si les textes méthodologiques ne peuvent donc pas être qualifiés de philosophiques au sens classique, c'est parce qu'ils invitent avant tout le lecteur à dépasser sa lecture et à poursuivre l'effort conjoint de la compréhension et de la transformation du réel. S'épuisant à désigner au-delà d'eux-mêmes ce qui pourtant les fonde, ces textes offrent la figure, nécessairement paradoxale, réelle et virtuelle à la fois, de l'action politique à venir au sein d'une théorie en cours de construction. Si Marx se révèle ici indiscutablement philosophe, notamment en vertu de sa confrontation suivie aux philosophies et aux conceptions de la science qui lui sont antérieures et contemporaines, il est le seul à faire de la constitution d'une pratique collective rationnelle, qui se nomme communisme, la vérité présomptive et anticipante d'une recherche théorique d'un nouveau genre. En somme, c'est moins le processus qui est vrai, que la vérité elle-même qui se fait concrètement processuelle, de façon non hégélienne, se subordonnant résolument à l'histoire réelle, s'arrimant au sort des luttes de classes concrètes qu'elle vient éclairer et motiver. En ce sens, le terme de critique désigne surtout le mouvement indéfini de son propre développement théorique et pratique, au rythme d'une histoire qui est, indissociablement, sa condition, son objet Mille Marxismes

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et sa vérification. En ce sens encore, c'est bien le communisme, entendu lui aussi comme processus, qui est la clé de la compréhension plénière du mode de production capitaliste et de la saisie du rapport nouveau qui vient se nouer entre théorie et pratique. Pour autant, le but n'est pas de simplement subordonner la production théorique à ce qui serait son moment expérimental mais bien de la fonder, solidement, sur l'espoir et la colère sociales qui l'exigent et la nourrissent, moteurs chez Marx lui-même de son labeur acharné dans des conditions matérielles extraordinairement difficiles. Si on lit sous cet angle l'introduction de 1857, on s'aperçoit que les considérations méthodologiques que Marx y énonce relèvent avant tout de la volonté de concilier ces deux dimensions, ou plus précisément, de poser et de préciser, sur le terrain de la théorie, la question du rapport entre la théorie et la pratique. La dimension philosophique de ce texte est donc à considérer comme critique continuée de la philosophie, dont il reste à préciser la portée. Logiquement, lorsque Marx décide d'aborder de nouveau ces questions, à l'orée de la rédaction du Capital, le plus urgent est de commencer par rejeter toute théorie générale concernant le statut des concepts et l'ordre de leur présentation qui conduirait le lecteur à se méprendre sur ce qu'il va lire. Il y insiste donc: toute abstraction est le résultat d'une genèse théorique qu'il faut reconstituer et d'un processus d'émergence qui l'insère dans le mouvement même de la totalité concrète. Ces deux axes, local et global, se rejoignent et se séparent sans cesse, parce qu'ils renvoient à des niveaux d'analyse distincts (la population, la propriété, le travail, l'argent d'un côté, les modes de production et leurs transformations de l'autre) que leurs logiques propres et entrecroisées ne cessent d'accorder et de désaccorder. Marx semble retrouver ici des préoccupations très anciennes, qui l'avaient conduit à élaborer jadis une théorie de l'alternance concernant les rapports de la philosophie au monde social1, 1. On rencontre cette conception dans la thèse du jeune Marx, « Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure», rédigée en 1841. Elle concerne la réalisation-abolition de la philosophie: «Le 144

en guise de premier rejet de l'idéalisme régnant. De façon infiniment plus complexe, il s'agit désormais de penser l'histoire de façon matérialiste et dialectique, en combinant à l'idée de nécessité celle de possibilité historique, en rompant avec le schéma téléologique qui s'octroie la facilité de confondre origine et principe, résultat et accomplissement. Toute l'introduction de 1857 est l'expression de cette volonté théorique, qui ne parvient à ses fins qu'en refusant d'isoler les tenants et aboutissants d'une démarche inédite, tout en se soumettant forcément à la nécessité de formuler, et donc de séparer un instant au moins, principes, conclusions et procédures. Il est alors logique que la réflexion de Marx tourne principalement autour du problème de l'abstraction, de sa nécessité et de ses limites, question qu'il aborde à plusieurs reprises au cours de son œuvre. Au début du paragraphe intitulé « la méthode de l'économie politique » de l'introduction de 1857, Marx reprend la définition hégélienne du concret comme « rassemblement de déterminations multiples » (Marx 1980,1: 35)2. Mais il conçoit ce rassemblement comme procès historique, qui concerne d'abord la chose étudiée avant d'être caractéristique de la pensée qui l'étudié. Il se sépare ainsi de Hegel, en maintenant l'existence de deux ordres séparés, dont la rencontre ne prend pas la forme du rétablissement, à niveau supérieur et conscient, d'une identité initiale. Qu'il y ait ou non développement synchronique entre le cours de la pensée et celui du monde, cette synchronie ne renvoie jamais à une similarité de développement, qui instaurerait entre les deux une correspondance stricte: « La méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est que la manière pour la pensée de s'approprier le concret, de le reproduire en tant que concret de l'esprit. devenir-philosophique du monde est en même temps un devenir-mondain de la philosophie, que la réalisation effective de la philosophie est en même temps sa perte, que ce qu'elle combat à l'extérieur est son propre défaut intérieur» (Marx 1970 : 235). L'expression de «théorie de l'alternance» est employée par Auguste Cornu (1955, 1: 191). 2. Hegel écrit pour sa part: «En soi, l'idée est essentiellement concrète, c'est-à-dire l'unité de déterminations diverses» (Hegel 1954 : 45). Mille Marxismes 143

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Mais ce n'est nullement le procès de genèse du concret luimême.» (Marx 1980 : 35)

De fort peu hégélienne façon, la méthode marxienne s'autonomise dans la mesure où elle se donne pour tâche de relier et de séparer les trois ordres de la découverte, de la présentation et du réel. L'entrelacement de ces trois ordres renvoie avant tout à la temporalité propre à chaque réalité concrète, à une histoire réelle donc (celle du travail progressivement remodelé par les rapports sociaux capitalistes, par exemple), qui s'associe de façon complexe et toujours spécifique à l'ordre de la compréhension. On peut penser que, s'éloignant de Hegel, c'est ici de Descartes qu'il tend implicitement à se rapprocher sans jamais le citer: l'impact historique de la philosophie cartésienne autorise à affirmer son influence sur toutes les théories de la science qui lui sont postérieures. Il se trouve que c'est dans une œuvra de jeunesse demeurée inachevée, les Règles pour la direction de l'esprit, que Descartes avait esquissé le principe d'une telle distinction, plaçant précisément la notion d'ordre au centre de sa réflexion. Idéalement, la méthode consiste alors à restituer un ordre qui est celui de la connaissance en même temps que celui de son objet, les mathématiques en fournissant le modèle. Mais la recherche possède ses étapes spécifiques, qui lui confèrent une réelle indépendance : « La difficulté proposée doit être parcourue en ordre direct, abstraction faite que certains de ces termes sont connus et d'autres inconnus, et en acquérant selon les étapes véritables, l'intuition de la dépendance mutuelle de chacun d'eux par rapport aux autres. » (Descartes 1963,1:191)

Pour sa part, Marx fait de la critique de l'économie politique un savoir d'un type radicalement nouveau, où les étapes successives de la découverte dépendent du fait que la connaissance est incluse dans son objet. La figure du savoir qui en résulte est infiniment plus complexe, prise dans l'histoire dont elle s'efforce de rendre compte. Ainsi, genèse du concept et genèse du concret décrivent ainsi deux courbes entremêlées, qui comportent des séquences communes, des axes de symétrie, des intersections, des points de rebroussement, 146

dont les arabesques finissent par dessiner le développement multilatéral d'une totalité historique en devenir incessant. L'effort de théorisation est alors un aspect constitutif de cette totalité et non le produit d'une vision surplombante, fondée dans une métaphysique. Mais en ce cas, comment et pourquoi exposer les procédures d'une pensée dont le propre est d'être soumise à la logique concrète de son objet? Si cette conception ne doit pas conduire à l'empirisme, pas plus qu'au nominalisme, c'est qu'une tout autre définition de la science en résulte, même si cette dernière demeure en permanence impliquée dans le processus même de la connaissance. C'est ce défi, qu'on peut en effet qualifier de philosophique, que tente de relever l'introduction, en donnant à voir le mode de constitution de ces deux abstractions particulières que sont l'argent et le travail. Pour analyser l'argent et le travail, Marx met en œuvre les notions de catégorie simple, de catégorie concrète et de totalité. Dans ces deux cas, la question de l'ordre de l'analyse s'avère aussi cruciale qu'indécidable. Elle est cruciale, parce qu'elle prend en charge le problème du rapport de la pensée à son objet, situé au cœur des préoccupations matérialistes de Marx. Mais elle s'avère tout aussitôt indécidable: elle indique seulement que les procédures de la connaissance doivent être accordées différemment à la nature de leur objet, selon qu'il est global ou parcellaire, tardif ou précoce. Marx va alors souligner les relations diverses qui existent entre ces quatre dimensions, esquissant l'architecture d'un espace historico-théorique d'une extraordinaire complexité. Il remarque alors : «Ces catégories simples n'ont-elles pas aussi une existence indépendante, de caractère historique ou naturel, antérieure à celle des catégories plus concrètes? Ça dépend. » (Marx 1980:36)

Il n'est pas insignifiant que Marx interrompe par une exclamation en français, « ça dépend », ce qui risquerait de passer pour un cours trop uni et trop spéculatif - trop allemand en somme - de la théorie. Il s'agit surtout de signaler le caractère toujours singulier de la formation des représentations, Mille Marxismes

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selon les quatre dimensions qui viennent d'être signalées. Dès lors, la méthode ne saurait être une suite de préceptes généraux, pas plus que la définition d'un ordre constant d'analyse ou de présentation. Ces considérations éclairent la place centrale du plan que doit suivre la critique de l'économie politique, afin d'être en accord avec ses procédures autant qu'avec ses visées. La question est si complexe que pas moins de quatorze projets de plan du Capital verront le jour. Sans entrer dans l'étude de ce qui les distingue, on peut considérer que la question du plan se présente comme la version matérialiste de la question du système : elle concerne le statut des abstractions et des concepts, mais aussi le problème du type d'unité qui définit la théorie ainsi que sa réception par le lecteur. Le point de départ, on l'a vu, est que le concret n'est pas un point de départ mais un résultat. La connaissance de la population, premier exemple mentionné par Marx, suppose la connaissance des rapports de production et en résulte. Il faut donc distinguer deux temps : le premier consiste à décomposer une réalité complexe pour élaborer des abstractions; le second consiste à partir de ces abstractions pour les recombiner en un tout concret. On peut considérer que l'on se trouve ici devant la transposition du schéma de la circulation simple: M-A-M', devient C-A-C', C désignant le concret et A l'abstraction, dont la fonction est de faire transiter du concret historique au concret de pensée, d'un concret premier à un concret second, que Marx nomme «concret de l'esprit». Le niveau intermédiaire est constitué par des concepts qui ont un rôle provisoire en tant que simples abstractions : ils ont pour fonction de permettre l'accession de la pensée au niveau d'une théorie qui pense les contradictions réelles et parvient à rendre compte de la complexité et de l'historicité de son objet. Marx affirme que ces deux moments se sont succédés historiquement: le passage à l'abstraction est le résultat de l'effort d'analyse du savoir économique menée au cours du 18e siècle. Puis vint l'ère des «systèmes économiques qui partent du simple, comme travail, division du travail, besoin, valeur d'échange, pour s'élever jusqu'à l'État, l'échange entre 148

nations et le marché mondial » : autrement dit, l'économie politique classique va retrouver sous forme de conceptions articulées et de résultats théoriques ce qui, pour l'économie naissante, n'était qu'une liste de problèmes ouverts et de difficultés non résolues. Ce faisant, Marx semble, un instant au moins, se ranger à la description hégélienne du passage par une pensée d'entendement, comme étape provisoire et nécessaire à l'exercice mature de la raison. Mais il va alors aussitôt renverser ce schéma interprétatif: après avoir dit que « c'est manifestement cette dernière méthode qui est correcte du point de vue scientifique» (Marx 1980 : 35), il souligne qu'elle est source d'illusions et ces illusions sont d'ascendance hégélienne: le concret de pensée semble n'être rien d'autre que le concret lui-même. Cette critique retrouve celle que Marx énonçait déjà dans la Sainte Famille : « Hegel s'entend à exposer avec une maîtrise de sophiste, comme étant le procès même de l'être conceptuel imaginé, du sujet absolu, le procès par lequel le philosophe passe d'un objet à l'autre par le truchement de l'intuition sensible et de la représentation. » (Marx & Engels 1972 : 76)

Le processus de construction des abstractions se trouvant effacé, la théorie présente une force de séduction qui engendre un type particulier d'hallucination chez son lecteur, exactement comme l'effacement du processus social de production au niveau de la marchandise conduit au fétichisme capitaliste : le concret semble déduit et le procès historique se métamorphose en un cours spéculatif, réalisant fantasmatiquement une essence. Comble de l'illusion, l'erreur provient ici de ce que le savoir est un savoir effectif, et non pas du fait qu'il déguise la vérité de son objet derrière des apparences trompeuses. Le plus trompeur chez Hegel est ce qui est conforme à la chose même ; le plus fallacieux dans l'économie politique classique est sa capacité à rendre effectivement compte, au moins partiellement des salaires, des profits et des rentes, mais en posant des sources différentes de la valeur là où n'existent en fait que des formes différentes de répartition de la plus-value. La théorie mime le mouvement du réel sans dire pourquoi Mille Marxismes

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elle parvient à une reconstitution criante de vérité jusqu'à l'hallucination, mais partielle et partiale, et c'est là tout son tort. On retrouve là les reproches que le jeune Marx adressait également à la théorie hégélienne du droit en accusant Hegel de mêler le rationnel et le réel pour convaincre de leur identité. On retrouve une fois encore le précepte du renversement de l'hégélianisme, qui n'est décidément jamais achevé et on comprend seulement ici pourquoi : le danger inhérent à toute théorie apte à se saisir véritablement de son objet est de laisser penser qu'elle le produit. Il faut donc toujours et sans cesse renverser l'hégélianisme inhérent par essence à toute démarche scientifique rigoureuse; et c'est pourquoi, finalement la proximité du Capital, dans la construction et la présentation de ses concepts, à l'égard de la grande Logique, n'est ni une dépendance dangereuse et insurmontable, ni une coquetterie tardive et superficielle : elle relève de la volonté de construire un enchaînement conceptuel rigoureux tout en conjurant les illusions associées. La théorie ne doit pas sembler déduire ce qu'en réalité elle découvre. Marx prend ainsi en compte les conditions d'une réception de la théorie, qui sont inséparables de son projet et retentissent sur lui, au lieu de relever de considérations extérieures à la formation même du savoir. L'abstraction est un moment, mais un moment qui ne doit pas disparaître lors du mouvement d'un concret à l'autre, du concret objectif au «concret de l'esprit». Il faut insister sur son statut de médiation représentative, faute de quoi le philosophe est celui qui en vient lui-même à confondre sa pensée et le monde. C'est précisément le cas d'Hegel, tant est puissante sa dialectique mais absent le matérialisme qui seul lui permettrait de rapporter ses propres concepts à leur genèse réelle: « C'est pourquoi Hegel est tombé dans l'illusion qui consiste à concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se rassemble en soi, s'approfondit en soi, se meut à partir de soi-même, alors que la méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est que la manière pour la pensée de s'approprier le concret, de le reproduire en tant que concret de l'esprit. Mais ce n'est nullement le procès de genèse du concret lui-même. » (Marx 1980 : 35)

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La tâche de ta critique de la philosophie se précise ici et surtout elle se révèle sans fin : sortir de la philosophie, ce n'est nullement la disqualifier d'un bloc, c'est sortir du cercle enchanté qu'elle excelle à refermer et où elle se piège elle-même, abolissant la place de l'action transformatrice du fait même de la fusion entre la pensée et le réel dont elle véhicule le fantasme. L'illusion n'est pas forcément le fruit d'une volonté de tromper ou d'une inconséquence : elle résulte avant tout de la puissance et de la pertinence même de la théorie. La lecture du Capital comme un bréviaire est une possibilité inhérente à l'œuvre dont Marx a lui-même entrevu le risque, conséquence de sa réussite théorique et de sa puissance descriptive. On peut en effet lire le Capital, aujourd'hui encore, comme un formidable tableau du capitalisme, sans portée politique. Face à la menace d'une relecture idéaliste - doctrinaire peut-être, mais aussi et avant tout contemplative - de l'œuvre marxienne, l'introduction va aussitôt accumuler les exemples d'abstractions dont Marx souhaite montrer qu'elles sont bien des représentations déterminées. Le retrait de cette introduction est sans doute dû aux extrêmes raffinements de cette analyse spectrographique des concepts dans un espace mouvant à quatre dimensions, auxquelles s'ajoutent encore les différentes modalités du concret et de l'abstrait. Au total, la tension est extrême entre la volonté de souligner la dimension intrinsèquement révolutionnaire de cette recherche et la haute technicité philosophique des pages qui l'introduisent. Il faut rappeler que l'objectif de Marx est ici principalement d'avertir le lecteur des dangers d'une lecture spéculative de son œuvre, qui en gommerait la nature de processus en cours et en abolirait la portée politique militante, l'appel à la transformation des rapports sociaux qui lui est inhérente. Or, l'ampleur et la complexité de cette introduction deviennent finalement un obstacle à la réalisation de son objectif, puisque faire la genèse des catégories, par exemple celle de travail, revient à exposer par avance les transformations de la réalité historique du travail, anticipant sur ce que la suite de la recherche est destinée à établir. Le plus logique est que l'étude de l'histoire des catégories soit finalement incluse dans l'histoire Mille Marxismes 149

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du mode de production lui-même, comme composante de cette dernière. L'idée d'une philosophie de la connaissance séparée reste donc absolument étrangère à ce texte, Marx n'ayant en vue que les dangers qu'une conception de type hégélien ferait peser sur la réception de l'œuvre et sur son éventuel approfondissement critique. À sa place, on trouve deux axes d'analyse dont les croisements sont toujours singuliers, ainsi que Marx le montre au sujet des notions de travail, d'argent, de population ou de propriété. Leur analyse est indispensable pour lever l'équivoque qui pèse toujours sur le statut, la fonction et même le contenu de telle ou telle abstraction. Ces deux axes, on l'a dit, sont, d'une part, l'histoire d'une totalité sociale donnée et l'étude de la façon dont ses divers aspects s'engrènent les uns sur les autres; d'autre part, l'histoire propre des catégories qui tentent de rendre compte de cette réalité, et dpnc notamment, mais pas exclusivement, l'histoire des catégories de l'économie politique. Il est significatif qu'un des rares auteurs mentionnés dans ce texte pour sa contribution à la construction de concepts historiques valides, soit une fois encore Hegel, en raison de sa conception du rapport entre possession et propriété, alors même que tout ce texte renvoie par ailleurs, pour la critiquer, à la conception hégélienne des représentations d'entendement et des philosophies classiques de la science. Afin de distinguer l'ordre du réel, celui de l'investigation et celui de l'exposition, sans produire de conclusion abstraite à cet égard, Marx présente un certain nombre d'exemples qui, parfois attestent, parfois démentent, une genèse synchronique sur deux segments, sans qu'il soit possible de généraliser. Son propos se situe jusqu'à un certain point dans la droite ligne de L'idéologie allemande et de l'analyse qu'il y esquissait de la formation des représentations idéologiques, et plus largement théoriques, du monde. De telles représentations sont à analyser comme autant de fonctions sociales, conditionnées dans leur émergence par une base historique qui les rend possibles voire nécessaires, mais elles sont aussi des idées déterminées, relativement autonomes dans leur 152

mode de développement et leur articulation réciproque, qui les situent sur un niveau spécifique et irréductible, celui de la pensée économique par exemple. Mais L'idéologie allemande avait pris pour objet principal une philosophie idéaliste finissante, la tradition jeune-hégélienne, considérée sous l'angle de sa fonction idéologique justifiant l'inertie politique. La difficulté, que n'affrontait pas ce texte, surgit ici : il s'agit cette fois de rendre compte de l'économie politique classique dans sa dimension de savoir véritable, tout en la reliant à une perspective politique de dépassement du capitalisme. Laissant ici de côté le caractère idéologique de l'économie bourgeoise, sur lequel Marx reviendra par la suite, il lui faut dans un premier temps déterminer l'exact domaine de validité de catégories qui sont le résultat d'une histoire croisée, celle du réel lui-même et de l'émergence du mode de production capitaliste, et celle de la pensée économique en formation : il s'agit là d'une tâche propre de la critique de l'économie politique, bien distincte d'un simple exercice de prudence épistémologique, et qui doit conduire à la formation d'un nouveau savoir, héritier direct de l'économie politique anglaise mais doté d'une portée révolutionnaire. Le paradoxe est alors qu'un problème essentiel de la réflexion marxienne, parce qu'il échappe à toute conclusion définitive et même à une formulation générale qui en détruirait la pertinence, semble se ramener ici à des considérations méthodologiques fastidieuses à l'utilité franchement discutable. Ou bien Marx dit ce qu'il va expliquer et il anticipe inutilement sur la suite de son travail, ou bien il inscrit sa démarche dans l'histoire de la pensée économique, mais alors il faudrait surtout faire le récit des diverses opérations de critique et de renversement accomplies au cours de cette histoire. C'est cette dernière voie qui sera finalement choisie et Marx présentera, d'une part, l'histoire de sa propre formation intellectuelle, d'autre part, une histoire de la pensée économique à laquelle sera consacré le livre 4 du Capital, les Théories sur la plus-value.

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Le travail comme catégorie et comme abstraction réelle Dans cette introduction, Marx s'attache donc par-dessus tout à rappeler les règles d'une relecture matérialiste de l'histoire de la pensée économique. C'est bien la réalité sociale dans son ensemble qui détermine l'élaboration des représentations et des abstractions, même si représentations d'un côté, histoire économique et sociale de l'autre sont caractérisées par des rythmes propres et une autonomie véritable. Il convient donc d'ajouter un codicille à toute l'économie politique: « Comme au reste dans toute science historique ou sociale, il ne faut jamais oublier, dans la marche des catégories économiques, que le sujet, ici la société bourgeoise moderne, est donnée aussi bien dans le cerveau que dans la réalité, que les catégories expriment donc des formes d'existence, des déterminations existentielles [...], ce n'est en aucune façon à partir du seul moment où il est question d'elle comme telle qu'elle commence à exister aussi du point de vue scientifique. » (Marx 1980 :40-41 )

On ne saurait dire plus clairement que le monde est présent à la théorie avant que la théorie - c'est-à-dire ses producteurs - ne s'en avise, et donc bien avant que la théorie ne soit en mesure d'intégrer à son projet une transformation politique et sociale radicale, qui vise la rationalisation de ce monde à l'envers qu'est le mode de production capitaliste. Une nouvelle conception de la vérité en résulte, non pas contre les critères classiques de scientificité mis au jour par les sciences de la nature, mais au-delà d'eux, dès lors qu'est en jeu un objet original : le rapport entre la théorie en construction et l'histoire en devenir. Un tel savoir a pour Marx une portée globale, qui concerne une formation économique et sociale en tant que totalité caractérisée par ses tendances essentielles: il s'agit non de généraliser, mais d'anticiper les divers devenirs possibles d'un processus en cours, qui demeurent à impulser ou à réorienter, bref qui sont inséparables d'une intervention pratique collective, politique au sens large. La critique des généralisations hâtives consonne avec cette nouvelle alliance théorico-pratique, sans précédent dans l'histoire de la pensée. 154

Une fois encore, la notion paradigmatique de travail permet de comprendre la démarche de Marx à cet égard, ainsi que son jugement final porté sur l'inutilité de cette introduction. Le travail, dit-il, « semble être une catégorie toute simple » (Marx 1980 : 38); or c'est à la fois une abstraction ancienne et une catégorie moderne: «la représentation du travail dans cette universalité - comme travail en général - est elle aussi des plus anciennes ». Mais il existe deux catégories de travail bien distinctes, Marx signalant aussitôt que «conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le "travail" est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple» (Marx 1980 : 38). La notion de travail apparaît ainsi à la fois au commencement de la connaissance économique et à son terme: elle a d'abord le statut d'une généralité, mais d'une généralité complexe, qui désigne d'un mot des réalités extrêmement diverses, dont elle ne restitue pas la diversité. La notion de travail se transforme par la suite radicalement, puisqu'elle en vient à désigner «l'activité créatrice de richesse» (Marx 1980 : 38), définition dont Marx attribue la paternité à Smith. On retrouve bien les deux moments théoriques annoncés plus haut, qui sont en réalité au nombre de trois, si l'on intégre à la science un point de départ qui ne lui appartient pas vraiment: on part d'une notion vague de travail en général, pour progresser, dans un second temps, en direction d'une définition encore restrictive et abstraite (le travail se trouve déterminé comme travail agricole) attribuée à la pensée physiocratique, pour parvenir enfin au concept concret, élaboré par Adam Smith. Marx souligne que ce progrès est dû, non à une avancée purement théorique, mais à un devenir réel des conditions mêmes de la production sociale. Ce devenir voit les travaux spécialisés disparaître au profit d'une abstraction concrète, le «travail en général», devenu «vérité pratique» (Marx 1980:39). Mais l'analyse est plus complexe encore, car Marx signale que l'abstraction du travail en général a bel et bien une forme d'existence historique, «chez les Russes», dont l'indifférence au type de travail exécuté est la marque, non d'une division Mille Marxismes

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poussée du travail, mais d'un stade qui lui est antérieur. On ne peut donc tracer un signe d'égalité entre concret et réel, pas plus qu'entre abstraction et représentation. Les abstractions premières peuvent avoir une existence historique effective, tandis que le concret peut n'exister que tardivement, voire même seulement au titre de projet. Et il convient de compléter ce tableau historique de la notion de travail par son élaboration proprement marxienne, qui l'éloigné de la notion smithienne. Mais en quoi celle de Marx est-elle plus concrète? Il faut se reporter au chapitre 13 du premier livre du Capital. Marx y décrit en détail le processus de parcellisation et de mécanisation du travail qui annihile le savoir-faire ouvrier au profit d'une uniformisation abstraite et immédiatement quantifiable des tâches productives, caractéristique du stade de la manufacture. Ce processus appelle son renversement et crée ses conditions objectives : c'est seulement alors qu^un développement du type des évolutions naturelles (c'est-à-dire réglé par des lois inconscientes) laisse place à un devenir conscient qui n'est rien d'autre, justement, que l'avènement de l'individu polyvalent, co-auteur d'une histoire qui cesse de lui être imposée de l'extérieur: « Si le changement de travail ne s'impose plus désormais que comme une loi impérieuse de la nature, avec l'efficacité aveugle et destructrice d'une loi de la nature qui se heurte partout à des obstacles, en revanche, la grande industrie fait elle-même avec ses cataclysmes une question de vie ou de mort de la reconnaissance, comme loi universelle de la production sociale, des changements de travail, donc de la nécessité de la plus grande polyvalence possible pour l'ouvrier, et de l'adaptation de la situation à la réalisation normale de cette loi. » (Marx 1993 : 548)

On passe ici d'un type de loi à un autre, de même qu'on passe du travail abstrait à un travail concret d'un nouveau genre, divers, changeant, choisi et formateur de l'individualité humaine, parce que devenu appropriation théorique et pratique du monde. Il faut alors admettre qu'il existe plusieurs formes de passage de l'abstrait au concret et du concret à l'abstrait, parce que ces termes ne signifient rien par eux-mêmes, détachés 156

du processus historique qu'ils qualifient. L'abstrait peut être premier historiquement ou tardif, simple ou complexe, réel ou conceptuel. Il en va de même en ce qui concerne le concret. Marx explore un espace multidimensionnel, à plusieurs degrés de liberté, qu'aucun système linéaire d'équations ne pourrait parvenir à décrire. C'est pourquoi l'exposé initial sur le passage du concret immédiat au concret réfléchi se trouve soudain formidablement complexifté. D'abord, il n'existe pas une seule voie de passage de l'un à l'autre, mais plusieurs, ainsi que le montre Marx en traitant de l'argent ou de la propriété. Ensuite, il faut distinguer le concret de l'esprit et le concret réel: dans le cas du travail, la pensée commence par généraliser, puis le développement réel instaure le travail abstrait comme une réalité, avant que la théorie ne soit en mesure d'anticiper sur une polyvalence concrète mais encore ineffective. Finalement, Marx revient dans les dernières pages de ce paragraphe fameux sur la nécessité d'une saisie globale et non téléologique du tout social, seule règle générale qu'il convient de suivre. La société bourgeoise est une totalité structurée dont l'étude conduit à l'élaboration de concepts spécifiques. Ces concepts sont éclairants pour les modes de production antérieurs, mais «cum grano salis» précise Marx, autrement dit jusqu'à un certain point seulement (Marx 1980 : 40). D'abord parce qu'ils ne sont pas la préfiguration imparfaite d'une société, la société bourgeoise, qui se présente volontiers comme leur accomplissement nécessaire et naturel. Ensuite - et cet argument est la raison du précédent - , parce que chaque mode de production constitue une unité organique, où chaque partie se trouve définie spécifiquement par le rapport qu'elle entretient avec chacune des autres et avec leur ensemble. Marx a alors recours à une autre métaphore: « Dans toutes les formes de sociétés, c'est une production déterminée qui assigne à toutes les autres, ce sont les rapports engendrés par elle qui assignent à tous les autres, leur rang et leur importance. C'est un éclairage universel où sont plongées toutes les autres couleurs. » (Marx 1980 :41)

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Cette métaphore semble bien être la reprise de l'analogie lumineuse utilisée par Hegel concernant la méthode (Hegel 1941,1:66) 3 . Mais alors que l'analogie hégélienne soulignait l'inconséquence des théories classiques de la méthode, Marx la réutilise afin de surmonter ce même paradoxe : la lumière et les lois de sa réflexion et de sa réfraction constituent une unité, l'objet à connaître lui-même. Autrement dit, la représentation d'ensemble d'un mode de production doit être fidèle avant tout à la cohésion d'ensemble de ce mode de production, qui impose à la connaissance, non pas de suivre l'histoire de son développement mais de procéder à son exposition articulée hic et nunc. Il importe donc de commencer l'analyse par le plus global, qui est aussi le plus abstrait, et par suite le plus aisément transposable à d'autres modes de production, mutatis mutandis. C'est du moins le premier ordre d'exposition que se propose de suivre Marx, qui n'a pas de valeur absoliie à ses yeux, et surtout pas de portée ontologique. Au total, le seul précepte de la méthode marxienne est toujours et encore de ne pas confondre l'ordre conceptuel avec la genèse réelle, tout en admettant qu'ils puissent, concernant tel ou tel objet, se recouvrir partiellement ou momentanément. Aucune règle générale n'en résulte, s'agissant de totalités historiques par définition toujours spécifiques: « Il serait donc à la fois infaisable et erroné de ranger les catégories économiques dans l'ordre où elles ont été historiquement déterminantes. Leur ordre est au contraire déterminé par les relations qui existent entre elles dans la société bourgeoise moderne, et il est précisément à l'inverse de ce qui semble être leur ordre naturel ou correspondre à leur ordre de succession au cours de l'évolution historique. » (Marx 1980:42)

Pourtant, il semble bien que Marx préconise ici un ordre général d'exposition, contraire de l'ordre «naturel» historique. Même si l'on considère qu'il ne traite ici que de la société bourgeoise et de son étude, on peut se demander comment 3. Si l'on suppose que la lumière est l'objet de la science, et la méthode le milieu qui la réfracte, la connaissance des lois physiques de la réfraction ne suffit pas à définir la nature propre du phénomène lumineux. 158

les relations qui existent entre les différents aspects d'une totalité organique, essentiellement synchronique, peuvent suggérer un ordre d'exposition quel qu'il soit. On assiste en réalité à l'apparition d'un principe de classement distinct des précédents, non historique mais hiérarchisant cette fois l'essence et les apparences phénoménales. L'étude de la société bourgeoise doit commencer par la présentation de ses catégories objectives essentielles, de façon à permettre l'éclaircissement progressif des aspects subordonnés et surtout la présentation rationnelle de ses lois d'existence et de développement fondamentales. Mais l'identification de l'essence ne va nullement de soi (elle est même la croix de l'économie politique classique, d'après Marx), et n'est aucunement aidée par cet ensemble de considérations méthodologiques. Marx dit simplement que le capital « est la force économique universellement dominante de la société bourgeoise» (Marx 1980:42). Mais que signifie exactement étudier le capital? La notion est complexe, elle-même organique et équivoque, d'une façon constitutive qui reflète sa richesse dialectique propre. Dans le bref historique des idées économiques qui suit immédiatement cette affirmation d'un ordre logique de présentation, Marx propose de partir en fait de l'apparition de la forme abstraite du capital comme capital commercial, qu'on rencontre chez les Phéniciens et les Carthaginois pendant l'Antiquité, chez les Lombards et les Juifs au Moyen-Age. Mais conformément à ce qui vient d'être précisé, il ne s'agit pas là d'adopter un ordre historique: et si Marx conclut lui-même par la présentation d'une séquence chronologique, c'est dans la seule mesure où elle illustre l'idée d'une apparition d'abord abstraite-objective du capital (comme capital commercial, jouant un rôle secondaire dans des sociétés à prédominance agricole), qui appelle, pour être analysée comme telle, la constitution d'une catégorie concrète, et donc l'apparition historique d'un stade ultérieur (celui du capitalisme proprement dit, qui se soumet d'abord formellement, puis de façon réelle, le travail). Il s'agit donc bien d'effectuer une lecture rétrospective, nécessaire pour hiérarchiser l'essence et les apparences, Mille Marxismes

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qui appelle toutes les précautions et les réserves signalées plus haut par Marx : l'anatomie de la société bourgeoise est une clé interprétative pour l'anatomie de toutes les autres sociétés. Il n'en résulte pas que ces autres sociétés trouveront leur achèvement nécessaire dans cette dernière forme, mais seulement leur condition de lisibilité. Marx est alors en mesure d'annoncer le plan qu'il vient de justifier: « 1 °) les déterminations générales abstraites, convenant donc plus ou moins à toutes les formes de société, mais dans le sens dégagé plus haut. 2°) les catégories constituant l'articulation interne de la société bourgeoise et sur lesquelles reposent les classes fondamentales. Capital, travail salarié, propriété foncière. » (Marx 1980 :43)

Toutes les difficultés n'ont pourtant pas disparu. La première partie ne peut être qu'une analyse historique rétrospective dont la logique est différente de l'étude de l'essence organique et présente du capitalisme: il s'agit de reconsidérer la place, la fonction et l'importance du capital commercial primitif à la lumière du devenir futur et de la domination du capital sur l'ensemble de la production. Commencer par ce premier point présente finalement un double inconvénient. Elle suppose le programme du second point réalisé au préalable; elle risque une fois de plus de produire chez le lecteur une représentation téléologique impossible à corriger, puisque le développement catégoriel redoublera le mouvement historique en masquant la règle première: commencer par l'essence et continuer par les phénomènes. Marx abandonne donc rapidement l'idée de présenter d'abord les déterminations générales abstraites et il s'oriente peu à peu vers l'organisation interne de l'étude et de la présentation du capital. L'étape suivante le conduira, conformément à l'esprit de la réflexion présentée ici mais non à ses conclusions, à commencer l'analyse par ce qui constitue le coeur de l'essence du capitalisme, la marchandise, « cette forme économique cellulaire» (Marx 1993 : 4), qui résume en elle l'ensemble d'un mode de production. On peut considérer que, par là même, le premier point initialement prévu est maintenu, mais intégré dans une analyse à la fois plus rigoureuse pour Marx et moins illusionnante pour son lecteur. 160

C'est pourquoi la seule considération de la valeur d'échange, par laquelle Marx envisagera longtemps de commencer son exposé ne saurait être le bon point de départ, qui doit être le condensé d'une logique globale. Or l'analyse du capitalisme doit souligner le caractère propre de la valeur d'usage de la force de travail. Il faut donc partir de l'unité première entre valeur d'échange et valeur d'usage au sein de la marchandise, non pas parce qu'elle serait première historiquement (ce qui est cependant le cas), mais parce qu'elle seule donne accès à l'essence propre du capitalisme. La marchandise est en effet une forme abstraite, qui n'est pas spécifique du capitalisme, et dont l'analyse, partant de sa nature duale référée aux analyses d'Aristote, va permettre de progresser jusqu'au fétichisme de type capitaliste, en offrant ainsi une perspective cavalière sur l'essence d'un mode de production : l'ordre historique, l'ordre d'investigation et l'ordre d'exposition cessent alors d'entrer en conflit l'un avec l'autre, sans être pour autant confondus. Conclusion Ce sont bien les analyses de cette introduction qui rendent une telle correction possible, et la correction rend en retour l'introduction inutile. Dans la préface à la première édition allemande du Capital, Marx insistera par la nécessité de commencer par le plus déterminé, les conditions de la production capitaliste en Angleterre : il faut, comme en physique et parce que l'expérimentation en économie politique est impossible, « observer les processus là où ils apparaissent sous la forme la plus typée et où ils sont le moins perturbés par des influences extérieures» (Marx 1993 :4). Le plan initialement prévu se modifie alors, en se resserrant autour de ce que Marx nomme «les lois naturelles de la production capitaliste» (Marx 1993 : 6). Il est alors en mesure de faire coïncider concret objectif et concret de l'esprit en s'engageant dans l'étude de l'essence de la réalité objective qui est celle du capitalisme anglais du 19e siècle, mais dont le caractère paradigmatique autorise une relative généralisation des conclusions obtenues au capitalisme dans son ensemble. Mille Marxismes 159

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On peut considérer que tout le mérite de l'analyse présentée dans l'introduction de 1857 est de définir et de préciser plusieurs axes de recherche articulés: cessant d'être une introduction pour le lecteur elle n'en demeurera pas moins un plan de travail pour son auteur D'une part, il lui reste à étudier dans le détail cette totalité sociale particulière que constitue le mode de production capitaliste. Il lui faudra également, pour lui-même et pour ses lecteurs, continuer d'éclaircir son rapport aux catégories de l'économie politique classique. Cette double tâche sera menée d'une part dans les trois premiers livres du Capital, d'autre part dans les Théories sur la plusvalue, dont il faut redire qu'elles constituent le quatrième livre du Capital. Cette introduction est rédigée par Marx au cours de la dernière semaine d'août 1857. Si aux yeux du lecteur elle peut paraître constituer un préambule à une œuvre achevée, elle est pour Marx lui-même la voie de passage qui le conduit à la rédaction des Grundrisse, dont la forte armature philosophique est un moment de la réinsertion de la critique catégorielle au sein de l'analyse d'ensemble du capitalisme et qui prépare la reprise ultérieure de la forme hégélienne du syllogisme au sein de l'analyse économique, dans le cadre des schémas de reproduction du livre 2 du Capital. Il est donc contestable de faire de ces pages un résumé philosophique autonome. Ce texte a bien plutôt vocation à n'être qu'une étape, nécessaire à son propre dépassement. En ce sens, Le Capital sera tout entier le commentaire développé du « ça dépend » méthodologique, articulant l'étude d'un fonctionnement, celui du mode de production capitaliste, à celle de sa genèse. L'analyse de l'histoire des catégories économiques est nécessaire à cette double étude, l'ensemble étant relié aux perspectives pratiques de transformation révolutionnaire du capitalisme portées par le mouvement ouvrier naissant. Les Théories sur la plus-value constituent donc le vrai pendant de ce texte : Marx y conçoit la science comme la tentative, par définition inachevée, de saisir théoriquement et pratiquement un complexe de processus organiquement liés, mis en mouvement par leurs contradictions. La pratique 162

n'est alors ni le but de la pensée extérieurement à elle, ni l'occasion de sa validation par vérification. Il existe entre théorie et pratique, non pas une identité, mais un rapport d'inclusion réciproque qui se modifie au cours de l'histoire réelle : la pratique rationnelle est ce que la théorie rend pensable, mais la théorisation concrète est ce que la pratique révolutionnaire rend possible, selon une nouvelle forme de circularité s'instaurant entre effectivité et rationalité. S'il existe un rapport de vérification, il faut affirmer qu'il est circulaire et fondamentalement politique. Par suite, la critique des catégories de l'économie politique est soumise à l'avancée de la critique de l'économie politique tout court: les conditions de la compréhension passée s'éclairent à mesure que la concrétisation progresse et inclut, comme encore seulement abstraits, les moments théoriques et historiques antérieurs. Le concret ultime, que pointe le texte sans l'énoncer, est la lutte de classes devenue consciente et organisée qui se saisit des contradictions du capitalisme. Le concret, pour être effectivement tel, doit se doter d'une existence objective rationnelle, qui apparaît dès le moment où un combat politique est mené en vue d'abolir le capitalisme: c'est pourquoi l'idée de communisme ne renvoie ni à un idéal ni à une réalité effective, mais à sa possibilité historique objective, qui en vient en retour féconder la critique théorique de l'économie politique. En ce sens le communisme n'est pas un rêve vague, indescriptible, mais un projet défini, enraciné dans le présent des luttes de classes et des contradictions du capitalisme, projet qui doit sans cesse être actualisé et réactualisé par les forces sociales qui le portent et sans lesquelles il n'existe tout simplement pas. Dès lors, la figure du savoir change radicalement: le «système de la science» hégélien et sa belle ordonnance est remplacé par la tâche de mise en cohérence de la théorie et de la pratique, et cette fois avant tout sur le terrain de la pratique. Dans la lettre à Becker du 17 avril 1867, Marx écrira que le premier livre du Capital « est certainement le plus redoutable missile qui ait encore jamais été lancé à la tête des bourgeois» (Marx & Engels 1964:156). La méthode Mille Marxismes

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de la critique de l'économie politique fait ainsi place aux voies de la révolution politique et sociale, qu'elle ne saurait inclure. Mais il serait tout aussi faux de croire que les secondes ont pour fonction de résoudre intégralement les problèmes posés par la première.

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6. Le fétichisme de la marchandise : un exemple d'invention conceptuelle La notion marxienne de fétichisme est souvent considérée comme l'un de ces concepts qui sont capables de résumer une oeuvre, présentant la définition assurée d'un résultat atteint au terme de la recherche1. Ainsi, le fétichisme de la marchandise, principalement étudié dans le Capital, serait-il la notion éponyme de la critique de l'économie politique, telle que Marx la conçoit, c'est-à-dire comme étude de la production et de l'échange capitalistes associée à la perspective révolutionnaire de leur abolition. Pourtant, le «fétichisme» apparaît bien plus tôt sous sa plume : on en rencontre la première occurrence dans les Manuscrits de 1844 et le terme de «fétiche» apparaît déjà dans un article de la Gazette rhénane de 1842. En outre, cette notion est et demeure marquée par une équivocité profonde, dont Marx ne semble pas vouloir se débarrasser, mais dont, au contraire, il ne cesse de jouer. On peut considérer que, loin d'être une notion économique figée, la thématique du fétichisme se situe à l'intersection de la théorie des religions, de la philosophie de la représentation et de la critique de l'économie politique et qu'elle connaît des transformations incessantes. Marx ne procède pas à l'unification théorique de ces différents terrains mais à leur mise en relation permanente et dynamique. En ce sens, le fétichisme est à la fois une métaphore et un concept, un concept en situation de perpétuel inachèvement, qui donne accès à la façon dont Marx mène de front la construction d'une autre économie politique, une critique continuée de la tradition philosophique, en même temps qu'il s'atelle à l'élaboration de concepts originaux, qui synthétisent les acquis positifs de l'analyse mais la relancent tout aussitôt. On peut distinguer 1. Pour une approche plus globale de cette question, voir Artous (2006). Mille Marxismes

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schématiquement quelques axes, autour desquels gravite la notion de fétichisme, et qui constituent autant de directions de recherche explorées successivement ou simultanément par Marx. Partant de sa découverte de l'analyse feuerbachienne des représentations religieuses, Marx en propose très vite une réélaboration qui est une complexification en même temps qu'un déplacement radical. Le grand mérite de Feuerbach, à ses yeux, est d'avoir étudié la religion sous l'angle du double phénomène d'aliénation et de projection qui rend l'homme étranger à son essence. Mais le rapport univoque de projection illusionnante que définit Feuerbach lui semble d'emblée inapte à prendre en compte les effets générés en retour et la fonction propre des représentations en général sur l'ensemble de la réalité dont elles émanent. La critique feuerbachienne de la religion est en ce sens impuissante à fonder un matérialisme historique qui se doit, parallèlement, d'être un matérialisme de la représentation, incluant l'ensemble des idées mais aussi des instances superstructurelles, et qui doit élargir à la totalité économique et sociale son champ d'investigation. L'intuition première du jeune Marx à cet égard, consiste sans doute dans la comparaison suivie qu'il instaure entre la formation des représentations religieuses et l'émergence de la représentation monétaire capitaliste de la valeur, abordées sous l'angle des fonctions sociales spécifiques qu'elles occupent. Ce rapprochement analogique, que cristallise la notion de fétichisme, ne disparaîtra plus de son œuvre. Qu'il s'agisse du monde religieux ou du monde marchand, le fétichisme désigne dans un premier temps pour Marx un stade archaïque, qui est celui de la substantification et de la fixation matérielle de représentations collectivement élaborées, représentations qui produisent en retour un effet structurant sur l'organisation de la production et des échanges, au sens large: « Les nations qui sont encore aveuglées par l'éclat sensible des métaux précieux et qui sont donc encore des fétichistes de l'argent - métal - ne sont pas encore les nations d'argent achevées. » (Marx 1968 : 106)

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L'affirmation première d'un archaïsme foncier de la relation fétichiste sera ultérieurement corrigée par Marx : sa redéfinition originale du fétichisme de la marchandise procède de ce renversement, accompagnant une analyse elle aussi progressivement renouvelée des sociétés non capitalistes, qui abandonne l'idée énoncée ici qu'elles n'auraient été que des sociétés précapitalistes. Mais il maintiendra et développera l'idée d'une fonctionnalité propre aux représentations, dans le cadre d'une circulation sociale généralisée et qui concerne aussi bien les marchandises que les idées. Les Manuscrits de 1844 formulent de façon lapidaire et suggestive ce rapprochement: « La logique, c'est l'argent de l'esprit» (Marx 1968 : 130). La représentation théorique et la représentation monétaire ont alors en commun d'être des médiations dynamiques, donnant sa consistance à la totalité économique et sociale, tout en menaçant sans cesse de figer l'activité humaine et de bloquer le regard sur ces moyens termes fascinants qu'elles offrent à la volonté de connaissance et d'appropriation. C'est à ce niveau plus général, qui est celui d'une dialectique de la représentation réelle, que la notion de fétichisme se trouve progressivement constituée par Marx en un concept critique majeur, et peu à peu débarrassée de ce qui l'enfermait initialement dans une théorie des religions directement héritée des Lumières. Au cours de cette première étape de l'analyse, se mettent donc en place deux affirmations essentielles. L'une concerne la parenté essentielle qui existe entre la sphère économique et la sphère religieuse. L'autre porte sur le caractère d'illusion sociale moderne du fétichisme, qui oriente d'emblée Marx vers une critique de l'argent, critique originale dans la mesure où elle s'efforce de prendre en compte la totalité de la formation économique et sociale du capitalisme. Le troisième des Manuscrits de 1844, principalement, s'efforce de définir, à l'aide du vocabulaire philosophique de la représentation, le statut paradoxal de l'argent: celui-ci, qui a pour fonction de relier les besoins à leur satisfaction, ne disparaît pas au cours de la médiation qu'il effectue, mais y acquiert une puissance unique et devient Mille Marxismes

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l'objet d'une demande spécifique qui remodèle les besoins eux-mêmes et les soumet à la loi de la valeur. À terme, l'argent n'est pas seulement une représentation fonctionnelle de la valeur mais une puissance sociale qui permet la réalisation objective des représentations subjectives et surtout qui forge le sujet adéquat au marché capitaliste, captif des miroitements de la marchandise et de ses feintes promesses de réalisation de soi. La puissance de la représentation monétaire provient de ce qu'elle transmute les désirs, à condition qu'ils soient solvables, en jouissance effective: « L'argent me procure l'aliment et la chaise de poste, c'est-àdire qu'il transforme mes voeux d'êtres de la représentation qu'ils étaient, il les transfère de leur existence pensée, figurée, voulue, dans leur existence sensible, réelle ; il les fait passer de la représentation à la vie, de l'être figuré à l'être réel. Jouant ce rôle de moyen terme, l'argent est la force vraiment créatrice. » (Marx 1968 :122)

Dans le même temps, l'argent aliène et abstrait toute chose en la réduisant à son tour au statut de simple représentant de sa propre puissance : « l'argent comme moyen et pouvoir de convertir la représentation en réalité et la réalité en simple représentation, transforme tout aussi bien les forces essentielles, réelles et naturelles de l'homme en représentation purement abstraite et par suite en imperfections, en chimères douloureuses, que d'autre part il transforme les imperfections et chimères réelles, les forces essentielles réellement impuissantes qui n'existent que dans l'imagination de l'individu en forces essentielles réelles et en pouvoir. » (Marx 1968 :123)

L'argent est donc une représentation complexe et agissante, dont l'analyse exige un tout autre arsenal conceptuel que celui qu'appliquait Feuerbach à la religion. Plus encore, c'est la critique de la religion qui doit s'enrichir à son tour d'une saisie plus fine de l'analyse de ce type spécifique de représentation, Marx ayant toujours rejeté l'idée feuerbachienne d'une scission entre le réel et ses images au profit d'une explication de la totalité historique qu'ils forment. On mesure tout l'effort qui sera nécessaire à Marx, cependant, pour construire une nouvelle dialectique de la médiation, qui sache rendre compte de la complexité de l'échange monétaire 168

et de l'accumulation capitaliste. Dans le même mouvement, il lui faut réélaborer une notion de fétichisme enfin adéquate aux phénomènes décrits, à la fois tels qu'ils sont et tels qu'ils produisent leurs effets sur la conscience individuelle, effets qui en retour contribuent à la reproduction de la totalité sociale capitaliste. Un des moteurs de cette réélaboration est sans doute la tension forte, aisément repérable ici, qui s'instaure entre un fétichisme, d'abord défini comme stade historique archaïque, et la recherche d'une théorie non spéculative de la médiation réelle, alors même que Marx lie les deux par le jeu analogique qui associe les comportements religieux et économiques. Au point que, dès ce texte, la critique religieuse chère aux Jeunes hégéliens passe au second plan, derrière l'étude de l'inversion du monde que parachève le règne de la marchandise: l'argent apparaît alors comme «la confusion et la permutation universelle de toutes choses, donc le monde à l'envers» (Marx 1968 : 123). Ce monde à l'envers consiste en un mode de production inédit, qui n'est pas le simple prolongement et perfectionnement des rapports sociaux antérieurs. Par voie de conséquence, la définition d'un fétichisme propre aux peuples animistes, qui n'accèdent pas à la représentation abstraite, doit être revue. Si son renversement est plus tardif, Marx avait dès 1842 cité l'extraordinaire anecdote lue chez de Brosses: les Cubains, parce qu'ils ont compris que l'or est le fétiche des Espagnols, envisagent de lui faire des offrandes avant de le précipiter dans la mer (Marx 1984b : 168). Le fétichiste est avant tout celui qui croit à la vérité de ses propres représentations, quelle que soit sa culture. Mais il faut ajouter que la fascination engendrée par le marché capitaliste est sans commune mesure avec les effets du fétichisme religieux traditionnel. La notion de «fétichisme» appelle néanmoins sa reprise et sa redéfinition, dans la mesure où elle véhicule l'énoncé même du problème que Marx s'est donné pour tâche de résoudre : comment une représentation illusoire peut-elle produire des effets réels et contribuer ainsi au fonctionnement et à la reproduction d'une formation économique et sociale donnée, instrumentalisant les désirs et colonisant les subjectivités? Mille Marxismes

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Selon cette perspective inédite, qui rompt avec la tradition philosophique dont cependant il hérite, Marx développera largement la question de la circulation et du blocage social des représentations en général mais en spécifiant toujours le domaine d'étude considéré. La monnaie, représentation d'une nature spécifique et institution centrale du mode de production capitaliste, permet de représenter la quantité de travail abstrait fixé dans chaque marchandise en les rendant commensurables entre elles. Mais elle est aussi capable de s'autonomiser relativement et momentanément, se séparant de la sphère de l'échange pour devenir l'objet privilégié de l'appropriation, au point que ce sont alors les marchandises qui deviennent les «représentants de l'argent» (Marx 1980, 1: 129). Lieu même du renversement, à la fois fonctionnel et illusionnant, l'argent constitue l'exemple paradigmatique d'une représentation qui, initialement destinée à facijjter et à accélérer la circulation, en vient à s'ériger en finalité de celle-ci et à se retourner de moyen en obstacle du mouvement qui lui donne naissance. En effet, la monnaie est à la fois l'instrument de mesure de la valeur et le moyen de sa mise en réserve, de sa cristallisation spécifique, à la fois un moyen d'échange et l'objet par excellence de l'accumulation. La monnaie est bien une réalité intrinsèquement contradictoire, qui met la philosophie et la théorie en général au défi de rendre compte d'un objet si complexe, si déroutant au regard des conceptions classiques de la représentation en même temps que des philosophies de l'histoire et des théories de l'économie politique existantes. Située sur tous ces terrains en même temps, la question de la monnaie contribue à les fédérer et à donner à l'intervention marxienne sa dimension transdisciplinaire, toujours reliée à une approche critique et politique, qui loge la contestation et l'aspiration à la révolution au sein de la description. On peut considérer que les problèmes que suscite une telle approche fournissent l'un de ses moteurs à la recherche et relient fermement les œuvres de jeunesse aux œuvres de la maturité. Cette liaison, et l'effort de mise en cohérence qu'il implique, relèvent à la fois de la reprise que Marx fait subir aux concepts classiques mais aussi 170

du retravail constant qu'il applique à ses propres catégories. Car c'est une contradiction réelle qu'il s'agit de penser: « Représentant matériel de la richesse générale, l'argent ne devient réel qu'en étant jeté de nouveau dans la circulation [...]. Dans la circulation, il n'est jamais réel que pour autant qu'on le cède. Si je veux le retenir, il s'évapore dans ma main, devient un simple fantôme de la richesse. Le faire disparaître, c'est le seul moyen de l'assurer en tant que richesse. » (Marx 1977a: 228)

En ce sens, on peut affirmer que l'argent est une représentation d'un nouveau type, médiation et chose, fonction objective et image à la fois adéquate et illusoire, condition de l'échange mais aussi cause éventuelle de sa paralysie. C'est pourquoi Marx (Marx 1993 : 165) s'attache à distinguer et à relier les diverses fonctions de la monnaie, qui n'est pas une chose mais un rapport social, et qui se présente à ce titre comme la première forme d'apparition du capital, sans être pourtant sa version ancestrale: « La double détermination de l'argent dans la circulation est contradictoire : à savoir, d'une part servir de simple moyen de circulation, auquel cas il est une simple médiation qui disparaît; et en même temps servir de réalisation des prix, forme sous laquelle il s'accumule. » (Marx 1980, 2: 305)

L'intuition de l'agent économique lui-même quant à cette nature dialectique de la monnaie est précisément ce qui distingue le capitaliste du thésauriseur. « La circulation de l'argent, considérée pour elle-même, s'éteint nécessairement dans l'argent en tant qu'il est une chose non animée. La circulation du capital se rallume sans cesse à elle-même, se sépare en ses différents moments, est un perpetuum mobile. » (Marx 1980,1: 9)

Cette différence entre trésor et capital se trouve historiquement associée à des formes d'individualités qui en transposent la logique sociale sous la forme de comportenftents individuels, entretenant à leur tour lefonctionnementéconomique et social dont ils résultent, dont ils deviennent des conditions nécessaires. Le thésauriseur n'est qu'un «capitaliste détraqué», qui n'a pas compris que la remise en circulation de l'argent permet seule sa transformation en capital et, par Mille Marxismes 169

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là, son accroissement continu. À l'inverse, « le capitaliste est le thésauriseur rationnel» (Marx 1993 : 173), un avare qui a réussi en somme, parce qu'il a compris que la circulation du capital est la condition même de son accumulation. Pour autant, l'organisation de la production ne relève aucunement d'une psychologie et Marx affirme que « la société n'est pas composée d'individus, mais exprime la somme des relations, des rapports où ces individus se situent les uns par rapport aux autres» (Marx 1980,1: 205). Ce qui implique que, bien loin d'être étranger au pôle de la subjectivité individuelle, les échanges monétaires contribuent à la structurer socialement, non exclusivement certes mais décisivement néanmoins, à travers les relations que l'individu tisse avec les autres. De sorte que le fétichisme est précisément le moyen terme qui unit le monde capitaliste de la production et de l'échange monétaire aux représentations et croyances individuelles qui en assurent la reproduction et le fonctionnement. Il ne peut alors plus être pensé comme une forme primitive de la croyance en la puissance surnaturelle de certains objets, mais comme une forme moderne, élaborée et contraignante d'illusion sociale, suscitée par la transposition permanente de la richesse socialement produite en richesse abstraite, accumulée de façon privée. Tandis que le thésauriseur est « le martyr de la valeur d'échange, saint ascète juché sur sa colonne de métal» (Marx 1977a: 98), un contemplatif en quelque sorte, le capitaliste est un prosélyte qui ne reste pas en repos : « c'est en fanatique de la valorisation pour la valorisation qu'il contraint sans ménagement l'humanité à la production pour la production» (Marx 1993 : 663). Si l'argent, comme l'avaient déjà noté les Manuscrits de 1844, passe du statut de moyen terme de l'échange à celui de fin de la circulation, c'est en fonction des déterminations propres de cette représentation objective en quoi il consiste, et cela, à l'intérieur d'un mode de production déterminé. Il ne s'agit donc pas de faire du fétichisme une notion passe-partout et transhistorique, applicable à toute inversion du rapport moyen-fin. Si la notion de fétichisme peut acquérir la rigueur d'un concept, c'est au prix de l'analyse historique exacte de ce 172

qu'elle a désormais pour mission de désigner: une apparence nécessaire, révélant et travestissant du même mouvement une essence. Pour spécifier le fétichisme capitaliste, il reste à Marx à expliquer à la fois la genèse historique et la formation logique de la monnaie comme capital. En effet, l'argent, dans sa détermination de réserve de valeur et de capital, ne cesse de naître dans la circulation et d'en être retiré, selon un mouvement que Marx nommera reproduction et qui renvoie aussitôt l'analyste à l'étude de la production, de l'organisation du travail, de la formation de la valeur, distinguant le capitalisme de tout autre type d'échange marchand. Ainsi, c'est moins en vertu de sa pertinence universelle que des difficultés que soulève sa transposition du terrain de la philosophie des religions vers celui de la critique de l'économie politique, que la catégorie de fétichisme entraîne une refonte d'ensemble de l'analyse qui l'enchâsse. Le processus de l'invention conceptuelle se donne ici à lire, non comme empilement d'acquis successifs, ni comme rupture épistémologique entre une œuvre de jeunesse et des textes de maturité, mais plutôt comme refonte permanente et continue, comme rectification et ajustement, certains concepts se présentant comme des épicentres à partir desquels se propage une onde de choc critique. On n'entrera pas dans le détail de la formation de ce que Marx nomme très tôt, par emprunt à Engels, la «critique de l'économie politique». Si l'on s'en tient au seul fil que constitue la notion de fétichisme, qu'on peut estimer décisif dans le mouvement de cette construction théorique, on peut constater que la représentation monétaire se trouve peu à peu dotée d'un pouvoir et d'un statut propres, qui lui viennent de son insertion au sein de l'étude de cette totalité dynamique qu'est le mode de production capitaliste. Cette évolution permet de mesurer la distance entre la notion qu'on rencontre dans le Capital et la première notion marxienne de fétichisme, telle qu'elle apparaît en 1844. La représentation est en effet moins une image fixée qu'un instrument, lui-même pris et modifié au sein du mouvement de circulation qu'il rend possible. La fonction qui lui est impartie le place en position subordonnée par rapport au mode de Mille Marxismes

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production capitaliste, mais elle en fait surtout une instance efficace, que rien ne saurait remplacer: la prééminence de l'argent naît précisément de sa subsidiarité même. Dès lors, les racines de l'inversion monétaire sont à chercher non pas dans une essence pernicieuse qui serait celle de l'argent en général, mais dans la logique concrète qui donne naissance à l'auri sacra famés [la maudite soif de l'or] moderne et à la soif de richesse abstraite (Marx 1977a : 97). Marx affirme que c'est «dans le capital porteur d'intérêt, [que] le fétichisme atteint sa forme la plus parfaite » (Marx 1976:538), puisque la plus-value semble naître directement de la circulation sous sa forme monétaire. Le problème se déplace alors vers l'étude de la marchandise et de sa production masquées en tant que telles par ce que Marx (1977b: 432) nomme par endroits un « mode de représentation » capitaliste qui coïncide avec le mode de production lui-même: c'est bien à ce niveau flue se joue l'énigme de la valorisation et de l'accumulation. Dès lors, le fétichisme n'est plus pour Marx une illusion monétaire superficielle, mais le résultat contradictoire et nécessaire du règne de la marchandise et des effets qu'il engendre dans la conscience des échangistes. Il est, par suite, le principal obstacle à la construction d'une économie politique digne de ce nom, c'est-à-dire capable de dépasser les apparences engendrées au niveau de la circulation, mais surtout d'en rendre compte, en se situant cette fois au niveau de la production. Le fétichisme sera donc ultimement redéfini par Marx comme le fait de croire que les relations entre les hommes sont en réalité des relations entre les choses. Il n'est pas un stade archaïque mais un certain rapport des hommes, à la fois théorique et pratique, à la richesse collective, qui en exprime et en déguise la réalité. Il est corrélatif, non pas avant tout d'une mentalité collective, mais de l'orientation de l'économie vers la production forcenée de valeurs d'échange, dans le cadre des rapports de domination et d'exploitation qui expliquent cette orientation. Le fétichisme doit donc être défini comme une logique de formation des représentations, qui occupe une fonction irremplaçable au sein de l'édifice économique et social, d'abord parce qu'elle en émane 174

immédiatement, ensuite parce qu'elle en occulte utilement la nature de médiation qui est néanmoins la sienne. C'est précisément en ce point que la question se révèle politique. C'est pourquoi la critique du fétichisme n'est pas celle d'un obstacle épistémologique sur le terrain la théorie, mais la remise en cause virulente d'une logique d'ensemble, qui débouche sur la nécessité du dépassement pratique de l'ordre existant, c'est-à-dire du mode de production capitaliste en tant que monde à l'envers, qui subordonne la satisfaction des besoins sociaux à la circulaire et démente «valorisation de la valeur» qu'il organise. Que la notion de fétichisme soit alors centrale, du fait même de l'ensemble des axes d'analyse qu'elle rassemble sans jamais les fusionner, c'est bien ce que prouve le long développement que lui consacre Marx dans le livre 1 du Capital. La critique de l'usage antérieur de la notion de fétichisme est patente : référence est faite, non plus aux religions primitives mais aux religions modernes, toujours sur le mode analogique. L'économie politique, affirme Marx (1977b: 93), «traite des formes pré-bourgeoises de l'organisme social de production comme les Pères de l'Église traitent des religions pré-chrétiennes » : comme des étapes, qui ne sont légitimées et expliquées que du point de vue de leur devenir chrétien ou bourgeois. L'occultation d'une genèse historique produit l'illusion rétrospective d'un progrès nécessaire. Dès lors, la marchandise devient incompréhensible et présente la nature énigmatique d'une «chose sensible suprasensible» qu'il devient impossible d'expliquer par ses causes véritables. Marx en vient alors à parler de la « personnification des choses » et de la « réification des rapports sociaux » en terme de « religion de la vie quotidienne» (Marx 1977b: 750), inversant ainsi la place du comparant et du comparé au sein de l'analogie traditionnelle entre vie économique et monde religieux. Loin d'être le produit nécessaire des étapes historiques antérieures, le capitalisme est lui aussi une invention historique, qui reconstruit ses croyances, ses illusions, ses représentations en général, en relation avec la logique neuve qu'il fait naître. L'analyse, au lieu de déduire les modes de Mille Marxismes

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production les uns des autres, doit donc s'attacher à étudier la façon dont ils réélaborent fondamentalement tout ce dont ils héritent, le capitalisme refondant tous ses traits empruntés au feu de ses préoccupations fondamentales et inédites. Si la dénonciation du fétichisme de la marchandise a un sens, elle ne peut être que subordonnée à une contestation politique de fond du capitalisme. Elle a donc pour corollaire l'explication rigoureuse de la nature de la marchandise comme unité dialectique qui associe la valeur d'échange et la valeur d'usage tout en maintenant leur distinction. Il s'agit donc ici d'élargir à la marchandise en général ce qui concernait auparavant la monnaie (selon l'ordre de la recherche menée par Marx, qui ne coïncide pas avec l'ordre d'exposition du Capital) : le rapport complexe et contradictoire entre la matérialité spécifique d'un objet, son utilité déterminée, et sa fonction sociale prédominante de représentation de la valeur et d'incarnation du travail social abstrait. L'énigme de la marchandise se résume alors au fait que sa matérialité intervient et n'intervient pas dans sa détermination de marchandise, et cela parce que « l'identité des travaux humains prend la forme matérielle de l'objectivité de valeur identique des produits du travail» (Marx 1993 : 82). La valeur est déterminée par le temps de travail cristallisé en elle et paraît alors être indépendante de l'objet, considéré dans sa singularité matérielle et son usage propre : elle renvoie donc à un rapport social de production qui disparaît derrière son résultat, projetant fantastiquement sur lui ses propres caractéristiques marchandes. C'est ainsi que « les rapports des producteurs dans lesquels sont pratiquées ces déterminations sociales de leurs travaux prennent la forme d'un rapport social entre les produits du travail» (Marx 1993 : 82), les relations entre les hommes se trouvant aussitôt métamorphosées en relations entre des choses. Si les choses prennent alors un caractère « mystique», comme le note très ironiquement Marx, c'est qu'elles empruntent certaines propriétés des rapports sociaux entre producteurs, qui déterminent leur capacité propre à s'égaliser et à s'échanger avec d'autres marchandises, en un mot: la valeur, qui renvoie toujours en dernière analyse au temps de 176

travail socialement nécessaire, c'est-à-dire aux conditions précises de la production à un moment donné. On comprend que le caractère social de la marchandise apparaisse comme un mystère, puisqu'il n'est pas et ne peut plus être spontanément rapporté aux conditions générales de la production : associé aux qualités particulières d'un objet, la valeur semble être une force étrangère qui vient auréoler mystérieusement sa matérialité ordinaire. Les tables se mettent alors à danser (Marx 1993: 81). La marchandise est donc à la fois une chose et une représentation qui entretient en retour la logique dont elle est issue : l'illusion est d'autant plus puissante qu'elle n'a nul besoin d'être déjouée quand on se situe au niveau de la pratique, qu'elle n'entrave pas mais soutient. De ce point de vue, elle se distingue des représentations religieuses puisqu'elle n'est pas la promesse d'un autre monde mais qu'elle se situe de plain-pied avec la réalité historique. La production des marchandises est, dans le même temps, une production de représentations qui ne s'organisent pas immédiatement en une vision du monde articulée mais possèdent bien une capacité à s'articuler et à se fondre en un ensemble cohérent. Ici encore, Marx se sépare radicalement de Feuerbach : au lieu de dénoncer l'image comme le résultat d'une projection sur la base d'une aliénation humaine première, ce que pour sa part il n'a jamais fait, il la considère d'abord comme une émanation sociale qui n'est pas en premier lieu le résultat d'une scission mais d'une différenciation interne et fonctionnelle, traversée des mêmes contradictions que la totalité économique et sociale qu'elle réfracte. La représentation a bien une fonction et elle concourt de ce fait, comme un facteur agissant et dynamique, à la reproduction de la formation économique et sociale capitaliste. Et au total, c'est bien parce que l'image a une fonction que « le fétichisme est inséparable de la production marchande» (Marx 1993 : 83): il est la face théorique de cette production, sa reconstitution mentale chez les acteurs sociaux, quels qu'ils soient. Ainsi le fétichisme marxien, loin de définir une forme primitive et naïve de la croyance, marquée Mille Marxismes

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par l'arbitraire individuel, désigne-t-il une forme élaborée et socialement contraignante: l'indétermination concernant le choix du fétiche est remplacée par le caractère constant du processus de transposition des richesses matérielles en richesse abstraite, selon une logique sociale implacable, intégrée à un fonctionnement dont elle assure la régulation et la reproduction à l'identique. Le fétichisme s'accorde pleinement à la nature cyclique du capitalisme et fait de lui un monde de reflets incessants, un univers où le spectacle marchand est indissociable de l'exploitation qu'il auréole et perpétue. L'invisibilité de l'origine de la valeur déguise à son tour les conditions réelles de l'échange entre le capital et la force de travail et propage la croyance que ce sont les choses qui imposent leur pouvoir aux hommes et qui établissent entre elles, par-dessus leurs têtes, des relations quantifiables, les prix, ces « œillades que les marchandises lancent amoureusement à l'argent» (Marx 1993:125). Une telle illusion serait indéracinable si le fonctionnement du capitalisme ne subissait aucun devenir et s'il n'était pas par essence traversé par les contradictions qui naissent dans la sphère de la production. Le fétichisme peut être dépassé seulement si le statut même de la marchandise, comme forme sociale, se trouve modifié ou simplement s'il entre manifestement en crise. Des marchandises qui ne parviennent pas à être échangées révèlent l'extériorité aberrante des motifs de leur production à l'égard du système des besoins. La monnaie n'est pas seulement équivalent général : en dissociant la vente de l'achat, elle ne garantit nullement la réussite du «salto mortale » [saut périlleux] qui transforme la marchandise en or. Lors des crises de surproduction, la disjonction peut s'amplifier jusqu'à la paralysie de la circulation marchande, révélant ainsi la nature intrinsèquement contradictoire du mode de production capitaliste en même temps que « l'unité des moments promus à l'autonomie les uns par rapport aux autres» (Marx 1976, 2:597). Ce système de représentations finement engrenées les unes sur les autres qui caractérise le capitalisme présente donc une forte cohésion mais aussi une grande fragilité, dans 178

la mesure où il appartient de plein droit à la totalité de l'édifice économique et social, et se trouve ainsi soumis à la dialectique économique, sociale, mais aussi politique qui le taraude. Le fétichisme, en devenant le nom d'une certaine catégorie de représentations en mode capitaliste de production, désigne par là même la logique contradictoire de leur formation, finalement explicable à condition que la logique capitaliste globale soit exhibée. Son analyse critique, qui soudain donne à voir ce qui jusque-là en était demeuré invisible, concourt ainsi à la transformation révolutionnaire d'un monde à l'envers, dès lors que la crise avive jusqu'à l'insupportable ses contradictions essentielles et fait naître l'exigence d'une autre organisation économique et sociale. C'est à ce niveau qu'on comprend pourquoi, en dépit de l'histoire du terme de «fétichisme», la critique de la religion n'est en rien, pour Marx jeune ou vieux, la matrice de la critique de l'économie politique. On l'a dit, les religions constituées sont bien plutôt à replacer au sein de cette logique d'ensemble: « pour une société de producteurs de marchandises», qui mesure les valeurs sur la base du travail humain semblable, « le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, et notamment dans son développement bourgeois, dans le protestantisme, le déisme, etc., est la forme de religion la plus appropriée » (Marx 1993 : 90-91 ). Pour autant le rapprochement ne disparaîtra pas. Parlant de la différence, surprenante en première approche, qui s'instaure entre la forme marchandise et sa nature physique, Marx note: «Si bien que pour trouver une analogie, nous devons nous échapper vers les zones nébuleuses du monde religieux. Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d'une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J'appelle cela fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu'ils sont produits comme marchandises, et qui, partant, est inséparable de la production marchande. » (Marx 1993 : 83)

Il existe donc une évolution parallèle des religions et des conditions de vie matérielle, qui atteste que l'objectif de Marx Mille Marxismes

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n'est nullement de réduire les comportements religieux à une base économique, mais bien d'expliquer leur spécificité et de prendre acte de leur fonction. Plus fondamentalement pourtant, l'énigme de l'origine de la valeur en mode capitaliste de production déguise les conditions réelles de l'échange entre le capital et la force de travail. Attaquant Ricardo, et tout particulièrement sa distinction entre capital fixe et capital circulant, Marx note que: « Le matérialisme grossier des économistes qui considèrent les rapports sociaux de production qu'entretiennent les hommes et les déterminations que reçoivent les choses, en tant qu'elles sont subsumées sous ses rapports, comme des propriétés naturelles des choses, est en même temps un idéalisme tout aussi grossier, un fétichisme qui attribue aux choses des relations sociales comme autant de déterminations qui leur seraient immanentes et, du coup, les mystifie. » (Marx 1980, 2: 179)

Ce n'est nullement un hasard si la notion de fétichisme permet à Marx d'aborder, en même temps et comme latéralement, le problème philosophique du rapport entre matérialisme et idéalisme. En effet, tout au long de sa lente élaboration de la question du fétichisme, Marx croise et recroise la tradition philosophique à laquelle il emprunte délibérément le terme. D'une part, il s'inspire de la théorie des religions primitives, élaborée au 18e siècle et tout spécialement par de Brosses dans son livre intitulé Le culte des Dieux fétiches ou comparaison des anciennes religions de l'Egypte avec la religion actuelle des nègres, dont on sait qu'il l'a lu dès 1841 (Cornu 1955,1:284). De Brosses s'efforce d'y illustrer l'idée humienne d'une progression du concret vers l'abstrait, en définissant le fétichisme comme un stade religieux primitif (lacono 1992). Marx retient essentiellement de cette analyse, on l'a vu, l'idée d'une projection par les hommes de leurs propres pouvoirs sur des objets extérieurs qu'ils divinisent. Mais il s'oriente avant tout vers une analyse diversifiée des fonctions multiples des représentations, qui les intègre à la totalité économique et sociale en étudiant la façon dont elles concourent à sa reproduction et parfois l'empêchent. C'est alors au voisinage de l'analyse hégélienne de la 180

représentation et de la théorie du fétichisme qu'elle inclut qu'il se situe, lui reprenant la redéfinition dialectique des notions de concret et d'abstrait en vue de les refondre une fois encore. Pour Hegel, le fétichisme est avant tout l'accusation portée par l'athéisme des Lumières contre une foi dont il n'a pas su penser la véritable nature, par-delà sa dimension représentative effective. La pure intellection réduit la foi à la superstition, parce qu'elle s'accapare « la pure conscience du côté du soi étant pour soi ». Elle ne sait donc s'en prendre qu'à la seule représentation religieuse, qu'elle caricature faute de savoir en rendre compte: « Elle dit donc de la foi que son essence absolue est un morceau de pierre, un bloc de bois, qui a des yeux et qui ne voit pas, ou encore un peu de pain qui a poussé dans les champs, est transformé par les hommes, et est restitué à la terre - ou quelque autre forme selon laquelle la foi a coutume d'anthropomorphiser l'essence, de se la rendre objective et représentable. » (Hegel 1941, 2:105)

L'accusation d'abstraction est ici renvoyée à l'athéisme, qui confond la foi et la superstition. Le fétichisme n'est alors plus un mode inférieur de la représentation, mais une accusation indue de la part de ceux qui n'ont pas saisi la logique de la figuration. Cette critique hégélienne est reprise par Marx, pour réfuter un certain type de dénonciation des illusions, qui perçoit des erreurs de jugement là où il faudrait concevoir la formation d'apparences nécessaires: « Lorsqu'on tient pour de simples signes les caractères sociaux que prennent les choses [...], on déclare en même temps qu'on les tient pour des productions arbitraires de la réflexion des hommes. C'est ainsi que les Aufklàrer du 18e siècle aimaient faire la lumière sur les choses et dépouiller, au moins provisoirement, de leur apparence d'étrangeté les figures énigmatiques des rapports humains dont on ne savait pas encore déchiffrer la genèse. » (Marx 1993: 103-104)

Le fétichisme n'est pas la manifestation d'une foi, mais la croyance inconsciente, de nature non-religieuse, à la nature «supra-sensible» d'objets qui ne sont effectivement pas de pures choses matérielles, mais des réalités sociales complexes, des marchandises concentrant dans leur forme Mille Marxismes 179

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la totalité d'un mode de production et d'échange. Il faut donc plutôt étudier l'inversion objective du monde réel qui suscitent ces représentations, dont Marx baptise «fétichisme» la logique sociale de formation et « idéologie » la fonction spécifique dévolue aux idées qui lui correspondent. Ces représentations appartiennent tant aux échangistes qu'aux théoriciens de l'économie. Les économistes bourgeois sont nécessairement victimes de cette illusion, et Marx le redit dans les Théories sur la plus-value, au sujet de Samuel Bailey : « Dans la première partie de mon ouvrage, j'ai indiqué comment le travail qui repose sur l'échange privé est caractérisé par le fait que le caractère social du travail se "représente" comme "propertf des choses - à l'envers; qu'un rapport social apparaît comme un rapport de choses entre elles (des produits, valeurs d'usage, marchandises). C'est cette apparence que notre fétichiste prend pour quelque chose de réel.» (Marx 1976, 3: 153) ,

L'analyse du fétichisme n'a plus rien d'une dénonciation moralisante mais devient l'occasion pour Marx de montrer que la difficulté de l'analyse de la marchandise est due aux conséquences produites par la production capitaliste ellemême sur le terrain de l'économie politique. Une des évolutions majeures de Marx, parallèle à cette élaboration, concerne son analyse de l'émergence même du capitalisme. Kevin Anderson (2010) a montré comment le schéma évolutif initial laisse place, à partir du milieu des années 1850, à une critique de la barbarie inhérente à la civilisation bourgeoise et à ses menées coloniales2. Revenant sur ce qu'il estimait d'abord être les effets progressistes de l'expansion capitaliste à travers le monde, et alors qu'il se penche sur des situations précises, notamment celles de l'Inde et de la Chine, Marx en vient à dénoncer vigoureusement la colonisation française et britannique. Se faisant le défenseur intransigeant des revendications nationales des peuples opprimés, irlandais, polonais, ainsi que de la cause anti-esclavagiste aux États-Unis, Marx infléchit considérablement son analyse historique d'ensemble. Alors que, dans ses œuvres 2. L'édition française de ce livre fondamental est à paraître chez Syllepse. 182

de jeunesse, il considérait les rapports sociaux ancestraux comme étant de l'ordre de l'arriération historique, ce sont par la suite les rapports capitalistes eux-mêmes et le colonialisme qui en est indissociable qu'il qualifie de barbares. Il en vient à penser que les sociétés non capitalistes recèlent des points d'appui pour l'instauration de rapports sociaux désaliénés et qu'elles opposent une résistance précieuse à l'expansion de la logique marchande capitaliste et des rapports sociaux qui l'accompagnent. La réélaboration de la notion de fétichisme porte la trace de ce renversement radical de l'hégélianisme sur le terrain de l'analyse des différents modes de production, et cela en dépit de préjugés tenaces quant à un supposé colonialisme de Marx. Parler de fétichisme de la marchandise permet donc à Marx d'élaborer du même mouvement une critique des conceptions philosophiques de la représentation et de construire sa propre analyse du mode de production capitaliste, en ses différentes instances articulées, tout en l'inscrivant dans une histoire non déductible et non téléologique. Marx fait donc du fétichisme de la marchandise, contre de Brosses, le moment de l'abstraction élaborée, et contre Hegel, le mécanisme d'une genèse sociale d'illusions déterminées, naissant au niveau même de la sphère de la production et de la circulation des richesses. C'est au cours de cet affrontement avec des théories elles-mêmes incompatibles que Marx va faire avancer sa propre conceptualisation de la formation économique et sociale capitaliste: la critique de l'économie politique s'élargit ici en critique de ses tenants et aboutissants philosophiques, si impliqués dans son développement qu'il n'y a pas lieu d'en isoler l'examen. La notion de fétichisme ne décrit donc pas une logique générale mais un fonctionnement déterminé dans un secteur de la réalité sociale, le marché capitaliste, qui propage ses effets de façon toujours spécifique. Si le fétichisme moderne «adhère au monde des marchandises»(Marx 1993 : 83), il n'en demeure pas moins qu'il faut chercher sa source au niveau même de la production, en rejetant l'idée de sa simple genèse par scission, en refusant la thèse de sa séparation en Mille Marxismes

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abstractions fondamentalement inutiles et trompeuses, dont il suffirait de dénoncer le décalage par rapport au monde réel pour déjouer le pouvoir. Ainsi, au lieu d'être synonyme de croyance naïve et de projection illusionnante, le fétichisme devient le nom d'un phénomène historiquement déterminé qui fait signe vers la totalité qui l'inclut. Il désigne la logique collective et individuelle de la genèse de représentations qui demeurent liées à leur base sociale et en permettent la conservation, l'expansion ou en accélèrent l'entrée en crise. La rupture la plus nette avec les critiques philosophiques de l'illusion réside dans le fait que, au travers de cette notion inédite, la représentation cesse d'être pensée comme un doublet du monde, à évaluer en terme d'adéquation ou d'inadéquation, mais comme une des instances actives du réel, dont l'analyse critique acquiert de facto une portée politique. Le mouvement de l'invention théorique, dans ce cas précis, est aussi celui de la transformation constante d'une catégorie précise, empruntée à une tradition philosophique antérieure, mais aussi, plus fondamentalement, le mouvement de la refonte d'ensemble de l'analyse où elle prend place. Loin d'un mouvement de généralisation, c'est une spécification qui en résulte, maintenant pourtant la dimension analogique du terme mais en l'ajustant dans le même temps à l'objet central de l'analyse marxienne, le mode de production capitaliste pensé comme totalité contradictoire et comme formation historique transitoire. Sans jamais s'orienter vers une dénonciation du consumérisme - pour des raisons qui sont historiquement évidentes mais aussi pour des motifs théoriques de fond - , c'est toujours vers une critique d'ensemble de l'économie politique capitaliste que Marx reverse ses analyses locales de la logique marchande moderne. Ainsi le fétichisme est-il chez lui un concept descriptif, qui relie des apparences à une essence, mais aussi un concept critique et politique, qui dénonce une logique circulaire et mortifère.

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Mille Marxismes

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