Les mutations contemporaines du religieux: Colloque organisé à la Fondation Singer-Polignac le 27 mars 2002 2503514286, 9782503514284

Le role d'acteur social du religieux avait ete considerablement affaibli au lendemain de la Seconde guerre mondiale

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Les mutations contemporaines du religieux: Colloque organisé à la Fondation Singer-Polignac le 27 mars 2002
 2503514286, 9782503514284

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LES MUTATIONS CONTEMPORAINES DU RELIGIEUX

BIBLIOTHÈQUE DE I;ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

119

@j BREPOLS

Fondation Singer-Polignac présidée par M. Édouard BONNEFOUS Chancelier honoraire de l'Institut de France ancien Ministre d'État

LES MUTATIONS CONTEMPORAINES DU RELIGIEUX

Colloque organisé à la Fondation Singer-Polignac le 27 mars 2002 sous la présidence de Jean-Robert ARMOGATHE et de Jean-Paul WILLAIME avec Philippe PORTIER, Bérengère MASSIGNON, Micheline MILOT, Hocine Mohammed BENKHEIRA, Olivier BOBINEAU, Sébastien FATH, Véronique ALTGLAS et Louis HOURMANT.

@j BREPOLS

La Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses La collection Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches qui sont menés au sein de la Section des Sciences Religieuses de l'École Pratique des Hautes Études (Sorbonne, Paris). Dans l'esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées: philologie, archéologie, histoire, droit, philosophie, anthropologie, sociologie. Avec le haut niveau de spécialisation et d' érudition qui caractérise les études menées à l'E.P.H.E., la collection Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes -judaïsme, christianisme, islam - qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus l'étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l'analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l'E.P.H.E., anciens élèves de l'École, chercheurs invités, ... ).

© 2003 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. Ali rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2003/0095/112 ISBN 2-503-51428-6

Printed in the E.U. on acid-free paper

SOMMAIRE

Jean-Robert ARMOGATHE, directeur d'études à l'E.P.H.E.

Introduction ............................................... VII Philippe PORTIER, professeur de science politique à l'Université Rennes I De la séparation à la reconnaissance.

L'évolution du régime français de laïcité ........................... 1 Bérengère MASSIGNON, allocataire de recherche et doctorante à 1'E.P.H.E. en co-tutelle avec l'Université Libre de Bruxelles

Les relations entre les institutions religieuses et l'Union européenne: un laboratoire de gestion de la pluralité religieuse et philosophique? .... 25 Micheline MILOT, professe ure à 1'Université du Québec à Montréal

Le Canada: laïcité silencieuse et reconnaissance de la diversité religieuse ...................................... .45 Hocine Mohammed BENKHEIRA, maître de conférences à l'E.P.H.E., section des sciences religieuses

Fondamentalisme et loi islamique ................................ 61 Olivier BOBINEAU, agrégé de sciences sociales, doctorant à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris

Religion catholique et paroisse: une comparaison franco-allemande .....75 Sébastien FATH, chargé de recherches au C.N.R.S., Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (CNRS/EPHE)

Le protestantisme évangélique: un réseau transnational de convertis .... 83 Véronique ALTGLAS, doctorante E.P.H.E., section des sciences religieuses De l'orientalisme romantique au yoga sur la S'me Avenue .............. 95 Louis HoURMANT, doctorant E.P.H.E.

Portée de la conversion et fondement du croire dans le bouddhisme Soka Gakkai ............................... 111 Jean-Paul WILLAIME, directeur d'études à I'E.P.H.E.

Conclusion ................................................ 125

v

INTRODUCTION

La connaissance de la société occidentale et son évolution ont fait l'objet de plusieurs rencontres organisées à la Fondation Singer-Polignac, sous l'active présidence d'Édouard Bonnefous que nous remercions ici. Les religions ne pouvaient pas être absentes de ce paysage contemporain. Le rôle d'acteur social du religieux avait été considérablement affaibli au lendemain de la Seconde guerre mondiale, sans avoir totalement disparu. Pour bien des raisons, il réapparaît dans la dernière décennie du vingtième siècle. Il convenait de dresser un état des lieux, essentiellement en Europe. Il était assez naturel de confier à deux enseignants-chercheurs de sciences religieuses le soin d'organiser cette rencontre. Membres de la section des sciences religieuses, à l'École Pratique des Hautes Études (Sorbonne), ils ont fait appel à d'autres chercheurs ayant des liens directs ou indirects avec cette institution qui a pour mission l'étude scientifique des phénomènes religieux. Les travaux qui suivent reflètent les traits qui caractérisent, depuis ses origines (1868 1), l'École pratique des hautes études: souci des sources documentaires (textes ou enquêtes), objectivité scientifique, passage de l'exemple au concept. Le respect rigoureux de ces exigences, commun à toute démarche universitaire, est encore plus nécessaire quand il s'agit de religions, dont il faut analyser les contenus et les pratiques tout en respectant les convictions des fidèles. Nous traversons une période de mutations rapides et apparemment désordonnées, dont il est bien difficile de fixer, par un «instantané», les caractères et l'identité. Les phénomènes religieux, en effet, paraissent en mouvement, et il n'est guère possible de saisir des permanences. Nous devons constater que cet «état des lieux» peut difficilement être établi, sinon comme un «arrêt sur image» dans une pellicule cinématographique. À cet effet, les maîtres d'œuvre ont demandé à huit spécialistes d'intervenir pour établir des balises de position plus qu'une cartographie précise de leur territoire. Il appartenait à Philippe Portier, Bérengère Massignon et Micheline Milot de présenter le statut du «fait religieux»- et l'identité laïque- en France, dans les institutions européennes et au Canada (Québec). Le paysage religieux a ensuite été exploré par des études précises et pertinentes : le catholicisme par la recomposition des sociabilités paroissiales (Olivier Bobineau), le protestantisme par la vitalité des églises évangéliques (Sébastien Fath), l'islam par le rapport du fondamentalisme à la loi islamique (Mohammed Hocine Benkheira), l'hindouisme par son expansion missionnaire en Europe (Véronique Altglas), le bouddhisme par l'exemple du mouvement Soka Gakkaï (Louis Hourmant). Les limites de cette journée d'études n'ont malheureusement pas permis d'aborder le judaïsme dont les évolutions contemporaines sont excellemment analysées par de nombreux auteurs, en particulier, à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, par Esther Benbassa.

1 La

section des sciences religieuses a été créée comme «cinquième section>> de l'EPHE en

1886.

VII

Introduction Les «mutations» relevées semblent être de deux ordres, 1'un relatif aux sociétés et l'autre dans les mouvements religieux eux-mêmes. L'indépendance que les États ont acquise à 1'égard du religieux se double d'une prise en compte nouvelle du rôle d'acteur social que les groupes religieux tiennent désormais dans la société. Les conséquences sont importantes dans les régimes de séparation entre le religieux et le «politique», comme en France, avec le franchissement de nouveaux «seuils de laïcité» et de nouveaux modèles de «gouvernance», où les communautés acquièrent dans les collectivités locales une influence que 1' administration centrale ne leur avait jamais accordée. Les règles européennes sont encore expérimentales (ce que montre l'enquête très fouillée de Bérengère Massignon), mais il convient de rappeler, comme le fait Philippe Portier, que le traité d'Amsterdam, signé en 1997 par les chefs d'État, tout en respectant le statut des Églises selon le droit national chez chacun des États-membres, confère au Conseil des Ministres le droit de sanctionner toute forme de discrimination en raison de la religion ou de la croyance (art. 6A). A cette évolution de l'appréciation par les États du rôle des Églises (et des religions en général), une fermentation, qui n'est pas exempte de confusion, répond dans les Églises. On a beaucoup parlé du «communitarisme», phénomène social de grande envergure qui concerne aussi les groupes religieux. Il reste que la nature particulière de ces groupes, avec leurs références transcendantales, transforme le sursaut identitaire en le justifiant en termes d' »orthodoxie». Tout se passe comme si, après des décennies où les pratiques semblaient s'unifier dans le consensus social d'un humanisme diffus , le doctrinal reprenait le dessus, pour affirmer sa prééminence. Avec tous les risques de recomposition du passé que cela implique, les religions connaissent une nostalgie au sens étymologique, la maladie du retour (nostos, en grec), du retour aux origines, qu'il s'agisse de la pureté de l'Évangile, des Compagnons du Prophète (salafiyya) ou de 1'enseignement du Bouddha fondamental, le moine Nichiren pour la Soka Gakkaï. Cette néo-orthodoxie s'accommode des acquis de la modernité et utilise les techniques les plus contemporaines pour accroître son audience et diffuser son message. Car le caractère missionnaire des religions est plus que jamais affirmé, comme «réveillé» par la mondialisation: «nouvelle évangélisation» de Jean-Paul II, élan missionnaire des protestantismes évangéliques, activité de conversion de l'hindouisme en Occident. Les religions se diffusent dans un militantisme qui n'est plus l'application de leurs préceptes aux domaines socio-économiques, mais qui répond au souci d'un salut individuel. Le repli de l'État laisse s'engouffrer les activismes religieux, l'essoufflement d'une militance anti-cléricale donne le champ libre à des représentations religieuses fortes (Jean-Paul Il, «Man of the Year» pour Time Magazine, en 1994). L'Europe religieuse n'offre pas encore de contours nets, mais les formes qui s'organisent laissent entrevoir un dynamisme d'entraînement entre Églises et sociétés, tout en n'épargnant pas de nouveaux affrontements entre des mouvements compétitifs. Ange ou bête? Le nouveau visage de l'Europe plurireligieuse n'est pas encore tracé.

Jean-Robert ARMOGATHE Directeur d'études pour l'histoire des idées religieuses et scientifiques dans l'Europe moderne, École Pratique des Hautes Etudes (Sciences religieuses), Sorbonne

VIII

DE LA SÉPARATION À LA RECONNAISSANCE. L'ÉVOLUTION DU RÉGIME FRANÇAIS DE LAÏCITÉ Philippe PORTIER Professeur de science politique à l'Université Rennes I

Dans son acception la plus générale, la laïcité désigne un état de société dans lequel la politique échappe à l'emprise législatrice du religieux. Sans exclure la croyance, elle refuse que celle-ci puisse déterminer par avance les règles formelles de la vie en commun. Comme le dit Marcel Gauchet, «dans le système laïque, l'ordre institutionnel est le résultat de la délibération et de la volonté des citoyens( ... ). Il n'est pas soumis à des fins religieuses. Il est conçu, au contraire, de manière à autoriser la coexistence d'une pluralité de fins légitimes» 2 . Ce modèle prend corps à partir du basculement culturel qu'introduit la Révolution de 1789. Fruit d'un processus où se mêlent les apports de la philosophie moderneMachiavel, Hobbes, Rousseau- et les revendications d'une bourgeoisie en quête d'autonomie, ce basculement se signale par une triple rupture 3 . Rupture, d'abord, dans la conception de 1'homme. La philosophie chrétienne, sur laquelle s'appuie l'Ancien Régime, relie le sujet à la transcendance: l'homme est une «créature» en situation de dépendance vis-à-vis de l'Etre qui l'a portée à l'existence. Sa liberté, du coup, s'inscrit dans un ordre finalisé : elle tient dans le fait de s'ordonner aux devoirs que Dieu lui impose. La civilisation nouvelle abolit cette téléologie. Tandis que la physique cartésienne désubstantialise la nature, le sujet s'affirme dans sa raison souveraine. Il devient, selon la formule de Hobbes, «un Dieu pour lui-même»: doté, du droit de propriété à la liberté de conscience, de toute une collection de facultés subjectives que n'équilibre plus aucune obligation substantielle, il se voit reconnaître le pouvoir de construire à son gré les cadres de son séjour terrestre. Emerge corrélativement une figure inédite de l'Etat. En appui sur l'épître aux Romains, l'ordre traditionnel renvoie l'institution politique à son origine divine et, de là, lui intime de se mettre au service de la perfection, déterminée par le droit naturel et religieux, de ses assujettis. Rien de cela ne subsiste dans la société moderne. Procédant de la décision des hommes, du contrat qu'ils concluent librement les uns avec les autres, l'Etat se détache ici de la norme théologique. Rendu à son immanence, il reçoit mission simplement d'assurer,

2 M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 15. 3 L'analyse qui suit n'entend nullement défendre l'idée suivant laquelle la théorie moderne serait née ex nihilo. Le« basculement>> dont il est ici question prend corps sur le fondement d'un héritage chrétien -largement retravaillé évidemment- qui a permis de penser la distinction des règnes et la dignité de la personne. Comme le dit Emile Poulat, «il est le fruit d'une histoire propre à 1' Occident. Né d'une rupture avec la vision chrétienne de la société, il n'est pas quelque chose d'exogène à la chrétienté, mais l'un de ses produits de dissociation>>, Liberté, laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris, Cujas-Cerf, 1988, p. 68.

L'évolution du régime français de laïcité sur le territoire qu'il gouverne, la paisible coexistence des libertés en acte. Reste l'Eglise. Elle était, hier encore, l'«épine dorsale de la civilisation» (Emile Poulat): elle éduquait les peuples, intronisait les princes et, au nom de la vérité, malgré les réticences parfois d'un roi qui se voulait «empereur en son royaume», certifiait la validité des normes socio-juridiques. Dans le système issu de 1789, son action se privatise. On peut bien l'enrôler, ici ou là, au service de la constitution de l'éthique commune de la société, elle n'est plus au fond que la productrice, parmi d'autres, d'une opinion discutable, que l'Etat, dans sa souveraineté, peut fort bien méconnaîtré. Quelle forme juridique donner à cette laïcité culturelle? Contrairement à ce qui s'est passé ailleurs en Europe, dans les pays protestants notamment, l'élision de la centralité chrétienne ne s'est pas faite en France dans le maintien de l'union de l'Eglise et de 1'Etat. L'hégémonie d'un catholicisme allié aux forces de la Restauration, 1' influence des Lumières, plus agressives à Paris qu'à Londres ou Copenhague5 , ont conduit les partisans de la modernité à donner à leur politique concrète un tour moins consensuel: c'est par la dissociation des deux instances qu'ils ont réglé l'affaire. La grande Séparation n'intervient cependant qu'en 1905, par la loi du 9 décembre. Avant elle, le projet de rendre le sujet à son autonomie avait donné lieu à deux autres systèmes d' organisation6. Les années 1789-1801 sont celles des refondations révolutionnaires. On affirme, d'un côté, la liberté de conscience: «Nul, décrète 1' article X de la Déclaration des droits de 1'homme et du citoyen, ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses». Cette stipulation matricielle ouvre sur des dispositions concrètes. En 1791, le gouvernement abolit le délit de blasphème, et reconnaît explicitement la liberté de culte. En 1792, il instaure, avec le mariage civil, la possibilité du divorce. D'un autre côté, le pouvoir- au moins jusqu'à la Séparation à laquelle procède le Directoire en 1795 -ne rompt pas tout lien avec le religieux : il s'attache même, par la Constitution civile du clergé, à susciter une Eglise républicaine qu'il reconnaît et subventionne. Cette situation ne dure pas. Les résistances, qui s'expriment en chouanneries, du peuple chrétien conduisent Napoléon Bonaparte à stabiliser la situation. S'ouvre le temps des arrangements concordataires. En 1801, le Premier consul conclut un traité avec Rome, auquel il ajoute unilatéralement en 1802 une liste d'« articles organiques». Le catholicisme romain est réintégré dans l'espace étatique: «religion de la majorité des Français» selon la formule du Concordat, il est derechef financé par la puissance publique et autorisé, dans le primaire surtout mais aussi dans le secondaire, à intervenir dans le système scolaire. Il n'y a rien là cependant qui signale un retour à l'ordre ancien. L'Etat reconnaît de même la religion protestante (sous ses espèces réformée et luthérienne) et, à partir de 1808, la religion juive. Surtout, tout en admettant la nécessité d'asseoir la morale sur un socle religieux, il n'abdique pas sa souveraineté politique: loin de toute dépendance vis-à-vis de la loi divine, le droit qu'il élabore ne trouve

4 Sur tous ces points, voir, par exemple, P. Manent, Naissances de la politique moderne, Paris, Payot, 1977; J.F. Spitz, La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF, 1996. 5 La virulence du conflit Eglise/Etat en France (et plus globalement dans les pays du sud de l'Europe) trouve des éléments d'explication en ce sens dans R. Rémond, Religion et société en Europe, Paris, Seuil, 1998. 6 Sur l'histoire des régimes français de relations Eglises/Etat, J. Baubérot, La laïcité, quel héritage de 1789 à nos jours?, Genève, Labor et Fides, 1990; 1d., Histoire de la lai"cité française, Paris, PUF, 2000.

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L'évolution du régime français de laïcité son principe, comme le veut le Code civil, que dans «la seule raison naturelle» 7 • La fin du XIXè siècle voit se défaire ce schéma de la relation Eglises/Etat. On entre alors dans 1'ère des séparations républicaines. La génération qui accède aux affaires dans les années 1880 tient que le système concordataire a trahi ses ambitions initiales. On escomptait que l'Etat ferait de l'Eglise l'un des instruments de son projet de rationalisation politique. C'est l'inverse, dit-elle, qui est advenu: profitant de son insertion dans le dispositif du pouvoir, le catholicisme a progressivement asservi la société française à son «intransigeance», et contribué hélas à l'effacement des acquis de 17898 . Marqués par le positivisme, les républicains relèvent en outre, que, contrairement à ce que prétendaient Bonaparte et son conseiller Portalis, l'éthique collective n'a nul besoin, pour se constituer, du secours de la religion: on peut la fonder de manière plus rationnelle, et dans le respect de la conscience du sujet, sur les ressources simplement du «sens commun». De cette réflexion surgit un programme: puisque l'union de l'Eglise et de l'Etat emporte des effets liberticides, il n'est, pour accomplir l'émancipation promise, que d'exclure totalement, et déjïnitivement, les communautés de croyances de la sphère publique. Comme on sait, il reviendra aux textes- essentiellement scolaires des années 1880, et à la loi de 1905, d'affirmer cette rupture. Ce modèle «séparatiste» est-il demeuré inchangé à travers les décennies qui viennent de s'écouler? Portée sur le devant de la scène intellectuelle à la faveur de 1' affaire du «foulard islamique», la question a suscité récemment deux grands types de réponses. Certains auteurs ont défendu la thèse du changement. En dépit d'une déclaration d'attachement, sans cesse réaffirmée, aux lois de la Illè République, le système français aurait subi, depuis quelques années, une modification en profondeur de ses règles de fonctionnement. En adjoignant au corpus juris initial de nouvelles dispositions législatives et réglementaires, en le soumettant de surcroît à ses interprétations prétoriennes, l'Etat aurait congédié peu à peu les axiomes de verticalité et d'universalité qui le caractérisaient hier encore pour 1' ouvrir à la dimension de la pluralité : on serait passé de la sorte d'une «laïcité-séparation» à une «laïcité-bienveillance»9 . D'autres commentateurs ont insisté, à l'inverse, sur la permanence. Des hommes d'Eglise sont allés en ce sens parfois, Mgr Lustiger notamment déclarant, peu après son installation à la tête du diocèse de Paris, que notre laïcité, «l'une des plus radicales au monde», demeurait, comme aux premiers temps, «frileuse», «exclusive», rétractée sur une conception jacobine du vivre-ensemble. Des sociologues leur ont fait écho, tel Alain Touraine

7 On se souvient de l'appréciation d'A. Dansette sur le système concordataire : «Sous le Concordat, écrit-il, la France est en demi-laïcité» (Histoire religieuse de la France contemporaine, Paris, Flammarion, 1951, t. 2, p. 15). L'analyse croise celle de J. Baubérot qui distingue, quant à lui, «deux seuils de laïcisation»: le Concordat détermine le passage du «premier seuil», la loi de 1905, celui du «deuxième seuil» (Ibid.). 8 Ce jugement n'est pas dépourvu de réalité. Les régimes qui succèdent au Premier Empire accordent des prérogatives de plus en plus larges à l'Eglise (voir, pour ce qui touche à l'enseignement, les lois Guizot de 1833 et surtout Falloux de 1850). Le fait est d'autant plus inquiétant que le catholicisme, bien loin de se libéraliser, s'enferme alors, comme le montrent la promulgation deMirari vos en 1832 ou du Syllabus en 1864, dans une posture d'opposition radicale à la modernité. L'affaire Dreyfus, qui voit une grande partie de la catholicité française «préférer l'ordre à la justice>>, renforcera d'ailleurs les Républicains dans leur analyse. 9 Selon l'expression de M. Barbier, >, Princeton University Press, 1994 (trad. française in Multiculturalisme: différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994). 12 Selon le titre de l'ouvrage de J.P. Machelon, La République contre les libertés? Les restrictions au régime des libertés publiques de 1879 à 1914, Paris, Presses de la FNSP, 1976. 13 Sur cette distinction entre , in J. Baudouin et Ph. Portier (dir.), La laïcité, une valeur 11

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L'évolution du régime français de lai"cité encadrer, disent-ils, par des dispositifs lourds de contention. La loi du 1er juillet 1901 sur les associations, si libérale par ailleurs, relève de cette logique du «combat» : prolongeant des textes antérieurs (comme celui qui, en 1880, prononce la dissolution de la Compagnie de Jésus), elle soumet les congrégations religieuses à autorisation étatique, ce qui se traduit très vite par la mise hors-la-loi de la plupart des ordres réguliers et des communautés enseignantes. Le projet de séparation de l'Eglise et de l'Etat, déposé en 1904 par Emile Combes, va dans le même sens, qui prévoit, contre le droit canonique, une organisation départementalisée des Eglises et la reconduction de certaines tutelles gouvernementales héritées de 1'ère concordataire. On ne saurait cependant prendre la partie pour le tout. La Illè République s'affirme globalement, sous l'influence des Ferry et des Jaurès, des Briand et des Pressensé, au nom du «principe de tolérance» 14 : si ellen 'entend pas que l'Eglise puisse commander au pouvoir politique, elle ne souhaite pas non plus que 1'Etat puisse subjuguer 1'institution religieuse. C'est au modèle de Cavour qu'elle se rattache: «L'Eglise libre dans l'Etat libre». L'idée trouve une expression solennelle dès 1' article 1er de la loi du 9 décembre 1905 : «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l'intérêt de l'ordre public». Cette stipulation (qui vient compléter le dispositif mis en place deux décennies plus tôt autour de la liberté de réunion, de la liberté de presse, ou de la liberté syndicale) concerne d'abord les individus : chacun doit pouvoir à son gré croire ou ne pas croire, assister aux offices, suivre la catéchèse, et participer aux manifestations externes de sa communauté de croyances (processions, pèlerinages ... ). Le droit ne se contente pas d'ailleurs de ces principes généraux. Il pose les moyens de leur actualisation. C'est le cas, par exemple, dans la loi du 28 mars 1882 : articulant laïcité de 1'école et liberté de croyance, celleci prévoit que «les écoles primaires publiques devront vaquer, outre le Dimanche, un jour par semaine, afin de permettre aux parents de faire donner à leurs enfants, s'ils le désirent, une instruction religieuse en dehors des édifices scolaires». C'est le cas aussi dans la loi du 9 décembre 1905, qui admet la création d'aumôneries dans les institutions d'Etat dont la clôture ferait obstacle à 1'exercice plénier de la liberté de culte (lycées, hôpitaux, casernes). On ne s'étonne pas dans ces conditions qu'un délit d'entrave à la liberté de croyance soit introduit dans l'existant juridique: en rupture avec la pratique cambiste des «fiches», il est décidé de réprimer «les atteintes, menaces ou voies de fait qui détermineraient un individu à exercer ou à s'abstenir d'exercer un culte » 15 , et les discriminations que pourraient subir les agents de 1'Etat à raison de leur appartenance religieuse. Mais la liberté de culte concerne aussi les communautés. On entend que les Eglises en tant que groupements ne soient limitées ni dans leur fonctionnement, ni dans leur activité. Dans leur fonctionnement. Avec la Séparation, on les voit s'affranchir «des liens pesants comme des chaînes » 16 qu'imposait le système d'aujourd'hui?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 29-49. C'est là un point qu'on a trop peu souligné: le camp républicain n'est pas homogène quant à la position à adopter vis-à-vis de la religion. Les uns autour de Combes, dominants immédiatement après l'affaire Dreyfus, prônent une . 21 Ce souci de préserver la liberté des cultes va si loin que malgré le refus, imposé par Pie X dès 1906, aux évêques français, de constituer des associations cultuelles, malgré également les troubles occasionnés par les «inventaires>>, la loi du 2 janvier 1907 (article 5) prévoit que les édifices affectés à l'exercice du culte continueront d'être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion. Précisons qu'un accord sera trouvé entre l'Eglise et l'Etat en 1923 sur la question des cultuelles: «diocésaines>>, elles seront présidées de droit par l'évêque, ce qui préserve, conformément au vœu de Rome, le caractère hiérarchique de 1'Eglise. 22 Cette jurisprudence libérale ne vaut pas simplement pour ce qui a trait à l'organisation de processions ou aux sonneries de cloches. Elle s'exprime aussi sur toutes les questions relevant de l'ordre interne des Eglises où l'on voit le juge démontrer un grand respect de leurs dispositifs propres de décision (Voir, parmi tant d'autres arrêts, CE, 8 février 1908, Abbé Déliard, rec. CE, p. 128).

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L'évolution du régime français de laïCité leur conférant de ce fait, malgré maintes restrictions «juridictionnalistes », une place d'influence au cœur du dispositif étatique. C'est le cas, on l'adit, sous l'Ancien Régime. L'Eglise catholique est religion d'Etat: elle sacre les princes, informe les lois, tient l'éducation et l'état civil. C'est le cas aussi, mais dans un cadre philosophique moderne, dans l'ordre concordataire. L'Etat est souverain sans doute, et admet la pluralité religieuse. Il persiste cependant, considérant que l'éthique commune de la société ne peut se constituer sur l'assise d'une «morale indépendante», à reconnaître et à salarier quatre cultes, qu'elle associe de surcroît à l'enseignement public. La législation républicaine, celle des années 1880, celle surtout de 1905, met fin à ce système de publicisation de la croyance23 . On le perçoit à trois niveaux. D'abord, on ôte à la religion la reconnaissance officielle dont elle bénéficiait. La loi du 9 décembre stipule dans son article 2 que «la République ne reconnaît aucun culte». Négativement, ce «déclassement» amène à supprimer le service public des cultes et le ministère plénier qui le coiffait. Ne subsistera plus désormais, pour suivre notamment les affaires d'Alsace-Moselle, qu'un simple bureau des cultes intégré au ministère de l'Intérieur. Ajoutons cette incidence plus symbolique: les clercs avaient, dans les systèmes précédents, une place établie dans le protocole de l'Etat; ils se voient dépossédés, dans l'ordre nouveau, de leurs droits aux honneurs et préséances. Positivement, la loi entraîne les communautés de croyances à s'organiser indépendamment de l'Etat, sur le fondement exclusif de statuts de droit privé (qu'il s'agisse de celui des associations ordinaires réglementées par la loi de 1901, ou de celui des associations cultuelles prévues par celle de 1905). Second élément: avec la reconnaissance disparaît de même le subvcntionnement. Dans son article 2 encore, la loi de Séparation précise que «la République ne subventionne, ni ne salarie aucun culte». Ce principe d'abstention financière se traduit par l'élimination du budget de l'Etat et des collectivités territoriales des dépenses relatives à 1'exercice des cultes et interdit, pour l'avenir, d'en inscrire de nouvelles. Il affecte aussi le personnel ecclésiastique. Dans le droit concordataire, assimilés à des fonctionnaires, les prêtres, les pasteurs, les rabbins des «cultes reconnus» recevaient un traitement de 1'Etat. Ils en seront privés dorénavant. Des exceptions interviennent cependant, qui ne remettent nullement en cause le principe. Les interventions ponctuelles des ministres du culte lors d'offices demandés par les autorités publiques peuvent donner lieu à rémunération, comme d'ailleurs les fonctions d'aumôniers dans les établissements fermés. Pareillement, il est admis que l'Etat, les départements, les communes puissent prendre en charge les frais d'entretien et de réparation des édifices cultuels dont ils sont propriétaires (loi du 13 avril 1908), c'est-à-dire grosso modo de la plupart des Eglises construites avant 1906. Troisième indice: le gouvernement s'attache à restreindre l'influence publique de la croyance. On le voit par exemple dans la sphère de la famille : en 1884, dans le même temps qu'elle abolit les prières publiques dans les églises et les temples lors de 1'ouverture des sessions parlementaires, la République 23 Une remarque lexicale : la loi de 1905 évoque dans son article 1er la «liberté de conscience» et la ; elle n'emploie pas l'expression de «liberté de religion>>. C'est là sans nul doute un indice supplémentaire de la volonté du législateur de placer la religion en dehors de la sphère publique. Voir, sur ce point, E. Ponlat, Liberté, laïcité, op. cit., p. 40. Précisons que lorsque nous évoquons la «privatisation du religieux>>, nous ne prétendons nullement que l'Etat ait voulu enfermer la foi dans le seul espace cultuel ou domestique. On l'a dit: les confessions peuvent créer des associations sportives, culturelles, sociales, des maisons d'édition, des journaux, etc. Nous voulons dire simplement qu'elles sont exclues désormais de la sphère étatique, que nous appelons aussi .

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L'évolution du régime français de laïcité rétablit, par la loi Naquet, la possibilité du divorce, prohibé depuis la Restauration. Creuset de la nouvelle citoyenneté, l'école se soustrait de même à la présence du religieux. Une circulaire de 1882 demande l'enlèvement de tout signe religieux des salles de classe (cette obligation étant étendue bientôt à tous les lieux publics), tandis que la loi Go blet de 1886 dispose, dans son article 17, que « 1'enseignement dans les établissements publics doit être exclusivement réservé à un personnel laïque». La mort elle-même fait l'objet d'un processus de sécularisation: le décret du 23 prairial an XII organisait les cimetières selon une géographie confessionnelle, et faisait obligation aux familles de déclarer l'appartenance religieuse des défunts. Ce régime est aboli, purement et simplement, par la loi du 14 novembre 1881 qui interdit, en la matière, toute discrimination. Reste le principe de transcendance du politique. On oppose souvent aujourd'hui deux grands modèles d'organisation du lien social. Le modèle «communautariste» juxtapose en son sein des groupes aux cultures différentes. L'Etat ici ne cherche nullement à réduire la pluralité constitutive de la nation : il se satisfait, sans altérer leur personnalité de base, d'assurer la convivance pacifique des communautés qu'elle rassemble. Le modèle «universaliste» ne veut connaître que les individus, libres de toute attache et rationnels. Le gouvernement, du coup, voit sa fonction se modifier: on lui donne mission d'extraire les individus de leurs cercles d'appartenance, et de les hisser au niveau de la généralité publique. Comme l'écrit Alain Touraine, «la nation se définit, dans ce schéma, par la création de l'espace unifié de la citoyenneté au-dessus de la diversité sociale et culturelle »24 . La laïcité originelle s'inscrit sans conteste dans le cadre du second modèle. Elle place l'Etat en situation de surplomb par rapport à la société civile : son rôle est de produire, par dépassement des identités acquises (ethniques, régionales, confessionnelles ... ), un ordre d'existence conforme aux requêtes de la raison universelle. Grand inspirateur du Parti républicain, le philosophe kantien Charles Renouvier décrivait ainsi, dans les années 1870, cette visée englobante: «L'Etat est le foyer de 1'unité morale de la collectivité; il a charge d'âmes aussi bien que les Eglises, mais à un titre plus universel» 25 . Cette intention s'exprime d'abord dans une certaine figure de la gouvemementalité. Tranchant avec la «tradition britannique du pluralisme social »26 , la Illè République ne fait point place, dans son système décisionnel, aux corps intermédiaires: elle considère, avec Rousseau, que les ordres, les classes, les groupes particuliers dissocient le sujet du corps citoyen et font barrage, de ce fait, à l'affirmation de sa liberté. L'organisation politique se fonde donc sur un «principe autocentré et hiérarchique »27 , où la loi exprime seule l'intérêt général: les normes juridiques s'imposent d'en haut, sans négociation ni partenariat avec les «forces vives de la nation». Cette suréminence de l'Etat s'accompagne, d'ailleurs, d'une suréminence de l'élu. Tout est fait alors- dans le jour choisi (le Dimanche), le lieu (la mairie ou, à défaut, l'école publique), la conduite imposée (l'électeur doit se comporter dans le bureau de vote, avec «respect» et «réserve»)- pour donner au vote une signi-

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A. Touraine, op. cit., p. 278-279. Ch. Renouvier, «D'où vient l'impuissance actuelle de la pensée laïque?», Critique philosophique, 1876, t. 2, p. 100. 26 Sur l'opposition du modèle français et du modèle anglo-saxon, voir D. Schnapper, La démocratie providentielle, Essai sur l'égalité contemporaine, Paris, Gallimard, 2002, p. 28 sq. 27 Ibid. 25

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L'évolution du régime français de laïcité fication sacrale, par quoi le gouvernant se voit, comme dans les communautés religieuses, placé d'emblée à distance de ses mandants 28 . A ce schéma légicentriste s'ajoute une certaine figure de la socialisation. Il revient à 1' école d'Etat d'arracher les êtres au «pôle concret» de leur existence pour les promouvoir, loin de leurs intérêts privés, loin de leurs superstitions ancestrales, dans la sphère de la rationalité abstraite 29 . On sait les modalités de ce programme d'universalisation des consciences. Retrouvant la politique d'un Grégoire et d'un Barrère, 1' école impose, en premier lieu, une commune façon de s'exprimer. La République célèbre certes les «petites patries», et valorise, comme propédeutique au sentiment d'appartenance nationale, le sentiment d' appartenance locale30 . Cela ne l'empêche pas cependant de substituer aux parlers régionaux, qu'elle relègue dans la sphère privée, la langue française sans laquelle ne pourrait naître, pense-t-on, une véritable communauté délibérative. Elle impose également une commune façon de se définir. Les discours catholiques décrivent le monde social comme une totalité organique et hiérarchisée, et ramènent les sujets à leur statut de créature de Dieu. Les manuels républicains présentent l'organisation politique, quant à eux, comme une construction artificielle où se déploient, portés seulement par leur conscience subjective, des individus souverains. Ils y adjoignent une conception progressiste de l'histoire, qui prend le contre-pied de celle défendue par l'institution romaine : 1'Ancien Régime, si l'on met à part 1' apport de certains grands centralisateurs, symbolise, de leur point de vue, le temps de la négativité; la Révolution de 1789 annonce, au contraire, celui de la civilisation. S'indique enfin une nouvelle façon de sc conduire. L'époque précédente connaissait dans les programmes scolaires des cours d'« instruction morale et religieuse» : on considérait que la morale ne pouvait se séparer de la loi religieuse. L'école de la République les remplace en 1882 par des cours d'« instruction morale et civique»: si les règles envers soi-même, envers autrui, envers la patrie ne sont pas moins exigeantes que dans la civilisation catholique, elles trouvent leur fondement dorénavant dans la seule raison naturelle. Le maintien, jusqu'en 1923, d'un chapitre consacré aux «devoirs envers Dieu» ne doit pas surprendre: c'est au Dieu des philosophes bien sûr, au Dieu des Lumières, non au Dieu de la Révélation, que l'expression se rapporte. Cette thématique de l'Etat recteur n'est-elle pas en contradiction avec celle, précédemment rencontrée, de la liberté de conscience? Nullement. Elles dessinent ensemble un modèle spécifique de gestion de la diversité, articulé sur le «principe de la distinction du privé et du public » 31 . Dans sa formule primitive, la laïcité française réserve à la sphère privée d'être le lieu d'expression de l'appartenance religieuse (ou régionale ou ethnique): grâce aux libertés publiques (d'opinion, de réunion, d'association),

28 Voir sur ce point, l'article d'Y. Delaye, «L'acte électoral» et, pour prendre la mesure de l'appropriation par le rituel républicain du rituel catholique, celui de Ph. Portier, «Le vote dans 1'Eglise et les communautés monastiques>>, in P. Perrineau et D. Reynié, Dictionnaire du vote, Paris, PUF, 2002. 29 Pour une analyse du rôle de l'école publique dans le dispositif républicain, M. Ozouf, L'école, l'Eglise et la République, 1879-1914, Paris, A. Colin, 1993; voir aussi, dans une perspective plus philosophique, J. Muglioni, «La République et l'Ecole>>, Philosophie politique, n° 4, novembre 1993, p. 73-87. 30 J.F. Chanet, L'Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996. 31 D. Schnapper, op. cit., p. 177-178.

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L'évolution du régime français de laïcité chacun peut témoigner là, pourvu qu'il ne porte pas atteinte à la liberté d'autrui, de ses attachements primordiaux. La sphère publique constitue, quant à elle, un «monde commun», placé à l'abri de la particularité. Ce ne sont pas des «êtres situés» qu'elle assemble, dans la dépendance encore de leurs collectivités d'origine, mais des citoyens élevés par l'Etat au partage d'une même langue, d'une même morale, d'une même raison universelles. On aurait tort cependant de voir dans ce modèle de la séparation le présent de la situation française : ces dernières décennies l'ont vu s'effriter dans des conditions qu'il s'agit maintenant d'examiner. FRACTURES

Avec les années 1960 et surtout 1970, la laïcité républicaine se trouve prise en défaut de plausibilité. «En panne» 32 selon l'expression de Danièle Hervieu-Léger, elle ne semble plus en mesure d'organiser valablement la relation Eglises/Etat. Plusieurs facteurs ont joué dans ce processus de fragilisation de notre «régime civique». On doit faire sa part, en premier lieu, à la réorganisation du commandement politique. Sous la Illème République, l'ordre institutionnel se caractérise par deux traits essentiels. D'abord, on vient de le voir, il isole la sphère publique de la société civile. Relevant de la particularité, les communautés intermédiaires sont écartées de toute participation à l'élaboration de la règle collective, comme d'ailleurs à la construction de l'éthique commune. C'est à l'Etat central seul qu'est attribuée ici la puissance normative. Ensuite, il soustrait la sphère privée à l'intervention publique. S'il a mission de faire accéder les êtres à l'universel, le gouvernement ne peut en aucun cas investir leur espace personnel, ni en les accablant d'interdits, ni même du reste en les soutenant par ses subventions. Parce qu'il en va de la liberté, la loi doit demeurer générale, et assurer simplement la régularité des conduites. Appliqué à la relation Eglises/Etat, ce modèle débouche sur la séparation qu'on a décrite: l'Etat ne saurait subir les influences des Eglises, ni les Eglises les immixtions de l'Etat. Or, ces dernières décennies nous ont confrontés à l'abandon de ce régime de l'action publique. C'est, d'une part, le principe de suréminence de l'Etat qui s'est trouvé contesté. La règle juridique se construit, dès les années 1960, en dehors de ses seuls appareils. Elle prend corps dans des «communautés de politique publique» où collaborent ministres et administrateurs, experts des groupements professionnels et représentants des collectivités territoriales. En amont de ces «po licy communities », on repère en outre des lieux de réflexion, qui informent intellectuellement le système de décision : des «forums» (où des penseurs échangent, par livres et colloques, sur les défis du présent et les voies du futur), des «arènes» aussi (où les acteurs socio-politiques transforment en « référentiels» les réflexions produites dans le cadre des «forums» )33 . Cette intrication des instances témoigne, sinon de l' «évidement» du gouvernement centraP 4 , de sa secondarisation du moins: privé du monopole de la définition de l'intérêt général, il n'est 32

D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999, p. 220. B. Jobert, «La régulation politique: le point de vue d'un politiste», in J. Commaille et B. Jobert (dir.), Les métamorphoses de la régulation politique, Paris, LGDJ, 1998, p. 133 sqq. 34 La thèse de l' «Etat creux» a été défendue notamment par B. Guy Peters, «Managing the hollow State», in K. Eliasen et J. Kooiman (ed.), Managing Public Organisations, London, Sage Publications, 1993. 33

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L'évolution du régime français de laïcité plus qu'un «Co-opérateur» de la loi, dans un processus auquel sont associés de plus en plus étroitement, par diverses formules contractuelles, toutes les institutions de la société civile35 . C'est, d'autre part, le principe d'abstention de l'Etat qui a été attaqué. On considère donc au XIXè siècle quel 'immixtion du pouvoir politique dans la sphère privée constitue une insupportable atteinte à l'autonomie du sujet. L'abolition en 1880 du repos dominical obligatoire trouve là d'ailleurs une partie de ses raisons: elle n'est pas l'indice simplement d'une volonté de «déchristianiser» la temporalité; elle témoigne du souci, également, de laisser la relation sociale à la décision souveraine des êtres. Or, à partir des années 1930, et plus encore de la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette conception «formelle» s'efface. L'idée s'affirme, sous l'effet des revendications du mouvement ouvrier, sous l'effet aussi des élaborations solidaristes et catholiques, que la liberté ne répond à son concept que lorsqu'elle se leste d'un contenu concret. La puissance publique, du coup, devient «providence»: on la voit accorder son soutien financier à des activités (dans les domaines économique, social, sanitaire, culturel, sportif... ) qui ne relevaient jusqu'alors que de la seule initiative des acteurs privés. Ce modèle inédit de régulation pouvait-il laisser indemne la séparation des Eglises et de l'Etat? La réponse se donne d'évidence. Les professions, les syndicats, les associations accédaient à la délibération et à la subvention publiques. Il aurait été contraire à la loi de l'égalité de tenir les communautés de croyances, composantes elles aussi de la société civile, à l'écart de cette tendance générale. La laïcité traditionnelle a été fragilisée, en second lieu, par le surgissement de la revendication identitaire36 . Le droit français des religions s'est constitué en prenant appui sur une conception volontiers abstraite, ou désincarnée, de la citoyenneté: si l'on presse le sujet d'entrer sur la scène collective, c'est en lui intimant de se dessaisir de ses particularités régionales, culturelles ou religieuses. Le débat public ne doit rassembler que des êtres de raison, arrachés à l'emprise de leurs communautés primordiales. Or, ce mode de compréhension du lien politique s'est trouvé profondément questionné au cours des dernières décennies. Contre l'ancienne règle qui dissociait le civique et le singulier, on s'est pris à penser que l'espace public devait se constituer désormais sur le fondement de l'admission des identités privées. Ce discours de la «reconnaissance» s'est exprimé à travers deux canaux principaux. Il est venu, d'une part, des populations immigrées. Avec les Trente Glorieuses, on a assisté à l'implantation, sur le territoire français, de groupes nouveaux d'origine majoritairement maghrébine. C'est à la faveur de ce mouvement d'ailleurs que l'islam est devenu aujourd'hui, avec quatre millions de fidèles, la deuxième religion pratiquée en France. Dans un premier temps, les arrivants ne se montrent guère revendicatifs: envisageant de faire «retour au pays» dans un avenir proche, ils acceptent la précarité juridique qui marque leur présence en France. Dans un second temps, à partir des années 1980, l'immigra35 Sur ce modèle d'interaction entre la sphère étatique et la sphère sociale, qui renvoie au paradigme de la «gouvernance», voir, par exemple, J. Commaille et B. Jobert, «La régulation politique: 1'émergence d'un nouveau régime de connaissance>> in Id. (dir.), Les métamorphoses de la régulation politique, op. cit., p. 11-32; voir, dans le même sens, P. Hall, «Pluralisme et groupes de pression», in P. Hall, J. Hayward etH. Machin, L'évolution de la vie politique française, Paris, PUF, 1992. 36 Nous reprenons dans les développements qui suivent certains éléments de notre article, écrit avec J. Baudouin, «La laïcité française. Approche d'une métamorphose», in J. Baudouin et Ph. Portier (dir.), La laïcité, une valeur d'aujourd'hui?, op. cit., p. 15-34.

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L'évolution du régime français de laïcité tion, qui est celle désormais de la «deuxième génération», s'inscrit dans une perspective de sédentarisation et fait valoir, auprès des autorités étatiques, une demande inédite d'égalité. Celle-ci emprunte deux voies successives. Tout d'abord, avec la «marche des Beurs», elle entend favoriser l'accession des migrants à la citoyenneté républicaine: ce qui compte alors, c'est moins la mise en avant d'un particularisme culturel que la lutte contre les discriminations civiles, sociales, et politiques. A la fin des années 1980 se manifeste une autre forme de la revendication collective. Victime d'un chômage de masse contre lequel l'école publique n'a pas su la prémunir, travaillée de surcroît par des mouvements, tels les Tablighs ou l'Union des organisations islamiques de France, fortement identitaires, la population musulmane, sa jeunesse surtout, s'installe, pour une part significative d'elle-même, dans un processus d'«ethnicisation». «Retournant le stigmate en emblème», elle affirme sa «fierté» d'appartenir à l' Umma, et réclame de la puissance publique qu'elle prenne en compte sa singularité culturelle et religieuse37 . L'affaire dite du «foulard islamique», de même que la multiplication des requêtes relatives à la construction de mosquées, illustrent de manière exemplaire ce tournant particulariste38 . Ce dessein de réenracinement s'est trouvé justifié, d'autre part, par certains cercles intellectuels. Dès les années 1960, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard opèrent ainsi, en appui sur la généalogie nietzschéenne, une déconstruction du récit rationaliste. Les Lumières, disent-ils, n'ont nullement apporté la liberté qu'elles promettaient: en voulant imposer à toutes les sociétés la même norme «universelle», elles ont donné le jour, en fait, à des systèmes de surveillance généralisée, et conduit les êtres hélas à abdiquer leur identité première. Doit-on accepter cette dépossession de soi? Évidemment non, répondent ensemble nos philosophes: il faut soutenir toutes les pratiques, toutes les résistances, toutes les luttes qui s'assignent, contre l'uniformité moderne, de refonder les existences sur l'assise de la «différence» et de la «territorialité». Cette idée resurgit dans les années 1980 autour d'Alain Touraine et de Michel Wieviorka. D'un autre point de vue, il est vrai, qui n'est pas celui de la disqualification de l'ordre libéral, mais celui de son perfectionnement. La démocratie, écrivent-ils, fut «politique» au sortir de la Révolution française, «sociale» avec l'invention de 1'Etat-providence; il convient qu'elle devienne «culturelle»: «Il n'est plus possible de se dire démocrate sans accepter l'idée de la société multiculturelle ( ... ).A la conception étatique de la nation doit être substituée une conception sociale et culturelle»39 . Cette postulation, qu'inspire la philosophie communautarienne anglo-saxonne4°, se soutient de deux arguments-clés. Le premier est clairement ontologique. La philosophie jacobine défend une idée abstraite de l'huma-

37 Sur cette évolution, G. Kepel, Les banlieues de l'Islam. Naissance d'une religion en France, Paris, Seuil, 1987; R. Leveau et G. Kepel (dir.), Les musulmans dans la société française, Paris, Presses de la FNSP, 1998. 38 D'autres indices plaident en ce sens comme la constitution trop peu remarquée d'un syndicat des étudiants musulmans de France, très proche de l'UOIF, qui présente, non sans succès dans les zones à forte concentration immigrée, des candidats aux diverses élections universitaires. La période du Ramadan est également, depuis quelques années, une période d'affirmation inédite de foi dans l'espace scolaire. Sur ce dernier point, G. Brenner (dir.), Les territoires perdus de la République, Paris, Les mille et une nuits, 2002. 39 A. Touraine, op. cit., p. 278. Dans le même sens, M. Wieviorka, La différence, Paris, Balland, 2000. 40 Nos auteurs s'appuient en particulier sur les travaux de Michaël Walzer, Charles Taylor, Will Kymlicka.

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L'évolution du régime français de lai"cité nité: elle voit dans la particularité une entrave à l'émancipation, dont il faut à toute force se déprendre. Or, on passe là à côté de la vérité : 1'homme est un être concret qui tient son «authenticité» de 1'histoire et de la culture singulières dont il fait le support de son existence. Voilà qui interdit de souscrire aux politiques de 1'«arrachement» : s'il veut «respecter la dignité» de ses assujettis, le pouvoir ne peut pas ne pas rendre justice, pourvu certes qu'ils en demandent la reconnaissance, à l'identité (ou aux identités) qui les définit41 . L'autre argument est de nature sociologique. Le modèle universaliste est en phase sans doute avec les sociétés homogènes. Est-il capable de structurer le vivre-ensemble d'une cité mosaïque? Sans doute pas. Ouverte à une immigration extra-occidentale, la France mettrait en péril sa cohésion si, demeurant rivée à sa normativité assimilatrice, elle refusait d'admettre dans son espace public la «différence» de ces nouveaux arrivants. Ces discours qui tentent d'articuler l'égalité et la diversité auraient pu ne pas essaimer au-delà des forums où ils ont été énoncés. Il n'en a rien été. Relayés bientôt par les groupements d'éducation populaire comme la Ligue de l'Enseignement, par les mouvements politiques de droite comme de gauche, et même par les grandes religions historiques42 , ils ont contribué à modifier l' ethos général de la population française. L'opinion est attachée encore, parce qu'elle y voit le principe même d'une société pacifiée, au régime de la laïcité. Elle ne l'investit plus cependant des mêmes signifiés que par le passé: soucieuse au premier chef de l'« auto-réalisation personnelle», faisant le partage, de ce fait, entre le moi individuel - 1'«identité ressentie»- et la raison universelle, elle entend que la République ne s'oppose pas à 1'extériorisation des singularités culturelles ou religieuses, pourvu qu'elles soient sincèrement fondées et qu'elles n'attentent pas à la liberté d' autrui43 . Mise en cause par 1'émergence d'une nouvelle figure de la régulation publique, par l'expansion aussi, dans de nombreuses sphères de la société, de l'idéologie différentialiste, la laïcité universaliste s'est trouvée confrontée, en troisième lieu, à la concurrence de la légalité européenne. Or, celle-ci, sans conteste, est bien plus accueillante que celle-là à la publicisation de la croyance. On le voit d'abord au niveau national. Les régimes étrangers d'organisation de la relation Eglises/Etat présentent certes des modalités différentes de fonctionnement. Aucun d'entre eux, cependant, n'entend reléguer le religieux dans l'espace restreint de la privacy. Dans les zones non catholiques de l'Union européenne (Finlande, Danemark, Grèce, Grande-Bretagne) s'est imposé

41 On aura remarqué 1' ambivalence de ce discours qui allie, pour définir 1'identité, traits objectifs et desseins subjectifs: l'individu peut se définir par une «orientation» singulière (culturelle, ethnique, religieuse, sexuelle ... ) qui interdit toute réduction à une norme universelle de comportement; cette définition dépend cependant d'un choix personnel. A. Touraine articule de la sorte exigence communautaire et exigence démocratique. 42 Voir, à ce sujet, les contributions d'Y. Palau (sur la Ligue de l'Enseignement) et K. Talin (sur les évêques de France), dans J. Baudouin et Ph. Portier (dir.), La laïcité, une valeur d'aujourd'hui?, op. cit. D'abord portée par la gauche, l'idéologie multiculturaliste va, dès les années 1980, être reçue par la droite également. Cette formule d'Edouard Balladur, alors Premier ministre, suffit à donner le ton: , in G. Saupin, R. Fabre et M. Launay (dir.), La tolérance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 303-319. 45 Il y a lieu de rappeler ici que les Eglises ont tenté d'influer d'abord, historiquement, sur le Conseil de l'Europe dont les domaines de compétence- les droits de l'homme- leur semblaient plus proches que la Communauté économique européenne de leurs préoccupations. C'est au cours de la décennie 1970 que les Eglises commencent à tisser des liens avec les institutions communautaires. La relation se trouve institutionnalisée par la création en 1989, à 1'initiative de Jacques Delors, d'une cellule de prospection chargée de tenir informées les organisations religieuses des projets en cours et de recueillir leur avis. Le livre blanc de la« gouvernance européenne>>, paru sous la signature de la Commission en juillet 2001, affirme en ce sens que «les

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L'évolution du régime français de laïcité financées par le budget communautaire, elles comprennent dans leur cursus des enseignements religieux. La France pouvait -elle demeurer à part de ce mouvement de reconnaissance? Sans doute pas. Juridiquement d'abord, même si le Traité d'Amsterdam ( 1997) a reconnu, dans une certaine mesure, la légitimité des statuts nationaux 46 , le droit européen, qu'il soit issu de l'Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l'homme, a vocation à informer sur plusieurs points précis (refus des discriminations à raison de la foi professée, liberté d'affirmer publiquement sa différence religieuse ... ) les législations nationales. Politiquement ensuite, on observe qu'il est dans tout processus d'intégration un effet mimétique qui porte l'exception à rejoindre la norme. La sociologie des politiques publiques 1' a rappelé à maintes reprises : « L 'intégration communautaire provoque une sensibilité accrue au regard extérieur qui ne peut que favoriser 1' aplanissement des différences nationales» 47. On ne conclura pas sans évoquer la part prise, dans l'exténuation du modèle traditionnel de régulation de la croyance, par l'évolution récente du catholicisme. Si la laïcité française, comme d'ailleurs la laïcité portugaise ou espagnole au début du siècle, a adopté une formule si séparatiste, c'est sans nul doute parce que l'Etat moderne se trouvait pris ici dans un affrontement avec une Eglise dominante figée dans une profonde nostalgie de 1'ère théologico-politique. Or, la religion s'est, au cours de ces dernières décennies, profondément transformée. Transformation quantitative certes puisqu'elle a perdu, selon les indicateurs de la sociologie des religions (déclarations d'appartenance au catholicisme, taux de pratique dominicale, assistance au catéchisme ... ), une part significative de ses soutiens. Transformation qualitative surtout: on a assisté à ce que Marcel Gauchet appelait récemment, dans un langage très tocquevillien, «une pénétration de 1' esprit démocratique à 1'intérieur même de 1'esprit de foi» 48 . On l'observe au niveau des évêques. Ils ont longtemps dénoncé les «lois sataniques contraires aux droits formels de Dieu» (selon l'expression de 1'Assemblée des cardinaux et archevêques en 1925) des années 1880-1905; on les voit en revanche, en 1945 et encore en 1958, au moment où s'élaborent les constitutions des IVè et Vè Républiques, adhérer à l'idée de laïcité, pour peu qu'elle soit interprétée de manière conciliante. Ils ont depuis lors, tout en dénonçant les aspects parfois trop restrictifs de son régime d'application, constamment tenu le même discours 49 . Cette mutation a

Eglises et communautés religieuses ont une contribution spécifique à apporter au travail communautaire». Pour une analyse de cette relation Eglises/Europe, voir les travaux de J.P. Willaime (par exemple, «Eglises, laïcité et intégration européenne>> in A. Dierkens (dir.), Pluralismes religieux et laïcités dans l'Union européenne, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1994, p. 153-165) et de B. Massignon (par exemple, «Les relations des organismes européens religieux et humanistes avec les institutions de l'Union européenne>> in Commissariat Général au Plan, Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne, Paris, La Documentation française, 2002, p. 29-39). 46 On oublie trop souvent que le Traité d'Amsterdam, s'il précise que «l'Union européenne respecte (... ) le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Eglises ( ... ) dans les Etatsmembres>>, a ouvert au Conseil des Ministres de pouvoir prendre toute mesure contre les discriminations constatées au sein des Etats-membres en matière d'expression religieuse (article 6A). 47 B. Jobert, «La régulation politique: le point de vue d'un politiste>>, in J. Commaille et B. Jobert (dir.), op. cit., p. 144. 48 M. Gauchet, op. cit., p. 95.

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L'évolution du régime français de laïcité affecté les fidèles, également. Relativisant leurs propres croyances, il font prévaloir désormais la voix de leur conscience sur la loi de l'institution, et admettent massivement, rendus aux arguments du libéralisme, l'autonomie du droit positif vis-à-vis de la norme religieuse 50 . Le régime républicain a vu s'effacer de la sorte l'adversaire qui lui donnait sens : parce que 1'Eglise ne le menaçait plus dans ses fondements, il s'est trouvé dans la situation de pouvoir la réintégrer, avec les autres forces religieuses, dans l'espace public, et de lui attribuer même, en rupture avec les dispositions dissociatives antérieures, une fonction de régulation de la société civile. RÉFORMES

Il est sans doute, dans la situation actuelle, des éléments lourds qui incitent à contester la thèse de 1'évolution de la laïcité française. Symboliquement, on peine encore parfois à admettre la part prise par le christianisme dans la constitution de 1'ethos commun de la nation. Le débat autour du préambule de la Charte européenne des droits fondamentaux est, de ce point de vue, significatif: c'est sous la pression du gouvernement français que les Quinze, lors du sommet européen de Nice en 2001, ont accepté de supprimer la référence initialement prévue à« l'héritage culturel humaniste et religieux de l'Europe» pour lui substituer la formule plus neutre de «patrimoine spirituel et moral »51 . Juridiquement, se maintiennent aussi certaines réticences à 1' égard du subventionnement direct des cultes. On l'a vu, il y a peu, à propos des voyages du pape Jean-Paul Il. Les délibérations des collectivités locales qui avaient attribué des financements aux associations en charge de l'organisation de ces déplacements ont été, lorsque les recours étaient présentés dans les formes et les délais, purement et simplement annulées par la juridiction administrative au motif qu'elles allaient à 1' encontre de la loi du 9 décembre 1905 52 . On aurait tort toutefois de voir dans ces restrictions davantage que des rémanences. Tout indique que s'est engendré dans les dernières décennies, sous l'effet des mutations socio-politiques qu'on a signalées, un système inédit de régulation de la croyance. 49 La Conférence des évêques de France déclarait en janvier 2003 que «la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat est tout à fait satisfaisante>>. (Le Monde, 18 janvier 2003). Du côté du Vatican, Mgr Jean-Louis Tauran, secrétaire pour les relations avec les Etats, exprime la même opinion: «On peut légitimement estimer que les principes généraux énoncés dans les deux premiers articles de la loi de 1905 n'offrent plus, en tant que tels, de difficultés pour l'Eglise. Au contraire, ils offrent un cadre dans lequel cette dernière reconnaît pouvoir accomplir sa mission ( ... ),bien que «certains concepts utilisés pour la mise en application de cette loi accusent parfois leur âge>> , J.-L. Tauran, art. cit. p. 125. so Ph. Portier, «Catholiques en politique au XXè siècle. Réflexions autour d'un passage à la modernité>>, Etudes, mai 2000, p. 659 sq. 5! Les choses semblent évoluer cependant. Il apparaît de plus en plus nettement que la Constitution européenne, actuellement en cours d'élaboration, fera mention de l'« héritage religieux de l'Europe>>, même si se trouve encore rejetée, malgré les souhaits de certains États (Espagne, Italie, Irlande, Pologne), la référence explicite au christianisme. 52 Il en va de même pour la présence des crucifix dans les lieux publics. La jurisprudence exige leur décrochage. On a pu également analyser la politique française vis-à-vis du phénomène sectaire comme une rétraction laïciste (en ce sens, N. Luca, «Quelle politique pour les sectes? La spécificité française face à l'Europe occidentale>>, Critique internationale, no 17, octobre 2002).

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L'évolution du régime français de laïcité Celui-ci ne vise pas bien sûr à faire droit derechef à une politique de l'hétéronomie par laquelle l'Etat accepterait de se soumettre à la raison théologique. Son dessein est d'articuler la différence à la démocratie: il vise, en ouvrant la sphère publique à la présence du religieux, à réaménager, selon une logique de la synergie et non plus de l'exclusion, la relation entre l'unité et la pluralité, l'égalité et l'altérité, le public et le privé. Cette «laïcité bienveillante» s'annonce certes dans le texte constitutionnel luimême. La Constitution de 1946 se satisfait de déclarer que «la France est une République laïque»; celle de 1958 reprend la formule, mais ajoute, de manière positive, que «la République respecte toutes les croyances »53 . Elle se constitue surtout à travers toute une série de mesures ponctuelles, et relativement indolores, adoptées par les gouvernements, de gauche autant que de droite d'ailleurs, de la Vè République. On peut ici, sans prétendre à l'exhaustivité, retenir trois terrains où se révèle, de manière exemplaire, cette nouvelle donne. Il y a lieu de s'arrêter, en premier lieu, sur la question du subventionnement des Eglises (et des fonctions extra-cultuelles qu'elles assument). Les années 1920 avaient vu la République prendre quelques mesures adaptatives à ce sujet, permettant notamment de soutenir 1' enseignement technique confessionnel (loi Astier de 1919) et d'aider même à la construction de certains lieux de culte (on peut penser ici à la grande Mosquée de Paris inaugurée en 1926). L'après-Seconde Guerre mondiale signale une mutation d'une autre amplitude. Négativement, on remarque que le régime local d'AlsaceMoselle issu du Concordat napoléonien, encore attaqué en 1924-1925 par le Ministère Herriot, ne fait plus 1'objet d'aucune contestation, lors même qu'il prévoit une prise en charge étatique des cultes reconnus. Positivement, deux éléments méritent d'être soulignés. D'abord, en rupture avec la règle d'abstention posée par la législation scolaire des années 1880, l'Etat accepte désormais de financer l'école confessionnelle. Après les lois Barangé-Marie sous la IVè République, les lois Debré (1959) et Guermeur (1977) marquent une étape décisive à cet égard: faisant droit partiellement à la revendication, portée depuis le début du siècle par les associations catholiques de parents d'élèves, de la «représentation proportionnelle scolaire», elles admettent le principe, et fixent les modalités, d'une couverture publique des frais de personnel et de fonctionnement des établissements d'enseignement général sous contrat. La loi Rocard sur 1' enseignement agricole privé en 1984 et les accords Lang-Cloupet de janvier 1993 sur les conditions de recrutement et de formation des maîtres du privé compléteront bientôt le dispositif. Cette réglementation a ses limites sans doute comme celles touchant au subventionnement, drastiquement restreint par la loi Falloux54 , des charges d'équipement des lycées et collèges. Cela pourtant n'empêche pas l'essentiel: que l'aide publique, outre qu'elle ne fait nullement obstacle à la préservation par les établissements de leur «caractère propre», est considérée aujourd'hui, selon la formule du Conseil constitutionnel, comme > et «hypocrite~·, qui consiste à financer l'édification d'ouvrages via des associations culturelles-« paravents>> de type loi 1901. Ce serait ensuite un moyen de rétablir l'égalité entre les différentes confessions établies en France et d'éviter une immixtion des puissances étrangères sur ce terrain (cas notamment de 1'islam). Sur ce point, Le Monde, 18 janvier 2003. L'Eglise catholique et les mouvements laïques sont, pour l'heure, assez réticents devant cette proposition; les protestants défendent, quant à eux, le principe d'un «toilettage>> de la loi de 1905.

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L'évolution du régime français de laïcité but était, on l'a dit, d'extraire les individus du cercle de leurs appartenances premières pour en faire des citoyens rationnels. Or, la Vè République, à partir du moins des années 1970, répudie (tendanciellement) cet universalisme: l'école devient alors un «lieu de vie», un «espace de l'immanence», ouvert à la logique segmentaire de la différence culturelle et religieuse. Deux éléments au moins en portent témoignage. L'un concerne les comportements. Prolongeant certains textes de l'ère giscardienne, mais en rupture avec plusieurs circulaires de 1' entre-deux guerres 59 , la loi d'orientation sur 1'Education de 1989 -dite aussi loi Jospin- a clairement précisé que les élèves devaient pouvoir manifester librement leurs opinions à l'intérieur des établissements scolaires. La règle n'a pas été sans effets concrets. Elle explique certaines dispositions récentes relatives à l'absentéisme scolaire. La circulaire du 23 septembre 1967 autorisait déjà les agents de la fonction publique à solliciter des autorisations d'absence les jours de fête confessionnelle. Les circulaires du 12 décembre 1989 et du 18 février 1991 ont étendu ce droit aux élèves. Tous les ans, le ministère de l'Education publie au Bulletin Officiel une liste de fêtes religieuses, concernant les arméniens, les bouddhistes, les juifs, les musulmans et les orthodoxes, qui permettent aux intéressés de ne pas assister aux cours. Des autorisations supplémentaires peuvent être accordées en outre dans telle situation spécifique, dès lors que l'absence ne nuit pas à l'organisation générale de l'établissement ni au parcours scolaire de 1'élève 60 . Cette politique d'« accommodement raisonnable »marque aussi la question du port des signes religieux. Après la circulaire Jospin de 1989, elle-même suivie par les circulaires Bayrou de 1993 et 1994, le Conseil d'Etat a été amené à adopter dans ses arrêts, dans la ligne d'ailleurs de son avis du 27 novembre 1989, une position d'ouverture. Tirant toutes les conséquences du principe de «liberté de conscience» rappelé par 1' article 1er de la loi de 1905 et 1' article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, il tient qu'il faut reconnaître aux élèves, sans leur permettre certes de manquer à l'obligation scolaire61 , «le droit d'exprimer et de manifester leurs croyances à l'intérieur de l'école», et leur offrir corrélativement la possibilité de s'orner, à condition que cela se fasse sans prosélytisme ni ostentation, d'emblèmes religieux. Les arrêts Kherouaa du 2 novembre 1992 et Yilmaz du 14 mars 1994 ont fait jurisprudence en ce sens. Ce qui vaut pour les usagers du service public ne vaut pas en revanche pour ses agents. Le droit demeure dans la ligne de Jules Ferry en interdisant aux maîtres de s'abstraire de la «neutralité» qu'impose le respect de la conscience de l'enfant62 . L'autre élément a trait aux enseignements. Si la France, au rebours des autres pays européens, ne considère toujours pas l'instruction religieuse comme matière ordinaire, elle ne 1'exclut plus pour autant de 1' enceinte de l'école. La IIIè République n'avait permis l'installation d'aumôneries que dans les internats des lycées et collèges. Il en allait, disait-on, de l'école comme de toutes les

59 Voir, par exemple, les circulaires du 28 avril 1925, du 12 avril 1934 et du 31 décembre 1936. 60 Voir sur ce point, l'arrêt du Conseil d'Etat du 13 mai 1992, Consistoire central. 61 A cet égard, la juridiction administrative n'accepte nullement qu'on se soustraie systématiquement à des cours spécifiques (biologie, musique, éducation physique par exemple) pour des motifs d'ordre religieux. 62 Voir, en ce sens, TA Versailles, 14 mai 1992, Mademoiselle Brazza, Savoir, 1992, p. 549. Le juge administratif a jugé légale la décision de ne pas renouveler le poste d'une surveillante qui se refusait à «renoncer à l'expression de ses convictions religieuses» dans l'enceinte de 1'établissement.

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L'évolution du régime français de laïcité autres institutions publiques fermées (hôpitaux, armée, prison) : sa clôture ne devait pas faire obstacle à la liberté de culte. Or, ces dernières décennies ont vu s'élargir très sensiblement les possibilités d'implantation. Venant en confirmation d'un décret de 1960, une circulaire d'avril 1988 a rappelé, arguant du «pluralisme et du devoir de tolérance à l'égard des convictions d'autrui», que des aumôneries pouvaient également être créées, à la demande des élèves ou des parents, dans tous les externats de l'enseignement secondaire -la question étant traitée de manière différente, comme on sait, dans le cycle primaire. Avec la catéchèse, on fait droit aussi, mais dans les programmes cette fois, à la culture religieuse. A la suite du rapport Jou tard de 1989, celle-ci a acquis, à partir de 1996, une place importante dans les enseignements d'histoire et de lettres. On a renforcé, en particulier, l'étude des sources fondatrices des grandes religions du Livre et du message spirituel que celles-ci ont voulu apporter63 . Suscité par Jack Lang, approuvé par Luc Ferry, le rapport Debray de mars 2002 confinne la tendance. Estimant que l'instruction ne peut se faire dans «l'ignorance des enracinements spirituels», il en appelle à renforcer encore la part des questions religieuses dans les cursus officiels et à proposer des modules de sciences des religions (que pourraient assurer, le cas échéant, les théologiens des Universités confessionnelles) dans les Instituts de formation des maîtres. La création, décidée par le gouvernement en juillet 2002, de l'Institut européen des sciences des religions, chargé de mettre en place les formations, s'inscrit clairement dans ce projet de substituer à la «laïcité d'incompétence» d'hier une «laïcité d'intelligence» 64 . On rappellera, pour conclure sur ce point, que cette reconnaissance du fait religieux n'est nullement dissociable de la réhabilitation actuellement en cours des langues régionales ou «ethniques» qu'on cantonnait, jusque dans les années 1970, dans la sphère privée: on accueille désormais, à l'école publique, des enseignements de basque, de breton ou de corse, et des «enseignements de langues et cultures d'origine» (ELCO) qui permettent aux élèves issus de l'immigration de maintenir, malgré leur rattachement à l'ensemble national, un lien significatif avec leurs appartenances premières 65 . Ce processus de particularisation- ou d' «ethnicisation» selon la formule de JeanLoup Amselle 66 - de l'espace public se révèle enfin dans la participation renouvelée des religions -de celles du moins qui s'inscrivent dans l'« acceptable démocratique» - à la sphère de la délibération collective. Les illustrations ne manquent pas ici non plus. On remarque, d'une part, que l'Etat leur confie volontiers dorénavant, lorsqu'ont échoué les procédures ordinaires, des missions de médiation. L'affaire de la NouvelleCalédonie signale une évolution à cet égard. En mai 1988, le gouvernement a dépêché sur place une délégation qui associait, autour d'un préfet de la République, un ancien grand maître du Grand Orient, un pasteur protestant et un prêtre catholique. Cette mission, dont le propre était de prendre en compte la dimension ethna-religieuse du problème, favorisera le rapprochement des points de vue et frayera la voie aux accords de Matignon rétablissant la paix sur le territoire calédonien. Jugée exemplaire, la formule sera reconduite, quelques années plus tard, avec moins de succès

63

Sur ce point, J. Costa-Lascoux, Les trois âges de la laïcité, Paris, Hachette, 1996, p. 86 sq. R. Debray, L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque, Rapport au ministre de l'Education nationale, Paris, Odile Jacob, 2002. 65 Existant depuis 1975, les ELCO ont été intensifiés depuis la circulaire du 13 avril1983. 6 6 J.L. Amselle, Vers un multiculturalismefrançais, Paris, Aubier, 1996. 64

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L'évolution du régime français de laïcité toutefois, dans le cadre du conflit yougoslave. On la retrouve aussi dans les politiques mises en œuvre dans certaines grandes villes, comme Lyon ou Marseille, afin de pacifier les quartiers en proie à la violence urbaine. Le rôle de «Marseille-Espérance» mériterait à soi -seul une étude, qui, depuis la mandature d'André Vigouroux dans les années 1980, met en relation, de manière quasi institutionnelle, la municipalité et les clergés des différentes confessions, ainsi dotés d'un véritable monopole de représentation de la société civile locale. Cette fonction s'exerce parfois sur un mode plus informel, comme dans la «cause des sans-papiers»: les occupations sauvages d'églises- on l'a vu à Saint-Denis en août 2002 -sont 1' occasion d'interventions épiscopales auprès des pouvoirs publics pour obtenir, comme le disait Mgr de Barranger, «un traitement humain, quoique non irénique, des problèmes soulevés». Ce discours moral pourrait se heurter à une fin de non-recevoir. Il n'en va pas nécessairement de la sorte: l'Etat s'engage souvent maintenant à y faire droit, «pourvu que cessent les troubles à 1' ordre public» (N. Sarkozy). On relève, d'autre part, que les forces spirituelles sont désormais volontiers associées au dispositif même d'édiction de la norme juridique. Elles interviennent, par exemple, dans les divers «conseils de sages» appelés depuis quelques années à fournir une «opinion experte» aux instances gouvernantes, comme le Conseil national d'éthique et des sciences de la vie (installé en 1983) ou le Conseil national du sida (1989). Mais la relation avec le pouvoir politique peut se faire plus directement encore. Au Parlement, les commissions auditionnent aujourd'hui plus fréquemment qu'hier les représentants des communautés de croyances, au motif, disait Raymond Forni, que «la réflexion politique ne peut plus se passer de l'apport des sagesses religieuses» 67 . Le parcours législatif de la proposition About-Picard relative aux «sectes» démontre d'ailleurs que leur influence, quand ils ne vont pas à l'encontre du subjectivisme contemporain68 , peut ne pas être négligeable: c'est à l'instigation des Eglises que les députés ont assoupli les dispositions éminemment restrictives du texte initial, et retiré en particulier le délit, qu'elles trouvaient «liberticide», de «manipulation mentale». Le gouvernement n'est pas en reste sur ce terrain. Lionel Jospin, alors Premier ministre, a décidé en février 2002 de mettre en place une «procédure régulière de concertation avec les autorités de l'Eglise»: un «mini-sommet» aura lieu, «au moins une fois par an», dans le but d'évoquer certains problèmes concrets rencontrés par 1'institution catholique (fiscalité, aumôneries, rythmes scolaires, écoles privées) et, audelà, d'aborder les questions concernant la vie politique générale. Le gouvernement Raffarin a confirmé le principe de ces réunions en recevant, dès son installation en juin 2002, une délégation au plus haut niveau de la Conférence épiscopale de France. Ce processus d'association concerne également les autres cultes, juif notamment par le truchement des grands rabbins et du Conseil représentatif des institutions juives de France, et musulmane bientôt. On connaît, sur ce dernier point, les vicissitudes de 1' entreprise. Depuis le début des années 1990, les ministres successifs de 1'Intérieur s'étaient attelés à faire émerger une expression de 1'«islam de France» capable de porter auprès de l'Etat les requêtes de ses groupements de fidèles. Sans réel succès 69 .

67 Lors d'une rencontre officielle avec les représentants des religions à l'Assemblée Nationale le 27 septembre 2001 (La Croix, 28 septembre 2001). Raymond Fomi était alors président (socialiste) de l'Assemblée Nationale. 68 Cette publicisation du religieux ne s'accompagne pas, en effet, d'un retour à l'hétéronomie: on l'a vu très clairement sur la question du Pacs ou de l'avortement. L'identité religieuse est respectée certes, mais pas plus que les autres identités.

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L'évolution du régime français de laïcité L'affaire a été relancée fin 2002 par le nouveau ministre de 1'Intérieur, Nicolas Sarkozy. Après accord avec les différentes composantes de la communauté islamique, il a été décidé de donner le jour en 2003 à un Conseil Français du Culte Musulman, où toutes les tendances, depuis les «modérés» de la Mosquée de Paris jusqu'aux «néo-fondamentalistes» de l'U.O.I.F., pourront, à proportion de leur poids électoral, disposer d'une représentation. Cette création pourrait s'accompagner à terme de l'acceptation des intéressés (le point est essentiel car il montre que nous ne sommes pas là en régime juridictionnaliste), de celle d'un Institut universitaire de théologie musulmane voué à la formation des imams et financé partiellement, comme le sont les Facultés catholiques ou protestantes, sur des fonds publics 70 • Il y aurait lieu d'ajouter à ces quelques mécanismes de la «reconnaissance» d'autres éléments, tout aussi significatifs. Les textes sur l'objection de conscience dans les années 1960 et surtout 1980, la circulaire de 1975 permettant l'ouverture de carrés confessionnels dans les cimetières communaux, la loi toute récente sur les droits des malades sont autant de témoignages de la perméabilité de notre système de droit à la logique de la pluralité. Il n'est jusqu'aux politiques de l'embauche dans la fonction publique qui ne se montrent accueillantes, en rupture avec la règle républicaine du concours neutre et égalitaire, aux réquisits de l'ethno-religieux. On se souvient, à cet égard, de cet appel si surprenant de Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de 1'Intérieur, devant un parterre de préfets en février 1999 : «Il convient que la police nationale soit à l'image de la population( ... ). Il faut donc permettre l'accueil, au cœur des services de police, de jeunes issus de l'immigration»71 . Nous voici donc, sans conteste, dans un âge nouveau de la laïcité française. Le changement se repère à deux niveaux. L'Etat, d'une part, est en voie de «dédifférenciation». Porteur de la transcendance républicaine, il se plaçait hier en surplomb de la société, et reléguait, du coup, l'instance religieuse en dehors de la sphère publique. Or, ce modèle s'efface: le politique s'ouvre de plus en plus volontiers au social, et multiplie, de là, les zones de contact avec les Eglises. Cette association apparaît comme le produit de deux réalités dialectiquement intriquées. Elle résulte d'abord de la porosité de 1'éthique commune à la particularité : 1' opinion ne se reconnaît plus guère dans 1'univers normé de la République traditionnelle; elle estime que chacun doit pouvoir affirmer librement ses singularités constitutives, jusque dans 1'espace public. Elle procède aussi de l'admission par l'instance étatique, conformément d'ailleurs au modèle européen, de sa subsidiarité: dans un monde affecté par la crise de l'universel et le désir de l'enracinement, le centre ne peut plus prétendre exprimer à soi-seul l'intérêt

69 Sur cette politique, X. Temisien, La France des mosquées, Paris, Albin Michel, 2002; Pour un point de vue très critique sur cette opération de «Communautarisation de la République>>, J.H. Kaltenbach et M. Tribalat, La République et l'islam, Paris, Gallimard, 2002. 70 La «reconnaissance» de la communauté islamique se manifeste par d'autres traits. On songe en particulier à la décision d'ouvrir dans le département du Nord le premier lycée musulman sous contrat, ou aux décisions de certaines communes de réserver aux seules femmes, sur certaines plages horaires, l'usage des piscines municipales. 71 Le Monde, 16 février 1999. Il faut relier cette déclaration à la «multiculturalisation» croissante des politiques publiques, nationales et locales. Celles-ci font, en effet, une part de plus en plus grande aux programmes ciblés sur des populations spécifiques (les quartiers, les «peuples» des territoires d'outre-mer. .. ), aux discriminations positives, aux nominations ethniques.

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L'évolution du régime français de laïcité général; il lui faut s'appuyer, pour construire del' ordre et du sens, sur les groupements intermédiaires (les régions, les métiers, les religions) où se fixent, pour une grande part désormais, les sentiments d'identification collective. On remarque, d'autre part, que le citoyen est en voie de « reparticularisation ». La société moderne s'est constituée sur le principe de la séparation du citoyen et du croyant : attachée à promouvoir une rationalité abstraite, la loi s'interdisait de prendre en compte, sauf exception, les traits confessionnels (ou régionaux ou ethniques) de ses destinataires. C'est tout le rebours maintenant. Le modèle français persiste à «s'opposer certes, selon l'expression du Conseil constitutionnel, à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance» 72 • Il accorde aux individus cependant, après les droits civiques, politiques et sociaux, le bénéfice d'une nouvelle catégorie de prérogatives juridiques: les «droits culturels», qui permettent au «prescrit communautaire» de recouvrer la performativité dont 1' avait privé la IIIè République. Cette mutation signale-t-elle, comme on le dit parfois, un retour au régime concordataire des «cultes reconnus»? Sans doute pas. La laïcité d'aujourd'hui a sa forme propre 73 . C'est, d'abord, sous le signe de la liberté que se fait ici la publicisation de la croyance. L'ordre napoléonien est marqué par une lourde tendance au juridictionnalisme. S'il soutient les Eglises financièrement et symboliquement, 1'Etat, dans le même mouvement, les place sous sa surveillance: il a main sur la nomination des clercs et exerce sa censure sur les actes ecclésiastiques. Le système contemporain relève d'une autre logique. Parce qu'il ambitionne de donner à chacun la possibilité d'exprimer, dans la sphère publique tout autant que dans la sphère privée, son «être authentique», le pouvoir politique n'entend point désormais soumettre à sa tutelle les institutions du croire: il leur reconnaît de pouvoir s'exprimer à leur gré, de s'organiser comme elles le souhaitent, de nommer à leur tête les ministres qu'elles désirent. L'ouverture se fait ensuite au nom de la pluralité. Le régime concordataire n'accordait son soutien qu'à quatre cultes : le catholicisme, le protestantisme dans ses variantes réformée et luthérienne, le judaïsme. Il s'agissait de faire droit à une réalité sociologique, mais de répondre aussi à une certaine conception philosophique : on voulait alors que la morale commune prît appui sur le Dieu législateur de la Bible. Le régime actuel n'a pas ces restrictions. Porté par le relativisme des valeurs, il accepte d'enregistrer, sans les censurer, les demandes infinies qui émanent de la société civile et, dans cette perspective, de rendre justice aux requêtes des cultes les plus divers, pour peu qu'ils fassent la preuve de leur intégration à l'ordre démocratique74 . Pierre Manent décrivait cette tendance d'une formule, il y a peu: faute d'une idée rectrice (ou religieuse ou kantienne) sur laquelle asseoir sa législation, l'Etat se trouve dans la situation désormais de devoir «embrasser toutes les opinions» 75 .

72 Décision 99-412 du 15 juin 1999 (charte européenne des langues régionales ou minoritaires). 73 J. Baubérot a noté, à cet égard, que nous étions entrés dans un «troisième âge de la laïcité» (Histoire de la laïcité française, op. cit.). 74 Le cas de l'Union bouddhiste de France est très significatif de ce point de vue. Ayant fait la preuve de son innocuité pour les droits de la personne et de ses finalités exclusivement religieuses, elle a pu bénéficier des avantages liés au statut des associations cultuelles. Une évolution en ce sens semble se dessiner aussi pour ce qui a trait aux Témoins de Jéhovah.

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L'évolution du régime français de laïcité On remarque qu'on excède assez largement ici la seule question du rapport Eglises/Etat. Les mutations de la laïcité reflètent d'évidence celles de la démocratie. Celle-ci fonctionnait naguère, en France du moins, selon la modalité de l'« incarnation»: l'élu avait mission, par le projet collectif qu'il définissait, d'exprimer et d'unifier la volonté même de son peuple. Les éléments qu'on vient de rassembler indiquent que se constitue un nouveau régime du politique: il semble bien que s'affirme maintenant une démocratie de pure «délégation» dans laquelle le pouvoir se satisfait, loin de toute conception - même restreinte - du bien commun, de simplement figurer la polyphonie des identités subjectives. Il resterait à se demander, comme nous y invitent les théoriciens de la «démocratie forte», si une société peut encore faire lien lorsqu'elle s'évide ainsi de toute ambition universalisante. 76

75

P. Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2002, p. 53. La rédaction de ce texte a été achevée en décembre 2002. Au cours du premier semestre 2003, plusieurs initiatives sont intervenues qui visent à faire le point sur notre laïcité et à proposer, éventuellement, certains aménagements de son régime juridique. On pense notamment au rapport remis au Premier ministre par François Baroin, député-maire de Troyes, à la création d'une Commission parlementaire présidée par Jean-Louis Debré, Président de l'Assemblée Nationale, et surtout à la mise en place par le Président de la République lui-même d'une commission de réflexion dont la présidence a été confiée à Bernard Stasi. On ne peut préjuger des effets pratiques de ces initiatives. Pour l'heure en tout cas, le modèle de «laïcité ouverte>> ici analysé nous semble bien sûr, malgré les déclarations de tel ou tel responsable politique en faveur d'un retour à une laïcité plus «restrictive>>, persévérer dans l'être. 76

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LES RELATIONS ENTRE LES INSTITUTIONS RELIGIEUSES ET L'UNION EUROPÉENNE: UN LABORATOIRE DE GESTION DE LA PLURALITÉ RELIGIEUSE ET PHILOSOPHIQUE? Bérengère MASSIGNON Allocataire de recherche et doctorante à 1'EPHE, en co-tutelle avec l'Université Libre de Bruxelles.

Depuis dix ans se sont tissées des relations informelles au sommet entre religions et Commission européenne, relations qui s'adaptent au fur et à mesure des réformes institutionnelles de l'UE, en fonction des demandes des religions et au gré de la pluralisation grandissante de la scène religieuse européenne77 . Les relations entre religions, mouvements philosophiques et Institutions de l'Union européenne représentent un double défi: - Pour les religions et humanistes 78 : il leur faut penser leurs relations à l'Union européenne en dehors des cadres traditionnels de référence que sont l'Etat nation ou les organisation internationales classiques, c'est-à-dire définir des stratégies en prenant en compte la double dimension intergouvernementale et transnationale du processus de décision communautaire. Il leur faut sans cesse réajuster leur stratégie de lobbying dans un environnement institutionnel incertain et mutable, 1' architecture décisionnelle de l'UE changeant au gré des Conférences Intergouvernementales et des Traités - Pour les Institutions européennes : il s'agit de penser et d'organiser leurs relations avec les religions et humanistes alors qu'elles n'ont pas reçu mandat pour le faire et que les Traités fondateurs n'en font pas mention. La seule mention des religions à 1'occasion des Traités est la déclaration Annexe n° 11 du Traité d'Amsterdam, qui reconnaît la compétence exclusive des Etats membres en matière religieuse. Ce texte en effet stipule: «L'Union européenne respecte et ne préjuge pas le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Eglises et les associations ou communautés religieuses dans les Etats membres. L'Union européenne respecte également lestatut des organisations philosophiques et non-confessionnelles» 79 • 77 Cet article présente les premiers résultats d'une thèse sur les relations entre institutions européennes et groupements religieux et philosophiques européens, soit une trentaine d'interviews auprès de responsables religieux, humanistes et politiques ainsi que la collecte de documents et la consultation d'archives inédites. 78 Par humanistes nous entendons les mouvements laïques de l'Europe du Sud, les mouvements humanistes de l'Europe du nord et la Franc-maçonnerie a-dogmatique. De fait, la Commission a reconnu, à côté de partenaires religieux, la Fédération humaniste européenne qui regroupe les deux premiers types d'organisations. Lorsque nous mentionnerons les humanistes, il sera surtout question d'elle. 79 Cependant comme le remarque Louis Léon Christian, ne pas préjuger peut signifier que l'Union européenne se réserve la possibilité de définir les règles propres de ses relations avec les Eglises. «Droit et religion dans le Traité d'Amsterdam», Yves Lejeune (dir.), Le Traité

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Les relations entre les institutions religieuses et l'Union européenne D'où la notion clé de «laboratoire» que nous proposons et prenons au sens métaphorique, pour souligner la dimension dynamique et informelle des relations entre DE/religions-humanistes. Nous souhaitons insister sur les éléments d'expérimentation et d'innovation continuelles dans un mouvement de co-apprentissage et de compétition pour une définition partagée du sens et des outils du dialogue religions/UE. En référence à Bruno Latour, sociologue des sciences, le laboratoire est pris comme un dispositif social qui produit, selon des normes propres, des connaissances et de l'innovation. Il existe deux tendances dans la structuration continue depuis 10 ans des relations entre UE et religions: la pluralisation et l'institutionnalisation. Comment appréhender cette réalité alors que les modèles de relations religions/Etat ont été élaborés pour coller à une réalité étatique et non transnationale comme 1'UE? De plus, les typologies des relations religions/Etat se réfèrent surtout à la dimension juridique de ces rapports, aspect presqu'absent lorsqu'il est question des relations DE/religions. D'où l'idée de confronter les apports de la Science politique, définissant différents modes d'intermédiation des intérêts, notamment sur le plan européen, et une typologie proposée par la sociologie religieuse offrant plusieurs modèles de régulation politicoadministrative du pluralisme religieux. La science politique distingue classiquement deux modèles d'intermédiation des intérêts: le pluralisme et le néo-corporatisme. Ils constituent deux pôles d'un continuum renvoyant aux dimensions suivantes : un nombre multiple ou limité des groupes d'intérêts en présence un nombre multiple ou limité de points d'accès aux institutions politico-administratives pour les groupes un jeu plus ou moins ouvert et compétitif un cadre d'alliance plus ou moins stable, dense et limité entre groupes d'intérêts, et entre groupes d'intérêts et acteurs politico-administratifs, alliance dépendant des clivages plus ou moins nombreux organisant la société On peut établir une correspondance entre cette classification et une autre proposée par la sociologie religieuse qui distingue des modèles plus ou moins pluralistes: le pluralisme ouvert (type US) proche du modèle pluraliste, se caractérise par de nombreux groupes religieux en présence sur le mode compétitif et l'absence de statut officiel et privilégié donné par l'Etat. A ceci s'oppose le pluralisme fermé (l'Europe concordataire ou de religion d'Etat) en congruence avec le modèle néo-corporatiste. Il se

d'Amsterdam, espoirs et déceptions. Coll. de l'Institut d'Etudes européennes de l'Université

catholique de Louvain, Bruxelles, Bruylant, 1998, p 217-218. Le président de la Commission, Jacques Santer, lui, a une double interprétation en termes de subsidiarité et d'intégration européenne: «Je pense que la déclaration relative au statut des Eglises et des communautés religieuses, annexe au traité d'Amsterdam, nous aide à élaborer le nouveau consensus européen. Cette déclaration, qui va dans le sens de la subsidiarité, exprime le nouvel engagement de 1'Union à respecter le statut des Eglises et des communautés religieuses au sein des Etats membres et à ne pas y porter atteinte. C'est une simple question de bon sens. Mais cette déclaration reflète aussi -au moins de manière indirecte- l'ouverture de l'Union pour reconnaître un rôle spécifique des Eglises et des communautés religieuses. C'est un premier pas. D'autres suivront au rythme de la réalisation du projet européen», Discours prononcé devant l'Assemblée générale de la Commission oecuménique européenne pour Eglise et Société, 14 septembre 1998, Vaalbeek (Belgique), p 4

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Les relations entre les institutions religieuses et l'Union européenne caractérise par un petit nombre de religions reconnues par 1'Etat et dotées d'un statut privilégié en droit. Cette double catégorisation construite en correspondance permet de centrer 1' analyse non sur les formes institutionnalisées et juridiques de rapports religions/politique mais sur les modalités, à la fois formelles et informelles, des liens entre institutions politico-administratives et société civile. Or, la forme et le sens des relations religions/politique s'inscrivent dans une dynamique plus large: celle de l'institution du social, pour reprendre un terme de J.Donzelot. Pierre Nora affirme que, dans l'Etat en modernité avancée, l'enjeu politique passe de l'articulation Etat/Nation, propre à la modernité, aux liens Etat/société 80 , changement sur lequel le terme de gouvernance insiste, terme qui tend à proliférer dans la littérature scientifique et institutionnelle (notamment au plan des organisation internationales), comme signe d'une préoccupation contemporaine majeure. Nous montrerons que si le modèle de régulation du religieux de l'Union européenne est de type pluraliste (l.A), avec des limites (LB), il existe des tendances au néo-corporatisme (II. A) qui peinent à trouver leur officialisation, si bien qu'on peut dégager une deuxième tendance de type néo-pluraliste (II.B).

l.A)

UN MODÈLE EUROPÉEN PLURALISTE DE RÉGULATION DU RELIGIEUX

Avec le redéploiement de la construction européenne, marquée par 1'annonce du projet de grand marché intérieur en 1985 et, consécutivement, la prolifération des groupes d'intérêts à Bruxelles, signe visible d'une recomposition politique, on assiste à un renouvellement complet des approches en science politique sur l'Union européenne. L'attention se concentre sur les modes de représentation des intérêts et conduit à une réévaluation du paradigme néo-corporatiste, caractéristique des pays européens à pouvoir central fort, en faveur du paradigme pluraliste plus à même de saisir la réalité de l'Union européenne 81 . Comment le paradigme pluraliste s'applique-t-il aux relations DE/religions-humanistes dans une Europe où les modèles nationaux de relations religions/Etat sont dominés par des formules de pluralisme limité (les pays concordataires), voire des tendance monopolistiques (les pays à religion d'Etat)? Quatre éléments convergent vers un modèle plutôt pluraliste de relations UE/ religions : le contexte de ces relations, les principales réalisations, les caractéristiques profondes du système de relations DE/religions et des facteurs conjoncturels et structurels poussant à la pluralisation des intérêts en présence à Bruxelles. 1) Les relations DE/religions sont récentes, d'où une certaine immaturité du mode de représentation des intérêts jouant dans le sens pluraliste. Le point de départ de ces relations peut être donné par un discours de Jacques Delors devant les responsables des Eglises protestantes, en 1992 : «Si dans les dix années à venir nous

80 Pierre Nora (dir.), «Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux», Les lieux de mémoire, T.1, Paris, Quarto Gallimard, 1997, p 27 81 Streeck, W., Schmitter, P.XC., «From National Corporatism to Transnational Pluralism: Organized Interests in the Single European Market», Politics and Society, 19/2, 1991, pp 133164

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Les relations entre les institutions religieuses et l'Union européenne n'avons pas réussi à donner une âme à l'Europe, nous aurons perdu la partie» 82 . La chute du mur de Berlin, la relance du projet européen donnent le sentiment d'un changement qualitatif de la construction européenne: il y a passage d'une construction surtout économique et technicienne à une union plus politique où se pose la question des enjeux citoyens, sociaux et éthiques de l'Union européenne. L'appel aux religions se justifie par un souci de donner un sens au projet européen, par une réflexion sur les racines de l'identité européenne. Les religions sont conviées comme instances importantes de la société et leaders d'opinion (avec leur rôle dans la formation, les médias confessionnels) propres à développer un sentiment europhile dans les Etats membres et dans les pays candidats. Sur le plan institutionnel, on s'inscrit dans une double dynamique de constitutionnalisation des Traités et de présidentialisation à la tête de la Commission européenne83 . L'enjeu des relations Commission/religions pourrait être de se définir comme un quasi Etat supranational. Dans les relations informelles qui s'établissent entre la Commission et les religions et humanistes, au niveau de la Cellule de prospective où il existe un responsable de ces contacts, on note une grande ouverture, une recherche tous azimuts d'informations qui joue dans un sens très pluraliste. Néanmoins il existe des forums mis en place par la Commission qui témoignent d'une plus grande structuration, tout comme d'une volonté d'assurer une représentation pluraliste des organismes religieux et humanistes. 2) Le dialogue informel mais structuré qui se tisse entre la Commission européenne et les religions et humanistes repose sur trois principales réalisations caractérisées par un degré plus ou moins fort de représentation du pluralisme religieux et philosophique. Ce sont des forums de débats mis en place par la Commission européenne. En effet, les relations DE/religions-humanistes se caractérisent par un faible niveau de régulation juridique. La Commission apparaît, à travers l'exemple des religions et humanistes, plus comme un Etat animateur, qu'un Etat régulateur 84 .

82 Discours de Jacques Delors devant les Eglises protestantes, 1992, résumé par Marc Luychx. Archives de la Cellule de Prospective 83 Voir N° spécial de Politique européenne, >, Paul Magnette, Eric Remacle (dir.), Le nouveau modèle européen, V.I Institutions et gouvernance, Bruxelles, Institut d'Etudes européennes, 2000, p 141 89 Marc Luychx, Les religions face à la science et la technologie. Eglises et éthique après Prométhée, rapport exploratoire, Cellule de Prospective, Bruxelles, novembre 1991. L'auteur a été responsable des relations avec les religions à la Cellule de Prospective de 1992 à 1996. 90 Interview de Claude Wachtelaer, alors président de la FHE, V/00 91 Pascaline Winand et Isabelle Smets notent la nature réactive et non proactive des créations de bureaux de représentation de groupes d'intérêts auprès de l'Union européenne, op. cit., p 142

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Les relations entre les institutions religieuses et l'Union européenne Eglises nationales à ouvrir un bureau à Bruxelles, aux côtés des organisations religieuses européennes. On peut citer 1'Eglise évangélique d'Allemagne début 90 ou l'Eglise orthodoxe de Grèce en 98, en réaction aux pressions de l'Europe sur sa législation religieuse, notamment la question de la mention de la religion sur la carte d'identité. De plus, l'administration européenne est sous-dimensionnée et manque d'effectifs et de moyens, d'où une recherche d'informations sur son environnement et d'expertise auprès des groupes extérieurs, une grande ouverture à l'égard des groupes d'intérêts, jointe à une quête de légitimité obtenue par contact direct avec la société civile organisée européenne 92 . Ainsi, lors de la définition de la directive sur la non discrimination au travail, les Eglises ont cherché à obtenir une dérogation en s'appuyant notamment sur un rapport proposé par une église anglaise. Leur proposition était étayée par un groupe de travail comprenant des juristes en droit des religions, sous-groupe le plus anciennement créé au sein des secrétariats de l'EECCS et de la COMECE93 . Enfin, la perspective de 1'élargissement et les adhésions précédentes ont augmenté le nombre potentiel d'acteurs religieux. Ainsi, la Conférence épiscopale autrichienne qui a beaucoup oeuvré en faveur de l'adhésion, a ouvert un bureau à Bruxelles, distinct de la CO MECE lors de l'adhésion de l'Autriche à l'Union européenne. De même, la perspective de 1'élargissement explique une mobilisation croissante des orthodoxes, avec la création de 1' Assemblée inter-parlementaire de l'orthodoxie, fondée en 1993 à l'initiative de la Grèce qui se présente comme chef de file de l'orthodoxie auprès de l'Union européenne. Cette organisation s'assigne comme but de mettre en valeur la place de l'orthodoxie dans l'identité européenne et de développer un sentiment proeuropéen parmi les pays orthodoxes marqués par une tendance anti-occidentaliste. Les Eglises orthodoxes ont multiplié leurs contacts avec la Présidence de la Commission, avec les visites notamment des église d'Ukraine, de Biélorussie et de Lithuanie en 1999 et l'ouverture d'un bureau de représentation à Bruxelles pour l'Eglise Orthodoxe de Russie, appuyé sur les ressources de la Délégation de la Fédération de Russie auprès de l'UE, en 1999. Il faut noter que, dès 1990, avant les initiatives deloriennes, Umberto Stefani, mandaté par le Président Thorn pour explorer la possibilité de relations Commission/religions94 , avait tissé, dès 1990, des contacts avec le Vatican, la KEK et Conseil européen des rabbins afin de trouver des interlocuteurs parmi les ONG religieuses, susceptibles d'être intégrées à la mise en oeuvre des programmes européens Tacis et Phare à destination des Pays de l'Europe centrale et orientale et des pays de l'ex-URSS 95 .

92

Pascaline Winand, Isabelle Smets, op. cit., p 145 La COMECE, Commission des Episcopats de la Communauté européenne, représente depuis 1980 les épiscopats des Etats membres. Dans la perspective de l'élargissement, elle a donné un statut d'observateurs à des épiscopats des pays candidats (Pologne, Hongrie, Tchéquie et depuis longtemps Suisse). 94 Thomas Jans en, en France. Revue universelle des droits de l'homme, vol. 3, n°4, 17 mai 1991, p. 152154.

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Le Canada: laïcité silencieuse et reconnaissance de la diversité religieuse la Commission des droits de la personne du Québec reconnaît que, dans certains cas, porter le hidjab (ou un autre signe à caractère religieux) peut faire l'objet d'une interdiction: les jeunes filles ne doivent pas porter le hidjab contre leur volonté (quoique le fait que 1'école autorise le port du hidjab peut encourager 1' entourage familial de la jeune fille à faire pression sur elle en ce sens); l'école doit intervenir s'il y a un port orchestré du hidjab qui vise, de manière évidente, à exercer une pression sur d'autres jeunes filles, à créer des tensions entre groupes d'élèves ou encore à attiser la discrimination fondée sur le sexe. Ces limitations montrent que les minorités ne sont pas pour autant autorisées à rejeter les principes démocratiques fondamentaux, comme le pluralisme et la tolérance ; de toute façon, ce sont ces principes mêmes qui les protègent contre la pression à la conformité sociale. Contrairement à ce qu'on pourrait penser a priori, il n'y a pas de surenchère de demandes d'accommodement, et les causes ne se rendent pas en grand nombre jusqu'à la Cour suprême du Canada. Les références claires qui doivent guider les parties, l 'intériorisation sociale du pluralisme culturel, le pragmatisme en filiation avec une tradition britannique et une certaine reconnaissance sociale des groupes minoritaires empêchent sans doute les crispations identitaires et contribuent certainement à tempérer les formes très militantes du religieux. Dans ce qui vient d'être décrit, comme je 1' ai souligné précédemment, il s'agit d'une interprétation juridique et non d'une volonté explicite du législateur. Certains pourraient donc voir dans cette pratique d'accommodement une usurpation du pouvoir politique par le pouvoir judiciaire. En fait, c'est moins d'une usurpation qu'il s'agit que d'un déplacement du lieu où sont débattues certaines questions fondamentales (ce qui est vrai également pour les questions touchant à l'euthanasie, à l'avortement, aux droits des homosexuels, etc.). On constate d'ailleurs une évolution de la perception sociale concernant le rôle du juridique dans ce type de débats, notamment depuis 1' entrée en vigueur des chartes des droits de la persom1e. Dans un sondage mené récemment par l'Association d'études canadiennes, 82% des personnes interrogées considèrent que la Charte canadienne des droits et libertés a eu« un impact positif majeur» sur la protection des droits et libertés. En outre, 56 % des Canadiens préfèrent s'en remettre à la Cour suprême plutôt qu'à la classe politique pour défendre leurs droits fondamentaux123. Ces opinions sont partagées également par les membres de tous les sous-groupes de la population, même les groupes minoritaires. On en déduit que la sphère juridique est perçue comme étant au service non pas du politique, mais des citoyens.

4. Une question d'acceptation sociale Cette obligation de chercher des accommodements concernant les prescriptions religieuses particulières des individus s'inscrit à la fois dans les objectifs d'une politique multiculturelle qui entend protéger le droit à la différence (sans différencier les croyances de catholiques de celles d'un adepte d'un groupe religieux minoritaire) et dans le pro-

123 Sondage réalisé par Environics, du 13 décembre 2001 au 5 janvier 2002, auprès de 2 000 personnes, rapporté dans le quotidien Le Devoir, 4 février 2002, p. Al.

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Le Canada: laïcité silencieuse et reconnaissance de la diversité religieuse longement logique de la reconnaissance pleine et entière des droits fondamentaux. Dans une telle optique, on comprendra que la question ne se limite pas strictement à une régulation juridique, mais qu'elle suppose une acceptation sociale du pluralisme culturel. Dans les sociétés occidentales, où les problèmes d'intégration citoyenne s'accentuent avec la diversité grandissante des groupes en présence, on pourrait être tenté de voir dans les pratiques d'accommodement un encouragement au communautarisme et à la fragmentation sociale. Ces craintes ne sont pas dénuées de fondement dans la mesure où certains groupes qui bénéficient de ces accommodements pour leurs membres peuvent interpréter en ce sens les arrangements consentis par l'État et les institutions publiques. D'ailleurs, au Canada, surtout avec la problématique nationaliste du Québec, on trouve une production théorique importante relativement au degré de reconnaissance du multiculturalisme et à ses effets sur l'appartenance à la communauté politique. Les obstacles que rencontre la reconnaissance pleine et entière de la pluralité sociale découlent en grande partie d'une perception des appartenances communautaires en tant que potentiellement nocives pour l'appartenance citoyenne. Il rn' apparaît que 1'État ne devrait pas se sentir menacé par le degré variable d'adhésion de ses citoyens à la communauté politique. L'autonomisation libérale des groupes de pensée et de convictions ne dissout pas la légitimité politique (Gauchet, 1998), mais peut amener l'État à revoir un certain nombre de ses propres présupposés politiques. Il y va de la capacité de concevoir 1'unité nationale dans une relative fragmentation. La réflexion sur la diversité humaine ne peut, selon moi, trouver des réponses définitives aux questions que ne cessent de soulever diverses situations sociales inédites et complexes, dans lesquelles s'entremêlent des questions religieuses, identitaires, politiques et juridiques. La pluralité religieuse croissante et les demandes de reconnaissance des pratiques particulières entraînent les sociétés dans une recherche constante d'équilibre entre les droits individuels et les valeurs communes nécessaires au lien social. Max Weber avait bien entrevu le destin des sociétés modernes: une lutte permanente entre des valeurs qui n'ont d'autre fondement que les convictions de ceux qui les défendent. C'est ce qu'il a désigné, métaphoriquement, par l'expression «polythéisme des valeurs». Dans un tel monde, les valeurs ne cessent de s'affronter parce que les croyances qui leur servent d'assises se posent comme absolues. Et, comme le soutenait encore Weber, les valeurs ultimes ne peuvent cohabiter que par le «compromis», qui ne correspond pas à une conciliation sur le plan des idées, mais à un modus vivendi, par définition pragmatique et temporaire. Inévitablement, l'organisation du pouvoir doit composer avec cette nouvelle donne. Tant en Amérique du Nord qu'en Europe, et plus particulièrement en France, personne ne remet en question le fait que, dans les Etats de droit, il y ait toujours une tension contradictoire et nécessaire entre 1' affirmation de certains particularismes et la reconnaissance de valeurs communes, voire universelles. Le problème, auquel aucune solution unique ne peut être apportée, est bien de définir, selon chaque tradition nationale, une nouvelle articulation entre les identités et l'appartenance politique, ou, comme l'exprime Schnapper (2002, p. 189), de savoir «jusqu'à quel point l'espace commun de la citoyenneté[ ... ] peut-il être multiple ou divers».

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Le Canada: laïcité silencieuse et reconnaissance de la diversité religieuse Le rapport entre la pluralité des appartenances et la reconnaissance de valeurs communes par les citoyens est conditionné par divers facteurs, telle type d'idéal normatif qui préside au régime de laïcité/séparation, la tyrannie de 1'opinion publique ou la pression au conformisme social, 1'égalité de fait reconnue ou non aux groupes minoritaires par rapport au groupe majoritaire. Quoi qu'il en soit, l'État a le devoir de protéger les convictions plus marginales et d'éviter de servir de relais au conformisme social. Si, théoriquement, la multiplicité des appartenances dans la société civile menace l'unité politique, la laïcité, conçue comme un cadre intégrateur et régulateur du pluralisme des convictions, doit permettre, en pratique, de trouver les aménagements propres à favoriser à une certaine diversité dans les modalités de participation à la citoyenneté.

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FONDAMENTALISME ET LOI ISLAMIQUE Mohammed Hocine BENKHEIRA Maître de Conférences à 1'Ecole Pratique des Hautes Etudes

1. Le poids des ancêtres Aujourd'hui, trois termes sont en concurrence pour désigner et définir les courants de pensée à 1'œuvre dans le monde islamisé: intégrisme, fondamentalisme et islamisme 124 . Hormis le dernier, qui a été parfois adopté par certains de ces courants, les deux autres ont été rejetés, et ces mêmes courants préfèrent se servir de termes indigènes. À l' exception du terme salafiyya, 125 les autres appellations désignent plutôt des organisations constituées et leurs succédanés. Ainsi en est-il des Frères musulmans ou du mouvement Al-takfir wa-1-hijra. Parmi les nombreuses explications et interprétations du fondamentalisme musulman, qui sont surtout le fait de politologues ou plus simplement d'essayistes, et dont les media se sont faits l'écho ces derniers mois, on peut en repérer quatre principales: 1o) Le fondamentalisme est le résultat, ou le produit, ou la conséquence de la misère économique et sociale. On a même lu et entendu dire que si les fondamentalistes pouvaient s'en prendre aux Nord-Américains ou aux Européens, c'est parce qu'ils jalousaient leur confort matériel ! Pour tenter de rendre compte de la détermination de la sphère religieuse et morale par la sphère économique et sociale, les adeptes de cette interprétation recou-

124 L'abondante bibliographie sur ces courants est malheureusement de caractère politologique ou journalistique; elle s'est très peu intéressée aux dimensions doctrinales. Une présentation sommaire en a été donnée récemment en arabe par Muhammad Abd-al-latîf Mahmûd, Al-ikhtilâfât al-fiqhiyya ladâ al-ittijâhât al-islâmiyya al-mucâsira, Mansûra: Dâr al-Wafâ', 2000. En français, on peut citer, sur la première salafiyya, Jacques Jomier, Le commentaire coranique du Manâr, Maisonneuve et Larose, 1954, et, sur la pensée de Sayyid Qutb (m. 1966), représentant typique de la seconde salafiyya, Olivier Carré, Mystique et politique, Cerf, 1984. Sur une des principales sources anciennes de ces courants, Henri Laoust, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Ibn Taymiyya, Le Caire: IFAO, 1939. Il manque des monographies sur les nombreux penseurs qui appartiennent à ces courants (Nâsir al-dîn al-Albânî, Hasan al-Bannâ', Saîd Hawwâ, Mawdûdî...). Une abondante littérature defetwas reste à dépouiller. De même qu'une enquête d'ensemble couvrant la période 1890-1967 serait fort utile, car ces mouvements doivent être appréhendés dans leur contexte historique. Le récent ouvrage de Gilles Kepel, Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme, Gallimard, 2000, envisage les choses par le mauvais bout de la lorgnette (voir notre compte-rendu dans Studia Islamica, 2001, n° 92, p. 211-214.). 125 De salaf, qui signifie «ceux qui précèdent, qui sont venus avant». La doctrine des salaf, terme qui désigne concrètement les compagnons, notamment les quatre premiers califes, mais aussi la génération des suivants, a probablement été élaborée par réaction au chiisme qui accordait une prééminence totale aux imams et ne manquait pas de dénigrer de nombreux compagnons.

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Fondamentalisme et loi islamique rent généralement à la notion behaviouriste de «frustration» 126 • Or il est facile d'opposer à ce type d'explication de nombreux exemples qui sont autant d'objections (dans plusieurs pays musulmans, la misère ne conduit pas au fondamentalisme, tandis que de nombreux adeptes de ce courant de pensée appartiennent aux classes aisées de la société).

2°) Le fondamentalisme est le produit de l'autoritarisme et de la dictature, donc du régime politique dominant dans le monde musulman. Cette explication est du même type que la précédente, hormis qu'elle met l'accent sur le facteur politique. Cependant, son originalité est de présupposer que la démocratie représentative est le remède contre le fondamentalisme. A la différence de la première, cette explication doit être rattachée explicitement au libéralisme ambiant. On peut lui opposer des objections analogues à celles que 1'on a opposées à la première. Le fondamentalisme ne peut être ramené ni à l'économie ni à la politique, car il constitue un phénomène de nature religieuse - ce qui est presque une lapalissade et ne peut donc être appréhendé si 1'on fait abstraction du terrain religieux. Enfin, il existe deux autres interprétations plus pertinentes : 3 o) Le fondamentalisme est une réaction à l'occidentalisation du monde. Cette vue est intéressante à condition d'être nuancée. Toutefois on doit prendre deux précautions méthodologiques: l) on doit définir ce qu'il faut entendre par occidentalisation; 2) on doit distinguer occidentalisation et colonisation, même si dans 1'actualité tout paraît enchevêtré 127 .

4°) Le fondamentalisme est le produit de la dissolution des rapports communautaires. Cette problématique est plus familière aux sociologues. Ces deux dernières interprétations, aussi intéressantes fussent-elles, prétendent que les racines du fondamentalisme islamique sont contemporaines et structurelles. Or s'il y a un lien entre dissolution des liens communautaires et fondamentalisme, ce ne peut être un lien de causalité simple: ce n'est pas parce que le mode de vie traditionnel, hérité du passé et des ancêtres est en passe de disparaître, que la pensée religieuse se durcit. Cependant, il ne fait pas de doute que cette fin annoncée de la vieille société renforce le fondamentalisme, notamment en lui donnant de nouveaux adeptes. Attachés à la société traditionnelle qu'ils veulent voir pérenniser, ils trouvent dans le discours fondamentaliste à la fois l'explication de cette situation et le remède pour écarter la menace. La salafiyya, qui se rapproche le plus de ce que l'on entend en français par fondamentalisme, désigne d'ailleurs moins un courant de pensée qu'une attitude intellectuelle et religieuse. Selon ses tenants, il s'agit de remonter jusqu'à l'islam primitif,

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Voir, par exemple, François Burgat, L'islamisme au Maghreb, Karthala, 1988, pp. 80, 81, 134, etc., et Olivier Roy, L'échec de l'islam politique, Seuil, 1992, p. 78-79. 127 La question palestinienne, qui est le principal élément de politique internationale dans le développement actuel du fondamentalisme, tient moins de la première que de la seconde.

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Fondamentalisme et loi islamique tenu pour seul authentique, par-delà les nombreuses interprétations accumulées au cours des siècles et qui sont considérées comme autant d'erreurs, voire de déviations ou même d'hérésies. Il s'agit donc de revenir aux origines, plus exactement aux sources mêmes de l'islam: le Coran et la Sunna. De ce point de vue, il est nécessaire de rappeler qu'une telle attitude n'est pas nouvelle dans la culture islamique: à de nombreuses périodes de 1'histoire, des oulémas se sont insurgés contre les institutions religieuses en place et ont lancé des appels à un «retour aux sources», ou bien, selon une modalité différente, à combattre les «innovations blâmables» ( bidâc) 128 . Pour ces oulémas, leur attitude n'est pas novatrice, mais rectificatrice ou réformatrice. Pourtant ce qu'ils prennent pour l'islam primitif n'est en vérité que l'islam post-coranique et post-muhammadien, celui du ure!Ixe siècle; ainsi font-ils passer pour originelles et authentiques des interprétations tardives et postérieures. Le projet de restauration des origines conduit non à une effective remontée au premier siècle de l'islam, mais à la transformation des doctrines élaborées par les oulémas de la période abbâside en vérité absolue. Pour plus de clarté dans l'exposé, on proposera de distinguer une première et une seconde salafiyya. La première apparaît à la fin du XIXe siècle et coïncide avec la colonisation d'une partie du monde musulman par les puissances ouest-européennes. Elle conjugue à la fois l'effort de réformer l'islam et de restaurer la grandeur passée de la civilisation islamique, et la résistance à l'occidentalisation et à la domination politique de l'Europe de l'Ouest. La seconde salafiyya, qui apparaît au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec les premières indépendances (Égypte, Pakistan), ne s'épanouit réellement que dans les années 1970, quand 1'échec des nationalismes laïques et souvent socialistes devient avéré. Quand la première salafiyya se constitue à la fin du xrxe siècle, en Égypte notamment, sous l'impulsion de Jamâl al-dîn al-Afghânî, de Muhammad Abdu et surtout de Muhammad Rashîd Ridâ, ses initiateurs nomment leur action «réforme» (islâh). En tant que tel, ce mouvement prend racines dans un des plus anciens courants de pensée islamiques, celui des ah! al-hadîth, qui considéraient qu'aucun élément de la doctrine religieuse ne devait être établi sur autre chose qu'un texte référé à une autorité légitime, que ce soit Dieu, le Prophète, les quatre premiers califes ou les compagnons, par opposition à un courant de pensée que ses adversaires ont désigné par l'expression ah! al-ra'y, c'est-à-dire les adeptes du raisonnement. Selon ces derniers, quand les textes étaient en contradiction entre eux (ikhtilâj) ou avec le bon sens (comme au sujet des versets anthropomorphiques du Coran, ou comme au sujet de la justice divine), on devait résoudre le problème par le raisonnement et la spéculation, alors que les ah! al-hadîth préconisaient le recours au piétisme. La lutte entre ces deux courants fut surtout intense sur le terrain théologique, mais elle perdura également sur le terrain juridique. Cependant, la doctrine de la première salafiyya fut paradoxalement en rupture, sans l'avouer ni le dire, avec les ah! al-hadîth et leur refus de toute pensée. On doit à M. Abdu de nombreuses «découvertes»: Shâtibî (XIVe) et ses Muwâfaqât, qui permettaient de renouveler la réflexion sur la loi, Ibn Khaldûn (XVe) et le problème de la décadence de la civilisation musulmane, etc. Dans la foulée, certains de ses disciples réhabilitèrent la théologie mu 'tazilite rationaliste, honnie depuis le Moyen Âge. Le glissement vers la tendance conservatrice, voire «réactionnaire» des ah! al-hadith

128 Les malikites se sont particulièrement illustrés dans ce domaine. On peut signaler quelques ouvrages classiques dans cette veine Ibn al-Hâjj (Madkhal), Turtûshî (Al-hawâdith wa-l-bidâ),etc.

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Fondamentalisme et loi islamique ne commença à s'opérer qu'avec M.R. Ridâ et ses émules, parmi lesquels les oulémas algériens de l'Association des oulémas d' Algérie 129 , et certaines personnalités comme le Syrien Nâsir al-dîn al-Albânî. On doit à M.R. Ridâ la réhabilitation de la pensée néo-hanbalite d'Ibn Taymiyya et du wahhabisme dont il se rapprocha considérablement après la mort de son maître 130 . Quant à Albânî, il s'est fait le défenseur de la Sunna et du hadith, accomplissant dans ce domaine un vaste travail d'élagage dans les compilations sunnites canoniques, poursuivant la pureté même du texte originel de la Sunna. Le principal dogme de la première salafiyya est le combat pour le tawhîd et la lutte contre le culte des saints et le soufisme: la« décadence» de 1'islam est rapportée à la corruption du principe monothéiste par la multiplication des intercesseurs, et donc la réintroduction au sein de l'islam de l'idolâtrie, qui conduit à l'adoration d'entités médiatrices, notamment les saints et les shuyûkh des confréries. Ce combat va s'étendre vers le soufisme, accusé d'avoir encouragé cette déviation. Dans ce contexte, on va déterrer les vieilles accusations contre ce courant de pensée. La première salafiyya étend son combat contre ce qu'elle présente comme des «innovations blâmables», qui seraient à 1' origine de la «corruption» de la «vraie» religion, comme celles qui marquent les rites funéraires dans l'islam contemporain. Ainsi, Albânî est l'auteur d'un livre sur le sujet «Les innovations blâmables dans les funérailles » 131 , plusieurs fois réédité depuis 1968. La deuxième salafiyya va reprendre le thème de la lutte contre 1'occidentalisation en 1'articulant étroitement au thème qui sera central pour elle de la restauration intégrale de la charia. Ainsi le retour aux sources sera une remontée régressive vers les corpus juris médiévaux, auxquels on confèra du même coup une sacralité nouvelle. Ainsi le rapport au Coran et à la Sunna continue à être imaginaire, les musulmans se révélant globalement incapables d'amorcer une quelconque critique historique de ces sources scripturaires majeures et vouant aux gémonies toute tentative de ce genre; ces textes demeurent sous tabou. Reprenant une formulation hégélienne, on pourrait dire que si la salajïyya est l'expression d'une conscience aliénée, ce n'est pas en tant que conscience religieuse. Les sociétés d'islam et les musulmans en général n'ont aucune prise sur les lois qui gouvernent leur vie; rapportées à Dieu, pas plus qu'elles ne peuvent être réformées, ces lois ne peuvent même pas être contextualisées historiquement. Ainsi pouvons-nous justifier notre usage de 1' appellation «fondamentalisme» : il s'agit moins d'un contenu que d'un rapport aux textes et aux origines. Il s'agit de la volonté de revenir au gouvernement du monde par les textes sacrés, afin d'être dans une relation d'identité avec l'origine. C'est pour cela qu'il est inexact de voir dans le fondamentalisme une erreur d'interprétation, ou une simple réaction à la modernisation ou à l'occidentalisation, ou pis encore un pur endoctrinement ou une manipulation par les pouvoirs en place. Si la seconde salafiyya apparaît dès le lendemain de la Seconde Guerre, avec des auteurs comme le Pakistanais Mawdûdî, le Syrien Albânî ou l'Égyptien Sayyid Qutb,

129 Ali Merad: Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris-La Haye: Mouton, 1967; Ibn Bâdîs, commentateur du Coran, Geuthner, 1971. 130 Marrakûshî, Muhammad, Tafkîr Muhammad Rashîd Ridâ, Tunis-Alger: MTE-ENAL, 1985. 13 1 Ahkâm al-janâ' iz wa bidacuhâ, Riyâd, 1993.

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Fondamentalisme et loi islamique jusqu'à la fin des années 1960, elle demeure un mouvement restreint à une élite. C'est seulement dans les années 1970 qu'elle rencontre un autre mouvement, celui qui travaille et agite 1' ensemble du monde musulman: partout, on constate un regain de pratique religieuse. Le nombre d'orants et de pèlerins ne cesse de s'accroître. Partout se répand l'idée que la vie quotidienne n'est pas suffisamment conforme à la loi de Dieu et que seule la stricte observance des règles de cette dernière peut conduire à la fois au bonheur terrestre et au salut éternel. Afin d'illustrer deux aspects distincts du fondamentalisme contemporain, nous commencerons par exposer 1' idée de loi; ensuite, nous poserons le problème de 1'usage de la violence.

2. L'idée fondamentaliste de loi La question de la loi, qui est au cœur de la construction fondamentaliste en islam, a donné lieu à une littérature abondante. On considérera dans les pages qui suivent la réflexion du Pakistanais Mawdûdî (m. 1979) 132 , un des auteurs les plus prolifiques et les plus influents. L'idée de loi chez Mawdûdî s'apparente à l'acception antique et médiévale 133 : «Tout le monde peut se rendre compte que notre univers est un univers d'ordre, où toutes les choses sont régies par des lois et des règles. Tout a sa place fixée dans un ensemble grandiose qui fonctionne admirablement. Le soleil, la lune, les étoiles, tous les corps célestes appartiennent à un même système et poursuivent une course invariable en vertu de lois immuables. La terre tourne sur son axe et ses révolutions autour du soleil suivent une trajectoire déterminée. De l'infime électron à l'impressionnante nébuleuse, tout ainsi dans l'univers obéit à ses lois propres en vertu desquelles la matière, 1'énergie et la vie apparaissent, se modifient ou disparaissent. Il en est de même pour l'homme. La naissance, la croissance, la vie, la subsistance de 1'homme dans la nature sont toutes régies par un système de lois biologiques. Ce sont elles qui gouvernent le fonctionnement de tous ses organes, des cellules les plus petites au cœur et au cerveau. Bref, notre univers est un univers soumis à une loi, et tout ce qui en fait partie suit le cours qui lui a été prescrit. »134

132 M Gaboriau, «Le néo-fondamentalisme au Pakistan», in O. Carré et P. Dumont (eds), Radicalismes islamiques, tome Il, Paris: L'Harmattan, 1986, p. 33-76. 133 Voir ce que dit à ce propos, par exemple, Louis Althusser: avant l'époque moderne, la

loi «était imprégnée d'exigences issues des relations humaines. La loi supposait donc des êtres humains, ou des êtres à l'image de l'homme, même s'ils le passaient. La loi était commandement. Elle voulait donc une volonté pour ordonner et des volontés pour obéir. Un législateur et des sujets. La loi possédait de ce fait la structure de l'action humaine consciente: elle avait une fin, elle désignait un but, en même temps qu'elle en exigeait l'atteinte. Pour les sujets qui vivaient sous la loi, elle offrait l'équivoque de la contrainte et de l'idéal». (Montesquieu, la politique et l'histoire, 1959, p. 22-23). 13 4 Comprendre l'islam, Paris, 1973, p. 16. 65

Fondamentalisme et loi islamique Dans ce texte, deux idées sont centrales. Il y a d'abord une insistance particulière sur la notion de loi: tout dans 1'univers obéit à des lois -les corps célestes comme les corps microscopiques et le corps humain. Ces lois imposent à chaque corps un fonctionnement déterminé et précis. La seconde idée est que chaque chose a sa place dans 1'univers; il en résulte un ordre et un fonctionnement harmonieux. Il n'y a pas de place dès lors pour le moindre hasard. L'univers est réglé comme une horloge. Cette cosmogonie va de pair avec un déterminisme total, car la loi n'est pas 1' expression de la seule nécessité, mais le résultat de la volonté divine, qui veille sur cet ordre : «Cet ordre cosmique qui gouverne l'univers de la particule aux galaxies est la loi de Dieu, le Créateur et le Maître de l'univers. Puisque la création tout entière obéit aux lois divines, on peut dire que tout l'univers suit littéralement la religion del'islam- car l'islam ne signifie rien d'autre que la soumission et l'obéissance à Allah, le Seigneur de l'univers. Le soleil, la lune, la terre et tous les autres corps célestes sont donc «musulmans», tout comme l'air, l'eau, la chaleur, les minéraux, la végétation, les animaux. Tout dans l'univers est musulman, car tout obéit aux lois qui lui ont été assignées par Dieu. » 135 Si l'univers est ordre et harmonie, c'est parce qu'il est gouverné par la loi de Dieu. On voit déjà poindre la finalité de cet argument: il suffirait que la société soit soumise à la loi de Dieu pour qu'y règnent à son tour ordre et harmonie. Les lois physiques sont assimilées à des actions humaines: elles ont un auteur, une fin, etc. Pourquoi la société n'est-elle donc pas soumise à la loi divine? Cela tient à la nature de l'homme: «L'homme possède une double nature, sa vie se déroule sur deux plans différents. D'une part, comme toutes les autres créatures, il est complètement dépendant des lois naturelles et ne peut s'y soustraire. Mais d'un autre côté, l'homme est pourvu de raison et d'intelligence. Il a le pouvoir de penser et de juger, de choisir ou de rejeter, d'approuver et de désapprouver. Il est libre de choisir sa religion, son genre de vie et d'orienter son existence en fonction des idéologies de son choix. Il peut tracer son propre code de conduite ou en accepter un formulé par autrui. Il a été doté du libre-arbitre et peut décider de son propre comportement. » 136 En tant qu'être naturel, 1'homme est logé à la même enseigne que les autres êtres naturels - il est, lui aussi, astreint aux lois qui gouvernent le monde naturel. Mais en tant qu'homme, il est doté du libre-arbitre. Il s'agit là d'une innovation très importante, surtout pour un auteur qui se réclame de la salafiyya, c'est-à-dire qui prétend restaurer les interprétations les plus anciennes de l'islam. Les plus vieux docteurs de l'islam n'ont jamais été des partisans du libre-arbitre 137 . Du même coup, l'homme a donc le choix d'obéir ou de se rebeller, alors que même dans ce cas, son corps ne cesse à aucun moment d'obéir.

135 136

Idem, p. 16-17. Ibidem, p. 17.

137 Le débat sur le libre-arbitre (qadar) a eu lieu très tôt en islam dès la fin du rer siècle. Les ahl al-hadith étaient des adversaires du libre-arbitre, qui remet en cause à leurs yeux la toute-

puissance divine. Quant aux partisans du libre-arbitre, ce sont principalement les théologiens mutazilites.

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Fondamentalisme et loi islamique Celui qui se soumet est «en hannonie avec l'univers tout entier» (Ibid., p. 18). «Ce qui est naturel, c'est d'obéir, de vivre en conformité avec Sa volonté et Sa loi» (Ibid., p. 20). Le mécréant agit «à l'encontre des tendances de la nature» «en contradiction totale avec les instincts naturels de ses organes>> (Ibid.). Malgré les références à l'astronomie, l'univers de Mawdûdî n'est pas infini, mais seulement immense et démesuré, donc fini (Ibid., p. 21). Le Dieu de Mawdûdî, à la différence de celui de Al-Ash'arî 138 , gouverne l'univers à travers des lois immuables. -Comment Mawdûdî démontre-t-ill' existence de Dieu? Par certains aspects, sa démonstration rejoint la théologie chrétienne, car elle est fondée, de façon confuse, sur l'idée de causalité et notamment sur la notion de cause efficiente. Ainsi, pour ce faire, il recourt à de nombreuses métaphores (magasin, usine, montre, etc.). Il compare l'univers à un grand magasin; aussitôt, il s'interroge: peuton penser un seul instant qu'un grand magasin puisse fonctionner normalement sans responsables ni personnel? 139 Une usine peut-elle fonctionner sans propriétaire ni gestionnaire ni ingénieur? Croire cela équivaut à la démence. Par la suite, M. donne d'autres exemples: lampe à incandescence, chaise, tissu, maisons. Toutes ces choses existent-elles d'elles-mêmes ou ont-elles été fabriquées par quelqu'un? Il faut relever que le problème de la cause efficiente n'est clairement posé que pour le dernier cas. Dans l'examen des deux premiers cas, M. confond entre cause finale (hannonie) et cause efficiente. Si donc il est impossible d'admettre qu'un magasin soit sans propriétaire ou qu'une usine fonctionne sans ingénieur, comment peut-on admettre que 1'univers soit sans créateur? Notons que M. identifie créateur et maître: pour lui, il s'agit d'une même et seule puissance. Ensuite, M. revient à la question du bon fonctionnement de l'univers: «Une personne sensée peut-elle imaginer que ce vaste univers puisse exister sans Créateur et qu'il puisse fonctionner automatiquement sans aucun Maître, Gouverneur ou Dirigeant?». (Idem, p. 8). L'argumentation de M. est donc double : 1) Rien ne peut se causer soi-même dans l'univers, excepté Dieu; 2) L'ordre et l'harmonie de l'univers sont la preuve de l'existence d'une intelligence ordonnatrice du monde. -La cause efficiente de l'univers est nécessairement une Une armée qui aurait deux chefs sombrerait dans le désordre (Ibid., p. 10). L'ordre harmonieux qui règne dans l'univers implique l'existence d'un seul Dieu. Si l'harmonie règne dans l'univers, c'est parce que les étoiles et les planètes obéissent à des lois (Ibid., p. 11). M. recourt ici à de nombreux exemples tirés de la cosmologie (révolution des corps célestes, attraction terrestre, etc.). Evoquant l'ordre harmonieux qui caractérise la planète Terre, M. écrit: «Toutes les parties de ce vaste atelier qu'est la terre sont strictement gouvernées par des règlements et aucun de ces règlements ne subit le moindre changement. L'air et 1' eau suivent les lois établies pour eux ; la lumière et les saisons les leurs. La terre, les pierres, les métaux, l'électricité, la vapeur, les

138

139

xe

Théologien sunnite du siècle. Le chemin du salut, Alger, 1986, p. 7.

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arbres et les animaux - nul d'entre eux n'a le pouvoir d'outrepasser les lois qui gouvernent leur existence. Nul d'entre eux ne peut changer ses propriétés et ses qualités, ou refuser de décharger ses responsabilités dans les limites établies. » 140 Chaque être naturel est soumis à des lois contraignantes. Il suffit de remplacer les pierres et autres êtres naturels par les hommes pour comprendre l'intention de M.: si la Nature fonctionne de manière si harmonieuse, si ordonnée et si équilibrée, c'est parce qu'elle obéit aux lois établies par le Créateur. Par conséquent, si les hommes acceptaient d'être comme les pierres et se soumettaient aveuglément aux lois révélées pour eux spécialement par le Créateur, alors la société humaine connaîtrait enfin 1'harmonie, donc la justice et le bonheur. Si elle connaît la détresse, c'est parce que 1'homme est rebelle aux lois de son Créateur. Ainsi la nature est anthropologisée : M. parle à son propos de «responsabilités», «devoirs», etc. Ce qui ressort également, c'est l'organicisme de cette conception : «Toutes les parties de cette machine fonctionnent harmonieusement et tous les développements et les progrès dont nous sommes témoins dans ce monde sont dus à la coopération entre les divers éléments. » 141 Plus loin, après avoir évoqué 1' exemple de la graine que 1'on sème, il écrit: «En somme, le monde où nous vivons existe seulement parce que les divers départements de ce merveilleux royaume coopèrent régulièrement et fidèlement entre eux et aucun de ces éléments n'ose négliger son devoir ou refuser de coopérer avec d'autres éléments, d'après un ordre bien établi.» 142 Chaque individu comme chaque être naturel doit assumer son devoir, qui est dicté par la loi divine. Si chacun de nous accomplissait son devoir normalement, la société ignorerait le désordre qui la caractérise. Elle serait 1'harmonie même. Ainsi, il n'y a pas vraiment de coupure entre la nature et la société, Dieu ayant établi des lois pour l'une et pour l'autre. Ce qui spécifie l'être humain c'est qu'il est doté du libre-arbitre : il peut choisir de se soumettre ou de désobéir. Alors que la pluie, en tombant, obéit à la loi divine, tout en ne le sachant pas. Ce faisant, M. entrevoit la dimension de la liberté dans 1' existence humaine, mais seulement sous son aspect négatif et néfaste (liberté de refuser, de se rebeller). C'est parce que l'homme est libre qu'il penche vers le mal. Ainsi, il est démuni du frein nécessaire pour lui éviter cette fâcheuse tendance. 143 Cette insistance sur l'image de l'harmonie ne sert qu'à démontrer l'unicité de Dieu: «En effet, l'organisation parfaite de l'univers n'admet pas plus d'un dirigeant. La nature même de cette organisation exige qu'aucune autre personne

140

Ibid., p. 11-12. Ibid., p. 12. 142 Ibid., p. 12-13. 143 !\lais M. ne dit pas d'où vient le mal. Plusieurs questions n'effleurent pas l'esprit de notre auteur: pourquoi Dieu n'a-t-il pas fait l'homme semblable aux autres créatures naturelles? Pourquoi l'homme peut-il découvrir par lui-même les lois qui gouvernent la nature mais non celles qui sont censées gouverner la société- autrement dit: pourquoi les lois de la nature sontelles accessibles à l'intelligence humaine mais non la charia? 141

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Fondamentalisme et loi islamique ne doit y avoir la moindre part d'autorité, qu'il ne doit y avoir qu'un seul gouverneur et que tous les autres êtres doivent être ses sujets. Car si tout autre être jouissait de la plus petite fraction d'autorité, le désordre et l'indiscipline en résulteraient inévitablement. » 144 La démonstration de l'unicité de Dieu ne s'inscrit pas seulement dans le cadre de 1'affirmation traditionnelle du monothéisme (tawhîd), mais doit servir à étayer la thèse centrale de la hâkimiyya, c'est-à-dire que seul Dieu dispose du pouvoir législatif, tant sur la nature que sur la société. Si Dieu est un, il est 1'unique souverain et donc 1'unique législateur: «La logique veut que la souveraineté n'appartient qu'à Dieu et que seule son autorité y prévaut.» (Ibid., p. 15). -D'où viennent les conflits et les dissensions entre les hommes? Pourquoi l' injustice? M. n'évoque pas le problème du mal mais ceux de la guerre et de l'injustice. La notion de mal est peut-être trop abstraite, alors que la guerre et 1'injustice sont concrètes. En outre, la guerre et l'injustice s'opposent explicitement à l'ordre et à l'harmonie. Ici la théologie se fait sociologie, avec ce constat: «L'humanité est divisée en groupes opposés les uns aux autres et chaque groupe essaye, par la force ou par la ruse, de nuire aux autres.» (Ibid., p. 16). Constat amer, qui se situe au niveau d'une métaphysique sociale. L'ordre qui règne dans la nature contraste avec le désordre qui sévit dans la société : «À 1' exception de la société humaine, nous constatons que la paix et la tranquillité règnent dans l'univers.» (Ibid.). Pourquoi? «L'homme souffre parce qu'il a adopté un mode de vie qui n'est pas en accord avec la réalité et il ne retrouvera jamais le bonheur et la paix s'il ne se décide à vivre en harmonie avec la réalité. » 145 Il y a une contradiction entre la volonté humaine et la réalité ; c'est parce que la volonté humaine ne correspond pas à la réalité qu'il n'y a pas de fonctionnement harmonieux de la société. L'homme se trompe. Il est victime d'une illusion, qui l'empêche par conséquent de prendre conscience de la réalité, qui est que Dieu est le Maître de l'univers, le seul Souverain. L'illusion c'est de ne pas ajouter foi à ce credo. Le devoir de l'homme s'il accepte cette vérité, c'est donc d'obéir à son Maître. M. représente Dieu comme un Roi dont les hommes sont les sujets: «La loi est la loi de Dieu et seuls ses commandements méritent qu'on leur obéisse. Aucun de ses sujets n'a le droit de s'arroger la position d'un souverain. Aucun individu ou corps législatif n'a le droit ou la compétence de faire des lois selon ses caprices et de demander aux créatures de Dieu de suivre cette loi au lieu de la loi divine. » 146 On voit là comment s'articulent théologie et politique. De la thèse que Dieu est l'unique législateur, M. infère que la loi de Dieu est la seule loi légitime. Par conséquent, tout autre loi est injuste et on doit lui désobéir. De là également, il faut tirer

144

Ibid., p. 14. Ibid., p. 16. 146 Ibid., p. 19. 145

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Fondamentalisme et loi islamique qu'obéir à une autre loi que la loi divine revient à se rebeller contre Dieu et donc devenir un mécréant. Non seulement 1'homme n'a pas le droit d'édicter des lois à la place de l'Autorité légitime, donc de Dieu, mais en outre il n'a ni la capacité ni la compétence pour le faire (Ibid., p. 20). Car là où la loi édictée par l'homme a été suivie, elle n'a engendré que violence, oppression et injustice (Ibid., p. 21). L'homme ne peut pas administrer les choses humaines car il n'en a pas «une connaissance approfondie;> (Tbid., p. 20). Les lois humaines- c'est-à-dire les lois non révélées par le Dieu du Coran- sont donc illégitimes, imparfaites et, on va le voir, injustes. Les lois humaines se caractérisent par la discrimination (Ibid., p. 22); pour qu'il y ait la justice, il faut que cela cesse : «Le but peut être réalisé seulement si tous les hommes sont sujets aux commandements de quelqu'un qui ne peut pas émettre un jugement erroné dû à l'ignorance ou à une connaissance insuffisante, et qui n'abuserait point de différence 147 parce qu'il est l'ami d'une personne et l'ennemi d'une autre.» 148 Or un tel homme, poursuit M., ne peut pas exister. À ses yeux, le seul être qui peut être ainsi est Dieu. 149

-Dieu est nécessaire pour responsabiliser les hommes. «Si une personne est persuadée qu'elle n'a aucun compte à rendre à qui que ce soit et qu'il n'y a aucun pouvoir pour la punir, elle perdra naturellement le sens de la discipline et elle vivra d'une façon irresponsable et indisciplinée. » 150 Ainsi, Dieu est nécessaire parce qu'une autorité suprême, reconnue de tous, est nécessaire. S'il n'y avait point Dieu, un meurtrier ou un voleur se sentiraient-ils coupables? Le problème qui est donc posé est celui de la culpabilité et, par-delà, celui de l'interdit. Dieu n'est donc nécessaire que pour que la limite soit posée et pour que l'interdit soit institué. Par conséquent, à travers la question de la souveraineté absolue de Dieu et de la Loi, est posée de façon indirecte la question de l'interdit. D'une certaine façon, la théologie se présente comme un discours indirect sur l'interdit. «La plupart des désordres qui infestent le monde d'aujourd'hui, poursuit M., sont dus principalement au fait que la majorité des hommes ne reconnaissent pas la souveraineté et l'autorité d'un Être supérieur. Ils ne croient pas non plus qu'il y a, au-dessus de tout, un Être devant qui ils seront obli-

147

Dans la traduction originale, il y a ici . Une guerre menée au nom des «valeurs>> n'est jamais juste, car sur le terrain des «valeurs>>, chacun est enfermé dans son quant-à-soi. 152

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2°) Il énonce une thèse centrale, en s'appuyant sur quelques versets coraniques: «Soutenir un régime qui ne repose pas sur la loi [divine] constitue une faute capitale.» De cet énoncé, il tire la conclusion pratique suivante: «Il n'est absolument pas licite aux services de sécurité (police, gendarmerie, armée) d'aider un régime mécréant ou injuste.» On peut donc y lire premièrement la condamnation, voire l' excommunication des autorités et de ceux qui leur apportent un appui, deuxièmement un appel à la troupe et aux forces de l'ordre, sinon à se soulever, du moins à refuser d'obéir. Qu'est-ce qu'apporter son appui au régime? Désormais, tout fonctionnaire est en puissance un soutien du régime et donc un ennemi potentiel des partisans de la «république islamique». Le militaire soutient le régime puisqu'illui permet de se maintenir; dès lors, tout individu qui permet, par son activité, le maintien de ce régime est dans la même situation que le militaire et peut être traité comme un ennemi. Si apporter son aide au régime est déclaré «illicite», cela revient à traiter tous ceux qui exercent des activités au sein de l'État comme «délinquants »,voire «criminels» aux yeux de la loi islamique. Sur une telle base, on commence par tuer des militaires, des policiers et des gendarmes, ensuite on tue des hauts fonctionnaires et, pour finir, on tue des journalistes, des instituteurs et des syndicalistes. 154 3°) L'auteur distingue deux cas de figure à propos de celui qui est dans les rangs de l'ennemi, selon qu'ill'a rejoint librement ou sous la contrainte. S'appuyant sur Ibn Hazm (Xe siècle) et Ibn Taymiyya (XIVe siècle), il conclut que celui qui a rejoint librement les rangs d'un pouvoir qui ne gouverne ni à l'aide du Coran, ni à l'aide de la Sunna est un apostat (murtadd). «Si nos vertueux ancêtres (sala.{), ajoute-t-il, ont qualifié d'apostats ceux qui ont refusé de payer la zakât mais qui priaient, jeûnaient et ne combattaient pas les musulmans, comment qualifier alors ceux qui sont aux côtés des ennemis des musulmans et qui les combattent ?». 155 Il faut préciser ici ce qu'implique le fait de traiter quelqu'un d'apostat. Dans la loi islamique, nonobstant quelques variantes secondaires entre les écoles juridiques, l'apostat est mis à mort après avoir reçu une injonction à revenir à 1'islam et s'il refuse d'obtempérer. Par conséquent, qualifier quelqu'un d'apostat, c'est selon un fameux hadith, «rendre son sang licite», c'est-à-dire déclarer son meurtre légal. Certains docteurs et propagandistes n'hésitent pas à soutenir que la mise à mort de l'apostat est même un devoir qui incombe à n'importe quel fidèle (jardh 'ayn) dès lors qu'aucune autorité légale ne se charge de faire exécuter la sentence. Quel est le statut juridique de celui qui est contraint de rejoindre le pouvoir qui enfreint la chari a? L'auteur commence par rappeler la définition juridique de la notion de contrainte (ikrâh), qu'il réduit à la seule contrainte physique, excluant toute notion de contrainte morale. De cela il conclut: «Quelle que soit la raison, la contrainte ne justifie pas que le musulman porte les armes contre son frère.» Ce qui signifie que la contrainte ne peut justifier celui qui active dans les rangs de l'ennemi. Il invoque comme appui à son point de vue l'autorité d'Ibn Taymiyya

!5 4

L'action aveugle et insensée des groupes armés en Algérie depuis 1992 trouve ici son expression théorique parfaite. 155 L'auteur fait très certainement référence à ce que les chroniqueurs musulmans appellent «les guerres de l'apostasie>> (hurûb al-ridda), menées par le premier calife contre certaines tribus arabes au lendemain de la mort du Prophète, parce qu'elles auraient refusé de s'acquitter de l'impôt (zakât).

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qui déclare que celui qui, dans une guerre civile, est forcé de se battre, doit plutôt saboter son arme. S'il ne peut réaliser cela, il peut tromper les ennemis de l'islam et contribuer à diviser leurs rangs, voire même les frapper dans le dos. En d'autres mots, il doit se comporter comme une «cinquième colonne», qui se bat contre l'ennemi de l'intérieur. Pratiquement, cela veut dire que le militaire comme le policier et le gendarme doivent sinon retourner leurs armes contre leurs chefs, du moins amoindrir 1'efficacité de la répression contre le mouvement insurrectionnel. 4°) Que statuer donc au sujet des membres des forces de sécurité qui, elles, soutiennent le régime impie? De nouveau 1' auteur s'appuie sur Ibn Taymiyya et propose de distinguer trois aspects : Primo, il faut traiter les forces de sécurité comme un tout, dans leur globalité, non en tant qu'individus: «S'en prendre aux membres de ce groupe ne nous intéresse pas, car parmi eux se trouvent des musulmans excusables soit pour ignorance, soit pour contrainte, ou n'ayant pas l'intention de combattre les musulmans, de même qu'il compte des criminels.» En d'autres mots, il faut juger non les individus mais l'institution et son attitude vis-à-vis des partisans de la «république islamique»; Secundo, il faut adresser des avertissements et prévenir cette corporation - sousentendu : afin qu'elle ne soit pas amenée à arguer de son ignorance; Tertio, certains fidèles, en raison de leur méconnaissance des principes de la charia à propos de ces problèmes, hésitent quant à son application à cette corporation. En d'autres termes, estimant que puisque les forces de sécurité sont constituées de musulmans et qu'il est interdit de combattre d'autres musulmans, ils hésitent à traiter les forces de sécurité comme des ennemis. Plus simplement, la question qui se pose est la suivante: Doit-on combattre les forces de sécurité qui enfreignent la charia alors qu'elles comptent de nombreux musulmans, et peut-on tuer ces derniers? La réponse à cette interrogation est aussi claire que tranchée : Le musulman qui tue un autre musulman qui se trouve dans les rangs de l'ennemi est« excusé». Par conséquent, il n'a commis aucune faute. Le raisonnement sous-jacent est le suivant. Le but est de vaincre les autorités impies qui s'appuient sur des forces de sécurité. Dans la mesure où celles-ci ne se rangent pas aux côtés des insurgés, ces derniers qui se battent pour 1'instauration de l'« État islamique» doivent les affronter. On considère que s'ils tuent les musulmans qui se trouvent dans les rangs de l'ennemi, ce n'est pas en tant que musulmans que ces derniers sont tués mais en tant que membres d'une institution qui s'oppose à l'instauration de l'«État islamique». 5°) Pour finir, l'auteur s'adresse aux membres des forces de l'ordre pour qu'ils ne torturent ni ne frappent ni ne tuent les manifestants, leur rappelant qu'ils ne doivent pas échanger leur «vie future» contre «Un menu avantage». Il termine en soulignant qu'il est illicite d'obéir aux autorités quand celles-ci enfreignent la charia. Quels sont les enseignements que nous pouvons tirer de ce texte ? Soutenir un régime considéré comme impie est illicite, voire même constitue une faute grave (kabîra). Cette thèse est articulée avec une autre: obéir à un régime impie est illicite, en référence à un fameux hadith («Point d'obéissance envers un autre homme quand il ordonne de désobéir à Dieu»). Obéir, donc, aux autorités légales revient à désobéir à Dieu. Le combat mené par les fondamentalistes est, on le voit, foncièrement religieux, voire théologique. C'est pour cela qu'on ne peut qu'être frappé par la naïveté des dirigeants algériens de l'époque qui croyaient les 73

Fondamentalisme et loi islamique combattre en interdisant les prêches politiques dans les mosquées. C'est ne pas voir que c'est moins sur le terrain de la politique sécularisée que les fondamentalistes se placent et remportent leurs succès que sur le terrain bien plus difficile à contrôler de la théologie. Les conceptions juridico-politiques des fondamentalistes découlent de leurs positions théologiques. Ils déplacent le débat politique algérien: au lieu d'opposer «révolutionnaires» et «réactionnaires», «masses» et« bourgeois», «socialistes» et« libéraux», etc., ils imposent 1' opposition religieuse la plus simple comme cadre exclusif d'analyse et de classement des individus - «croyants» et «mécréants». Quand ils déclarent les autorités «impies» et que celles-ci s'avèrent incapables de contester ce jugement, alors c'est que la légitimité de ces dernières n'est plus évidente. Or dans un pays où la Constitution déclare l'islam «religion d'État», la pire des attaques pour un gouvernement est de se voir traiter d'impie. En soumettant le débat politique au critère théologique, les fondamentalistes terrassent tous leurs adversaires et leurs concurrents, parce que personne ne peut se battre sur leur terrain .. Si pour le «démocrate», la révolution française, ou américaine, est sa référence, pour le fondamentaliste, sa référence c'est la société médinoise à l'époque du Prophète ou l'Âge d'or des quatre premiers califes (râshidûn). Ce n'est pas dans Locke qu'il cherchera sa source d'inspiration, mais plutôt chez Ibn Taymiyya. Même les références militaires des fondamentalistes ne sont pas occidentales : leurs modèles sont les combats livrés par le Prophète et ses compagnons et que rapportent avec force détails les ouvrages hagiographiques. Pour emprunter un terme propre à Corbin, on dira qu'ils font de la politique en se plaçant du point de vue de la «méta-histoire».

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RELIGION CATHOLIQUE ET PAROISSE: UNE COMPARAISON FRANCO-ALLEMANDE Olivier BoBINEAU Professeur de Lycée, Agrégé de sciences économiques et sociales Doctorant de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris

Depuis 1998, nous nous intéressons au développement du tissu paroissial en milieu rural catholique dans le département de la Mayenne et dans la Souabe bavaroise. Dans le cadre de cette comparaison franco-allemande, deux diocèses retiennent toute notre attention: celui de Laval et celui d'Augsbourg. En outre, notre recherches' appuie aussi bien sur des données quantitatives (questionnaires) que qualitatives (entretiens, «filatures» d'acteurs spécifiques, participations à des manifestations publiques, religieuses). Notre question de départ est simple: alors que le sociologue Yves Lambert constate au début des années 1980 la fin de la civilisation paroissiale en Bretagne 156 , alors que la sociologue Danièle Hervieu-Léger examine depuis les années 1990 tant une religion en mouvement 157 qu'une religion en miettes 158 , où chacun en quête d'authenticité se fabrique sur mesure des appartenances et des croyances religieuses, qu'est devenu dans cette histoire le paroissien et sa communauté, la paroisse? À la lumière de notre recherche, il semble qu'émerge en premier lieu un modèle institutionnel de gestion du croire dans les paroisses françaises et allemandes. Ce modèle de gouvernance paroissiale a des fondements identiques, mais les moyens et les outils divergent selon les pays étudiés. En second lieu, nous observons dans les deux diocèses une sociabilité religieuse originale et multiforme se fondant sur une anthropologie du don mise en scène et en pratique au sein même de la paroisse. I. UN MODÈLE INSTITUTIONNEL DE GESTION DU CROIRE

À MULTIPLES FACETTES: LA GOUVERNANCE PAROISSIALE

A. La paroisse: un modèle de gouvernance locale au cœur de l'Église universelle Tout d'abord, la nouvelle définition de la paroisse du droit canon de 1983 met au tout premier plan une conception communautaire de la paroisse plutôt qu'une conception territoriale de celle-ci, comme c'était le cas dans le code de droit canon de 1917 159 . 156 Lambert, Y., 1985, Dieu change en Bretagne, la religion à Limerzel de 1900 à nos jours, Paris, Cerf. 157 Hervieu-Léger, D., 1999, Le pèlerin et le converti, la religion en mouvement, Paris, Flammarion. 158 Hervieu-Léger, D., 2001, La religion en miettes ou la question des sectes, Paris, CalmannLévy. 159 Voir: Rigal, J., 1999, Horizons nouveaux pour l'Église, Paris, Cerf et Borras, A., 1996, Les communautés paroissiales. droit canonique et perspectives pastorales, Paris, Cerf.

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Religion catholique et paroisse: une comparaison franco-allemande Ce changement de définition favorise dès lors l'implication des paroissiens dans l'action pastorale de leur communauté en leur donnant une nouvelle légitimité. En effet, la paroisse se définit depuis 1983 dans le canon 515 comme suit : «La paroisse est la communauté précise de fidèles, qui est constituée de manière stable dans l'Église particulière 160 et dont la charge pastorale est confiée au curé, comme à son pasteur propre, sous l'autorité de l'évêque diocésain». Par conséquent, le principe territorial, fondateur de la culture paroissiale catholique, se trouve au second plan et les principes posés par la définition canonique de 1983 sont au nombre de trois. 1°) D'une part, le principe communautaire est mis en évidence, c'est-à-dire qu'il ne s'agit plus seulement d'un prêtre, d'un territoire, mais d'une communauté de fidèles, de baptisés. On retrouve là aussi l'héritage de Vatican II qui constitue à ce titre une véritable révolution en changeant les articulations et les rapports entre prêtres et laïcs. 2°) D'autre part, le deuxième principe important est celui de la stabilité particulière : la paroisse est établie non pas comme un pèlerinage, un rassemblement occasionnel ou un regroupement associatif, mais de manière permanente au sein d'un diocèse. Cette notion de stabilité remplace la référence classique au principe territorial. 3°) Enfin, retenons le principe hiérarchique qui reconnaît l'autorité particulière de l'évêque. Ces trois principes- pour reprendre une formule célèbre de l'évêque de Poitiers, Mg Albert Rouet- changent les donnes de la paroisse. En ce sens, «autrefois on pouvait dire que la communauté tournait autour du prêtre, aujourd'hui, le prêtre tourne autour de la communauté». Progressivement, face aux changements des réalités sociales, économiques et religieuses, les diocèses bouleversent l'organisation de leur tissu paroissial en intégrant notamment le principe communautaire comme définissant canoniquement la paroisse. En France, les diocèses se restructurent à partir des années quatre-vingt-dix. En Allemagne et en France, les diocèses organisent en outre des synodes dont l'un des enjeux majeurs est la nouvelle division du travail religieux entre prêtres et laïcs au sein des paroisses. Comment caractériser ces changements d'organisation et de structuration del' action pastorale? À la suite du sociologue Jacques Palard, qui travaille sur les synodes diocésains, on peut parler de la mise en place d'un nouveau modèle institutionnel de gestion du croire: le «modèle de la gouvernance» 161 faisant suite chronologiquement à deux autres modèles. Le premier est appelé «modèle de l'unanimisme». Il se caractérise par une forte hiérarchie reposant sur des responsables religieux autorisés, lesquels concentrent les pouvoirs et gardent le temple de la tradition. Le deuxième appelé

160 161

L'Église particulière renvoie au diocèse. Palard, J., 2001, «Modèles institutionnels de la gestion du croire dans la sphère catholique>>, Social Compass, 48 (4), p. 549-555.

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Religion catholique et paroisse: une comparaison franco-allemande «modèle du pluralisme» s'affirme après Vatican Il. Le militantisme religieux s'incarne alors dans une forte segmentation sectorielle de l'action catholique. Dans ce modèle, l'autorité religieuse doit composer avec des fidèles revendiquant une autonomie religieuse et organisationnelle. Enfin, vient le troisième modèle appelé par Jacques Palard; le «modèle de la gouvernance». La gouvernance fait intervenir une multitude d'acteurs en réseaux: ils élaborent des actions pastorales sur un mode de moins en moins vertical et hiérarchique (premier modèle) et également de moins en moins segmentée (deuxième modèle). Il s'agitdans ce «modèle de la gouvernance» de coopérer, de définir de manière négociée les cadres de 1'action collective et les moyens à mettre en œuvre pour remplir les missions que se donnent les acteurs associés pour l'occasion. Qu'en est-il sur le plan paroissial? À ce niveau infra-diocésain, la gouvernance repose en premier lieu sur une armature institutionnelle officielle. Le conseil pastoral, tel un organe législatif, décide des orientations paroissiales; il définit aussi bien qu'il impulse les priorités pastorales négociées entre le prêtre et les laïcs. Le conseil des affaires économiques, quant à lui, tient les comptes de la paroisse et met à la disposition des baptisés les moyens financiers pour 1'administration des diverses activités religieuses. La mise en œuvre revient enfin à l'équipe pastorale, qui est en quelque sorte 1'exécutif de la paroisse. Une telle structuration du travail religieux s'observe aussi bien dans le diocèse français de Laval que dans celui allemand d'Augsbourg. La gouvernance paroissiale se manifeste en second lieu au travers de ce que nous appelons les «satellites de la paroisse». À la discrétion des acteurs religieux locaux, des associations, des groupements divers, des mouvements, des équipes de proximités dans les paroisses françaises et allemandes voient le jour. Laïcs, diacres et prêtres s'investissent alors selon des objectifs co-déterminés. Ces satellites regroupent aussi bien des croyants que des incroyants; ils constituent une interface entre l'institution religieuse et la société locale. Un vaste champ de l'action pastorale se trouve couvert: activité liturgique, activités en direction des jeunes, des personnes handicapées, des familles, des personnes âgées, action humanitaire, développement de jumelages inter paroissiaux. Une palette de mouvements, de services et d'activités se met ainsi en place et dynamise le tissu local paroissial. De fait, 1'armature institutionnelle et les «satellites de la paroisse» mettent en avant une même logique au cœur de la gouvernance paroissiale : il s' a~it pour nos interlocuteurs de part et d'autre du Rhin d'être «Coresponsables» en Eglise, de s'engager dans « 1' activité démocratique» en paroisse ou encore de développer la« synergie pastorale». Cependant, la gouvernance démocratique structurée autour des organes institutionnels et des satellites de la paroisse, n'est pas exempte, comme tout gouvernement en Église, de rapports, de tensions et de conflits ouverts entre les différents protagonistes. À cet égard, si une déclergification du travail religieux paroissial s'opère, une cléricalisation des laïcs s'effectue conjointement. Une séparation existe dès lors entre les laïcs qui savent, qui ont été formés, dont les diacres font partie, et les autres fidèles ; le prêtre devant composer en particulier avec ces «super-laïcs» ou ces «sous-prêtres» comme le montre notre enquête. Remarquons que cette rivalité sous-jacente s'accentue d'autant plus en Allemagne où la professionnalisation des laïcs repose sur l'acquisition de savoirs théologiques et de savoir-faire validés par le diocèse.

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Religion catholique et paroisse: une comparaison franco-allemande Venons-en à présent aux différences structurelles essentielles entre les paroisses allemandes et françaises.

B) La gouvernance paroissiale connaît des différences structurelles et culturelles reflétant des processus de sécularisation distincts entre la France et l'Allemagne Les différences frappent l'observateur lorsqu'il analyse la gouvernance paroissiale dans un diocèse français et dans un diocèse allemand. La plus apparente, la plus visible est d'ordre financier: les paroisses allemandes disposent de moyens et de dispositifs plus importants qu'en France. Dans la Loi fondamentale allemande de 1949, l'Église est reconnue comme corporation de droit public et peut à ce titre percevoir des impôts. Concrètement, près de 8 % de l'impôt sur le revenu de chaque Allemand imposable se déclarant catholique va ainsi à son Église. Même si des catholiques sortent du système d'impôt, il n'en demeure pas moins que 1'institution religieuse bénéficie de sommes financières considérables. Au niveau paroissial, les retombées s'observent principalement en termes de création d'emplois et de salaires des acteurs religieux. En effet, il n'est pas rare d'avoir 15 emplois à plein temps dans une paroisse bavaroise (sacristain, organiste, assistants paroissiaux, formateurs, éducateurs, personnes d'entretien), alors qu'une paroisse mayennaise, à population catholique comparable, n'a aucun laïc salarié. En outre, comme nous le fait remarquer un prêtre allemand, le salaire d'un prêtre français représente le tiers de son salaire: le prêtre allemand, qui gagne 21 640 FF brut et 16 700 FF net, paie autant d'impôts que ce que gagne un prêtre français lequel a un salaire équivalent à peu près au SMIC. Une deuxième différence tient à la «culture politique», propre à la gouvernance paroissiale allemande. Dans les paroisses du diocèse d'Augsbourg, 1'élaboration et la définition de l'action pastorale fait l'objet d'élections, de campagnes, de débats publics prenant plus de temps et mobilisant plus de moyens que dans les paroisses du diocèse de Laval. Du fait de la présence de nombreux salariés, de laïcs formés théologiquement, le prêtre bavarois est un gestionnaire qui doit se justifier continuellement devant ses fidèles en confrontant les différentes positions et critiques. Cela s'observe d'autant plus qu'il est entouré par une multitude d'acteurs qui mobilisent des ressources théologiques et sociales reconnues lors de formations données par le diocèse. Cette différence de culture politique interne à la gouvernance paroissiale met en lumière une autre dissemblance, cette fois-ci externe à la paroisse. En effet, la dernière différence qu'il faut souligner dans le cadre de cette contribution, relève de l'histoire des rapports entre les Églises et l'État moderne allemand. Il existe aujourd'hui en Allemagne un modèle de coopération entre les institutions religieuses et 1'État alors qu'en France domine le régime de séparation. Dans le diocèse d'Augsbourg, les paroisses sont en ce sens des interlocuteurs officiels des pouvoirs publics. Le prêtre, mais aussi les laïcs membres d'associations rattachées à la paroisse sont de véritables «partenaires» de 1' action sociale et culturelle locales. Les paroissiens, au titre de représentants de leur paroisse, sont aussi bien consultés qu'amenés à prendre des décisions dans l'espace public: cela concerne la politique de l'enfance, de la jeunesse, ou encore la politique d'aménagement du territoire,

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Religion catholique et paroisse: une comparaison franco-allemande l'action humanitaire ou l'aide sociale en direction des publics les plus défavorisés. Dans le diocèse d'Augsbourg, il y a entre les paroisses et les autorités politiques une «coopération» effective et continue, parce que toujours légitime. Dans le diocèse de Laval, il n'y a que quelques contacts personnels et occasionnels entre les responsables paroissiaux et les pouvoirs publics. Ceci tient au modèle partenarial ou Partnerschaft entre les Églises et 1'État moderne mis en œuvre au sein de la société allemande. Historiquement, lors de la Réfonne,«la naissance de l'État moderne en Allemagne est indissociablement liée à la constitution d'Églises confessionnelles territorialisées » 162 . Au lendemain de la catastrophe nazie, le pouvoir institutionnel des Églises se voit même renforcé pour initier et promouvoir la «rénovation morale» nécessaire à l'Allemagne d'après-guerre 163 . La Loi fondamentale de 1949 au lendemain de la dictature garantit le droit des sociétés religieuses à intervenir dans différents secteurs de la société. Une «nouvelle proximité» entre 1'État et les Églises s'établit et donne aux institutions religieuses la possibilité d'intervenir au tout premier plan sur les questions de formation, d'éducation, de «coopération sociale » 164 • Cela étant, au-delà de ces différences, une« européanisation des comportements »165 sur le plan individuel se manifeste au travers de la sociabilité paroissiale tant en France qu'en Allemagne. 2. LA SOCIABILITÉ RELIGIEUSE PAROISSIALE: DES PRATIQUES PLURIELLES SE FONDANT SUR UNE ANTHROPOLOGIE DU DON

A) Une typologie de la sociabilité religieuse paroissiale Aussi bien dans le diocèse d'Augsbourg que dans celui de Laval, quatre types de sociabilités et de fidèles méritent d'être distingués selon les pratiques religieuses et les conceptions ou représentations de la paroisse. La première forme de sociabilité est «occasionnelle», c'est-à-dire que des personnes participent, ponctuellement, à une activité, une manifestation ou un service de paroisse. Elle s'appuie sur une figure caractéristique : le fidèle «saisonnier» 166 . Ce «paroissien de passage» se fait chrétien l'instant d'un

162 François, E., 1996, «L'Allemagne du XVIe au xxe siècle>>, dans Identités religieuses en Europe, (sous la direction de Grace Davie et Danièle Hervieu-Léger), Paris, La Découverte, p. 81. 163 Schmidt, H., 1985, >, dans Histoire religieuse de l'Allemagne, (sous la direction de Paul Colonge et Rudolf Lill), Paris, Cerf, p. 354. 165 Willaime, J.-P.,