L'ethnicité en Guinée-Conakry: au prisme de l'organisation sociopolitique 2343103399, 9782343103396

Ce livre tente d'apporter une explication au mal dont souffrent les Guinéens : l'ethnicité. En effet, cette fo

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L'ethnicité en Guinée-Conakry: au prisme de l'organisation sociopolitique
 2343103399, 9782343103396

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Oumar DIAKHABY

L’ethnicité en Guinée-Conakry au prisme de l’organisation sociopolitique

Préface de Bruno Laffort

L’ethnicité en Guinée-Conakry au prisme de l’organisation sociopolitique

Oumar DIAKHABY

L’ethnicité en Guinée-Conakry au prisme de l’organisation sociopolitique

Préface de Bruno Laffort

© L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-10339-6 EAN : 9782343103396

Considérant qu’il n’y a pas un sens figé de l’histoire, mais des histoires auxquelles les Guinéens doivent donner du sens, j’en appelle à la lucidité et à l’esprit critique, car parler de développement implique nécessairement le dépassement du discours sur la paix et sur l’unité nationale ; comprendre, vouloir, désirer et non haïr ou trahir.

REMERCIEMENTS Ce livre est un long travail de recherche de plusieurs mois, réalisé avec le concours de certaines personnes sans lesquelles je n’aurai pu atteindre mes objectifs. Mes remerciements vont à Monsieur Bruno Laffort, mon directeur de mémoire, pour ses précieux conseils, l’intérêt qu’il a accordé à cette thématique de l’ethnicité en Guinée qui, pourtant au début n’était pas évidente, sa disponibilité, son investissement personnel dans nos différentes rencontres. Je remercie également Monsieur Matthieu Gateau pour son encouragement et ses conseils. J’exprime ma gratitude à mon frère Ibrahima M’Bemba Diakhaby qui en lisant ce mémoire m’a apporté de précieux conseils. Je suis reconnaissant à tous les enquêtés qui m’ont été d’une aide indispensable pour la réalisation de ce travail.

PRÉFACE La recherche d’Oumar Diakhaby s’avère stimulante à plus d’un titre. Ce chercheur en sociologie pose une question essentielle, une question qui remonte à la nuit des temps et à laquelle d’autres intellectuels et hommes politiques ont tenté de répondre avant lui : comment vivre ensemble malgré nos différences ? En d’autres termes, comment « faire société » dans un monde globalisé, dans un monde de plus en plus complexe où les identités sont de plus en plus distendues, de plus en plus liquides, pour reprendre le terme employé par Zygmunt Bauman dans son ouvrage éponyme ? Dès l’introduction, l’auteur nous présente cette mosaïque qui constitue la Guinée-Conakry d’aujourd’hui ; elle ne contient pas moins de quatre grandes régions géographiques différentes, trois groupes ethniques principaux (Les Malinkés, les Peulhs et les Soussous) et une dizaine d’autres ethnies dites « minoritaires », trois langues principales (le malinké, le soussou et le poular), mais aussi d’autres à côté du français (qui constitue la langue officielle), une religion principale- l’islam - mais aussi quelques chrétiens qui se retrouvent notamment au sein du groupe des Forestiers et dans la Basse-Côte. Il existe, bien sûr, des recoupements entre les territoires occupés, la langue, l’ethnie dont on se revendique et la religion pratiquée, mais avec de nombreuses exceptions qui témoignent de l’extraordinaire diversité - on pourrait dire richesse - dont peuvent se réclamer les habitants de ce pays. 11

L’intérêt de sa réflexion est de croiser les théories de l’ethnicité - remises à l’honneur en France avec les travaux de Fredrik Barth, de Marco Martiniello, de Jean-Loup Amselle et d’Elikia M’Bokolo - avec un terrain d’étude concret : celui de la Guinée-Conakry dont il est originaire. Cet aller-retour entre théorie et pratique constitue sans aucun doute la partie la plus originale de cet ouvrage. Mais tout d’abord, qu’est-ce que l’ethnicité ? Conservons la définition du père fondateur de la sociologie compréhensive, Max Weber ; dans son ouvrage Économie et société, il définit l’ethnicité comme un élément qui renvoie à un sentiment d’appartenance à une entité commune. Il y a donc là deux mots-clefs sur lesquels nous devons nous arrêter : le sentiment, qui est une donnée subjective par essence, et donc sujette à réinterprétation constante (voire à modification) ; l’appartenance, qui définit - avec d’autres items - l’identité constitutive de l’individu, mais aussi du groupe. Cette dimension subjective est fondamentale : elle inscrit l’ethnicité dans une construction sociale qui dès lors, peut être instrumentalisée par les pouvoirs en place (nous y reviendrons). À bon escient, et de manière très fine, l’auteur montre que l’ethnicité constitue certes un élément de l’identité guinéenne, mais avec de nombreux autres que sont la religion, les classes sociales (même si ces dernières n’obéissent pas à la définition occidentale (marxiste) dans ce pays, notamment à cause de la faiblesse de l’industrialisation), les lieux géographiques d’établissement des hommes et des femmes, les métiers exercés (agriculteurs, éleveurs, commerçants ...), etc. L’ethnie est donc une valeur importante de l’identité guinéenne, mais ne

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saurait à elle seule définir une sorte d’identité qui serait fixée dans le marbre, de manière une et indivisible. Dans la deuxième partie de son ouvrage, Oumar Diakhaby se demande quel pourrait être le « modèle idéal » de gouvernance pour son pays. Cela le conduit à analyser les similitudes et les divergences de l’ethnicité avec le nationalisme, pour montrer, selon lui, « que contrairement au nationalisme, l’ethnicité n’entraîne pas, ou très rarement, cette quête de la souveraineté politique pour les groupes sociaux qui se définissent par une même identité ethnique ». À l’en croire, l’ethnie serait donc un concept à « bas bruit » qui ne conduirait pas forcément les individus à l’affrontement. Néanmoins, la mise en avant excessive des ethnies au sein d’une organisation sociopolitique conduit souvent à exacerber les discriminations, cela engendrant des affrontements presque inévitables ; le Rwanda en constitue à ce titre un triste exemple. Cette partie, comme les suivantes, est émaillée d’extraits d’entretiens de Guinéens - principalement des universitaires - ayant réfléchi sur la « question ethnique » en Guinée, mais qui ont aussi mené un travail de décentrement, nécessaire pour aborder ces questions de manière dépassionnée. La richesse de leurs propos, habilement mis en valeur par l’auteur, donne de la consistance à cette recherche qui devient très vivante, audelà d’un simple exercice de style. Dans cette recherche du lien social et d’une démocratie moderne adaptée aux valeurs guinéennes que l’auteur prône de ses vœux, il ne semble pas que l’ethnie constitue la meilleure base de départ, comme le rappelle une des personnes rencontrées : « La pauvreté de la Guinée commence par la pauvreté de l’analyse de notre propre situation. Aborder le développement avec des approches 13

ethniques, c’est la façon la plus primitive de cerner nos difficultés de développement. » Oumar Diakhaby revient ensuite sur d’autres modèles de « faire société » qui se sont constitués dans le monde ; il évoque notamment le multiculturalisme qui s’est constitué Outre-Manche et aux États-Unis. Ces pages auraient gagné à être plus charpentées, tant les débats autour de ce concept - dans la vieille Europe comme aux États-Unis - sont riches et que les désaccords sur les vertus de ce « modèle » persistent… Pour ne donner qu’un seul exemple, le multiculturalisme qui a longtemps prévalu aux Pays-Bas a été remis en question après l’assassinat de Théo Van Gogh. La troisième partie de l’ouvrage constitue le travail le plus personnel et le plus « engagé » de l’auteur. Celui-ci retrace l’histoire de la Guinée, essentiellement depuis son accès à l’indépendance, pour constater que les principaux chefs d’État successifs ont toujours instrumentalisé à leur profit telle ou telle ethnie. Cette partie sociohistorique se termine sur un constat de l’auteur dans une sorte d’épilogue : selon lui, les évènements sociopolitiques de ces six dernières années marqueraient une accentuation de cette « instrumentalisation ethnique ». La voie actuelle ne serait plus celle du « vivre ensemble », mais au contraire celle d’une radicalisation dans les discours qui conduit à une exacerbation des conflits. En filigrane, l’auteur semble finalement en appeler à une constitution progressive d’un « État-nation » en Guinée, pays avec lequel on sent qu’Oumar Diakhaby entretient un fort attachement et aspire à une profonde mutation, allant dans le sens du développement, de la justice et de la cohésion sociale. C’est peut-être là qu’il faudra reprendre l’analyse menée par Oumar Diakhaby en se demandant si l’Étatnation - qui est aussi une invention de l’Occident et qui, 14

quelque part, demeure une fiction (mais une fiction nécessaire ?) - constitue le socle le plus approprié pour conduire la Guinée vers la démocratie. La poussée de mouvements indépendantistes, au Nord comme au Sud, le retour du religieux et du fondamentalisme dans les trois religions monothéistes, l’implosion de certains Étatsnations à l’Est de l’Europe, sont autant d’éléments qui s’invitent dans l’agenda politique pour montrer que l’Étatnation doit lui aussi se réformer afin de, peut-être, accepter une plus grande souplesse en son sein. En tout état de cause, l’ouvrage d’Oumar Diakhaby constituera une base de référence indispensable pour tous les intellectuels, décideurs et politiques de la Guinée qui souhaitent travailler pour amener ce pays vers une réelle démocratie, tout à la fois « moderne » et respectueuse des singularités qui la composent. L’idée serait de sortir du mimétisme constitutionnel occidental (comme c’est le cas actuellement) pour fonder une société guinéenne qui, tout en s’appuyant sur des éléments inspirés des sociétés démocratiques occidentales, puiserait son terreau dans les valeurs africaines. Bruno Laffort Maître de conférences en sociologie à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté

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PRÉSENTATION OU AVANT-PROPOS Nous travaillons dans cette recherche sur un terrain spécifique : la Guinée-Conakry. La Guinée est un pays de l’Afrique occidentale situé entre l’Océan Atlantique, la Sierra Leone, le Liberia, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Sénégal et la Guinée-Bissau. La population totale guinéenne est de 11,80 millions d’habitants1, avec une superficie totale de 245.857 km² et une densité de 45 habitants par kilomètre carré. Elle est composée de quatre zones géographiques, appelées aussi « régions naturelles », sur lesquelles sont répartis les différents groupes ethniques. Au point de vue administratif, la Guinée compte huit régions appelées « régions administratives », qui portent le nom de la ville chef-lieu : les régions de Conakry, de Labé, de Kindia, de Mamou, de Faranah, de Kankan, de Boké et de Nzérékoré. Ces régions sont elles-mêmes composées, d’abord, de trente-trois préfectures. Ensuite, les communes urbaines regroupent les trente-trois communes correspondant aux villes chefs-lieux de préfectures, auxquelles s’ajoutent les cinq communes de Conakry. Enfin, nous avons trois cent trois sous-préfectures et communautés rurales de développement, les deux ont le même territoire. Cependant, les préfectures et les souspréfectures relèvent du cadre de la déconcentration, c’est-àdire un système de délégation du pouvoir central vers des 1

Selon les chiffres de l’institut national d’études démographiques(INED), dans Sylvie Brunel, L’Afrique est-elle si bien partie ?, Éditons sciences humaines, Auxerre, 2014, page 24.

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échelons inférieurs ne possédant pas une personnalité morale. Tandis que les communes urbaines et les communautés rurales de développement relèvent quant à elles de la décentralisation. Elles disposent d’une personnalité morale propre et forment les collectivités territoriales. Elles ont une certaine autonomie de gestion par rapport aux préfectures et aux sous-préfectures qui sont elles, rattachées au gouvernement. Sur la carte ci-dessous, nous avons les quatre régions naturelles de la Guinée (la Guinée-Maritime ou Basse-Guinée, la Moyenne-Guinée ou Fouta-Djalon, la Haute-Guinée et la Guinée-Forestière) ainsi que les principales villes qui les composent.

Source : images et logo, copyright © Anne Kerkhofs 2002

La population guinéenne compte trois ethnies principales : les Peulhs, les Malinkés et les Soussous. Après l’indépendance de la Guinée en 1958, la politique du gouvernement fut de prôner l’unité de la nation et du peuple, dans un contexte où les caractéristiques ethniques restaient vivaces. Jusqu’à aujourd’hui, il reste interdit de 18

procéder à des recensements sur la distinction des « races », ethnies ou religions. Selon André Lewin2, avant 1958, les Peulhs, parlant la langue poular représentaient 29 % de la population. Ils formaient le groupe ethnique le plus important du pays. En deuxième position venaient les Malinkés, parlant la langue malinké, avec 22,5 % de la population. Le troisième groupe ethnique le plus important, les Soussous, représentaient 13,1 % de la population. Aujourd’hui, il est difficile de se fier à ces statistiques, étant donné que la population a beaucoup augmenté depuis les indépendances. Toutefois, on estimait que dans les années quatre-vingt, les Malinkés tout autant que les Peulhs représentaient chacun 30 %, et les Soussous 16 % de la population. Il est important de noter l’émigration très importante des Peulhs, et cela, depuis l’avènement de Sékou Touré à la tête de l’État, jusqu’à nos jours. En Guinée, les Peulhs sont le groupe ethnique qui a le plus de ressortissants à travers le monde, et tous ne sont pas recensés. À côté des trois principaux groupes ethniques, les Forestiers, principaux habitants de la Guinée-Forestière, sont composés essentiellement de trois ethnies : les Kissi, les Toma et les Guerzés ou Kpèlès. Cet ensemble forme le quatrième groupe ethnique important. Il existe d’autres ethnies minoritaires, qui progressivement ont été repoussées ou absorbées au fil des générations par les groupes ethniques dominants. Ainsi, en Basse-Guinée, les Bagas (communément considérés comme les plus anciens habitants de la Guinée), les Nalous, les Landoumas, les Mickiforés, les Tyapis, sont tous fortement assimilés par les Soussous et parlent leur langue. En Moyenne-Guinée ou Fouta-Djalon3, vivent aux côtés des 2

André Lewin, La Guinée, PUF, Paris, 1984. Le nom « Fouta-Djalon », donné à tout le plateau de la MoyenneGuinée lors d’une assemblée des Almamy peulhs au 18èmesiècle, se réfère à deux ethnies : les Peulhs pour Fouta et les Djalonkés pour

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Peulhs, les Djalonkés, les Diakhankés (ils sont aussi nombreux à Boké et à Kindia), et les Tendas (composés eux-mêmes de cinq groupes : les Bassaris, les Coniaguis, les Badiarankés, les Boenis et les Mayos). En HauteGuinée, les Wassolounkés et quelques Forestiers vivent aux côtés des Malinkés, dont ils ont largement adopté les coutumes, les modes de vie et la langue. Les trois principaux groupes ethniques (Peulhs, Malinkés et Soussous) se répartissent dans les quatre grandes régions naturelles de la Guinée. Dans chaque région naturelle, existe néanmoins un groupe ethnique majoritaire. Selon une étude menée par les Nations-Unies4, on trouve en BasseGuinée près de 75 % des Soussous, mais on y trouve aussi presque toutes les ethnies du pays, en raison de la présence de la capitale, Conakry, qui attire tous les Guinéens. Dans la région de la Moyenne-Guinée, on trouve 80 % des Peulhs et 14 % des Malinkés. Ces derniers sont plus nombreux en Haute-Guinée où ils sont 45 %. Quant à la GuinéeForestière, elle abrite 35 % de Malinkés, mais aussi des ethnies minoritaires « forestières » telles que les Kissiens, les Toma, les Guerzés. Sur la carte ci-dessous figure l’espace géographique des principaux groupes ethniques de la Guinée.

Djalon. Cela pour marquer l’union des Peulhs et des Djalonkés convertis à la religion musulmane. 4 ONU « Onzième rapport périodique, additif Guinée » dans la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, CERD/C/334/Add.1, 15 décembre 1998.

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Source : d’après le géographe, historien de l’Afrique, Jean Suret-Canale (1921-2007), la République de Guinée, Éditions sociales, Paris, 1970, page 21.

Cependant, l’occupation de régions différentes ne fait pas disparaître l’unité culturelle et ethnique de base. Comme le dit F. Barth5, la force de la frontière ethnique peut rester constante à travers le temps en dépit, et parfois au moyen des changements culturels internes ou des changements sur la nature exacte de la frontière elle-même. Par ailleurs, une réduction des différences culturelles entre les groupes ethniques ne met pas nécessairement en cause la pertinence de la limite qui les sépare. Nous développerons ce point dans les prochaines parties de notre recherche.

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Cité in Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, suivi de, les Groupes ethniques et leurs frontières par Fredrik Barth, PUF, Paris, 1995, page 171.

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BREF HISTORIQUE DES DIFFÉRENTS RÉGIMES POLITIQUES

La Guinée, ex-colonie française a obtenu son indépendance le 2 octobre 1958 en votant « Non » au référendum du général de Gaulle, ce qui porta Ahmed Sékou Touré comme premier président à la tête de l’État. Il y resta jusqu’à sa mort, le 26 mars 1984. Après son décès, un gouvernement intérimaire reprend la gestion du pays, mais il est rapidement renversé par un militaire, Lansana Conté6. Sous la pression des bailleurs de fonds, il introduit le multipartisme en 1993 et organise des élections ; ces dernières le confirment par deux fois à la présidence, en 1993 et en 1998. Après avoir révisé la constitution pour pouvoir se représenter une troisième fois en décembre 2003, le chef de l’État est réélu avec 95,63 % des suffrages face à un candidat issu d’un parti allié : l’Union nationale pour le progrès (UNP), dirigé par Mamadou Barry. Malgré une tentative de coalition au sein du Front Républicain pour le Changement Démocratique (FRAD), les principaux partis de l’opposition ne parvinrent à trouver un consensus sur un leader commun qui transcende les rivalités de personnes et les clivages ethniques. Ainsi, ils ont préféré ne pas participer à un scrutin déjà joué d’avance. Le 22 décembre 2008, Lansana Conté décède des suites d’une longue maladie. Au cours de la nuit suivante, les proches du régime se réunissent pour organiser l’intérim suivant les procédures prévues par la constitution, mais le 23 décembre 2008 au matin, à la suite de l’annonce du décès du 6

Il est porté à la tête du pays par une junte militaire dénommée, comité militaire de redressement national (CMRN).

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président, des militaires annoncent unilatéralement la dissolution du gouvernement ainsi que la suspension de la constitution. Le même jour, le capitaine Moussa Dadis Camara est porté à la tête du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) et devient le lendemain, le troisième président de la République de Guinée. Il promet d’organiser des élections dans lesquelles ni lui, ni les membres du CNDD ne se présenteront. Mais, au fil de ses interventions médiatiques, il envisage de plus en plus explicitement de se présenter aux élections, décevant ainsi l’espoir des Guinéens pour une transition démocratique, après un demi-siècle de mauvaise gouvernance par les deux premiers régimes. Le 28 septembre 2009, des mouvements civils organisent une manifestation pacifique pour demander à Dadis Camara de respecter sa parole et de ne pas se présenter aux élections présidentielles. Une foule de plusieurs milliers de personnes s’était rendue au stade de Conakry à la demande de l’opposition pour protester contre le désir du président Dadis de se porter candidat à l’élection présidentielle. Cette manifestation fut violemment réprimée par les forces de l’ordre, faisant plusieurs morts et de nombreux blessés. À la suite de ce drame, la pression de la communauté internationale créée des dissensions au sein du CNDD. Le 3 décembre, le président est grièvement blessé par son aide de camp Aboubacar Sidiki Diakité, qui avait été mis en cause pour son rôle dans le massacre survenu au stade du28 septembre de Conakry. Cependant, Sekouba Konaté, le « numéro 2 » du CNDD prend le pouvoir pour assurer l’intérim jusqu’à l’organisation des élections présidentielles. Ainsi le 15 janvier 2009, un accord est trouvé entre Dadis Camara (en convalescence au Burkina Faso) et Sekouba Konaté, pour que ce dernier soit reconnu président de la transition. Cet accord stipule qu’un Premier ministre issu des forces vives 24

(partis d’opposition, syndicats, société civile) soit nommé dans le but de former un gouvernement d’union nationale et de conduire le pays vers des élections libres et transparentes dans les six prochains mois. Dans ces élections, aucun membre du gouvernement d’union nationale, du CNDD, du Conseil national de la transition (CNT) et des forces de défense et de sécurité ne devrait se porter candidat pour briguer la présidence de la République. Dans la foulée, Jean-Marie Doré, doyen de l’opposition, est nommé Premier ministre, chef du gouvernement d’union nationale chargé d’organiser les futures élections présidentielles. Le 7 mars 2010, Sekouba Konaté fixe par décret la date du premier tour de l’élection présidentielle au 27 juin 2010. Il avait tenu parole et pour la première fois, une élection présidentielle en Guinée se déroulait sans qu’aucun militaire ne soit candidat. Le second tour avait eu lieu le 7 novembre 2010, portant Alpha Condé au pouvoir, candidat du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG) et de l’alliance Arc-en-ciel, face à son adversaire Cellou Dalein Diallo, candidat de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) allié à l’Union des forces républicaines (UFR) de Sidya Touré, troisième force politique de la Guinée. Cellou Dalein Diallo avait fini par accepter les résultats de la Cour suprême qu’il avait initialement contestés en raison de soupçons d’irrégularités. Le président Alpha Condé a été élu démocratiquement pour un mandat de cinq ans sur un programme de modernisation et de reconstruction progressive de la Guinée.

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INTRODUCTION Le concept d’ethnicité peut recouvrir plusieurs phénomènes, et faire l’objet de diverses interprétations selon les intérêts des acteurs. L’ethnicité est définie par F. Barth7 comme une forme d’organisation sociale, basée sur une classification des personnes en fonction de leur origine supposée, et qui se trouve validée dans l’interaction sociale par la mise en œuvre de signes culturels socialement différenciateurs. Cette définition minimale apparaît suffisante ou presque, pour circonscrire le domaine de recherche que désigne le concept d’ethnicité : celui de l’étude des processus variables s’inscrivant dans le temps et dans l’espace, par lesquels les acteurs s’identifient et sont identifiés par les autres. Cette identification s’opère sur la base de dichotomisations « nous » versus « eux », établies à partir de traits culturels supposés dérivés d’une origine commune et mis en valeur dans les interactions sociales. Les traits culturels sont entre autres la langue, la religion, les us et coutumes, les emblèmes, mais aussi les croyances culturelles, territoriales et biologiques. Lorsque ces différents éléments sont partagés et acceptés par un groupe d’individus, en établissant de facto des frontières avec les groupes qui ne possèdent pas les mêmes attributs, la conscience d’appartenance est si forte que l’identité ethnique en découle. La fixation de certains symboles identitaires fonde la croyance en l’origine commune en instaurant une barrière matérielle ou immatérielle avec « les étrangers ». Dans une société multiethnique, à l’image de la 7

Cité in Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart et Fredrik Barth page 154, op.cit.

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société guinéenne, l’ascendance commune présumée des membres des différents groupes, lorsqu’elle est forte, peut constituer un obstacle à la construction d’une identité nationale, puisque chacun reste tourné vers son propre groupe ethnique. C’est cette faiblesse de l’unité nationale, sur laquelle nous reviendrons plus tard qui caractérise la Guinée depuis son indépendance, avec une recrudescence des différends ethniques depuis ces cinq dernières années. C’est pourquoi nous avons choisi de nous intéresser à cette question peu abordée par les sciences humaines en général, et la sociologie en particulier, pour comprendre les mécanismes et les rouages ethniques dans les interactions sociales, qui consiste à privilégier les acteurs de son groupe d’appartenance, au détriment des autres. Cette pratique qui dure depuis des décennies constitue un frein au développement. Elle plonge la Guinée dans la pauvreté, l’illettrisme, la malnutrition, le manque d’eau, de courant, de voies de communication, d’équipements sanitaires adaptés, puisque la compétence des individus et la méritocratie apparaissent moins valorisées que leur appartenance ethnique dans l’attribution des postes administratifs. Cette pratique créée un groupe d’exclus et renforce la dichotomisation entre les détenteurs du pouvoir (qui sont presque toujours les mêmes personnes, issues du même groupe ethnique) et les autres. Cela nous emmène à proposer la problématique suivante : Pourquoi en Guinée le processus de cohésion et d’intégration dans la société nationale est rendu difficile par la primauté que les acteurs accordent aux traits ethniques, ainsi que les frontières symboliques érigées, pour l’organisation de la vie sociale, économique et politique ? Comment l’exacerbation des identités ethniques se matérialisant par le népotisme conduit à la désunion de la société guinéenne ? 28

Aujourd’hui en Guinée lorsqu’un parti politique, un gouvernement ou une administration a du mal à s’organiser sur des bases formelles ou légales, pour aboutir à ses fins, il fait usage de l’ethnicité, de régionalisme pour atteindre son objectif. Ainsi les récompenses se font dans un cercle restreint pour garder le pouvoir au sein du groupe. L’idée est de travailler avec les acteurs qui nous ressemblent, qui nous protègent en cas de malversations ou bien qui nous obéissent. Nous allons à présent énumérer quelques hypothèses que nous aborderons plus tard :  Les revendications d’identité ethnique impliquent toujours des intérêts matériels sous-jacents. Lorsqu’elles ne confèrent aucun avantage dans l’accès à un pouvoir ou à des ressources matérielles, les frontières ethniques s’affaiblissent et les identités ethniques tendent à disparaître.  Le seul fait de vivre sur un même territoire, qu’il existe des interactions et des intérêts matériels en commun entre les différents groupes ethniques n’est pas une condition suffisante pour promouvoir une cohésion nationale en Guinée. Par ailleurs, le maintien des frontières entre les groupes ethniques ne dépendrait-il pas de la différence culturelle, géographique et linguistique.  En Guinée, lorsque les acteurs cesseront de recourir à l’ethnicité et au népotisme, pour entrer dans une phase de solidarité avec les autres, leurs spécificités ethniques s’effaceront et tendront à se maintenir ou à se concentrer uniquement dans l’espace privé. Dans le développement de notre recherche, nous ferons dans une première partie une réflexion théorique de l’ethnicité ; dans une deuxième partie, nous verrons les conditions de création d’un État-nation ; puis dans une troisième partie, en abordant plus en détail l’apparition et le maintien de l’ethnicité en Guinée, nous essayerons de corroborer un certain nombre de réflexions, d’analyses, et d’interprétations fondées sur les entretiens ainsi réalisés.

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PREMIÈRE PARTIE ETHNICITÉ : ÉTAT DES LIEUX ET APPROCHE THÉORIQUE

PRÉSENTATION Il convient au début de cette première partie de différencier les termes ethnie et ethnicité, qui proviennent tous de la même racine grecque. Ainsi, comme l’explique Jean-Loup Amselle8, l’ethnie dérive de la notion d’ethnos qui désignait à l’origine les peuples n’ayant pas adopté le modèle politique et social de la cité État. Chez les Grecs, la notion d’ethnos est une catégorie politique qui constitue un pôle de hiérarchisation établi entre deux formes principales de société : la polis et l’ethnos. Si la polis (cité État) est une catégorie définie et valorisée, celle qui représente le cadre de vie des Grecs, la catégorie d’ethnos, quant à elle, est un concept dépréciatif, flou et dévalorisant. Elle est utilisée par les Grecs pour désigner les groupements humains différents et par l’origine et par l’originalité politique. Du concept d’ethnos, dérivent les termes anglais ethnic et ethnicity ainsi que les mots français correspondants, ethnique et ethnicité, que les juifs et les chrétiens utilisaient pour nommer les païens. Dans son premier usage anglais, le mot ethnic avait ce même sens d’impie. Même s’il permettait de définir négativement non seulement les étrangers, les païens, le vocabulaire ethnique ne présentait à l’origine aucune connotation raciale ou « racisante ». Cette dernière a en réalité été introduite plus tard et le vocabulaire ethnique a dès lors principalement été lié à la nation et à la « race ». À partir du 19èmesiècle, le vocabulaire ethnique a été repris dans cette acception pour 8

De son ouvrage Logiques métisses, cité in Marco Martiniello, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, PUF, Paris, 1995, page 14.

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désigner les particularités des races humaines, tant en français qu’en anglais. Il s’est dès lors clairement inscrit dans la problématique raciale qui caractérisait cette époque. En France à la suite des travaux9 de Gobineau, de Vacher, de Lapouge, ou encore de Montandon, le terme ethnie désigne ceux qui sont liés par des liens raciaux, culturels et émotionnels, abstraction faite des frontières nationales. Amselle, lui, définit l’ethnie comme un groupe d’individus possédant une langue, un espace, des coutumes, un nom, une même descendance et la conscience d’appartenir au même groupe. Le dénominateur commun de toutes ces définitions de l’ethnie correspond en définitive à l’Étatnation à caractère territorial au rabais. Pendant très longtemps, le concept d’ethnie a servi aux anthropologues et aux ethnologues de terrain, afin d’étudier les sociétés non occidentales. En revanche, dans ses débuts, le concept d’ethnicité fut employé par les sociologues pour rendre compte principalement de la société pluriethnique nordaméricaine. Nous pensons ici notamment aux sociologues de l’École de Chicago (Park, Burgess, Anderson, etc.) Pour aborder plus en détail le concept d’ethnicité, nous essayerons dans un premier chapitre de le différencier des autres concepts avec lesquels il est souvent associé (I), puis nous verrons dans le deuxième chapitre, les différentes théories de l’ethnicité (II).

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Cité in Marco Martiniello, ibid.

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CHAPITRE 1 L’ETHNICITÉ ET LES CONCEPTS VOISINS La particularité de l’identité ethnique, par rapport à d’autres formes d’identités politique, religieuse, culturelle, de genre, ou de classe, c’est qu’elle apparaît tournée vers le passé et qu’elle s’apparente à la filiation. La croyance en une origine commune justifie et conforte l’unicité du groupe. Elle substantialise et naturalise les attributs tels que la couleur, la langue, la religion, l’occupation territoriale, et les fait percevoir comme des traits essentiels et immuables du groupe. Certains anthropologues, à l’image de Shils et de Geertz, attribuent à l’ethnicité une forme d’attachement primordial qui dériverait plus d’un sentiment d’affinité naturelle qu’à une véritable interaction entre les individus. Cet attachement est le produit de certaines caractéristiques telles que le sang, la coutume, la religion, les traits phénotypiques, la langue, mais aussi l’appartenance régionale. 1— Ethnicité et race L’ethnicité est différente de la race, dans la mesure où nous définissons la race dans son sens anthropologique, c’est-à-dire comme un groupe de gens ayant des caractéristiques physiques communes. Weber dans le chapitre qu’il consacre dans Économie et Société (1995) aux relations communautaires et ethniques, distingue la race et l’ethnie. Pour lui, ce qui distingue l’appartenance raciale

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de l’appartenance ethnique, c’est que la première est réellement fondée sur la communauté d’origine, alors que ce qui fonde le groupe ethnique, c’est la croyance subjective à la communauté d’origine. En France, pendant longtemps, dans l’univers académique, le mot ethnicité relevait du tabou 10parce qu’il était perçu comme un euphémisme de la race (sens biologique hérité du 19ème siècle qui a conduit à la colonisation et à des pratiques discriminatoires). Michael Garfield Smith 11explique que la race est un concept biologique basé sur un ensemble de traits phénotypiques héréditaires, distinctifs et hautement résistants aux influences de l’environnement. Ces traits phénotypiques permettent de distinguer des sous-espèces différentes de l’humanité. Smith poursuit en disant que les différences et les identités raciales sont manifestes, immuables et claires dans les sociétés multiraciales. Dès lors, les races sont, dans cette approche, des catégories physiques se caractérisant par un fondement génétique ou un autre fondement déterministe fixe. Quant à l’ethnicité, elle désigne selon Smith la croyance qu’ont les membres d’un groupe ethnique dans une ascendance commune, un héritage commun et une tradition culturelle commune. Par ailleurs, ils sont perçus par les autres comme partageant ces caractéristiques. Contrairement à la race, l’ethnicité serait souvent latente, situationnelle, changeante et aussi ambiguë. La distinction entre la race, permettant de catégoriser les acteurs sur la base de la couleur de peau, et l’ethnicité, permettant de les distinguer sur la base de la construction sociale des différences culturelles, peut revêtir une 10

C’est le cas aujourd’hui encore pour l’élaboration de statistiques sur une base ethnique, même si cela est de plus en plus toléré. La proscription de cette pratique vise à éviter les discriminations que peuvent faire l’objet, les minorités ethniques. 11 Cité in Marco Martiniello, page 96, op.cit.

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importance sociologique et politique dans certains contextes sociaux. Ainsi, il est clair que toutes les deux font recours à la construction sociale des différences. Par exemple, le phénotype peut être considéré comme un élément parmi tant d’autres dans le répertoire des marqueurs des frontières ethniques. La race est alors conçue comme un groupe social qui se voit et est vue par les autres comme différente d’un point de vue phénotypique. Dans cette situation, la race observée comme construction sociale des différences phénotypiques est un des aspects les plus significatifs, un des critères du phénomène historique et culturel plus large de l’ethnicité. Marco Martiniello explique que la race devient un concept analytique des sciences sociales au même titre que le concept plus large d’ethnicité qui l’englobe. Dans cette optique, la culture tout comme la race entrent dans le phénomène explicatif de l’ethnicité. 2— Ethnicité et culture Parmi les facteurs inhérents à l’ethnicité, la culture occupe une place principale pour comprendre et expliquer les phénomènes ethniques. Comme l’explique Martiniello, il existe deux grands groupes de théories sociales de l’ethnicité : les théories « substantialistes » et les théories « non-substantialistes ». Les premières examinent principalement le contenu culturel de l’ethnicité tandis que les secondes étudient les dimensions identitaires du phénomène ethnique. Traditionnellement, l’étude des phénomènes ethniques a longtemps reposé sur une conception exclusivement substantialiste de l’ethnicité. Cette conception se référait, en effet, à un contenu culturel distinctif qui était supposé caractériser les différents sousensembles humains vivant au cœur des sociétés. En fait, les travaux traditionnels sur l’ethnicité se sont construits sur les deux prémisses suivantes : 37

 En premier lieu, les groupes étaient considérés comme des entités humaines relativement stables et caractérisées par une substance culturelle spécifique.  En second lieu, l’objet prioritaire d’étude devait être, soit la survie et la persistance de ces groupes dans la société, soit au contraire, leur disparition ou leur dissolution. Des auteurs tels que F. Barth ont critiqué cette conception substantialiste ou primordialiste de l’ethnicité, en développant l’idée selon laquelle les identités et les groupes ethniques sont des questions d’organisation sociale et non pas de contenu culturel. Cet auteur stipule que les groupes ethniques sont des « vaisseaux dont le contenu culturel qu’ils transportent peut varier d’un système socioculturel à l’autre, la culture n’est pas une donnée, elle n’est pas stable12. » L’œuvre de Barth est une réfutation catégorique des théories primordialistes et substantialistes. Autrefois, les études anthropologiques consistaient à étudier des sociétés lointaines, avec des modes de vie différents de la société occidentale. Le but était d’étudier l’organisation sociale et surtout la culture de ces sociétés traditionnelles. Cette pratique a amené les anthropologues à considérer les groupes ethniques comme des individus partageant des valeurs culturelles communes. Autrement dit, le groupe ethnique était défini à l’aune de la culture commune que partageaient ses membres, à savoir : la langue, les coutumes, la religion et les croyances. Dans cette approche, la culture des groupes ethniques était considérée comme une donnée naturelle. Par ailleurs, il était supposé que si les différences culturelles entre les groupes ethniques venaient pour une raison ou pour une autre à s’estomper, l’ethnicité disparaîtrait par la même occasion. Cependant, de nos jours, le lien direct entre l’ethnicité et la 12

Barth cité in Marco Martiniello, page 49, op.cit.

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culture a été dépassé. L’ethnicité ne se définit plus (ou rarement) par une particularité culturelle objective, mais, bien par la construction sociale et politique de celle-ci et par les tentatives utilisées par les acteurs pour leur donner un sens dans leurs interactions sociales. La culture est désormais considérée comme une conséquence de l’ethnicité et non pas un élément de définition incontournable de cette dernière. Il est alors possible de considérer que les identités ethniques puissent se maintenir malgré le changement culturel et l’effacement des différences culturelles tangibles entre les groupes. Joane Nagel dans un article de 1994 intitulé « Constructing ethnicity : creating and recreating ethnic identity and culture » disait que l’identité ethnique et la culture sont les deux éléments majeurs de l’ethnicité. Elle explique que ce sont les frontières ethniques qui déterminent les options identitaires, l’appartenance, la composition, la taille et la forme de l’organisation ethniques. Cette idée est aussi soutenue par F. Bath dans les Groupes ethniques et leurs frontières. L’explication de l’ethnicité à travers les frontières nous amène à nous poser un certain nombre de questions : les frontières ethniques répondent-elles à la question de qui nous sommes ? Est-ce la culture objective, ou plutôt la croyance dans la spécificité culturelle qui fournit le contenu et le sens de l’ethnicité ? Nagel explique que la culture est une question de production de sens. Elle dicte le contenu approprié ou inapproprié d’une ethnicité particulière et désigne la langue, la religion, le système de croyances, la musique, l’habillement, le style de vie qui seront associés à une ethnicité authentique. Nagel poursuit en expliquant que la culture n’est pas qu’un héritage de l’histoire. Nous construisons notre culture en choisissant des éléments autant sur le présent que sur le passé. Les acteurs inventent le présent tout autant qu’ils réinventent le passé. Cette 39

question sur le rôle du passé dans le processus de fabrication de l’identité ethnique en Guinée sera abordée dans la troisième partie de notre recherche. Il est impossible de soutenir aujourd’hui dans le monde universitaire que la spécificité culturelle objective et donnée des groupes ethniques définissent leur ethnicité. Cette dernière se définit plutôt par la croyance dans l’existence d’une ascendance culturelle qui caractérise le groupe ethnique et par le sentiment d’appartenance à ce groupe. Pour Weber, les groupes ethniques sont « ces groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation, peu importe qu’une communauté de sang existe ou non objectivement13». Par contre, dire que l’ethnicité ne se définit plus par une culture distinctive objective et naturelle ne revient pas à dire que l’ethnicité et la culture sont dissociées. Au contraire, la culture semble être une conséquence de l’ethnicité. Elle est un sous-produit de l’affirmation de l’identité et des frontières ethniques. Dans les sociétés pluriethniques, en l’occurrence le cas de la Guinée, l’affirmation ethnique a tendance à se traduire par la construction d’idéologies de différence culturelle, même si celle-ci n’est que subjective, loin des réalités culturelles concrètes entre les groupes. La différenciation culturelle en Guinée est le résultat entre autres, de la politique discriminatoire exercée par les différents gouvernements qui, n’ont pas pu réunir l’ensemble des groupes ethniques autour d’un projet commun. La marginalisation des uns par les autres s’est soldée par la 13

Cité in Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart et Fredrik Barth, page 38, op.cit.

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formation d’un nombre restreint de privilégiés, jouissant des intérêts du pouvoir politique. Toutefois, ces privilégiés ne forment guère une classe sociale. 3— Ethnicité et classe sociale Si en Guinée, l’ethnicité reste aujourd’hui le moyen de mobilisation politique le plus puissant, la mobilisation par la classe sociale reste quant à elle, presque inexistante. Cette absence des classes sociales comme « marqueurs identitaires » peut s’expliquer par la faiblesse de l’industrialisation, mais aussi par l’insuffisance de l’organisation et l’absence d’une conscience de classe par les ouvriers et les salariés. La Guinée n’a pas connu le processus de formation des classes sociales tel qu’il a vu le jour en Europe vers la moitié du 19èmesiècle, où on avait d’une part la classe ouvrière (disposant d’une force de travail) et d’autre part la classe bourgeoise (détentrice des moyens de production). Ainsi, à l’époque industrielle, la classe sociale apparaissait comme la source principale de stratification sociale. Il faut rappeler aussi que pendant la période de plein emploi, on faisait moins référence aux identités ethniques susceptibles de provoquer de la discrimination envers les minorités. Quant à la période postindustrielle, avec l’avènement de la crise de l’Étatprovidence, les crises individuelles et collectives, elle marquerait le remplacement de la classe sociale par l’ethnicité en tant que source principale de stratification sociale, mais aussi de mobilisation politique. Dans cette situation, en Guinée, la catégorie d’ethnicité apparaît plus puissante et plus résistante au changement que la classe sociale. Contrairement à cette dernière, l’ethnicité combine un appel aux intérêts, mais aussi un recours aux liens parentaux, culturels, religieux, voire raciaux. Pour les défenseurs des classes sociales, le plus souvent des

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marxistes, seule l’appartenance de classe était l’expression significative de la véritable expérience humaine. Il faut noter aussi qu’à l’époque de Karl Marx, il n’y avait pas (ou très peu) d’ethnicité en France par exemple, car l’immigration massive telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existait pas, du moins l’immigration issue du continent africain. Dans l’idéologie des marxistes, l’ethnicité ne serait rien d’autre qu’une fausse conscience résultant d’une manipulation des masses par le capital en vue d’entraver la marche vers la révolution prolétarienne. Martiniello explique que les théories des classes sociales, qu’elles soient d’inspiration marxiste ou wébérienne, se réfèrent toutes à une notion de hiérarchie sociale, c’est-àdire de classement vertical entre les classes sociales. Par conséquent, le pouvoir économique, culturel, voire social, est reparti de façon inégale entre elles. En revanche, l’ethnicité ne se réfère pas nécessairement à un classement vertical des groupes ethniques, leurs relations peuvent être bien égalitaires. Toutefois, dans la plupart des sociétés multiethniques, les relations sociales sont inégalitaires et l’appartenance ethnique est aussi utilisée comme un mode de classement vertical des individus et des groupes ethniques. Il faut cependant noter que si dans le cas de la classe sociale, les critères du classement vertical sont d’ordre économique (propriété, pouvoir d’achat, puissance économique), ils sont d’ordre culturel et racial dans le cas de l’ethnicité. Ici, c’est la différence culturelle, religieuse ou raciale imputée aux individus et aux groupes d’individus qui fonde le classement vertical des groupes ethniques, quelle que soit l’objectivité ou la portée de ces différences. Nous allons à présent aborder la question du lien entre l’ethnicité et la religion.

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4— Ethnicité et religion Une religion peut être définie comme un ensemble de croyances, de pratiques et de rites communs à un groupe d’individus. Elle permet d’une part, de définir le rapport de l’homme avec le sacré et, d’autre part, elle favorise la compréhension du monde. Toutefois, il existe de très nombreuses religions à travers le monde, chacune avec ses caractéristiques particulières. Le lien entre l’ethnicité et la religion serait ce caractère sacré qu’elles partagent, et qu’il serait difficile de remettre en question. L’aspect religieux ferait du groupe ethnique une communauté sacrée. Dans cette condition dira Martiniello, l’ethnicité peut constituer une sorte de religion. Il cite les primordialistes comme Shils et Geertz, qui, quant à eux, attribuent une valeur sacrée aux liens ethniques. Ils prônent souvent une approche de l’ethnicité en termes objectifs, en l’associant à l’appartenance familiale, mais aussi à une communauté plus large comme le clan ou le totem. La religion est dès lors considérée comme un élément objectif de définition de l’ethnicité au côté d’autres éléments culturels comme la langue ou les coutumes. Dans les formes élémentaires de la vie religieuse, Émile Durkheim explique que le sentiment religieux n’est rien d’autre que la transfiguration du sentiment d’appartenance à une société que les rites associés viennent simultanément exprimer et renforcer. Le sentiment religieux se manifeste en tout premier lieu par une séparation fondamentale entre le sacré et le profane, tels qu’auront été marqués ou représentés certains êtres, objets ou gestes dans une religion donnée. Dans sa célèbre définition de la religion, il dit que cette dernière est un « Système solidaire de croyances et de pratiques relatives à de choses sacrées, c’est-à-dire

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séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent »14. La notion d’Église n’est pas perçue ici en tant qu’assemblée de ceux qui croient en Jésus Christ. Il faudrait la prendre au sens figuré c’est-à-dire comme un groupe de personnes ralliées autour d’une même doctrine, d’une même croyance et de mêmes principes et pratiques. Pour Durkheim, la question lancinante de la véracité ou non des phénomènes religieux n’a pas lieu d’être : « il n’y a donc pas, au fond, de religions qui soient fausses. Toutes sont vraies à leur façon : toutes répondent, quoique de manière très différente, à des conditions données de l’existence humaine »15. Les religions, la culture et les groupes ethniques sont trois phénomènes indissociables. Durkheim voit en effet dans la nécessité d’appartenir à un groupe social donné, la source nécessaire de la vision du monde. Le recours au rite religieux explique l’importance que l’acteur accorde au sentiment religieux, et donc d’appartenance à son groupe. La pratique de la religion dans l’esprit de Durkheim, serait d’entretenir et de raffermir les sentiments et les valeurs collectifs qui font l’unité et la solidarité du groupe. Pour cet éminent sociologue, les phénomènes religieux manifestent mieux qu’aucun autre fait social l’existence de la société et de l’interdépendance qu’elle implique entre ses membres. Dans cette optique, une religion commune, à l’instar d’une même langue, constitue le ciment qui unit les individus. Dans d’autres cas, la religion peut être source de discorde entre les groupes qui ne partagent pas la même confession religieuse ou qui font partie de différentes branches d’une même confession.

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Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, Paris, 2008, page 65. 15 Émile Durkheim, page 3, ibid.

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Sur ce point, nous pouvons trouver, aujourd’hui, des exemples presque partout. C’est le cas des conflits entre les chiites et les sunnites, ou entre les chrétiens et musulmans du Moyen et Proche-Orient. C’est aussi la place de plus en plus contestée de l’islam dans les sociétés européennes de culture judéo-chrétienne. Certains Occidentaux voient dans la récurrence du terrorisme islamiste, un choc des civilisations. En Guinée, malgré la montée des identités ethniques, il existe une forme d’homogénéisation culturelle entre les ethnies du fait de la culture islamique qu’elles partagent. Seuls les Forestiers ainsi que quelques familles en Basse-Côte ont une culture religieuse différente, la majorité d’entre eux étant de confession catholique. Toutefois, la cohabitation entre les religions est plutôt tolérée par rapport à certaines régions ouest-africaines ou l’Afrique en général. En guise d’exemple, nous pouvons citer le conflit entre chrétiens et musulmans de la Centrafrique qui a fait plusieurs centaines de morts ; le Soudan qui se divise en deux pays, le nord musulman et le sud chrétien ; le Nigeria qui connaît souvent de tensions entre des chrétiens et musulmans (on voit récemment l’apparition de la secte islamique Boko Haram qui sème la terreur dans la région) ; au Kenya où des chrétiens se font massacrer par une secte islamiste, les Shebabs somaliens. Malgré la tolérance entre les religions en Guinée, cela n’exclut pas quelques discriminations à l’égard des Forestiers, du fait qu’ils ne partagent pas les mêmes pratiques religieuses et culturelles avec le reste de la population. Environ 90 % à 95 % de la population guinéenne est de confession musulmane, dont une frange avec des rémanences d’animisme. D’ailleurs, l’État exploite la religion, quand ça l’arrange, en liant le spirituel et la politique. Le christianisme est peu présent en Guinée, les protestants sont quelques milliers. Ils sont surtout dans les régions naguère sous domination anglaise. Les catholiques

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se trouvent surtout à Conakry, à Boffa et d’autres villes de la Basse-Côte, avec quelques communautés dans le reste du pays, notamment à Kissidougou et dans la forêt. La religion est dans certains contextes une marque de différenciation entre les groupes ethniques, car elle trace une frontière entre ceux qui font partie et ceux qui ne le font pas. Dans un de nos entretiens, M. Bano nous a dit : « Les gens contre lesquels les autres groupes ethniques ont un peu de mépris en Guinée, ce sont les Forestiers. Ils ont le sentiment d’être un peu supérieurs aux Forestiers, parce que les mots péjoratifs qui sont utilisés pour les désigner expriment un mépris. Par exemple, les Malinkés, les appellent “Tocoromo” qui signifie gens de la brousse, des broussards, des gens sous les arbres ». Dans un autre entretien, M. Camara nous a déclaré : « En Guinée, autrefois, toutes les ethnies se sentaient supérieures aux Forestiers. Nous, quand on était à l’école, en classe, tout le monde pouvait parler en soussou, en malinké, en poular. Mais, une fois qu’un Forestier parle dans sa langue maternelle, tout le monde se levait pour dire “ferme ta gueule”. Dans mon collège, les Forestiers n’osaient pas parler dans leur langue ». Dans la plupart des cas, les groupes ethniques croient souvent avoir une ascendance et une religion communes. Dans certaines conditions historiques, la religion peut devenir un outil culturel pour affirmer une ethnicité dont elle devient la marque par excellence, le cas des Juifs par exemple. Qu’il traduise une expression réelle d’une foi religieuse ou la simple manipulation de symboles religieux, l’appel à la religion est une arme culturelle que les dominés peuvent utiliser pour lutter contre l’exclusion dans le cadre d’une affirmation ethnique à la fois subjectivement valorisante et souvent dévalorisée ou crainte par la société 46

d’accueil ou la population majoritaire. De nos jours, cette situation peut s’appliquer aux Français de confession musulmane avec la réislamisation croissante des jeunes dans les quartiers. Nous savons qu’aujourd’hui, ces jeunes embrassent leur religion comme jamais leurs parents avant eux, délibérément, par choix culturel, spirituel ou identitaire. Ils construisent leur propre identité en fonction de leurs propres intérêts. Certains d’entre eux se radicalisent, en ressemblant de plus en plus, soit par dépit ou par défi, à l’image d’intégrisme que la société d’accueil leur projette ; voire, en arrivent à rejoindre des organisations terroristes au prix de sacrifier ou de renforcer leurs liens de famille. 5— Ethnicité et famille Dans les structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss explique que la famille est une communauté d’individus réunis par des liens de la parenté. Elle est une institution sociale, juridique et économique, dotée d’un nom, d’un domicile, et crée entre ses membres une obligation de solidarité morale. La famille existe dans toutes les sociétés humaines. Ses membres sont unis entre autres par des liens économiques et religieux, respectent tout un ensemble d’interdits et se trouvent liés par des sentiments psychologiques tels que l’amour, l’affection et le respect. En Guinée, le modèle familial le plus répandu est la famille élargie. Elle regroupe les parents, les enfants, les grands-parents, les cousins/cousines, les neveux/nièces, les gendres et brus, voire les alliés (les collaborateurs, les collègues au travail). Un des avantages de la famille élargie est sa cohésion ainsi que la solidarité spontanée et naturelle qui ne laisse pas un individu de la famille livré à lui-même. Toutefois, ce modèle familial restreint parfois la liberté individuelle.

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Nous pouvons considérer que l’ethnicité est une extension de la parenté, parce que toutes les deux permettent de classifier les acteurs en parents et non-parents sur une base commune : l’appel à des critères objectifs tels que la langue et la descendance commune. Les sentiments ethniques sont considérés comme des extensions des sentiments parentaux, c’est-à-dire de la tendance naturelle à favoriser les parents au détriment des non-parents. L’ethnicité et la famille s’expliquent de la même façon, c’est-à-dire par leur héritage culturel, biologique et génétique. Le culte de l’ethnicité comme lien de filiation, poussé trop loin, crée des clivages entre les groupes ethniques en balkanisant la société en de petites communautés opposées. Ce qui fait qu’aujourd’hui en Guinée, les mariages interethniques sont de plus en plus rares, surtout entre un Peulh et une femme d’un autre groupe ethnique ou entre un Forestier et une femme issue d’une autre ethnie. Les raisons de cette endogamie pour les hommes peulhs et forestiers sont différentes. Pour les premiers, il s’agit d’une volonté de reproduction sociale, tandis que pour les seconds, il s’agirait de barrière culturelle et religieuse : le mariage entre une musulmane16 et un acteur ayant une autre culture religieuse étant proscrit par l’islam. L’ethnicité perçue comme un héritage culturel et biologique est surtout défendu par les primordialistes. Ces derniers supposent que les systèmes humains de classification parentale et ethnique sont basés sur le degré de parenté biologique entre les parents. Or, les anthropologues (Barth, Weber et d’autres) défenseurs des 16

Les Peulhs, Soussous et Malinkés qui, représentent plus de 80 % de la population guinéenne sont de culture musulmane, ce qui restreint le choix d’une conjointe pour les Forestiers. Les Forestières sont cependant, conjointes de nombreux acteurs d’autres groupes ethniques, de culture musulmane : le mariage dans ce sens n’étant pas interdit par l’islam.

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théories sociales de l’ethnicité ont clairement montré qu’il n’en était rien. En fait, il n’y a pas nécessairement de correspondance entre la parenté biologique et la parenté sociale. En Guinée, l’ethnicité conçue comme un prolongement de la parenté est une pratique par laquelle les acteurs monopolisent leurs activités et leurs profits en vue de s’ériger en tant que leader dans la société. Ainsi, l’importance de l’ethnicité comme forme de socialité humaine tient à ce que le népotisme qui forme sa base de solidarité, confère aux groupes qui le pratiquent un fort avantage sélectif sur ceux qui ne le pratiquent pas ou ceux qui ont des capitaux moindres à faire prévaloir. Les sentiments ethniques et les comportements qu’ils déterminent s’enracinent donc dans une tendance socialement programmée à favoriser ses proches au détriment des « étrangers ». Nous développerons ce point dans la troisième partie de notre propos. La conception primordialiste de l’ethnicité qui consiste à attribuer à l’ethnicité des critères objectifs, est généralement associée aux travaux du sociologue britannique Edward Shils et à ceux de l’anthropologue Clifford Geertz. Selon Martiniello, Edward Shils fut le premier à utiliser le terme primordial dans ses travaux sur les relations familiales. Dans son article17 intitulé « Primordial, personal, sacred and civilties » paru en 1957, il énonce que l’attachement aux membres de la famille et aux parents dérive sa force d’une signification ineffable que les individus attribuent aux liens de sang. Il explique que les individus perçoivent les liens de sang comme leurs croyances religieuses et comme des attributs sacrés. Une quinzaine d’années plus tard, Clifford Geertz reprend en substance cet argument. Il souligne à son tour que les liens primordiaux comme l’ethnicité, ont une source naturelle, voire spirituelle et qu’ils ne trouvent pas leur origine dans les relations sociales. Ils sont immuables et indispensables. La caractéristique fondamentale de 17

Cité in Marco Martiniello, page 35, op.cit.

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l’ethnicité selon Geertz, c’est le désir profond qu’ont les individus de n’appartenir à aucun autre groupe que leur groupe ethnique. En quelque sorte, il existerait des forces innées et instinctives extrêmement contraignantes qui sont à l’œuvre dans les processus d’identification ethnique et les comportements ethnocentriques. Selon l’expression de Danielle Juteau-Lee18, l’ethnicité est, d’un point de vue primordialiste, cette marque indélébile qui engendre naturellement des groupes ethniques. Dans cette condition, on naît ethnique, on ne le devient pas. L’objectif des primordialistes est le maintien et la pérennité des groupes ethniques, dont, à cause de la modernité, l’existence est menacée. Pour eux l’assimilation est un ennemi à contrecarrer, car elle conduirait à la disparition des groupes ethniques dans la société. Ils considèrent que les liens ethniques sont sauvegardés par les caractéristiques linguistiques et culturelles qui caractérisent les groupes. Les groupes ethniques préexisteraient selon eux, aux interactions sociales dont ils définissent les termes. L’ethnicité en tant que prolongement de la famille a un caractère indescriptible, sublime, viscéral et contraignant. Elle souligne la dimension sentimentale et émotionnelle des acteurs tout en fixant les règles du jeu dans le champ social. Malgré la pertinence du primordialisme, l’ethnicité ne peut être réduite à cette seule dimension pour comprendre sa portée heuristique. Les théories primordialistes ou naturalistes sont de nature à créer des interprétations conduisant au racisme, à l’ethnocentrisme, donc à la zizanie, voire des conflits entre les groupes ethniques au sein de la société. Elles sont opposées aux théories sociales qui, quant à elles, expliquent l’ethnicité à l’aune des interactions entre les acteurs.

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Cité in Marco Martiniello ibid.

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CHAPITRE 2 LES THÉORIES DE L’ETHNICITÉ Qu’on les appelle théories primordialistes, naturalistes ou substantialistes, comme on l’a déjà vu dans la partie précédente, ces courants considèrent l’ethnicité comme étant avant tout une affaire de sang, de gènes et de descendance commune entre les individus caractérisés par une même ethnicité. Van den Berghe, dans sa conception de la sociobiologie dans The ethnic phenomenon (1981), reconnaît que l’ethnicité repose toujours sur un substrat biologique et génétique qui rapproche naturellement les individus appartenant au même groupe ethnique. Il explique que les bases des relations ethniques et raciales sont logiquement à trouver dans les prédispositions génétiques à la sélection parentale. Cette force conduirait les individus à se comporter de façon égocentrique et ethnocentrique. Toute la problématique de l’ethnicité a consisté à rompre avec ces définitions substantialistes des groupes ethniques, et à démontrer qu’une identité collective n’est jamais réductible à la possession d’un héritage culturel, mais se construit dans les interactions sociales dans l’espace et dans le temps. Le domaine de recherche sur l’ethnicité ne doit cependant pas dépendre d’une définition de l’ethnie, mais au contraire beaucoup de la critique de la notion d’ethnie qui, elle-même est une construction sociohistorique. Nous verrons dans la troisième partie, comment les ethnies ont été créées en Guinée, en se basant sur les travaux de JeanLoup Amselle, entre autres. 51

Contrairement aux théories naturalistes et primordialistes, les théories sociales de l’ethnicité considèrent à des degrés divers que l’ethnicité est flexible et variable dans la mesure où elle est le fruit de processus sociaux et politiques et non pas d’aspects biologiques et génétiques de l’humanité. L’ethnicité implique certes des critères de type physique et culturel, toutefois, ils sont considérés comme des constructions sociales et politiques et absolument pas comme des réalités naturelles intangibles. Au-delà des points communs, les théories sociales de l’ethnicité se différencient sous divers angles. Nous les répartirons dans deux grands groupes différents : les théories rationalistes et objectivistes d’une part, et d’autre part, les théories subjectivistes ou irrationnelles. Les premières mettent l’accent sur les aspects rationalistes et objectifs de l’ethnicité, tels qu’ils se manifestent dans les structures sociales et politiques. Elles s’accentuent également sur le contenu culturel spécifique aux différents groupes ethniques. À ce niveau, l’ethnicité peut être une ressource ou un instrument que les acteurs sociaux utilisent pour des fins particulières. Quant aux secondes, elles soutiennent l’idée que l’ethnicité échappe aux calculs et aux stratégies des acteurs. Elles s’intéressent à la dimension subjective de l’ethnicité en explicitant les facteurs permettant d’expliquer le sentiment d’appartenance ethnique. Dans cette condition, on peut considérer que l’ethnicité est une force surnaturelle qui s’imposerait à l’esprit de chacun. Il nous parait plus pertinent d’aborder ici les théories rationalistes et objectivistes parce qu’elles se trouvent au cœur de l’avènement de l’ethnicité en Guinée.

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1— La théorie instrumentale de l’ethnicité Il importe ici de chercher à savoir en quoi consiste le processus d’organisation sociale par lequel se maintient durablement la différence entre « nous » et les « autres », même quand change cette différence qui pour « nous » comme pour les « autres » justifie et légitime les barrières. La réponse se trouve dans le fait que l’ethnicité se présente non pas seulement comme une allégeance à un groupe d’appartenance partageant les mêmes valeurs, mais aussi comme une expression manifeste d’intérêts communs. Nous l’avions dit plus haut, malgré la ressemblance culturelle entre les groupes ethniques en Guinée, il existe une ethnicité très forte au sein de la société. Donc, dans ce cas, l’ethnicité apparaît comme une ressource mobilisable dans la conquête du pouvoir politique et des biens économiques. Elle est à l’image de la religion, de la langue et de l’origine nationales, c’est-à-dire qu’elle constitue un pôle d’attraction et de mobilisation d’individus ou de groupes d’individus afin d’obtenir des avantages matériels ou immatériels. La principale contribution de l’ethnicité à une mobilisation politique et/ou de défense d’intérêts économiques propres à un ensemble d’individus, est de fournir une conscience de groupe susceptible de favoriser la solidarité. Cette perspective est liée à une vision contemporanéiste africaine, particulièrement guinéenne en ce qui nous concerne, qui fait que la nouveauté du phénomène ethnique s’explique par le fait que l’État postcolonial est caractérisé par la multiplicité des périodes électorales. Il est donc dans l’intérêt des hommes politiques dépourvus de ressources (culturelles, sociales ou financières) et de projet fiable, d’utiliser l’ethnicité en tant que « marqueur identitaire » susceptible de favoriser la

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solidarité de groupe, pour obtenir le pouvoir et le prestige. Un de nos enquêtés, M. Bano nous a exposé cette idée : « Si vous prenez la question de l’identité ethnique aujourd’hui en Guinée, en la comparant par rapport au passé, on pourrait dire qu’il y a beaucoup plus de références à l’identité ethnique qu’à d’autres types d’identités. Mais cette revendication à l’identité ethnique ne s’exprime pas toujours de la même façon ni dans la même intensité en fonction des évènements qui se passent. Dans les périodes électorales ou les périodes de crise, la référence à l’identité ethnique est relativement plus importante ». Ainsi, l’ethnicité rassemble les individus autour d’une organisation sur la base de traits ethniques pour obtenir des biens économiques et politiques. Nous pouvons donc déduire que sous les groupes ethniques, on trouve une forme d’instrumentalisation politique pour une utilité pratique : bénéficier de certains avantages collectifs. Nous verrons plus en détail, dans la troisième partie, comment les hommes politiques guinéens font pour mobiliser leur « groupe ethnique » dans le but d’obtenir le pouvoir. Cependant, les groupes ethniques créés dans l’espace et dans le temps sous-entendent que les identités et les idéologies ethniques sont maintenues et accentuées pour exercer une influence sur les domaines politiques et économiques. En Guinée, l’ethnicité est vue comme une solidarité de groupe qui a émergé après les indépendances. Les différences de traitement ont plongé le pays dans une rancune interethnique, suite aux avantages que le régime de Sékou Touré a accordé aux Malinkés au détriment des autres, les Peulhs en l’occurrence, ce qui a d’ailleurs occasionné leur émigration massive. Cette question ethnique apparaît comme une forme de forte méfiance entre les Guinéens. Pourtant, dans la période postcoloniale, les Guinéens étaient dans l’obligation de vivre ensemble sur un 54

même territoire, de prendre en main la destinée des institutions républicaines qui étaient jusque-là réservées au colonisateur. L’ethnicité en Guinée est apparue comme « un masque de confrontation »19 pour reprendre l’expression de G. Vincent (1974). Dans cette situation, les groupes ethniques sont des « syndicats » qui défendent les intérêts politiques et économiques de leurs membres, de leurs adhérents. Ces derniers partagent entre autres la conscience nécessaire pour l’unité, la survie et la cohésion du groupe. L’ensemble de la société structurée sous cette forme regroupe différents groupes censés, chacun de son côté, développer une forme de solidarité réunissant des liens sociaux et familiaux, des obligations, des contraintes formelles ou informelles qui unissent les individus entre eux, mais aussi avec les générations antérieures ou futures. Dans le groupe ethnique, il existe une forme de transmission, de legs, que les générations doivent se transmettre pour perpétuer la tradition ou bien pour la pérennité de l’ensemble. Le principe de donner, recevoir et rendre de Marcel Mauss dans sa théorie de l’essai sur le don est indispensable pour la survie du groupe, et par là, éviter l’anomie. En lisant Barth, nous avons constaté qu’il ne montre pas assez comment les distinctions entre les groupes ethniques émergent dans une société donnée. Son anthropologie est basée sur les relations interindividuelles ainsi que sur l’acteur individuel. Elle n’aborde pas ou de très peu les contraintes structurelles, par exemple le rôle joué par l’État qui peut être à l’origine du choix des acteurs en matière d’identité ethnique. Nous nous baserons sur les travaux de Martiniello pour montrer les différents niveaux à travers lesquels l’ethnicité doit être appréhendée.

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Cité in Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart et Fredrik Barth page 106, op.cit.

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2— Les niveaux de compréhension de l’ethnicité De façon générale, dans les sociétés africaines, l’ethnicité constitue une des formes majeures de différenciation sociale et politique d’une part, et d’inégalité structurelle d’autre part. Elle repose sur la production et la reproduction de définitions sociales et politiques de la différence psychologique, phénotypique et culturelle entre des groupes ethniques en interaction. L’ethnicité est donc liée à la classification sociale des individus et aux relations entre groupes dans une société donnée. « Parler d’ethnicité et de groupes ethniques en isolement total est aussi absurde que de parler du bruit d’applaudissements à une seule main disait Gregory Bateson »20. Elle émerge lorsque les groupes ont un minimum de contacts entre eux. Cependant, on peut se poser la question de savoir quand commence une relation sociale qualifiée d’ethnique, et quand elle finit. En reprenant la classification de Martiniello, nous dirons que l’ethnicité doit être appréciée à trois niveaux : le niveau individuel et micro social, le niveau groupal ou mésosocial et le niveau macrosocial. A — Le niveau individuel ou microsocial Au niveau individuel et microsocial, l’ethnicité revêt une dimension purement subjective. Elle correspond au sentiment, à la conscience d’appartenance qu’éprouve l’individu à l’égard d’un ou plusieurs groupes ethniques. Cette approche subjective touche principalement la question des identités. En effet, chaque individu peut se caractériser par plusieurs identités qui se matérialisent éventuellement de façon simultanée ou successive compte tenu du contexte historique, social, économique et politique. L’identité, en général, des individus n’est pas une donnée objective primordiale, intangible et immuable. Au contraire, elle est 20

Cité in Marco Martiniello, 1995, page 18, op.cit.

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le produit d’un processus dynamique de construction sociale, historique et politique. Il en va de même de l’identité ethnique. Pour les primordialistes21, l’individu naît ou acquiert dès la naissance les éléments constitutifs de son identité ethnique : les caractéristiques physiques telles que le nom, la langue, l’affiliation ethnique ou religieuse, tous ces éléments qui le relient à des ancêtres présumés dont l’héritage se transmet de génération en génération. Ils considèrent que c’est l’ancrage de l’identité ethnique dans un groupe de parenté élargie, fictive ou réelle, qui confère aux attachements ethniques la force coercitive dérivée du devoir moral de solidarité envers les « siens » et la puissance des sentiments émotionnels qu’attire le symbolisme des liens du sang et de la famille. Des primordialistes tels que M. Novak, Harold R. Issacs, considèrent que l’appartenance au groupe ethnique ne représente pas un foyer possible parmi tant d’autres formes d’identification. Elle est l’identité de groupe de base pour tous les individus, celle à travers laquelle se transmettent les douleurs, les émotions, les instincts, les souvenirs. Cette présupposition du caractère fondamental de l’identité ethnique reposerait sur l’existence présumée de besoins psychologiques communs à tous les humains, tels que le besoin d’appartenance, le besoin d’être accepté parmi les autres et le besoin d’estime de soi. Parmi les identités que peut détenir un individu, l’identité ethnique est l’une des rares qui répond ou qui s’efforce de répondre à tous ses besoins, parce que le groupe ethnique représente le « refuge » où il ne peut être rejeté et où il n’est jamais seul. Cependant, pour Barth, les identités ethniques sont systématiquement associées à des valeurs culturelles qui 21

Cité in Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart et Fredrik Barth page 98, op.cit.

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servent de critères pour évaluer ou dénier l’appartenance. Cet auteur explique que c’est lorsque les conditions sociales, politiques et économiques ne permettent plus aux membres d’un groupe ethnique de manifester et de faire évaluer par les autres, l’excellence de leurs compétences ethniques, que les sujets peuvent être amenés à changer d’identité ethnique. La problématique des identités est une question de représentation que les acteurs se font, qui pourtant n’ont presque rien à voir avec la réalité. Toutefois, qu’il s’agisse de l’identité individuelle ou collective, celleci se construit et se transforme dans les interactions entre les groupes sociaux. L’identité ethnique peut être donc cette « chose » que les acteurs incorporent en choisissant de mettre l’accent sur certains traits culturels, religieux, linguistiques, dans un moment donné de l’histoire. Comme l’avait dit Weber, la croyance dans l’origine commune constitue le trait caractéristique de l’ethnicité. C’est cette croyance qui explique les autres dimensions de l’identité ethnique. Après le niveau microsocial, nous allons à présent nous intéresser au niveau méso social de l’ethnicité. B — Le niveau groupal ou mésosocial L’ethnicité au niveau groupal et méso social correspond principalement à la mobilisation et à l’action collective ethnique au sein d’un groupe donné. Dans son livre, de la division du travail social (1893), sa thèse de doctorat, Émile Durkheim, explique la relation entre les individus et la collectivité. À la question de savoir, comment une collection d’individus peut constituer une société ? Il répond par la distinction entre deux formes de solidarité : la solidarité mécanique et la solidarité organique. À ce niveau groupal ou méso social de l’ethnicité, nous allons reprendre son analyse sur la solidarité mécanique pour comprendre les manifestations politiques, sociales et économiques sur une base ethnique qu’emploient les acteurs pour la sauvegarde des valeurs et des intérêts de leur groupe. La solidarité, 58

donc, groupale ou méso sociale est une solidarité par similitude. Lorsque cette forme de solidarité domine dans un groupe ethnique donné, les individus diffèrent peu les uns des autres. Membres du même groupe ethnique, ils se ressemblent parce qu’ils éprouvent les mêmes sentiments, adhèrent aux mêmes valeurs et reconnaissent les mêmes interdits et le même sacré. Dans cette situation, la vie du groupe est cohérente et harmonieuse parce que les individus ne sont pas différenciés. Dans la Guinée précoloniale, mais aussi dans une large mesure de nos jours, les groupes ethniques étaient organisés sous ce modèle de la solidarité mécanique. Dans la conscience de chaque acteur, on retrouvait les autres acteurs de son groupe ethnique. Dans l’esprit de chacun dominaient les valeurs communes à tous ainsi que les sentiments collectifs. Pour le père fondateur de la sociologie française, E. Durkheim, la conscience collective peut se définir comme l’ensemble des sentiments et des croyances communs à la moyenne des membres d’un groupe. Cet ensemble formerait un système déterminé qui a sa vie propre. Dans un groupe ethnique fortement soudé, la conscience collective est si forte que l’indignation contre la violation de l’impératif social est vive. Dans ce modèle, le détail de ce qu’il faut faire et de ce qu’il faut croire est imposé par la conscience collective. De cette idée découle l’ossature de la sociologie de Durkheim, celle qui veut que l’individu naisse du groupe et non pas le groupe des individus. Il s’agit là de sa conception holistique du groupe social, qui donne la priorité du tout sur les parties. Dans le groupe social à solidarité mécanique, le droit répressif est le révélateur de la conscience collective, puisque par le fait même qu’il multiplie les sanctions, il manifeste la force des sentiments communs. Durkheim explique que plus la conscience collective est étendue, forte et particularisée, plus il y aura d’actes tenus pour crimes, 59

c’est-à-dire d’actes qui violent un impératif ou un interdit, ou encore qui heurtent directement la conscience collective. Pour lui, le crime est tout simplement l’acte qu’interdit la conscience collective. Par conséquent, la fonction de la sanction ou du châtiment consiste à satisfaire la conscience commune, car celle-ci a été blessée par l’acte qu’a commis un des membres de la collectivité. Cette dernière exige réparation, le châtiment du coupable est la réparation offerte aux sentiments de tous. La mobilisation ethnique à un niveau groupal ou méso social implique donc les processus par lesquels les acteurs s’organisent et se structurent pour la pérennité et la cohésion de leur groupe. Lorsque plusieurs groupes mettent en avant leurs particularités ethniques dans les interactions sociales, le niveau macro social de l’ethnicité entre en vigueur. C – Le niveau macrosocial Contrairement au niveau groupal ou méso social de l’ethnicité qui ne se manifestant que dans le cadre d’un groupe social dont les membres partagent les mêmes coutumes et pratiques, le niveau macro social, quant à lui, s’applique à un niveau plus large où interviennent plusieurs groupes ethniques en interaction. C’est ce modèle qui caractérise aujourd’hui le mode d’organisation sociétale en Guinée. Il met en branle dans la majeure partie des cas, la totalité de la société et de ses institutions. Pour reprendre l’expression de Mauss, on peut parler dans ce cas de phénomène social total. Ainsi, l’ethnicité concerne non seulement les interactions entre les différents groupes ethniques, mais elle concerne aussi et surtout les contraintes structurelles de nature sociale, économique et politique qui façonnent les identités ethniques et qui assignent les individus à une position sociale déterminée en fonction de leur appartenance imputée à une catégorie ethnique. Martiniello explique que l’ethnicité n’est pas simplement appréhendée en termes identitaires, l’accent est aussi mis 60

sur les contraintes structurelles qui s’imposent de façon plus ou moins décisive aux individus. Leur appartenance à une catégorie ethnique exerce une influence considérable sur leur existence sociale, professionnelle, culturelle, aussi bien que sur leur bien-être matériel. Dès lors, l’ethnicité n’est plus tellement une question de choix individuel et subjectif (comme dans le niveau microsocial), mais bien une obligation relative à laquelle doivent faire face les acteurs étiquetés, parfois contre leur gré, dans une catégorie ethnique. Dans ce contexte, quelle que soit leur conscience d’appartenance, les individus sont rangés malgré eux dans une catégorie ethnique et ce classement entraîne des conséquences considérables quant aux différentes dimensions de leur vie quotidienne. Nous sommes ici dans une situation de construction et d’attribution de l’identité des uns pour les autres. Cette identité est à la fois stable et provisoire, personnelle et impersonnelle, privée et publique et constitue le terreau où se construisent les individus et/ou les groupes dans leurs interactions. Pour mieux comprendre la question de l’identité au niveau macro social, nous allons évoquer la différence entre « l’identité pour soi » et « l’identité pour autrui ». Ces deux identités sont non seulement inséparables, mais liées de façon problématique. Elles sont inséparables puisque « l’identité pour soi » est corrélative pour autrui et de sa reconnaissance. Elles sont aussi liées problématiquement, car nous nous référons nécessairement à autrui pour construire notre identité propre. Mais on n’est jamais sûr que notre identité « pour nous » coïncide avec notre identité pour autrui. Non seulement l’identité n’est jamais donnée définitivement, mais elle est toujours à construire dans un certain climat de contingence et d’incertitude relative. Dans le cadre de l’attribution de l’identité par autrui, contraire à l’identité pour soi, Martiniello distingue trois 61

sources principales d’ethnicité, entendue dans ce sens comme une contrainte objective qui pèse sur les individus. Tout d’abord, la division sociale du travail et le marché du travail peuvent être créateurs de divisions ethniques objectives. Dans certaines sociétés, on observe une concentration de catégories ethniques particulières dans des domaines particuliers de l’activité économique et dans certaines professions et métiers. Nous reviendrons sur ce point dans les lignes à venir, car les professions en Guinée sont fortement ethnicisées. Ensuite, en fonction de son appartenance ethnique supposée, l’individu aura beaucoup plus de chances d’occuper une position déterminée sur le marché de l’emploi, position qu’il ne pourra souvent quitter qu’avec grande difficulté. On peut parler de stratification ethnique pour ce marché de travail là. Enfin, l’État peut jouer un rôle important dans la construction et l’institutionnalisation de l’ethnicité. Cette dernière n’est pas qu’une affaire exclusive de choix individuel et de subjectivité, elle est aussi une affaire de contrainte structurelle et objective. C’est là, l’une des principales causes de l’ethnicisation de la vie sociopolitique en Guinée. En reprenant l’idée de Weber22, nous dirons que l’appartenance ethnique détermine un type particulier de rang social qui s’alimente de caractéristiques distinctives et d’oppositions de styles de vie, utilisées pour évaluer l’honneur et le prestige selon un système de divisions sociales verticales. Cependant, ces caractéristiques distinctives n’ont d’importance dans la formation des groupes ethniques que lorsqu’elles induisent à croire qu’il existe entre les groupes qui les exhibent une parenté ou une extranéité d’origine. Pour Weber, la langue et la religion jouent un rôle important, ne seraient-ce que parce qu’elles autorisent, la communauté de compréhension entre ceux qui 22

Cité in Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart et Fredrik Barth pages 40-41, op.cit.

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partagent un code linguistique commun ou un même système de réglementation rituelle de la vie. Il explique aussi que de fortes différences dialectales ou religieuses peuvent exister entre des acteurs qui se perçoivent néanmoins, subjectivement, comme membres d’un même groupe. Le principe de l’identité ethnique (la croyance en la vie commune ethnique) se construit à partir de la différence. Ainsi, l’attraction entre ceux qui se ressentent comme étant d’une même « espèce » est indissociable de la répulsion, de la mise à l’écart ou de la méfiance à l’égard de ceux qui sont ressentis comme étant des « étrangers ». Cette idée implique que ce n’est pas l’isolement qui crée la conscience de l’appartenance, mais au contraire la communication des différences dont les acteurs se saisissent pour établir des frontières ethniques. Lorsque, en dépit de la communication, les dissemblances persistent, s’ensuit l’institutionnalisation ne serait-ce qu’officieuse des frontières ethniques et, dans cette condition, la formation de l’unité nationale apparaît difficile. Dans la deuxième partie de notre recherche, nous allons montrer les ressemblances ainsi que les dissemblances entre nationalisme et ethnicité. Nous verrons aussi que la nation, avant d’être considérée comme une unité nationale, se serait inspirée sur des ethnies lointaines. Nous montrerons les différentes formes d’intégration nationale susceptibles d’être envisagées dans la société pluriethnique guinéenne.

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DEUXIÈME PARTIE DES ÉTATS-NATIONS AUX ÉTATS AFRICAINS : QUEL SYSTÈME POLITIQUE POUR LA GUINÉE ?

PRÉSENTATION L’ethnicité, tout comme le nationalisme, met en jeu l’histoire. Le groupe ethnique et la nation se caractérisent tous deux par la croyance subjective dans les ancêtres, la lignée, la descendance commune, ainsi qu’à la spécificité de l’histoire du groupe. Ces différents éléments sont tout autant déterminants que les interprétations de l’histoire faites par les acteurs. Elles sont cruciales pour les hommes politiques qui visent à se maintenir, à se renforcer, voire à justifier les identités ethniques ou nationales. Pour reprendre l’expression de Benedict Anderson23, nous pouvons dire que les nations ainsi que les groupes ethniques sont en fait des « communautés imaginées » (de l’anglais, immagined comminities). En effet, sur la base de la croyance dans une histoire commune, les individus imaginent un lien particulier qu’ils auraient avec d’autres individus de la même nation ou du même groupe ethnique avec la majorité desquels ils n’auront pourtant jamais aucune relation directe. Ici, réside en fait la puissance de l’ethnicité et du nationalisme. Ce principe d’identification parvient à donner un sentiment de proximité et d’appartenance à différents groupes ou à des individus qui peuvent en réalité être très éloignés socialement. La notion de la « communauté imaginée » d’Anderson se résume à affirmer que la faculté imaginante au cœur des nations est une faculté qui consiste à créer une communauté imaginaire là où elle n’existe pas puisque les membres qui la

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Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Éditons La Découverte, Paris, 1996.

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composent ne connaîtront jamais la très grande majorité de leurs concitoyens. Toutefois, des différences peuvent être soulignées entre le nationalisme et l’ethnicité. Comme l’explique Élie Kedourie24, le discours nationaliste s’articule presque toujours autour de trois principes de base. Tout d’abord, le premier affirme que l’humanité est naturellement divisée en nations. Ensuite, les caractéristiques distinctives de ces nations peuvent être établies. Enfin, le gouvernement des nations par elles-mêmes est le seul type de gouvernement légitime. Ainsi, le nationalisme est synonyme d’une revendication à l’autodétermination, à la création d’une communauté politique distincte et souveraine pour chaque nation, pour chaque peuple. Contrairement au nationalisme, l’ethnicité n’entraîne pas, ou très rarement, cette quête de la souveraineté politique pour les groupes sociaux qui se définissent par une même identité ethnique. Ces groupes se contentent de revendiquer une reconnaissance spécifique à l’intérieur des frontières de l’État dans lequel ils vivent, afin d’obtenir des intérêts matériels ou immatériels. C’est aussi parce que l’idée de nation est une notion occidentale récente qui vise à gommer les particularismes. Par exemple en France, on peut citer la suppression des langues bretonne, basque, occitane, etc. Le nationalisme et l’ethnicité se distinguent aussi quant au caractère national ou international de leur discours respectif. Le discours nationaliste a une visée intrinsèquement « internationale » dans la mesure où il revendique, pour chaque nation, un caractère distinctif, par rapport aux autres dans un système mondial composé d’États. Chaque nation doit ainsi se démarquer des autres dans le concert international et revendiquer le droit à une 24

Elie Kedourie, Nationalisme, 1992, cité in Marco Martiniello, page 90, op.cit.

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organisation politique propre sur la base de ses particularités. Le discours de l’ethnicité n’a pas, ou ne revendique pas nécessairement cette vision. Lorsque les groupes ethniques revendiquent une reconnaissance et un statut particulier dans le cadre d’un État, le discours qu’ils mettront en avant sera adapté au contexte étatique national dans lequel ils vivent. Le système politique qu’il faudra pour la Guinée dépendra de la volonté et de la capacité des Guinéens euxmêmes de mettre de côté ce qui les différencie pour travailler sur ce qui les unit. Aujourd’hui, la Guinée est caractérisée par de fortes tensions ethniques dues principalement à la gestion du pouvoir politique. L’État est presque absent dans de nombreuses localités du pays et les élections présidentielles d’octobre 2015 ou encore celles qui viendront par la suite, risquent de mettre le pays dans une forte instabilité politique. Pourtant, la situation dans laquelle se trouve actuellement la Guinée, il faudrait juste la « goutte d’eau pour faire déborder le vase » : le risque d’affrontement interethnique est réel. Pour éviter le conflit, la stabilité politique est nécessaire. Pour obtenir celle-ci, sont présentes quatre dimensions principales25 :  En principe, un système politique stable ne fait pas l’objet de violence politique interne. La vie politique s’y déroule de façon institutionnalisée et relativement organisée.  La longue durée de vie des gouvernements versus les coups d’État connus généralement en Afrique, le faible taux de rotation au niveau des positions importantes des pouvoirs exécutif, judiciaire et administratif ; et la continuité du processus politique qu’ils entraînent, sont des critères importants de la stabilité politique.

25

Marco Martiniello, page 116, op.cit.

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 Un État stable est caractérisé par l’existence d’un ordre constitutionnel généralement accepté qui établit les normes de l’action politique et qui légitime les résultats du processus électoral.  Un système politique stable connaît une relative constance en ce qui concerne les structures fondamentales de la République, le gouvernement et les relations entre les institutions politiques. De tous ces points, presque aucun n’est réellement effectif en Guinée où l’hétérogénéité ethnique est source de désunion et d’instabilité parce qu’elle sape le sens de la communauté politique nécessaire pour une démocratie stable. Dans le contexte politique actuel, une vision politique commune est nécessaire pour la stabilité de l’État. Sans cette vision, la diversité ethnique ne ferait qu’aggraver la situation, d’autant plus qu’aucun acteur, en l’absence d’une croyance subjective à une destinée commune, n’accepterait les sacrifices qui lui sont demandés au profit de la société tout entière. Ce travail collectif qui consiste à favoriser une vision d’ensemble de la société est ce qu’on appelle l’intégration nationale ou la communauté politique. Ignorer cette nécessité, c’est autoriser l’instabilité politique et la discorde dans une Guinée ethniquement hétérogène où l’ethnicité prime sur le nationalisme, le népotisme sur la méritocratie. Pour mieux comprendre la différence entre le nationalisme et l’ethnicité, nous allons à présent voir le lien qui existerait entre l’ethnie et la nation (III), nous verrons dans le chapitre suivant (IV) la question de la démocratie et du lien social.

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CHAPITRE 3 RAPPORT ENTRE L’ETHNIE ET LA NATION Eu égard aux définitions que nous avons vues de la nation et du groupe ethnique, nous pouvons affirmer que tous les deux sont des entités auxquelles les acteurs croient qu’ils sont reliés par une filiation parentale ou ancestrale. Malgré la difficulté de démonstration objective de cette parenté fictive, cette dernière n’a guère besoin de correspondre à la réalité pour contribuer à définir des sentiments solides qui cimentent l’unité du groupe, en créant l’identité nationale ou ethnique. La solidarité à laquelle ces deux groupes font appel se manifeste dans une forme de confrontation ou de dichotomisation avec les « outsiders26 ». La nation, tout comme le groupe ethnique suppose une conscience subjective d’appartenance : le premier se référant au peuple, le second au groupe ou à la communauté. Il serait donc illusoire de croire que la nation ou le groupe ethnique soit des réalités concrètes, en les associant soit à l’État ou à l’ethnie. Ils s’inscrivent dans un processus de construction historique dans le temps et dans l’espace. Le lien direct entre l’ethnie et la nation a été théorisé le plus directement par Anthony Smith. Dans son principal ouvrage sur le sujet27, il explique que le nationalisme trouve 26

Expression que nous empruntons ici à H. Becker, signifiant étranger, ceux qui sont dehors versus les insiders. 27 The Ethnic origins of Nations 1991, cité in Marco Martiniello, page 92, op.cit.

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ses racines dans une ethnicité prémoderne. Il reconnait que les nations ne sont ni primordiales, ni naturelles, elles s’inscrivent dans une continuité historique et qu’elles reposent sur des identités ethniques caractérisées par une forte pérennité. Dans ce livre au titre évocateur, en français L’origine ethnique des nations, il ne nie pas qu’en tant qu’idéologie et mouvement politique, le nationalisme soit moderne. Mais il souligne l’ancienneté des origines ethniques des nations. Dès lors, pour le sociologue anglais, les nations modernes s’inscrivent clairement dans la continuité des ethnies. Dans le fil discursif de Smith, ces ethnies seraient les fondations des nations modernes. Pour lui, ces dernières ne sont rien d’autre que le résultat de la bureaucratisation réussie des ethnies préexistantes. En d’autres mots, les nations ne sont que l’avatar moderne des ethnies anciennes qui pour survivre ont dû adopter un modèle civique adapté à la modernité. C’est à la faveur du processus de formation de l’État que les ethnies se sont transformées en nations. Dès lors, Smith suggère la possibilité de retracer la généalogie des nations dont le moment crucial est la transformation des membres d’une ethnie en citoyens. Cependant, de nombreux autres chercheurs ont fermement rejeté cette affirmation selon laquelle le nationalisme serait un prolongement de l’ethnicité antique. Pour eux, la création des nations modernes suppose précisément la disparition des identités ethniques traditionnelles à la faveur du processus de modernisation. Même si l’ethnicité traditionnelle joue un rôle dans l’émergence du nationalisme, elle ne peut en aucun cas constituer une explication satisfaisante. Parmi les auteurs qui nient le rapprochement entre l’ethnie et la nation, nous pouvons citer par exemple Étienne Balibar qui explique qu’« aucune nation moderne ne possède une base ethnique donnée, le problème fondamental est donc de produire le 72

peuple. Mieux : c’est que le peuple se produise lui-même en permanence comme communauté nationale28 ». Pour lui, les individus d’origine diverses qui en viennent à se percevoir comme membres d’une même nation doivent être institués comme « homo nationalis » par un réseau d’institutions et de pratiques qui les socialise en fixant les « affects d’amour, de haine, et de représentation de soi » afin que la différentiation interne des groupes sociaux soit relativisée par rapport à la différence symbolique entre « nous et les étrangers ». Gellner29, quant à lui, considère que le nationalisme est un phénomène culturel qui dépend non seulement de la formation de l’État et de la société industrielle, mais aussi d’un ensemble de transformations culturelles comme la création de la « haute culture ». Cette idée sous-entendrait que le nationalisme et l’ethnicité sont le produit de manipulations d’élite qui créeraient la matière culturelle du groupe qu’ils entendent représenter et dans lequel ils s’efforcent d’accroître leur pouvoir. Dans la production de la culture représentative, J. Nagel30 distingue deux méthodes : la reconstruction de l’histoire culturelle ancienne et la création d’une nouvelle culture. La première consiste à revitaliser des pratiques culturelles du passé, tandis que la seconde consiste à reconstruire les comportements actuels ou à inventer de nouvelles cultures. Les restaurations culturelles se produisent lorsque des formes ou des pratiques culturelles oubliées sont déterrées et réintroduites dans la culture contemporaine. Les révisions et les innovations culturelles se produisent, quant à elles, lorsque les éléments culturels actuels sont modifiés ou lorsque de nouvelles formes ou pratiques culturelles sont 28

Cité in Philippe Poutignat, Streiff-Fenart et Fredrik Barth, page 53, op.cit. 29 Cité in Marco Martiniello, page 68, op.cit. 30 Cité in Marco Martiniello, page 83, ibid.

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créées. Cependant, ces techniques de construction culturelle, autant utilisées par les nations que par les groupes ethniques, sont mises en œuvre dans la poursuite de deux objectifs : la construction d’une communauté d’appartenance et la mobilisation collective. Les constructions culturelles aident à la construction communautaire, avec la création des critères de membership, ceux qui en font partie et ceux qui ne le sont pas. Éric Hobsbawm 31explique que le nationalisme est comme un mouvement politique de second ordre basé sur une fausse conscience renforcée par l’ethnicité, mais dont la racine se trouverait dans l’économie politique. Pour lui, ce qui caractérise le nationalisme c’est précisément qu’il représente l’intérêt commun contre les intérêts particuliers, le bien commun contre les privilèges. Hobsbawm explique dans la page 148 qu’« on doit tomber d’accord avec Gellner qui dit que la domination idéologique apparemment universelle du nationalisme aujourd’hui est une sorte d’illusion d’optique. Un monde de nations ne peut exister. Il ne peut y avoir qu’un monde où quelques groupes à potentiel national, en revendiquant ce statut, excluent pour d’autres la possibilité de faire entendre une revendication semblable, et il se trouve que peu d’entre eux s’y aventurent. » Cependant, le rapport entre l’ethnie et la nation est d’autant plus proche qu’il apparaît impossible de dissocier totalement l’ethnicité du nationalisme. Il s’avère cependant difficile de prouver la relation de continuité historique entre les concepts d’ethnie et de nation, comme le prétend A. Smith. Après avoir présenté le nationalisme dans la section suivante, nous parlerons de l’État et de la nation pour montrer que malgré le rapprochement établi entre les deux, il s’agit de deux concepts différents. 31

Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Éditons Gallimard, Paris, 1992.

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1— Le nationalisme En se référant aux travaux32 d’Ernest Gellner, nous pouvons dire que le nationalisme est essentiellement un principe politique qui considère que l’unité politique et l’unité nationale doivent être congruentes. Cet auteur considère que c’est en fonction de ce principe que le nationalisme en tant que sentiment ou que mouvement peut être le mieux défini. Le nationalisme serait donc ce sentiment de colère que suscite la violation de ce principe (convergence entre unité politique et unité nationale) ou le sentiment de satisfaction que procure sa réalisation. Dans un cas de figure où ceux qui gouvernent un territoire donné appartiennent à une nation autre que celle à laquelle appartienne la majorité des gouvernés, cela constituerait, pour les nationalistes, une atteinte caractérisée aux conventions politiques qui, pour eux, est tout à fait injuste. La principale théorie du nationalisme, c’est la légitimité politique qui exige que les limites politiques, et en particulier, les limites ethniques au sein d’un État donné ne séparent pas les détenteurs du pouvoir du reste du peuple. En effet, le sentiment nationaliste est profondément outragé quand il y a violation du principe nationaliste affirmant cette congruence de l’État et de la nation. Toutefois, les différents types de « violation » ne constituent pas la même transgression. Dans le cas d’une divergence ethnique entre gouvernants et gouvernés, la transgression apparaît plus importante. Gellner dit qu’une population qui possède une culture propre se retrouve blessée quand elle n’a pas un État qui lui est propre. Par ailleurs, il explique qu’une unité 32

Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Éditons Payot, Paris, 1989, page 11.

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politique territoriale ne devient ethniquement homogène que dans certains cas : si elle tue, expulse ou assimile tous les non-nationaux. Il se peut que le refus de ceux-ci de subir pareils destins rende difficile la réalisation pacifique du principe nationaliste et par là même la cohésion sociale. Cependant, le nationalisme ressemble à un type particulier de patriotisme, quoique, excluant de la gestion des affaires publiques tous ceux qu’on considère comme étrangers. Il ne se généralise et ne devient dominant que quand certaines conditions sociales sont réunies. Au préalable, l’effacement des différences entre les groupes apparaît indispensable. Il ne prévaut que dans le monde moderne et nulle part ailleurs. On peut le définir par l’unité qu’il encourage par la loyauté et à l’homogénéité culturelle à laquelle il fait appel. Dans cette situation, l’acteur est directement membre de la communauté, non en vertu de son adhésion, mais en vertu de son mode culturel. Les traits essentiels dont le nationalisme fait appel sont l’homogénéité et l’écriture (perçue dans le sens d’écrits et de traces historiques) pour rappeler l’uniformité de la communauté aux générations futures. Ces revendications chauvines auxquelles il se réfère étaient aussi revendiquées dans les sociétés traditionnelles, à la différence que ces dernières n’avaient pas d’aspirations politiques modernes. Dans la société moderne, c’est le nationalisme qui a créé les nations et non le contraire. Il faut convenir que le nationalisme utilise la prolifération des cultures et des richesses culturelles préexistantes que l’histoire lui laisse en héritage, même si son utilisation est très sélective et qu’il procède souvent à leur transformation radicale. Il peut faire revivre des langues mortes, fabriquer des traditions, réhabiliter des objets dont la pureté et la perfection apparaissent tout à fait fictives. Pour Gellner, l’ardeur nationaliste présente du point de vue culturel un caractère créatif, imaginatif et très inventif. Toutefois, la définition du 76

nationalisme en tant que principe politique s’est nourrie de deux termes : État et Nation.

2—L’État Comme point de départ de la réflexion sur l’État, partant de la célèbre définition de Max Weber33, pour qui l’État constitue le groupement qui, au sein de la société, détient le monopole de la violence physique légitime. L’idée sousjacente est intéressante dans la mesure où Weber pense que dans les sociétés où règnent l’ordre, comme celles dans lesquelles la plupart d’entre nous vivons ou aspirons à vivre, ni la violence privée ni celle d’un groupe ne seraient légitimes. L’État est donc cette institution ou cet ensemble d’institutions spécifiquement intéressés à garantir l’ordre, même s’il a aussi vocation à être utilisé à d’autres tâches. L’État existe là où des groupements spécialisés qui visent à garantir l’ordre, tels que les forces de police et les cours de justice, sont séparées du reste de la vie sociale. Pour lui, le conflit en tant que tel n’est pas illégitime, mais il ne peut être résolu, selon la loi, par la violence privée ou par celle d’un groupe. La violence ne peut être exercée que par l’autorité politique centrale et par ceux auxquels elle délègue ce droit. Cependant, en Guinée, la violence est très souvent utilisée par un ou des acteurs, afin de se rendre justice34. Cette dernière, loin d’être indépendante, motive indirectement le recours à l’exercice de la violence privée. Parmi les diverses contraintes utilisées pour le maintien de l’ordre, la 33

Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Éditons Payot, Paris, 1989, page 14, op.cit. 34 Il n’est pas rare de constater des voleurs, des coupeurs de route ou des bandits de toute sorte se faire lyncher, parfois immoler par du feu.

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sanction ultime, la force, ne peut être appliquée que par les spécialistes clairement identifiés au sein d’une société centralisée et disciplinée, en l’occurrence l’État. Dans les manifestations politiques en Guinée, il n’est pas rare de voir des milices35 ou des civils agissant en faveur du gouvernement, se joindre aux agents des forces de l’ordre pour réprimer les manifestants, souvent issus de l’opposition. Ces affrontements prennent souvent l’apparence d’une confrontation interethnique, car actuellement les pertes en vie humaine se font majoritairement dans les rangs des Peulhs et, les forces de l’ordre sont composées principalement de Malinkés. Ainsi, en Guinée, le gouvernement n’a pas le monopole de la violence légitime sur tout le territoire qu’il contrôle plus ou moins bien, soit par manque de volonté ou par manque de moyens. D’ailleurs, le président Alpha Condé harangue souvent qu’il a hérité d’un pays et non d’un État, en mettant en cause les membres de l’opposition qui ont eu à occuper de hautes fonctions ministérielles pendant la deuxième République36. L’idée de Weber consisterait à considérer une entité telle que la Guinée, non pas comme un État, mais plutôt comme une institution, du fait que la violence physique légitime n’est guère que du ressort du gouvernement. De nos jours, et surtout en droit, l’État est défini comme une organisation politique et juridique délimitée par des frontières territoriales à l’intérieur desquelles ses lois s’appliquent sur une population. Il est constitué d’institutions par lesquelles 35

La formation de milices est une tradition gouvernementale en Guinée. Tous les chefs d’État en ont fait recours et, les agents de la milice sont recrutés principalement dans l’ethnie du président parce qu’ils sont censés être des « hommes de confiance » par rapport à une armée plutôt hétérogène ethniquement. 36 Les principaux leaders de l’opposition, à savoir Cellou Dalein Diallo, Sidya Touré et Lansana Kouyaté, ont tous été premier ministre à un moment donné dans le gouvernement de Lansana Conté.

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il exerce son autorité et son pouvoir. Sa légitimité repose en principe sur la souveraineté du peuple. C’est à partir de cette dernière que ressort l’idée de la nation. A — La nation Le mot nation vient du latin nascio ou natio, qui signifie « naître ». Le terme natio désigne les petits d’une même portée, et signifie aussi une communauté dont les membres ont une même origine. C’est seulement au cours du 18èmesiècle que ce terme commence à acquérir son sens moderne, c’est-à-dire politique. Les luttes d’indépendance en Amérique, la Révolution française, la résistance des populations victimes de l’occupation des troupes napoléoniennes, tels sont les éléments fondateurs à l’ombre desquels, entre les années 1770 et les années 1810, se fixe la définition toujours en vigueur de la nation37. Cette idée moderne de la nation en tant qu’une et indivisible transcrit la volonté collective d’exister comme un peuple souverain. Cependant, comme l’explique G. Noiriel, il y a différentes conceptions de la nation selon les pays. Par exemple, la pensée allemande privilégie les critères identitaires (les liens du sang) lorsque la pensée française valorise la citoyenneté, les liens du sol. Pour E. Gellner38, l’idée normative et universelle de la nation tient à deux choses : primo, deux hommes sont de même nation si et seulement s’ils partagent la même culture et quand cette culture à son tour signifie un système d’idées, de signes, de rites, d’associations et de modes de comportement et de communication. Secundo, deux hommes sont de même nation si et seulement s’ils se reconnaissent comme appartenant à la même nation. Il s’agit là du fameux 37

Gérard Noiriel, État, nation et immigration, Vers une histoire du pouvoir, Éditions BELIN, Paris, 2001, page 88. 38 Ernest Gellner, page 19, op.cit

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sentiment d’appartenance que nous avons déjà évoqué antérieurement. Ainsi, explique Gellner, ce sont les hommes qui font les nations. Ces dernières seraient selon lui des artefacts produits par les convictions, la solidarité, et la loyauté des hommes. Une simple catégorie de personnes (par exemple les occupants d’un territoire ou les locuteurs d’une langue donnée) ne devient une nation que lorsque les membres de cette catégorie se reconnaissent, avec fermeté, certains droits et devoirs mutuels, réciproquement, en vertu de leur commune adhésion. Gellner poursuit en disant que c’est leur reconnaissance mutuelle en tant que personne de ce type qui les transforme en nation, et non leurs autres attributs communs, quels qu’ils puissent être, qui séparent cette catégorie des individus qui ne sont pas membres de la nation concernée. L’idée d’E. Renan39est similaire à celle de Gellner dans la mesure où, pour Renan, le critère qui fonde l’appartenance nationale est un principe spirituel qui nécessite deux choses qui à vrai dire n’en font qu’une. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs. L’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu des générations antérieures. Pour Renan, l’identité nationale est fondée sur une identité entre le monde des morts et le monde des vivants. En Guinée, l’héritage que les morts ont laissé, en parlant des responsables politiques, est à l’origine même des clivages ethniques actuels. Il existe une crise profonde entre les ethnies, à cause des politiques discriminatoires et létales des régimes de Sékou Touré (1958-1984) et de Lansana Conté (1984-2008). Nous aborderons ce point dans la troisième partie. 39

Dans Qu’est-ce qu’une nation ? Cité in Gérard Noiriel, page 95, op.cit.

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On peut se poser la question de savoir si tous les groupes qui partagent les mêmes souvenirs ou des traits culturels spécifiques et reconnus comme tels par leurs membres sont en mesure de se transformer en nation. L’histoire montre que dans la plupart des cas, pour que les luttes d’indépendance soient couronnées de succès, il faut que les militants nationalistes puissent prouver que la nation au nom de laquelle ils parlent possède une identité propre (identité du même et identité de soi). C’est ce facteur essentiel qui a manqué à beaucoup de pays africains, et en l’occurrence à la Guinée, lors de son accession à l’indépendance. Au lendemain de l’indépendance, tous les Guinéens n’ont pas voulu ou pas pu, « conjuguer le même verbe » pour l’unité nationale. Il y avait d’un côté les acteurs favorables à l’administration coloniale, en majorité Peulhs, et de l’autre les acteurs progressistes voulant la décolonisation et l’indépendance de la Guinée, qui sont quant à eux majoritairement Malinkés et Forestiers. Après l’indépendance, de nombreux Peulhs (mais aussi quelques acteurs des autres groupes ethniques) furent soutenus par la France pour renverser le régime de Sékou Touré. La résistance de ce dernier et l’exécution de plusieurs cadres peulhs sont les souvenirs douloureux qui opposent aujourd’hui encore Peulhs et Malinkés. Par ailleurs, la formation de la nation est facilitée lorsqu’il existe des traces matérielles (archéologiques ou autres), voire immatérielles (musiques, rituels, légendes) qui témoignent de l’existence passée et présente du groupe ou des groupes considérés. Or, dans la plupart des cas, les traces qui nous viennent du passé ont été érigées par les vainqueurs d’alors, c’est-à-dire ceux qui détenaient les rênes du pouvoir, maîtrisant l’écriture, pratiquant la culture cultivée, construisant des palais et des monuments. On comprend mieux dans ces conditions pourquoi la plupart des nations modernes ont succédé à des États pré81

nationaux. En revanche, dans les pays où l’État pré-national n’a pas joué ce rôle assimilateur, l’enchevêtrement des cultures, des langues, des religions a permis aux acteurs d’orchestrer des formes de mobilisation fondées sur des principes concurrents, tels que l’ethnicité. Par exemple, dans les pays occidentaux, l’ancienneté de l’État a facilité son implantation sociale et conforté son rôle en tant que vecteur d’une identité nationale intériorisée, fixée dans les normes sociales, des règles de politesse, des comportements. Mais, il existe dans certains territoires des difficultés liées à des revendications nationalistes. En France, c’est le cas de la Corse, de la Bretagne ; en Espagne le cas de la Catalogne ; au Royaume-Uni le cas de l’Écosse, par exemple. Toutefois, ces difficultés dans les pays occidentaux sont rares contrairement à beaucoup de pays africains où l’État s’est formé sans relayer des formes étatiques plus anciennes. Pendant très longtemps, dans les pays africains, la forme politique de société était celle du colonisateur, différente de la culture, des traditions et des coutumes des peuples concernés. Dans la grande majorité des pays africains, la construction de l’État n’a pas suivi le processus d’extrême centralisation qui caractérise les pays industrialisés, tels que la France par exemple. Il s’agit aussi de pays qui sont souvent touchés par la pauvreté, où les infrastructures (les routes, les moyens de communication, les nouvelles technologies) sont souvent insuffisantes pour permettre d’atteindre tous les individus sur l’étendue du territoire national. Ainsi, l’appareil d’État lui-même manque de continuité et de force, ce qui favorise le recours au communautarisme et à l’ethnicité afin de cimenter les relations entre les acteurs locaux. Les caractéristiques de l’État et de la nation sont tellement concordantes, on croirait qu’ils étaient destinés l’un l’autre pour former ce qu’on appelle« l’État-nation ». 82

B — L’État-nation Comme l’explique Gellner, les nations (tout comme les États) relèvent de la contingence et non de la nécessité universelle : ni les nations, ni les États n’ont existé en tout temps et en toute circonstance. De plus, les nations et les États ne relèvent pas de la même contingence40. Selon lui, le nationalisme affirme que Nations et États étaient destinés l’un à l’autre, que l’un sans l’autre reste vide de sens et constitue une tragédie. Toutefois, avant de devenir « promis l’un à l’autre », il a fallu qu’il y ait émergence de l’un et de l’autre, et cette émergence était indépendante et contingente. Sans aucun doute, comme nous l’avions déjà dit, l’État a émergé sans le concours de la nation et certaines nations ont émergé sans la bénédiction des États auxquels elles appartenaient (ce cas de phénomène est toutefois rare), en guise d’exemple nous pouvons citer le cas des Juifs. Dans la conception moderne et normative de la nation, nous pouvons affirmer que l’État est antérieur à la nation. Et cela est encore plus vrai pour le cas de la Guinée où la première République a hérité d’un État dans lequel vivent des groupes ethniques sans aucun projet apparent de se constituer en nation. L’explication vient sans doute du fait qu’il n’y avait pas une représentation collective forte pour nourrir les liens sociaux entre les Guinéens. Pourtant, comme l’explique Anderson41, la nation n’est pas une communauté d’individus « réelle », mais une représentation collective, et c’est ce qui manque aujourd’hui encore en Guinée. Il explique que la représentation collective tient sa force du fait que les personnes qui la partagent se reconnaissent dans les mêmes images de leur communauté. En Guinée, chaque communauté dispose de sa figure 40 41

Ernest Gellner, page 18, op.cit. Cité in Gérard Noiriel, page 108, op.cit.

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historique, il est rare de trouver un ancêtre qui fait l’unanimité entre tous les groupes ethniques. Les acteurs voient dans leur communauté une collectivité souveraine, délimitée par des frontières qui déterminent l’identité de leur groupe et structurent l’opposition entre « nous » et « eux ». Pour Anderson, le seul critère pertinent de définition de la nation se situe au niveau de la conscience collective. Il dit qu’une nation existe si et seulement si dans l’esprit de chacun de ses membres vit l’image de leur communion. La situation en Guinée s’explique par le manque de cadre d’identifications entre les groupes ethniques, la création d’une vision sociétale commune serait indispensable pour l’unité nationale. Comme le souligne Oriol42, « la nation est présupposée par l’État comme un ensemble de contenus géographiques, historiques, linguistiques, culturels au sens étroit du mot qui rendent possible la définition de l’expression de la volonté générale ». Marcel Mauss43 explique qu’à partir de la Révolution française, « la société tout entière est devenue, à quelque degré, l’État. Le corps politique souverain, c’est la totalité des citoyens. C’est précisément ce qu’on appelle la nation. » Dans ce cas de figure, c’est donc le critère de la citoyenneté qui est déterminant. En effet, un État ne devient véritablement « national » qu’à partir du moment où il respecte le principe de la « souveraineté du peuple ». Marcel Mauss, contrairement à Weber, met ici l’accent sur la solidarité au lieu de la domination. Conformément aux principes exposés par Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social (1762), au sein d’une nation moderne, la totalité des citoyens participe à l’élaboration des lois auxquelles ils obéissent et contribuent à défendre leur 42 43

Cité inPhilippe Poutignat et Streiff-Fenart, page 52, op.cit. Cité in Gérard Noiriel, État, nation et immigration, page 125, op.cit.

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communauté contre les périls extérieurs. C’est pour cette raison qu’ils sont objectivement solidaires les uns des autres. Ce modèle de société est différent de l’État monarchique dans lequel une différence « naturelle » existe entre le roi et ses sujets. À l’intérieur de la communauté nationale souveraine, moderne, on trouve des acteurs liés entre eux parce qu’ils sont contraints d’obéir à l’État dont ils dépendent. Ici, le lien social est d’abord un lien coercitif. Mais il est vrai que si on ne retenait que ce facteur de coercition, même légitime, on ne parviendrait pas à distinguer l’État monarchique de l’État national. Étant donné que la souveraineté du peuple signifie que l’État est en droit d’exercer sa domination dans la mesure où il est au service de tous les citoyens, en dehors de la contrainte étatique, il est nécessaire qu’il y ait un autre facteur essentiel de rattachement des acteurs à leur nation : l’intérêt. Ainsi, l’une des fonctions indispensables de l’État-nation, c’est d’offrir une protection aux acteurs dont il a la charge, qu’elle soit physique et psychologique. Pour Norbert Elias44, il s’agit d’une question tellement décisive qu’il n’hésite pas à définir la nation « comme l’unité élémentaire de survie » dans le monde moderne. Quand on parle aujourd’hui de nation ou de souveraineté nationale, les notions et les idées qui reviennent le plus souvent sont relatives à l’État de droit et à la démocratie. Pourtant, ces deux notions restent pour les Guinéens un phénomène balbutiant, qu’ils n’arrêtent cependant pas d’invoquer pour sortir des difficultés économiques, politiques et sociales. L’avènement d’une vraie démocratie constituerait une démarche inclusive, favorisant un nouveau lien social où les particularités ethniques seraient un vecteur de développement. 44

Cité in Gérard Noiriel, page 130, ibid.

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CHAPITRE 4 DE LA DÉMOCRATIE : PERSPECTIVE DU LIEN SOCIAL

Contrairement à l’Ancien Régime qui fut marqué par la monarchie absolue de droit divin, de nos jours, la liberté des acteurs, c’est-à-dire la possibilité de faire ce que l’on veut dans la plupart des aspects de l’existence, constitue pour pratiquement tout le monde une offre qu’il est presque impossible de refuser. Le principe démocratique a tendance à s’universaliser parce qu’il est garant de la liberté et de l’égalité entre tous les acteurs vivant en société. Il favorise entre autres, la volonté d’améliorer les conditions de vie, d’échapper à une coercition arbitraire, permet de bannir la vengeance privée, mais exige aussi le droit d’être traité avec respect et considération. John Dunn45 en citant Spinoza, explique que les acteurs ont besoin de liberté, de pouvoir penser librement et d’exprimer sans crainte leur opinion. Ils veulent une autorité claire et efficace, capable de protéger leur vie commune. Il explique que ces différents besoins ne doivent pas nécessairement empiéter les uns sur les autres, et aucun d’entre eux n’est clairement prioritaire par rapport aux autres. En effet, dans la société démocratique, l’État et le gouvernement tiennent leur légitimité des acteurs. Toute démocratie reste cependant fragile quand les élites 45

John Dunn, Libérer le peuple, histoire de la démocratie, Éditons Markus Haller, Collection « Modus vivendi », Genève, 2010.

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s’écartent de leurs promesses et du peuple (on le constate par exemple dans la forte abstention des élections en France). Selon la célèbre formule d’Abraham Lincoln, 16e président des États-Unis, la démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Dans cette condition, la société tout entière est intégrée. Elle partage une relative unité culturelle et morale, adhère consciemment à l’État et à ses lois. C’est dans cette condition seulement qu’on pourrait vraiment parler de nation. Dans le cas de la Guinée, la nation existerait lorsque l’intégration de tous les groupes ethniques serait effective. Cela n’est cependant pas le cas de nos jours, parce qu’entre l’État et le citoyen, existe le groupe ethnique (entité intermédiaire empêchant la cohésion nationale). L’Assemblée nationale censée représenter la totalité des citoyens n’est en fait que le porte-parole de groupes ethniques qui se disputent le pouvoir. Pourtant, dans toutes les démocraties représentatives, il existe le principe de séparation des pouvoirs, de la neutralité et de l’impartialité de l’État. Ces principes ont pour objectif d’éviter l’arbitraire. Dans de l’esprit des lois (1748), Montesquieu, considéré comme étant le premier à ériger la théorie de la séparation des pouvoirs, explique que pour que le despotisme soit écarté, trois pouvoirs devraient exister. Ils seraient confiés en principe à des personnes ou à des corps distincts. Il s’agit des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire qui devraient être rigoureusement « séparés » afin d’éviter que la même personne ou le même corps qui édicte la loi ne puisse l’exécuter ou rendre la justice, et inversement. La concentration de tous les pouvoirs dans les mêmes mains serait la véritable définition des régimes dictatoriaux ou tyranniques. Émile Faguet46 dans le 46

Cité in Jean-Philippe Feldman, « La séparation des pouvoirs et le constitutionnalisme. », Revue française de droit constitutionnel 3/2010 (n° 83), p. 483-496.

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libéralisme, explique que la garantie des droits de l’homme se trouve dans la séparation des pouvoirs, autrement dit dans l’indépendance du pouvoir législatif à l’égard du pouvoir exécutif et dans l’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard tant du pouvoir législatif que du gouvernement. Cependant, durant plus de cinquante ans, c’est la concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif qui caractérise le système politique en Guinée, l’indépendance des pouvoirs législatif et judiciaire n’étant que de façade. Tous les pouvoirs sont contrôlés par le président de la République, toutefois, par rapport au passé, nous constatons depuis2010, une légère amélioration dans la gestion des institutions (armée, économie, mines). L’ONG Freedom House47 estime que les régimes politiques sont différenciés en fonction des droits politiques et des libertés civiles en vigueur : nous aurions les démocraties, les démocraties restreintes, les monarchies constitutionnelles, les monarchies traditionnelles, les monarchies absolues, les régimes autoritaires, les dépendances coloniales et les protectorats. Aujourd’hui, le régime politique guinéen se caractériserait plutôt par une démocratie restreinte. Dans les conditions actuelles, on ne peut pas encore parler de société démocratique en Guinée. Pour cela, il faudrait que l’ensemble des acteurs et des groupes ethniques soient intégrés par les pratiques de la citoyenneté et que la société tout entière devienne, à quelques degrés l’État, où le corps politique souverain représente la totalité des citoyens. Ainsi, la nation démocratique est celle où l’ensemble des citoyens est lié par un consensus, et, quels que soient par ailleurs les désaccords entre les partis politiques ou les groupes ethniques. Si l’on considère que la démocratie est un moyen efficace d’organiser les relations entre une communauté et 47

Cité in Philippe Hugon, Géopolitique de l’Afrique, Armand Colin, Paris, 2006, page 47.

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son gouvernement, elle peut difficilement être l’objet d’une valorisation universelle. En effet, en Guinée, le régime démocratique n’a pas été adopté totalement, en tout cas, pas sérieusement dans l’intégralité du cadre qui régit la vie des groupes sociaux ; et, l’organisation des « élections transparentes » ne suffit pas pour affirmer la plénitude de la démocratie. Aujourd’hui encore, les inégalités dues aux origines ethniques sont criardes, tout comme la forte insécurité, les libertés individuelles et collectives ainsi que les droits de l’homme ne sont pas respectés, l’impunité des proches du pouvoir se fait au vu et au su de tout le monde. Ainsi l’idée de démocratie apparaît quelque peu illusoire même si des efforts sont en train d’être réalisés. Pourtant, un mérite revient à la démocratie : celui de nous offrir un monde au sein duquel nous pouvons le plus sûrement vivre en bonne intelligence avec nos concitoyens. En Guinée, la notion de démocratie est invoquée par tout le monde, mais personne ne sait comment faire pour y parvenir, ou bien nous dirons que les acteurs politiques manquent de volonté et de courage pour travailler ensemble et sortir le pays des crises économiques et sociales. Les uns accusent les autres d’être à l’origine de l’ethnocentrisme, sans pour autant chercher à comprendre l’origine, la portée et les différentes manifestations de l’ethnicité. Ainsi, M. Dieng affirme : « Pour moi, la question ethnique aujourd’hui, c’est la façon la plus pauvre de construire une Guinée démocratique. La pauvreté de la Guinée commence par la pauvreté de l’analyse de notre propre situation. Aborder le développement avec des approches ethniques, c’est la façon la plus primitive de cerner nos difficultés de développement ». Aujourd’hui, nous considérons que des enquêtes et des études basées sur la distinction selon le groupe ethnique sont nécessaires pour mieux connaître les acteurs et leurs revendications, afin de repérer les véritables discriminations 90

dont ils peuvent faire l’objet, et ainsi fonder une véritable politique d’intégration, soit basée sur la prise en compte des particularités ethniques ou bien sur une nouvelle culture commune. 1— Les différentes formes d’intégration nationale Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, l’ethnicité est un facteur différenciateur, caractéristique des antagonismes au sein d’une société. Qui parle d’antagonisme sur une base ethnique, parle de désunion et soulève des problèmes d’intégration nationale. C’est pourquoi, nous avons décidé d’aborder dans cette section les différentes formes d’organisation, pour le « mieux vivre ensemble ». En Guinée, à l’heure actuelle, le système appliqué est l’ethnicité et non l’unité nationale, le séparatisme et non l’intégration. Cependant, à pousser trop loin le culte de l’ethnicité ou de l’ethnocentrisme, les Guinéens risquent d’en faire les frais. Au lieu de se percevoir comme nation régénératrice et travailler pour une conciliation48, une cohésion nationale, la Guinée se pose de plus en plus en protectrice d’identités ethniques. Au lieu de se percevoir comme une nation composée d’individus faisant librement des choix, la Guinée se voit de plus en plus comme une mosaïque de groupes aux caractères ethniques immuables. Nous assistons en ce moment à un combat dont l’enjeu apparaît comme la redéfinition de l’unité nationale. Cette lutte se joue dans plusieurs arènes (organisations paysannes, les tontines, les liens matrimoniaux, le commerce, l’administration) et il ne se trouve nulle part plus crucial que dans le domaine de la politique et des périodes 48

Nous préférons le mot conciliation que celui de réconciliation nationale car nous considérons que le peuple de Guinée n’a jamais connu de conciliation (cohésion, unité) de son histoire.

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électorales. Pourtant, nous pensons que la Guinée ne pourrait être une véritable société démocratique (vecteur de développement pour lutter contre la pauvreté croissante) tant que les Guinéens n’ont pas cessé de penser en termes de « groupes ethniques ». À l’origine, la Guinée était constituée de différents groupes ethniques, de différentes communautés autonomes et indépendantes, mais la colonisation a fait en sorte que ces groupes soient constitués en État, pour une destinée commune. Aujourd’hui, celui ou celle qui pense appartenir exclusivement à un groupe ethnique ne facilite pas l’unicité entre les Guinéens. C’est pourquoi nous considérons que le modèle intégrationniste est plus apte à favoriser la cohésion nationale que le modèle pluraliste qui a prévalu jusqu’à nos jours. Si pendant plus d’un demi-siècle, le modèle pluraliste n’a non seulement pas pu résoudre les problèmes ethniques en Guinée, mais, a contribué à leur renforcement, alors, le modèle intégrationniste serait salvateur afin d’éviter la face négative de l’ethnicité : le conflit. A — La théorie assimilationniste ou intégrationniste La question de l’intégration et de l’assimilation soulève un débat vif entre les sociologues où plusieurs écoles s’affrontent. Dans sa thèse de doctorat sur l’immigration des populations maghrébines, Bruno Laffort explique dans les pages 427 à 434 que l’intégration implique en général la manière dont l’acceptation des minorités dans un système politique plus large est prise en compte. En citant D. Schnapper, B. Laffort explique que le monde des sociologues est divisé en deux courants de pensée. Nous avons d’une part les partisans d’un relativisme culturel absolu pour lesquels chaque culture est absolument irréductible aux autres, rendant impossible tout jugement de valeur. D’autre part, nous avons les tenants d’un relativisme lui-même relatif, selon lequel, par-delà de la diversité des cultures, il existe un horizon d’universalité qui permet la 92

communication entre les hommes et autorise à porter des jugements de valeur. Dans les années 1990, dans son premier rapport intitulé « Pour un modèle français d’intégration », le haut conseil à l’intégration donne la définition toujours en vigueur de l’intégration : « Le Haut Conseil estime qu’il faut concevoir l’intégration, non comme une sorte de voie moyenne entre l’assimilation et l’insertion, mais comme un processus spécifique : par ce processus, il s’agit de susciter la participation active à la société nationale d’éléments variés et différents, tout en acceptant la subsistance de spécificités culturelles, sociales et morales et en tenant pour vrai que l’ensemble s’enrichit de cette variété, de cette complexité. Sans nier les différences, en sachant les prendre en compte sans les exalter, c’est sur les ressemblances et les convergences qu’une politique d’intégration met l’accent afin, dans l’égalité des droits et des obligations, de rendre solidaires les différentes composantes ethniques de notre société et de donner à chacun, quel que soit son origine, la possibilité de vivre dans cette société dont il a accepté les règles et dont il devient un élément constituant »49. Ainsi, Kofi Yamgnane, secrétaire d’État chargé de l’intégration de 1991 à 1993, en répondant à la question d’un journaliste lui demandant qu’est-ce que l’intégration ? Il disait « l’intégration c’est de respecter les règles essentielles du pays qui vous a accueilli, mais sans cesser d’être vousmême ». À la différence de l’intégration, l’assimilation quant à elle impliquerait l’idée de la disparition de la spécificité culturelle du migrant, de l’arrivant dans la société, où celui-ci serait contraint d’abandonner toute sa singularité. 49

Cité dans la thèse de doctorat de Bruno Laffort sur l’immigration des populations maghrébines en France, page 432.

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Étant donné qu’ici notre objet de recherche ne concerne pas une intégration de migrants dans une société d’accueil, nous utiliserons les concepts d’intégration et d’assimilation sans tenir compte de leur sémantique que nous avons montrée précédemment. Ainsi, les deux concepts prendront le même sens dans la mesure où notre objectif ici est de montrer comment l’État peut être amené à créer un lien social en vue de favoriser la formation de la nation en Guinée. Comme l’explique Durkheim, c’est précisément l’État qui doit relier les individus entre eux, individus amenés de plus en plus à se déplacer et à rentrer en contact avec d’autres individus différents, et cela grâce à l’augmentation de la division du travail, et le développement des transports. En effet, Durkheim50 explique sa théorie de l’assimilation et de l’intégration, qui se résume en ces notions : selon lui, un groupe social sera assimilé dans la mesure où ses membres possèdent une conscience commune, partagent les mêmes sentiments, les mêmes croyances et pratiques, ce qu’il appelle la société religieuse. Les acteurs sont en interaction les uns avec les autres, il appelle ce système la société domestique. Enfin, les acteurs se sentent voués à des buts communs, ce que Durkheim appelle la société politique. L’intégration supposerait dans le cadre de la Guinée que tous les acteurs se sentent Guinéens avant de revendiquer une identité singulière. Nous savons qu’il est difficile de demander aux uns et aux autres de se débarrasser de leur identité ethnique, une identité que l’on acquiert dès la naissance, mais on peut prétendre de mettre en avant l’identité nationale avant l’identité ethnique. Expliquer qu’on peut être les enfants d’une même République, animés par un esprit de cohésion et d’unité, le tout dans un moule national. Par la suite, chacun pourrait être librement et en 50

Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF, Collection « Quadrige », Paris, 2013.

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même temps Guinéen et Malinké, Guinéen et Peulh, Guinéen et Soussou, etc. Ainsi, les facteurs favorisant le processus d’assimilation sont entre autres l’apprentissage de la langue, la perméabilité des frontières ethniques, la déségrégation urbaine en luttant contre la pauvreté, favoriser les mariages interethniques. Ces facteurs sont considérés comme des indices d’affaiblissement de la conscience et de la solidarité ethniques. L’affaiblissement des liens ethniques apparaît comme une condition nécessaire de l’intégration dans la société globale, où à l’inverse l’intégration une fois réalisée entraînerait automatiquement l’effritement de la solidarité ethnique. Pour expliciter les différentes formes possibles d’assimilation en Guinée, nous allons reprendre l’analyse de Milton Gordon51, qui dégage sept types d’assimilation dans une société donnée. L’assimilation culturelle ou l’acculturation désigne l’adaptation culturelle les uns des autres au détriment de leur culture d’origine. L’assimilation structurelle concerne l’accès de tous les citoyens dans les institutions et les réseaux sociaux de la société. L’assimilation maritale comme on l’a dit plus haut, désigne la phase des mariages mixtes de masse entre les membres des différents groupes ethniques. Lorsque l’acteur féru d’ethnicité abandonnera son sentiment d’appartenance ethnique pour ne se sentir membre que de la société nationale, on parlera d’assimilation par identification. Les trois derniers types d’assimilation concernent la disparition de préjugés entre les acteurs, la disparition de comportements discriminatoires et la disparition de conflits de valeurs, de pouvoir entre les groupes. Selon Gordon, lorsque l’assimilation structurelle s’est produite suite à l’assimilation culturelle ou simultanément à celle-ci, les autres types d’assimilation suivront naturellement. 51

De son ouvrage Assimilation in American Life publié en 1964, cité in Marco Martiniello, page 45, op.cit.

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Toutefois, dans une société fortement multiethnique, une société à l’image de la Guinée, il sera difficile que prévale une assimilation dans l’absolu. Dans toute organisation sociale, quel que soit son niveau, implique un processus d’intégration des uns et un processus d’exclusion ou de marginalisation des autres. Yinger52 parlant de la société américaine disait, « je m’attends à ce que le processus d’assimilation se poursuive et se renforce dans les années qui viennent, mais je m’attends aussi à ce que les groupes ethniques restent des forces sociales majeures, même s’ils deviennent moins distinctifs ». Nous estimons que cette idée de Yinger sera applicable au cas guinéen, pourvu qu’il y’ait une volonté politique de sortir de l’ethnicité. Cependant, jusqu’à maintenant, ce sont avant tout la dépendance et l’exclusion qui structurent la société guinéenne. Dépendance par rapport à son groupe ethnique et exclusion dans les autres groupes. Cela est d’autant plus inquiétant que la stratification professionnelle est fortement ethnicisée, chaque groupe ethnique gérant un secteur particulier de l’économie. Cette situation est due au manque de compréhension, de confiance et de solidarité entre les acteurs. C’est pour dépasser ce problème qu’il est nécessaire d’envisager l’intégration pour que tous les membres de la société s’interconnectent pour favoriser l’équilibre d’un système social et politique. Elle permettrait aussi qu’un acteur ou un groupe ethnique trouve sa place dans la société, sans forcément supposer la suppression de pratiques spécifiques. Ainsi, le processus d’assimilation en Guinée ne viserait pas à détruire les cultures spécifiques des groupes ethniques. Il n’impliquerait pas que les spécificités des groupes soient supprimées, ce qui n’est ni possible ni 52

Cité in Philippe Poutignat, Streiff-Fenart et Fredrik Barth page 84, op.cit.

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souhaitable. Ce processus suppose que les spécificités culturelles se maintiennent dans l’ordre du privé et ne s’expriment pas dans l’ordre public. Les avantages que pourrait apporter le modèle intégrationniste à la société guinéenne seraient de loin l’homogénéisation linguistique, idéologique, culturelle et politique. La politique d’intégration consisterait à la mise en place de politiques sociales consistant à favoriser le développement d’une vraie dynamique d’échanges. Tout en préservant les spécificités culturelles des différents groupes ethniques, on favoriserait l’émergence de nouveaux liens sociaux entre les Guinéens qui instaurent un espace social suffisamment cohérent. Il est important de rappeler que la cohésion nationale entraînerait au fil des générations un travail collectif de l’oubli qui effacera complètement dans les mémoires individuelles et collectives, les différences culturelles et l’établissement des frontières ethniques. C’est en cela que nous considérons que le processus d’assimilation est une condition nécessaire de la sortie de l’ethnicité en Guinée. Il serait plus apte à apporter du changement, du nouveau, dans l’organisation sociétale que le modèle pluraliste. B — Le multiculturalisme ou le pluralisme culturel L’idée de moule national qu’inspire la théorie assimilationniste, ce qu’on appelle aux États-Unis le « melting pot », n’est pas acceptée par tout le monde. C’est le cas du philosophe américain Horace Kallen53, le premier défenseur significatif du pluralisme culturel. Il rejette en bloc le paradigme assimilationniste qui ne correspond pas, selon lui, à l’évolution observable de la société américaine en particulier et des sociétés pluriethniques en général. D’après Kallen, chaque groupe ethnique a tendance à préserver sa langue, sa culture, et ses institutions. De plus, 53

De son ouvrage Democraty Versus the Melting Potpublié en 1915, cité in Marco Martiniello, page 47, op.cit.

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la nature même de la démocratie leur octroie le droit de le faire. La formation de la nation américaine est presque identique à la formation de la société guinéenne, dans la mesure où elles résultent toutes de la juxtaposition de groupes ethniques. Nous savons que les États-Unis sont un pays composé essentiellement de migrants, quant à la Guinée, les groupes ethniques les plus importants c’est-àdire les Peulhs, les Malinkés et les Soussous ont migré depuis le 10èmesiècle pour venir s’installer en Guinée. Cependant, aux États-Unis contrairement à la Guinée, la formation et l’unité de la nation sont plutôt réussies, la société étant centrée sur un certain nombre de valeurs communes, même si certains groupes revendiquent leurs spécificités culturelles. La constitution de ces deux États a impliqué une coopération plus ou moins nette de groupes ethniques porteurs de cultures différentes. En un mot, la position pluraliste traditionnelle prétend que les groupes ethniques peuvent à la fois maintenir leur culture et participer à la vie de la société dans son ensemble. Ainsi, Kallen expliquait que l’idée du melting pot n’était ni un fait ni un idéal. À la différence d’affiliations choisies de façon libre et volontaire, le lien ethnique est involontaire et immuable. Kallen explique que les hommes peuvent changer de femme, de religion, de doctrine philosophique, de vêtements, d’opinions politiques, mais ils ne peuvent pas changer de grand-père ou de grand-mère54. Dans l’idée de Kallen, si un Juif, un Peulh, un Soussou ou un Malinké veut cesser de l’être, alors il doit cesser d’exister, car l’homme ne peut s’affirmer dans la société sans son identité, cette dernière est avant tout ethnique. Dans le pluralisme culturel, la diversité ethnique est plutôt enrichissante. Il est ici question pour tous les groupes ethniques d’accepter une coopération volontaire, de façon autonome au travers 54

Arthur Meier Schlesinger Jr., La désunion de l’Amérique, Éditions Liana Levi, Paris, 1993, page 27-28.

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d’institutions communes. C’est le modèle de la multiplicité dans l’unité, sous sa forme idéal-typique, où le multiculturalisme ou le pluralisme culturel désigne une conception de société dans laquelle vivent des groupes ethniques préconstitués, cloisonnées et homogènes, tout en étant en interaction. La théorie du pluralisme culturel est plus ou moins liée à la théorie primordialiste. C’est pourquoi nous considérons que le pluralisme culturel n’est pas un modèle susceptible de favoriser la quiétude sociale en Guinée où les tensions ethniques sont vivaces et préoccupantes. Au lieu d’estomper les différences et les frontières ethniques, il les renforcerait comme ça a été le cas depuis la fin des années cinquante. Au lieu de contribuer à la formation de la nation, il amplifierait l’ethnocentrisme et la vieille idée qui considère que « nous sommes tous Guinéens quelle que soit notre appartenance ethnique », et la phrase communément utilisée que « la Guinée est une famille » en subiraient les conséquences. Le but de tout Guinéen, aujourd’hui, devrait être celui de la promotion du dialogue national, de l’amourpropre de la nation, mais aussi la compréhension du monde présent et du passé, ce que bon nombre de Guinéens ignorent à cause de l’analphabétisme de la population. John Stuart Mill55 en tant que défenseur de l’intégrationnisme explique la relation entre ethnicité et démocratie. Pour lui, le respect de la liberté et de la démocratie exige le respect de la coïncidence entre les frontières de l’État et les frontières ethniques. Le pluralisme ethnique amenuise donc le sentiment de communauté d’appartenance nationale qui devrait animer toute démocratie. De surcroît, il détruit également l’esprit d’égalité qui est tout aussi indispensable au bon 55

Dans Considérations on Représentative Gouvernement, publié en 1861,cité in Marco Martiniello, page 115-121 op.cit.

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fonctionnement démocratique. Dans un modèle multiculturaliste en Guinée, les différents groupes ethniques continueraient de placer leurs intérêts au-dessus de l’intérêt collectif, la loyauté envers le groupe au-dessus de la loyauté envers l’État. Ils auront tendance à considérer les autres groupes comme des concurrents, des rivaux pour le pouvoir, comme c’est le cas actuellement. La tension entre la démocratie et l’ethnicité est intrinsèque et elle ne peut être résolue que par l’intégration à une seule identité culturelle de tous les enfants de l’État. Mill explique que si le sens d’appartenance à une même communauté politique est fondamental pour le bon fonctionnement démocratique, un consensus sur les valeurs de base de la société s’avère tout autant indispensable. En l’absence d’un accord au sujet des valeurs fondamentales qui gouvernent le système politique, une vision commune nécessaire au gouvernement est impossible. Ainsi, cette situation caractérise le blocage du dialogue politique actuel en Guinée. Le multiculturalisme ou le pluralisme culturel suppose que l’intégration sociale des groupes ethniques est plus libre et plus effective que seulement si leurs identités particulières, au lieu d’être refoulées, sont reconnues et valorisées. La politique doit donc se donner pour objectif non de marginaliser ou de chercher à faire disparaître les identités d’autrui, mais de reconnaître le sens et la dignité des cultures spécifiques. Cette conception est contrecarrée par la théorie assimilationniste qui considère que la reconnaissance publique de droits particuliers comporte des risques qu’on résume par le terme de communautarisme et d’ethnocentrisme. Ainsi, appartenir par sa naissance à un groupe reconnu par la législation est contradictoire avec la liberté de l’homme démocratique. La reconnaissance politique des groupes ethniques risquerait de consacrer et de cristalliser les particularismes aux dépens de ce qui unit les citoyens. Elle favoriserait le repli des individus sur leur 100

groupe ethnique au lieu de leur donner les moyens de le dépasser et d’entrer en relation avec les autres. Cela risquerait de conduire à la fragmentation sociale en juxtaposant des groupes ethniques fermés les uns aux autres, sans échanges constructifs entre eux. En Guinée, le modèle pluraliste a toujours prévalu, d’ailleurs, le régime de Sékou Touré avait instauré l’apprentissage dans l’école de la République, les langues régionales au détriment du français. Le pluralisme culturel incontrôlé qui a dominé en Guinée jusqu’à nos jours a accentué la dichotomisation en favorisant la croyance en un honneur ethnique spécifique. Cet honneur ethnique prône des valeurs sur lesquels se fondent les prétentions à la dignité et à la pureté de ceux qui les pratiquent et le mépris pour ceux qui pratiquent ou revendiquent d’autres valeurs. Ce phénomène a amené les groupes ethniques à pratiquer l’ethnocentrisme, à savoir la conviction de l’excellence de ses propres traditions, us et coutumes, mœurs, valeurs religieuses, et de l’infériorité de celles des autres. Dans cette optique, nous considérons que le scénario de l’intégration ou de l’assimilation de tous les groupes ethniques représenterait un recours idoine pour une autorité politique soucieuse de la cohésion et de la concorde en Guinée. Après avoir montré successivement une réflexion sur l’ethnicité, les conditions dans les lesquelles émergent un État-nation, nous allons à présent évoquer dans la troisième partie de notre recherche, l’histoire de la Guinée ainsi que la manifestation de l’ethnicité et son maintien jusqu’à nos jours.

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TROISIÈME PARTIE ÉTUDE DE TERRAIN

PRÉLIMINAIRES : PRÉSENTATION DE LA MÉTHODOLOGIE

Dans la pensée wébérienne, l’originalité de la démarche sociologique par rapport à d’autres disciplines tient à son souci méthodologique de réduire les structures « personnifiées » ou « chosifiées », comme l’ethnie, l’État, le peuple ou la nation pour découvrir derrière elles les activités développées par les acteurs du monde social. Dans cette optique, nous avons jugé nécessaire de mener des entretiens pour découvrir les véritables motivations qui animent les Guinéens à recourir aux identités ethniques, créatrices de discorde sociale. Avant de commencer les entretiens, l’observation participante nous a guidés pour souligner l’investissement et l’intérêt que nous portions sur ce sujet concernant la Guinée, un pays qui est aussi le mien. Nous engagions une recherche dans un environnement familier où nous jouons un rôle particulier. Notre participation observante sur le terrain ethnique a entraîné inévitablement une relation de proximité, voire d’intimité avec des acteurs dont nous sommes parfois très proches, ne serait-ce que par l’ethnie ou les ethnies dont je fais partie. La question de l’ethnicité est devenue en Guinée un phénomène social total qui touche tous les groupes ethniques, les classes d’âges, l’échange des femmes entre les différents groupes et les milieux professionnels : personne n’y échappe. De par notre vécu, nous possédons une certaine « connaissance spontanée et savante » de l’ethnicité qui nous permet avec les outils sociologiques, de saisir ses mécanismes afin de dégager des liens de causalité. Comme l’explique Paul 105

Yonnet « toute sociologie est une autobiographie » susceptible d’apporter des éléments concrets à l’objet d’étude, en utilisant notre propre histoire personnelle56. Il considère que la participation observante est séparée de la phase ultérieure de l’observation participante, car elle correspond à une longue expérience que nous avons eue, mais que nous ne savions pas pouvoir utiliser un jour. À la fin des années 1950 à l’École de Chicago, Raymond L. Gold57avait établi une distinction fondamentale selon les degrés d’intégration sur le travail de terrain. Cette distinction pouvait aller de l’observateur complet, de l’observateur en tant que participant, du participant en tant qu’observateur, au participant complet. Ainsi, se catégorisent graduellement les modes de présence sur le terrain, allant de l’implication minimum à l’implication maximum. Contrairement à l’observation participante qui, tout en se mêlant dans le milieu observé garde ses distances (sociales et psychologiques) avec les observés, la participation observante demande une immersion totale dans le milieu, mais aussi un moment de recul pour l’observer. La participation observante caractérise ma position dans la recherche sur l’ethnicité, avec toutes les difficultés que cela induit. Nous pouvons citer comme difficultés, celle de participer au discours de l’enquêté pour éviter de tomber dans la subjectivité, la problématique de la neutralité en évitant de prendre position, car la question ethnique est sensible et reste très politisée. Cependant, mon appartenance ethnique m’a beaucoup aidé à trouver des enquêtés et à mener librement les 56

Émission « à voix nue » de France culture, du 25 octobre 2011, de 20h à 20h30. Cf. http://www.franceculture.fr/personne-paul-yonnet.html 57 Cité in Bastien Soulé, « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales », 2008.

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entretiens. Un de mes enquêtés me disait que si j’avais été Peulh, il n’aurait pas accepté de passer l’entretien, et c’est pourquoi il a pris le temps de se renseigner sur moi avant de donner son accord. En effet, de nos jours les conflits ethniques sont plus vivaces entre les Peulhs et les Malinkés. Mon avantage est d’appartenir à deux groupes ethniques, métissé : j’ai une ascendance peulh de par la mère et une ascendance diakhanké (linguistiquement, groupe ethnique proche des Malinkés) de par le père. Cette originalité me permet de parler avec tout le monde sans grande difficulté, sans être étiqueté de façon rédhibitoire. L’analyse de l’expérience personnelle que nous avons eue en Guinée a été le premier pas, le jalon vers la prise de conscience de l’urgence du problème ethnique. Il est question de trouver des solutions pour éviter qu’un affrontement interethnique se produise en Guinée, car à force de s’approcher du feu, on finit par se brûler. En 2010, des affrontements avaient eu lieu en Haute-Guinée où certains Peulhs ont été pillés et chassés, la même chose était arrivée aux Malinkés vivant en Moyenne-Guinée. C’est l’une des raisons qui nous ont poussées à travailler sur l’ethnicité, afin de prévenir que la Guinée se trouve au bord du précipice pour des raisons politico-ethniques, et qu’il est nécessaire de trouver des solutions pour l’unité nationale. Pour cela, nous partons de l’hypothèse que les entités collectives n’agissent pas par elles-mêmes, seuls les acteurs en « chair et en os » ont une vie réelle et peuvent changer le cours de l’histoire. En allant des choses aux idées et non des idées aux choses, nous avons procédé dans notre démarche méthodologique à des entretiens semi-directifs avec six personnes à Labé (ville chef-lieu de la Moyenne-Guinée) et à Conakry (capitale de la Guinée), pendant mon séjour en Guinée durant les mois d’août et de septembre 2014. À mon retour en France, j’ai réalisé deux autres entretiens, un à Paris et un autre à Dijon. 107

Nos enquêtés sont âgés de vingt-cinq à soixante-dix ans. Ils sont enseignants, journalistes, ex-ambassadeurs, acteurs de la société civile et étudiants58. La plupart des entretiens réalisés en Guinée se sont déroulés à mon domicile. Il y avait une véritable interaction entre les enquêtés et moi, suivant les règles de l’entretien semi-directif qui supposent un processus de communication et d’échange. Notre objectif a été de recueillir des données pour me permettre de clarifier certains indicateurs susceptibles de vérifier ou non mes hypothèses, ou même d’en proposer. L’entretien semi-directif, considéré en tant que technique qualitative de recueil d’informations nous a permis de centrer le discours des enquêtés autour des thèmes définis préalablement et que nous avons consignés dans un guide d’entretien (nous le trouverons en annexe). Les entretiens réalisés n’étaient ni entièrement ouverts, ni entièrement fermés. Nous avons laissé la possibilité à l’enquêté de développer son propos, tout en introduisant mes différents thèmes dans son fil discursif. Nos premières lectures sur la thématique de l’ethnicité nous ont aidé à mieux aborder le sujet en montrant à l’enquêté que nous sommes particulièrement intéressé et concerné par celui-ci. En utilisant notre position à l’intérieur de la société, nous avons cherché à comprendre par une méthode plutôt inductive, les représentations des uns et des autres de l’ethnicité, tout en gardant à l’idée la neutralité axiologique. Les outils qui nous ont servi de support sont entre autres l’observation, la description, la théorisation et la problématisation de notre objet d’étude. Pour réaliser les entretiens, nous avons utilisé un dictaphone, avec l’autorisation d’enregistrement émanant de l’enquêté. Nous n’avons pas anonymisé ce dernier, même si pour certains de nos enquêtés l’anonymat s’imposait. Toutefois, tous les enquêtés nous ont donné 58

Nous avons dans les annexes un tableau récapitulatif sur les enquêtés.

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l’autorisation de mentionner leur nom et prénom dans notre recherche. En Guinée l’absence de soutien au gouvernement peut entraîner le limogeage de fonctionnaire, surtout si l’intéressé n’est pas du même groupe ethnique que celui des dirigeants. Il est à rappeler qu’aujourd’hui la grande majorité des membres du gouvernement et de l’administration en Guinée est d’origine mandingue. Un de nos enquêtés fut démis de ses fonctions parce qu’il n’aurait pas soutenu le chef de l’État au second tour des élections présidentielles de 2010. Il était supposé appartenir au principal parti de l’opposition (composé majoritairement de Peulhs) même si cela n’était pas confirmé. L’utilité du dictaphone nous a évité la prise de notes intégrale du discours de mon interlocuteur parce qu’en monopolisant mon attention dans la prise de notes, cela nous empêcherait d’être libres dans la conduite de l’entretien. Grâce à l’enregistrement, nous avons capté dans son intégralité et dans toutes ses dimensions la parole de l’interviewé. Dans la retranscription, nous avons travaillé en profondeur les entretiens, notamment en écoutant et en réécoutant l’enregistrement. Avant de commencer l’entretien, nous avons pris le temps d’expliquer aux enquêtés que l’entretien recueilli n’avait qu’une finalité, celle de la compréhension du passé, du présent et éventuellement l’avenir de la Guinée. Notre enquête de terrain s’est faite par contacts successifs, par le phénomène de « boule de neige », c’est-à-dire qu’à l’issue de chaque entretien, nous avons essayé de trouver par l’intermédiaire du présent enquêté, d’autres enquêtés qui pourront nous aider dans notre démarche. Lors des entretiens, nous sommes efforcés d’éviter la succession réglée de questions qui aurait empêché tout imprévu, tout déclenchement d’une dynamique de l’entretien. Nous avons toujours laissé la possibilité à l’enquêté de dériver, de faire des digressions ou des incursions dans d’autres domaines, que celui abordé 109

de manière principale, tout en restant dans la même thématique de l’ethnicité. Très souvent, cette dérive a mené à des associations d’idées qui ont du sens pour l’enquêté mais aussi un sens social à découvrir pour nous. Nous avons tenu compte des caractéristiques sociales et ethniques de l’enquêté pour obtenir le plus grand nombre de données objectives. Après la phase de l’entretien, nous avons procédé à la retranscription et à l’interprétation. Pendant la rédaction du mémoire, nous avons effectué une série de réajustements du propos de l’enquêté à notre sujet de recherche, soit pour illustrer ou bien pour exemplifier le thème abordé. Il arrivait que certains de nos enquêtés fassent des jugements de valeur sur l’ethnie « rivale » ou en la personne du chef de l’État, nous avons tenu à ne garder que les éléments nous paraissant objectifs. Après la retranscription de l’entretien, nous avions à notre disposition un certain nombre d’informations à assembler. Nous avons évité de théoriser ou de généraliser à tout prix, l’objectif est de faire un compte rendu d’enquête. Sachant que le terrain ne doit pas disparaître sous les concepts, mais faire en sorte que ces derniers éclaircissent le terrain, dans la plus grande rigueur. Dans ce but, nous n’avons pas à chercher une vérité absolue qui ne saurait exister en sociologie, ni la généralité d’une loi universelle, mais comprendre plutôt une généralisation partielle : essayer d’expliquer que sous telle ou telle condition, dans tel ou tel contexte, alors tel ou tel autre évènement ou réaction devrait se produire. À travers les entretiens, nous avons appréhendé les groupes ethniques en Guinée comme une construction sociale et non comme naturelle, dont l’existence est toujours problématique. Un groupe ethnique apparaît pour les acteurs qui le composent, comme une forme possible d’identification parmi tant d’autres, faite souvent au détriment de l’union nationale, et

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dont l’émergence varie suivant les contextes, l’espace et les périodes historiques. L’ethnicité sous sa forme politique telle que nous la connaissons aujourd’hui n’a pas toujours existé en Guinée, il a fallu un certain nombre d’évènements, de contextes sociohistoriques pour voir son apparition. Pour comprendre comment on est arrivé à une situation de désunion si critique due à l’ethnicité, nous allons retracer dans le prochain chapitre la sociohistoire de la Guinée.

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CHAPITRE 5 ÉTUDE SOCIOHISTORIQUE : DES ORIGINES LOINTAINES DE LA GUINÉE À L’ACCESSION À L’INDÉPENDANCE Il apparaît difficile de comprendre la situation sociopolitique en Guinée sans avoir saisi au préalable les événements historiques qui l’ont forgée et que les Guinéens continuent, de par leur tradition orale, à faire vivre de génération en génération. Nous aborderons ici la partie sociohistorique qui permettra de comprendre les mécanismes qui ont été mis en œuvre, sciemment ou pas pour que la Guinée se retrouve dans une situation caractérisée par des comportements ethniques manifestes et non moins inquiétants. En tant que sociologue, notre recherche sur cette partie ne consistera pas à réaliser un travail d’historien très poussé, mais de mettre en lumière les aspects les plus déterminants à l’émergence de l’ethnicité en Guinée. Toutefois, nous pouvons dire que dans la Guinée ancienne, les peuples avaient édifié des sociétés claniques dans lesquelles les acteurs pouvaient entretenir des relations tantôt conflictuelles, voire brutales et sanglantes, tantôt nouer des alliances pacifiques dans un cadre d’interdépendance et de voisinage. Avant la conquête coloniale, les ethnies vivaient dans des espaces politiques, économiques, géographiques avec des voisins en termes de proximité, mais aussi en termes d’échanges. Les groupes ethniques ne vivaient pas en autarcie, ils collaboraient à 113

travers l’élevage, l’agriculture, la pêche, le commerce, mais aussi les rituels liés à la religion. La Guinée actuelle s’est progressivement constituée en additionnant des territoires et des communautés qui existaient et appartenaient à des empires, à des monarchies ou à des royautés. Nous savons par exemple qu’en Afrique, les conflits entre éleveurs et agriculteurs ont toujours existé, le principe consiste à considérer que c’est dans le mode de production et de reproduction que des amitiés ou des inimitiés naissent entre les groupes ethniques. Avant même l’ère chrétienne, les Baga, les Nalou et les Landouma furent les premiers habitants de la Guinée. Ils étaient organisés en société patriarcale, forts indépendants, chaque chef n’admettant d’autre autorité que la sienne sur sa famille. Les « sociétés secrètes » avaient un rôle occulte, mais considérable, dans la vie de ces peuples. Ils étaient de grands « buveurs » de vin traditionnel. Cette tradition s’est transmise de génération en génération jusqu’à nos jours, certains d’entre eux sont de culture catholique ou protestante. Ce qui marque une particularité de certains habitants de la Basse-Côte au sein d’un pays à majorité musulmane. Guerriers, les Baga, Nalou et Landouma avaient conservé certains caractères de leurs ancêtres, c’està-dire qu’ils construisaient des monuments mégalithiques à côté desquels ils enterraient leurs morts, accroupis ou debout, dans des fosses profondes. Grands féticheurs et sorciers, ils adoraient les génies locaux et entretenaient aussi un culte astral. Cependant, les Baga s’étaient répandus dans le centre et le sud du Fouta, allant jusqu’aux rivières de la Sierra Leone. Possesseurs des bastions du Fouta-Djalon actuel, ils étaient les intermédiaires obligés entre les peuples de la GuinéeForestière et/ou de la Haute-Guinée et ceux de la BasseGuinée. Lorsqu’au Moyen Âge, les navigateurs européens apparurent sur le littoral, les Baga y arrivèrent par petits 114

groupes pour vendre leur ivoire aux étrangers. Ils étaient en effet de grands chasseurs et pêcheurs, et ne se contentaient pas de la cueillette. Excellents arboriculteurs, ils apportèrent avec eux le palmier à huile et le colatier, s’établissant de préférence auprès des cours d’eau. De là, ils trouvaient la terre noire avec laquelle ils confectionnaient leurs poteries, car ils étaient aussi potiers et forgerons, avant que l’arrivée et l’influence des Malinkés leur ait fait considérer ce métier comme déshonorant. En effet, peu à peu, des représentants de la « race » berbère du Nord, fortement métissés, se glissèrent parmi les tribus baga, nalou, landouma, coniagui ; cela allait modifier complètement la physionomie de certaines d’entre elles. Si ces petites communautés de pêcheurs, d’agriculteurs et de chasseurs vivaient de façon indépendante les unes des autres et ne communiquaient que rarement et difficilement, il n’en est pas de même dans les régions plus élevées du pays, c’est-à-dire dans les savanes et sur les hauts plateaux, où les contacts plus faciles s’établissaient dès les premiers courants d’échanges. C’est également sur ces plateaux que se créèrent, vers la fin du premier millénaire, des sociétés plus complexes, bien différenciées, avec une organisation tendant vers un pouvoir héréditaire fréquemment disputé. C’est à cette époque, vers l’an 900 de notre ère, au 10ème siècle que vinrent s’ajouter les Malinkés et les Soussous aux autochtones cités précédemment. Les Soussous repoussèrent progressivement les premiers occupants (Baga, Nalou, Landouma) encore plus à l’intérieur de la Basse-Côte, alors que les Malinkés restèrent établis en Haute-Guinée. L’histoire de la Basse-Guinée sera profondément influencée, quelques siècles plus tard, par l’arrivée massive des Européens sur les côtes guinéennes. Quant à l’histoire de la Haute-Guinée, au contraire, elle sera marquée dès cette époque par les grands empires africains (Ghana, Mali, Songhaï) qui l’engloberont successivement. 115

L’autre transformation importante des modes de vie des acteurs en Guinée, est marquée par l’arrivée massive des Peulhs au 18ème siècle ainsi que le début de la colonisation dans les années 1830. 1— Héritage de la colonisation dans l’avènement de l’ethnicité en Guinée Comme l’explique Jean-Loup Amselle59, les ethnies ont été créées dans une large mesure par les opérations de classifications imposées par l’ordre colonial. Il met en évidence les nombreuses recherches de terrain qui impliquent le rôle des administrateurs coloniaux et des ethnologues dans la création artificielle des ethnies et le caractère arbitraire de l’imposition des ethnonymes. Ces ethnies inventées apparaissent aujourd’hui comme étant immuables, et servent de support aux identités politiques en Guinée. Avant l’arrivée des Européens en Guinée, les groupes se caractérisaient par des identités flexibles, métisses, qui permettaient aux acteurs une grande souplesse dans la gestion de leurs appartenances ethniques. On n’était pas peulh, malinké, soussou ou kpèlè de toute éternité, on le devenait, et la cessation était récurrente. On n’était pas non plus fétichiste ou musulman par naissance, on pouvait être l’un et l’autre à la fois, ou l’un puis l’autre dans un processus de reconversion. Par exemple au 18ème siècle, les Peulhs fétichistes appelés les Pouli ou les Foulacounda étaient plus proches et s’assimilaient plus aux Djalonkés fétichistes qu’aux Peulhs musulmans. C’est aussi le cas des Sosso qui, par leurs pérégrinations séculaires se sont mélangés à de nombreux Djalonkés et Solima, pour constituer un groupe ethnique plus large : les Soussous. Les 59

Cité in Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart et Fredrik Barth, page 88, op.cit.

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Malinkés musulmans avaient des liens assez forts avec leurs coreligionnaires Peulhs qu’ils aidaient pour lutter contre les Djalonkés fétichistes ou les Houbbou. À cette époque, la religion était un élément de ralliement et de solidarité entre les groupes ethniques, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Cependant, de manière inverse, des Djalonkés pouvaient devenir Peulhs ou Malinkés en changeant de nom de famille et en s’assimilant dans la culture voisine, d’autant plus que les métissages étaient très forts à cette époque. Les Diakhité Saabashi qui, par exemple en quittant le Gwanan, abandonnèrent leur ethnicité peulh et adoptèrent l’identité malinké ainsi que le nom d’honneur Konaté60. Nombreuses sont les grandes familles en Guinée qui, aujourd’hui sont réputées être d’une descendance « pure », et pourtant leurs aïeux étaient d’origine servile61. Mais, ces familles ont réussi à se « fondre dans la masse » en adoptant les noms de famille des chefs locaux ainsi que leur religion, et « le travail de l’oubli » a effacé leur origine servile de l’histoire. À ce propos, en parlant de la situation des acteurs ayant une ascendance servile, M. Bano nous confie : « Aujourd’hui une grande partie des gens qui se disent Peulhs, ne sont pas d’origine peulh. Si vous voulez trouver les anciens serviles au Fouta, vous les trouverez parmi les Barry, les Bah, les Diallo, les Sow et les Baldé [chez les Peulhs, patronymes considérés comme étant authentiquement “purs”]. Le principe était simple, pour exister et avoir une place dans la société, il fallait prendre le nom des maîtres, et certains l’ont fait. Les habitants du Fouta qui n’ont pas de nom de famille peulh ne sont pas des 60 61

Jean-Loup Amselle, page 87, op.cit. L’origine servile caractérise les descendants d’esclaves. Dans tous les groupes ethniques, il existe des acteurs supposés appartenir à cette catégorie. Toutefois, cette représentation est plus forte chez les Malinkés et chez les Peulhs.

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descendants d’anciennes populations serviles. Ce sont des gens qui sont venus s’installer dans la région à un moment où il y avait la paix et la stabilité. Ils exerçaient une activité différente de celle qu’exerçaient les Peulhs. Ils ont donc voulu saisir une opportunité économique parce qu’ils n’avaient pas de concurrence avec les Peulhs dans ce domaine. Étant donné que nous sommes dans un pays où, même ceux qui sont diplômés sont analphabètes, on croit par exemple qu’un Camara [nom de famille commun à tous les groupes ethniques] au Fouta est d’origine servile. Mais non, c’est parce qu’il était autonome qu’il a su garder son nom ». Tous les groupes ethniques avaient des caractères composites grâce aux différentes interactions avec leurs voisins. Des sociétés villageoises pouvaient devenir des royaumes puis de grands empires, et retomber dans l’anarchie. C’est le système colonial qui a contraint les acteurs à décliner une identité fixe dans l’établissement de l’état civil qui était inexistant en Guinée, les répartissant ensuite dans des catégories ethniques qui furent enregistrées et institutionnalisées. L’enregistrement de l’état civil et les recensements (utilisés pour prélever l’impôt) ont fixé les identités ethniques et culturelles dans le cadre de la formation de l’État colonial. Après la décolonisation intervenue à la fin des années cinquante, cette fixation d’identités ethniques va devenir une norme qui ne sera pas remise en cause, sur laquelle se baseront les compétitions pour le pouvoir. Les acteurs se retrouvent ainsi dans une forme de pluralisme ethnique qui ne dit pas son nom, et qui crée une source majeure de distinction entre les groupes sociaux. L’action du colonisateur s’est exercée dans le découpage et l’identification fictive des sociétés locales qui à l’époque précoloniale étaient vraisemblablement englobées dans un 118

réseau de relations continues formant « une chaîne de sociétés » plus qu’une juxtaposition de petits groupes repliés sur eux-mêmes. En s’exprimant sur le continent africain, Skinner62 conteste la vision convenue d’une Afrique précoloniale peuplée de petits groupes hostiles caractérisés par une intense loyauté tribale. Les groupes ethniques, dit-il, se formaient et se transformaient sous l’effet des migrations, du commerce et de la conquête. Les identités de groupe contrairement à ce qui apparaît aujourd’hui en Guinée, étaient relatives et changeantes. Il a fallu pour l’administration coloniale de jouer sur les différences ethniques entre les acteurs pour les faire percevoir comme différents. Cela se concrétisait par la promotion d’un groupe ethnique en lui confiant des postes de responsabilité, au détriment d’autres groupes, en jouant sur l’histoire ainsi que sur les traits ethniques qui les singularisent. La pratique du filtrage des « races » instaurée par l’administration coloniale consistait à l’élimination des adversaires, des conquérants, par la promotion des groupes ethniques dominants ou parfois l’inverse : cela dépendait de la situation en présence sachant que le système colonial défendait toujours celui qui répondait le mieux à la défense de ses intérêts. C’est dans cette optique, lors de la signature du protectorat avec le Fouta Djalon en 1880, que le système colonial à travers un article du traité, interdira aux Peulhs de collaborer avec Samory Touré et ses troupes, créant ainsi une scission entre les habitants du Fouta et les Malinkés. Le colonisateur se servait également de son savoir ethnographique du terrain pour affirmer son pouvoir sur les acteurs locaux, mais aussi pour établir une classification en fonction de leur organisation sociale. Cette classification était répartie comme suit : les tribus primitives, les 62

Cité in Philippe Poutignat et Streiff-Fenart, page 31, op.cit.

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communautés évoluées et les Guinéens européanisés. Les premiers regroupaient les aborigènes qui ont été refoulés dans les forêts ou dans les montagnes qui sont longtemps restées à « l’état de famille », cela concernait précisément la région de la Guinée-Forestière. Les communautés « évoluées » qui se situeraient en Haute-Guinée et au FoutaDjalon, regroupaient les bâtisseurs d’empires et les musulmans, grâce entre autres, à leur maîtrise de l’écriture. Enfin, les européanisés caractérisant plutôt les Soussous et d’autres habitants de la Basse-Guinée, englobaient ceux qui sont entrés très tôt en contact63 avec les Européens et qui ont adopté leur culture. Cette classification a conduit à ce que certains groupes ethniques se considèrent comme supérieurs par rapport à d’autres. Ils élèvent les barrières à l’entrée dans leur communauté, ce que M. Bano nous explique : « En Guinée, les deux groupes qui ont des frontières beaucoup plus fermées sont les Peulhs et les Malinkés, parce que ce sont des sociétés hiérarchisées, c’est-à-dire que les marqueurs ethniques, les frontières qui déterminent le “nous” et le “eux” sont des marqueurs qui s’appuient sur une stratification sociale. Ce qui n’est pas le cas, par exemple chez les Soussous, une société sans hiérarchie où pratiquement l’intégration se fait par la pratique de la langue soussou ». La politique des races instaurée par l’administration coloniale a conduit à la mise en place au Fouta-Djalon par exemple, de l’administration indirecte c’est-à-dire à la gestion de la société peulh par leurs propres institutions, avec leurs propres chefs pour la réalisation de ce qu’on appelle le « sale boulot », sous le commandement des 63

Le premier contact entre les explorateurs et les Guinéens s’est produit sur les côtes où les Européens installaient des comptoirs et des maisons de commerce pour échanger avec les indigènes.

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Européens. La pratique de la colonisation indirecte a autant été utilisée dans les colonies françaises, qu’anglaises ou portugaises. Au Fouta-Djalon, le Peulh considéré comme « supérieur » par rapport aux fétichistes, était vu par le colonisateur comme le nomade aux cheveux laineux, grand avec des traits de visage fins ; il était considéré comme blanc et pratiquait le « poulaakou » c’est-à-dire une manière atypique de se comporter en peulh. Cette manière est caractérisée par la résignation, l’intelligence, le courage, mais surtout la retenue ou la réserve. Toutefois, en dehors d’un contexte manifeste de valorisation du groupe ethnique peulh, ces valeurs sont le propre de toutes les sociétés aristocratiques d’Afrique de l’Ouest. Elles ne sauraient véritablement définir une spécialité peulh, et peuvent être tout autant valables pour les Malinkés, les Diakhankés ou les Soussous. Dans ce contexte, M. Tidiane nous a déclaré que : « L’administration coloniale catégorisait les individus en considérant que tous ceux qui étaient clairs, grands et beaux étaient Peulhs, même s’ils ne l’étaient pas. Elle véhiculait des idées qui disaient que telle ethnie est plus intelligente que telle autre, les griots ont fait la même chose également. Mais personnellement, même si on peut trouver dans une ethnie un pourcentage plus élevé d’intelligent que dans une autre, je dirais qu’une ethnie ne peut pas être plus intelligente qu’une autre. Je ne pense pas que les ethnies soient nées inégales, mais les réalisations des unes et des autres font que certaines sont en avance. La classification des groupes ethniques en privilégiant certains au détriment d’autres, a favorisé l’implantation de l’administration coloniale française dans l’intérieur du territoire guinéen. Cette implantation ne fut pas sans 121

difficulté. Il a fallu pour la France de vaincre l’opposition de Samory Touré et de certains résistants à la colonisation pour s’imposer totalement en Guinée. En achevant la résistance de ces derniers, la France avait désormais sous son contrôle la totalité du territoire qui formera la Guinée sous la bannière de l’empire français. 2— La création de la Guinée-Conakry Bien que la constitution de la Guinée française en colonie autonome soit tout à fait contemporaine et qu’elle ait été complétée par des adjonctions successives de territoires très distincts les uns des autres, la formation de cet organisme administratif français n’est pas le fait du hasard ou de la fantaisie du pays protecteur. Sa raison d’être est tout entière dans l’existence de la diversité de ses régions, de la richesse de son sol et de son sous-sol. La Guinée dispose d’énormes potentialités qui font d’elle pendant la période coloniale, la colonie la plus prometteuse de toutes celles de l’Afrique-Occidentale française. Ayant conscience de ses richesses, le gouverneur Roland Pré64 écrira que « ses incroyables richesses naturelles lui permettent de mettre sur pied immédiatement ses exploitations minières et ultérieurement, une grande industrie lourde, base de toute activité moderne ; ses ressources agricoles et son climat lui permettent de faire vivre à un haut standard de vie, les populations européennes et africaines qui animeront son industrie ; ses rizières aménagées rationnellement, non seulement approvisionneront largement les populations, mais pourront encore alimenter un important commerce d’exportation ; enfin, les plus brillantes perspectives sont ouvertes à 1’élevage… » Il explique également que la Guinée deviendra, au sein d’une 64

Dans L’avenir de la Guinée française, paru en 1951, cité in André Lewin, page 12, op.cit.

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« Eurafrique » moderne, une véritable « zone d’organisation industrielle stratégique ». Cependant, les Guinéens mesurent l’ampleur de la richesse du sous-sol de la Guinée, mais ils se désolent de voir qu’elle fait partie des pays les plus pauvres du monde. La responsabilité est souvent attribuée aux leaders politiques qui ont du mal à unir les Guinéens et travailler pour le développement. Dans un entretien, M. Goumba nous a dit : « La Guinée est un îlot de richesses dans un océan de misère. Malgré son potentiel qualifié de "scandale géologique”, son climat, son hydrographie, on n’arrive pas à manger dans de bonnes conditions, à se soigner normalement, à scolariser les enfants normalement. À quoi serviront ces richesses qui sont un don de la nature sans des ressources humaines capable d’unir les Guinéens ? On a un problème d’impunité, de corruption et de mauvaise gouvernance ». De façon globale, l’arrivée des Occidentaux en Afrique est animée par la recherche de ressources naturelles et de débouchés pour faire le commerce. C’est pourquoi contrairement à la Haute-Guinée, à la Guinée-Forestière et à la Moyenne-Guinée où les troupes coloniales n’atteignirent qu’au 19ème siècle, il n’en était pas de même pour la Basse-Guinée (les côtes) où les Européens débarquèrent dès le 15ème siècle. Les côtes découvertes par les Portugais furent rapidement l’objet de confrontations et de rivalités entre les puissances européennes. Bien que les Anglais restent actifs en Guinée pendant une partie du 19ème siècle et cherchent même à gagner des territoires vers l’intérieur du pays, notamment au FoutaDjalon où ils tenteront de signer des accords avec les Almamy, ce sont peu à peu les Français qui affirment leur

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prépondérance sur la Guinée65.C’est par un décret du 17 décembre 1891 que le président Carnot signait un décret portant organisation de la « Guinée Française et dépendances66 » comprenant tous les territoires des rivières du Sud, soumis sous l’autorité d’un gouverneur qui exerce également le protectorat sur le Fouta-Djalon. Toutefois, dans les années 1891, la Guinée française était formée uniquement de la côte et du protectorat du Fouta-Djalon. Cependant, le territoire s’accroîtra progressivement jusqu’en 1911 en formant les frontières du territoire actuel de la Guinée. Cela a été possible avec la domination des autres régions, d’abord la chute de Samory Touré, ensuite la victoire de la France sur la résistance des Peulhs dirigés par Alpha Yaya Diallo, enfin l’achèvement de la résistance des Forestiers et des Coniagui. Un autre territoire à être adjoint à la Guinée fut les îles de Los67, détenues par les Anglais depuis 1818 à travers des accords qu’ils avaient signés avec des chefs locaux. En effet, par un accord franco-anglais du 8 avril 1904, les Anglais cédaient à la France ces îles qui sont au nombre d’une vingtaine dont trois importantes : Tamara, Roume et Kassa. Nous avons sur la carte cidessous une constitution spatio-temporelle de la Guinée, afin de mettre en évidence notre propos.

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André Lewin, pages 32-36, ibid. A cette époque, la Côte d’Ivoire et le Dahomey (Benin actuel) étaient rattachés à la Guinée française. Mais, deux ans plus tard ils seront détachés de la Guinée pour devenir autonomes. 67 Le gouverneur Ballay, considéré comme étant le fondateur de la Guinée française, avait longtemps réclamé ces îles où il rêvait de faire construire une grande forteresse et le plus grand port de guerre de l’Afrique occidentale. 66

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Source : Jean-Suret Canale, La République de Guinée, Paris, Éditions sociales, 1970, page 83.

Le 17 juin 1895, un décret du président Félix Faure décidait le rattachement de toutes les colonies en instituant l’Afrique occidentale Française (AOF) dirigée par un gouverneur général installé à Dakar. L’idée de gouvernement des territoires français d’Afrique de l’Ouest venait du ministre des colonies Émile Chautemps qui, en constatant les problématiques causées au Soudan (actuelle Haute-Guinée et une partie de la Guinée-Forestière) par les troupes de Samory, et pour obtenir plus d’unité dans la région, demandait au président Faure la création d’un gouvernement général de l’AOF, s’étendant sur le Sénégal, la Guinée française, le Soudan68 et la Côte d’Ivoire. Il avait 68

Quelques années plus tôt, en 1899, Albert Decrais alors ministre des colonies, décidait le découpage du Soudan (alors constitué par plusieurs pays ouest-africains) entre les diverses colonies de la sous-région. Ainsi, les cercles de Dinguiraye, Siguiri, Kouroussa, Kankan, Kissidougou et Beyla, revenaient à la Guinée.

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souligné aussi la nécessité de laisser à ces colonies leur autonomie administrative et financière. C’est le décret du 1er octobre 1902 qui imposera la centralisation de cet ensemble et par là même soumettra les gouverneurs des colonies à l’autorité hiérarchique du gouverneur général. Ce dernier est désormais le représentant le plus haut placé de l’autorité centrale, il assume entièrement la direction politique, militaire et administrative des colonies. Le décret de loi visait aussi à coordonner et à harmoniser la politique menée, à permettre une certaine redistribution des ressources budgétaires ; les colonies les plus riches (dont la Guinée) devant couvrir le déficit des moins bien dotées. En effet, la règle de l’autonomie budgétaire édictée par la loi de finances de 1900 voulait que désormais, les colonies subviennent à leurs propres dépenses. L’unification territoriale de la Guinée pouvait désormais favoriser une régionalisation pensée par l’administration coloniale et basée sur une considération géographique et ethnique de ses composantes. L’addition d’espaces sociaux et géographiques conduira à la constitution d’un espace commun de tous les groupes ethniques, qui ne se percevaient pas forcément comme membres d’une société singulière. Chaque groupe ethnique avait ses traditions, sa culture, ses us et coutumes, et vivait en termes de voisinage, sans aucun projet de se constituer en État-nation. En Guinée, l’amplification de la dichotomisation ethnique s’est manifestée par la création de régions appelées « régions naturelles » dans lesquelles vivent des groupes ethniques supposés homogènes. En réalité, ces régions sont une construction coloniale, destinées à travers une simplification administrative à mieux contrôler le territoire qui appartenait jusque-là à différents royaumes. Ces régions serviront de base dans l’instrumentalisation du processus électoral, car chaque leader politique cherche à montrer que sa région autrement dit son fief, est plus peuplé que celui de 126

l’adversaire. Le vote étant aujourd’hui purement ethnique, la région qui a plus d’habitants aura plus de chance de donner la victoire à son candidat. Mais, avant de revenir sur ce point, il a fallu d’abord la subdivision de la Guinée sur une base géographique et ethnique. 3— La subdivision ethnique et géographique de la Guinée Il est aujourd’hui frappant de constater en Guinée que les régions dites « naturelles » prennent une place prépondérante par rapport aux régions administratives. Cette situation s’inscrit dans un contexte où chaque parti politique se rattache à une région, celle-ci étant habitée par un groupe ethnique majoritaire qui y réclame son emprise, sa solidarité et constitue non seulement la base électorale, mais aussi le point de départ de toute action collective pour les acteurs de la même région. Ainsi, la régionalisation de la vie politique en Guinée est aujourd’hui un phénomène social incontestable. Cette situation contribue tous les jours à la désunion des Guinéens, en éloignant l’idée de toute formation et de cohésion nationales. Cette socialité a été incorporée par les uns et les autres, intériorisant la naturalisation des régions. Ces dernières sont le produit de la colonisation qui dans les années 1920 a vu en elles une spécificité géographique, mais aussi une homogénéité sociale et ethnique. Pourtant, ces régions sont loin d’être homogènes ethniquement. Même si dans chacune des régions il existe un groupe majoritaire auquel de nombreux petits groupes ethniques se rattachent, confirmer une homogénéité ethnico-régionale, c’est condamner les « autres » à disparaître. En Guinée, la proximité géographique, la cohabitation et la participation à des activités communes entre les différents groupes ethniques, ont généré ce que

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Missié appelle une « parenté linguistique » conférant une identité ethno-géographique69. Néanmoins, la communauté de langue ne suffit pas à la production de l’ethnicité. Elle n’a pas en elle-même un principe de clôture, elle assimile n’importe qui et ne retient personne. Donc, la parenté linguistique n’est pas assez forte pour unir tous les acteurs pratiquant la même langue. Malgré que les Peulhs vivant en Haute-Guinée parlent correctement le malinké, et que les Malinkés vivant en Moyenne-Guinée pratiquent parfaitement le poular, cela n’a pas évité l’affrontement entre certains de leurs membres en 2010. Cela est aussi valable entre les Forestiers et les Malinkés vivant en Guinée-Forestière où malgré la communauté de langue entre les deux groupes, il existe souvent de conflits qui les opposent et qui débouchent sur des affrontements meurtriers. Ainsi, pour confirmer notre deuxième hypothèse, nous dirons que le fait de vivre dans une même région, partager le même territoire et qu’il y ait des interactions entre les acteurs, n’est pas une condition suffisante pour déboucher sur une cohésion nationale en Guinée. Par ailleurs, le maintien des frontières ethniques ne dépend pas de la différence culturelle, linguistique ou géographique ; il est dû à la représentation sociale que les acteurs se font les uns sur les autres. Ces représentations dépendent de la politique discriminatoire que les différents régimes ont mise en avant pour gouverner la Guinée où la cause de l’ethnicité est principalement politique, c’est que M. Ousmane explique en ces mots : « Autrefois, on ne parlait d’ethnies que pendant les périodes préélectorales, maintenant la politique ethnique est devenue l’affaire de tout le monde, chacun allant vers son parent. À chaque nomination 69

Jean-Pierre Missié, « Ethnicité et territorialité » Deux modes du vécu identitaire chez les Teke du Congo Brazzaville, Cahiers d’études africaines, 2008.

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d’un nouveau gouvernement, la première question que les gens se posent est de savoir il y a combien de Peulhs, combien de Malinkés en son sein. S’il y a moins de Peulhs, on dit que le pouvoir est en train de privilégier ses parents au détriment de l’autre. La problématique ethnique en Guinée date de l’indépendance, mais c’est depuis 2010 qu’elle s’est aggravée et devint un problème. Il y a des coordinations régionales qui se sont mises en place pour défendre uniquement les intérêts de leur région et de ses ressortissants. Les gens se présentent parfois dans les services, sous une fausse identité, pour obtenir du boulot, parce qu’avec leur véritable nom de famille, ils n’auraient pas obtenu de poste. Dans les fiefs du pouvoir, il faut avoir un nom de famille malinké pour trouver du travail. Dans les fiefs de l’opposition, c’est pareil, il faut avoir un nom de famille peulh pour avoir une facilité professionnelle. Dans la situation actuelle du pays, c’est soit tu es avec moi ou tu es contre moi ». Les entrepreneurs politiques voulant se forger des régions homogènes (qui sont tout sauf homogènes), pour des besoins électoraux, divisent des groupes qui depuis longtemps vivent ensemble dans un esprit de quiétude et de paix sociale. Ces leaders s’activent à susciter chez les ressortissants de leurs régions, un sentiment d’appartenance à une même aire imaginée comme une même communauté géolinguistique, culturelle, ou en mobilisant une hypothétique histoire commune. Ils s’activent aussi, autant que faire se peut à démobiliser la mobilisation des autres régions pour être le plus fort numériquement afin de prétendre à un électorat plus important70. Donc c’est aussi 70

Nous parlerons de ce point dans les lignes à venir en soulignant les accusations dont le régime actuel fait objet. Il est accusé par l’opposition de diviser les groupes ethniques en Moyenne-Guinée

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par le jeu politique de consolidation de la conscience identitaire, régionale et ethnique que nous pourrions examiner l’organisation politique et la structure de la vie sociale en Guinée. Bien avant les oppositions actuelles entre groupements politiques, pour un souci de simplification administrative, le système colonial avait imaginé la Guinée en deux régions (Basse-Côte et Moyenne-Guinée à laquelle le reste du pays était rattaché), puis en trois régions, en détachant la HauteGuinée de la Moyenne-Guinée. Ainsi, les trois régions correspondraient aux trois grands groupes ethniques que sont les Soussous pour la Basse-Guinée, les Peulhs pour la Moyenne-Guinée et les Malinkés pour la Haute-Guinée. Dans ce contexte, à la Haute-Guinée étaient rattachés tous les groupes ethniques de la Forêt (Kissi, Toma, Guerzé, etc.). Constatant la diversité ethnique de ces groupes, ainsi que de la diversité climatique et géographique des régions (la Haute-Guinée constituée de la savane tandis que la région forestière est formée de montagnes et de forêts), l’administration coloniale considère qu’il allait de soi la quadripartition de la Guinée. Comme l’explique Odile Goerg71, en 1931, lors de l’exposition coloniale internationale de Paris, cette quadripartition est consacrée, traçant ainsi les frontières internes de la Guinée. La partie Sud-est (Beyla) en devenant la Guinée-Forestière, tranche le débat sur le fait que les régions soient désormais pensées comme des entités ayant des spécificités géographiques, climatiques et ethniques. Pourtant, en observant de plus près, on se rend compte que cette construction a moins

et en Guinée-Forestière pour remporter les élections présidentielles de 2015. 71 Odile Goerg, « Couper la Guinée en quatre ou comment la colonisation a imaginé l’Afrique », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2011/3 n° 111, p. 73-88. DOI : 10.3917/vin.111.0073.

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d’importance sur un plan naturel72 que sur un plan administratif et politique, l’objectif étant de faciliter la gestion des territoires qui en réalité sont composés de plusieurs groupes ethniques parlant des dialectes différents avec des cultures différentes. Les conséquences de cette politique de collectivisation sont entre autres la disparition de l’identité des petits groupes ethniques au profit des grands. C’est pourquoi comme on l’avait dit plus haut, en Basse-Guinée par exemple, les petits groupes tels que les Bagas, les Landoumas ou les Nalous ont largement adopté la culture soussou et arrivent même pour certains d’entre eux de se revendiquer comme telle. Ce phénomène qui consiste à grouper plusieurs petits groupes en un, est également frappant chez les Forestiers. Ces derniers sont une appellation usuelle des populations de la Guinée-Forestière. Comme l’explique Odile Goerg (2011), dans le processus d’invention des ethnies, les groupes originaires de la zone forestière semblaient pour l’administration coloniale, suffisamment différents des autres guinéens et suffisamment similaires entre eux pour être catégorisés ensemble. Cette appellation « Forestiers » fut incorporée par les habitants mêmes de la forêt, car ils trouvaient leur compte dans cette association qui leur permettait d’avoir un poids politique à l’intérieur de la société afin de parler d’une seule voix. Ainsi, les Forestiers pouvaient se réclamer comme tels à l’extérieur de leur région, et se réclamer Toma, Kissi ou Kpèlè à l’intérieur. Ils peuvent dès lors arborer l’une ou l’autre identité en fonction du contexte et des circonstances. Cependant, l’assimilation qui consiste à 72

Le qualificatif des différentes régions naturelles de la Guinée, à savoir Haute, Basse, Moyenne et Forestière laisse penser que le critère dominant dans la quadripartition fut la spécificité naturelle et géographique mais l’idée sous-jacente fut avant tout une facilitation administrative.

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associer une région et une ethnie a contribué à saper la diversité culturelle. Cette méthode s’intégrait dans l’optique même du diviser pour mieux régner, utilisée par l’administration coloniale. La quadripartition de la Guinée a mené à l’appropriation régionale de l’effort et de l’exploit des combattantsrésistants contre la colonisation. Ce qui fait qu’il est difficile de trouver aujourd’hui une figure historique qui fait l’unanimité entre tous les Guinéens. Des héros régionaux, on peut en trouver, par exemple Samory qui autrefois était un héros national et panafricain fut limité à la HauteGuinée, centre de son royaume ; Alpha Yaya Diallo et Bokar Biro Barry pour la Moyenne Guinée, Zébéla Togba pour la Guinée-Forestière, Dinah Salifou pour la BasseGuinée ; mais trouver un héros national en Guinée n’est pas une chose évidente. Le premier président de la Guinée, Sékou Touré, considéré comme un héros pour la majorité des Malinkés, est pour un grand nombre de Peulhs, un dictateur « sanguinaire ». Là est l’une des causes principales de la difficulté de formation de l’État-nation en Guinée. En effet, le but était de créer une sorte d’égalité supposée entre les régions en réécrivant l’histoire de sorte que chacune de celles-ci ait son passé, ses héros, sa culture, sa langue et peut être même son avenir. Cette invention coloniale s’est perpétuée dans le temps et dans l’espace en l’inculquant dans les mentalités et dans le discours populaire. Cela ne se produisit pas sans une volonté de Sékou Touré de vouloir dépasser ce qui différencie les Guinéens, en se focalisant sur ce qui les rassemble. Dans sa volonté de formation de la nation, Sékou Touré avait essayé de surmonter les différences régionales en affirmant qu’« aucun groupe ethnique ne pourrait survivre si la nation périssait sous l’action dissolvante des particularismes ethniques ». Pour se faire, l’hymne national guinéen, alliant un air composé à partir d’un chant de louange au dirigeant 132

peulh Alpha Yaya Diallo, et la virtuosité de paroliers malinkés, est caractéristique de cette volonté pour Sékou Touré de dépasser la dichotomisation ethnique. Cette volonté se caractérisa par un échec, nous aborderons ce point dans les prochaines parties. La socialisation des acteurs à partir d’éléments culturels différenciateurs accentua la division idéologique entre les régions. Désormais, les regroupements associatifs, les syndicats, les tontines, les mouvements de jeunes se font par rapport aux clivages ethniques. L’une des premières associations de grande ampleur fut l’Amicale Gilbert Vieillard créée en 1944 au Fouta-Djalon. Utilisant le nom d’un administrateur colonial dévoué à la culture peulh, l’association se fixe comme but de défendre les intérêts des Peulhs. Ainsi, on assistera partout à la création d’organisations régionales à caractère ethnique. À partir des années 1946, avec l’autorisation des partis politiques, l’ethnicisation de l’organisation sociale est mise en avant. Odile Goerg (2011) explique qu’avec la montée en puissance du rassemblement démocratique africain (RDA73) et de sa composante, le parti démocratique de Guinée (PDG) dirigé par Sékou Touré, l’administration coloniale orchestra de nombreux mouvements régionalistes. C’est ainsi que sont créées en 1946 l’Union de la BasseGuinée, l’Union Mandingue, l’Union Forestière. L’objectif était de rallier à la cause de l’administration coloniale les chefs locaux et les citoyens qui leur sont favorables. Ce processus permit la consolidation des différends entre groupes ethniques pro et anti colonisation. C’est cette situation d’ailleurs qui marquera l’échec du régime de Sékou Touré et accentuera l’opposition entre les Peulhs et les Malinkés. Les premiers étaient pro-colonisation, tandis que les seconds luttaient pour l’indépendance. 73

Fondé à Bamako en octobre 1946.

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Aujourd’hui, les coordinations régionales ont acquis une position de première place dans la vie politique guinéenne, allant même jusqu’à dicter la ligne de conduite des partis politiques et du gouvernement. Pour un leader politique, afin de s’assurer le vote d’un tel ou tel groupe ethnique, il est obligé de nommer des fonctionnaires soutenus par les coordinations régionales, faisant ainsi de la politique de marchandage entre poste administratif et électorat. Cette pratique caractérise la faiblesse de l’État, le manque de projets viables et l’incompétence des hommes politiques à se hisser au-dessus des traits ethniques. Comme M. Goumba l’explique, les leaders politiques s’évertuent en dépit de l’incompétence de certains fonctionnaires, de les nommer à de hauts postes pour obtenir le soutien de l’électorat dont ces derniers sont dépositaires. « Dans l’administration, ce n’est pas la compétence qui compte, mais la récompense. En Guinée, la compétence n’a ni de la place ni de la valeur, si vous êtes talentueux, on cherche à vous faire partir. Dans ce système, il n’y a que des “béni-oui-oui” qui servent leurs intérêts personnels ». L’exercice du pouvoir politique est considéré comme un jeu de « tour-tour » ou de passe-droit et non en fonction des qualifications et des mérites des acteurs. C’est pourquoi après Sékou Touré le Malinké, Lansana Conté le Soussou, Moussa Dadis Camara le Forestier, le mouvement Hal Poular (communauté peulh) considérait en 2010 qu’il lui revenait de droit l’exercice de la plus haute fonction de la République c’est-à-dire la présidence, non seulement parce qu’il est prétendument majoritaire, mais aussi que leur leader Cellou Dalein Diallo par ses vertus, est le mieux placé pour diriger la Guinée. Ainsi, l’ethnicité devient le socle de l’organisation politique sur laquelle les entrepreneurs politiques comptent bien tirer profit. Pour cela, ils s’appuient sur des régions ethniquement constituées 134

pour revendiquer une appartenance commune avec les acteurs, oubliant que sur ces territoires vivent des individus, très profondément métissés. 4— La configuration du peuplement actuel La constitution du peuplement de la Guinée s’est faite à travers le temps et l’espace. Les groupes ethniques majoritaires (Peulhs et Malinkés) y sont tous des allogènes qui sont venus occuper des terres en cohabitation avec d’autres groupes autochtones. Aujourd’hui, si chaque région naturelle est considérée comme étant le « foyer » d’un groupe ethnique, c’est sans tenir compte de l’histoire qui montre que ces régions ont fait l’objet d’une succession d’occupations par des acteurs d’origine différente. Les vagues de déplacement humain se produisirent pour un premier temps pendant la période des grands empires, ensuite pendant l’occupation du Fouta-Djalon par les Peulhs, enfin le règne de Samory Touré qui fut marqué par une guerre sanglante entre lui et l’armée coloniale, causant la famine et la dévastation en Haute-Guinée et en GuinéeForestière. Dans les différentes phases d’occupation, il arrivait souvent que les autochtones soient chassés par les allogènes pour prendre leurs terres. C’était le cas plus particulièrement du Fouta-Djalon, mais aussi de la GuinéeForestière où les Malinkés qui, en mettant les terres des autochtones en valeur, se sont imposés en « maître ». Au Fouta-Djalon, à la suite de plusieurs confrontations, les Peulhs ont réussi à vaincre les Djalonkés afin d’occuper leurs terres. L’histoire des Peulhs, tout comme celle des Malinkés et des grands empires ouest-africains nous montrent comment les groupes ethniques se sont créés en Guinée, et comment ils ont pu occuper des espaces géographiques en se les appropriant. Toutes ces migrations

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d’acteurs expliquent la manière dont certaines minorités ethniques se sont retrouvées dans des régions considérées aujourd’hui comme ethniquement homogènes. Cette idée n’est pas sans conséquence, car elle a favorisé la quasidisparition des « petites » ethnies au profit des « grandes ». Les interactions ont créé des affinités entre certains groupes ethniques désormais appelés à vivre ensemble, elles ont créé aussi des inimitiés et des scissions sociales et géographiques entre d’autres groupes. Pour illustrer notre propos, nous avons ci-dessous une carte de la Guinée du 19ème sur laquelle figurent les principales villes et ses occupants. Cette carte est antérieure à la quadripartition de la Guinée intervenue dans les années 1930. Elle permet de comprendre que ce qu’on appelle « régions naturelles » en les associant à des groupes ethniques homogènes, sont un construit purement politique. Nous pouvons constater sur cette carte par exemple que la région des Peulhs au 19ème siècle était plus grande que celle d’aujourd’hui, cartographiée au 20ème siècle après la quadripartition opérée par l’administration coloniale. En Haute-Guinée, dans le mandingue, nous remarquerons la diversité des groupes ethniques (Malinké, Bamana ou Bambara, Soninké, Diomandé, Konianké, Manianka et Dioula) tandis qu’aujourd’hui ils sont tous ou presque considérés et étiquetés comme malinkés. Certains Forestiers tels que les Toma étaient plus situés au Libéria que sur le territoire guinéen. Enfin, une grande partie de la Sierra Léone actuelle faisait partie de ce qu’on appelait la GuinéeAnglaise. Ce qui fait que généralement en Afrique les frontières sont très poreuses, ses habitants peuvent avoir plus de choses (culture, langue, religion, tradition) en commun avec le pays frontalier qu’avec leur propre pays. Cette situation pose de nombreux conflits en Afrique, notamment en Guinée dans les années 1990-2000, plus tard, nous reviendrons sur cette partie. 136

Cette situation est la conséquence de la colonisation qui dans le partage de l’Afrique n’a pas tenu compte des particularités culturelles et ethniques. Elle pose particulièrement problème dans la formation de la nation, car certains groupes ethniques ne partagent que très peu de valeurs. Dans certains pays africains, comme la Côte d’Ivoire ou le Libéria par exemple, cette différenciation qui consiste à reconnaitre certains acteurs comme ressortissant du pays et en exclure d’autres, les considérants comme des « étrangers », a conduit à la guerre civile. Contrairement à ces pays, en Guinée, aucun groupe ethnique n’est considéré comme étant étranger, même si parfois, certains discours d’hommes politiques font prévaloir l’ancienneté d’un groupe sur le territoire par rapport à un autre.

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Source : selon André Arcin, de son ouvrage Histoire de la Guinée française, Augustin Challamel, Paris, 1911.

Concernant le Fouta-Djalon où les acteurs devenus presque tous musulmans vers le milieu du 19ème siècle, convertis de gré ou de force, cette socialisation consolida les liens entre ses habitants et y assura une stabilité interne. Pendant ce temps-là, régnaient dans d’autres régions l’anarchie et le dépeuplement du fait de la « chasse à l’homme esclavagiste », car la vente d’esclave était un marché lucratif pour les chefs locaux qui n’hésitaient pas à user de la force pour s’en procurer. La stabilité politique au Fouta explique aujourd’hui encore l’importance de la densité de sa population par rapport à la Haute-Guinée74 par exemple où les Malinkés 74

La Haute-Guinée est la région de la Guinée où la densité est la plus faible. Cela peut être dû aussi à l’immensité de son territoire par

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étaient nombreux à migrer vers la région de la GuinéeForestière pendant le règne de Samory Touré, marqué par l’islamisation et les conflits dans la région. Le Fouta-Djalon quant à lui avait réussi à maintenir son indépendance en agrandissant ses frontières, repoussant les Soussous de plus en plus vers la côte. Toutefois, une fois l’instauration de la paix, le royaume se transforma en une aristocratie religieuse et militaire participant activement à la traite atlantique. Selon l’aristocratie peulh, c’est l’islam même qui autoriserait de réduire à l’esclavage les païens. Ainsi, les Peulhs commencèrent eux-mêmes à utiliser des esclaves dans leur mode de production économique. Les esclaves travaillaient dans les champs pour répondre aux besoins de nourriture de leurs maîtres. Aujourd’hui, l’instrumentalisation de l’ethnicité par les leaders politiques fait resurgir des clivages entre ces anciens esclaves appelés « roundés » et les anciens maîtres. Toutefois, l’administration coloniale joua un rôle primordial dans la création de l’ethnicité en Guinée, à travers la politique du « diviser pour mieux régner ». C’est pourquoi, pour l’obtention de l’indépendance en Guinée, malgré que la majorité de la population ait été favorable, il y avait des régions plus dévouées pour la cause nationale que d’autres. En effet, les villes favorables à la colonisation furent celles dans lesquelles il existait un ordre social très hiérarchisé où certains groupes ethniques profitaient des avantages de l’administration coloniale au détriment d’autres. C’est pour cette raison que le progressisme de Sékou Touré, dans les

rapport aux autres régions. Selon André Lewin, la densité de la population en Guinée dans les années quatre vint était d’environ 24 hab./km² ; mais avec des différences sensibles entre la BasseGuinée, où elle atteint 50 hab./km², la Moyenne-Guinée où elle est de 30, la Guinée forestière où elle avoisine 27 et la Haute-Guinée où elle n’atteint que 13 hab./km².

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années 1950, visant à obtenir l’indépendance de la Guinée fut accompagné de nombreux affrontements interethniques. 5—L’indépendance de la Guinée De nos jours, il est impossible de comprendre l’organisation sociopolitique de la Guinée sans avoir saisi l’histoire de Sékou Touré. Il est le fondateur de la République de Guinée en tant que nation souveraine. Avec lui, la Guinée est le premier pays africain à obtenir son indépendance de la France. Cependant, son héritage est très controversé d’autant plus que les divisions ethniques contemporaines de la Guinée, lui sont imputées par ses détracteurs. Comme l’explique André Lewin75, dans les années 1945 il n’existait que deux types d’organisations politiques en Guinée : le premier regroupait les Français et les « évolués76 ». Eux seuls pouvaient militer au sein des partis qui étaient le simple prolongement des partis politiques de la métropole. Après le premier type d’organisation politique, le second type d’organisation ouverte aux Guinéens était plus populaire, et fondée sur une structure purement ethnique et régionale. Ce modèle d’organisation ethnico-régional ne permettait pas aux aspirations réellement nationales de s’exprimer, chacun défendant ses propres intérêts. L’Union des Métis et l’Union des Toucouleurs par exemple, représentaient les intérêts de leurs membres. Cependant, quatre groupements ethniques jouaient un rôle déterminant77: le Comité de la Basse-Côte, 75

André Lewin, page 47, op.cit. Comme nous le disions plus haut, les évolués sont les Africains qui avaient fait des études ou occupaient des postes administratifs. 77 Pendant la création du RDA, à côté des partis politiques, ces groupements ethniques faisaient partie de ceux qui représentaient la Guinée. Cela explique la longévité de la représentation ethnique, qui a su se maintenir à travers le temps. 76

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essentiellement soussou, l’Amicale Gilbert-Vieillard pour les Peulhs, l’Union du Mandingue pour les Malinkés et enfin, l’Union forestière pour les Forestiers. Dirigés par une élite locale très francisée, ces « groupes de pression » n’avaient d’ambition que locale. Ils avaient une vocation de solidarité ethnique et régionale, d’entraide mutuelle, sans coloration politique et, bien évidemment sans aucune aspiration réelle à l’indépendance. Un exemple de leur manque de sens de l’intérêt national est démontré par leur incapacité à s’entendre sur l’implantation du premier lycée que la France proposa, en 1946 de créer en Guinée ; faute d’accord, un simple cours secondaire fut ouvert à Conakry, transformé plus tard en collège et, en 1957 en lycée78. C’est cette culture de l’ethnicité que Sékou Touré et le PDG tenteront d’éradiquer pour, non seulement accéder à la souveraineté nationale, mais aussi pour créer de la cohésion sociale entre les Guinéens. Si cette tentative est couronnée de succès malgré un début difficile, la rupture ne tardera à apparaître, sous la mal compréhension des uns et des autres, et le manque de confiance qui régnait entre les leaders politiques. En effet, l’intransigeance de Sékou Touré contre les « contre-révolutionnaires », conduisant à la mort de plusieurs cadres et intellectuels, toutes ethnies confondues, a creusé le fossé entre les groupes ethniques. C’est pourquoi, aujourd’hui, quand on parle de Sékou Touré en Guinée, nous avons l’impression qu’il s’agit d’un leader politique qui a toujours été soutenu par les Malinkés et inversement, et méprisé par les Peulhs. Pourtant, l’implantation du PDG à ses débuts a autant été difficile en Haute-Guinée qu’au Fouta-Djalon et, sa politique, malgré qu’elle changea les habitudes des Guinéens n’étaient destinés contre aucun groupe ethnique. Au début des années cinquante, l’ethnicisation de la politique n’était pas la 78

André Lewin, La Guinée, PUF, Paris, 1984, page 48, op.cit.

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norme. Elle ne le deviendra qu’après l’indépendance survenue en 1958. Pendant cette période en France, on constatait l’effondrement de la 4e République et le retour au pouvoir du général de Gaulle. Une Constitution est mise à l’étude pour le nouveau régime à instaurer. Tant de questions à poser et autant de réponses à apporter, notamment quelles seront les relations entre la métropole et les colonies qui sont devenues à travers la loi-cadre semi-autonomes ? Y aurait-il un exécutif fédéral ou bien chaque territoire entretiendra ses relations avec Paris ? Dès juin 1958, le débat est tranché, le général de Gaulle se ralliant au point de vue exprimé par Felix Houphouët Boigny (premier président de la Côte d’Ivoire), qui consiste à l’instauration d’une Communauté entre la France et ses anciennes colonies. Le choix de Houphouët et du générale de Gaulle allait contre celui, proposé par Sékou Touré et Léopold Sédar Senghor (premier président du Sénégal) qui voulaient une grande fédération regroupant des États autonomes, et dotée d’une Assemblée et d’un exécutif. Leur objectif était l’indépendance des peuples « corollaire du droit de chaque homme à la liberté ». Ces revendications ne furent pas les bienvenues à Paris. Le 8 août, le général de Gaulle assimile l’indépendance à la sécession, et affirme qu’un référendum tranchera le débat sur la Communauté. Le projet soumis au référendum comportera certes le droit à l’indépendance, mais elle est ouverte seulement aux territoires qui, ayant accepté la Constitution et par conséquent l’appartenance à la Communauté, choisiraient ultérieurement de devenir indépendants et cesseraient de ce fait d’appartenir à la Communauté. Le texte proposé ne prévoit l’indépendance que par la rupture avec la France ou avec la Communauté, soit immédiate par le rejet du projet, soit ultérieure par la sortie de la Communauté. Après étude et discussions, Sékou Touré jugea le projet contraire à 142

l’indépendance, à la dignité et à l’unité de l’Afrique, et laissa entendre que la Guinée pourrait le rejeter s’il n’était pas amendé. André Lewin explique que plusieurs personnalités françaises et africaines s’efforcèrent d’éviter l’affrontement qui s’annonçait, mais en vain. Le heurt de deux personnalités intransigeantes, le « jeune et dynamique » leader guinéen et le « prestigieux » chef du gouvernement français, ainsi qu’un malheureux concours de circonstances, allaient transformer cette divergence initiale en une rupture brutale, qui allait peser d’un poids écrasant et durable sur les relations franco-guinéennes et sur la naissance et le devenir du jeune État. Le 20 août, le général de Gaulle entreprend une tournée dans l’Afrique française pour convaincre les territoires à se prononcer pour le « Oui ». Arrivé à Conakry le 25 août, accueilli par une foule mobilisée par le PDG qui l’acclame au même titre que Sékou Touré, il se rend à l’Assemblée territoriale. Le discours de Sékou Touré, suivant celui de Saifoulaye Diallo (président de l’Assemblée) a été rédigé à l’avance et envoyé à Dakar, chez le nouveau hautcommissaire, Pierre Messmer, ainsi qu’aux journaux, et remis au gouverneur Mauberna. Mais dans le tumulte de l’accueil, le général n’en a pas pris connaissance ; ni Cornut-Gentille, ni Mauberna n’ont pu lui prévenir en détail de son contenu. Le discours de Sékou Touré n’avait rien de surprenant, mais, dans l’ambiance du moment, l’appel à la reconnaissance de la dignité du peuple africain, le rappel du concours des soldats africains à « la cause de la liberté des peuples et de la dignité humaine » en Europe, le procès de la colonisation, l’exigence du droit à l’indépendance et à l’égalité juridique et du « droit au divorce sans lequel le mariage franco-africain pourra être considéré dans le temps comme une construction arbitraire imposée aux générations montantes », peuvent être interprétés comme une 143

provocation. La phrase clé du discours de Sékou Touré sonne comme un slogan : « Nous ne renonçons pas et nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l’indépendance » et « Il n’y a pas de dignité sans liberté ; nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage ». Pourtant, Sékou espère fléchir la position française en affirmant : « Notre cœur, notre raison, en plus de nos intérêts les plus évidents, nous font choisir sans hésitation l’interdépendance et la liberté dans l’union, plutôt que de nous définir sans la France et contre la France ». Dans sa réponse, le général de Gaulle accepte l’idée qu’il peut s’agir d’une « étape » et que « les peuples africains continueront leur évolution », mais précise : « on a parlé d’indépendance ; je le dis ici plus haut encore qu’ailleurs, l’indépendance est à la disposition de la Guinée ; elle peut la prendre le 28 septembre en disant “Non” à la proposition qui lui est faite et, dans ce cas, je garantis que la métropole n’y fera pas obstacle. Elle en tirera bien sûr des conséquences, mais d’obstacles, elle n’en fera pas et votre territoire pourra comme il le voudra et dans les conditions qu’il voudra, suivre la route qu’il voudra. » Le 4 septembre, le gouvernement français confirme le texte définitif de la Constitution. Le 14 septembre, après une campagne d’explications devant les militants du PDG, Sékou Touré déclare : « Nous voterons “Non” à une communauté qui n’est que l’Union française rebaptisée, la vieille marchandise dont on a changé l’étiquette ; nous voterons “Non” à l’inégalité, nous voterons “Non” à l’irresponsabilité ». Dans les autres territoires africains, les responsables feront au contraire campagne pour le « Oui », à l’exception de Djibo Bakary, au Niger, qui sera désavoué et perdra le pouvoir au lendemain du référendum. Ainsi, le 28 septembre, le peuple de Guinée rejette le projet de constitution par 1 130 292« Non » contre 56 959 « Oui ». C’est à Labé et à Dalaba, en pays peulh, que le 144

« Oui » obtient le plus de voix. Ce vote, le « Oui » est perçu aujourd’hui encore par certains acteurs comme une trahison des Peulhs qui, ne voulaient pas l’indépendance de la Guinée, contrairement aux autres groupes ethniques. Dans ce contexte, M. Camara nous confie : « Si vous regardez l’histoire, l’ethnicité a toujours existé en Guinée. Par exemple, pour avoir l’indépendance, c’est tout le monde qui a voté “Non” au référendum. Sékou Touré qui dirigeait le parti le plus puissant, le PDG-RDA, n’était pas aimé partout, surtout en Moyenne-Guinée où le “Oui” était plus élevé que dans les autres régions. C’est pourquoi, pendant les élections présidentielles de 2010, Alpha Condé a dit que ce sont les Peulhs qui ont le monopole de l’économie, donc il a considéré qu’il ne fallait pas leur donner le pouvoir politique. Il a manipulé les Soussous, qui sont plus facile à manipuler pour leur dire, il ne faut pas donner ceci et cela aux Peulhs. C’est ce qui lui a permis d’obtenir le pouvoir ». Le 2 octobre 1958, la Guinée a obtenu son indépendance. Les anciens adversaires du PDG, Barry Dianwadou et Barry 3, après avoir formé par fusion, le Parti du regroupement africain (PRA) qui fut vite discrédité à cause de son action antifiscale et quelques débordements au Fouta, rejoignirent le gouvernement de Sékou Touré, et ce, malgré les affrontements qui ont eu lieu à Conakry en mai 1958, entre partisans du PDG (Soussous et Baga) et ceux de l’opposition (Peulhs), qui ont fait de nombreux morts dans les rangs de ces derniers. Suite à ces affrontements, les Peulhs, contrairement aux attentes, ne se sont pas vengés en s’attaquant aux Soussous qui vivent au Fouta-Djalon où ces derniers sont minoritaires. Ce qui conforte les représentations qui considèrent que les Peulhs sont des « peureux ». Cependant, en 2010 suite à l’attaque de 145

quelques Peulhs par des Malinkés en Haute-Guinée ; ils s’en sont pris à leur tour à des Malinkés vivant au Fouta. Selon eux « ce qui a été au temps de Sékou Touré ne peut plus l’être désormais ». Le chemin menant à l’indépendance de la Guinée est jalonné de nombreuses violences entre partisans de partis politiques, notamment entre Soussous et Peulhs. Alpha Condé79 en parlant des incidents de mai 1958 explique qu’après les élections municipales de novembre 1956, marquées par la victoire du PDG ; ce dernier avait fait recours à la violence pour « casser » les partis adverses. Il dit que le PDG, associant le Bloc africain de Guinée (BAG) et Peulhs, attise les contradictions ethniques entre eux et les Soussous, en organisant une « véritable chasse » contre les Peulhs. Critique à l’égard de Sékou Touré, le qualifiant « d’autodidacte », Alpha Condé explique que les Peulhs sont victimes de la soif de pouvoir du PDG, et que les notables malinkés le sont également dans une moindre mesure. Il tenait ces propos sans savoir qu’un jour il serait président de la République et que pendant sa gouvernance, les clivages ethniques auront une grande recrudescence et une opposition encore jamais vue entre son propre groupe ethnique (malinké) et les Peulhs. Il dira même lorsqu’il est élu président, qu’il « prend la Guinée là où Sékou Touré l’a laissée », une manière de cautionner trente-huit ans après, la politique qu’il critiquait et dénonçait jadis. Ainsi, Alpha Condé a souhaité réhabiliter le régime très contesté de Sékou Touré par les Peulhs, pour unifier les Malinkés autour de lui. Les Malinkés, fiers de Sékou Touré, n’auraient pas soutenu Alpha Condé en 2010 s’il avait continué ses critiques à l’égard de l’ancien patron du PDG. Ainsi, en jouant la « carte » ethnique, malgré leur 79

Cité in Sylvain Soriba Camara, La Guinée sans la France, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1976, page 128.

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opposition idéologique, leur groupe ethnique (malinké) a favorisé le rapprochement entre les deux leaders. L’ethnicisation de l’organisation sociopolitique, commençant pendant la première République, avait opposé les Peulhs et les Malinkés/Soussous ; pendant la deuxième République, ce sont les Malinkés et les Soussous, mais aussi les Malinkés et les Forestiers qui ont assisté à la détérioration de leurs rapports sociaux ; pendant la troisième République, le recours aux identités ethniques est devenu un phénomène social total, impliquant l’ensemble de la société guinéenne.

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CHAPITRE 6 ACCENTUATION RÉCENTE DE L’ETHNICITÉ : DE 1958 À NOS JOURS La Guinée, en obtenant son indépendance avait marqué le départ de l’administration française et se trouvait désormais seule face à son destin. L’espoir d’une grande partie de la population dans la ferveur avant l’indépendance sera déçue. Elle a observé impuissante, au transfert de l’essentiel des pouvoirs dans les mains du président de la République, en l’occurrence Sékou Touré. L’organisation des institutions politiques et administratives était telle que, il n’existait pas de véritables contrepoids. Il était difficile de caractériser le régime politique parce que celui-ci était exclusivement basé sur le PDG. Ainsi, son imbrication avec l’État était tellement poussée qu’il se fut appelé « PartiÉtat ». L’administration et le gouvernement étaient des organes d’exécution de la politique définie par le Parti-État avec lequel ils se confondent. En fait, le Parti-État, c’était la fusion de l’État, instrument technique du peuple, et du Parti, instrument politique du peuple. Pour Sékou Touré, le PartiÉtat c’était le pouvoir du peuple, pour le peuple et par le peuple. Sékou Touré, en exprimant la primauté de l’idéologie populaire sur tout ce qui concerne l’homme et la société, et en déduisant la voie à suivre, nous pouvons déduire que le PDG était donc un parti « totalitaire ». Mais il admettait la discussion à tous les niveaux, les décisions n’étaient prises qu’à la suite de campagnes d’explications pour essayer de 149

trouver des compromis, sauf pour les cas concernant les aspects fondamentaux de la vie en société. Le Parti avait le monopole sur tous les pouvoirs, politiques, administratifs, judiciaires, économiques ou techniques. Sékou Touré était le chef de l’État en même temps que le secrétaire général du Parti. Les ministres qu’il nommait, responsables devant lui, ne demeuraient en fonction que dans la mesure où ils servaient la politique directrice du Parti. Ce qui n’était pas sans engendrer de conflits futurs, car les leaders de l’opposition, d’ethnie peulh, avaient rejoint le Parti malgré leur divergence idéologique. Leur arrestation, puis condamnation sera perçu par la communauté peulh comme une haine du Parti contre elle. Après l’indépendance, la Guinée était confrontée à de nombreuses difficultés (problèmes économiques, manque de formation et d’expérience des fonctionnaires, manque de loyauté de certains cadres, traditionalisme des acteurs, coups d’État récurrents dans les pays voisins) liées à l’opposition intérieure et extérieure, contre lesquelles le PDG eut à combattre farouchement, l’empêchant de construire la nation et l’État. Pour le régime, il était question de lutter pour sa survie, pour la protection du chef de l’État, souvent visé par des complots tantôt réels, tantôt imaginaires. Ce qui avait conduit à de nombreux emprisonnements, d’exécutions, provoquant l’exil de milliers de Guinéens surtout dans les rangs des Peulhs. Beaucoup de cadres choisiront l’exil pour exprimer leur opposition au régime de Sékou Touré. Le durcissement des positions entre les opposants et les partisans du régime vont conduire à agrandir le fossé entre les groupes ethniques. Il y’avait d’une part les Peulhs et accessoirement les Forestiers qui se considéraient comme

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victimes80 de la politique du PDG, et d’autre part, les Malinkés et les Soussous qui, bénéficiant le plus des avantages du régime, soutenaient Sékou Touré. Ce contexte de malentendu entre les groupes ethniques, par manque de vision commune, créé une société de dominants et de dominés, en alimentant la division ethnique. Cette division est la conséquence de la politique menée par le PDG, notamment dans la lutte contre les opposants au régime. Nous constatons cette situation à travers les nombreux complots réels ou imaginaires dont le régime faisait l’objet. Ceux qui fomentaient ou étaient impliqués dans les complots81, qualifiés de « contre-révolutionnaires » ou d’« ennemis de la révolution », accusés de collaborer avec l’impérialisme, furent pourchasser, capturer, condamner dont certains à mort (par la pendaison ou la « diète noire82 » au camp boiro). Cette situation macabre, lugubre consacra le « divorce » entre Peulhs et Malinkés et ce, jusqu’à nos jours. S’il est difficile de donner un fondement réel à tous les complots, ceux qui ont engendré une crise grave sont sans conteste ceux de 1969 et de 1970-1971. De nombreux Guinéens, toute origine ethnique confondue, subirent l’intransigeance du régime. Mais les Peulhs furent les plus touchés (du moins, c’est-ce qu’ils ressentent) à cause du nombre important de leurs cadres tués. Les propos de M. Goumba expliquent ce sentiment de marginalisation des Peulhs : « Le système politique guinéen a connu des failles depuis la première République, en privilégiant 80

En réalité, tous les groupes ethniques ont été victimes du régime de Sékou Touré mais ce sont les Peulhs qui se sont sentis le plus directement touchés. 81 Parmi les complots qui ont fait plus parler d’eux, nous avons le complot contre-révolutionnaire profrançais en 1960, celui des enseignants en 1961, des commerçants en 1965, des militaires en 1969, celui de 1970 et celui qualifié de « complot peulh » en 1976. 82 Privation d’eau et de nourriture en vue de donner la mort.

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l’ethnostratégie pour gouverner le pays. Dans un pays qui se veut État de droit, toutes les ethnies se valent, c’est comme un arbre qui a plusieurs branches ; toutes les branches constituent la structure de l’arbre. Mais, pendant la première République, le régime de Sékou Touré avait dit qu’aucun Peulh n’avait droit à une bourse, suite à la situation de Diallo Telli en 1976. Un décret avait été pris en ce sens à l’époque. L’idée est que, si on dit démographiquement que les Peulhs sont les plus nombreux en Guinée, il faut mettre une barrière pour ne pas donner le pouvoir politique à cette ethnie qui a aussi le pouvoir économique. C’est un système mis en place qui marginalise le groupe majoritaire, et cela affecte le levier du développement ». Le complot de 1969 appelé « complot des militaires » avait consisté en la dénonciation de seize officiers (dont le chef d’état-major adjoint de l’armée, Kaman Diaby) accusés de tentative de putsch contre le régime de Sékou Touré. Treize condamnations à mort seront prononcées par un tribunal populaire, visant entre autres, cinq ministres ou anciens ministres dont Barry Diawadou du BAG rallié au régime, Keïta Fodeba (ancien ministre de l’Intérieur) et Fofana Karim (secrétaire d’État). Plus de mille personnes seront arrêtées à travers le pays, ce qui permit aussi au régime de se débarrasser des personnalités gênantes. De ce complot, s’en suivra une épuration systématique de l’armée, qui en outre sera « fonctionnarisée », en supprimant leur statut de militaire. Cette mise sous-tutelle (surveillance des militaires par la milice du régime) poussera l’armée en 1984, à la mort de Sékou Touré, de prendre le pouvoir. La seconde crise dépasse toutes celles que la Guinée eut à connaître jusque-là. Elle éclate le 22 novembre 1970 par

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une attaque du régime de l’intérieur83 et de l’extérieur du pays (par l’armée portugaise pour libérer leurs prisonniers du Camp Boiro) faisant 350 morts à Conakry, et connut son paroxysme en janvier 1971. La crise provoque l’arrestation de plusieurs personnalités guinéennes dont l’archevêque de Conakry, seize ministres et anciens ministres, des ambassadeurs, des gouverneurs, des commerçants, etc. À travers des aveux obtenus par la torture, le procès donnera lieu à 91 condamnations à mort, 67 condamnés aux travaux forcés à perpétuité ; 8 pendaisons publiques parmi lesquelles, Ibrahima Barry, ancien leader de Démocratie socialiste de Guinée (DSG) devenu ministre. L’épuration se poursuit pendant plusieurs mois, avec des milliers de personnes interrogées et des incarcérations massives au Camp Boiro ou dans les régions. Des centaines de prisonniers seront libérés et graciés par le régime. Mais le 22 novembre restera une période terrible pour l’histoire de la Guinée dont la répression a été un élément clé dans la division ethnique. L’apogée du sentiment d’« épuration » ethnique ressentie par les Peulhs a été au moment du présumé « complot peulh », qui a conduit à l’emprisonnement au Camp Boiro, de Diallo Telli84 (perçu

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Si les Portugais ont mené l’assaut pour libérer leurs prisonniers et supprimer un de leur leader politique gênant installé à Conakry, les Guinéens impliqués, conduits par David Soumah et un certain commandant Diallo, souhaitaient effectuer un renversement du régime. 84 Diallo Telli, perçu comme un modèle par les Peulhs, est un homme politique guinéen, avant tout Peulh comme il s’en réclamait. Il a été secrétaire général du Conseil de l’Afrique occidentale française (AOF). Après la création de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) en 1963, qui deviendra l’Union Africaine (UA) quelques décennies plus tard (2002), il en devient le premier secrétaire général pendant deux mandats, jusqu’en 1972. Il a aussi occupé le poste d’ambassadeur aux Etats-Uniset de ministre de la justice sous le régime de Sékou Touré. Il mourut de la « diète noire » dans

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comme un concurrent possible de Sékou Touré) et de nombreux autres Peulhs. Ce sont toutes ces situations qui ont conduit aujourd’hui à l’ethnicisation de la société guinéenne, avec également l’ethnicisation des postes de responsabilité. 1— Le poids ethnique dans l’administration de l’après-décolonisation L’ethnicisation des postes de responsabilité est coutumière en Guinée, mais depuis l’avènement du PDG à la tête de l’État, l’appartenance ethnique des détenteurs du pouvoir n’est plus le fait des familles nobles comme il l’était jadis ; désormais, tout le monde peut y avoir accès (à condition, bien entendu de soutenir le Parti), y compris les anciens serviles et les acteurs issus des castes. Cette pratique se démarqua de la période précoloniale où les castes (griots, forgerons, potiers, cordonniers, etc.) et les esclaves se rangeaient derrière les familles dominantes, surtout dans les régions de la Moyenne et de la HauteGuinée. Désormais, les nouveaux clivages ethniques ne sont plus entre maître et esclave ou entre fétichiste et musulman, mais plutôt entre Peulh/Malinké, Malinké/Forestier, Soussou/Peulh etc. Autant dans la promotion sociopolitique, l’instruction n’est pas un facteur déterminant, autant nous pouvons considérer que l’appartenance ethnique et le militantisme au sein du PDG soient les seuls moyens pour la mobilité sociale ascendante. En effet, beaucoup de Guinéens, surtout les Peulhs, voyaient « une malinkenisation85 » de l’administration guinéenne.

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la cellule 52 du fameux « camp boiro », accusé d’un « complot peulh » contre le régime de Sékou Touré. Terme que nous utilisons pour expliquer le fait de transformer en malinké.

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Le népotisme, qui consiste en la sélection de parents ou d’amis pour exercer les fonctions de l’État, était pratiqué à son plus haut sommet et dans toute l’administration. Ainsi, parmi les onze ministres du premier gouvernement de Sékou Touré, trois étaient de la même région natale que lui (Faranah), les autres étaient des compagnons de longue date dont certains ont contribué à créer le PDG (Abdourahame Diallo par exemple). Cependant, le népotisme n’empêchait pas l’élection dans les collectivités locales, même si elle n’était qu’une simple formalité consistant à designer le choix du Parti. Au Sénégal par exemple, l’élection locale ratifiait la coutume, en maintenant aux « affaires » les clans influents. Mais un parti de masse comme le PDG, pour joindre l’acte à la parole, ne pouvait saper le fondement populaire de la représentativité. Depuis l’indépendance jusqu’à nos jours, la représentation des ethnies au sein du gouvernement et de l’administration dépend de l’appartenance ethnique du chef de l’État. Une enquête sur les mutations sociales en Guinée, effectuée avec une grande rigueur par Bernard Charles dans le cadre de sa thèse de doctorat de 3e cycle, explique l’appartenance ethnique des cadres supérieurs entre 1958 et 1966. Le tableau que nous présentons ci-dessous provient de cette enquête, portant sur la répartition ethnique de 2 382 cadres recensés.

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Personnel Ensemble Administratif Syndical Politique Population Nombre % Nombre % Nombre % Nombre % % Ethnie 410 17 305 17 141 19 40 17 17 Soussou 580 24 420 23 213 29 63 26 29 Peulhs 915 38 739 40 242 33 87 36 34 Malinkés 172 7 146 8 56 8 23 9 18 Forestiers 90 4 72 4 24 3 12 5 2 Divers 215 9 152 8 64 8 17 7 Inconnus 2382 100 1834 100 740 100 242 100 100 Total Tableau tiré de l’ouvrage de Claude Rivière, Classes et stratifications sociales en Afrique : le cas guinéen, PUF, Paris, 1978, page 81.

B. Charles explique que les groupes ethniques ne sont pas représentés équitablement dans les trois types de personnel : administratif, syndical et politique. Par ordre d’importance numérique, les Malinkés viennent au premier rang avec 33 à 40 % des fonctionnaires, des politiciens et des syndicalistes. Les Peulhs viennent au deuxième rang avec 23 à 29 %, ensuite les Soussous de 17 à 19 %, enfin les Forestiers entre 7 et 9 %. Il explique que la sousreprésentation des Peulhs s’ajoute à la surreprésentation des Malinkés, pour creuser les écarts. Les déséquilibres se creusent principalement au niveau du personnel administratif. La prédominance des Malinkés s’affirme incontestablement dans l’administration régionale et dans les entreprises nationales où ils sont deux fois plus nombreux que les Peulhs. Parmi les gouverneurs, secrétaires de région, chefs d’arrondissement central et commandants d’arrondissement, leurs pourcentages atteignent de 43 à 51 %. De cette surreprésentation des Malinkés, nous pouvons déduire l’existence de secteurs privilégiés à leur compte qui, étant donné l’importance des pouvoirs des gouverneurs de région et des commandants d’arrondissement, ainsi que l’ampleur du secteur étatique dans l’économie, détiennent des leviers de commande essentiels et exercent leur emprise sur le pays. C’était une réalité au temps de Sékou Touré, ça l’est encore plus aujourd’hui sous le magistère d’Alpha Condé. Détenir les rênes de l’administration régionale avait une importance non négligeable, grâce à l’autonomie dont disposaient les gouverneurs, à cause de l’excentricité de Conakry. La mauvaise gestion des gouverneurs ainsi que celle des administrateurs territoriaux, leur comportement douteux envers les administrés eurent des effets de méfiance sur presque tous les acteurs d’origine malinké, dont le point de non-retour semble apparaître un demi-siècle plus tard (la

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tension étant aujourd’hui plus vive entre les Peulhs et les Malinkés). Il est remarquable de constater que parmi les 18 items pris en compte par l’enquêteur, c’est seulement dans trois cas : chefs de cabinet, chefs de service, ambassadeurs, que les Malinkés sont sous-représentés. Par contre, la sousreprésentation des Forestiers est générale. Dans l’administration régionale, on note la rareté des Kissi, Toma et Kpèlè et, leur absence dans la catégorie d’arrondissement central. Il faut souligner que nombreux sont les Malinkés qui vivent en Guinée-Forestière et le régime de Sékou Touré avait décrété que la « terre appartient à celui qui la met en valeur » ; ce qui avait dépossédé les Forestiers de leurs terres qu’ils avaient prêtées aux allochtones, qui les ont mises en valeur en pratiquant l’agriculture. La nouvelle politique dépossédait de facto les Forestiers, repoussés vers la périphérie. Ils se sentaient discriminés dans leur propre « pays » au profit des Malinkés. Mais, à cette époque, la faible prise de conscience de la solidarité entre les Forestiers, par rapport aux Peulhs par exemple, rendait ces déséquilibres de moindre conséquence. Toutefois, depuis les années 2010, nous verrons qu’ils constituent désormais un électorat assez important grâce à l’union de leurs ethnies et la facilité que donnent les médias, les réseaux sociaux, pour la prise de conscience collective. Les Soussous, quant à eux bénéficient d’une position confortable pour chacune des fonctions retenues au titre de l’administration centrale (ministres, directeurs et chefs de cabinets, chefs de services centraux, ambassades). B. Charles explique que leur place est même exceptionnelle dans les postes diplomatiques à l’étranger. Non seulement ils sont plus nombreux que les Peulhs (29 contre 24 %), mais ils dépassent aussi les Malinké pour le nombre des ambassadeurs. Ce phénomène peut être attribué à leur « diplomatie », à leur acculturation et à leur proximité avec 158

les Européens depuis plusieurs siècles à travers les côtes. Les Soussous étaient aussi récompensés par Sékou Touré, du fait de leur mobilisation massive dès la première heure, lors de la Libération. Cependant, B. Charles affirme que les Malinkés détiennent le pouvoir dans la majorité des régions administratives et sur l’ensemble du territoire. C’est la raison pour laquelle s’interroge-t-il, que le régime guinéen fut solide, malgré les tentatives de déstabilisation par ses adversaires. Au lendemain du 26 mars 1984 marqué par la mort de Sékou Touré, les militaires voyant l’incompréhension entre Lansana Béavogui (Premier ministre) et Ismaël Touré (frère de Sékou Touré) pour la succession, regroupés autour des colonels Lansana Conté (qui dévient président de la République, de l’ethnie soussou) et Diarra Traoré86 (Premier ministre, malinké), prennent la destinée du pays dans la nuit du 2 au 3 avril 1984. Sans résistance, la deuxième République est proclamée, le PDG (autrefois Parti-État) et ses instances sont supprimés, le multipartisme instauré. 2— Du multipartisme aux organisations politiquesethniques La mise en place de la deuxième République est caractérisée par la nomination d’un nouveau gouvernement, constitué de nombreux militaires, et dans lequel une certaine proportionnalité de façade fut adoptée entre les groupes ethniques. Dans les rangs militaires, à majorité malinké et soussou, on commence à recruter dans les autres ethnies, peulhs et forestières notamment. La libéralisation est adoptée dans tous les domaines de l’économie pour encourager entre autres, les investisseurs étrangers à s’installer dans le pays. Cependant, l’instauration du 86

En décembre 1984, il est démis de ses fonctions et sera accusé de tentative de coup d’état contre Lansana Conté.

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multipartisme entraîna, comme l’explique M. Diané, l’organisation des partis politiques sur une base purement ethnique : « Le régime de Sékou Touré a posé beaucoup de dégâts, mais il avait réussi à unifier les Guinéens autour d’un seul parti politique qu’on appelait le PDG-RDA, donc la division ne se faisait pas sentir comme maintenant. Aujourd’hui, il y a un multipartisme sauvage où chacun va créer un petit parti politique qui s’appuie d’abord sur son ethnie avant d’aller à la conquête des autres ». Pendant la deuxième République, il existait quatre principaux partis qui n’étaient en réalité que des partis ethniques « déguisés ». La Guinée-Forestière87 était représentée par l’Union pour le progrès de la Guinée (UPG), de Jean-Marie Doré ; la Haute-Guinée, par le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG), de Alpha Condé ; le Fouta-Djalon par l’Union pour le progrès et le renouveau (UPR), de Siradio Diallo et l’Union pour la nouvelle République (UNR) de Bah Mamadou ; enfin, on avait le Parti de l’Unité et du progrès (PUP, parti au pouvoir, appartenant à la Basse-Côte), de Lansana Conté. Aucun de ces leaders ne parviendra à se défaire de l’étiquette « régionaliste » qui lui était collée. Au contraire, les partis mettront en avant leur groupe ethnique en vue de conquérir le pouvoir. Cette ethnicisation des partis politiques s’accentuera davantage pendant la troisième République. Cependant, toutes les élections présidentielles organisées pendant la deuxième République (1993, 1998, 2003) ont été remportées par Lansana Conté, selon des méthodes 87

Cependant, depuis 2008, Dadis Camara, ancien leader du CNDD est devenu « l’homme fort » de la Guinée-Forestière ; celui qui fait consensus pour toutes les ethnies forestières.

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« purement africaines88 », qui s’expliquent par le manque de transparence total, parfois par l’intimidation et l’emprisonnement de leaders de l’opposition. Ce fut le cas de l’emprisonnement de Alpha Condé pendant les élections de 1998 qui, après un décret de la présidence interdisant tout déplacement de leader de l’opposition en dehors de Conakry, avait été interpellé à Piné (frontière entre la Guinée et la Côte d’Ivoire). Il était accusé de vouloir troubler la Guinée en faisant attaquer le régime de Lansana Conté. Cette arrestation suscita la colère des Malinkés, surtout celle des partisans du RPG qui voyaient un acharnement contre leur ethnie. En plus, cet emprisonnement venait se rajouter aux attaques perpétrées contre eux à Conakry quelques années plutôt. En fait, en juillet 1985, l’ancien premier ministre (Diarra Traoré) est accusé d’avoir organisé une tentative de coup d’État contre Lansana Conté, alors en déplacement au Togo. Diarra Traoré est arrêté et exécuté. Du fait de son appartenance ethnique, plusieurs officiers malinkés seront tués, accusés de complicité avec Diarra Traoré. Certains membres de la famille de Sékou Touré dont Ismaël Touré, Siaka Touré et Amara Touré sont également interpellés et condamnés à mort. La femme de Sékou Touré et son fils (Mohamed Touré), condamnés à huit ans de prison, mais libérés au bout de trois ans. De nombreux pillages de commerces et de domiciles de Malinkés s’étaient produits suite à la tentative du coup d’État. Le parti au pouvoir et ses partisans (Soussous)

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La tradition démocratique, s’expliquant par une alternance au pouvoir (entre autres) à travers des élections transparentes, est méconnue de beaucoup de pays africains, notamment la Guinée où les premières élections libres depuis son indépendance, ont été organisées en 2010.

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voyaient au RPG, une ressemblance89 avec le PDG de Sékou Touré, du fait de leur appartenance à un même groupe ethnique (malinké). Nombre de Guinéens, expliquent McGovern Mike et Marchal Roland90, qui avaient souffert sous le régime du PDG, avaient « juré » que plus jamais il y aurait un Malinké à la tête de l’État. En effet, en Guinée on a tendance à imputer la responsabilité sur toute une ethnie, les fautes commises par un leader politique appartenant au même groupe. Cette situation qui consiste à mettre tout le monde dans le « même panier » crée un climat d’incompréhension entre les Guinéens. Mais l’analphabétisme en est pour beaucoup, car beaucoup de représentations qu’ont les uns sur les autres sont infondées ou fausses. Ainsi, la consolidation de la division ethnique relève de la gestion dans la sphère politique. Après Sékou Touré, le népotisme fut mis en avant également par Lansana Conté, en privilégiant quant à lui les habitants de la Basse-Côte (Soussous, Baga, etc.). Au lieu de tirer les leçons du passé et favoriser la cohésion nationale, il nomma ses amis et les membres de sa famille aux postes clés de l’administration. Tolérant la corruption91, la déliquescence des institutions publiques était suivie de la faiblesse désormais de l’État. D’une société structurée au temps du premier régime (fût89

Nous signalons toutefois qu’Alpha Condé avait été condamné par contumace par le régime de Sékou Touré, dans les années 1970. Donc, le rapprochement entre les deux leaders, à l’exception de leur appartenance ethnique, relevait simplement de l’instrumentalisation. 90 McGovern Mike, Marchal Roland, « Conflit régional et rhétorique de la contre-insurrection. Guinéens et réfugiés en septembre2000», Politique africaine 4/2002 (N° 88), p. 84-102. 91 Lansana Conté, en faisant allusion aux fonctionnaires de l’État disait que « la chèvre broute là où elle est attachée ». Une façon non seulement de cautionner mais aussi d’encourager la corruption.

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elle dans un climat de peur), le pays se retrouve dans une organisation politique « chaotique » entretenue par l’armée, sans moyens d’encadrement et sans propositions de services publics viables. Désormais, l’armée et le « clan » du président (garantissant la longévité du régime) représentent le pivot de la vie sociopolitique guinéenne. Les dépenses publiques et les marchés de l’État étaient gérés directement par eux. Lansana Conté avait laissé la gestion du pays92 à son entourage à majorité soussou. Dans ce cercle restreint existaient des conflits d’ordre ethnique ou d’intérêt personnel. En effet, parmi les généraux de l’armée, il y avait des Soussous, des Peulhs, des Malinkés. Les généraux des deux derniers groupes ethniques étaient soupçonnés par les généraux soussous de soutenir les leaders peulhs et malinkés de l’opposition. Il y avait une crise de confiance dans l’entourage du président à cause des coups d’État manqués contre lui. Dans cette situation d’incertitude, les Soussous paraîtraient les seuls qui ne trahiraient pas la confiance de Lansana Conté. C’est pourquoi une ascension rapide s’est faite pour les officiers soussous, parmi lesquels, nombreux sont nommés à des postes administratifs. Comme l’explique Paul Chambers93, les « jeunes officiers » issus des autres régions ne bénéficiaient pas des largesses du régime, parce qu’ils ne jouissaient pas de la confiance du président. 92

Le président Conté est tombé malade pendant une bonne partie de sa gouvernance. Pendant ce temps, le pays était géré par ses collaborateurs dont les plus influents sont : Aboubacar Somparé (président de l’Assemblée Nationale), Fodé Soumah (parrain du PUP), Fodé Bangoura (secrétaire général de la présidence), M’Bemba Bangoura (gouverneur de Conakry), Mamadou Sylla (président du patronat), Kerfalla Camara (général de l’armée) et les femmes du président. 93 Paul Chambers, « Guinée : le prix d’une stabilité à court terme », Politique africaine, 2004/2 N° 94, p. 128-148. DOI : 10.3917/polaf.094.0128.

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La stabilité du régime de Conté, malgré ses incohérences, tenait par ailleurs grâce au soutien94 des puissances occidentales, intéressées par les richesses naturelles de la Guinée (bauxite, or, diamant, bois, fer). Durant la deuxième République, le pays traverse une profonde crise économique qui nourrit le malaise social. Ce dernier fait que chaque décision politique prise, même dans l’intérêt général, lorsqu’elle n’arrange pas tous les groupes ethniques, est interprétée par certains comme étant ethniquement discriminatoire. Ainsi, la démolition d’habitats en 2008 dans un quartier de Conakry (Kapororails), construits sur un domaine supposé appartenir à l’État, avait été interprétée par ses habitants (peulhs) comme étant une agression contre leur ethnie. Une manifestation de protestation de leur part avait occasionné un affrontement95 avec les forces de l’ordre, faisant plusieurs morts. Des manifestations débouchant sur un nombre important de personnes tuées sont fréquentes en Guinée. Elles ont conduit à l’intériorisation de l’ethnicité par tous les acteurs sociaux. Le modèle macrosocial de l’ethnicité est aujourd’hui incontestable en Guinée, car les clivages sociaux impliquent des acteurs de plusieurs groupes ethniques « victimes » d’un autre groupe détenteur du pouvoir politique et coercitif. La méfiance entre les acteurs s’inscrit dans un climat de pauvreté abyssale créant l’incompréhension totale entre les Guinéens.

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Ce soutien se manifestait surtout dans le domaine de l’armement et de la formation des militaires, au détriment des politiques sociales, la lutte contre la pauvreté grandissante. 95 Les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants sont réguliers en Guinée depuis les années 1990, à chaque fois ce sont des civils majoritairement peulhs qui se font tuer ou blessés.

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3—De la pauvreté à l’intériorisation de l’ethnicité Considérant que la pauvreté apparaît comme étant le « terreau » de la division ethnique, le manque d’institutions fortes peut conduire à l’affrontement interethnique et à l’enlisement de la crise politique, économique, entre les acteurs sociaux. Pendant le régime de Lansana Conté, et plus encore de nos jours, le risque d’implosion politique et sociale est plus que réel. La pauvreté se généralise, les manifestations de rue se multiplient, le nombre de familles endeuillées augmente ; en bref, la quiétude sociale en Guinée est menacée. Depuis la mort de Sékou Touré, le prix des produits de base ne fait qu’augmenter. Les Guinéens manquent de courant96, beaucoup ont du mal à manger à leur faim. Il y a une faiblesse des transports en commun, un manque d’eau potable malgré que la Guinée soit considérée comme étant « le château d’eau » d’Afrique de l’Ouest. Les services publics sont presque inexistants, les voies de communication sont en piteux état. Pendant la saison pluvieuse, une grande partie du territoire reste difficilement accessible, surtout en Guinée-Forestière où des véhicules s’embourbent et créent de nombreux accidents. Selon les chiffres97 de l’INED (2013), le taux de mortalité en Guinée est de 12 ‰, la mortalité infantile de 67 ‰ (à cause de l’absence d’équipements dans les établissements de santé), l’espérance de vie pour les hommes est de 55 ans, alors que celle des femmes est de 56 ans. La proportion des moins de 15 ans avoisine 43 % de la population, pourtant, cette frange est sans espoir de trouver un emploi après les études (pour ceux qui en font), ce qui augmente les crispations et la colère des jeunes contre un 96

Les manifestations contre les coupures de courant sont fréquentes à Conakry où les jeunes barricadent les rues, bloquent la circulation pour dénoncer les coupures intempestives. 97 Cité in Sylvie Brunel, op.cit.

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pouvoir gérontocratique qui occupe tous les rouages de l’administration. Tous ces facteurs contribuent à l’appauvrissement de la Guinée, car il est pratiquement impossible de penser l’industrialisation d’un pays sans l’électricité, sans un réseau routier efficace pour le transport, sans sécurité, sans une main-d’œuvre qualifiée ; où la principale exportation ne concerne que les ressources minières, laissant complètement de côté l’agriculture, pourtant les terres sont arables et suffiraient à la production pour l’autosuffisance alimentaire. Il faut surtout noter que la pauvreté de la Guinée est due aussi au manque de solidarité et de cohésion entre les groupes ethniques. En effet, pendant le premier régime, les Peulhs étaient les « boucs émissaires » du PDG ; pendant la deuxième République, ce sont les Malinkés qui pâtissent sous l’omnipotence des Soussous ; pendant la troisième République, les Peulhs et les Malinkés se retrouvent dans une hostilité encore jamais connue dans l’histoire du pays. Depuis l’indépendance de la Guinée, les leaders politiques ne se sont préoccupés que de leurs intérêts personnels ; or nous savons que l’ethnicité entraîne le népotisme, qui à son tour conduit à la sélection non pas sur le mérite, l’égalité des chances, mais sur l’appartenance familiale ou en fonction des liens amicaux. Cette situation conduit toujours à embaucher les médiocres au détriment des plus talentueux, l’impunité rajoutée à la médiocrité, consacre un cercle vicieux empêchant tout projet de développement. Pourtant, il est incompréhensible que l’un des pays les plus riches d’Afrique, voire du monde, en ressources naturelles, fasse partie des contrées les plus pauvres de la planète. Mais, pour développer la Guinée, il faudrait une ressource humaine solidaire et patriote, qui mettra l’intérêt général et la méritocratie en avant ; loin d’être gagnés, nous assistons à une désunion croissante 166

laissant craindre des troubles sociaux de plus en plus violents. La faiblesse de l’État a conduit à l’informalisation de l’économie guinéenne, à l’exception de la fonction publique et de quelques entreprises ou ONG étrangères, le salariat est presque inexistant, favorisant les pratiques traditionnelles (paternalisme, népotisme, favoritisme), entraînant une reproduction sociale totale : les fils issus des classes les plus aisées demeurent riches, les plus défavorisés, sans aucun espoir, restent pauvres de père en fils. L’économie informelle (dominante en Guinée) ne permet pas à la société d’avoir une vision globale de développement, elle représente un moyen de survie pour beaucoup d’acteurs (se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner) ; plus encore, elle constitue un manque à gagner énorme pour l’État, par l’absence de contrôle efficace de l’économie et du paiement des taxes. Les producteurs, les corporations, les commerçants, tous sont constitués par des réseaux caractérisés par des relations interpersonnelles de confiance et de coopération ; ils sont liés à leurs groupes domestique, ethnique, mélangeant les sphères économique et privée. L’utilisation de la main d’œuvre familiale empêche la scolarisation des enfants qui très tôt sont tournés vers le métier de leurs parents. Lorsque les difficultés économiques se produisent dans un État multiethnique et qu’elles contribuent à favoriser le clivage entre les acteurs, le groupe dominant ou détenteur des ressources est indexé comme étant à l’origine des maux de la société. Cette situation est autant valable pour la deuxième que pour la troisième République, en effet, les Peulhs considérés comme étant les détenteurs de l’économie sont jugés par les autres groupes ethniques, de monopoliser les ressources économiques en pratiquant la hausse de prix des produits de première nécessité. Les Peulhs, quant à eux considèrent que les Malinkés 167

monopolisent le pouvoir politique à leurs dépens. Pour les Malinkés ou les Soussous, les Peulhs induiraient les autres groupes ethniques dans la pauvreté, en pratiquant des prix préférentiels : dans ce contexte le prix d’un produit dépendrait de l’appartenance ethnique du client (moins cher pour un Peulh et plus cher pour un Soussou ou un Malinké par exemple). Les commerçants Peulhs en contrepartie dénoncent les taxations abusives à leur encontre en expliquant que les commerçants malinkés paieraient moins de taxes qu’eux, et bénéficieraient des privilèges du pouvoir politique. Concernant cette situation, M. Tidiane déclare : « Je vais vous renvoyer vers la déclaration de Faciné Touré qui disait que les Peulhs sont les plus aisés en Guinée. Ce sont eux qui détiennent le pouvoir économique, confondre les pouvoirs politique et économique dans leurs mains, ça serait de dominer et exclure les autres. Les ethnies à Madina [le plus grand marché de Conakry] ne sont pas taxées de la même manière, ne payent pas l’impôt de la même manière. La taxe à l’importation au port n’est pas payée de la même manière ; non seulement il y a de la corruption, mais si tu appartiens à l’ethnie peulh, tu paies plus. Le président a donné le marché du riz à un Libanais, au détriment des Peulhs ». En effet, le fait d’augmenter le prix d’un produit en fonction de l’appartenance ethnique du client est bien réel en Guinée, mais c’est une pratique utilisée autant par les Malinkés que par les Peulhs98. Chaque commerçant étant

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Les Peulhs et les Malinkés sont les deux groupes ethniques qui pratiquent le commerce en Guinée. Cependant, ils ne sont pas spécialisés dans les mêmes secteurs. Les premiers gèrent le domaine de l’alimentation et de la construction, les seconds s’occupent du marché des pièces de rechange et de la friperie. Les Libanais gèrent le marché de la quincaillerie et des sanitaires. Les

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libre de pratiquer son prix, la solidarité ethnique peut se jouer en baissant ce dernier. La conséquence de l’ethnicisation de la politique se ressent jusque dans les « assiettes » des Guinéens, les commerçants peulhs par exemple considèrent que le gouvernement d’Alpha Condé n’a d’autre objectif que de nuire économiquement et politiquement les Peulhs, en augmentant les taxes au port, ou en se transformant lui-même en importateur de marchandises. Ils dénoncent ainsi, une concurrence « déloyale » de la part de l’État. Cette représentation mentale, qu’elle soit réelle ou imaginaire, entraîne une solidarité ethnique de la part des commerçants peulhs (valable aussi pour les commerçants malinkés) où les plus « gros » prêtent aux plus « petits » dans un cadre de confiance totale, car la culture du contrat est presque inexistante en Guinée. Dans ce milieu, l’appartenance à une ethnie « étrangère » constitue une barrière à l’entrée, car tout se joue sur la confiance, et cette dernière en Guinée est synonyme de proximité familiale et ethnique. Il s’agit là d’une procédure d’échange et de distribution qui consiste à garder l’hégémonie du groupe ethnique, ou de garder les richesses entre-soi. Mais, cela n’est pas étonnant, car c’est le même phénomène qui s’est produit et qui continue de se produire dans l’administration guinéenne, où chaque chef de l’État favorise les membres de son groupe ethnique pour gouverner. La particularité de la deuxième République par rapport à la première et à la troisième tient à la place déterminante accordée à l’armée, qui ne lésine pas à utiliser la force contre les civils. Les Guinéens, habitués à courber l’échine depuis le régime de Sékou Touré, observent la militarisation et la déstabilisation d’une partie de la Guinée.

Forestiers, quant à eux sont spécialisés dans la réparation des machines (électroménager, télévision, téléphone etc.).

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4— La déstabilisation des liens sociaux en GuinéeForestière Le régime de Lansana Conté est caractérisé par une société minée par la pauvreté, l’insécurité et l’exclusion, entraînant la Guinée dans l’empêtrement dans des cercles vicieux de violences politiques. La cause initiale fut l’intransigeance et la gestion du régime révolutionnaire de Sékou Touré, une fois la mort de ce dernier, la vengeance a pris le pas sur le pardon, l’intolérance sur la lucidité. La violence et la faiblesse de structuration du régime militaire de Lansana Conté ont engendré la précarité et l’absence d’institutions, cela favorisa les conflits entre les communautés qui prennent le dessus sur l’État. Désormais, les groupes ethniques à travers les coordinations régionales encadrent plus les acteurs que l’État lui-même. Il arrive souvent d’ailleurs que l’État fasse appel à ces groupements régionaux pour calmer les tensions sociales, nous dirons qu’il a donc failli à sa mission. La mise en avant de l’ethnicité au détriment de la cohésion nationale a sapé les fondements de la société démocratique, conduisant à la mauvaise gouvernance. M. Moustapha dénonce cette situation en nous confiant que : « En Guinée, les données ethniques sont à la base du sous-développement. La méritocratie est inexistante, il existe deux champs, je reprends Kurt Lewin dans “la dynamique des groupes”, il y a les forces du mal et les forces du bien. La Guinée a trop développé le champ des forces du mal contre les forces du bien ; un jour, il y aura une révolution, à la manière de la Révolution française ». Les institutions administratives en Guinée sont largement subverties par le système patrimonial personnel des présidents de la République. Le réseau de solidarité du personnel entourant le président prend le dessus sur l’intérêt 170

général ainsi que sur l’institutionnalisation de l’État. Ce dernier est le reflet de groupes d’intérêts accaparant le pouvoir, en le personnalisant, faisant ainsi la confusion entre la chose publique et la chose privée. La faillite de l’État a conduit à un fractionnement territorial et la montée en puissance des coordinations régionales, défendant des intérêts purement ethniques. Cependant, depuis les années 1990, le régime de Lansana Conté n’avait cessé de s’impliquer dans les conflits des pays voisins (Sierra Leone et Libéria), frontaliers avec la Guinée-Forestière. Celle-ci devient une plaque tournante des armes et des combattants, abritant des groupes armés qui ont contribué à la détérioration de la quiétude sociale locale, et a favorisé la montée des tensions intercommunautaires99. Ce sont les différentes guerres civiles dans ces pays frontaliers qui ont renforcé la discorde entre les ethnies d’origine mandingue et les ethnies forestières, ce qui fait que la Guinée-Forestière est la région de la Guinée qui a le plus souffert de clivages ethniques. Tout a commencé en 1990 avec le soutien de Lansana Conté aux troupes de l’Ecomog100 déployées à Monrovia pour soutenir le régime du président Samuel Doe contre Charles Taylor de l’armée irrégulière. À mesure que le conflit s’enlise, et après la mort de Samuel Doe, Conakry soutient les opposants de Charles Taylor, en particulier les Mandingo, formant le parti United libérationmovement for democracy in Liberia (ULIMO), ayant à leur tête Aladji Kromah. En fait, les Mandingo sont du même groupe ethnique (mandingue) que les Malinkés. D’ailleurs, la grande partie des Mandingo du Libéria situent leur origine à Kankan ou à Beyla, ceci étant la conséquence 99

Paul Chambers, « Guinée : le prix d’une stabilité à court terme », page 143, op.cit. 100 Force armée de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), créée en 1990 pour superviser le cessez-lefeu au Libéria et promouvoir la paix.

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de la tracée des frontières par la colonisation sans tenir compte de la culture des acteurs. Après l’élection de Charles Taylor en 1997 au Libéria, Lansana Conté favorise l’installation du Liberians united for reconciliation and democracy (LURD), dont l’ancêtre est l’ULIMO, en Guinée-Forestière. Le LURDrecrutera massivement parmi les Guinéens, habitants de Macenta plus particulièrement, et parmi les réfugiés libériens installés dans des camps en Guinée-Forestière. Mis à part les réfugiés libériens installés dans un camp à Kouankan, il y avait aussi les réfugiés sierra-léonais (les Kamajors), installés quant à eux dans un camp à Guékédou. Toutes ces installations mal contrôlées, avec le mélange de populations, entraîneront durant le mois de septembre 2000 une agression armée en provenance du Libéria et de la Sierra Leone, contre la Guinée. Sur instigation de Charles Taylor, avec probablement une complicité avec des Guinéens (jamais identifiés), après de violents combats, les troupes de l’armée guinéenne sortent vainqueurs. Parmi les officiers de l’armée, il y avait de nombreux jeunes nouvellement recrutés (plus ou moins bien contrôlés), avec le concours des Lurd à l’armée guinéenne, cela a permis à repousser les assaillants à Macenta et à Guékédou. Au-delà du traumatisme causé par les destructions et les morts, ces attaques ont installé un climat d’insécurité en GuinéeForestière, les combats ont ravivé les tensions interethniques. En octobre 2000, une délégation de plusieurs intellectuels forestiers se rendant à Conakry pour dénoncer la présence et les exactions des Lurd, s’est vue massacrée ; la plupart d’entre eux se sont faits tués à Cosa (quartier de Conakry), ce qui est devenu depuis, le « massacre de Cosa ». Mais, cette histoire est très peu connue des Guinéens, pour cause, les médias privés et Internet n’existaient pas en Guinée à cette époque.

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Cette tuerie avait été largement critiquée par les ethnies forestières, considérant que le régime de Lansana Conté vise à déstabiliser leur région. Ce qui a renforcé les lignes de clivage entre les Forestiers (Toma, Guerzé, Kissi, Mano) d’une part et les groupes d’origine mandingue (Malinkés, Koniankés, Kouranko, Manian) d’autre part. Les premiers se considèrent de plus en plus opprimés sur les terres de leurs ancêtres et, pour les élections présidentielles prévues pour octobre 2015, les acteurs politiques jouent sur les différences entre ces communautés pour se doter un électorat.C’est dans les années 1990 que l’opposition entre ces deux communautés s’est exacerbée. Par exemple, en 1991, l’élection controversée d’un maire malinké du RPG (Ibrahima Kalilou Keïta) à la tête de la capitale régionale (Nzérékoré) avait provoqué la colère des Guerzés. Des violences ayant éclatées entres les deux ethnies avaient fait un nombre important de victimes101, obligeant le déploiement de l’armée dans la région, et à la nomination par le gouvernement d’un maire kpèlè (Michel Gueli). À l’issue de cette nomination, Lansana Conté déclarera que si les Malinkés veulent accéder à des postes électifs, ils n’ont qu’à retourner en Haute-Guinée, dans leur région d’origine. Ainsi, il voulait faire coïncider la composition ethnique de la Guinée-Forestière à la représentation politique, afin de calmer la colère des autochtones. En outre, environ une décennie plus tard, les oppositions entre Toma et Mandingo dans la guerre du Libéria, se sont propagées dans toute la région de la Guinée-Forestière. En fait, après les attaques de septembre 2000 sur Macenta, les populations d’origine mandingue (favorables aux Lurd) avaient accusé les Toma d’avoir favorisé le passage des troupes pro Charles Taylor lors des attaques sur

101

Entre cent et mille victimes selon les versions.

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la ville102. En retour, plusieurs villages toma soupçonnés d’avoir laissé passer les assaillants libériens ont subi quelques mois après, les attaques des Lurd. Le maire de Nzérékoré (Guerzé), quant à lui, était très hostile aux Lurd, il ne souhaitait pas que ces derniers gagnent du terrain dans sa ville comme, ça a été le cas à Macenta et à Guékédou par exemple. Il s’appuyait sur les jeunes volontaires kpèlè, nouvellement recrutés, pour empêcher l’installation des Lurd. Cependant, ces conflits étaient circonscrits dans la région forestière, la propagation dans le reste du pays a été évitée grâce à la réactivité de l’armée et à la rareté de médias103, peu nombreux au début des années 2000 pour véhiculer les informations et les discours ethnocentristes et haineux des antagonistes. Ainsi, les problèmes étaient contenus dans l’espace privé des groupes ethniques qui avaient du mal à se faire entendre, à cause de la grande distance (1200 km) séparant Conakry de la GuinéeForestière. Nous signalerons d’ailleurs que la démocratisation des médias et l’émergence des réseaux sociaux ont largement contribué à l’ethnicisation des rapports sociaux en Guinée pendant la troisième République. D’ailleurs, M. Tidiane énumère les facteurs qui ont contribué selon lui, au changement des regards vis-à-vis de l’ethnicité : « Les problèmes ethniques ont commencé et se sont empirés avec Sékou Touré, mais à cette époque les médias n’étaient pas très développés. Aujourd’hui, le débat est plus intense, plus explosif qu’au temps de Sékou Touré. Sinon tous les gens qui ont dirigé la Guinée se sont basés sur l’ethnie. Les consciences 102

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Fallait-il voir ici un rapprochement idéologique sur la base de valeurs religieuses et culturelles entre les troupes favorables à Charles Taylor et les Forestiers. Les médias privés se sont développés en Guinée dans les années 2006-2007.

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aussi ont évolué, autrefois, les peuples opprimés avaient une philosophie de soumission, de remettre tout à Dieu, maintenant cette situation a changé ». Depuis les conflits de 1990, les échauffourées dans la région ne se comptent pas, opposant forestier et population mandingue. De nombreuses bagarres104 avaient une origine religieuse, débouchant par un nombre important de personnes tuées ; rappelons que les Mandingues sont musulmans, les Forestiers, catholiques et/ou animistes. La spirale de violence intercommunautaire est devenue fréquente en Guinée-Forestière, généralement, ce sont des populations autochtones (Forestiers) qui se sentent envahies et opprimées par des « étrangers » (Mandingues) qui, dominent le commerce, imposent leurs langues et pratiques religieuses, prennent les terres et contractent des mariages mixtes à sens unique (souvent ce sont les hommes qui épousent les femmes de la population autochtone). Ces frustrations donnent aux habitants autochtones de la région, le sentiment d’être des citoyens de seconde classe dans leur terre ancestrale. L’instrumentalisation politique des populations consistant à jouer sur les différences du point de vue ethnique, culturel, et religieux a rendu la cohabitation difficile dans la région. C’est que M. Goumba affirme en disant que : « Le problème de la Guinée n’est pas l’ethnie, c’est la politique. Celle-ci instrumentalise l’ethnie ». Toutefois, comme nous l’avions dit précédemment, l’instrumentalisation ethnique a été intériorisée dans les interactions sociales, non seulement entre les acteurs, mais aussi entre les acteurs et les institutions. Même à l’école, les 104

Les conflits qui ont fait des dégâts importants sont ceux de mars 1997, janvier 1999, 2004, juin et octobre 2005, 2006, 2012, 2013. Ces conflits se caractérisent par une mauvaise gestion de la région en alimentant les clivages ethniques.

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élèves sont constitués par de petits regroupements ethniques. Très souvent, les liens d’amitié dépendent de la proximité ethnique, M. Ousmane nous a expliqué que : « Dans les écoles et les universités, les étudiants qui sont censés être des cadres supérieurs de demain, sont assis dans les classes, par région ou par préfecture. Si vous prenez une liste d’exposants, vous verrez qu’il n’y a que des gens de la même ethnie. La division existe même dans les écoles ». Concernant une situation passée entre M. Diané et un autre enseignant, il raconte : « Je me rappelle au lycée Lansana Conté où j’enseigne, il y avait un prof qui était dans le même groupe de révision que moi ; un jour, il m’a demandé d’enlever un prof parce que ce dernier était forestier. Moi, c’est ce jour-là que j’ai cessé d’aller aux révisons [cours supplémentaires dispensés pour aider les élèves à préparer un examen] au lycée Conté. À chaque fois, qu’il y a un petit problème, les gens le transportent sur un côté ethnique, et une haine se dégage ». Concernant l’ethnicisation des interactions sociales, M. Ousmane nous confie : « Le combat politique s’est transporté sur le plan ethnique. À chaque fois, qu’il y a un audit, et qu’on indexe un Peulh par exemple, c’est toute l’ethnie peulh qui se sent visée ». En décembre 2008, après la mort de Lansana Conté, l’arrivée de Moussa Dadis Camara (Guerzé) au pouvoir, à travers un putsch, avait donné l’espoir aux Forestiers de se hisser aux hautes sphères de l’État et de mettre fin à ce que certains d’entre eux considèrent comme étant la

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« tyrannie » des autres ethnies105. En formant une milice, recrutée majoritairement parmi les Forestiers, Moussa Dadis Camara se préparait à ôter sa tenue militaire pour se porter candidat aux élections présidentielles. Mais, l’opposition réunie au sein des « forces vives » devient un handicap sérieux à la réalisation de ce rêve, en organisant le 28 septembre 2009 une manifestation au stade du 28 septembre qui sera réprimée par l’armée en faisant 157 morts et de nombreux blessés civils. À peine deux mois plus tard, Dadis Camara sera victime d’une tentative d’assassinat par son aide de camp, en lui tirant une balle sur la tête. Cela est ressenti par les Forestiers comme étant une trahison à leur encontre et, c’est d’autant plus que le pouvoir revient à Sekouba Konaté (malinké), de l’ethnie « rivale », chargé d’assurer la transition. Ce dernier, une fois au pouvoir, exige le démantèlement de la milice formée par Moussa Dadis Camara. Ainsi, les membres de celle-ci rentrent grossir les rangs des anciennes milices, en renforçant le climat de peur et d’hostilité en GuinéeForestière. Il y aurait106 plus de 16 000 ex-combattants qui circuleraient librement dans la région forestière, certains avec leurs armes. Leur présence encouragerait la loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent ». Ainsi, le 5 février 2010, une femme kpèlè, attaquée et battue par un groupe de Koniankés, « pour avoir manqué de respect à leur religion », disaient-ils, avait suscité la colère des kpèlè, entraînant une violente riposte de trois jours et, faisant cinq morts et plus de 70 blessés. C’est dans cette situation que l’élection de novembre 2010 opposera au second tour, Alpha Condé (malinké) leader du RPG et Cellou Dalein Diallo (peulh) de l’UFDG. La victoire du premier, proclamée par la commission 105

Http://guineenews.org/dossier-ebola-et-la-poudriere-de-la-guineeforestiere, 30 septembre 2014. 106 Http://guineenews.org ibid.

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électorale nationale indépendante (CENI) suscitera de vives contestations dans les quartiers peulhs (Ratoma) de Conakry, occasionnant une confrontation entre ses habitants et les forces de l’ordre, faisant quelques morts ; pendant ce temps, dans les quartiers malinkés (Matoto), les habitants sont sortis en masses pour crier de la joie, pour l’élection d’Alpha Condé. Ainsi, la Guinée entre dans la troisième République, marquée dès le début par une forte ethnicisation, perpétuant la division entre les Guinéens, devenue désormais « coutumière ». 5— L’ethnicisation de l’organisation sociopolitique depuis 2010 La conquête pour la présidence en 2010 avait pris une tournure ethnostratégique dès la campagne électorale. Les réminiscences du passé ethnique ont accaparé toutes les formations politiques. Cependant, les antagonismes se sont révélés plus vifs entre les Peulhs et les Malinkés. Pour la première fois de l’histoire de la Guinée, une élection libre opposait les partis politiques qui, en réalité, pris individuellement, loin de représenter l’opinion nationale, sont des organisations ethnorégionales cherchant des coalitions entre elles, afin de se proclamer ethniquement majoritaires pour briguer la présidence de la République. En Guinée, le vote ne se fait pas en fonction du programme politique du parti, mais plutôt par rapport au nom de famille, à la région et à l’appartenance ethnique du leader. Les chefs des partis politiques se servent d’une population majoritairement illettrée pour constituer leur électorat. Il est facile de critiquer son adversaire par rapport à son passé ou à celui de ses ancêtres supposés, pour faire campagne, car c’est un discours typiquement compréhensible par quelqu’un qui ne sait ni lire ni écrire. En dénonçant les maux du fonctionnement de la société guinéenne, M. Moustapha considère : 178

« Les pseudo-intellectuels, les fonctionnaires sont prêts à se sacrifier pour un individu et non pas pour l’État. C’est une logique évolutive. Le citoyen lambda est analphabète, il n’a aucune culture de la citoyenneté, il ne connaît pas ses droits et des devoirs, il ne suit que son intérêt ethnique ». L’idéologie des leaders guinéens consiste, lorsqu’ils cherchent à répondre aux exigences du moment, d’exploiter le passé pour des motifs qui n’ont rien à voir avec l’histoire, car sans aucun fondement rationnel. Ils s’approprient ou projettent sur le passé ce qui convient aux besoins immédiats de leur parti et de leur idéologie. Ainsi, l’histoire est utilisée pour diviser les acteurs. Les Malinkés par exemple qualifient les Peulhs de « collaborateurs » avec le régime colonial, visant à saboter l’indépendance ; les Peulhs, quant à eux dénoncent les « dérives dictatoriales » de Sékou Touré et sa « haine » contre eux, causant plusieurs exilés vers les pays voisins (le Sénégal et la Côte d’Ivoire en l’occurrence). S’agissant du clivage ethnique entre Peulhs et Malinkés, M. Moustapha explique : « On a cru que les Peulhs étaient spirituellement et économiquement les meilleurs. Donc, il y a cette stigmatisation qui fait partie des enjeux. Aujourd’hui, le problème ethnique, c’est entre le Peulh et le Malinké, chacun croit qu’il est supérieur à l’autre ». Dans l’histoire récente de la Guinée, les clivages ethniques ont souvent caractérisé les rapports entre les groupes sociaux, que ce soit entre Malinkés/Peulhs, Soussous/Malinkés, Soussous/Peulhs, Forestiers/Malinkés, etc. ; mais, l’intensité de l’opposition entre Peulhs et Malinkés depuis 2010, n’avait jamais connu une telle ampleur dans l’espace public. Concernant les Peulhs, le passé douloureux refait surface, après le régime de Lansana Conté dans lequel ils ont connu une grande prospérité économique. Mais, l’avènement d’Alpha Condé au pouvoir, 179

suscita un mécontentement chez les Peulhs qui voient leurs activités se ralentir, et leurs membres se faire tirer dessus ou se faire arrêter par les forces de l’ordre, lors des manifestations politiques. M. Tidiane nous confie : « Quand vous prenez l’histoire de la Guinée jusqu’à maintenant, vous comprendrez ce qui fait le choix ethnique. Depuis Sékou Touré avec cinquante mille victimes, à Lansana Conté avec la destruction des logements à “Kaporo-rail” et les massacres de 2007, les victimes sont toujours les mêmes, les bourreaux aussi sont toujours les mêmes. » Pour cet enquêté, le choix ethnique en Guinée est justifié par le choix des dirigeants à privilégier une ethnie au détriment des autres. Toutefois, la médiatisation du débat public en est pour une grande part ; plusieurs médias privés apparaissent comme étant les « avocats » d’un groupe ethnique particulier. Les médias publics, quant à eux, ont toujours été acquis à la cause du gouvernement. Depuis la mort de Sékou Touré, les Peulhs cherchent incessamment à venir au pouvoir, se considérant comme « victimes » des précédents régimes ; les Malinkés quant à eux considèrent que les Peulhs détiennent le pouvoir économique du pays, leur laisser le pouvoir politique, consacrerait dans leurs mains tous les rouages des institutions. Ils disent également que, une fois les Peulhs au pouvoir, ils pourraient être amenés à se venger de tout ce qu’ils ont subi pendant la première République. Cette idée a même été soutenue par Alpha Condé contre son challenger Cellou Dalein Diallo. Ainsi, M. Camara expliquant la méthode du président Alpha Condé pour gagner les élections de 2010 nous a raconté : « Lorsqu’Alpha Condé a été à Kankan entre les deux tours des élections présidentielles de 2010, il avait dit “si vous laissez Cellou Dalein venir au pouvoir, les Peulhs vont se venger”. Ils diront que Sékou Touré a 180

fait ceci et cela. Ça a galvanisé les gens. Moi, ma maman, n’avait pas été voté au premier tour, mais suite au discours d’Alpha Condé, c’est toute ma famille qui est allée voter. Si Alpha Condé n’avait pas soulevé l’identité ethnique au sein des Malinkés, beaucoup d’entre eux n’auraient pas été votés. Mais son discours a touché le cœur de tout le monde ». Le clivage entre les deux principaux partis politiques (RPG vs UFDG) a commencé par le problème d’empoisonnement de l’eau qui aurait été vendue aux partisans d’Alpha Condé par des commerçants peulhs, lors d’un meeting au siège du RPG. Cette situation a approfondi la méfiance entre les deux groupes ethniques. M. Camara, parlant des conséquences de cet incident, raconte : « Aujourd’hui, ce sont les politiques qui se frottent les mains. Ils savent que l’ethnicité peut leur servir, en fait, c’est leur pain béni. Pendant l’histoire de l’eau empoisonnée au siège d’Alpha Condé, on a accusé les Peulhs parce que ce sont eux, les petits commerçants qui ont vendu l’eau. La directrice peulh de l’hôpital Ignace Deen a contesté l’empoisonnement de l’eau avant même le résultat de l’enquête. Lorsqu’Alpha Condé a été élu président de la République, sa première décision était de la limoger. Moi, j’ai un oncle à Hamdallaye [quartier peulh], ils ont brulé sa maison. Ils ont cassé les maisons des Malinkés. À Kankan, les Peulhs qui ont accepté de fermer leurs boutiques, suite à l’appel de l’opposition de manifester contre Alpha Condé, ont été chassés. Le problème à craindre, ce sont les élections présidentielles de 2015, on espère que ça ne va pas dégénérer ». Concernant la même situation, M. Ousmane nous a dit : « Avec l’histoire d’empoisonnement de l’eau à Conakry, on disait au début que les militants de 181

l’UFDG ont empoisonné les militants du RPG, quelque temps après, le mot militant a complètement sauté, on parlait désormais de Peulhs et de Malinkés, cela a aggravé la situation. À Siguiri, fief du RPG, pour se venger de ce qui s’est passé contre leurs frères à Conakry, des militants du RPG ont chassé des Peulhs pour qu’ils reviennent au Fouta. Les biens des Peulhs ont été vandalisés. Après les résultats du second tour, tous ceux qui ont des noms comme Keita, Bangoura au Fouta, et qui n’ont pas voté pour l’UFDG, ont été qualifiés par les Peulhs de traîtres. Les Peulhs aussi se sont vengés pour leurs parents qui se sont fait saccager à Siguiri. Ainsi, ils sont allés piller les biens des Malinkés ». Dans les deux interventions, nous pouvons constater une légère prise de position, notamment dans la chronologie des faits. Pour M. Camara, ce sont les Peulhs qui ont commencé de casser les biens des Malinkés, étant donné que pour M. Ousmane c’est l’inverse. L’exercice de la politique par une approche ethnique, quoiqu’inquiétante, avait toutefois donné à Alpha Condé les résultats escomptés. Son concept de « trois régions contre une »107avait été une méthode gagnante en 2010 et fait des émules pour les élections présidentielles de 2015. Au-delà de toutes les instrumentalisations ethniques à des fins électoralistes, ce qui est inquiétant, c’est que la gestion du pouvoir politique, économique et social en Guinée s’est fortement ethnicisée, et ceci a mené à une profonde déchirure du tissu social. Pourtant, la Constitution guinéenne, dans son article premier, assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens 107

Alpha condé avait réussi à convaincre les régions de la BasseGuinée, de la Haute-Guinée et de la Guinée-Forestière à voter pour lui, surtout contre Cellou Dalein Diallo qui n’aurait que sa région (Moyenne-Guinée ou Fouta-Djalon) pour le soutenir, animé par un esprit de domination de la communauté peulh.

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sans distinction d’origine, de race, d’ethnie, de sexe, de religion et d’opinion. Dans son article 8, elle stipule que nul ne doit être privilégié ou désavantagé en raison de son sexe, de sa naissance, de sa race, de son ethnie, de sa langue, de ses croyances et de ses opinions politiques, philosophiques ou religieuses. Toutefois, en Guinée, la constitution n’est évoquée que lorsque cela arrange le détracteur, en fait, l’esprit citoyen est quasi inexistant. C’est pourquoi, M. Dieng nous confie : « Les difficultés de la Guinée tiennent de la pauvreté en termes de manque de travail, d’effort et du nonrespect des textes. Respecter les textes est un travail. Pour faire de quelqu’un un citoyen, qui n’a d’horizon que son ethnie ou sa famille, est certainement plus difficile que de transformer la bauxite en aluminium. C’est le peuple guinéen souverain qui est responsable de l’ethnicité. Je fais partie de ceux qui ont rédigé la constitution de 2010, je sais ce dont je vous parle ». L’existence de groupements ethniques, empêche le plein épanouissement individuel (nombre d’activités professionnelles sont élaborées sur la base d’une coopération ethnique), la différenciation entre les acteurs au lieu d’être fonctionnelle, elle est purement instrumentale et essentialiste. Dans cette condition, la communauté prend le pas sur la société, car les droits ne sont pas reconnus à tous de la même façon, en fonction de leur groupe d’appartenance. Il existe une espèce de hiérarchisation des groupes ethniques devant la loi, les forces de l’ordre, et la justice. Tous les acteurs ne subissent pas les mêmes traitements devant les institutions. L’ethnie du président de la République a toujours primé sur les autres ethnies en Guinée. C’est pourquoi toutes les communautés veulent accéder au trône, car ce dernier leur procure de la prospérité matérielle, de la protection et de l’impunité. L’absence de projets de société, de vision globale et nationale, a empêché 183

la formation d’une haute culture locale ou la réhabilitation d’une culture populaire qui par le concours de l’État serait intériorisée par l’ensemble des acteurs, afin de parler d’une seule voix et à travers une langue commune. En effet, en Guinée, l’absence d’une langue nationale commune à tous les Guinéens constitue un frein à la communication entre les acteurs issus de différents groupes ethniques. A— La problématique de la barrière linguistique Les barrières linguistiques en Guinée tiennent de la formation de l’État à travers une adjonction de territoires distincts, dans lesquels vivaient des acteurs avec des cultures et des langues différentes. Le processus de centralisation de ces territoires en formant la Guinée, n’a pas été suivi d’une politique visant à l’uniformisation culturelle et linguistique. Après la décolonisation, au lieu de faire la promotion d’une culture et d’une langue nationales, Sékou Touré avait décidé à travers les réformes scolaires d’introduire l’alphabétisation en langues régionales. Cette réforme de l’éducation entra en vigueur en 1965 et rendue obligatoire en 1968. En 1976, il est décidé d’étendre l’enseignement en langues locales au second cycle et d’aboutir finalement à un baccalauréat à travers ces langues. Ces dernières sont selon la région, le malinké, le poular, le soussou, le kpèlè, le toma, le kissi, le bassari et le coniagui. Certains groupes ethniques se sont retrouvés obliger d’apprendre dans une langue vernaculaire qui n’est pas celle de leur ethnie. Ainsi, plusieurs petits groupes ethniques se sont sentis lésés au profit des grands. D’autant plus que la formation politique et idéologique des principes du Parti-État devenait une discipline du programme scolaire, obligatoire jusqu’au baccalauréat, et ce, aux dépens de ceux qui ne partageaient pas les visions du PDG. Cependant, nous estimons que, ce fut une grande erreur politique de ne pas instaurer une seule langue nationale, qui 184

aurait permis à terme, la communication entre tous les Guinéens et, dans une même langue. Aujourd’hui, en l’absence du français, des Guinéens de groupes ethniques différents ont tout le mal à communiquer, sauf si l’un parle la langue de l’autre (ce qui est rare à l’échelon national). Cette absence de moyen, d’outil de communication fait qu’en Guinée, en fonction de la région dans laquelle on se retrouve, on peut se sentir étranger dans son propre pays. L’« égoïsme » des particularités ethniques bloque toute idée d’expérience visant à l’unité nationale, corolaire à l’adoption d’une langue commune. Aujourd’hui, les groupes ethniques évoluent en « rang dispersé », le nationalisme supposant la congruence entre les frontières ethniques et politiques apparaît impossible. Dans l’éventualité d’instaurer l’apprentissage d’une langue nationale à l’école, commune à toutes les régions de la Guinée, en vue de promouvoir un sentiment national, M. Ousmane nous a confié que : « Chacun cherche à promouvoir sa langue, son ethnie, mais pour moi, ce n’est pas une façon de grandir. C’est une bonne idée d’instaurer une langue nationale pour tout le monde, mais à l’allure où vont les choses, ça ne sera pas facile. Supposons qu’on privilégie le poular à l’école, les Malinkés ou les autres ethnies vont se sentir vexés, et diront que ce n’est pas la seule langue, donc pourquoi telle langue et non pas la nôtre. Moi je pense qu’il faudrait aider tout le monde à maîtriser le français pour faciliter la communication ». M. Tidiane, quant à lui, plutôt défenseur du pluralisme, considère que l’adoption d’une langue commune n’est pas une bonne idée : « Moi je pense que ça n’aboutira pas. Il faut valoriser la diversité culturelle, il faut laisser les cultures se développer. Vouloir harmoniser, uniformiser, c’est 185

une bêtise humaine. Il faut laisser les gens se développer tels qu’ils sont ». Si nous nous intéressons à l’impact que l’absence d’une langue commune puisse avoir en Guinée, c’est parce que nous estimons qu’elle est l’essence même de ce qui distingue un peuple d’un autre, d’un groupe à un autre ou d’une nation à une autre. La langue est ce qui inclue et exclue et représente un facteur essentiel à la différenciation entre les Guinéens. L’ignorance du poular par les Malinkés et inversement, constitue la barrière la plus évidente à la communication. L’absence de cette dernière dénude la possibilité d’une vraie communication intercitoyenne108, occasionnant un dialogue de « sourds », les uns imperceptibles aux réclamations des autres. Au point où la Guinée en est, nous sommes en mesure de nous questionner de l’avenir des groupements ethniques. Ces derniers seraient-ils des nationalités ou bien des nations potentielles ? La pertinence de cette question est difficile à contester, d’autant plus que l’occupation de l’espace géographique en Guinée est fonction de l’appartenance ethnique des acteurs. B— Ethnicité et territorialité : la ségrégation dans l’habitat et dans les quartiers L’organisation administrative territoriale de la Guinée a dès le début été fondée sur une base identitaire, ethnique et géologique. Cependant, le territoire a été de plus en plus instrumentalisé par les acteurs politiques, en faisant correspondre chaque unité territoriale à un groupe ethnique. 108

Nous avons constaté que depuis plus demi-siècle (1958-2015), les acteurs politiques guinéens ont brillé par leur incapacité à s’entendre pour le bien de l’intérêt national. Au contraire, ce sont eux qui alimentent les clivages ethniques pour pouvoir tirer des bénéfices personnels. Le résultat est qu’aujourd’hui, les acteurs en arrivent à peser lourdement sur les décisions des leaders politiques.

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Cette pratique fut instaurée par l’administration coloniale, mais elle avait été reprise pendant la première République, et gagne du terrain de nos jours. Les leaders politiques actuels contribuent à la consolidation de l’identité ethnorégionale avec laquelle ils revendiquent un sentiment d’appartenance, transformé en identité politique. Cette pratique relève complètement de la manipulation politique, car nombreux sont les leaders qui réclament l’appartenance ethnique d’une région, alors qu’ils sont nés et socialisés dans une autre. Ainsi, M. Camara nous confie : « Moi si je vous dis que je ne soutiens pas Alpha Condé je vous aurais menti. Pourtant, Alpha Condé n’est pas aussi Malinké qu’il le prétende. Il comprend plus le soussou que le malinké. Il est né à Boké (Basse-Guinée), à 15 ans il est venu en France, donc il ne connaît pas grand-chose de la Haute-Guinée, c’est seulement son papa qui est né à Siguiri ». Néanmoins, le nom de famille des leaders, leur religion et leur origine supposés, font qu’ils se réclament ethniquement d’une telle ou telle autre région, même s’ils ne connaissent pas véritablement cette dernière. Ainsi, ils suscitent chez les acteurs de la région, un sentiment d’appartenance à une même communauté linguistique, culturelle et territoriale dont ils se proclament les représentants légitimes. Concernant l’instrumentalisation territoriale, M. Bano explique : « Ce qu’on appelle les régions naturelles en Guinée, sont des régions politiques. On parle de région naturelle que lorsque celle-ci est identique à la morphologie du sol, du climat, ou de la végétation. Il y a des régions naturelles en Guinée, mais pas celles que tout le monde croit ; celles que nous avons aujourd’hui sont des constructions politiques qui résultent de l’indépendance ».

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L’homogénéisation ethnique, autant dans les régions que dans les quartiers de Conakry, aurait été une politique datant du premier régime, afin d’avoir une main mise sur certains territoires qui paraissaient favorables à Sékou Touré. Parlant de cette situation, M. Tidiane explique : « La Guinée a été construite sur une base ethnique. En 1954, Sékou Touré avait instrumentalisé les Soussous de Conakry, les poussant à s’attaquer aux Peulhs et de les chasser. Son but était de diminuer l’électorat de ses adversaires politiques dans la capitale. À l’indépendance, le Fouta représentait 75 % du territoire actuel de la Guinée. Sékou Touré a hérité de cette Guinée-là, mais il n’a pas voulu la digérer. Il a fallu tout de suite, créer des régions administratives. Quand vous prenez en HauteGuinée : Dinguiraye, Dabola, toutes ces villes appartenaient au Fouta théocratique. En BasseGuinée, Kindia, Fria, Boké, Télimélé, appartenaient aussi au Fouta théocratique. Donc, Sékou Touré a voulu réduire l’immensité du Fouta en créant une autre appellation dénommée la Moyenne-Guinée ». Quoi qu’il en soit, la migration des provinciaux vers la capitale s’est faite par un regroupement d’acteurs ayant la même origine régionale et linguistique. Cette configuration a pu se maintenir à travers l’espace et le temps, conduisant à une sorte de ghettoïsation ethnique des quartiers de Conakry. À cela, s’ajoutent une construction de logements anarchique, une croissance démographique sans accompagnement d’équipements nécessaires (eau, transport, électricité, routes, école publique, commissariat de police, hôpital), faisant de certains quartiers le vecteur d’une nouvelle forme de pauvreté, entraînant l’abandon scolaire, la déviance, la délinquance, l’insécurité, etc. L’absence de politique publique a fait de ces espaces urbains des « zones de non-droit » où les « sans feu ni lieu 188

deviennent des sans foi ni loi », le désintéressement de l’État conduisant à l’anomie totale, à la désintégration du lien social. Nombreux sont les quartiers de Conakry qui sont dans cette situation, mais, les acteurs qui se sentent les plus visés par la marginalisation sont les Peulhs, réputés être de l’opposition. Pourtant, les quartiers dans lesquels habitent les Soussous sont plus confrontés à la pauvreté que les quartiers peulhs. En Guinée, l’investissement de fonds publics pour la construction d’édifices dans une localité dépend de l’appartenance ethnique et donc politique de celle-ci. Ce qui fait que les gouvernements soutiennent les territoires qui leur sont favorables politiquement. Ainsi, Conakry est caractérisé par une opposition dualiste, même s’il existe une certaine mixité sociale à quelques endroits, ainsi que de la porosité entre les frontières. Aujourd’hui, la capitale est divisée en deux parties : une favorable au RPG (soutenu par les Malinkés), et l’autre à l’opposition, en l’occurrence l’UFDG (composée majoritairement de Peulhs). Cette dualité s’explique par la séparation de la capitale par deux autoroutes109 dénommées « Le prince » et « Fidel Castro ». Sur le boulevard « Le prince », les Peulhs y habitent majoritairement, et font l’objet de multiples manifestations politiques. C’est le bastion de l’opposition où des citoyens sont tués par les forces de l’ordre, pratiquement à chaque manifestation politique. Ce qui lui vaut son nom de « l’axe du mal », que les Peulhs appellent, quant à eux, l’« axe de la démocratie ». Quant à l’autoroute« Fidel Castro », c’est une zone habitée majoritairement par les Malinkés, défenseurs du pouvoir en place, empêchant souvent les manifestations de l’opposition sur « leur territoire ». Les cinq communes de Conakry sont reparties de la manière 109

Il s’agit de deux grands boulevards traversant la ville de Conakry que les Guinéens appellent unanimement « autoroutes ».

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suivante110 : Kaloum et Matam, habités majoritairement par des Soussous, acquis à l’UFR de Sidya Touré ; Dixinn et Ratoma, où vivent les Peulhs, acquis à l’UFDG ; et Matoto, occupés par les Malinkés, fief du RPG, de Alpha Condé. Toutefois, les deux organisations politiques qui ont plus d’influence et de poids politique restent le RPG et l’UFDG, c’est pourquoi de nos jours, certaines minorités ethniques se sentent exclues, car elles ont du mal à se faire entendre. En outre, ce regroupement ethnique dans les quartiers de Conakry est le fruit du bouche-à-oreille qui a figé les parcours depuis des décennies. Les acteurs d’un même groupe ethnique, parlant la même langue, se sentent plus en sécurité et en confiance à vivre avec les leurs dans le même espace géographique. La contiguïté territoriale favorise les fréquentations pour faire passer la solidarité ethnique (très forte pendant les mariages, baptêmes, décès, etc.) entre les acteurs. Le repli communautaire donne du sens à la notion de groupe ethnique parce qu’il permet aux acteurs de reproduire une organisation sociale imaginaire, qui conforte la communion de leur sentiment d’appartenance. De ce fait, ils identifient d’autres acteurs impliqués dans un autre milieu social (sans tenir compte du contenu culturel), marquant ainsi la différence entre « nous » et « eux ». En effet, il n’existe nulle part ailleurs, où les leaders politiques se sentent mieux, que dans leur fief. L’appropriation ethnique du territoire représente le point fort de tous les prétendants à la magistrature suprême en Guinée. Cette norme officieuse pour la conquête du pouvoir est en train de saper l’apprentissage démocratique en cours, pour cause, le nouveau fichier électoral préparé par la commission électorale nationale indépendance (CENI), fait passer Kankan (fief d’Alpha Condé) comme étant la ville la plus peuplée de la Guinée, dépassant même Conakry. 110

Chaque commune est représentée à l’Assemblée Nationale par un membre du parti auquel, elle est associée.

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La capitale aurait selon la CENI, 219 466 inscrits sur le fichier électoral, contre 370 570 pour Kankan. Ces chiffres ont été immédiatement contestés par les membres de l’opposition, considérant que c’est une manière frauduleuse pour le pouvoir de briguer un second mandat, et qu’ils n’iraient pas aux élections présidentielles tant que le fichier électoral n’est pas modifié. Cette situation est caractérisée par une course aux chiffres, car le candidat qui bénéficiera de plus d’acteurs dans son fief aurait plus de chance d’être élu que les autres. Il existerait donc une instrumentalisation du recensement que M. Tidiane dénonce en ces termes : « Ceux qui savent que leur ethnie ne peut pas les conduire au pouvoir, se basent là-dessus pour denier la majorité des autres. Ils essayent de renforcer leur ethnie ou combattre ceux qui sont plus nombreux. Ça se voit souvent quand il s’agit de question de recensement. Par exemple, nous avons 4 millions de Guinéens à l’étranger dont 2 millions 500 au Sénégal, mais dans l’ensemble, les recensements ne dépassent pas cent cinquante mille personnes. L’argument avancé par les autorités est que la diaspora est à 90 % peulh, c’est un électorat potentiel pour un candidat X ou Y. Donc, les autorités font tout pour empêcher cette diaspora d’être recensée ». Aujourd’hui en Guinée, toute l’organisation sociale et politique est ethnicisée, creusant davantage le fossé entre les différents groupes ethniques. Pourtant, aucun débat politique n’est organisé ou envisagé pour une société post ethnique. Les leaders politiques continuent de se rejeter la responsabilité sur le lien social chaotique qui prévaut, conduisant à l’intériorisation des clivages ethniques par les acteurs. Dans ce mauvais lien social, les entrepreneurs politiques, non seulement peinent à trouver une solution nationale durable, mais ils continuent à alimenter le

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discours ethnique communautaire.

en

promouvant

la

logique

C- La politisation de l’ethnicité La politisation de l’ethnicité en Guinée se renforce avec la souveraineté de l’État, l’accession à l’indépendance et, lorsque la gestion politique, militaire et administrative du pays incombe aux Guinéens eux-mêmes. Les compétitions pour le pouvoir entraînaient la mobilisation des acteurs sur une base ethnique constituée auparavant. La mobilisation qui est censée être politique, axée sur un programme, s’oriente sur le terrain ethnique. L’ethnicisation de la politique sans être reconnue officiellement se propage avec un niveau de mobilisation plus important, consolidant ainsi les frontières entre les groupes ethniques. Ainsi, la construction politique de l’ethnicité s’est faite à deux niveaux : d’une part, la structure des partis politiques qui se présentent sous une forme régionaliste, et d’autre part, l’attribution des postes de responsabilité en fonction de l’appartenance ethnique, ainsi que le contenu partisan des politiques publiques. Le népotisme a accentué le sentiment de discrimination d’une partie de la population au profit d’une autre. Perçu comme une sélection parentale, le népotisme explique la tendance naturelle des dirigeants à privilégier leurs parents et amis afin de satisfaire leurs intérêts réciproques. Derrière ce phénomène, les acteurs politiques cherchent à s’entourer d’hommes de confiance prêts à tout pour sauvegarder leurs postes, car en Guinée les fonctions politiques et administratives sont un moyen d’accéder à la richesse individuelle, de se servir soi-même au lieu de servir le peuple. En réalité, le népotisme est un phénomène séculaire qui a prévalu dans l’histoire de la Guinée où la logique communautaire, la polygamie, la solidarité familiale, le respect de certains noms de famille au détriment d’autres étaient dominants. Toutefois, ces valeurs perdent leur sens dans une société de plus en plus 192

confrontée à l’occidentalisation, à l’acculturation, à l’ouverture au monde extérieur, et deviennent désormais des vices qualifiés de clientélisme, de tribalisme, d’ethnocentrisme et de népotisme. Cependant, ces différents éléments contribuent à favoriser la mobilisation politique et collective à travers des clivages ethniques. La régionalisation produit des organisations politiques qui correspondent idéologiquement aux frontières géographiques pour la défense de leurs intérêts. Cette situation non seulement renforce les différences ethniques, mais aussi crée de nouvelles organisations ethniques qui étaient jusque-là neutres. En guise d’exemple, les quatre régions naturelles sont aujourd’hui reparties de la manière suivante : communément, on considère que la Basse-Guinée est acquise à Sidya Touré, la Moyenne-Guinée à Cellou Dalein Diallo, la Haute-Guinée à Alpha Condé et la GuinéeForestière à Moussa Dadis Camara. Toutefois, il existe d’autres leaders qui ont plus ou moins d’influence dans ces différentes régions. Dans ce contexte de séparation ethnique, il est difficile de parler de la République de Guinée. D’une manière systémique, nous considérons que le concept des « Républiques de Guinée » est plus à même apte à corroborer la situation actuelle sur le terrain. Chaque région constituant ainsi une République dotée de ses propres institutions, ses leaders, sa population, sa langue, sa religion, ses normes, ses us et coutumes, et surtout niant la légitimité de l’autorité centrale (pour ce qui est des bastions de l’opposition). Tout cela se produit sans aucun cadre institutionnel définissant les modalités de participation politique des acteurs. Et sans aucune règle sur les rapports que l’État entretiendrait avec les coordinations régionales.

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Comme l’explique J. Nagel111, il existe deux moyens d’arriver à une participation politique ethniquement structurée. Le premier moyen consiste dans une reconnaissance constitutionnelle de l’ethnicité comme une base pour la participation politique. Le second moyen consiste dans la régionalisation de facto de la représentation pour la faire coïncider avec les frontières ethnorégionales. Si le premier moyen n’est pas acquis, le second est déjà de mise en Guinée. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, les groupes ethniques sont transformés en groupes d’intérêts politiques et par conséquent, la compétition ethnique est renforcée. Dans un premier temps, la reconnaissance officielle de l’ethnicité institutionnalise, légitime et rend permanente la participation politique organisée selon les lignes ethniques. Dans un second temps, l’officialisation de l’ethnicité comme une base de représentation politique peut promouvoir des formes de mobilisation neuves de la part de groupes jusqu’alors inorganisés ethniquement, qui redoutent d’être exclues dans le « partage du gâteau » dont la direction est détenue par des représentants de groupes ethniques. Une telle organisation politique constitue une façon de rendre les différences culturelles plus pertinentes sur un plan organisationnel. Elle laisse la porte ouverte à la prolifération de partis politiques ethniques, de groupes de pression, d’associations régionales, tous favorisant la division de la société. Très souvent, s’il est évident que le rôle des leaders ethniques est primordial dans la mobilisation des acteurs, ceux-ci peuvent aussi poursuivre des objectifs politiques propres qui n’ont rien à voir avec les intérêts de leur électorat. Une fois, leur ambition, leur but atteint, il n’est pas surprenant que ces leaders déçoivent et arrivent même à discriminer leur propre communauté, car 111

Cité in Marco Martiniello, pages 60-63, op.cit.

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l’objectif initial était d’obtenir le pouvoir. Depuis l’indépendance jusqu’à nos jours, le vote ethnique a été dominant, mais les acteurs issus des ethnies qui ont été au pouvoir restent toujours pauvres, au même titre que les groupes ethniques qui n’ont pas eu à exercer le pouvoir suprême. Toutefois, une petite minorité de dirigeants s’est enrichie au détriment de la majorité. Alors, pourquoi la continuité de la logique ethnique si cela ne résout pas les problèmes de ceux qui élisent les leaders ethniques à la tête de l’État ? Le favoritisme ethnique ne contribue pas à l’éradication de la pauvreté, au contraire, il la provoque. Nombre de Guinéens considèrent, à l’image de M. Diané : « Qu’on ne fait pas de la politique en Guinée, on essaye de manipuler les gens pour défendre des intérêts. L’incompétence des hommes politiques est volontaire. En réalité, quand les gens viennent au pouvoir, ils essayent de mettre en place un système pour se cramponner et protéger leurs intérêts. À partir de là, vous comprenez que c’est un système qu’on a mis en place pour garder le pouvoir afin de jouir de ses avantages, éternellement et de façon permanente. C’est ce qui fait que tout le monde veut être au pouvoir parce que quand vous y êtes, vous vous servez avec les mains et les pieds. Alors que si chacun savait que si vous étiez au pouvoir, c’est pour servir le peuple, je crois qu’il y aurait très peu d’hommes politiques en Afrique. Donc, c’est un problème de prise de conscience dont les nouvelles générations doivent se saisir pour changer la donne ». Non seulement une grande partie de la population se sent discriminée et fait tout pour « saboter » la gestion du pouvoir en place, mais aussi la faiblesse volontaire de son investissement constitue un manque à gagner pour l’État. Par exemple, après l’élection d’Alpha Condé en 2010, les 195

commerçants peulhs ont vu en lui, un retour de la politique de Sékou Touré qui consistait à les affaiblir. Ces commerçants sont aujourd’hui les principaux soutiens de Cellou Dalein Diallo, ne pas obtenir le fauteuil présidentiel, c’est pour eux, continuer de subir les discriminations dont ils feraient objet. Ce sentiment de marginalisation comporte des conséquences sur le plan économique, que M. Ousmane raconte : « Ceux qui ont les idées en Guinée n’ont pas les moyens pour créer des entreprises ou développer le pays. Ceux qui ont suffisamment de moyens c’est-àdire les commerçants ne sont pas instruits. Aujourd’hui, ceux qui soutiennent l’opposition sont très forts sur le plan économique, ils n’investissent pourtant pas, parce qu’ils disent qu’il y a de l’insécurité dans le pays. Ils n’amènent pas de marchandises non plus parce qu’ils considèrent que les douaniers appartiennent à d’autres ethnies, du coup ils seront surtaxés par ces derniers. Finalement, ils croisent les bras, et cela constitue un frein au développement du pays ». En dehors de l’investissement pour la cause nationale, la violence langagière est aujourd’hui utilisée autant par les militants de l’UFDG que par ceux du RPG, pour le savoir il suffit de se rendre dans les « commentaires » sur les sites d’information guinéens sur internet. En évoquant cette rupture entre les Peulhs et les Malinkés, M. Camara explique : « Alpha Condé a voulu diminuer le monopole des Peulhs sur le commerce du riz. Il a donné une partie du marché à un de ses proches pour concurrencer les grands commerçants Peulhs. Pourtant, si vous regardez les sites internet en Guinée, les journaux, la presse, ils sont tous gérés par des Peulhs. Quand vous lisez un article sur la politique sur internet, 196

regardez les commentaires, quand c’est un Peulh, il critique, insulte le pouvoir ; quand c’est un Malinké, il dit les choses réalisées par le gouvernement. Tout le monde est aveuglé par l’ethnicité, même si le chef de l’État n’est pas bien, vu qu’il est de ton ethnie, tu es obligé de le soutenir. C’est malheureusement ça qui fait le malheur de la Guinée ». Il est du discours populaire de considérer la Guinée comme un véhicule à quatre roues, en faisant allusion aux quatre régions naturelles. Cependant, ce véhicule s’il existait, il n’a jamais tenu la route, car il lui manque souvent de roue. Actuellement, la présidence est détenue par un Malinké, la primature par un Soussou, l’Assemblée nationale par un Forestier. À cela, on cherche à donner une gestion équilibrée du pouvoir entre les différentes ethnies et régions naturelles. Pourtant, la grande majorité de l’administration actuelle est composée de Malinkés, ce qui n’a rien de bouleversant si la sélection était transparente et méritocratique. Tous les gouvernements ont en effet usé du favoritisme ethnique, que M. Camara nous confie : « Quand Cellou Dalein Diallo était Premier ministre [décembre 2004 à avril 2006], la grande majorité de l’administration était peulh, mais aujourd’hui elle est à majorité malinké. En 2011, quand tu allais dans les ministères pour chercher un papier, tu avais intérêt à ne pas t’appeler Bah ou Diallo [noms de famille typiquement peulhs], il fallait avoir un autre nom. Mais maintenant ça s’est calmé un peu. Dans le gouvernement il y a très peu de Peulhs, en même temps, Alpha Condé a raison de ne pas nommer que des Peulhs, étant donné que ce sont les Malinkés et les autres qui ont voté pour lui ». Il faut noter que la crise de confiance entre l’opposition et le gouvernement est au maximum, faisant craindre de graves violences pré ou postélectorales en Guinée. Cette 197

crise de confiance sera encore plus grande pour les élections présidentielles de 2015 que pour celles de 2010 qui avaient marqué l’incapacité des leaders politiques à s’entendre. Elle le sera encore davantage lors des élections présidentielles de 2020. Quoi qu’il en soit, les périodes électorales sont devenues des moments d’incertitude, d’insécurité, de peur, d’angoisse pour tous les Guinéens. Pour illustrer cette crise de confiance M. Camara explique, concernant les élections présidentielles de 2010 : « Aujourd’hui, tout est ethnicisé en Guinée, une fois que vous y mettez pied, vous comprenez comment ça fonctionne. Celui qui vous dit que tout n’est pas ethnicisé est un démagogue. La preuve est que la CENI en 2010 a été ingouvernable, parce que pour trouver une personne pour la diriger, on regardait avant tout son nom de famille. Parmi tous les noms avancés, aucun n’a été retenu. Il a fallu faire appel à un général malien pour être à la tête de la CENI. Si on faisait appel à un Peulh, le camp d’Alpha Condé disait non, et si on appelait un Malinké, le camp de Cellou Dalein disait non. C’est avec le général malien que les deux parties ont trouvé un consensus. Aujourd’hui, pendant les nominations dans la fonction publique, on regarde d’abord le nom de famille ». Le combat politique actuel est devenu une bataille opposant les différents groupes ethniques, pervertissant littéralement l’administration guinéenne. Les acteurs pratiquent une forme de solidarité groupale et traditionnelle, renforçant le favoritisme et le repli communautaire. Ainsi, les pratiques rétrogrades du jeu politique employées par les protagonistes font planer le risque d’une désorganisation sociale totale en Guinée.

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D- Du favoritisme ethnique à la perversion politique Nous considérons que si en Guinée, le favoritisme et le vote ethniques perdurent aujourd’hui, c’est parce que l’unification des groupes ethniques, la formation de l’unité et de la solidarité nationales, pourraient entraîner pour le groupe ethnique au pouvoir, une diminution du nombre de ministres, de chefs de cabinets, de directeurs nationaux, de dirigeants d’entreprises publiques, etc. Donc, pour le groupe ethnique qui a la gestion de ces institutions, après l’unification, il perdrait un nombre considérable de postes, une perte de prestige et de sources d’enrichissement, même si la nation entière y gagne. En effet, dans leur grande majorité, l’habitude des fonctionnaires guinéens est contradictoire avec l’intérêt national. Ils savent que c’est à travers la proximité familiale, ethnique, amicale ou l’usage de passe-droit, qu’ils réussissent à accéder à des postes prestigieux avec des ressources considérables. Pour eux, il est préférable de garder une fonction importante, au prix de la désunion nationale, que de n’avoir rien du tout, parce que très souvent, ils ne méritent pas le poste qu’ils occupent. Leurs qualifications ainsi que leurs diplômes sont disproportionnés par rapport aux postes occupés. Ce qui explique par ailleurs l’absence de politiques publiques fiables pour l’intérêt commun. C’est pratiquement les mêmes qui gouvernent depuis la première République, ils changent de « casquettes » à chaque fois, qu’il y a un nouveau président, la conviction et la responsabilité sont inexistantes pour beaucoup d’entre eux. En dépit de l’illusion qui a pu encourager nombre de « petits » responsables à espérer qu’ils seront des « grands », il demeure que leur opposition « égoïste » à l’unification est considérable. Toutefois, l’unification ou la

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conciliation nationale 112ne serait possible que si, tous ceux qui souffrent d’un mal commun (pauvreté au sens le plus large), sans tenir compte des appartenances ethniques, font valoir leurs intérêts à l’encontre de ceux qui pillent et profitent sans partage des richesses de la Guinée. Dans cette éventualité, de « nouveaux » citoyens apparaîtront dans la plus grande unité, pour mener ensemble la destinée du pays. Mais en attendant, c’est l’ethnicité qui prime et non la citoyenneté, la division et non l’union. Dans son discours du 9 mai 2015, le président Alpha Condé affirmait à Kankan : « Si vous avez accepté le gouverneur Nawa Damey [Forestier], c’est parce que la Guinée appartient aux Malinkés, aux Forestiers et aux Soussous ». Le président avait ainsi omis de citer les Peulhs, qui selon les estimations font entre 35 et 40 % de la population guinéenne113, mais aussi les autres petits groupes ethniques. Toutefois, Alpha Condé s’était rattrapé en affirmant qu’« être Guinéen, c’est travailler pour toutes les régions. La Guinée, c’est une voiture à quatre roues, si tu enlèves une roue, la Guinée ne marche plus. Donc, je dois travailler pour la Basse-Guinée, le Fouta, la Haute-Guinée et la forêt ». Seule la première phrase a été retenue par les Peulhs, dénonçant une « fois de plus », la haine d’Alpha Condé contre leur communauté. Les erreurs langagières sont courantes en Guinée, chaque leader tirant à « boulet rouge » sur l’ethnie adverse sans 112

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Des comités chargés de la réconciliation nationale sont souvent créés, mais, ont toutes les difficultés de changer les mentalités. Il faut reconnaitre aussi qu’ils ne s’attaquent pas à l’origine du problème, et que c’est une façon pour le gouvernement de se montrer soucieux pour l’unité nationale. En Guinée, il n’existe pas d’institut de sondage. Le dernier recensement ethnique remonte à l’époque coloniale, en 1955. Toutefois, il est communément admis que le groupe ethnique, numériquement le plus important, est celui des Peulhs ; ensuite, viennent les Malinkés (28,4 %) et les Soussous (11,3 %).

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mesurer les conséquences de leur propos. Il arrive aussi que des leaders tiennent des propos, consciemment ou pas, qui déshonorent leur propre groupe ethnique. Dans nos différents entretiens, nous avons constaté que le seul leader qui fait aujourd’hui consensus, c’est Sidya Touré, issu d’une ethnie minoritaire (diakhanké). Toutefois, dans les conditions actuelles, marquées par une forte ethnicisation de la population, son élection à la tête de l’État apparaît impossible, ce que M. Camara nous explique en considérant que : « L’ethnostratégie est utilisée par les deux grandes ethnies, les Peulhs et les Malinkés. Si seulement on regardait le mérite, c’est Sidya Touré qui devrait venir au pouvoir. Mais ça va être très difficile pour lui, parce qu’il n’a pas une ethnie derrière lui. M. Bano, quant à lui, parlant des hommes politiques, nous a dit : « Ce sont des incompétents, c’est tout. Celui que je crois être techniquement en mesure de piloter un État, c’est Sidya Touré, tout le reste c’est bonnet blanc et blanc bonnet ». Le recours aux clivages ethniques constitue un frein au développement en Guinée, sans que cela n’inquiète les responsables politiques. La pratique du diviser pour mieux régner est utilisée par tous les partis, du moment que ceci peut rapporter des voix. En 2010, le président Alpha Condé, parlant des Peulh, déclarait : « ils ont dit c’est notre tour. Le résultat, c’est qu’ils ont mobilisé les Guinéens contre eux. Je suis soutenu par la Basse-Guinée, la Haute-Guinée et la Guinée-Forestière. C’est l’expression du refus de la volonté de la domination des Peulhs ». La Guinée, caractérisée par une absence de responsabilité de la majorité des cadres, l’ennemi d’hier peut devenir un allié aujourd’hui à condition qu’il apporte son concours politique à une 201

élection quelconque. Les supposés représentants de la démocratie embryonnaire sont dénués de toute responsabilité morale et, cela a affecté les acteurs dans leur ensemble qui, recourent souvent à des propos haineux contre les autres groupes ethniques. Ainsi, M. Diané explique : « Aujourd’hui, dans une discussion, quelqu’un qui vous parle de la situation politique du pays, parce que vous parlez la même langue, il oublie que vous n’êtes pas de la même ethnie que lui, il vous blesse tout de suite avec ses mots haineux sans le savoir ». Le parti de Cellou Dalein Diallo accuse Alpha Condé et ses alliés de diviser le pays, d’instaurer au Fouta-Djalon, l’équivalent du climat d’opposition entre Forestiers et Mandingues en Guinée-Forestière. Pour se faire, le RPG aurait orchestré la création du « Manding-Djalon114 », comme nous le confie M. Bano, cette pratique consisterait à: « Démobiliser la mobilisation de mon adversaire, en instrumentalisant les minorités intégrées du groupe ethnique. Il y a des poches qui se trouvent dans la jonction entre le monde mandingue et le monde peulh. C’est-à-dire entre Dabola, Tougué, Dalaba, Mamou, il y a une zone de contact. C’est aussi une zone où se trouvait un « diwal » (ville en poular) dirigé par les Malinkés. Dans les neuf « diwés » (diwal au pluriel) du Fouta, Fodéhadji, la neuvième diwal était dirigé par les Malinkés. Donc l’idée pour 114

Le Manding-Djalon serait une invention d’Alpha Condé pour diviser les Peulhs du Fouta-Djalon. L’idée consisterait à faire la promotion de tous les acteurs qui ont une origine mandingue, pour leur dire de ne plus accepter l’« oppression » des Peulhs. Cette population manding-djalonké serait un potentiel électorat pour Alpha Condé, en vue de briser le poids électoral de Cellou Dalein Diallo au Fouta-Djalon.

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le RPG consiste à dire, j’instrumentalise les Malinkés installés dans cette zone, pour leur expliquer qu’ils sont différents des Peulhs. Maintenant que le pouvoir nous revient à nous, c’est à vous de récupérer les terres que les Peulhs vous prêtaient pour exercer une activité agricole. Si tu changes aujourd’hui de régime, il n’y aura jamais de problèmes dans cette zone. Il n’y en a jamais eu depuis l’indépendance. Il a fallu qu’Alpha Condé devienne président pour qu’il y ait le Manding-Djalon avec un financement de plus de 4 milliards de francs guinéens [l’argent serait destiné à créer une organisation pour la défense des intérêts des Manding-Djalonkés] pour instrumentaliser les individus. Tout ceci c’est dans la perspective des élections présidentielles de 2015 ». Concernant le Manding-Djalon, M. Moustapha quant à lui affirme : « L’objectif du régime d’Alpha Condé, c’est de créer une discorde entre les Peulhs et les roundés pour que les deux se battent et qu’il fasse venir l’armée pour détruire le Peulh ». Les craintes et les revendications des Peulhs sont perçues par certains Malinkés comme étant infondées ou injustes par rapport à ce qu’ils feraient subir aux autres groupes ethniques au Fouta. Ainsi, Mansour Kaba, un proche du RPG, affirmait en mai 2012 : « en Guinée, nous assistons partout à une campagne de victimisation d’une seule communauté, celle des Peulhs. Mais très bientôt, la communauté internationale comprendra que ceux et celles qui crient le plus fort à la violation des droits humains contre leur communauté, se taisent, donc soutiennent et, souvent, profitent de la pire des crimes contre l’humanité, à savoir, l’esclavage qui est pratiqué chez eux au FoutaDjalon, au détriment des Djalonkés, des Malinkés et des Pouli. » Alpha Condé avait déclaré pour lutter contre la 203

division ethnique, que celui qui tiendra un discours pour opposer les ethnies, sera poursuivi en justice, « qu’il soit ministre ou député ». Mais, cela n’a eu aucun effet, autant dans son camp que celui de l’UFDG, des propos catalyseurs sont tenus par tous les protagonistes. Il est arrivé que des députés de l’UFDG considèrent Alpha Condé comme étant originaire du Burkina Faso et donc ne serait pas un « vrai » Guinéen ; et que certains députés du RPG qualifient les Peulhs « d’Éthiopiens », venus en Guinée tardivement. Ainsi, l’histoire est réutilisée dans le but de discriminer, de diviser les Guinéens. Pour illustrer notre propos, M. Camara nous a raconté : « Les Malinkés disent que les Peulhs sont rentrés tardivement dans l’histoire de la Guinée. Ils sont les derniers à arriver en Guinée, lorsqu’ils ont traversé tout le Sahara avec leur bétail. Ils sont considérés comme des descendants d’Éthiopiens, ils ne connaissent pas l’histoire du pays, donc ils ne peuvent pas faire leur loi en Guinée. Il y a des Malinkés qui disent que si les Peulhs arrivaient au pouvoir, ils vont "fulaniser” [transformer en peulh] et islamiser toute la Guinée, que toutes les femmes vont porter le voile ». Avec toutes les déclarations de mépris et de haine, les uns contre les autres, l’ethnicité est devenue la forme d’organisation économique, sociale et politique en Guinée. Elle a été intégrée dans la sphère familiale, inculquant aux enfants, à travers la socialisation primaire, la nécessité de l’identité ethnique. La promotion sociale est étroitement liée au groupe ethnique, les Peulhs travaillant dans le gouvernement actuel, sont qualifiés de « traitres » par les partisans de l’UFDG. Les Malinkés ont beaucoup plus de chance de trouver un emploi dans l’administration que les autres groupes ethniques. La rigidité liée aux frontières ethniques, en exerçant un contrôle sur les acteurs, créée une 204

contrainte pour ceux qui ont réussi à accéder à des positions sociales supérieures. Par exemple, pour les ministres peulhs du gouvernement (très peu en réalité), ou bien les cadres malinkés de l’UFDG, il peut résulter une sorte de crise identitaire parce qu’ils sont placés dans une position inconfortable où, ils sont amenés parfois à faire des choix difficiles entre la défense de leur ethnie ou celle de leur position sociale. Dans ce type de situation, le franchissement de la frontière ethnique est d’autant plus difficile, qu’il va impliquer une dissonance entre catégorisation sociale et catégorisation ethnique. Les acteurs (ministres ou cadres) qui accèdent à des fonctions supérieures gérées par un groupe ethnique qui n’est pas le leur sont considérés, non pas comme des exemples à suivre, des modèles de réussite, mais comme des « traitres », des déserteurs. Une telle situation au sein d’une société ne peut guère favoriser le sentiment d’une appartenance nationale. Dans l’absence de solutions idoines pour une société postethnique, c’est la survie même de la paix qui est mise en jeu. E—De la société postethnique en Guinée De nos jours, nous assistons en Guinée à la perversion de la diversité ethnique, qui aurait pu être un atout, celui de donner un cadre de vie idéal dans une société multiculturelle où chacun vit avec sa dignité ; mais, au lieu de ça, les Guinéens vivent dans la menace de la paix sociale. Il serait illusoire de demander aux acteurs de supprimer leurs caractéristiques ethniques, cependant, une unité culturelle est indispensable pour la formation d’une communauté politique. Nous savons que les divisions ethniques ne sont pas nécessairement pérennes, leur apparition ainsi que leur disparition dépendent largement de l’évolution des conditions économiques et politiques. Le problème est qu’en Guinée, il existe une élite économiquement et politiquement puissante, à côté d’une 205

population majoritairement pauvre. L’absence de redistribution des richesses, de politiques sociales efficaces fait prospérer les clivages ethniques. Par contre, eu égard à notre troisième hypothèse, nous considérons que lorsque les acteurs cesseront de recourir à l’ethnicité et au népotisme, pour promouvoir l’égalité des chances, la méritocratie, le partage des richesses et la solidarité, les clivages disparaîtront même si les identités ethniques pourront se maintenir dans un cadre symbolique. Mais en l’absence d’une telle politique, les acteurs exclus trouveront dans les groupes ethniques, une compensation des frustrations et une réponse collective aux discriminations. La crainte aujourd’hui, c’est de voir empirer la partie détestable de l’ethnicité qui déboucherait plus encore sur la haine de l’autre, la volonté de l’anéantir, en se soldant par un affrontement sanglant et durable entre les groupes ethniques, ce que nos enquêtés n’excluent pas dans la situation actuelle de la Guinée. M. Ousmane nous confie que : « Dans les mosquées, les écoles, les syndicats, la société civile, les problèmes ethniques existent. Les gens fréquentent ces milieux parce qu’ils sont de la même ethnie que leurs dirigeants. Récemment, j’ai parlé avec un professeur de sociologie, il m’a dit qu’il y a dix-huit critères pour qu’un pays bascule dans une guerre civile, la Guinée en a déjà seize ou dix-sept. J’ai essayé de savoir quels sont ces deux critères qui restent, il n’a pas voulu me le dire. Donc, c’est pour dire que l’ethnicisation peut vraiment nous conduire à la guerre civile ». En effet, comme l’explique M. Ousmane, plusieurs institutions en Guinée sont fréquentées en fonction de l’appartenance ethnique des dirigeants de ces dernières. À la question de savoir si un affrontement généralisé pouvait

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avoir lieu entre les acteurs en Guinée, M. Tidiane nous a répondu : « En 2010 on a vu quelques signaux, près de quarante mille Peulhs dont certains qui ne connaissent même pas le Fouta, ont été chassés de la Haute-Guinée, et puis on raconte qu’au Fouta il y a eu la même chose contre les Malinkés. Les signaux sont là, donc oui je crains si ça continue. Je pense que la nature humaine fait qu’on a un degré qui ne peut être dépassé en supportant certaines choses, surtout l’injustice. Un affrontement généralisé, je ne sais pas trop, mais peut être un groupe d’individus contre un autre groupe, pourquoi pas. Je crains qu’un affrontement faisant des victimes arrive si les choses ne se passent pas dans le bon sens. Donc, un affrontement, ça peut arriver ». Face à toutes ces affirmations inquiétantes, un autre modèle de société est nécessaire en Guinée pour éviter l’anomie. Une dimension concernant la société postethnique doit être envisagée. Celle-ci se caractériserait par l’égalité des chances qu’elle octroierait à tous les Guinéens dans l’exercice de leurs fonctions et dans le choix de leurs identités ethniques. Sur ce point, l’objectif serait de vivre dans une société dans laquelle les barrières ethniques sont franchissables, où l’acteur aurait le choix de se trouver une ethnicité symbolique, d’exercer la profession de son choix et de choisir son conjoint dans le groupe ethnique qu’il voudra. Dans les conditions actuelles, la perspective post ethnique en Guinée relève plus de l’utopie que de la réalité, car les positions des uns et des autres sont tenaces. Toutefois, cette perspective mériterait d’être envisagée sérieusement pour l’avenir de la Guinée, car elle est une alternative au repli communautaire de plus en plus contraignant. La mise en place de cette tendance favoriserait la mobilisation de la force de tous les groupes 207

ethniques pour une cause commune, la défense de l’intérêt national. L’élément central susceptible de favoriser l’émergence de la société post ethnique est avant tout d’ordre socioéconomique et normatif. Nous savons que la pauvreté, la marginalisation dans les biens de consommation, la ghettoïsation d’une partie de la population ne favorise guère le dépassement des réalités ethniques. Nous considérons également que si tous les Guinéens avaient la possibilité d’avoir un niveau de vie décent, l’idée d’une société post ethnique serait certainement moins utopique. Par contre, si les besoins des plus démunis, des marginalisés, continuent d’être ignorés volontairement ou non, il faut craindre alors la consolidation d’une société ethniquement divisée. En Europe ou dans les pays occidentaux en général, nombreux sont ceux qui pensent qu’une société ethniquement homogène serait plus efficace qu’une société multiethnique, car plus consensuelle et partageant des valeurs ancestrales communes. Cette idée est le plus souvent défendue par des groupuscules nationalistes visant la purification ethnique. Pourtant, les divisions ethniques ne sont jamais nécessairement inéluctables ou inévitables. Même si nous savons que la diversité ethnique peut mener à des difficultés dans l’optique d’une unité nationale, mais elle n’est pas toujours et dans tous les cas source de division et de conflits. Les pays tels que le Canada, la Suisse s’en sortent bien malgré la diversité de leurs populations. Le problème de l’ethnicité réside dans le fait de la dichotomisation comme on l’a évoqué précédemment. En fait, lorsque l’idée du « nous » présuppose l’idée du « eux », alors, l’appartenance ethnique est sujette de conflit entre les dichotomisés. Toutefois, le rapport entre la différence et le conflit ethniques est loin d’être automatique comme on pourrait le penser. L’élément déclencheur du conflit est le plus souvent les oppositions politiques et 208

économiques, et non des rivalités ethniques traditionnelles et culturelles. Le problème incompris de nombreux de Guinéens est le fait que lorsque les divisions ethniques se mélangent avec les divisions de classes (riche et pauvre), il est évident dans ce cas que les problèmes de classes vont se transformer en problèmes ethniques. En fait, les différences de statut, l’écart entre les riches et les pauvres, la difficulté d’accession aux postes de responsabilité pour les uns et la facilité pour les autres, font que le conflit devient à terme inévitable. Aussi longtemps que la diversité ethnique correspondra à des inégalités d’ordre économique et social, il y aura une tension dans les interactions et des difficultés dans les normes démocratiques en vigueur ou à atteindre. C’est la raison pour laquelle, l’homogénéité ethnique est perçue comme une condition incontournable pour la stabilité politique. Pourtant, l’homogénéisation de la société guinéenne reste très difficile à être envisager, car les traits ethniques sont perçus par beaucoup comme étant immuables. Pourtant, ce qui relève du domaine de l’ethnicité, ce ne sont pas les différences culturelles empiriquement observables, mais les conditions dans lesquelles certaines différences sont utilisées comme des symboles de la différenciation entre ceux qui font partie et ceux qui ne le sont pas, autrement les insiders versus les outsiders. Dans le cas actuel de la Guinée, on peut se poser la question du pourquoi pas l’institutionnalisation de l’ethnicisation de la participation politique ? Cela mettrait en valeur les différentes communautés, et conduirait même à la prolifération des groupes ethniques, mais, chaque acteur se trouverait représenté à travers son ethnie. Cette institutionnalisation (même si ce n’est pas la solution que nous défendons), utilisée rationnellement à travers le bon lien social permettrait de créer une société multiculturelle

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où tous les acteurs sont intégrés. M. Tidiane défend cette cause en expliquant : « L’ethnie fait partie des richesses de la Guinée, donc il faut la valoriser. Vouloir dénier cette existence, c’est de se mentir. Il faut revaloriser les ethnies, prendre la diversité et en faire une nation multiculturelle. La Guinée peut avoir une identité commune dans la diversité ». Cependant, tout en pratiquant l’appel à la mobilisation ethnique, nombreux sont les leaders politiques qui se défendent de procéder à de telles pratiques. Cette façon d’esquiver la réalité du regroupement ethnique est une forme pour les dirigeants de nier ce qu’ils sont en se disant « rassembleurs ». Pour aboutir à une société post ethnique, M. Diané envisage : « Ce qu’il faudrait, c’est que les gens dégagent le point fort de leur ethnie, et peut être les points faibles, parce que vous pouvez faire une analyse de votre culture, de votre ethnie, ce que les autres ne peuvent pas faire. Si chacun faisait une introspection, les éléments positifs de chaque ethnie pouvaient constituer ce qu’on appelle le bréviaire sur lequel on peut s’appuyer pour fonder la nation guinéenne. Je crois que nous devons faire l’inventaire de nos traditions, de nos ethnies, de nos coutumes, pour voir quels sont les éléments positifs qui peuvent nous accompagner vers une nation prospère ». Comme le souligne Olivier Schwartz115, « dans la mesure où les similarités restent non remarquées quand l’attention est portée sur les différences emblématiques, il devrait être possible que la diversité culturelle diminue en même temps que la diversité ethnique augmente ». Donc, nous dirons qu’un groupe peut adopter les traits culturels 115

Cité in Philippe Poutignat et Streiff-Fenart, page 141, op.cit.

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d’un autre groupe comme la langue, le mode vestimentaire ou la religion et continuer néanmoins à être perçu et à se percevoir comme différent. C’est ce culte des différentiations, ajouté au « passé douloureux » de la Guinée, qui empêche de nos jours toute possibilité de cohésion sociale. Dans certains pays, d’énormes différences culturelles n’ont aucune pertinence sociale dans la mesure où elles ne permettent pas aux acteurs sociaux de se classer et de classer les autres, par exemple le Canada ou la Suisse. Par contre, dans d’autres pays, des dissemblances culturelles minimes exercent une influence cruciale sur la composition et la formation des groupes sociaux, c’est le cas de la Guinée. Alors, pourquoi tant de frontières ethniques alors que les différences culturelles sont moins importantes ? Pourquoi autant de haine et de rancune entre les groupes ethniques ? Pourquoi tant de perte de temps à s’affronter nuisiblement alors que les richesses naturelles de la Guinée pourraient suffire au développement et à l’épanouissement de l’ensemble des acteurs sociaux ? M. Dieng considère que : « Si les Guinéens veulent encore perdre plus de temps, chacun n’aurait qu’à dire moi je suis Malinké, moi je suis Peulh. En Guinée, même les leaders politiques sont prisonniers de cette logique pauvre de l’ethnicisation de la société. Ce n’est pas une personne qui est responsable, c’est tout le monde. Frantz Fanon disait que chaque génération a une mission, qu’elle doit découvrir, remplir ou trahir ».

211

CONCLUSION À la lumière de tout ce qui précède, nous considérons que l’ethnicité perçue comme une forme de solidarité entre membres appartenant à un même groupe ethnique donne naissance à une crise de solidarité nationale en Guinée. Cette crise date du premier régime, et continue de nos jours en s’aggravant. Pourtant, Montesquieu116 avait dit « on est ordinairement, le maître de donner à ses enfants, ses connaissances, on l’est encore plus de leur donner ses passions… Ce n’est point le peuple naissant qui dégénère ; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus ». Ainsi, si la génération actuelle en Guinée peine à s’entendre, à communiquer, à se mélanger, c’est parce que les générations antérieures ont laissé un héritage corrompu, délétère, meurtrier, diviseur, indifférent à la souffrance de l’autre. Cet héritage conduisant à l’ethnicité, devenu le fruit d’une socialisation primaire et secondaire, débuta pendant la première République. Les clivages engendrés par la politique du PDG ont servi de base pour l’organisation sociétale sous la deuxième et troisième République. Le principe qui voudrait qu’il y ait pour chaque acteur vivant, une dette envers les générations suivantes à raison des services rendus par les générations passées, est méconnu des Guinéens. Que l’acteur ait un devoir de solidarité envers ses semblables ou une dette envers tous les acteurs, à raison et dans la mesure des services qui lui sont rendus par les efforts de tous, est inexistant. Les générations 116

Montesquieu, dans L’esprit des Lois, voir http://smart.whad.org/christophe-chomant-thse-de-sciences-delducation-index-127.

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anciennes ne se sont jamais préoccupées de l’avenir des générations futures. Les leaders politiques actuels ne font pas mieux, au contraire, ils entraînent la Guinée vers un avenir incertain, conduisant les jeunes générations dans un désespoir total de vivre librement dans des conditions décentes. En Guinée, les membres des groupes ethniques sont définis comme tels du fait de leur appartenance involontaire et de leur intériorisation inconsciente des valeurs du groupe, c’est l’idée qu’« on naît peulh, malinké, kissi ou soussou, on ne le devient pas ». Pourtant, les groupes ethniques se sont sanctuarisés lorsque les pouvoirs politique et économique se sont mis à leur portée, et que les Malinkés eurent à imposer leur domination au détriment des autres. À l’origine, la Guinée fut constituée par une adjonction de groupes ethniques différents, où l’organisation sociale était plutôt acceptée. La différence entre la période précoloniale et aujourd’hui, c’est que le groupe ethnique est devenu la somme des acteurs qui le composent, en vue d’obtenir des privilèges dont il est privé, ou dont il veut conserver l’hégémonie. C’est la rationalité au sens weberien, autrement, un groupe qui emploie des moyens appropriés (conscience ethnique) pour une fin donnée (pouvoir politique ou économique). Ainsi, le groupe ethnique désavantagé peut se saisir des différences culturelles, aussi minimes soient-elles, pour en faire le support de ses revendications politiques. Dans cette situation, lorsqu’une solution n’est pas trouvée, la guerre peut avoir une finalité politique à caractère ethnique, accéder au pouvoir par la force pour changer les choses ; ou bien une scission de l’État, où chaque région est contrôlée par le groupe ethnique qui l’occupe. Toutefois, les traits culturels différenciateurs entre les groupes ethniques en Guinée, mis à part la langue et la religion (pour une petite minorité d’acteurs), sont moins 214

importants, grâce à la culture islamique à laquelle les communautés majoritaires (Peulhs, Malinkés, Soussous) s’identifient, et le métissage multiséculaire. Les traits culturels distinctifs relèvent plus du stéréotype que de la réalité, que la mémoire collective des groupes n’a cessé de transmettre et d’interpréter de manière discriminatoire. Ceci en faisant de certains évènements, des moments historiques, et d’autres personnages, des égéries légendaires pour certains, des dictateurs « sanguinaires » ou des « traîtres » pour d’autres, à travers un travail de l’imaginaire social. Les clivages ethniques en Guinée ne dépendent pas d’une absence d’interactions entre les acteurs d’origine différente, mais bien au contraire ; ils sont le fondement de l’organisation du système sociopolitique, et gagnent de plus en plus de terrain dans le système social et familial. En dépit des interactions entre les acteurs de groupes ethniques différents, les différences persistent, malgré les ressemblances culturelles. En effet, une réduction considérable des différences culturelles entre les groupes ethniques ne peut être corrélée de façon simple, avec une réduction de la pertinence organisationnelle des identités ethniques, ou avec un déclin des processus d’entretien des frontières. Bien que certains attributs culturels, comme la langue, soient utilisés pour marquer la frontière entre ceux qui font et ceux qui ne font pas partie du groupe, nous dirons que, ni le fait de parler le même dialecte, ni la similarité culturelle, ni la contiguïté territoriale, ne représentent en eux-mêmes des caractéristiques ethniques. Ils ne le deviennent que lorsqu’ils sont utilisés comme des marqueurs d’appartenance par ceux qui revendiquent une origine commune. En Guinée, les revendications ethniques ont toujours impliqué des intérêts matériels et politiques. Les acteurs ne se sont pas limités à un niveau microsocial ou individuel de l’ethnicité, qui leur aurait permis de revendiquer une 215

identité ethnique souple et subjective. En confirmant notre première hypothèse, nous dirons que l’organisation macro sociale de l’ethnicité en Guinée superpose le clivage ethnique à une espèce de classification sociale non contrôlée, favorisant le repli communautaire. Ainsi, le repli ethnique sur une institution ou sur une activité professionnelle apparaît comme un instinct de survie, car c’est pratiquement le seul moyen pour les acteurs de bénéficier de la garantie d’une profession, d’un poste, afin d’éviter ou d’atténuer la pauvreté et les crises individuelles et collectives. Toutefois, la réduction de la précarité, avec un partage équitable des richesses, réduirait les barrières entre les groupes, même si les identités ethniques ne disparaîtront que très difficilement. La disparition d’une identité ethnique nécessite du temps, du travail pour la cohésion nationale et pour la prospérité économique pour tous. Aujourd’hui en Guinée, l’ethnicité empêche le dialogue politique entre les leaders politiques. Ces derniers ne peuvent prendre certaines décisions essentielles pour l’intérêt général sans recourir à leur communauté. Le leader s’identifie à son ethnie et inversement, la disparition du premier entraîne la dissolution ou l’affaiblissement du parti, c’est d’ailleurs le cas de ceux qui ont gouverné la Guinée jusqu’à nos jours. Le renforcement des barrières ethniques érode le sentiment d’appartenance à l’État. La nation n’existe que par la contiguïté territoriale, le sentiment d’appartenance nationale est presque inexistant. Les différends ethniques se perpétuent sans aucune base organisationnelle positive. Pourtant, pour réussir l’union nationale, l’investissement individuel est moindre par rapport à celui qui est consenti au sein du groupe ethnique. L’unité nationale implique le désir, la volonté et le consentement, dans une telle situation, c’est tout le monde qui gagne. Mais, pour cela, il faudrait aussi accepter le 216

pardon, faire le deuil du passé dont la mémoire se transmet à travers l’espace et le temps par le culte des ancêtres. Comme l’explique Renan117, le passé commun qui constitue l’histoire d’un peuple ne doit pas être confondu avec l’histoire réelle des populations. Pour lui, le passé historique d’une nation n’est pas une réalité qui s’impose de lui-même, mais il s’agit d’une construction qui repose sur l’oubli et l’erreur historique. Il dit que « l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses ». Le dépassement des conditions de l’avènement de l’ethnicité en Guinée, en considérant qu’il n’y a pas un sens de l’histoire, mais une histoire à laquelle les acteurs donnent du sens, la nécessité de se focaliser sur ce qui rassemble les Guinéens au lieu de ce qui les divise, sont des préalables pour la fondation de l’unité nationale. Ainsi, la nation comme entité politique se construirait non pas à partir du groupe ethnique, mais souvent contre lui. C’est parce qu’ils ne pourront plus dire facilement qu’ils sont Diakhankés, Peulhs, Forestiers, Soussous ou Malinkés que les Guinéens deviendraient des citoyens unis et solidaires, et c’est d’autant plus qu’ils vivent dans un état d’interdépendance entre eux. Que les liens sociaux entre les Guinéens soient bons ou mauvais, équitables ou oppressifs, pacifiques ou violents, la société guinéenne existera toujours, et ses acteurs sont, qu’ils le veuillent ou non, interdépendants les uns des autres. Une chose est sûre, avec le temps, les frontières ethniques pourront se maintenir, se renforcer, ou disparaître. Cela dépendra de la volonté des Guinéens dans le choix du modèle de société dans laquelle ils souhaitent vivre. Comme l’explique L. Bourgeois118 « le monde n’est dans le tremblement que parce qu’il est dans 117

Cité inPhilippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart, page 36-37, op.cit. 118 Léon Bourgeois, Solidarité, page 32.

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l’enfantement ». Alors, toutes ces tensions ethniques actuelles auraient pour finalité la stabilité et la cohésion nationale, pour aboutir à une société post ethnique en Guinée ? C’est-ce que nous espérerons et nous défendrons. Mais, pour cela, il faudrait d’abord :  Que les Guinéens aspirent à vivre ensemble, dans un état de solidarité nécessaire entre eux : la condition de la vie.  Ensuite, qu’ils fassent la promotion de l’égalité et de la liberté individuelle, en se séparant des « chaînes » de l’ethnicité. Cela devrait être la mission de l’État : la condition du progrès.  Enfin, qu’ils prônent une justice libre et impartiale pour garantir les droits et devoirs de chaque citoyen : la condition de l’ordre. Pour aboutir à ces trois conditions, les Guinéens devront d’abord réussir à organiser une élection présidentielle apaisée en octobre 2015, poser la base de véritables institutions en revoyant les textes de loi qui ne correspondent pas à la morphologie sociologique de la Guinée, favoriser une alternance paisible et démocratique en 2020, en faisant la promotion de la solidarité et de la cohésion nationales. Au lendemain de ces élections, quelle sera la politique du président élu ? Fera-t-il l’apologie de l’ethnicité ou bien promouvoir une démarche inclusive dans le but de créer la nation guinéenne ? Les coordinations régionales agiront-elles pour la cohésion interethnique ou bien pour la défense de leurs intérêts communautaires ? Quelle sera la proportion de chaque groupe ethnique au sein de l’administration ? Toutes ces questions nécessitent tant de réflexions de la part des intellectuels et des politiques, afin de répondre à une question ultime : qu’est-ce qu’être Guinéen ?

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222

ANNEXES Annexe 1 : tableau récapitulatif sur les enquêtés Nom

Âge

M. Alpha Amadou Bano Barry

7

M. Tidiane Barry M. Moustapha Diallo

Situation Matrimoniale Professeur de Marié sociologie

Ethnie

Domicilié

Peulh

Conakry

37

Assistant d’éducation

Marié

Peulh

Paris

Lieu de Date l’entretien 22/09/2014 Université Gamal de Conakry Saint-Denis 30/10/2014

46

Enseignant Marié chercheur à l’université de Hafia Président Marié régional de la société civile

Peulh

Labé

Kouroula

12/09/2014

Peulh

Labé

Kouroula

16/09/2014

5

M. Goumba 49 Diallo

Profession

M. Ibrahim 30 Camara

Logisticien

M. Moussa Diané M. Ousmane Bah M. Bonata Dieng

Professeur de Marié philosophie Journaliste Célibataire

53 28 70

Secrétaire général université Amadou Dieng Labé

Concubinage

Marié

Malinké

Dijon

30/11/2014

Labé

Boulevard Mansart Kouroula

Malinké Peulh

Labé

Kouroula

14/09/2014

Peulh

Labé

Diolou

18/09/2014

15/09/2014

Annexe 2 : grille d’entretien

Concepts thématiques

et

Questions abordées

Éléments de réponses récurrents

De nos jours, quelle serait l’identité Il est difficile de donner un élément guinéenne ? identitaire qui caractériserait tous les Guinéens.

Identité culturelle

L’identité du Guinéen est-elle singulière ou plurielle ? Doit-on denier aux individus le droit de revendiquer leur identité ethnique ? La langue est-elle déterminante pour faire partie d’une ethnie ? Est-ce que le nom de famille peut désigner l’appartenance à une ethnie ?

Elle est plurielle. La société guinéenne est très métissée. Non, chaque acteur doit être libre de revendiquer l’identité de son choix. Non, la langue n’est pas suffisante pour faire partie d’une ethnie. Non, le problème en Guinée est que l’ethnie des acteurs est définie par rapport à leur nom de famille.

La Guinée a-t-elle toujours connu la Non, avant la colonisation, les frontières ethniques étaient plus souples. problématique de la frontière ethnique ? Est-il légitime dans un pays qui se Oui, l’homogénéité est possible dans la veut être un État-nation de se revendiquer diversité. d’une ethnie ?

Ethnicité

Faudrait-il organiser l’espace national Les particularismes ethniques ne en grandes unités cohérentes ou bien doivent s’exprimer que dans le cadre favoriser les particularités ethniques ? privé. Ils ne doivent pas interférer dans l’espace public. Est-ce qu’il existe une subdivision Oui, chez les Peulhs, il existe les sociale au sein même des ethnies ? roundés. Chez les Malinkés, il y a les castes. Les roundés et les castes sont considérés comme étant socialement inférieurs. L’ethnicité est-elle intériorisée par les Oui, aujourd’hui l’ethnicité concerne Guinéens dans leurs interactions tout le monde et toutes les institutions. sociales ?

Les oppositions ethniques exprimentOui, derrière l’ethnicité, les acteurs ont elles autre chose que les différences des intérêts politique et économique à culturelles ? protéger. Est-ce que les données ethniques servent Oui, le combat politique est tout entier de support aux combats politiques en basé sur le groupe ethno-régionaliste. Guinée ? Politique

Compétition manipulation

À votre avis, quels sont ceux qui Les intellectuels et surtout les hommes participent au mouvement de l’ethnicité en politiques. Depuis Sékou Touré, le Guinée ? politique instrumentalise l’ethnie pour des intérêts personnels. De l’ethnie, une nouvelle identité Oui, aujourd’hui l’identité politique en politique est-elle créée en Guinée ? Guinée est avant tout d’ordre ethnique. Oui, chaque secteur de l’économie est Est-ce qu’on peut dire que l’ethnicité est le masque de « conflits » d’ordre géré par un groupe ethnique qui y souhaite garder son hégémonie. économique ? Le problème de développement en Oui, les leaders politiques utilisent et Guinée doit-il être imputé à la permanence l’aspect ethnique pour manipuler une des mentalités archaïques se concentrant sur population à majorité illettrée qui, comprend l’ethnie ? plus la logique ethnique et le népotisme, qu’un projet de développement national.

L’ethnicité est-elle un fruit de la Même s’il n’y a pas que du mauvais colonisation ? avec la colonisation, elle a contribué toutefois à l’ethnicisation de la Guinée. Colonisation et Cependant, l’ethnicité est plus forte domination aujourd’hui par rapport au temps de la colonisation. Il existe un certain nombre d’éléments Est-ce que nous avons en Guinée, des ethnies que tout sépare, la langue, la culture, culturels qui séparent les Guinéens. Mais, Séparatisme l’histoire, la religion, l’espace ce qui les rassemble est encore plus versus coopération important que ce qui les différencie. géographique ?

Conflit

Est-ce qu’on peut parler d’hiérarchisation interethnique en Guinée ? Les clivages interethniques peuventils occasionner un affrontement entre les différentes communautés en Guinée ?

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Oui chaque groupe ethnique essaye de montrer qu’il est meilleur que l’autre. Mais, tous les groupes ethniques se valent. Oui le risque d’affrontement entre deux ou plusieurs groupes ethniques est vraiment réel en Guinée.

Annexe 3 : entretien réalisé à l’université de Gamal avec M. Alpha Amadou Bano Barry, Professeur en sociologie Est-il possible de denier aux individus le droit de revendiquer l’identité de leur choix ? On ne peut pas denier à quelqu’un le droit de revendiquer son identité, le problème est qu’un individu n’a pas une seule identité, il en a plusieurs. Il a une identité en relation avec son ethnie, qui peut même être ambivalente. On a aussi une identité par rapport à un territoire, ce qui fait qu’on est guinéen. Est-ce que l’identité ethnique n’a pas pris le pas sur l’identité nationale en Guinée ? Aujourd’hui si vous regardez la question de l’identité ethnique en Guinée et si on faisait une comparaison avec le passé, on remarquera qu’il y a aujourd’hui beaucoup plus de références à l’identité ethnique qu’à d’autres types d’identités. Mais cette revendication à l’identité ethnique aussi ne s’exprime pas toujours de la même façon, ni dans la même intensité en fonction des évènements qui se passent. Dans les périodes électorales ou les périodes de crise, la référence à l’identité ethnique est relativement plus importante. En fonction des enjeux et des interlocuteurs, parfois l’identité ethnique est mise de l’avant, mais d’autres fois, elle est nuancée ou occultée. Encore une fois de plus, quand on regarde l’histoire du pays depuis cinquante-cinq ans, on pourrait dire que la période actuelle se caractérise par un retour aux identités ethniques plus marquées que par le passé. Les divisions ethniques sont plus marquées aujourd’hui par rapport au temps de la première République ?

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Oui ! Quand on regarde sérieusement, on se rend compte que la capacité du régime actuel à développer un discours marginalisant qui consiste à s’appuyer sur une ethnie pour fonctionner, on se rend compte que la division est plus importante aujourd’hui que par le passé. La trajectoire politique du Parti démocratique de Guinée (PDG), du Parti de l’unité et du progrès (PUP), et du régime actuel sont trois trajectoires différentes. À mon humble avis, les conditions dans lesquelles ce régime est arrivé au pouvoir, expliquent en grande partie l’ethnicisation à outrance du débat politique. La Guinée a-t-elle toujours connu cette problématique de la frontière ethnique ? Les frontières ethniques, entre ce qui inclut et ce qui exclut, sont les choses les plus fluctuantes dans les groupes ethniques. Quand vous regardez comment un Soussou reconnait un autre Soussou, ou comment un Soussou s’identifie à un Soussou, vous faites la même chose chez les Peulhs, les Malinkés, ou chez tous les autres groupes ethniques, vous allez vous rendre compte qu’il y a des différences, mais aussi des règles connues. Les deux groupes qui ont des frontières beaucoup plus fermées sont les Peulhs et les Malinkés, parce que ce sont des sociétés hiérarchisées, c’est-à-dire que les marqueurs ethniques, les frontières qui déterminent le « nous » et le « eux » sont des marqueurs qui s’appuient sur une stratification sociale. Ce qui n’est pas le cas par exemple chez les Soussous, une société sans hiérarchie où pratiquement l’intégration se fait par la pratique de la langue soussou. Cette situation est différente chez les Peulhs ou les Malinkés. Lorsque vous parlez le malinké ou le poular sans accent, on vous pose une deuxième question pour déterminer votre origine familiale, afin de vous placer sur une échelle qui détermine l’organisation sociale interne. À partir du moment où il y a une deuxième question, cela signifie que le fait de parler la 230

langue ne vous donne pas automatiquement le droit de revendiquer l’ethnicité. Les ethnies ont toujours existé en Guinée. Nombreuses sont celles créées par morcellement d’autres ethnies. Beaucoup d’individus sont absorbés dans d’autres groupes. Ceux qui ont été les plus absorbés sont les Sarakolés et les Djalonkés. À l’intérieur des groupes ethniques, on peut ressortir tous ceux qui ont été absorbés dans la marche de l’histoire. Mais ce qui reste constant, c’est qu’il est plus facile de devenir Soussou, que de devenir Peulh ou Malinké. Ces groupes ont un mécanisme d’intégration qui prend du temps, qui s’allonge non par une génération. Tandis que chez les Soussous, en une génération on peut devenir Soussou. Est-ce que ces frontières ethniques ne sont pas dues à une division naturelle de nos régions ? Ce qu’on appelle les régions naturelles en Guinée sont des régions politiques. On parle de région naturelle lorsqu’elle est identique à la morphologie du sol, du climat, de la végétation. Il y a des régions naturelles en Guinée, mais pas celles que tout le monde avance. S’il s’agissait vraiment d’un découpage naturel de la Guinée, Forécariah, Coyah, Conakry, Dubréka, Boffa, jusqu’à Collabounyi et Kamsar, on pourrait appeler l’ensemble de ces villes, la région maritime, du point de vue des caractéristiques géographiques. À partir du moment où vous êtes sur les montagnes de Coyah, Fria, Télémélé, Kindia, vous êtes dans les moyennes montagnes. Ça n’a rien à voir avec ce qu’on appelle la Basse-Guinée. Si vous prenez Mamou, Dalaba, Pita, Labé, Lélouma, Koubia, Mali-yemberin, Dabola, Dinguiraye, c’est la zone montagneuse. À partir du moment où vous partez jusqu’à Bissikirima, vous êtes dans les plaines. Si vous prenez Kissidougou, Guékédou et Kérouané, c’est sensiblement identique, mais différent de la Guinée-Forestière, c’est-à-dire que c’est différent de 231

Macenta, N’zérékoré, Lola, Yomou et Beyla. Quand à Koundara, c’est différent de tout le reste de la Guinée. Il y a des régions naturelles, mais celles que nous avons aujourd’hui sont des constructions politiques qui résultent de l’indépendance. C’est à ce moment que délibérément les premiers dirigeants ont décidé de continuer les divisions territoriales telles que la colonisation les avait façonnées. Même l’unicité de la population est à la fois vraie et fausse. Si vous prenez Mamou, Dalaba, Pita, Lélouma, l’unicité peulh est réelle. Mais dès que vous partez à Tougué, Koubia, Mali, Gaoual, Koundara, l’unicité ethnique n’existe plus. Si vous prenez le noyau Kankan, Kouroussa, Siguiri, il y a une unicité malinké. Mais si vous prenez Faranah, Kérouané, Beyla, Mandiana, les groupes ethniques ne sont pas identiques. Pourquoi selon vous il y aurait dans certaines régions une unicité ethnique et pas dans d’autres ? En fait, vous avez le noyau central et la périphérie. Le noyau central malinké c’est Kouroussa, Siguiri, Kankan. Les villes telles que Faranah, Kérouané, Beyla sont la périphérie mandingue, composée de minorités absorbées par les Malinkés, les Kourankos, les Koniankés. Ces minorités sont entre autres les Sankarankas qui sont essentiellement des Djalonkés, les métisses Djalonkés/Guerzés et les métisses Malinkés/Toma. Quel est le rôle de la colonisation dans l’ethnicisation de la Guinée ? Le colonisateur a laissé des études, des marqueurs, des hiérarchies, des préjugés, qui ont été repris par les premiers intellectuels formés dans les écoles. Il y avait certains ethnologues qui aimaient plus les Peulhs, d’autres qui aimaient plus les Malinkés. Chacun a fait la promotion de son « animal ». Cette promotion sur le phénotype, le culturel, le caractère a servi dans la compétition entre les acteurs politiques. Pour mobiliser l’électorat, ils ont 232

développé le « nous » en différence avec le « eux » pour avoir une assise politique. Est-ce que les données ethniques servent de support aux combats politiques en Guinée ? Oui ! L’ethnicité, c’est dans trois domaines en Guinée : le jeu politique, en particulier l’élection à la présidence de la République, les postes administratifs et les marchés de l’État. Dans les autres domaines, il s’agit d’une ethnicité normale qui ne pose aucun problème particulier. Vous voulez dire que les problèmes intercommunautaires qui ont eu lieu à Diaré ou à Zogota par exemple sont des problèmes politiques ? C’est un construit, l’idée est la suivante, et ça fait partie de la stratégie du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG), qui consiste à démobiliser la mobilisation de mon adversaire, en instrumentalisant les minorités intégrées. Il y a des poches qui se trouvent dans la jonction entre le monde mandingue et le monde peulh. C’est-à-dire qu’entre Dabola, Tougué, Dalaba, Mamou, il y a une zone de contact. C’est aussi une zone où se trouvait un « diwal » dirigé par les Malinkés. Dans les neuf « diwés » du Fouta, Fodéhadji, la neuvième diwal était dirigée par les Malinkés. Dans cette partie, se trouve la zone agricole du Fouta dans laquelle il y a des plaines, c’est pourquoi les Malinkés s’y sont installés. Donc l’idée du RPG c’est de dire « j’instrumentalise le Malinké d’origine installé dans cette zone, pour lui dire que vous êtes différents des Peulhs, maintenant que le pouvoir nous revient à nous, c’est à vous de récupérer les terres que les Peulhs vous prêtaient pour exercer une activité agricole ». Si tu changes aujourd’hui de régime, il n’y aura jamais de problèmes dans cette zone. Il n’y en a jamais eu depuis l’indépendance. Il a fallu qu’Alpha Condé devienne président pour qu’il y ait le Manding-Djalonavec un financement de plus de quatre milliards pour instrumentaliser les individus. Tout ceci c’est dans la 233

perspective des élections présidentielles de 2015. Il y a des études qui ont été réalisées dans la période coloniale pour expliquer la victoire du PDG. Dans ces documents, un chercheur avait développé l’idée que la victoire du PDG n’a été possible que parce qu’il avait réussi à mobiliser 30 % de la population du Fouta, qui n’est pas d’origine peulh même si elle parle poular. Le RPG a lu ce document, et A1pha croit que ce qui était valable en 1956, l’est toujours en 2010. Ce qu’il n’a pas compris, c’est qui est le propre d’une communauté c’est sa dynamique interne, qui n’est pas visible de l’extérieur. Aujourd’hui une grande partie des gens qui se disent Peulhs, ne sont pas d’origine peulh. Si vous voulez trouver les anciens serviles au Fouta, vous les trouvé parmi les Barry, les Bah, les Diallo, les Sow et les Baldé. Le principe était simple, pour exister et avoir une place dans la société, il fallait prendre le nom des maîtres, et certains l’ont fait. Ceux qui sont au Fouta, et qui n’ont pas de nom de famille peulh, ne sont pas de descendants d’anciennes populations serviles. Ce sont des gens qui sont venus s’installer dans la région à un moment où il y avait la paix et la stabilité. Ils exerçaient une activité différente de celle qu’exerçaient les Peulhs. Ils ont donc voulu saisir une opportunité économique parce qu’ils n’avaient pas de concurrence avec les Peulhs dans ce domaine. Étant donné que nous sommes dans un pays où même ceux qui sont diplômés sont analphabètes, les hommes politiques croient par exemple qu’un Camara au Fouta a une origine servile. Mais non, c’est parce qu’il était autonome qu’il a su garder son nom. Ceux qui étaient serviles ont pris le nom de leurs maîtres. Ce qui fait qu’il est difficile de décrire aujourd’hui un Peulh au Fouta, parce que dans la même famille vous allez trouver des différences de phénotype extrêmement variées, parce que c’est une société qui s’est profondément métissée.

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Existe-t-il une hiérarchisation à l’intérieur d’une même ethnie ? Chez les Malinkés, la hiérarchisation la plus importante, ce sont les castes. Les populations « castaises » chez les Peulhs, ne sont pas Peulhs. Alors que les populations castaises chez les Malinkés, sont des Malinkés. Elles ne peuvent ni changer de statut, ni gravir d’échelons, c’est une société figée à jamais. La mobilité sociale chez les Peulhs est plus importante que chez les Malinkés. On peut changer de statut chez les Peulhs, avec la réussite économique ou intellectuelle. Chez les Malinkés, un fils de griot, quel que soit sa situation, ne pourrait épouser une fille de noble. Aujourd’hui, chez les Peulhs, les roundés sont davantage plus un souvenir qu’une réalité. Vous ne pouvez pas trouver un village roundé qui se réclame comme tel, parce que les roundés ont pris de l’autonomie, de l’assurance, ils ont créé de la richesse. Réveiller les roundés, c’est frustrer davantage ceux qui étaient sortis de la situation précaire, en faisant un deuil sur le passé. C’est-ce qui fait que le RPG a pensé qu’il avait la bonne stratégie, alors qu’en réalité cette situation va se retourner contre lui-même. Toute la logique politique du président Alpha Condé est fondée sur la période des années 1960. Il croit que la Guinée est entre 1960 et 1970. La mobilité sociale chez les Peulhs a atteint un niveau tel, la plupart des militants de l’UFDG sont d’origine servile. Les oppositions ethniques expriment-elles autre chose que les différences culturelles ou bien des hostilités traditionnelles ? Il n y a pas d’ethnicité en Guinée en dehors des trois domaines que j’ai cité. Il y a des fonctionnaires qui ne savent rien faire d’autre que de manger l’argent de l’État. Ils sont capables de toutes les compromissions, de toutes les bassesses pour avoir un poste parce qu’ils sont incapables 235

de créer de la richesse, de produire du savoir. Ils n’ont aucune autonomie. La division ethnique n’existe pas dans le secteur privé ? Ça c’est l’apparence. Le commerce du riz, de la cigarette est géré par les Peulhs. Le commerce de la friperie et des pièces de rechange est géré par les Malinkés. La réparation des machines électroménagères est faite par les Forestiers. La quincaillerie et les sanitaires sont le domaine des Libanais. Mais c’est l’apparence. Demandez combien il y en a d’importateurs grossistes qui débarquent la friperie en Guinée ?Ces importateurs sont Peulhs. Mais étant donné qu’ils sont dans du business, ils savent que ceux qui ont développé des compétences dans cette vente particulière sont les Malinkés. Quand les Peulhs importent la marchandise, ils la cèdent intégralement aux Malinkés. Les importateurs de pièces de rechanges pour l’essentiel ce sont des Peulhs, mais ils n’en vendent pas. Dans chaque champ, il y a une spécialisation, une domination, mais, ce qu’on voit en apparence n’est pas la réalité. Je vais vous donner un exemple, tous les cambistes de Guinée sont Peulhs. Quand Alpha est venu au pouvoir, il a dit que ce sont les cambistes qui font faiblir la monnaie du pays. Il a demandé à Thiéboro d’arrêter tous les cambistes et de prendre leur argent. L’ordre étant exécuté, tous les jours suivant, ce n’était que des Malinkés qui venaient à la présidence pour réclamer leur argent. Alpha Condé a dit, vous êtes des démarcheurs ou quoi ? Ils ont dit non, c’est notre argent. En Guinée, il y a quatre sources de financement du marché noir des devises :  les fonctionnaires quand ils vont à l’étranger, ils reviennent avec leur perdieme non consommée, ils le placent sur le marché.

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 Les sociétés et multinationales étrangères, utilisent une partie de leur argent sur le marché noir pour payer leurs travailleurs, sans passer par la Banque Centrale.  Les Guinéens de l’étranger envoient de l’argent à leur famille.  Et la quatrième source, c’est l’or et le diamant de Siguiri, de Kouroussa et de Beyla. Ce sont les Malinkés qui exploitent l’or, ils vont le vendre au Mali, ils se font payer en dollars. Toutes les attaques des coupeurs de route se font entre Siguiri et Mamou, parce que c’est la route empruntée par les vendeurs de diamant et de l’or. Cet argent soustrait est emmené à Conakry et placé chez les cambistes peulhs avec un taux d’intérêt. C’est pour dire que les Guinéens travaillent ensemble. Mais il y a une chose, dans le commerce en Guinée, on n’achète pas la marchandise, on emprunte, on revend, on donne l’argent au grossiste par la suite. Dans ce mécanisme, c’est la confiance qui joue, il n’y a pas de papier entre les collaborateurs. Par contre, il y a toujours un intermédiaire qui se porte garant, c’est ce qui sert de preuve. Un Malinké a plus de possibilités de faire du commerce des pièces de rechange, que de faire du commerce de riz, parce qu’il peut trouvez un autre Malinké qui peut se porter garant pour lui envers un autre Malinké. Ce qui serait difficile dans le commerce du riz géré par les Peulhs où le Malinké passera pour un inconnu. En apparence c’est une ségrégation, mais non, c’est un jeu de confiance parce qu’il n’y a pas de dépôt de garantie, il n’y a pas de caution bancaire. C’est la même chose pour les quartiers à Conakry, où certains voient une coloration ethnique. Mais non ce n’est pas ça. C’est le bouche-àoreille qui fige les parcours, c’est du l’informel. Hamdallaye était un quartier malinké qui s’appelait maninka wondi.

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Est-ce qu’il est normal dans un pays qui se veut être un État-nation de se revendiquer d’une ethnie ? Je ne suis pas de culture jacobine, si les Guinéens considèrent qu’ils veulent vivre dans une République ethnique, moi je n’ai pas de problème, mais il faut qu’on le dise. Moi, ce que je reproche aux politiques, c’est de mettre en place un système et de fonctionner sur la base d’un autre système. Il faut qu’on soit cohérent. Si nous considérons que l’ethnie est la référence à partir de laquelle le pays doit fonctionner, disons-le et mettons en place les dispositifs. En ce moment on nous dira où commence l’ethnie, où s’arrête l’ethnie. Je dis souvent aux gens, « vous me parlez d’ethnie pour gérer le pouvoir, si on décide de vivre dans un système politique fondé sur le citoyen, le système politique guinéen n’a pas été fait pour ça ». Je dis, si on veut résoudre la question ethnique guinéenne, on la résout à trois niveaux : il faut supprimer le mode d’élection du président de la République, un candidat unique à la française réclamant le suffrage du peuple n’est pas bon pour la Guinée. Une élection à deux tours n’est pas bonne non plus, il faudrait un ticket, un président et un vice-président comme aux ÉtatsUnis. Moi je connais tous les hommes politiques guinéens, j’ai parlé avec tout le monde, eux même sont mal à l’aise dans l’ethnicisation de la vie politique. Ils sont dans un piège qu’ils pensaient pouvoir maîtriser, mais après, je crois qu’ils ne contrôlent pas tout parce qu’il y a du chantage. Si on avait le système américain, le repérage ethnique deviendrait compliqué parce qu’on voterait pour deux personnes. Aucun candidat soussou par exemple ne se hasardera de prendre un vice-président soussou. Ça voudrait dire qu’il est impossible de diaboliser. Une constitution doit toujours s’appuyer sur la sociologie de son pays. À mon avis, il faut dissoudre les partis politiques actuels et imposer la mise en place de deux partis politiques démocratiquement constitués. Ça voudrait dire 238

que ce n’est pas parce que tu as de l’argent que tu vas créer un parti. Si on décide qu’il y a deux ou trois partis, il faudrait qu’il y ait un organisme qui organise les élections indépendamment des partis, de la base au sommet. Comment voulez-vous qu’un pays soit démocratique lorsque ses partis politiques eux-mêmes ne le sont pas ? C’est ça la Guinée. Il n’y a aucun parti démocratique en Guinée, je pèse mes mots. Les partis politiques sont des entreprises qui appartiennent à des entrepreneurs politiques, avec aucun intérêt général dans le contrôle de l’État. Ils cherchent les privilèges, les honneurs. Le système électoral que nous avons pour les élections législatives est un système en réalité qui donne la prépondérance aux leaders des partis politiques, qu’à la nation, parce que les 2/3 des députés en Guinée sont élus sur la liste national du parti. Donc c’est le leader du parti qui décide quelles sont les chances qui vous avez pour être député, c’est du chantage. La dernière des choses qu’il faut faire, c’est de s’assurer qu’au niveau de l’administration et des marchés publics, qu’il y ait de la transparence. Moi je rêve d’une administration fondée sur le mérite, qui fonctionne comme une entreprise privée, c’est-à-dire que pour être directeur national ou chef de cabinet, il faut un appel à candidature, il faut la concurrence. Tout le monde sait que le poste offert nécessite des qualifications, et puis les gens postulent, en sachant qu’ils ont des voies de recours pour contester la décision s’ils se sentent brimer. Cette situation réduirait la possibilité de nommer clandestinement, nuitamment, la toute-puissance du président de la République et des ministres. Cela rendra les Guinéens démocratiques. L’unique raison pour laquelle tous les hauts fonctionnaires de l’État sont des « prostitués », c’est à cause du décret présidentiel, parce que ce dernier est celui qui fait de vous un « héros » ou un « zéro ». Le président nomme qui il veut, comme il veut, 239

quand il veut, sans se justifier. Ce pouvoir discrétionnaire exorbitant, donné à un individu comme s’il était Dieu ou son représentant sur terre, « prostitue » la conscience des cadres guinéens. Le président a tout le pouvoir, il est le seul en Guinée, et c’est constitutionnellement prévu. Le système politique guinéen, à quelques égards, a été copié sur la France. Dans la dernière constitution [2010], un Premier ministre, chef du gouvernement a été prévu par le texte, il est dit qu’il nomme aux emplois civils, mais on ne dit pas quels sont ces emplois. Il est dit aussi que c’est une loi organique votée par l’Assemblée nationale qui va déterminer quels sont les postes que le Premier ministre va nommer. Depuis que ce pouvoir est en place, cette loi organique n’est pas sortie. En réalité, c’est le parti au pouvoir qui détermine les postes de nomination du Premier ministre. Comment ça se passe ? Le président de la République va dire à son parti, donner au Premier ministre les broutilles [postes ministériels sans grande importance], le reste c’est pour moi. Le pouvoir de nomination en Guinée est un pouvoir de « prostitution ». Le problème de développement en Guinée est-il lié à l’archaïsme de la mentalité des hommes politiques ? Non ce sont des incompétents, c’est tout. Celui que je crois être techniquement en mesure de piloter un État, c’est Sidya Touré, tout le reste c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Une sortie de crise est-elle envisageable en Guinée pour les prochaines années ? En Guinée, on a tout sauf l’« homme » (les ressources humaines). Est-ce que vous savez que dans toute la Guinée, il y a un seul titulaire d’un doctorat en philosophie ? Est-ce que vous savez combien il y a de docteurs en Sociologie ? Il y en a trois dont je fais partie.

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Selon vous quels sont ceux qui participent au mouvement de l’ethnicité en Guinée ? Je crois que vous pouvez mettre au même pied d’égalité, la population, surtout les fonctionnaires. À mon avis, il n’y a pas quelqu’un qui tribalise la Guinée comme les fonctionnaires. Des intellectuels, il n’y en a pas en Guinée. Un intellectuel, c’est quelqu’un qui produit du savoir, il y a combien de Guinéens qui produisent du savoir ? Il n’y en pas vingt sur l’ensemble du territoire. Des diplômés, on en trouve, assis dans des bureaux pour rédiger une note de service, mais pour moi ce ne sont pas des intellectuels. Pensez-vous que la langue est déterminante pour faire partie d’une ethnie ? Disons que la langue c’est comme une clé, ça ouvre. En fonction des groupes, ça permet d’être dedans ou de ne pas y être. C’est vrai que quand tu parles la langue de quelqu’un, ça facilite les choses, je me suis rendu compte d’une chose en Guinée, c’est que la meilleure façon de briser la barrière avec l’autre, c’est de parler sa langue. Les gens sont très sensibles à leur langue maternelle. Le nom de famille est-il aussi déterminant ? En Guinée, il y a une dizaine de noms de famille qui sont trans-ethniques, le nom de famille le plus transethnique en Guinée, c’est Camara, après c’est Touré, après c’est Diallo. On sait qu’il y a une dizaine de noms qui sont d’ailleurs dans ma thèse, qui permettent aux gens de changer d’ethnie en fonction des circonstances. Est-ce qu’on peut parler d’hiérarchisation interethnique en Guinée ? Chaque groupe se développe en se construisant par rapport à l’autre. Un groupe, lorsqu’il cesse de croire qu’il est supérieur à un autre, il disparaît. C’est-à-dire, pour que les gens acceptent de rester, il faut qu’ils aient le sentiment d’être les meilleurs, que leurs normes sont les meilleures, 241

que ce qu’ils mangent c’est-ce qu’il faut manger, que ce qu’ils font, c’est-ce qu’il faut faire. Un groupe ethnique se construit dans une double dimension. À la fois par rapport à lui-même, et avec le groupe avec lequel il est en contact. Lorsque certains groupes ethniques sont dominés par d’autres, le sentiment de supériorité de ceux qui ont dominé est relativement plus important avec un ego plus important que les autres. En Guinée, les gens disent que les Malinkés se considèrent comme supérieurs à tous les autres. Alors que quand vous parlez avec les Malinkés, ils vont vous dire que les Peulhs se croient supérieurs à tout le monde. Les gens contre lesquels, les autres groupes ont un peu de mépris en Guinée, ce sont les Forestiers. Les autres groupes ont le sentiment d’être un peu supérieurs aux Forestiers. Parce que les mots péjoratifs qui sont utilisés pour les désigner expriment un mépris. Par exemple, les Malinkés, les appellent « Tocoromo » qui signifie gens de la brousse, des broussards, des gens sous les arbres. De l’ethnie, est-ce qu’une identité politique nouvelle est née en Guinée ? Oui ! De plus en plus. Il y a un risque qui est réel, qu’il y a un affrontement ethnique généralisé en Guinée. Est-ce qu’en Guinée nous avons des ethnies que tout sépare c’est-à-dire la langue, la culture, l’espace géographique ? Disons que les ethnies qui sont en forêt, du fait qu’on y rencontre plus de catholiques, plus d’animistes, qu’ils ont un mode alimentaire différent des autres, sont beaucoup plus différentes que les autres groupes. Mais pour le reste, Peulhs, Soussous, Malinkés, les normes sont largement inspirées de la religion musulmane qui est un élément unificateur. Culturellement, les deux groupes qui se ressemblent le plus sont les Peulhs et les Malinkés. Là où ils ont une différence, c’est dans l’organisation de la famille. La famille malinké est plus large que la famille 242

peulh. L’unité familiale chez les Peulhs, c’est la femme, tandis que chez les Malinkés, c’est le plus ancien. Est-ce qu’un conflit interethnique risque de se produire en Guinée ? C’est possible. Existe-t-il des solutions pour éviter d’en arriver là ? La solution c’est un débat public, proposer des mesures pour ramener l’ethnie là où elle devrait être, c’est-à-dire dans la sphère privée. Malheureusement, il ne peut pas y avoir de débat parce qu’on a une classe politique qui est tournée vers son nombril. Elle croit qu’elle connaît tout, compétent dans tout, qu’elle est la référence suprême. Je n’ai jamais vu des gens qui ont un ego aussi développé que celui des hommes politiques guinéens.

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TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS............................................................. 9 PRÉFACE........................................................................ 11 PRÉSENTATION OU AVANT-PROPOS ............................... 17 BREF HISTORIQUEDES DIFFÉRENTS RÉGIMES POLITIQUES.................................................................... 23 INTRODUCTION .............................................................. 27 PREMIÈRE PARTIE ETHNICITÉ : ÉTAT DES LIEUX ET APPROCHE THÉORIQUE ................................................................. 31 PRÉSENTATION .............................................................. 33 CHAPITRE 1 L’ETHNICITÉ ET LES CONCEPTS VOISINS ........................ 35 1— Ethnicité et race ................................................. 35 2— Ethnicité et culture ............................................. 37 3— Ethnicité et classe sociale .................................. 41 4— Ethnicité et religion ............................................ 43 5— Ethnicité et famille ............................................. 47 CHAPITRE 2 LES THÉORIES DE L’ETHNICITÉ ...................................... 51 1— La théorie instrumentale de l’ethnicité .............. 53 2— Les niveaux de compréhension de l’ethnicité .... 56 A — Le niveau individuel ou microsocial ............ 56 B — Le niveau groupal ou mésosocial ................. 58 C – Le niveau macrosocial .................................... 60

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DEUXIÈME PARTIE DES ÉTATS-NATIONS AUX ÉTATS AFRICAINS : QUEL SYSTÈME POLITIQUE POUR LA GUINÉE ? .................................................... 65 PRÉSENTATION .............................................................. 67 CHAPITRE 3 RAPPORT ENTRE L’ETHNIE ET LA NATION ...................... 71 1— Le nationalisme .................................................. 75 2—L’État .................................................................. 77 A — La nation ...................................................... 79 B — L’État-nation ................................................ 83 CHAPITRE 4 DE LA DÉMOCRATIE : PERSPECTIVE DU LIEN SOCIAL ..... 87 1— Les différentes formes d’intégration nationale .. 91 A — La théorie assimilationniste ou intégrationniste ...................................................... 92 B — Le multiculturalisme ou le pluralisme culturel .................................................................. 97 TROISIÈME PARTIE ÉTUDE DE TERRAIN ................................................ 103 PRÉLIMINAIRES : PRÉSENTATION DE LA MÉTHODOLOGIE................................................. 105 CHAPITRE 5 ÉTUDE SOCIOHISTORIQUE : DES ORIGINES LOINTAINES DE LA GUINÉE À L’ACCESSION À L’INDÉPENDANCE ..... 113 1— Héritage de la colonisation dans l’avènement de l’ethnicité en Guinée .......................................... 116 2— La création de la Guinée-Conakry................... 122

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3— La subdivision ethnique et géographique de la Guinée ............................................................ 127 4— La configuration du peuplement actuel ........... 135 5—L’indépendance de la Guinée ........................... 140 CHAPITRE 6 ACCENTUATION RÉCENTE DE L’ETHNICITÉ : DE 1958 À NOS JOURS ................................................................ 149 1— Le poids ethnique dans l’administration de l’après-décolonisation ....................................... 154 2— Du multipartisme aux organisations politiquesethniques ................................................................. 159 3—De la pauvreté à l’intériorisation de l’ethnicité165 4— La déstabilisation des liens sociaux en GuinéeForestière................................................................ 170 5— L’ethnicisation de l’organisation sociopolitique depuis 2010 ............................................................. 178 A— La problématique de la barrière linguistique .......................................................... 184 B— Ethnicité et territorialité : la ségrégation dans l’habitat et dans les quartiers ...................... 186 C- La politisation de l’ethnicité .......................... 192 D- Du favoritisme ethnique à la perversion politique .............................................................. 199 E—De la société postethnique en Guinée ........... 205 CONCLUSION ............................................................... 213 BIBLIOGRAPHIE ........................................................... 219 ANNEXES .................................................................... 223 Annexe 1 : tableau récapitulatif sur les enquêtés ... 223 Annexe 2 : grille d’entretien ................................... 225 Annexe 3 : entretien réalisé à l’universitéde Gamal avec M. Alpha Amadou Bano Barry, Professeur en sociologie ................................................................ 229

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Guinée-Conakry aux éditions L’Harmattan Dernières parutions

ET VINT LE VIRUS EBOLA Rumeurs, stupeurs et réalités en Guinée

Diallo Abdoul Goudoussi Le dernier quart du XXe siècle a connu l’apparition de nouvelles épidémies d’une ampleur et d’une gravité sans précédent : c’est le cas du virus Ebola, apparu en 1976 dans l’ex-Zaïre et qui vient d’affecter profondément l’Afrique de l’Ouest en 2014. L’auteur, résidant en Guinée, donne un témoignage de la perception de la maladie par les communautés et citoyens de son pays et de la sous-région, entre rumeurs, stupeurs et réalités. L’ouvrage relate aussi la mobilisation pour la riposte contre Ebola, afin de rompre la chaîne de contamination, et présente les conséquences collatérales de la maladie. (Harmattan Guinée, 11.50 euros, 80 p.) ISBN : 978-2-343-06100-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-37508-3 L’AFFAIRE ALPHA CONDÉ VUE PAR UN TÉMOIN DU PROCÈS

Konaté Ibrahima Kalil Incarcéré depuis le second tour de l’élection présidentielle de décembre 1998 sur l’ordre du président Lansana Conté, Alpha Condé est accusé d’avoir fomenté un complot contre la vie du chef d’État guinéen. L’auteur retrace ici les moments les plus forts du procès, les propos et les attitudes qui caractérisent la justice, mais aussi la société guinéenne dans son ensemble. Il a le souci de restituer la vérité et de montrer comment la justice et la politique ont fonctionné en Guinée. (Harmattan Guinée, 30.00 euros, 294 p.) ISBN : 978-2-343-06106-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37518-2 LE PRÉSIDENT AHMED SÉKOU TOURÉ, MA FEMME ET MOI

Guilavogui Georges Koly Voici un témoignage né d’un devoir citoyen et patriotique : en effet, l’auteur est considéré tantôt comme une victime miraculée du régime Sékou Touré, tantôt comme un jeune téméraire qui a tenu tête au président. À travers quelques événements, l’auteur souhaite permettre de mieux connaître l’homme Ahmed Sékou Touré dans ses dimensions sociale, humaine et politique, même si le principal artisan de l’indépendance nationale a suscité et suscite encore des prises de position contradictoires entre ses admirateurs et ses détracteurs. (Harmattan Guinée, 21.00 euros, 212 p.) ISBN : 978-2-343-06105-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-37520-5

EL HADJ BOUBACAR BIRO DIALLO AU PERCHOIR DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE MULTIPARTITE DE LA RÉPUBLIQUE DE GUINÉE 19952002

Diallo Mamadou Saliou, Diallo Mody Sory - Préface de Lamine Kamara L’ambition de ce livre est de faire connaître au grand public le travail accompli par l’Assemblée nationale guinéenne entre 1995 et 2002, la première législature multipartite du pays après l’indépendance. L’ouvrage veut faire connaître aux lecteurs les réalités de l’histoire politique d’un pays engagé sur la voie de la démocratisation, et présenter un homme qui s’est distingué dans la lutte pour la construction d’un État de droit en République de Guinée, à travers des anecdotes, des témoignages, des repères biographiques et une retranscription de ses discours. (Harmattan Guinée, 34.00 euros, 334 p.) ISBN : 978-2-343-05183-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-37495-6 LE SCANDALE GÉOLOGIQUE GUINÉEN

N’Diaye Ibrahima Sory - Préface d’Ibrahima Soumah Cet ouvrage fait un état des principales ressources minières de la Guinée. Il évoque les grandes étapes des travaux géologiques et miniers entrepris dans le pays ainsi que les résultats qui en ont découlé. Se fondant sur l’analyse du contexte géologique, l’auteur estime que le sol et le sous-sol de la Guinée n’ont pas fini de livrer la totalité de leurs secrets. Il invite donc à la poursuite des travaux de recherche d’ordre stratégique et tactique dans les zones considérées comme porteuses. (Harmattan Guinée, 15.50 euros, 142 p.) ISBN : 978-2-343-06109-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-37594-6 LA GESTION DES RISQUES PROFESSIONNELS ET ENVIRONNEMENTAUX Dans le domaine minier guinéen

N’Diaye Ibrahima Sory - Préface de Kémoko Touré Les contraintes réglementaires et de résultats qui s’attachent à la gestion des risques sont devenues si fortes que la performance d’une entreprise dépend «viscéralement» de la maîtrise des risques inhérents à son fonctionnement, à son environnement, à ses ressources, à sa production et au système dans lequel elle opère. Sur la base du vécu professionnel et dans un style pragmatique, cet ouvrage propose des outils adaptables aux contraintes managériales et opérationnelles, particulièrement dans le domaine minier. (Harmattan Guinée, 21.00 euros, 196 p.) ISBN : 978-2-343-06101-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37596-0 AUTOSUFFISANCE ALIMENTAIRE DE LA GUINÉE Une longue bataille, de 1958 à nos jours

Keita Mamy Cet ouvrage est une revue de la politique agricole mise en oeuvre sous la colonisation, en Guinée, et 50 ans après celle-ci. Il s’articule autour du vaste et sensible sujet de l’autosuffisance alimentaire, dont la réalisation demeure encore le principal défi national à relever, et cela depuis l’accession du pays à la

souveraineté nationale en 1958. Ce livre fait un examen détaillé et une analyse critique de l’ensemble des actes politiques, administratifs, et techniques qui ont contribué à ce triste résultat, en tirant les leçons utiles qui s’imposent en ce qui concerne les décisions futures. (Harmattan Guinée, 27.00 euros, 274 p.) ISBN : 978-2-343-06104-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-37505-2 PLAN D’ACTION NATIONAL D’ADAPTATION AUX CHANGEMENTS CLIMATIQUES PANA

Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts Préface de Mahmoud Camara En ratifiant en 1993 la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, la Guinée s’est engagée à œuvrer pour une politique de développement durable. Le Plan d’action national d’adaptation aux changements climatiques se fixe comme but d’exposer les mesures urgentes à entreprendre pour s’adapter aux effets néfastes des changements climatiques : amélioration de la desserte en eau, particulièrement en milieu rural, protection de la zone côtière, sauvegarde des formations forestières, etc. (Harmattan Guinée, 20.00 euros, 190 p.) ISBN : 978-2-343-06126-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-37595-3 LE KANIA SOLI Ode et danse traditionnelles guinéennes

Fofana Abdoulaye Sayon Le soli, à la fois ode et danse traditionnelle, célèbre les garçons circoncis et les filles excisées, tout en rendant hommage à leurs parents. Ce soli, qui a évolué dans le temps, est inséparable de laga, l’école secrète, yongoyoli, le chargé de la circoncision, de bili, liqueur qui met en transe, et de fendali, un savoir inculqué par le moyen d’énigmes dans une civilisation de l’oralité. Le kania soli est une danse de duel et d’affrontement entre les protagonistes. (Harmattan Guinée, 11.00 euros, 70 p.) ISBN : 978-2-343-06107-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-37521-2 LA GUINÉE FACE À SES PRISONS Rapport de la Commission pénitentiaire

Membres de la Commission pénitentiaire du ministère de la Justice de la République de Guinée Avant-propos de Mamadou Aliou Barry Dans le souci d’évaluer objectivement la lutte pour l’amélioration des conditions générales de détention, la Commission pénitentiaire a mené une enquête dans les centres de détention opérationnels du pays. Ce rapport, assorti de recommandations, est publié dans le but de permettre au gouvernement et à l’Assemblée nationale d’avoir en leur possession des informations à jour afin d’agir efficacement pour l’amélioration du système pénitentiaire guinéen et la professionnalisation des agents des services pénitentiaires. (Coll. Harmattan Guinée, 13.50 euros, 122 p.) ISBN : 978-2-343-05881-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-37244-0

TRANSITION MILITAIRE ET ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE 2010 EN GUINÉE L’indépendance piégée

Tolno Charles-Pascal La Guinée a souvent vécu des moments tumultueux. Après la colonisation refusée, en vain, par de grands combattants, il y eut l’indépendance nationale, marquée par la puissante personnalité du président Sékou Touré. Puis ce fut l’ère du général Lansana Conté, nationaliste convaincu, solide dans ses convictions politiques et sociales. À sa mort, une transition militaire, engagée par le capitaine Moussa Dadis Camara, prit la gestion du pays en main. (Coll. Études africaines, série Politique, 28.00 euros, 274 p.) ISBN : 978-2-343-05454-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-37368-3 LA MIGRATION POUR ÉTUDES L’expérience du retour et du non-retour des diplômés guinéens après une formation au Canada

Barry Mamadou Gando Quelles sont les motivations des étudiants guinéens à poursuivre leurs études au Canada ? Quelles raisons ont poussé certains diplômés à prendre le chemin du retour après leur formation au Canada et d’autres à demeurer dans le pays d’accueil ? Après avoir répondu à ces questions, l’auteur s’est intéressé à l’insertion ou réinsertion sociale, familiale et professionnelle des diplômés retournés en Guinée ou installés au Canada. (Coll. Études africaines, 25.00 euros, 254 p.) ISBN : 978-2-343-05707-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37489-5 TRANCHANTES CHRONIQUES

Thiâ’nguel Soulay - Préface d’Alpha Bacar Barry L’auteur nous offre là un livre alléchant, voire dérangeant. C’est le premier recueil de ses célèbres chroniques, en particulier celles connues sous le titre Les Tranchantes de Thiâ’nguel, diffusées quotidiennement sur Lynx FM. Elles sont rédigées dans une langue terriblement musicale, franchement provocante, délibérément rebelle, et affranchie de toute censure sociétale ou muselière mentale... (Harmattan Guinée, 27.00 euros, 274 p.) ISBN : 978-2-343-06097-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-37519-9 FRIA, UNE HISTOIRE DE RÉUSSITES ET DE RENDEZVOUS MANQUÉS

Souaré Sékou - Préface d’Alfa Oumar Rafiou Barry Ce livre est constitué pour l’essentiel des mémoires de l’auteur sur cette usine d’alumine. Il retrace l’histoire de la société (de Pechiney à Rusal), depuis ses origines, en passant par la présentation de ses différents gestionnaires ainsi que les crises traversées. L’accent est mis sur les enjeux techniques, la formation, et surtout la problématique de la pérennité d’une industrie de transformation de bauxite en Guinée. (Coll. Harmattan Guinée, 13.00 euros, 104 p.) ISBN : 978-2-343-05097-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36872-6

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L’ethnicité en Guinée-Conakry au prisme de l’organisation sociopolitique Partant du constat que les conflits sociaux, la désunion entre les acteurs et le manque de solidarité nationale naissent moins de la mauvaise distribution des ressources ou de l’inégalité sociale que de l’ignorance des questions normatives, ce livre tente d’apporter une explication au mal dont souffrent les Guinéens : l’ethnicité. En effet, cette forme d’organisation sociale, fondée sur la différenciation des acteurs en fonction de leur origine supposée, est de nos jours une référence inquiétante pour la cohésion et la concorde sociales. Cette situation s’explique par le fait que la Guinée ait été constituée par une adjonction de territoires sur lesquels vivaient des groupes ethniques n’ayant aucun projet politique de se constituer en État-nation. Le modèle politique et social bâti par les pères fondateurs européens, puis par les Guinéens, depuis l’indépendance survenue le 2 octobre 1958, n’a pas été remis en question par les générations actuelles pour une organisation plus inclusive et intégrationniste. « À force de s’approcher du feu, on finit par se brûler. » Depuis 2010, lors des premières élections démocratiques, la Guinée a replongé dans le démon de la division, de la stigmatisation, de la violence verbale et physique, de l’incompréhension, créant ainsi un climat de méfiance, de peur, d’incertitude pour les jeunes et les générations à venir. Oumar DIAKHABY, né le 26 mars 1986 à Labé, est doctorant en sciences politiques de l’université de Bourgogne-Franche-Comté, laboratoire CREDESPO. Arrivé à Conakry en 2009 pour l’enseignement supérieur, il suivit les cours de première année de droit à l’université Kofi-Annan. La même année, il obtint son visa étudiant pour faire ses études en France, en Bourgogne, où il acquit ses deux diplômes de master en sociologie, en communication et médiations ainsi qu’un diplôme universitaire d’action humanitaire. Engagé pour la solidarité internationale, il est le président de l’association franco-guinéenne Bourgogne en aide à la scolarisation des enfants de Guinée (BASE de Guinée). Dessin de couverture d'Océane Dupré.

ISBN : 978-2-343-10339-6

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