Du roman courtois au roman baroque : actes du colloque des 2-5 juillet 2002 2251442596, 9782251442594

Du roman courtois au roman baroque, quelles ruptures, quelle continuité ? Les romans des XVIe et XVIIe siècles, lointain

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Du roman courtois au roman baroque : actes du colloque des 2-5 juillet 2002
 2251442596, 9782251442594

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DU

ROMAN COURTOIS AU

ROMAN BAROQUE sous la direction de Emmanuel Bury et Francine Mora

LES BELLES LETTRES

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DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE Actes du colloque des 2-5 juillet 2002

Sous la direction de Emmanuel Bury et Francine Mora

Colloque organisé par l'équipe ESR-Moyen Âge-Temps Modernes avec le soutien de l'Institut Universitaire de France, de la Société Internationale de Littérature Courtoise et du S.A.N. de Saint-Quentin-en-Yvelines

J. Ma Ubrary TRENT univers, o Thomas

PETERBOROUGH, ONIAR'O

LES BELLES LETTRES 2004

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. © 2004, Société d'édition Les Belles Lettres 95, bd Raspail 75006 Paris. www.lesbelleslettres.com ISBN : 2-251-44259-6

Introduction

« Du roman courtois au roman baroque » : nous reconnais¬ sons bien volontiers la relative inadéquation des deux adjectifs qui dans notre titre sont destinés à faire antithèse. Car du XIIe au XVe siècle le roman courtois en vers créé par Chrétien de Troyes et ses contemporains a connu une série de mutations - notam¬ ment, mais pas uniquement, celle de la mise en prose - qui l'ont peu à peu métamorphosé en un type de récit totalisant auquel conviendrait peut-être mieux l'appellation de « roman chevale¬ resque » ; et d'autre part le roman baroque né au milieu du XVIe siècle des initiatives de Jacques Amyot et du roman grec s'est prolongé au siècle suivant en un certain nombre de variantes originales comme le roman sentimental ou le roman héroïque qui ne recouvrent certes pas, il s'en faut, le même genre de récit. Mais l'antithèse ainsi esquissée, tout approximative qu'elle soit, essaie de dessiner le sens d'une recherche, ou plutôt d'une inter¬ rogation : faut-il prendre au pied de la lettre la volonté de rup¬ ture affichée par Jacques Amyot et ses émules à l'égard du roman médiéval - volonté qui, on le sait, correspond à une atti¬ tude fréquemment adoptée par les poéticiens du milieu du XVIe siècle - ou bien faut-il privilégier l'existence d'une continuité sans doute confusément ressentie, comme semble l'attester, d'une époque à l'autre, le maintien du même substantif géné¬ rique ? C'est ainsi qu'on verra sans peine se profiler sous le titre un peu imparfait que nous avons choisi le souvenir d'un autre titre, celui du bel ouvrage où Georges Molinié a montré l'in¬ flexion nouvelle et décisive donnée par le roman grec au récit

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connu depuis sous le nom de « roman baroque » 1. Sans revenir en aucune manière sur les résultats de cette analyse, nous nous sommes proposé ici de suivre une autre piste, complémentaire ou parallèle, qui à partir du XIVe siècle s'est efforcée d'explorer les mutations tardives puis la rémanence des « vieux romans » médié¬ vaux jusqu'au cœur du XVIIe siècle, tant dans des processus d'ins¬ trumentalisation théorique que dans des persistances concrètes inavouées. On a pu voir ainsi se dessiner le fil d'une continuité qui, bien qu'occultée parfois par des effets de rupture, laisse per¬ cevoir certaines constantes de l'énigmatique et multiforme « genre romanesque ». Notre premier chapitre entre donc d'emblée dans le vif du sujet en posant la question : « ruptures, ou continuité ? ». En fait, la réponse à cette question apparemment simpliste n'est pas simple, comme l'attestent les cinq communications rassemblées dans ce premier chapitre. Tout d'abord Michel Bideaux, faisant le point sur le roman de chevalerie de la Renaissance, incarné de manière exem¬ plaire dans la série des Amadis2, montre que si ce dernier a récupéré, et affiche, une bonne partie de l'héritage des romans médiévaux, au point qu'on peut parler d'« incontestables filiations », cette filiation exhibée est en fait en trompe-l'œil et laisse apparaître d'impor¬ tantes innovations, comme la volonté d'élever la fiction légère à la dignité des grands textes humanistes ou un intérêt croissant pour la vie intérieure. Il conclut que nous avons là moins une filiation spirituelle que l'exhibition d'une tradition, trop claironnée pour n'être pas suspecte. Inversement Laurence Plazenet-Hau, revenant sur la naissance du roman baroque non seulement à travers la pré¬ face de Jacques Amyot à sa traduction des Éthiopiques d'Héliodore (1548), mais aussi à travers un roman du parlementaire Martin Fumée, Du vray et parfait amour (1599), présenté comme la traduc¬ tion d'un roman grec et encore très admiré près d'un siècle plus tard par Pierre-Daniel Huet dans sa Lettre-traité sur l'origine des romans (1670), insiste sur la volonté de rupture avec le roman médiéval en soulignant que « le genre n'est plus tant soumis à un glissement, une réorientation, que brusquement soumis à la

1. Georges Molinié, Du roman grec au roman baroque, 2e éd., Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995. 2. Sur cette série on peut maintenant consulter Les Amadis en France au XVIe siècle, Paris, Éditions Rue d'Ulm/Presses de l'ENS (Cahiers V. L. Saulnier, n°17),

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concurrence d'un autre modèle d'écriture romanesque » ; un autre modèle conçu dans un milieu d'érudits et de parlementaires qui voulaient faire du roman un divertissement sérieux requérant une lecture intelligente, voire un réceptacle de la nouvelle éloquence française. Elle montre bien comment, face à ce nouveau modèle dont les œuvres d'Honoré d'Urfé et de Mademoiselle de Scudéry représentent selon Pierre-Daniel Huet l'accomplissement, le roman médiéval, considéré comme invraisemblable et mal écrit, a été sys¬ tématiquement utilisé comme repoussoir, devenant en quelque sorte l'emblème d'une lecture naïve et non distanciée. Mais elle montre bien aussi que le public n'a pas vraiment suivi et qu'à par¬ tir des aimées 1650 s'est opéré une sorte de reflux, amenant un « réta¬ blissement des liens que le roman baroque prétendit trancher avec le roman courtois ». C'est peut-être Jean Chapelain qui incarne le mieux, dans son fameux dialogue De la lecture des vieux romans (1647), sur lequel revient ensuite Giorgetto Giorgi, l'ambiguïté de l'attitude adoptée par les poéticiens et les romanciers du XVIIe siècle face au modèle ou au contre-modèle offert par les « vieux romans » médiévaux. Car dans ce dialogue mi-docte mi-mondain l'éloge se mêle intimement à la critique, notamment autour de la notion aristotélicienne de l'unité d'action, déjà invoquée contre le Roland Furieux de l'Arioste - notion qui permet de disqualifier, face aux « romans héroïques » d'Honoré d'Urfé et de Mademoiselle de Scudéry, caractérisés par une intrigue centrale, un roman comme le Lancelot en prose, où Chapelain ne voit que « confusion » et « bar¬ barie » - et autour de la peinture de l'amour. Chapelain admirant les subtils dialogues sentimentaux de Mademoiselle de Scudéry, mais ne dédaignant pas non plus l'amour passionné mis en scène dans le Lancelot. C'est pourquoi Giorgetto Giorgi peut conclure de façon nuancée que si « les romans héroïques de l'âge baroque sont une réponse, une réponse polémique, aux récits de type chevale¬ resque du Moyen Âge et de la Renaissance », « ils [leur] emprun¬ tent toutefois quelques traits distinctifs », comme l'importance donnée à l'amour, ou l'anachronisme. Les deux dernières communications de ce premier chapitre, en analysant deux réceptions contrastées des romans médiévaux au début et à la fin du XVIIe siècle, viennent confirmer la complexité du problème. Partant à la recherche du roman de Perceforest (encore très lu dans la première moitié du XVIe siècle) à la fin du XVIIe siècle, Anne Berthelot en découvre des traces non pas dans des œuvres romanesques à proprement parler mais dans deux recueils de contes, les Contes de ma Mère l'Oye attribués à Charles Perrault et

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les contes de Madame d'Aulnoy. Cela peut s'expliquer par les choix poétiques des romans en prose des XIVe et XVe siècles, qui tendent à mettre en œuvre une esthétique de la juxtaposition en multipliant les séquences presque autonomes faciles à détacher de l'ensemble, peut-être en relation avec le goût pour la nouvelle qui se développe à partir du XVe siècle. Mais cela atteste surtout la dis¬ tension des liens avec un passé romanesque médiéval qui n'est plus explicitement perçu comme tel et qui ne survit plus que sous la forme d'une « couleur » médiévale des contes, d'un Moyen Âge diffus et fantasmé. À première vue, l'analyse de la place tenue par le souvenir des romans médiévaux dans L'Astrée d'Honoré d'Urfé au tout début du XVIIe siècle, menée par Eglal Henein, s'inscrit en contrepoint de l'étude d'Anne Berthelot : Honoré d'Urfé, qui connaissait bien ces romans grâce à la bibliothèque de ses grandsparents, s'en inspire et en joue, ainsi d'ailleurs que des Amadis, par¬ fois à la limite de la parodie, en utilisant notamment l'amalgame et l'inversion. Louée par les poéticiens du XVIIe siècle comme modèle privilégié du roman baroque ou du roman héroïque, YAstrée opère ainsi une mise à distance plus qu'un reniement du modèle médié¬ val. Mais en même temps les prétentions historiques d'Honoré d'Urfé, modulées par la fascination qu'il éprouve pour le temps lointain des aïeux, l'amènent à reconstruire un Moyen Âge fantas¬ matique qu'il s'approprie : « il cherche et trouve dans sa Gaule médiévale un modèle littéraire et un modèle politique », conclut la critique, créant ainsi « un Moyen Âge éminemment baroque ». Le « mirage » ainsi recréé rejoint alors celui qui transparaît dans les contes de la fin du siècle, dessinant les contours d'une réception ou plutôt d'une réappropriation pas si différente, somme toute, de celle qui aura lieu plus tard à l'époque romantique 3. Après cette mise en situation générale de la question, les cha¬ pitres suivants ont cherché à diversifier les angles d'approche pour mieux préciser les filiations ou les rémanences, ainsi que les domaines où sont effectivement intervenues des ruptures. D'abord en examinant, dans le deuxième chapitre, ces deux piliers du roman médiéval que sont la merveille et l'amour, selon les sugges¬ tions mêmes des poéticiens du XVIIe siècle : car les critiques d'in¬ vraisemblance qu'ils formulent régulièrement contre les romans

3. Sur cette question, voir en dernier lieu l'ouvrage d'Isabelle Durand-Le Guern, Le Moyen Âge des romantiques, Presses Universitaires de Rennes (collection « Inter¬ férences »), 2001.

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médiévaux sont dirigées certes contre la structure lâche de ces romans, mais aussi contre les épisodes merveilleux qu'il abritent, et l'importance accordée à l'amour est généralement reconnue comme un trait récurrent du genre romanesque 4. Les articles de Christine Ferlampin-Acher, Elisabeth Gaucher et Patricia Victorin font très bien comprendre, chacun à sa manière, les raisons pro¬ fondes du discrédit où est tombé peu à peu le merveilleux médié¬ val. Etudiant plusieurs versions manuscrites et imprimées, du XIVe au XVIe siècle, d'Artus de Bretagne, un roman en prose composé au XIVe siècle, Christine Ferlampin-Acher met en évidence une évolu¬ tion qui fait passer d'un « merveilleux inscrit » initial, « où le lec¬ teur est guidé dans le jeu polyphonique et polysémique qui fonde le merveilleux », d'abord (au XVe siècle) à un «merveilleux non-ins¬ crit» qui multiplie les merveilles mais ne guide plus le lecteur et demande donc à ce dernier un très gros effort de participation, notamment au niveau de la perception de l'intertextualité, puis (au XVIe siècle) à une « lecture sans soucis » qui réduit considérable¬ ment la polysémie merveilleuse et la remplace par une « féérie » superficielle et plaisante d'où toute tentative de questionnement a disparu : on comprend mieux dans ces conditions le mépris mani¬ festé par les poéticiens du XVIIe siècle à l'égard d'une merveille dont les principes de fonctionnement initiaux s'étaient perdus et qui s'était du coup trouvée réduite à sa formulation la plus sim¬ pliste. Travaillant sur un autre texte et donc déplaçant un peu l'angle d'approche, Elisabeth Gaucher arrive à des conclusions analogues ; sur la base d'une comparaison de deux versions de Richard sans peur, une version en quatrains d'alexandrins conservée dans un incunable de 1496 et un dérimage effectué par Gilles Corrozet vers 1530, elle montre comment le merveilleux, sous la plume de ce dernier, « n'est plus le véhicule d'un sens extrinsèque, d'une interrogation existentielle », ce qu'il était encore dans le texte en vers où se dessinait un itinéraire spirituel et ascétique, mais « un expédient poétique, le principe d'organisation d'un récit d'aven¬ tures, le cadre nécessaire à l'héroïsation » du protagoniste, avant tout soucieux de réussite mondaine, et conclut : « le didactisme moralisateur [...] a vite laissé place au plaisir d'une lecture pure¬ ment récréative ». Elle confirme ainsi la perte de sens, l'« appau-

4. Sergio Cappello rappelle par ailleurs, au début du chapitre VI, que dès le XVIe siècle les critiques des censeurs du roman portent essentiellement sur le sta¬ tut fictionnel et sur le contenu sentimental de ce dernier, deux séries de critiques qui renvoient évidemment à la merveille et à l'amour.

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vrissement sémantique » qui, du XVe au XVIe siècle, affecte la mer¬ veille : d'« épreuve existentielle », cette dernière devient « un spec¬ tacle ». La même constatation se retrouve enfin dans l'article de Patricia Victorin, qui confronte pour sa part deux romans écrits au XVe siècle, le Chevalier du Papegau, conservatoire de la matière cour¬ toise et arthurienne, et Tirant le Blanc, qui par certains de ses aspects préfigure le roman baroque. Elle montre bien comment, notamment à travers la double métaphore de la cage et du perro¬ quet, les merveilles sont peu à peu ravalées au niveau de simples curiosités littéraires, avec un goût de plus en plus prononcé pour le spectacle et l'ostentation et bien sûr le danger du psittacisme, de la répétition vide et sonore ; le phénomène peut d'ailleurs s'étendre à la représentation de l'amour, qui « devient un objet de curiosité parmi d'autres » : « la voix qui s'est tue, conclut-elle, disparaît devant la vue ». L'amour résiste pourtant mieux que la merveille, comme l'at¬ teste le maintien au moins partiel de son crédit, au XVIIe siècle, chez les théoriciens du genre romanesque. Mais il subit de pro¬ fondes métamorphoses, en relation avec l'évolution des contextes culturels, ce que font très bien percevoir, quoique suivant des pers¬ pectives inverses, les deux articles de Michel Stanesco et de Frank Greiner. Revenant sur les Angoysses douloureuses d'Hélisenne de Crenne (1538), Michel Stanesco démontre en effet l'unité de ce roman apparemment composite en montrant tout ce qu'il doit à la tradition médiévale de la maladie d'amour, tradition complexe qui procède à la fois des romans courtois, des traités moraux et de la vulgate médicale, qui ne fait pas vraiment la distinction entre amour spirituel et amour charnel et qui affecte tour à tour l'héroïne et le héros. Mais tout en soulignant en conclusion l'importance de cette « tradition multiple » largement médiévale dont se nourrit le roman pour présenter « l'aspect nocturne de l'amour », il reconnaît que ce dernier, en opposition à la doctrine courtoise, « participe à l'âge d'or de la mélancolie que fut la Renaissance », qui lui donne sa tonalité spécifique. Frank Greiner, lui, en étudiant le modèle du tribunal d'amour emprunté notamment à André le Chapelain et à Martial d'Auvergne (ou plus précisément aux Arrêts d'Amour attri¬ bués à ce dernier) tel qu'il réapparaît dans les romans de l'âge baroque, chez Béroalde de Verville ou Honoré d'Urfé, souligne d'emblée l'importance des innovations apportées au modèle hérité. Si la casuistique médiévale a été dans une certaine mesure conser¬ vée, le personnel judiciaire est plus féminin, plus offensif et le débat sentimental s'élargit souvent en questions de société (abor-

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dant par exemple le problème des mariages imposés) ; il s'enrichit aussi de considérations empruntées au néoplatonisme ou au stoï¬ cisme. Bref, si ces romanciers veulent « perpétuer ou ressusciter un idéal ancien », « l'idéal courtois tel qu'ils nous le représentent [...] sert un projet de civilisation de grande ampleur, pouvant servir ponctuellement la cause féminine, mais répondant surtout à une orientation morale et religieuse » qui procède pour l'essentiel de la Contre-Réforme. Ces contributions mettent bien en évidence le fait que le roman, si mal défini soit-il sur le plan générique, doit une part de son ori¬ ginalité spécifique au fait qu'il se présente comme un genre émi¬ nemment social, très sensible donc aux mutations culturelles et idéologiques d'un public dont il s'efforce d'intégrer et de traiter les préoccupations immédiates. En même temps, justement parce qu'il est très attentif aux attentes de ce public, il est soumis à un certain nombre de contraintes narratives, voire éditoriales, qui tantôt expli¬ quent chez lui la présence de certaines constantes, tantôt au contraire entraînent d'importantes mutations. Tels sont donc les deux angles d'approche qui ont fait l'objet des deux chapitres suivants. Le troisième chapitre, qui s'intéresse aux stratégies narratives et éditoriales mises en œuvre par le roman, notamment à la charnière des XVe et XVIe siècles, c'est-à-dire à ce moment décisif qui voit le passage progressif du manuscrit au livre imprimé, s'ouvre sur une remise en question. Partant d'un roman en vers du XIIe siècle, le Conte de Floire et Blancheflor, puis étendant sa réflexion à diverses mises en prose du XVe siècle, notamment celles qui s'organisent autour de l'histoire d'une femme persécutée, Yasmina FœhrJanssens montre que la notion de suspense, dont la mise en place semble coïncider avec la redécouverte des romans grecs en France, et donc coïncider avec l'invention du roman baroque, n'est en fait pas totalement absente des romans médiévaux : dans les histoires de femmes persécutées, le refus obstiné et surprenant des héroïnes de se faire reconnaître, alors que toutes les conditions semblent réunies pour un heureux dénouement, pourraient traduire une résistance à « la restauration triomphante de l'ordre patriarcal » et, au-delà, un refus de voir le récit s'achever ; refus propre à tout roman, qui manifesterait ainsi le choix d'un « désordre fécond » contre « l'ordre immuable » instauré par la conclusion. C'est dire que les stratégies narratives peuvent résulter de contraintes internes au genre aussi bien que de choix éditoriaux. C'est ce qui ressort de l'article de Maria Colombo Timelli, qui attire l'attention sur l'intérêt présenté par les titres de chapitre, bien présents dès les

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manuscrits médiévaux, ainsi qu'il ressort de l'examen des diffé¬ rentes versions de plusieurs romans mis en prose au XVe siècle. Ces titres en effet, outre qu'ils accompagnent le passage du vers à la prose et le passage d'une lecture collective à haute voix à une lec¬ ture solitaire et muette, procédant ainsi à un travail tantôt soigneux tantôt plus négligent de réorganisation de la matière, cherchent manifestement, dans certains cas, à orienter la lecture du roman, qu'ils soient l'œuvre de l'auteur, d'un copiste ou d'un rubricateur, question qui reste encore ouverte. C'est dire aussi que le respect apparent, dans le passage du manuscrit à l'édition imprimée, du modèle médiéval peut s'accompagner d'un désir original, et ambi¬ tieux, de monumentalisation et de remise en ordre. C'est ce que mettent bien en évidence les deux articles de Nathalie Koble et de Barbara Wahlen, qui ont travaillé toutes deux sur des éditions de l'extrême fin du XVe ou du tout début du XVIe siècle, la seconde sur cinq éditions partielles de Guiron le Courtois publiées par Antoine Vérard et Galliot du Pré, la première sur l'édition princeps des « livres de Merlin » due à Antoine Vérard. Barbara Wahlen met surtout l'accent sur la fidélité des premières éditions de la Renaissance aux modèles manuscrits légués par le Moyen Age, en insistant notamment, au plan matériel, sur la permanence d'une conception de l'ouvrage romanesque comme objet de luxe et sur les phénomènes de réemploi (par exemple, celui des bois gravés), et au plan conceptuel sur le désir très médiéval, bien respecté dans les premières éditions imprimées, d'en dire le plus possible, d'épuiser tous les possibles narratifs. Mais Nathalie Koble montre bien par ailleurs que sous le respect des traditions et les com¬ modes réemplois (dont elle donne un exemple frappant) se dissi¬ mule une volonté en fait assez novatrice, « un parti-pris éditorial ambitieux » qui cherche à donner une cohésion pseudo-biogra¬ phique, voire hagiographique, à un ensemble au départ assez dis¬ parate pour en faire un monument destiné à perpétuer la mémoire du héros de roman qu'est Merlin et, au-delà, celle de tous les héros de romans médiévaux. Attentif, donc, aux attentes de son public, mais aussi à son propre dessein, dans ses stratégies éditoriales et narratives, le roman l'est également dans le domaine de l'éthique et des idéolo¬ gies, qu'examine le chapitre quatre. Ici se vérifie, d'un siècle à l'autre, la relation du roman à l'Histoire : jamais le roman ne par¬ vient à s'affranchir totalement de cette dernière, bien qu'il lui réponde sur le mode de la fiction, ce qui lui donne souvent une dimension souterrainement démonstrative, voire exemplaire ou

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didactique, et ce qui le rend très tributaire de l'évolution des évé¬ nements et des idées. Ainsi Catherine Rollier, en comparant un roman du début du XIVe siècle. Le Roman du Comte d'Anjou, avec un roman du milieu du XVe siècle, Cleriadus et Meliadice, sur la base d'un épisode commun qui décrit l'errance d'une noble héroïne, peut montrer que s'est opéré tout un travail de récriture qui modi¬ fie la signification des parcours : la question posée est toujours celle de la femme dans la société, mais au XVe siècle elle ne se pose plus tant dans le domaine religieux que dans celui des réalités poli¬ tiques ; alors que le Comte d'Anjou propose l'histoire d'un amende¬ ment imprégné de spiritualité franciscaine, Cleriadus a plutôt tendance à mettre en scène des modèles moraux et politiques par¬ faits dans une visée utopique, en contrepoint de la guerre de Cent Ans. Danielle Bohler, en revenant sur Cleriadus mais en élargissant aussi l'enquête à plusieurs autres romans contemporains (Jean de Paris, Olivier de Castille, Le Comte d'Artois, Baudouin comte de Flandre) parvient à des conclusions voisines. Elle montre en effet comment l'espace romanesque, dans tous ces romans, a été travaillé, sans doute à partir d'une tradition épique, afin de faire de l'Espagne un pôle d'attraction et de fascination, un pôle d'évaluation, aussi : bref un lieu où l'on séduit et où l'on va se faire admirer, cela étant par¬ ticulièrement net dans Jean de Paris. Sous le roman transparaît alors un autre genre, celui du « miroir du prince », avec un accent notable mis sur l'importance de la fonction nuptiale, ce qui nous invite, écrit-elle en conclusion, à « une lecture politique de l'imagi¬ naire romanesque », capable de donner un sens neuf à des récits tirés d'un fonds ancien. Catherine Gaullier-Bougassas, qui revient en partie sur le même corpus (en y ajoutant Jean d'Avenues et Jean de Saintré), complète ces deux premières analyses en mettant l'ac¬ cent sur le rôle important joué par l'idéologie de la Croisade dans un très grand nombre de romans du XVe siècle, notamment ceux qui ont été composés à la cour de Philippe le Bon, duc de Bourgogne - un rôle surtout compensatoire, après la cinglante défaite de Nicopolis et la prise de Constantinople par les Turcs : si la Croisade est parfois instrumentalisée au profit du couple roma¬ nesque, elle permet aussi et peut-être surtout de s'assurer des revanches imaginaires, comme on le voit bien entre autres avec la croisade en Prusse de Jean de Saintré. Flagrant au XVe siècle, qui voit se mettre peu à peu en place le genre ou le sous-genre du roman historique, le rapport du roman à l'Histoire ne se dément pas dans les deux siècles suivants, ce que montrent bien les deux dernières communications du chapitre

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quatre. Nancy Oddo analyse d'abord le Voyage du Chevalier errant de Jean de Cartheny, composé en 1557 ; écrit par un prieur, ce texte ne renvoie pas tant, en dépit de son titre, au modèle du roman de chevalerie qu'à celui du roman allégorique, mis en œuvre à la fin du Moyen Âge par des écrivains comme Philippe de Mézières, Guillaume de Digulleville ou Thomas de Saluces ; mais en même temps il constitue en quelque sorte le « stade expérimental » de l'histoire dévote, du roman dévot, illustré ensuite par Jean-Pierre Camus5. Il s'agit donc bien d'un ouvrage de propagande religieuse conçu « face à la montée du péril huguenot », mais empruntant cer¬ taines de ses stratégies de séduction au roman, par exemple à tra¬ vers un héros qui relate ses aventures à la première personne et détermine ainsi un processus d'identification. C'est ainsi, conclut la critique, que « les rets du texte dévot emprisonnent la fiction nar¬ rative que l'on dirait volontiers apéritive, parce qu'entièrement soumise à une entreprise militante ». Bien qu'ils procèdent d'une volonté moins ouvertement catéchétique, les deux romans de La Calprenède, Cassandre et Cléopâtre, étudiés ensuite par MarieGabrielle Lallemand ne s'en signalent pas moins par leur rapport étroit à l'Histoire. Ces deux « romans héroïques » composés vers le milieu du XVIIe siècle mettent en effet en scène à travers des fic¬ tions antiquisantes des idées politiques de nature à plaire aux milieux aristocratiques qui s'étaient illustrés pendant la Fronde, en ce qu'ils célèbrent systématiquement les « vaincus de l'Histoire » ceux qui s'étaient par exemple opposés à Octave-Auguste - à qui ne reste plus comme « champ d'exaltation » que « l'héroïsme amoureux » ; un héroïsme qui privilégie d'ailleurs les affronte¬ ments guerriers, dans une conception encore féodale de la noblesse. On voit alors reparaître de façon frappante la fonction compensatoire qui était déjà dévolue à la fiction romanesque au XVe siècle, dans les romans de Croisade composés à la cour de Bourgogne. Genre social, donc, remarquablement sensible aux événements de l'actualité et aux évolutions de la conscience collective, le roman se présente aussi comme un genre flou ou un hyper-genre, connu pour sa tendance récurrente à phagocyter d'autres genres : c'est cette direction qu'explore le chapitre cinq, consacré aux « ren-

5. Sur le genre de l'histoire dévote, et son principal représentant, voir Sylvie Robic de Baecque, Le Salut par l'excès. Jean-Pierre Camus (1584-1652), la poétique d'un évêque romancier, Paris, Champion, 1999.

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contres génériques ». Claude Roussel revient d'abord sur le phéno¬ mène de mise en prose qui au milieu du XVe siècle, notamment à la cour de Bourgogne, a contribué à gommer toute distinction générique entre la chanson de geste et le roman. Il montre com¬ ment les chansons de geste se sont peu à peu rapprochées du modèle romanesque dès le XIVe siècle non pas sous l'effet d'une quelconque influence de ce dernier, contrairement à une idée reçue, mais par la vertu d'une évolution interne favorisant de plus en plus l'exploitation de situations archétypales (un peu comme dans le roman populaire du XIXe siècle, avec lequel il relève de « trou¬ blantes analogies »). Puis il analyse le rôle de la mise en prose comme étape ultime de ce processus, aboutissant à l'établissement d'« une sorte de koinè romanesque qui [...] minore les clivages anté¬ rieurs », voire à une « déconstruction du roman comme forme lit¬ téraire » : l'épopée en prose, évoluant vers le roman historique, influence à son tour le roman qui devient plus populaire et moins aristocratique. Douglas Kelly, revenant sur certains de ces romans du milieu du XVe siècle (Paris et Vienne, Le Comte d'Artois, L'Histoire des Seigneurs de Gavre, jean de Saintré), aborde pour sa part le pro¬ blème de leur instabilité générique par le biais de la norme et de l'anomalie, qui les met en rapport avec le genre narratif court de la nouvelle, dont on connaît le succès à cette époque. Il met peu à peu en évidence l'existence d'un traitement différent de l'anomalie dans ces deux genres : la nouvelle y voit en général un simple divertissement destiné à susciter le rire, tandis que le roman la met toujours en rapport avec une norme exemplaire destinée à triom¬ pher en conclusion; il cherche donc moins à susciter le rire que l'in¬ quiétude ou la réflexion, parfois en maintenant jusqu'au bout une certaine ambiguïté, comme dans Jean de Saintré. A partir du XVIe siècle, l'existence d'une réflexion théorique croissante sur le roman rend de plus en plus aiguë et probléma¬ tique, mais aussi de plus en plus féconde, sa confrontation avec d'autres genres. C'est ce qui ressort en premier lieu de l'article de Jean Lecointe, qui montre, en étudiant diverses préfaces des Amadis écrites entre 1550 et 1615 (notamment celles de Michel Sevin et de Jacques Gohory), que les « accidents » ou « incidents » considérés comme caractéristiques de l'horizon d'attente du roman baroque procèdent en fait d'une vision du monde née d'une méditation morale sur l'empire de la Fortune, et que cette vision a peu à peu débouché sur la constitution d'une « économie romanesque » défi¬ nie d'abord par analogie avec l'« économie » épique à travers l'exemple fameux, paradigmatique, de 1 ’Énéide de Virgile. C'est de

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là que serait née au moins en partie cette poétique de la variété (la varietas de Virgile, célébrée par Macrobe) et de la surprise que l'on considère comme typique du roman baroque, et que ce dernier ne doit donc pas seulement au roman grec. Il conclut qu'en France, contrairement à l'Italie, il n'existait pas de cloison étanche entre l'épopée et le roman, et que cette conscience d'une solidarité entre la forme épique et la forme romanesque a sans doute profité au roman baroque en gestation, permettant à l'« aventure » du roman chevaleresque de tisser des liens étroits avec un « accident de Fortune » qui l'a « chargée d'un sens philosophique nouveau ». La même fécondité des liens intergénériques apparaît dans l'article d'Isabelle Pantin à propos d'un roman composite et complexe de l'extrême fin du XVIe siècle, La Mariane du Filomène. Elle définit ce roman comme « une sorte de creuset générique » qui combine notamment l'histoire tragique et la pastorale, et elle montre fort bien comment son auteur joue avec maîtrise de cette rencontre improbable de deux genres très différents dans leur principe : l'his¬ toire tragique étant enchâssée dans la pastorale et le héros allant de l'une à l'autre, on voit s'établir un « jeu ambivalent avec le modèle tragique » et se mettre en place un « amant désorienté », « dans une fiction composite qui lui ouvre diverses voies, lui propose diverses lectures du cœur humain et diverses morales ». Bref, le mélange des genres permet la création d'un «roman plurivoque ». Yves Giraud rejoint en partie cette analyse en étudiant l'une des histoires tirées des Amours diverses de Nervèze (1610), l'histoire des amours d'Olympe et de Birène. En effet ce récit, qui met en scène les péré¬ grinations d'une amante constante et d'un amant infidèle, est défini comme le résultat d'une « hybridation » entre un épisode du Roland furieux de l'Arioste, qu'il adapte, et une histoire sentimen¬ tale, ce qui situe Nervèze « à la croisée de plusieurs traditions ». Le développement considérable des discours et des débats, qui rema¬ nie en profondeur le modèle original, mais aussi l'absence d'une claire leçon morale, traduisent selon Yves Giraud « les hésitations [...] mais aussi les intuitions d'un roman qui se cherche et qui ne sait encore se réaliser que dans un assemblage composite, dans un amalgame en attente de fusion ». Si le mélange des genres est ici moins efficace que dans l'exemple précédent, il n'en apparaît pas moins consubstantiel au roman. L'indétermination générique du roman est donc étroitement liée, on le voit, à l'exigence d'une réflexion poétique : c'est là-dessus que nous avons essayé de conclure dans notre sixième et der¬ nier chapitre, entre poétiques immanentes - intérieures à l'œuvre.

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mais non revendiquées explicitement comme telles - et théories du roman. Sergio Capello ouvre le débat en faisant le point sur le roman du XVIe siècle : selon lui ce roman, multiforme et complexe, né de modèles et de genres provenant d'univers différents, n'a pas été perçu comme un genre unique par ses contemporains, ce qu'at¬ teste par exemple le comportement des éditeurs. L'époque n'en a pas moins vu naître un début de réflexion théorique centré essen¬ tiellement autour des Amadis, qui semblent avoir joué en France le même rôle que le Roland Furieux en Italie. Du coup le débat a vrai¬ ment porté en France sur le roman, situé par rapport à l'histoire plutôt qu'à l'épopée, et sur une défense de la légitimité de cette « histoire fabuleuse » (Jacques Amyot), ainsi que sur la recherche d'une définition de son identité et de ses fonctions. Face à tout un discours de censure radicale des romans et aussi face à la concur¬ rence du Roland Furieux, diffusé à partir de 1544 sous la forme de sa version française en prose - qui l'apparentait au roman -, se sont ainsi peu à peu constitués par bribes, d'une préface de Y Amadis à l'autre, les premiers éléments d'une poétique qui a emprunté tant aux arguments horatiens (vraisemblance et utilité) qu'à la pensée médiévale (avec la revendication d'un sens allégorique). Jacques Amyot aurait alors représenté l'aboutissement de ce processus de réflexion théorique en opérant un «double désancrage de l'histoire fabuleuse, par rapport à la morale et à la vérité» et en revendiquant comme seule et unique vérité du roman, par le biais du suspens, «la vérité intrafictionnelle de l'histoire». Ullrich Langer et Marian Rothstein complètent cette première approche en montrant que coexistaient au moins au XVIe siècle deux manières de lire et d'ap¬ préhender les romans : l'une tournée vers le passé, c'est-à-dire vers les habitudes de lecture du public médiéval, et l'autre tournée vers le futur, avec une perception pré-aristotélicienne. Ullrich Langer montre en effet comment, en rupture avec la difficulté de conclure, voire le refus de conclure qui caractérise souvent les romans médiévaux et même le Roland Furieux de l'Arioste (ce sur quoi atti¬ rait déjà notre attention l'article de Yasmina Fœhr-Janssens), com¬ mencent à se dessiner au milieu du XVIe siècle « les soupçons d'une poétique » différente. Il analyse pour ce faire un roman sentimen¬ tal de Nicolas Denisot, L'Amant resuscité de la mort d'amour (1557), et notamment l'introduction de ce roman, qui en se réclamant d'une épître de Cicéron aborde pour la première fois, en complé¬ ment au plaisir de la variété, « le problème du plaisir de l'action finie, accomplie, problème qui sera au cœur de la réception du roman par la suite ». Au plaisir né de l'excitation de la varietas, celui

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du roman-fleuve, commencerait donc à se substituer un autre plai¬ sir fondé sur le principe du fini, d'essence aristotélicienne, donc, et de nature pré-classique. Mais inversement Marian Rothstein, en comparant les techniques narratives d'un des romans de Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, à celles d’Amadis, démontre de manière très convaincante que les structures romanesques consistant en une accumulation de péripéties où la luxuriance l'emporte sur la cohé¬ rence continuent à être très bien reçues du public pendant au moins toute la première moitié du XVIe siècle et qu'elles supposent chez le lecteur de cette époque le maintien d'une réception de type médiéval, vieille de quatre siècles, une réception qui suppose une intense activité mémorielle et notamment la mise en œuvre d'une mémoire combinatoire capable de relier entre eux différents épi¬ sodes du texte pour leur donner sens : « cette poétique et cette tech¬ nique de lecture, conclut-elle, sapent le mouvement vers une conclusion, une clôture » et s'inscrivent donc en faux, encore au XVIe siècle, contre le modèle aristotélicien. La rupture aurait-elle donc eu lieu, dans le domaine de l'élabora¬ tion d'une poétique romanesque, au XVIIe siècle ? À cette dernière question qui renvoie à notre interrogation première, Camille Esmein répond de façon nuancée en revenant sur la notion de « vieux romans », lieu commun de la critique de cette époque, souvent évo¬ qué sur le mode de la dérision, mais en fait très révélateur de la conception nouvelle du roman. Elle montre que cette notion, qui englobe des romans arthuriens, diverses mises en prose du XVe siècle et des romans de chevalerie du XVIe siècle, qui constitue un ensemble jugé cohérent à partir de la permanence de certains traits (langage désuet, personnel typique, invraisemblance du mer¬ veilleux) et dont la péjoration grandit avec le temps, se caractérise en fait par un flou qui traduit la méconnaissance de la période cri¬ tiquée. C'est que le roman médiéval est considéré, dans une pers¬ pective historique, comme l'étape initiale du genre, fruit selon Pierre-Daniel Huet d'une dégénérescence de l'historiographie, et plus généralement fruit de l'ignorance. Le sentiment qui prévaut est celui d'une rupture : un tournant se serait opéré au XVIIe siècle, correspondant à « la naissance d'une exigence nouvelle dans la mise en œuvre de l'art des romans, l'exactitude ». L'image domi¬ nante est donc celle d'un contre-modèle, mais d'un contre-modèle significatif : car la critique n'est plus morale, comme elle l'était encore au XVIe siècle ; elle est uniformément poétique et vise l'ab¬ sence de doctrine, le manquement aux règles, le mépris de toute vraisemblance - concept omniprésent. Ce faisant elle dessine en

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creux l'envers d'un idéal et procure donc « une voie d'entrée ins¬ tructive dans la poétique romanesque du XVIIe siècle », d'autant mieux qu'en plusieurs points la critique des vieux romans rejoint celle des adversaires du genre romanesque. Ce qui permet à Camille Esmein de se demander pour conclure, non sans un brin de provocation, « dans quelle mesure ce contre-modèle [n'a pas été] le modèle caché du roman moderne ». Comme le lecteur pourra le voir au fil de ces contributions, il s'agit moins ici de proposer une synthèse définitive sur la question que d'indiquer les nombreuses pistes qui s'ouvrent encore à la recherche dans ce domaine. Il semblait nécessaire de donner la parole à des spécialistes venus de ces divers horizons, plutôt que de proposer une synthèse de seconde main : seule une approche précise des textes, que permet la compétence reconnue de chacun des intervenants, donne son prix à une telle enquête. Il y a quelques années, Giorgetto Giorgi avait donné l'exemple de ce type de travail, à propos de la forêt romanesque du XVIIe siècle 6 : la polyphonie d'un tel ensemble, qui a été conçu de manière méthodique, et selon une problématique articulée, témoigne de la richesse du champ à explorer. Les regards croisés permettent de mieux percevoir les constantes, et de rendre évidentes les ruptures : de fait, si le médiéviste qui découvre le corpus baroque risque de n'être sensible qu'aux continuités (on reconnaît plus volontiers le même que l'autre), alors que le seiziémiste ou le dix-septiémiste privilégiera les ruptures (en cherchant un nouveau paradigme « pur » du côté du roman grec, par exemple), le dialogue entre spé¬ cialistes de chaque domaine permet de nuancer les perspectives, et chacun a beaucoup à apprendre de ceux qui explorent un champ analogue au sien, mais à d'autres époques. Au terme d'une telle enquête, les acquis sont nombreux, du point de vue de l'histoire générale du genre : on en proclame tout d'abord la continuité, via la réception et les métamorphoses des grandes œuvres médiévales (selon des processus amorcés par le Moyen Âge tardif lui-même) ; on réévalue l'importance des œuvres du XVIe siècle dans l'histoire de ce genre (ce que n'ont pas suffisamment fait à ce jour les spécia¬ listes du roman baroque) ; enfin, on comprend mieux le mouve¬ ment culturel d'ensemble qui prédispose l'âge baroque à prolonger

6. Giorgi, Giorgetto, dir.. Perspectives de la recherche sur le genre narratif français du dix-septième siècle, Pise-Genève, Edizioni ETS/Slatkine, 2000.

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et à élargir la rêverie romanesque. Le second XVIIe siècle délaissera le roman héroïque, certes, mais sans abandonner la fascination pour la fin du Moyen Âge dont témoignent les nouvelles histo¬ riques, et en récupérant le merveilleux sur la scène de l'opéra ou dans les contes de fées 7. Les grands schémas narratifs issus de cette tradition complexe, mais bien vivante, feront ensuite les belles heures de la « Bibliothèque bleue », avant d'être consacrés par le Comte de Tressan dans la Bibliothèque universelle des romans, à la fin du XVIIIe siècle. Les études qui suivent expliqueront, nous l'espé¬ rons, les raisons de la vivacité et de la longévité de cette tradition, en montrant comment elle s'est construite au seuil de la modernité. Emmanuel BURY et Francine MORA

7. Voir Nadine Jasmin, Naissance du conte féminin. Mots et merveilles : les Contes de fées de Madame d'Aulnoy (1690-1698), Paris, Champion, 2002, notamment p. 103122 : « La matière médiévale : du " vieux roman " au romanesque ».

CHAPITRE I RUPTURES OU CONTINUITÉ

Héritage ou innovation ? Pour un état présent de la question

Les débats sur le roman de chevalerie du XVIe siècle sont brouillés autant par l'hétérogénéité du corpus que par les aspects tranchés de la réception critique dont il a fait l'objet: Si les Amadis, que J.-P. Camus tient en 1626 pour « la mère-source et comme le cheval de Troie de tous les romans »1 ; continuent (sauf auprès d'illustres fidèles) d'être tenus pour immoraux et invraisemblables, ils sont dès 1619 jugés démodés par une satire de Sigogne « contre la vieille corneille » : « Je n'entends point votre langage, / Vous parlez du temps d'Amadis. » C'était pourtant leur nouveauté qui leur avait valu dès 1540 un succès que La Noue note à contrecœur dans le sixième de ses Discours politiques et militaires2 : « Les vieux romans, dont nous voyons encor les fragments par ci et par là, à sçavoir de Lancelot du Lac, de Perceforest, Tristan, Giron le Courtois et autres, font foy de ceste vanité antique. On s'en est repeu l'espace de plus de cinq cents ans, jusques à ce que nostre langage estant devenu plus orné, et nos esprits plus fretillans, il a fallu inven¬ ter quelque nouveauté pour les esgayer. Voilà comment les livres d'Amadis sont venus en evidence parmi nous en ce dernier siecle. » L'opposition établie par La Noue entre les « vieux romans » médiévaux et les Amadis nous aide à faire le départ entre l'héritage et l'innovation. Auparavant, il conviendra de dresser le relevé de quelques filiations incontestables: part d'héritage, si l'on veut, mais aussi moyens de classer et de définir.

1. Dilude, appendice à Agatonphile, éd. P. Sage, Droz, 1951, p. 129. 2. Bâle, 1587 ; éd. F. E. Sutcliffe, 1967, p. 162.

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I. Filiations incontestables L'étiquette tout d'abord : si « roman courtois » et « roman baroque » sont des appellations largement postérieures aux ouvrages qu'ils désignent, le titre de « roman de chevalerie » appa¬ raît alors que ce genre, critiqué, certes, trouve encore des lecteurs. On le doit, comme l'a montré Nicole Cazauran3, à Ch. Sorel, qui le propose en 1664 dans sa Bibliothèque françoise (ch. VIII, p. 156). Toutefois, c'est dès le Berger extravagant (1626-1627) qu'il use de l'expression « roman de chevalerie errante »4. L'auteur du Francion (qui contient, on le sait, un délicieux pastiche du genre) semble n'avoir pas pressenti le succès de cet acte de baptême puisque, quelques années plus tard (1671), sa Connoissance des bons livres ne mentionne plus que des « Livres de chevalerie ». Un long article de Grâce S. Williams, « The Amadis Question » (Revue hispanique, 21, 1909, p. 1-167), rend, aujourd'hui encore, les plus grands services pour repérer d'étonnantes similitudes de noms, de lieux, d'aventures. Pour elle, la dette de Y Amadis envers les fictions françaises médiévales est considérable5. Plus près de nous, Victoria Cirlot confirme pleinement: Amadis de Gaula n'est pas une œuvre originale, il dérive de versions perdues, ellesmêmes tributaires de l'univers arthurien6. Sur l'apparition outre-Pyrénées du nom d'Amadis il semble que l'on n'ait pas beaucoup progressé depuis la découverte de ce nom par Foulché-Delbosc 7, dans une version castillane faite vers 1350 par le moine Johan Garcia de Castroxeriz du De regimine Principium d'Egidio Colonna: on y apprend que « los malos cavalleros » « cuentas maravillas de Amadis et de Tristan et del cavallero Cifar ». La thèse d'une origine portugaise de Y Amadis n'est plus guère soute¬ nue aujourd'hui, même si Juan Manuel Cacho Blecua, tout en

3. « Les romans de chevalerie en France : entre exemple et récréation », in M.-Th. Jones-Davies éd.. Le Roman de chevalerie au temps de la Renaissance, Paris, Touzot, 1987, p. 35-39. Elle fait observer (introduction à l'édition d’Artus de Bretagne, XVII, n.33) que Chapelain utilise l'expression dès 1646 dans son dialogue « De la lecture des vieux romans » (Opuscules critiques, éd. Hunter, Droz, 1936), mais que le texte reste alors inédit. 4. « Remarques sur le livre X », p. 520 ; réimpr. Slatkine, p. 679. 5. Art. cit., p. 145-146. 6. Introduction à l'édition d'Amadis de Gaula, Barcelone, Planeta, 1991, p. XXXIV-XXXV. Voir également l'introduction de J.M. Cacho Blecua à son édition d'Amadis de Gaula, Madrid, Catedra, coll. Letras Hispanicas, 3e éd., 1996, p. 53-56. 7. Revue hispanique, XV, 1906, p. 815.

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constatant que les seuls textes qui nous soient parvenus sont cas¬ tillans, n'exclut pas un premier développement de la geste amadisienne dans la région de Galice, aux confins, donc, du Portugal. Tout ce débat ne dépasse pas l'intérêt d'une question de paternité littéraire, troublée par des considérations nationalistes. Plus intéressante pour l'histoire du roman se révèle la compa¬ raison entre YAmadis de Montalvo et ce que l'on appelle YAmadis primitivo: un fragment très détérioré, correspondant au livre III, ch. 68, révélé par un article de Maria Rosa Lida de Malkiel en 1953 8 et transcrit trois ans plus tard par Antonio Rodriguez-Monino9, et qui expose une conception de la passion plus proche de Tristan que des dénouements heureux des romans de chevalerie renaissants. Plus éclatantes encore sont les filiations que ces derniers entretien¬ nent avec les dérimages des chansons de geste ou les remaniements de romans en prose effectués aux XIVe-XVe siècles, à qui l'imprimerie assurera une seconde vie10 Enfin, une journée d'études organisée par E. Gaucher a examiné la reprise aux XVIe-XVIIIe siècles de Fierabras, Ogier le Danois, Les quatre Fils Aymon, Robert le Diable, Mélusine et Valentin et Orson 11. Ces derniers titres renvoient si explicitement au patrimoine littéraire médiéval que leur place dans le débat en paraît assignée d'avance: du côté de l'héritage, sans contredit.

IL L'héritage On a souvent souligné comment les auteurs de « chevaleries » renaissantes, soucieux d'accréditer l'ancienneté (donc l'autorité) de leur fiction, la situaient en un passé antérieur à celui d'Arthur et de ses compagnons12 et, dès le XVIe siècle, J. Valdès observait dans son

8. « El desenlace del Amadis primitivo », Romance Philology, VI, 1953, p. 283-289. 9. « El primer manuscrito del Amadis de Gaula », BRAE, XXXVI, 1956, repris en 1959 in Relieves de erudicion. 10. Aux travaux déjà anciens d'E. Besch, A. Tilley et G. Doutrepont, ajouter ceux de N. Cazauran, notamment « Ogier le Danois revu et corrigé », Nouvelle Revue du seizième siècle, 1985, p. 25-32. 11. Topiques romanesques : réécriture des romans médiévaux (XVF-XVHF siècle). Ateliers 22, Lille III, 1999 (respectivement études de Michel Bideaux, Emmanuelle Hoyer-Poulain, Sarah Baudelle-Michels, Elisabeth Gaucher et Lise Andries). 12. En 1555 Cl. Colet ouvre ainsi son Histoire palladienne : « Au temps où le puis¬ sant et spacieux Empire de Grece et de l'Asie tresfertille estait soubz le pouvoir du grand Turc et que sur l'Empire Romain commandoit le sage Empereur Justinian, dominateur des hautes et basses Allemaignes, regnoit en la grand Bietaigne (que nous disons à présent Angleterre) un prince nommé Mélianor », etc.

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Dialogo de la lengua les invraisemblances qui en résultaient. Le pro¬ cédé peut traduire un désir de rivaliser avec le modèle sans pour autant apporter d'innovation essentielle: le regain d'intérêt suscité récemment par les romans médiévaux tardifs de Méliador et de Perceforest a montré que Montalvo et ses successeurs ne faisaient en cela qu'imiter les auteurs des XIVe et XVe siècles13 : Mais Méliador et Perceforest appartiennent-ils à ce qu'on a appelé l'« automne du moyen âge » ou, plus proches du printemps, ne signent-ils pas le départ d'une nouvelle floraison ? A ces deux titres, ajoutons Artus de Bretagne, dont l'édition de N. Cazauran et Ch. Ferlampin-Acher rappelle14 qu'il date du début du XIVe siècle. Dans cette fidélité presque ombrageuse, le roman de chevalerie rencontre la « liaison admirable » d'armes et d'amour que célébrera B. Poissenot15, et dont M. Stanesco a suivi les manifestations depuis nos premiers textes 16. Il confirme la leçon du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure: amie rime avec chevalerie, les plus glorieuses prouesses guerrières restent vaines si elles ne sont pas accomplies par un héros amoureux. Froissart rappellera que « d'armes, d'amour et de proece » est fait « l'estât de chevalerie (Méliador, v. 2293 et 2295). Un siècle plus tard, "battaglie e amor" constituent la matière de Y Orlando innamorato de Boiardo17, peu avant qu'Urgande ne prédise qu'Amadis "sera quelque jour la fleur de chevalerie [...] et si sera le chevalier qui plus loyaulment maintiendra l'amour » (Amadis de Gaule, 1,3, 10r°). A plusieurs reprises, le héros se lancera dans des aventures non requises, pour continuer de mériter l'amour d'Oriane et maintenir sa gloire de chevalier, mais aussi pour n'être pas accusé de recreantise, comme le fut Erec quand il eut épousé Enide. De Geoffroy de Monmouth à Montalvo, les dames ne manquent pas d'assister aux tournois et aux duels judiciaires entrepris pour elles. Le rituel stéréotypé des affrontements décrit par Jeanne Lods pour le Perceforest18 - assaut à la lance et à cheval, suivi de Yescremie, lutte à l'épée, le plus souvent à pied - reste de règle

13. Voir V. Cirlot, introduction éd. Amadis, (1. I-IV), Barcelone, Planeta, 1991, XXXV. 14. PENS, 1996, p. IX-X. 15. L'Esté, 1583, éd. G.A. Pérouse et M. Simonin, Genève, Droz, 1987, p. 213. 16. « D'armes et d'amour : la fortune d'une devise médiévale », Travaux de litté¬ rature, II, 1989, p. 37-54. 17. Voir également II, canto 18,1 et, bien sûr, l'Orlando furioso (« Le donne, i cavalier, l'arme, gli amore »). 18. Le Roman de Perceforest, Droz, Lille-Genève, 1951, p. 282-283.

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dans le premier livre des Amadis19, comme dans les suivants, même lorsqu'ils font large place à l'intervention de l'artillerie (livre IV). Permanence dans le maniement des armes, mais aussi dans la forgerie littéraire. Le goût s'est maintenu des héros fortement typés, et parfois rapprochés pour des effets de contraste : Y. Giraud a montré comment Montalvo reproduisait le couple LancelotGauvain20 en donnant pour frère à Amadis, champion de l'amour chevaleresque, un Galaor plus tenté par les rencontres de passage. Parmi les acteurs de soutien et comparses de prédilection, plus que jamais damoiselles surgies de nulle part, géants et nains, ermites, enchanteurs, maléfiques ou non. Ajoutons, pour lier les péripéties, le recours, toujours généreux, aux songes et prédictions et, pour suppléer aux lacunes d'une géographie qui ne permet pas de ponc¬ tuer les déplacements, présence de lieux au fort contenu symbo¬ lique: cour plénière, île, forêt, pont, gué, etc. La liste pourrait aisément être allongée. Il paraît plus essentiel de relever deux traits ressortissant à l'esthétique du genre. L'entrelacement bien connu des péripéties dans le roman médiéval est, lui aussi, beaucoup plus qu'une ressource technique. Tout en don¬ nant de l'épaisseur à la fiction (de la longueur aussi...), il manifeste, lorsqu'il permet de conter les exploits d'une fratrie guerrière, l'exis¬ tence d'un groupe humain communiant dans les valeurs féodales de la gens ; il relève d'un mode narratif requérant une pluralité de héros ; en restant fidèle à cette esthétique, le roman de chevalerie renaissant marque clairement sa place dans le grand débat soulevé par les poéticiens de l'épopée (donc du roman) ; il est sans équivoque du côté de l'Arioste, et son déclin accompagnera le triomphe de la poétique aris¬ totélicienne, de la Jérusalem délivrée et des Discorsi du Tasse. D'autre part, l'importance que l'écriture romanesque médiévale attache à la mise en spectacle des événements et des protagonistes manifeste cette « emprise du visuel » à laquelle M. Stanesco a consacré un chapitre essentiel (ch. XII) de ses jeux d'errance du che¬ valier médiéval. Le roman du XVIe siècle n'en a pas tout à fait perdu le goût, même s'il s'en écarte parfois sensiblement. Ce goût s'ex¬ prime aussi bien dans la représentation des cours plénières (Lisuart, Amadis /), dans la peinture des géants monstrueux (Ardan

19. Voir M. Bideaux, « Les topoi dans le roman de chevalerie de la Renaissance », Homo narrativus, Recherches sur la topique romanesque dans les fictions de langue fran¬ çaise avant 1800, N. Ferrand et M. Weil éd., Montpellier, 2000, p. 120-123. 20. « Galaor, le galant chevalier », Les Amadis en France au XVIe siècle, Cahiers V.-L. Saulnier, 17, Éditions Rue d'Ulm, 2000, p. 95-109.

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Canile, Amadis II), dans la parade des flottes princières qui voguent dans les derniers Amadis espagnols, ou encore dans les jeux et jeux d'artifice du gentil maître Estienne, le magicien d'Artus de Bretagne. Ces multiples fidélités, de principe ou de détail, composent à la lecture des romans de chevalerie renaissants une impression de déjà vu que relève V. Cirlot dans son édition21, et qu'avait bien mise en relief G. S. Williams. Agréable au lecteur, sans contredit: elle rap¬ pelle à l'existence des héros lointains et prestigieux, elle réveille tout un jeu d'échos propres à ce que, pastichant P. Zumthor, on pourrait appeler « le grand chant romanesque » médiéval. Mais irritante pour le chercheur : car ces multiples dettes se trouvent réélaborées, renégociées, réinvesties dans des imitations compo¬ sites qui découragent la recherche en paternité : aisée pour Galaor et Gauvain, pour les nains félons, avatars des losengiers qui trahis¬ sent Tristan ou Lancelot, mais il y a beaucoup plus qu'une nuance entre Viviane et Urgande, et à rapprocher Amadis du héros d’Amadas et Ydoine, on ne trouve pas grand profit...

III. Innovations L'imprimerie a-t-elle précipité dans l'oubli des formes roma¬ nesques perçues comme obsolètes face à l'émergence d'écritures nouvelles qu'elle aurait favorisées ? A-t-elle servi la reproduction et la diffusion d'un « vieux fonds français » dont les dérimages avaient assuré le maintien ? A-t-elle enfin appelé à l'existence des œuvres qui, tout en maintenant avec les précédentes les affinités que nous avons vues, allaient s'en distinguer assez pour constituer un nouveau genre, le roman de chevalerie renaissant ? Il est aisé de voir que l'imprimerie n'a pas négligé le vieux fonds romanesque. Lancelot (1488), Tristan (1489), Huon de Bordeaux (1516), Mélusine, Robert le Diable, Chronique de Turpin (1527). Les presses de Michel Le Noir à Paris et d'Olivier Arnoullet à Lyon jettent sur le marché bon nombre de titres anciens : volumes en lettres gothiques, impression sur deux colonnes. Des caractères et une disposition auxquels les éditions espagnoles resteront presque exclusivement fidèles jusqu'à la fin du XVIe siècle. Les imprimeurs français les ont depuis longtemps abandonnés. Quand Denis Janot publie Méladius de Leonnoys et Tristan (1533), il

21. P. XXXIX.

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suit encore l'usage du temps; mais avec le premier livre des Amadis (1540), il opte pour le gros romain et la composition à lignes longues. Les illustrations pleine page d'Antoine Vérard sont rem¬ placées par de petites vignettes et des lettrines ornées, en tête de chapitre, bien dégagées du texte. Les impressions à la physionomie si proche de celle des manuscrits ont traité le « livre comme un objet » (H.-J. Martin). C'est là beaucoup plus qu'une modification technique: une promotion qui élève la fiction légère à la dignité des grands textes humanistes; les lettrés y trouveront tantôt plaisir, tan¬ tôt source de dépit. Si la nouvelle matière chevaleresque, venue d'Espagne, bénéficie de ce traitement, les éditeurs des vieux romans médiévaux (qui sont parfois les mêmes) continuent de les présenter à l'ancienne mode. Réalisés ainsi à moindre coût, ils se maintiennent, selon Plantin, à titre de classiques face aux coûteux in-folios de Janot et Groulleau : « Léquelles choses ont jusques à présent été cause qu'un tas de quatre fis Aimont, Fierabras, Ogier le Dannois, et tous tels vieux Romans de langage mal poli ayent été continués en vos Ecoles: les peres ne voulans dépendre l'argent pour acheter livres de si grand pris à leurs enfans. Chose fort dommageable à tous ceux, qui voulans apprendre ladite langue Françoise, consomment leurs tems à la lecture de tels Auteurs: encores qu'il ayent été assés bien faits pour leur tems. Mais pour cétui-cy, auquel ja fleurit la pure elegance des langages, il n'y a celui, pour peu versé qu'il ait és bons Aucteurs François, qui ne les juge avoir quelquefois la diction (et presque toujours) l'ordre des mots fort rude et mal ajancés 22 ».

Les « nouveaux romans » bénéficient encore d'une mutation qui affecte toute la jeune industrie du livre quand le récit se flanque d'imposants paratextes : tables détaillées des chapitres et surtout poèmes liminaires à vocation publicitaire ou avant-propos où se précise la poétique du nouveau genre : doctrine de la traduction, traitement du modèle, lecture allégorique. J.-M. Châtelain a montré23 comment le traitement de l'illustra¬ tion dans le premier livre des Amadis français concourait à cette impression de nouveauté, tout en marquant nettement dans la

22. Avis en tête de l'édition de 1560 de Plantin, réalisée en in-quarto. C'est bien aussi le sentiment qu'exprime un sonnet liminaire du livre IV, même s'il ne se réfère pas explicitement à la langue : « De Herberay noble sieur des Essars,/ Ton Amadis tous autres Romans passe ;/ Et qui le lit de veoir après se passe,/ Les Lancelotz, les Tristans, les Froissars ». 23. « L'illustration d'Amadis de Gaule dans les éditions françaises du XVIe siècle », in Amadis en France au XVIe siècle, p. 41-52.

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conclusion cie son étude que Janot n'a pas réussi à imposer « une nou¬ velle norme éditoriale du roman de chevalerie », peut-être en raison de la forte tension existant entre ce genre et l'esprit humaniste. On pourrait ajouter que les éditions in-8° que l'on lance à partir de 1548, si elles parviennent bien à conquérir un second marché, sous la forme de petits volumes qui tiennent dans la main ou dans l'aumônière des dames, selon le vœu de J. Maugin, ont pour effet de résorber la diffé¬ rence entre « vieux » et « nouveaux » romans de chevalerie en n'of¬ frant plus que de petits volumes compacts dépourvus d'illustrations, aux marges mesquines, à la typographie moins soignée. L'entreprise éditoriale saluée par Maugin marque bien qu'un nouveau type de consommation romanesque s'est imposé : celui de la lecture individuelle silencieuse, même si le mode de transmis¬ sion orale n'est pas abandonné: pour meubler l'après-dînée de ses paysans que la pluie a empêchés de travailler aux champs, le sire de Gouberville leur lit l'épisode de Dardan (février 1554)24. Cette pratique collective de la lecture romanesque, même si elle ne doit pas être confondue avec celle de la récitation épique, se prê¬ tait à l'exhibition d'un code chevaleresque qui n'est pas seulement énoncé mais produit. M. Stanesco a souligné l'importance de la fonction de visualisation dans cet âge d'or de l'esprit de chevalerie qu'est le XIVe siècle : « Le mode d'être de la chevalerie flamboyante est la monstration, c'est-à-dire la représentation pour la commu¬ nauté » 25. Or on assiste, avec les Amadis, à un net affaiblissement de cette fonction au profit d'une perception plus intellectuelle ou plus sensible. Précisons. V. Cirlot a mis en relief celle-là en compa¬ rant 26 deux versions du combat du héros contre Brontaxar de Anfania dans le fragment primitif conservé et dans la version de Montalvo : le premier plus visuel, ordonné en une composition plastique, l'autre plus synthétique, moins répétitif. On a vu que ce souci de monstration ne sera pas tout à fait abandonné et, aux exemples rapportés plus haut, on pourrait ajouter l'évocation de l'arc des loyaux amants, dans lequel Herberay (1. II, début) renché¬ rit sur le modèle espagnol. Mais il faut éviter de lui rapporter l'autre description plus célèbre encore: celle du château et des jar¬ dins d'Apolidon (1. IV) où il s'agit pour lui de faire voir par la vertu de l'hypotypose selon une esthétique qui relève de Yekphrasis, des-

24. Journal, éd. A. Tollemer, Mouton, 1971, p. 205. 25. Jeux d'errance..., p. 225. 26. Éd. cit., XLIV.

HÉRITAGE OU INNOVATION ?

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cription gratuite et virtuose d'un objet, qui n'est pas essentielle à la marche de la fiction. Semblablement, même si le maintien de la gloire chevaleresque exige une multiplicité d'exploits, de ren¬ contres et leur liaison plus ou moins parataxique, le roman du XVIe siècle manifeste un intérêt plus vif pour la vie intérieure, et la liai¬ son « d'armes et d'amours » s'en trouve modifiée : la dame n'est plus la récompense de la prouesse, elle en devient de plus en plus la cause, ce qui n'est pas, il est vrai, une nouveauté absolue (voir Erec et Enide). L. Guillerm a consacré 27 aux rencontres entre Amadis et Oriane de pénétrantes analyses où s'observe un jeu subtil entre l'expression voilée du désir amoureux et la mise en œuvre d'une rhétorique amoureuse qui exploite la thématique néo-platonicienne pour le légitimer aussi bien que pour le freiner. Ajoutons que le passage des tournois à grand spectacle du Méliador au duel judiciaire substitue au chatoiement du décor une densité pathétique que le narrateur aime à surprendre chez les témoins intéressés à l'issue de l'affrontement beaucoup plus que chez les spectateurs. L'articulation entre la vertu guerrière et l'idéal amoureux évolue, la hiérarchie première tend à s'inverser, le service de la dame l'emporte sur la fidélité au suzerain : les Amadis offrent, surtout dans les livres II à IV, la meilleure illustra¬ tion d'un amour chevaleresque épuré de toute la fatalité de la pas¬ sion qui pèse sur Tristan ou Lancelot, pour atteindre à la dimension héroïque, cependant qu'un hédonisme tout neuf s'y exprime par le goût pour ces « petites noces secrètes » qui a tant frappé les contemporains28. Le roman de chevalerie s'accorde à une profonde mutation sociale qui voit la relation vassalique s'effacer au profit du principe monarchique et de la soumission au prince. Récrivant Fierabras vers 1480, Jean Bugnyon projette sur la figure du jeune Charles VIII la grande ombre de Charlemagne et Amadis, même lorsqu'il est traité indignement par le roi Lisuart, tout en se résolvant à l'affronter, lui sera prodigue de marques de fidélité. Une tendance déjà sensible dans les biographies chevaleresques du XVe siècle, dont E. Gaucher a montré qu'elles « témoignent [...] de l'apparition d'une nouvelle noblesse à la fin du Moyen Âge, fondée sur le service du prince29 ».

27. Sujet de l'écriture et traduction en France autour de 1540, Paris, Aux amateurs de livres, 1990. 28. Cf. Marian Rothstein, « Clandestine Marriage and Amadis de Gaule : The text, the World and the reader », The Sixteenth-Century Journal, winter 1994, 25/ 4, p. 873-886. 29. La Biographie chevaleresque. Typologie d'un genre, Paris, Champion, 1994, p. 605.

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Enfin, sommes-nous sûrs de toujours percevoir la charge d'iro¬ nie que comportent ces fictions, et ne convient-il pas d'être attentifs à l'aspect ludique des Amadis quand Véronique Duché nous montre Herberay des Essarts palindromiser son prénom pour nommer « la montagne de Yarebreh » et surtout chanter un fabu¬ leux palais « appellé Vaelbeniatnof », plus connu de nous sous le nom de Fontainebleau ? 3Ü II est aussi permis de penser que les lec¬ teurs du XVIe siècle ne devaient pas être trop effrayés par les méchants géants dont les noms s'allongeaient jusqu'à compter sept syllabes. Un héritage n'est pas nécessairement accepté pour assurer la permanence des idéaux: il peut tout aussi bien être dilapidé en joyeux banquets ou en consommation littéraire ludique.

Conclusion Certes, la plupart des lecteurs souscriront aujourd'hui à l'opinion nuancée de V. Cirlot : Amadis de Gaula est une œuvre hybride, hésitant entre un « gothicisme » imposé par la matière narrative et une nou¬ velle esthétique passablement incertaine. Montalvo n'est pas l'Arioste. Mais dans l'effort pour redécouvrir un genre qui, d'évidence, n'atten¬ dait plus en 1605 que le coup de grâce du Don Quichotte, il importait de privilégier la part d'innovation qu'il comporte : ne serait-ce que pour mesurer sa contribution à l'histoire du genre romanesque. Cette petite dose de partialité s'impose d'autant plus que la part d'héritage qui lui fait pendant réside moins dans une filiation spirituelle que dans l'exhibition d'une tradition, et déjà dans les titres. Une exhibition trop claironnée pour n'être pas suspecte, le roman d'aventures cheva¬ leresques n'affichant son allégeance à la matière arthurienne que pour mieux en infléchir le sens. Inflexion plutôt que subversion: mais au terme de laquelle le roman de chevalerie, même lorsque sa poétique aura été écartée par le triomphe de l'aristotélisme littéraire, continuera à séduire quelques esprits rebelles (Voiture, Madame de Sévigné, La Fontaine) et jusqu'à un classique serein : Goethe. Michel BIDEAUX Université Paul-Valéry, Montpellier

30. « Le narrateur dans le livre V », Les Amadis en France au XVIe siècle, Cahiers V.-L. Saulnier, 17, 2000, Éditions rue d'Ulm, p. 126. Une ironie dont les Amadis n'ont pas le monopole : voir A. Bettoni, « Claude Colet et YHistoire palladienne », Il Romanzo nella Francia del Rinascimento, Schena, 1997, p. 202-203.

L'impulsion érudite du renouveau romanesque entre 1550 et 1660

[...] j'ay pris & [...] je prendray tousjours pour mes uniques Modelles, l'immortel Héliodore, & le Grand Urfé. Ce sont les seuls Maistres que j'imite, & les seuls qu'il faut imiter : car quiconque s'écar¬ tera de leur route, s'égarera certainement, puis qu'il n'en est point d'autre qui soit bonne : que la leur au contraire est assurée 1.

Cette déclaration de l'épître au lecteur du Grand Cyrus (1649) fonde le roman baroque à son apogée sur deux modèles : le roman grec antique tel que l'incarnent les Ethiopiques d'Héliodore et un roman contemporain, L'Astrée d'H. d'Urfé2. Entre ces deux « Maîtres » que douze siècles séparent, l'auteur ne retient rien. Galéjade ? Le texte reprend un discours déjà solidement formulé et argumenté huit ans plus tôt dans la préface d'Ibrahim ou l'illustre Bassa (1641). Pareille revendication n'est, d'autre part, aucunement exception¬ nelle en son temps. Nombreux sont les romanciers, de N. de Montreux aux Scudéry, qui prétendent ancrer leur pratique du genre dans l'exemple des œuvres d'Héliodore et de ses pairs, pas¬ sant sous silence toute la littérature romanesque entre ces derniers et eux-mêmes 3. Le phénomène est durable. Au cours du débat

1. Mlle de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, Paris, A. Courbé, 1649, tome I, « Au lecteur ». 2. La première partie de l'œuvre parut en 1607, mais sa publication, parties apocryphes comprises, se poursuivit jusqu'en 1627. La première édition complète du roman en cinq parties date seulement de 1637. 3. Voir L. Plazenet, L'Ébahissement et la délectation. Réception comparée et poétique du roman grec en France et en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 1997.

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fomenté par la publication de La Princesse de Clèves (1678), 1 abbé de Charnes pose toujours en Héliodore l'Homère des romanciers. Il n'a, en revanche, pas un mot pour la production médiévale et renaissante 4. Celle-ci est durant toute la période rassemblée pêlemêle sous le label méprisant de « vieux romans » 5. Les faits refusent toute validation objective à ces affirmations. Les rémanences du roman médiéval dans le roman baroque sont persistantes. Elles s'expriment notamment dans la part faite à l'hé¬ roïsme chevaleresque, l'influence du modèle courtois sur la repré¬ sentation de l'amour, le goût des descriptions de tournois et de combats. Édition, lecture6, voire création de « romans de chevale¬ rie » se maintiennent jusque fort avant dans le XVIIe siècle7, tandis

4. Voir J.-A. de Charnes, Conversations sur la critique de la Princesse de Clèves (1679), Publication du groupe d'étude du XVIIe siècle de l'Université François Rabelais, Université de Tours, 1973, p. 123 II cite occasionnellement (ibid., p. 114115) Amadis, comme l'exemple d'un romanesque extravagant et peu vraisemblable. 5. Amadis, Lancelot, Palmerin, Don Belianis, Tirante le Blanc et autres Kyrie eleïson de Montauban font l'objet d'un mépris identique. Cette liste figure dans le Don Quichotte. P.-D. Huet la reprend dans sa Lettre-Traité sur l'origine des romans, éd. A. Kok, Amsterdam, Swets & Zeitlinger, 1942, p. 206-207. Ch. Sorel, La Bibliothèque françoise, Paris, La Compagnie des libraires, 1664, p. 164 souligne la bizarrerie de l'appellation utilisée alors que les ouvrages auxquels elle s'applique sont plus récents que les romans grecs célébrés au même moment. Il propose d'y substituer l'expression plus satisfaisante de « romans de chevalerie ». 6. J.-P. Camus transcrit dans le « Dilude » de sa Pétronille (1626). 7. Voir M. Magendie, Le roman français au XVIIe siècle, de L'Astrée au Grand Cyrus, Genève, Slatkine Reprints, 1978, p. 170-180. Francion, au collège, se nourrit A’Amadis, de même que le héros du Page disgracié de Tristan, Les vingt-deuxième, vingt-troisième et vingt-quatrième livres A’Amadis paraissent en 1615. P. de Marcassus publie un abrégé A'Amadis de Gaule en 1629. Les productions de G. Du Verdier ou du sieur de Logeas, parmi d'autres, exploitent encore le genre. Il est fré¬ quemment invoqué dans les lettres de Voiture, chez Tallemant des Réaux ou Mme de Sévigné. J.-P. Camus affirme en 1621 dans T« Éloge des histoires dévotes » sur lequel s'achève son Agatonphile que Y Amadis « a eu jadis autant de vogue qu'il est maintenant decredité » et se fait donner le mérite dans Le Cléoreste (1626) d'avoir « abattu le Dragon » par un correspondant qui observe ne voir « plus guère à la Cour A’Amadis ny de Palmerins » (II, p. 675). Mais, la même année, il cite dans le « Dilude » de sa Pétronille la liste des romans favoris d'une grande dame cultivée et vertueuse. Elle contient au premier chef l'« horrible pile A'Amadis, que l'on tient aller jusques à 20 et 2, ou 20 et 4 Volumes en trois langues. Espagnole, Italienne et Française et ce Livre est, à ce qu'on tient, la Mère source, et comme le cheval de Troye de tous les Romans, bien que nous sachions que les Grecs ont autrefois excellé en ce genre d'écrire [...] » (p. 462-463). Ce témoignage montre, au moment où d'autres activent la même idée à propos d'Héliodore (on pense aux textes limi¬ naires de P. de Caseneuve ou de J.-L. Guez de Balzac à YHistoire indienne de F. de Boisrobert), la persistance de l'influence du roman courtois. Voir aussi M. Lever, Romanciers du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1996, p. 41-48.

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que le roman médiéval est présent dans les premières études cri¬ tiques que le genre suscite 8. La pratique des hommes du XVIIe siècle réserve une place certaine au roman médiéval : il y a divorce entre pétitions de principe et réalité. La contradiction, quand elle est dénoncée, est le plus souvent tenue pour la supercherie d'auteurs désireux de faire valoir leur production en dramatisant la désaffection dont le roman de la période précédente a été l'objet. Pareille interprétation s'emploie à restituer une vision plus exacte de ce chapitre de l'histoire du genre sans mettre en cause l'idée que le renouvellement qui s'opère entre 1550 et 1650 trouve son impulsion dans une lassitude première et effective du public à l'égard des œuvres médiévales ou courtoises. C'est cette opinion qu'on voudrait discuter en montrant ce que la notion d'une coupure entre romans médiéval et baroque doit en réalité à J. Amyot et ses émules, promoteurs d'une conception du genre nouvelle, concertée en amont de la création, soudain propo¬ sée au public comme une alternative. S'il n'y a pas de destitution véritable du roman médiéval entre 1550 et 1650, le genre n'est pas non plus tant soumis à un glissement, une réorientation, que brus¬ quement soumis à la concurrence d'un autre modèle d'écriture romanesque.

La disqualification du roman courtois : l'œuvre de Jacques Amyot Les historiens du genre romanesque à la Renaissance notent un reflux tangible de la production de type courtois à partir de 1560 au profit de formes jusque-là inédites : traductions des romans grecs, romans sentimentaux, romans pastoraux, nouvelles. Le règne du roman de chevalerie, symbolisé par le succès de la série des Amadis 9, est cependant déjà ébranlé quelques années plus tôt10. N. Herberay des Essarts, dont la traduction avait fait le triomphe de la collection

8. Voir, dans le présent volume, la communication de C. Esmein. 9. De 1540 à 1548, les différentes éditions des sept premiers livres de la série sont des best-sellers : publiés sous le format de beaux in-folii, accompagnés de poèmes célébrant leur valeur, ils se passent de toute pièce justificative après le pre¬ mier tome. Voir M. Fumaroli, « Jacques Amyot and the Clérical Polemic Against the Chivalric Novel », Renaissance Quaterly, 38, 1985, p. 26-35. 10. Voir Y. Giraud, « Introduction », Le premier livre d'Amadis de Gaule, éd. H. Vaganay, Paris, Nizet, STFM, 1986, p. 27-28 et M. Simonin, « La disgrâce d'Amadis », Studi francesi, 82, 1984, p. 3.

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en France, s'en détourne après 1548. Les textes se dotent désormais systématiquement de pièces liminaires où auteurs et plumes amies justifient leur recours au genre. J. Gohory s'efforce de renouveler son prestige en l'orientant vers l'alchimie à partir du livre X qui date de 1552. M. Simonin a mis en évidence les causes conjonctu¬ relles du phénomène : décès de Marie Compain, l'épouse tant aimée de N. Herberay des Essarts, qui détourne l'auteur de pour¬ suivre ses travaux ordinaires u, médiocrité des reprises tentées par Cl. Colet et ses épigones, épuisement naturel d'un marché que les éditeurs ont méthodiquement exploité. Reste que le dernier volume des Amadis publié par N. Herberay, quelques mois avant la mort de sa femme, contient déjà un « Discours sur les Livres d'Amadis » où M. Sevin s'emploie de façon saisissante à justifier l'œuvre, tandis que le père français des Amadis revient au roman de chevalerie dès 1549 avec un Primaléon et en 1552 avec Dora Florès. Dans les deux ouvrages, il s'applique à défendre ses intentions ; il répond aux mêmes objections que le « Discours » de M. Sevin, objections dont l'écho résonne dans tous les textes de la période : démonstration de la capacité du roman de chevalerie à instruire, mise en évidence de sa relation à l'histoire, éloge de l'ingéniosité de sa tissure narrative 12. Or il est aujourd'hui établi que M. Sevin rétorque très précisément aux critiques formulées par J. Amyot à l'encontre du roman de chevalerie dans le « Prœsme » qui ouvre sa traduction des Ethiopiques d'Héliodore13. Le libelle de J. Amyot est ainsi l'origine du mouvement de défense du genre qu'on observe à partir de 1548. Le « Prœsme du translateur » est une pièce brève - il ne com¬ porte guère plus de 2000 mots. Sa première fonction semble de pré¬ senter le texte d'Héliodore et, ce faisant, de justifier le travail du traducteur. Les Éthiopiques, en 1548, sont un ouvrage à peu près inconnu. V. Obsopœus a publié une édition princeps du texte grec en 1534. Il n'en existe ni réédition ni révision avant 1596, quand la traduction française publiée par J. Amyot a fait la fortune de l'œuvre. La première traduction latine des Éthiopiques ne voit le

11. Il s'emploie alors à traduire Flavius Josèphe. 12. Voir M. Fumaroli, op. cit., p. 27-28 et M. Simonin, op. cit., p. 13-14. 13. Voir S. Cappello, « 11 Discours sur les livres d'Amadis di Michel Sevin (1548) », Il romanzo nella Francia del Rinascimento : dall eredità medievale all'Astrea, Fasano, Schena, 1996, p. 214. L'achevé d'imprimer de L’Histoire æthiopujue date du 15 février 1548, celui du livre huit d'Amadis où le « Discours » figure du 28 août 1548.

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jour qu'en 155114. L'initiative de J. Amyot est celle d'un pionnier. Il est logique qu'il assortisse son travail d'une captatio benevolentiæ où il découvre au public les mérites de l'ouvrage et fournisse les rares informations disponibles sur un auteur jusque-là ignoré. L'auteur prend ostensiblement la pose de l'érudit, multipliant les références, explicites ou implicites, à Platon, Aristote, Strabon, Horace, concluant avec désinvolture : Toutesfois je ne me veux pas beaucoup amuser à la recommander : pour ce que (quand tout est dict) ce n'est qu'une fable [...]. Il modifie la fin du texte lors de sa seconde édition (1559) pour faire état des renseignements plus exacts que lui ont fourni les notes d'un manuscrit consulté à la bibliothèque du Vatican lors de son séjour en Italie (1548-1552). Ces façons ne sauraient cacher néanmoins l'inscription contemporaine, voire polémique, du dis¬ cours du traducteur. Le « Prœsme » dénote de la part de J. Amyot une solide connaissance des réflexions les plus récentes consacrées à l'écriture de la fiction 15. Il est frappant surtout que la première application concrète qu'il fasse de son propos ne porte pas sur les Ethiopiques, mais contre les romans « qui ont anciennement esté escritz en nostre langue », à savoir les romans de chevalerie médié¬ vaux et renaissants. L'auteur propose de voir dans les Ethiopiques l'exemple d'un autre usage du roman. Le « Prœsme » est moins une introduction savante à un ouvrage méconnu de l'Antiquité que le manifeste d'un nouveau roman. Le « Prœsme » débute et s'achève avec des considérations sur la légitimité de la lecture des romans. J. Amyot ouvre son texte en reprenant une admonestation d'« un certain grand Philosophe » (Platon dans la République) à ne pas lire « toutes sortes de livres fabuleux », car il est à craindre que leur lecteur ne contracte le goût du mensonge pour lui-même, outre qu'il perd simplement son

14. La traduction latine la plus précoce du roman par R. Guillon n'en contient qu'un fragment. La première traduction latine complète des Éthiopiques, par S. Warswiczcki, parut en 1552. L'épître au lecteur du volume dénote que son auteur connaît la traduction de J. Amyot, dont il reprend à son compte la présentation de l'œuvre. 15. T. Cave, « Suspendere animos : pour une histoire de la notion de suspens », Les Commentaires et la naissance de la critique littéraire, éd. G. Mathieu-Castellani et M. Plaisance, Paris, Aux Amateurs de livres, 1990, p. 212-215 et « Suspense and the pre-history of the novel », Revue de littérature comparée, 79, 1996, p. 509 et L. Zilli, « Jacques Amyot e il primo documento sulla fortuna francese di Giraldi Cinzio », Atti del Convegno di Tortona su Giraldi Cinzio, à paraître.

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temps à lire des sottises. Cette réserve sert à J. Amyot pour enchaî¬ ner sur une défense d'un usage bien compris de la fiction. Il argue d'une nécessité physiologique : [...] l'imbellicité de nostre nature ne peult porter que l'entende¬ ment soit tousjours tendu à lire matières graves, et serieuses, non plus que le corps ne sçauroit sans intermission durer au travail d'œuvres laborieuses. L'argument, parfaitement topique, utilisé en particulier par Lucien au début de L'Histoire vraie, permet à J. Amyot d'établir la légitimité de la lecture romanesque conçue comme un « divertisse¬ ment » destiné à récréer l'esprit « pour le remettre ensuite plus alaigre, et plus vif à la considération, ou action des choses d'im¬ portances ». Il revient sur cette idée à la fin du « Prœsme » : [...] les contes [...] ne meriteroient pas à l'aventure d'estre leuz, si ce n'estoit ou pour divertir quelque ennuy, ou pour en avoir puis après l'entendement plus delivre et mieux dispos à faire et à lire autres choses meilleures, suyvant le precepte du Sage, qui dict : Qu'il fault jouer pour faire à bon escient, et non pas faire à bon escient pour jouër. C'est à dire : Que l'on doit user des choses de plaisir, pour estre puis après plus apte à faire les choses d'importance, et non pas s'embesongner après une chose qui n'est que de plaisir, comme si c'estoit un affaire de conséquence. J. Amyot décline le thème en son nom propre, déclarant avoir lui-même « adoulcy le travail d'autres meilleures et plus fruc¬ tueuses traductions en [...] traduisant [Héliodore] par intervalles aux heures extraordinaires ». Mais ces interventions dessinent aussi un public des romans, énoncent une pratique spécifique de la littérature romanesque. Le traducteur destine le genre à des « per¬ sonnes jà parvenues en aage de cognoissance », dont « l'entende¬ ment » (le terme revient à sept reprises dans le « Prœsme ») est généralement occupé de « matières graves, et serieuses », dont l'es¬ prit est « travaillé et recreu de grave estude », qui s'occupent de « choses d'importance », qui sont « gents d'honneur, ausquelz [le traducteur a] voulu donner matière de resjouyr leurs entendementz travaillez d'affaires ». Ailleurs, il table sur le « bon entende¬ ment » de son public et se réfère à l'avis d' « hommes de bon jugement ». Il élabore les lois que la fiction doit observer pour plaire à « aucun homme d'esprit, et de jugement ». J. Amyot n'en¬ visage donc pas une lecture « romanesque », naïve, du genre, mais une lecture intelligente, distanciée, soucieuse des mécanismes de la fable. Se mettant finalement en scène, il convoque l'image d'un homme fait (J. Amyot a 35 ans en 1548), encore récemment profes-

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seur de grec à l'université de Bourges, auteur de plusieurs traduc¬ tions dont l'une d'entre elles lui a valu de recevoir en mars 1547 le bénéfice de 1 abbaye de Bellozanne. Le portrait de lecteur, honnête homme actif et instruit, dressé par le traducteur est clairement dis¬ tinct de celui auquel la production courtoise s'adresse au premier chef : chevaliers et grands seigneurs. J. Amyot jette les fondations d un nouveau roman conçu pour combler les goûts et les aspira¬ tions d un milieu qui accède à des loisirs et une culture qui lui étaient jusqu'alors étrangers. Le « Prœsme » contient ensuite les principes d'une poétique. Compte tenu du public que J. Amyot envisage et des limites à l'in¬ térieur desquelles il circonscrit la lecture romanesque, il part de la considération que l'histoire pourrait, a priori, former un divertisse¬ ment adéquat « à cause de la diversité des choses qui y sont com¬ prises ». Le traducteur objecte aussitôt que l'histoire visant à la vérité nue et à l'instruction pure, elle s'avère « un petit trop austere pour suffisemment delecter ». Elle manque des ornements qui font le plaisir de la lecture, son agrément. Il s'agit là d'une conviction clef de J. Amyot, qu'il reprend en tête de ses traductions de Plutarque 16. S'agissant d'une littérature vouée à divertir, à « plaire », nécessité est de recourir à des « contes fabuleux » que leurs auteurs peuvent tourner à leur gré pour provoquer « l'éba¬ hissement et la délectation » de leur public. Il ne s'agit cependant pas de contrevenir à la vérité ou de représenter des chimères. J. Amyot insiste longuement sur le point. Il utilise l'autorité d'Horace et de Strabon (dont il déforme les propos17), pour établir que c'est une loi de respecter l'histoire et la vraisemblance à qui veut toucher et retenir l'attention du lecteur. Précisément, les romans de cheva¬ lerie « ne sçauroyent avoir la grâce, ny la force de delecter le loysir d'un bon entendement », car :

16. J. Amyot déclare dans l'épître à Henri II des Vies des hommes illustres que l'histoire atteint à une véritable efficacité autant qu'elle « plaist et profite, [...] delecte et instruit ensemble », qu'elle joint « le plaisir à l'utilité ». Cette conviction l'engage même à écrire avec audace à une époque où il vient d'être nommé évêque d'Auxerre (15 février 1570), au début des Œuvres morales (1572), que les Écritures, du fait qu'elles se présentent « sans aucun ornement de langage », risquent de moins exciter leurs lecteurs à la vertu que l'histoire ou la fable, qui tirent parti de cette ressource. 17. Voir L. Plazenet, « Jacques Amyot and the Greek Novel : the Invention of the French Novel », The Classical Heritage in France, éd. G. Sandy, Leiden, Brill, 2002, p. 270-272.

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[...] oultre ce qu'il n'y a [en eux] nulle érudition, nulle cognoissance de l'antiquité, ne chose aucune (à brief parler) dont on peust tirer quelque utilité, encore sont ilz le plus souvent si mal cousuz et si esloignez de toute vraysemblable apparence, qu'il semble que ce soyent plustost songes de quelque malade resvant en fievre chaude, qu'in¬ ventions d'aucun homme d'esprit, et de jugement.

« Songes », produits d'un délire, ils se situent aux antipodes des « fictions que l'on veult desguiser du nom d'istoriale vérité » que préconise J. Amyot. Après le respect de l'histoire, celui-ci insiste sur « l'ordre et disposition » dont le roman doit faire preuve, sur la nécessaire dextérité qu'il faut que la tissure de la fable révèle, sa « fin [étant] l'expression et la force d'attraire et retenir le lecteur ». Quand les romans médiévaux sont des « songes » « mal cousus », les Ethiopiques se signalent par leur « ingénieuse fiction », l'usage d'une ouverture in médias res qui cause une suspension sensation¬ nelle et permet à un auteur habile de ne jamais pleinement satis¬ faire la curiosité de son lecteur avant la fin du récit. Mais le traducteur reproche au roman d'Héliodore de manquer de gran¬ deur, à son héros de panache. Les Ethiopiques servent à J. Amyot d'exemple d'un modèle dont il est l'auteur. Les deux ne coïncident pas tout à fait. Déjà, en intitulant sa traduction L'Histoire æthiopique, il introduit un terme capital de sa réflexion, le mot « histoire », qui ne figure pas dans l'original grec. Le titre est pour le reste tout entier riposte au roman de chevalerie, confessant l'usage très stra¬ tégique que J. Amyot fait du roman d'Héliodore. Il annonce en effet que l'œuvre traite des loyales et pudiques amours de Theagenes Thessalien, et Chariclea Aethiopienne : un couple occupe la première place au lieu du protagoniste masculin qui donne d'ordinaire son nom au roman de chevalerie. Une quête amoureuse est la matière d'une narration autrement dévolue aux pérégrinations et aux exploits militaires d'un chevalier. Loyauté et pudicité, enfin, s'op¬ posent au butinage amoureux d'Amadis et ses pairs. Feignant de trouver dans les Ethiopiques une conception du roman en réalité personnelle et opposée à celle qui prévaut de son temps, J. Amyot apporte à ses vues un précieux aveu d'antiquité. C'est aussi dégui¬ ser un acte de création toujours délicat en simple révolution, en retour anodin à une origine du genre. La conception du roman élaborée par J. Amyot ne donne sa pleine mesure que rapprochée des autres interventions critiques de lui dont on dispose. Les coïncidences qui existent entre le « Prœsme » et les textes liminaires qu'il conçoit plus tard pour Les vies des hommes illustres (1559), Les œuvres morales de Plutarque (1572)

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et le Projet d'une éloquence royale (1579) prouvent que l'essentiel de sa pensée est déjà articulé dans le « Prœsme » et que sa traduction d Héliodore, loin d'être un accident de jeunesse comme il a pu longtemps le paraître, est une intervention déterminante du tra¬ ducteur et qu'elle doit être considérée comme la matrice de la réflexion sur le lieu et le mode d'une nouvelle éloquence française qu'il conduit tout au long de son œuvre. Dans l'épître déciicatoire des Vies, où J. Amyot fait l'éloge de l'histoire, il s'interroge : [•••] combien [...] devons-nous sentir de ravissement, d'aise et d'esbahissement de voir en une belle, riche et véritable peinture d'eloquence, les cas humains représentez au vif ?

Dans le « Prœsme », il emploie plusieurs fois le même mot d'« esbahissement » : il est l'une des deux fins qu'il assigne à la fic¬ tion, avec la « délectation » à laquelle répond dans les Vies le terme de « ravissement ». Davantage, le traducteur résume ainsi les qua¬ lités des Éthiopiques dans le « Prœsme » : [...] il y a en quelques lieux de beaux discours tirez de la Philosophie Naturelle, et Morale : force dictz notables, et propos sen¬ tencieux : plusieurs belles harengues, où l'artifice d'eloquence est très bien employé, et partout les passions humaines paintes au vif, avecques si grande honesteté, que l'on n'en sçauroit tirer occasion, ou exemple de mal faire. Pour ce que de toutes affections illicites, et mau¬ vaises, il a fait l'yssue malheureuse : et au contraire des bonnes, et honnestes, la fin désirable et heureuse.

En 1559, il conclut l'épître dédicatoire des Vies en célébrant le livre qui contient : [...] tant de beaux et graves discours par tout, tirez des plus profonds et plus cachez secrets de la Philosophie morale et naturelle, tant de sages advertissemens et fructueuses instructions, si affectueuse recommanda¬ tion de la vertu et détestation du vice, tant de belles allégations d'autres auteurs, tant de propres comparaisons, et tant de hautes inventions.

La reprise est presque littérale, montrant que J. Amyot ne fait pas de distinction essentielle entre le roman tel qu'il le conçoit et l'histoire à la façon de Plutarque. Il est possible d'aller plus loin encore. Le Projet d'une éloquence royale s'interroge sur l'éloquence qu'il est souhaitable que le roi montre dans les moments de loisirs que la vie de cour autorise. Le Prince, dit-il, doit s'abandonner au « plaisir de parler et deviser » : [...] quand parmi les affaires il veut relâcher un peu son esprit trop tendu, ainsi que fait un joueur de lyre quelques cordes pour les rentendre soudain après, et remettre sa lyre en meilleur accord.

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J. Amyot soumet le temps de l'éloquence royale aux mêmes règles que celui de la pratique romanesque. Les exemples des matières auquel il convient que le roi s'intéresse, ensuite passées en revue par son ancien précepteur, s'avèrent aussi recouper large¬ ment des sujets contenus dans les Éthiopicjues : faits de guerre, his¬ toire de hauts personnages, histoire, architecture, pierres précieuses. L'Histoire æthiopicjue, dont J. Amyot soulignait la richesse en « beaux discours tirez de la Philosophie Naturelle, et Morale » ne diffère donc pas fondamentalement des « thresors » et autres « promptuaires » qui doivent équiper le roi, tandis que leur traducteur appelle encore les Vies « un trésor de toute rare et exquise literature » dans leur épître au lecteur. Ces communica¬ tions montrent que J. Amyot nourrit une conception fondamenta¬ lement sérieuse et intellectuelle du roman, qui suppose qu'il n'existe pas de différence de nature entre l'histoire et lui18. La par¬ ticularité de l'une et l'autre, qui se composent des mêmes éléments, est l'affaire d'un dosage déterminé par la fin à laquelle chacun vise. Le roman est manifestement apparu à J. Amyot, au moins dans un premier temps, comme un réceptacle privilégié de la nouvelle élo¬ quence française dont il a encouragé la formation19. Il est probable

18. Selon la même perspective, le privilège de sa traduction des Bucoliques de Longus, parue sous le titre Les amours pastorales de Daphnis et Chloé (1559), qualifie l'ouvrage de « petit traicté ». Pareille appellation fait bon marché de la dimension narrative du texte au profit de la capacité instructive qu'il posséderait. 19. L'ambition du « Prœsme » a longtemps été méconnue. J. Amyot confie son livre à J. Longis en 1548, à V. Sertenas en 1559, des éditeurs spécialistes de nouveautés contemporaines (voir M. Simonin, « Peut-on parler de politique éditoriale au XVIe siècle ? Le cas de V. Sertenas, libraire du Palais », Le livre dans l'Europe de la Renaissance, Paris, Promodis, 1988, p. 264-284 et, du même auteur. Vivre de sa plume au XVIe siècle, ou la carrière de François de Belleforest, Genève, Droz, 1992, p. 226) et non point à un édi¬ teur académique tel M. de Vascosan chez qui il fait paraître en 1554 son Diodore et en 1559 les Vies des hommes illustres de Plutarque. Ce choix a été longtemps considéré comme la preuve du statut subalterne que J. Amyot lui-même aurait attribué à ses tra¬ ductions romanesques (on observe le même phénomène à propos de sa traduction de Longus de 1559, voir L. Plazenet, « Jacques Amyot and the Greek Novel : the Invention of the French Novel », op. cit., p. 246-247). Ce peut être plutôt l'indice que J. Amyot a conscience de la vocation éminemment littéraire de sa traduction. Elle explique d'ailleurs son choix de n'user ni de notes ni de manchettes, selon un idéal d'accessibilité et de mondanité de bon aloi. Les traductions de J. Amyot font preuve d'un éclectisme notable avant 1559 : il se consacre tour à tour à Plutarque, Pléliodore, Longus, Diodore, Sophocle, Euripide. Sa collaboration avec M. de Saint-Gelais dans la réalisation d'une adaptation de la Sofonisba de G. G. Trissino en 1556 est révélatrice. Le travail accompli sur les traductions des tragiques grecs comme cette dernière entre¬ prise restituent l'image méconnue d'un auteur attentif au renouvellement de la langue française, en particulier en prose, et de la littérature conçue dans cette langue.

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que seul le succès des Vies des hommes illustres et le développement de sa carrière publique l'ont contraint de ne plus revenir au genre encore largement objet de soupçons moraux après 1559. Le roman voulu par J. Amyot est donc destiné à être un haut lieu possible du « stile du parlement » que M. Fumaroli a étudié. Une telle ambition crée une rupture de fait entre le roman de chevalerie antérieur et le roman que J. Amyot figure. Or on ne saurait sous-estimer l'influence du traducteur et de son « Prœsme ». Si, du XVIe siècle à nos jours, il a rarement été question du rôle de J. Amyot dans le devenir du roman, quand bien même celui d'Héliodore était discuté, il convient de se souvenir que de 1548 à 1622, date de la « traduction nouvelle » qu'en fait paraître J. de Montlyard, les Éthiopiques sont lues exclusivement dans la version que J. Amyot en a procurée ou, à partir de 1609, dans sa transcription modernisée par V. d'Audiguier. En France seulement, L'Histoire æthiopique est imprimée une vingtaine de fois entre 1548 et 1626. En Espagne, la traduction d'Héliodore qui paraît en 1554 suit à la lettre L'Histoire æthiopique et reproduit le « Prœsme ». Ne faut-il pas voir dans le délire de Don Quichotte lecteur de romans de chevalerie une réminiscence du « Prœsme » où J. Amyot com¬ pare ces ouvrages aux « songes » d'un malade atteint de la « fièvre chaulde » ? M. de Cervantès annonce dès la Seconde partie du Don Quichotte la parution des Travaux de Persilès et de Sigismonde, qui doivent surmonter par l'imitation d'Héliodore l'aporie de la créa¬ tion statuée dans le premier20. Mais la trace de J. Amyot est per¬ ceptible plus tôt, dans la façon dont N. Herberay appuie sur la dimension historique de son Dom Florès, précisément intitulé : Premier livre de la cronique du très vaillant et redouté don Florès de Grèce, ou dans les expérimentations de YAlector de B. Aneau21. Le mouvement ne donne sa pleine mesure qu'à partir de la première

20. Dans le prologue des Nouvelles exemplaires (1613), il annonce déjà le texte qui, ayant « l'audace de rivaliser avec Héliodore », renouvellera les conditions de la création romanesque contemporaine. 21. Voir M.-M. Fontaine, « Alector de Barthélemy Aneau ou les aventures du roman après Rabelais », Mélanges Saulnier, Genève, Droz, 1984, p. 547-566 et « Alector de Barthélemy Aneau : la rencontre des ambitions philosophiques et pédago¬ giques avec la fiction romanesque en 1560 », Philosophical Fictions and the French Renaissance, éd. N. Kenny, London, Warburg Institute and Texts, 1991, p. 30-43, ainsi que plusieurs rapprochements dans l'introduction et les notes de son édition de B. Aneau, Alector ou le coq, Histoire fabuleuse, Genève, Droz, 1996 et B. Biot, Barthélemy Aneau, régent de la Renaissance lyonnaise, Paris, Champion, 1996, p. 402403 et 416-417.

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décennie du XVIIe siècle. Les nombreuses traductions des romans grecs publiées dans l'intervalle attestent cependant de l'éveil d'une curiosité et il est dès lors possible de saisir la naissance d'un mouve¬ ment concerté de refondation du roman dans le sens du « Prœsme ». La parution du roman Du Vray et parfait amour pose un jalon notable dans cette appropriation sérieuse, parlementaire, du genre.

La fabrication d'un modèle exact : « Du vray et parfait amour » de Martin Fumée Du Vray et parfait amour, escrit en Grec, par Athénagoras philosophe athénien. Contenant les amours honestes de Theogenes et de Charide, de Pherecide et Melangenie paraît à Paris en 1599 chez le libraire M. Sonnius. Il s'agit d'un petit in-8° de huit feuillets et 388 pages. Le roman est présenté comme la traduction d'un original antique. Quatre pièces liminaires précèdent la narration. La première est une épigramme latine qui fait l'éloge de l'œuvre et de son traduc¬ teur, M. Fumée. Suit une épître au lecteur rédigée en français, signée par un certain « Bernard de San Jorry » et datée de Castres, le 1er octobre 1596. Le personnage se présente comme l'éditeur de l'ouvrage, fortuitement retrouvé dans des papiers qu'il classait à l'intention de ses héritiers. La troisième intervention prend la forme d'une lettre de M. Fumée à monsieur de Lamané, « Protonotaire de Monsieur le cardinal d'Armagnac ». Elle est datée du 4 octobre 1569 à Marly. Vient finalement un « Avant-Propos », sans signature ni date, qui explicite la visée de l'ouvrage. Tout donne à supposer qu'il est l'œuvre de l'auteur lui-même, soit le « philo¬ sophe athénien » Athénagoras. Les indications fournies à son sujet dans la lettre de M. Fumée à M. de Lamané, de même que l'insertion, auparavant, d'une épître d'un M. de San-Jorry invitent à considérer que l'expression désigne un apologiste du IIe siècle après J.-C. 22.

22. Sur ce dernier et son œuvre, voir L. W. Barnard, Athénagoras. A Study in Second Century Christian Apologetic, Paris, Beauchesne, 1972. A. Du Ferrier, qui remplit une mission de légat au Concile de Trente, a publié en 1577 à Bordeaux Deux opuscules qui est tout ce qui se trouve d'Athenagore, philosophe grec, chrestien, contenant une Apologie pour les chrestiens, aux empereurs Antonin et Commode, et un traité de la résurrection des morts, dont le second est dédié à « Monsieur du Faur, Seigneur de S. jorry. President en la Cour du Parlement de Tolose ». A. Du Ferrier remercie son dédicataire des corrections qu'il lui a suggérées. Cette coïncidence donne du poids à la présentation Du Vray et parfait amour, dont la publication serait donc le fait d'un spécialiste d'Athénagoras.

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Plusieurs objections23 s'élèvent néanmoins qui obligent à établir que Du Vray et parfait amour est un apocryphe dont il faut rendre la paternité à M. Fumée lui-même24. La lettre de M. de San-Jorry reprend des déclarations préliminaires de la traduction de L Histoire des guerres faictes par l'empereur Justinian contre les Vandales et les Goths de Procope que M. Fumée a publiée en 1587. L « Avant-Propos » du roman trouve des échos dans le prologue qui ouvre son Histoire generale des troubles de Hongrie et de Transylvanie parue en 1608. Sieur de Genillé et de Marly-le-Chastel (v. 1540-v. 1590), M. Fumée est issu d'une famille de parlemen¬ taires qui se sont tous également signalés comme érudits25. Luimême a commis, en plus de sa traduction de L'Histoire des guerres faictes par l'empereur Justinian contre les Vandales et les Goths (1587) de Procope, un Traité pour l'union et concorde entre ceux qui se disent chrestiens (1591) et une Histoire des troubles de la Hongrie (1595) ouvrages historiques et savants qui témoignent du sérieux et de l'élévation de ses préoccupations.

23. Notamment, le San-Jorry dédicataire d'A. Du Ferrier porte le prénom de Pierre, non celui de Bernard comme le personnage évoqué dans Du Vray et parfait amour, et le roman suggère une confusion que P. de San-Jorry n'aurait su caution¬ ner entre l'apologiste Athénagoras et un sophiste du même nom ayant vécu au IVe siècle (voir P.-D. Huet, op. cit., p. 164). 24. Ni Mlle de Gournay ni P. de Caseneuve ni les Scudéry ni A. Fabricius dans sa Bibliothecæ Græcæ (1712) ne mettent en doute que Du Vray et parfait amour soit l'œuvre d'Athénagoras. P.-D. Huet, suivi par G. Cupeperus et M. Veyssière de Lacroze au XVIIIe siècle, puis W. Küchler au XXe siècle, sont les premiers à poser la question de l'identité de l'auteur du roman. Plusieurs éléments contredisent l'idée que l'œuvre serait antique : des contradictions internes, les sources employées, la présence élogieuse de Rome que les romans grecs passent sous silence, le fait qu'elle ne soit mentionnée dans aucun texte antique et qu'on n'en ait jamais iden¬ tifié aucun manuscrit, l'accent contemporain des développements sur le thème des guerres de religion, la conception néo-platonicienne de l'amour à laquelle l'œuvre fait référence. 25. Son arrière-grand-père, Adam Fumée, fut conseiller au Parlement de Paris (1548), puis maître des requêtes (1553). Il était lui-même l'arrière-petit-fils du pre¬ mier médecin de Charles VII et de Louis XI, Adam Fumée (7-1574 ou 1575). Humaniste, bibliophile, celui-ci fut considéré comme l'un des hommes les plus savants de son époque et se montra tour à tour poète, historien, philosophe, mathématicien et juriste : son œuvre est restée manuscrite. Ses petits-fils Antoine et Martin furent respectivement, l'un maître des requêtes du Parlement de Paris, puis premier président au parlement de Bretagne et auteur d'œuvres françaises et latines, l'autre conseiller au Parlement de Paris, maître des requêtes ; il signa une traduction de l'Histoire générale des Indes occidentales et Terres Neuves de Fr. Lopez de Gomara parue à Paris en 1568.

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Du Vray et parfait amour frappe d'abord par les nombreuses coïncidences qu'il entretient avec le roman d'Héliodore 26. Les deux œuvres sont d'ailleurs très souvent associées au XVIIe siècle. Les noms des protagonistes (Théagène et Chariclée, Théogène et Charide) présentent des assonances trop précises pour n'être pas intentionnelles. Chacun des ouvrages se compose de dix livres. L'un et l'autre s'ouvrent in médias res, comportent des récits secondaires, des digressions érudites. Les protagonistes se ren¬ contrent lors de grandes fêtes religieuses et feignent au cours de leurs aventures d'être frère et sœur. Le héros masculin manque d'être sacrifié dans Du Vray et parfait amour comme dans les Ethiopiques. Athénagoras évoque un Harondat gouverneur de la basse Égypte ; le gouverneur de l'Égypte pour le compte du grand roi s'appelle Oroondatès chez Héliodore. Athénagoras et Héliodore évoquent des ordalies permettant de faire la preuve de la virginité des filles. Le premier parle des émeraudes de la Scythie comme le second de celles de l'Éthiopie. Mais, plus encore que Du Vray et parfait amour ne possède de similitudes avec les Ethiopiques, il applique à la lettre les préceptes formulés par J. Amyot dans le « Prœsme ». J. Amyot concevait le roman comme l'outil d'un divertisse¬ ment temporaire, légitimé par la gravité des études ou des maux endurés par ses lecteurs. M. Fumée déclare que la traduction Du Vray et parfait amour lui a fait oublier les misères des guerres civiles. Il affirme aussi avoir traduit l'ouvrage à cause du « plai¬ sir » que lui a procuré sa lecture, se représentant dans la posture même de J. Amyot qui dit s'être récréé de Plutarque avec sa tra¬ duction d'Héliodore. L'idée d'un divertissement sérieux est à nou¬ veau modulée dans l'« Avant-Propos » : son auteur, a priori différent de M. Fumée, prétend que l'œuvre, qui incite les lecteurs à se détacher des biens matériels, peut les aider à supporter les malheurs du temps. }. Amyot soulignait la loyauté et la chasteté des amours des protagonistes d'Héliodore. Le roman de M. Fumée, qui s'intitule Du Vray et parfait amour, se réfère à une conception

26. P.-D. Huet, op. cit., p. 172-173 en fait un relevé circonstancié. 27. 11 est d'ailleurs cité par Polyandre chez Ch. Sorel, Polyandre, Seconde par¬ tie, livre V, Genève, Slatkine Reprints, 1974, p. 301, lors d'une discussion sur l'amour. Polyandre affirme avoir puisé son idée d'un cœur spirituel : « dans la Philosophie morale d'Aristote, dans celle de Piccolomini, dans les Azolains de Bembo, dans le parfait Amour de Theogene et de Charide, et dans plusieurs autres bons Autheurs ».

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néo-platonicienne élevée de l'amour sur laquelle insiste l'« AvantPropos »27. Les protagonistes s'abstiennent des caresses que s'au¬ torisent Théagène et Chariclée chez Héliodore, tandis que Mélangénie et Phérécydès offrent l'exemple hyperbolique de personnages demeurés chastes et fidèles pendant une séparation longue de plu¬ sieurs dizaines d'années. Le respect de l'histoire et le souci de la vraisemblance ont la part belle dans le « Prœsme ». Sa présence, clairement perceptible dans la récriture d'auteurs antiques (à l'ins¬ tar de l'ouverture qui reprend la description du triomphe de PaulÉmile chez Plutarque), est permanente dans Du Vray et parfait amour. M. Fumée met particulièrement l'accent sur la valeur histo¬ rique de son œuvre lorsqu'il déclare dans son épître à M. de Lamané : Quant au sujet que s'est proposé cet autheur je ne puis dire s'il est fondé sur une histoire ou sur une invention fabuleuse. Les temps tou¬ tefois, & les personnages, dont il fait mention, se rapportent fort bien les uns aux autres, qui feroient juger sa narration estre plutost d'une histoire que d'une fable.

Cette hésitation est celle que J. Amyot veut voir un bon roman produire. L'« Avant-Propos » affirme en outre que l'œuvre intègre des « mémoires » véritables. Ajoutant que les temps incertains et la situation troublée de la Grèce menacent de causer la perte de ces documents, son auteur fait du roman un authentique lieu de mémoire de l'histoire. L'ouvrage, enfin, se signale par la richesse et l'érudition de son contenu. Du Vray et parfait amour enchaîne les digressions sur l'histoire de la Grèce, la théologie, l'architecture, la politique, l'économie, la géographie 28. M. Fumée puise chez Plutarque, Hérodote, Tite-Live, Quinte-Curce, Procope, Macrobe, Pausanias, Apollodore, Héliodore, Strabon, Pomponius Mêla, Homère, Hésiode, Sophocle, aussi bien que F. Colonna ou le Machiavel des Discours sur Tite-Live. Le volume, selon un usage savant, s'achève sur une abondante « Table des plus rares matières et sentences contenuës en ce livre » comparable à celle qui clôt l’Histoire des troubles de la Hongrie de M. Fumée. L'épigramme latine liminaire incite finalement à voir en lui un texte hermétique. De

28. Voir W. Küchler, « Martin Fumée's Roman Du Vray et parfait amour. Lin Renaissanceroman », Zeitschrift für franzôsische Sprache und Literatur, 37, 1911, p. 139-225, G. Goebel, « Der Tempel des Jupiter Ammon in Fumées Roman Du Vray et parfait amour », Zeitschrift für franzôsische Literatur, 77, 1967 et L. Plazenet, U Ébahissement et la délectation, op. cit., p. 256-266.

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nombreux hommes du XVIIe siècle ont abondé dans cette voie29. M. Fumée publie d'ailleurs son roman chez un éditeur dont le cata¬ logue ne contient pas d'autre ouvrage de fiction, mais révèle une double spécialisation : pièces de circonstance mineures, dans le cadre desquelles ne rentre certainement pas Du Vray et parfait amour, et ouvrages savants30. J. Amyot portait au plus haut l'art de la dispositio chez un roman¬ cier et conférait un prix rhétorique, voire civilisateur, au genre. La question est évoquée au moins deux fois dans Du Vray et parfait amour31. La lettre de B. de San-Jorry insiste sur la valeur linguis¬ tique du texte. Son auteur prétend prendre le soin de le faire éditer uniquement eu égard à l'excellence de sa langue, éloignée des excès du langage des mondains et de la Cour qu'il dénonce32. Il se donne soixante-dix ans en 1596 : né en 1526, il se situerait donc entre J. Amyot (1513-1593) et M. Fumée lui-même (1540-1590). Il consacre un idéal stylistique qui est celui que la génération de par¬ lementaires contemporains de J. Amyot porte au faîte. L'anti-data¬ tion de la traduction d'Athénagoras en 1569 la rend d'ailleurs concomitante des traductions de Plutarque de ce dernier. Le titre de la table des matières annonce qu'elle comporte un « recueil par¬ ticulier des lettres, missives, harangues et similitudes » que le roman contient. Cet inventaire équivaut à l'élaboration spontanée d'un « trésor » de l'œuvre. L'auteur de l'« Avant-propos » justifie quant à lui le genre de discours qu'il a adopté. Il déclare avoir forgé un outil particulier, approprié au sujet original de sa narration, une forme qui se situe à égale distance de l'oraison et du dialogue, du

29. P. Borel inclut le livre dans sa Bibliotheca chimica seu catalogus librorum philosophorum hermeticorum, Paris, C. Dumesnil et T. Jolly, 1654, p. 34. Les notes manus¬ crites portées sur l'exemplaire de l'édition de 1612 conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris sous la cote Y2.1224 proposent une lecture alchimique de la fable exposée au livre IX, tandis que la mystérieuse pièce scythe dont Théogène a été le spectateur est reproduite dans L'Harmonie mystique (1636) de D. Laigneau. N. du Fresnoy estime que L'Histoire africaine (1627-1628) de Fr. Gerzan, qui reven¬ dique une dimension alchimique, en serait inspirée. Voir F. Secret, « Martin Fumée et l'alchimie », Chrysopoeia, 1996, p. 529-540. 30. Cette déclaration est fondée sur un recensement personnel des ouvrages parus chez M. Sonnius mené à partir des données fournies par R. Arbour, L'Ere baroque en France : répertoire chronologique des éditions de textes littéraires (1585-1643), Genève, Droz, 1977-1985. 31. D'autre part, le roman mène de front de bout en bout le récit de deux intrigues parallèles, alors que l'histoire secondaire de Cnémon, dans les Éthiopiques, constitue un faire-valoir pour les protagonistes et ne s'étend que du livre I au livre VI. 32. Voir L. Plazenet, L'Ébahissement et la délectation, op. cit., p. 256-257.

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discours codifié et du discours spontané. Digne des « Philosophes » et des « Précepteurs », il n'équivaut cependant pas à un ouvrage de pure érudition et se dote d'apparences plus légères, adaptées à son contenu amoureux. Le roman apparaît comme un genre nouveau, jetant un pont entre des catégories jusque-là opposées : cette perspective figure déjà chez J. Amyot. M. Fumée élabore un texte qui répond exactement aux exigences du « Prœsme ». Il cultive aussi une véritable identification à son auteur. L'épître adressée à M. de Lamané, protonotaire du cardinal d'Armagnac, prélat humaniste et cultivé tenant cour à Toulouse, dénote la volonté d'ancrer le roman dans un milieu comparable à celui du traducteur de L'Histoire æthiopique, M. d'Armagnac tenant soit la fonction du cardinal de Tournon dans l'entourage duquel J. Amyot a évolué, soit de J. Amyot lui-même. La fiction de la tra¬ duction à laquelle M. Fumée recourt parfait le dispositif. En attri¬ buant l'œuvre à un auteur du IIe siècle, elle transforme Du Vray et parfait amour en modèle des Éthiopiques elles-mêmes. Le roman vient redoubler et approfondir l'initiative de J. Amyot, offrant à ses suggestions un exemple sans plus de faille. L'attitude adoptée par P.-D. Huet à l'égard Du Vray et parfait amour est précieuse pour comprendre l'opportunité de cette fiction. L'érudit envisage l'œuvre dans la partie de son étude où il considère les romans grecs et lui consacre l'une des plus longues analyses individuelles que contienne la Lettre-Traité sur l'origine des romans33. Il se livre dans un premier temps à un éloge presque dithyrambique de l'ouvrage, modèle impeccable de ce qu'un roman doit être. Contraint ensuite d'aborder de front la question de son authenticité et de reconnaître qu'il s'agit d'un apocryphe (qu'il attribue à G. Filandrier, dit Philander, humaniste et théoricien de l'architecture, éditeur de Quintilien et de Vitruve, ancien lecteur du cardinal d'Armagnac), P.-D. Huet ne parvient toutefois pas à en faire son deuil comme pièce maîtresse d'une démonstration de l'excellence antique du genre. Mieux qu'aucun autre de ses représentants. Du Vray et par¬ fait amour permet de promouvoir son imitation et de faire de celleci le retour à une pureté originelle. Au cours de la longue analyse que P.-D. Huet voue à l'œuvre, il continue de balancer entre com¬ mentaire d'un apocryphe et celui d'un véritable antique, avouant ouvertement qu'il désirerait que le texte fût « légitime et ancien »34.

33. Voir P.-D. Huet, op. cit., p. 162-174. 34. Ibid., p. 165.

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M. Fumée procède-t-il à l'application concrète de projets dont il aurait entendu débattre ? Son roman révèle-t-il l'existence d'un mouvement concerté autour de j. Amyot et dans le milieu érudit de la seconde moitié du XVIe siècle ? S'il n'existe pas de trace d'une liaison directe entre M. Fumée et J. Amyot, il est clair que les deux hommes fréquentent les mêmes cénacles et qu'une telle hypothèse n'a rien d'invraisemblable. M. Fumée fut gentilhomme de la chambre du duc d'Anjou35, alors que J. Amyot disposait de fonc¬ tions à la cour depuis qu'il avait été nommé précepteur des frères du jeune prince. De plus, c'est le cardinal de Tournon qui a recom¬ mandé J. Amyot à Henri IL Lui-même fut attaché au duc d'Anjou. M. Fumée a pu être en rapport avec J. Amyot et le cardinal de Tournon par l'intermédiaire de son protecteur. Il pourrait aussi exister des liens entre M. Fumée et J. Amyot par l'entremise de N. Fumée, frère de l'auteur, évêque de Beauvais, que J. Amyot aurait fréquenté. Or le même réseau se déploie autour de B. Aneau et de N. de Montreux, dont L'œuvre de la chasteté (1595) applique la pre¬ mière les réflexions de J. Amyot dans le cadre d'un ouvrage qui cul¬ tive les apparences du roman grec36. C'est sans doute avec l'assistance du duc d'Anjou que le jeune homme séjourne à la cour en 157737 : il est vraisemblable qu'il y rencontre les mêmes hommes que M. Fumée et peut-être M. Fumée lui-même. En tout état de cause, c'est N. de Montreux qui poursuit en 1608 L'Histoire des troubles de la Hongrie de M. Fumée. N. de Montreux, sensible aux influences et aux courants porteurs38, devance de peu M. Fumée, mais, moins rigoureux39, il n'atteint ni la plénitude ni l'accomplis¬ sement du texte de ce dernier. Leurs efforts, du moins, vont dans un sens identique et démontrent que le modèle romanesque éla¬ boré par J. Amyot possède une audience réelle. Le processus est lent cependant. Ni L'œuvre de la chasteté ni Du Vray et parfait amour ne connaissent de fortune éditoriale. Il existe uniquement deux édi¬ tions du roman de M. Fumée, l'édition princeps de 1599 et une

35. Voir W. Küchler, op. cit., p. 143. 36. N. de Montreux dit dans un de ses ouvrages qu'il prend la succession de M. Fumée comme bibliothécaire du duc de Mercœur en 1591. Il semble que ce soit le duc d'Anjou qui ait introduit le futur auteur de L'Œuvre de la chasteté auprès du duc de Mercœur, demi-frère de la reine, sa propre belle-sœur. Voir R. M. Dæle, Nicolas de Montreux, Arbiter ofEuropean Literary Vogues ofthe Late Renaissance, New York, The Moretus Press, p. 36-37 et p. 61. 37. Voir ibid., p. 43. 38. Voir ibid., p. 17. 39. Voir W. Küchler, op. cit., p. 145-147.

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reprise en 1612. Les vives déclarations de J. Amyot ont tôt ébranlé la conscience des auteurs de romans de chevalerie : leur imprégna¬ tion, voire leur acclimatation, dans les usages du public vint plus lentement. Il semble pourtant bien avoir existé un mouvement organisé en leur faveur. Il est en tout cas possible de suivre leur cheminement du milieu du XVIe siècle jusqu'après 1660. Ainsi Ch. Sorel condamne-t-il les romans de chevalerie comme les supports d'un divertissement creux, conçu pour une aristocratie féodale désœuvrée et inculte, alors qu'il qualifie les romans baroques entés sur le modèle de l'Héliodore de J. Amyot de « romans parfaits » en ce qu'ils combinent art et érudition. L'entreprise culmine finale¬ ment dans la Lettre-Traité sur l'origine des romans de P.-D. Huet qui s'efforce en plein milieu des années 1660 d'inscrire dans l'histoire la nécessité du triomphe de la conception sérieuse du roman défen¬ due dans le « Prœsme ».

Une tentative de légitimation par l'histoire : la « Lettre-traité sur l'origine des romans » de Pierre-Daniel Huet La Lettre-Traité sur l'origine des romans de P.-D. Huet passe com¬ munément pour la première véritable histoire du genre roma¬ nesque parue en France. Composée à la demande de J. Segrais à qui elle est adressée, elle est publiée en 1670 en tête de la Zaïde que ce dernier a rédigée avec Mme de Lafayette. La page de titre du volume, effaçant les traces de cette contingence, annonce un savant Traité de l'origine des romans. De fait, après une introduction où l'au¬ teur considère la nature du genre et en propose une définition, il analyse ses principales productions depuis ses premières incarna¬ tions en Égypte, Arabie, Perse, Inde et Syrie jusqu'à la fin du Moyen-Âge. L'ouvrage affiche ostensiblement son caractère érudit. Il est richement documenté, envisage un vaste territoire linguis¬ tique tout en faisant référence à beaucoup de minores, s'engage dans des discussions aussi doctes que pointues, brosse avec une égale équanimité d'impressionnantes synthèses. L'œuvre est néanmoins loin d'être détachée du devenir de la lit¬ térature romanesque contemporaine. P.-D. Huet érige la produc¬ tion d'H. d'Urfé et de Mlle de Scudéry en accomplissement ultime du genre. La Lettre-Traité est surtout le point d'aboutissement d'une longue pratique intime de celui-ci. L'auteur rapporte dans ses Mémoires, rédigés entre 1713 et 1718, les circonstances exactes qui présidèrent à la composition de la Lettre-Traité :

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Tandis que Madame de Lafayette composait son charmant roman de Zaide, auquel Segrais a mis la main et son nom, ce dernier me demanda un jour qui étaient selon moi les premiers auteurs de romans. Je lui répondis sur le champ et en peu de mots, mais toutefois de manière à lui inspirer le désir d'avoir ma réponse par écrit. Je répli¬ quai que la chose était trop peu importante, mais qu'elle exigerait néanmoins beaucoup de peine et de temps, s'il fallait seulement mettre au net ce que je venais d'improviser. « Je vous prie alors, me dit-il, de l'écrire à votre loisir et de me le communiquer ensuite ». Je le lui pro¬ mis, à condition de ne pas m'engager pour tel jour et de choisir mon temps 40. P.-D. Huet se rend alors à Malnoue où il peut jouir tout à la fois d'une solitude propice à l'avancement de son travail et des com¬ mentaires éclairés de son abbesse, Marie-Eléonore de Rohan. Le gardien de la bibliothèque du collège des Jésuites de Paris, le savant G. Cossart, envoie à l'érudit les livres ou les extraits dont il a besoin au fil de sa rédaction. L'ouvrage est achevé en 1666, quatre ans avant sa publication. À cette date, P.-D. Huet est, selon l'ex¬ pression qu'il emploie dans la Lettre a mademoiselle de Scudéry tou¬ chant Honoré d'Urfé, et Diane de Chasteaumorand intégrée à l'édition de 1711 de la Lettre-Traité sur l'origine des romans, un « Cavalier encore jeune » 41. La Lettre-Traité est le produit d'une première période de sa vie 42. Significativement, l'auteur passe dans ses Mémoires du récit de la composition de la Lettre-Traité au souvenir de la traduction de Longus commise quand il avait dix-huit ans, à sa découverte enchantée de L'Astrée auprès de ses deux sœurs, au souvenir du roman que lui-même écrivit au cours de cette période, Diane de Castro ou le faux Inca. C'est non seulement confesser impli¬ citement sa dépendance à l'égard de l'esthétique romanesque des années 1640, mais impliquer que la Lettre-Traité ne saurait être tenue pour une œuvre de circonstance fortuitement inspirée par J. Segrais. P.-D. Huet insiste, dans le passage des Mémoires qu'on a

40. Voir P.-D. Huet, Mémoires (1718), introduction et notes par Ph.-J. Salazar, Toulouse, Société de littératures classiques, 1993, p. 100. 41. La précision n'a rien d'un reniement. Au contraire, P.-D. Huet s'emploie dans ses Mémoires à défendre l'ouvrage contre les détracteurs qui lui reprochèrent de s'être consacré à un genre « source de corruption à la jeunesse ». 42. Au milieu des années 1660, P.-D. Huet jouit d'une solide considération grâce à la parution de son traité De interpretatione (1661) et la divulgation manus¬ crite de son Commentaire d'Origène sur saint Matthieu (il est publié en 1668). Il a été distingué par le duc de Montausier et a reçu pension du roi dès 1663. Il ne jouit cependant pas encore de la position officielle qui sera la sienne à partir d'octobre 1670, quand il est nommé sous-précepteur du Dauphin aux côtés de Bossuet.

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cité, sur la façon dont il rusa en fait pour que le romancier lui demandât d'écrire des réflexions qu'il nourrissait avant la question que lui posa ce dernier. J. Segrais ne fournit à P.-D. Huet qu'une opportunité de consigner des vues dès lors mûries. La Lettre est un point d'aboutissement. Voire, une tentative de défense à une date où les premiers coups sont portés contre le grand roman baroque. En dépit des politesses occasionnellement faites à J. Segrais, il n'est d'ailleurs pas question dans la Lettre-Traité de son œuvre ni de Zaïde, qui participent de cette remise en cause43. La conception du roman exposée par l'auteur de la Lettre-Traité sur l'origine des romans est de bout en bout reprise du « Prœsme » de J. Amyot. Sans doute n'est-ce pas un hasard si le texte de P.-D. Huet s'achève sur la même citation de Platon qui ouvre le « Prœsme » : Ce seroit trop prétendre pour les Romans, que d'en vouloir faire établir l'usage par l'autorité du Magistrait ; et de demander ce que Platon demandoit pour les Fables, qu'on obligeast les meres et les nourrices de les apprendre, afin d'entretenir les enfans, et de les ins¬ truire dans la fausseté avant que de leur faire connoistre la vérité, et de leur former encore mieux l'esprit avec ces mensonges étudiez, que le corps avec les mains [...J44.

Les romans sont, dit le savant homme de lettres 45 : [...] Des histoires feintes d'aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l'instruction des lecteurs46.

L'auteur insiste sur la nécessité que les romans ne contrevien¬ nent pas à la vérité ni à la vraisemblance. Ils sont des « histoires feintes » seulement pour pouvoir être en toute liberté apprêtés de manière à séduire le plus leurs lecteurs, car « un des plus grands charmes de l'esprit humain, c'est le tissu d'une fable bien inventée, et bien racontée »47. L'auteur insiste sur la nécessité d'une rigou-

43. Il est d'ailleurs possible de se demander si le « mariage » (l'expression est employée dans les Mémoires) de Zaïde et de la Lettre-Traité n'a pas reposé sur un malentendu ou généré la brouille des deux hommes en 1670. 44. P.-D. Huet, op. cit., p. 227. 45. On utilise cette appellation en s'autorisant de l'étude de J. Lesaulnier, « Découverte de Huet homme de lettres : le témoignage du Recueil de choses diverses », Pierre-Daniel Huet (1630-1721), Actes du colloque de Caen (1993), éd. S. Guellouz, Paris-Seattle-Tübingen, Biblio 17, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1994, p. 43-74. 46. P.-D. Huet, op. cit., p. 114. 47. P.-D. Huet, op. cit., p. 229.

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reuse élaboration intellectuelle des fictions, inventio, dispositio autant qu'elocutio : Il faut qu'elles soient écrites avec art, et sous de certaines règles ; autrement ce sera un amas confus, sans ordre et sans beauté48.

P.-D. Huet emploie volontiers les expressions « art romanesque », « science des romans »49, qui mobilisent l'idée d'une technique. J. Amyot appuyait sur Y « ingénieuse liaison » du « conte » chez Héliodore, qui enchaînait le lecteur à la narration. Le roman, pour P.-D. Huet, doit ressembler à un « corps parfait » 50. Il critique ainsi le dénouement Du Vray et parfait amour en vertu d'exigences for¬ mulées par le traducteur de L'Histoire æthiopique quand celui-ci loue la façon dont Héliodore résout le sien51. Étudiant le roman de M. Fumée, il l'apprécie pour tout ce en quoi le romancier applique les préceptes de J. Amyot. P.-D. Huet ne se contredit qu'en appa¬ rence lorsque, après avoir écrit que les fictions sont faites « pour le plaisir et l'instruction des lecteurs », il pose que la fin principale du roman est l'instruction et que le romancier doit ruser avec son lec¬ teur, car « il le faut tromper par l'appât du plaisir, et adoucir la sévérité des préceptes par l'agrément des exemples » 52 ou qu'il ajoute : Ainsi le divertissement du lecteur, que le Romancier habile semble se proposer pour but, n'est qu'une fin subordonnée à la principale, qui est l'instruction de l'esprit, et la correction des mœurs.

P.-D. Huet partage en fait avec J. Amyot la conviction que le désir de s'instruire est premier chez l'homme et fonde la lecture romanesque elle-même. 11 déclare au début de la Lettre-Traité : [...] je dis qu'il faut chercher [la] première origine [des romans] dans la nature de l'esprit de l'homme, inventif, amateur des nouveautez et des fictions, désireux d'apprendre, et de communiquer ce qu'il a inventé, et ce qu'il a appris, et que cette inclination est commune à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux 53.

L'auteur démarque étroitement J. Amyot établissant que « la propre et naturelle délectation d'un bon entendement est tousjours

48. 49. 50. 51. 52. 53.

Ibid., p. 114. Ibid., p. 151 et p. 157-159. Ibid., p. 169 et 182. Voir ibid., p. 170-171. Ibid., p. 115. Ibid., p. 120.

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voir, ouyr, et apprendre quelque chose de nouveau », que l'« esbahissement et la délectation » procèdent de « la nouvelleté des choses estranges ». L'érudit revient encore sur l'idée dans les der¬ nières pages de son étude : Cette inclination aux fables, qui est commune à tous les hommes, ne leur vient pas par raisonnement, par imitation, ou par coutusme : elle leur est naturelle, et a son amorce dans la disposition mesme de leur esprit et de leur ame ; car le désir d'apprendre et de savoir est par¬ ticulier à l'homme, et ne le distingue pas moins des autres animaux que sa raison. [...] Cela vient, selon mon sens, de ce que les facultez de nostre ame estant d'une trop grande estenduë, et d'une capacité trop vaste pour estre remplies par les objets présents, l'ame cherche dans le passé et dans l'avenir, dans la vérité et dans le mensonge, dans les espaces imaginaires, et dans l'impossible mesme, de quoy les occuper et les exercer 54.

P.-D. Huet développe le soubassement théologique de sa pensée, mais elle demeure identique à celle de J. Amyot. L'esprit ne saurait trouver de plaisir là où il n'a pas l'occasion de s'exercer. Le désir de connaissance est à la source du roman lui-même. L'éloge de L'Astrée que P.-D. Huet prononce dans la Lettre à Mlle de Scudéry est typique : L'érudition répanduë dans son Roman, ne plaist pas à ceux dont la barbarie de ce siecle a corrompu l'esprit et le goût. L'on n'en jugea pas ainsi dans le siecle savant et éclairé où il parut. Je vois au contraire que les Auteurs contemporains ont vanté l'étenduë de son savoir, [...j Pour moy j'ay toujours jugé que l'érudition dont Monsieur d'Urfé a embelli son Astrée, faisoit une tres-considerable partie du mérité de l'ouvrage, par l'adroite variété de l'utile et de l'agreable, qui le met si fort audessus des Romans vulgaires, uniquement renfermez dans les bornes de la galanterie 55.

Le roman célébré par P.-D. Huet est une Somme. S'il se prête à une lecture « romanesque », celle-ci n'est nullement sa vocation première ou ultime. Elle constitue plutôt un accident56. Les romans ont néanmoins la caractéristique d'instruire sans « contention d'es¬ prit » ni « grand raisonnement », sans « se fatiguer la mémoire » : « il ne faut qu'imaginer »57. Le roman enseigne à l'insu de ses lec-

54. Ibid., p. 215-216. 55. Ibid., p. 239. 56. Il insiste bien sûr également sur la décence que le roman doit respecter. La valeur de L'Astrée est renforcée par l'éloge que J.-P. Camus en a fait et les relations qui ont uni l'auteur à François de Sales (voir ibid., p. 232). 57. Ibid., p. 217.

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teurs, à la faveur de l'agrément qu'il procure et en jouant sur les « passions ». Ses représentants sont des « précepteurs muets »58. 11 n'est guère surprenant, dans ces conditions, que l'auteur de la Lettre-Traité accorde le plus d'attention aux romanciers grecs qui sont à l'origine du discours de J. Amyot. L'ouvrage est conçu pour célébrer leur modèle et, conjointement, la littérature contempo¬ raine qui s'en réclame. Il est une tentative de prouver qu'ils consti¬ tuent historiquement un acmé. Au milieu du XVIIe siècle, P.-D. Huet consacre la précellence du type de lecture romanesque intel¬ lectuelle soutenu par J. Amyot. Une analyse plus fine de la Lettre-Traité invite néanmoins à un jugement davantage nuancé sur son contenu véritable. Après une ouverture consacrée à la définition du genre, son auteur entame une revue chronologique de sa production. L'étude ne traite pas de manière égale ses différents moments. Trois massifs se dégagent nettement : la mise en œuvre de la fable en Orient, les romans grecs, les romans du Moyen-Age, au détriment de la fable milésienne, expédiée en un bref paragraphe59, des romans latins, de l'ensemble des œuvres publiées entre le Moyen-Age et H. d'Urfé, purement et simplement passées sous silence. Le développement consacré au roman grec se constitue d'autre part du minutieux inventaire d'œuvres chacune précisément analysée, tandis que le passage dévolu aux romans du Moyen-Age procède par observa¬ tions générales, fresques (le « gay saber », les trouvères, l'usage de la langue romane, l'étymologie du terme « roman »), ne citant qu'occasionnellement des œuvres, le plus souvent en paquet, à l'appui d'un argument soutenu par l'auteur60. Ce contraste s'ex¬ plique par l'intérêt individuel que P.-D. Huet porte aux romans d'Héliodore et de ses pairs, dont chacun est susceptible d'enrichir la pratique contemporaine du genre, alors qu'il considère les « vieux romans » comme une tourbe indistincte n'ayant pas besoin d'une présentation singulière : [...] tous ces ouvrages auxquels l'ignorance avait donné la nais¬ sance portaient des marques de leur origine et n'étaient qu'un amas de fictions grossièrement entassées les unes sur les autres, et bien éloi¬ gnées de ce souverain degré d'art et d'élégance où les Français ont, depuis, porté les romans.

58. Ibid., p. 225. 59. Voir ibid., p. 148-150. 60. Voir, par exemple, ibid., p. 206-207.

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Il s'avère néanmoins impossible de dissocier l'évocation des romans grecs de celle des romans du Moyen-Âge dans la LettreTraité : à peu près de même longueur, elles sont les deux plus four¬ nies et se répondent terme à terme - de façon opposée. Les romans sont-ils des « histoires feintes » ? La production romanesque du Moyen-Âge est le fruit d'une écriture dégradée de l'histoire. Le genre se doit-il de narrer des « aventures amoureuses » ? Les « vieux Romans [...] sont bien moins amoureux que militaires »61. L'usage associe roman et prose : le roman médiéval est en vers62. L'un respecte la vraisemblance, l'autre cultive la merveille et l'en¬ chantement. R-D. Huet, après J. Amyot, pose dans sa définition du genre que les histoires qu'il raconte doivent être « écrites [...] avec art ». Le roman médiéval, avatar des invasions barbares du Ve siècle, est selon lui une réalisation grossière, entachée de l'igno¬ rance de ses auteurs comme de ses auditeurs. Le roman vise à l'ins¬ truction (par le plaisir) de ses lecteurs ; il use de la fable avec discernement. Les romans médiévaux sont supercherie. Prétendument histoires, ils abusent de la crédulité de leur public. Ils sont pure invention par impuissance d'aller à la vérité. L'évocation des romans grecs et celle des romans de chevalerie for¬ ment les panneaux d'un diptyque. Le fait est surprenant alors que la disqualification absolue du roman de chevalerie autoriserait à sa liquidation en quelques lignes, voire à le passer sous silence à une date où son dénigrement n'a plus l'urgence de l'élimination d'un rival comme à l'époque de J. Amyot. L'attention que P.-D. Huet accorde à ces textes implique que l'opposition roman grec vs. roman médiéval est en elle-même signifiante. Elle permet en effet de faire état d'une pratique double du roman, alors même que P.-D. Huet s'emploie à établir explicite¬ ment et dans la continuité de J. Amyot la validité d'une seule des deux conceptions du genre. Assignant comme origine au roman moderne l'usage oriental de la fable qui fait de la fiction non une fin propre et un mensonge, mais un voile réservant la contempla¬ tion de la vérité aux meilleurs esprits 63, P.-D. Huet fonde histori¬ quement l'affirmation chez J. Amyot théorique que l'esprit humain ne saurait jamais tendre que vers la connaissance. La fiction, voile qu'il faut écarter pour accéder à la vérité, est le moyen de pimen-

61. Ibid., p. 117. 62. Voir ibid., p. 113 et 117. 63. Voir ibid., p. 120-123.

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ter, de dramatiser, le plaisir d'y accéder pour des individus parve¬ nus à un degré supérieur de culture : [...] comme dans l'abondance, pour satisfaire nostre plaisir, nous quittons souvent le pain et les viandes ordinaires, et nous cherchons des ragoûts : de mesme, lors que nos esprits connoissent la vérité, ils en quittent souvent l'étude et la spéculation, pour se divertir dans l'image de la vérité, qui est le mensonge : car l'image et l'imitation, selon Aristote, et selon nostre expérience, sont souvent plus agréables que la vérité mesme 64.

Le savant multiplie les exemples historiques d'une telle pra¬ tique de la fable. Il cite notamment le cas des Perses qui ne défen¬ daient rien avec tant de sévérité à leurs enfants que le mensonge, « néanmoins il leur plaisoit infiniment dans les livres et dans le commerce des lettres ». Et d'ajouter : « si toutefois les fictions se doivent appeler mensonge »65. Parallèlement, il s'attache à montrer que les romans médiévaux, qui narrent des mensonges pour euxmêmes, ne sont pas véritablement des romans. Ils dérivent, selon P.-D. Huet, d'une écriture corrompue de l'histoire. Comme des lec¬ teurs frustes ne se sont pas avisés des erreurs et des affabulations que les auteurs mêlaient à leur narration, ces derniers se sont dis¬ pensés de toute recherche. Ils ne s'amusèrent plus : [...] à chercher de bons mémoires, et à s'instruire de la vérité, pour écrire l'Histoire : on en trouvoit la matière dans sa propre teste et dans son invention. Ainsi les Historiens dégenererent en des Romanciers 66.

Les romans de chevalerie ne sont pas selon P.-D. Huet d'au¬ thentiques romans. Ils n'en ont que des apparences. Leur succès est la conséquence d'une pénurie : [...] comme dans la nécessité, pour conserver nostre vie nous nour¬ rissons nos corps d'herbes et de racines, lors que le pain nous manque, de mesme lors que la connoissance de la vérité, qui est la nourriture propre et naturelle de nostre esprit, vient à nous manquer, nous les nourrissons du mensonge, qui est l'image de la vérité67.

Ils ont été goûtés faute de mieux. P.-D. Huet envisage une seconde hypothèse : il s'agit d'une littérature encomiastique. « Ces

64. 65. 66. 67.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. p. p. p.

211-212. 133. 195. 211.

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livres ne sont faits que pour vanter la force et la valeur des Paladins », déclare-t-il68. L'attrait qu'ils ont pu exercer est fonction de 1 image flattée de soi qu'ils ont offerte à leur public. Il n'y aurait donc historiquement qu'une approche de la fiction, celle qui court selon P.-D. Huet des hiéroglyphes d'Égypte aux bergers d'H. d'Urfé. Un glissement s'opère pourtant au terme de l'évocation des romans médiévaux. L'auteur vient de rappeler que le roman satis¬ fait à la curiosité de l'esprit en touchant l'imagination et les pas¬ sions. Il ajoute alors : C'est pourquoi ceux qui agissent plus par passion que par raison, et qui travaillent plus de l'imagination que de l'entendement, y sont les plus sensibles ; quoy que les derniers le soient aussi, mais d'une autre sorte. Ils sont touchez des beautez de l'art, et de ce qui part de l'entendement ; mais les premiers, tels que sont les enfants et les simples, le sont seulement de ce qui frappe leur imagination et agite leurs passions, et ils aiment les fictions en elles-mêmes, sans aller plus loin. Or les fictions n'étant que des narrations vraies en apparence et fausses en effet, les esprits des simples qui ne voient que l'écorce se contentent de cette apparence de vérité et s'y plaisent, mais ceux qui pénètrent plus avant et vont au solide se dégoûtent aisément de cette fausseté. De sorte que les premiers aiment la fausseté à cause de la vérité apparente qui la cache et les derniers se rebutent de cette image de vérité à cause de la fausseté effective qu'elle cache, si cette fausseté n'est d'ailleurs ingénieuse, mystérieuse et instructive et ne se soutient par l'excellence de l'invention et de l'art69.

Pour la première fois, P.-D. Huet admet l'existence simultanée de deux types de lecture des romans. Leur opposition, d'autre part, n'est plus d'ordre essentialiste, mais quantitatif, selon que certains lecteurs « agissent plus par passion que par raison », « travaillent plus de l'imagination que de l'entendement », ou « pénètrent plus avant et vont au solide ». Or les deux approches ici décrites corres¬ pondent l'une à l'approche intellectuelle du roman attribuée aux Orientaux et aux romanciers grecs, l'autre aux hommes du MoyenÂge. P.-D. Huet utilise le même adjectif « simples », mobilise les mêmes notions d'ignorance et de puérilité pour peindre les lec¬ teurs « naïfs » du roman et les lecteurs du roman médiéval. Les deux conceptions historiques du genre auxquelles romans grecs et romans médiévaux sont censés correspondre deviennent les deux facettes d'une seule réalité. L'homme de lettres maintient l'idée que

68. Ibid., p. 117 et, à propos de Roland, p. 209. 69. Ibid., p. 133.

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l'unique mode de lecture adulte du roman est la lecture sérieuse, non romanesque, dont J. Amyot s'est fait l'avocat, mais il finit par faire sa place à la seconde possibilité - sans doute sous la pression de ses contemporains, en particulier galants et précieuses qui redé¬ couvrent l'art de s'enchanter et de se dépayser, d'effectuer « une plongée sans arrière-pensée dans la merveille »7U du romanesque. La présentation en diptyque du roman grec et du roman médiéval dans la Lettre-Traité est finalement l'indice de la concurrence que le modèle érudit subit au milieu du XVIIe siècle. Au bout du compte, P.-D. Huet reconnaît même que les auteurs médiévaux ont écrit des histoires fausses « cherchant seulement à plaire, et non à instruire ». Ainsi : Les fables ont donné la naissance aux histoires fabuleuses, chez ces peuples du Levant : les histoires fabuleuses ont donné la naissance aux fables et aux Romans chez nous, et chez tous ces autres peuples du Nord 71.

Tout en restant personnellement fidèle à la conception érudite du roman fondée par J. Amyot, le savant énonce avec clarté que deux voies s'ouvrent à la fiction en 1660. C'est cette tension qui ali¬ mente les admonestations du Berger Extravagant (1627) de Ch. Sorel ou la mauvaise conscience avec laquelle Mme de Sévigné avoue se délecter sans distance critique à l'instant de la lecture des Amadis et des œuvres de G. de La Calprenède. L'ouvrage de P.-D. Huet, en même temps qu'il se veut la flamboyante légitimation d'un roman sérieux, dont la vocation première ne serait pas l'exercice d'un quel¬ conque romanesque, dénote aussi le reflux de ce modèle. Emblèmes d'une lecture du roman naïve, non distanciée, les « vieux romans » en symbolisent désormais aussi la possibilité, la tentation, quand même ils sont explicitement les objets d'une sévère condamnation. La Lettre-Traité sur l'origine des romans aboutit ainsi à une conclusion qui va à l'encontre de ses intentions avouées : [...] deux chemins tout à fait opposez, qui sont l'ignorance et l'éru¬ dition, la rudesse et la politesse, mènent souvent les hommes à une mesme fin, qui est l'étude des fictions. De là vient que les nations les plus barbares aiment les inventions romanesques, comme les aiment les plus polies 72.

70. L'expression est empruntée à D. Denis, Le Parnasse galant : institution d'une catégorie littéraire au XVIP siècle, Paris, Champion, 2001, p. 164. 71. Ibid., p. 220. 72. Ibid., p. 212.

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Le roman courtois, consciemment mis entre parenthèses à des fins critiques, ressurgit. Une considération autonome commence à lui être rendue. Le schisme qu'on observe entre l'étude du roman courtois et celle du roman baroque, alimenté par les déclarations des hommes des XVIe et XVIIe siècles, trouve sa source dans l'initiative d'un auteur, J. Amyot. Il donne cependant voix au désir réel d'un milieu d'érudits et de parlementaires de disposer d'un genre d'éloquence de loisir approprié à sa culture et ses ambitions. Il détermine ainsi un authentique mouvement de réforme du genre en amont de toute lassitude de la masse du public. Ses propositions touchent d'abord les romanciers eux-mêmes, qui modifient leurs stratégies indépendamment d'aucune critique répertoriée de leurs lecteurs d'où le sentiment de flottement qu'inspire l'état des lieux du roman entre 1550 et 1570 : le genre en place semble se saboter sans raison objective au regard de sa réception. Si la disqualification du roman médiéval à laquelle J. Amyot et ses successeurs procèdent est lar¬ gement abusive et d'ailleurs sans effet véritable dans la production, elle s'accompagne toutefois bien d'une volonté de renouvellement drastique du mode d'appréhension de la fiction. Le traducteur et ses disciples ont imposé l'idée, voire la pratique, d'un roman dont le romanesque n'est pas la fin. L'une et l'autre refluent un siècle plus tard, entre 1650 et 1680. Non sans paradoxe, la pleine appré¬ ciation de cette page de l'histoire du genre romanesque est large¬ ment subordonnée au rétablissement des liens que le roman baroque prétendit trancher avec le roman courtois. Laurence PLAZENET Université de Paris-Sorbonne

La structure et les thèmes des récits chevaleresques dans le dialogue De la lecture des vieux romans de Jean Chapelain

Dans les pages initiales de De la lecture des vieux romans 1, Jean Chapelain déclare avoir, dans ce bref ouvrage, rapporté pour Paul de Gondi (le futur cardinal de Retz, qui avait fondé vers 1642 une sorte d'académie littéraire dont Chapelain, Gilles Ménage et JeanFrançois Sarasin étaient des membres assidus) 2 un important entretien qu'il avait justement eu avec Ménage et Sarasin, dans la première moitié de l'année 1647, lors d'une absence de Paul de Gondi, sur la structure et les thèmes des récits de type chevale¬ resque du Moyen Âge , et en particulier sur le Lancelot en prose, c'est-à-dire sur la partie centrale du cycle dit du Lancelot-Graal. Cet ouvrage de l'auteur de La Pucelle présente un double intérêt. En premier lieu, comme l'a remarqué avec finesse Georges Collas dans une vieille recherche qui conserve toutefois une utilité cer¬ taine, Chapelain en adoptant la forme du dialogue pour traiter une question de critique littéraire rompt avec la tradition des lourds traités (surtout italiens) du seizième siècle, et opte pour une moda¬ lité plus souple, plus libre, moins livresque, qui lui permet d'ins-

1. Cet ouvrage, resté fort longtemps à l'état de manuscrit, a été publié pour la première fois dans « Continuation des Mémoires de Littérature et d'Histoire », par Desmolets, Paris, Simart, 1728, t. VI, II, p. 281-342. Nous citerons le dialogue de Chapelain dans l'édition qu'en a procuré Fabienne Gégou dans le volume : Lettretraité de Pierre-Daniel Huet sur « L'origine des romans » suivie de « La lecture des vieux romans » par Jean Chapelain, Paris, Nizet, 1971. 2. Cardinal de Retz, Mémoires, dans Œuvres, éd. Marie-Thérèse Hipp et Michel Pernot, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984, p. 158 et 1274-1275.

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truire, mais agréablement 3, d'appliquer en somme le précepte d'Horace selon lequel il faut toujours savoir mêler l'utile à l'agréable.4 Le dialogue De la lecture des vieux romans a donc un côté docte, savant, mais aussi un côté mondain, enjoué, ce qui s'ex¬ plique sans difficulté si l'on tient compte du fait que les trois devi¬ sants de cet ouvrage fréquentaient à la fois des milieux érudits et des salons littéraires : Chapelain était non seulement membre de l'Académie française mais aussi de l'« Accademia délia Crusca » ; Ménage de cette dernière Académie et du cercle des frères Dupuy; Sarasin faisait également partie de ce cercle, et ces trois auteurs, en outre, étaient, comme chacun sait, des habitués d'importance de l'hôtel de Rambouillet et du salon de Madeleine de Scudéry. En deuxième lieu, et c'est évidemment cet aspect qui va surtout rete¬ nir notre attention, le dialogue de Chapelain est une des rares œuvres du grand siècle qui contienne un jugement relativement positif sur les récits de type chevaleresque. Les positions des trois devisants divergent toutefois de façon substantielle. En tant que partisan des modernes, Sarasin est nettement favorable à ces récits, et il réaffirmera d'ailleurs toute sa sympathie à leur égard dans l'ouvrage intitulé S'il faut qu'un jeune homme soit amoureux 5, au cours duquel il rapporte un long entretien qu'il avait eu sur le sen¬ timent de l'amour et la galanterie, toujours avec Chapelain et Ménage, dans la deuxième moitié de l'année 1647, c'est-à-dire quelques mois après la discussion littéraire qui est l'objet de De la lecture des vieux romans. En tant que partisan des anciens. Ménage est au contraire profondément hostile aux récits de chevalerie, mais il faut noter que cette hostilité s'atténue quelque peu lorsque Chapelain lui fait observer que ces œuvres sont une source intaris¬ sable de termes et de tournures archaïques : le philologue Ménage

3. Georges Collas, Un poète protecteur des lettres au XVIIe siècle. Jean Chapelain 1595-1674. Étude historique et littéraire d'après des documents inédits ( 1912 ), Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 186. La remarque de G. Collas a été reprise et dévelop¬ pée par Jean-Pierre Cavaillé dans son intéressant article « Galanterie et histoire de "l'antiquité moderne". Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, 1647 », XVIIe siècle, 200, juillet-septembre 1998, p. 387-415. 4. Horace écrit en effet dans son De Arte poetica (vv. 343-344) : « Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, / lectorem delectando pariterque monendo. » (Horace, Épitres, éd. François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 220 ). 5. L'entretien S'il faut qu'un jeune homme soit amoureux a été publié posthume dans les Oeuvres de Monsieur Sarasin, Paris, Augustin Courbé, 1656. On trouve une édition moderne de ce dialogue dans : Jean-François Sarasin, Œuvres, éd. Paul Festugière, Paris, Champion, 1926, t. II, p. 146-232.

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ne manquera pas en effet d'y puiser abondamment pour élaborer ses Origines de la langue française qui paraîtront en 1650. C'est entre les positions extrêmes de Sarasin et de Ménage que se situe Chapelain (qui avait à l'époque une incontestable autorité dans le domaine de la critique littéraire), puisque tantôt il critique dure¬ ment les récits de type chevaleresque, tantôt au contraire il en fait le plus vif éloge. Avant d'entreprendre une analyse de l'opuscule de Chapelain, il est nécessaire, croyons-nous, de faire quelques remarques prélimi¬ naires sur la structure des récits de chevalerie. On sait que la pre¬ mière tentative de codification du roman a eu lieu en Italie, au seizième siècle, au cours d'une importante querelle qui a opposé les partisans des anciens, favorables à l'épopée, aux partisans des modernes, favorables aux récits de type chevaleresque, appelés en Italie « romanzi », et dont les principaux exemples étaient à l'époque YAmadis de Gaula de Montalvo et ses nombreuses suites, Y Orlando innamorato de Boiardo et YOrlando furioso de l'Arioste. Aristote dans sa Poétique (dont les partisans des anciens évidemment se réclamaient) avait affirmé que l'épopée peut être considérée régu¬ lière seulement dans la mesure où elle décrit une seule action d'un seul homme, et qu'elle ne perd toutefois aucunement sa régularité si elle contient des épisodes, des histoires secondaires, pourvu que ces dernières soient étroitement rattachées à l'histoire principale 6. C'est cette thèse qui a été reprise en Italie, au seizième siècle, par un des principaux représentants des anciens: Gian Giorgio Trissino. Dans l'épître dédicatoire à Charles Quint de son épopée L'Italia liberata dai Goti, publiée en 1547 et en 1548, Trissino soulignait en effet n'avoir décrit dans cette œuvre qu'une seule action d'un seul homme (celle qu'avait accomplie l'empereur byzantin Justinien Ier pour libérer l'Italie de la domination des Goths) et avoir enrichi son poème grâce à quelques histoires secondaires fortement subor¬ données à l'histoire principale 7. Les principaux représentants des modernes, Giovanni Battista Giraldi et Giovanni Battista Pigna, voulaient au contraire défendre, contre les aristotéliciens, la multi¬ plicité d'actions des récits de chevalerie du Moyen Age et de la Renaissance. Giraldi, dans le Discorso intorno al comporre dei

6. Aristote, Poétique, éd. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1932. Voir, en parti¬ culier, les chapitres 8 et 24. 7. Gian Giorgio Trissino, Al Clementissimo et Invittissimo Imperatore V Carlo Massimo ( 1547 ), dans : Gian Giorgio Trissino, Tutte le opéré, Verona, J. Vallarsi, 1729, 1.1.

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romanzi 8, publié en 1554, et Pigna, dans 1 Romanzi9, publié égale¬ ment en 1554, déclaraient en effet que trois types d'œuvres héroïques devaient être considérées parfaitement légitimes: tout d'abord, les œuvres qui décrivent une seule action d'un seul homme, comme par exemple les épopées d'Homère, qui avaient été érigées en modèle dans la Poétique d'Aristote; en deuxième lieu, les œuvres qui décrivent plusieurs actions de plusieurs hommes, comme par exemple les récits de chevalerie du Moyen Âge et du seizième siècle; en troisième lieu, enfin, les œuvres qui décrivent plusieurs actions d'un seul homme, c'est-à-dire les romans biogra¬ phiques, dont Giraldi lui-même avait fourni un intéressant exemple en publiant en 1557 un ouvrage intitulé Ercole, qui narre les douze travaux du héros Hercule. Quelle est la position prise par Chapelain sur cette significa¬ tive querelle ? Elle ressemble fortement (il est intéressant de le remarquer) à celle du Tasse qui, dans ses importants Discorsi dell'arte poetica, rédigés durant les années soixante du seizième siècle mais publiés en 1587, avait reproché aux « romanzi », et en particulier à Y Orlando furioso de TArioste, comme l'avait déjà fait, mais avec moins de brio, Trissino, de ne pas respecter l'unité d'action telle qu'elle avait été définie par Aristote, et s'était efforcé au contraire de n'y contrevenir en aucune façon en élaborant son poème épique la Gerusalemme liberata 10. Chapelain, en effet, dans sa Lettre ou discours [...] à Monsieur Favereau [...] portant son opinion sur le poème d"'Adonis" " du Chevalier Marino, publié en 1623, affirme que « l'unité d'action, entre les règles générales que toute épopée doit observer, est particulièrement la principale sans laquelle le poème n'est pas

8. On peut consulter le traité de Giraldi dans l'édition moderne suivante : Giovanni Battista Giraldi, Discorso intonio al comporre dei romanzi, dans : Giovanni Battista Giraldi, Scritti critici, éd. Camillo Guerrieri Crocetti, Milano, Marzorati, 1973. 9. Le traité de Pigna peut être consulté dans l'édition moderne suivante : Giovanni Battista Pigna, I Romanzi, éd. Salvatore Ritrovato, Bologna, Commissione per i Testi di Lingua, 1997. 10. Torquato Tasso, Discorsi dell'arte poetica, dans : Torquato Tasso, Discorsi dell'arte poetica e del poema eroico, éd. Luigi Poma, Bari, Laterza, 1964. Voir sur¬ tout, sur la question de l'unité d'action, le « Discorso secondo » des Discorsi dell'arte poetica. Voir également la traduction suivante (avec Introduction et com¬ mentaires) des Discorsi : Le Tasse, Discours de l'art poétique. Discours du poème héroïque, traduit de l'italien, présenté et annoté par Françoise Graziani, Paris, Aubier, 1997.

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poème ains roman » n, et critique quelques lignes plus loin, avec des paroles fort acerbes, la conception pour ainsi dire lâche de cette unité qui caractérise les récits de type chevaleresque du Moyen Âge et de la Renaissance : [•••] les anciens - souligne Chapelain - [...] se sont empêchés, tant qu'ils ont pu, même dans leurs grands poèmes, de se charger de tant de matières, reconnaissants que bien qu'en leur diversité et capacité de merveille elles pussent faire naître le plaisir, elles nuisaient aussi à la fin de l'utilité, à laquelle tous les bons dressent toutes leurs machines; et c'est en partie pourquoi ces romans se trouvent si méprisables parmi les bien sensés, comme ceux qui sans aucune idée de perfection sur qui se conformer, amoncellent aventures sur aventures, combats, amours, désastres et autres choses, desquelles une seule bien traitée ferait un louable effet, là où toutes ensemble elles s'entre-détruisent, demeurant pour toute gloire l'amusement des idiots et l'horreur des habiles, qui n'en peuvent supporter le regard seulement, les sachant dans leur confusion du tout éloignées de l'intention de la poésie.12

Cette rapide analyse de la querelle sur le « romanzo », et de la position prise à ce sujet par Chapelain, devrait permettre de com¬ prendre à fond les succinctes et allusives remarques faites par ce dernier dans De la lecture des vieux romans à propos de la structure du Lancelot en prose. « L'auteur est barbare - affirme en effet Chapelain il ne s'est jamais douté de ce que c'était qu'un plan d'ouvrage, qu'une disposition légitime, qu'un juste rapport des parties [...]. »13 Ce qui signifie évidemment que cette œuvre (tout comme d'autres œuvres similaires du Moyen Âge et du sei¬ zième siècle) est, à son avis, défectueuse au point de vue structural, dans la mesure où elle ne contient pas une histoire principale autour de laquelle gravitent des histoires secondaires, mais au contraire plusieurs histoires d'égale importance (qui sont, bien sûr, celles des différents chevaliers coprotagonistes du récit), de sorte que l'unité d'action, telle qu'elle a été conçue dans l'antiquité gréco-latine, n'y est aucunement observée. Nous observerons en outre qu'en critiquant avec sévérité la structure des romans de chevalerie. Chapelain manifeste indirecte¬ ment son approbation pour la façon dont sont construits les

11. Jean Chapelain, Lettre ou Discours de Monsieur Chapelain à Monsieur Favereau, Conseiller du Roi en sa cour des Aides, portant son opinion sur le poème d'« Adonis » du Chevalier Marino, dans : Jean Chapelain, Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter, Paris, Droz, 1936, p. 94. 12. Op. cit., p. 96. 13. Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, éd. cit., p. 180.

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romans héroïques, dont l'archétype, comme chacun sait, est L'Astrée d'Honoré d'Urfé. Les romanciers héroïques, en polémique avec les auteurs des récits de type chevaleresque, se sont en effet inspirés des poèmes épiques de l'antiquité (et d'un avatar de ces poèmes, les romans gréco-latins) qui respectent, dans la plupart des cas, l'unité d'action, puisqu'ils contiennent, comme nous l'avons souligné, une histoire principale à laquelle sont étroitement rattachées quelques épisodes, quelques histoires secondaires. C'est d'ailleurs ce qu'a mis en lumière Georges de Scudéry dans sa Préface d'ibrahim ou J'Illustre Passa (publiée en 1641) que l'on peut considérer comme la première poétique du roman héroïque: I'ay [...] vû - écrit G. de Scudéry - dans ces fameux Romans de l'Antiquité, qu'à l'imitation du Poème Epique, il y a une action princi¬ pale, où toutes les autres sont attachées; qui régné par tout l'ouvrage; & qui fait qu'elles n'y sont employées, que pour la conduire à sa per¬ fection. Cette action dans l'Iliade d'Homere est la ruine Troye : dans son Odyssée, le retour d'Ulisse à Itaque : dans Virgile, la mort de Turne, ou pour mieux dire la conqueste de l'Italie, plus prés de nous dans le Tasse, la prise de Hierusalem ; & pour passer du Poème au Roman, qui est mon principal objet, dans l'Heliodore, le mariage de Chariclée & de Theagenes. Ce n'est pas que les Episodes en l'un, & les diverses histoires en l'autre, n'y soient plûtost des beautez que des deffaux: mais il est toûjours necessaire, que l'adresse de celuy qui les employé, les face tenir en quelque façon à cette action principale, afin que par cet enchaînement ingénieux toutes ces parties ne facent qu'un corps; & que l'on n'y puisse rien voir de détaché ny d'inutile.14

Ces observations seront reprises et développées par PierreDaniel Huet dans sa Lettre-traité sur « L'origine des romans » (publiée en 1669) dont quelques pages contiennent une poétique du roman héroïque, ou pour mieux dire la dernière poétique du roman héroïque, puisqu'à cette date ce sous-genre narratif était entré dans une crise irréversible. Après avoir en premier lieu vivement criti¬ qué les récits de chevalerie du Moyen Âge et de la Renaissance, dans la mesure où ils ne respectent guère l'unité d'action, et en deuxième lieu les poétiques de Giraldi et de Pigna, dans la mesure où elles érigent ces récits en modèles, Huet déclare en effet que le roman doit contenir une histoire principale et des histoires secon-

14. Georges de Scudéry, Préface d'ibrahim ou l’illustre Bassa, dans : Pour et contre le roman. Anthologie du discours théorique sur la fiction narrative en prose au XVIIe siècle, Introduction, choix des textes et notes par Günter Berger, Biblio 17, Papers on French Seventeenth Century Literature, Paris-Seattle-Tübingen, 1996, p. 80.

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daires, mais que ces dernières doivent être rattachées de la façon la plus étroite à l'intrigue centrale : S il est vrai - observe Huet - que le roman doit ressembler à un corps parfait et être composé de plusieurs parties différentes et pro¬ portionnées sous un seul chef, il s'ensuit que l'action principale qui est comme le chef du roman, doit être unique et illustre en comparaison des autres, et que les actions subordonnées qui sont comme les membres, doivent se rapporter à ce chef, lui céder en beauté et en dignité, l'orner, le soutenir et l'accompagner avec dépendance ; autre¬ ment ce sera un corps à plusieurs têtes, monstrueux et difforme.15

Mais il est grand temps de nous demander, après cette longue analyse de la structure des récits de chevalerie et des romans héroïques, quels sont les principaux thèmes des œuvres narratives de type chevaleresque mis en lumière dans De la lecture des vieux romans. Nous noterons tout d'abord qu'au cours de l'entretien rap¬ porté dans cet opuscule on soulève, à vrai dire en passant, l'impor¬ tant problème des fins de la poésie, de l'œuvre d'art, qu'Horace dans le De Arte poetica avait résolu, comme nous l'avons déjà rap¬ pelé, en invitant le poète à instruire et à plaire, c'est-à-dire à ne jamais disjoindre l'utile et l'agréable, à ne jamais créer une hiérar¬ chie entre ces deux dimensions. Or, il est incontestable que les récits de chevalerie visent surtout à plaire et en deuxième lieu seu¬ lement à instruire et qu'ils atteignent cet objectif surtout grâce à la mise en œuvre de deux moyens : en ne respectant en aucune manière l'unité d'action, c'est-à-dire en multipliant les histoires de personnages différents, ce qui produit inévitablement un agréable effet de variété; en employant abondamment le merveilleux magique, ce qui permet de faire passer le lecteur de surprise en sur¬ prise, d'enchantement en enchantement. Cette antéposition du plaisir à l'instruction correspondait certainement au goût de Sarasin, qui avait d'ailleurs élaboré aux alentours des années 16451646, il est intéressant de le souligner en cette occasion, un court traité sur le philosophe de la volupté, intitulé Discours de morale sur Épicure.16 Et c'est en effet Sarasin qui, dès le début de l'entretien rapporté dans De la lecture des vieux romans, observe que les récits de chevalerie « [...] depuis quatre ou cinq siècles, ont fait le plus noble divertissement des cours de l'Europe [...]. » Chapelain et

15. Pierre-Daniel Huet, Lettre-traité sur « L'origine des romans », éd. cit., p. 87. 16. Le Discours de morale sur Épicure est publié dans le tome second des Œuvres de Sarasin, éd. cit., p. 37-74.

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Ménage, par contre, ne prennent au cours du dialogue aucune position à ce sujet. Le point de vue de l'auteur de La Pucelle (et, à fortiori, celui de Ménage) était toutefois sans aucun doute sem¬ blable à celui d'Horace, puisque dans sa Lettre ou discours [...] a Monsieur Favereau [...] portant son opinion sur le poème d'« Adonis » du Chevalier Marino il affirme sans détour que « [...] la fin de la poésie [est] l'utilité, bien que procurée par le moyen du plaisir [...]. » 17 C'est à la position soutenue par Horace que reviendront en outre les romanciers héroïques, et Huet le met fort bien en lumière dans sa Lettre-traité sur « L'origine des romans » lorsqu'il affirme que « [les] romans sont des histoires feintes d'aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l'instruc¬ tion des lecteurs. »18 Une autre importante question soulevée, toujours dans le domaine thématique, au cours de l'entretien entre nos trois devi¬ sants, concerne la représentation des pratiques sociales, des mœurs, des coutumes, dans les récits de chevalerie et, en particu¬ lier, dans le Lancelot en prose. Chapelain insiste en effet à plusieurs reprises sur le fait que le Lancelot (et cette observation intéresse d'ailleurs un bon nombre de récits chevaleresques) est un fidèle miroir des mœurs non pas de l'époque durant laquelle les événe¬ ments racontés se déroulent (c'est-à-dire le Ve siècle), mais au contraire de la période où il a été sans aucun doute élaboré (c'està-dire le début du XIIIe siècle). Des faits que l'on peut grosso modo situer quelques décennies avant l'écroulement de l'empire romain d'Occident nous parlent donc en réalité de la civilisation féodale. Chapelain met en somme justement en lumière que les anachro¬ nismes, la modernisation du passé, sont un des aspects dominants du Lancelot en prose et de nombreux récits de type chevaleresque, et il est intéressant d'observer que l'auteur de La Pucelle (qui appar¬ tient à une époque qui n'a, elle aussi, aucun véritable souci de réa¬ lisme historique) érige cette modernisation en précepte, lorsqu'il affirme sans ambages dans De la lecture des vieux romans : [...] je pose que tout écrivain qui invente une fable dont les actions humaines font le sujet, ne doit représenter ses personnages ni les faire agir que conformément aux mœurs et à la créance de son siècle [...].19

17. Jean Chapelain, Lettre ou discours de Monsieur Chapelain à Monsieur Favereau..., éd. cit., p. 95. 18. Pierre-Daniel Huet, Lettre-traité sur « L'origine des romans », éd. cit., p. 46-47. 19. Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, éd. cit., p. 176.

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Les romanciers héroïques ne nous offrent guère une représenta¬ tion plus fidèle du passé. Les rois barbares de L'Astrée d'Honoré d'Urfé, les héros de l'antiquité gréco-latine ou orientale d ' Art amène ou le Grand Cyrus et de Clélie, histoire romaine de Georges et Madeleine de Scudéry, de Cassandre et de Cléopâtre de La Calprenède, ne se com¬ portent-ils pas en effet en maintes occasions comme les habitués des salons du XVIIe siècle ? Madeleine de Scudéry semble d'ailleurs reprendre l'affirmation de Chapelain que nous venons de citer quand elle fait déclarer au poète Anacréon, au cours d'un entretien sur des questions littéraires contenu dans le livre second de la qua¬ trième partie de Clélie, histoire romaine, qu'il faut, lorsqu'on décrit des événements qui appartiennent à une époque depuis longtemps révolue, « [...] accommoder un peu [les coutumes] à l'usage du siecle où l'on vit afin de plaire davantage [...]. » 20 Ce n'est que durant la deuxième moitié du grand siècle que le réalisme histo¬ rique finira dans une certaine mesure par s'imposer. Segrais, dans Les Nouvelles françaises ou les Divertissements de la Princesse Aurélie, déclare que « [...] les mœurs tout à fait françaises que [les roman¬ ciers héroïques] donnent à des Grecs, des Persans ou des Indiens sont des choses qui sont un peu éloignées de la raison. »21 Guéret ironise, dans Le Parnasse réformé22, sur les anachronismes voyants contenus dans les œuvres de ces romanciers; Boileau en fait tout autant dans le Dialogue sur les héros de roman, dans le Chant III de Y Art poétique et dans une lettre à Brossette du 7 janvier 1703.23 Et nous nous limiterons à citer, à titre d'exemple, un passage particu¬ lièrement significatif de cette lettre, dans lequel l'auteur de Y Art poétique exerce son esprit caustique à l'égard de Clélie : [...] je vous respondrai sur l'éclaircissement que vous me deman¬ dés au sujet de la Clélie - écrit Boileau à Brossette - que c'est effecti¬ vement une très grande absurdité a la Demoiselle Auteur de cet ouvrage d'avoir choisi le plus grave siecle de la Republique Romaine pour y peindre les Caractères de nos François. Car on prétend qu'il n'y

20. Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine, Genève, Slatkine Reprints, 1973, t. VIII, p. 1176 (réimpression de l'édition de Paris, 1660). 21. Jean Régnault de Segrais, Les Nouvelles françaises ou les Divertissements de la Princesse Aurélie, éd. Roger Guichemerre, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1990, 1.1, p. 19. 22. Gabriel Guéret, Le Parnasse réformé, Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 124 et suivantes (réimpression de l'édition de Paris, 1671). 23. Les trois textes cités peuvent être consultés dans les Œuvres complètes de Boileau publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade (Introduction par Antoine Adam, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966).

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a pas dans ce livre un seul Romain ni une seule Romaine qui ne soient copiés sur le modèle de quelque bourgeois ou de quelque bourgeoise de son quartier. On en donnoit autrefois une clef qui a couru mais je ne me suis jamais soucié de la voir. Tout ce que je scay c'est que le géné¬ reux Herminius c'estoit Mr Pelisson l'agreable Scaurus Scaron le galant Amilcar Sarrazin etc 24...

Non moins importante, au cours de l'entretien, est la question du merveilleux et du vraisemblable, ou plutôt du rapport entre le merveilleux et le vraisemblable. Chapelain observe tout d'abord à ce propos que le merveilleux païen et le merveilleux chrétien (qui caractérisent, respectivement, l'épopée antique et l'épopée moderne), ainsi que le merveilleux magique (qui caractérise surtout les récits de chevalerie), sont tous les trois plausibles comme « machine poé¬ tique » 25, c'est-à-dire comme moteur de l'action. Ce qu'il souhaite toutefois c'est un merveilleux discret, sobre, mesuré, qui ne choque en aucune façon la raison, comme il le déclare par exemple dans un important passage de De la lecture des vieux romans qui a pour objet Y Iliade et le Lancelot en prose : [...] songez un peu - fait en effet observer Chapelain à Sarasin et à Ménage - comment se présente à l'esprit du lecteur raisonnable ce par¬ tage et cette opposition des puissances célestes, cette blessure de Mars et de Vénus par un homme mortel, ce Vulcain qui brûle le Scamandre, ce Neptune et cet Apollon qui servent de manœuvres à l'atelier des murs de Troie, et jugez en votre conscience si l'allégorie la plus subtile peut satisfaire la raison offensée par de telles absurdités, ou si Lancelot contient aucune extravagance à laquelle un spéculatif ne pût donner d'aussi favorables interprétations que les commentateurs d'Homère en ont donné à ces autres-là 26.

Dans la plupart des romans héroïques, par contre, le mer¬ veilleux disparaît entièrement au profit du vraisemblable et Georges de Scudéry n'a pas manqué de le mettre en lumière dans la Préface d'ibrahim ou l'illustre Bassa. Après avoir en effet durement critiqué l'emploi de la magie dans les récits de type chevaleresque du Moyen Âge et de la Renaissance, G. de Scudéry fait le plus vif éloge d'Honoré d'Urfé, dans la mesure où il a indiqué aux autres romanciers la direction à suivre en ne s'éloignant jamais, dans L'Astrée, de la vraisemblance :

24. Boileau, Œuvres complètes, éd. cit., p. 668. 25. Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, éd. cit., p. 173. 26. Op. cit., p. 174-175.

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[...] Nous avons autrefois veû des Romans - écrit G. de Scudéry qui nous produisaient des Monstres, en pensant nous faire voir des miracles, leurs Autheurs, pour s'attacher trop au merveilleux, ont fait des Grotesques, qui tiennent beaucoup des visions de la fièvre chaude [...]. Pour moy, ie tiens que plus les aventures sont naturelles, plus elles donnent de satisfaction: & le cours ordinaire du soleil me semble plus merveilleux, que les étranges & funestes rayons des Cometes. [...] en cette occasion ie ne propose pour exemple, que le grand & l'incom¬ parable Urfé. [...] En effet, il est admirable partout: il est fécond en inventions, & en inventions raisonnables: tout y est merveilleux, tout y est beau : & ce qui est le plus important, tout y est naturel et vraysemblable 27.

Nous noterons enfin (pour clore ce rapide résumé des différents thèmes des récits de chevalerie mis en lumière par Chapelain) que l'auteur de La Pucelle souligne avec beaucoup d'à propos que la dimension sentimentale a, dans les récits chevaleresques, une importance nettement plus grande que la dimension guerrière, à l'opposé de ce qui se vérifie dans les épopées et les chansons de geste. L'on comprend d'ailleurs aisément que cet aspect des récits de chevalerie ait attiré l'attention de nos trois devisants, qui ont fré¬ quenté assidûment, comme nous l'avons déjà souligné, les princi¬ paux salons précieux de leur époque, tous vivement intéressés, comme chacun sait, à l'analyse des innombrables nuances du sen¬ timent de l'amour. Chapelain s'empresse bien sûr d'observer que les chevaliers du Lancelot, et d'autres récits similaires, ne vivent évi¬ demment pas le sentiment de l'amour comme les habitués des cercles mondains du dix-septième siècle, mais comme une passion violente qui les arrache pour ainsi dire à eux-mêmes. Et il est fort intéressant de noter que, malgré ses accointances précieuses, il ne manifeste tout compte fait (comme d'ailleurs Ménage et Sarasin) aucun dédain pour cette dernière forme de sentiment amoureux : [...] il faut dire [...] - déclare en effet Chapelain - que la galanterie est un terme équivoque qui signifie tantôt l'art de plaire aux dames pour s'en faire aimer, tantôt l'amour qu'on a pour elles sans méthode et sans art. Dans la première signification, il faut demeurer d'accord que Lancelot est le moins galant qui fut jamais, qu'il ne sait que c'est de se mettre bien auprès de sa maîtresse par les paroles étudiées ni par le soin de la suivre en tous lieux ; qu'il ne cherche point à la gagner par l'ajustement de sa personne, et qu'il ne se fonde point pour cela sur la beauté de ses livrées, sur ses sérénades mélodieuses, ni sur ses beaux

27. Georges de Scudéry, Préface d'ibrahim ou l'illustre Bassa, dans Pour et contre le roman..., éd. cit., p. 81-83.

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pas de ballet. Dans la seconde, il n'y eut jamais de si parfait amant que Lancelot ; il ne joue point l'amoureux, il l'est véritablement : il aime autant en absence qu'en présence ; la seule vue de Guenièvre le tire hors de lui-même, lui ôte la parole et lui fait perdre toute autre idée ; la pensée de lui avoir déplu le met en frénésie et lui fait courir les champs ; il l'invoque dans ses plus grands périls ; il lui est fidèle dans les plus grandes occasions de lui manquer de foi ; il est à elle plus qu'à Galehaut, bien que Galehaut eût pour lui l'amitié du monde la plus ardente 28.

Le fort intéressant dialogue De la lecture des vieux romans nous permet en somme de comprendre à fond que les romans héroïques de l'âge baroque sont une réponse, une réponse polémique, aux récits de type chevaleresque du Moyen Âge et de la Renaissance, dont ils empruntent toutefois quelques traits distinctifs. Au point de vue structural, les romanciers héroïques abandonnent en effet la multiplicité d'actions qui caractérise les récits de chevalerie pour ne développer (dans une certaine mesure comme les auteurs des principaux poèmes épiques et romans de l'antiquité gréco-latine) qu'une seule histoire principale autour de laquelle gravitent toute¬ fois de nombreux épisodes, de nombreuses histoires secondaires. Au point de vue thématique, ces mêmes romanciers s'efforcent, à l'opposé de ce qui se vérifie dans les récits chevaleresques, de concilier l'instruction et le divertissement, et de faire triompher le vraisemblable sur le merveilleux, mais ils ne se démarquent guère des récits de chevalerie lorsqu'ils modernisent avec désinvolture le passé et subordonnent la dimension guerrière à la dimension sen¬ timentale. Dans ce passage d'un sous-genre narratif à l'autre, il est donc incontestable que les différences l'emportent nettement sur les similitudes. Giorgetto GIORGI Université de Pavie

28. Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, éd. cit., p. 196-197.

Traces du Roman de Perceforest à la fin du XVIIe siècle

À la différence des grands romans en prose du XIIIe siècle, conçus selon le principe de 1'"entrelacement" narratif qui leur assure une cohésion interne surprenante au vu de leur taille, le Roman de Perceforest, composé au XIVe siècle, repose plutôt sur une esthétique de la juxtaposition et de la mise à plat : les aventures s'enchaînent les unes aux autres et des protagonistes différents occupent tour à tour le devant de la scène, quitte d'ailleurs à réap¬ paraître à deux ou trois reprises, mais l'enchevêtrement des épi¬ sodes n'est pas tel qu'on ne puisse dégager des séquences presque autonomes, faciles à « détacher » de l'ensemble au prix de quelques raccords mineurs. Ces « médaillons », comme les appelle Michelle Szkilnik, sont plus aisément acceptables dans la perspective du goût pour la nouvelle ou le « récit bref » qui se développe à partir du XVe siècle, et c'est ainsi que certains « nodules » narratifs du Perceforest continuent leur carrière bien après que la mode des vastes romans de chevalerie soit passée (ou du moins se soit tour¬ née vers d'autres textes perçus comme plus modernes et plus exo¬ tiques 1). Dans l'espace qui m'est imparti, il n'est évidemment pas question d'essayer même de donner une vue d'ensemble de « l'hé¬ ritage » du Roman de Perceforest dans la littérature narrative de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance ; je voudrais juste m'inté¬ resser à deux épisodes du texte médiéval, qui ont connu des for¬ tunes très différentes au cours des deux ou trois siècles suivant son

1. Je pense, bien sûr, à YAmadis de Gaule. Mais le Perceforest dans son entier a connu un succès exceptionnel dans la première moitié du XVIe siècle : on peut recenser près de vingt éditions du roman en une trentaine d'années.

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apparition 2. Il s'agit d'nne part du récit des amours de Troïlus et Zellandine, qui offre exactement le schéma de La Belle au Bois dor¬ mant, et d'autre part de l'aventure du « Chevalier Doré et de la pucelle surnommée Cuer d'Acier », au cours de laquelle la jeune fille, après s'être fait passer pour morte, se travestit en écuyer pour partir en quête de son ami, et finit par voyager en sa compagnie, sans renoncer à son déguisement que ne pénètre jamais le chevalier. Une remarque préliminaire s'impose : ces deux séquences ne constituent de toute façon qu'une étape dans un récit plus vaste concernant les deux personnages principaux. Les deux couples se sont rencontrés et aimés à l'occasion d'autres aventures ; on peut toutefois considérer que l'épisode du sommeil enchanté de la jeune fille, puis de sa guérison prodigieuse, représente l'apogée du fil nar¬ ratif qui est consacré à Troïlus et Zellandine. Au contraire, l'essentiel a déjà eu lieu, d'une certaine manière, entre Nestor et Néronès, et leur errance commune apparaît plutôt comme une cauda un peu longue, dont personnages et lecteurs ne parviennent à sortir que grâce à l'intervention de la dea ex machina du roman, la Reine-Fée. Dans les deux cas, et conformément à la logique consumériste d'un texte qui s'étend sur quatre générations et n'hésite pas à sacrifier ses héros favoris en quelques pages au profit de nouvelles figures plus adaptées à ses buts, les deux jeunes gens ne jouent plus par la suite qu'un rôle mineur : Cuer d'Acier, redevenue Néronès, passe quelque temps à la garde de la Reine-Fée comme beaucoup des « pucelles » bien nées du roman, avant d'épouser banalement son ami. Le récit se désintéresse de Troïlus et Zellandine, également mariés, pour s'atta¬ cher plutôt à leur fils, Benuÿc, l'ancêtre de Lancelot. De toute manière, aucun de ces quatre personnages 3 n'est jamais véritable¬ ment un héros central, comparable aux Lancelot, Gauvain, ou Perceval de la grande époque. Ce qui nous intéresse dans l'histoire de Troïlus et Zellandine, c'est le moment où la jeune fille tombe soudain dans un sommeil dont rien ne peut la réveiller, bien que sa beauté ne soit nullement amoindrie par son état. Alors que Troïlus de Royalville, l'ami de la jeune fille, se désole de ne pouvoir avoir accès à la chambre où elle

2. Il faut préciser qu'en dépit d'une date de rédaction primitive remontant au XIVe siècle, le Perceforest nous a surtout été conservé par une « réécriture » - et peut-être un élargissement - due à David Aubert et datant du XVe siècle. 3. On peut à la rigueur faire une exception pour Nestor, fils cadet du Roi Méhaignié Gadiffer d'Ecosse, qui fait partie des « meilleurs chevaliers du monde » et se voit consacrer un certain nombre de pages, et d'aventures.

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est enfermée, au sommet d'une tour, le « mauvais esprit » Zéphyr, délaissant Estonné, sa victime habituelle, lui propose ses services, moyennant bien sûr une obéissance absolue à ses instructions, et un « don » gracieux par la suite. Transformé en gigantesque oiseau à tête de femme, l'esprit transporte le jeune homme dans la tour et Troilus, devant la beauté de son amie, ne peut résister à la force de son désir amoureux, en dépit de ses scrupules courtois : il s'étend auprès de Zellandine, qui « perd le nom de pucelle » dans son som¬ meil, et neuf mois plus tard, toujours endormie, met au monde un enfant qui passe pour le fils du dieu Mars. Corne il cherche le sein maternel, ce bébé suce le doigt de sa mère, et ce faisant en tire l'écharde qui s'y était fichée. Zellandine se réveille, très surprise. Par la suite. Zéphyr, toujours sous son apparence de femme-oiseau, s'empare de l'enfant (qu'il confiera à la fée Morgane pour qu'elle l'élève), et les deux amants réunis au terme de quelques quipro¬ quos s'en retournent ensemble en Grande-Bretagne. Peut-être parce qu'il comporte des éléments surnaturels un peu trop accentués, parce que le personnage de Zéphyr est trop ambigu pour s'intégrer aisément à des « arrangements » rationalisés de l'aventure, ou encore parce que la vogue des nouvelles qui prend son essor au XVe siècle et se maintient pendant tout le XVIe n'a pas l'em¬ ploi de cette « féerie » mythologique au second degré, l'épisode est peu repris dans les grands recueils d'« histoires » des deux siècles suivants, des Cent nouvelles nouvelles à l'Heptaméron... ou aux Nouvelles récréations et Joyeux devis de Bonaventure des Périers. Il réap¬ paraît cependant dans II Pentamerone de Giovanni Battista Basile, publié à Naples en 1637, et qui se présente comme l'héritier d'une longue tradition, que l'on dirait folklorique en termes modernes. Et puis, bien sûr, c'est en 1697 la Belle au Bois dormant, publiée sous le nom de Pierre Darmancour dans les Contes de ma Mère l'Oye, mais attribuée avec constance par la majorité des lecteurs et des critiques (y compris des contemporains) à Charles Perrault. À partir de ce moment, le motif de la Belle endormie connaît un succès qui ne se dément pas, et suscite les interprétations les plus fantaisistes ; mais au fil de ces péripéties, le lien du « conte de fées » avec le « vieux roman français » n'est pas oublié, comme en témoigne le résumé que donne par exemple Ch. Deulin de l'épisode du Perceforest dans ses Contes de ma mère l'Oye avant Perrault publiés en 1879 4.

4. Paris : E. Dentu, pp. 134-138 en particulier. On peut considérer que P. Saintyves, dans Les Contes de Perrault et les récits parallèles (Paris : Laffont, « Bouquins », Chapitre 2, pp. 81-105) ne fait que reprendre Deulin, qu'il cite avec confiance.

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Le fait est pourtant que, si la filiation demeure apparemment indéniable, la version de Perrault présente de très importantes modifications par rapport à celle du Perceforest, et qu'il faut plutôt supposer un détour par la version napolitaine 5, qui conserve le motif de l'enfant conçu pendant le sommeil de la belle, et même le redouble, ce qui autorise les lectures « solaires » du mythe sousjacent, et sera en effet repris par Perrault après le mariage. Il va de soi que cette séquence, fondamentale dans la mesure où c'est l'en¬ fant qui est censé sucer l'écharde maléfique causant la léthargie de sa mère, n'est pas acceptable pour un auteur du « Grand Siècle », respectueux d'un code des bienséances trop rigoureux pour laisser passer pareille inconvenance - surtout dans des textes à vocation didactique et destinés à un jeune public. Mais on doit aussi admettre que la solution de Perrault nuit profondément à la logique narrative, et affaiblit le scénario en supprimant le passé commun des amants, remplacé par un heureux hasard et un coup de foudre réciproque dont le narrateur ne prend même pas la peine de le rendre vraisemblable. En outre, toute la deuxième partie du conte, relatant les démêlés de la princesse, du petit Jour et de la petite Aurore avec la belle-mère ogresse, n'a rien à voir avec le Perceforest, bien qu'on la trouve à peu près telle quelle 6 dans le Pentamerone. Il semblerait donc que l'aventure de Troïlus et Zellandine, qui n'a effectivement pas de véritable fin dans le roman médiéval puisqu'elle s'intégre à une tapisserie beaucoup plus vaste et complexe, s'est vue associée à d'autres motifs, qui remontent peutêtre d'ailleurs également au Moyen Âge : la belle-mère cruelle qui s'efforce de nuire à sa belle-fille et aux enfants de celle-ci par tous les moyens appartient au schéma de « la Manekine », dont un autre aspect, bien évidemment, a été repris par Perrault dans Peau d'Ane. A l'intérieur même de l'épisode « hérité » du Perceforest, et indé¬ pendamment du problème de bienséance mentionné plus haut, la différence la plus remarquable entre le schéma de La Belle au Bois dormant tel que le met en place Perrault et l'histoire de Troïlus et Zellandine est l'utilisation du motif de la fée courroucée. Alors que

5. En dépit des problèmes de traduction que pose une telle hypothèse : si le texte napolitain était sans doute très difficile d'accès pour les lecteurs français cul¬ tivés, on peut du moins admettre, en l'absence d'une version française de l'œuvre, son adaptation en italien « classique », nettement plus accessible. 6. Au détail près qu'il ne s'agit pas de la mère du prince, mais de sa première femme, dont on comprend mieux ainsi l'animosité vis-à-vis de sa rivale et de ses enfants, qui veut faire périr « le Soleil et la Lune ».

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dans le conte du XVIIe siècle, selon un principe presque universel dans les textes de ce type, les fées marraines apparaissent dès le début de l'histoire, racontée en quelque sorte selon Yordo naturalis, et dont le lecteur n'ignore pas le déroulement nécessaire, dans le Perceforest Y « accident » arrivé à Zellandine demeure une énigme dont les personnages eux-mêmes ne connaissent pas la solution, jusqu'à ce que, au mépris de toute vraisemblance narrative, la tante de Zellandine « se rappelle » la malédiction jetée par l'une des trois dames présentes au repas d'accouchement de la reine - mais seu¬ lement après le réveil de la jeune fille ! En toute honnêteté, il faut ajouter que les prêtres du royaume de Zelland se souviennent, eux, de cette affaire, mais visiblement, en dépit de son ancienneté, le motif est secondaire par rapport à celui de la femme endormie que son amant visite et féconde dans son sommeil. Le repas des fées, par ailleurs, n'est pas une nouveauté au Moyen Âge, puisqu'il figure entre autres déjà chez Adam de la Halle, dans une scène célèbre du Jeu de la Feuillée ; le Perceforest, cependant, remanie la tradition en don¬ nant une coloration « grecque » aux fées censées présider aux accou¬ chements : il s'agit de « Lucina », « Venus », et « Thémis », bien que celle-ci soit remplacée dans la récit des prêtres par « Sarra », « la deesse des destinées, qui disposera incontinent de sa vie [celle de l'enfant à naître] et de ce qu'il lui devra advenir » (Perceforest, Livre III, Chapitre L, lignes 478-480). De la sorte, la ressemblance entre les trois fées et les trois Parques est beaucoup plus nette que dans le texte de Perrault, où elles sont au nombre de sept ; en outre, la malédiction lancée par la dernière fée médiévale, qui n'a pas eu de couteau, a quelque chose d'automatique. Loin de s'insurger contre les dons accordés par ses deux consœurs, elle se borne à tailler le sien à l'aune de l'affront qui lui a été fait, et c'est elle-même qui limite l'extension de sa malé¬ diction et en annonce le terme : Certes, dame, dist Thémis, c'est raison, mais, comme celle qui n'ay point eu de coustel, je lui donne telle destinee que du premier filé de lin qu'elle traira de sa quenoulle il lui entrera une arreste au doy en telle maniéré qu'elle s'endormira a coup et ne s'esveillera jusques atant qu'ell sera suchee hors. (Ibidem, Livre III, Chapitre LIX, lignes 97-102)

Perrault au contraire remplace la scène mythique par une comé¬ die de genre : la plus jeune fée surprend les menaces de la plus vieille, se dissimule derrière une tapisserie afin de pouvoir éven¬ tuellement porter remède à la malédiction qui ne manquera pas d'être prononcée, et, en effet, intervient opportunément pour adou¬ cir la condamnation à mort :

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La princesse se percera la main d'un fuseau ; mais au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un roi viendra la réveiller. (La Belle au bois dormant, p. 11, lignes. 44-46)

Il faut observer, toutefois, que le châtiment infligé à l'innocente princesse est bien plus cruel dans le conte de fées classique, puisque les cent ans de sommeil qu'elle doit subir représentent véritable¬ ment une mort qui l'arrache à l'affection des siens sans espoir de retour : elle revient à la vie, bien sûr, mais cent ans plus tard, et qui a jamais lu des légendes celtes sait à quel point se trouver de la sorte dans une autre époque que la sienne est problématique... En définitive, alors même qu'au premier abord le lien entre le conte de Perrault et l'épisode du roman du XIVe siècle paraît abso¬ lument évident, on est amené par une étude plus précise des deux textes à une conclusion pour le moins mitigée. Certes, que Perrault et les autres auteurs de contes du XVIIe siècle aient été chercher pour leurs contes une source d'inspiration dans les récits médié¬ vaux, sans se laisser impressionner par la condamnation assez générale des « romans de chevalerie » 1, est indéniable : il suffit pour s'en convaincre de lire l'exquis commentaire qui figure en conclusion de VAdroite Princesse 7 8 sous la plume de son auteure, Marie-Jeanne L'Héritier de Villandon, par ailleurs nièce de Perrault, à propos du travestissement de l'héroïne, la sage et sub¬ tile Finette : Elle [la tradition] nous assure que les troubadours ou conteurs de Provence ont inventé Finette bien longtemps devant qu'Abailard ni le célèbre comte Thibaud de Champagne eussent produit des romans.

L'exactitude des faits rapportés laisse à désirer, la perspective chronologique laisse songeur, Abélard et Thibaut de Champagne seraient surpris de se trouver présentés ensemble comme auteurs de romans, mais la référence à l'autorité du Moyen Âge - d'un Moyen Âge fantasmé - est bel et bien là, et elle échappe de façon marquée aux lieux communs sur les « vieux romans », les Lancelot, Tristan et Perceforest, justement, qui sont énumérés habituellement. Cependant, cette référence est en quelque sorte générique, et au

7. Telle qu'on la retrouve avec constance, modulée avec plus ou moins de mau¬ vaise foi, de Chapelain à Sorel. 8. Texte publié pour la première fois en 1696 sous le titre Les Avantures de Finette, et présenté, comme la plupart des textes de Mademoiselle L'Héritier, comme une nouvelle.

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moins pour ce qui concerne l'histoire de Troïlus et Zellandine, prototype hypothétique de la Belle au bois dormant, on ne saurait véri¬ tablement parler d'héritage, ou de transmission linéaire. Les choses sont encore un peu plus compliquées dans le second cas que je voudrais étudier ici. À la différence de ce qui s'est passé pour l'épisode de la belle endormie, l'Histoire du Chevalier doré et de la pucelle Cuer d'Acier a été « détachée » du corps du Perceforest et a d'abord accompli une carrière indépendante jusque bien avant dans le XVIe siècle (l'édition de Denys Janot date de 1541), au point d'être reprise quelque temps dans le catalogue de la Bibliothèque Bleue ; mais elle n'a pas eu en revanche d'émules reconnaissables dans d'autres textes littéraires de la même époque. Il est vrai que cette histoire présente des aspects scabreux que la littérature des XVIe et XVIIe siècles ne pouvait guère apprécier : ce n'est pas tant l'aventure de la Fausse Morte, torturée avec un indé¬ niable sadisme par les sœurs du roi de Norvège, qui ferait pro¬ blème, que les longues semaines durant lesquelles la jeune fille travestie sert d'écuyer à son ami, sans qu'ils se reconnaissent l'un l'autre. L'aveuglement des personnages n'est pas vraiment surpre¬ nant dans un contexte médiéval, même si l'on peut soupçonner une intention légèrement parodique de la part du Perceforest lorsque Cuer d'Acier, ayant petit à petit pris conscience de l'iden¬ tité de son ami, s'efforce par tous les moyens de susciter chez celuici une « reconnaissance » à laquelle il se montre absolument rétif. Dans les romans arthuriens classiques du XIIIe siècle, la mécon¬ naissance systématique des personnages est un topos bien utile, mais qui aboutit parfois à ce qu'un lecteur moderne considérerait comme de notables invraisemblances ! On peut admettre que le Roman de Perceforest joue sur ce motif en le poussant jusqu'à l'ab¬ surde. En outre, cet aveuglement des héros n'est pas nécessaire¬ ment partagé par leur entourage : ainsi, la Reine-Fée ne doute pas une seconde du sexe de l'écuyer de son fils, bien qu'elle ignore encore « de quel mestier » lui sert ce prétendu jeune homme. Et c'est bien là que le bât blesse : une littérature plus soucieuse des bienséances répugne à placer de la sorte une héroïne, par définition au-dessus de tout soupçon, dans une position ambiguë, sans qu'elle y soit contrainte par les circonstances, et sans qu'elle mani¬ feste de véritable désir de revenir à sa condition première. Il faut ajouter à cela que le motif du travestissement se redouble dans le livre trois du Perceforest, et sous une forme particulièrement négative. Le Chevalier Doré et Cuer d'Acier ne sont pas le seul couple chevalier/écuyer travesti ; leurs aventures se déroulent en

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parallèle de celles du Chevalier Blanc, alias Béthidès, le fils du roi Perceforest lui-même, et de son amie Cerse la Romaine, qui a adopté ce déguisement afin de quitter les siens et de s'attacher à son ami. Si les relations entre le Chevalier Doré et Cuer d'Acier sont réellement innocentes (et pour cause, puisque le Chevalier Doré ignore le véritable sexe de son écuyer, et que celui-ci doute longtemps de son identité), il n'en va pas de même pour Cerse et Béthidès : le texte fait plus que laisser entendre que le Chevalier Blanc a obtenu l'amour pleine et entière de son amie, qui d'ailleurs n'en est pas à son coup d'essai. En effet, elle a suivi l'armée romaine déguisée en homme - et même en chevalier, semble-t-il, puisque sa première rencontre avec Béthidès semble préfigurer les aventures d'une Bradamante ou d'une Clorinde - pour l'amour de son premier ami, le Romain Luce avec qui elle renouera par la suite afin de provoquer la ruine du royaume d'Angleterre. Elle a beau affirmer que le noble Romain l'a traitée avec autant de respect que si elle était sa sœur, la voix narrative s'offre le luxe de mettre en doute cette affirmation (« Au regard de moy, je l'en croy, ainsi comme l'on peult croire femmes en tel cas... ») et les réticences du roi et de la reine au mariage de leur fils avec cette étrangère s'ex¬ pliquent d'autant mieux qu'elle n'apparaît comme guère différente d'une fille à soldats. Or, le parallélisme entre les deux couples est poussé très loin, puisque le Chevalier Blanc et le Chevalier Doré se sont engagés à combattre (presque) jusqu'à la mort, et que le texte s'attache à décrire les réactions de leurs deux « écuyers » pendant la bataille, ainsi que les soins empressés de ces mêmes écuyers auprès de leur maître après sa fin 9. Si l'on ajoute à cela les doutes de la Reine-Fée lorsqu'elle découvre la mascarade, et la mise en scène chargée d'ambiguïté qu'elle organise pour amener la « recon¬ naissance » finale par son fils de la belle Néronès sous le masque de Cuer d'Acier, on est amené à conclure que le motif du travestisse¬ ment, fût-il pour le bon motif et avec les circonstances les plus atté¬ nuantes, n'est pas présenté sous un jour positif dans le Roman de Perceforest. Il n'est pas étonnant, par conséquent, de ne pas le retrouver de manière aussi développée dans les collections de nouvelles du XVIe siècle, et encore moins dans les contes de fées du XVIIe siècle.

9. En précisant, non sans ironie, que le Chevalier Blanc est encore logé à meilleure enseigne que le Chevalier Doré, car lui n'ignore pas le sexe de son ser¬ viteur, et goûte sans hésitation en sa compagnie les plaisirs de l'amour qui contri¬ buent à sa prompte convalescence !

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qui dans l'ensemble prennent grand soin de maintenir la distinc¬ tion des sexes et des rôles. Ce n'est pas à dire qu'il n'y a pas de jeunes filles déguisées en cavaliers dans ces textes - elles abondent au contraire. Mais il s'agit le plus souvent d'une péripétie secon¬ daire, d'une ruse très provisoire, d'un expédient sur lequel on ne s'attarde pas, et qui, surtout, ne met pas en présence, dans une inti¬ mité choquante, une héroïne et son ami/amant, la première au ser¬ vice du second cians une totale inversion du code courtois que le roman baroque prolonge et aggrave encore. En revanche, la dimen¬ sion quelque peu scabreuse de l'aventure conduit peut-être à une variation sur le motif que l'on retrouve avec constance des Cent Nouvelles nouvelles jusqu'à L'Astrée : au lieu que ce soit une jeune fille qui se déguise en homme pour retrouver, reconquérir, ou tout simplement accompagner un chevalier, c'est désormais un jeune homme qui se déguise en fille, afin de pénétrer dans l'intimité de celle qu'il aime, soit pour le bon motif, soit purement dans des intentions de séduction. Cependant, ce thème, relativement fré¬ quent dans les romans idylliques ou dans une certaine catégorie de fabliaux, ne saurait être ramené à celui du travesti tel qu'il joue un rôle dans l'histoire du Chevalier Doré et de son amie. On pourrait aussi penser a priori que l'insuccès relatif de celle-ci est dû à un problème de découpage : les aventures des deux amants sont entrelacées à plusieurs autres fils narratifs, et il est dif¬ ficile de les suivre en éliminant les passages sans rapport avec ces personnages, ou, pis encore, avec leur histoire commune, c'est-àdire l'intrigue amoureuse. Il faut en effet compter avec les aven¬ tures individuelles que rencontre le Chevalier Doré, comme par exemple sa confrontation avec la Bête Glatissante : autant celle-ci est dotée d'une riche signification par comparaison avec les romans arthuriens antérieurs, autant elle ne se rapporte en rien aux amours de Nestor et Néronès, et de ce point de vue n'a rien à faire dans un récit consacré à ces personnages ; c'est en fait un matériau narratif totalement hétérogène au type de motifs et de situations qui vont être repris ou annexés dans les recueils de nouvelles fleu¬ rissant au XVIe siècle, ou dans les romans et contes de la période suivante. Or, si on élimine tous ces épisodes « adventices », il ne reste plus grand-chose ; l'histoire du Chevalier Doré et de Cuer d'Acier se réduit à peu près au motif de la Fausse Morte, et surtout, ensuite, à une situation, dotée de potentialités romanesques ou comiques, à savoir les pérégrinations communes des deux amants qui ne se reconnaissent pas. D'autre part, l'essentiel du roman d'amour proprement dit, extrêmement riche, lui, en motifs bien

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répertoriés (la rencontre dans le verger, les soins donnés par la jeune fille à son hôte inconnu, le combat contre un rival détesté, l'épreuve matrimoniale de l'île, etc.), a déjà eu lieu. Dès lors qu'elle échappe au roi de Norvège par l'artifice de la Fausse Mort, Néronès cesse d'être une héroïne ; de même, le Chevalier Doré, après avoir tué le roi de Norvège, est essentiellement engagé dans d'autres aventures, qui n'ont rien à faire avec son amie. Il n'y a ni suspense, ni malentendus, ni menaces pesant sur les amants ; leur réunion n'est qu'une question de temps, et la longue période où ils voya¬ gent ensemble sans le savoir n'ajoute rien à leur histoire. C'est en fait un motif sous-exploité, une voie de garage narrative dont il faudra l'intervention de la Reine-Fée, corrigeant à son habitude les faiblesses d'un scénario qu'elle n'a pas conçu, pour que l'aventure qui n'en est pas une puisse finir10. En termes familiers, je dirais que dans l'histoire de Nestor et Néronès, le thème du travestissement n'est pas porteur, et n'a aucune chance d'attirer l'attention d'écri¬ vains en mal de bons scénarios. Pourtant, en dépit de tous ces obstacles, quelques contes de fées vont timidement lui faire une place dans la seconde moitié du XVIIe siècle : c'est le cas de /'Adroite Princesse, déjà mentionnée, où la plus jeune de trois sœurs, afin de venger ses deux aînées victimes des intrigues d'un prince particulièrement infâme (le bien nommé Riche-Cautèle les a en effet abusées de fausses promesses et leur a fait un enfant à chacune) se déguise en homme, prend le nom de « Sanatio » et joue les médecins : ... elle fit annoncer de tous côtés que le chevalier Sanatio était arrivé avec des secrets merveilleus pour guérir toutes sortes de bles¬ sures les plus dangereuses et les plus envenimées. [...] Finette vint, fit le médecin, empirique le mieux du monde, débita cinq ou six mots d'un air cavalier : rien n'y manquait.

Il ressort de cette mascarade que le déguisement masculin est nécessaire pour tromper un prince soupçonneux ; mais pour le reste ce n'est jamais qu'une péripétie, très secondaire, et qui n'influe guère ni sur le dénouement du conte ni sur l'image de l'« adroite princesse » telle que la construit un texte sensible aux stéréotypes. Au demeurant, la syntaxe du texte garde la mémoire

10. Fondamentalement, il ne se passe rien entre les deux personnages, ce que sou¬ ligne bien le recours, de la part de Cuer d'Acier, à de faux récits de rêve pour faire comprendre la vérité au Chevalier Doré, et finalement la mise en abyme sur le mode lyrique de cette « non-histoire », accomplie par le Lais piteus que chante la jeune fille travestie.

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de la véritable identité du personnage, et on parle du faux médecin au féminin. En revanche, un conte assez peu connu, et étonnamment peu réédité, de Madame d'Aulnoy, Belle-Belle ou le chevalier Fortuné, repose entièrement sur le motif du travestissement. Que Madame d'Aulnoy ait elle aussi une inspiration en partie médiévale appa¬ raît clairement dans plusieurs de ses contes. On pourrait même arguer qu'elle connaît, dans le Perceforest, l'épisode de Troïlus et Zellandine dont on a parlé plus haut : en effet, non seulement la figure de l'Oiseau bleu dans le conte éponyme ressemble curieuse¬ ment à la « semblance » de l'esprit Zéphyr, mais dans l'Ile de la Félicité11 le héros est transporté au jardin de la princesse-fée qui va devenir son amie par l'entremise d'une créature nommée Zéphyr, qui joue vis-à-vis de lui exactement le même rôle que le « démon » homonyme du texte médiéval12 : Zéphyr lui dit que l'entreprise était bien dangereuse, mais que s'il avait assez de courage pour vouloir s'abandonner à sa conduite, il en imaginerait un moyen ; qu'il le mettrait sur ses ailes, et qu'il l'emporte¬ rait par le vaste espace des airs. (Le Cabinet des fées, tome I, vol. 3, p. 272)

Ajoutons à cela que l'île de la Félicité ressemble beaucoup à l'île où la Reine-Fée parvient à suspendre le temps et à maintenir quelques-uns des plus vaillants chevaliers de Grande-Bretagne dans une sorte de stase, cependant que la fée qui y règne a le pou¬ voir de faire perdre tout sens du temps qui passe à son ami, comme la demoiselle Sibille pour Alexandre dans le Livre I du Perceforest. Certes, celle-ci se contente de garder le « roi » auprès d'elle quinze jours, alors qu'il croit n'y passer qu'une nuit, comme tout chevalier en quête qui se respecte ; la princesse-fée n'a pas cette modération : Il se mit à rêver, et lui dit : Si j'en consulte mon cœur et la satisfac¬ tion que je goûte, je n'aurai pas lieu de croire que j'aie encore passé huit jours ici ; mais, ma chère princesse, selon de certaines choses que je rappelle à mon souvenir, il y a près de trois mois. Elle fit un grand éclat de rire : Sachez, Adolphe, lui dit-elle d'un air plus sérieux, qu'il y a trois cents ans. (Ibidem, tome I, vol. 3, p. 278)

11. « Conte » originellement inséré dans le roman intitulé Histoire d’Hypolite, comte de Douglas, paru en 1690, selon le principe du récit dans le récit. Il en a d'abord été extrait par Charles Garnier, puis abondamment repris dans des édi¬ tions de colportage. 12. En fait, la séquence est dédoublée dans le Perceforest, puisque Zéphyr trans¬ porte certes Troïlus dans la tour auprès de Zellandine, mais il dépose aussi le Chevalier doré, alias Nestor, dans le verger de Néronès après l'avoir soustrait à la haine de ses « confrères » démoniaques.

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La similarité de situation, et même de dialogue, n'en est pas moins considérable. On finit par se dire que ces coïncidences sont un peu trop nombreuses et frappantes pour n'être que cela. Il est vrai que l'intertexte officiellement annoncé dans ce conte est d'une part l'Histoire de Psyché, telle qu'elle a été popularisée par La Fontaine 13, et d'autre part la Jérusalem délivrée du Tasse, puisque Adolphe compare son sort à celui de Renaud pris au piège d'Armide. Mais cet hommage explicite ne vient pas à bout de la richesse du conte, et n'efface pas d'autres ressemblances, même (surtout ?) si elles ne sont pas consciemment reconnues. Au vu de ces traces du Perceforest présentes dans d'autres contes de Madame d'Aulnoy, on serait porté à croire que Belle-Belle ou le chevalier Fortuné s'en inspire également, et qu'en particulier son motif central, celui de la jeune fille déguisée en homme, est emprunté à l'aventure de "la pucelle Cuer d'Acier". Il s'agit pour¬ tant d'une fausse piste, et le prototype de Belle-Belle semble plutôt être un autre texte médiéval, plus ancien et a priori moins connu, le Roman de Silence d'Heldris de Cornouaille. On y retrouve, greffée sur la traditionnelle structure ternaire des contes, ici présente sous la forme des trois filles du vieux seigneur qui n'a pas d'héritier mâle et ne peut donc répondre à l'appel aux armes de son souve¬ rain, la situation de départ de Silence où la décision de « transfor¬ mer » une petite fille en garçon découle d'une loi injuste sur l'héritage imposée par le roi du pays. Dans le conte, chacune des trois jeunes filles tente sa chance sous un travesti masculin, mais comme il se doit seule la plus jeune réussit, en fonction de critères qui sont d'ailleurs assez curieux (sa haute taille et son goût pour la chasse, d'une part, mais aussi son extrême obligeance, vertu plu¬ tôt féminine à première vue). Elle connaît ensuite diverses aven¬ tures qualifiantes, qui culminent avec l'accusation portée contre elle par la reine dont elle a rejeté l'amour et les épreuves que cette mauvaise reine lui impose dans l'espoir de s'en débarrasser défi¬ nitivement. Mais la révélation de son sexe à l'instant de son sup¬ plice lui permet d'accéder à la récompense canonique, le mariage royal :

13. Dans Les Amours de Psyché et Cupidon, publiées en 1669. Certes, la référence « officielle » aux Amours de Psyché se justifie du fait que le nom de Zéphyr, dans le Perceforest, est sans aucun doute repris du texte d'Apulée, mais les attributs et les fonctions de ce Zéphyr-là sont bien différents de son modèle antique, et ce sont eux que reprend à son tour Madame d'Aulnoy.

TRACES DU ROMAN DE PERCEFOREST À LA FIN DU XVIIe SIÈCLE

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Lorsque l'on eut attaché Fortuné à un poteau, l'on arracha sa robe et sa veste pour lui percer le cœur : mais quel étonnement fut celui de cette nombreuse assemblée, quand on découvrit la gorge d'albâtre de la véritable Belle-Belle ! Chacun connut que c'était une fille innocente, accusée injustement. [...] L'on courut annoncer ces surprenantes nou¬ velles au roi, qui s'abandonnait à une profonde tristesse 14. Dans ce moment la joie prit la place de la douleur ; il courut dans la place, et fut charmé de voir la métamorphose de Fortuné. Les derniers soupirs de la reine suspendirent un peu les transports de ce prince ; mais comme il réfléchit sur sa malice, il ne put la regret¬ ter, et résolut d'épouser Belle-Belle, pour lui payer par une couronne les obligations infinies qu'il lui avait... (Ibidem, tome I, vol. 3, p. 131)

Dans tout ce scénario, le travestissement de Belle-Belle sous le masque du chevalier Fortuné est essentiel : ce n'est que grâce à cet élément que le conte existe et fait sens ; mieux encore, l'ambiguïté sexuelle qui caractérise l'héroïne autorise l'auteur à lui attribuer à la fois des aventures masculines, et des traits habituellement carac¬ téristiques des princesses. Bien que d'autres références médiévales puissent intervenir (ainsi, par exemple, le schéma de la vie de saint(e), où la jeune fille entrée au monastère sous un habit masculin est accusée d'avoir engendré un enfant avec une pénitente, jusqu'à ce qu'à sa mort, le dévoilement de son corps réduise l'accusation à néant), l'histoire de Belle-Belle est dans les grandes lignes celle de Silence ; il faut tou¬ tefois préciser que ce roman reprend en l'enrichissant et en en modifiant certains éléments un épisode de la « vie de Merlin » telle qu'elle figure dans la Suite du Merlin, troisième volet de la plupart des manuscrits complets du Lancelot-Graal. Or, si l'on n'est pas cer¬ tain que la diffusion du Roman de Silence ait été considérable au Moyen Âge, la renommée de Merlin s'est prolongée bien avant dans le XVIe siècle, dont les premières décennies ont vu plusieurs éditions d'une sorte de compendium de matériaux merlinesques, et le texte d'Heldris de Cornouaille, où le prophète apparaît dans la séquence finale, a pu bénéficier de ce succès. Ce qui est le plus frap¬ pant, en tout cas, c'est que le motif du travesti n'est pas employé gratuitement, à titre pour ainsi dire décoratif, comme il l'est en définitive dans l'histoire du Chevalier Doré et de Cuer d'Acier,

14. Le roi, en effet, est lui-même fort attiré par Fortuné (qui est épris(e) de lui) ; voir à ce sujet les analyses d'Anne Defrance, Les contes de fées et les nouvelles de Madame d'Aulnoy (1690-1698), Genève, Droz, 1998, chapitre III, pp. 309-320. Il faut préciser aussi que la reine n'est pas l'épouse du roi, mais sa sœur : veuve et libre, sa passion apparaît donc comme moins coupable.

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mais utilisé comme un ressort dramatique original dans le cadre d'un conte qui sort de l'ordinaire, et où les signes habituels de la féerie sont d'ailleurs réduits au minimum. Au terme de cette ébauche d'enquête, on aboutit à des résultats un peu déconcertants : un motif fondateur de l'un des « contes de fées » les plus connus, que tout le monde s'accorde a priori à recon¬ naître comme originaire du Roman de Perceforest, se révèle en fait beaucoup plus éloigné de son prétendu modèle médiéval qu'il n'y paraît. Parallèlement, un épisode qui a dans un premier temps joui d'un certain succès de librairie sous la forme d'un texte indépen¬ dant semble disparaître à peu près totalement au XVIIe siècle, sauf à subsister sous une forme si générale qu'on ne peut véritablement parler d'héritage ou d'influence. En revanche, un certain nombre de micro-motifs ou de situations qui remontent nettement au texte médiéval se rencontrent dans les « contes de fées » d'un auteur comme Madame d'Aulnoy, plus originale, ou plus marginale, que ne l'est Perrault. Mais le « réservoir » de thèmes innombrables qu'est le Perceforest n'est pas seul en cause ; l'empreinte médiévale se fait sentir par le biais d'autres œuvres de référence, comme le Roman de Silence. Il ne s'agit jamais vraiment de preuves indé¬ niables d'une parenté, jamais, selon des critères modernes et ana¬ chroniques, de plagiat ou de pastiche : mais tout un réseau de signes attirent l'attention sur une « couleur » médiévale des contes, comme si l'intertexte du Moyen Âge restait plus sensible que ne voulaient le croire les héritiers de Ronsard et de Boileau. Anne BERTHELOT University of Connecticut, Storrs

Le mirage du Moyen Âge

C'est avec raison que les fleurs de lys sont les marques de leur royaume vu que ces fleurs qui sont si belles et si agréables ont la tige et les racines laides et de mauvaise odeur. Les choses ne sont pas par¬ faites dès le commencement, et Dieu n'a montré que petit à petit les biens qu'il voulait faire à la nation française b

Cette métaphore originale, audacieuse et prégnante se trouve à la fin du premier volume de l'Histoire de la monarchie française, celui que Charles Sorel, en 1629, a consacré aux rois de la première race, c'està-dire aux trente-six Mérovingiens qu'il a passés en revue en plus de huit-cents pages. Faut-il en déduire que Sorel, historiographe de France, méprisait le Moyen Âge ? Mais qu'est-ce qu'un historien par intermittence, un romancier amateur de variété doublé d'un critique littéraire féru de classifications, qu'est-ce que Sorel donc pouvait reprocher à ces siècles qu'on n'avait même pas encore réunis par l'amusant oxymoron de Chapelain, « la moderne antiquité » 1 2 ? Bien que les dictionnaires du XVIIe siècle n'appliquent l'expression « moyen âge » qu'à un individu qui n'est ni jeune ni vieux, le Robert affirme que c'est en 1641, à la fin du règne de Louis XIII, que la période

1. Sorel, Histoire de la monarchie françoise où sont descrits lesfaicts mémorables & vertus héroïques de nos anciens Rois. Paris, Louis Boulanger, 1632. Privilège 1629, Achevé d'imprimer 1630. 2 volumes. I, p. 803. Dans l'épître à Louis XIII, cet argu¬ ment sert plutôt de base à la flatterie : « Nos premiers rois, dont le règne n'ayant rien qui puisse atteindre à la merveille du vôtre ... » n. p. 2. De la Lecture des vieux romans. Publié pour la première fois avec des notes par Alphonse Feillet (1870). Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 13. Le dialogue De la Lecture des vieux romans se déroule en 1647 ; les oeuvres historiques de Sorel ont commencé à paraître plus tôt.

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qui sépare l'Antiquité de la Renaissance porte enfin un nom propre en français, et se définit autrement que par des négations 3. En 1643 et en 1646 on découvre des tombes mérovingiennes à Saint-Germaindes-Prés. Dans les années cinquante, on retrouve aussi le trésor de Childéric à Tournai4. Le Moyen Âge est à la mode au XVIIe siècle. En Romande, la parution de cet Amadis de Gaule dont le titre même évoque les origines de la France marquait déjà un retour à un certain Moyen Âge. Roman et histoire ont souvent fait bon ménage : la quête du Graal, d'après le Lancelot en prose, s'achève en 454 5 ; les Bergeries de Juliette, publiées en 1575, racontent les batailles de Charles-Quint. En 1602, Henry du Lisdam situe son étonnante Histoire ionique en Gaule ; Vital d'Audiguier fait la même chose en 1606, dans sa Flavie6. C'est dans L'Astrée d'Honoré d'Urfé que j'examinerai la place du Moyen Âge, et ce, pour trois raisons. D'une part, parce que ce roman qui se passe dans la Gaule du Ve siècle a commencé à paraître à l'aube du XVIIe siècle, en 1607. D'autre part, parce qu'il a été considéré à bon droit comme le premier roman historique 7, ou plus précisément comme un des « précurseurs de l'histoire-fiction » 8. Enfin, parce que Sorel lui-même a souvent parlé de L'Astrée dans ses œuvres de fiction et dans ses œuvres de critique. C'est d'ailleurs peu après avoir lu L'Astrée que Sorel s'est lancé dans la rédaction du premier de ses trois livres d'histoire, YAdvertissement sur l'histoire de France. Dans son œuvre romanesque, Sorel a préféré favoriser les temps modernes (seule l'Orphize se déroule dans un cadre vaguement antique et païen). Mais ses deux personnages les plus célèbres, Francion et Lysis, se réfèrent explicitement à la litté¬ rature du Moyen Âge. Francion, l'amateur de « gorgiases infantes », a dévoré les romans de chevalerie 9 ; Lysis, le berger extravagant.

3. Je remercie Vincent Pollina qui m'a aidée à cerner ce problème de terminologie. 4. May Vieillard-Troiekouroff, « Contribution des érudits du XVIIe siècle à notre connaissance des temps mérovingiens », pp. 71-83. XVIIe siècle, Présence du Moyen Âge dans la France du XVIIe siècle (Art, Littérature, Érudition), 1977, n° 114-115. 5. F. Lot, Etude sur le Lancelot en prose, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, 1954, p. 61 6. La Flavie de La Ménor. Paris, Toussaint du Bray, (privilège de juin 1605), 1606, 174 p. 7. Maxime Gaume, Les Inspirations et les sources de l'oeuvre d'Honoré d'Urfé. Saint-Étienne, Centre d'Etudes Foréziennes, 1977, p. 142. 8. Michel Rouche, Gaulois et Francs, Honoré d'Urfé historien : 1568-1625, Paris, Association des amis d'Honoré d'Urfé, 1987, p. 2. 9. L'expression « roman de chevalerie » ou « livre de chevalerie » revient fré¬ quemment sous la plume de Sorel critique (voir par exemple La Bibliothèque française, Paris, Par la Compagnie des Libraires du Palais, 1664, pp. 148,149,156,162,164,172).

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grand amateur de romans et de pastorales, juge que l'habit de che¬ valier ressemble à celui d'un « chef de guerre de l'antiquité » 10. L opinion de Sorel sur d'Urfé est cruciale, parce que, comme l'ont prouvé Jean-Pierre Leroy n, Gabrielle Verdier 12 et Daniel Riou 13, Sorel est à la fois un historien du Moyen Âge et un théoricien de l'histoire. La confrontation de son œuvre et de celle d'Honoré d'Urfé pourra éclairer ce que Jacques Le Goff appelle « la mentalité historique d'une époque » 14, celle du premier dix-septième siècle, en nous permettant d'examiner le Moyen Âge tel qu'on le voyait au XVIIe siècle. En 1946, l'étude de l'image que le XVIIe siècle se faisait du Moyen Âge s'intitule Attitudes of Seventeenth-Century France Toward the Middle Ages 15. Dans ce livre magistral, derrière le mot « attitude », il y a point de vue, opinion, mais il y a aussi un soupçon de pose théâtrale. Parler d'« attitude » suppose une distance, un espace qui permet d'exercer le jugement. En 1977, la Société d'Étude du XVIIe siècle choisit pour thème de réflexion « Présence du Moyen Âge au XVIIe siècle ». La proximité est incontestable, le mot « présence » renvoie à un état de fait. Entre « attitudes » et « présence », le Moyen Âge change de statut ; l'objet devient sujet. Nos hôtes de l'Université de Versailles nous ont proposé une orientation plus explicite dans un raccourci fulgurant : « Du roman courtois au roman baroque », formule qui sous-entend une filiation et non seu¬ lement une succession, qui escamote les siècles et met en valeur les pièges posés par deux épithètes également formidables : « cour¬ tois » et « baroque ». Ces adjectifs, ces concepts, qui croulent sous les sens et les connotations constituent des cadres fort souples. En songeant aux relations de L'Astrée, roman baroque par excel¬ lence, avec le roman courtois, j'ai voulu, dans un premier temps.

10. Sorel, Le Berger Extravagant, Paris, Toussaint du Bray, 1627-1628, 3 vol. Introduction de Hervé D. Béchade. Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 388. Sorel écrivait alors VAdvertissement de son histoire de la monarchie. 11. « La littérature médiévale dans la Bibliothèque françoise de Sorel », Moyen Âge et Littérature comparée, Paris, Didier, 1967, pp. 103-112. Le critique relève « la grande tolérance des jugements » (p. 104) et l'introduction de « la notion du rela¬ tif » (p. 111). 12. Charles Sorel, Boston, Twayne Publishers, 1984, pp. 94-100. 13. « Charles Sorel, historien et historiographe de France », L'Histoire au XVIIe siècle, dirigé par Suzanne Guellouz, Paris, Klincksieck, Littératures classiques. Numéro 30 - printemps 1997, pp. 145-157 14. Histoire et mémoire, Gallimard (1977), éd. de 1988, p. 219. 15. Nathan Edelman, Attitudes of Seventeenth-Century France Toward the Middle Ages, New York, King's Crown Press.

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traiter des valeurs courtoises. Comme Nathan Edelman 16, je croyais l'amour courtois indissociable des discussions sur l'amour, l'amour courtois étant essentiellement une manière de parler d'amour. Les nombreux débats astréens auraient pu, auraient dû, renfermer des notions liées à ces valeurs courtoises qui sont, en principe, incar¬ nées par les chevaliers et les dames qui hantent le roman. « Courtois » et « courtoisie » reviennent 150 fois dans les trois pre¬ mières parties de L'Astrée 17. « Courtoisie 18 » est le plus souvent synonyme de civilité, de politesse. C'est d'ailleurs le seul sens que lui donne encore le Dictionnaire de Furetière en 1690 19. Honoré d'Urfé et ses personnages considèrent la courtoisie comme un devoir dont les lois sont celles mêmes de l'hospitalité 2U. Attila, le fléau de Dieu, peut être « doux et courtois » envers ceux qui se sou¬ mettent à lui21. Dans deux types de contextes cependant, la cour¬ toisie prend une signification curieuse. Quand elle est une ombre ou un voile pour l'amour, « courtoisie » est une forme de respect. À la limite, cette courtoisie est le propre de celui qui feint d'aimer ou de celui qui agit non par amour, mais par courtoisie 22. Par ailleurs, l'inconstant Hylas, le personnage que l'on a souvent com¬ paré à Galaor, le frère et l'antithèse d'Amadis, Hylas, donc, utilise deux fois l'adjectif « courtois » en l'appliquant à des femmes qui ne se montrent pas du tout sévères. « La courtoise Parthénopé 23 » accepte sans difficulté que le jeune homme lui fasse la cour. Parmi

16. Edelman, op. cit., p. 396. Surprise aussi en faisant une recherche rapide dans La Prétieuse de l'abbé de Pure, texte qui décrit en 1668 une doctrine amoureuse dans un cadre qui rappelle les cours d'amour médiévales. ARTFL (Frantext en France) nous apprend que précieux et précieuses n'ont utilisé ni le mot « cour¬ tois », ni le mot « courtoisie ». 17. 72 fois dans la quatrième partie apocryphe (beaucoup plus, donc). 18. F'expression « toute sorte de courtoisies » qui suppose « plusieurs diffé¬ rentes espèces » (Furetière) qu'on ne se donne pas la peine de distinguer apparaît une seule fois dans les 3 premières parties, mais 5 fois dans la quatrième. 19. « COURTOIS, OISE. adj. Qui a de la civilité, des maniérés honnestes & agréables, qui fait un accueil doux & gracieux à tout le monde. La marque d'un honneste homme c'est d'estre courtois. Un brave Cavalier est courtois aux Dames ». 20. Le druide Adamas explique « que la courtoisie entre toutes les vertus, estait celle qui attirait plus le cœur des hommes, et qui estait aussi plus propre et natu¬ relle à une personne bien née » (Astrée, Nouvelle édition publiée sous les auspices de « la Diana » par M. Hugues Vaganay. Préface de M. Louis Mercier. Lyon, P. Masson, 1925. Genève, Slatkine Reprints, 1966, 5 vol., III, p. 27. 21. Astrée, II, p. 525. 22. Astrée, I, p. 332. 23. Astrée, III, p. 351. « Et plus je voyais que mon service ne lui déplaisait point, et plus j'en devenais amoureux », confesse Hylas (II, p. 134)

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les femmes qu'Hylas a recherchées, celles qui sont traitées de « courtoises » semblent parentes des courtisanes 24. Ce n'est donc pas par le biais de la courtoisie que l'on peut aborder l'étude de l'influence des romans courtois sur L'Astrée. Si la réflexion sur l'amour se fonde surtout sur la philosophie néo-platonicienne (avec quelques rappels du Roman de la Rose), la narration d'aventures amoureuses, elle, a des sources essentielle¬ ment médiévales et romanesques. Honoré d'Urfé est de ces hommes qui n'auraient probablement rien écrit s'ils n'avaient rien lu. C'est à cause de lui que la SATOR 25 est née ! D'Urfé avait une riche bibliothèque héritée de ses grands-parents où se trouvaient aussi bien le Recueil des histoires de Troie que le Roman du Graal en prose et le Roman de Tristan 26. L'une de ses grands-mères était Anne de Graville, une poétesse cultivée qui vécut à la cour de François Ier. D'Urfé aurait-il pu s'écrier : « Malheur soit aux anciens qui ont dérobé mes pensées ! 27» ? Je ne crois pas, parce qu'il ne donne pas à l'in¬ vention le même sens ou la même importance que nous. Emmanuel Bury a expliqué que « 1 'inventio ne craint pas la memoria, c'est-à-dire que la création ne s'oppose pas à la tradition 28 ». Chez Honoré d'Urfé, les souvenirs de lecture servent de tremplin, de point de départ. Le romancier s'est si souvent inspiré des œuvres du Moyen Âge que Jean Frappier a traité L'Astrée de « relais »29. Mais, pour mieux nous surprendre, d'Urfé modifie sys¬ tématiquement tout ce qu'il emprunte. Ses deux procédés favo¬ ris sont l'amalgame et l'inversion. Il se plaît à prêter un cadre

24. « J'ay aymé des filles, des femmes, et des vefves; j'en ay recherché des moindres, d'égales à moy, et de plus grande qualité que je n'estois ; j'en ay servy de sottes, de ruzées, et de bonnes ; j'en ay trouvé de rigoureuses, de courtoises, et d'insensibles à la haine et à 1' amour. J'en ay eu de vieilles, de jeunes et autres qui estaient encores enfans ; je me suis pieu à la blonde, à la noire, et à la claire brune » (II, p. 562). 25. Société d'analyse de la topique dans les oeuvres romanesques avant la Révolution. 26. Gaume, op. cit., p. 661 et 667. 27. Sorel prétend dans la Bibliothèque françoise (1664) que Guez de Balzac aurait pu dire « comme fit un autre autheur illustre en pareille occasion : Malheur soit aux anciens qui ont dérobé mes pensées ! » (pp. 129-130). 28. « À la Recherche d'un genre perdu : le roman et les poéticiens du XVIIe siècle », Perspectives de la recherche sur le genre narratif français du dix-septième siècle, Pise, Edizioni Ets, Éditions Slatkine, 2000, p. 14. 29. Remarque faite pendant la discussion qui a suivi sa communication sur « Les Romans de la Table ronde et les lettres en France au XVIe siècle », Moyen Âge et littérature comparée, Actes du septième congrès national, Poitiers, 1965. Paris, Didier, 1967, p. 206.

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historique original à des aventures qui ne le sont pas, et il combine ces aventures d'une manière déroutante. Alcippe, le premier per¬ sonnage dont on nous rapporte la vie dans L'Astrée, se joint au roi Arthur en train de fonder à Londres l'ordre des chevaliers de la Table ronde30, après avoir servi Arcadius, empereur de Byzance, et après s'être battu contre Alaric, roi des Wisigoths ! Pourquoi pas ? Chez l'Arioste, le roi Arthur est bien l'ami et l'allié de Pharamond 31 ! Lindamor, le chevalier favori d'Honoré d'Urfé, vit certaines aven¬ tures de Lancelot, chevalier de la Table ronde, ainsi que certaines aventures de Florizel de Niquée, personnage des Amadis 32. Lorsque les chevaliers astréens rencontrent des périls similaires à ceux que rapportent les poèmes héroïques italiens, d'Urfé atteint un résultat inattendu : Damon d'Aquitaine combine des aventures amusantes, mais qui viennent de la sombre Jérusalem du Tasse, avec des aven¬ tures dramatiques, mais qui viennent du plaisant Roland furieux de l'Arioste. Honoré d'Urfé, lui, reste le Zeuxis du genre romanesque. Comme Zeuxis, peintre nommé dans L'Astrée, il a l'art de produire un chef d'œuvre personnel à partir de modèles nombreux 33. Les sources se multiplient et s'accompagnent même d'une paro¬ die des sources, dans le cas du plus étrange des chevaliers astréens, le jeune homme qui raconte l'histoire la plus longue, la plus com¬ plexe, la plus scabreuse, celui qui n'attend un jugement que du druide Adamas lui-même, celui qui est très probablement le reflet du duc de Bellegarde, l'amant de Gabrielle d'Estrées, le rival d'Henri IV. Alcidon recherche Daphnide, et les jeunes gens sou¬ rient quand ils se parlent comme deviseraient un chevalier et sa dame au Moyen Age 34. Ils sont parfaitement conscients de jouer lorsqu'ils ravivent certaines traditions courtoises. Une visite que le jeune homme rend à Daphnide se présente comme une « périlleuse aventure » à « parachever » ; il y a des « conditions » à remplir pour mériter le droit d'entrer dans une « maison enchantée ». Il faut se montrer « digne du nom de chevalier errant » pour vivre « l'aven¬ ture de la parfaite amour ». Alcidon, très souvent appelé « cheva¬ lier », agit effectivement comme un « chevalier sans reproche ». Il passe la nuit près de la femme qu'il aime, en tout bien tout hon-

30. I, p. 60, p. 63. 31. Le Roland furieux, chant VI, 38, chant XXXII, 86 ; chant XXXIII, 8. 32. Voir mon Protée romancier, Paris-Bari, Schena-Nizet, 1996, pp. 221 sq., 248 sq. 33. J'ai développé cette comparaison dans « De l'Utilité de l'imposture », PFSCL, n 31, 1989, pp. 455-467. 34. III, pp. 98-131.

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neur. Le lendemain matin, Daphnide ne l'autorise pourtant pas à lui donner sa chemise de peur qu'« il ne la décousît ou la déchirât ». Comme pour signaler les origines livresques de cet épisode excep¬ tionnellement divertissant, la jeune fille fort spirituelle qui leur sert de chaperon tient « un livre à la main ». Origines livresques encore pour les histoires des bergers foréziens. J'ai montré ailleurs pourquoi et comment L'Astrée est fille des Amadis 35. Non sans humour, d'Urfé adapte les célèbres mésaven¬ tures d'Amadis et de ses descendants pour les attribuer à de modestes bergers. 11 fait de Céladon, son héros principal, le pen¬ dant « baroque » et moralisé du prestigieux Amadis de Gaule. Pour ceux qui n'auraient pas perçu la similitude, le romancier précise dans la préface de la deuxième partie du roman que le berger aime « à la vieille gauloise » 36. Comme ses contemporains, d'Urfé ne recule pas devant la redondance : « gaulois » appelle l'épithète « vieux » 37. Dans L'Astrée pourtant l'adjectif est particulièrement ironique. Rapprocher Céladon des vieux gaulois, c'est le distinguer non de ses contemporains (puisqu'ils sont gaulois) mais des contemporains de l'auteur. On rapproche ainsi le héros, parangon de fidélité, d'un modèle lointain qui aurait le halo de l'idéal. Mais « gaulois » signifiait déjà au XVIIe siècle « hommes gais & aimants joye & liesse » 38. Les Gaulois ont depuis Jules César une réputation d'inconstance 39 ! Les paradoxes - même superposés - n'arrêtent pas d'Urfé. Bien au contraire ! L'histoire des Gaules 40, dans L'Astrée, ne se sépare pas de celle des chevaliers foréziens. Le premier point de jonction entre le monde du roman et celui de l'histoire est un personnage tout à fait authentique, Guyemant. Dès la première partie de L'Astrée, grâce à un récit, nous apprenons que ce jeune homme fréquente Marcilly,

35. « Honoré d'Urfé, lecteur des Amadis », Colloque de Tours, 1990. Communi¬ cation adaptée dans « Fortune des chevaliers. Fortune des bergers », Cahiers du XVIIe, Automne 1992, 6:2, 1-12 pp. 36. Astrée, II, p. 4. 37. Même redondance chez Sorel, Bibliothèque françoise, éd. cit., p. 192, 253. Connoissance des bons livres, Paris, André Pralard, 1671, p. 366. 38. Dictionnaire de Furetière, 1690. 39. Commentaires des Gaules, III, ch.10. La remarque se retrouve chez Fauchet (Les Antiquitez, Genève, Paul Marceau, (épître de 1599), 1611, p. 105) et Pasquier (Les Recherches de la France, I, ch. 4). 40. Sur l'histoire des Gaules, voir surtout Claude-Gilbert Dubois, Celtes et Gaulois au XVIe siècle. Le développement littéraire d'un mythe nationaliste avec l'édition critique d'un traité inédit de G. Poster, Paris, Librairie Vrin, 1972, 205 p.

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la capitale du Forez, et se lie d'amitié avec le prince Clidamant, le fils de la Dame du Forez. On nous dit aussi qu'aux côtés de Mérovée, Guyemant participe à la bataille des Champs Catalauniques41, l'évé¬ nement historique le plus souvent mentionné dans L'Astrée. Le second point de jonction entre le roman et l'histoire est le person¬ nage de Mérovée lui-même. Après la bataille des Champs Catalauniques, le roi reçoit le soutien de trois chevaliers foréziens. Sa mort est annoncée dans la deuxième partie du roman. Le fils de Mérovée, Childéric, est l'ami de Guyemant ; il se lie avec les trois chevaliers foréziens qui, dans la troisième partie du roman, paient cher leur fidélité à un prince indigne. On le constate, la narration de l'histoire ne s'organise pas autour de la biographie d'un roi, mais autour d'événements « organisés en force causative ou oppositive », caractéristique de l'historiographie du XVIe siècle 42. Dans ses Epistres morales, d'Urfé dit expressément que l'oubli a si bien couvert l'histoire de la Gaule que l'on n'en connaît rien avec certitude 43 ; or c'est justement cette époque obscure qu'il a choisie pour donner une charpente au récit et un contrepoids aux aven¬ tures. L'histoire gardera donc toujours un parfum de légende chez lui ; elle se distingue à peine de la mythologie. C'était déjà le cas dans sa première œuvre, La Triomphante entrée, où d'Urfé évoquait le mythe des origines troyennes de la France. Dans L'Astrée, l'imi¬ tation des romans bretons et de leurs descendants autorise l'auteur à assouplir les quelques données historiques relativement sûres qu'il présente. Peu après avoir commencé à écrire L'Astrée, Honoré d'Urfé se lance dans l'épopée, en racontant les débuts de la maison de Savoie dans une Savoisiade qu'il ne terminera pas. L'histoire, définitivement, cède le pas à la légende, mais c'est encore et tou¬ jours le Moyen Âge, le temps lointain des aïeux, qui le fascine. Au moins deux des contemporains d'Honoré d'Urfé ont dû s'étonner de la Gaule astréenne 44. Étienne Pasquier, le savant auteur des Recherches 45, reçoit pour ses étrennes, en 1607, une copie de la première partie de L'Astrée. Il vient lui-même de faire paraître la

41.1, p. 86. 42. C.-G. Dubois, La Conception de l'histoire en France au XVIe siècle (1560-1610), Paris, Nizet, 1977, p. 166. 43. Ed. de 1619, pp. 221-222. 44. Il est intéressant de relever que tous les deux sont des « Politiques » alors que d'Urfé, lui, est un Ligueur et même un Nemouriste. Sorel est né trop tard pour prendre position du vivant d'Henri IV, mais il parle du « venin de la Ligue », Histoire, II, p. 139. 45. La première édition des Recherches remonte à 1560. Pasquier meurt en 1615.

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section des Recherches qui est consacrée à la littérature médiévale. Il remercie d'Urfé en lui envoyant une longue épître élogieuse où il commente le cadre géographique et son influence sur l'aspect pas¬ toral du roman. Il ne dit absolument rien de la présentation de l'histoire ou de la chevalerie. Même attitude chez Sorel. En 1627, il est encore seulement le neveu d'un historiographe de France quand il parodie le cadre idyllique astréen dans son Berger extrava¬ gant 46, sans se hasarder à rattacher les délires du héros à une société médiévale. La folie, peut-être, a ses limites. Sorel reproche aux roman¬ ciers leurs anachronismes et insiste sur un détail infime, la mention incongrue de visières dans la description des armures de chevaliers dits gaulois 47. Effectivement, le mot « visière » n'apparaît qu'en 1243. Sorel ne blâme pas directement d'Urfé. L'auteur de L'Astrée est pour¬ tant coupable : il mentionne dix fois des visières dans les trois pre¬ mières parties de ce roman qui se déroule au Ve siècle 48 ! Par ailleurs, Sorel note dans ses Remarques sur le Berger extravagant : Que si l'on allégué qu'au temps de Merovee et de Chilperic (sic) il n'y avoit point de bergers en forests qui pussent estre si doctes et si courtois que ceux cy, c'est une grande sottise que de parler de la sorte. Ne sçait on pas que dedans les livres l'on rend tousjours les choses plus parfaites qu'elles ne sont49.

La Gaule astréenne serait donc simplement et légitimement une Gaule embellie par une plume élégante. Deux ans après, dans son Histoire de la monarchie, Sorel remarque que les rois gaulois, « ces héros anciens [...] croyaient que les armes étaient les membres d'un guerrier » 50. Il décrit leurs violences. Il ne relèvera pas néanmoins que le Mérovée d'Honoré d'Urfé ne se conduit pas comme le Mérovée de l'histoire. Si Sorel et d'Urfé admettent tous les deux que ce roi franc s'est emparé de l'héritage des fils de Clodion, si tous les deux décrient la conduite scanda¬ leuse du propre fils de Mérovée, Sorel seul explique que Mérovée a assiégé Paris. « Il réduisit les habitants à une telle famine par un long siège, qu'ils furent assez heureux de se rendre » 51. Honoré

46. Le Berger extravagant, Paris, Toussaint du Bray, 1627-1628, 3 vol. Introduction de Hervé D. Béchade. Genève, Slatkine Reprints, 1972. 47. Connaissance des bons livres, p. 107. Sorel blâme surtout la Cassandre de La Calprenède (1642). 48. Damon d'Aquitaine par exemple porte une visière (III, 295). 49. Le Berger extravagant, p. 520. 50. Hisoire de la monarchie, p. 33. 51. Histoire de la monarchie, p. 63.

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d'Urfé, lui, a voilé cette bataille 52 dont il avait pourtant lu la des¬ cription chez Du Haillan et chez Fauchet, ses principales sources. Peut-être cette affaire aurait-elle rappelé le souvenir d'Henri IV assiégeant la capitale qui lui résistait. Par ailleurs, d'Urfé a montré Méthine, l'épouse de Mérovée, vivant à Paris « pour être comme le centre des conquêtes » du roi franc 53, alors que Sorel, lui, signale que Clovis fut le premier roi qui choisit de s'installer à Paris 54. En 1667, dans la Bibliothèque françoise, Sorel recommence à faire l'éloge de L'Astrée qui, dit-il, renferme des exemples de toutes les sortes d'accidents qui peuvent arriver entre les personnes qui aiment, et fque] cela est parfaitement accommodé au temps que cela est introduit, quoiqu'on tienne que, de plus, ce sont toutes aventures modernes qui ont été déguisées de cette façon55.

« Parfaitement accommodé au temps que cela est introduit » ... les aventures amoureuses seraient assorties au cadre gaulois tout en étant modernes. Cependant, comme l'a reconnu Roger Guichemerre, « c'est la fiction galante qui explique les événements historiques » chez d'Urfé 56. Péché véniel, selon Sorel, car les romans qui ont pris leur sujet dans l'antiquité (...) s'exemptent quand ils veulent de s'accommoder à nos coutumes, et telles bigearreries qu'ils rapportent, on les défend en disant que l'on vivait alors de cette manière 37.

Le romancier passe pour un historien. Sorel ira même jusqu'à adapter une remarque d'Aristote 58 pour l'appliquer à ces romans qui traitent cavalièrement de l'histoire : Si les choses n'y sont décrites telles qu'elles sont, on les fait telles qu'elles devraient être 59.

52. Dans l'histoire de Tircis et Laonice, « bergers parisiens », il est dit : « En ces temps, parce que les Francs, les Romains, les Goths et les Bourguignons se fai¬ saient une très cruelle guerre », la peste sévit (I, p. 253). 53. II, p. 654. 54. Histoire de la monarchie, p. 161. 55. P. 176. Sorel ne se montre pas plus sévère pour le Polexandre de Gomberville (qui serait Charles Martel) ou pour le Pharamond de La Calprenède. 56. « Rois barbares et galants (Histoire et romanesque dans quelques épisodes de PAstrée) », p. 52. XVIIe siècle, Présence du Moyen Âge dans la France du XVIIe siècle (Art, Littérature, Érudition), 1977, n° 114-115. 57. Bibliothèque françoise, p. 187. 58. La Poétique, comparaison de Sophocle et d'Euripide. 59. Connaissance des bons livres, p. 145.

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Il est difficile de croire que c'est le même homme qui a déclaré que « la vérité [...] est l'âme de l'histoire » 60, ou que c'est le même homme qui se montre tellement sévère pour Belleforest, pour Jean Lemaire de Belges, et surtout pour Ronsard 61 ; peut-être est-ce l'ex¬ trême fusion de l'histoire et des mythes qui excite l'esprit critique de Sorel. Ni Pasquier, ni Sorel, ni bien d'autres commentateurs de L Astrée ne se montrent surpris par le plus fondamental des ana¬ chronismes, la confusion entre le haut Moyen Âge, le temps de Mévovée et des Gaules, et le bas Moyen Âge, le temps des cheva¬ liers et de la France. Il y a un étrange télescopage du Ve siècle et du Xlle siècle, une parfaite fusion du temps des récits oraux et du temps des romans bretons. Il y a en fait deux Moyens Âges dans L'Astrée 62 qui ensemble constituent ce « Moyen Âge énorme et délicat » qui jouit du pouvoir de charmer les poètes de tous les temps 63. Entre Honoré d'Urfé historien et Sorel historien, il y a une diffé¬ rence de perspective et une différence de classe sociale. Jacques Le Goff a proposé d'analyser les écarts entre les historiens à la lumière de leur conception du temps64. « Le temps du bourgeois [...] dis¬ tingue de plus en plus présent / passé / futur et [...] s'oriente plus délibérément vers le futur » ; c'est le temps de Sorel. C'est le temps de celui qui croit au progrès et qui compte sur l'avenir 65. C'est le

60. Bibliothèque françoise, p. 322. 61. Belleforest, note-t-il, a écrit au temps où « on commençait de chasser la bar¬ barie de la France », mais il a été « un si étrange historien qu'il n'a point fait de conscience de mêler les fables de la poésie avec les vérités de l'histoire, confirmant ce qu'il dit de chaque roi de la première race par les vers de la Brandade de Ronsard (Bibliothèque françoise, p. 372). 62. Raymond Lebègue souhaitait que l'on adoptât la tournure anglaise « les Moyens Âges ». « Le Moyen Âge dans le théâtre français du XVIIe siècle : thèmes et survivances », p. 32. XVIIe siède, Présence du Moyen Âge dans la France du XVIIe siècle (Art, Littérature, Érudition), 1977, n° 114-115. 63. L'expression est de Verlaine dans Sagesse. 64. Le Goff, op. cit., p. 38. 65. D'Urfé aurait une perspective molinienne et Sorel une perspective augustinienne, si l'on accepte la distinction que fait Bernard Chédozeau entre « deux grandes voies : la voie des jésuites, molinienne, qui se signale par sa générosité et par l'ouverture au monde de cet ordre missionnaire, et la voie augustinienne, bien reçue des gallicans mais très rigide et peu soucieuse des réa¬ lités, parfois même tragique dans ses conséquences ». Bernard Chédozeau, « Les jésuites et l'histoire au XVIIe », p. 9. L'Histoire au XVIIe siècle, dirigé par Suzanne Guellouz. Klincksieck, Littératures classiques, numéro 30, printemps 1997.

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temps de celui qui ose se donner pour anagramme Sol ero clarus, Je serai un brillant soleil. Le temps de la noblesse, le temps du cheva¬ lier, « est un temps de la vitesse mais qui tourne facilement en rond, confondant les temps », c'est le temps d'Honoré d'Urfé. C'est le temps d'un grand seigneur qui souhaite que le Moyen Âge illustre à la fois les bienfaits de la foi catholique et les avantages de l'union des Français. C'est le temps d'un moraliste. Le système féodal et l'intolérance religieuse, évidemment, sont passés sous silence. Honoré d'Urfé cherche (et trouve) dans sa Gaule médiévale un modèle littéraire et un modèle politique. Un mirage étant « illusion, apparence séduisante et trompeuse » 66, le temps des rois légen¬ daires et des conduites chevaleresques se révèle un Moyen Âge éminemment baroque. Aristote ne considérait pas l'histoire comme une science 6/ et il la jugeait inférieure à la poésie68. Cela n'a pas empêché les Jésuites et les Oratoriens d'inclure l'histoire dans leur enseignement. Simone Mazauric l'a montré 69, le XVIIe siècle aime l'histoire en général et l'histoire de France en particulier. Pourquoi ? Peut-être parce que, en passant des Valois aux Bourbons, les Français sentent le besoin de confirmer la stabilité de leur monarchie. Ils recher¬ chent un « nouveau principe fédérateur », pense Marc Fumaroli70. La fin des guerres de religion, selon William F. Church, inspire une explosion d'écrits patriotiques 71. Peut-être parce que, lorsque les protestants 72 ont tenté de réfuter les miracles qui parsèment l'his-

66. Le Robert. Le mot n'existait pas encore au XVIIe siècle. 67. Le Goff, op. cit., p. 256. 68. Poétique, 1451 b. 69. Simone Mazauric, « L'Histoire, le roman et la fable : le statut épistémolo¬ gique de l'histoire dans les Conférences du Bureau d'Adresse », pp. 51-62. Voir dans le même sens, H.-J. Martin (Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), Genève, 1969, pp. 197 sq.). Les conclusions tirées du recensement des bibliothèques confirment un goût très vif du public pour l'histoire. 70. Marc Fumaroli, « Aux origines de la connaissance historique du Moyen Âge : Humanisme, réforme et gallicanisme au XVIe siècle », p. 6. XVIIe siècle, Présence du Moyen Âge dans la France du XVIIe siècle (Art, Littérature, Érudition), 1977, n° 114-115. 71. « France », dans National Consciousness History and Political Culture in Early Modem Europe, éd. par Orest Ranum, Baltimore et Londres, Johns Hopkins Press, 1975, p. 46. 72. Sorel critique Jean de Serres, « qui n'a point d'autre but que de faire une satire contre les Papes et contre quelques-uns de nos rois » (Advertissement, p. 20). Son livre a « une tête de linotte sur le corps d'un éléphant » (p. 164). D'après Sorel, ce sont même les historiens protestants qui auraient les premiers traité de « fai¬ néants » des rois qui passaient beaucoup de temps à prier (p. 172).

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toire de France (et surtout le récit de la conversion de Clovis), les catholiques ont voulu leur répondre et montrer l'antiquité du gou¬ vernement monarchique 73. En somme, à celui qui adopte un point de vue patriotique, il est impossible que le Moyen Âge paraisse barbare 74. Eglal HENEIN Tufts University

73. Rappelons que la loi salique a été introduite par les Francs Saliens du temps des Mérovingiens. 74. Edelman, op.cit., p. 184.

CHAPITRE II LA MERVEILLE ET L'AMOUR

Artus de Bretagne du XIVe au XVIIe siècle : merveilles et merveilleux

Artus de Bretagne, roman en prose composé au XIVe siècle dans l'entourage du duc de Bretagne, se situe en marge de l'univers arthurien1. C'est un texte très intéressant pour ce qui est de l'étude du genre romanesque : d'une part il rend compte de l'orientation biographique que prend volontiers la matière arthurienne au XIVe siècle, après les grands cycles en prose centrés sur le Graal, et d'autre part il a connu du XIVe au XIXe siècle une survie remar¬ quable, qui permet de travailler sur la longue durée 2. Je me pro¬ pose de voir comment le merveilleux, qui entretient des rapports très étroits avec le roman arthurien, évolue d'une version à l'autre. Le point de départ est constitué par les manuscrits du XIVe siècle donnant le texte premier, qui se termine de façon brutale sur un enchantement du clerc Estienne. Je travaillerai à partir du manuscrit

1. Ce texte n'est pas encore édité, mais a été étudié par Sarah Spilsbury dans sa thèse dactylographiée et reprise dans des articles : Artus de Bretagne : a critical Study, thèse, Aberdeen, 1972 ; « On the Date and Authorship of Artus de Bretaigne », Romania, 97, 1976, p. 63-76 ; « Traditionnal Material in Artus de Bretaigne », The Legend of Arthur in the Middle Ages, Studies presented to A. H. Diverres, éd. P. B. Grout, R. A. Lodge et E. C. K. Varty, Woodbridge, Suffolk, Boydell and Brower, 1983, p. 138-193. 2. Cette survie a été abordée par la thèse de Tcho Hye Young, La survie d'Artus de Bretagne du Moyen Age au XIXe siècle, Paris IV, 1994 ; elle a intéressé F. Suard dans une table ronde récente à Troyes (« Artus de Bretaigne, perspectives d'évolution », Table Ronde Réécritures arthuriennes en France et en Italie du XVIe au XVIIIe siècle, organisée par D. Quéruel, mars 2002, actes à paraître, éd. D. Guéniot, Langres), elle m'a aussi déjà retenue pour ce qui est des versions du XVe siècle (cf. note 11).

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BnF fr. 761, le plus ancien 3. Des XVe et XVIe siècles, on a conservé ce que Sarah Spilsbury appelle « la version commune », donnant une fin plus accomplie à ce texte à la clôture abrupte : Artus et Florence ont un fils et Artus hérite du trône 4. A côté de cette version com¬ mune, le XVe siècle conserve trois exemplaires de versions longues que je considérerai à travers le volume BnF fr. 12549. Le succès au XIVe et au XVe siècle, attesté par des allusions dans le Voir Dit de Guillaume de Machaut (1364) et dans Le Livre du Cuer d'Amour Epris de René d'Anjou (1457), se confirme au XVIe siècle, puisque le texte est alors édité à partir de la version commune. Deux incunables et douze éditions se succèdent, avant l'édition Nicolas Oudot de 1628 qui reprend l'édition de 1584, sur le fac-similé de laquelle j'ai eu le plaisir de travailler avec Nicole Cazauran5. En 1776, le comte de Tressan dans son Corps d'extraits de romans de chevalerie dans la Bibliothèque universelle des romans publie une version qui ne retient que le début du roman et où Artus épouse Jehanette. Il rejette les fées, « cette machine si grossière », et a pour souci principal la célé¬ bration des classes aristocratiques. Enfin Del vau, en 1859, publie Artus de Bretagne à Paris, chez Lécrivain et Toulon, dans un in-8 de 41 pages. Il ne saurait être question ici de dépasser le cadre séculaire proposé par le colloque : admirons néanmoins la longévité de ce récit qui, sans Graal et sans Merlin, a su retenir ses lecteurs durant six siècles : peut-être était-il autre chose qu'un de ces « fatras à quoi l'enfance s'amuse » et que dénonçait Montaigne6. Mon projet est de montrer que les reprises supposent à la fois une mise en œuvre et une lecture du merveilleux différentes. Ce merveilleux, qui est, me semble-t-il, une des composantes essentielles qui permit au roman médiéval de se construire comme genre7, change de nature du XIVe au XVe siècle : on passe d'un merveilleux inscrit

3. Il existe un autre manuscrit du XIVe siècle, Carpentras 403. On peut supposer aussi avec B. Woledge l'existence d'un manuscrit perdu, relevé dans l'inventaire de 1373 de la bibliothèque de Charles V (« Les manuscrits du Petit Artus de Bretagne », Remania, 63, 1937, p. 393-397). 4. Il s'agit des manuscrits Arsenal fr. 2992 (XVe s.), BnF fr. 1431 (XVIe s.). Le manuscrit New York Public Library 114 donne une fin quelque peu différente, mais guère plus développée. 5. Artus de Bretagne, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure, 1996. 6. Essais, « De l'institution des enfans », éd. P. Villey, Paris, P.U.F., 1924, 3e édition 1978, t. I, p. 175. 7. Voir sur ce point mes propositions dans Fées, bestes et luttons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose (XIlIe-XIVe siècles), Paris, Presses Universitaires Paris Sorbonne, 2002 et Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Champion, 2003.

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où le lecteur est guidé dans le jeu polyphonique et polysémique qui fonde le merveilleux, à un merveilleux caractérisé par des merveilles sans merveilleux inscrit, supposant un lecteur compétent et autonome, en particulier au niveau de la perception de l'intertextualité. Au XVIe siècle, l'horizon culturel se déplace et les pratiques de lecture associées aux versions longues d’Artus deviennent anachroniques : le merveilleux évolue dans le sens d'une lecture sans soucis, mettant en œuvre une surnature simplifiée rendant impossible le jeu polysémique.

I. Le merveilleux inscrit dans Artus au XIVe siècle Artus raconte l'histoire d'un riche héritier du duché de Bretagne qui tombe amoureux d'une pauvre jeune fille, Jehanette, vaguement fée, réfugiée dans les bois après la ruine de son père. La mère d'Artus désapprouvant une liaison aussi basse, on fait épouser au jeune homme Péronne d'Autriche, riche mais sans vertu. La mère de Péronne, que la nuit de noces rend soucieuse, demande à Jehanette de prendre la place de Péronne dans le lit d'Artus, ce qu'elle fait. La ruse est déjouée, Péronne chassée, et Artus, après un songe qui lui promet qu'il épousera une aigle, part en aventures afin de la trouver. Pendant ce temps, en Inde, des rêves annoncent à Florence, la fille de l'Empereur, celle-là même qui est représentée par l'aigle, un mariage avec un vaillant chevalier. Florence cependant a eu pour marraine la fée Proserpine, qui lui a voué de lui ressembler parfaitement et d'épouser le meilleur chevalier, qui sera élu par une image, une sorte d'automate magique, qui ressemble à la fée et donc à la princesse. Accompagné par son maître Gouvernau et son écuyer Baudouin, Artus, après un certain nombre d'épreuves préliminaires, arrive au Château de la Porte Noire qui appartient à la fée et où l'attendent des aventures féeriques qui doivent confirmer son élection. Il triomphe en particulier de l'épreuve du Lit Périlleux et reçoit de l'image le chapel de soucis qui identifie en lui le futur époux de Florence, dont les amours sont servis par Etienne, un noble clerc aux talents multiples. Au terme du récit, Florence et Artus se marient, tandis que Jehanette épouse Gouvernau. Certes ce récit peut surprendre, car il s'éloigne de l'ambition des grands cycles en vogue au XIIIe siècle qui vous mènent de la Passion du Christ à la fin du royaume arthurien. Pourtant il n'est pas absolument étranger à cet univers et s'il ignore le Graal, il n'en adapte pas moins l'une de ses aventures les plus effrayantes, celle du Lit

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Périlleux. Par ailleurs un certain nombre de caractéristiques le constituent en somme en dépit de sa brièveté relative (le manuscrit BnF fr. 761 tient en 143 folios) : comme les grandes sommes, même si les moyens sont autres, il unit l'Orient d'Alexandre (présent dans certaines notations merveilleuses vaguement encyclopédiques et dans l'onomastique avec un personnage comme Emenidus) et le monde breton. Par ailleurs, le merveilleux que l'on y découvre reprend la topique que l'on peut mettre en évidence, nonobstant des évolutions, depuis les romans en vers du XIIe siècle : le merveilleux, qui n'est pas réductible à la merveille, suppose une écriture autour d'une merveille qui est mise en scène à travers un regard entravé qui conduit à un questionnement polyphonique, d'où se dégagent des interprétations plurielles, polysémiques, le sens restant en suspens, même si Dieu in fine reste le garant du monde8. Sans qu'il soit possible de développer ici et sans reprendre des analyses menées ailleurs, l'épreuve du Lit Périlleux au Château de la Porte Noire est la reprise, avec un renouvellement sémantique, d'une épreuve associée au Graal depuis le Lancelot en prose. Artus de Bretagne raconte en effet les aventures d'un héros qui restaure le rythme du jour et de la nuit, des saisons, non à mon avis qu'il reprenne un scénario mythologique qu'il suivrait fidèlement, mais parce que l'auteur a su créer des effets de mythes, et faire en quelque sorte un faux « vieux meuble breton »9. Du coup l'épreuve du Graal est relue comme étant associée à l'orage du solstice, au cycle du jour et de la nuit ; le héros rétablit l'ordre des saisons et oblige les vilains dont les fléaux battaient sans cesse à vide, sans se soucier des saisons et des récoltes, à travailler à bon escient, de même que plus loin il viendra à bout d'une obscurité tenace dans la Tour Ténébreuse, devant laquelle des meules de moulin tournaient sans rime ni saison, meules qui, grâce à lui, recommenceront à moudre en fonction des récoltes. La polysémie est renforcée. L'aventure associée au Graal, fortement christianisée dans le Lancelot en prose, prend dans Artus une coloration folklorique, sentie comme incompatible avec le christianisme (on sait combien

8. On trouvera un exposé plus complet dans notre Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Champion, 2003. 9. Pour une démonstration des données proposées dans ces lignes, voir notre Fées, testes et luitons, op. cit. p. 272-ss ainsi que « D'un monde à l'autre : Artus de Bretagne entre mythe et littérature, de l'antiquaire à la fabrique de faux meubles bretons », dans « Le monde et l'autre monde », textes réunis par D. Hüe et C. FerlampinAcher, Orléans, Paradigme, 2002, p. 129-168.

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fut douloLireux le travail de christianisation du substrat païen), tandis que l'ordre du monde des lettrés se retrouve cians les allusions à l'Antiquité (avec la fée Proserpine, bien intégrée à cette histoire de rythme saisonnier et de culture au sens premier du terme), dans les références à un Orient plus ou moins alexandrin (avec par exemple une référence au Phénix, qui représente lui aussi un cycle de vie et de mort bien réglé), ou bien encore dans l'exposé savant que le clerc Estienne fait à dame Marguerite pour la séduire. Ce clerc, conseiller et confident quelque peu amoureux de Florence, courtise lors d'un voyage à cheval dame Marguerite en lui parlant de la Terre, de sa circonférence, de sa profondeur, de la Lune, du Soleil, des marées... Estienne étant un double d'Artus, tout comme les deux femmes au nom de fleurs (Florence et Marguerite) sont des doubles l'une de l'autre, on comprend qu'Artus, pour séduire sa dame, doive remettre le cycle saisonnier en place, dans des aventures à coloration mythologique, tandis qu'Estienne, lui aussi pour plaire à son amie, doive lui présenter un exposé témoignant de l'ordonnancement cosmique et de la succession des temps. Artus joue donc sur une polysémie où la féerie et la science des encyclopédies, la « mythologie » et le Dieu des Chrétiens, se côtoient sans peine. Cette polysémie invite le lecteur à décrypter : il est guidé puisque différentes voix (les personnages, la voix du conte, l'indéfini on .. .)10 interviennent pour lui proposer diverses opinions. On peut parler de « merveilleux inscrit » dans la mesure où le texte présente des séquences où explicitement figure un regard entravé (personnage las, ivre ou amoureux, perception nocturne ou au contraire aveuglement...) qui occulte plus ou moins complètement la merveille, suivi d'un questionnement polyphonique suggérant plusieurs interprétations, le merveilleux reposant sur le jeu au sens mécanique du terme entre les diverses lectures. Le merveilleux se révèle alors un champ d'expérimentations très fécondes pour le roman, qui, grâce à la merveille, peut travailler sur la subjectivité des personnages et de l'auteur, intégrer le jeu sur les points de vue, et découvrir par en même temps la fiction, originellement peu compatible ou acceptable dans un genre qui se recommandait de la chronique. Ce merveilleux séduit le lecteur moderne qui y retrouve des problématiques qui lui sont familières, et qui, paradoxalement, ne le dépaysent guère.

10. Sur les jeux polyphoniques, voir Merveilles et topique merveilleuse, op. cit., p. 171-ss.

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IL Artus dans les versions longues du XVe siècle : un merveilleux non inscrit Dans les versions longues du XVe siècle, inédites, tout change11. Ces récits n'auront guère de postérité, contrairement à la versionmère du XIVe siècle : leur médiocrité serait en cause, que confirmerait leur inachèvement. Il me semble qu'une autre explication pourrait être proposée : ces textes supposeraient des pratiques de lecture qui très vite n'ont plus concordé avec les compétences des lecteurs, ce que je tenterai de montrer en m'intéressant au merveilleux. Dans le manuscrit BnF fr. 12549 qui me servira de référence12, le fils d'Estienne et Marguerite et celui de Gouvernau épousent des princesses orientales, la génération des fils succède à celle des pères. Le motif des dons féeriques à la naissance, qui concernait dans l'ancienne version Florence, est déplacé ici vers le fils de Lancelot de Champagne et de Florette. Ce héros doit aller conquérir le Château d'Acier, tout comme Artus dut s'emparer de la Porte Noire. Au-delà de la succession des générations. Proserpine est encore là, qui organise les épreuves. Sans qu'il soit possible de rendre compte de la diversité des aventures, une caractérisation du merveilleux permet de reconstituer les compétences requises pour lire ce texte, que, peutêtre, seules nos modernes incompétences condamnent à la médiocrité. Dans ces versions, le merveilleux est en effet marqué par une multiplication des merveilles et par l'absence du merveilleux inscrit, compensée dans les jeux polyphoniques et polysémiques par un feuilleté de sens et une pluralité de voix liés à l'intertextualité qui se fait entendre en permanence. Dans la version du XIVe siècle, la merveille est en majeure partie centralisée au Château de la Porte Noire, où le héros revient plusieurs fois. Proserpine et Estienne servent à fédérer les merveilles et entretiennent une hésitation entre féerie et clergie. Dans les versions longues, ces deux figures ne jouent plus un rôle de premier plan.

11. Sur ces versions qui n'ont guère retenu les critiques, voir mes travaux : « Grandeur et décadence du clerc Estienne dans Artus de Bretagne », La violence au Moyen Age, Senefiance, 36, 1994, p. 201-218 ; « Les différentes versions d'Artus de Bretagne : le problème de la clôture » dans Clore le récit : recherche sur les dénouements romanesques, PRIS-MA, 1999, XV, p. 53-68 ; « L'essoufflement du merveilleux dans les suites d’Artus de Bretagne au XVe siècle », dans les Devis d'Amitié. Mélanges de Littérature en l'honneur de Nicole Cazauran, éd. J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M.C. Thomine, Paris, Champion, 2002, p. 87-102. 12. Les mêmes analyses peuvent être menées sur les manuscrits BnF fr. 20000 et Bnf fr. 19163.

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Les personnages merveilleux sont en effet multipliés, souvent par clonage : les fées sont nombreuses (Oriande, Flor d'Espine, Morgue...), les enchanteurs pluriels (Marborin, Estienne...). Les espaces merveilleux s'éparpillent : après la Tour Horrible, le Château de l'Arondel, de la Sirène, le Château Meriou, le Château Lunaire, le Château d'Acier... Les héros eux aussi se démultiplient et Artus doit partager la vedette avec Lancelot. Au lieu d'une structure concentrique avec une merveille à laquelle les chevaliers sont régulièrement confrontés (sur le modèle du Château du Graal), une succession linéaire promène les personnages au fil du texte : un guide promet à un chevalier une aventure et lui explique ce qu'il va voir, le héros accomplit l'épreuve, mais celle-ci se révèle n'être qu'une étape, car arrive un nouvel informateur, qui annonce d'autres merveilles dans un autre espace... Le chevalier Crueulx Couraige promet à Artus de lui montrer les merveilles de la Tour Horrible, à savoir une horloge de laquelle Artus doit ôter une cheville d'argent. Avant d'atteindre à ce saint des saints provisoire, le héros doit passer six portes, avec chacune un horrible gardien, sagetaire, serpans, éléphants ou géants... Lorsqu'enfin il a accompli l'aventure de l'Horloge, une dame arrive, envoyée par Proserpine, qui lui annonce de nouvelles aventures au Château de l'Arondel. On assiste à une véritable fuite en avant de la merveille et on ignorera toujours quel est le cœur de l'aventure. Par ailleurs la mise en œuvre de la merveille diffère de ce que l'on a pu décrire au sujet du roman du XIVe siècle. Chaque épisode est bref et la topique développée autour de la merveille ne se retrouve pas. Manquent en particulier la vision entravée, les questionnements des personnages (il y a d'ailleurs très peu de dialogues), les interventions des divers avatars de la voix conteuse qui proposaient des opinions contrastées sur la merveille. Les personnages ne sont que des noms, sans épaisseur : leurs regards, leurs pensées, leurs réactions ne sont pas évoqués, ce qui interdit la mise en place de tout jeu sur les subjectivités. Le merveilleux inscrit n'apparaît pas. Pourtant, dans de nombreux épisodes centrés sur des merveilles, le lecteur reconnaît des noms ou des motifs qui lui sont familiers, qu'il puisse les référer à un texte précis ou non. La polyphonie autour de la merveille passe alors par la rencontre entre le texte en train de s'écrire et des « intertextes » (en donnant à ce terme un sens large, allant de la référence précise et identifiable à l'écho incertain, et renvoyant à une constellation de textes mettant en œuvre des motifs parents). Dans le roman médiéval, qui se pense comme récriture, une merveille est toujours marquée par des antécédents divers qui

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épaississent son feuilleté sémantique13. Dans ces versions longues, les merveilles, dans la plupart des épisodes, n'ont d'autre consistance que celle que leur confère la tradition littéraire, aussi bien épique, romanesque, qu'hagiographique. La culture savante y côtoie la tradition orale aussi bien que la réalité quotidienne et prosaïque. Le Château Lunaire renvoie aux croyances concernant la Lune, mais aussi à la Lunette de Chrétien de Troyes14. Par ailleurs la multiplication des épisodes contraint l'auteur à reprendre à plusieurs reprises des motifs voisins : d'où par exemple une profusion de ponts ou de géants, chacun ayant une caractéristique originale qui contribue à renforcer la polysémie du pont (ou du géant). Un géant, évoqué en quelques lignes tandis qu'il est posté à la cinquième porte du Château de l'Horloge (f.179), porte un boulet de trois mille livres. Son armement, qui ne fait que développer sur le mode hyperbolique l'armement réel, prend tout son sens lorsque sont évoqués en un énoncé lapidaire les murs faits d'enclumes soudées par du plom emmenté (plomb aimanté) : outre l'imaginaire de la forge diabolique, se trouve convoqué15 le motif des parois d'aimant qui attirent les guerriers, comme dans la Carthage de YEneas16, ou les bateaux, comme dans l'Ile d'Aimant des romans en prose17. Un autre géant (f. 180) est noir, un autre a participé à la construction de la tour de Babel (f. 215), un autre est diabolique. Nous n'avons pas un monstre qui cristallise autour de lui une polyphonie merveilleuse en tenant à la fois des mondes païen, biblique, d’Eneas et du Graal, mais un motif, répété et traité à chaque occurrence de façon extrêmement rapide, mais dont les divers avatars successifs permettent de gonfler l'interprétation. Un tel merveilleux demande au lecteur une mémoire solide et une bonne connaissance de la tradition, et rend périlleuse l'analyse littéraire, car le texte ne joue pas son rôle habituel de gardefou. S'il veut éprouver du plaisir, le lecteur devra rapprocher, sans être assuré par le texte, le duel entre Estienne et Marborin des duels épiques confrontant les enchanteurs païens et chrétiens, se souvenir

13. Voir Merveilles et topique merveilleuse, op. cit., p. 289-ss. 14. Pour d'autres exemples, voir « L'essoufflement du merveilleux dans les suites d'Artus de Bretagne au XVe siècle », art. cit., p. 87-ss. 15. Cette convocation est implicite : la marge entre le souvenir personnel et accidentel du lecteur que je suis et les intentions de l'auteur n'est en rien balisée dans ce texte où la merveille est présentée objectivement, sans jeu sur les points de vue, sans recherches rhétoriques, sans apprêts quelconques (pour être plus crédible ?). 16. Ed. J. J. Salverda de Grave, Paris, Champion, 1973, v. 433-ss. 17. Voir Fées, bestes et luitons, op. cit., p. 88.

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de la fontaine de Chrétien de Troyes dans l'épisode du Chevalier de la Fontaine et de la fée Fleur d'Espine (f. 197). Le plaisir de la lecture est alors celui de la reconnaissance et de la surprise liée à la convocation successive de références diverses. Le lecteur doit être aux aguets et souple. Le plaisir viendra aussi de l'attente. Le texte joue en effet sur le différé : on promet sans cesse aux héros de nouvelles aventures, une ultime merveille ; un motif, à peine esquissé dans un premier temps, est par ailleurs souvent repris plus loin un peu plus longuement, non pas à l'identique, mais de façon voisine, et il reçoit alors une charge sémantique gonflée par la première mention et plus apte à satisfaire le lecteur en quête de sens. Ainsi au f. 227v, on reconnaît le lion de Chrétien de Troyes qui se met a couveter de la queue moult humblement devant le héros qui l'a conquis. Deux folios plus loin, dans la forêt, la reprise de Chrétien est plus développée, puisqu'il y a mention du combat entre le lion et le serpent tandis que l'épreuve prend une dimension hagiographique quand on voit le héros élu monter sur le dos du fauve. De la même façon, le texte aime élucider avec retard un point resté en suspens. Il reprend ainsi souvent des noms de lieux ou de personnages pour les expliquer, parfois à plusieurs reprises et de façon contradictoire, la senefiance se résumant fréquemment à un jeu sur l'étymologie : le Château Mélion rappelle au lecteur le héros du lai, mais l'auteur le rattache à Méliadus, connu pour être le père de Tristan. Les Betars sont des géants (f. 225) dont le nom ne nous surprend pas, puisqu'on y entend à la fois la Bête et le suffixe péjoratif -ard, mais l'auteur les rapproche aussi du Château Becquart où se trouvent les Becus, d'origine épique semble-t-il18. Pour expliquer l'absence de postérité littéraire et le désintérêt des critiques, peut-être faut-il invoquer l'évolution rapide des pratiques de lecture. Les versions du XVe siècle d'Artus de Bretagne exigent des lecteurs familiers de la tradition littéraire médiévale, à la mémoire alerte, n'ayant peur ni du coq-à-l'âne, ni des à-peu-près. Nous ne possédons peut-être ni la légèreté, ni les compétences nécessaires à ce type de merveilleux, alors qu'au contraire, les romans où le merveilleux est inscrit et où le lecteur est guidé par le texte lui-même, nous restent parfaitement accessibles. Pour apprécier une version longue d'Artus de Bretagne, il fallait un lecteur aguerri par trois siècles

18. Sur ces Bécus, voir D. Boutet, « Au-delà et Autre monde : interférences culturelles et modèles de l'imaginaire dans la littérature épique (XIIIe-XVe siècles) », dans Le Monde et VAutre Monde, textes réunis par D. Hüe et C. Ferlampin-Acher, Orléans, Paradigme, 2002, p. 70.

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de romans médiévaux. Néanmoins, il n'est pas impossible que déjà au moment de sa production le texte du XVe siècle se soit révélé quelque peu anachronique et que la culture qu'il supposait à ses lecteurs se soit trouvée en décalage avec la culture ambiante. En effet, les compétences requises sont celles de grands lecteurs : or les grands lecteurs cultivés ont à leur portée au XVe siècle de nouveaux horizons, surtout dans le domaine romanesque. D'où peut-être un décalage entre ce que présuppose ce roman et le lectorat réel. Et il n'est pas impossible que le rédacteur s'en soit aperçu, car à quelques rares reprises il use du merveilleux inscrit (par exemple dans l'épisode du Lucidaire au folio 205v où l'on a un superbe jeu sur les points de vue19). D'autre part il devine peut-être des failles dans la culture de ses lecteurs et comble certaines lacunes : il guide par exemple très vigoureusement son lecteur dans l'épisode de Malabron le Luiton, puisqu'il explicite sans aucune ambiguïté la référence à Huon de Bordeaux (f. 208)20. Ces versions du XVe siècle correspondent certes à ce que M. Zink appelle « roman de transition », caractérisé par une accumulation d'aventures (comme dans La Belle Hélène de Constantinople) sans enjeu transcendant (comme dans Le Chevalier au Papegau) : mais peutêtre n'est-ce pas là tant une transition qu'une impasse. Le merveilleux qui s'y lisait devient vite obsolète : les éditions et le manuscrit du XVIe siècle n'en voudront pas.

III. Les éditions du XVIe siècle : une lecture « sans soucis » La typographie du titre adopté par l'édition de 1584 « Histoire des merveilleux faicts du preux et vaillant Chevalier Artus de Bretaigne. Et des grandes adventures ou il s'est trouvé en son temps » isole le terme « Histoire » en haut, tandis qu'en caractères majuscules plus petits DES MERVEILLEUX se détache sur une ligne. Sont donc promis au lecteur merveilleux et héroïsme nostalgique. Le bois gravé qui figure sous le titre, qui semble être le seul à avoir été réalisé exprès pour l'édition, propose le même programme : à gauche se

19. Sur cet exemple, voir « Essoufflement et renouvellement du merveilleux », art. cit., p. 97. 20. Néanmoins, il n'est pas aisé de cerner la véritable portée de telles indications : Malabron est si connu au XVe siècle qu'on peut se demander s'il n'y a pas un jeu dans cette mention évidente.

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tient Artus, dont l'héroïsme est mis en valeur par sa grande taille, tandis qu'à droite, la merveille est figurée par le Château de la Porte Noire (qui a bien une porte noire et à l'intérieur duquel on reconnaît la fontaine et la tente ornée d'un aigle qui sont associées à la fée Proserpine). Dans l'espace consacré à la merveille sont aussi représentées quatre dames, dont on peut supposer qu'elles sont Proserpine et ses trois compagnes. Cette orientation (merveilleux et héroïsme) n'est guère surprenante : Artus de Bretagne participe à la vogue des romans de chevalerie. En ce qui concerne le merveilleux, en dépit de la remarquable fidélité de l'édition au texte médiéval (même s'il est impossible d'identifier le manuscrit de base), il me semble que certaines caractéristiques témoignent du fait que les compétences des lecteurs ont changé. L'édition de 1584 montre en effet que leur culture ne permet plus aux lecteurs d'être sensibles au jeu intertextuel. L'éditeur n'a par exemple pas reconnu l'allusion au Chevalier de la Charrette dans le cri prononcé à l'occasion du tournoi de Noauz par Lancelot et repris par un héraut d'armes dans Artus21. Il n'est donc pas étonnant que ce soient les versions les plus anciennes, où le lecteur est guidé par l'inscription du merveilleux, qui aient été retenues pour les éditions, d'autant que ces versions sont plus nombreuses et plus courtes. Les lecteurs du XVIe siècle n'auraient certainement pas pu donner de l'épaisseur à des Betars ou à des Lucidaires par le jeu des réminiscences intertextuelles. D'autre part, le traitement des erreurs de lecture est modifié. Tout au long du Moyen Age, les erreurs de lecture ou de copie ont généré des lacunes du sens, qui incitaient régulièrement les copistes à supprimer ces béances, à créer du sens à partir des non-sens constatés, et à enrichir le sémantisme merveilleux22. Si dans les versions du XVe siècle l'auteur tente toujours de créer du sens à partir d'une incompréhension, l'éditeur de 1584 accepte souvent passivement les non-sens, ce qui est significatif et de son attitude comme lecteur du manuscrit de base, et de la réaction du public qu'il vise, dont il paraissait vraisemblable qu'il ne s'offusquerait pas d'une expression obscure. Nombreuses sont dans l'édition les erreurs qui ne sont pas corrigées : li dus est lu « Artus », au mépris du sens (p. 8), et l'éditeur ne craint pas de transformer « maladie » en « mélodie »

21. Voir le fac-similé cit., p. 129 et la note dans l'introduction de Nicole Cazauran, p. XII. 22. Sur le rôle des erreurs de ce type dans le processus merveilleux, voir Merveilles et topique merveilleuse, op. cit., p. 365-ss.

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(p. 239)23. Une faute commune à l'édition de 1584 et au manuscrit BnF fr. 12549 du XVe siècle permet une comparaison significative : l'abréviation médiévale de « chevalier » a favorisé dans les deux cas la lecture de « bon chevalier » en « boucher ». Les « bons chevaliers » devenus « bouchers » dans l'édition heurtent le sens, sans qu'aucune tentative ne soit faite pour les intégrer, comme l'a bien noté Nicole Cazauran24. Dans la version du XVe siècle (BnF. fr. 12549, f. 154v), au contraire, à l'occasion d'un combat, des guerriers valeureux sont célébrés comme « bouchers », là où l'on attend « bons chevaliers »25, et le manuscrit s'efforce de donner sens à ces « bouchers » en introduisant une métaphore marchande et une équivalence entre la chair des combattants et la viande de boucherie : Mais nonpourquant chevauchons fort et nous deffendons bien, car c'est dommage quant bonne char n'est bien vendue et nous tous bouchr's. Si nous vendons bien a honneur de nous et au prouffit de l'empereur.

L'édition n'aura pas tant de scrupules lorsque, dans un registre voisin, elle transformera des prisonniers en "poisonniers" (p. 165). La même passivité se retrouve dans le traitement des noms propres. Ceux-ci sont souvent des hapax et ils mettent à l'épreuve et la clairvoyance et l'imagination des éditeurs aussi bien d'hier que d'aujourd'hui. Dans les versions du XV1' siècle, le nom propre (comme en témoigne le traitement de Mélion associé et au lai médiéval bien connu et à Méliadus le père de Tristan) est une incitation à l'invention : il permet d'étoffer le réseau de sens et le jeu intertextuel. En revanche dans l'édition du XVIe siècle, le nom propre apparaît dans tout son exotisme, sans que l'on cherche semble-t-il particulièrement à le motiver. Plus surprenant encore, il est très fréquent qu'un terme mal lu devienne un nom propre que rien ne motive : « employé » devient Epolio, nom propre sans raison sociale (p. 108), agués (guet-apens), mal déchiffré, a été transformé en un nom propre, qui n'apparaît qu'une fois dans le texte et demeure une énigme, Agair (p. 123). De la même façon, les termes anciens n'ont pas été modernisés en respectant le sens, mais ils ont été remplacés au pied de la lettre - pourrions-nous dire - par des termes qui leur ressemblent graphiquement : cela passe encore quand c'est un chastris

23. À moins qu'il ne faille incriminer une erreur purement typographique. 24. Introduction cit., p. XII. 25. On a là un indice, parmi d'autres, montrant qu'il s'agit d'une copie, et non du manuscrit original : si peu prisée qu'ait été cette version, elle n'en a pas moins été l'objet d'une copie.

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(un mouton) qui devient un chat (p. 113), mais cela devient plus discutable (entre mille exemples) lorsque c'est barguigne (marchandage) qui devient « Bretagne » (p. 142) et c'est même drôle lorsque coûte (la couette) est systématiquement incompris dans l'édition et que la « coutte molle » devient une « chose molle » (p. 49), ou que mehaigner (blesser) devient « menger » (p. 223). L'édition refuse de développer et d'intervenir, elle ne fait pas jouer l'intertextualité, elle ne cherche pas à créer du sens là où de toute évidence il y a une lacune. Ce parti pris me semble se retrouver dans le fait que l'édition est souvent réticente à développer les abréviations : elle prend le texte comme il est, à l'état brut, ne développant ni le sens ni les mots. C'est ainsi que « Palestine » (Palestine), certainement abrégée en Pol, est devenue simplement « Poil » (p. 118), Sire abrégé en Si reste « si » (p. 31), tandis qu'un chevalier dont on refuse de développer l'abréviation devient un « chef » (p. 89). Ce refus d'intervenir fait que des incohérences restent irrésolues pour longtemps, comme en témoigne l'aigle. Cet aigle, c'est à la fois celui qui se trouve, emblématique, au sommet de la tente de la fée Proserpine, mais c'est aussi et surtout celui qui apparaît dans le rêve initial et qui symbolise l'héroïne, Florence, qu'Artus épousera. Cette association de l'oiseau royal et de la princesse est favorisé par le fait que le mot aigle peut conserver en ancien français son genre latin féminin26. Cependant l'édition du XVIe siècle utilise le masculin (même si le féminin reste employé à l'époque), ce qui rend l'assimilation plus difficile entre la bien féminine Florence et l'aigle devenu, à la faveur du changement de genre, le « roi des oiseaux » (p. 21-22). Il n'est pas impossible que ce problème linguistique et la difficulté d'associer la princesse à un oiseau aussi viril soit à l'origine de la disparition du songe chez Delvau, disparition qui ne peut conduire qu'à la dénaturation de ce roman qui n'est qu'un songe avéré. Si la version du XVIe siècle avait osé résoudre l'incompatibilité entre l'héroïne et l'oiseau de proie, la survie de l'œuvre eût certainement été profondément changée.

26. Le manuscrit BnF fr. 761 (f. 10) hésite quant au genre du mot : au début de la description du songe, aigle renvoie à l'oiseau de proie avant toute interprétation symbolique, et il est masculin (./. aigle le plus bel et le plus riche qui onques fust veu, et me sembloit que cel aigle descendoit (...) et me moustroit si grant semblant d'amor qu'il me plaisoit), puis le genre féminin devient exclusif à partir du moment où l'oiseau symbolise la princesse (et aussi est l'aigle royne de tous oisiaux ; aigle est repris par le pronom féminin dans qu’elle fust moie).

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Cette tendance qui se dégage à l'étude de l'édition de 1584 se retrouve dans le fait que, malgré une fidélité apparente au texte du XIVe siècle, la polysémie merveilleuse est considérablement réduite. On note en effet une multitude de modifications de détail qui ne changent pas en apparence les grands axes du récit, mais qui transforment en profondeur le processus de lecture que le merveilleux met en jeu, en érodant l'arrière-plan mythologique, en gommant la dimension féerique, en supprimant de nombreuses références chrétiennes, en réduisant les allusions à la magie et les renvois à une lecture savante et cléricale du monde. La merveille ne génère alors plus une hésitation entre plusieurs interprétations. L'arrière-plan mythologique, qu'il remonte à un archétype ou qu'il soit une recréation sur le mode « effet de mythe » de l'auteur du XIVe siècle, a perdu de sa cohérence. En témoigne par exemple le fait que le souci, symbole de la dimension solaire de l'aventure du héros27, n'est dans l'édition du XVIe siècle que très marginal : s'il est bien conservé à la page 25, la couronne de fleurs devient à la page 81 un « chapel de soie », ce qui prouve que cet indice n'était absolument plus parlant. La thématique florale, qui s'inscrit dans cette perspective, sous la houlette de Proserpine, perd de même de sa pertinence lorsque Blancheflor devient Blanche (p. 82). La similitude entre l'automate et Florence, essentielle elle aussi pour ce qui est de la cohérence mythologique ou pseudo-mythologique28, disparaît dans l'édition page 25. Ce manque est à la fois regrettable et durable, puisqu'on le retrouve chez Delvau. La féerie reste certes présente dans l'édition, mais discrètement, comme le montre par exemple le commentaire que fait Tîsselin (devenu Crestelin) au sujet des armes « faées » d'Artus (p. 104). Les allusions à la magie sont de même peu marquées, comme le suggèrent le commentaire de l'abbé au sujet de la Tour Ténébreuse (p. 105) ou l'évocation des meules automobiles qui omet l'expression « par enchantement » tandis que le terme sort devient « fait » (p. 100). Les références à l'Eglise sont, comme le note très justement N. Cazauran dans son introduction29, presque systématiquement supprimées. S'il peut s'agir d'un parti pris idéologique, il me semble que ces suppressions vont surtout dans le même sens que l'érosion de la magie, de la féerie et de la dimension mythologique : l'ambiguïté de la merveille est gommée, la polysémie limitée. Pareillement, si les références à la

27. Sur ce souci, voir Fée s, bestes et luitons, op. cit., p. 129-ss et p. 421, notes 24-26. 28. Ibid., p. 122-ss. 29. Introd. cit., p. XV et XVI.

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culture cléricale médiévale sont nombreuses à disparaître dans l'édition, à commencer par l'exposé savant grâce auquel le clerc Estienne séduit Marguerite30, il me semble insuffisant d'évoquer la mise à l'écart d'un savoir démodé, car l'image qui est donnée du chevalier, tout aussi dépassée, est néanmoins conservée : la suppression de ces allusions contribue plutôt, comme le gommage du mythique, du féerique, du magique et du chrétien, à réduire la polysémie de la merveille. Au XVIe siècle, la merveille, pour plaire, doit être évidente, immédiate, sans souci, comme le chapel de l'image : référée simplement à Line féerie superficielle, admise, plaisante, libérée de la gravité du mythe et de la lecture chrétienne du monde, elle ne suscite aucun questionnement sur le sens. Désormais elle peut plaire indépendamment de l'évolution des savoirs et des croyances : la quinzaine d'éditions du XVIe siècle nous le suggère, tandis qu'en 1648 encore Nicolas Oudot reprenait à Troyes l'histoire d'Artus et Florence sans la modifier. Le merveilleux n'est donc pas traité de la même façon au XIVe, au XVe et au XVIe siècle. Dans la version du XIVe siècle, le merveilleux repose sur une topique inscrite dans le texte, où la merveille met en jeu une polyphonie et une polysémie. Au XVe siècle, l'intertextualité joue un rôle essentiel et il est injuste de parler de décadence du merveilleux. Par ailleurs, il me semble que les changements concernant la lecture ne sont pas proportionnels à l'ampleur des modifications apportées au texte : l'édition de 1584 paraît à première lecture extrêmement proche du texte médiéval, et pourtant les modifications, pour ténues qu'elles soient, changent fortement la lecture qui nous est proposée et réorientent le merveilleux vers une lecture de pure plaisance. Enfin, on pourrait suivre le comte de Tressan qui en 1782 se méfie des fées, et marie, non Artus et la protégée de Proserpine, mais Artus et la demoiselle Jeannette, plus humaine, et Delvau dans sa Nouvelle Bibliothèque Bleue en 1859, qui transforme le clerc Estienne en histrion de cour : on verrait certainement se dégager d'autres tendances merveilleuses, sans que pour autant on en revienne à ce merveilleux médiéval qui joue sur la polyphonie et la polysémie, l'illusion et l'ambiguïté du monde. Christine FERLAMPIN-ACHER Université de Rennes 2

30. Ce texte est donné en annexe du fac-similé cit., p. 295-ss. On en trouve une étude dans « Grandeur et décadence du clerc Estienne », art. cit.

Richard sans peur, du roman en vers au dérimage1 : merveilles et courtoisie au XVIe siècle

Le personnage de Richard sans Peur que met en scène la littérature médiévale a pour prototype historique Richard Ier, duc de Normandie. Fils de Guillaume Longue-Épée et petit-fils de Rollon, il régna de 943 à 996 mais la légende qui lui est attachée couvre une très longue durée, puisqu'elle pénétrera, au XVIIe siècle, dans la littérature de colportage, sous la forme des livrets populaires de la Bibliothèque Bleue. Nous nous proposons de l'étudier dans la période de transition qui sépare le Moyen Âge finissant et la Renaissance. Outre les chroniques médiévales qui évoquent le héros et dont nous ne parlerons pas ici2, on a conservé deux versions romanesques, dans lesquelles Richard, de duc de Normandie mêlé à l'histoire collective, devient le protagoniste d'une fiction diabolique. L'une de ces versions, écrite en quatrains d'alexandrins, nous est parvenue dans un incunable imprimé à Lyon en 1496 et qui contient aussi la mise en prose du récit consacré à Robert le Diable, dont Richard serait le fils ; on n'en possède aucun manuscrit. L'autre version est un dérimage établi par Gilles Corrozet dans les années 1530. Le

1. Richard sans Peur, edited from Le Romant de Richart and from Gilles Corrozet's Richart sans Paour by Denis Joseph Colon, Chapel Hill, 1977 (North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures n°192). 2. Chroniques latines : Dudon de Saint-Quentin (De moribus et actis primorum Normanniae ducum), Guillaume de Jumièges et Orderic Vital. Chroniques françaises : Wace (Roman de Rou) et Benoît de Sainte-Maure (Chronique des ducs de Normandie). Voir N. Cazauran, « Richard sans peur : un personnage en quête d'auteur », Travaux de littérature, IV, 1991, p.21-43.

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remanieur, qui justifie son entreprise de rénovation par le « langaige corrompu » de son modèle, respecte fidèlement la première partie du roman, puis ajoute de nouveaux épisodes. La comparaison de ces deux versions permet de déceler les indices d'une nouvelle réception de la légende et des notions qu'elle met en jeu, le merveilleux et la courtoisie. Le récit initial repose sur une succession d'aventures merveilleuses. Un diable, nommé Brundemor, met le héros à l'épreuve de la peur. Or Richard n'éprouve jamais ce sentiment, bien qu'il le recherche inlassablement au cours de longues chevauchées nocturnes, dans sa forêt. Huit rencontres s'offrent à lui : 1) vacarme de chats-huants ; 2) pleurs d'une petite fille perchée au sommet d'un arbre et libérée par le héros, qui apprendra plus tard qu'il s'agissait de Brundemor ; 3) danse de la « mesnie Hellequin » ; 4) vision d'un pommier chargé de fruits magnifiques mais qui disparaît le lendemain ; 5) turbulences d'un cadavre habité par le diable ; 6) miracle d'un « sacristain » noyé et ressuscité ; 7) mariage de Richard avec l'enfant diabolique, qui, au bout de quelques années, feint de mourir et se réveille pour étrangler un chevalier du héros ; 8) Brundemor entraîne Richard en enfer pour combattre le plus redoutable des diables, Brugifer. Toutes ces séquences reposent sur le jeu de l'illusion démoniaque qui, par le trouble qu'elle doit susciter, se rattache au fantastique. Or si le merveilleux est à la fois une « catégorie mentale » et un « concept littéraire »3, il peut servir à dégager l'évolution culturelle dont témoignent les états successifs de la légende de Richard sans Peur. Les deux romanciers affichent le souci de satisfaire les goûts de leurs publics respectifs. Le roman en vers s'ouvre sur une adresse aux « bonnes gens », amateurs de belles histoires qu'il faut mettre en mémoire : la légende de Richard, « belle et voire » (v. 3), répond au précepte horacien de l'utile et de l'agréable. De son côté, Gilles Corrozet destine sa prose aux « seigneurs et dames » : la présence, non plus tacite mais explicite, du public féminin, explique probablement l'ajout de nouveaux épisodes, chevaleresques et galants, dans la seconde moitié de cette version. Après avoir recensé les principales transformations qui affectent le récit du XVe au XVIe siècle, nous tenterons d'en déduire la nouvelle

3. L. Harf-Lancner, « Merveilleux et fantastique dans la littérature du Moyen Age : une catégorie mentale et un jeu littéraire », Les dimensions du merveilleux, actes du colloque d'Oslo (23-28 juin 1986), éd. par J. Frolich, vol.I, Université d'Oslo, 1987, p.243.

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conception que propose du fantastique le thème du héros sans peur pour, enfin, montrer comment le merveilleux, sous la plume de Gilles Corrozet, n'est plus le véhicule d'un sens extrinsèque, d'une interrogation existentielle, mais un expédient poétique, le principe d organisation d'un récit d'aventures et le cadre nécessaire à l'héroïsation.

I. Du vers à la prose 1. Le découpage en chapitres Le remaniement de Gilles Corrozet présente des aspects communs aux réécritures du XVIe siècle. Ainsi le découpage en chapitres : comme dans le Nouveau Tristan de Jean Maugin4, il préserve la structure du texte tout en lui assurant une meilleure clarté au niveau de sa présentation matérielle. Indépendamment du mode de consommation qu'il suppose (la lecture silencieuse), ce découpage en chapitres témoigne, en même temps que le choix de la prose, d'un souci de maîtriser la fiction, que rien ne différencie plus de l'histoire. À l'archaïsme de la construction séquentielle qu'impose la forme-vers, à l'enfilade d'événements fortuits, peu propices aux progrès psychologiques du héros, Gilles Corrozet préfère la glose métalinguistique. Le récit en vers était construit sur le mode de la parataxe : la prose développe les transitions entre les épisodes. Dépassant le stade du constat impuissant face aux enchantements diaboliques, ces interventions d'auteur marquent le passage du « conte merveilleux » au « merveilleux romanesque »5. Les unes, discrètement esquissées dans le roman en vers, font état des errances nocturnes de Richard. Gilles Corrozet leur donne plus d'ampleur : le rappel, au début et en fin de chapitre, présente la rencontre merveilleuse non plus tant comme l'effet d'un hasard mais comme le résultat d'une quête volontaire. Le chevalier revendique comme sienne l'aventure. Il la choisit plus qu'il ne la subit. On peut prendre comme exemple la transition entre les chapitres 2 et 3 : [Fin du chap.2]. Atant Richard Sans Paour de la se partit et se print a chevaucher par le boys moult longuement sans trouver nulle

4. L. Harf, « Tristan détristanisé. Du Tristan en prose (XIIIe s.) au Nouveau Tristan de Jean Maugin (1554) », Nouvelle revue du seizième siècle, 1984, 2, p. 5-22. 5. J.-R. Valette, La Poétique du merveilleux dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1998 (N.B.M.A., 44), p. 453.

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adventure. [Début du chap. 3]. Le vaillant Richard Sans Paour se print a chevaucher par le boys et tant erra qu'il vit...6. Le prédécesseur de Gilles Corrozet ne consacrait qu'un seul vers à cette transition (v.93). Mais la prose utilise aussi d'autres types de charnière. Il s'agit des références au texte-source : « l'histoire racompte que... » (début du chap.6). Par-delà une probable volonté d'imiter le style historiographique, la formule traduit la distance critique avec laquelle le remanieur considère les merveilles du récit. Enfin, Gilles Corrozet recourt à un troisième type d'enchaînement, qui consiste à établir une hiérarchie croissante entre les épisodes et, ainsi, à aviver la curiosité du lecteur : le duc Richard trouva en son vivant mainte adventure merveilleuse desquelles j'ay récité grant partie cy devant, mais, s'il vous plaist entendre, vous en orrez de plus grandes et singulières (début du chap. 8). Gilles Corrozet a donc le souci de donner à son texte une structure qui, sans évacuer le merveilleux, en objective et amplifie les motifs. Il les soumet au contrôle d'une écriture qui entend dominer sa « matière ». Mais il prolonge aussi son modèle par de plus amples ajouts, qui affectent non seulement la forme mais le contenu du récit. 2. Les additions Ces additions peuvent s'expliquer soit par un souci de rationalisation, soit par la volonté de prolonger le plaisir du public vers de nouvelles aventures. a) Commentaires explicatifs Le remanieur s'efforce de conférer au merveilleux une logique accessible à la raison humaine. Lorsque Richard croise la « mesnie Hellequin », un chapitre entier expose l'origine de cette troupe de revenants (chap. 4), apportant une variante supplémentaire aux nombreuses versions de ce motif. Ici, Hellequin se présente comme un chevalier du temps de Charles Martel. Pour avoir dépensé tous ses biens dans la guerre contre les Sarrasins, il serait devenu le chef d'une bande de brigands, vivant de rapines et de pillages. Après leur mort. Dieu leur aurait imposé à tous une pénitence, les obligeant à une errance sans fin, dans de multiples épreuves. Cette insertion

6. Suit l'épisode de la « mesnie Hellequin ».

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contribue à ancrer dans le passé historique l'image de la troupe mythique : Gilles Corrozet n'évoque ni Herla ni Arthur, mais un mercenaire sans solde, et donc une réalité, celle des routiers et des grandes compagnies. Le même souci d'ordonner les faits selon un système de causalité historique conduit Gilles Corrozet à insister sur l'hérédité de son héros. Le père, Robert le Diable, aurait, par son surnom, excité la jalousie des « ennemis d'enfer » qui se seraient vengés en persécutant son fils, Richard (chap. 15, p. 95). Celui-ci acquiert une dimension plus humaine et une plus grande individuation que dans le texte en vers. S'il ne connaît pas la peur, le chagrin l'affecte à la mort d'un de ses proches. Quand Brundemor, métamorphosé en jeune femme, feint de mourir, Gilles Corrozet évoque les « grosses lamentations » de son héros, regrettant une épouse trop tôt disparue (p. 82) ; le texte en vers décrivait immédiatement l'enterrement. Le prosateur insiste aussi sur l'autre deuil de Richard, à la mort de son chevalier (p. 84-85). Toutes ces modifications tendent à domestiquer la merveille et à lui conférer une plus grande vraisemblance. Mais le travail du remanieur s'emploie aussi à continuer l'œuvre de son prédécesseur par l'ajout d'épisodes nouveaux. b) Nouveaux épisodes Le récit en vers s'arrête au moment où Richard, conduit en enfer par Brundemor, vient à bout du démon Brugifer. Gilles Corrozet va plus loin et, dans un esprit de surenchère, confronte son personnage à de nouvelles épreuves surnaturelles. Il peut s'agir encore de tentations diaboliques. Vaincu, Brugifer revient à la charge et remplace Brundemor dans le rôle du persécuteur, pour tendre à Richard des pièges de plus en plus compliqués : le héros manque d'être noyé dans une tempête (chap. 19) et voyage dans les airs où l'entraînent des esprits mauvais (chap. 20 et 22). D'autres aventures portent les couleurs du surnaturel féerique, comme la rencontre d'un sanglier blanc qui a échappé à deux fées (chap. 15). Quant à la tradition épique ou arthurienne, elle se reconnaît à travers les motifs de l'épée enchaînée et du combat contre un géant (chap. 21). Ces additions accusent le souci de garantir le succès du roman par le recours à une tradition reconnue et approuvée : les exigences éditoriales sont probablement à l'origine de ces emprunts au passé littéraire. Mais en ajoutant des excroissances à son modèle, en amplifiant le texte-source par des accords polyphoniques qu'il tire d'un vaste répertoire, le remanieur réduit la portée du merveilleux.

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Celui-ci en vient à s'essouffler, dans cette succession de tentatives inefficaces et réputées comme telles. Malgré la prolifération des épreuves, Richard demeure insensible à la peur. Cette impassibilité ne signifie-t-elle pas une certaine indifférence à l'égard des vieux pièges émoussés ? N'assiste-t-on pas à une remise en cause du fantastique ?

IL Le thème du héros sans peur : une remise en cause du fan¬ tastique ? 1. L'esthétisation du fantastique Au XVe siècle, Satan a perdu de son prestige. Sur les tréteaux des spectacles dramatiques, il a cédé la place à des diablotins qui suscitent moins la peur que le rire. Le diabolique gagne en esthétique ce qu'il perd en croyance : démystifié, il devient proprement un motif poétique. L'impassibilité de Richard pourrait bien emblématiser cette transformation du fantastique, qui, d'épreuve existentielle, se réduit à un spectacle. La terreur, qui compte au nombre des effets recherchés par le fantastique, ne fonctionne plus : au pathétique se substitue une pure scénographie. Par le jeu des métamorphoses, le diable se définit comme masque, figure de la négativité ayant partie liée avec la nuit7 ; mais dès lors que tombe le masque, le diable retourne à son néant, comme le montre la défaite de Brundemor. Déjà, la littérature du Graal au XIIIe siècle atteste cette rupture de « l'équilibre entre vision et terreur », car la peur serait « incompatible avec les qualités héroïques prêtées au chevalier »8. Mais à l'époque où ont été rédigés les deux romans de Richard sans Peur, il nous semble que cette exigence romanesque se double d'une intention parodique. En effet, la portée symbolique des épreuves auxquelles est soumis Richard ne paraît pas essentielle à la signification de l'intrigue. Les faits priment sur le sens des phénomènes. Cet appauvrissement sémantique qui affecte le merveilleux au XVe siècle a déjà été mis

7. Cl. Blum, « Le diable comme masque. L'évolution de la représentation du diable à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance », Diable, diables et diableries au temps de la Renaissance, dir. M.T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1988 (S.I.R.I.R., 13), p.149-164. 8. J.-R. Valette, « Illusion diabolique et littérarité dans la Queste del Saint Graal et dans le Dialogus Miraculorum de Césaire de Heisterbach ", Senefiance, 42 (Magie et illusion au Moyen Âge), 1999, p.559.

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en lumière dans Artus de Bretagne, où « la merveille n'est pas là pour intriguer, inquiéter, faire naître un questionnement (à la fois chez les personnages et chez le lecteur), et donc suspendre l'action, mais pour être achevée et réduite rapidement »9. En ce qui concerne la légende de Richard sans Peur, les deux versions romanesques se caractérisent par une pure dé-monstration des phénomènes diaboliques, sans dépasser le niveau de l'apparence. Pourtant, on peut y reconnaître certains topoi. Ainsi, l'épisode des chats-huants, qui rappelle, dans le Tristan de Thomas, la conversation animée entre Iseut et Cariado, baigne dans une atmosphère funèbre, puisque le cri de ces animaux contient un présage de mort. D'autre part, le motif du cimetière hanté, de « l'aître périlleux » et de la chapelle où repose un cadavre qui se dresse soudainement de son cercueil pour répandre la mort autour de lui, figure dans la littérature cléricale et compte au nombre des exempla qu'utilisent les prédicateurs pour illustrer la puissance trompeuse des démons10 . Enfin, dans les deux aventures qui mettent Richard en présence d'un arbre fantastique, on est tenté de reconnaître l'archétype biblique de ce que Gilbert Durand appelle le « complexe de Jessé »n et que le Moyen Âge représentera par un arbre portant le messie à son sommet. Mais dans la légende de Richard sans peur, le motif de l'arbre apparaît à deux reprises et renverse le progressisme de la tradition biblique, qui allait de la faute à la rédemption. Tout d'abord, l'anecdote du pommier se trouve dépourvue de toute dimension mystique : loin d'éprouver quelque frayeur à la pensée de toucher au fruit défendu, le duc de Normandie, animé d'un esprit de productivité, en sème les pépins pour faire pousser un nouvel arbre, auquel il donne son nom. Quant au nouveau-né qui domine le second arbre, il ne s'agit pas de l'enfant Jésus, mais du diable Brundemor, dont Richard viendra à bout. On voit donc que les deux romans, loin d'expliciter la teneur symbolique et mystique des phénomènes, réduisent ceux-ci à un

9. C. Ferlampin-Acher, « Essoufflement et renouvellement du merveilleux dans les versions longues d'Artus de Bretagne au XVe siècle : l'exemple du manuscrit B.N.fr.12549 », Mélanges de littérature en l'honneur de Nicole Cazauran, études réunies par J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M.-C. Thomine, Paris, Champion, 2002 (coll. « Colloques, Congrès et Conférences. Renaissance européenne », 30). 10. J.-Cl. Schmitt, Les revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, 1994 (coll. « Bibliothèque des Histoires »), p. 101. Cf. A.-M. Cadot, « Le motif de l'aître périlleux », Mélanges C. Foulon, t. II, Rennes, 1980, p.27-35. 11. G. Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, 11e éd., Paris, Dunod, 1992, p.396. Isaie, 11 : « Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines ».

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niveau factuel. La version en prose insiste tout particulièrement sur la satisfaction qu'éprouve le héros après avoir déjoué les pièges du surnaturel. Au moment où il recueille l'enfant perché à la cime de l'arbre, il l'entend rire et, sans reconnaître le rire de Satan, il en devient à son tour « fort joyeulx », tout en se demandant « qui estaient les meschantz qui ainsi l'avoient seul laissé » (chap. 2, p. 73). De même, devant la prodigieuse fertilité des trois graines du pommier magique, il éprouve « grant soûlas et joye » (chap. 6, p. 78). Le plaisir et la fierté remplacent la terreur et le questionnement métaphysique. Richard se montre prompt à récupérer, au compte de sa gloire personnelle, le profit de ces aventures, dont il ne comprendra qu'à la fin la signification diabolique. 2. L'instrumentalisation du merveilleux De fait, dans le roman en prose, le merveilleux est réduit à une fonction instrumentale : il n'est plus qu'un moyen subordonné aux exigences de la narration. Le texte offre un exemple de cette « instrumentalisation du merveilleux » par la littérature chevaleresque, apparue au XIIIe siècle12 : de fin en soi dans la littérature mythique, le merveilleux se met au service des fins dans les romans voués à l'exaltation de l'héroïsme guerrier. a) Indice de prouesse La rencontre d'un phénomène surnaturel devient, sous la plume de Gilles Corrozet, un expédient poétique pour construire l'ascension sociale du héros : à la fin du roman en prose, Richard accède aux plus hauts honneurs. Le merveilleux, qui appelle à être détruit, sert d'indice de prouesse. Dans l'épisode où Richard croise la « mesnie Hellequin », Gilles Corrozet ajoute un passage au texte en vers. Richard affronte trois chevaliers noirs. Défaits, ses adversaires prennent la fuite. C'est en les suivant que Richard arrive à l'endroit où danse la troupe des revenants (chap. 3). Par l'insertion de ce combat, le remanieur se donne à la fois la possibilité de mettre en lumière la supériorité de son héros dans l'exercice des armes et d'expliquer autrement que par une rencontre fortuite le face-à-face de Richard avec la mesnie Hellequin.

12. J.-R. Valette, op. cit., p.178-179.

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b) Indice de trahison Le merveilleux sert aussi d'indice de trahison, il signale « l'écart par rapport à la norme courtoise »13. Dans l'épisode de la fausse morte, Gilles Corrozet insiste, plus que son prédécesseur, sur l'importance que revêt, pour Richard, l'humiliation d'avoir été trahi par le diable, à tel point qu'elle en vient même à effacer le chagrin lié à la perte de son meilleur chevalier : s'apperceut (...) bien que le dyable avoit esté sa femme et l'avoit deceu, dont il estoit fort dolent » (chap. 11, p.85). Le héros bafoué voit dans sa mésaventure l'illustration d'une vérité proverbiale : aussi on dit bien vray, il n'est malencontré que de dyable et de la chamberiere de prestre, car l'ung et l'autre ensemble font butin. La chamberiere demande le corps et le dyable ne requiert que l'ame pour la conduyre en enfer, (chap.10, p.84-85) La « dévaluation ontologique »14 du merveilleux diabolique conduit à le placer sur le même plan que les ruses d'une femme légère. Derrière cette allusion grivoise se devine, peut-être, l'influence des recueils de nouvelles licencieuses en vogue dans les premières années du XVIe siècle. Richard affronte Brundemor comme un adversaire déloyal, et non comme une puissance surnaturelle. Le roman en vers utilisait le merveilleux à la manière des exempla, dans le cadre d'une structure répétitive, facile à mémoriser, afin de convertir les âmes et les inciter à la résistance au mal. Il s'agissait à la fois de susciter la peur des châtiments infernaux et de montrer qu'on peut vaincre le diable par une constante vigilance : Richard ne dort pas la nuit, au moment où les démons tendent leurs pièges. La mise en prose reprend le même procédé d'accumulation, mais pour traduire l'ensemble des tests auxquels doit se soumettre tout chevalier désireux d'obtenir la main d'une riche héritière et la couronne d'un puissant royaume. Richard finit par épouser la fille du roi d'Angleterre et remplace son beau-père sur le trône. Le merveilleux s'offre désormais comme le cadre nécessaire à l'héroïsation courtoise.

13. ld., « Merveilleux et trahison dans le Lancelot propre », Félonie, trahison, reniements au Moyen Âge (actes du 3e colloque international du C.R.I.S.I.M.A., Université de Montpellier III, 24-26 mars 1995), Montpellier, 1997, p. 363. 14. ld,. op. cit., p.447.

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III. Le merveilleux, cadre nécessaire à l'héroïsation courtoise 1. Du message théologico-moral au roman d'amour Dans le roman en vers, l'errance nocturne de Richard en quête de merveilles s'offre comme un itinéraire spirituel et ascétique. Le héros semble chercher, par son exposition volontaire aux séductions démoniaques, l'antidote capable d'effacer l'origine diabolique que lui a léguée son père. La fin des épreuves nous le montre libéré. En effet, lors du dénouement, le diable Brundemor passe aux explications : il avoue comment il a tenté de perdre Richard par ses métamorphoses successives, et reconnaît l'inefficacité de son pouvoir d'illusionniste face au chevalier sans peur. Richard congédie son persécuteur par une formule qui rappelle celle du Christ à l'issue des quarante jours passés dans le désert : « or ne me tempte plus » (v. 797). Et le romancier d'achever son récit sur l'évocation d'un chevalier régénéré par l'épreuve, menant « saincte vie » (v. 8Û8), tout entier voué à la charité et aux fondations pieuses. La mise en prose modifie l'enjeu et le résultat de l'errance chevaleresque au profit de l'idéologie courtoise. Les épisodes ajoutés au modèle sont significatifs. Lors d'un tournoi organisé à la cour de Charlemagne, Richard côtoie les plus fameux héros des chansons de geste. Sous le regard des dames, il partage le prix avec Roland. Là, il s'éprend de la fille du roi d'Angleterre (chap. 12). Loin de respecter, comme dans le texte en vers, son vœu de ne plus jamais se remarier depuis la ruse de sa première épouse diabolique, il enlève la princesse Clarisse et la prend pour femme à Rouen, au milieu de tous ses barons (chap. 13). Cet épisode contribue à la laïcisation du récit. Certes, le texte en vers parlait déjà du roi d'Angleterre, mais expliquait son entrée en guerre sur les terres de Richard par le motif du « moniage » : le duc de Normandie s'étant retiré à l'abbaye de Fécamp, son adversaire en aurait profité pour envahir le duché laissé sans défense (v. 515528). A la logique des armes, Gilles Corrozet préfère celle de l'intrigue sentimentale. C'est pour venger l'enlèvement de sa fille que le roi d'Angleterre attaque Richard. Celui-ci n'est plus appelé à incarner le modèle d'une pénitence exemplaire mais à conquérir, par le biais d'un heureux mariage, la couronne d'Angleterre. Du texte en vers au dérimage, on assiste donc à un déplacement de l'éclairage. Le salut du héros ne compte plus tant que sa réussite mondaine. La même observation vaut pour la réécriture du Chevalier au Lion au XVIe siècle : Pierre Sala ne perçoit plus le sens spirituel.

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initiatique, de l'aventure offerte à Yvain, il écrit une simple histoire d'amour15. Le merveilleux est relégué au statut d'ornementation. Dans la réécriture de Richard sans Peur, Gilles Corrozet ne conserve les épreuves diaboliques qu'à titre de prolégomènes : elles rendent, aux yeux du lecteur, le héros digne d'épouser la fille du roi d'Angleterre. Ainsi, le XVIe siècle nous livre de Richard non plus tant l'image d'un élu, capable de résister aux persécutions diaboliques, mais celle d'un chevalier qui surpasse les plus hauts noms de la tradition épique et triomphe dans ses amours princières. 2. « D'armes et d'amour » En cela, Gilles Corrozet exploite la devise « d'armes et d'amour » où réside la garantie du succès auprès des « seigneurs et dames » convoqués dans son prologue16. L'alliance des exploits chevaleresques et de l'intrigue sentimentale lui assure un sens fixé par la tradition médiévale et répond, par là même, à la culture et à l'attente du public. Son écriture ne diffère pas de celle des romans d'Amadis. La mise en prose accorde donc une large place aux tournois, où s'exerce la conquête des cœurs par la vaillance aux armes. Ainsi les joutes organisées à l'occasion du premier mariage de Richard (chap. 9), ou encore le Pas d'armes où le héros défie les barons de Charlemagne : ces épisodes, dont ne parle pas le texte en vers, rendent l'écho de la vie de Jacques de Lalaing au XVe siècle, où se cristallise la nostalgie d'une aristocratie vouée au paraître et au jeu de la séduction17.

L'évolution de la légende de Richard sans Peur entre le Moyen Âge et la Renaissance reflète celle de Robert le Diable. De fait, le fils et son père supposé doivent tous deux lutter contre le diable. Mais alors que Richard lutte contre une puissance extérieure, c'est sa propre nature maléfique que doit vaincre Robert. Les deux héros

15. P. Sala, Le Chevalier au lion, éd. P. Servet, Paris, Champion, 1996 (Bibliothèque du XVe s., LVI). 16. M. Stanesco, « D'armes et d'amour : la fortune d'une devise médiévale », Travaux de littérature, II, 1989, p.37-54. 17. N. Cazauran, art. cité, p.42.

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n'en ont pas moins connu un long succès au fils des siècles, jusqu'à remplir les ballots des colporteurs dans le cadre de la Bibliothèque Bleue. Leur popularité doit sans doute à leur origine folklorique : si l'histoire de Robert le Diable reprend celle du conte-type intitulé le « teigneux ou le petit jardinier aux cheveux d'or », celle de Richard évoque celui de « l'homme qui recherche la peur »18. Quant au didactisme moralisateur attaché à ces deux héros diaboliques, il a vite laissé place au plaisir d'une lecture purement récréative. Aux séductions que le diable exerçait sur les âmes se substituent celles que la fiction romanesque impose aux esprits. Élisabeth GAUCHER Université de Bretagne Occidentale (Brest)

18. Contes-types n° 314 et 326 (voir P. Delarue, Le conte populaire français, t. I, Paris, Éd. Érasme, 1957).

Psittacisme et captivité dans le Chevalier du Papegau et Tirant le Blanc.

A mon oncle Dany et à ce perroquet vert de Guyane auquel il m'a fait rêver enfant.

L' idée de confronter le Chevalier du Papegau,: roman arthurien, et Tirant le Blanc1 2, roman de chevalerie, tous deux écrits au XVe siècle, m'est venue à l'occasion de la lecture d'un article de F. Wolfzettel3 intitulé « Artus en cage ». Tirant le Blanc est un roman catalan écrit par Joanot Martorell que j'utiliserai ici de manière ponctuelle et dans son adaptation française du Comte de Caylus du XVIIIe siècle4. Il s'inscrit dans le lignage du roman arthurien puisque son héros éponyme n'est autre qu'un descendant d'Uterpandragon et se fait connaître à la cour d'Angleterre. Le récit s'ouvre, en outre, sur l'histoire de Guy de Warwic. La Bretagne et l'Angleterre sont les lieux où s'ancre le récit avant de se déployer dans l'empire byzantin :

1. Le Chevalier du Papegau, éd. F. Heuckenkamp, Halle, 1896. 2. Tirant lo Blanc, de Joanot Martorell, éd. Marti de Riquer, Barcelone, Ariel, 1979 ; adaptation du Comte de Caylus, (1737), Paris, Gallimard, Quarto, 1997. A signaler la traduction intégrale en cours de préparation pour la Pléiade, à partir de l'original catalan, par Jean-Marie Barbera. 3. F. Wolfzettel, « Artus en cage : quelques remarques sur le roman arthurien et l'histoire », dans Conjunctures, Médiéval Studies in honor of Douglas Kelly, éd. par K. Busby, N.J. Lacy, Amsterdam, Rodopi, 1994, p. 575-588. 4. Le Comte de Caylus (Anne-Claude Philippe de Thubières) est issu de la noblesse pauvre ; il est à seize ans mousquetaire du roi et démissionne à 22 ans. Homme d'épée, archéologue, voyageur, amateur d'art, auteur de douze volumes d'Œuvres Badines, esprit libertin, il adapte le roman au goût des lecteurs cultivés du XVIIP siècle.

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Tirant se porte au secours de l'île de Rhodes et de l'empire grec contre les Turcs5. F. Wolfzettel analyse un épisode insolite qui se déroule à la cour de Constantinople. Il s'agit d'une sorte d'entremets, dans lequel Artus apparaît tel un automate ou un perroquet enfermé dans une cage, emblème de la clôture sur laquelle s'achève cette tradition romanesque. Une telle scène semble faire écho au Chevalier du Papegau qui conte les « enfances » d'Arthur juste après son couronnement. Dans ce bref roman, Arthur, nouveau chevalier fraîchement adoubé, est accompagné d'un papegau en cage avec qui il découvre le monde (littéraire, déjà ancien) dans une parenthèse temporelle d'un an. Le Moyen Âge finissant correspond aux grandes refontes en prose de textes antérieurs, dans une volonté de les conserver et de les renouveler au goût du jour. Alors que le Chevalier du Papegau confine plutôt au digest de la matière courtoise et arthurienne, tout en renouant avec l'esthétique du roman en vers, à la manière de Chrétien de Troyes, Tirant le Blanc se déploie dans le « gigantisme » et T« esthétique du foisonnement6», dans l'esprit des biographies chevaleresques et des romans d'aventure à venir. Par certains aspects, cette œuvre préfigure le roman baroque : l'ostentatoire, le spectaculaire, l'esthétique de la surprise, la spécularité, l'illusion, les reflets, les jeux de regard, les masques, les emboîtements et enchâssements de récits sont autant de traits qui participent de l'esthétique baroque. Si le Chevalier au Papegau est tombé dans les oubliettes7, le second a bénéficié d'une belle fortune, comme en témoignent les nombreuses traductions et adaptations dont il fit l'objet dès ses premiers imprimés, sans doute en raison d'une meilleure prise en compte de l'évolution de l'horizon d'attente des lecteurs.

5. Les modèles de Tirant sont, plutôt que les chevaliers arthuriens, des capitaines historiques : Roger de Flor (1268-1305), templier qui participe à la défense de saint Jean d'Acre (1291 ) et combat les Turcs ; Jean Hunyadi (1387-1458), chevalier roumain, surnommé Balacus ou le Chevalier Blanc dans les chroniques françaises, ou encore Jacques de Lalaing. 6. J'emprunte ces deux formules à S. Roubaud-Bénichou, Le Roman de chevalerie en Espagne : Entre Arthur et Don Quichotte, Paris, Champion, 2000. Voir notamment ses études sur la « densité démographique » de ces romans : à titre de comparaison, elle dénombre 290 personnages dans Tirant, contre 130 dans le Tristan en prose français. 7. 11 n'existe qu'un seul manuscrit du Chevalier au Papegau et aucun imprimé. Longtemps dédaigné par la critique, ce texte bénéficie depuis une quinzaine d'années d'un regain d'intérêt.

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On comparera ces deux récits à partir des notions conjointes de curiosité8 et de psittacisme pour tenter d'appréhender le devenir du roman arthurien en roman chevaleresque et en roman baroque, et pour s'interroger sur des problèmes de réception du matériau arthurien et courtois. La figure du papegau illustre bien la curiositas, à la fois « désir de connaître (des choses nouvelles) » et « indiscrétion ». Enfin, l'oiseau incarne « un objet rare et recherché », autre sens du mot « curiosité » qui apparaît au XVIIL siècle, mais qui affleure déjà. Le déplacement du papegau en cage à Artus en cage, cette translatio de l'oiseau au roi Arthur « engeôlé » marque peut-être le passage d'une narration encore tributaire d'une tradition à sa finale mise en cage. La cage - reliquaire devient prison, pour la vue et la mémoire. On proposera aussi quelques pistes sur la relation qui s'établit entre la curiosité face au matériau ancien et la réécriture parodique. J'entends par « parodie » un discours psittacique et déformant, symbolisé par la présence du papegau9 et du perroquet qu'est devenu Artus. A cet égard, les deux signifiants « papegau » et « perroquet » renvoient-ils à un seul et même signifié ou le remplacement du « papegau » par le « perroquet » témoigne-t-il d'une transformation de l'oiseau et de son symbolisme littéraire ?

Exotisme et curiosité à travers la métaphore de la cage. 1. La cage et le voyage : du voyage dans l'univers littéraire à l'immobilisme. Le Chevalier du Papegau est une sorte de voyage dans l'univers littéraire du roman arthurien, vieux de plus de deux siècles et qui paraît alors avoir épuisé toutes ses ressources. Alors que les Bretons espèrent qu'Arthur reviendra de l'île d'Avallon, c'est au début de son règne que ce dernier va revenir afin de poursuivre son existence.

8. Au XVIIIe siècle, la curiosité est fortement valorisée ; cf aussi les cabinets de curiosités et les curiosa : livres libertins prisés par les bibliophiles « curieux »parmi lesquels on peut compter le Comte de Caylus. Dans le Chevalier du Papegau, le mot « curiosité » n'est pas employé ; on trouve le mot « merveille » pour désigner à la fois une chose rare, insolite et un prodige. 9. Sur cette dimension parodique, nous renvoyons notamment aux travaux suivants : Lori Walters, « Parody and the Parrot : Lancelot references in The Chevalier du Papegau », dans Translatio Studii, Rodopi, Amsterdam, 2000, p. 331-344, et Marylin Lawrence, « Comic functions of the parrot as minstrel in Le Chevalier du Papegau », Arthurian Literature, XIX, éd. par K. Busby (à paraître).

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comme le remarque Danielle Régnier-Bohler au seuil de son étude très suggestive consacrée à ces enfances du roi des Bretons10. Son retour est un recommencement et une sorte de nouveau départ. C'est notamment la première fois qu'Arthur « s'en va courir les aventures comme n'importe quel chevalier errant », ainsi que le soulignait Anne Berthelot, jouant ainsi le rôle du héros habituellement dévolu aux chevaliers qui se réunissent autour de la Table Ronde* 11. Il quitte l'espace clos de sa propre cour, où il réside, pour partir à leur place sur les chemins de l'Autre monde, au lieu d'attendre leur retour et d'écouter leurs récits en se délectant par l'oreille de leurs exploits. C'est à son tour de prendre l'apparence de ce « chevalier inconnu » qui dissimule son véritable nom derrière un pseudonyme afin de conquérir une identité et une renommée nouvelles grâce à de nouveaux exploits (comme le Chevalier au Lion). Le nom que revêt Arthur après avoir gagné le papegau semble d'ailleurs emprunté à celui de Chevalier aux trois Papegaus que porte, parmi d'autres, le personnage de Pallidès dans le roman de Perceforest12. Le Chevalier au papegau est la figure emblématique dont se pare le roi Arthur (et le roman arthurien) pour revenir incognito au sein de ce monde (littéraire) qu'il a dû quitter. Si Arthur semble ainsi rivaliser avec les entreprises de ses compagnons, il ne fait en même temps que les répéter. Comme l'écrit D. Régnier-Bohler, « ce n'est qu'en mimant les aventures d'un passé littéraire » que se « fonde ici l'avenir de la fiction »13. Rappelons d'abord brièvement la trame de ce roman. Il s'ouvre à la Pentecôte le jour du couronnement d'Arthur. Une demoiselle vient requérir un champion pour sa dame victime d'un maréchal félon. Or c'est le jeune roi qui se charge d'honorer la requête. Mais cette requête l'entraîne dans un tourbillon d'aventures variées : il combat Lion sans Pitié qui doit se rendre à la cour d'Arthur dans une charrette.

10. Cf. Danielle Régnier-Bohler, « Arthur en enfances (Le Chevalier au Papegau) », Pris-ma, XIII/l, janvier-juin 1997, pp. 91-106. 11. Anne Berthelot, « Arthur, ou le Chevalier du Papegault : décadence d'une fonction, décadence d'un genre », dans Kônig Artus und der Heilige Graal, éd. par D. Buschinger et W. Spiewok, Reineke-Verlag, Greifswald, 1994, p. 18 : « Tradition¬ nellement, (...) le rôle du chevalier et le rôle du roi sont tout à fait distincts : l'existence du roi, deus otiosus, qui ne saurait précisément participer au grand jeu de rôles des aventures, est le point d'ancrage de tout le reste. » 12. Cf. Perceforest, 3e partie, éd. par Gilles Roussineau, tome 2, Genève, Droz, 1991, p. 143-150. Dans le Perceforest, Pallidès emprunte le pseudonyme du Chevalier aux trois Papegaulx, avant de tournoyer sous un autre pseudonyme (Chevalier à la Genette) pour conquérir la main de la belle Camille. 13. Danielle Régnier-Bohler, « Arthur en enfances », op. cit., p. 92.

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et conquiert un papegau, d'où son pseudonyme de Chevalier au Papegau. Il combat le Chevalier Poisson, un centaure doté d'une combinaison intégrale de peau de serpent tout droit sorti d'une Imago Mundi, gagne le cœur et le corps de la fée, la dame aux Cheveux Blonds. La dame lui impose de rejouer le tournoi de Noauz, après quoi il affronte un géant. Il se met en route pour honorer son engagement premier, accompagné d'une bête fabuleuse, semblance du roi Belnain, tué par le maréchal félon. Il échappe aux enchantements d'un tournoi fantôme, sort victorieux de l'épreuve du pont périlleux. Chemin faisant, il tue un dragon et échappe aux griffes d'une femme sauvage. Il tue enfin le maréchal. Après quoi, il s'embarque pour la Bretagne, mais dans une ultime hyperbate, une tempête se déchaîne et il échoue sur une île habitée par un nain et un géant sot nourris par une licorne. Il revient à sa cour à la Pentecôte14, nanti de toutes ces curiosités, où il retrouve ses adversaires qui se sont amendés et gagne le respect de son entourage. On aura reconnu bon nombre d'éléments puisés dans le réservoir de la littérature arthurienne. Enchaînant les motifs issus de Chrétien de Troyes et de ses continuateurs comme autant de « vignettes » qui se succèdent, le Chevalier au Papegau se présente ainsi comme un véritable « art de mémoire »15. C'est une sorte de musée du royaume arthurien dont il convient de conserver les aventures et les merveilles sous forme d'images qui sont autant d'objets de curiosités, de « curiosa »16 : le prodige et la richesse de la création littéraire l'emporte désormais sur la prouesse chevaleresque. Aussi, lorsqu'au terme de son itinéraire aventureux le jeune roi rentre à sa cour, ce qu'il rapporte de son périple, ce sont, à la manière d'un voyageur en pays étranger, d'un Alexandre au petit pied, les témoins et les remembrances sensibles de ses aventures plutôt que les récits de ses hauts faits (« Et si s'esmerveillèrent moult des grans merveilles que le roys Artus leur sire avoit conquestees, si le prisèrent moult de courtoisie et de chevalerie »). Tout se passe comme si l'auteur souhaitait proposer

14. Voir J.H.M. Taylor, sur la construction narrative et la technique dite « en queue d'aronde » du récit, voir le chapitre 10 « The fourteenth Century : Context, Text and Intertext », dans The Legacy of Chrétien de Troyes, vol.l, Rodopi, Amsterdam, 1987, p. 267-332. 15. Je reprends ces deux formules à l'étude de D. Régnier-Bohler, « Arthur en enfances », art. cit., p. 96 et 94. 16. Ibid., p. 95. Voir notre article, « Le perroquet en cage et le chevalier Arthur à la découverte du monde dans le Chevalier du Papegau : le monde, l'autre monde et l'immonde », Actes du Colloque de Rennes U, 2001 : Le Monde et l'Autre Monde, Paradigme, 2002, sous la direction de D. Hué et C. Ferlampin.

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une sorte d'« image du monde breton », avec ses lieux étranges, ses habitants merveilleux, à la manière d'un Chrétien de Troyes mâtiné de Gossuin de Metz17. Il nous offre une visite guidée dans un univers littéraire ancien dont il souligne l'étrangeté des us et des coutumes : chaque station est ainsi l'occasion de revisiter un motif traditionnel ou de mettre en scène un personnage emblématique d'une contrée ou d'un univers particulier. Cependant, comme le remarque à nouveau D. Régnier-Bohler, « s'il répète [...] l'aventure de ses compagnons », Arthur le fait « tout en prétendant l'anticiper »18. Le Chevalier au Papegau rejoue les récits qui ont été composés avant lui mais qui, sur le plan de la diégèse, se rapportent à des moments situés dans son prolongement. Comme tout récit des enfances, il est une espèce de voyage initiatique écrit a posteriori. Mais il fait du même coup des romans auxquels il emprunte ses motifs la répétition de l'histoire qu'il raconte. L'enfance semble contenir en germe tout ce qui suit. Arthur apparaît dès lors comme la matrice de tous les chevaliers qu'il accueillera par la suite autour de la Table Ronde. « Le roi seul assume tous les rôles » joués par ces derniers, comme le dit D. Régnier-Bohler19. Il comprend en puissance l'avenir du roman arthurien et les exploits qu'ils racontent. Les aventures de ses futurs compagnons ne seraient en fin de compte que la répétition de sa propre geste inaugurale, comme si l'ensemble des romans de la Table Ronde était en quelque sorte la projection des aventures d'Arthur rejouées par d'autres afin de permettre au roi de les rappeler à sa mémoire. Rejouant dans ce temps primordial d'une enfance encore insouciante, ignorante ou inconsciente, le Chevalier au Papegau semble du même coup offrir à Arthur la possibilité d'échapper au destin tragique qui l'attend, alors même que celui-ci est connu de tous les lecteurs de La mort le roi Artu20. Le retour à l'enfance fait de la répétition le temps de l'origine qui permettrait de contredire la fin annoncée du royaume arthurien (et l'espoir breton qui lui est attaché). Mais en même temps, la succession de tableaux que retrace le Chevalier au Papegau fait « toc ». Comme le remarque A. Berthelot, ce roman s'apparente à un « grand jeu de rôle », une sorte de « partie

17. C'est sans doute dans la tradition alexandrine, plus encore que chez les sagittaires épiques, qu'a été puisé l'insolite Poisson Chevalier. Voir Christine Ferlampin, Fées, Bestes et Luitons : Croyances et merveilles, Paris, Presses Universitaires de Paris- Sorbonne, 2002, p. 296-303. 18. Cf. D. Régnier-Bohler, Ibid., p. 103. 19. Ibid., p. 104. 20. Cf. Ibid., p. 103.

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de Dungeons and Dragons » réalisée à l'imitation des « emprises arthuriennes » et dans laquelle le roi occuperait toutes les places21 . On peut aussi y voir, comme le fait à son tour D. Régnier-Bohler, la représentation de ces entremets qui se développèrent à la cour de Bourgogne, en Catalogne, en Espagne et au Portugal aux XIVe et XVe siècles, lorsque, au cours des grandes fêtes seigneuriales, les banquets d'apparat étaient interrompus par des intermèdes pendant lesquels des personnages déguisés en héros mythologiques ou littéraires offraient aux convives une petite représentation théâtrale22. Nous aurions ainsi les entremets du Poisson Chevalier, de la Femme Sauvage, de la Licorne23. En outre, le nom même qu'Arthur s'est conquis en gagnant le papegau sonne creux. Il résonne non seulement comme une reprise de ces surnoms derrière lesquels les chevaliers gardent l'anonymat, mais comme un titre de pacotille. Il évoque notamment le jeu du papegau qui s'acclimate dans le Nord au XVe siècle. Dans le cadre de ce jeu, est appelé « chevalier du papegau » durant un an le vainqueur du tir au papegau ; le papegau désigne ici un oiseau de bois ou de carton vert qui sert de but aux tireurs à l'arc ou l'arbalète24. Le papegau en cage témoigne de cette double tension du récit : d'une part, la volonté de parcourir à nouveau, ou de redécouvrir les 21. Voir son article déjà cité : « Arthur ou le Chevalier du Papegault : décadence d'une fonction, décadence d'un genre ». Je rejoins les analyses d'Anne Berthelot qui n'hésite pas à comparer Arthur à « un joueur moderne dans une partie de « Dungeons and Dragons » (qui) se plaît à adopter un pseudonyme et une personnalité artificielle. » Et elle poursuit : « Ce qui se passe, c'est, en fait, précisément cela : à l'imitation des seigneurs du XVe siècle qui occupent leurs loisirs en mettant en scène des « scénarios » d'« emprises arthuriennes », le Roi Arthur, insoucieux de ses responsabilités symboliques, s'engage dans un grand jeu de rôles dont l'organisateur est le Papegault : créature artificielle, elle aussi, qui, comme le « Maître du Donjon », met à la disposition de son chevalier les ressources d'une imagination dûment puisée dans sa « librairie » des textes antérieurs. » 22. Cf. Danielle Régnier-Bohler, « Arthur en enfances », op. cit., p. 101. 23. Comme le suggère fort justement Marie-Françoise Minaud dans son travail de DEA, « Un roman arthurien tardif : Le Chevalier du Papegau », sous la direction de Michelle Szkilnik , 2001, p. 65. 24. D'après le Dictionnaire de Godefroy, « Le Papegault, institution classée au nombre des droits de la communauté de Rennes, consistait en une société dite les chevaliers du Papegault, société qui avait le droit de se réunir à certains jours et en un lieu fixe, pour s'exercer au tir de Tare, de l'arbalète et de l'arquebuse. Cette institution, qui remontait à Tan 1443, avait été créée à Rennes par le dernier duc François II, qui avait alloué au Roi du papegault, c'est-à-dire à celui qui abattait l'oiseau servant de mire aux jours solennels, une somme de 12 livres monnaie. » Cette pratique serait en réalité bien antérieure, cf. notamment S. Thiolier-Méjean, « Le motif du perroquet dans deux nouvelles d'Oc », dans Miscellanea Mediaevalia, Mélanges offerts à Philippe Ménard, tome II, Paris, Champion, 1998, p. 1355-1375 ; voir p. 1357-58 pour cet aspect.

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curiosités à la mode de Chrétien de Troyes. D'autre part, la présence du papegau image la conscience d'un déjà-lu25. La cage qui transporte le papegau est l'instrument ou la métaphore du voyage et de la découverte de mondes anciens ou inconnus26. La littérature, en cette fin de Moyen Âge, est un espace à parcourir avec ses repères, ses arrêts, ses stations obligées. La cage de l'oiseau a des valeurs multiples : elle fonctionne à la fois comme reliquaire d'une tradition et d'un savoir ancien, mais elle est aussi une prison dorée de laquelle l'oiseau ne peut s'envoler pour se libérer. Le papegau en cage est aussi image du voyageur en chambre (métaphore du scripteur en lecteur). Les mansions dans lesquelles évolue le chevalier Arthur sont autant de pages de romans, avec ses lieux de mémoire. La cage fait office de photophore, grâce à ses escarboucles, dans l'itinéraire du chevalier nouveau ; elle éclaire les temps forts de la narration, laissant dans l'ombre les temps morts. L'aumônière qui recouvre la cage et protège l'oiseau du froid permet de créer une ellipse du récit, puisque le chevalier est contraint de s'arrêter (« Quant le papegaux senti que l'air se commença a refroidir, il dist a son nain qu'il avoit froit, et le nain trait hors d'une aumosnere qu'il avoit, une couverte qui estait faicte d'un drap de soye ovree moult richement, et a couverte la caige au papegaux [...]. Il n'ont pas granment chevauché, puis que la caige fu coverte [...] » p. 13). Lorsque la cage n'est pas couverte de son aumônière, le papegau rythme de ses chants, de ses discours la progression du chevalier, comme s'il construisait à mesure le récit. L'oiseau endosse une double fonction : il est tour à tour un héraut d'armes chargé de chanter les louanges de son chevalier27 et un

25. Voir l'important article de Norris J. Lacy, « Convention and innovation in Le Chevalier du Papegau », dans Studies in honor ofHans- Erich Keller, Médiéval French and Occitan Literature and Romance Linguistics, éd. par R.T. Pickens, Kalamazoo, Michigan, 1993, p. 237-246. 26. Cf la cage d'Alexandre lors de son exploration des fonds sous marins. 27. Cf. D. Régnier-Bohler, « Arthur en enfances », op. cit., p. 101. Sur le héraut d'armes cf. Michel Stanesco, jeux d'errance du chevalier médiéval, Aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen Âge flamboyant, Leiden, Brill, 1988, notamment p. 182-196. Les hérauts d'armes étaient recrutés dans la classe des ménestrels. Comme le souligne Michel Stanesco, « Peu à peu, le héraut d'armes, personnage secondaire des fêtes et des tournois, se transforme donc en véritable autorité de la tradition chevaleresque. Le héraut est surtout le résultat d'une conception du monde : dans l'univers du manifeste, il est celui qui sait voir. (...) Et c'est parce qu'il est capable de voir que le héraut est aussi possesseur du bel parler : il est le lieu où le geste se fait parole, l'intermédiaire entre le chevalier et la dame, entre le combattant et le chroniqueur », bref, entre l'aventure et son écriture, serai-je tentée d'ajouter.

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ménestrel. La cage devient ainsi le scriptorium portatif et déplaçable dans lequel se compose le récit qui se déroule sous les yeux du lecteur28. Le papegau offre une sorte de relais de Merlin : il connaît ses prophéties, fait la jonction entre passé et futur et sa cage oscille entre l'image de l'Esplumoir Merlin et son tombeau d'où la voix entombée continue de se faire entendre, origine et fin du récit. Quant au jeune Arthur, il est un chevalier disponible et curieux (figure en creux du lecteur), dont la curiosité est comme redoublée par la présence du papegau en cage. Oiseau exotique vers lequel les regards convergent, ce dernier est aussi un personnage soucieux de voir, d'entendre, de connaître les secrets d'autrui. Il incarne « la concupiscence des yeux et des oreilles », selon la définition que donne saint Augustin de la curiosité. Oiseau de cour très en vogue dans les cours princières à la fin du Moyen Age29, le papegau est ainsi la métaphore de ce bref divertissement, de ce récit facétieux et gratuit qui ne change rien au bel ordonnancement construit par Chrétien de Troyes, l'emblème de Yotium curial et de la curiosité. 2. Le perroquet et l'automate : savoir sur le monde et miroir de chevalerie Ce qui était de l'ordre de l'esquisse ou de la miniaturisation dans le Chevalier du Papegau, les aventures ressortissant aux entremets et pas d'armes, prend une autre forme dans Tirant. Ce goût prononcé pour le spectaculaire va de pair avec le savoir sur le monde chevaleresque, le didactisme et le divertissement. La séquence d'Artus en cage est d'autant plus insolite qu'elle est traitée comme s'il s'agissait d'un « mystère mimé ». Toutefois l'auteur a conservé une zone d'ombre ambiguë. Le lecteur ne sait pas de manière décisive ce qui se joue sous ses yeux. L'apparition du roi est présentée comme un intermède lors du banquet d'apparat organisé par l'empereur de Constantinople où des serviteurs de la cour jouent sous les déguisements du roi Arthur, de la fée Morgue et du chevalier Foi

28. Sur cet aspect, voir notre article, « Un Nain et un Papegau : des muances de Merlin au XVe siècle dans Ysaïe le Triste et Le Chevalier au Papegau ? », dans Esplumoir n° 1, 2002. Remarquons aussi que le papegau ne participe pas à toutes les aventures du chevalier et qu'il s'éclipse pour céder la place à la bête merveilleuse, semblance du roi Belnain (Bel Nain), également détenteur du savoir de Merlin, créature prodigieuse, évoquant la lucrote qui, comme le papegau, est originaire de l'Inde et douée de parole. Ce rapprochement reste à creuser. 29. Cf. B. Ribémont, « Histoires de perroquets : petit itinéraire zoologique et poétique » dans Reinardus vol. 3, 1990, p. 155-171 ; voir p. 158-159 notamment.

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sans Pitié30. Morgue nommée ici Urgande la Déconnue31 (par contamination avec les Amadis de Gaule) arrive sur une nef noire sans nautonnier. Quatre dames, allégories courtoises, en descendent, après Morgane : Honneur, Chasteté, Espérance et Beauté. Morgane/Urgande est à la recherche de son frère depuis quatre ans. On lui annonce alors qu'Arthur est enfermé dans une cage. L'empereur s'empresse d'aller le questionner et apprend de lui les préceptes de l'éthique chevaleresque. La cage dans laquelle Artus est enfermé évoque un reliquaire (par son caractère précieux et le discours contenu dans l'épée Escalibur) et une prison (Artus est surveillé par Loi sans Pitié). C'est le symbole de la chevalerie à l'ancienne qui est ici emprisonné sous le regard émerveillé et curieux des spectateurs. Tout ce savoir chevaleresque est contenu dans son épée Escalibur32 et il suffit de lui ôter son épée pour qu'il sombre dans l'aphasie. Ici le bon roi Arthur est réduit au statut d'automate ou plus encore de perroquet dans sa cage, sous la surveillance du chevalier Foi sans pitié (avatar de Bréhus sans Pitié33). On assiste à un bien étrange retournement car après tout, pourquoi avoir confié Artus aux bons soins du chevalier le plus déloyal de la cour d'Arthur, le plus éloigné de l'éthique chevaleresque incarnée par les chevaliers de la Table Ronde ?

30. Cf. p. 280-288 de l'adaptation française du Comte de Caylus et chapitre 191 de la version originale. Notre propos n'est pas ici de comparer les deux versions d'Artus en cage, d'autant que le Comte de Caylus, bien conscient de l'intérêt du passage, Ta conservé dans sa quasi intégralité. Il a parfois synthétisé certains axiomes du discours d'Artus et supprimé certains autres, mais dans l'ensemble l'esprit de la scène et du discours didactique est bel et bien conservé. 31. Voir les articles de Rafael Beltran, « Urganda, Morgana y Sibila : el espectaculo de la nave profética en la literatura de caballerias », dans The Médiéval Mind. Hispanic Studies in Honour of Alan Deyermond, éd. Macpherson et R. Penny, Londres, Tamesis, 1997, p. 21-47 et Rafael Ramos, « Tirant lo Blanc a la zaga de Amadis de Gaula », dans Tirant, 1,1997. Je remercie Fabienne Diop pour les renseignements qu'elle m'a fournis sur le matériau catalan ainsi que Jean-Yves Casanova. 32. R. Brummer, « Die épisode von Kônig Artus in Tirant lo Blanc », dans Estudios Romanicos, X, 1962, p. 283-290. Rudolf Brummer a souligné que cet épisode renvoie à un roman catalan arthurien (milieu du XlVe siècle), La Faula de Guillem Torroella. Cf F. Wolfzettel, art. cit., p.577. 33. Sur le personnage de Bréhus sans Pitié, voir l'ouvrage d'Emmanuèle Baumgartner, Le Tristan en prose. Essai d'interprétation d'un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, et l'article de Richard Trachsler, « Bréhus sans Pitié : portrait-robot du criminel arthurien", dans La violence dans le monde médiéval, Senefiance n°36, p. 527542. Dans son article, R. Trachsler souligne que « dans le Tristan comme dans le Lancelot, le personnage de Bréhus est caractérisé par le fait qu'il ne respecte ni l'éthique chevaleresque ni Tordre social »(p. 534), et il poursuit « il incarne tout ce qui est contraire à toutes les valeurs de cour » (note 32, p. 534).

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Selon F. Wolfzfettel34, la cage est avant tout la prison précieuse d un univers littéraire et signe l'immobilisme d'une tradition cyclique. Il faut entomber Artus une fois pour toute pour libérer son roman. La cour d'Arthur est ici réduite à son plus simple appareil, la cage aux barreaux d'argent et à son symbole, l'épée qui avait instauré le règne d'Arthur et fondé l'origine du cycle. Le cycle se referme sur lui-même, nanti de ce savoir automatique et emprunté ailleurs (à Raymond Lulle notamment) que l'on peut reconvoquer artificiellement. La cage d'Artus serait alors une représentation du livre, un miroir de chevalerie, que l'on peut à loisir ouvrir ou refermer. Artus est présenté en proie à une sorte de « dorveille »35, motif fréquent dans les romans arthuriens, autrefois lié à la révélation d'un savoir, devenue ici un simple état végétatif. Artus et l'éthique chevaleresque sont relégués au rang d'accessoires et de pur divertissement, sous l'œil des spectateurs de la cour de Constan¬ tinople, qui peuvent à loisir ôter son épée au roi (le faire taire) ou le rejoindre dans sa cage. C'est le règne de l'artifice et de la mise en scène du matériau littéraire : Artus sort de sa torpeur par la magie du rubis que Morgue passe sous ses yeux. La dimension spectaculaire et ostentatoire est partout présente dans Tirant le Blanc, comme en témoignent les nombreux banquets fastueux, les pas d'armes, les cartels de défi, les scènes d'entremets. L'amour n'échappe pas à ce foisonnement, à cette théâtralisation, montrant ses différents visages, tantôt pur amour quintessencié, tantôt libido dans sa crudité. Ce faisant, Martorell nous fait pénétrer de plain pied dans un univers souvent plus libertin que courtois. L'amour oscille sans cesse, image de l'instabilité du sentiment, entre courtoisie et curiosa. Sans prétendre à nulle exhaustivité en la matière, je m'arrêterai sur deux épisodes : dans le Papegau, il n'est qu'une seule aventure

34. Cf. F. Wolfzettel, « Artus en cage : quelques remarques sur le roman arthurien et l'histoire », art. cit, p. 578 ; voir aussi Gerhard Wild, « Die Geburt der neuen Texte aus dem Geiste Von Artus », dans Artusroman und Intertextualitat, éd. F. Wolfzettel, 1990, p.215-234. 35. Cet épisode d'Artus en cage s'articule aussi avec une séquence liminaire de Tirant lo Blanc qui conte l'arrivée de Tirant, en état de dorveille sur son cheval, auprès de l'ermite Gui de Warwic. L'ermite lui délivre un véritable chastoiement sur la chevalerie, emprunté au livre de Raymond Lulle. Cf. édition de Marti de Riquer, p.169 et voir p. 36 sq de l'adaptation française. Joanot Martorell s'inspire ici d'un célèbre épisode du Livre de Chevalerie de Raymond Lulle dans lequel l'écuyer est en état de dorveille avant sa rencontre avec le vieux chevalier qui lui remet le Livre de Chevalerie. Alors que le chastoiement tisse un lien avec la tradition arthurienne, le discours automatique d'Artus marque plutôt une rupture ou une fermeture par rapport à cette tradition, dont le roman s'émancipe à partir de cet épisode pivotai.

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amoureuse ; dans Tirant, les aventures amoureuses et érotiques sont nombreuses, mais l'épisode qui a retenu mon attention s'articule autour de l'objet-miroir exploité dans ses effets de spécularité et d'anamorphose.

Les jeux de l'amour : courtoisie et curiosa. 1. Une dégradation de l'amour courtois dans le Chevalier du Papegau ou une mise en scène ludique ? Il est un épisode du Chevalier au Papegau dans lequel l'amour courtois semble subir une nette dégradation, sinon une réécriture parodique36 : cette aventure se situe à l'Amoureuse Cité sur laquelle règne la « fée a qui apent enseignement ». Cette dernière, à l'instar des modèles de dames courtoises et tout particulièrement Guenièvre, impose son bon plaisir à son champion. Pour ce faire, elle le tient en sa merci, en le soumettant au don contraignant : elle l'oblige à combattre « au pire » lors du tournoi qu'elle a organisé. Le chevalier obtempère en s'illustrant par sa couardise. Viennent ensuite les tourments de la dame, qui ne sait plus quelle attitude adopter envers son nouveau Lancelot. Interviennent alors l'étemel débat de casuistique amoureuse et les réprimandes et conseils d'Amour qui lui suggère d'accorder le don suprême. Alors qu'elle s'apprête à s'abandonner, Arthur se venge de la dame en la battant comme plâtre et en refusant ses avances. Il lui explique alors que s'il la bat ainsi, c'est pour jouer son rôle jusqu'au bout, adopter le comportement du pire des chevaliers qui soient. La dame n'y trouve d'ailleurs rien à redire. Comment interpréter ce renversement ? Faut-il y voir l'intrusion du fabliau dans un schème courtois, une intention parodique qui soulignerait l'aliénation de l'utopie courtoise, voire son absurdité ? Sans nul doute. On peut aussi l'interpréter comme une réflexion sur la fiction aux prises avec ses poncifs. Ici plus qu'ailleurs, le récit réfléchit ses modèles et plus précisément Chrétien de Troyes, soulignant la relation entre la métafiction et l'écriture parodique. Ne peut-on pas interpréter le don en blanc de la fée comme un jeu littéraire, qui contraint Arthur à endosser le rôle de Lancelot lors du tournoi de Noauz ? On retrouve le topos de la captivité amoureuse qui se

36. Pour une approche plus complète, voir J. H. Taylor, « The Parrot, the Knight and the Décliné of Chivalry », dans Conjunctures : Médiéval studies in honor of Douglas Kelly, éd. K. Busby et Norris Lacy, Amsterdam, Rodopi, 1994, p. 529-544.

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développe en cette fin de Moyen Âge et dont le modèle n'est autre que Lancelot37. Il est plaisant de voir ici Arthur endosser le rôle de son rival en amour qu'est Lancelot, auprès du substitut ou de la préfiguration de la reine Guenièvre. Le jeune Arthur a joué le temps d un tournoi le rôle de Lancelot, voilà tout. Cet amour reste sans lendemain : il partage une dernière fois la couche de la fée, pour le plaisir, et parce qu'il est de passage dans les environs. L'amour courtois se pare de couleurs nouvelles plus chamarrées et voisine avec l'univers du fabliau. L'amour n'est plus la fin en soi, même la quête nuptiale s'est effacée. Les conseils d'Amour sont aussi battus en brèche. C'est finalement au papegau qu'il revient de rappeler les règles du jeu courtois. En tant que détenteur de la doxa courtoise, il peut se substituer à Amour, montrer l'inanité d'un code mal compris ou dont l'usage s'écarte de la norme. L'amour devient un objet de curiosité parmi d'autres, capable de fournir un récit insolite qui se détache de l'ensemble, prétexte à des jeux d'inversion et de réécritures burlesques. L'auteur de Tirant franchit un pas supplémentaire, en transportant par le jeu des miroirs l'amour courtois dans le champ des curiosa, ces livres qui flirtent avec le libertinage. Tout commence avec la jolie trouvaille38 de la déclaration d'amour de Tirant à la princesse, sous la haute tutelle des figures d'amants empruntées à diverses traditions : Tristan et Yseut, Lancelot et Guenièvre, Pyrame et Thisbé ainsi que Floire et Blancheflor39. Cet amant couard qu'est Tirant use d'un beau subterfuge pour avouer son amour qui ne va pas sans rappeler la ruse subtile de l'amant dans le Lai de l'Ombre de Jean Renart. Il donne à voir à sa dame non pas le portrait d'une autre comme elle le croit et le craint, mais son propre reflet, car le pseudo-portrait n'est rien d'autre qu'un miroir. L'offrande du miroir comme aveu d'amour et révélation double trouve un équivalent plus orné dans L'Astrée. Cette fois, le miroir est redevenu fontaine, qu'il n'avait pas cessé d'être : il s'agit de la Fontaine de la Vérité d'Amour qui reflète le visage de l'absent(e) aimé(e). Cette fontaine divinatoire a telle vertu que « l'amant qui s'y regardait voyait celle qu'il aimait, que s'il était aimé d'elle, il s'y voyait auprès, que si de fortune elle en aimait un autre, l'autre y

37. Cf. les analyses de M. Stanesco, op. cit., p. 132. 38. Cf. l'original catalan sur l'utilisation du « trobar » : « Ne en quants llibres he llests d'historiés no he trobada tan graciosa requesta », s'exclame Carmésine. 39. Voir la scène de première rencontre dans une chambre où sont historiées ces amours mythiques cf p. 153-155, dans l'adaptation de Caylus, op.cit.

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était représenté et non pas lui »40. Haut lieu de la curiosité des amants, on comprend que l'accès à la fontaine soit protégé par des enchantements et la présence de lions et de licornes. Le miroir (ou la fontaine) dit la curiosité, le désir de se (sa)voir aimé, mais il peut à tout moment retrouver son potentiel d'illusions, ses reflets déformés, ses anamorphoses. Il participe aussi du reflet trompeur. Tirant, de ce point de vue, s'inscrit dans l'esthétique baroque. L'utilisation courtoise que Tirant fait du miroir, ce « galant espill », trouve un pendant libertin et grivois dans une mascarade orchestrée par la Veuve Reposée (amoureuse du chevalier), qui utilise deux miroirs pour persuader Tirant des turpitudes de sa bien aimée. 2. Curiosa et voyeurisme : des amours en anamorphose dans Tirant le Blanc. Le verger courtois, locus amoenus de la rencontre amoureuse, lieu celé aux regards des losengiers, se transforme en un jardin libertin où se joue une mascarade. La Veuve Reposée organise une mise en scène dans laquelle la princesse se livre apparemment à des privautés avec le jardinier maure, Lauzeta, qui est en réalité joué ici par sa suivante et confidente, Plaisir-de-Ma-Vie. Tirant assiste à la scène (qu'il prend pour la réalité) depuis une chambre en hauteur grâce à un miroir qui reflète la mascarade du jardin dans lequel la Veuve a introduit un second miroir. La fontaine amoureuse au centre de Yhortus conclusus est réduite à l'artifice du miroir dans lequel viennent se refléter de multiples intertextes41 : la fontaine de Narcisse, le rendez-vous épié de Tristan et Yseut où les amants se donnent la comédie aux dépens du voyeur juché sur son pin, chez Béroul, mais aussi et surtout la célébrissime canso sur l'envol de l'alouette, de Bernard de Ventadorn, qui avait déjà fait l'objet de réécritures parodiques, comme en témoigne une razo42. Dans la razo, le poète assiste à la scène érotique entre la

40. Voir G. Genette, « Le serpent dans la bergerie », dans Figures I, Paris, Seuil, p. 109-122. 41. Il faudrait ajouter à ces intertextes l'Historia de Jason i Medea de Joan Rois de Corella et la Fiammetta de Boccace. 42. Cf. Pierre Bec, Burlesque et obscénité chez les troubadours : Le contre-texte au Moyen Âge, Paris, Stock/Moyen Âge, 1984, p. 111-112. P. Bec parle de « distorsion concertée, à des fins ludiques et burlesques » de la strophe liminaire de la célèbrissime canso « Quan vei la lauzeta mover... ». La razo parodique imagine la genèse pour le moins grivoise de la canso : «(...) E apelava-la Bemartz « Alauzeta », per amor d'un cavalier que Tamava, e ela apelèt lui « Rai ». E un jorn venc lo cavaliers a la duguessa e entrèt en la cambra. La domna, que'l vi, leva adonc lo pan del mantèl e mes-li sobra'l col e laissàsi cazer el liech. E Bemartz vi tôt, car una donzèla de la domna li ac mostrat cubertament ; e por aquesta razon fetz adonc la cançon que ditz : « quan vei Talauzeta mover... ».

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dame et son amant, grâce à une suivante qui donne à voir le corps de la dame. L auteur de Tirant a, semble-t-il, voulu offrir sa propre variation sur la canso de Bernard de Ventadorn, en reprenant certains éléments présents dans le contre-texte, qu'il amplifie et renouvelle dans une atmosphère libertine avant la lettre. Le secret (envers de la curiosité), impératif catégorique de l'éthique courtoise, cède la place au voyeurisme omniprésent dans les scènes érotiques de Tirant où les regards cachés se multiplient. Le voyeurisme révèle sur le mode de la mise à nu des corps ce que la fin'amor avait tu, avait conservé dans un en-deçà originel de l'écriture ou avait laissé aux textes écrits en marge. Mais le voyeurisme annonce ici davantage les récits libertins qu'il ne s'inscrit dans le lignage des fabliaux, sans doute en raison de l'influence des nouvelles italiennes. Tout au long du roman, le lecteur est convié à de nombreuses scènes de substitutions entre l'amant timide et la suivante hardie, Plaisir-de-Ma-Vie. Cette dernière prend parfois la place de l'amant, comme en témoignent les épisodes où elle caresse Carmésine sous l'œil voyeur de Tirant. Comme la lauseta de la razo, ses paroles sont autant d'invitations à l'amour sensuel et partagé. Elle n'hésite pas à jouer le rôle d'entremetteuse, de maître de la diégèse, se situant en retrait43 (lorsqu'elle jouit des amours des autres) et en surplomb, lorsqu'elle comble les silences du récit par des jeux d'emboîtements narratifs, tout en usant de la vieille ficelle du songe. Il n'y a pas tant une dégradation de l'imagerie courtoise et de ses préceptes qu'une ouverture visible à d'autres possibles. L'amour et les amours se vivent comme une fête, par le jeux des masques, par l'effacement de la frontière fragile et sans cesse mouvante qui sépare la fiction de la réalité. Tirant offre davantage une somme des pratiques amoureuses et érotiques qu'une satire de l'éthique courtoise44.

43. Cf. l'épisode où Plaisir-de-Ma-Vie, en suivante espiègle, organise un rendezvous galant entre deux couples. Alors que le narrateur ne dit rien de la rencontre amoureuse, la suivante livre au lecteur le fin mot de l'histoire, à travers le prétexte d'un songe qui fonctionne comme un miroir magique. Cf p. 235-240. Par le biais du songe, elle avoue avoir regardé par la serrure. Cette fiction du songe tempère la crudité du spectacle en le voilant par la métaphore et joue avec l'attente et la curiosité du lecteur. 44. Cf. ce qu'écrit Mario Vargas Llosa : « Les tableaux amoureux se succèdent jusqu'à constituer un véritable catalogue érotique : fêtes sensuelles, fétichisme, lesbianisme, adultères, tentatives de viol, inceste symbolique, voyeurisme, techniques de maquerellage, jeux érogènes. Et aussi le délicat symbolisme de la passion, l'idéalisation la plus raffinée du désir, les projections mythiques de l'amour, ses mystères, ses

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Dans ce roman, le secret de l'amour n'a plus cours. Les brèches du lieu clos de la rencontre amoureuse se sont agrandies, les épieurs se sont multipliés, la rose s'est littéralisée, marquant le glissement du roman courtois au roman baroque. Ostentation et voyeurisme vont de pair pour introduire dans ce nouvel univers romanesque. Le rossignol ou l'alouette, annonciateurs, messagers et symboles de l'amour courtois et de sa lyrique ont cédé devant les cent yeux d'Argus et sa nouvelle semblance qu'est le paon, emblème de l'esthétique baroque, selon Jean Rousset45. Si le papegau avait pu se joindre au cortège des rossignols ou des alouettes pour chanter la lyrique courtoise, où se situe-t-il désormais ? Que symbolise le papegau du jeune Arthur dans ce roman aux couleurs arthuriennes? Vient-il en dénoncer la parure ? En dit-il l'artifice ? Le papegau n'est-il finalement qu'un perroquet ?

Du papegau au paon : du courtois au baroque. 1. Noms d'oiseaux : psittacus, papegau et perroquet4b. Sans prétendre refaire l'itinéraire zoologique et littéraire auquel nous invite Bernard Ribémont, je souhaiterais envisager le glissement qui s'opère du papegau au perroquet, à travers quelques exemples

tourments et ses jouissances secrètes, son langage cryptique. » On complétera cet aspect avec l'article de Helmut Hatzfeld, « La décadence de l'amour courtois dans le Saintré, YAmadis et le Tirant lo Blanc », dans Mélanges de littérature du Moyen Age au xxt’ siècle offerts h Jeanne Lods, Paris, ENS de Jeunes Filles, 1978, tome I, p. 339-350. 45. Cf. Jean Rousset, La littérature à l'âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, Corti, 1953. 46. Si l'on fait un petit détour lexicologique, le mot papegai (XIIe s), est l'ancien nom du perroquet, probablement emprunté à l'ancien provençal papagay/ papagai, lui-même emprunté à l'arabe babaga, par l'intermédiaire du byzantin papagas. Quant à la finale -gai, elle peut s'expliquer soit par l'influence de geai (issu du bas latin gaius, probablement du nom propre Gaius, courant comme sobriquet populaire), soit par l'adjectif gai. Le mot papegai a été évincé par perroquet au cours du XIVe siècle, sauf dans certains parlers de l'extrême nord ou de l'extrême sud de la France. Le mot perroquet (1537) a remplacé paroquet (1395), sans doute dérivé de Perrot, diminutif hypocoristique du prénom Pierre (comme Margot la pie) et repris par l'anglais parrot. Dans sa première occurrence, perroquet est employé comme nom propre à côté du mot générique papegau (altération de papagai) qu'il évince (NB : « Pierrot » sert à désigner le moineau et le geai apprivoisé (1752)). Le sens figuré de « personne qui parle abondamment sans réfléchir » n'apparaît qu'au XVF’siècle (1585). C'est à travers ses emplois littéraires que l'on peut tenter quelques hypothèses.

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littéraires qui me paraissent significatifs47. Dans la poésie latine, le psittacus est valorisé pour son exotisme et sa couleur ; mais il ne renvoie pas à l'idée péjorée de la répétition. Martial y voit même l'incarnation du bon poète, par opposition au mauvais (coturnix : la caille). Il est aussi l'oiseau favori des dames et donne naissance à un genre littéraire consacré aux plaintes du poète sur la mort de l'animal aimé et dont le modèle est constitué par le psittacus de Corinne dans Les Amours d'Ovide 48. Dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, le dieu Amour est présenté couvert d'oiseaux (v. 874-900), parmi lesquels rossignols et papegaux volent autour de sa tête, car le papegau est messager de l'amour au même titre que le rossignol (depuis la lyrique troubadouresque) et emblème de la joie49. Plus curieusement, on apprend dans le Livre du Cuer d'Amours espris, de René d'Anjou, luimême collectionneur de papegaux, que le dieu Amour se nourrit exclusivement de cœurs de papegaux, sur le conseil de Confort, son médecin50. Il nous offre ainsi l'image du corps d'Amour comme reliquaire de la lyrique courtoise et image d'une tradition qui se nourrit d'elle-même. On assiste à travers cette image à un croisement entre le motif du cœur mangé, où le corps de la dame devient le reliquaire du cœur de son amant et le tombeau de leur amour, et une allusion au beau lai du Laiistic51 de Marie de France dans lequel le corps du rossignol enclos dans une châsse précieuse devient le symbole de 47. Signalons aussi l'article de M. T. Mc Munn, « Parrots and Poets in the Late Médiéval Literature », dans Anthrozoôs 12.2 (1999), p. 68-75, ainsi que l'ouvrage de J.-M. Fritz, Paysages sonores du Moyen Âge ( le versant épistémologique), Paris, Champion, 2002, notamment p. 200-222. 48. Voir A. Sauvage, Etudes de thèmes animaliers dans la poésie latine, Bruxelles, Latomus, Revue des Langues latines, 1975, p. 272-277. 49. Cf. la locution « gay comme papegay ». 50. Cf. Le Livre du cuer d'amours espris de René d'Anjou, éd. par S. Wharton, Paris, 10/18,1980. Voir p. 167-170. Au Cuer qui s'étonne qu'Amour fasse élever des papegaux pour les manger au lieu de colombes et de pigeons. Oiseuse explique : « Surquoy lui respondit dame Oyseuse que la nature de son souverain seigneur le dieu d'Amours et la condicion aussi estait telle que de soy repaistre de cueurs de papegaulx pour le tenir en joye, et a ce l'enhortoit fort Confort son médecin, et pour cela en faisoit ledit dieu d'Amours si grant quantité en ce colombier la nourrir. » (p. 170). Or, comme me l'a fait remarquer Fabienne Pomel, la présence des papegaux est précédée de celle de deux figures qui peuvent lui être associée : dame Oiseuse et un couple de sirènes, emblèmes de la fiction ou de la parole séductrice et mensongère. 51. Signalons évidemment cette réécriture un brin grivoise du lai courtois du Laiistic que l'on trouve chez Boccace et dont certaines traductions proposent le titre suivant : « le rossignol en cage » (Classiques Garnier) ; cf. Décaméron, Cinquième journée, 4e nouvelle, p. 440 sq,, Paris, Livre de Poche, 1994. Boccace s'inspire pour le début du lai de Marie de France, mais ôte au récit toute dimension tragique. Une jeune fille prétend

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l'amour courtois. Remplacer le rossignol par le papegau signerait sinon la fin de la lyrique courtoise, au moins une mise à distance du matériau, car le papegau est doté d'un sémantisme trouble et ambivalent52. Selon notre hypothèse, l'ambiguïté du papegau est peut-être apparue dans la littérature médiévale sous l'influence de son corollaire plus imparfait qu'est le geai (le jaseur), très nettement lié à la parole mensongère et ce, dès son origine. Comme l'a montré Laurence Harf-Lancner53 dans son étude sur l'apologue du « plumage usurpé », le geai se substitue souvent au corbeau ou au choucas, pour incarner la figure de l'oiseau vaniteux qui se pare des plumes du paon avant d'être démasqué et rejeté. Le geai devient une sorte de beau parleur à la parole d'emprunt54. C'est certainement à la fin du Moyen Âge que le symbolisme du papegau se modifie en profondeur et définitivement : il passe du côté de la parole du losengier (faux poète et faux amant, qui répète un discours vidé de son contenu), après avoir été l'auxiliaire des amants55. Ce glissement ne pas trouver le sommeil et installe son lit sur le balcon pour entendre le chant du rossignol. Un jour, étonnés de ne pas la voir debout, ses parents (et non plus le mari jaloux) vont la surprendre dans son sommeil et découvrent le rossignol en cage (le sexe de l'amant dans la main de la jeune fille). Ils obligent ce dernier à l'épouser et voici le rossignol doublement pris au piège (la main et le mariage). La métaphore de la cage permet un renouvellement du matériau courtois et le rossignol, de symbole de l'amour et du chant d'amour qu'il était, devient le nom figuré du sexe masculin. 52. Jacqueline Cerquiglini-Toulet l'avait déjà souligné dans son ouvrage Un engin si soutil : Guillaume de Machaut et l'écriture au XIVe siècle, Paris, Champion, 1985, cf p. 170. 53. Voir l'article de Laurence Harf-Lancner qui analyse les différentes versions et avatars de la fable empruntée à Phèdre et à Esope. Chemin faisant, elle signale les métamorphoses du choucas ou du corbeau en geai. Cf. « Métamorphoses d'une fable, d'Esope à La Fontaine : Le Geai paré des plumes du Paon », dans Devis d'amitié, Mélanges en l'honneur de Nicole Cazauran, études réunies par J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M.C. Thomine, Paris, Champion, 2002, p. 101-121. Elle souligne d'ailleurs qu'à l'origine le mot graculus ne désigne pas le geai, mais le choucas, et que c'est en raison d'une confusion dans la traduction que progressivement le geai s'est finalement imposé comme figure du plagiaire chez La Fontaine notamment (p. 109). 54. Sur ce lien qui unit le geai et le papegau, on peut renvoyer à la description du vêtement de la dame dans le Voir Dit de Guillaume de Machaut, cf notre article, « La dame à la souquenille et au chaperon azurés ornés de perroquets verts ou les portraits de Toute Belle dans le Voir Dit de Guillaume de Machaut », dans Méthode !, Revue de littératures, n° 1, 2002, p. 31-44. 55. On songe ici au papegay diabolique de Las Novas del papagay d'Arnaut de Carcassès, (Paris, Livre de Poche, 1997), qui met le feu au château pour que les amants puissent s'adonner à leur déduit. Voir sur ce sujet l'important article de S. Thiolier-Méjean, « Le motif du perroquet dans deux nouvelles d'Oc », dans Miscellanea Mediaevalia, Mélanges offerts à Philippe Ménard, tome II, Paris, Champion, 1998, p. 1355-1375.

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apparaît avec la première occurrence du nom « perroquet », chez Thomas de Saluces, dans sa somme qu'est le Chevalier Errant. Il s'agit d'un micro-récit inséré dans ce roman que la critique intitule : « Le conte de la dame et des trois perroquets 56 ». Le chevalier errant joue ici le double rôle de témoin et de narrateur de cette « nouvelle ». Ce récit est inspiré d'un exemplum tiré du Cy nous dit57. Dans ce récit inséré, à mi-chemin entre Y exemplum et le fabliau amplement développé, apparaît la première occurrence du mot « Perroquet », employé comme prénom des trois papegaux. Il y est question d'une dame qui trompe son mari, plus âgé qu'elle, à partir de l'inusable motif de la mal mariée. Le mari, qui nourrit quelques soupçons, la fait surveiller durant son absence par trois papegaux, qui doivent épier les faits et gestes de la dame. Après avoir reçu son amant durant la nuit, la dame se rappelle que les oiseaux ont tout vu. Elle et sa servante - justement prénommée Margot !- interrogent les deux plus jeunes. Le premier lui rapporte toute sa nuit et son déduit avec force détails et annonce qu'il révélera le secret à son maître. Les deux femmes, à l'initiative de la rusée Margot, décident de l'étrangler et d'accuser le chat. Il en va de même du second papegau. Le dernier, le plus âgé, également nommé Perroquet, prétend avoir tout oublié. Perroquet, après avoir fait l'éloge de sa dame qui vient pourtant d'étrangler ses frères, se contente de conclure qu'il faut savoir se taire : Très doulce dame débonnaire. Qui oncques ne fust contraire, Ains je vous doy tant amer Et chier tenir et honnourer ; Maintes choses en mon temps vy Qu'en partie ay mis en oubli : Et qui tout veult raconter Maintes foys le suelt comparer ; Mais celui qui saiges sera En son cuer retiengne ja

56. La novella délia dama e dei tre papagalli, éd. par Egidio Gorra, Romania 21,1892, p. 71-78 57. Cf. Ci nous dit, Recueil d'exemples moraux, éd. G. Blanchez, Paris, Société des anciens textes français, t. 1,1979, p. 194, chap. 214. Dans cet autre récit, le mari jaloux bat sa femme, en apprenant du papegau la tromperie. Celle-ci tue l'oiseau en représailles. Il en va de même pour le second papegau. Seul le troisième papegau échappe à la mort en disant : « se veulle vivre en pache, oie et voie et me tache ». Le papegau a renoncé à jouer le rôle du perroquet, ce qui lui vaut d'avoir la vie sauve.

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Que celui qui oit, voit et se taist Blandist le monde sans nul plaist.58 Seuls les deux plus jeunes prennent le parti du mari, contre la mal mariée. Ils choisissent de parler, de dire voir sans menterie plutôt que de garder le silence et de fermer les yeux. A l'opposé du papegau diabolique qui avait incendié le château pour que les amants s'aiment dans Las Novas del Papagay, le papegau-perroquet est devenu un losengier, c'est-à-dire le versant langagier du chant. La captivité l'a transformé en épieur. L'oiseau du chant d'amour, messager des amants, est devenu un oiseau encagé ; le papegau s'est mué en perroquet, qui ne se contente pas de répéter, mais qui sait utiliser les ruses du langage. Le récit offre d'ailleurs une ultime image de perroquet à travers le témoin qu'est le Chevalier Errant qui raconte l'histoire. Le second point qui pose problème et qui a été observé par les spécialistes sans toutefois apporter de réponse satisfaisante59 : pourquoi les oiseaux s'expriment-ils en vers dans un texte narré en prose chez Thomas de Saluces, trait pour le moins curieux, ou dans une langue qui leur est propre dans le Cy nous dit et dans la version hollandaise ? N'est-ce pas rappeler que le papegau, contrairement au rossignol pour qui le chant est naturel, doit apprendre à parler dès son plus jeune âge ( éventuellement avec des coups de baguette sur sa tête dure) ? De fait, sa dimension lyrique fait aussi l'objet d'un apprentissage. Le papegau / perroquet oscille entre ses deux possibles que sont l'oiseau noble et courtois et le losengier qui tente d'imiter la parole lyrique, d'incarner le poète. C'est à partir de là que le papegau peut devenir un « perroquet », c'est-à-dire l'image dégradée de la parole lyrico-courtoise, parole psittacique et répétitive, la rhétorique sans la substance, sans l'idéal qui lui donne corps, d'où une perspective burlesque possible60.

58. Voir Egidio Gorra, art. cit, p. 76 ; Cf. l'article de Lauren W. Yoder, « The Late Médiéval Taie : The Example of La Dame et les trois papegaulz », dans The French Review, vol LUI, n°4, mars 1980, p. 543-549. 59. Voir toutefois S. Thiolier-Méjean, art. cit, p. 1356-59 surtout. Elle souligne que toutes les versions du conte, qu'elles soient française ou néerlandaise, donnent une langue particulière aux oiseaux : ils parlent provençal quand la narration et les répliques des autres personnages sont en langue d'oïl ; ils s'expriment en latin, en français ou en provençal (plutôt italien, rectifie-t-elle) dans la version hollandaise. Est-ce pour souligner le caractère artificiel de leur maîtrise de la langue, ou est-ce pour montrer leur origine méridionale, comme le suggère S. Thiolier-Méjean ? 60. On trouve d'ailleurs une insolite distinction entre deux sortes de papegaus dans les bestiaires et encyclopédies. Cf. Imago Mundi de Gossuin de Metz, « Li

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La rupture entre le papegau et le perroquet s'effectue lorsque le papegau, de figure du poète qu'il incarne, se transforme en oiseau de la redite, de la répétition. C'est de cette tension que naît la parodie. La parodie et le burlesque résident aussi dans le fait d'incarner la figure du poète voire du poète-amant dans cette enveloppe vide, dans cet être du mimétisme qui se confond avec l'acteur. C'est le pas que franchit Jean Lemaire de Belges (1473-1515) avec ses Epistres de l'Amant Vert61 (1511) qui s'inscrivent dans la filiation ovidienne. Dans la Première Epître, on apprend que le papegau vert a quitté son Ethiopie natale pour rejoindre celle qu'il aime sur sa seule renommée (renouvelant le topos de l'amour de loin). Il oublie son langage naturel pour apprendre d'autres langues (cf vv.240-250) et trouver sa place à la cour. L'oiseau « à la belle verdeur » ambiguë est à la fois le secrétaire particulier de Marguerite, son valet de chambre qui assiste à ses divertissements, avant d'incarner la figure éternelle de l'Amant Vert. A ses côtés, il découvre le goût pour la bibliophilie, le plaisir de la lecture et de la poésie. Amoureux indiscret mais silencieux, il découvre la nudité de sa dame à la toilette, surprend des scènes d'intimité avec ses deux époux successifs qu'il conserve celées en son cœur. Le papegau vert incarne la figure du poète, le réceptacle vide dans lequel la parole lyrico-courtoise peut s'enclore. L'Amant Vert n'est autre que le reliquaire d'une tradition alliant l'Antiquité à la lyrique médiévale, non sans maniérisme, à la fois le perroquet de Corinne dans Les Amours d'Ovide et la figure ressassée, répétée de l'amant-poète. Mais comme pour en souligner le caractère burlesque, il est aussi image de l'amant martyr dans une mise en scène théâtrale de la mort d'amour. Le papegau de Marguerite d'Autriche se suicide dans la gueule d'un chien, rejouant encore sur un autre mode la mort tragique du rossignol. Il lui reste à rejoindre les autres oiseaux au paradis, dans les îles Fortunées, ou non sans ironie, à se transformer en oiseau de bois (celui qu'on utilise pour le Jeu du Papegau) comme le précise une variante d'un

papegau si sont cele part, qui sont tuit vert et reluisant comme paon, et ne sont pas plus grand d'un jai. Dont li plus gentill, ce dit on, ont en chascuns des piez v doiz, et li vilain n'en ont que iii. Si a la keue plus longue que n'a une pie et a i bec courbé, et a grande langue et fournie. Qui Ta joene, il le puet faire parler as genz dedenz ii anz », p. 124. On trouve la même distinction dans le Bestiaire de Pierre de Beauvais, mais cette fois sont opposés les papegaus à 6 doigts et ceux à 3 doigts. Cf. B. Ribémont, art. cit., p. 162. 61. Les Epîtres de L'Amant Vert, de Jean Lemaire de Belges, éd. par Jean Frappier, Lille-Genève, Giard-Droz, 1948.

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autre manuscrit62. Cette fois, le papegau / perroquet est définitivement passé du côté de la parole artificielle et mimétique. La présence du papegau dans la littérature courtoise de la fin du Moyen Âge témoigne de plusieurs phénomènes : phénomène d'ordre socio-historique, d'abord, avec la mode pour ces animaux précieux et exotiques comme le perroquet dans les cours princières63. A cet égard, l'attraction pour le perroquet signale un goût grandissant pour ces curiosités venues d'ailleurs, que développera le roman baroque, doublé d'un goût pour la collection. On songe notamment à ce « bon perroquet, vêtu de vert comme un bouquet de marjolaine » que Jeanne d'Albret, encore enfant, emmenait avec elle en voyage et qu'évoque Marot. Cette vogue pour l'oiseau et les collections de curiosités va aussi de pair avec une nouvelle appréhension du matériau littéraire ancien et un intérêt pour la bibliophilie. Le papegau symbolise en miniature une curiosité qui se déploie dans le reliquaire, la bibliophilie et ses manuscrits précieux. Le goût pour les manuscrits enluminés et ornés, en cette fin de Moyen Âge, montre peut-être que le littéraire est devenu le reliquaire de la voix, mais une voix parée des plumes de perroquets. Dans le Chevalier du papegau, l'oiseau est le dernier témoin d'un monde ancien, le détenteur ultime de la lyrique courtoise, mais il est aussi l'emblème de la répétition, de la réécriture. Il se situe au carrefour entre le papegau de la lyrique courtoise et l'image du psittacisme. 2. Parole et musique : les chants celés du papegau. Le papegau qui accompagne Arthur connaît le répertoire lyrique, sait s'adapter aux états d'âme de son destinataire. Il peut distiller des chants courtois à l'oreille des amants, ou conter de beaux lais, échos des lais de Marie de France. Mais on n'entend ni ses chants, ni ses contes : le récit n'insère aucune pièce lyrique. La parole lyrique ne demeure que comme un écho allusif et lointain de récits ou de poèmes antérieurs. A défaut ou pour combler ses silences, on entend de loin en loin de la musique64. Ce papegau est encore un oiseau courtois qui n'assume pas pleinement sa fonction de perroquet. Le papegau d'Arthur demeure

62. Cf. éd. cit., p.38, insertion du manuscrit M après le vers 368. 63. Sur cet aspect, voir l'article de Suzanne Thiolier-Méjean, « Le motif du perroquet dans deux nouvelles d'Oc », art. cit. Cf. p. 1356 surtout. 64. Sur le rôle de la musique dans le récit, on lira le beau chapitre que MarieFrançoise Minaud lui consacre dans son DEA déjà mentionné, p. 71-92

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une figure intermédiaire entre le rossignol lyrique et le perroquet parodique. De fait, il n'est pas étonnant de voir le papegau jouer au rossignol : on sait que le rossignol est réputé mourir en chantant. De même, après l'extase de son chant, le papegau d'Arthur est comme mort, mais il revient rapidement à la vie : « Et le papegau mesmes en a tel leesse et tel doulceur que, quant il ot chanté son chant, il se laissa cheoir envers sa cage, et cuida chascun qu'il fust mors » (p. 77). Le papegau n'est finalement qu'un rossignol artificiel, incarnation du mime, de l'acteur. Il est cet écho qui mettait le rossignol en colère, lorsque s'évertuant à chanter, il entendait un rival qui le surpassait. Cet adversaire n'était autre que son double, son écho, qui s'incarne désormais dans la figure du perroquet65. Le Chevalier au Papegau est un « livre de lecteur », un livre qui voudrait se faire passer pour ce qu'il n'est pas, d'où la présence d'un papegau, en rossignol silencieux, aux côtés du jeune roi. La prime enfance ne cache que partiellement une usure du récit et des motifs, mais c'est aussi un récit qui ne se prend pas trop au sérieux, un récit riant, renouvelé à l'image de la « belle verdeur » du papegau. Le papegau dit, comme la mise en scène de sa propre mort, la fin « pour rire » des récits arthuriens que l'on continue de jouer sous d'autres formes (pas d'armes et entremets, scénarios divers). Il offre un répertoire ludique de ce matériau en passe de devenir une curiosité en valorisant l'étonnement, l'émerveillement, ou la surprise, notions que prônera le Baroque.

Le papegau qui apparaissait de manière fugitive chez les troubadours aux côtés du rossignol, ou figure de la dame à la faveur d'un senhal, devient ce qu'il reste du lyrisme originel : le passage du chant au discours, du vers à la prose. Il menace de se confondre avec une figure discourante, de casuiste, un rhéteur capable de manipuler le langage, d'« engeôler » au sens propre, préfigurant le courtisan. Ce faisant, le papegau tend à se dégrader en perroquet, réduit à sa

65. On renverra ici aux travaux de J.M. Caluwé, Du chant à l'enchantement. Contribution à l'étude des rapports entre lyrique et narratif dans la littérature provençale du XIIIe siècle, Gand, 1993. Voir notamment ce qu'il écrit p.178 : « L'avènement du perroquet au lieu du rossignol figure emblématiquement le passage du lyrique au narratif. On assiste à la transformation narrative d'une situation qui aurait pu être lyrique. » Voir aussi la conférence de Christine Lucia, « The Parrot and the Nightingale : réfactions on the encounter of two cultures », Université de Durban, Inaugural Adress, 1992, signalée par Suzanne Thiolier-Méjean mais dont nous n'avons pas connaissance.

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fonction de psittacisme. Au couple encore courtois de la dame et du papegau66 succèdent Circé et le Paon67, l'enchanteresse et l'ostentation, les jeux de miroirs où l'image se reflète à l'infini, déformée. Quant au papegau devenu un simple perroquet, il tente encore une fois de se parer des plumes du paon (devenu depuis l'emblème de la poésie), de retrouver son statut de poète, mais est démasqué comme plagiaire, chez La Fontaine68. Le temps du papegau /perroquet correspond peut-être à la métamorphose du roman courtois en roman baroque. Mais il n'est qu'une figure évanescente de ce passage, car il porte en lui le souvenir de la parole originelle qu'il répète et n'en incarne que l'écho. Le roman baroque ne peut se présenter sous les traits d'un oiseau réduit au psittacisme et doit déployer ses nouvelles couleurs, dans l'image ostentatoire de la queue ocellée du paon. D'oiseau de banquet et de vœux, pour le plaisir du goût et de la vue, le paon est devenu la métaphore d'une nouvelle esthétique. Sous l'image du paon baroque se cache un papegau/ perroquet qui s'ignore : la voix qui s'est tue disparaît devant la vue. Mozart nous livre encore une autre métamorphose du papegau dans la figure burlesque de l'oiseleur qui emprisonne

66. Outre la dame et les trois papegaus qui ne forment pas véritablement un couple courtois, on peut songer au couple du perroquet conteur, qui tel une nouvelle Schéhérazade raconte une histoire (qui met généralement en scène une femme adultère) chaque nuit à sa maîtresse afin de l'empêcher de rejoindre son amant, dans les Contes du Perroquet, traduit du sanskrit par A. Okada, Paris, Gallimard, 1984 ( référence trouvée chez B. Ribémont). Ce recueil de contes et nouvelles (qui contient une variante de l'épisode du serment ambigu d'Iseut) daterait du XII1 siècle ou serait encore antérieur. D'une certaine manière, ce perroquet bien appris et distrayant est l'envers du papegau-losengier présent dans « La dame et les trois papegaulx ». Plus intelligent que ses comparses, il use d'un autre subterfuge et du « pouvoir des fables ». On trouve à l'évidence des croisements entre l'exemplum-fabliau médiéval français et le texte indien , comme en témoigne ce court extrait : (la femme se confesse à son époux qui est de retour) « "O mon époux ! Après ton départ, j'ai supporté pendant quelque temps notre séparation. Puis, de malveillantes amies sont venues me trouver et, désireuse d'aller rejoindre quelque soupirant, j'ai voulu tuer ma corneille qui tentait de m'en dissuader. Et c'est ce perroquet qui, par ses discours prolixes, a pu me retenir à la maison. Ainsi, si j'ai nourri de mauvaises pensées, je ne les ai point mises en pratique. Et à compter d'aujourd'hui, tu es, ô mon époux, mon seul maître, dans la vie comme dans la mort. A ces mots, Madana (le mari) interrogea le perroquet qui déclara : Le sage ne saurait parler sans raison et à la hâte (...) », p. 189. 67. On aura reconnu le sous-titre de l'essai de Jean Rousset. 68. Cf. La fable de La Fontaine : « le geai paré des plumes du paon » (1668).

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tous les oiseaux, ce Papageno, dont il faut parfois cadenasser la bouche, avant de l'écouter chanter en écho avec son double féminin, Papagena, la naissance d'une multitude de Papagenos et de Papagenas. Patricia VICTORIN Université de Montpellier

Mélancolie amoureuse et chevalerie dans Les Angoysses douloureuses d'Helisenne de Crenne

Les Angoisses douloureuses est l'une de ces œuvres du passé à la fois attachantes et déconcertantes, longtemps discréditées par quelque sentence sans appel prononcée au nom d'une modernité douteuse. Aussi a-t-il fallu attendre la fin du XXe siècle pour disposer d'une édition critique intégrale de ce roman paru en 1538, après une série d'éditions partielles ou de réimpressions anastatiques déficientes1. Le retard s'explique en grande partie par le jugement émis autrefois par Gustave Reynier, relatif au manque d'unité supposé de cette œuvre et aux scories médiévales qu'elle charrie : alors que la première partie serait une histoire sincère, passionnée et « vraiment moderne », la deuxième ferait appel à tous les poncifs des livres de chevalerie. L'historien regrettait qu'il ne se fût pas trouvé un « éditeur intelligent » pour détacher la partie sentimentale des développements suivants, chevaleresques et didactiques2. Cette opinion fut reprise plus près de nous par Henri Coulet, qui ne doutait pas de la composition « maladroite » du roman ni du manque d'intérêt de la seconde partie « à notre époque » ; la confession de

1. Helisenne de Crenne, Les Angoysses douloureuses qui procèdent d'amours, édition critique établie, présentée et annotée par Christine de Buzon, Paris, Champion, 1997. Toute référence à cette édition sera indiquée entre parenthèses dans le corps de l'article. 2. Gustave Reynier, Le Roman sentimental avant VAstrée, Paris, Armand Colin, 1908, p. 122 ; sur la réception au XXe' siècle de ce roman « difficile à classer » et l'exclusion par les critiques de la partie chevaleresque, v. Jean-Philippe Beaulieu, « Les données chevaleresques du contrat de lecture dans les Angoysses douloureuses d'Helisenne de Crenne », Etudes françaises, 32, 1996, consacré au « Roman chevaleresque tardif », p. 71-83.

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l'héroïne, en revanche, aurait été l'ancêtre des Lettres portugaises, de René et de l'Adolphe3. La critique récente, bien que plus ambitieuse, n'a pas entièrement renoncé à ce genre de réhabilitations artificielles. La première partie serait supérieure au reste de l'œuvre par la « vraisemblabilisation » [sic] narrative d'un « scandale » adultère. Le roman serait autobiographique ; la narratrice y braverait les interdits sociaux et la censure qui pesaient sur la femme à cette époque4. Les tenants des gender studies inscrivent l'œuvre dans la feminist fiction, quelque part entre Marguerite de Navarre et Virginia Woolf ; Helisenne de Crenne serait une « championne des droits de la femme »5. Par ailleurs, on se plaît à signaler quelques aspects modernes de la structure de l'œuvre, ses modernists undertones : ainsi, par l'emploi du procédé de « mise en abyme », Helisenne de Crenne serait un précurseur de Gide ; l'intensification de la passion amoureuse que connaît l'héroïne susciterait chez le lecteur un « parallèle évident » avec Madame Bovary ; le passage d'un narrateur à l'autre rappellerait une modalité fictionnelle proustienne ou encore le « jeu pirandellien de masques »6. Qu'il nous soit permis de considérer avec circonspection ces tentatives pour remettre au goût du jour une œuvre ancienne. Le rôle de la critique n'est pas d'établir à tout prix des analogies ni de déceler des modernismes, ce qui reviendrait à réduire l'œuvre ancienne au rôle de simple précurseur d'une autre, dont les qualités nous apparaissent autrement évidentes. Il est pour le moins curieux que les critiques, alors qu'ils n'hésitent pas à comparer l'écriture d'Helisenne de Crenne à celle d'un Mallarmé ou d'un Valéry et le récit des errances de l'amant à une « nouvelle Odyssée », ne s'interrogent que très exceptionnellement sur le contexte littéraire dans lequel s'insère ce roman. Gustave Reynier déjà déplorait le fait

3. Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, 1968, p. 105. 4. Luce Guillerm, « La prison des textes ou Les atigoysses douloureuses qui procèdent d'amours d'Helisenne de Crenne (1538), Revue des sciences humaines, 67, no. 196,1984, p. 9-23 ; Colette H. Winn, « La femme écrivain au XVIe siècle. Ecriture et transgression », Poétique, 84, 1990, p. 447. 5. Tom Conley, « Feminism, Ecriture, and the Closed Room : the Angoysses douloureuses qui Procèdent d'Amours", Symposium, 27, 1973, p. 322-332 ; RobbinsHerring Kyttie Delle, "Helisenne de Crenne Champion of Women's Rights » in Katharina M. Wilson, Women Writers of the Renaissance, Athens and London, The University of Georgia Press, 1987. 6. Tom Conley, art. cit., p. 325-31.

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que les développements chevaleresques jettent sur l'ensemble une « couleur d'ancienneté »7. Tom Conley, quant à lui, mentionne I existence de « stéréotypes médiévaux » - il s'agit sans doute de la carrière chevaleresque de l'amant - et observe que la fin du roman « illustre le drame du discours dans un contexte médiéval », mais sans fournir la moindre indication sur celui-ci, ni d'ailleurs sur le drame du discours à l'époque. La critique continue de considérer Les Angoysses douloureuses comme « le premier roman sentimental » de la littérature française. II est vrai qu'il apparaît assez tardivement, bien après les œuvres italiennes et espagnoles de même facture. Ses emprunts textuels à la Fiammetta de Boccace et au Peregrino de Caviceo sont nombreux et massifs. Mais le roman d'Helisenne de Crenne n'en est pas pour autant un produit d'importation. Le mal d'amour et l'errance de l'amant à travers le monde en quête de sa bien-aimée sont des thèmes familiers au public français. La tradition dont se nourrit une œuvre n'est-elle pas aussi importante que ses sources d'inspiration immédiate ? *

L'histoire est celle d'un « excessif amour » qui, dès les premiers regards échangés par les amants, évolue rapidement vers la mélancolie, la folie et la mort commune. La narratrice présente son propre cas, auquel elle accorde une valeur exemplaire. Elle est une jeune femme mariée, de noble condition. Un jour, en ouvrant sa fenêtre, elle ne peut s'empêcher de regarder un jeune homme dans la maison voisine. Le jeu des regards reprend le lendemain. La dame est « perturbée », saisie par un « appétit désordonné » et des « mouvements inconstants », qui vont d'une suave délectation à de soudaines mélancolies. Le mari ne tarde pas à comprendre qu'à l'origine de cet étrange comportement se trouvent les regards « impudicques » que sa femme jette à un jeune homme. Le changement de logement, l'appel à l'honneur, les menaces de vengeance n'ont aucun effet. Les amoureux se voient à l'église, ils réussissent même à se parler. Mais « l'appétit vénérien » de la femme s'intensifie. Elle refuse de partager le lit avec son mari, connaît des moments de démence furieuse, s'enferme dans sa chambre. Entre temps, l'ami de la dame devient imprudent, il se

7. Gustave Reynier, op. cit., p. 122.

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vante de son succès amoureux. Les tentatives de suicide que fait la dame sont suivies de longs moments de faiblesse ou de folie. Le mari, qui l'aime toujours, devient mélancolique à son tour ; il la frappe, contrairement à ses habitudes. Il fait venir des médecins qui s'avèrent impuissants. Après avoir surpris un échange de lettres, il finit par enfermer sa femme dans une tour, dont elle ne sortira au bout de trois mois que pour aller mourir dans les bras de son amant. Cette histoire, on l'aura compris, n'est en rien un « roman sentimental » pour la bonne raison que la passion qui domine l'héroïne n'est pas simplement un « état affectif ». Il y a équivoque parce que les modernes ont perdu le sens premier du mot « passion » et l'ont réduit à une « souffrance sentimentale », avec tout ce que cela comporte de glorification dite à tort « romantique ». Or, Helisenne de Crenne ne nous raconte pas l'histoire d'un amour, mais l'histoire d'une « infirmité » et d'une folie. Certes, le mal d'amour est un topos presque aussi vieux que la littérature française. L'amoureux de Guillaume IX d'Aquitaine est un malade (rnalautz) que seule la dame aimée pourrait guérir. Cercamon ne peut ni mourir ni vivre ni guérir (Ni muer ni viu ni no guaris), tout comme Bernart de Ventadour. Raimbaut d'Orange craint de mourir d'amour dans la fleur de l'âge. Il en est de même pour tel chevalier de Marie de France (Guigemar), pour telle héroïne de Chrétien de Troyes : l'amour est un « mais » (Cligès). L'héroïne des Angoysses douloureuses mentionne les grands amoureux des « œuvres modernes » : elle n'ignore pas que l'amour de Lancelot et de Guenièvre fut la cause de l'effondrement du royaume arthurien et de la Table Ronde ; quant à Tristan et Yseut, ils « souffrirent de très griefves fatigues » (104)8. Pourtant, ce n'est pas la tradition courtoise qui marque ce roman du XVIe siècle. On peut même parler d'une absence de courtoisie, dans la mesure où cette dernière est une discipline des impulsions : la passion de l'amant courtois est tempérée par la mesure, sa souffrance atténuée par l'espoir du joi. Or, la double partition que l'auteur du roman établit en permanence d'une part entre l'amour « honnête » et l'amour « impudique » et d'autre part entre la santé et la maladie nous oriente dans une direction différente, de tradition savante, que ce soit celle des traités moraux ou de la vulgate médicale. Ce roman est d'abord l'histoire d'un femineus amor 9. L'idée que

8. Boccace mentionne aussi les romans français, en particulier celui de Tristan : « ricordami alcuna volta avéré letti li franceschi romanzi ... », Elegia di Madonna Fiammetta, in Tutte le opéré di Giovanni Boccacio, a cura di Vittore Branca, Milano, Arnoldo Mondadori Editore, Volume quinto, tomo secondo, 1994, cap. 8, § 7, p. 175.

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1 amour excessif est une caractéristique féminine traverse tout le Moyen Age et la Renaissance. Un religieux met l'héroïne en garde contre la fragilité du sexe féminin et son peu de constance (153). De son côté, l'amant, qui a fait des études, n'ignore pas que les femmes sont « fragiles et de petite complexion » (429). Les trouvères du Nord de la France le savaient déjà vers le milieu du XIIIe siècle : « Li cuers de famé est fondez / Sus foible complection », soutient Jehan de Grieviler dans un jeu-parti avec Jehan Bretel10. Si tous les amoureux souffrent du mal d'amour, seules les femmes en meurent. Pour le public médiéval, la fin malheureuse de Didon est révélatrice de la muliebris intemperantia dont nous parle Bernard de Chartres dans son Commentaire de l'Enéide virgilienne* 11. Il est un autre personnage victime du mal d'amour, la demoiselle d'Escalot, éprise sans espoir de Lancelot12. Dans son roman de Tristan, paru la même année que celui d'Helisenne de Crenne, Pierre Sala présente deux jeunes femmes qui tombent amoureuses du héros et, devant son refus, meurent aussitôt de dépit. A la fin du siècle, Pierre de l'Estoile impute à l'une de ces « folles affections des filles » la mort d'une nièce, empêchée par la famille d'épouser l'élu de son cœur13. La première cause de l'amour malheureux entre les deux héros du roman serait la conjonction des astres au moment de leur naissance. Helisenne est née en une mauvaise constellation (98), une de celles qui contraignent la femme à se rendre « serve et subjecte à amours » (168). Par ailleurs, après avoir examiné l'horoscope de Guenelic, un « Astronomien » informe l'amant qu'il est soumis à la « cupidité venericque » (418). La conception d'une origine astrale des maladies est très répandue à l'époque médiévale. Selon Bernard de Gordon, le médecin, qu'il le veuille ou non, est tenu à la « complexionem stellarum erraticarum »14 parce que les orbes et sidéra président à la vie de l'homme, aux côtés de Dieu et de l'intelligence divine. La relation entre l'astrologie et la pratique médicale est une constante des études et de la pratique médicales aux XIVe-XVe siècles ; elle va encore se renforcer dans toute l'Europe occidentale au siècle

9. Isidori Hispalensis Episcopi Etymologiarum sive Originum Libri XX, éd. W. M. Lindsay, Oxford, 1911, XI, 2, 24. 10. Cité par Henrik Heger, Die Melancholie bei den fnmzôsischen Lyrikern des Spdtmittelalters, Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universitàt Bonn, 1965, p. 73. 11. Francine Mora-Lebrun, L'Enéide médiévale et la naissance du roman, Paris, PUF, 1994, p. 81-82. 12. La Mort le Roi Artu, éd. Jean Frappier, Paris, 1936, p. 89. 13. Evelyne Berriot-Salvadore, Un corps, un destin. La femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Champion, 1993, p. 59.

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suivant. Deux ans avant la parution du roman, le médecin Jean Alménar, l'auteur de la Morbi Gallici Curnndi Ratio, attribuait l'apparition de la syphilis à l'entrée de Saturne dans le signe du Bélier15. Mais c'est surtout l'analogie entre amour et maladie qui se trouve au centre de l'œuvre. L'amour est constamment assimilé à un état pathologique : il est « amaritude » et « infirmité ». La complexion d'Helisenne montre un surplus d'humeur mélancolique : elle se sait « mélancolique et frigide » (190). En d'autres termes, elle est « mal complexionnée » pour être née sous le signe de Saturne, « planeta frigidus » et « de mauvaise fortune » : or, d'après les médecins, l'association de la bile noire et de l'élément froid prive l'homme du vouloir et du pouvoir. Selon le fameux Problème XXX, texte attribué à Aristote, traduit en latin dès le XIIIe siècle et connu aussi bien des physiologues que des théologiens, le mélancolique est prédisposé à la folie, enclin à l'amour, facilement porté aux impulsions et aux désirs, aux rêveries et à la passion16. Suivant Jehan Thenaud, un contemporain d'Helisenne de Crenne, Saturne est « une planette infortunée par-dessus toutes les aultres. De laquelle les radiacions sont moult périlleuses, et tous ses aspectz peuent plus nuyre que ayder. Mesmement l'opposition, la conjunction corporelle et le quart aspect. Aussi est ce moult grant péril quant par application seulement il parvient jusques à la racine de la nativité d'une personne »17. C'est pourquoi, planète mélancolique et triste, elle « annonce tousjours chosez tristes par sa naissance », « tousjours apporte choses maulvaises »18. L'amant, quant à lui, est mis en garde par son ami Quezinstra : submergés par leur lascivité, les mélancoliques perdent le plus souvent la raison et souhaitent mourir quand les choses ne se plient pas à leur désir (242). Mais l'ami lui-même est de complexion mélancolique et Guenelic aura un jour à l'avertir des dangers

14. Luke E. Demaître, Doctor Bernard de Gordon, Professor and Practitioner, Toronto, Pontifical Institute of Médiéval Studies, 1980, p.146, n. 52. 15. Nancy G. Siraisi, Avicenna in Renaissance ltaly. The Canon and Medical Teaching in Italian Universities after 1500, Princeton, New Jersey, Princeton University Près, 1987, p. 279-89. 16. Luke E. Demaître, Doctor Bernard de Gordon, Professor and Practitioner, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1980, p. 146, n. 52. V. aussi Aristote, L'homme de génie et la Mélancolie, traduction, présentation et notes par J. Pigeaud, Paris, Rivages, 1988. 17. Jehan Thenaud, La Lignée de Saturne ou le Traité de Science Poétique, éd. G. Mallory Masters, Genève, Droz, 1973, p. 50. 18. Ibid., p. 61-62.

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encourus s'il devait s'éprendre : certes, les mélancoliques sont moins enclins à l'amour que les colériques, par exemple, « mais si une fois estiez prins, jamais ne vous en retireriez, car les melencolicques pour pigricité et tardiveté du terrestre humeur, premier s'esposeroyent à la mort, que de délaisser amour » (283). Guenelic fait ici allusion à la « très mauvaise nature » de la mélancolie, humeur toujours associée à l'automne et à la terre. On apprend à cette occasion un détail intéressant de la vie de Quezinstra : il avait été chassé de la maison paternelle à la suite des intrigLies de sa marâtre, qui s'était éprise du jeune homme ; après de vaines tentatives d'accomplir « son vouloir luxurieux », elle avait accusé Quezinstra d'avoir voulu la violer. Le fils est expressément comparé à Bellérophon. Or, depuis le Problème XXX, ce personnage est considéré par la tradition médiévale comme le héros typiquement mélancolique19. Le roman reprend ainsi, malgré ce que l'on a pu dire sur son originalité, le topos de l'amour comme passion humorale, un amour dont l'issue est forcément tragique. On sait que médecine et littérature s'entrecroisent au moins depuis Valère Maxime (Ier siècle après J.-C.). L'histoire d'Antiochus et Stratonice était très populaire au Moyen Age. Rodulphus Tortarius (mort vers 1122), moine à Fleury, avait rédigé une version des Facta et dicta mernorabilia de Valère Maxime, qui contient notamment l'histoire de la maladie d'amour d'Antiochus20. Dans l'un des Contes amoureux de Jeanne Flore, parus deux ans après Les Angoysses douloureuses, la narratrice compare la « mortelle langueur » de son héroïne à celle d'Antiochus et rappelle comment le médecin en a découvert l'origine en prenant le pouls du patient lorsque la reine rendait visite au malade21. Au Moyen Age, le programme des arts libéraux associe le trivium et la médecine. Dès le XIe siècle, la médecine est considérée comme une section de la grammaire. Dans un poème adressé à Adèle, fille de Guillaume le Conquérant, Baudri, abbé de Bourgueil, place côte à côte les statues de la Grammatica et celle de la Physica22. L’aetas

19. Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989, p. 136. 20. Valerius Maximus, Facta et dicta mernorabilia, éd. John Briscoe, StuttgartLeipzig, Bibliotheca Teubneriana, 1998, t. I, p. 356-7 ; Rodulfi Tortarii Carmina, éd. Marbury B. Ogle et Dorothy M. Schullian, American Academy in Rome, 1933, V, 5, p. 131-2. 21. Contes amoureux par Madame Jeanne Flore, éd. sous la direction de GabrielA. Pérouse, Presses Universitaires de Lyon, 1980, p. 160.

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ovidiana (XIIe-XIIIe siècles) savait que la poésie et la médecine avaient un même inventeur, Phébus. Jusqu'au XIVe siècle, les représentants des facultés des arts et de théologie s'intéressent de près à l'art de guérir23. Si les poètes et les médecins convergent dans leur intérêt pour l'amour, c'est sans doute parce que ce dernier paraît marqué du sceau d'une ambiguïté originelle : il concerne à la fois le corps et l'âme, l'affectif et le somatique, le cœur et le cerveau. Il trouve simultanément son origine dans l'aspiration à la beauté et dans un déséquilibre physiologique : on dit qu'il a deux racines, supérieure et inférieure. Il est en même temps source de plaisir et de peine, d'inquiétude, d'angoisse. De toutes les passions, l'amour a la particularité d'être lié aux organes les plus vils et de mettre l'homme en communion avec le divin. Il peut tenir du profane comme du sacré. La participation de l'amour à des natures contraires entraîne des jugements contradictoires et des comportements ambigus. Le même vocabulaire sert pour l'amour charnel et pour l'amour spirituel. A l'encontre de ce que l'on affirme parfois de nos jours, les médiévaux ne pouvaient pas réfléchir sur l'amour en des catégories très rigides : le sujet même appelait - pour employer un mot actuellement à la mode - une obligatoire « interdisciplinarité ». Déjà Galien disait qu'un bon médecin était un philosophus. Aux yeux de tout le Moyen Age, Ovide fut un de ces philosophes, car il fut magister amoris. Les lecteurs des ouvrages médicaux traitant de maladie d'amour inséraient en marge des manuscrits des vers tirés des Remedia Amoris. Les médecins citaient Ovide comme une autorité dans leurs savants commentaires du Viaticum. Inversement, le traducteur en français de YArs amatoria glosait l'œuvre poétique à la lumière des ouvrages de médecine contemporains24. Le fameux savant Pierre d'Espagne, élu pape en 1276 sous le nom de Jean XXI, était à la fois médecin, logicien, philosophe et théologien. Quant aux auteurs spirituels, ils puisaient chez les poètes antiques des

22. Marie-Christine Pouchelle, Corps et chirurgie à l'apogée du Moyen Age. Savoir et imaginaire du corps chez Henri de Mondeville, chirurgien de Philippe le Bel, Paris, Flammarion, 1983, p. 52-61. 23. Eduart Seidler, La Médecine à Paris au XIVe siècle, Conférence donnée au Palais de la découverte le 3 décembre 1966, Université de Paris, s. d., p. 14. Sur l'attirance générale pour la médecine au XIV° siècle, v. Jean-Louis G. Picherit, La Métaphore pathologique et thérapeutique à la fin du Moyen Age, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1994. 24. Mary Frances Wack, Lovesickness in the Middle Ages : the Viaticum and its Commentâmes , University of Pennsylvania Press, 1990, p. 15.

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aphorismes et des sentences morales qu'ils appliqLiaient à l'amour divin. Certes, un auteur ne doit pas avoir des connaissances de médecine pour attribuer au regard un rôle capital dans la naissance de l'amour. Helisenne ne peut détacher son regard de ce jeune homme qu'elle voit pour la première fois dans le cadre d'une fenêtre ; elle admire sa belle forme, son visage riant, sa jeunesse. Lui aussi la regarde en même temps. A ce moment, comme le disait Alexandre d'Aphrodisée, la même personne est voyante et vue (De sensu communi, 42,10). Les amants ne sauront que plus tard la signification de cet échange de regards : les personnes qui s'aiment dès le premier regard « ne sont dissemblables de complexions » (393). Cette conception appartient à une doctrine physiologique précise, qui remonte au Viaticum de Constantin l'Africain et sera reprise par tous les commentateurs : la personne que l'on regarde ne se distingue pas tant par la beauté ; la principale cause de l'amour réside dans le fait que l'âme la voit comme sibi consimili forma, qu'elle est appréciée comme conveniens et arnica (Bona Fortuna, 256), perçue sut ratione similis et convenientis25. L'échange des regards n'est pourtant que la phase primitive du processus amoureux. Le sens de la vue doit transmettre le message au cerveau : au terme d'une nuit d'insomnie, « la semblance, effigie ou similitude du jeune jouvenceau, estoit paincte et descripte en ma pensée », note l'héroïne (105). En effet, selon le savoir cognitif médiéval, l'éros se déplace du sens de la vision à la première chambre du cerveau, nommée imaginaria ou fantastica. C'est de cet argument que s'empare Quezinstra pour convaincre son ami de l'inconsistance de l'amour : « il m'est advis que comme par fantasie estes entré en amours » (266). Il est donc tout à fait raisonnable que la passion disparaisse au bout d'un certain temps, puisque l'amant n'a plus devant les yeux l'objet de son amour. Nullement, réplique Guenelic, car c'est précisément là l'objet de l'amour, ces « fantasies » gardées dans le compartiment de la mémoire : « toutes représentations qui à moy vigilant ou sommeillant se font, toutes sont de ma dame représentatives » (267). On meurt d'amour non pas en présence de la femme aimée, mais en raison de la toute-puissance de ces représentations ou effigies qui se produisent en son absence. Les amants d'Helisenne de Crenne conçoivent donc l'amour, pour reprendre l'idée dans les mêmes termes que Giorgio Agamben, comme « un processus essentiellement fantasmatique, impliquant

25. Mary Frances Wack, op. cit., p. 134.

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imagination et mémoire dans une quête obsédante autour d une image peinte ou reflétée au plus intime de l'homme »26. La contemplation incessante de ces « phantasies » n'empêche pas seulement l'amoureux de dormir, elle conduit à la passio, c'est-à-dire à une ...maladie dedenz nee Par vision desordenee, Venans de forme d'autre sexe.27 La conséquence ne se fait point attendre pour Helisenne : elle est accablée d'une « soudaine mélancolie », que le mari identifie d'ailleurs sans tarder (106). La maladie d'amour, c'est la mélancolie - cette idée d'Avicenne traverse tout le Moyen Age. Le mal se manifeste par de brusques changements de couleur et de température, par des soupirs, une agitation extérieure, des mouvements inconstants, un dégoût de la nourriture, l'insomnie. La symptomatologie médico-poétique de la maladie d'amour, inaugurée en fait par Plutarque, est restée inchangée jusqu'à la fin de la Renaissance 28. En voici un exemple tiré de Charles d'Orléans : Migraine de plaingnants ardeurs. Transe de sommeil mipartie, Fievres frissonans de maleurs, Chault ardant fort en reverie. Soif que confort ne rassasie, Dueil baigné en froides sueurs. Bégayant et changeant couleurs Par le vent de merencolie.29 Tout cela est accompagné de pleurs, maux de tête, goutte, coliques, concrétions rénales (gravelle), hydropisie et fièvre. Les médecins, pas plus que les chirurgiens, les astrologues ou les magiciens ne peuvent guérir cette maladie30. Affligée d'amaritude,

26. Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris, Bibliothèque Rivages, 1994, p.137. 27. C'est de cette façon que Drouart La Vache traduit la définition d'André Le Chapelain : « amor est passio quaedam innata procedens ex visione et immoderata cogitatione fornuie alterius sexus », cf. Alfred Karnein, Amor est passio. Untersuchungen zum nicht-hôfischen Liebesdiskurs des Mittelalters, éd. Friedrich Wolfzettel, Trieste, Edizioni Parnaso, 1997, p. 6. V. aussi la définition de l'amour comme « maladie de pensee » dans le Roman de la Rose, éd. Armand Strubel, Paris, Lettres gothiques, v. 4273-80. 28. Massimo Ciavolella, « La tradizione deWaegritudo amoris nel Decameron », Giornale Storico délia letteratura italiana, 147, 1970, p. 509. 29. Charles d'Orléans, Balade 85, v. 9-16, in Ballades et rondeaux, éd. Jean-Claude Mühlethaler, Paris, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1992, p. 260.

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Helisenne brûle et se consume sans aucun espoir de réfrigération. Il s agit de la melancolia adusta, issue de réchauffement des humeurs. Les deux amants sont sans cesse accablés par une « vaine et superflue sollicitude » (113). Ce dernier mot, qui revient maintes fois dans le roman (134,166,173, 219, 241, 388,429), est lui aussi un terme technique emprunté à la physiologie humorale. Dans le chapitre intitulé « de malincholia et canina et amore », inclus dans la première partie du Pantegni, l'amour est animae sollicitudo in id quod amatur et cogitationis in ipsum perseverantia31. D'après Avicenne, il existe une maladie nommée ilisci (arabe al-ishq), qui est une sollicitudo melancholica similis melancholie, in quo sibi iam induxit incitationem cogitationis sue super pulchretudinem quarundam formarum et figuramque insunt ei32. Selon Pierre d'Espagne, dans son Commentaire du Viaticum, l'amour est sollicitudo melancolia cum profundatione cogitationis33. Pour Bernard de Gordon également, dont le fameux ouvrage Lilium medicinae est traduit en français et édité à Lyon en 1495, la pensée incessante à l'être aimé est une sollicitudo melancholica ; elle consiste dans la corruption de la faculté estimative, dans la conception d'une figure à laquelle on attribue toutes les vertus naturelles et morales ; et ideo ardenter concupiscit eam, et sine modo et mensura opinans si posset finem attingere quod haec sua félicitas et beatitudo. Etintantum corruptum est iudicium rationis, quod continue cogitât de ea, et dimitti omnes suas operationes34. Arnaud de Villeneuve, dont les œuvres sont éditées plusieurs fois au XVIe siècle, appelle cet amour heroicus ; il consiste en une vehemens et assidua cogitatio supra rem desideratam, cum confidentia obtinendi delectabile apprehensum ex ea35. Dans cette « langoureuse infirmité », l'entendement de l'héroïne est perturbé, car elle est continuellement tourmentée par des pensées « fantasieuses » et « désordonnées ». Or, parmi les symptômes les plus sûrs de la mélancolie se trouvent les imaginationes malae 36. Du point de vue étymologique, la mélancolie avait été depuis longtemps mise

30. Charles d'Orléans, Ballade 85 in Ballades et rondeaux, op. cit. 31. Cité par Bruno Nardi, « L'amore e i medici medievali », Studi in onore di Angelo Monteverdi, Modena, 1959, t. II, p. 528. 32. Avicenne, Liber canonis, Venise, 1507, Lb. III, f. 190v, cité par Michael R. McVaugh, Introduction à Amaldi de Villanova Opéra medica omnia, p. 19. 33. In Mary Frances Wack, op. cit.,218, 1. 77. 34. Massimo Ciavolella, art. cit., p. 511. 35. Bruno Nardi, p. 533. 36. Giorgio Agamben, op. cit., p. 55.

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en rapport avec malum37. L'héroïne tombe souvent en syncopes et pâmoisons, elle s'enferme dans sa chambre. Elle est aussi sujette à des mutations soudaines dans le comportement : aux lamentations succèdent brusquement des accès de joie, aux silences les paroles hardies et les dénégations mensongères. Cet amour inverse la hiérarchie courtoise et sociale : alors qu'Helisenne est une dame noble, elle devient servante, sujette, basse et infime, tandis que son amant, de médiocre condition sociale, puisqu'il ne lui est égal « ny en noblesse ny en opulence de bien et richesses » (203), devient le possesseur de son cœur et « sublime ». C'est précisément ce qu'avait déjà constaté Arnaud de Villeneuve : talium amantium actus erga rem desideratum similes sunt actïbus subditorum erga proprios dominos38. La « rage » ou la « fureur d'amour » (110) affecte en même temps le corps et l'esprit. On sait que la surabondance de bile noire peut conduire à la folie et à la manie suicidaire. Caelius Aurélien distinguait déjà une démence nommée « eroticon », qui peut procéder d'un amour excessif (amor nimia) ou de l'absorption de philtres d'amour39. Pour Arnaud de Villeneuve, l'une des cinq variétés d'aliénation est celle « quam concomitatur immensa concupiscentia et irrationalis »40. Selon Jehan le Bel, « li amours trop grande de la fourme est oubliance de raison et prochaine à foursenerie »41. Chez Helisenne, la maladie atteint son paroxysme dans la volonté de se donner la mort : car on sait que les mélancoliques souhaitent mourir quand leurs désirs sont contrariés (242). La progression de la maladie se poursuit jusqu'à la mort. Tel n'est pas le cas de la dame courtoise. Mais ici, toute thérapie est impuissante. Les exhortations à la raison du mari sont inutiles, tout comme les conseils à la modération d'un confesseur. Le mari enferme la malade dans sa chambre, change de domicile, la menace de la séparation, la roue de coups, prie pour elle dans les églises. C'est en vain qu'il l'emmène dans un monastère pour se confesser, ou fait venir des médecins. Le mari va même jusqu'à lui conseiller de s'occuper de leurs affaires, comme le recommandaient les traités de médecine. Il emmène sa femme dans les fêtes. Une autre fois, ils passent

37. Isidore de Séville, op. cit., IV, 5, 6 et X, 178. 38. Cité par Jean-Marie Fritz, Le Discours du fou au Moyen Age. XIL-XUL siècles, Paris, PUF, 1992, p. 292. 39. Mary Frances Wack, op. cit., p. 11. Du Laurens : "Il y a une espèce de mélancolie assez fréquente... que les médecins appellent érotique pour ce qu'elle vient d'une rage et furie d'amour », cité Orobitg, p. 131. 40. Giorgio Agamben, op. cit., p. 45. 41. Karnein, op. cit., p. 113.

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même un moment « en récréation et voluptueux plaisirs » (124). De son côté, Quezinstra suggère à l'amant d'aller courtiser les dames de la ville. Ce discours médical est doublé du discours de la théologie morale. Remontrances et réprobations se succèdent. Pour le mari, le cœur de sa femme est échauffé par une ardeur libidineuse qui la conduit à 1 amour lascif : elle serait menée par un vouloir luxurieux et inceste (112-3), car l'appétit vénérien a envenimé son cœur. Ce qui est paradoxal, c'est le fait que ce discours n'appartient pas seulement au mari ou au confesseur. On ne peut pas opposer un discours masculin, celui de la raison et de la morale, à un discours féminin, celui du désir. En fait, le discours de la passion se double chez l'héroïne d'un discours de la culpabilité : car la passion s'entretient de sa propre négation. C'est l'aveu de la faute qui permet l'interprétation d'une expérience intime qui autrement serait restée privée de signification. La rencontre de ces deux discours prend l'allure d'un drame et constitue l'axe fondamental du roman. k

La deuxième partie du roman est une variation masculine sur le thème traditionnellement féminin de la maladie d'amour. Cette partie est nécessaire, car le premier livre avait laissé paraître une disparité entre les deux amants : la passion exacerbée de la dame contrastait avec l'absence d'initiative de l'amant, ses indiscrétions et son imprudence. Les aventures de Guenelic doivent prouver que sa passion est « egualle » (497) à celle d'Helisenne. A l'enfermement de l'héroïne succède donc l'errance de l'amant à travers le monde. Ce périple est rédempteur, dans le sens que l'amant s'avérera digne de l'amour de la dame. Pourtant, Guenelic ne possède pas les vertus d'un chevalier errant. A l'âge de vingt-deux ans, il n'était pas encore instruit dans l'art militaire, qui lui paraît « étrange » (298). Un duc ne lui accorde l'ordre de chevalerie que pour faire plaisir à son ami Quezinstra, adoubé, lui, pour s'être brillamment illustré dans un tournoi. Guenelic est capturé par les ennemis d'une princesse, confondu avec le vaillant Quezinstra, condamné à mort, puis libéré au dernier moment. Mais l'originalité du personnage ne réside pas dans le fait que l'auteur traiterait le sujet de l'amour sérieusement, alors que dans les romans de chevalerie il n'aurait qu'une importance mineure 42. Rien de plus grave que l'amour de Lancelot et Guenièvre ou de Tristan et Yseut

42. M. J. Baker, « France's first sentimental novel and novels of chivalry", Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 36, 1974, p. 43 ; l'auteur de l'article limite

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dans ces romans d'aventure et d'amour plusieurs fois imprimés au XVIe siècle. L'amour y est la cause première de l'aventure, une vertu ennoblissante sans laquelle le monde perdrait sa raison d'être. Seul l'amour vu comme une « mortel ardor » annule la vaillance 43. En fait, tout amour excessif, y compris celui du mari pour sa propre femme, est comparable à un adultère et pervertit la chevalerie. C'est le cas bien connu d'Erec dans le roman de Chrétien de Troyes et plus encore dans la mise en prose du XVe siècle, où il est « affollé en amourz »44. Mais le héros malade d'amour, il faut le chercher ailleurs que dans la littérature arthurienne, dans la mouvance antique du genre romanesque. Dans Floire et Blancheflor 45, après la disparition de la bien-aimée, l'amoureux cesse de manger et de boire, de rire et de s'amuser. Il ne dort plus, il verse des larmes et se lamente. Il se déguise en marchand et va à travers le monde à la quête de sa bien-aimée. Or, en le voyant triste, soucieux et plongé dans la rêverie, une femme comprend qu'il n'est point marchand, mais de noble condition : ce dont il souffre, c'est de l'amour héroïque. Il en est de même pour l'amoureux dans Amadas et Ydoine : il s'évanouit et il languit, ou bien il pense à se faire tuer dans un tournoi, car il n'ose pas se suicider. La promesse que lui fait Ydoine de l'aimer le transforme en un vaillant chevalier. Mais à la nouvelle du mariage imminent de sa bien-aimée, il devient fou : ...il, com faus naïs respont Tout a rebours, comme dervés. Comme chius qui est foursenés. Les oex rouelle et raisve et rit Et mainte derverie dist : Quant on parole a lui de bien, Et il respont toute autre rien...46

Philippe de Rémi nous présente dans son roman Jean et Blonde47

sa comparaison à trois romans de chevalerie (Ysaye le Triste, Meliadus et Perceforest), qu'il considère comme « représentatifs du genre ». On ne peut pourtant pas dire que dans les romans de Lancelot du Lac ou de Tristan, plusieurs fois imprimés à la même époque, l'amour est traité sur le mode mineur ! 43. Friedrich Wolfzettel, « Liebe als Krankheit in der altfranzôsischen Literatur. Überlegungen zu einer Funktionalisierung des Topos", in Liebe als Krankheit. Vortrdge eines inter disziplinaren Kolloquiums, éd. Théo Stemmler, Mannheim, 1990, p. 151-86. 44. L'Histoire d'Erec en prose, éd. Maria Colombo Timelli, Genève, Droz, p. 170. 45. Le Conte de Floire et Blancheflor, éd. Jean-Luc Leclanche, Paris, Champion, 1980. 46. Amadas et Ydoine. Roman du XIIIe siècle, édité par John R. Reinhard, Paris, CFMA, 1926, v. 1852-58 ; v. aussi Jehan d'Avesnes, éd. Anna Maria Finoli, Milano, Cisalpino-Goliardica, 1979, p. 179.

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un autre cas de maladie d'amour. Jean s'enferme dans sa chambre, il perd l'appétit, devient insomniaque, soupire sans cesse. Il subit des évanouissements fréquents, connaît des sautes d'humeur inexplicables pour son entourage. Un médecin l'examine, prend son pouls, examine son urine, mais il ne comprend rien. La promesse de Blonde de devenir son amie guérit Jean, mais il fait une rechute à cause de l'indifférence de la jeune fille. Il perd l'usage de la parole, il est déjà à l'agonie ; seul un baiser de la femme aimée lui fait recouvrer la santé. Un autre amoureux qui subit de fréquents accès de mélancolie est le protagoniste de Paris et Vienne de Pierre de La Cépède (1432)48. La critique a considéré cette histoire comme un roman chevaleresquesentimental. Paris s'illustre dans tous les tournois en France, en Angleterre, au Brabant pour mériter l'amour de la fille de son seigneur. En fait, le côté chevaleresque est bien réduit. Comme Guenelic, Paris se dédouble : c'est accompagné par un ami nommé Eudardo qu'il gagne les prix dans les tournois ; mais celui-ci joue surtout le rôle de confesseur du héros, de conseiller, de messager. Dans la deuxième partie du roman, Paris perd complètement la dimension chevaleresque : il fait des affaires à Gênes, parcourt l'Orient en compagnie de son banquier et se fait accorder la main de sa bien-aimée par la ruse. Quant à Vienne, lectrice passionnée de romans, elle imagine toutes sortes de stratagèmes pour repousser les prétendants à sa main. Un autre roman sentimental est Le Livre du Cuer d'Amours espris (1457)49. Le modèle expressément invoqué par son auteur, René d'Anjou, en est la littérature de la Table Ronde. Sous l'emprise du « mal d'Amours », le chevalier Cuer s'engage dans la quête de sa dame, Mercy, emprisonnée par Dangier. En réalité, le héros, constamment « pensifz et merancollieux », est secondé et conseillé par son écuyer nommé Désir. Ses deux victoires en champ clos sur les chevaliers Soucy et Courroux ne parviennent pas à le transformer en un chevalier arthurien. Il échouera dans la tentative de libérer sa dame ; son compagnon est tué, et lui-même, grièvement blessé, se retire pour le restant de ses jours à l'hôpital d'Amours. La maladie d'amour a pour conséquence le dédoublement du

47. Philippe de Rémi, Jehan et Blonde, éd. Sylvie Lecuyer, Paris, Champion, 1984. 48. Der altfranzôsische Roman Paris et Vienne, éd. Robert Kaltenbacher, Romanische Forschungen, 15, 1903, p. 391-629. 49. René d'Anjou, Le Livre du Cuer d'Amours espris, éd. Susan Wharton, Paris, Union Générale d'Editions, 1980.

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héros. Celui-ci est en fait « très efféminé et remply d'ineptitude », comme le dit son ami Quezinstra (295). Guenelic se lamente sans cesse, tombe malade, se fait examiner par le médecin. C'est pourquoi l'amant a besoin d'un compagnon d'armes qui se charge à sa place des exploits guerriers ; mais ce compagnon n'est pas censé libérer la femme aimée par un autre. Il est vrai que le mal d'amour a une réalité sociale : il touche les hommes nobles, comme l'affirmait déjà, dès la fin du XIIe siècle, Gérard de Berry dans ses Glosses au Viaticum, qui fournissait pourtant à cette occasion une explication restrictive : c'est « à cause de leurs richesses et de la douceur de leur vie [qu'ils] sont plutôt sujets à cette maladie », propter diuicias et mollitiem uite tali pocius laborant passione50. On lit dans la traduction anonyme du Lilium medicinae que les nobles sont touchés par cette maladie « pour leurs grans delices »51. Or, Helisenne et son mari étaient « habitués à vivre en délices et plaisirs mondains » (106). De son côté, Guenelic est étranger à la rude activité militaire : avant de s'engager dans son périple à travers le monde, il était « occupé en l'œuvre littéraire » (295). Les deux amants entretiennent d'ailleurs une correspondance qui contribuera largement à leur perte.

En fait, les deux amants d'Helisenne de Crenne sont lettrés. La célèbre lœnologie (1593) de Cesare Ripa offrait à l'usage des artistes de la fin du XVIe siècle, en une formule commode, le condensé d'un vieux savoir : « les mélancoliques s'adonnent volontiers aux bonnes lettres »52. Les discours des amants sont remplis d'innombrables allusions et digressions mythologiques, historiques, bibliques. Leur portée est cependant autre qu'érudite ou ornementale. Ces rappels récurrents du passé ont une valeur démonstrative : Vénus joue le rôle central dans l'univers des hommes et des dieux, l'amour est la force fatale qui mène le monde. Les grands personnages du passé constituent une longue théorie d'amants exemplaires, des parangons légendaires et divins pour Helisenne et Guenelic. Revoir l'histoire en clé amoureuse

50. Mary Frances Wack, op. cit., p. 202 ; au contraire, d'après Pierre Boaistuau, cette maladie touche « tous les estatz du monde », Le Théâtre du monde (1558), éd. Michel Simonin, Genève, Droz, 1981, p. 213 sq. 51. Jean-Marie Fritz, op. cit., p. 291, n. 6. 52. Virginie Bar, Dominique Brême, Dictionnaire iconologique. Les allégories et les symboles de Cesare Ripa et Jean Baudoin, Paris, Editions Faton, 1999, p. 55.

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est également un réconfort pour le malade d'amour. Amadas dressait la liste des amants trahis par la femme aimée : Tristan l'aurait été par Yseut ; Roland par Aude ; Pâris par Hélène ; Achille par Polyxène ; Floire par Blancheflor ; Enéas par Lavine ; Alexandre, Salomon, Samson, etc. Il en est de même dans le roman de René d'Anjou. Lors de son premier séjour à l'Hospital d'Amours, le chevalier Cuer visite le cimetière des grands amoureux. 11 s'agit des personnages les plus illustres qui appartiennent à l'histoire biblique (David), grecque (Thésée, Achille, Hercule), romaine (Enée, Jules César, Auguste, Néron, Marc Aurèle), arthurienne (Lancelot, Tristan), française (les grands princes comme Jean duc de Berry, Philippe de Bourgogne, Charles duc d'Orléans, René d'Anjou lui-même) et à la littérature (Ovide, Guillaume de Machaut, Boccace, Pétrarque, Alain Chartier). Après la description des blasons de ces amants exemplaires, Cuer admire les reliques : l'écu de Pâris, l'épée de Turnus, la corbeille où fut suspendu Virgile, etc. Il faut convenir avec Michel Zink que « le goût des vieilleries, la nostalgie fétichiste et la mélancolie dépressive n'avaient jamais occupé si complètement le sentiment littéraire »53. Ce n'est pas autrement que procède Helisenne de Crenne dans son roman. Elle associe de la sorte l'histoire du monde au destin des deux amants. Cette vision historique n'est en rien humaniste. Helisenne de Crenne participe d'évidence à l'œuvre d'enromancement du monde commencée quelques siècles auparavant, avec la « mise en roman » des histoires antiques. Cet Achille malade d'amour est une création médiévale, tout comme d'autres célèbres victimes de l'amour, telles Aristote, Salomon, Virgile, etc. Cependant, il y avait dans les romans et les contes des XIT-XIIT siècles un regard bienveillant et même amusé sur ces personnages. Au contraire, dans le roman d'Helisenne de Crenne, ceux-ci ne sont mentionnés que pour nous rappeler que toute guérison est devenue impossible. Il y a une vision sombre de l'histoire, tout comme chez René d'Anjou, qui était absente dans les œuvres antérieures. Dans la littérature courtoise, la maladie d'amour était une étape nécessaire pour arriver à la « granz dolçors », une étape de maturation du héros et qui finissait par le mariage des amants54. Ici, les amants payent de leur vie la « cupidité vénérienne ». Le paroxysme de la passion exclut à la fois les éléments réalistes

53. Michel Zink, « La tristesse du cœur dans Le Livre du Cuer d'Amours espris de René d'Anjou », in Les Voix de la conscience. Parole du poète et parole de Dieu dans la littérature médiévale, Caen, Paradigme, 1992, p. 88. 54. Friedrich Wolfzettel, art. cit., p. 162.

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et comiques que les autres romans sentimentaux introduisaient largement. Dans la première partie, à la différence des œuvres de Boccace ou d'Aeneas Silvio Piccolomini, par exemple, le monde urbain fait presque totalement défaut, bien que l'histoire se passe dans une ville. Dans ce monde épuré, l'argent ne joue aucun rôle, alors que dans le roman de Pierre de La Cépède, l'héroïne envoie à son amant exilé mille écus par l'intermédiaire d'une banque. Il n'y a pas non plus d'entremetteuse, comme il n'y a pas de rencontres nocturnes ni de scènes cocasses. Les deux amants se croisent le plus souvent à l'église, qui était à l'époque l'endroit fréquenté par les femmes en quête d'aventures galantes et le lieu des rendezvous galants. Le mari est jaloux, certes, mais il n'est ni un personnage comique, ni un dégoûtant décrépit comme le Pyralius de Jeanne Flore, ni un abominable persécuteur de sa femme. En réalité, il est déchiré entre l'amour, la compassion, la honte, la haine et le désir de vengeance. Le caractère immodéré de l'amour a surtout comme effet des troubles du langage. Plongée dans ses « amoureuses pensées », Helisenne ne prête pas attention aux propos de son mari ou bien, au contraire, elle en est « outrageusement irritée ». Après les conseils sensés du confesseur, elle se réfugie dans un silence obstiné. Même lors des rencontres furtives avec son amant, elle ne peut lui parler que d'une voix cassée et interrompue (113). Il y a entre eux de longs moments de silence. La fureur d'amour se manifeste de préférence par des soupirs, des gémissements, des pleurs, des cris. La langue est muette, la parole « forclose » (140, 148). L'absence de la parole a pour contrepartie l'usage de l'écriture. L'amant envoie des lettres qu'Helisenne, enfermée dans sa chambre, lit avec volupté. Tout en écrivant d'une « main tremblante » (140), elle est heureuse de confier à l'écriture les joies et les malheurs de son amour (205) et lorsque le mari brûle son journal, elle le récrit « pour mettre fin à ses peines »55. Elle se réjouit de raconter son infortune (203). Retracer son histoire par écrit deviendrait ainsi un « très heureux labeur » (218), non seulement parce que l'œuvre serait un « exemple profitable », mais parce que l'acte de raconter diminue

55. Pour une analyse sémiotique du discours d'Helisenne, voir Philippe de Lajarte, « La passion amoureuse et sa représentation dans la première partie des Angoysses douloureuses d'Helisenne de Crenne, in La peinture des passions de la Renaissance à l'Age classique. Actes du Colloque International, Saint-Étienne, 1991. Textes réunis par Bernard Yon, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 1995, p. 61-78.

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les anxiétés (96) et pourrait mettre fin à ses peines (218)56. Guenelic se console en racontant ses souvenirs d'Helisenne, sa souffrance devient de la sorte « plus tempérée » (247-8). De la sorte, les amants redécouvrent la fonction thérapeutique de l'acte de raconter (96 et 247). Mais la véritable importance de cet acte est ailleurs : elle consiste dans la transformation de la passion en acte littéraire57. L'écriture du livre dépasse la vision médicale de la maladie fatale comme celle, théologique, du péché. La souffrance et la mort ennoblissent les amants et leur offrent la possibilité du salut. Les âmes des amants sont conduites aux champs élyséens en une apothéose posthume. Ainsi, tout comme le roman d'Helisenne de Crenne n'est pas simplement la réécriture tardive d'œuvres italiennes, il n'est pas non plus une œuvre moderniste avant la lettre, qui charrie malgré elle quelques regrettables résidus « chevaleresques didactiques ». Certes, il participe à « l'âge d'or de la mélancolie » que fut la Renaissance ; mais l'œuvre se nourrit d'une tradition multiple, d'une remarquable longévité, à la fois littéraire, médico-philosophique et théologicornorale, qui constitue son « horizon d'attente », pour nous présenter, à l'opposé de la doctrine courtoise, l'aspect nocturne de l'amour, dont le dénouement ne peut se trouver que dans l'outre-tombe. Une dizaine d'années après sa parution, le moine bénédictin Gabriel du Puy-Herbault, auteur de Theotimus sive de tollendis et expungnandis malis libris, associait Helisenne à des femmes impudentes comme Fiammetta et Galatée, série précédée de personnages aussi libidineux que Lancelot du Lac, Merlin, Arthur de Bretagne et Ogier du Danemark58. Le censeur ne séparait pas la tradition médiévale de la mode nouvellement arrivée en France de l'autre côté des Alpes. Michel STANESCO Université de Strasbourg

56. Voir aussi Christine de Buzon, éd. cit., p. 551, n. 308. 57. Helisenne de Crenne invente à cette occasion un personnage nouveau, celui de l'exécuteur d'un testament littéraire : Quezinstra, l'ami confesseur, est chargé de la publication du livre à Paris. 58. V. Sergio Cappello, « Letteratura narrativa e censura nel Cinquecento francese », in La Censura libraria nell'Europa del secolo XVI. Convegno Internazionale di Studi, Cividale del Friuli, 1995, a cura di Ugo Rozzo, Udine, Forum, 1997, p. 58.

La juridiction des sentiments : tribunaux et cours d'amour dans le roman français de l'âge baroque

Le terme de casuistique apparaît assez tardivement dans l'histoire de la langue française1, ce qui ne signifie pas, évidemment, que les cas de conscience n'existaient pas avant l'introduction du terme dans nos dictionnaires. On sait à cet égard quelle importance joue l'approfondissement raisonné des motifs de la vie amoureuse dans la littérature courtoise, et quelle belle fortune connurent les tençons, jeux-partis et jugements d'amour qui dans les textes médiévaux servaient la dramatisation et la peinture des débats intérieurs. Dans le cadre restreint de cet article portant sur la fortune et les transformations baroques de la casuistique, il ne s'agira pas évidemment de traiter d'un ensemble aussi riche2. De cet ensemble ne sera retenu qu'un seul thème, ou pour mieux le dire un modèle littéraire et éthique : celui de ces mythiques tribunaux d'amour dont on trouve les plus célèbres illustrations dans L'Art d'aimer d'André le Chapelain3 et dans un texte attribué à Martial d'Auvergne, Les

1. Selon Le Robert, « casuiste » apparaît dans la langue française en 1611 et « casuistique » en 1829. 2. Christa Schlumbohm a consacré à ce sujet une étude richement documentée : Jocus und Amor. Liebesdiskussionen vom mittelalterlichen « joc partit » bis zu den preziôsen « questions d'amour », Hamburg, Romanisches Seminar der Universitât Hamburg, 1974. 3. Lors de la Renaissance et de l'âge baroque L'Art d'aimer d'André le Chapelain connaît deux éditions : l'une, le Tractatus amoris et de amoris remedio Andree, sans aucune indication de date ni de lieu, mais sans doute contemporaine du début de l'imprimerie ; l'autre, les Erotica, seu Amatoria Andreae, capellani regii [...] nunquam antehac édita [...] nunc tandem [...] in publicum emissa a Dethmaro Mulhero, publiée à Dortmund en 1610.

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Arrêts d'Amour qui, de 1500 à 1627, est réimprimé au moins dix-sept fois. Ce choix - apparemment réducteur4 - s'est établi sur le constat du succès manifeste de l'image du tribunal des dames dans le roman du premier XVIIe siècle, notamment chez Béroalde de Verville5, Honoré d'Urfé6, Jean Lourdelot7, Pierre de Caseneuve8 et La Motte Du Brocquart9, dont les œuvres se trouveront au centre de cette étude.

Les Cours d'amour de l'âge baroque Il est tout d'abord remarquable de constater que ces nouveaux tribunaux courtois tendent à s'émanciper de leur situation dans un espace allégorique. Certes, le royaume d'Amour, où l'auteur des Arrêts place ses procès, ne cesse pas brusquement d'exister ; mais il prend souvent désormais l'apparence d'une utopie pastorale. Ainsi, du Brocquart, Pierre de Caseneuve, d'Urfé ou Lourdelot transfèrent la scène judiciaire dans des campagnes idylliques où les querelles amoureuses prennent une tonalité nouvelle. L'intrusion des disputes et de la chicane dans l'univers arcadien entre alors en consonance avec un thème important de l'imaginaire pastoral : celui du discord suscité par les tourments passionnels, un désordre néfaste, qui dans son cadre bucolique suscite inévitablement la nostalgie de l'ancien âge d'or où le seul régime de l'harmonie régnait sur l'humanité. Cette redéfinition champêtre du procès d'amour est d'ailleurs si régulière qu'elle sera dénoncée plus tard comme un trait typique du roman pastoral dans Le Berger extravagant10.

4. Signalons au passage une autre forme d'expression casuistique appelée à une longue survie lors de l'âge baroque et jusqu'à La Princesse de Clèves : celle des questions d'amour, popularisée auprès des lecteurs français de la Renaissance par les éditions du Philocope de Boccace. 5. L’Histoire Véritable ou le Voyage des Princes Fortunez, divisée en 1111 entreprises, par B. de V.. Paris, Pierre Chevalier et Claude de La Tour, 1610. 6. Honoré d'Urfé, L'Astrée [1607-1627], éd. de M. Hugues Vaganay, Genève, Slatkine Reprints, Genève, 1966. 7. Jean Lourdelot, La Courtisane solitaire de M. Jehan L. Dijonnois, Où sont exprimées les diverses passions, evenemens & Catastrophes de l'Amour,... Lyon, Vincent Cœursilly, 1622. 8. Caseneuve, Caritée ou la Cyprienne amoureuse. Divisée en trois parties marquées par des noms des trois grâces. Toulouse, Dominique et Pierre Bosc, 1621. Rééd. en fac-similé (par G. Molinié), Université de Toulouse-Le Mirail, 1980. 9. La Motte du Brocquart, Les Amours d’Archidiane et d'Almoncidas Dédié à Madame la Comtesse de Harcourt. Par le Sieur de la Motte. Paris, Michel Bobin, 1642. 10. Charles Sorel, Le Berger extravagant..., Paris, Toussainct du Bray, 1627-1628, t. 1, livre II, p. 164-165.

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Les personnages placés dans ce nouveau cadre peuvent évoquer parfois la cour de justice des Arrêts d'amour11 ; mais leurs assemblées s'apparentent plus fréquemment à ces cours composées de grandes dames évoquées à la fin du XVIe siècle dans la Vie des poètes provensaux de Jehan de Nostredame12. La féminisation du personnel judiciaire marque par exemple La Caritée ou Les Amours d'Archidiane, dont les héroïnes jouissent en matière de justice d'un pouvoir absolu ; dans L Astrée, de nombreux juges sont des dames ou des damoiselles : ce sont Léonide, Diane et Phillis13. Mais d'Urfé confie aussi le soin de prononcer deux de ses arrêts à Silvandre et à Cloridamante14. Il est notable, enfin, que l'Empereur du Voyage des princes doit seulement exercer ses fonctions pour un temps, jusqu'au jour où son propre cas sera jugé et où la « Souveraine » des lieux rentrera « en son siégé pour prononcer les derniers arrests15 ». Se réaffirme donc avec netteté l'idée courtoise - et bientôt précieuse - qu'en matière d'amour seules les femmes jouissent d'une pleine compétence. L'idée est d'ailleurs clairement énoncée dans le roman de Caseneuve, où le juge Themiste confie à Caritée le soin de juger d'une affaire devant lui revenir en priorité : Car puis que c'est une cause d'Amour & de beauté, la pouvions nous mieux addresser qu'à vous, qui pour estre la plus belle des Princesses & la Princesse des plus belles, logez en vous l'amour comme dans son element, s'il est vray que la beauté soit l'Element de l'amour 16.

Cette compétence en matière amoureuse ne s'apparente nullement, au reste, à une spécialité frivole. Celle que l'on fait juge des passions humaines est ici toujours nimbée d'une aura prestigieuse, reflétée par l'onomastique ou les fonctions. Les noms de Caritée et d'Archidiane évoquent l'un la charité chrétienne ou les trois Grâces (les Charités), et l'autre la déesse antique connue pour sa chasteté et sa sagesse. Dans L'Astrée, l'une des femmes juges, Phillis, est présentée comme une pythie ; dans Le Voyage des princes

11. Ainsi l'Empereur du Voyage des princes préside aux débats parmi « les Conseillers, les maistres des ceremonies & Officiers d'Amour ». Op. cit., p. 489. 12. Les Vies des plus célébrés et anciens poètes provensaux qui ont floury du temps des comtes de Provence, recueillies des œuvres de divers autheurs... par Jehan de Nostre Dame, Lyon : pour A. Marsilii, 1575. 13. L'Astrée, II, p. 72-73, et p. 378-379 ; III, p.520 et IV, p. 347-349 ; V, 191-192. 14. Op. cit., I, p. 267-268 (Silvandre) ; III, p. 500-501, 520 (Adamas arbitre du procès, mais c'est Diane qui prononce le jugement) ; IV, p. 155-157 (Cloridamante). 15. Le Voyage des princes, p. 488. 16. La Caritée, p. 23.

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le même rôle revient à une fée. Ces figures, cela n'est pas anodin, sont associées chez d'Urfé ou Lourdelot à des représentants masculins d'un pouvoir religieux. Ainsi la justice telle que la représentent nos cinq romanciers est investie d'un pouvoir moral et d'un pouvoir sacralisé que l'on ne saurait identifier simplement à l'exercice d'une juridiction galante. C'est que la courtoisie semble se confondre dans leur esprit avec le culte d'un Amour universel devant régir la société tout entière pour en assurer à la fois la cohérence et l'harmonie. Rien ne montre mieux cette ambition que la qualité ou le nombre des destinataires de ces nouveaux jugements d'amour : la plupart des procès ont une dimension collective et leur juridiction s'applique à une population passant les limites de l'aristocratie17.

Le code d'une nouvelle courtoisie Les questions débattues procèdent souvent du riche trésor des jugements courtois. Derrière maints procès instruits par Verville ou d'Urfé on devine encore, en effet, l'influence de la casuistique d'André le Chapelain ou du pseudo-Martial d'Auvergne. L'auteur du Voyage des princes évoque ainsi un certain Verville, sans doute un doublet galant de lui-même, accusé par sa maîtresse, Melisse, d'avoir manqué à son devoir de parfait amant : la rencontre inopportune d'un groupe de nymphes a en effet empêché un jour Verville de saluer son amie comme l'exigeait la plus élémentaire politesse18. On découvre plus loin d'autres cas du même genre : citons les affaires de Vosolint se plaignant devant l'Empereur des souffrances que lui a fait subir la dédaigneuse petite Floride19, ou encore de Vivarambe à qui son amante, la reine de Sobare, reproche doucement de ne l'avoir pas accompagnée dans son pèlerinage vers l'Hermitage d'honneur. A cette occasion, Vivarambe, respectueux du protocole, a dû participer au cortège de l'Empereur et enfreindre momentanément les règles de la fine Amor20. Autant d'exemples

17. Dans la dixième histoire de La Courtisane solitaire, on voit débattre ainsi des cas de deux vignerons : op. cit., p. 549 sq. ; dans Le Voyage des princes deux bergers, Neoret et Synet, sont invités à assister aux jugements tenus dans l'Hermitage : op. cit., p. 496. 18. Op. cit., p. 545-546. 19. Ibid., p. 586-596. 20. Ibid., p. 676-682.

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dignes de figurer dans L'Art d'aimer d'André Le Chapelain ou les An est s ! Le jeu des ressemblances ne saurait masquer cependant 1 importance des innovations. Celles-ci tiennent d'abord à la répartition des rôles. Alors que dans les jugements recueillis par André le Chapelain ou le pseudo-Martial d'Auvergne, le différend opposait régulièrement un homme et une femme, il sert désormais très souvent la dramatisation d'une rivalité masculine - ce fait est très net chez d'Urfé, Lourdelot, ou La Motte du Brocquart - ; autant dire que désormais la femme n'est plus seulement désignée comme l'objet d'un culte exigeant, mais aussi comme la récompense d'un désir en mal de légitimité. Cette légitimité prend d'ailleurs ici une forme précise : c'est le mariage, fréquemment promis aux vainqueurs de ces joutes oratoires21. La représentation de la dignité féminine est elle-même entrée dans un cycle de métamorphoses : à l'époque où triomphe le mythe de Diane, l'honneur féminin se combine avec un militantisme aux allures parfois farouches. Dans le miroir des jugements baroques la femme, en effet, ne se comporte pas seulement en juge : offensée, elle peut rivaliser en agressivité avec les hommes et s'assimiler leur qualité de bravoure comme Etherine, l'héroïne du Voyage des princes, bien près de ressembler à une amazone moderne. Cet esprit offensif en dit long sur le droit des femmes au début du XVIIe siècle : il n'est certes pas l'objet d'une célébration respectueuse, mais un sujet de controverse, une cause à défendre et à faire triompher. A cet égard il est possible de voir aussi dans certaines de nos scènes de jugement les instruments d'une apologie de dignitate foeminarum. Dans ce nouveau contexte, les qualités exigées du parfait amant ont elles-mêmes changé : le thème de la fidélité vassalique qui liait le soupirant courtois à sa dame reste une valeur importante, mais il se concerte souvent à présent avec une réflexion stoïcienne sur la constance opposée aux caprices de la Fortune et des passions. La réflexion sur le sentiment se nourrit par ailleurs des apports récents du néoplatonisme, comme le montre le cas exemplaire de la Caritée dont le jugement recouvre un problème typiquement néo-platonicien : celui de la primauté du sens de la vision sur celui de l'ouïe22.

21. Voir la fin du Voyage des princes, ou encore la conclusion du procès de Silvanire, L'Astrée, IV, p. 155-156. 22. La Caritée, p. 22-23. Cf. Marsile Ficin, Sur le banquet de Platon ou De l'Amour, trad. de Raymond Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 186 Voir aussi Léon Hébreu, De l'Amour, second tome. Lyon par Jean de Tournes, 1551. [trad. attribuée à Pontus de Tyard], p. 104 : la vue et Fouie désignées comme les deux sens supérieurs.

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La manière d'envisager les questions d'amour reflète également des changements importants. À la différence de leurs aînés, qui souvent placent l'accent d'insistance de leurs débats sur les infractions toutes formelles portées à l'encontre d'un protocole pointilleux, les romanciers baroques s'attardent volontiers sur l'évocation des mobiles passionnels, ou se servent de leurs procès comme d'une tribune où le débat sentimental se mue en question de société. L'auteur de L'Astrée fait ainsi nettement évoluer ses scènes de tribunal vers la logique de l'enquête psychologique et morale, ou se sert du débat judiciaire pour dénoncer les mariages dictés par les lois de l'intérêt économique ou les convenances sociales. Parmi les sept scènes que nous avons répertoriées, d'Urfé traite des questions de la fidélité en amour par-delà la mort23, de l'amour et de l'amitié24, du rapt avec tentative de viol, de l'autorité parentale abusive en matière d'union conjugale25, et, à plusieurs reprises, de la jalousie amoureuse26 et de la nature de la passion27. Autant de passages caractéristiques d'une tendance à l'élargissement et à l'approfondissement de l'ancienne casuistique que l'on retrouve d'ailleurs chez ses contemporains. Ajoutons enfin que les transformations de la topique courtoise peuvent tenir aussi aux exigences imposées par son adaptation romanesque. L'histoire de Silvanire dans L'Astrée28, ou les cas dépeints par Lourdelot29 se ressentent ainsi de manière assez manifeste des extravagances et des complications alors goûtées des lecteurs de romans sentimentaux.

Les formes et le langage de la procédure L'œuvre du pseudo-Martial d'Auvergne jouait sur l'association amusante d'un langage procédurier et de thèmes courtois. Pour Karin Becker, ces rapprochements permettaient de souligner

23. L’Astrée, I, p. 248-268. 24. L'Astrée, II, p. 25-73 : histoire de Celidée, Thamire et Calidon. 25. L'Astrée, IV, p. 114-155 : histoire de Silvanire opposée à Tirinte qui l'a enlevée contre sa volonté, et à son père Menandre qui veut lui imposer un mari qu'elle n'aime pas. 26. Ibid., II, p. 342-379 : histoire de Palemon, Adraste et Doris. ; IV, p. 290-349 : histoire de Delphire, Dorisée, Tomantes, Asphale, Filinte et Androgene ; V, p. 162192 : histoires de Circène, de Palinice, de Florice, de leurs frères et de leurs amants. 27. Notamment dans le débat de Phillis et de Silvandre, L'Astrée, p. 501-520. 28. L'Astrée, IV, p. 114-155. 29. La Courtisane solitaire, p. 451-563.

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comiquement un écart : « l'auteur transpose un phénomène affectif, éphémère et insaisissable dans des catégories statiques et rationnelles30 », non pour ridiculiser l'idéal courtois, mais pour manifester son essentielle extériorité à l'esprit de la chicane. La tonalité burlesque du texte viserait en fait à dénoncer une interprétation triviale et formaliste de l'ancienne éthique amoureuse. On ne retrouve rien de tel chez les auteurs baroques. Le langage de leurs amants en procès ne relève que vaguement du style des Arrêts. Certes, le terme d'« arrest » lui-même vient spontanément dans leurs discours pour en caractériser la valeur judiciaire31, mais les concessions au vocabulaire du barreau sont ici relativement rares. Tout au plus s'agit-il de suggérer au lecteur une analogie entre le monde du tribunal d'amour et celui du Palais de justice. La composition du discours, c'est-à-dire sa dispositio, son élaboration verbale et ses structures argumentatives, vont également dans le sens de l'estompement des contraintes imposées par le protocole judiciaire. Tous les romanciers conçoivent sommairement leurs procès comme une suite de moments discursifs devant conduire de l'exposition du litige (le moment de la narration) et du déroulement d'un débat entre deux partis (le moment des harangues) vers une conclusion en forme de délibération et de jugement conduisant à un « arrest », c'est-à-dire à une décision parfois imprimée en caractères italiques. Dans ce cadre rhétorique souple nos auteurs prennent de nombreuses libertés : la plus remarquable tient à l'amplification de la part accordée à la narration - tous les écrivains que nous étudions écrivent en effet en romanciers et, comme tels, voient manifestement dans la représentation d'un procès un moyen commode d'introduire dans leurs œuvres de véritables récits enchâssés. Le modèle esthétique du tribunal amoureux devient ainsi comme une variante formelle de la nouvelle italienne énoncée dans un cercle de devisants. Par ailleurs, le procès peut enclore de nombreux ornements présentés comme des documents à valeur testimoniale ; enfin, il sert fréquemment un art du portrait psychologique. Ces différents traits se retrouvent par exemple avec des nuances diverses chez Verville et d'Urfé. Chez le premier, les scènes de jugement prennent les formes les plus diverses puisqu'elles intègrent des débats polémiques entre

30. Voir « La mentalité juridique dans la littérature française (XIIIe-XVe siècles) », Le Moyen Age. Revue d'histoire et de philologie, n°2. 1997. Tome CIII (5e série, tome 11), p. 326. 31. Le Voyage des princes, p. 488, 593 ; L'Astrée, V, 536 ; La Courtisane solitaire, p. 526...

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les amants, mais aussi de longues déclarations empruntant aux protocoles de civilité amoureuse alors à la mode, des récits rapportés, de nombreux poèmes et chansons, et des considérations alchimiques qui débouchent régulièrement sur le moment conclusif de l'arrêt devant sceller le destin sentimental des plaignants. Mais le plus original se trouve moins dans cette surprenante hétérogénéité que dans l'organisation générale des scènes de jugement groupées dans un ensemble septennaire. Verville imagine en effet que son héros, l'Empereur, rend justice dans sept palais différents associés aux sept jours de la semaine pour mieux se préparer à plaider finalement sa propre cause devant un nouveau jury réuni pour trancher le différend qui l'oppose à Etherine. Ces déplacements et cette succession de jugements renvoient en fait allégoriquement le lecteur au processus alchimique d'une sublimation psycho-physiologique devant purger l'humeur mélancolique de l'Empereur et le conduire vers le moment d'une réconciliation avec son amie, qu'il a autrefois gravement offensée dans un mouvement de colère incontrôlé. On le voit, l'exercice de la justice, aux yeux de Verville, n'a rien d'une série de formalités, mais devient le symbole dynamique d'une remise en ordre physique et morale dont le grand œuvre hermétique serait la clef. Plus qu'une métamorphose ou un effort de sublimation, la forme du procès permet à Honoré d'Urfé d'extérioriser et de dramatiser les éléments par définition abstraits et statiques du portrait psychologique. Nous avons constaté plus haut à propos des litiges astréens qu'ils reflétaient les centres d'intérêt d'un écrivain moraliste et psychologue. On pourrait ajouter à présent que chacune des « harangues » et des « responses » rythmant ses procès, sans négliger les moyens de la rhétorique judiciaire, fonctionne à la manière d'une confession servant la révélation d'un caractère. Dans l'une des scènes judiciaires les plus remarquables de L'Astrée, Calidon, soupirant malheureux de Celidée, nous livre une fine analyse de la passion et le portrait exemplaire de l'un de ces amants mélancoliques dont le profil est alors familier aux lecteurs de romans sentimentaux. Le jugement émis par la nymphe Leonide, à la fin de son procès, reflète la même orientation psychologique, puisque l'on y décèle aisément l'influence des traités de casuistique fleurissant alors en France32.

32. Voir par exemple La Somme des pechez et les remedes d'iceux. Comprenant plusieurs cas de conscience [....] Premièrement recueillie, & puis nouvellement reveuë, corrigée, augmentée & amplifiée, par R.P. F.I. Benedicti, Professeur en Théologie [...] A Lyon, par Pierre Landry, 1596. [Privilège du 6 mars 1583],

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Dans le roman astréen comme dans ces savants ouvrages la méthode est similaire : il s agit de ramener l'imbroglio d'une situation concrète à des données morales élémentaires et d'asseoir le jugement sur une hiérarchisation des devoirs et des préjudices. Ainsi, sur le fondement d'une véritable arithmétique des passions, Calidon, « de qui l'infertile affection n'a rien produit que de la peine et du mépris33 », se verra rationnellement condamné à renoncer à Celidée au profit de Thamire.

Modes et tonalités Une autre question importante est de savoir quel statut accorder aux tribunaux d'amour dans les œuvres de nos romanciers. Certes, on n'y verra pas exactement le reflet d'une réalité historique tombée en désuétude comme celle de ces cours d'amour imaginées à la fin du XVIe siècle par jehan de Nostre Dame34. De manière indubitable, le jugement d'amour chez Verville, d'Urfé et leurs émules participe du jeu, et même pour ainsi dire d'un jeu au second degré puisque le moment du procès à l'intérieur même de la fiction coïncide pour les personnages avec le développement d'une action délestée des contraintes pesant habituellement sur leur destinée et redéfinie selon un ensemble de règles nouvelles librement consenties. De là, conclura-t-on que ce jugement, fiction dans la fiction, se trouve privé de tout contact avec la réalité et offert à notre regard comme la représentation d'un spectacle seulement illusoire et factice ? Ce serait, croyons-nous, mal estimer la nature de ce divertissement souvent investi d'une certaine gravité. On peut observer à cet égard que le comique s'immisce rarement dans les tribunaux de nos auteurs35. 33. Ibid., p. 72. 34. Dans les Vies des plus célèbres et anciens poètes provensaux, cet auteur, se fiant aux assimilations prêtées à Martial d'Auvergne, affirme l'existence, au XIIIe siècle, en Provence, des Cours d'Amour : « Les tensons - écrit-il - étaient disputes d'amours qui se faisaient entre chevaliers et dames poètes entreparlant ensemble de quelque belle et subtile question d'amour ; et où ils ne s'en pouvaient accorder, ils les envoyaient, pour en avoir la définition, aux dames illustres présidentes qui tenaient cour d'amour ouverte et planière à Signe et Pierre-feu, ou à Romanin, ou à autres ; et là-dessus en faisaient arrest qu'on nommait arrest d'amour. » Extrait cité par J. Lafitte-Houssat dans Troubadours et cours d’amour, Paris, P.U.F., collection « Que sais-je ? », 1960, p. 25-26 35. Notons cependant que l'on trouve un jugement comique dans La Première Partie du Grand Roy amoureux [...]. Faict par Pierre de Sainte-Gemme gentil-homme gascon,... Lyon, Henry Carret, 1603. Voir f. 142 : Plaidez de deux Advocats : l'un accusoit au nom du mary une femme qui avoit commis adultéré : & l'autre qui soustenoit la femme disoit quejaçoit que son mary l’eust trouvée conjoincte avec son valet elle n'estoit adultéré.

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ou du moins ne met pas en péril le sérieux de leurs jugements (pensons par exemple au duo formé par Hylas et Silvandre dans L'Astrée). On a vu qu'il n'en était pas ainsi dans les Arrests, manifestement conçus pour faire rire de l'application burlesque du langage juridique aux affaires sentimentales. Les romanciers baroques nous incitent au contraire à ne pas rire de l'écart constaté entre la norme courtoise et les lois du réel, mais à réprouver leur divorce dénoncé à travers l'inconduite des mauvais amants. Autant dire que leur casuistique judiciaire n'a rien d'une activité offerte simplement à notre contemplation, mais obéit à une visée pédagogique servant une éthique amoureuse exigeante. Leurs procès peuvent s'apparenter de la sorte à une forme de jeu éducatif proposant au lecteur d'entrer lui-même dans le processus d'un meilleur contrôle de ses passions. Rien ne révèle mieux cette ouverture à une lecture participative que l'usage des clés, qu'elles soient ou non voulues par les auteurs. Verville, par exemple, n'hésite pas à se glisser lui-même dans son œuvre pour se joindre à la cohorte des amants dont les cas sont examinés par l'Empereur ; les personnages de L'Astrée, comme on le sait, ont souvent été identifiés par les contemporains de d'Urfé à des personnes réelles ; dans Les Amours d’Archidiane et d’Almoncidas, La Motte du Brocquart cache la Comtesse d'Harcourt sous le masque de Diane, promue grande prêtresse d'un tribunal d'amour. La structure même des textes reflète d'ailleurs la même volonté d'entraîner le lecteur dans le cercle enchanté de la fiction : celui-ci, à travers la représentation spectaculaire du tribunal romanesque, n'est-il pas confronté à la nécessaire mise en ordre de ses propres passions ? Le caractère réflexif des jugements prononcés par l'Empereur du Voyage des princes appelle manifestement un éclairage de ce genre, puisque le héros vervillien est conduit à examiner sept jours durant différents cas litigieux, avant d'assister à son propre procès. Le rôle de juge doit en effet, comme on nous l'apprend, lui permettre de se corriger peu à peu de ses erreurs passées par leur confrontation avec celles d'autrui. La dimension tout à la fois collective et individuelle de ce procès, susceptible à tout moment de se retourner vers l'exercice d'une introspection, révèle sans doute le sens le plus profond de cette casuistique judiciaire : elle serait l'instrument d'une civilisation des mœurs et d'une police morale tirant toute son efficacité de pouvoir, par l'auto-contrainte, s'exercer aussi dans l'intimité des consciences individuelles. Cette approche descriptive pourrait sans doute se prolonger et gagner en précision, mais elle suffit déjà pour bien cerner la spécificité

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de ces arrêts d'amour baroques - tous écrits, rappelons-le, dans les quatre premières décennies du XVIIe siècle. On soulignera d'abord ce fait qui, semble-t-il, se dégage assez nettement de certaines de nos analyses : que Verville, d'Urfé et leurs émules, par leurs mises en scènes judiciaires de la casuistique amoureuse, aspirent apparemment à perpétuer ou à ressusciter un idéal ancien. À cet égard, leurs œuvres opèrent manifestement un dépassement de la position critique des Arrêts prêtés à Martial d'Auvergne. Mais renouent-elles pour autant, comme l'espèrent leurs auteurs, avec 1 esprit des médiévales cours d'amour ? Rien n'est moins sûr, puisque l'idéal courtois tel qu'ils nous le représentent ne forme plus une culture parallèle aux sociétés civile et cléricale, mais sert un projet de civilisation de grande ampleur, pouvant servir ponctuellement la cause féminine, mais répondant surtout à une orientation morale et religieuse. Comprenons que, dans le contexte de la Contre-Réforme tridentine et post-tridentine, la discipline des mœurs imposée par une éthique courtoise réinventée obéit aussi aux objectifs de l'Eglise. On ne saurait trop insister à cet égard sur l'inspiration chrétienne de nos cinq romanciers ou sur l'importance cruciale du mariage dans leur univers. Puisque les enjeux d'une production littéraire peuvent se mesurer aussi à la lumière de sa postérité, peut-être ne sera-t-il pas inutile d'observer pour finir que ces tribunaux fantaisistes deviendront aussi un objet de dérision dès les années 1620, notamment dans le Berger extravagant (1627) parodiant les procès de L'Astrée36. Passé le cap historique des années 1650, leurs jugements ne semblent plus trouver la faveur du public. Certes, ils prendront encore pour quelques précieuses37 la forme d'un jeu mondain que Sorel décrira dans ses Récréations galantes38, et l'on verra édité en 1667 un roman de Du Perret intitulé La Cour d'amour, ou les bergers galants39 ; la mode cependant ne semble plus alors à ces démonstrations judiciaires de bons sentiments. Sous le règne du roi Soleil, la concision des nouvelles l'emporte sur ces longs romans où nos curieuses scènes de procès trouvaient comme leur cadre naturel. Par ailleurs et surtout.

36. Voir Daniel Chouinard, « Les figures du procès dans Le Berger extravagant : le commentaire sorélien et l'archéologie de la topique romanesque », Biblio 17,1990, p. 13-27. 37. Voir par exemple le « Plaidoyer d'amour » de Madame de la Suze in G. Mongrédien, Les Précieux et les Précieuses. Textes choisis et présentés avec introduction et notices suivis d'un appendice bibliographique, Paris, Mercure de France, 1939, p. 319. 38. Voir les Récréations galantes, Paris, chez J. B. Loyson, 1672, p. 148. 39. La Cour d'amour, ou les bergers galants... Paris, T. Jolly, 1667.

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la solennité et le didactisme des jugements « à l'eau de rose » semblent bien étrangères aux contemporains de La Fontaine, même si celui-ci dans une de ses œuvres se livre à un souriant pastiche des Arrêts40. La galanterie qui triomphe après les années 1650 exige plus de liberté et de souplesse, et se fait des règles du sentiment une conception moins normative. En matière amoureuse les scrupules demeurent, mais se développent désormais à huis clos ou de manière moins protocolaire. A cet égard, en parallèle au déclin et à la disparition des tribunaux et des cours d'amour, il faudrait évoquer la durable vitalité de ces questions également héritées de la casuistique courtoise : persistance de l'anatomie des cas et des sentiments dont témoignent par exemple éloquemment Clélie (16541660) ou La Princesse de Clèves (1678). Frank GREINER Université de Reims

40. Voir « Imitation d'un Livre intitulé Les Arrêts d'Amour », Contes et nouvelles XI, in Œuvres complètes, préface de Pierre Clarac, présentation et notes de J. Marmier, Paris, éd. du Seuil, 1965.

CHAPITRE III STRATÉGIES ÉDITORIALES ET NARRATIVES

Connaître, reconnaître, méconnaître : Retrouvailles différées et dénouements suspendus dans les récits de femmes persécutées au Moyen Âge

Soumettre un groupe de récits médiévaux à la question du suspense, réputée faire son apparition dans la théorie littéraire au XVIe siècle, tel est le propos de la présente étude. Les histoires de femmes persécutées fleurissent à partir du treizième siècle sous toutes sortes de formes : exempta, chanson de geste, romans, vies de saintes, miracles narratifs et dramatiques, et j'en passe. Plusieurs de ces textes ont été mis en prose au xve siècle. On peut citer ainsi Y Histoire de la reine Berthe et du roi Pépin ainsi que les mises en prose de la Manekine et de la Belle Hélène de Constantinople par Jean Wauquelin1. Les récits des mésaventures d'une épouse injustement calomniée sont très divers, mais on ne peut éviter la comparaison de ces intrigues basées sur un motif de famille dispersée avec la structure du roman grec, qui invite le lecteur à parcourir avec les héros « un monde étranger dans le temps des aventures », pour reprendre la définition proposée par Mikhaïl Bakhtine2. Or Terence Cave3 a montré que la redécouverte des romans grecs en France

1. Histoire de la Reine Berthe et du Roy Pépin, mise en prose d'une chanson de geste, éd. critique par Piotr Tylus, Genève, Droz, 2001; Jehan Wauquelin, La Belle Hélène de Constantinople, mise en prose d'une chanson de geste, éd. critique par MarieClaude de Crécy, Genève, Droz, 2002. 2. Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. du russe par D. Olivier, prêt, de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard, 1978 (« Bibliothèque des idées ») (Réimpr. Paris, Gallimard, 1996, (Collection Tel), p. 241. 3. Terence Cave, « Suspendere animos : pour une histoire de la notion de suspens », Les Commentaires et la naissance de la critique littéraire : actes du colloque international

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coïncide précisément avec la mise en place de la notion de suspense. On peut d'ailleurs en repérer une des premières formulations dans la préface de Jacques Amyot à sa traduction des Ethiopiques d'Héliodore. Les voies qui conduisent des romans de la fin de l'antiquité latine et surtout grecque à ces narrations sont sans doute indirectes et ne peuvent être mises en lumière aussi clairement que celles qui relient les romans baroques à la réception des romans grecs à la Renaissance* * 4. Néanmoins la structure générale de ces récits se caractérise par une action unique - ou du moins principale - tendue vers la restauration d'une union matrimoniale brisée. On retiendra aussi l'immense succès, dans le champ de la littérature hagiographique, puis romanesque, de l'histoire de Placide Eustache5 qui fournit de nombreux éléments narratifs à notre corpus. Il faut aussi prendre en considération l'influence du Roman d'Apollonius de Tyr, en particulier celle qu'il a pu exercer sur un récit comme Floire et Blancheflor6. On sent bien que la délicieuse irritation de l'attente n'est pas un ingrédient indispensable à la mise en intrigue (Paul Ricœur) des romans médiévaux. Ceux-ci s'agrémentent volontiers de prolepses destinées à programmer par avance la lecture, comme en témoigne cet exemple, tiré de l'Histoire de la reine Berthe et du roi Pépin : Adoncques conclurent ilz la trahison, a besoigne très mauvaise faulcement conduicte et menee a excecucion, dont la royne Berthe fut puis en dangier de mort se Dieu, par sa saincte grâce n'y eust bien remédié, [...] En après, la doulce royne Berthe fut en exil par moult long temps, c'est assavoir par l'espace de neuf ans ou plus, comme l'istoire le dira après, et Aliste fut tenue et clamee comme espouse et fenme du noble roy Pépin [...] et depuis fut Berthe retrovee et remise avecques le roy Pépin .... (op. cit., p. 138-139).

sur le commentaire, textes réunis et présentés par Gisèle Mathieu-Castellani et Michel Plaisance, Paris, Aux amateurs du livre, 1990, p. 211-218. 4. Georges Molinié, Du roman grec au roman baroque, 2e éd., Toulouse, Presses uni¬ versitaires du Mirail, 1995. 5. Claude Brémond, « La famille dispersée : du type AT 938 au type AT 884 », Communications 39 : Les avatars d'un conte, 1984, p. 5-45. 6. Maurice Delbouille, « Apollonius de Tyr et les débuts du roman français », Mélanges Rita Lejeune, Gembloux, Duculot, 1969, t. 2, p. 1107-1204.

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Le roman médiéval semble s'en tenir aux recettes que Todorov met en lumière à propos de Y Odyssée dans son chapitre de la Poétique de la prose consacré au « récit primitif »7. Le vecteur principal du suspense est bien entendu la péripétie qui, avec la reconnaissance et l'effet violent, est désignée par Aristote (Poétique, chapitre 11)8 comme les constituants narratifs (meris) de l'intrigue (mythos). Le jeu de renversements subits dont s'agrémentent volontiers les romans et plus particulièrement les romans grecs, (mais aussi les romans baroques9), suscite ce délicieux sentiment de l'attente. Un dénouement espéré, souvent entrevu, est différé par la réitération des coups du sort qui viennent contrarier le déroulement prévisible de l'intrigue, tendue, quant à elle, vers sa conclusion naturelle. Amyot loue la capacité qu'ont les Ethiopiques de susciter « une grande envie de voir la fin » du récit. « Toujours demeure l'entendement suspendu, » nous dit-il, « jusqu'à ce que l'on vienne à la conclusion ». Il y a un élément d'incompréhension, quelque chose d'inintelligible qui vient habiter la saisie de l'histoire et qui donne du relief à la satisfaction que l'on peut ressentir au moment du dénouement. Le plaisir que Ton peut ressentir au moment du dénouement se présente alors comme la jouissance « d'un bien ardemment désiré et longuement attendu »10. A première vue, il est bien difficile de retrouver, dans les versions médiévales des histoires de femmes persécutées, le plaisir de T « esbahissement » vanté par Amyot. Prenons, à titre d'exemple, le Roman du Comte d'Anjou. La seconde partie du récit s'attache à retracer le double itinéraire de l'héroïne, en butte à l'hostilité de sa belle-mère.

7. Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971 (Poétique), p. 77 : « L'Odyssée ne comporte aucune surprise ; tout est dit par avance ; et tout ce qui est dit arrive. ». Mais ce regard moderne sur l'art du récit ancien ne recouvre pas les positions des théoriciens du XVIe siècle, puisque Jacques Peletier du Mans tire de l'Enéide des exemples de tension narrative engendrant des effets de suspense (voir L'Art poétique de Peletier du Mans, éd. A. Boulanger, Paris, les Belles Lettres, 1930, livre II, VIII, § 78, p. 201). 8. Edition consultée : Aristote, Poétique, le texte grec avec une traduction et des notes de lecture par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, préf. de Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1980, 9. Cf. G. Molinié, op. cit. 10. Edition consultée : Les Chastes et loyales amours de Theagènes et Chariclea, traduites du grec de l'histoire d'Héliodorus, où est représenté le vray miroir de pudicité, de nouveau reveu et corrigé, Rouen, Théodore Reinsart, 1612, p. 7.

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la comtesse de Chartres, et de son mari parti à sa recherche. La jeune épousée, accompagnée de son enfant nouveau-né, se rend de Lorris à Orléans en passant par Etampes. La quête du mari se calque ensuite exactement sur l'errance de sa femme. Elle n'est troublée par aucun événement fortuit qui pourrait commander un détour hasardeux. Le comte de Bourges, métamorphosé en mendiant, met ses pas dans ceux de sa femme, fait les mêmes haltes, et est conduit, comme par une pente naturelle, vers celle qu'il cherche. Il y a là une simplification extrême de la pérégrination aventureuse qui s'apparente à la manière dont, au douzième siècle, le Conte de Floire et Blancheflor traite le même motif. Dans ce bref récit, lorsque Floire part à la recherche de Blancheflor, son itinéraire épouse point par point celui qu'a suivi la jeune fille qu'il aime. Il descend dans les auberges où les marchands qui emmènent Blancheflor, après l'avoir achetée au père de Floire, avaient eux aussi fait halte. Il rencontre opportunément tous les témoins du passage de la belle, si bien qu'il est conduit sans heurt vers la tour aux pucelles où se trouve son amie. Le traitement du thème de la recherche d'un être perdu atteint ici à une sorte de stylisation qui réduit presque à néant la notion de péripétie, construite, comme l'enseigne Aristote, sur l'idée d'« un renversement qui inverse l'effet des actions » (chapitre 11, 52 a 22). C'est comme par enchantement que le héros s'achemine vers le lieu de la scène ultime du roman, où se joue la reconnaissance finale des amants. Mais, là encore, les avatars médiévaux des romans grecs nous réservent, du moins en apparence, une déconvenue. On se souviendra que, pour Aristote, la reconnaissance (anagnorisis) est, pour reprendre une belle formule de Terence Cave, le « corollaire épistémologique de la péripétie »n, puisque sa définition repose elle aussi sur l'idée de renversement, mais d'un renversement qui fait passer, quant à lui, de l'ignorance à la connaissance. La scène de reconnaissance telle que l'envisage la Poétique et, après elle, ses très nombreux commentateurs, répond à une question, « qui es-tu ? », adressée à l'être inconnu dont on est sur le point de découvrir l'identité. Or dans les romans qui nous intéressent, la question semble se résorber en un simple « où es-tu ? ». Nul doute ne plane sur l'identité de Blancheflor, il suffit à Floire de localiser sa présence - et de se concilier adroitement les bonnes grâces du portier de la tour où elle est enfermée - pour arriver à ses fins. L'usage du terme de « reconnaissance » pour

11. Terence Cave, Récognitions : a study in poetics, Oxford, Clarendon Press, 1988,

p. 33.

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désigner les événements qui conduisent à la réunion des amants ou des époux peut même sembler usurpé. 11 vaudrait sans doute mieux parler ici de scènes de retrouvailles. Tous les ingrédients narratifs qui concourent habituellement à la mise en place du renversement de l'ignorance à la connaissance sont étrangement absents de ces récits, ou, s ils y paraissent, c'est sous une forme curieusement affaiblie, dénuée de valeur structurale. Pour leurs retrouvailles, le comte et la comtesse de Bourges n'ont besoin d'aucun signe distinctif, marque de naissance, tissu brodé, ou cicatrice ancienne. Contrairement au déguisement d Ulysse à Ithaque, ceux de Floire ou du comte de Bourges sont transparents et laissent facilement voir, sous la posture du marchand et les hardes du vagabond, la noble stature des protagonistes de la fable. Le thème de la ressemblance, pourtant fortement souligné dans Floire et Blancheflor, ne concourt pas à créer la moindre confusion susceptible de compliquer l'intrigue. Au contraire, cette similitude entre les deux petits enfants, ainsi que leur don commun des larmes, permet d'accélérer la quête de Floire. A chacune de ses haltes, Floire lui-même est « reconnu » par ses hôtes pour sa ressemblance avec Blancheflor. Bien avant la réunion des amants, ceux-ci sont assignés l'un à l'autre par l'évidente connivence qui les lie. La gémellité des enfants incarne la nécessité à laquelle obéit le récit, celle d'opérer immanquablement leur union. Le hasard n'a qu'un seul rôle, celui de mettre sur la route de Floire ceux qui, pour avoir vu Blancheflor, sauront le reconnaître comme son amant. Floire ne croise aucune aventure, mais il incarne lui-même la merveille du récit en ce que son passage fait à chaque fois revivre le souvenir de celui de Blancheflor. En ce sens, la quête de Floire, dans sa trajectoire rectiligne, est une succession de micro-scènes de reconnaissance au sein desquelles c'est l'identité de Floire, en tant qu'il est lié à Blancheflor, qui trouve à se réaffirmer. A chaque étape de son itinéraire, Floire fait l'expérience d'un renversement de sa situation. Il passe des larmes de la séparation à la joie d'un bonheur espéré. La quête de Floire est entièrement dominée par la volonté de faire l'éloge de l'attachement indéfectible de Floire à Blancheflor, en cela elle n'est en rien qualifiante12, mais sert de

12. Sur ce point, voir les analyses que donne Mikhaïl Bakhtine du roman grec : « L'amour du héros et de l'héroïne ne suscite, dès le début, aucun doute ; il demeure absolu et invariable tout au long du roman. », op. cit., p. 242. L'article de Peter Haidu, « Narrative structure in Floire et Blancheflor : a comparison with two romances of Chrétien de Troyes », Romance Notes 14, 1972-1973, p. 383-386, insiste lui aussi sur le fait que l'itinéraire de Floire n'est pas l'occasion d'une modification ou d'un approfondissement de la relation amoureuse, mais sert simplement à attester celle-ci.

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confirmation à sa qualité de héros de l'amour. On assiste là, me semblet-il, à un affaiblissement artiste de la scène de reconnaissance qui pourrait peut-être servir d'emblème à la poétique médiévale en tant qu'elle placerait au-dessus de tout effet de surprise la cohérence et l'équilibre de la narration. Il s'agit, pour Floire et pour le comte de Bourges, de « trouver » leur belle, comme le poète « trouve », compose son œuvre. La référence de cet acte est avant tout spatiale, et non cognitive. Ce qui compte avant tout c'est la disposition d'esprit de l'amant « pensif », qui dénote bien plus un état mental qu'une activité réflexive. Les hôtesses qui accueillent Floire repèrent bien vite qu'il n'est pas un simple négociant. Sa rêverie amoureuse le désigne à leur yeux comme un représentant de la noblesse, mais d'une noblesse toute intérieure, bien sûr : L'ostesse l'a bien regardé, du keute a son signor bouté. « Sire, fait ele, avés veü com cius entes s'a contenu ? Son mangier laist por le penser, sovent le voi molt souspirer. Par mon cief, n'est pas marceans, gentix hom est, el va querans. » 13

Cette distinction n'est-elle pas analogue à celle que recherche le poète et qui doit lui permettre de se laisser trouver par la matière merveilleuse de son récit, et de parcourir, après elle, les lieux qui lui donnent forme ? Pour trouver, il faut laisser venir à soi la trouvaille, éloignée de toute idée d'originalité, mais habitée par des métaphores de la concordance, de l'équilibre, par des métaphores de l'amour en son sens philosophique. Mais on ne peut évidemment assigner à l'ensemble des romans médiévaux cette souveraine indifférence au caractère dynamique de l'art poétique compris comme mise en intrigue. On voit bien à quel point l'histoire de Floire et Blancheflor offre, par sa brièveté et la radicale simplicité de ses options romanesques, une sorte de cas limite, exemplaire, mais rare. A l'intérieur du groupe des récits de femmes persécutées, on ne peut nier que la scène de retrouvailles joue un rôle déterminant. Tous ne sont pas aussi économes de leurs effets que le Roman du Comte d'Anjou ou son modèle. Nombreux sont

13. Le Conte de Floire et Blancheflor, éd. Jean-Luc Leclanche, Paris, Champion CFMA, 1980, v. 1281-1288.

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ceux qui font appel, parfois même avec insistance, aux astuces les plus éculées du merveilleux de la reconnaissance. Les signes en sont bien souvent inscrits dans 1' anatomie des héroïnes. Ainsi la main coupée de la fille sans mains (La Manekine) est avalée par un poisson lors de la mutilation initiale que s'impose la chaste fille d'un père incestueux pour échapper à une union contre nature. Elle fait ensuite retour au moment de la réconciliation finale, grâce à une pêche miraculeuse, ma foi fort opportune. Ou bien le membre sectionné aura été confié à l'un des fils de la malheureuse et préservé de toute corruption pendant bien des années, avant d'être restitué à sa propriétaire en même temps que sa famille et son rang (Belle Hélène de Constantinople). Les grands pieds de la malheureuse Berthe, honteusement chassée de la cour du roi Pépin à cause des machinations d'une nourrice pleine de méchante ruse, trahiront par défaut l'usurpatrice qui s'est glissée par ruse dans le lit royal. Cette dernière est en en effet en tous points semblable à la fiancée substituée, à cette particularité près. Le caractère controuvé de tels agencements sautent aux yeux et leur invraisemblance est pour beaucoup dans le peu de faveur que ces récits ont recueillis auprès de la critique, qui n'est pas loin de les considérer à l'égal de nos modernes romans de gare. Déjà la Poétique d'Aristote rangeait les signes corporels permettant la reconnaissance au plus bas rang de sa typologie (chapitre 16) en arguant du fait qu'aucune nécessité logique interne à l'action n'impose leur usage. Ils sont étrangers à l'art poétique (atechnotatê); ils trahissent l'indigence des poètes qui y recourent (aporia)14. Les scènes de retrouvailles dans les récits de femmes persécutées semblent donc bien peu dignes d'intérêt. Elles cumulent deux défauts rédhibitoires. D'une part, elles se caractérisent par cet affaissement du motif tragique et épique de la reconnaissance en simple scène de réconciliation finale et de l'autre elles cherchent à compenser cette faiblesse en exploitant sans vergogne, et surtout sans motif, tout un arsenal de moyens artificieux pour créer un effet de pathétique pour le moins rebattu. Le scandale de la reconnaissance15, toujours plus ou moins coupable d'user d'invraisemblance, n'atteint-il pas ici un sommet peu enviable ? En inscrivant, dans un livre récent, la figure de la femme persécutée sous l'emblème de la veuve, j'ai essayé de rendre à ces histoires une dignité et j'ai même été jusqu'à revendiquer pour ces

14. Aristote, Poétique 54 b 19, op. cit., p. 88-89. 15. Terence Cave, Récognitions, op. cit., p. 1 et passim.

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récits une certaine modernité16. Il s'agit donc pour moi de vérifier mon hypothèse en la confrontant aux exigences de la théorie du récit. Mon jugement favorable va-t-il être battu en brèche par une analyse des structures narratives ? La première constatation que je peux établir, à partir du point de vue que j'adopte ici, me réconforte plutôt. Ce dernier me permet de mettre en évidence avec plus de fermeté que je ne l'avais fait jusqu'ici la valeur narrative du paradigme que j'avais choisi pour mener mon étude. La figure de la veuve que j'ai prise comme prototype de la femme persécutée ne doit pas être comprise comme un caractère statique. A partir d'un modèle qui nous est fourni par les prophéties bibliques reprises et réinterprétées par les Pères de l'Eglise, on voit se dessiner un parcours dynamique propre à la viduité. Une succession de motifs narratifs fortement articulés entre eux le constitue. 11 s'agit des noces, de la rupture de ces noces et enfin, élément peut-être moins attendu mais absolument déterminant, du relèvement de la veuve par célébration de noces de retrouvailles. La veuve est en effet promise à la réitération, plus ou moins eschatologique, de ses épousailles, sur le modèle de la Jérusalem humiliée des Lamentations de Jérémie ou de l'Eglise, fiancée du Christ, qui fait, si l'on en croit saint Ambroise, l'expérience du veuvage dans le temps qui précède l'incarnation17. On voit bien que ce schéma minimal répond sans peine aux catégories imposées par les lois du récit. La réconciliation finale est cm moment de renversement du malheur au bonheur en même temps qu'elle fait advenir pour la veuve un événement qui scelle son passage de l'ignorance à la re-connaissance de sa véritable destination. Or un détail irritant a retenu mon attention au gré de cette mise à l'épreuve narratologique de la majesté de la veuve. Il s'agit du retard à se faire reconnaître qu'opposent avec constance les femmes persécutées à leur mari. Berthe, perdue au cœur de la forêt du Mans, prononce un vœu de chasteté selon lequel elle promet de ne jamais révéler sa véritable identité, à moins que ce ne soit la seule manière de préserver sa virginité. Ce serment l'empêche par la suite de répondre aux questions pressantes de son entourage et de son mari qui, alors que sa qualité d'épouse royale est devenue quasiment explicite, attendent de sa part une simple confirmation. Berthe s'entête à nier l'évidence et son refus retarde le dénouement du récit.

16. Yasmina Foehr-Janssens, La Veuve en majesté, Genève, Droz, 2000. 17. Yasmina Foehr-Janssens, op. cit, p. 29-46.

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De la même manière, la belle Hélène de Constantinople, qui mène pourtant une vie misérable, s'obstine à prendre la fuite chaque fois qu'elle apprend que son mari et son père, qui la recherchent, s'approchent de la ville où elle fait séjour. Le récit est tout près de se clore, tout est en place pour les retrouvailles finales, les protagonistes masculins, père et mari, sont revenus sur les erreurs qui avaient été cause des deux exils successifs de la femme, mais celle-ci, malgré les avertissements charitables de ses hôtes, continue à éviter la confrontation avec les membres de sa famille. Or, comment ne pas voir qu'une telle configuration crée un véritable effet de suspense, au sens où Amyot le définit ? Et, somme toute, cet agencement est assez réussi. Au lieu de faire de la Fortune malicieuse l'agent de ce retard si délectable parce qu'il sursoit à un plaisir d'ores et déjà assuré, ces récits désignent l'héroïne principale comme la responsable de ces ajournements successifs. En s'opposant aussi longtemps que possible à des retrouvailles unanimement espérées par tout autre qu'elles, les héroïnes apparaissent comme le principal agent d'une mise en suspens du dénouement de l'intrigue. On se trouve ici dans une situation assez semblable à celle d'Ulysse à Ithaque. Le héros agence d'un bout à l'autre la scène de reconnaissance. Il prend la relève du narrateur, dans la mesure où c'est lui, à présent, qui est responsable de mettre en place la mécanique de la reconnaissance. De manière similaire, Berthe et Hélène, en jouant de fausses identités, prennent en main la valeur fictive de leur propre histoire et y exercent une activité non négligeable. De demi-vérités en mensonges transparents, elles manipulent les croyances de leurs proches pour faire durer ce curieux jeu de cache-cache. Elles vont même, au gré d'une argumentation plutôt retorse, jusqu'à prendre prétexte de l'incohérence de leur attitude pour convaincre leur entourage qu'elles ne sont pas ce qu'elles sont. Ainsi en va-t-il de la jeune Berthe : « Symon, » fait ele, « sire, pour quoi vous celeroie. Se j'estoie roÿne ? Grant folie feroie. Pleüst Dieu que je le fusse, j'en aroie grant joie. Vous pouez bien savoir que je mieus l'ameroie Que manoir en ce bois ; bien dervee seroie. Se j'estoie roÿne et puis le vous celoie. Ce ne seroit pas sens, se je m'en escusoie, Ains seroie molt foie, se de ce vous mentoie. »18

18. Adenet le Roi, Berte as grans pies, éd. critique par Albert Henry, Genève, Droz, 1982, vv. 2512-2519.

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Moult fut Berthe esbaïe en son couraige de ainsi ouïr parler (...), mais pource ne perdit mie son bon sens combien qu'elle fust perturbée de ouïr ce qu'on luy disoit. Ainçois respondit assés bien courtoisement : « Helas ! ma dame et maistresse », fait elle, « ostés vostre cueur de la pensee que vous avés eue et ne cuidés mie que je soie celle qui d'un si hault bien et honneur deust jouir comme d'estre roÿne se la grâce de Dieu qui tout peult, scet et vault n'y venoit par avant. Cuidés vous que ou monde n'ait moult de fenmes, damoiselles, bourgoises et aultres qui soient nommées Berthe comme moy ? »19

Mais comment comprendre cette résistance énigmatique ? Un tel retard est surprenant dans le cadre d'un renversement du malheur au bonheur. Dans le cas d'un renversement du bonheur au malheur, il est bien aisé de comprendre la résistance qu'oppose Œdipe au dévoilement de la terrible vérité qui le concerne de si près. Certes, bien des scènes de reconnaissance qui doivent conduire au rétablissement heureux de liens matrimoniaux ou amoureux présentent cette particularité de faire obstacle à l'identification du héros par le truchement du déguisement. Ainsi en va-t-il du comportement d'Ulysse à Ithaque ou de l'épisode de la folie Tristan. Mais, dans cette configuration classique, le retard mis au dévoilement de la vérité s'explique assez aisément. De la part des épouses, des amantes ou des fils, on invoquera l'incrédulité devant le retour d'un être d'apparence fantomatique et la crainte de se laisser berner par un imposteur20. Par ailleurs la situation est périlleuse, à Ithaque comme à la cour du roi Marc, et elle invite les héros à la circonspection. Dans le cas qui nous occupe, ce sont les femmes persécutées qui tiennent le rôle d'Ulysse ou de Tristan, mais leur réticence à se faire connaître ne trouve pas de motivations comparables à celles qui commandent une action prudente dans un contexte politique menaçant. En règle générale, lorsque leur mari, leur père et parfois leur fils les retrouvent, les circonstances leur sont devenues entièrement favorables. Les traîtres qui avaient attenté à leur sécurité ont été démasqués depuis longtemps et chacun aspire, à part elles semble-t-il, à les voir reprendre la place qui leur revient. A quelle cause faudra-t-il donc référer l'obstination que mettent les héroïnes

19. Histoire de la reine Berthe, op. cit., 1. 3064-3075, p. 218. 20. Terence Cave souligne, à propos des Ethiopiques, la difficulté qu'éprouve Hydaspe, le père de l'héroïne, à reconnaître sa fille (op. cit., p. 17-18).

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persécutées à se taire en dépit de leur intérêt personnel le mieux compris ? L'examen des textes nous oblige à proposer une hypothèse qui paraîtra sans doute bien peu crédible de prime abord. Les motifs invoqués en faveur de ces réticences vont en effet dans le sens d'un certain refus de la réitération de l'expérience conjugale. L'aventure de Berthe en témoigne clairement. Rappelons que le drame se noue à 1 occasion de la nuit de noces de Pépin et de Berthe. Margiste, la « mauvaise serve », persuade Berthe qu'elle court un grand danger si elle passe la nuit auprès de son mari : « Je crains qu'il ne vous tue », lui dit-elle, amenant ainsi à la conscience des représentations effrayantes liées à la peur de la défloration. Dans la forêt du Mans, le vœu de la jeune femme exprime lui aussi une prédilection pour l'état de virginité. Il va sans dire que la mise en évidence de la pudicité de Berthe participe d'une valorisation idéologique de la femme chaste. Il convient de tracer le portrait d'une reine idéale fermement attachée aux valeurs de la tempérance chrétienne. Il n'en demeure pas moins que tout, dans le personnage de Berthe, trahit un refus réitéré de l'aventure conjugale à laquelle elle est conviée. Lorsque Berthe se voue au Christ comme à un « riche mari », elle exprime clairement l'orientation de son désir. L'ordre matrimonial qui s'impose à elle ne la comble pas. Il ne peut s'accorder à la rêverie amoureuse d'une toute jeune fille. De son côté, la belle Hélène de Constantinople refuse de renoncer à la représentation négative de l'autorité masculine, paternelle et maritale, que ses épreuves l'ont amené à concevoir. A Tours, puis à Rome, elle s'évertue à dissimuler sa présence, et réussit par trois fois à échapper à l'enquête de ses proches. Le pape a beau l'assurer des bonnes intentions d'Antoine son père et d'Henry son mari, elle n'en démord pas. Pour se tirer d'affaire elle redouble d'ingéniosité, elle prétend connaître Hélène pour n'avoir pas à avouer qu'elle est Hélène (w. 10637-10669), elle se macule le visage pour dissimuler sa beauté, enfin, dans un geste dont l'ambivalence et le caractère provocateur sautent aux yeux, elle fuit Rome tout en laissant derrière elle une lettre qui, comme pour narguer ses poursuivants, rend témoignage de son passage : Moult très piteusement se lettre commencha En disant tout premiers : « Jhesus qui tout créa Et qui pour nous en crois travillier se laissa. Il saut le roy Anthoine qui mon corps engenra, Et le bon roy Henry oussy qui m'espousa ! Jou, Elaine ly laisse, qui maint mal rechut a,

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Ay esté ostelee chy endroit grant piecha. Rechut ay mainte paine, sçachiés, très lonc tamps a. Or me suis départie pour che que venés cha, Car en trestous les lieux ou mon corps sara Je m'en fuiray de vous, ne me trouverés ja. Vous me haés de mort, et Jhesus m'amera. Car je le serviray tant que il luy plaira Ne ja tant que je vive mon corps mal ne fera ».21

Il est de notoriété publique que l'alliance matrimoniale et son rétablissement au dénouement d'un récit instaurent nécessairement un ordre heureux surtout si, à la faveur d'une lecture de type allégorique, la réitération des noces de la veuve se présente comme une image de réconciliation générale, voire du mariage de l'âme avec Dieu. Que peut-on donc espérer de mieux en matière d'issue heureuse que le mariage ou sa restauration ? N'est-ce pas là ce qui devrait combler parfaitement le vœu de toute femme ? Mais dans cet empressement à se porter garant des aspirations de la gent féminine, je pense que l'on peut aussi repérer une manière d'instruire la question sans entendre véritablement les principales intéressées. Vers la fin du Moyen Âge se met en place, à l'adresse des femmes mariées, une rhétorique de l'obéissance conjugale qui s'appuie sur les valeurs spirituelles traditionnellement appliquées à la métaphore nuptiale. L'histoire de la malheureuse Griseldis en est la parfaite illustration. La leçon en est fort simple. Si Dieu est au croyant ce que le mari est à la femme et que le croyant doit obéissance à son Dieu, alors la femme doit obéissance à son mari, qui est son Dieu. On voit quelle assurance l'exploitation du champ métaphorique des noces peut donner à une apologie du mariage patriarcal. En rabattant le sens figuré du mariage sur la réalité contingente du lien conjugal, on sacralise celui-ci à très bon compte. A la lumière de cette mainmise sur les significations allégoriques du mariage, l'étrange comportement adopté par Berthe, Hélène et d'autres héroïnes du même type prend un relief inédit. Les vertus du mariage ne sont peut-être pas si éclatantes qu'on veut bien le dire. Ne méritent-elles pas qu'on les examine avec une certaine réserve ? Tout se passe comme si, au moment de rentrer dans le rang, la belle Hélène et ses consœurs marquaient le pas, comme si quelque

21. La Belle Hélène de Constantinople, chanson de geste du XIVe siècle, éd. critique par Claude Roussel, Genève, Droz, 1995, v. 11774-11787.

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chose les incitait à accorder quelque prix à une errance misérable ou un destin obscur lorsqu'elles se trouvent en position de les comparer au statut d épouse splendide et de reine. Deux modèles contradictoires concourent en réalité à la construction de ces figures héroïques inédites. Berthe et Hélène se trouvent prises entre deux destins narratifs divergents. D'une part, épouses nobles et soumises, elles sont promises à la réitération glorieuse de leur noces. Mais par ailleurs, quelque chose dans leur profil littéraire, du côté de l'exaltation de la continence et de l'humilité, les rattache à la figure de la sainte qui, par obéissance à une loi qu'elle place au-dessus de 1 ordre patriarcal, revendique pour elle-même une existence autonome, si précaire soit-elle, en marge des contraintes matrimoniales. Du coup, en nous attachant à ces symptômes déconcertants, nous sommes aussi insensiblement conduite à envisager tout le problème de l'« entendement suspendu » à contresens. Sommes-nous encore si sûre que l'achèvement du récit se solde par un bonheur sans ombre pour chacun des protagonistes ? A la fin de ses aventures, la femme sans mains ou la fiancée substituée paraît devant un public le plus souvent tout uniment masculin, son père, son mari et son ou ses fils, parfois même encore enrichi par la présence d'un oncle, pape ou évêque. Arrive un moment où elle doit baisser la garde et faire acte de soumission. Les procédés mis en œuvre pour aboutir à ce dénouement s'apparentent d'ailleurs curieusement à une démarche d'instruction judiciaire exercée au détriment de cette femme rebelle à son identification. Lorsque le mari et le père d'Hélène acquièrent la certitude que l'errante manchote qu'ils poursuivent depuis tant d'années se trouve bien dans la ville de Tours, ils publient une sorte de mandat d'amener à son encontre et interdisent à quiconque de l'héberger, comme s'il s'agissait d'une criminelle. De la même manière, au moment où Pépin s'aperçoit qu'il ne pourra obtenir de la femme qu'il a découverte en forêt qu'elle passe aux aveux, il organise une confrontation de la « suspecte » avec ses parents présumés, Floire et Blanchefleur de Hongrie. Pour en revenir à nos considérations sur le suspense, ne pourraiton en retourner la signification en affirmant que la répugnance dont font montre les épouses calomniées à l'encontre de l'idée des retrouvailles est analogue à celle que nous pouvons éprouver à voir un récit s'achever ? La vie de la narration coïncide avec la persistance de l'exil féminin et prend fin en même temps que lui, au moment de la restauration triomphante de l'ordre patriarcal. Et le plaisir un peu malicieux que l'on prend à voir s'éloigner pour un

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moment encore une issue trop connue ne pourrait-il exprimer la satisfaction de voir un désordre fécond se maintenir un moment de plus contre l'ordre immuable que chercherait, non sans violence, à établir tout dénouement heureux ? Le renversement ultime des récits de femmes persécutées propose en apparence une issue euphorique à la crise d'identité des personnages principaux. Mais n'a-t-il pas également comme un relent tragique, pour qui sait lire entre les lignes de la métaphore nuptiale ? Envisagés de cette manière, nos récits pourraient même atteindre par moments à la dignité ancienne de l'épopée en donnant forme d'odyssée au destin d'une figure féminine qui y trouve à dire que le bonheur, tel qu'il est défini dans un monde de pères et de maris, n'est peut-être pas si désirable que l'on croit. Yasmina FOEHR-JANSSENS Université de Genève

Pour une « défense et illustration » des titres de chapitres : analyse d'un corpus de romans mis en prose au xve siècle

Dans la littérature narrative médiévale, l'organisation-distribution de la matière en chapitres introduits par un titre plus ou moins articulé apparaît liée au passage de la forme-vers à la forme-prose et, parallèlement, au passage d'une lecture commune, à haute voix, à une lecture personnelle impliquant une approche directe au texte et à sa mise en page1. Les romans mis en prose au XVe siècle2 offrent un champ d'investigation privilégié pour appréhender cette pratique de découpage du récit en unités relativement autonomes et de mise en œuvre d'un système de repères efficaces, visibles et reconnaissables, à l'intérieur du texte3. L'intérêt de ces « dérimages » porte notamment sur deux traits marquants : - sur l'axe de la diachronie littéraire, ils peuvent être mis en rapport avec une « source » dont la subdivision interne est différente4 ;

1. Voir Georges Doutrepont, Les mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du XlVe au XVle siècle, Bruxelles, 1939 (Genève, Slatkine Reprints, 1970), p. 468-475. 2. L'exclusion des textes épiques ne repose sur aucun critère épistémologique, et ne dépend que de mes connaissances personnelles. 3. La pratique de réunir les titres de chapitres dans une « table » trouvant place d'habitude au début du manuscrit n'est pas généralisée à l'époque. 4. Dans les manuscrits des œuvres versifiées, on observe certes la présence d'élé¬ ments visuels -lettrines, grandes capitales, etc.- qui n'interrompent pourtant pas

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DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

- sur l'axe de la synchronie, ils constituent un ensemble relativement homogène quant au genre littéraire envisagé et quant à l'époque et au milieu de production et de diffusion. Mon corpus est composé de quelques mises en prose de romans, transmises par un, deux, ou trois manuscrits de la seconde moitié du XVe siècle. Il s'agit de : - Cligés, un seul manuscrit (Leipzig, Universitàtsbibliothek, Rep. II, 108), daté de 1455, et ayant appartenu à l'origine à Philippe le Bon (Barrois, n° 1477)* * * * 5 ; - Le roman du Chastelain de Coucy et de la dame de Fayel, un manuscrit sans date (Lille, fonds Godefroy, 50), ayant appartenu à Jean de Wavrin (mort entre 1472 et 1475)6 ; - La Manekine, prose de Jean Wauquelin, un manuscrit sans date (Turin, Biblioteca Nazionale e Universitaria, L.IV.5), présenté dans l'explicit à Jean de Croÿ (mort en 1473)7 ; - Jehan d'Avenues, La Fille du comte de Pontieu, Saladin : deux manuscrits non datés. Le premier, A (Arsenal, 5208) a appartenu à la famille des Croÿ (sans doute à Jean, mort en 1473) ; le second, B (BnF, fr. 12572), a fait partie de la « librairie » de Philippe le Bon (Barrois, n° 1279, 1877)8 ; - Erec, un seul manuscrit complet, sans date (B : Bruxelles, B.R., 7235), ayant également appartenu au Grand Duc (Barrois, n° 1277), auquel s'ajoutent : un manuscrit partiel, non daté (P : BnF, fr. 363, ca. 1470), ayant appartenu à Louis de Bruges (mort en 1492), et un dernier manuscrit, apparenté à celui-ci, dont une seule feuille subsiste

vraiment le continuum de la narration ; d'autre part, il est très rare de constater une coïncidence entre début/fin d'un chapitre dans les textes en prose, et la présence d'une lettrine ou d'une autre marque de rupture textuelle dans les manuscrits en vers correspondants. 5. Edition critique par moi-même, sous presse dans la collection TLF, Genève, Droz. 6. Deux éditions critiques, parues toutes les deux en 1994 : par Anna Maria Babbi, Fasano, Schena ; et par Aimé Petit et François Suard, Presses Universitaires de Lille. 7. Edition par Hermann Suchier, dans le tome I des Œuvres poétiques de Philippe de Remi, Paris, Firmin Didot, 1884. 8. Jehan d'Avennes a connu deux éditions : par Anna Maria Finoli, Milano, Cisalpino, 1979 (fondée sur le ms. A), et par Danielle Quéruel, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1997 (fondée sur le ms. B, avec reproduc¬ tion des 17 illustrations qui émaillent le roman). La Fille du comte de Pontieu a été éditée par Clovis Brunei, Paris, Champion, 1923 (ms. B) ; Saladin par Larry Crist, Genève, Droz, 1972 (ms. B).

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

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(O : Oxford, Douce 383, ca. 1480-1500), qui a fait partie de la bibliothèque d'Englebert de Nassau (mort en 1504)9 ; - La Belle Hélène de Constantinople, mise en prose anonyme10, trois manuscrits non datés, tous du XVe siècle : PI (BnF, fr. 1489), P2 (BnF, fr. 19167), P3 (BnF, n.a.f. 20592)* 11. Mon attention portera ici non pas sur les critères qui auraient présidé à la distribution de la matière narrative - critères qu'il est difficile, voire impossible, de reconnaître a posteriori -, mais sur les rubriques elles-mêmes, qui présentent à mon avis au moins un triple intérêt : - un intérêt linguistique : ces intitulés sont nécessairement « originaux », dans la mesure où ils ne trouvent pas de modèle dans le texte-source, et offrent donc des spécimens d'écriture en prose du XVe siècle. En même temps, leur structure se fixe autour de quelques moules et clichés bien reconnaissables, ce qui n'empêche cependant pas certains auteurs/rubricateurs de poursuivre et d'atteindre des effets de variatio. - un intérêt ayant trait plutôt au contenu : il est incontestable que, tout en anticipant et en synthétisant le contenu du chapitre qu'ils introduisent, les titres orientent la lecture en posant l'accent sur l'un ou l'autre des personnages, sur l'une ou l'autre des actions. Une enquête complémentaire (sur le rapport entre le contenu du titre et celui de l'ensemble du chapitre) permettrait aussi d'aborder le problème délicat de la paternité des rubriqties : auteur ou copiste ? auteur ou rubricateur ? - un intérêt philologique : dans le cas de traditions multiples, les rubriques offrent des informations ultérieures, et souvent significatives, sur les rapports entre les témoins. Et encore, dans le cas des manuscrits illustrés, une analyse spécifique devrait porter sur le rapport entre le titre de chapitre et l'image qui l'accompagne12.

9. Edition par mes soins, Genève, Droz, 2000 (textes de B et de P en regard pour la partie commune ; texte de O en appendice). 10. L'édition critique de la prose due à Jean Wauquelin, par Marie-Claude de Crécy, venant juste de paraître (Genève, Droz, 2002), je n'ai pas pu en tenir compte pour la préparation de cette étude. 11. Edition en préparation par Barbara Ferrari (thèse de doctorat sous ma direc¬ tion). Je reviendrai plus loin sur la question du « genre » de ce texte. 12. Ce qu'ont fait Danielle Quéruel (« La naissance des titres : rubriques, enluminures et chapitres dans les mises en prose du XVe siècle », in A plus d'un titre. Les titres des œuvres dans la littérature française du Moyen Age au XXe siècle, C.E.D.I.C., Université

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Les romans à manuscrit unique - Une approche linguistique Les trois romans de mon corpus parvenus dans un seul manuscrit constituent de fait trois cas différents entre eux sur le plan de la bibliographie matérielle. Pour La Manekine de Jean Wauquelin, une difficulté se pose, préliminaire à toute tentative de classification. L'état actuel du manuscrit turinois, dont un nombre de feuillets non quantifiable avec précision ont été déchirés, vraisemblablement par un collectionneur de miniatures13, et par la suite endommagé par l'incendie de janvier 1904, nous empêche même de savoir combien de chapitres la prose comptait à l'origine. Il reste aujourd'hui 57 rubriques complètes14, pour la plupart à structure verbale (Comment + SVC) : simple (une seule proposition : 7 cas), double (deux propositions coordonnées entre elles : 8 cas, avec ou sans reprise de l'adverbe inaugurant15), ou complexe (avec une ou plusieurs subordonnées : 34 cas). Parmi les 8 rubriques qui restent, on compte un seul intitulé à structure nominale (« Du maintieng de la damoiselle Joiie, nommee a présent Manequine, estant en Escoche, dont le roy l'en ama par amours », ch. 24), cinq à structure asymétrique (verbale + nominale ou l'inverse : par exemple, « Conment la roynne de Hongherie trespassa de ce siecle, et de son ordonnance », ch. 2), et deux titres inclassables selon les critères syntaxiques que j'ai adoptés (« Conment le roy énamoura sa fille d'amour concupiscencielle et carnelle, dist l'istore », ch. 10 ; « Quelle chose c'est d'amer par amours, et dont vient que doleur d'amours plaist, dist l'acteur », ch. 25).

Jean Moulin - Lyon 3, 2000, p. 49-60), et François Suard (« Le Chastellain de Coucy : du vers à la prose », in Richesses médiévales du Nord et du Hainaut, Presses Universitaires de Valenciennes, 2002, p. 25-36) pour Le Chastelain de Coucy, mais qui n'a pas encore été fait, par exemple, pour le ms. B du cycle de Jehan d'Avenues (dans l'édition Quéruel citée, p. 11, on trouvera la liste et une brève description des miniatures du Jehan d'Avenues propre). L'examen pourrait s'étendre à l'ensemble des livres connus sortis de l'atelier du Maître de Jean de Wavrin. Voir Babbi, éd. du Châtelain de Coucy, p. 11-12 ; et surtout l'étude d'Antoinette Naber, « Les manuscrits d'un bibliophile bourguignon du XVe siècle : Jean de Wavrin », in Revue du Nord, 72, 1990, p. 23-48. 13. Suchier 1884, p. xciij. 14. Celle du chapitre 43 (selon la numérotation de Suchier, qui attribue le numéro 1 au prologue) n'est plus lisible dans le manuscrit. Suchier lui-même la met entre crochets droits, sans aucune explication. 15. La répétition est régulière lorsqu'il y a changement de sujet (ch. 21 : « Conment le roy d'Escoche enquist a la damoiselle, et conment elle li respondi gratieusement ») ; elle paraît facultative si le sujet reste le même (ch. 16 : « Conment le roy jura que sa fille serait arse et le conmanda a son seneschal » ; ch. 20 : « Conment la bonne Joiie se maintint sur la mer, et conment elle aborda sur lez marces du reaime d'Escoche »).

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

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Ces renvois à une auctoritas externe au texte, la source ou l'auteur de celle-ci16, confirment une spécialisation du substantif « istoire » que j'ai relevée dans d'autres mises en prose17. Ce premier classement permet déjà de reconnaître les deux moules fondamentaux (Comment..., De...) donnant origine à l'ensemble des titres de chapitres de nos romans. Le Cligés en prose, lui aussi transmis par un manuscrit unique, compte 75 chapitres, dont le premier et le 29e, qui introduisent la première et la seconde partie du roman, présentent une structure particulière, proche de celle des incipit18. Trois autres chapitres sont dépourvus de titre, à cause d'accidents matériels survenus au cours de la copie du texte19. Les 70 rubriques que nous pouvons analyser ne montrent aucune recherche de variété : 68 structures verbales, une structure nominale (« Les lamentacions que Cligés fist contre la Mort », ch. 70), une structure asymétrique (verbale + nominale introduite par un verbe du dire : « Comment le roi Artus arriva au port de la Petite Bretaigne, et parle ci dez fais de Soredamourz », ch. 8)20. L'effort du rubricateur d'enchâsser dans le titre plusieurs éléments de la narration qui suit peut donner lieu, quoique le phénomène soit rare, à des intitulés à peine plus complexes : « Comment Cligés trouva une dame en ung lieu solidaire plorant après son ami qui d'elle s'estoit eslongié » (ch. 5321). Par rapport à la monotonie de Cligés, la variété du Chastelain de Coucy est on ne peut plus frappante. Même une lecture superficielle et rapide de la table des rubriques (qui n'existe par

16. Cf. aussi la rubrique du ch. 18 : « Conment le seneschal s'avisa de sauver la vie a la belle Joiie, dist l'istore ». 17. Erec et Cligés : cf. M. Colombo Timelli, « Entre histoire et compte : de YErec de Chrétien de Troyes à la prose du XVe siècle », in Les Eettres Romanes, 1997, n° hors série, p. 23-30 ; et M. Colombo Timelli, « Erec et Cligés en prose : quelques repères pour une comparaison », in Le Moyen Français, sous presse. L enquête mériterait d'être étendue à un corpus plus vaste, et notamment, pour ce qui concerne Wauquelin, à l'ensemble de La Manekine et à La Belle Hélène de Constantinople. 18. Ch. 1 : « Cy s'ensieut le premier chapiltre du petit traictié d'Alixandre pere de Cligés, et primes conment Alixandre délibéra d'aler servir le roi Artus. » Ch. 29 : « S'ensuit la seconde partie de ceste histoire, et contient ce chapiltre conment lez consilliers conseillent a Alix qu'il prende dame a espouse. » 19. Cf. l'Introduction à l'édition, p. 2-3. 20. Pour une analyse plus détaillée, cf. l'Introduction, p. 11-13. 21. Il s'agit d'un chapitre particulier à plusieurs égards : cf. M. Colombo Timelli, « Talanz li prant pue il s'an aille : le v. 5056 du Cligés de Chrétien de Troyes et 1 in¬ vention d'un prosateur du XVe siècle », in Mélanges Mombello (sous presse).

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ailleurs pas dans le manuscrit) fait ressortir l'extrême diversité des formes adoptées : non seulement les structures verbales (35/76) et nominales (11/76) alternent selon des proportions que nous n'avons pas rencontrées ailleurs, mais on relève encore 7 structures asymétriques, et 22 titres ouverts par un verbum dicendi (parler : 9 cas ; deviser : 8 ; faire mencion : 5)22. La variatio que j'ai soulignée est sensible certes dans le nombre des moules utilisés par le rédacteur des rubriques, mais aussi dans l'alternance de ces formules à l'intérieur du roman. Parmi les dix premiers titres on relève, dans l'ordre : l'incipit (« Cy commence le livre... »), « Comment... et comment... » (ch. 2), « Encores de... » (ch. 3), « Cy parle de... » (ch. 4), « Encore de... » (ch. 5), « Comment... » (ch. 6), « Comment... » (ch. 7), « De... » (ch. 8), « Cy fait mencyon cornent... » (ch. 9), « Encores parle de... et comment... » (ch. 10). Cette diversité peut s'estomper. Ainsi les chapitres 29 à 32, 38 à 41, 57 à 61, sont tous introduits par une rubrique verbale (Comment...) ; les chapitres 53 à 57 alternent simplement Comment... (chapitres impairs) à Cy devise... (chapitres pairs) ; ou encore, une concentration remarquable de verba dicendi s'observe dans les rubriques 65 à 73 (« Cy parle..., Cy devise.... Comment..., Cy fait mencion..., Cy devise.... De..., Cy devise..., Cy fait mencion..., Cy devise... »). Il n'en reste pas moins vrai que, dans leur ensemble, les 75 rubriques de Cligés et les 76 du Chastelain de Coucy constituent les deux cas limites, et opposés entre eux, à l'intérieur de mon corpus.

22. Quéruel 2000, p. 53, cite quelques-unes de ces formules ; Suard 2002, p. 27, y fait aussi allusion, sans toutefois souligner, ni l'un ni l'autre, cette hétérogénéité, qui ne me paraît pas casuelle. Suard et Quéruel s'intéressent plutôt au rapport qui s'instaure entre le contenu des rubriques et celui des illustrations correspondantes (40 des 76 chapitres du roman s'ouvrent par une enluminure), mais leurs conclu¬ sions sont en partie différentes. Selon Suard, qui se réfère au ch. 55 et à l'illustra¬ tion qui prend place à la p. 215 du ms., entre la rubrique et le début du texte, « l'en¬ lumineur connaît bien le sujet du chapitre » (p. 28). Selon Quéruel, en revanche, le peintre « s'est inspiré plus souvent du contenu de la rubrique pour faire son dessin que de l'ensemble du chapitre, ce qui laisse penser qu'il s'était peut-être contenté des renseignements donnés par ces titres sans prendre soin de lire le chapitre entier avant de peindre » (p. 53). Un examen plus complet et plus appro¬ fondi du rapport (image) / rubrique / contenu du chapitre permettrait sans doute de reconstruire en partie le travail de facture des livres dans l'atelier du Maître de Wavrin.

FOUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

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Deux manuscrits : variantes de forme, variantes de contenu Dans un article encore récent, consacré aux titres de chapitres dans une mise en prose de Philippe de Vigneulles perdue, dont seule subsiste une transcription de la table des rubriques, Pierre Demarolle souligne les deux fonctions fondamentales de ces intitulés : d'une part le titre est supposé rendre compte de la totalité du contenu sémantique du texte en tête duquel il est placé ; d'autre part, privilégiant l'essentiel d'un processus (souvent son résultat), il établit une hiérarchie des signifiés, suivant l'importance relative des faits et des circonstances.23

Il en découle que la hiérarchie ainsi établie, ou la sélection des éléments opérée à partir du texte, ne sont pas sans créer une attente chez le lecteur, ni sans lui offrir une interprétation préalable du fragment du récit qu'il va lire, ni donc, plus en général, sans orienter la lecture. Dans une telle perspective, il me semble que les romans transmis par deux manuscrits, et qui présentent des variantes au niveau du découpage du texte et de la rédaction des rubriques, pourraient susciter des remarques significatives pour notre propos. L'analyse que j'ai menée ailleurs sur les titres de chapitres dans le ms. B de YErec en prose24 m'avait permis de tirer deux conclusions, l'une sur le plan linguistique, l'autre justement sur celui de l'interprétation du récit. Premièrement, l'auteur des titres (que ce soit l'auteur lui-même de la mise en prose ou le rubricateur du manuscrit) adopte parfois une technique d'« assemblage » qui consiste à tirer les composantes du titre dans la portion du texte qui suit immédiatement25. Ceci confirmerait aussi l'ordre de composition texte - rubriques que les

23. « De la narratologie à la syntaxe : les titres des chapitres de la mise en prose de Garin le Lorrain par Philippe de Vigneulles », in Rhétorique et mise en prose au XV1 siècle (Actes du VIe Colloque International sur le Moyen Français), Milano, Vita e Pensiero, 1991, p. 245-255, citation aux p. 246-247. 24. « Syntaxe et technique narrative : titres et attaques de chapitre dans YErec bour¬ guignon », in Fifteenth-Century Studies, 24, 1998, p. 208-230. 25. M. Colombo Timelli 1998, p. 214-215 ; par exemple : ch. 1 « Comment le roi Artus vouloit aller chassier le blanc cerf en la forest adventureuse » et, à l'intérieur du texte : « le roi Artus... en la forest adventureuse... ung cerf... tout blanc », et encore plus loin : « la roy Artus...voult aller en la forest adventureuse chassier le cerf » ; ch. 10 « Comment Erec conclud au souper d'enmener Lendemain Enide a la court du roy Artus », et dans le texte : « J'emmenerai demain... Enide... a la court du roi Artus ».

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DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

critiques acceptent normalement (les rubriques représentant la dernière touche à un travail de rédaction déjà complété). L'auteur des rubriques a opéré un tri qui me paraît délibéré, en ignorant des épisodes non secondaires (entre autres, le mariage des protagonistes au ch. 14), et surtout en gommant presque systématiquement le personnage d'Enide, ou tout au moins en le plaçant toujours sur un plan syntaxiquement secondaire par rapport à Erec, grâce à l'adoption de procédés de mise en relief univoques (choix du sujet, ordre des mots dans la phrase, etc.26). Si cette deuxième constatation fait penser à un choix intentionnel et délibéré de la part d'un auteur pour lequel la culpabilité d'Enide ne fait pas de doute27, et qui voit dans Erec le seul protagoniste du roman28, ma première observation plaiderait plutôt pour l'hypothèse d'un rubricateur peu intéressé à sa tâche, ou tout au moins au contenu du roman, et qui se borne à réutiliser, sans aucun effort de réélaboration, le matériau linguistique qu'il trouve dans les premières lignes du chapitre qui suit. Le manuscrit P de Y Erec en prose distribue différemment la matière : les 17 premiers chapitres de B y correspondent à 7 portions de texte, qui prennent naturellement une ampleur beaucoup plus importante29. Par exemple, le chapitre 3 de P absorbe le contenu des chapitres 5 à 8 de B, le chapitre 5 de P correspond aux chapitres 10 à 14 de B. Nécessairement, les intitulés introduisant ces longs morceaux de prose s'amplifient aussi ; sans devenir plus complexes du point de vue syntaxique, ils procèdent plutôt par cumul des événements, dont ils donnent une sorte d'énumération, éventuellement complétée par une catégorie résiduelle : « Comment le roy Artus... Comment il alla... Et de plusieurs adventures... » (ch. 1) ; « Comment Erec... Comment il

26. M. Colombo Timelli 1998, p. 210-212. 27. Cf. Martha Wallen, The Art of Adaptation in the F ifteenth-Century Erec et Enide and Cligés, University of Wisconsin, 1973, p. 61-91 ; Martha Wallen, « Significant Variations in the Burgundian Prose Version of Erec et Enide », in Medium Aevum, LI, 1982, p. 187-196 ; Norris J. Lacy, « Motivation and Method in the Burgundian Erec », in Conjunctures : Médiéval Studies in Honor of Douglas Kelly, Amsterdam, Rodopi, 1994, p. 271-280. Sur le plan lexical, l'usage du verbe esprouver dans le sens de « mettre à l'épreuve » appliqué à Enide est aussi révélateur (cf le Glossaire de l'édition, p. 293). 28. Cf. le titre de la prose, justifié et commenté dans l'Introduction, p. 33-34, vs. celui de Chrétien, commenté par Peter Dembowski (Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, p. 1073). 29. Cf. M. Colombo Timelli, « L'Histoire d'Erec en prose du manuscrit Paris, B.N., fr. 363 (ff. 193r°b-222r°b) - Quelques remarques », in « Por la soie amisté » : Essays in Honor of Norris J. Eacy, p. 149-161, notamment p. 150-153.

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

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s'en parti... Comment il emmena... Et comment... » (ch. 5). Les rubriques de cette version30 n'assument donc qu'une fonction informative : les éléments constitutifs du récit n'y sont qu'exposés selon l'ordre événementiel, sans hiérarchisation et en-deçà de toute inter¬ prétation. ]ehan d'Avenues, dont le ms. B présente une version amplifiée du roman par rapport à celle de A, constitue un autre exemple intéressant pour notre réflexion31. Dans ce manuscrit, le texte est fragmenté en 153 chapitres contre 127 de A : ce n'est pourtant pas la matière qui s'amplifie, par exemple par l'adjonction d'épisodes supplémentaires, mais c'est le style qui se dilate, se fait plus touffu, per l'insertion d'itérations, de cumuls synonymiques, d'éléments redondants32. Sur le plan du découpage du récit, le contenu d'un seul chapitre de A peut être distribué dans deux chapitres de B (cf. les chapitres 22, 23, 24, 25, 32, 52, 69, 86, 106, 114, 115 de l'édition Finoli), ou dans trois (ch. 20), voire dans cinq (chapitres 85, 107, 113)33. Cette sorte d'éclatement de la matière exige la construction d'un nombre considérable de rubriques (26 au total). Ceci ne pose pas de problèmes au rubricateur dans le cas de fragments de texte relativement autonomes en correspondance d'actions isolées ou d'événements facilement reconnaissables. Il en est ainsi pour le ch. 20 de A, correspondant aux chapitres 20, 21, 22 de B : A 20 : Comment Jehan interroga le messagier.

B 20 : Comment monseigneur Jehan, après l'occision du serpent, interroga le messagier. 21 : Comment lez messagez de l'empereur se partent de la court de France. 22 : Comment lez messagez reviennent a leur empereur et lui comptent lez nouvellez.

30. Qui ne dérive pas de celle de B, mais d'un archétype commun aux deux (cf. l'Introduction, p. 49-66). 31. Anna Maria Finoli a opté pour la version la plus concise, qu'elle considère à juste titre comme plus proche de l'originale (p. VIII-IX), alors que Brunei, qui avait fait la même constatation pour le texte de La Fille du comte de Pontieu, deuxième « volet » du cycle, avait choisi B comme texte base de son édition, afin de donner « le dernier et le plus riche épanouissement de la légende » (p. LXVI). Quant à Saladin, Crist, en con¬ statant que les deux versions de ce roman ne présentent pas de variantes significa¬ tives sur le plan littéraire, s'est limité à suivre le choix de Brunei (p. 12). Pour La Fille et pour Saladin, le nombre des chapitres et le texte des rubriques ne varient pas d'un manuscrit à l'autre (sauf naturellement pour les variantes graphiques ou mor¬ phologiques habituelles). C'est pourquoi je ne m'en occuperai pas ici.

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DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

Ailleurs aussi, la séparation de morceaux du récit dont les protagonistes sont différents ou dont la focalisation change se reflète dans des rubriques cohérentes avec le contenu ; on peut rappeler le ch. 25 de A / 30 de B, avec le ban du tournoi de Compiègne (A : « Copie du mandement que le roy de France envoia par ses pays » / B : « qu'envoya le roy par ses pays ») et la diffusion de ce même ban par les hérauts du roi (ch. 31 de B : « Comment lez heraulx alerent publier le tournoy »). Ou encore le ch. 32 de A / 38 de B, avec le départ des seigneurs anglais pour le pas d'armes de Bordeaux (A : « Comment les seigneurs d'Engleterre s'appresterent pour aller au pas de monseigneur Jehan d'Avennes » / d'Avennes om. B) et l'accueil de ces mêmes chevaliers anglais par le héraut du protagoniste (ch. 39 de B : « Comment le herault de monseigneur Jehan d'Avennes alla a l'encontre des seigneurs d'Engleterre »). Cependant, surtout dans les cas où la fragmentation du récit ne répond pas à une exigence claire d'isolement ou de mise en relief d'une action ou d'un épisode particulier, le malaise du rubricateur me paraît sensible dans la rigidité et la répétition des formules :

A 107 : Comment les Crestiens et

B 122 : pas de variantes

Payens entrèrent mortelle.

battaille

123 : Des fais de ceste bataille. 124 : Encores de la bataille. 125 : Dez merveillez que le seigneur d'Avennez fait. 126 : De la fin de la bataille.

113 : Comment monseigneur d'Avennes entra en battaille contre les Infidelz.

B 133 : C. monseigneur Jehan e. en

en

A

la b. 134 : Encores de la bataille. 135 : Dez merveillez d'armez que monseigneur Jehan fait. 136 : Dez fais d'armez de ceste bataille. 137 : Encorez de la bataille.

Du point de vue linguistique, ces rubriques « ajoutées » puisent souvent leurs composantes dans la toute première phrase du chapitre qui suit :

32. Finoli, Introduzione, p. X. 33. Une table en annexe permettra de cerner dans les détails ce découpage dif¬ férent.

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

219

B 121 : Comment lez Paiens ordonnèrent leurz bataillez. Pareillement en ceste nuitie lez Infidellez ordonnèrent leurs battailles... B 141 : Comment monseigneur Jehan d'Avennez retourna devers le roy. Depuis que cestui monseigneur d'Avennez se fust trouvé au roiaulme de France, il ne séjourna guerez quand il se trouva a Paris a la court du roy...

Parfois, l'insertion d'une rubrique supplémentaire requiert une modification dans la précédente :

A 114 : Comment les Crestiens eurent victoire contre leurs ennemis et entrèrent en la ville de Cordonne.

B 138 : C. les C. obtindrent v. c. 1. e. (et e. en la v. de C. om. B) 139 : Comment lez Crestiens entrèrent en la ville de Cordonne.

Dans ce cas, si l'auteur de B a divisé le contenu d'un seul chapitre en deux parties, le rubricateur a agi de même sur les deux propositions coordonnées qui formaient le titre. Parfois cependant, lorsque le rubricateur, par inattention ou par négligence, n'intervient pas sur la première rubrique, des redondances se créent, voire des contradictions flagrantes :

A 52 : Comment le roy et les dames montèrent es eschaffaux la seconde journée. Et contient ce chapittre tout le fait du dit tournoy pour ce jour.

B 59 : pour icelluy j. 60 : Comment lez chevetaines du tournoy ordonnèrent de leurz bataillez.

A 85 : Comment monseigneur Jehan d'Avennes se party de la damoiselle et entra en champ mortel.

B 94 : pas de variantes 95 : Comment monseigneur Jehan entra ou champ contre le seigneur de Rochefort.

Une dernière remarque. Le contenu du ch. 85 de A correspond à cinq chapitres dans B (94 à 98) : dans les rubriques 95, 97 et 98, Jehan d'Avennes et son adversaire sont cités sous forme nominale, comme

220

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

il est normal34 ; seule la rubrique 96 (« Comment ilz meirent mains aux espees ») utilise un pronom personnel, ce qui serait naturel à l'intérieur du texte, pas du tout dans un titre35. Ceci me paraît étayer l'hypothèse d'une rédaction après coup de ces rubriques, l'une après l'autre ; il serait « normal », dans ce cas, d'éviter une répétition du sujet nominal et de le remplacer par le pronom personnel correspondant.

Romans à tradition multiple. Intérêt philologique des rubriques Le dernier volet de cette étude sera consacré à la version en prose anonyme de La Belle Hélène de Constantinople, conservée dans trois manuscrits contemporains, seuls témoins subsistants d'une tradition sans aucun doute plus abondante36. Les trois rédactions présentent en gros la même subdivision de la matière37, bien que les débuts de chapitres soient diversement indiqués : dans PI, les grandes capitales n'ayant pas été exécutées, seules restent les lettres d'attente correspondantes ; P3 présente une décoration limitée, mais agréable, formée de bandelettes et de lettrines marquant les subdivisions de la matière38 ; P2 est le seul manuscrit où les chapitres sont introduits par des titres39. L'analyse des variantes significatives montre que PI, seul témoin complet et celui qui transmet la version la plus ancienne du texte,

34. 95 : « Comment monseigneur Jehan entra ou champ contre le seigneur de Rochefort » ; 97 : « Comment lez deux chevaliers s'emmervilerent l'un de l'aultre » ; 98 : « Comment lez deux chevaliers reprinrent aleine ». 35. C'est en effet le seul exemple de pronom sujet que j'ai relevé dans mon corpus. 36. Ce n'est pas le lieu ici d'aborder la question, délicate s'il en est, du genre lit¬ téraire dans lequel cette œuvre s'inscrirait : on se rapportera à ce propos à l'étude de Barbara Ferrari, « La tradizione manoscritta de La Belle Hélène de Constantinople anonima in prosa » (in Mélanges Fumagalli, sous presse), et à sa mise au point bibliographique (note 2). C'est de Barbara Ferrari que je tiens la description matérielle des trois manuscrits. 37. On compte 39 chapitres dans PI, 33 dans P2 (sans considérer les lacunes du texte), 31 dans P3 (lacuneux aussi). 38. 11 s'agit toujours d'un « O » (lettre initiale de « Or »), sauf dans le premier chapitre (« Il est vray... »). 39. Les attaques de chapitre dans PI et P3 portent dans la très grande majorité des cas sur des formules de transition (« Or lairons... et parlerons / dirons / reven¬ drons... »). Sans s'en démarquer complètement, P2 ne conserve que la seconde partie de la formule : « Or / Nous / Cy revendrons... / dirons... »)

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

221

doit être choisi comme texte base, et que P2 et P3 dérivent directement ou indirectement - d'une même copie perdue40. L'élaboration des titres de chapitres serait donc l'œuvre du remanieur de P2 (ou de son ascendant direct) ; ceux-ci ne devaient pas se trouver dans l'antigraphe commun, puisque ceci impliquerait que P3 les aurait supprimés et surtout qu'il serait retourné aux attaques de chapitre qui se lisent dans PI et qui devaient par conséquent être déjà dans l'original. Du point de vue philologique, l'intérêt des rubriques de P2 est double : (1) à l'intérieur de la tradition manuscrite de La Belle Hélène, elles isolent ce manuscrit des autres et permettent de faire remonter l'absence de titres à la forme originelle de la prose ; (2) pour ce qui est de la tradition imprimée du texte41, P2 transmet la rédaction qui s'apparente le plus aux éditions imprimées, qui toutes présentent des rubriques. Dans son état de conservation actuel42, le manuscrit compte 33 titres43, bâtis, dans la quasi-totalité des cas, selon des structures paratactiques : les actions et les événements s'y cumulent l'un après l'autre dans deux/trois propositions coordonnées avec ou sans reprise de l'adverbe inaugurant44. Quelques etc. remplacent encore les catégories résiduelles que nous avons relevées dans les rubriques du ms. P de YErec en prose45.

40. Stemma codicum dans l'article de Barbara Ferrari cité. 41. Etudiée par Annie Chassagne-Jabiol dans une thèse de l'Ecole des Chartes malheureusement inédite (Evolution d'un roman médiéval a travers la littérature de colportage : « La Belle Hélène de Constantinople », 1974 ; résumé in : Position des Thèses de l'Ecole des Chartes, 1974, p. 45-50). Les imprimés du XVIe siècle font l'objet d'une partie de l'Introduction au texte par Barbara Ferrari. 42. Cf. la description dans l'article de Barbara Ferrari, avec notamment l'analyse des lacunes (p. 6-8 du texte dactylographié). 43. Puisque le texte est encore inédit, je donne la table en annexe (en présentation synoptique avec les rubriques de l'édition Veuve Trepperel dont il sera question plus loin) : par raisons de commodité, la numérotation des rubriques se suit, sans tenir compte des lacunes. 44. Comme nous l'avons observé dans La Manekine, la reprise, que semble impo¬ ser le changement du sujet (ch. 5 : « Comment Helayne perdit ses deulx enfans. Et comment l'ermite les rescouyt a ung loup et a ung lyon. Et comment Flelayne vint a Nantes en Bretaingne »), peut se vérifier aussi lorsque le sujet demeure le même (ch. 6 : « Comment Helayne ne trouva point ses deulx enfans. Et comment elle vint a Nantes en Bretaingne » ; ch. 8 : « Comment le roy Anthoine en querant sa fille Helayne convertit le roy Grambault. Et comment il vint a l'Escluse... » ; ch. 17 : « Comment la royne Helayne se partit de Tours pour aller a Romme. Et comment elle eschappa de la chambre du roy Hertault »). 45. Cf. les ch. 3, 7, 8, 9, 10, 11, 15, 19, 20, 23, 26, 31, 32.

222

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

La richesse de la matière de La Belle Hélène se reflète nécessairement dans la formulation des titres, où j'ai observé le nombre le plus important (en termes absolus et en termes relatifs par rapport aux autres romans de notre corpus) de noms propres, de personnes et de lieux, introduits bien évidemment dans le but d'offrir au lecteur les repères utiles pour se situer dans une suite si remarquable de péripéties et de déplacements ; voici par exemple, le titre du ch. 12 : « Comment Anthoine, Henry et Amaury d'Escosse conquirent Bordeaulx sur Gironde, puis vindrent a Tours ou ilz congneurent les deulx enfans, puis allèrent en Jherusalem »). Une autre particularité de ces rubriques - dérivée aussi du texte est la présence du syntagme possessif « noz gens », substitut de désignation pour les protagonistes masculins partis à la recherche d'Hélène : « Comment noz gens assiegirent Jherusalem... », ch. 14 ; « Comment noz gens allèrent délivrer Romme des paiens... », ch. 21 ; etc.46. La référence implicite aux lecteurs, qu'implique l'adjectif possessif de première personne plurielle, obtient une efficacité particulière sur le plan affectif47. Quant au passage de la tradition manuscrite à la tradition imprimée de La Belle Hélène, la collation des rubriques de P2 et de l'édition Veuve Trepperel48 (T) permet quelques observations intéressantes, proches de celles que j'ai pu proposer au sujet des proses à tradition double. Jehan d'Avennes notamment. S'il est incontestable que les titres de T dérivent d'une rédaction voisine de celle de P2, selon toute vraisemblance antérieure à celle-ci, ces mêmes rubriques présentent des variantes aussi bien de forme que de contenu. Sur le plan de la forme, on relève deux phénomènes : - quelques passages de la forme active (P2) à la forme passive (T), ce qui permet de déplacer la focalisation de l'action d'un personnage à un autre, sans modifier le contenu49 ;

46. Ces syntagmes possessifs dérivent parfois de la source en vers (cf. Claude Roussel, Conter de geste au XIVe siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, 1998, p. 411). 47. Voir l'étude de Simone Monsonégo (« Nous dans le texte narratif au XVe siè¬ cle », in Verbum, IX, 1986, p. 275-302), qui analyse la structure nostre/nos + nom commun ou nom propre, en particulier dans les Cent Nouvelles Nouvelles (notam¬ ment, p. 296-298). 48. Cette édition est datable entre 1517 et 1525. Les rubriques sont proposées dans la table en annexe. 49. Far exemple : « Et comment il fist bruller Marie sa niepce pour saulver ladicte Helayne » (P2, ch. 4) / « Et comment Marie de Clocestre fut arce au lieu de

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

223

- une différente articulation syntaxique des titres, qui s'enrichissent dans T d'un nombre significatif de propositions. Ces propositions, des subordonnées relatives dans la quasi-totalité des cas, permettent de fait d'introduire des informations supplémentaires, absentes dans les rubriques correspondantes de P250. Sur le plan du contenu, la réélaboration de quelques titres opérée par T est la conséquence d'une distribution de la matière partiellement différente de celle de P2. Quatre fois dans la seconde partie du roman, un chapitre de T absorbe le contenu de deux / quatre chapitres de P2 : ainsi, le chapitre 20 correspond aux chapitres 17-18, le 23 aux chapitres 21 à 24, le 25 aux chapitres 26-27, le 27 aux chapitres 29-3051. Dans ces cas, les rubriques de T, au lieu de cumuler le contenu des titres correspondants dans P2, se bornent à juxtaposer la première partie de la première rubrique et la partie finale de la dernière, dans des sortes de « titres-valises », quitte à perdre une partie des informations intermédiaires : P2 17. Comment la royne Helayne se partit de Tours pour aller a Romme. Et comment elle eschappa de la chambre du roy Heurtault. 18. Comment Helayne arriva a Romme et comment le diable cuida faire regnier Dieu a Martin. P2 21. Comment noz gens allèrent délivrer Romme des paiens. Et de la mort de l'admirai de Palerne. 22. Comment le roy Heurtault fut desconfit et c'en retourna a Graffes.

T 20. Comment la royne Helaine se partit de Tours pour aller a Romme. Et comment elle eschappa de la chambre au roy Heurtault. Et de Sathan, qui cuyda faire regnier Dieu a Martin.

T 23. Comment Anthoine, Henry et Amaury allèrent délivrer Romme des Sarrazins. Et comment Helaine vint demourer a Tours. Et comment Graffes fut assiegee.

Helaine » (T, ch. 7). Et encore : « Comment le roy Henry d'Engleterre tua le roy Butor » (P2, ch. 7) / « Comment le roy Butor... frit tué par le roy Henry » (T, ch. 10). Les différences dans la numérotation des chapitres dépendent des lacunes de P2. 50. Que l'on compare, à titre d'exemple, les rubriques 1, 8, 12, 16 de P2 avec les rubriques correspondantes dans T. 51. C'est le procédé inverse de celui que nous avons analysé pour les manuscrits A ! B de Jehan d'Avenues.

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

224

23. Comment le Saint Pere merde les troys roys. Et comment la royne Helayne revint a Tours en Touraine etc. 24. Comment noz gens entrèrent a Romme, et comment ilz allèrent assiegir Grattes.

Dans les deux autres exemples, on constate une réélaboration partielle : P2 26. Comment le roy Marandin fut converty et tout le royaulme de Flandres etc. 27. Comment noz gens assiegirent la tour au géant. Et comment Morand le tua. P2 29. Comment noz gens vindrent a Tours en Touraine. 30. Comment l'un des serviteurs du Roy Henry congneust Helayne en la riviere. Et comment Henry fist crier que celui qui l'amerroit a la court auroit cent besans d'or.

T 25. Comment noz gens se partirent de la cité de Plaisance et vindrent en Flandres qui estoit sarrazine. Et comment il fut conquis. Et de la mort du géant.

T 27. Comment noz gens vindrent a Tours en Touraine. Et comment Helaine fut trouvée et congneue des serviteurs du roy Henry.

D'autre part, on constate aussi des retranchements dans T (chapitres 8, 9, 23, 26), qu'il n'est pas toujours facile d'expliquer, surtout lorsque la suppression concerne un épisode non secondaire : c'est le cas de la rubrique 8 (5 dans P2), avec l'intervention de Termite qui va assumer un rôle essentiel dans la suite du récit, en élevant désormais les deux enfants d'Hélène : P2 5. Comment Helayne perdit ses deulx enfans. Et comment Termite les rescouyt a ung loup et a ung lyon. Et comment Helayne vint a Nantes en Bretaingne.

T 8. Comment la royne Helaine vint arriver près d'une forest. Et comment elle perdit ses deux enfans.

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION >» DES TITRES DE CHAPITRES

225

En revanche, la suppression, dans ce même intitulé, de la dernière phrase ne fait qu'éliminer une répétition sans doute erronée dans les titres 5 et 6 de P252.

Conclusion Quelle que soit la tradition manuscrite ou imprimée d'un texte narratif de la fin du Moyen Age, l'intérêt d'un examen attentif de ces lieux névralgiques que sont les titres de chapitres ne me semble pas / plus faire de doute. C'est cependant une partie de la rédaction rarement prise en compte dans les introductions aux éditions critiques, qui se bornent normalement - et pas toujours - à quelques observations sur la subdivision en chapitres53. Certes, il est des sujets bien plus passionnants, et sur le plan de la réception littéraire, et sur celui de l'histoire du goût, dont les mises en prose offrent des témoignages privilégiés, et même sur le plan de l'analyse linguistique ou stylistique. Et pourtant, une analyse des rubriques menée avec sérieux et sans idées préconçues peut bien améliorer - me semble-t-il - nos connaissances : - quant au travail d'élaboration des textes (et même de facture des manuscrits) dans leurs parties complémentaires ; - quant à l'emploi - (mal-)habile, varié...- de moules trop souvent et trop superficiellement classés comme « formulaires » et par conséquent dépourvus de tout intérêt, linguistique, stylistique et littéraire ;

52. 5. « Comment Helayne perdit ses deulx enfans. Et comment Termite les rescouyt... Et comment Helayne vint a Nantes en Bretaingne » ; 6. « Comment Helayne ne trouva point ses deulx enfans. Et comment elle vint a Nantes en Bretaingne ». De fait, Hélène prend terre une première fois en Bretagne avec ses deux enfants, dans une localité non spécifiée (ch. 5), et ce n'est que dans le chapitre suivant qu'elle arrive ensuite à Nantes, dans un bateau de marchands. Il faudrait donc corriger la dernière phrase de l'intitulé du ch. 5 : « Et comment elle vint [a Nantes] en Bretaingne ». 53. Pour les textes dont nous nous occupons, cf. : Clmstelain de Coucy (« Introduction littéraire » par François Suard, p. 25-26) ; Cligés (« Introduction », par. 4, p. 10-13, et table des titres en annexe) ; Jehan d'Avennes (éd. Finoli, p. IX, et table des titres du manuscrit A, p. 3-10 ; éd. Quéruel, p. 13-15) ; Erec (« Introduction », p. 30-33, et table des titres des manuscrits B et P en annexe, p. 243-245) ; Belle Hélène (« Introduction », par. III, et table des titres de P2 et des éditions Veuve Trepperel et Olivier Arnoullet en annexe).

226

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

- quant à l'interprétation même de l'œuvre que ces lieux en apparence si anodins peuvent (et je souligne peuvent, puisque cela n'est pas toujours le cas) suggérer. Œuvre d'auteur, œuvre de copiste, œuvre de rubricateur, les titres de chapitres constituent une nouveauté des textes en prose et, surtout pour le XVe siècle et dans le cas particulier des mises en prose, ils méritent finalement toute notre attention. Maria COLOMBO TIMELLI Université degli Studi di Milano

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

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Jehan d'Avenues - Table des chapitres selon les deux manuscrits

ms.A Prologue chapitres 1-19 20 21 22 23 24 25 26-31 32 33-51 52 53-68 69 70-84 85 86 87-105 106 107 108-109 110 111-112 113 114 115 116-127

ms. B Prologue chapitres 1-19 20,21,22 23 24,25 26,27 28,29 30,31 32-37 38-39 40-58 59-60 61-76 77-78 79-93 94,95,96,97,98 99,100 101-119 120,121 122,123,124,125,126 127-128 129,130 131-132 133,134,135,136,137 138,139 140-141 142-153

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

228

La Belle Hélène de Constantinople, version anonyme en prose - Table des titres

ms. P2 (BnF, fr. 19167)

T (édition Veuve Trepperel, 15171525)

lacune

1. Comment le roy Anthoine de Constantinoble voullut avoir sa fille en mariage pour la beaulté d'elle, et comment elle s'enfouyt par nuit et se mist sur mer.

1. Comment Helayne vint arriver en l'Escluse en Flandres. Et com¬ ment elle c'en partit par le roy Cantebron et vint par fortune arri¬ ver a Londres en Engleterre.

2. Comment Helaine vint arriver a l'Escluse en Flandres qui estoit pour lors sarrazine. Et comment elle s'en partit pour cause que le roi Cantebron, qui estoit sire du pays, la vouloit avoir, et vint par fortune en Angleterre ou le roy Henry la print pour femme.

2. Comment le roy Henry d'Engleterre trouva Helayne en la fonteine et la mena a Londres en son palais.

3. Comment le roy d'Angleterre trouva Helaine a la fontaine et la mena a Londres en son palays.

3. Comment le roy Henry espousa la belle Helayne et eust d'elle deulx enfans : l'un fut saint Martin et l'autre fut saint Brisce, etc.

4. Comment le roy Henry espousa Helaine et eut d'elle deux enfans : l'ung fut saint Martin et l'autre fut Brice son frere. Et parle Helaine.

lacune

5. Comment le pape Clement manda a Henry d'Angleterre que il luy allast ayder contre les Sarrazins qui l'avoyent assiégé.

lacune

6. Comment la vielle royne fist une trahyson pour cuyder faire ardoir Helaine et ses deux enfans.

4. Comment le conte de Clocestre fit coupper ung bras a la royne Helayne. Et comment il fist bruller Marie sa niepce pour saulver ladicte Helayne et ses deulx enfans.

7. Comment le conte de Clocestre fit coupper ung bras a la royne Helaine. Et comment Marie de Clocestre fut arce au lieu de Helaine.

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

229

5. Comment Helayne perdit ses deulx enfans. Et comment l'ermite les rescouyt a ung loup et a ung lyon. Et comment Helayne vint [a Nantes] en Bretaingne.

8. Comment la royne Helaine vint arriver près d'une forest. Et com¬ ment elle perdit ses deux enfans.

6. Comment Helayne ne trouva point ses deulx enfans. Et com¬ ment elle vint a Nantes en Bretaingne.

9. Comment la royne Helaine s'esveilla et ne trouva plus ces deux enfans. Et comment elle vint a Nantes en Bretaigne.

7. Comment le roy Henry d'Engleterre tua le roy Butor. Et comment il demenda congé au Saint Pere pour revenir a Londres en Engleterre etc.

10. Comment le roy Butor estoit venu pour assiéger Romme et fut tué par le roy Henry.

8. Comment le roy Anthoine en querant sa fille Helayne convertit le roy Grambault. Et comment il vint a l'Escluse ou il eust nouvelles de sa fille Helayne etc.

11. Comment le roy Anthoine convertit le roy Granbault qui estoit sarrazin et fut sainct depuis.

9. Comment le roy Henry arriva a Londres et pareillement le roy Anthoine. Et comment la vielle fut brullee et les faulx mesagiers, puis se midrent en voye pour quérir la royne Helayne et ses deulx enfans etc.

12. Comment le roy arriva en Angleterre et pareillement le roy Anthoine. Et comment la vielle royne fut arce et bruslee et pareille¬ ment les faulx messaigiers.

10. Comment les deulx enfans se partirent d'avec l'ermite et vindrent a Bavière. Et comment le conte de Clocestre asiega Bavière etc.

13. Comment les deux enfans par¬ tirent d'avec l'hermitte et vindrent a Bavieres, a Londres et a Boulongne, et puis a Amiens, ou ilz furent baptisez, et puis ilz vin¬ drent en Touraine.

11. Comment la royne Helayne se partit de Nantes en Bretaingne et s'en vint demourer a Tours en Touraine etc.

14. Comment Helaine se partit de Nantes en Bretaigne et s'en vint demourer a Tours.

12. Comment Anthoine, Henry et Amaurry d'Escosse conquirent Bordeaulx sur Gironde, puis vindrent a Tours ou ilz congneurent

15. Comment Anthoine, Henry et Amaury, qui estoyent partis d'Angleterre, conquirent Bor¬ deaulx sus Gironde, puis vindrent

230

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

les deulx enfans, puis allèrent en Jherusalem.

a Tours et conquirent les deux enfans.

13. Comment Brisce alla en Engleterre. Et comment le crucifix qui fut fait des seaulx fist miraclez.

16. Comment Brice alla en Angleterre. Et comment le crucifix fut faict de trois seeaulx et fist miracles.

14. Comment noz gens assiegirent Jherusalem. Et comment le roy Coustant fut pris du roy Priam d'Escalonne. Et comment Saint George le délivra.

17. Comment noz gens assiégèrent Hierusalem. Et du roy Constant, qui fut pris du roy Priam d'Escallonne. Et comment saint George le vint délivrer.

15. Comment la royne Plaisance vint a Romme et se fist baptiser. Et comment son filz luy fut emblé, puis vint demourer a Graffes en Lombardie etc. etc.

18. Comment la royne Plaisance alla a Romme. Et comment son filz luy fut emblé, et puis vint demou¬ rer a Graffes en Lombardie.

16. Comment le roy Clovys de France vint asiegir Graffes et trou¬ va l'enfant en la forest. Et comment Dieu lui envoia l'escu d'azur a troys fleurs de liz d'or et eust vic¬ toire contre le roy Heurtault.

19. Comment le roy Clovis de France, que l'en nommoit pour lors Gaule, trouva l'enfant en la forest. Et comment Dieu luy envoya l'escu d'azur a trois fleurs de liz d'or, et eut victoire contre le roy Hurtault.

17. Comment la royne Helayne se partit de Tours pour aller a Romme. Et comment elle eschappa de la chambre du roy Heurtault.

20. Comment la royne Helaine se partit de Tours pour aller a Romme. Et comment elle eschappa de la chambre au roy Heurtault. Et de Sathan, qui cuyda faire regnier Dieu a Martin.

18. Comment Helayne arriva a Romme et comment le diable cuida faire regnier Dieu a Martin. 19. Comment Jherusalem fut conquis et le royaulme d'Escallonne et celuy de Accre etc.

21. Comment Jherusalem fut conquis, et le royaulme d'Escalongne et aussi celluy d'Acre.

20. Comment le roy Coustant vint a Romme. Et comment le signateur fut pendu. Et comment ledit Coustant fut prins des meurdriers etc.

22. Comment le roy Constant vint a Romme. Et du traistre sénateur qui fut pendu. Et comment le roy Constant fut prins des meurdriers.

POUR UNE « DÉFENSE ET ILLUSTRATION » DES TITRES DE CHAPITRES

21. Comment noz gens allèrent délivrer Romme des paiens. Et de la mort de l'admirai de Palerne.

231

23. Comment Anthoine, Henry et Amaury allèrent délivrer Romme des Sarrazins. Et comment Helaine vint demourer a Tours. Et com¬ ment Graffes fut assiegee.

22. Comment le roy Heurtault fut desconfit et c'en retourna a Graffes. 23. Comment le Saint Pere merde les troys roys. Et comment la royne Helayne revint a Tours en Touraine etc. 24. Comment noz gens entrèrent a Romme, et comment ilz allèrent assiegir Graffes. 25. Comment Amaury fut cruxifié et de la mort du roy Heurtault. Et comment la cité fut conquise.

26. Comment le roy Marandin fut converty et tout le royaulme de Flandres etc.

24. Comment le roy Amaury fut crucifié. Et de la mort du roy Hurtault. Et comment la cité fut conquise et fut donnée a Plaisance et le royaulme. 25. Comment noz gens se partirent de la cité de Plaisance et vindrent en Flandres qui estoit sarrazine. Et comment il fut conquis. Et de la mort du géant.

27. Comment noz gens assiegirent la tour au géant. Et comment Morand le tua. 28. Comment noz gens conquirent le royaulme d'Escosse et comment Brisce fiença la belle Ludienne.

26. Comment noz gens se partirent de Cantin et vindrent au royaulme d'Escosse. Et comment il fut conquis.

29. Comment noz gens vindrent a Tours en Touraine.

27. Comment noz gens vindrent a Tours en Touraine. Et comment Helaine fut trouvée et congneue des serviteurs du roy Henry.

30. Comment l'un des serviteurs du Roy Henry congneust Helayne en la riviere. Et comment Henry

232

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

fist crier que celui qui l'amerroit a la court auroit cent besans d'or. 31. Comment Dieu envoia son ange dire a Félix l'ermite qu'il allast a Tours tesmoingner ce qu'il sçavoit des deulx enfans etc.

28. Comment Dieu envoya son ange dire a Félix l'hermite qu'il allast a Tours pour tesmoigner ce qu'il sçavoit des deux enfans.

32. Comment Helayne fut trouvée et menee devant les princes. Et comment Martin lui rasseist le bras couppé. Et fist on le nopces de Brisce et de la belle Ludienne etc.

29. Comment la royne Helaine fut trouvée mussee dedans une huche et fut menee devant les princes. Et comment Martin lui rassist le bras et fist on les nopces de Brice et de Ludienne.

33. Comment noz gens c'en vont a Romme. Et comment le roy Coustant fut trouvé en la tour aux meurdriers et fut marié a la royne Plaisance.

30. Comment le roy Constant fut trouvé en la tour aux meurdriers, et comment il espousa la royne Plaisance.

Du manuscrit à l'imprimé : le cas de Gniron le Courtois

De 1501 à 1532, Guiron le Courtois a donné lieu à cinq éditions partielles : trois sous le titre de Gyron le Courtoys et deux sous celui de Meliadus de Leonnoys1. Même si la fortune des romans de la Table Ronde est moins spectaculaire que celle des mises en prose des chansons de geste et des romans antiques, elle n'en reste pas moins considérable, surtout dans la première moitié du XVIe siècle2. Lorsque le grand libraire parisien Antoine Vérard fait paraître la première édition de Gyron le Courtoys, une grande partie du trésor narratif arthurien a déjà été publié3. Au moment de la parution du Meliadus chez Galliot du Pré en 1528, pratiquement tout le corpus est

1. Nous écrirons Gyron le Courtoys toutes les fois qu'il sera question de l'édition d'Antoine Vérard (ca. 1501), et Meliadus de Leonnoys lorsqu'il sera fait référence à l'édition de Galliot du Pré (1528) ou à celle de Denis Janot (1532) ; le titre Guiron le Courtois est réservé au roman médiéval, tel qu'il a été analysé par Roger Lathuillère (Guiron le Courtois. Étude de la tradition manuscrite et analyse critique, Genève, Droz, 1966). Sauf exceptions dûment mentionnées, toutes les références renvoient, par commodité, aux chapitres et aux folios des deux éditions disponibles en fac-similé, celle d'Antoine Vérard pour Gyron le Courtoys (éd. par Cedric E. Pickford, London, Scolar Press, 1977) et celle de Denis JanQt pour le Meliadus de Leonnoys (éd. par Cedric E. Pickford, London, Scolar Press, 1980). 2. Pour le détail, cf. Cedric E. Pickford, « Les Éditions imprimées de romans arthuriens en prose antérieures à 1600 », BBSIA 13 (1961), p. 99-109 et Philippe Ménard, « La Réception des romans de chevalerie à la fin du Moyen Âge et au XVIe siècle », BBSIA 49 (1997), p. 234-273. 3. C'est aussi à Antoine Vérard, éditeur de plus de deux cent quatre-vingts ouvrages entre 1485 et 1512, que nous devons les editiones principes du Tristan en prose (1489), de YHistoire de Merlin (1498) et des Prophéties de Merlin (1498). À son catalogue, l'on trouve encore un cinquième roman arthurien : le Lancelot en prose

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disponible* * * 4. Toutefois, le succès des romans arthuriens s'est déjà tari, victimes de la mode et du jugement sévère des humanistes. Pour répondre à leurs détracteurs, les éditeurs avaient coutume de faire précéder les œuvres qu'ils publiaient d'un prologue pour en souligner la valeur exemplaire. Acte de séduction, manipulation publicitaire, la fonction de ces textes liminaires est aussi d'orienter la lecture, de créer un horizon d'attente et de contrôler la réception de l'œuvre. Des deux imprimés qui ont puisé leur matière dans Guiron le Courtois, seul le Meliadus de Leonnoys est précédé d'un prologue. On ne peut que remarquer l'aspect conventionnel de ce développement5 : valorisation de la mémoire, pouvoir commémoratif de l'écriture, exemplarité de l'histoire, topos d'humilité, appel à la

(1494). Pour un inventaire des œuvres éditées par Antoine Vérard, cf. John MacFarlane, Antoine Vérard, Genève, Slatkine Reprints, 1971 (= Londres 1900), à compléter avec Mary Beth Winn, Anthoine Vérard. Parisian Publisher (1485-1512). Prologues, Poetns and Présentations, Genève, Droz, 1997, p. 490-504. Gyron le Courtoys a connu deux réimpressions : la première a été éditée par Jehan Petit et Michel le Noir, probablement peu après le 15 mai 1506. La seconde est également l'œuvre de Michel le Noir ; elle porte la date du 18 août 1519. Ces deux éditions reproduisent le texte de Yeditio princeps d'Antoine Vérard, avec quelques variantes de détail. 4. Galliot du Pré, actif entre 1512 et 1561, est un des plus importants éditeurs de textes arthuriens : avant le Meliadus, il a déjà fait imprimer l'Histoire du Saint Graal en 1514-1516, le Perceforest et Isaïe le Triste en 1522 et il publiera encore le Perceval en prose en 1530 ; sur ce grand libraire parisien, cf. Annie Parent, Les Métiers du livre à Paris au XVIe siècle (1535-1560), Genève, Droz, 1974, p. 216-251. Le Meliadus de Leonnoys n'a connu qu'une seule réimpression, elle est l'œuvre d'un autre libraire parisien : Denis Janot. Il s'agit clairement d'un seul état du texte : l'on note seulement quelques différences de mise en page ou d'utilisation de grandes ini¬ tiales en début de paragraphe et, dans le texte proprement dit, des variantes de graphies. Au haut des feuillets, on peut lire en titre courant : « Le premier volume du roy Meliadus de Leonnoys » ; le roman est, cependant, complet en un seul vol¬ ume. Dans son inventaire des éditions imprimées des romans arthuriens en prose antérieures à 1600, Cedric E. Pickford (op. cit., p. 107) - et, à sa suite, Philippe Ménard (op. cit., p. 243) - répertorie cinq autres éditions du Meliadus de Leonnoys entre 1534 et 1584. Mais il s'agit là d'une tout autre œuvre, dont le titre complet est : La triumphante et véritable histoire des haultz et chevalereux faictz d'armes du très puissant et très magnanime et plus que victorieux prince Meliadus dict le chevalier de la Croix, filz unicque de Maximian, empereur des Allemaignes. Il n'y a donc bien eu que cinq éditions partielles de Guiron le Courtois, trois de Gyron le Courtoys et deux du Meliadus de Leonnoys. 5. Aspect conventionnel que l'on retrouve aussi bien dans les prologues des romans arthuriens (cf. par exemple le prologue de Guiron le Courtois [édité par R. Lathuillère, op. cit., p. 175-180] que Ton peut lire au feuillet 1 du Meliadus de Leonnoys) que dans ceux des biographies chevaleresques (cf. Elisabeth Gaucher, La Biographie chevaleresque. Typologie d'un genre /XlIle-XVe siècle!, Paris, Champion,

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bienveillance du lecteur, mise en valeur de la nouveauté du récit. L'éditeur affirme vouloir remettre le texte au goût du jour, le « purger de tous les vices que y abund[ent] », mettre en ordre un « volume [• ••] confus et plein de vieil langage »* * * * * 6. Comment ces intentions ontelles été mises en œuvre ? Les arrangeurs de ces imprimés ont-ils mis de l'ordre dans cette histoire qu'ils ressentaient comme chaotique ou ont-ils au contraire ajouté de la confusion ? Se pose alors la question du sens et de l'orientation de leurs interventions. Que nous apprend leur travail sur la réception du roman arthurien au début du XVIe siècle ? Voici quelques-unes des questions que nous aimerions aborder au cours de cette analyse. Ce qui frappe, lorsque l'on prend pour la première fois en main l'un de ces exemplaires imprimés, c'est la ressemblance visuelle avec les copies manuscrites. Les caractères typographiques imitent l'écriture gothique, celle du Meliadus de Denis Janot est encore carrée et fracturée ; toutes les abréviations usuelles des scribes sont reproduites. Ces signes abréviatifs permettaient au typographe de jouer sur la longueur des mots, afin de faire coïncider la quantité de texte à composer avec les dimensions normales de sa page et ainsi de corriger d'éventuelles erreurs de calibrage7. Mais l'on remarque que ce système persiste dans les réimpressions, comme le Meliadus de Denis Janot, et l'on peut penser qu'il répondait tout autant à des impératifs esthétiques qu'économiques et techniques. Toutefois, on peut constater des efforts certains pour assurer une meilleure lisibilité : une table des chapitres, la numérotation des feuillets, un titre courant, de grandes marges, un texte aéré par de grandes initiales et des titres de chapitres. Ces grands in-folio gothiques, dont la typographie, la reliure et la qualité du papier ont été particulièrement soignées, restent des

1994, p. 263-291) et des mises en prose des chansons de geste (cf. Georges Doutrepont, Les Mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du XIVe au XVIe siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1969 [= Bruxelles 1939]) ou que dans les pré¬ faces des imprimés des romans de chevalerie (cf. Nicole Cazauran, « Les Romans de chevalerie en France : entre "exemple" et "récréation" », in : Le Roman de cheva¬ lerie au temps de la Renaissance, éd. par M.T. Jones-Davies, Paris, J. Touzot, 1987, p. 29-48). 6. Meliadus de Leonnoys, « prologue de ce présent livre », feuillet non numéroté précédant la table des titres de chapitre. 7. Cf. Jeanne Veyrin-Forrer, « La Fabrication d'un livre au XVIe siècle », in : Histoire de l'édition française. Tome I : Le Livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, éd. par Flenri-Jean Martin et Roger Chartier, Paris, Promodis, 1982, p. 284.

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objets de luxe, destinés à une riche clientèle. Selon Dominique Coq, ils rencontraient un large succès, non pas tant dans les milieux aristocratiques que « dans le public fortuné des parlementaires et des gens de finance qui ont envie de se constituer une collection de livres apparemment semblables aux manuscrits appartenant aux classes auxquelles ils veulent s'identifier »8. Le livre est donc toujours et encore un objet de prestige. Pour s'en persuader, il suffit d'ouvrir l'exemplaire en vélin de l'édition d'Antoine Vérard, conservé à la Grande Réserve de la BNF sous la cote Vélins 622. Cet exemplaire de luxe a été enrichi de grandes et de petites initiales, peintes à la main, en or ou en couleurs. Les feuillets de vélin portent des réglures en encre rouge. Les gravures, coloriées ainsi que les cinquante-cinq petites miniatures qui recouvrent les titres de chapitres, contribuent à la beauté et à la richesse de cet exemplaire et en font un unicum, au même titre qu'un manuscrit9. Objet de collection, objet de luxe, le livre imprimé ne s'est pas encore dégagé de son modèle, le livre manuscrit. ★

Avant d'interroger le contenu et ses rapports avec le texte-source, nous aimerions poursuivre notre enquête sur la présentation des imprimés en étudiant un aspect important de la mise en valeur du récit, l'illustration. Les choix iconographiques peuvent en effet constituer un lieu privilégié pour l'analyse de la réception et de l'interprétation du roman au XVIe siècle. L'illustration se veut dans la plupart des cas une traduction du texte10 et, comme toute traduction, elle implique une interprétation. Elle constitue une lecture productive qui à son tour infléchit la réception du texte11. La question

8. Dominique Coq, « Les Incunables : textes anciens, textes nouveaux », in : Histoire de l'édition française. Tome 1 : Le Livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, éd. par Henri-Jean Martin et Roger Chartier, Paris, Promodis, 1982, p. 189. 9. Pierre Séguier, chancelier sous Louis XIII, fit peindre, lorsqu'il en devint pos¬ sesseur, les armes de ses plus proches parents dans les diverses bordures, cf. Joseph Basile Bernard Van Praet, Catalogue des livres imprimés sur vélin de la Bibliothèque du Roi, t. IV, New York, Burt Franklin, 1963 (= Paris 1822), p. 254-255, n° 381. 10. C'est particulièrement vrai pour l'iconographie des manuscrits des romans arthuriens en prose de la fin du Moyen Âge, comme l'a montré Emmanuèle Baumgartner, « Espace du texte, espace du manuscrit : les manuscrits du LancelotGraal », Écritures II, Paris, Le Sycomore, 1985, p. 114. 11. Cf. Hubert Damisch, « La Peinture prise au mot », Critique 370 (1978), not. p. 276.

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se pose donc de savoir quels sont les rapports qui se tissent entre le texte et l'image. Quelle importance le libraire accordait-il à l'illustration de son édition ? Conscient du pouvoir de l'image, Antoine Vérard n'hésitait pas à commander des gravures originales et à employer les meilleurs enlumineurs pour illustrer ses éditions. Dans un de ses rares prologues signés, celui de La Passion Jhesuscrist, le libraire parisien insiste sur le soin et l'attention qu'il apporte personnellement aux illustrations des textes qu'il édite : Et pource que signes font esmouvoir Désirs ferventz plus que dictz mouvoir, J'ay fait aussy par hystoires descr[i]re Ce que l'acteur c'est entremys d'escrire12.

Mais, comme ses confrères, il réemployait abondamment les bois qu'il possédait, les insérant dans des œuvres qui n'avaient plus grand chose à voir avec le texte pour lequel ils avaient été gravés. La simplicité du dessin autour de grands thèmes stéréotypés, ainsi que l'absence de couleur, rendent ces images polysémiques et facilitent leurs utilisations multiples. C'est ce qui s'est passé avec Gyron le Courtoys pour lequel six grands bois en réemploi, jamais répétés, ont été utilisés. Les deux premières gravures ornent les feuillets préliminaires : au verso du titre figure une scène de couronnement, tandis que celui de la table des chapitres est occupé par une gravure mettant en scène deux rois, entourés d'un groupe de courtisans. Il s'agit là typiquement de bois dont la fonction première est de remplir un espace blanc. Plus intéressante, l'illustration liminaire représente une table ronde à laquelle est assis un groupe de convives autour d'un roi portant couronne. À droite, au second plan, l'on peut distinguer des serviteurs et les sonneurs de trompes qui annoncent l'arrivée des mets. Malgré son caractère passe-partout, ou peut-être justement grâce à lui, cette scène est la seule à être en adéquation avec le texte. Non seulement elle renvoie à un motif textuel et iconographique traditionnel des romans arthuriens, celui de la Table Ronde, mais elle concrétise le début de Gyron le Courtoys, qui s'ouvre, de façon topique, sur la grande fête de la Pentecôte. La gravure illustre parfaitement cette ambiance festive et solennelle à la fois qui prévaut

12. V. 15-18 du prologue de La Passion Jhesuscrist, signé par Antoine Vérard, éd. par M.B. Winn, op. cit., p. 405.

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à la cour du roi Arthur, permettant même de renforcer la volonté, exprimée par le texte, de mettre en évidence la cohésion sociale des chevaliers autour de leur roi. Les deux bois suivants, les premiers à orner le texte proprement dit, sont deux scènes passe-partout que l'on trouve à foison dans les romans de chevalerie : la première représente un combat collectif (fol. 30), la seconde montre un chevalier bavardant avec la demoiselle qu'il mène en conduit (fol. 201). Dans les deux cas, aucune exactitude événementielle n'est recherchée, il s'agit juste de « faire guerrier » ou « courtois »13. La dernière gravure (fol. 281v.) n'a, quant à elle, plus aucun lien avec la diégèse. Au premier plan, une demoiselle offre une tête décapitée à un chevalier ; à l'arrière-plan se trouve un château par la fenêtre duquel l'on voit la demoiselle trancher la tête d'un homme pendant son sommeil. Derrière cette scène, censée illustrer la bataille « fiere et cruelle » qui oppose Guiron à son ami Danain, l'on reconnaît sans trop de peine un épisode biblique : la décapitation d'Holopherne14. L'image semble ici se suffire à ellemême ; elle se borne simplement à jouer un rôle structurel, en permettant d'aérer le texte et en répondant aux impératifs de la composition des cahiers. Son caractère spectaculaire a dû séduire Antoine Vérard et motiver son choix. Un livre décoré de bois gravés devait certainement offrir plus d'attraits et répondre à la demande d'un public friand d'images15. Toutefois, bien que le lien que ces

13. Ce fonctionnement est décrit par Gabriel-André Pérouse dans le cas des brochures populaires d'actualité, et. Gabriel-André Pérouse, « Sur l'illustration de quelques brochures populaires d'actualité », in Le Livre et l'image en France au XVIe siècle. Actes du colloque organisé à l'Université de Paris-Sorbonne le 17 mars 1988 par le Centre V.L. Saulnier, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure (« Cahiers V.L. Saulnier » 6), 1989, p. 108. La gravure « guerrière » est censée illustrer non pas un combat collectif, mais un combat à pied dans le cadre d'un tournoi, tandis que la présence de la gravure « courtoise » semble être motivée uniquement par la men¬ tion, à la fin du titre de chapitre, d'un chevalier et d'une demoiselle à qui il a été fait une « grant desloyauté » (fol. 201a). Le lien entre le texte et l'image est plutôt ténu, pour ne pas dire inexistant ! À noter que les illustrations guerrières, très nombreuses dans les ouvrages imprimés par Antoine Vérard, sont obtenues à par¬ tir de cinq ou six bois seulement, et. Danièle Sansy, « Texte et image dans les incun¬ ables français », Médiévales 22-23 (1992), p. 68. 14. Cf. D. Sansy, op. cit., p. 70. Selon John Macfarlane (op. cit.), ce bois aurait été employé à plusieurs reprises par Antoine Vérard, notamment dans son Lancelot du Lac de 1494 et dans son édition de la Généalogie des Dieux. Même si la reproduc¬ tion, à laquelle il renvoie (planche XXIX), ne correspond pas à notre gravure, il ne fait aucun doute que nous avons affaire à un réemploi. Sur l'iconographie de Judith, et. Louis Réau, Iconographie de l'art chrétien, t. II, Paris, PUF, 1956, p. 329-335. 15. Cf. D. Sansy, op. cit., p. 70.

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gravures entretiennent avec la diégèse soit particulièrement lâche, elles véhiculent tout de même un discours propre. Leur signification et leur rôle est en quelque sorte générique ; elles permettent d'identifier facilement la nature du texte : on a bel et bien affaire à un roman de chevalerie16. Tout autre est la fonction des cinquante-cinq petites miniatures qui ornent l'exemplaire en vélin. Chaque scène s'inscrit dans un petit rectangle de la largeur d'une colonne et occupe la place disponible entre deux chapitres. Les sommaires ainsi recouverts ont été recopiés à la main dans les marges. Au contraire des grands bois gravés qui accompagnent le texte plus qu'ils ne l'illustrent, ces petites miniatures, qui se caractérisent par leur finesse et la sobriété de leur contenu, concrétisent visuellement les temps forts de la diégèse. Cet exemplaire est donc soumis à un double programme iconographique - l'un fidèle au texte, l'autre se bornant à l'accompagner -, les deux pouvant aller jusqu'à se contredire17. Les petites miniatures forment un véritable cycle pictural où se dessinent les lignes de force du récit. Des éléments repris d'une illustration à l'autre assurent la continuité et créent un effet « bande dessinée ». Antoine Vérard a bien « fait aussy par hystoires descr[i]re/ Ce que l'acteur c'est entremys d'escrire », comme il le promettait dans le prologue de la Passion Jesuchrist, mais il en a réservé l'exclusivité à ses plus riches clients. On le voit, le livre imprimé est encore et toujours un objet de luxe et de prestige qui, visuellement, imite les copies manuscrites. C'est d'autant plus frappant que lorsque Denis Janot, le dernier éditeur du Méliadus, publiera huit ans plus tard, avec ses associés, le premier livre d’Amadis, traduit par Nicolas Herberay des Essarts, il optera pour un changement radical dans la présentation matérielle : le caractère romain remplace le caractère gothique, la composition sur deux colonnes est abandonnée au profit d'une composition à longues lignes, la vignette de petit format supplante les grandes figures18. Mais en 1532, on est

16. On peut remarquer, par ailleurs, la concentration des bois au début de l'ou¬ vrage, afin d'appâter le lecteur potentiel, de retenir son attention et de susciter son achat. 17. Ainsi, la miniature qui annonce le chapitre 10, au verso du feuillet 19, s'oppose à la gravure qui occupe la page suivante. La miniature montre deux chevaliers à pied dans une enceinte esquissée par un pan de mur : l'un des chevaliers offre généreusement un cheval à son adversaire conformément au texte du sommaire, recopié dans la marge. La gravure, quant à elle, se contente de « faire guerrier » en représentant une bataille collective dans un paysage vallonné. 18. Cf. Jean-Marc Châtelain, « L'Illustration d’Amadis de Gaule dans les éditions françaises du XVIe siècle », in Les Amadis en France au XVIe siècle, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure (« Cahiers V.L. Saulnier » 17), 2000, p. 41-52.

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encore bien loin de ce « modèle éditorial humaniste du roman de chevalerie »19, puisque seul le prologue de l'éditeur bénéficie d'une illustration : une gravure représentant une figure d'écrivain saisi dans son activité20. Ce bois illustre encore la production du livre au Moyen Âge et non « l'art et ingénieuse pratique de l'impression »21. Il s'agit là d'une solution iconographique qui met une fois encore en évidence la continuité entre les pratiques des concepteurs des manuscrits et celles des pionniers de l'imprimerie. Si du point de vue visuel, les imprimés ne rompent pas avec le modèle médiéval, qu'en est-il du contenu ? Là encore, c'est la fidélité qui frappe. Les imprimés sont issus d'un manuscrit, malheureuse¬ ment perdu, dont le texte est voisin de celui du manuscrit de la BNF, fonds fr. 355, mais qui ne repose pas directement sur lui. Ce manuscrit contient à la fois la version courte de Guiron le Courtois et une partie importante de la Compilation de Rusticien de Pise22. Hormis le récit de la mort de Méliadus, emprunté au Tristan imprimé23, le passage

19. L'expression est de Jean-Marc Châtelain, op. cit., p. 52. 20. Ce bois a appartenu à Antoine Vérard, et. la reproduction qu'en donne J. MacFarlane, op. cit., planche XLIV. Il faut noter que Denis Janot a orné son édition du Méliadus d'un magnifique frontispice qu'il a fait graver spécialement pour les romans de chevalerie (cf. Robert Brun, Le Livre illustré en France au XVIe siècle, Paris, Librairie Félix Alcan, 1930, p. 65). Ce frontispice, dont la fonction principale est d'appeler à l'achat et à la lecture, représente un immense arc de triomphe avec la devise latine de l'imprimeur « Amor Dei omnia vincit » et la française « Amour partout et tout par amour. En tout bien ». L'arc de triomphe est orné d'une multi¬ tude de saynètes dans le goût de la Renaissance (scènes de fête, de discussions galantes, de repas, de danses). Au sommet l'on reconnaît deux scènes célèbres tirées de la mythologie : à gauche, le jugement de Pâris, à droite le suicide de Thisbé sur le corps de Pyrame. Aucune scène de combat chevaleresque ne suggère le véritable contenu du roman. Au centre de l'arc s'inscrit le titre en caractère gras : « Méliadus de Leonnoys ». Ce frontispice est le seul élément qui annonce claire¬ ment un changement de mentalité. 21. L'expression est de Louis Garbin, imprimeur genevois. Elle est tirée de son prologue à l'édition de L'Histoire d'Olivier de Castille et Artus d'Algarbe (avant 1492), prologue édité par Danielle Régnier-Bohler, « "Pour ce que la mémoire est labille..." : le cas exemplaire d'un imprimeur de Genève, Louis Garbin », Le Moyen Français 24-25 (1989), p. 210-211 ; pour la citation, cf. p. 210. 22. Ce manuscrit sur vélin du XIVe s. contient : a), fol. la-64vc : Compilation de Rusticien de Pise, version tardive ; b), fol. 65a-395c : Guiron le Courtois (§§ 1 à 132 n. 2 de l'analyse de R. Lathuillère, op. cit., p. 187-338) ; c). fol. 395c-413vc : Compilation de Rusticien de Pise, version tardive. Pour une description détaillée de ce manuscrit, cf. R. Lathuillère, op. cit., p. 64-66 et Fabrizio Cigni, Il romanzo arturiano di Rustichello da Eisa, Ospedaletto, Pacini, 1994, p. 365. 23. L'épisode peut se lire dans l'incunable (Tristan, Rouen, Jehan le Bourgoys, 1489 ; fac-similé éd. par Cedric E. Pickford, London, Scolar Press, 1976) aux chapitres XXIII et XXIV du premier volume, feuillets dii et diii.

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comblant la première lacune de 35524 et une suite d'aventures tirées de la Compilation de Rusticien de Pise25, tous les épisodes imprimés se trouvent dans 355. Cette constatation a comme corollaire qu'aucun des épisodes de Guiron le Courtois, présents dans 355, ne disparaît lors du passage à l'imprimé. Il est probable que le compilateur du Meliadus travaillait sur Yexemplar qui a servi à l'édition d'Antoine Vérard et que cet exemplar contenait les épisodes de Guiron le Courtois et de la Compilation de Rusticien de Pise, selon un agencement proche de celui de 355. Le tri dans la « prolixité » des aventures, pour reprendre un terme du prologue, s'il a eu lieu, a été effectué non pas dans les épisodes de Guiron le Courtois, mais dans ceux de la Compilation de Rusticien de Pise. Les passages écartés concernent tous Tristan et Lancelot : dans ses interventions le compilateur du Meliadus le répète à plusieurs reprises, de Tristan et de Lancelot, il a été « amplement traicté oudit Gyron, Tristan et Lancelot » et ce « seroit une redicte et grande perte de temps de mettre [... ] chose ailleurs assez suffisamment escripte »26. Dans son importante étude sur les mises en prose, Georges Doutrepont a montré la tendance des remanieurs du XVe siècle à supprimer tout ce qui leur semblait inutile, « d'abréger les passages ennuyeux », tout ce qui, à leurs yeux, pouvait paraître des « temps morts »27. Ils ont ainsi souvent retranché les monologues et les dialogues, réduit ou supprimé toutes les analyses psychologiques des personnages. Ce n'est pas le cas de nos imprimés qui ont conservé

24. Lacune qui se situe entre le folio 223v. et le folio 214r. Selon R. Lathuillère (op. cit., p. 65 et p. 102), il est vraisemblable que le manuscrit 355 formait d'abord deux volumes - appartenant chacun à une famille différente -, qui ont été réunis à cet endroit. Tout éditeur s'attaquant à Guiron le Courtois se trouve face à une tradition manuscrite certes foisonnante, mais par moments défaillante. Le manuscrit BNF fr. 350, qui a servi de base à l'analyse de Roger Lathuillère, présente, lui aussi, à cet endroit (fol. 140va-142a) une importante lacune qu'aucun des manuscrits con¬ servés ne vient combler. Les chapitres 128 à 131 du Meliadus de Leonnoys proposent une solution inédite tout à fait cohérente. Habile reconstitution du compilateur ou leçon de la rédaction originaire ? Les habitudes de notre compilateur, qui se con¬ tente ordinairement de souder deux épisodes par une simple formule de transi¬ tion, tendent à nous faire penser que cette rédaction n'est pas de son cru. Il est vraisemblable que Yexemplar de l'imprimé de Galliot du Pré devait suivre une ver¬ sion, aujourd'hui disparue, qui, en ce qui concerne cet épisode, donnait une leçon nettement supérieure à celles que nous avons conservées et qui, idéalement, devrait être prise en considération dans toute édition critique. 25. Il s'agit des chapitres 150 à 152 du Meliadus de Leonnoys (§ 194-195 et § 158-162 de la Compilation, éd. F. Cigni, op. cit., p. 285 et 276-278). 26. Meliadus de Leonnoys, chap. 141, fol. 195d. 27. G. Doutrepont, op. cit., p. 560 ss.

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tous les longs débats entre les chevaliers, leurs polémiques, toutes ces anecdotes qu'ils se racontent près d'une fontaine accueillante et qui se veulent tantôt matière à instruction, tantôt récits plaisants, et qui constituent, en définitive, une part essentielle de Guiron le Courtois. Un autre procédé poétique fait souvent les frais de la réécriture et des remaniements : ce sont les insertions versifiées. C'est le cas, par exemple, de la mise en prose du Châtelain de Coucy qui supprime toutes les chansons de l'original, sauf quelques vers de l'une d'entre elles28. Le même phénomène est observable lors du passage à l'imprimé d'un roman arthurien tardif, postérieur au Perceforest, le roman â'Ysaÿe le Triste dont les versions imprimées ont purement et simplement supprimé toutes les compositions de Marte, l'amie d'Ysaÿe et la mère de Marc29. On serait tenté de croire que les lais et les poèmes d'amour chantés par les héros arthuriens devaient être jugés démodés par les éditeurs de ce début du XVIe siècle. Si l'on en croit le musicologue Jean Maillard, qui a dépouillé le Tristan en prose, le Perceforest et Guiron le Courtois, les lais arthuriens sont, en principe, supprimés dès les premières versions imprimées30. Pourtant, il suffit de feuilleter le fac-similé du Tristan en prose, imprimé par Jehan le Bourgeoys en 1489, pour se rendre compte que les lais arthuriens n'ont pas tous été retranchés31. Par ailleurs, un adaptateur de ce roman, Jean Maugin, a même, dans son Nouveau Tristan (1554), créé de toutes pièces trois lais qui n'existent pas dans

28. Ibid., p. 574. 29. Par contre, les chants louant la prouesse du héros et les vœux héroïques en alexandrins prononcés sur un butor ont été conservés, cf. Gabriel Bianciotto, « Le Roman d'Isaïe le Triste. Les imprimés », Ensi firent li ancessor. Mélanges de Philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, éd. par Luciano Rossi, Alessandria, Edizioni dell'Orso, vol. II, 1997, p. 632-633. Selon le Proesme capital qui, dans les imprimés, précède le texte, Ysaÿe le Triste doit participer à « l'institution de tous jeunes princes », cf. N. Cazauran, op. cit., p. 4L L'accent est donc mis sur l'exemplarité de la prouesse chevaleresque et le roman récupéré pour devenir une sorte de miroir des princes. 30. Jean Maillard, Évolution et esthétique du lai h/rique des origines à la fin du XIVe siè¬ cle, Paris, Centre de documentation universitaire, 1963, p. 85. 31. Ces insertions en vers sont le plus souvent écrites en longues lignes ; seul un examen minutieux permettrait de les répertorier de façon exhaustive. Toutefois, l'on peut mentionner que le lai mortel d'Iseut (« Le soleil luist cler et beaux »), n° 53 du répertoire de Jean Maillard (op. cit.), se lit au chapitre LXVI du premier livre ; le lai n° 73 chanté par Lamorat de Galles (« Sans cueur suis et sans cueur remain ») au chapitre VIII du second livre et le lai n° 26 chanté par Palamède (« De doulce amour vient doulx penser ») au chapitre XXXVI du second livre.

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son modèle32. Seul un examen attentif des imprimés du Tristan et du Perceforest nous renseignerait sur la réception de cette pratique poétique. Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne Guiron le Courtois, Jean Maillard a clairement tort : les imprimés ont conservé toutes les insertions en vers présentes dans la version donnée par 35533, une seule a été tronquée34. Toutefois, il faut noter que ces passages difficiles sont truffés de fautes : sans vergogne, l'imprimé présente des vers faux, trop longs ou trop courts d'une syllabe. Mais ce sont surtout les rimes qui ont été dénaturées. Voici deux exemples parmi d'autres : Le Bon Chevalier sanz Paour, si me donna le cop piour (BNF fr. 355, fol. 104vc)

Le Bon Chevalier sans Paour, si me donna aux périlleux {Meliadus, chap. 32, fol. 45c)

Dame, onques roy n'empereour n'ot jamais plus plaisant mireour que j'ai, se ne fust la paour ou il n'a que vous sauveour. (BNF fr. 355, fol. 163c, vv. 61-64)

Dame, oncques roy ne empereur n'eut jamais plus plaisant mourir que j'ay, si ce ne fust la paour c'est de vous le mien souvenir. (Meliadus, chap. 71, fol. 117a)

Ce sont incontestablement des passages plus difficiles que les typographes ont traités avec une certaine désinvolture. Pour ces insertions, l'imprimé offre un état délabré du texte : langue modernisée, vers corrompus, strophes incomplètes. Reste que ces fautes, compte tenu de l'ampleur des deux œuvres, sont marginales et, sur l'ensemble, les imprimés nous offrent un texte, certes rajeuni, mais fidèle au modèle médiéval. *

32. Cf. Laurence Harf-Lancner, « Tristan détristanisé : du Tristan en prose (XlIIe siècle) au Nouveau Tristan de Jean Maugin (1554) », Nouvelle Revue du seizième siè¬ cle 2 (1984), p. 11-12. 33. Épitaphes, inscriptions diverses, un lai arthurien et une chanson courtoise, elles sont au nombre de douze : onze dans le Meliadus pour une seule dans Gyron le Courtoys. 34. Il s'agit de la lettre que Claudas adresse à Méliadus pour l'assurer de son sou¬ tien dans la guerre qui l'oppose au roi Arthur. Cette lettre est constituée, dans 355 (fol. 170a-c), de soixante-dix octosyllabes à rimes plates ; dans l'imprimé (Meliadus de Leonnoys, chap. 86, fol. 126b), elle n'en compte plus que dix. Toute la deuxième colonne du folio 170 recto du manuscrit a été omise, oubliée par le typographe ou par le copiste dont le manuscrit a servi d’exemplar.

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Si la source des deux imprimés est la même, les deux nouvelles conjointures qui en sont issues présentent un visage très divers. Puisant aussi bien dans la Compilation que dans Guiron le Courtois, les arrangeurs ont assemblé deux textes nouveaux qui répondent à la préoccupation annoncée par le prologue des éditions du Meliadus : remettre le texte au goût du jour, le « purger de tous les vices que y abundoient », mettre en ordre un « volume [...] confus et plein de vieil langage ». Ils auraient pu se contenter de scinder le textesource en deux parties de longueur plus ou moins égale, mais ils ont préféré procéder à un véritable « recentrage » de la matière autour de deux personnages-phares, Guiron et Méliadus. Précédé de la Devise des armes des chevaliers de la Table Ronde, introduit par le prologue et deux épisodes de la Compilation de Rusticien de Pise35, l'imprimé d'Antoine Vérard exalte un idéal chevaleresque laïcisé36. Tout au long du roman, diverses laudationes temporis acti rappellent la gloire passée d'une chevalerie signalée comme modèle de conduite, et dont les derniers survivants se trouvent dans la célèbre caverne des Bruns37. Véritable merveille architecturale, d'une beauté inouïe, cet espace celé aux regards renferme un sanctuaire qui enclôt l'histoire du lignage de Guiron et qui n'est rien de moins que le tombeau de cet âge d'or que le roman ne cesse de célébrer, sans jamais pouvoir le restaurer, du moins

35. Les aventures du vieux chevalier Branor le Brun à la cour du roi Arthur et l'épisode du combat entre Tristan et Lancelot au Perron Merlin. 36. Le regroupement de la Devise et de Gyron le Courtois dans l'espace d'un même livre est riche d'enseignements. La Devise est une liste de soixante-dix neuf noms, apparemment empruntés au relevé des quêteurs du Graal que donne le Tristan en prose (cf. le vol. VI du Tristan en prose, éd. par Emmanuèle Baumgartner et Michelle Szkilnik, Genève, Droz, 1993, § 112.) Ces listes de chevaliers, sorte de « Who's Who » de la société arthurienne, étaient très populaires à la fin du Moyen Âge. Il s'agissait au départ surtout de livres de modèles et d'aide-mémoire des¬ tinés aux enlumineurs. Puis, dans un deuxième temps, ils furent utilisés par les nobles et plus tard les bourgeois - avides de représentations arthuriennes, fêtes et tournois - qui se constituaient eux-mêmes en ordres de chevalerie, en Tables ron¬ des ou en sociétés du Graal. Cette Devise témoigne de la persistance de cette vogue des listes de noms, véritables cristallisations du renom des chevaliers arthuriens, dans lesquelles une société en représentation pouvait à loisir se mirer et trouver matière à exaltation. En ce début du XVIe siècle, les contemporains du jeune François Ier continuent à se réclamer des mêmes modèles chevaleresques et cour¬ tois. Sur la Devise des armes des chevaliers de la Table Ronde, cf. Michel Pastoureau, Armorial des Chevaliers de la Table Ronde, Paris, Le Léopard d'Or, 1983. 37. Seul épisode à avoir connu, jusqu'à aujourd'hui, les honneurs d'une publica¬ tion moderne : Alberto Limentani (éd.), Dal Roman de Palamedés ai Cantari di Febusel-Forte : testi francesi e italiani del Due e Trecento, Bologna, Commissione per i testi di lingua, 1962.

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dans la perspective de Gyron le Courtois. L'imprimé se referme en effet, de manière particulièrement abrupte, sur l'emprisonnement du héros éponyme et sur une prolepse annonçant la mort, peu glorieuse, de son fils Galinan. Ce faux dénouement, qui ne résout aucune tension, déconcerte par sa précipitation ; il surprend et laisse le lecteur sur sa faim. Celui-ci n'a plus qu'à attendre la parution du « Rommant du roy Meliadus de Leonnois », annoncé par l'épilogue, pour savoir qui libérera le preux chevalier. On reconnaît là une technique qui fera le succès du feuilleton : arrêter au moment où la curiosité se trouve vivement excitée, de manière à faire désirer impatiemment le volume suivant. Cette fin ouverte suggère, sans le nommer, qu'un libérateur providentiel viendra délivrer le héros et ainsi relancer le récit. Mais, même si le Meliadus raconte effectivement comment Guiron et ses compagnons sont délivrés - non pas par le héros éponyme du nouveau roman, comme on aurait pu s'y attendre, mais par son fils, Tristan - il ne le fait pas sur le mode de la continuation. Au contraire, le Meliadus commence par donner tous les épisodes du Guiron médiéval, prologue du pseudo-Hélie de Borron compris, qui précédent les aventures racontées par l'imprimé publié par Antoine Vérard. Les cent-quarante et un premiers chapitres - du prologue et de l'épisode de l'affranchissement d'Esclabor, le père de Palamède, jusqu'à la fin de la guerre contre les Sesnes - suivent fidèlement la trame du roman-source38. Le chemin de tous les protagonistes principaux du roman converge vers le Château des Sœurs où doit avoir lieu un grand tournoi. Mais le compilateur interrompt le récit par une longue intervention. S'il laisse « pour ceste heure [...] ceste matière », c'est qu'il en est amplement « recité au romant qui a esté faict de Gyron le Courtoys » et ce « seroit une redicte et grande perte de temps de mettre en ce présent oeuvre chose ailleurs assez suffisamment escripte »39. La structure linéaire du roman est abandonnée ou plutôt interrompue par une interpolation, véritable compilation d'aventures empruntées au roman de Rusticien de Pise. L'arrangeur du Meliadus désire désormais raconter « plusieurs adventures qui advindrent a plusieurs bons chevalliers estant du temps du bon roy Meliadus et après sa mort du temps du preux Tristan, son fils »40. Cette digression explicative reprend les

38. Ce qui correspond aux paragraphes 1 à 57 de l'analyse de Roger Lathuillère, op. cit. 39. Meliadus de Leonnoys, chap. 141, fol. 195d. 40. Ibid.

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principaux éléments du prologue, auquel il fait d'ailleurs explicitement allusion, prolongeant ainsi sa fonction d'encadrement. Le compilateur répond à l'avance aux éventuelles critiques : Et ne se fault esmerveiller si icy je fais mention d'aucunes adventures qui advindrent après la mort dudit roy Meliadus. Aussi si je les ay inserees en ce présent lieu qui semble chose mal ordonnées de traicter une matière recentement faicte devant ce que avoit esté fait plus de vingt ans par devant. Mais a ce je vous respondray combien que ne ayons gardé l'ordre du temps touteffois il me a semblé estre très convenable et aussi proffitable de entremesler lesdictes adventures en nostre oeuvre, pour ce que aucunement n'en ont rien escript ceulx qui ont ordonné les livres de la Table Ronde41.

Cette intervention est marquée par une tension profonde entre la tentation de l'exhaustivité et le désir d'ordonner les aventures, selon un ordre chronologique. Le compilateur éprouve le besoin de légitimer son travail, dans la mesure où le sentiment qu'il éprouve est celui d'un ensemble désordonné, alors même qu'il avait promis, dans le prologue, d'ordonner « l'histoire du roy Meliadus [...] traictee amplement et confusément par maistre Rusticien ». Dans cette ultime partie du roman, le compilateur cède indéniablement à la tentation de l'exhaustivité et sa démarche n'est, en définitive, pas si éloignée de celle du pseudo-Hélie de Borron42,

41. Meliadus de Leonnoys, chap. 141, fol. 195d-196a. Quelques feuillets plus loin, il exprime encore une fois le même malaise en des termes similaires, cf. Meliadus de Leonnoys, chap. 151, fol. 209c. 42. Hélie de Borron selon Guiron le Courtois, maistre Rusticien selon l'imprimé. En effet, à la suite de certains manuscrits qui interpolent Guiron le Courtois dans la Compilation de Rusticien de Pise, les imprimés attribuent leur texte au maître pisan. Le Meliadus donne pourtant, quelques feuillets plus loin, le texte du pro¬ logue de Guiron le Courtois. Les deux prologues ne sont pas pour autant en porteà-faux, puisque, conformément à la version donnée par le manuscrit BNF fr. 355, le « prologue de l'acteur » attribue l'œuvre à un compagnon d'Hélie de Borron et non à Hélie de Borron, compagnon de Robert de Borron. Le « je, Helis de Borron » a disparu : « Messire Robert de Borron s'en entremist et Helye de Borron par la priere dudit messire Robert de Borron. Et pour ce que compaignons feusmes d'armes longuement, je commençay mon livre du Brut. » Il reste cependant une contradiction apparente : le premier prologue rappelle que « maistre Rusticien de Pise » a écrit son roman « a la requeste du roy Edouard d'Angleterre » ; dans le second, l'auteur affirme qu'il a repris la plume à l'invitation et en l'honneur du roi Henri d'Angleterre. En attribuant le Meliadus au compilateur pisan, l'éditeur cherche certainement à bénéficier du succès commercial de Gyron le Courtoys, dont il est censé être la continuation.

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1 auteur de Guiron le Courtois, qui dans son prologue affirmait avoir repris la plume pour « mener a fin ce que es aultres livres deffailloit » et offrir au lecteur « des dictz plaisans et délectables »43. À son tour, 1 architecte du Meliadus s'efforce d'intégrer le plus de matière possible, d'épuiser tous les possibles narratifs et de passer en revue une partie importante du personnel romanesque arthurien. Pour donner cette illusion de complétude, le compilateur utilise les formules stéréotypées de fin de chapitre du type : « Mais atant laisse le compte a parler de X et parlera/retourne a parler de Y ». Ces formules lui permettent de refondre les épisodes qu'il emprunte à la Compilation de Rusticien de Pise, d'en modifier à son gré l'agencement, de supprimer ou d'ajouter une aventure. Il lui suffit pour cela simplement de changer le nom des chevaliers : Ileuc demourerent bien .XV. jours pour ce que Galeholt estoit dehaitiez [...]. Mais atant laisse ore li contes a parler de Galeholt le Brun que bien y saurai retourner bien prochainement. Et retournerai a parler de Guiron le Cortois, le très bon chevalier, pour conter une grant mellee qu'il fist avec le Bon chevalier sans Paour. (B.N. fr. 355, fol. 55va-vb)

Illec demourerent bien quinze jours pour ce que Gallehault estoit dehaitté [...]. Mais atant laisse ores le compte a parler de Gallehault le Brun et retourne a parler de Gyron le Courtois, le très bon chevalier, pour compter une grant merveille qu'il fit avec le roy Boort de Gaunes. (Meliadus, chap. 143, fol. 201 d)

Sous couvert d'entrelacement, ces formules consacrent une logique qui ne procède que par empilements successifs. On a là affaire à ce que Paul Zumthor appelle une composition à tiroirs, qui s'ouvrent et se referment sur eux-mêmes44. Les aventures sont conduites d'une seule traite à leur fin, les unes après les autres. Le fil directeur de l'œuvre se perd ainsi dans la multiplication des personnages appartenant à des générations différentes. D'autant plus que le compilateur privilégie les personnages prestigieux (Galaad, Perceval, Erec, Palamède et sa « beste glatissante ») au lourd passé littéraire et les réduit à être les protagonistes d'aventures anecdotiques45. Ce n'est qu'aux chapitres 171 et 172 qu'est enfin racontée la libération

43. Meliadus de Leonnoys, prologue, fol. la-b. 44. Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 2000 (lre éd. 1972), p. 436. 45. Ainsi, Galaad est le « héros » d'une bien triste histoire, aventure peu flatteuse pour le Miles Christi de la Queste del Saint Graal : il tue un jeune chevalier qui voulait prouver la force de son amour à sa bien-aimée en s'attaquant au meilleur

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de Guiron le Courtois et de ses compagnons d'infortune. L'imprimé se referme, au chapitre suivant, sur la mort de Méliadus, recopiée presque mot à mot du Tristan imprimé. Le récit de la disparition du héros relève de cette volonté affirmée, à mots plus ou moins couverts, dans le prologue de mettre en ordre le texte-source et d'inscrire les aventures de Méliadus dans le cadre strict d'une biographie chevaleresque. Le compilateur, dans son intervention liminaire, a évoqué l'ascendance prestigieuse de Méliadus, insistant sur l'historicité et l'exemplarité des aventures de son héros, puis il a raconté ses aventures jusqu'à ce qu'il parvienne au faîte de la gloire, couronné par Arthur devant tous les chevaliers de la Table Ronde46. Son roman s'achève alors logiquement sur la disparition du roi de Léonois. Le recours à cette réorganisation « biographique » trahit la soumission à un modèle d'écriture qui s'impose à la fin du Moyen Âge47. Autrement dit, cette réap¬ propriation du roman médiéval tente d'adapter le parcours du héros au contexte idéologique et à un genre particulièrement en vogue à la fin du XVe et au début du XVIe siècles. Compiler, - le « labeur » et les interventions de l'architecte du Méliadus le montrent -, c'est non seulement « métré en ordre » un livre, « insérer » et « entremesler » des aventures dignes de « mémoire perpétuelle », mais c'est aussi accomplir tous les possibles narratifs que présente la matière, pour offrir une nouvelle « histoire singulière et récréative » aux « desirans lecteurs », selon les termes du prologue. Le résultat, pour le lecteur moderne, est plutôt déconcertant, pour ne pas dire décevant. Il aurait suffi d'oublier la promesse faite par Gyron le Courtoys de délivrer les prisonniers pour assurer la cohérence et l'autonomie de la nouvelle conjointure du roman. Ce que nous retiendrons surtout, c'est la constatation que la praxis du compilateur de cette première moitié du XVIe siècle ne diffère guère de celle de ses prédécesseurs du Moyen Âge : on retrouve les mêmes tensions entre la volonté d'ordonner le récit et la tentation de l'exhaustivité, ainsi que les mêmes besoins de légitimation48. *

chevalier du monde, et ne peut empêcher le suicide du père du jeune homme (Méliadus de Leonnoys, chap. 153). 46. Méliadus de Leonnoys, chap. 166. 47. Cf. Elisabeth Gaucher, op. cit. 48. Cf. Joël Blanchard, « Compilation et légitimation au XVe siècle », Poétique 74 (1988), p. 139-157.

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Au terme de cette rapide comparaison entre la tradition manuscrite et les imprimés, il nous faut encore une fois mettre l'accent sur la fidélité des textes à leur source médiévale. Certes, ils ont négligé les insertions versifiées, particulièrement les poèmes lyriques. Ils ont tenté de « mettre en ordre » un texte qu'ils ressentaient comme « confus » en ajoutant parfois encore de la confusion. Ils se sont aussi fondés sur un exemplar qui n'était pas exempt de lacunes et d'obscurités. Mais peut-on leur reprocher de n'avoir pas été de bons philologues et d'avoir mal choisi leur texte de base ? Bon gré, mal gré, ils nous offrent un texte d'une bonne qualité d'ensemble, témoin rajeuni d'une œuvre pour laquelle nous ne disposons toujours pas d'édition moderne. Le travail des libraires a été guidé par une soumission presque totale à l'écrit qui les a précédés avec la conséquence qu'ils n'ont pas trouvé ce souffle nouveau qui aurait permis si ce n'est un renouveau, du moins la survie de la matière arthurienne. La mode a changé et, comme l'écrit François de La Noue dans les années 1580, les lecteurs n'ont plus le goût de ces « vieux romans » : Les vieux romans, dont nous voyons encor les fragments par ci & par là, à sçavoir de Lancelot du Lac, de Perceforest, Tristan, Giron le Courtois, & autres, font foy de ceste vanité antique. On s'en est repeu l'espace de plus de cinq cens ans, jusques à ce que nostre langage estant devenu plus orné, & nos esprits plus fretillans, il a fallu inventer quelque nouveauté pour les esgayer49.

Ce souffle nouveau, qui a fait si cruellement défaut aux compilateurs de nos « vieux romans » arthuriens, est finalement arrivé par le Sud pour donner naissance à ce fabuleux succès éditorial du XVIe siècle que sont les Amadis. Barbara WAHLEN Université de Lausanne

49. Discours politiques et militaires, éd. Frank Edmund Sutcliffe, Genève, Droz, 1967,

p. 162.

Le testament d'un compilateur : montages textuels et invention romanesque dans l'édition princeps des « livres de Merlin » (Antoine Vérard, 1498)

Qu'il soit amateur de « vieux » textes ou de littérature plus contemporaine, le lecteur de la Renaissance a inévitablement rencontré le nom d'Antoine Vérard, le libraire-éditeur le plus célèbre et le plus influent, à l'orée du XVIe siècle, sur la place de Paris1. Reflet fidèle, voire inspirateur, des modes littéraires de son temps, Antoine Vérard a rassemblé dans ses deux ateliers parisiens un grand nombre de manuscrits de toutes époques pour faire tourner les presses de ses quelques 280 entreprises éditoriales, parmi lesquelles on compte les plus grands succès romanesques du Moyen Age. En 1498, cinq ans après sa réédition du Lancelot en prose, il entreprend d'éditer un autre ensemble romanesque, puisé lui aussi dans les récits arthuriens qui ont fait la fortune du roman au XIIIe siècle. Après Lancelot et Tristan, les deux grands protagonistes du roman en prose, Vérard s'attaque donc à Merlin : il publie, à l'enseigne du pont Nostre Dame, un livre en trois volumes respectivement intitulés Le Premier volume de Merlin, Le Second volume de Merlin et Les Prophecies de Merlin2.

1. Voir Mary Beth Winn, Anthoine Vérard parisian publisher, 1485-1512. Prologues, poems, and présentation, Genève, Droz, 1997. 2. Voir le fac-similé proposé par C. E. Pickford, Le Premier Volume de Merlin 1498, Le Second Volume de Merlin 1498 et Les Prophecies de Merlin, London, The Scolar Press, 1975. Pour une description et une édition de quelques extraits du troisième volume, voir L. A. Paton, Les Prophecies de Merlin. Edited from ms. 593 in the Bibliothèque munic¬ ipale of Rennes, New-York-London, 1926,1.1, p. 39-46 et 449-496.

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Contrairement au cycle de Lancelot ou à la somme que constituent les versions manuscrites du Tristan en prose, cette trilogie consacrée à Merlin est un trompe-l'œil, une illusion de cycle. Il s'agit d'une compilation tardive, de la construction raisonnée d'un montage textuel qui rassemble trois romans, aux origines et aux enjeux bien distincts3. Le premier volume contient en effet le premier roman en prose consacré à Merlin, centre narratif du cycle du pseudo-Robert de Boron, avant d'être intégré dans le cycle du Graal4. Le second volume est une copie de la suite dite « historique » du Merlin, jusqu'à la disparition du prophète dans les profondeurs de la forêt Damantes, longue amplification à l'échelle d'un livre, à l'origine destinée à relier la geste de Merlin à celle de Lancelot5. Quant aux Prophéties de Merlin, il s'agit du dernier roman arthurien du XIIIe siècle, qui exploite largement les techniques narratives de ses prédécesseurs, tout en s'efforçant de dégager le récit de leur trajectoire cyclique6. Deux siècles au moins après leur création, trois générations romanesques sont donc ici rassemblées en un seul livre, conçu comme un « recueil cumulatif », pour reprendre la terminologie naguère proposée par Ian Short7. Cette édition princeps est également le dernier chaînon d'une tradition manuscrite complexe, qui met en évidence le dynamisme de l'invention romanesque médiévale : bien souvent réécrits en même temps que retranscrits, rappelons que ces romans étaient avant tout retravaillés de l'intérieur, et qu'il est souvent bien difficile de marquer la frontière qui sépare l'invention

3. Pour une recension des manuscrits cycliques du Lancelot-Graal et du Tristan en prose, voir R. Trachsler, Clôtures du cycle arthurien. Etude et textes, Genève, Droz, 1996, p. 557-564 et E. Baumgartner, Le « Tristan en prose ». Essai d'interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 17-87. 4. Merlin, roman en prose du XHIe siècle, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1980. Pour une étude détaillée de la tradition manuscrite du Merlin en prose, voir A. Micha, « Les manuscrits du Merlin en prose de Robert de Boron », dans Romania, t. 79 (1958), p. 78-94 et 145-174. Voir aussi N. Andrieux-Reix et E. Baumgartner, Le « Merlin » en prose, Paris, PUF, 2001, p. 9-10. 5. The Vulgate Version of Arthur ian Romances, éd. H. O. Sommer, Washington, The Carnegie Institution, 1909, vol. II, et Le Livre du Graal, éd. publiée sous la direction de P. Walter, Paris, Gallimard, 2001, p. 809-1662. 6. Pour une vue d'ensemble de la version romanesque du texte, voir Les Prophesies de Merlin, éd. A. Berthelot, Cologny-Genève, Fondation Martin Bodmer, 1992. Voir aussi notre édition critique, « Les Prophesies de Merlin, roman en prose du XlIIe siè¬ cle. Edition critique et commentaire littéraire », dans Positions des thèses (...) pour obtenir le diplôme d'Archiviste paléographe, Paris, Ecole nationale des chartes, 1997, p. 194-197. 7. I. Short, « L'avènement du texte en langue vernaculaire : la mise en recueil », dans Théories et pratiques de l’écriture au Moyen Age, Littérales 4 (1988), p. 11-24.

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d'un nouveau roman de la copie amplifiée, travestie ou déconstruite d'un ancien. En me penchant sur la dernière comète de cette constellation littéraire, je souhaiterais donc voir à mon tour si les procédés d'écriture propres à la production arthurienne y sont encore à l'œuvre, et si le passage du manuscrit à l'imprimé ne constitue pas une sorte de limite à ce travail de l'intérieur dont chaque copie manuscrite porte la trace.

Un montage textuel et visuel Antoine Vérard n'est pas le premier professionnel du texte à avoir pris l'initiative de constituer une somme romanesque autour de la figure célèbre de Merlin. Quelques années avant lui, un libraire vénitien s'était chargé d'éditer une version italienne de la légende du prophète, et il est probable que l'éditeur parisien avait déjà à sa disposition un manuscrit pseudo-cyclique8. Grand bâtisseur du monde arthurien depuis ses origines littéraires. Merlin est aussi au centre du premier cycle romanesque en prose, et peut-être le person¬ nage qui eut la vie littéraire la plus longue et la plus étendue, de l'Angleterre de Geoffrey de Monmouth à l'Italie de Folengo et de l'Arioste9. Néanmoins, contrairement à d'autres compilations qui retravaillent totalement le texte copié afin d'assurer la cohérence du livre en cours de fabrication, l'ensemble romanesque qu'a signé Vérard porte les traces très visibles du montage auquel il s'est prêté, au point même qu'il semble constitué à la va-vite et ne cache pas ses failles. Le compilateur n'a pas pris la peine de gommer les incohérences narratives les plus flagrantes, la preuve la plus spectaculaire étant apportée par les épisodes consacrés à la mort du protagoniste. Dans la trilogie. Merlin meurt littéralement deux fois, dans des circonstances sensiblement différentes, et ressuscite de façon saugrenue entre le second et le troisième volume : la Suite du Merlin relate, comme on le sait, la version féerique (et érotique) de la disparition du prophète, « enserré » dans une tour enchantée par

8. Voir Paulino Pieri, La Storia di Merlino, a cura di Mauro Cursietti, Roma, Zauli Editore, 1997. 9. Voir la thèse de Paul Zumthor, Merlin le Prophète : un thème de la littérature polémique, de l'historiographie et des romans, Genève, Slatkine, 1943, p. 101-108 et 261-272.

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la Dame du Lac, qui veut vivre avec lui un amour sans absences10 ; à l'inverse, les Prophéties proposent plus loin une version parodique et chaste de l'épisode, réécrit à partir du Lancelot en prose. Le prophète est cette fois « entombé » vivant par la même fée, poursuivant de sa haine l'Antéchrist manqué qu'est à ses yeux son maître enchanteur. Dans le premier cas, le prophète se tait à tout jamais, dans l'autre au contraire, sa mort « clinique » inaugure une renaissance du récit, qui recueille sa matière nouvelle au tombeau de Merlin. A leur tour, les parti-pris visuels de l'éditeur confirment de façon cocasse l'impression de négligence qui a présidé à l'élaboration du recueil. Le texte imprimé est illustré d'une vingtaine de bois gravés ; mais ces gravures se raréfient à mesure qu'on avance dans la lecture : si le premier volume en contient une dizaine, le second n'en concentre plus que sept dans la première moitié, et le dernier volume n'en a pas une seule. De surcroît, ces illustrations sont de toute évidence, comme souvent, des remplois de bois antérieurs, représentant des scènes topiques de récits chevaleresques* 11. Indice éloquent : aucune de ces gravures ne montre le protagoniste, aucune d'entre elles ne commente de près le texte, à commencer par le frontispice, dont le sujet semble à première vue correspondre à la trilogie, mais révèle à un regard à peine plus attentif un emprunt à l'iconographie d'un autre texte célèbre, comme on va le voir. Le livre à peine ouvert, le lecteur est donc d'emblée confronté à un détournement visuel12. L'image inaugurale est présentée en pleine page aux dimensions de Y in-quarto. Elle distingue plusieurs plans : en haut à droite, le lecteur reconnaît sans peine l'archange divin chassant du Paradis l'engeance diabolique, représentée par cinq personnages monstrueux qui tombent sur la Terre. Ces premiers temps du monde, que rappelle le début du Merlin de Robert de Boron, expliquent bien entendu dans la fiction du romancier l'origine et les compétences surnaturelles de son personnage. Au centre de l'image et au premier plan, isolés sur la terrasse d'une construction qui occupe la moitié gauche de l'image, deux groupes de personnages sont représentés. Deux femmes nues donnent, comme on peut le supposer, un exemple des vices auxquels l'influence diabolique pousse l'Humanité. Devant

10. Voir C. E. Pickford, op. cit., vol. II. Dans l'Estoire Merlin, l'« enserrement » a lieu dans la forêt de Brocéliande, auprès d'une aubépine en fleur (cf. H. O. Sommer, op. cit, vol. II, p. 451 et Le Livre du Graal, op. cit., p. 1632). 11. Cf. par exemple Mary B. Winn, Anthoine Vérard, op. cit., p. 36-8. 12. Voir planche jointe.

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elles, un homme et une femme habillés à la mode du XVe siècle s'entretiennent en faisant face au lecteur, leur contemporain. Isolé à l'intérieur de l'édifice dans son atelier d'écriture, un écrivain surplombant la scène observe de sa fenêtre les deux groupes angélique et humain et domine ainsi deux, voire trois temporalités, qui incitent à lire l'image de haut en bas et de droite à gauche : les origines du monde d'abord, le présent de l'Histoire et de l'écriture ensuite, et le futur du lecteur édifié par le texte qu'il va lire, s'il passe le seuil de ce frontispice. On pourrait donc se contenter de voir là une représentation très synthétique de la relation que l'activité d'écriture entretient avec la Création biblique et l'Histoire, thème central, évidemment, dans les romans de Merlin. Mais le regard ne peut qu'être attiré par un objet que tient dans sa main gauche l'écrivain, et que le compilateur a vraisemblablement « oublié » de gratter : un œuf, attribut symbolique associé par les clercs médiévaux à la figure d'Ovide, en vertu d'une remotivation sémantique de son nom. Ovide, c'est-à-dire « ovum dividens, celui qui divise l'œuf », le conteur des origines du monde. Cette étymologie célèbre avait été exploitée par l'auteur de Y Ovide moralisé, qui ouvre sa translation des Métamorphoses en rassemblant dans un même récit les deux cosmogénèses antique et chrétienne13. Et dans les manuscrits du XVe siècle, un frontispice enluminé représente fréquemment Ovide, identifiable à son œuf, dans son cabinet de travail, et la chute des anges rebelles, chassés du Paradis14. Cette iconographie ovidienne n'a pas échappé à Antoine Vérard, qui réédite précisément les Métamorphoses médiévales (sous le titre de Bible des poètes) la même année que la trilogie de Merlin, et reprend à son compte les gravures de l'édition princeps proposée par Colard Mansion quinze ans plus tôt15. Remplois donc à peine déguisés d'images célèbres, les illustrations des « livres de Merlin » se répètent également au sein de l'édition elle-même, qui fonctionne à l'économie : sur dix-sept occurrences, l'atelier n'a fait qu'utiliser huit bois gravés différents. Dans la Suite du Merlin en particulier, le même bois standard représentant une scène de bataille sanguinolente est repris six fois de suite, comme

13. Ovide moralisé. Poème du commencement du quatorzième siècle publié d'après tous les manuscrits connus par C. de Boer, Amsterdam, 1915-1918, livre I, vv. 204-228. 14. Voir par exemple l'enluminure qui ouvre Y Ovide moralisé dans le manuscrit Thott, 399 de la Bibliothèque royale de Copenhague. 15. Cf. M. B. Winn, Anthoine Vérard, op. cit., p. 269-281.

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si l'éditeur avait voulu faire un commentaire visuel parodique de cette portion du texte consacrée aux premières années du règne d'Arthur - partie du roman qui, il faut bien le reconnaître, pèche par la monotonie de ses scènes de bataille successives...

De la trilogie au diptyque monumental Telle qu'elle se présente, l'édition semble donc peu soucieuse de présenter au lecteur un récit uniformisé, estompant les frontières de ses multiples collages. Pourtant, on décèle un parti-pris éditorial ambitieux, fondé sur une connaissance assez précise des textes, et visant à transformer ce recueil cumulatif en recueil intégral. Au plan strictement matériel, l'unité de la trilogie ne fait pas de doute. La dernière page du troisième volume porte seule un colophon. Si les bois gravés sont des pièces rapportées commentant de très loin le récit, sur le plan visuel, ils instaurent une hiérarchie très nette entre le frontispice inaugural et les autres chapitres, illustrés par des bois de plus petite taille16. D'un point de vue narratif, les textes mis bout à bout suivent la carrière de Merlin de sa conception diabolique jusqu'à sa mort et, au-delà, il se poursuit jusqu'à la dernière ligne d'écriture qu'aura suscitée, de façon posthume, son don de prophétie. A première vue, Vérard (ou sa source manuscrite) a donc voulu faire un roman pseudo-biographique, indépendant (ou complément, ou concurrent) des grands romans arthuriens qu'il vient d'éditer. Cependant, dans la structuration du texte, un autre code narratif, très ancien, se reconnaît sous le modèle biographique, celui de l'hagiographie. Plus qu'une trilogie qui relate l'enfance, l'âge adulte puis la mémoire du personnage défunt, l'édition se présente comme un diptyque, complétant les faits qui constituent la geste du personnage par les paroles qui ont illustré son autorité. La formule d'entrelacement qui fait passer d'un « panneau » à l'autre énonce clairement cette perspective. Elle assimile, dans l'ordre de la fiction romanesque, le personnage à la figure d'un saint : Atant se taist atant et fait fin le compte de la vie Merlin et de ses faiz et compte de ses prophecies.17

16. Pour le colophon, voir le fac-similé, op. cit., vol. III, fol. CLIIb. 17. Le Second volume de Merlin, op. cit., fol. CLXXIIv.

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Par l'intermédiaire du calque hagiographique, l'édition princeps des romans de Merlin vise ainsi, dans ses choix formels, à monumentaliser la carrière du personnage le plus important de la fiction arthurienne. On perçoit ici l'enjeu et la fonction du changement de support qui accompagne toute édition princeps d'une œuvre médiévale. Comme il l'avait lui-même revendiqué dans le prologue de son Lancelot dédié au roi Charles VIII, en éditant les grands romans des siècles passés, Antoine Vérard souhaitait produire un monument destiné à préserver et à rassembler, selon ses propres mots, « l'immortelle mémoire » des héros de roman : recueillliz et mis par escript en volumes autentiques pour obtenir lieu de perpétuité et demourer a tousjours en la mémoire des vivans.18

L'éditeur, qui canonise en quelque sorte ici le créateur du monde arthurien, est donc très conscient de l'ampleur de son entreprise. Il souhaite non seulement prolonger la vie des grands textes, mais aussi la fixer sur un support inaltérable, reproductible à l'infini, à « perpétuité ». De ce point de vue, signalons le, sa stratégie fut en partie efficace, puisque son édition des romans de Merlin, quelles que soient ses failles et ses maladresses, a servi de texte de référence et fut rééditée six fois jusqu'en 1528, avant que les Prophecies ne soient condamnées par le Concile de Trente, qui jugeait trop inquiétante l'autorité incontestée d'un personnage de fiction. Dans le même mouvement, cette fonction de monumentalisation associée à la production éditoriale vient contredire une caractéristique importante du texte médiéval. Si l'édition veut fixer et préserver en « volumes autentiques » la mémoire des textes anciens, elle prélève son matériau romanesque dans un ensemble nécessairement hétérogène : quel que soit le nombre de manuscrits dont disposait l'éditeur (et il est fort probable que le compilateur ait procédé à un examen comparé de copies divergentes), l'édition s'insère dans une longue chaîne de réécriture. A l'instar de Merlin, la forme d'un roman médiéval ne peut qu'être un intermédiaire entre plusieurs semblances, la dernière métamorphose d'un texte en devenir. Dans cette perspective, la double nature du texte hagiographique convenait particulièrement bien à la double compétence de Merlin, à la fois prophète et enchanteur ou encore, depuis Robert de Boron, figure

18. M. B. Winn, Anthoine Vérard, op. cit., p. 297. Le prologue de Vérard s'achève sur la célébration de « l'immortelle mémoire » de la valeur de Lancelot.

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intermédiaire entre le simple personnage prenant part à la diégèse et l'auteur impliqué dans la construction du récit. Au sein de la fiction arthurienne, Merlin n'est pas seulement le créateur d'un monde, il est aussi celui du livre, la figure de l'invention romanesque médiévale, toujours mouvante. En plaçant les Prophéties de Merlin à la suite de L'Estoire Merlin, l'éditeur reste en cela très fidèle à la stratégie narrative qui caractérise l'invention romanesque en prose, à la fois orientée par un désir de totalisation et traversée par de multiples possibilités d'ouverture.

L'inépuisable prophète La version que l'édition princeps propose des Prophéties de Merlin est éloquente à plus d'un titre. Sans s'attarder ici sur la structure de cet étrange roman, rappelons simplement qu'il propose une réflexion sur l'écriture romanesque particulièrement élaborée : en faisant de la fabrication du livre de prophéties l'aventure principale de son récit, le romancier donne à voir ses procédés d'invention, dont il joue avec une habileté parfois vertigineuse. D'autre part, la tradition manuscrite de ce texte instable dédouble en quelque sorte la fiction du livre en devenir racontée par le narrateur. Or, dans l'édition Vérard, le texte qui ferme le diptyque est à la fois une version en grande partie unique des Prophéties, et la version la plus « aboutie » de l'histoire de la compilation des livres de Merlin. Pour ausculter cette version éditée des Prophéties de Merlin, j'ai observé les fragments textuels, narratifs ou prophétiques, inconnus des autres versions du texte qui nous sont parvenues. Ces fragments ont en effet toutes les chances d'être des amplifications tardives. Quelles que soient leur origine et leur ancienneté au sein du corpus, leur nature, leur place et leur fonction dans l'ensemble de l'œuvre permettent de confirmer un certain nombre de procédés d'écriture propres à l'invention romanesque médiévale. D'une manière générale, ces épisodes inédits jouent sur la mémoire du lecteur et sur ses compétences en matière de romans médiévaux. Le récit s'adresse à des « habitués » des feuilletons arthuriens, et les jeux de miroir sont tels, qu'aucun lecteur ne peut entrer dans le texte s'il n'en possède pas au préalable les clés d'accès. On retrouve deux grandes tendances, à l'œuvre dans les réécritures arthuriennes : tantôt le récit répète, dédouble ce qui est déjà écrit, tantôt il explicite les silences des romans antérieurs. Dans le premier

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cas, le romancier tardif reprend un détail caractéristique d un personnage, ou la structure d'un épisode, en forçant le trait. Dans l'édition de Vérard, un épisode illustre une fois encore les facultés enchanteresses de Merlin : à la demande du roi Uterpandragon, Merlin joue un tour à ses conseillers récalcitrants. Sous le coup de ses « espirements », ces derniers, chevauchant à leur insu des montures indignes de leur condition (des ânes), sont conduits aux moulins de Londres en croyant se rendre à leur palais. Le lendemain, les barons se rendent compte qu'ils ont été dégradés à la condition infamante de meunier et supplient Merlin de défaire le sort dont ils sont les victimes. Cette mystification souligne la double fonction du jeune prophète auprès du roi, auquel il sert à la fois de premier conseiller et de bouffon. Consigné à la fin des Prophéties, l'épisode s'inspire de l'histoire du baron jaloux dans le Merlin en prose, mais il redouble aussi un épisode des Prophéties de Merlin, que le lecteur vient de lire dans le texte édité19. A l'inverse, en exploitant les silences des textes antérieurs, les amplifications servent la visée totalisante du récit. Ce goût pour l'explicitation des origines et des fins dernières, qu'il concerne un objet, un animal, un sentiment ou un événement, est en partie comparable au fonctionnement de certaines fictions cinématographiques contemporaines ; il rend les potentialités narratives de l'univers arthurien inépuisables. Dans l'édition. Merlin montre par exemple au roi, resté perplexe devant la merveille de la tour de Vertigier, comment un reptile peut vivre dans un lieu anaérobie (fol. CXLII-III)20. Le dragon qu'il fait extraire d'une pierre lui permet alors de prédire de nouvelles prophéties, mais aussi d'accomplir son devoir amoureux : il fait sertir quatre dents arrachées au monstre et envoie la bague magique en cadeau à la Dame du Lac. Comme on le voit, ces développements narratifs entretiennent un rapport complexe avec leurs intertextes, incessamment convoqués sans être explicitement cités. Les réécritures, traversées par un jeu polyphonique qui permet de faire jouer plusieurs modèles à la fois, sont souvent travaillées par des glissements parodiques. Dans cette dernière version du texte, le prophète est sans cesse confronté à sa moitié diabolique, et sa luxure congénitale s'exerce désormais sans

19. Merlin en prose, op. cit., p. 155-164. Dans le Merlin en prose, l'épisode du baron jaloux déclenche à la cour la compilation du livre des prophéties de Merlin. 20. Rappelons que cet épisode inaugurait la carrière de Merlin auprès du roi dans le Merlin en prose (op. cit., p. 110-121).

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retenue. Un épisode nous montre ainsi Merlin violant toutes les messagères de la Dame du Lac, y compris les femmes centenaires, comme cette « Orphine », dont le nom suggère à la fois l'âge avancé de la veuve et une parenté au moins graphique avec le vainqueur mythique des Enfers21. Dans le même épisode, le récit donne également une origine rationnelle à un événement fondateur du Lancelot en prose : l'enlèvement du héros par la Dame du Lac. A l'origine du destin du protagoniste, le geste de la fée ne faisait bien entendu l'objet d'aucune explicitation. Le texte du XVe siècle nous introduit dans l'intimité jusque là préservée de la fée, qu'il nous montre à l'agonie, alitée, le visage boursouflée, la croix sur la poitrine. Alerté par la nouvelle, le roi Ban se rend à son chevet accompagné de son médecin personnel et lui sauve la vie. La fée jure alors au futur père de Lancelot qu'elle se souviendra un jour de son geste, et le texte n'en dit pas plus sur ses échos intertextuels implicites. Au sein des Prophecies, cet incident alimente la relation orageuse que Merlin entretient avec la Dame du Lac et retarde, dans l'économie du récit, l'assassinat du protagoniste. Il souligne aussi, me semblet-il, un autre aspect de la polyphonie qui parcourt les textes arthuriens et met en évidence un conflit d'autorité fondamental entre la figure, autoritaire et masculine, du prophète, et celle de la fée. Comme une autre digression le suggère, l'enjeu véritable de la relation entre ces deux figures de clergie semble bien être d'ordre poétique : la fée souhaite en effet détourner à son profit les compétences du prophète pour orienter la fiction selon sa fantaisie. Dans le texte édité, l'ami de la Dame du Lac, Méliadus, qui sert aussi d'intermédiaire entre l'esprit du prophète et son compilateur, délaisse pendant quarante jours ses devoirs de clerc pour ses désirs d'amant22. Face à cet imprévu qui suspend un temps toute l'activité prophétique, le Sage Clerc a toutes les peines du monde à faire revenir son indispensable acolyte, et il faut convoquer trois diables pour susciter enfin chez le jeune homme un songe suggestif l'incitant à revenir à l'atelier d'écriture !

21. Les Prophecies de Merlin 1498, op. cit., fol. XLVIb-XLVIIIc. 22. Méliadus, frère de Tristan, est une invention des Prophecies de Merlin pour les besoins du récit. Le jeune chevalier, amant de la Dame du Lac, parvient grâce à elle à se rendre au pied du tombeau du prophète, auprès duquel il recueille régulièrement une moisson prophétique nouvelle, retranscrite au fur et à mesure par le secrétaire de Merlin à l'atelier d'écriture.

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Dans les Prophéties, si la voix de Merlin paraît toute puissante, elle ne s'intégre jamais dans l'univers romanesque sans un contrepouvoir féminin qui contrecarre quelque peu les tendances centrifuges du discours prophétique.

Ouvertures : l'œuvre testamentaire La spécificité du recueil de prophéties que compilent les clercs du dernier roman de Merlin est d'être infiniment ouvert : non seulement les clercs copient sans ordre ni discrimination toutes les prophéties de Merlin qui leur tombent sous la main, dans le cours de la fiction, mais ces prophéties peuvent être posthumes et concerner d'autres temps, d'autres espaces et d'autres mondes que le royaume arthurien. On comprend dès lors que quasiment chaque manuscrit du roman contienne un recueil de prophéties qui lui soit propre, et qu'il ait été tentant d'en retrancher et d'en rajouter autant qu'on en voulait, au gré des réécritures. Dans le cas de l'édition Vérard, le contenu prophétique est en grande partie inédit. Néanmoins, si l'on s'intéresse à la relation que l'amplification prophétique entretient avec son environnement narratif, on retrouve les tensions poétiques qui sous-tendent l'écriture du roman en prose : d'une part, la prophétie permet de greffer au roman arthurien n'importe quel autre horizon littéraire, et brise ainsi la clôture qui menace d'épuiser l'inventivité romanesque ; d'autre part, l'ouverture prophétique renvoie à la tendance totalisante du roman en prose en assumant le paradoxe que vouloir tout dire, c'est avouer qu'on ne peut tout dire, et mettre en forme cet aveu d'impossible épuisement. On comprend alors, pour finir, l'importance de la fiction de la mise en recueil dans le roman des Prophéties : elle seule, une fois le prophète « entombé », permet d'éviter que l'ensemble prophétique n'entame la cohérence du récit qui l'accueille. Après la dernière visite de Méliadus au tombeau de Merlin, sur laquelle s'achèvent les versions les plus anciennes du texte, l'édition se poursuit sur une fin post-scriptum, qui nous montre le dernier compilateur des livres de Merlin devenu très vieux et très célèbre, aussi riche et aussi puissant, nous dit le narrateur, que le roi Arthur. Sentant sa mort prochaine, le Sage Clerc convoque tous les clercs du royaume pour leur transmettre ses dernières volontés. Sur son lit de mort, il retrace pour eux la généalogie des livres de Merlin depuis le premier roman du prophète, et construit, sur le modèle des lignées naturelles, un

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autre type de filiation, d'ordre clérical : un lignage d'« escrivains ». Cet épisode, que je crois tardif, tâche de donner une cohésion à un ensemble disparate en inventant une chronologie de l'écriture, une linéarité temporelle qui a commencé, comme le Sage Clerc le dit lui-même, au « berceau de Merlin », s'est poursuivie après la mort de l'auteur, et se poursuivra même après la mort du compilateur : dans ces derniers feuillets, le clerc prend soin de nommer son successeur à l'atelier d'écriture, Robert le Chapelain. Petit-fils spirituel d'un prophète qui n'est plus de son monde, Robert hérite bien sûr d'une totalité, d'une bibliothèque constituée de l'œuvre complet de Merlin, mais surtout d'une compétence, d'un droit à faire fructifier le patrimoine en lui donnant une suite, qu'intègre l'édition. Dans le livre imprimé, une rubrique annonce le décrochement : Seigneurs, fait il, mon grant trésor que j'ay amassé vueil je qu'il soit despendu au service de Merlin et sachez certainement que le siecle en amendera moult. Je vueil que toutes les batailles qui furent faictes du temps du roy Luces de Logres parmi le monde et seront faictes jusques a tant que la Table Ronde durera soient rassembles et aportees icy et mises en escript en parchemin et y soit fait ung tel livre que tout le monde amendera. Or seingneurs clercz, je vueil que Rubers le Chappelain soit en lieu de moy après ma mort et vueil que devant lui soient aportees les batailles et les merveilles escriptes et s'il trouve aucune chose de Merlin, qu'il soit incontinent mis en escript avec ses prophecies, et les chevaleries soient mises en chascune par soy, aussi celles de paiennie comme comme celle de Chrestienté, et sachez certainement que moult sera a louer celui livre quant il sera parfait. Lors se desvetit le Sage Clerc de son grant trésor et le donna a Rubers le Chappelain et que pour Merlin le tenist et qu'il fust despendu a son service. Et celui receut la seigneurie toute en telle maniéré comme Raymon le Sage Clerc de Galles lui donna, qui si longuement avoit esté au siecle au service de Merlin, ainsi comme nous vous avons compté, qui les prophecies Merlin avoit mis en escript.23

Sur son lit de mort, le Sage Clerc, le plus éminent spécialiste des œuvres de Merlin, invite ainsi son héritier à continuer le livre du prophète. Mais cette continuation, qui se veut œuvre « parfaite », totale, en même temps que recueil de fragments hétérogènes, racontera toute l'histoire du temps de la Table Ronde : non seulement

23. Les Prophecies de Merlin 1498, op. cit., fol. CXLVIIb-CXLVIIIa.

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les prophéties de Merlin, mais aussi « les batailles et les merveilles », d'ici et d'ailleurs. En faisant de ce livre un récit de « chevalerie », le Sage Clerc infléchit donc sa propre compilation dans un sens romanesque, et donne du roman une définition centrée sur ses capacités d'accueil, inépuisables. Au moment de finir, le récit médiéval nous livre son propre testament, et met en œuvre son impossible clôture. En ce sens, la compilation copiée par Vérard célèbre plus de deux siècles d'invention romanesque, et prévoit aussi ses destinées futures, puisqu'au XVIe siècle et au-delà, il y aura toujours matière romanesque à puiser au tombeau de Merlin. On ne s'étonnera donc pas de trouver dans les poèmes macaroniques de Folengo, qui se fait appeler « Merlin Coccaï »24, ou dans le Don Quichotte de Cervantes, une caverne enchantée par Merlin. Dans les deux cas, l'enchanteur momentanément tiré du cycle breton n'est plus qu'une réminiscence ludique, qui s'efface devant d'autres figures de récit. Rappelons cependant que dans la caverne de Montesinos, où Don Quichotte vit un rêve éveillé, circulent quantité de fantômes médiévaux, qui feront dire à Sancho Pansa, grand détecteur des modèles romanesques de son maître : « Dis moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. » Nathalie KOBLE E. N. S., Paris

24. Folengo, Baldus (1552), a cura di E. Faccioli, Torino, Einaudi, 1989.

CHAPITRE IV ÉTHIQUES ET IDÉOLOGIES

L'errance du couple noble : évolution d'un outil didactique dans le roman du XIVe au XVe siècle (l'exemple de Cleriadus et Meliadice)

Le roman Cleriadus et Meliadice1 a été écrit aux environs de 14351445. Il reprend des éléments de Ponthus et Sidoine} roman anonyme adapté du Horn3 texte en vers du XIIe siècle. La comparaison entre le Horn, et un poème moyen anglais, King Horn, suggérant l'existence à un moment donné d'un texte source, modèle commun à ces deux œuvres, Cleriadus et Meliadice est une récriture de récriture de récriture, un bon exemple des jeux intertextuels romanesques. Or un épisode interne, absent de Ponthus et Sidoine, suppose un autre lien de filiation, avec cette fois le Roman du Comte d'Anjou4 de Jehan Maillart, écrit au début du XIVe siècle. Dans ces deux textes en effet l'épisode de l'errance touche un couple de héros nobles et s'attaque en priorité à la dame. Ponthus et Sidoine a vraisemblablement été écrit dans l'entourage du Chevalier de la Tour Landry et porte des caractères fortement didactiques. Le Roman du Comte d'Anjou se veut ouvertement un enseignement, un « bon examplaire ». 1 2 3 4 5 Le projet de l'auteur de

1. Cleriadus et Meliadice, roman en prose du XVe siècle, édition critique par Gaston Zink, Paris-Genève, Droz, TLF, 1984. 2. Le roman de Ponthus et Sidoine, édition de Marie-Claude de Crécy, Paris-Genève, Droz, TLF, 1997. 3. Roman de Horn, édition de M. K. Pope, Oxford, Anglo-Norman Textes, 1955 et 1964. 4. Jehan Maillart, Le Roman du Comte d'Anjou, édition de Mario Roques, Paris, Champion, CFMA, 1931, réédition 1974. 5. Le Roman du Comte d'Anjou, op. cit., v. 31.

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Cleriadus et Meliadice peut donc aussi relever de la veine didactique. Or, la comparaison des deux épisodes où erre le couple noble séparé et déchu montre une altération nette de l'exemplarité et une réorientation propre à la visée politique du XVe siècle.

L'héroïne errante : récriture du schéma Dans le Comte d'Anjou comme dans Cleriadus, l'épisode intervient après une série d'aventures initiales, plutôt qualifiantes, au moment où les héros ont atteint un palier : la fille du comte d'Anjou est devenue comtesse de Bourges et attend la naissance d'un héritier ; Cleriadus s'est illustré dans des combats divers, a défendu la cause du roi d'Angleterre en combat singulier et vient d'échanger des serments de fidélité amoureuse avec Meliadice, la fille du souverain. L'errance va donc fonctionner comme un rebondissement qui transforme tout le début du roman en simple situation initiale. Cependant, si cet épisode occupe plus d'un tiers du texte de Jehan Maillart, il ne couvre qu'un sixième du roman du XVe siècle. C'est un élément essentiel dans la structure du Comte d'Anjou, préparé de longue haleine par un ensemble de notations. A l'inverse, ce n'est qu'une péripétie, certes longue et palpitante, de Cleriadus. Elle n'offre aucun écho avec ce qui précède. L'économie de Cleriadus et Meliadice relève plus de l'empilement des aventures qualifiantes que de l'enchaînement logique visant un parcours immédiatement signifiant.6 Le Roman du Comte d'Anjou peut s'articuler en deux parties. La première conte l'errance de l'héroïne et de sa gouvernante chassées du domaine paternel par l'amour incestueux qu'éprouve le comte d'Anjou pour sa fille. Les deux femmes fuient à travers une forêt, mendient leur pain , survivent de travaux d'aiguille avant d'être recueillies par le châtelain de Lorris. Là, le comte de Bourges fasciné par la beauté de l'héroïne, ne pouvant obtenir autrement ses faveurs, l'épouse, ce qui clôt le premier épisode. C'est avec le deuxième que Cleriadus et Meliadice entretient d'étroits rapports. L'épouse du comte de Bourges a donné naissance à un héritier en bonne santé, alors que le comte réglait au loin un conflit politico-militaire. La tante de l'époux accuse - au moyen de fausses

6. La différence de longueur (712 pages, 45 chapitres dans Cleriadus, 8156 vers dans le Comte d'Anjou) n'est certainement pas étrangère à cette variation struc¬ turelle.

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lettres - la jeune mère de s'être prostituée et d'avoir accouché d'un monstre. La traîtresse ordonne - toujours par le truchement de fausses lettres - que l'héroïne et son enfant soient mis à mort par la main de quatre serfs. Ces derniers poussent l'accusée à leur confesser ses crimes dans la forêt. Deux des serfs sont touchés par son innocence apparente, mais, au terme d'un débat, ils ne parviennent pas à convaincre les deux derniers de lui laisser la vie sauve. L'un des irréductibles s'apprête à tuer l'enfant quand celui-ci lui adresse un sourire empli d'une confiance si déplacée que le serf y lit un signe divin et renonce à son crime. Les exécuteurs décident de laisser la vie sauve à l'héroïne et au nourrisson, à condition qu'ils disparaissent à jamais du pays. L'errance est contée rapidement : au comble de l'épuisement, la jeune femme est secourue par une bourgeoise compatissante avant d'échouer à l'Hôtel-Dieu d'Orléans parmi les plus démunis où son époux la retrouve après une sorte de quête pénible. La fille du Comte d'Anjou tient donc le premier rôle durant la majeure partie du roman... L'aventure de Meliadice - qui ne devient réellement héroïne qu'à partir du chapitre XXII et n'a donc plus la même prééminence que sa devancière - ressemble fortement à cette histoire. Meliadice, fille du roi d'Angleterre, s'est secrètement promise à Cleriadus, fils du comte d'Esture. Alors que le chevalier est parti combattre les Sarrasins, le roi d'Angleterre se laisse convaincre par son frère, Thomas de l'Angarde, que sa fille et son ami complotent sa mort. A la lecture d'une fausse lettre programmant son empoisonnement, le souverain prend la décision de faire mourir l'héroïne et la livre donc à quatre bourreaux7 qui doivent l'exécuter dans la forêt. Les bourreaux s'arrêtent dans les bois pour laisser Meliadice se confesser. Pris de pitié, deux d'entre eux veulent la gracier et convainquent leurs compagnons réticents. Meliadice tire ensuite bien mieux son épingle du jeu que sa devancière. Elle rencontre une femme charitable qui l'embauche comme servante en Esture, où Meliadice retrouve Cleriadus par hasard.

7. Le vocabulaire est un peu flou à leur sujet : « chartriers » (XXII, 66, p. 293), « chartreniers » (XXIII, 70, p. 301), « murtriers » (XXIII, 1, p. 299). Ces mots peu¬ vent signifier aussi bien bourreaux que geôliers. Bien plus loin, le texte parle d'un « bourrel » (XXVI, 462, p. 360), chargé d'exécuter Thomas. L'emploi de ce mot nou¬ veau pourrait suggérer que les chartriers sont plutôt des geôliers. Cependant leur propension initiale au mal et la fonction qu'ils doivent remplir ont dû pousser Gaston Zink à traduire par bourreau dans l'établissement des têtes de chapitres. La question n'affectant pas vraiment le sujet de cet article, nous le suivons.

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Nombre de motifs semblables se rencontrent dans les deux textes : la mention liminaire de Fortune et de ses dangers, l'accusation mensongère, la fausse lettre, la condamnation à mort dégradante, la présence de quatre exécuteurs du plus bas rang qui soit, les prières dans la forêt, la grâce offerte par les bourreaux, le départ à pied en simple chemise et l'aide féminine dans l'errance. Les différents éléments de la dégradation sont identiques et classés dans le même ordre. Cependant, après la mise à mort annulée, l'auteur de Cleriadus emprunte ses motifs à la première partie du Comte d'Anjou. La chaîne de solidarité féminine en est un exemple, comme les craintes des deux héroïnes dans la forêt, le dégoût devant le pain des pauvres.8 Elles font d'ailleurs montre de la même adresse pour les ouvrages de broderie9 et obtiennent la même aide des femmes rencontrées. Elles auront enfin le même souci de récompenser leurs auxiliaires en fin d'aventure. Mieux encore, le refus d'hospitalité qu'essuie tout d'abord Meliadice est un écho du premier mouvement de défiance de la châtelaine de Lorris à l'égard de la fille du Comte d'Anjou. La femme, qui estoit de rude affaire, regarde Meliadice qui estoit esgratignee et sa pouvre peau tout desrompue si estoit moult plaine de sang entour elle et la femme lui dist : - M'amye, allez à ceulx qui vous ont ainsi adoubee demander l'aumosne, car à la myenne avez failly.10

La dame la jone esgarde ; Pensa que fust une musarde Qui pour hommes feïst folie de son cors.11

8. « Hellas ! elle ne avoit pas aprins tel estât ne à mengier de telle viende. » (Cleriadus et Meliadice, XXIII, 219-221, p. 307). « Lasse, dolent !/ Tel vie pas apris n'avoie/ Quant je chiéz mon pere mennoie » (Roman du Comte d'Anjou, vv 11041106). 9. Cependant, l'habileté de Meliadice lui permet d'aller présenter ses travaux à la comtesse d'Esture, mère de Cleriadus. Cet épisode est emprunté à L'Escoufle de Jean Renart, début du XIIIe siècle, texte avec lequel Le Comte d'Anjou entretient aussi des rapports intertextuels. Cependant, à l'inverse de L'Escoufle, cette visite n'ouvre pas sur les retrouvailles des époux. Le passage par la cour d'Esture n'est qu une habile fausse piste, soulevant et décevant l'espoir de reconnaissance. 10. Cleriadus et Meliadice, XXIII, 173-179, p. 305. 11. Roman du Comte d'Anjou, vv. 1943-1946.

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Dans les deux cas, l'apparence physique — trop dégradée ou trop somptueuse - motive le refus d'hospitalité et engendre une explication fantasmée plus ou moins explicite, liée à la notion de faute, toujours défavorable à l'héroïne.12 L'auteur de Cleriadus réordonne donc les motifs du Comte d'Anjou dans le sens d'un texte aux rebondissements foisonnants. 11 effectue aussi de nombreuses distorsions. Par exemple, d'un texte à l'autre réapparaît la partition des exécuteurs en deux groupes, les âmes compatissantes et les cœurs de pierre. L'opposition est bien mise en valeur par un parallélisme syntaxique et un chiasme dans le Comte d'Anjou : Ainsi en deus cuers se varient : Deux la délivrent, deux l'occïent : Li dui couvoitent la franchise Et dui ont leur entente mise A pourchacier sa délivrance, (vv. 4175-4179)

L'opposition est développée par un long débat au discours direct où les adversaires prennent la parole tour à tour. Or, ce n'est plus qu'un bref résumé dans Cleriadus. Les deux autres ne s'i vouloient accorder et vouloient à toutes fins qu'elle morust sy eut grant débat entre les quatre chartreniers. Touteffoys, ilz se accordèrent ensemble et, par bonne manière, dirent que elle ne mouroit point.13

En supprimant le débat (certes infructueux et de facture scolaire), l'auteur de Cleriadus allège son texte. L'aventure doit avancer : c'est une manifestation du romanesque du récit. Mais dans le même temps, l'auteur laisse un blanc, un accroc franc à la logique narrative. Si l'on sait que la compassion des deux premiers bourreaux a pour origine la volonté divine,14 on ignore quel argument du débat passé sous ellipse convainc les compères restants. Cleriadus refuse le recours

12. Ce passage peut même être un souvenir de l'aventure du comte de Bourges qui, parti sur les traces de son épouse, vêtu en mendiant, se fait insulter par un paysan à qui il demandait l'aumône. Le vieillard le traite entre autres de voleur et de proxénète, à cause de l'inadéquation entre sa mise lamentable et son valeureux physique. L'apparence physique est toujours au cœur du débat. 13. XXIII, 68-73, p. 301. 14. « Les deux qui l'avoient ouye eurent si grant pitié d'elle, par la grâce de Notre Seigneur... » ( XXIII, 56-58, p. 301).

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au miraculeux et préfère une métamorphose des « mauvais » en « bons » relevant presque de l'illogisme du conte. Une autre distorsion illustre ce travail de récriture : les deux héroïnes remercient humblement les quatre hommes et s'engagent à prier pour leur salut. Mais si les serfs offrent à la comtesse de Bourges le peu de monnaie qu'ils ont sur eux, c'est au contraire Meliadice qui se dépouille de ses vêtements et de ses bijoux pour ses gardes. Les deux héroïnes prennent la route en chemise, mais pour des raisons différentes : ce dénuement est une marque d'infamie pour la comtesse, reflétant sa faute présumée ; Meliadice le choisit en raison de sa grande bonté. Le comte d'Anjou illustre par le geste de serfs la charité en soi et sa présence possible dans tous les cœurs. Cleriadus met en valeur les qualités personnelles de l'héroïne. Partant, la signification des parcours diverge.

Du héros perfectible au héros parfait Ainsi si la fille du comte d'Anjou est, pour le clerc qui l'a mise en scène, à la fois véhicule du mal et modèle de pureté,13 Meliadice semble bien plus simple. Pour lever les hésitations de la commerçante rencontrée, Meliadice déclare tout de go qu'elle est « necte de pechié charnel »,16 affirmation qui suffit à calmer la brave femme. Le raccourci qu'opère Meliadice en se disculpant de tout soupçon de viol ou de prostitution sans même en avoir été accusée s'explique par le contre-exemple de la fille du comte d'Anjou, en butte justement à ces risques. Meliadice se démarque donc nettement de sa devancière. Le dénuement a ainsi deux visages : mendicité et dépendance totale pour l'une, service d'autrui gratifiant pour l'autre. Le cheminement de la comtesse est visiblement expiatoire et permet au clerc de camper finalement l'image de la femme purifiée. Meliadice illustre les bénéfices du travail et la sagesse d'une société qui donne toujours une place à chacun. Elle remplit si bien les besognes ancillaires que sa maîtresse en vient à la chérir comme sa fille.17 C'està-dire que l'inconnue bannie de son pays retrouve une place dans

15. Voir Catherine Rollier-Paulian, « L'image de la mère dans le Roman du Comte d'Anjou », Bien dire et bien aprandre, n°16, La mère au Moyen Age, 1998, Centre d'études médiévales et dialectales de Lille III. 16. Cleriadus et Meliadice, XXIII, 198, p. 306. 17. Cleriadus et Meliadice, XXIII, 431-435, p. 315).

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une sorte de « famille », quoique réduite à l'extrême à une pseudo¬ mère et une pseudo-fille, alors que la fille du Comte d'Anjou est rejetée de la société, rangée parmi les exclus. En outre, l'auteur de Cleriadus ne justifie en rien les dons innés de Méliadice : les qualités innombrables de l'héroïne ne sont pas accompagnées des rares mais graves défauts de la fille du comte d'Anjou : le péché de gourmandise18 ou la beauté tentatrice. Quand la comtesse regrettait en deux cents vers les plaisirs de la table paternelle, Meliadice se résigne et expédie ces souvenirs en quatre lignes, se jugeant bien heureuse du peu qu'elle a.19 En effet, « de tout temps, elle estoit moût sobre. »20 Le complément de temps prouve que l'héroïne ne fait pas pénitence, mais qu'elle est naturellement vertueuse. De même sa vue ne pousse pas les hommes au péché : si la comtesse de Bourges se cache le visage, c'est par expérience, pour éviter d'attirer les attentions masculines.21 Mais quand Meliadice baisse le visage, c'est par simple modestie Si besse la chiere et les yeulx comme bonne et saige, car nul temps ne alloit la teste levee - ne n'estoit baude ne effrayee en quelque maniéré, mais tousjours simple et de moult belle contenance et bien atrempee, qui est une belle chose et qui bien affiert à une pucelle qui est à marier.22

Pour Meliadice, c'est une question de bienséance, pour la fille du comte d'Anjou une question de survie. La beauté est un danger pour l'une, un atout à bien maîtriser pour l'autre en vue du mariage. Et là intervient une nouvelle divergence : la logique du roman du XVe siècle mène les héros, à travers des épreuves qualifiantes, vers une consécration suprême, dont le mariage et la responsabilité politique sont les signes, mais dont ils ont toujours été jugés dignes. Jehan Maillart, à l'inverse, mariait les héros au milieu de l'aventure et le clerc mettait en question la vie du couple dans le mariage comme l'exercice de la justice et du gouvernement. Le comte de Bourges et

18. Voir Alice Planche, « La table comme signe de la classe. Le témoignage du Roman du Comte d'Anjou (1316) », Manger et boire au Moyen Age, Publication de la faculté des lettres et sciences humaines de Nice, Les Belles Lettres, 1984, p. 239360. 19. Cleriadus et Meliadice, XXIII, 221-224, p. 307. 20. Cleriadus et Meliadice, XXIII, 514-517, p. 318. 21. « En hault lever sa chiere n'ose / Qu'aucun sa biauté ne veïst / Qui aucun ennuy li feïst. » (Le Roman du Comte d’Anjou, vv. 4636-4638). 22. XXIII, 485-492, p. 317.

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son épouse se heurtent à des obstacles dans leur vie d'adultes et doivent s'amender. Cleriadus et Meliadice, parfaits dès la naissance, ne sont plus seulement des exemples moraux mais aussi des modèles littéraires remis au goût du jour.23 Ils célèbrent une perfection idéale et non un amendement souhaitable.

La relation à Dieu Le comte de Bourges s'est fait pèlerin et mendiant et ne s'adonne à aucun métier, de peur de ne pas être assez proche de la condition misérable de son épouse.24 Cleriadus, qui a abandonné - de chagrin - la cour d'Angleterre, devient cuisinier pour des mariniers, ce qui lui permet de revenir en Esture. L'un est en quête, en pèlerinage, et s'abandonne tout entier à cette recherche, l'autre s'est exilé, voyage et sait trouver sa subsistance. Avec cette transformation disparaît une dimension religieuse essentielle du Comte d'Anjou : celle de l'imitation christique. Le comte de Bourges prend volontairement l'habit de pèlerin et le bourdon. Cleriadus revêt l'habit d'un pèlerin qu'il a rencontré par hasard et qui ne mendiait que par accident. Le Comte d'Anjou s'inscrivait clairement dans la spiritualité franciscaine, ce qui n'est plus le cas du roman du XVe siècle. De même Meliadice, jeune fiancée de quinze ans, a pris la place de la comtesse de Bourges constamment chargée de son enfant dans une posture qui évoque la Vierge à l'enfant.25 Dans le roman du XVe siècle, ont disparu la volonté de suivre à la lettre l'exemple du Christ et l'idéal paradoxal de la maternité virginale. Les nouveaux héros sont avant tout des nobles inscrits dans une structure politique et ne vivant pas de Dieu. Les références aux actes de piété et même à Dieu sont mécanisées tandis que les personnages sont systématiquement érigés en héros. Le fait d'assister à la messe est un geste quotidien pour Meliadice, geste qui se place entre le lever et le déjeuner, mais qui est souvent mentionné sur le même plan que le repas. Si les références à la

23. De nombreux signes (la récurrence des lions entre autres) suggèrent que Cleriadus est un héros égal, voire supérieur, à Yvain. 24. « Pour la retrouver, il faut » dit le comte de Bourges, « que je voise mon pain rouver / Par mi les villes, d'uis en huis. » (Le Roman du Comte d'Anjou, vv. 52865287). 25. Voir Catherine Rollier-Paulian, « L'image de la mère dans le Roman du Comte d'Anjou », article cité.

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puissance de Dieu sont nombreuses, ce sont généralement des formules, dans lesquelles le nom du héros se trouve placé bien près de celui de son Créateur. Dans le cadre de l'épisode de la croisade, l'auteur indique : Par la puissance divine de Notre Seigneur, ilz furent tous desconfiz entièrement et aussi par la haulte chevallerie de Cleriadus.26

Le parallélisme syntaxique encadre la mention de la victoire et permet de glorifier au même titre Dieu et le héros. Le texte offre la même structure lorsque le père de Meliadice demande pardon de son crime à sa fille : Ma fille et mon tresdoulx enffant, je crie mercy à mon tresdoulx créateur de la grant faulte et mesprison que j'ay devers lui faicte et après à vous. (...) Pourquoy, ma fille, en icelui estât que vous me voiez, je vous viens crier mercy en vous priant que, pour l'amour de Notre Seigneur, vous me vueilliez pardonner.27

La demande de pardon joue à la fois du chiasme dans la disposition des personnages (l'héroïne et Dieu) et du parallélisme, voire de la répétition dans la structure des syntagmes verbaux ou nominaux. Les mentions de la puissance divine sont finalement autant au service du héros que de Dieu.28 La relation à Dieu est plus familière mais moins incarnée. Le monde des personnages n'est d'ailleurs plus habité par la pulsion diabolique. Le mal y est traité comme un accident humain rémédiable.29 L'épisode de la trahison et celui de la mise à mort le montrent. Meliadice, condamnée à mort, a affaire à des hommes qui « tout mal faisoient voulentiers ».30 Or, ces bourreaux vont se

26. XXIV, 100-102, p. 324 ; je souligne 27. XXXII, 40-48, p. 542 ; je souligne. 28. Si une dimension mariale apparaît ici, c'est dans le rôle d'intercesseur du genre humain auprès du Seigneur, mais plus du tout celui de l'humble Vierge mère. L'héroïne devant qui le roi d'Angleterre s'agenouille rappelle plus la Vierge en majesté, la Reine des Cieux. 29. Voir Michelle Szkilnik : « A Pacifist Utopia, Cleriadus et Meliadice », dans Inscribing, the Hundred Years' War in French and English Cultures, Denise N. Baker éd., Albany, State University of New York Press, 2000, p. 221-235. « Evil is most often ignorance of good and lack of opportunity to develop the positive qualifies latent in everyone. » p. 228. 30. Cleriadus et Meliadice, XXI, 88, p. 294.

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convertir au bien sans raison explicite. Le mal n'est donc pas enraciné dans leur cœur. Ce roman met en scène une complicité dans le crime qui lie le traître incorrigible, mais pas expressément mû par le Diable, le père crédule et les exécutants versatiles. Le mal se décline sous trois catégories : le mal incarné représenté par une condition sociale, celle des bourreaux, et aisément réparable, le mal par accident que cause chez le roi sa faiblesse et le mal par calcul qui habite Thomas de l'Angarde. Le mal diabolique a disparu. Il était incarné par la figure du comte d'Anjou, à qui le Diable soufflait la tentation incestueuse et qui mourrait sans se confesser. Dans le roman du XVe siècle, le père n'est que lamentable et lamentant et sera aussitôt pardonné par sa fille. Celle-ci va jusqu'à affirmer qu'il est « si bon et si raisonnable »31 qu'il fera à peu près tout ce qu'elle veut. Cette déclaration en complète contradiction avec les faits précédents gomme la faute paternelle et atténue la portée religieuse du texte. La « male traitresse » du Comte d'Anjou est finalement vouée aux flammes de l'enfer, car brûlée vive, comme une sorcière, elle abandonne son âme au Diable, nous dit le texte. Son équivalent du XVe siècle, Thomas, périt, plus banalement et plus conformément à l'exercice temporel de la justice, sur l'échafaud, écartelé, après avoir reconnu sa faute. Sa mise à mort ritualisée a perdu sa dimension religieuse et montre une sorte de contagion du mal tout à fait curable par des gouvernants avisés qui savent éliminer la brebis noire. Assistés par Dieu, mais non pas animés par son souffle, les héros ne souffrent d'aucune imperfection et n'ont rien à expier. Meliadice a toutes les vertus, sans la faute impardonnable d'être née femme. Elle paie pourtant cette perfection innée par une atténuation de sa dimension pathétique. La question de la place de la femme dans la société est bien au goût du jour au XVe siècle, mais elle ne se joue plus tant dans le domaine religieux que dans le domaine des réalités sociales, semble-t-il. Cleriadus, pour sa part, se révèle excellent chanteur, valeureux jouteur, bon thaumaturge, parfait justicier... Il libère les jeunes filles enlevées, réconcilie les couples fâchés, rend le droit oublié, dénoue les enchantements et instaure une entente utopique entre pays européens. Le roman développe une philosophie du bien inné. Ainsi un motif essentiel du Comte d'Anjou, le splendide échiquier autour duquel s'affrontent le comte et sa fille, sous l'œil vigilant du Diable,

31. Cleriadus et Meliadice, XXX, 103-104, p. 520-521.

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change de nature dans le roman du XVe siècle, où, prise de guerre de Cleriadus, il devient signe de largesse et gage de concorde entre la France et l'Angleterre, sans que personne ne s'en serve jamais, puisqu'entre ces pays, la guerre sous quelque forme que ce soit, même ludique, est bannie. L'élément dramatique devient symbole mélioratif d'une société européenne idéale. L'auteur de Cleriadus ne remet plus en cause les aspects négatifs de la société courtoise ; il présente des idéaux moraux et politiques parfaits, qui fonctionnent plus comme des utopies dans la mesure où ils sont achevés dès l'entrée que comme des exemples à suivre sur la piste de l'amendement. Catherine ROLLIER-PAULIAN Université de Rennes II

Péninsule ibérique et îles de Bretagne : la géopolitique de l'imaginaire romanesque au XVe siècle

A bien des égards, les systèmes narratifs apparaissent au XVe siècle comme la réorganisation d'héritages complexes. L'espace romanesque n'est pas le moindre indice de ces mutations impor¬ tantes. Associés à une forme d'économie dans la mise en œuvre des aventures, les référents spatiaux sont des signaux relevant d'ensembles où se combinent et s'entrelacent l'ancien et le nouveau, l'autre et le même. Problème de poétique que cet espace nécessaire à toute fiction afin qu'elle devienne « vraisemblable » : la littérature médiévale, on l'a souvent observé, fait un appel économe aux données spatiales. A peine esquissées, les crêtes des Pyrénées et les vallées ténébreuses dans la Chanson de Roland, ou 1' « Espaignie la large » au début du Pseudo-Turpin. Quant aux forêts arthuriennes, elles fonctionnent comme archétypes de la Forêt et comme emblèmes. Le regard s'y promène peu, sauf pour en signaler l'étrangeté, et la toponymie y est souvent flottante : aux noms connus des géographes se mêlent des noms énigmatiques, de pure imagination ou dont la trace ne se laisse guère identifier. Hors du monde arthurien, le genre romanesque fait coexister des noms de lieux souvent incompatibles avec une véritable logique des parcours1. Celle-ci s'efface derrière une autre logique, qui concerne

1. On prendra pour exemple, parmi d'autres, La Manekine, récit de poursuite inces¬ tueuse dont l'héroïne parcourt d'invraisemblables trajets, se rendant de Hongrie en Ecosse, « sans apercevoir une seule fois les côtes italiennes, françaises ou

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la problématique proprement littéraire d'une stratégie des noms de lieux. Les angles d'approche pour ces espaces de la fiction reposent sur des questions simples, mais essentielles aux significations : s'agitil d'un espace esquissé, décrit dans ses grandes lignes, comme toile de fond, éventuellement l'objet d'une mise en perspective ? S'agitil d'une exaltation d'un visuel, rarement pur ornemental, comme le rappelle G. Genette ? S'agit-il d'un espace fonctionnel, nécessaire pour situer l'événement, ou d'un espace plus fonctionnel encore pour les mentalités de l'époque, à savoir le choix de lieux privilégiés par un certain type d'actions ? Bref, pour une littérature sur laquelle pèse assurément le poids de sa consommation, quelle est la place qu'on peut accorder à l'espace pour des effets de sens ? Dans le roman tardif, la péninsule ibérique se prête - fonction banale assurément - aux histoires d'amour, mais l'écrivain souvent anonyme et le lecteur à l'horizon d'une réception des œuvres nous laissent deviner que la péninsule était devenue pour l'époque un cadre particulièrement séducteur. Possédant comme par le passé une fonction d'enchantement sonore, ces lieux péninsulaires - liés par une singulière amitié aux lieux insulaires - deviennent alors plus explicitement les emblèmes d'une réussite, entrant à part entière dans une nouvelle symbolique de l'espace. Des lieux « véritables » qui font rêver, autrement qu'en amont, de même que des figures appartenant à des trames légendaires prennent un nom illustre à l'époque* 2. Les toponymes entrent dans un jeu nouveau, indice de liens peut-être modifiés entre le littéraire et le social. L'espace épique transmet évidemment la tradition d'une terre chèrement disputée, ensanglantée et glorieusement conquise, parfois au moyen d'une précision remarquable. En outre, dans le domaine épique encore pourvu de signification pour l'usage romanesque d'un tel espace, la péninsule ibérique est porteuse de la séduction de l'Orient. A partir de ces lieux affectés aux conquêtes saintes et empreints, dans la tradition, de la séduction par l'Autre, le champ romanesque au XVe siècle à son tour use de l'espace ibérique. Les narrations du XVe siècle singularisent souvent l'intrigue par le choix

espagnoles », comme l'observe C. Marchello-Nizia à propos de la géographie romanesque, La Manekine , Stock Moyen Age 1980, Postface « Entre Œdipe et Carnaval : la Manekine ». 2. Tel Jean Talbot dans L'Histoire d'Olivier de Castille et Artus d'Algarbe : le Mort Reconnaissant bien connu d'autres récits de pactes - tels Richars li Biaus et Lyon de Bourges - sort ici de l'anonymat, assumant l'identité du héros tué durant la bataille de Castillon en 1453.

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de la péninsule devenue espace physique vraisemblable, quasi cartographié : l'espace de la Reconquête figure soit comme but à atteindre, soit comme repère à partir duquel l'intrigue romanesque se met en situation. Pourtant les relations du héros et de son espace semblent se modifier. Dans la chanson de geste prévaut la logique des conquêtes, et par suite une multiplicité de localisations qui sont autant de murs à abattre ou à défendre. Plus économe, le monde romanesque offre de l'espace ibérique l'image d'un monde habitable, mais paradoxalement, cet espace pourvu d'une fonction neuve n'est pas nécessairement du domaine visuel. Il vaut essentiellement comme point d'origine, ou comme point d'arrivée, comme point de retour et comme lieu d'une traversée essentielle. La description réduite au minimum de l'évocation spatiale, les noms s'y disposent en un organisme concernant un héros qui cherche dans la péninsule ibérique un autre but que ce que les héros épiques venaient y trouver : l'objet en est déplacé et métaphorisé. Moins peut-être la femme que l'on désire tout particulièrement dans Le Roman du comte d'Artois et dans Jean de Paris - que l'enjeu fondamental, pour l'identité héroïque, d'une fascination à exercer. Espaces favorables aux histoires d'amour, les royaumes de la péninsule apparaissent surtout comme des lieux politiques propices à l'évolution initiatique du héros. Certes, il peut y être question encore de luttes glorieuses contre l'Infidèle, dans le Roman du Comte d'Artois qui intègre 1' épisode important de la prise de Grenade dont l'assaut couronne tous les autres exploits et mène à une apothéose : sa victoire n'en reste pas moins un épisode sur la terre d'Espagne où va se dérouler pour lui une initiation à bien d'autres exploits, d'ordre privé cette fois. L'« amiral » qui relate au roi de Grenade sa défaite sait que les beaux coups portés sont bien davantage les faits d'une vedette que d'un héros de chanson de geste.

Un espace pour le récit L'Espagne est donc un espace privilégié, lié au domaine insulaire. Grande Bretagne et Irlande, dans Cleriadus et Meliadice, dans l'Histoire d'Olivier de Castille et Artus d’Algarbe et dans Ponthus et Sidoine3. On

3. La problématique exposée ici est évidemment soumise aux lois d'une traversée rapide des intrigues romanesques : toutes ces remarques devront être nuancées dans le contexte particulier. Cf. Cleriadus et Meliadice, éd. G. Zink, Paris Genève,

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est frappé par la récurrence de ces lieux où se déroule le parcours du héros depuis sa jeunesse, depuis la préfiguration de sa valeur jusqu'à sa reconnaissance comme souverain accompli : Cleriadus, fils d'un comte des Asturies, Pontus prince de Galice à la jeunesse spoliée, ou encore Olivier fils du roi de Castille contraint à l'exil par la démarche incestueuse de sa belle-mère, reine d'Algarbe. Le jeune comte d'Artois est un homme encore inaccompli dont le mariage est stérile : le mari s'empresse d'aller prendre l'air en enfermant l'épouse dans le carcan de trois vœux impossibles. C'est le cas encore du très jeune roi de France, qui se nomme Jean de Paris, promis dès le berceau à une princesse de Castille, menacé dans ses droits à l'amour et au pouvoir par un vieux roi d'Angleterre : il recourt au travestissement, à l'incognito et à l'espace ibérique pour obtenir le fruit légitime des promesses paternelles. Dans ces fictions, où l'on peut voir de bons témoins d'un goût du lecteur à la fin du Moyen Age* * * 4, on observe le rapport privilégié de la péninsule ibérique avec les îles de Bretagne, l'Angleterre et l'Irlande, dans la mesure où les îles apparaissent comme le lieu presque obligé d'une conquête, généralement non violente : conquête de la gloire avec des jeux d'incognito longuement préparés pour Olivier de Castille, pour Clériadus et ses joutes glorieuses, ou conquête - subtilement menée par l'art de la civilité - d'un vieux représentant du royaume d'Angleterre, comme le prouvera Jean de Paris, futur roi de France. Si l'Angleterre semble parente des royaumes d'Espagne par l'exercice d'un bon gouvernement, ce n'est pas le cas de l'Irlande, lieu plus sauvage où des signes renvoient au monde romanesque légendaire, aux monstres à abattre, le héros prouvant les compétences du héros civilisateur dont peut bénéficier le royaume d'Angleterre. Pour la plus grande joie de tous, Olivier l'inconnu, fils du roi de Castille, est vainqueur du dragon en Irlande5.

Droz, 1984 ; Ponthus et Sidoine, éd. M.C. de Crécy, Paris Genève Droz, 1997 ; Roman du comte d'Artois, éd. J. Ch. Seigneuret, Paris Genève, 1966 ; Livre de Baudoyn, comte de Flandre, éd. C.P. Serrure et A. Voisin, Bruxelles, 1836 ; Jean de Paris, éd. E.Wickersheimer, Paris, SATF, 1923 ; Histoire d'Olivier de Castille et Artus d'Algarbe, éd. D. Bohler (à paraître). 4. Cf. Actes du colloque Le Goût du lecteur à la fin du Moyen Age, Bordeaux 1999, parution 2004 aux éditions du Léopard d'Or. 5. L'Histoire d’Olivier de Castille et Artus d'Algarbe est est connue par deux versions composées sous le règne de Philippe le Bon : le récit de Philippe Camus a fait l'ob¬ jet, quelques années après sa composition, d'une réécriture par David Aubert.

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Conquête par le geste valeureux et par l'épée, conquête par les compétences de capitaine que démontrent Cleriadus et Olivier de Castille : les îles de Bretagne sont des lieux où peuvent s'illustrer les qualités du Monarque, et ces romans évoquent volontiers les procédures d'une vie politique et les délégations de pouvoir souvent détaillées. Les rois d'Angleterre sont heureux de pouvoir faire appel à des mains fortes et à des soutiens étrangers. Chaque absence ou défaillance invitant à des rôles de remplacement, il est tout à fait intéressant de suivre les trajets de ces hommes neufs que sont les héros des récits sur la scène politique. Leur souci est grand de se faire reconnaître comme les hommes du moment, si l'on suit par exemple les propos qu'adresse Olivier au roi d'Angleterre défié par les rois d'Irlande : Pour ce, je vous supplie en toutte humilité que a moy josne homme, non obstant que pas ne soye digne et que j'aye encorre peu veu jusques a présent, vous facéz cest honneur que de me baillier ung nombre de gens tel que vostre bon plaisir sera, et que trouverez par la deliberation de vostre conseil, pour aller encontre ces gens mauldys qui sans cause vous veulent usurper vostre seignourie !6

Dès lors les gestes du souverain et la confirmation de la stature du héros quêteur d'aventure s'opèrent en un espace qui se dessine avec une précision territoriale nouvelle, ce qui est le cas pour l'Espagne devenue espace de la fiction. Le poids de la consommation de cette littérature romanesque y jouerait-il un rôle ? Depuis le règne de Charles V, la noblesse semble avoir pris l'habitude d'effectuer des voyages dans la péninsule, les ambassades se font nombreuses ; l'Espagne est un vivier de princesses à épouser, et les relations internationales donnent aux royaumes de la péninsule un statut de choix. Rien d'étonnant à ce que l'imaginaire romanesque prenne en compte ce qui alimente les rêves de toutes sortes. L'espace ibérique continue fortement, mais autrement que dans la matière épique, à servir de pôle d'attraction et de fascination. L'Espagne musulmane cède la place à une terre de splendeur, espace que l'on regarde et désire, mais qui est en retour un espace susceptible de fournir un regard d'évaluation sur celui qui s'y rend.

6. Olivier de Castille, chapitre IL, 3.

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En cet automne du Moyen Age, l'Espagne ne cesse assurément d'être la terre d'une lutte acharnée contre les Sarrasins : la cohésion de la chrétienté espagnole est frappante dans le Roman de jean d'Avesnes par exemple, mais les récits sont délibérément centrés sur un héros unique : ainsi le regard des Espagnols, de l'homme de la rue, mais surtout celui des rois de la péninsule, procure-t-il une évaluation d'un grand prix7. Ce regard précisément fait connaître l'estime et la louange : il fonde la renommée. L'Espagne est donc pour le héros un lieu où l'on séduit, où l'on va se faire admirer. Le regard émerveillé que revendique le héros pour sa personne et ses exploits est unanime, non divisé. Enfin il s'ajoute ici la valeur d'un espace de sociabilité susceptible d'entériner le renom, dans un type de récit qui relève globalement du roman d'aventure, mais plus encore de l'initiation à la carrure du bon prince. Le romanesque enté sur un Miroir du Prince donne la clef d'une lecture pour cette entrée de l'Espagne dans la littérature romanesque8. Déjà territoire de sociabilité dans Cleomades, l'Espagne greffe la trame du conte merveilleux sur la fonction nuptiale : la péninsule y est un lieu fécond où se multiplient les alliances, composante appelée à un bel avenir dans les récits qui vont suivre. L'Espagne s'apprête à devenir pour la matière romanesque une matrice importante. Sa fonction dans le roman tardif va se voir élargie, puisque l'Espagne devient clairement un lieu vers lequel on converge. Comme aimanté par ce pôle essentiel, le héros des récits prend aisément la route vers l'Espagne. La logique du parcours d'un fils du comte des Asturies ou du fils du roi de Castille, beau-fils d'une reine d'Algarbe, se renforce d'une installation territoriale qui frappe le lecteur de formation littéraire, plus peut-être que l'historien habitué à cerner les trajets de la noblesse de l'époque et la fréquence des ambassades. On se trouve au cœur d'une littérature de relations internationales : le héros est assigné à un parcours qui, dans la tradition du roman chevaleresque, est celui de l'accès à une identité, laquelle inclut désormais alliances, mariages et héritages.

7. Ceux qui apparaissent par exemple dans Jean de Saintré où leur unanimité est riche de sens. 8. Jamais jusqu'alors une telle cohérence n'avait été accordée à la péninsule liée aux îles de Bretagne. Pour les siècles qui précèdent, voir le théâtre des aventures dans Lion de Bourges au XIVe siècle : l'Espagne fait partie de la configuration méditerranéenne du récit. Voir également Cleomades d'Adenet le Roi, le plus « géo¬ graphique » des romans du XIIIe siècle.

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Fécondités La fonctionnalité nouvelle de l'espace ibérique engage en effet le vecteur temporel des familles : l'infécondité d'un couple peut s'y résoudre, à condition de rechercher un « ailleurs », cet autre monde poLirvu de forte signification9. Dans le corpus de récits qui témoignent d'une mutation du genre romanesque, l'Espagne apparaît comme un lieu privilégié où peuvent se renforcer de solides lignages, l'espace d'où partent des héros susceptibles de constituer de beaux lignages royaux, bref des héros qui, grâce au rapport qu'entretient le récit avec leur descendance, investissent d'une certaine manière l'espace de l'Europe. Dans Baudouin comte de Flandres, à mi-chemin entre la chronique et le roman, la reine Beatrix de Portugal envoie au roi de France son fils Ferrant, trace charnelle des amours d'antan avec le roi10. Le royaume de Portugal œuvre ici comme lieu d'un important secret. La belle reine séduite autrefois est tirée d'un univers romanesque, auquel la mémoire et la mélancolie apportent leur profondeur intime. Lorsque Ferrant, devenu vassal rebelle, est enfermé dans une « chappe de plomb », sa mère à genoux, venue du Portugal, lui révèle enfin son origine, en le priant de ne pas s'opposer à son père et de mettre « la guerre a néant » : « [.. .]se vous grevez l'ung l'aultre, vous pécheres laidement », dit-elle. Et le roi de France soupire profondément « de ce que la royne luy avoit mis en remebrence »n. La péninsule apparaît ici comme un « ailleurs » favorable aux histoires d'amour, favorable aussi à la constitution d'une forte famille du Nord, fût-elle opposée au roi de France. La péninsule est investie, plus amplement encore, par l'univers romanesque dont le comte d'Artois est le héros : l'enfant qui assurera l'avenir du lignage est précisément conçu en Espagne et ne pouvait être conçu ailleurs, semble-t-il, puisqu'il aura fallu à cette conception les charmes de la fille du roi de Castille. Dans ce roman du milieu

9. Cf. Roman du Comte d'Artois. Déjà dans La Fille du comte de Pontieu au XIIIe siè¬ cle, l'Espagne musulmane était le lieu où pouvait se créer une descendance : regagnant le pays du Nord en compagnie du mari retrouvé, l'héroïne emmène le fils nécessaire au lignage de Pontieu et laisse sa fille en Orient, la future grandmère de Saladin. 10. Ce fils bâtard devient un fruit de discorde, mais il est séduisant, et la fille aînée de Baudouin, née du diable, vante bien vite les grands mérites du chevalier por¬ tugais et elle finit par l'épouser. 11. Cité d'après l'édition dans le cadre d'une thèse soutenue en décembre 1999 à l'Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 par G. Chouffani El Fassi (non parue à ce jour), p. 79.

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du XVe siècle, la descendance est mal assurée : le temps de gestation de la gloire du héros en Espagne est également le temps de la conception d'un héritier et l'assurance d'un avenir lignager. L'Espagne est le lieu du désir fécond et fécondant, fût-ce par substitution de femmes ! Le comte d'Artois a en effet épousé la fille du comte de Boulogne, mais le mariage est resté stérile. Dans ce récit riche en dérobades et en feintes, le mari pose à son épouse trois conditions impossibles : devenir enceinte de lui à son insu, et, encore à son insu, obtenir de lui son plus beau diamant et son meilleur coursier. Ayant abandonné l'épouse, le héros s'engage dans un parcours qui a pour but de se faire admirer, à Paris, puis à Narbonne. Ensuite il va défendre le comte d'Urgel contre les Catalans et porter secours au roi de Castille attaqué par le roi de Grenade. Il devient justicier et marieur de dames. Excellemment reçu à Tolède, il participe aux joutes et aux tournois qui se multiplient au fil des exploits du comte. Le roi de Grenade, auquel les rois de Tunes, de Barbarie et de Fez apportent leur concours, est vaincu : une superbe stratégie est imaginée par le comte d'Artois qui porte aux païens un coup décisif. Une fois reconquises les places prises par le roi de Grenade, le héros venu du Nord est porté en triomphe dans tout le royaume. La fécondité sociale est alors amplifiée par la véritable fécondité, que réussit à susciter l'épouse travestie en homme, en « varlet de chambre » qui favorise le désir du comte pour la fille du roi de Castille. Par un subterfuge, le comte croit jouir de la princesse et procrée en réalité fort légitimement, puisque c'est son épouse qu'il tient chaque nuit dans ses bras. Il comble de dons son cher serviteur et lui accorde son diamant et son très beau coursier. Malgré le parcours aventureux très détaillé pour chaque trajet, l'espace d'Espagne apparaît peu12. En revanche le trajet spatial du héros ne cesse d'inclure les trajets du désir. Déjà dans l'épisode de la comtesse de Cardonne, l'Espagne apparaît comme un espace propice aux passions et aux entremises : le jeune prince de Vienne était « malade de maladie amoureuse »? Qu'à cela ne tienne, le comte d'Artois le marie prestement ! Puis se module le thème de la séduction par la belle étrangère : après Grenade, le comte d'Artois chevauche ardemment derrière le roi de Castille vers Tolède, pour apprendre des nouvelles de sa fille.

12. Pourtant le « réalisme » géographique a été souligné par l'éditeur du roman, cf. Introduction XXVIII-XXIX : « noms et distances, tout peut être vérifié ».

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Si fu le conte tousjours aupprez de sez amours et ne luy ennuya point le chemin, ains luy sembloit que son cuer fust transporté en ung petit paradis seulement pour le grant bien qu'il prendoit au veoir le seignourieux maintieng dont la belle estoit garnie13.

Lieu des exploits hors pair, l'Espagne est aussi le lieu d'un désir hors pair, puisque l'homme du Nord, marié, a laissé son épouse dans l'oubli. Comme elle revient en double nocturne de la princesse de Castille, l'Espagne apparaît pourvue d'une valence double : espace de la division redoutable14, lieu du désir adultère et illicite, mais surtout espace de la conjonction prouvée et démontrée, fût-elle le fruit de la duplicité. Grâce à la complicité de la « maistresse » de la fille du roi - les deux femmes se parlent comme « deux seurs germainez » -, les deux époux sont enfin réunis. Une fois accomplies les trois conditions, comparables aux trois vœux impossibles des contes, l'épouse repart avec ses proches et a tôt fait, au moyen d'une belle ambassade, de rappeler le mari à un avenir pourvu d'un héritier, en Artois. Cleriadus et Meliadice fait un usage moindre d'une initiation si fortement centrée sur l'Espagne, mais la fiction tire de l'espace ibérique un « effet de réel » associé à une fonction symbolique d'alliance, d'utopie de paix et de temps à venir, par des trajets cette fois nombreux entre Angleterre et Espagne. C'est d'Espagne que le roi d'Angleterre fait venir le père de Cleriadus, le comte des Asturies, pour gouverner à sa place. A peine arrivé Cleriadus apparaît en Angleterre comme l'homme qui résout tous les conflits. Parmi ses exploits, une défense de Chypre contre les Sarrasins : l'armée sarrasine est anéantie, le jeune Espagnol nettoie le territoire. Une alliance de royaumes se révèle en faveur de Cleriadus et de ses deux cousins : trois ambassadeurs venus d'Irlande, de Grenade et de Castille viennent pour sacrer les trois jeunes gens souverains des royaumes qui leur reviennent. Cleriadus effectue un long voyage qui l'amène à Grenade et en Castille pour introniser les rois Amador et Palixés ses cousins, puis repart lui-même pour son second royaume, l'Irlande. Cleriadus intègre ainsi l'Espagne dans une carte de la fiction, solide échiquier européen. Par ailleurs, d'heureuses circonstances familiales favorisent l'extension des biens : si Amador

13. Roman du comte d'Artois, p. 97. 14. « Hee, beau sire, [ gémit l'épouse] volez-vous avoir deux femmez et ressambler Saint Aulbain? »

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devient roi de Grenade, c'est que son grand-oncle le roi de Grenade, resté sans héritier, lui cède son royaume. De même Palixés, qui épouse la fille du roi de Galles, devient roi de Castille car son grandoncle sans successeur lui donne son royaume15. Ces trous dans le tissu de la parenté sont bienvenus pour la bonne clôture du récit. Péninsule ibérique et îles de Bretagne entrent dans une sorte de ballet territorial remarquablement chorégraphié. La fin de l'Histoire d'Olivier de Castille et Artus d’Algarbe expose également un axe Espagne-îles du Nord parfaitement tenu par la famille royale : sur les trois enfants qu'Olivier de Castille a eus de son union avec la princesse d'Angleterre, l'un est roi d'Angleterre, l'autre de Castille, la fille enfin, mariée au roi de Portugal, reçoit le royaume d'Algarbe. A la fin du XVe siècle, Jean de Paris possède quant à lui une structure temporelle parfaitement circulaire, puisque l'origine en est une promesse de mariage faite par le roi d'Espagne en faveur du fils de roi de France, l'issue en est l'accomplissement de la promesse : l'Espagne, pacifiée pour ce qui concerne les Sarrasins, est déchirée par la rébellion des grands du royaume. La reine et sa petite fille se trouvent assiégées à Ségovie : recevant la supplique adressée par le roi d'Espagne, le roi de France lui promet son aide et intervient auprès des seigneurs d'Espagne. L'insolence de leur réponse incite le roi à se mettre en route : tous s'enfuient devant lui, si bien qu'il arrive devant Burgos. Il réduit les rebelles et répand un effroi bénéfique. Les clés des villes et des châteaux lui sont remises. Une ambassade se détache de Ségovie avec des propositions de paix. Quant aux quatre grands rebelles, ils sont décapités. Les souverains d'Espagne se veulent désormais « bons et loyaulx subgets » du roi de France, qui propose gracieusement d'unir leurs enfants. Ainsi l'Espagne pacifiée et soumise se voit proposer une alliance qui ne se réalisera pas sans une intrigue d'apparence compliquée, où l'on reconnaît le schème du récit de gab, des énigmes plaisantes dont le vieux roi d'Angleterre fera les frais, au terme d'un charivari royal. Lieu fécond d'où les conflits sont écartés, l'Espagne procure l'épouse promise dès le berceau au jeune roi de France. Usant habilement de l'espace, ce dernier témoigne de la priorité qu'il mérite, moins par l'effet du contrat ancien conclu qu'en vertu d'une remarquable aptitude à susciter la fascination. Le thème de la belle étrangère, connu du monde

15. Pour le détail, voir l'analyse et l'introduction littéraire de G. Zink, p. XXXVI LXIX.

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épique16, s'est déplacé sur un « ailleurs » féminisé, cette Espagne qu'il s'agit de fasciner en même temps que le héros y fascine le regard de la jeune héritière, rapport de séduction multiplié par la convergence de tous les regards sollicités par la vivante énigme.

L'Espagne ou le regard des rois Ce n'est plus en terre ennemie que le héros va conquérir l'épouse, mais dans un espace à meubler par des objets fascinants : ses biens, ses richesses et sa propre personne. C'est à quoi se consacre Jean de Paris, roi anonyme déguisé en riche bourgeois, qui sème sur son parcours, de Paris à Burgos, tous les signes de l'étonnement. En Espagne culminent la stupéfaction, le questionnement, les clameurs devant l'excellence de ce jeune prétendant plein de fraîcheur. Dans cette Espagne où se trouvent réunis quatre rois, le véritable espace est celui où le regard des rois assure, à lui seul, le rapport du héros à un territoire de pouvoir. Habile stratégie de focalisation sur le référent et le sens : resserrer l'espace pour le rendre aussi dense que possible - dense de regards - signifie y garantir la confirmation de soi. L'Espagne apparaît comme un espace si grandiose qu'il suffit de dire que ce qui s'y passe est admirable. En quittant Paris, le jeune prince a emmené des milliers d'hommes d'armes et d'archers, un grand nombre de coffres remplis de vêtements somptueux, des « costuriers et brodeurs » qui s'adonnent uniquement à l'art du vêtement. C'est dire d'emblée tout le soin pris pour séduire, et par l'incognito. Cette revendication de la valeur à faire reconnaître use de la fascination par le visuel, du l'habit du travesti à la glorification, de l'« habit dissimulé » à la « plus grant gorre et triumphe que sera possible »17. La topique de l'incognito dispose ici de moyens diversifiés. Sur un fond d'alliances souhaitables qui mettent en œuvre l'échiquier européen18, et sur une triangulation du désir, l'entreprise de séduction repose progressivement sur la séduction de l'œil du rival, le roi d'Angleterre qui chevauche vers sa fiancée, depuis Etampes jusqu'à

16. Cf. M. de Combarieu : « Un personnage épique : la jeune musulmane », Mélanges Pierre ]onin, Senefiance 7, 1979, p. 184-196. 17. Jean de Paris, p. 24. 18. La question restera ouverte jusqu'au bout : aura-t-on un royaume AngleterreEspagne, ou verra-t-on se confirmer par mariage une large puissance FranceEspagne ?

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Bordeaux, puis vers Bayonne où se noient nombre d'Anglais imprudents, d'où la défaite et les plaisanteries qui plongent le vieux roi dans un état de « melencolie et courroux ». A l'approche de Burgos, l'espace de la ville devient le lieu où le consensus des rois constitue progressivement et confirme l'identité du jeune prince français : la valeur, encore secrète, de la nomination à venir. Rois d'Espagne, de Portugal, d'Aragon et de Navarre, « et plusieurs princes et barons, dames et damoiselles sans nombre », se trouvent pétrifiés d'admiration. Tous accueillent le roi d'Angleterre avec des marques d'honneur, et Jean de Paris délègue hommes et objets pour meubler l'espace qu'il veut conquérir, hérauts richement vêtus montés sur des haquenées blanches somptueusement harnachées, chariots en nombre « tous couvers de velours sur velours vert moult riche ». Tout tourne alors autour de l'attente et de l'énigme, cet « il » à propos duquel la jeune princesse s'exclame : Helas... nous ne le verrons point, car il doit estre dedans ces beaux chariotz19.

et elle poursuit : Et que peult estre ce? Est il homme mortel qui puisse telle noblesse assembler?

Songe ou « homme mortel » ? Le suspens est à son comble. Art de la mise en scène, de la focalisation progressive, art d'occupation de l'espace en vérité : lorsque les envoyés du roi d'Espagne parviennent devant le logis de Jean de Paris, ils entrent dans une salle merveilleusement tapissée, où il n'y avait guieres aultre chose que fil d'or et d'argent, la ou estoit pourtraicte la destruction de Troye en grantz personnages tous faiz de fin or et de soye20

Tous les rois s'émerveillent de trouver les rues, qu'ils connaissent bien puisqu'après tout ils sont chez eux, comme « ung paradis » riche de « delices et plaisances », de « beautés et richesses ». Ce ne sont

19. Jean de Paris, p. 55. 20. Jean de Paris, p. 70.

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que pans successifs : grands personnages de l'entourage du prince, traversées de la « chambre du conseil » toute « tendue de satin rouge, brouché de fueillaige d'or, le ciel de mesmes et le pavement », jusqu'à la « chambre du secret » où enfin se découvre le jeune souverain. L'espace, préparé comme une scène, est soigneusement décrit21 : épisodes de l'Ancien Testament peints « a grans personnages d'or, bien enrichis de perles », et un siège « a trois degrez, couvert d'ung moult riche pâlie d'or », sur lequel s'élève « ung moult riche pavillon » dont on ne saurait énumérer les pierres précieuses. Il s'agit bien d'une conquête du regard et de l'admiration22 : Jean de Paris fait jouer la valeur potentielle de ses hommes et l'étalage de ses trésors. Voici donc l'investissement d'un espace, qui se profile sur le luxe que connaissent les grands souverains réunis autour du roi d'Espagne : en vérité ils ne sont en mesure de s'émerveiller que s'ils possèdent déjà le pouvoir du référent. Dans un geste ostentatoire, après avoir terminé « le parlement avecq le roy d'Espaigne », Jean de Paris « rebrassfe] » sa robe, « que dedans estoit d'ung velours bleu semé de fleurs de lis d'or », et il fait « rebrasser toutes les robes » de ses seigneurs23. Ces jeux d'un espace investi de nouvelle manière reposent sur le motif traditionnel de l'exploit : dans Jean de Paris à la fin du XVe siècle, la mise en scène purement visuelle opère la conquête des regards admiratifs et de la parole d'éloge. La voix des rois qui entourent le souverain d'Espagne en constitue une composante essentielle : il n'est de visuel qu'admiré, donc commenté et mis en mots. L'énigme qui sous-tend le récit d'aventure est ici poussée à sa plus parfaite efficacité : faire connaître l'identité à partir de jeux dans l'espace et sur l'espace. En vérité l'espace, par l'effet d'une minutieuse mise en abyme, est le pur sujet du suspens. On ne saurait plus adroitement faire jouer le couple du temporel et du spatial. Lieu de croisement des regards multiples, l'espace d'Espagne dévoile sa grandeur. La description économe n'en est ni carence ni manque. Le motif de la princesse à conquérir est largement amplifié par l'œil des rois à gagner au moyen d'une somptuosité sans faille, signe d'une puissance politique qui, outre la séduction de la princesse, se cherche un allié de valeur. Le monde romanesque a investi

21. Jean de Paris, p. 74. 22. C'est alors que le héros commente les propos tenus au roi d'Angleterre, fruits de la ruse langagière qui passaient pour fous mais détenaient des évidences judi¬ cieuses. 23. Jean de Paris, p. 84.

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l'Espagne comme espace de fête et de désir autant que de pouvoir. C'est donc à une lecture politique de l'Imaginaire romanesque qu'on serait invité, à condition de ne pas seulement envisager le monde des alliances qui, dans la réalité politique, faisait de l'Espagne un partenaire très désiré. Puisque les constructions romanesques tardives se centrent si volontiers sur l'espace ibérique, en faisant intervenir les souverains des divers royaumes, on voit clairement se conforter la tendance du récit à fusionner les contours historiques et romanesques24. Pour la poétique du récit pré-renaissant, on se trouve face à un paradoxe singulier : les référents spatiaux, qui ancrent les récits dans un univers géo-politique précis, s'accompagnent d'inflations, sur l'axe historique et culturel, de schèmes de contes de la longue durée, voire d'exempla : la légende des Deux Frères et du Mort Reconnaissant, le conte des trois vœux impossibles, un récit de gab, d'énigme et de ruse, un schème initiatique merveilleux, puisque Cleriadus, pour rejoindre le comté d'Esture, doit encore traverser la Forêt des Aventures ! Le conte - ce miroir du prince, dont la simplicité narrative est mise au service d'un imaginaire « historique » - témoigne de la façon dont les récits tirés d'un fonds ancien sont retravaillés à la fin du Moyen Age, pour se charger d'un sens neuf prenant place dans un goût romanesque spécifique25. L'espace ibérique, auquel se joint comme espace de légitimation le monde insulaire, apparaît ainsi comme un considérable adjuvant d'un système de l'homme en représentation : dépassant le statut d'un objet spatial évalué par le regard et admiré, l'« espace regardant » confère une validation nécessaire au héros d'un récit au terme duquel il se qualifie comme Prince. L'Espagne semble détenir le « bon œil ». Les exploits sexuels du comte d'Artois sont stimulés par le désir né en terre d'Espagne, et les pouvoirs de séduction sont multipliés par son épouse dès lors qu'elle rivalise avec la fille du roi de Castille. Si l'Espagne n'est plus une terre à

24. M. Zink soulignait avec pertinence le « rapprochement du roman et de l'Histoire », le jeu des motifs romanesques se déployant alors au moyen d'un espace maîtrisé et connu par les destinataires de cette littérature nouvelle, cf. « Le roman de transition », Précis de littérature française du Moyen Age, dir. D. Poirion, en particulier, p. 300-302. 25. Il est évident qu'il faudrait rendre justice à la spécificité de chacun des récits par une analyse plus focalisée : le propos de ma contribution serait de pouvoir servir quelque peu leur mise en contexte.

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conquérir, elle devient une terre à séduire, aussi bien une femme que le regard d'une société de fiction. La terre ibérique permet ainsi le recentrement de l'identité26, et la figure du héros qui cherche aventure en Espagne, ou qui part de la péninsule pour s'y faire légitimer, est désormais familière dans l'horizon culturel. L'usage enrichi d'un espace appartenant à une longue tradition épique et romanesque met en lumière une stratégie affermie des noms de lieux organisant un espace figuratif crédible, visant assurément, pour le lecteur de l'époque, un effet que l'on dira « de réel ». Pourtant ces repères géographiques sont bien plus qu'un réel de fiction, et les signes des héritages se sont réorganisés. Chargée d'un symbolisme culturel, l'Espagne est l'hyperbole des lieux à posséder, où les alliances se consolident, où prévaut surtout le pouvoir de dispenser le regard d'évaluation sur l'individu héroïque. L'Espagne littéraire représente à la fois l'Occident avec ses jeux de parenté et d'alliance, ses stratégies de territoires, et ce qui reste des merveilles de l'Orient, déplacées vers les jeux du paraître et le sublime des spectacles. Matrice privilégiée pour faire naître les héros, leur donner un lieu où mourir en souverains glorieux, espace où le geste noble et valeureux s'opère et reçoit ce qui lui est dû, l'applaudissement et la louange, l'Espagne est devenue le lieu où se méritent et se diffusent les belles clameurs de la renommée. Danielle BOHLER Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

26. Ce qui est particulièrement clair dans Olivier de Castille, où le héros rassemble dans la péninsule ses parents de Castille et d'Algarbe, sa famille d'Angleterre ainsi que les savoirs essentiels de son parcours énigmatique, grâce à l'intervention du Mort reconnaissant qu'il a secouru précisément dans les îles du nord.

La croisade dans le roman chevaleresque du XVe siècle

L'épanouissement du mythe de la croisade à la fin du Moyen Âge a engendré l'écriture de tout un florilège de romans chevaleresques qui entraînent les héros dans des terres orientales. Comme si elles offraient un exutoire à des rêves toujours obsédants, les fictions de croisade tendent à se multiplier au fur et à mesure que, dans la réalité historique, les projets d'expédition échouent les uns après les autres. Parmi toutes ces œuvres, nous ne retiendrons ici que quatre romans biographiques d'apprentissage : Clériadus et Méliadice, Jean d'Avenues, le Roman du Comte d'Artois et Jean de Saintré1. Tous sont composés au milieu du XVe siècle pour la cour de Bourgogne, l'un des derniers grands foyers de la croisade au Moyen Âge. La seule exception quant au destinataire est Saintré, mais Antoine de La Sale écrit pour un prince, Louis de Luxembourg, très proche par ses idéaux et ses goûts

1. Clériadus et Méliadice, éd. G. Zink, Genève, Droz, 1984 ; Jean d'Avenues, éd. D. Quéruel, PU du Septentrion, 1997 ; Le Roman du Conte d'Artois, éd. J. Ch. Seigneuret, Genève, Droz, 1966 ; Antoine de La Sale, Saintré, éd. M. Eusébi, Paris, Champion, 1993-1994, 2 vol. (voir aussi éd. j. Misrahi et Ch. A. Knudson, Genève, Droz, 1965 ; éd. et trad. J. Blanchard et M. Quereuil, Paris, Le Livre de Poche, 1995). Sur ces textes, voir M. Szkilnik, « A pacifist utopia, Clériadus et Méliadice », Inscribing the Hundred Years War, éd. D. Baker, 2000, p. 221-235 ; D. Quéruel, Jean d’Avenues ou la littérature chevaleresque à la cour des ducs de Bourgogne au milieu du XVe siècle, 1988, thèse dactylographiée, Paris IV, « Le Roman du Comte d'Artois : écriture romanesque et propagande politique », Arras au Moyen Âge, Histoire et Littérature, Artois PU, 1994, p. 137-149. Parmi les nombreuses études sur Saintré, citons A. Coville, Le Petit Jehan de Saintré, recherches complémentaires, Paris, 1937 ; F. Desonay, Antoine de La Sale, aventureux et pédagogue. Essai de biographie critique, Liège-Paris, 1940 ; Ch. A. Knudson, « The historical Saintré », Jean Misrahi

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de la cour de Bourgogne. Autre point commun : la croisade, si importante soit-elle dans la carrière du héros, n'intervient que le temps d'un épisode et le chevalier n'entame pas un long parcours de pérégrinations en Orient comme c'est le cas dans des romans d'un autre type2. L'expédition contre les Infidèles apparaît comme un moment « obligé » de son ascension, mais en même temps le héros se détourne assez rapidement de cette mission sacrée. Si l'on essaie de cerner, d'une oeuvre à l'autre, ses différentes exploitations romanesques, on constate que la lutte contre les Sarrasins joue un rôle essentiel pour la consécration chevaleresque et parfois royale du héros chrétien, et plus encore pour son devenir amoureux. L'épisode de croisade semble subordonné à l'intrigue sentimentale et au discours implicite des auteurs sur l'amour. De la constante célébration d'un chevalier exemplaire découlent une idéalisation hyperbolique de l'expédition qu'il dirige et une image univoque des relations entre chrétiens et musulmans. Centrée sur l'élimination des « Infidèles », elle reflète bien sûr l'idéologie de la croisade, même si celle-ci est « instrumentalisée » au profit de fins qui lui sont étrangères. La représentation des guerres contre les Sarrasins est même au cœur des variations sur la dialectique romanesque entre amour et chevalerie que modulent ces romans et qui constituent l'un de leurs enjeux essentiels. Dans chaque récit, la croisade joue un rôle de révélateur sur la persistance ou l'évolution du modèle courtois et sur les transformations possibles de la figure féminine.

Memorial Volume, Studies in Médiéval Literature, 1977, p. 284-309, « The Two Saintrés », Romance Studies in Memory of Edward B. Haïti, 1967, p. 73-80 ; M. Jeay, « Les éléments didactiques », Fifteenth Century Studies, 19, 1992, p. 85-100, « Une théorie du roman : le manuscrit autographe de Jehan de Saintré », Romance philology, 47, 1993-1994, p. 287-307 ; J. Taylor, « The pattern of perfection : Jehan de Saintré and the chivalric idéal », Medium Aevum, LUI, 1984, p. 254-262, « The parrot, the knight and the décliné of chivalry », Conjunctures, Médiéval Studies in honor of Douglas Kelly, éd. K. Busby et N. J. Lacy, Rodopi, 1994, p. 529-544, « La fonction de la croisade dans Jehan de Saintré », Cahiers de Recherches Médiévales (XIIll-XVe s.), 1, 1996, p. 193-204 ; D. Lalande, « Le couple SaintréBoucicaut dans le roman de Jehan de Saintré », Romania, 111, 1990, p. 481-494 ; Saintré d'Antoine de la Sale. Entre tradition et modernité, Revue des Langues romanes, CV, 2001, études recueillies par J. Dufournet. Sur le mythe de croisade à la fin du Moyen Âge, on se reportera à A. Dupront, Le mythe de croisade, Paris, Gallimard, 1997, t. I. 2. Nous pensons notamment à Gillion de Trazegnies et à l'Histoire des Seigneurs de Gavre.

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Clériadus et Méliadice et jean d'Avenues restent fidèles à l'idéalisation courtoise du couple. La douleur de l'absence que provoque le départ en Espagne et en Chypre exacerbe la passion des amants, tandis que la consécration acquise par le chevalier sert son ascension politique et lui permet d'envisager le mariage avec sa dame. La croisade, audelà de la séparation momentanée qu'elle engendre, réunit pour toujours les deux amants. Jeune seigneur espagnol de noblesse moyenne, étranger à la cour anglaise, Clériadus décide de se faire reconnaître comme le meilleur chevalier du monde pour mériter l'amour et la main de la princesse anglaise. Plusieurs aventures individuelles de chevalier justicier précèdent l'engagement en Chypre dans une mission collective de défense de la chrétienté contre les Sarrasins. Cette guerre représente un tournant décisif à la fois dans l'histoire du couple et pour le devenir de l'Angleterre. Une longue amplification romanesque découle du départ de Clériadus, puisque Thomas de l'Engarde profite de cette absence pour pousser son propre frère, le roi anglais, à l'assassinat de sa fille Méliadice et usurper ensuite le pouvoir. La séparation des amants durant le voyage outre-mer de Clériadus est prolongée par la mystérieuse disparition de Méliadice, contrainte à l'exil après avoir été épargnée par ses bourreaux. Des preuves incontestables condamnent alors le roi anglais et justifient un changement de dynastie. Quant à Clériadus, en manifestant son dévouement pour les Chypriotes et la chrétienté, il se qualifie comme roi potentiel. La vengeance qu'il assouvit à son retour lui gagne enfin le statut d'un héros national anglais, d'un sauveur de la Grande-Bretagne, qu'il libère du tyran destructeur, le frère du roi. Les Anglais l'acclament comme le successeur du père de Méliadice et la royauté anglaise est régénérée par les forces vives de la noblesse espagnole qu'il incarne. Cependant, désespéré par la mort supposée de Méliadice, il abandonne tous les honneurs et les pouvoirs qu'il vient d'acquérir pour se muer en pèlerin. La croisade lui impose une double épreuve : les armes, puis le renoncement aux biens temporels et à l'identité chevaleresque, qui atteste de son excellence courtoise. Les conséquences en Angleterre de la croisade chypriote déter¬ minent aussi un approfondissement du portrait de Méliadice, qui prend l'étoffe d'une héroïne à part entière. Le départ en croisade du chevalier est la cause inattendue de la promotion d'une figure féminine volontaire et indépendante. Il offre à Méliadice, certes dans la souffrance, mais une souffrance créatrice, le droit à la liberté et à l'action. Jetée sur les voies de l'aventure, contrainte par le destin à devenir mendiante, puis servante d'une marchande de laine, elle réussit à survivre grâce

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à son habileté aux ouvrages d'aiguille. Dans la lointaine lignée des héroïnes de Galeran de Bretagne et de YEscoufle, elle reconquiert par son travail et avec l'aide de Dieu son bonheur et son statut social. Les épreuves que le voyage outre-mer impose aux amants mettent donc en lumière leur exemplarité. Autrement dit, l'épisode chypriote intéresse le romancier moins en lui-même et pour la question de la croisade que pour les conséquences qu'il a sur les destinées des amants en Occident et aussi sur le devenir de la monarchie anglaise. L'auteur de Jean d'Avennes, lui aussi fidèle à l'idéal courtois, célèbre l'amour comme une vertu individuelle et une force bénéfique tant à la société française qu'à la chrétienté tout entière. La dame courtoise, la comtesse d'Artois, apparaît d'abord sous les traits d'une figure maternelle d'éducatrice, qui exige du héros des exploits toujours plus remarquables, plus lointains aussi. Sa volonté métamorphose un jeune homme ignorant et grossier en un grand seigneur renommé et influent. Jean d'Avennes se couvre de gloire en rétablissant la justice dans des querelles privées, en défendant le roi de France contre l'Empereur et contre les Anglais, et enfin en dirigeant la lutte contre les Sarrasins en Espagne. C'est pour emporter l'admiration de sa dame qu'il se lance à corps perdu dans la reconquête de l'Espagne. Comme à la fin du roman l'ermite et l'homme sauvage, ou, dans d'autres œuvres, le pèlerin, la figure du croisé tend à devenir une image de l'amant courtois exemplaire et le dévouement pour la cause de la croisade l'un des signes de la sacralisation de l'amour courtois. La croisade est le dernier exploit que Jean accomplit, le couronnement de sa carrière. Lorsqu'il revient, une certitude l'anime : la dame ne peut refuser d'accorder son guerredon, comme si la consécration de la croisade était la plus belle offrande qu'un chevalier puisse lui présenter. La croisade va alors réunir les amants, mais à nouveau avec un temps de retard. La dame avoue en effet ce que tous savaient, sauf Jean : son mariage. L'auteur ne condamne pas son mensonge par omission et ne manifeste aucune volonté de ternir la figure féminine. Si ténues que soient les analyses, le récit suggère l'évolution des sentiments féminins : désireuse d'éduquer le jeune homme pour récompenser les services fidèles du père, elle lui fait miroiter une lointaine promesse, avant d'être elle-même surprise par la naissance de l'amour. Puisque Jean d'Avennes refuse tout autant qu'elle une union adultère, il se confronte à l'épreuve du renoncement et choisit la vie solitaire d'un ermite. Comme avant lui Clériadus, il sacrifie par amour tous les honneurs que la croisade lui a acquis, jusqu'à la mort providentielle en Orient de l'époux.

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La croisade espagnole du Comte d'Artois ressemble à celle de Jean d'Avennes. Là encore, la longue séquence de lutte armée contre les Sarrasins est au cœur des liens de l'amour et de la chevalerie, mais elle s'y inscrit selon des voies nouvelles et inattendues. Si elle permet les retrouvailles du couple et un retour à l'idéalisation courtoise, c'est après avoir révélé la faute du comte, sa trahison de l'idéal courtois. Le Roman du Comte d'Artois n'est pas à proprement parler un roman d'apprentissage, car il commence par le mariage d'un chevalier déjà accompli et rapporte aussitôt après la séparation du couple, confronté à l'épreuve de la stérilité. L'engagement du comte dans un parcours chevaleresque de justicier et de sauveur de la chrétienté est la conséquence de l'abandon de son épouse et de sa terre, d'une fuite a priori peu glorieuse. Le comte subordonne en effet son retour à la réalisation par sa femme de trois épreuves impossibles : elle doit parvenir à attendre un enfant de lui, puis à recevoir de sa main son cheval et son diamant préférés, sans que jamais il ne la reconnaisse. Bref, il la juge coupable et la quitte sans espoir de retour, comme elle le comprend aussitôt. La reconquête sur les Sarrasins des terres du roi de Castille confirme sa trahison, puisqu'il s'éprend de la princesse de Castille. Lui aussi œuvre par amour pour la croisade, mais ce sont les faveurs d'une autre qu'il cherche à s'attirer. Le narrateur ne condamne pourtant jamais son attitude. Au terme du roman, la fécondité nouvelle de leur union prouve qu'ils se sont tous deux transformés, en triomphant de l'épreuve de la séparation. La consécration que les exploits de croisade apportent au comte devait sans doute malgré tout s'interpréter comme le signe d'une progression intérieure, en dépit de la tentation de l'adultère. Mais la transformation la plus éclatante est celle que la dame opère volontairement sur elle-même. Le récit du séjour du héros dans une terre de croisade et de sa lutte armée contre les Sarrasins s'accompagne d'une métamorphose et d'une valorisation de la figure féminine qui évoquent celles de Méliadice, même si ses modalités et ses enjeux diffèrent. L'auteur célèbre en effet son intelligence et la subtilité de ses stratagèmes. Tuant en elle l'épouse passive et désespérée, qui ne disposait que des pleurs et des plaintes, elle décide de relever le défi, réussit à s'installer en Espagne et, sous un déguisement masculin, à entrer au service de son époux. En triomphant des épreuves, elle refuse l'arbitraire de la loi masculine et prend son époux à ses propres pièges. L'Espagne et sa reconquête sur les Sarrasins sont l'espace et le temps de la « revanche » féminine et de la renaissance du couple.

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La croisade, après avoir séparé les époux dans deux parcours d'épreuves parallèles, finit là encore par les réunir. Dans jean de Saintré, Antoine de La Sale accorde lui aussi à l'épisode de croisade des conséquences décisives sur l'intrigue amoureuse, mais il invente un tissage original du fil chevaleresque au fil amoureux, qui découle de la reprise avec un décalage parodique du moule du roman courtois d'apprentissage. La dégradation progressive de l'image de la dame donne au récit son unité. La Dame des Belles-Cousines, on le sait, jette son dévolu sur un enfant de treize ans, elle abuse du rapport de force en sa faveur que lui donnent l'âge, le rang social et l'aisance économique. La soumission totale qu'elle exige de Saintré va au-delà de celle qu'un amant courtois doit à sa dame et elle s'exerce avant tout grâce au pouvoir de l'argent. Saintré est privé de toute initiative, dépossédé de lui-même. C'est Madame qui fixe chacune des étapes de son ascension. Pour la comtesse d'Artois au contraire, Jean d'Avennes devait prouver sa capacité à organiser seul son parcours, à exercer volontairement sa prouesse au service tant de sa gloire personnelle que du Bien, et notamment à décider lui-même, par amour, un départ pour la croisade. De surcroît. Madame n'initie Saintré qu'aux cérémonies les plus fastueuses et spectaculaires de la chevalerie : les « emprises » et les pas d'armes. Bien qu'il progresse dans ses fonctions à la cour du roi, il ne joue aucun rôle politique précis. Jusqu'à l'expédition de croisade, il ne voue jamais ses efforts à une cause noble - défense de l'intégrité du royaume ou de la justice -, comme le font Clériadus, Jean d'Avennes et le comte d'Artois. C'est seulement parce qu'un « voyage » en Prusse est organisé et que toute la noblesse y participe que Madame estime que Saintré ne peut rester à l'écart sous peine de se discréditer. La croisade en Prusse semble alors provoquer une transformation décisive de Saintré, qui s'initie à une chevalerie plus généreuse et s'illustre comme sauveur de la chrétienté. La Sale développe longuement la séquence (XLII-XLVII), comme si son œuvre renouait davantage avec le modèle du roman d'apprentissage. Le roi, Jean le Bon, récompense le tout jeune homme en lui confiant la charge de capitaine de croisade. L'excellence chevaleresque que les tournois ont permis à Saintré d'acquérir donne enfin sa pleine mesure en s'ordonnant à une finalité collective. Il connaît l'immense gloire d'être adoubé par un roi de Bohême qui évoque le souvenir du prestigieux Jean de Bohême. Les périls d'un vrai conflit et le long compagnonnage guerrier dans une terre lointaine le font accéder à l'âge adulte et à la confiance en soi que donne le triomphe. Il en

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revient avec un désir d'autonomie qui ne semble pas trahir un affaiblissement de son sentiment pour la Dame des Belles-Cousines, mais change la nature de leurs liens. À son retour, en prenant pour la première fois l'initiative d'une « emprise » au lieu de se contenter d'obéir aux ordres de Madame, il a le sentiment de progresser dans l'apprentissage du code courtois, alors que la Dame des Belles-Cousines interprète au contraire sa décision comme une trahison, avant de lui préférer l'abbé. La croisade est donc désormais à l'origine de la séparation irrémédiable des amants. La consécration que donne la lutte contre les Infidèles est l'une des causes qui provoquent la rupture de l'union amoureuse. Si l'épisode a des répercussions sur la figure féminine, il sert un violent portrait à charge, qui démasque la vraie nature de la Dame des Belles-Cousines. Après son triomphe contre les Turcs, Saintré reste néanmoins fidèle au même système de valeurs et à la voie que lui a tracée Madame. Il s'est croisé par amour et par obéissance pour elle, sans être animé par la mystique de la croisade. Plutôt que de raviver le modèle des premiers croisés et de leur religion de la Passion, il semble ne voir dans cette expédition qu'une nouvelle occasion de s'illustrer. L'élévation à des préoccupations spirituelles n'est donc qu'un leurre, comme le montre juste après son attachement aux « emprises ». Autrement dit, la première initiative qu'il prend après la croisade montre paradoxalement combien il est prisonnier des modèles que la Dame des Belles-Cousines a privilégiés. Après la célébration de la grandiose expédition de Prusse, le retour aux rituels chevaleresques produit alors un effet de chute qui ternit un temps l'image du héros, même s'il ne la compromet pas. En effet, le roi conteste lui aussi son initiative, en laquelle il voit une atteinte à sa propre autorité. En exigeant que les chevaliers sollicitent son autorisation, il condamne la vanité de telles pratiques (p. 357). Mais cette critique est très brève. Il lui pardonne aussitôt cette erreur de jeunesse et lui apporte une aide financière très substantielle pour son « emprise ». Dans son refus de donner la moindre indépendance à la noblesse, ce qu'il dénonce, ce sont beaucoup moins les « emprises » que la liberté que s'est octroyée Saintré, car le roman véhicule l'image d'une royauté qui souhaite contrôler et retenir auprès d'elle l'aristocratie, transformer les nobles en courtisans et courtisanes, d'où l'importance accordée aux rituels de la cour, aux cérémonials et aux parures. Difficile en outre de penser que l'auteur condamne les jeux et les spectacles de la chevalerie auxquels il a consacré toute sa vie.

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Quelques années après Saintré, il rédige d'ailleurs un traité chevaleresque qui célèbre toujours cet idéal3. Le roman ne donne sans doute pas à lire une condamnation de Saintré et de la chevalerie, mais il est vraisemblable que les attaques de La Sale ne visent que Madame. C'est elle qui dès le début a enseigné au jeune homme un idéal chevaleresque et courtois perverti. Le dénouement confirme bien sûr la violence de la satire à l'encontre d'une dame qui use d'un masque courtois à des fins perverses, il justifie l'émancipation de Saintré, dont les prémisses remontent au voyage en Prusse. Lorsque l'abbé dénonce, au nom de Madame, les mensonges des chevaliers, ce religieux débauché ne peut pas s'interpréter comme le porteparole de l'auteur. Il lui sert plutôt d'instrument pour une réfutation des critiques sur la chevalerie qui fleurissaient à l'époque dans d'autres genres chevaleresques, en même temps qu'il révèle l'hypocrisie et la vilenie de cette « belle dame sans merci » corrompue qu'est Madame (LXVIII). Le récit a en effet prouvé la loyauté de Saintré. Le jeune homme n'est jamais allé de l'une à l'autre, comme le prétend l'abbé. En Prusse, il a réellement combattu les Turcs et ne s'est pas rendu coupable de la luxure que cet ecclésiastique corrompu ose reprocher aux chevaliers, quand il les accuse de partir en Allemagne pour se chauffer aux poêles et se rigoll(er) avec (des) fillettes tout l'hiver (LXVIII). Le roman montre justement l'injustice de la condamnation d'une chevalerie décadente et pervertie. À travers le dénouement qu'il imagine, une revanche symbolique est prise sur tous ceux qui bafouent l'idéal chevaleresque et courtois, qu'ils soient des clercs, des « bourgeois » - l'abbé est le fils d'un bourgeois enrichi - ou des dames cruelles. Ils sont invités à contempler leur propre image grimaçante et odieuse à travers le miroir de l'abbé et de Madame. Peut-être La Sale démystifie-t-il également le personnage littéraire de la Belle Dame sans Mercy qu'a inventé Alain Chartier. A travers Madame, il révèle quels vices sont à l'origine de sa cruauté, quelle autre « pratique » de l'amour elle leur préfère. La croisade est finalement une chance pour Saintré, car elle lui permet de commencer à se dégager d'une influence féminine maléfique. Sa première

3. Des anciens tournois etfaictz d’armes, dans Traités du duel judiciaire, relations de pas d'armes et tournois, éd. B. Prost, Paris, 1872, p. 193-221. Ces parades chevaleresques avaient en outre un rôle politique dans les cours princières (voir notamment B. Schnerb, L'État bourguignon, 1367-1477, Perrin, 1999, p. 336-337). Quelques années après Saintré, l'auteur de la biographie de Jacques de Lalaing célèbre le même idéal chevaleresque et privilégie lui aussi pas d'armes et « emprises ».

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initiative, sans être un coup d'éclat, est le nécessaire début de l'apprentissage de la liberté que, selon l'épilogue, il aurait réussi. Dans ces quatre romans et leur exploitation à géométrie variable des mêmes scénarios, les scènes de croisade se taillent donc une place de choix. D'abord subordonnées à l'intrigue amoureuse et à des valeurs profanes, elles sont au cœur de la dialectique instaurée entre amour et chevalerie. D'un roman à l'autre, l'évolution de leur fonction reflète celle de la représentation de l'amour et des relations dans le couple. Tout intérêt pour la croisade elle-même est-il pour autant absent ? Certainement pas, d'autant que ces œuvres sont presque toutes écrites pour la cour de Bourgogne et un mécène, Philippe le Bon, qui n'a cessé de se préoccuper de la lutte contre les musulmans, à une époque marquée par l'expansion turque en Occident. Les romans semblent aussi, à des degrés divers, transmettre un message sur la défense de la chrétienté par la guerre sainte. C'est dans Clériadus et Méliadice que l'idéologie de la croisade est sans doute la moins présente. Ce roman courtois de quête nuptiale est pourtant loin d'être dénué de didactisme. L'amour courtois est toujours une source de bienfaits pour la chrétienté et l'auteur prend à cœur de célébrer le gouvernement éclairé de Clériadus, au service de l'Angleterre et des grandes monarchies occidentales. L'épisode chypriote prend sa place dans ce discours sur l'exercice du pouvoir royal, même s'il n'en est pas le point d'orgue. Dans l'image partielle du monde que dessine le roman, la menace musulmane n'est que faible et lointaine, cantonnée dans l'île de Chypre. La séquence pouvait alors évoquer, sous une version optimiste, l'histoire récente des expéditions de Philippe le Bon en Méditerranée et les relations qu'il avait entretenues avec les Lusignan de Chypre4. Néanmoins force est de constater l'absence tant d'une recherche d'« effets de réel » que d'une authentique inspiration de croisade. Rien ne renvoie précisément à l'Histoire du XVe siècle. La lutte contre les Infidèles tend à devenir une guerre comme une autre, sans insistance sur l'affrontement religieux ni condamnation de l'Islam, une guerre qui sert avant tout les ambitions du héros en Grande-Bretagne. Clériadus ne songe qu'à repartir au plus vite et se désintéresse du devenir de l'île. Au reste, plus loin, lorsque la scène du couronnement opère un retour sur

4. Voir J. Paviot, « Les ducs de Bourgogne et les Lusignan de Chypre au XVe siè¬ cle », Les Lusignan et l’Outre-Mer, Poitiers-Lusignan, 1993, p. 1-25.

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ses principaux exploits, elle privilégie un idéal chevaleresque « profane » et ne rappelle pas le souvenir de Chypre. Les relations franco-anglaises sont un enjeu plus essentiel que la question de la croisade. Le roman, sans doute écrit dans la dernière décennie de la guerre de Cent Ans, célèbre le roi français comme le meilleur souverain occidental et offre a contrario une image très négative de la royauté anglaise, qui légitime le changement de dynastie. Bien qu'il ne rappelle rien de la guerre de Cent Ans, il se donne à lire comme un roman pro-français sur la monarchie anglaise telle qu'un auteur continental la rêve, une monarchie qui se renouvellerait par un apport de sang espagnol et reconnaîtrait la suprématie française. Le roi de France apporte au seigneur espagnol un soutien qui semble indispensable. Or, cette alliance tire son origine de la guerre chypriote : la mission de croisade a permis aux deux pays d'unir leurs forces, elle a suscité une amitié entre le connétable de France et Clériadus qui est soulignée avec insistance. Si le roman invite les chevaliers à se lancer dans des expéditions défensives en Orient, c'est que la croisade est un instrument efficace d'ascension politique et aussi qu'elle peut aider à promouvoir la paix entre la France et la Grande-Bretagne. Dans jean d'Avenues, les exploits du héros en Espagne s'inspirent davantage de l'idéologie de la croisade. Des impératifs religieux sont sans cesse invoqués pour justifier les combats, avec un rejet violent de l'altérité sarrasine, stigmatisée comme une souillure dont il faudrait nettoyer la péninsule ibérique (p. 171-172). Le roman dresse le portrait d'un soldat de Dieu, auquel il attribue l'honneur insigne de la reconquête de l'Espagne et notamment des fameuses villes de Tolède et de Cordoue. La fiction détourne le prestige historique des rois de Castille des XIe et XIIIe siècles au profit d'un seigneur du nord de la France5. En célébrant l'héroïsme d'un Français qui redonne aux rois de Castille les terres que les musulmans de Grenade leur auraient arrachées, le Roman du Comte d'Artois véhicule une idéologie de la croisade similaire. Nul doute que la fiction fasse écho au temps contemporain de l'écriture, à la lutte des chrétiens espagnols contre le royaume musulman de Grenade, qui aboutira en 1492 à la prise de Grenade. La guerre d'anéantissement que mènent les deux héros chrétiens ne laisse en outre jamais affleurer le moindre

5. Alphonse VI reprend Tolède en 1085, Ferdinand III Cordoue et Séville en 1236 et 1248.

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intérêt pour la civilisation de T Autre : aucune description n'évoque ainsi la magnificence des architectures andalouses. Les auteurs s'emploient enfin à flatter les ambitions de leur mécène, Philippe le Bon, en insistant sur l'envergure militaire et politique de l'aristocratie du Nord de la France. L'Espagne chrétienne doit chaque fois sa renaissance à un grand seigneur d'une région que le duc de Bourgogne possède au XVe siècle. L'action messianique de Jean d'Avennes et du comte d'Artois accroît le rayonnement de la Bourgogne, qui, fer de la lance de la chrétienté contre l'Islam, acquiert une autorité morale sur les royaumes chrétiens espagnols. En outre, la logique généalogique du cycle Jean d'Avennes- Fille du Comte de Ponthieu -Saladin imposait de prouver que l'ancêtre chrétien bourguignon que l'auteur prête à Saladin s'était illustré comme croisé exemplaire. Peu importaient alors les incohérences chronologiques. Le sultan aurait hérité de lui sa prouesse, puisqu'aux yeux de l'auteur seules les lois de l'hérédité peuvent expliquer ses succès6. Dans Jean de Saintré, la lutte armée contre les Sarrasins se déplace sur un autre front, la Prusse, et la longue évocation de la croisade imaginaire qui s'y déroule mêle des souvenirs lointains et déformés de l'Histoire à des espoirs de revanche. Selon toute vraisemblance, Antoine de La Sale ne prétend pas à l'authenticité historique. Il ne pouvait ignorer qu'aucune expédition comparable n'avait eu lieu sous le règne de Jean le Bon, ce passé assez récent dans lequel il ancre son intrigue. Ses objectifs sont sans doute autres : flatter les derniers espoirs de croisade en imaginant une victoire idéale, peutêtre convaincre d'un renversement de forces encore possible en Europe de l'Est, ou du moins, le temps d'une échappée dans la fiction, soulager le sentiment d'échec qui prévalait en Occident. Le terrain d'opérations choisi, la Prusse, la présence tant des Chevaliers teutoniques que du roi de Bohême évoquent aussitôt le souvenir des croisades en Prusse contre les Lituaniens, que prisait tant la noblesse au XIVe siècle. Mais dans la fiction romanesque, les ennemis sont les Turcs et non les païens du Nord de l'Europe. Le libre cours de l'imagination semble autoriser une revanche sur la cuisante défaite de Nicopolis et peut-être aussi sur la prise toute récente de Constantinople. L'image grandiose d'une union victorieuse de toute la chrétienté contre les Turcs devait apporter un réconfort à la noblesse occidentale traumatisée par l'expansion turque, et tout particulièrement à la noblesse du duché de Bourgogne

6. Saladin, éd. L. S. Crist, Genève, Droz, 1972.

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et des régions avoisinantes. En tuant le chef turc, Saintré réalise l'un des désirs les plus chers de Philippe le Bon, dans une fiction écrite deux ans seulement après le Banquet du Faisan7. Soupçonnera-t-on quelque ironie à imaginer une expédition aussi magnifique, aussi triomphante, alors que l'Histoire récente n'avait livré que des défaites, que dans le récit lui-même Saintré semble ignorer la ferveur mystique des soldats de Dieu et que le succès remporté ne débouche sur aucune expédition en Terre sainte ? Sans doute non, car l'idéal de la croisade restait trop profondément ancré dans les consciences et, dans les années 1450, la menace turque obsédait la chrétienté occidentale. Les mécènes que La Sale avait servis nourrissaient des rêves de croisade et il avait lui-même participé à une expédition au Maroc en 1415 et à la conquête de la ville de Ceuta par l'armée portugaise du roi Jean Ier. Il retrace cette campagne dans le Réconfort de Madame de Fresne qu'il rédige un an après Saintré, en 14578. L'ironie que trahit le renouvellement du roman courtois d'apprentissage n'affecte pas à nos yeux l'image de Saintré et encore moins la vision de la croisade. Si les motivations de Saintré, au-delà du triomphe de l'action collective en Prusse, apparaissent un peu trop superficielles, c'est qu'il est encore prisonnier de l'emprise pernicieuse de Madame et aussi que l'esprit de la croisade a changé. Face à la perte inéluctable des Lieux saints, seule reste désormais possible la défense des territoires chrétiens de l'Occident. La mystique originelle tend à s'effacer devant des objectifs plus limités et plus politiques. Le roman signale que, même dans les rêves les plus euphoriques de la fiction, la chrétienté se limite désormais à une politique défensive en Europe, comme si le désir d'une reconquête de Jérusalem ne pouvait plus s'exprimer tant sa réalisation paraissait impossible. Après la rupture du couple et l'humiliation de la Dame des Belles-Cousines, l'épilogue mentionne la prestigieuse carrière chevaleresque que Saintré aurait plus tard accomplie9. Le couronnement de la destinée de Saintré appartiendrait donc à un temps postérieur à celui de la narration. Mais ce temps de batailles et de voyages, supposé connu de tous, n'est pas l'objet

7. Voir à ce sujet, Le Banquet du Faisan, 1454 : l'Occident face au défi de l'Empire ottoman, éd. M. C. Caron et D. Clauzel, Artois, PU, 1997. 8. Éd. I. Hill, University of Exeter, 1979, p. 27-32. Voir F. Desonay, Antoine de La Sale..., op. cit., p. 40-47. 9. Dans l'un des manuscrits édités, le manuscrit G de l'édition de J. Misrahi et Ch. A. Knudson, de nouveaux exploits lui sont attribués contre des Infidèles, cette fois en Égypte, mais il ne s'agirait que d'une lutte contre des chrétiens renégats.

LA CROISADE DANS LE ROMAN CHEVALERESQUE

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du récit d'Antoine, qui se concentre sur la dénonciation de l'influence perverse d'une dame abusive. L'exhortation à la guerre sainte n'est sans doute pas le premier message qu'Antoine de La Sale et les auteurs de Clériadus et Mélindice, de Jean d'Avenues et du Roman du Comte d'Artois veulent transmettre à leurs lecteurs, mais elle appartient à leur discours didactique. Les séquences de lutte armée contre les Sarrasins s'inscrivent au croisement de la célébration ou de la mise à l'épreuve de l'idéal courtois et de la transmission de modèles chevaleresques, d'où leur rôle de charnière narrative et leur importance idéologique dans chacune des œuvres. D'un roman à l'autre, seules sont exaltées des images triomphantes de la croisade, mais il s'agit toujours d'expulser les envahisseurs musulmans des terres que la chrétienté revendique comme siennes. Or, à l'exception de Chypre, ces terres appartiennent à la seule Europe et l'Orient d'outre-mer est absent. Les fictions romanesques, loin de refléter un détournement de l'idéal de la croisade ou un regard critique, jouent un rôle de compensation face aux échecs de la réalité historique, en même temps qu'elles expriment le repli de la chrétienté occidentale sur le continent européen. Catherine GAULLIER-BOUGASSAS Université de Paris III- La Sorbonne nouvelle.

Kl

Rémanence littéraire et propagande catholique : les pieux enjeux du Voyage du Chevalier errant de Jean de Cartheny (1557)

Le Voyage du Chevalier errant n'est pas l'un de ces romans de chevalerie très en vogue au XVIe siècle, comme son titre pourrait le suggérer. Cette étrange fiction narrative révèle plutôt la rémanence d'un motif littéraire et philosophique qui a connu une fortune particulière dans la littérature allégorique du Moyen Âge : Yhomo viator, le pèlerin en ce bas monde qu'est tout homme pour la conscience chrétienne médiévale. Que l'on pense au Songe du Vieil Pèlerin de Philippe de Mézières, au Pèlerinage de Vie humaine de Guillaume de Digulleville, ou encore à la somme de Thomas de Saluces, Le Livre du Chevalier errant écrit à la fin du XIVe siècle. Quel sens Jean de Cartheny donne-t-il à cette rémanence lorsqu'il publie son ouvrage en 1557 ? Dans le Prologue de l'Autheur sur le Voyage du Chevalier errant, l'aveu d'une filiation avec la parabole biblique de l'enfant prodigue fournit une piste : ce n'est certes pas le seul emprunt de Cartheny qui recopie autant les Anciens que la Bible, mais dans notre perspective, l'usage mondain de l'allégorie religieuse à une date qui fait sens (juste avant la première guerre de religion) et dans une région tout aussi significative (les Pays-Bas) présente un grand intérêt. Entre roman courtois et roman baroque, cette filiation pose le jalon crucial de l'allégorie chrétienne récupérée pour séduire des mondains peu enclins à l'abstraction. S'ouvre alors une voie proprement monstrueuse qui croise les deux champs du littéraire et du religieux dans une optique militante. Conciliant mondanité et dévotion, Jean-Pierre Camus codifiera scrupuleusement ses histoires dévotes dans les années 1620-1625. En 1557, cette norme n'existe

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pas : Cartheny en est au stade expérimental de l'histoire dévote, sans en avoir la conscience générique. Il mélange, il hybride, il croise, autrement dit, il bricole : il récupère des matériaux littéraires déjà finis et codifiés pour fabriquer tout autre chose, répondant ainsi à des vues catéchétiques et à une mission propagandiste sentie comme urgente face à la montée du péril huguenot. Mais dans ce laboratoire scripturaire, Cartheny laisse une place au plaisir du récit qui menace alors les pieux enjeux au profit d'une « récréation » narrative. Se pencher sur ce prototype permet donc d'appréhender les mécanismes d'écriture qui construisent le roman dévot et participent à son émergence. Le Voyage du Chevalier errant est une fiction en prose qui attribue au protagoniste anonyme un trajet symboliquement orienté dans un monde codé par l'allégorie chrétienne. Le chevalier découvre progressivement les valeurs suprêmes en passant par trois étapes, véritables stations : le temps de l'illusion (en suivant Folie et Volupté, il tombe dans l'erreur), le temps du discernement et de la purification (conduit par Grâce divine, il entre au Château de Pénitence, puis au Palais de Vertu), enfin l'accès aux vertus chrétiennes (il expose « les biens et soûlas qu'il a trouvé au Palais de Vertu », écoute les longs sermons de l'ermite Bon Entendement et, guidé par Foi, il atteint la Jérusalem Céleste). On reconnaît les trois stades de la démarche pénitentielle : contrition, confession et satisfaction, qui ponctuent la conversion du Chevalier. Serait-ce un récit pénitentiel de plus ? Celui-ci est cependant particulièrement retors pour trois raisons essentielles qui seront successivement développées : son histoire éditoriale frappante qui met au jour les enjeux militants de sa diffusion ; son énonciation très complexe, d'autant qu'elle est justifiée par les arguments de l'efficacité et du plaisir de la lecture ; pour finir, ses descriptions où se glisse et se dit un véritable plaisir d'écrire, bien loin du militantisme catholique qui préside à son écriture. L'ancrage historique et géographique du Voyage est lourd de sens. Son auteur, Jean de Cartheny, est prieur des Carmes de Valenciennes et il appartient à une illustre famille du Cambrésis. Il est mentionné dans l'Histoire de la ville et comté de Valentiennes1 du Jésuite Henri d'Outreman parmi les « Hommes doctes », aux côtés de l'historiographe Jean Froissart et du confesseur de Charles V, Jean Briselot, Carme lui aussi. Le zèle apostolique de cet ordre.

1. Henri d'Outreman, Histoire de la ville et comté de Valentiennes. Divisée en IV. par¬ ties, Douai, Veuve Marc Wyon, 1639.

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essentiellement contemplatif néanmoins, se lit dans le recours à la publication catéchistique au sein d'une région agitée par les conflits entre la France et l'Empire germanique. La reprise de la guerre en 1552 est suivie trois ans plus tard d'une épidémie de peste à Valenciennes : c'est dans ce contexte violent et chaotique que Cartheny écrit Le Voyage, un in-12 dont la dédicace à Marie d'Autriche, la sœur de Charles Quint, est datée du 6 décembre 1552. Qu'il ait fallu attendre 1557 pour que l'édition originale sorte des presses d'Anvers demeure malgré tout étonnant : cette année-là, Marie d'Autriche ne gouverne plus les Pays-Bas dont dépend la ville de Valenciennes, mais Cartheny ne modifie pas sa dédicace. Le contexte politique permet une hypothèse : en 1557, le fils de Charles Quint, Philippe II, gouverne la région depuis deux ans et il tient une assemblée générale de ses États à Valenciennes où il fait célébrer les funérailles du roi du Portugal, marquant ainsi aux Pays-Bas son attachement à ses terres lointaines. Dès lors, maintenir la dédicace à Marie d'Autriche, volontairement ou non, prend un effet de sens particulier : c'est à la fois le signe d'une nostalgie du gouvernement passé et celui d'une sourde contestation du gouvernement en place sur lequel se profile l'ombre inquiétante de l'Inquisition espagnole. Comme si la fiction du Chevalier errant indiquait la voie de velours vers une spiritualité catholique, l'autre voie de l'apostolat étant suivie avec violence par Philippe II dans les Flandres. Chemin de combats spirituels vers une paix intériorisée dans la lecture, contre croisades musclées qui, certes, ne font que poursuivre la répression religieuse des placards de Charles Quint et de Marie d'Autriche, mais qui sont mal perçues par les nobles des Pays-Bas parce qu'elles émanent d'un souverain qui semble n'avoir en vue que les intérêts espagnols. Le Voyage favorise donc, par les délais de sa diffusion et leurs effets de sens, un espace polémique même si ce n'est vraisemblablement ni le vœu de Cartheny, ni même celui de son imprimeur Jean Bellère dont la maison cherche à s'introduire dans le commerce du livre en Espagne. Ce livret entre dans la polémique anti-protestante de façon encore plus probante avec sa seconde édition. En 1572, Jean Bellère fait réimprimer à son compte, à Gand, l'ouvrage de Cartheny : l'auteur précise qu'il a corrigé et revu l'édition originale dans sa dédicace à « Madame Bonne de Lannoy, Dame de Noircarmes, de Bugnicourt et de Minguonal », dont la famille très catholique est liée depuis longtemps au destin des Carmes de Valenciennes. Cartheny se place sous la protection d'une bienfaitrice de son ordre, d'une noble dont

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le mari s'est illustré dès novembre 1566 dans le blocus de la ville déclarée rebelle depuis que les huguenots l'ont envahie et en ont saccagé les églises au début de 1566. Tous les religieux de Valenciennes ont été chassés et se sont retirés, pour la plupart à Condé. Le 17 janvier 1567, Philippe de Noircarmes attaque la ville en vain ; il doit l'assiéger et, à coups de canons, il réussit finalement à faire plier les protestants qui se rendent le 23 mars 1567, providentiellement jour des Rameaux... Auréolé de ce signe divin, Noircarmes est un héros catholique local. A la fin de sa dédicace, Cartheny évoque ce passé glorieux : Messire Philippe de Noircarmes, qui tant vertueusement s'est maintenu en ces troubles, & s'est monstré si loyal, à Dieu premièrement, & apres au Roy, pour la defense de la foy Catholique & de la bonne querelle du Roy, que la mémoire d'iceluy demourera tousjours devant Dieu & tous les gens de bien.

S'il s'adresse plutôt à son épouse, c'est que les destinataires visés par Le Voyage comprennent sans doute les femmes ; mais cette stratégie commerciale se double d'un zèle anti-protestant clairement exprimé par l'éloge des prouesses militaires de Noircarmes. En 1572, l'épître dédicatoire développe bien plus que dans l'édition originale l'argument de la défense de la foi catholique. La dimension polémique est très nette : la fiction narrative devient une arme contre les prêches ou les pamphlets protestants qui se multiplient. Par ailleurs, elle est une forme spécifiquement catholique : les réformés, méfiants envers le travail de l'imagination que suppose la fiction, la rejettent. Le succès éditorial de l'ouvrage de Cartheny s'expliquerait ainsi par sa valeur polémique. La liste des rééditions de ce petit livre est en effet impressionnante : en 1587 à Cambrai, Douai et Arras ; en 1595 à Anvers ; en 1620 à Saint-Omer (le fleuron de la Compagnie de Jésus figure sur le frontispice). Il existe de très nombreuses traductions anglaises (11 éditions de 1581 à 1687), une édition allemande en 1602 à Munich, une édition flamande en 1649 à G and et même deux éditions galloises, en 1862 et 1864. Pour finir, un érudit local du XVIIe siècle fait mention d'une traduction latine sous forme manuscrite retrouvée en 1637. Au XVIe siècle, deux anversois se partagent donc l'édition française du Voyage : Jean Bellère et Joachim Trognese. La zone géographique de diffusion reste circonscrite au nord de la France et dans les provinces du Sud des Pays-Bas, largement catholiques.

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Douai, en particulier, est un bastion catholique2. Les Provinces-Unies sont alors affaiblies par l'assassinat de Guillaume d'Orange (10 Juillet 1584) et par le siège d'Anvers : le redoutable gouverneur espagnol Alexandre Famèse a assiégé quatorze mois durant la ville qui capitule le 17 août 1585. Au moment où les guerres civiles entrent dans la période la plus agitée de leur histoire, éditer un ouvrage catholique dans une région où sont concentrés les antagonismes religieux prend un sens politique fort. Trognese réédite Le Voyage quinze ans après sa seconde édition à une date révélatrice : après la victoire du duc de Parme, l'Angleterre s'inquiète des progrès de la Ligue et contribue au financement de la levée par les huguenots de 10000 reîtres allemands et de 20000 Suisses. La tension aboutit le 20 octobre 1587 à la rencontre de Coutras, la première bataille rangée gagnée par les réformés. Ainsi, l'ouvrage de Cartheny se trouve réinvesti d'un sens polémique dont Trognese est certainement conscient : il appartient à l'ample mouvement de propagande religieuse au service de la Ligue catholique. Trente-trois ans plus tard, en 1620, la réédition aux dépens de la Compagnie de Jésus installée à Saint-Omer n'étonne pas : l'ouvrage de Cartheny correspond à l'apostolat jésuite, comme l'approbation des Docteurs le signifie : Ce livre intitulé le Voyage du Chevalier Errant, ne contient rien qui peut empescher de le r'imprimer, ains par plusieurs belles & plaisantes fictions, monstre le chemin à la vraye Félicité. Tesmoin à S. Orner ce 30. de Novembre, 1619.

Véritable tract publicitaire, cette approbation manifeste l'intérêt croissant des Jésuites pour les fictions dévotes, capables de conduire les mondains vers Dieu par des chemins plus séduisants que ceux des traités moraux. Enfin, à cette date Jean-Pierre Camus publie des fictions dévotes qui connaissent un grand succès : entre 1620 et 1632, quatre ou cinq longs récits camusiens sortent tous les ans des presses. Il est dans l'air du temps d'éditer des textes qui permettent un contrôle individuel de la foi : Le Voyage participe de cet engouement pour un mode plus intérieur de piété qui s'impose au début du XVIIe

2. Dans Les Usages de l'imprimé, Paris, Fayard, 1987, Roger Chartier étudie un occa¬ sionnel (l'histoire de la pendue miraculeusement sauvée) publié en 1589 à Douai, « ville bastion catholique qui appartient aux Pays-Bas espagnol » p. 90. Par ailleurs. Douai abrite un collège jésuite très actif dans la reconquête de l'Angleterre.

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siècle, mais qui est né avec le concile de Trente. Par ailleurs, la structure allégorique du récit de Cartheny correspond parfaitement aux exigences pédagogiques des Jésuites : les images allégoriques morales sont largement utilisées par les missionnaires jésuites, y compris lors des missions intérieures en France. Le cas fameux et très étudié de Michel Le Nobletz3 en Bretagne mérite d'être évoqué à ce propos : né dans une famille d'ancienne noblesse bretonne. Le Nobletz suivit l'enseignement jésuite à Bordeaux avant de se rendre à la Sorbonne où il étudia en particulier l'hébreu. Le confesseur d'Henri IV, le Père Coton, le convainquit d'accepter l'ordination vers 1607. A son retour en Bretagne en 1608, cet érudit pétri de culture humaniste se marginalise en entreprenant sa première mission à Ouessant et en se consacrant, toute sa vie durant, à l'éducation religieuse des populations de la basse Bretagne sans avoir de fonction précise, à la façon d'un prêtre semi-vagabond, vite surnommé le « prêtre fol ». Son activité de missionnaire passe des prédications en breton à une forme plus vivante et simple d'instruction par le biais de tableaux allégoriques, point capital et original de sa méthode pastorale qui nous intéresse plus spécifiquement. Le Nobletz utilisait des « tableaux énigmatiques », ou « taolennou » en breton, qui sont des cartes peintes pour catéchiser les populations. Or, selon l'indication de l'un des cahiers manuscrits où Le Nobletz consignait les explications de ses cartes, sa Carte du Psaltérion, également connue sous le nom de Carte du Chevalier errant, est directement inspirée du Voyage du chevalier errant de Cartheny4. La propagande religieuse à partir de ce texte se poursuit donc encore au début du XVIIe siècle avec la transcription iconographique du récit par un Jésuite soucieux d'éduquer les campagnes bretonnes : le glissement de l'allégorie textuelle à l'image peinte révèle que les artisans de la Réforme

3. L'apostolat de Michel Le Nobletz (1577-1652) a été étudié par Anne Sauvy, Le Miroir du coeur. Quatre siècles d'images savantes et populaires, Paris, Cerf, 1989, p. 6593. A partir des quatorze cartes peintes et cahiers d'explications manuscrits, aujourd'hui conservés aux évêchés de Quimper et Léon, elle analyse les sources du Père Jésuite. 4. Anne Sauvy décrit cette carte, p. 82 : « Dans la Carte du Psaltérion, une série ver¬ ticale de petits tableaux évoque, au centre, des scènes de violence et de péché, dont le coupable finit par échapper au démon et décide de parcourir le monde pour chercher à avancer dans la connaissance de Dieu. Devenu le « Désirant », il poursuit cette quête dans la partie droite de la carte où une nouvelle série d'images le conduit de porte en porte dans une recherche spirituelle qui l'amènera enfin à la maison du chevalier « Amour de Dieu ». La partie gauche de la carte est occupée par deux anges jouant du psaltérion, sorte de violoncelle qui est ici l'em¬ blème de l'oraison. »

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catholique recourent à tous les supports pour toucher l'ensemble de la population, des campagnes bretonnes aux salons mondains. L'ouvrage de Cartheny est apparu avant tout comme un moyen, un outil pédagogique efficace quoique profane, pour tisser des liens entre la religion et le fidèle. Mais l'équilibre entre ces deux domaines paraît bien fragile à travers la tentative marginale de Le Nobletz que l'institution ecclésiastique ne reconnaît surtout pas, sans pour autant lui interdire de prêcher. Ajoutons que cette longévité éditoriale est un élément plutôt défavorable à l'invention narrative car la propagande corsète le travail de l'imagination sur des moyens de catéchiser : les formes pratiques l'emportent sur le reste. Les méthodes pastorales sont fondées sur la répétition d'un message clair et facile d'accès au plus grand nombre. En période de propagande, on copie et on adapte le même message soutenu par les mêmes images, les mêmes schémas, y compris lorsque des fidèles nouvellement convertis s'expriment sincèrement. La structure narrative des récits de conversion se répète à l'envi et manifeste un usage important du stéréotype. Le phénomène est identique dans les fictions narratives. Dès lors, les nombreuses rééditions du roman de Cartheny se justifient simplement par l'emprise de la Réforme catholique qui a trouvé là un lieu nouveau où le théologique rencontre ses fidèles. Mais ce succès éditorial s'explique aussi par un facteur littéraire. L'Église encourage ces tentatives, véritables agents de « l'arsenal de la Contre-réforme »5, justement parce qu'elles recèlent des armes esthétiques dont la force est incontestable. L'allégorie chevaleresque renouvelle les modèles littéraires en particulier par la place dévolue à l'énonciateur dans le récit. En effet, l'énonciation du récit spirituel se complexifie en se plaçant à la croisée de deux modèles principaux que le Prologue de l'Autheur indique : A la gloire, honneur & exaltation de la sainte Trinité de Paradis, au nom du Pere, et du Filz, & du benoit saint Esprit : à la remission de mes fautes et pechez, & au salut & édification des fideles Chrestiens, j'ay entrepris ce livret intitulé le Voyage du Chevalier errant : prenant l'argument sur la parabole qu'il a pieu à nostre clement & tresdoulx Rédempteur reciter de l'Enfant prodigue, à la consolation de tous povres pécheurs repentans.

5. L'expression est de Denis Pallier dans Histoire de l’édition française (1982), Fayard, 1989, p. 416.

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Le narrateur spécifie ainsi que son récit pénitentiel est traversé par deux types d'énonciation : l'une, à la première personne, se réfère à la confession spirituelle qui suggère l'imitation des lecteurs - « au salut & édification des fideles Chrestiens » - ; l'autre, à la troisième personne, propose une réécriture de la parabole biblique de l'enfant prodigue. Dans l'articulation entre un Je qui ne s'individualise pas mais pose toujours des exemples à suivre, et un il qui évolue sous le poids de la tradition chrétienne, émerge une énonciation épaissie encore par la stratification de modèles génériques non avoués : récit allégorique, récit de voyage, récit pénitentiel, hagiographie, sermon, poésie spirituelle, etc. Dans ce creuset énonciatif, le romanesque a rendu possible le déploiement du Je en plusieurs identités. L'accusation de vanité pointe alors. Pour lui échapper, le Prologue annonce prudemment trois types de première personne dans sa fiction narrative auxquels vient s'ajouter un quatrième type présent dès la table des matières : YAutheur dans le Prologue, le Chevalier, les Prosopopées figurant les vices et les vertus rencontrés par le héros, et enfin Y Acteur, double de Y Autheur dans le récit. Ces précautions préliminaires révèlent une position retorse : ne peut-on justifier « le grand bien & soûlas que reçoivent ceux qui font vraye penitence » autrement qu'à la première personne ? Comme si la fiction ne pouvait pas dire une expérience intime à la troisième personne : elle serait alors fable ou parabole. Le Voyage cherche à s'en distinguer par le recours au Je pour exprimer ce qui d'ordinaire relève de la confession mais qui prend ici la forme d'un roman de chevalerie allégorique : ce n'est pas la confession de Cartheny, même si le début du Prologue évoque la rémission de ses fautes et de ses péchés, c'est le récit d'un autre justifié par les arguments de l'efficacité et du plaisir de la lecture : Or pour mieulx monstrer tout cecy, & donner au Lecteur & Auditeur récréation, j'ay introduyt un Chevalier, lequel par maniéré de récit & narration nous conte un sien voyage, & toutes les adventures bonnes & mauvaises qu'il y a trouvé.

La figure du chevalier participe d'une stratégie démonstrative et d'une stratégie de séduction : le lecteur l'associe aux romans de chevalerie et y trouve « récréation », mais il lui est aussi possible de s'identifier plus aisément au héros qui s'exprime à la première personne. La « vraye penitence » du chevalier touche les lecteurs parce qu'elle est rendue immédiatement perceptible, débarrassée de

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1 écran d'une troisième personne. Quand bien même la lecture n'est pas individuelle et intime comme le suggère le terme « Auditeur » qui renvoie à la réalité des lectures collectives, le processus d'identification et l'accès à l'émotion sont ainsi facilités. Le lecteur suit avec un plaisir simple le récit chevaleresque mais surtout, à travers le regard du chevalier, il va découvrir un monde bien moins codé que celui de l'allégorie médiévale. Car par le biais de la description qui double la narration essentiellement dans la première partie de l'ouvrage, le Je du chevalier va s'individualiser en proposant une vision de l'univers qui se démarque progressivement des conventions littéraires, produisant chez le lecteur un plaisir de lettré. A lui de reconnaître les modèles littéraires. Première étape de l'échappée hors des carcans : l'art de la prétérition où le Je dit qu'il ne peut révéler les secrets d'alcôve... Le parcours du chevalier dans des lieux symboliques rappelle celui du pèlerin du Songe de Poliphile, ce que les descriptions détaillées du Palais de Félicité viennent conforter. Reprenant le système des arts de la mémoire, le chevalier décrit le Palais en subdivisant l'espace du péché qui ne peut se dire autrement que par l'allégorie : nous ne saurons rien des « baings, estuves & barbiries du Palais », ni des « secretz cabinetz de Volupté », mais le simple nom de ces lieux contient une force d'évocation suffisante pour frustrer le lecteur et le laisser fantasmer. D'autant qu'en début de chapitre, le chevalier en avait appelé à l'imagination du lecteur pour des péchés moindres, il est vrai : Si ne fault pas attendre la description des metz ambrosiens confitz & assaisonnez tresdelicieusement, desquelz nous fumes servis, ny pareillement, l'apprest d'iceulx ou ordre du service. Car le raconter serait trop prolixe, & excéderait nostre pouvoir : mais il souffist ymaginer qu'en ce Palais qui se nommoit Eureuseté ou félicité mondaine ny avoit faulte d'aucune chose désirable en ce monde à l'appetit sensuel, les vins estoient tresdelicieux & chascun invitoit l'autre à boire, & en taster puis de l'un puis de l'autre.

Suivent plusieurs paragraphes où le chevalier décrit le concert de jeunes filles auquel il assiste : c'est la seconde étape de l'échappée des carcans. Le Je spectateur se délecte dans l'univers charnel sans sens moral de festivités diverses, entraînant le lecteur dans le sillage du plaisir de la prolifération des détails vestimentaires, musicaux ou vocaux. Un héros sensuel se construit par ce biais descriptif : il n'est perçu qu'à travers la focalisation interne, perdant toute marque

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directe d'énonciation. C'est au moment où son regard devient celui du lecteur que le chevalier entre en terre romanesque : par son prisme s'estompe la visée morale qui rattache le Voyage au modèle allégorique. Cette échappée loin des conventions génériques est le signe d'un réel plaisir de l'hypotypose que l'on retrouve dans la description du jardin du Palais. Celle-ci se clôt sur la réapparition du Je du héros : Ce spectacle me donna une volupté & récréation inestimable, et me sembloit que ce lieu estoit un champ Elisien, ou selon l'opinion des poetes anciens reposent les âmes des bien-heureux.

La caution du modèle poétique antique ne masque pas la « récréation » joyeuse des listes d'oiseaux, de fleurs, d'arbustes qui peuplent le jardin pour en faire un lieu de délices bien ancré dans la réalité. Le Je spectateur qui se délecte à décrire cet univers au delà de la morale est la marque d'une individualité propre à créer un véritable héros de roman : son regard le particularise, lui confère une identité qui dépasse l'archétype du chevalier médiéval. Cette particularisation héroïque est de courte durée : Le Voyage n'est pas encore un roman, il pose les prémices d'une énonciation traversée par le goût d'une imagination sporadiquement libérée. Plaisir du texte descriptif et individualisation du chevalier sont rapidement jugulés par une rhétorique institutionnalisée qui vise le contrôle de l'imaginaire du lecteur. Le péril d'une imagination débridée des péchés va être détourné par les austères descriptions des sept tours qui entourent le Palais : le chevalier les décrit une à une en détaillant non pas l'architecture, mais les devises morales inscrites sur chaque porte. Pas d'objets cette fois pour représenter les vices, ce serait bien trop suggestif, mais des sentences morales, véritables couperets qui proscrivent toute rêverie. Le recours aux arts de la mémoire empêche la construction mentale des vices et lui substitue une intellectualisation des péchés capitaux, dès lors détachés de la réalité. Chaque pièce des tours du Palais, chaque personnage qui s'y promène, est baptisé du nom d'un vice : plus rien n'est relié au monde concret. Le passage à l'allégorie par le biais du modèle rhétorique des artes memoriae canalise l'émotion que le lecteur avait pu ressentir aux descriptions du concert ou du jardin. Par ailleurs, si la confession du chevalier peut susciter l'émotion, elle est doublée par un discours pédagogique. Au sein du récit, le

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]e du chevalier se divise selon la temporalité scripturaire, entre le Je du temps de l'écriture et de la sagesse, et le Je du temps de l'histoire et de l'erreur. Le premier s'adresse bien souvent au lecteur pour expliciter la visée éducative du récit du second : il est le signe du progrès spirituel accompli au terme de l'aventure et permet d'enfermer l'émotion du lecteur dans un argumentaire religieux. Ainsi, après la longue prosopopée de la Folie qui décline en un fastidieux catalogue le nom de tous ceux qu'elle a gouvernés, le chevalier conclut : Ce conte & récit de Folie touchant ses gestes fust long & prolixe. J'ay toutesfois mis par escrit ce qui m'estoit demouré en la mémoire, à fin que les Chrestiens lecteurs devotz & benevoles sceussent quelz grans maulx se font par l'enhort & conseil de Folie.

La peur de l'enfer est bien la seule émotion permise dans ce cadre très contrôlé. Le Je de la fiction narrative est sans cesse corrigé par le Je du temps de l'écriture, à l'image du récit récréatif doublé d'un argumentaire religieux qui devient très vite prépondérant : toutes les voix du récit lui sont en réalité subordonnées. Si Cartheny a recours au Je fictif du chevalier comme mode privilégié d'énonciation, il le complète par d'autres premières personnes. Il le spécifie dans le Prologue de l'Autheur : Et [le chevalier] parle presques tousjours, sinon que aucunesfois il interpose les propos, devises, & paroles d'aucunes personnes qu'il a trouvé & rencontré en faisant son voyage : si comme de Folie, de Volupté, de Vertu, de Penitence, d'Entendement, de Mémoire, de Conscience, de Foy, & ainsi consequamment des autres. Non pas que ce soient proprement personnes, mais qualitez & dénominations de vices et vertus. Lesquelles par une description rhétorique en Grec appellée prosopopœia sont introduites comme personnes mouvantes, allantes, & parlantes.

Au discours du chevalier s'ajoute donc celui des prosopopées au style direct : autres Je qui se démultiplient en autant de vices et de vertus et qui s'additionnent à celui du héros pour cacher celui de « l'Autheur », uniquement présent dans le Prologue. Car l'Autheur prend soin de distinguer son Je de celui qui interrompt le récit du chevalier pour le sermonner. Les intrusions du narrateur ne sont pas exceptionnelles dans les récits allégoriques, mais l'attention portée par Cartheny pour différencier « l'Autheur » de « l'Acteur » appelle

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un commentaire. Le Salut du lecteur est assuré par Y Acteur ; 1 Autheur se réserve l'espace liminaire du Prologue et se préserve derrière cet autre Je, dilatant ainsi à l'envi le lieu d'énonciation pour lui faire perdre toute individualité, jusqu'à la vacuité. L'Acteur relaie le narrateur et revêt l'habit de prédicateur. Les trois chapitres où il entre en scène relèvent très nettement du genre religieux du sermon : écrits à la première personne, ils contiennent des apostrophes véhémentes aux « folz mondains et amateurs d'orde volupté & faulse délectation », des séries d'interrogations rhétoriques, autant de procédés stylistiques qui visent à épouvanter le lecteur avant de lui suggérer une pénitence salvatrice sous la forme d'une prière. Dans ces prêches insérés au sein de la narration, le lien est bien ténu avec les aventures du chevalier. L'Acteur efface toute présence de la fiction dans les chapitres du second livre où il entre en scène : plus rien ne renvoie le lecteur au récit dont la fonction simplement ornementale se révèle alors. Les sermons viennent rompre le cours des aventures du chevalier qui sont reléguées au second plan : la confluence entre la fiction et le discours didactique disparaît, mimant la séparation entre la narration et le traité de piété qui s'amplifie jusqu'à dominer le texte. Le Voyage du Chevalier errant devient le voyage de la fiction vers le traité didactique : la narration n'était qu'une captatio benevolentiae, un séduisant préliminaire qui s'est estompé en chemin. Comme si seul le récit des erreurs du chevalier pouvait relever de l'écriture profane, celle des romans de chevalerie ; l'apparition de la Grâce divine dans la seconde partie génère une rhétorique de la chaire qui va envahir puis étouffer toute narration véritable par le biais de la prosopopée. Le Je de la Grâce divine et des vertus chrétiennes dont le discours envahit le texte dès que le chevalier entre dans le temps de la purification, exprime une parole sacrée : la prosopopée permet le lien entre l'humain et le surnaturel mais l'énonciation qu'elle met en place requiert une rhétorique particulière qui ne relève plus de la fiction narrative. Le déploiement de l'énonciation à la première personne sert donc le projet catéchétique de Cartheny : le chevalier ne parvient pas à construire une individualité héroïque mais disparaît derrière la multiplicité des identités et des discours que recoupe le Je. Plus encore, il est relayé par le nous de la collectivité chrétienne qui englobe le lecteur et l'ensemble d'un groupe qui se reconnaît dans la chrétienté. Dans Le Voyage du Chevalier errant, les rets du texte dévot emprisonnent la fiction narrative que l'on dirait volontiers apéritive, parce qu'entièrement soumise à une entreprise militante. Comme une mainmise sur le récit, le déploiement de l'énonciation paralyse

RÉMANENCE LITTÉRAIRE ET PROPAGANDE CATHOLIQUE

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l'entreprise romanesque dont l'espace est limité au ]e du chevalier décrivant le monde réel. C'est cet espace néanmoins que le roman va investir progressivement au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. Pour lors, le romanesque est timidement antéposé à l'argumentaire religieux : les deux champs se juxtaposent un temps, sans se mêler intimement. A partir de la seconde partie du texte, et jusqu'à la fin, l'ouvrage de Cartheny devient un livre de piété : le chevalier est quasiment évacué au profit des beaux sermons de l'ermite Bon Entendement ou des Psaumes pénitentiels de David. Le héros a perdu la parole. La scène de sa confession au Palais de Pénitence le stigmatise : il demande à Mémoire de lui souffler la liste de ses péchés inscrits en lettres de sang dans le livre rouge que tient Conscience. Le chevalier est un pantin réduit au psittacisme ou encore aux congratulations : il remercie avec effusion l'ermite Bon Entendement pour ses discours. Il écoute désormais, se laisse guider et lorsqu'il se trouve face à la Cité de Paradis, c'est Foi qui la lui décrit, comme s'il avait perdu la vue. Le voyage du chevalier est celui de la dépossession de soi et des sens vers un plus haut bien spirituel : c'est un voyage qui éloigne du roman après s'en être approché, un voyage qui met de la distance entre les genres profane et religieux. Nancy ODDO Université de Paris III

Le sens de l'héroïsme chez La Calprenède

On connaît le poncif selon lequel dans les romans : « si les choses n'y sont descrites telles qu'elles sont, on les fait telles qu'elles devroient estre. »1 Le roman arrange l'histoire et la grandit. De ce fait, il est fils de l'épopée, comme le rappelle La Calprenède dans l'épître ouvrant le tome 3 de Cassandre : au lieu de suivre le genre d'escrire de Plutarque, de Quinte-Curse, de Justin, & des autres Autheurs de qui j'ay tiré les fondemens de vostre Histoire, je fa(is) marcher mes Héros au combat d'une façon (...) approchante de celle d'Homere, de Virgile, du Tasse, & d'autres Escrivains de ceste nature qui ont embelly la vérité de quelques omemens plus agréables, qu'attachez à une apparence reguliere & rigoureuse.2

Toutefois, La Calprenède s'enorgueillit d'avoir produit des œuvres aussi fidèles que des Histoires quand il fait le bilan des deux romans qu'il a écrits, dans l'épître au lecteur de Faramond : je peux dire avec raison que dans la Cassandre, ny dans la Cleopatre non seulement il n'y a rien contre la vérité ; quoiqu'il y ayt des choses au delà de la vérité ; mais qu'il n'y a aucun endroit, dans lequel on me puisse convaincre de mensonge.3

1. Sorel, De la connaissance des bons livres, Paris, André Pralard, 1671, p. 145. 2. Paris, A de Sommaville, A. Courbé, T. Quinet et la veuve N. de Sercy, 1657 ; Genève, Slatkine Reprints, 1978, tome 3, épître non paginée. 3. Faramond ou l'Histoire de France, Paris, A. de Sommaville, 1661 ; épître non paginée.

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La Calprenède n'est cependant pas un historien sans parti pris. Le parti qu'il prend est celui du romancier. Les grands hommes de l'Histoire ne sont pas les héros des romans de La Calprenède, choix délibéré et expliqué, qui est plus qu'une commodité permettant d'inventer sans faire mentir l'Histoire, choix par lequel l'auteur définit le champ et le but qui sont ceux du roman héroïque, tel qu'il le conçoit, c'est-à-dire comme une illustration du conflit entre le héros et le réel, choix qui explique la double origine revendiquée pour le roman, celle de l'épopée et de l'histoire. Ses deux romans4 proposent des modèles héroïques, modèles au sens où ils sont déclinés dans la fiction en plusieurs avatars. Dans Cassandre Oroondate a pour double Ataxerxe-Arsace, dans Cléopâtre JubaCoriolan a pour double Césarion et, finalement, Artaban. Par ce procédé de reprises est assurée la cohérence d'œuvres très longues, tant du point de vue narratif que du point de vue idéologique. D'un roman à l'autre le modèle a évolué, et ce sont quelques-unes des caractéristiques du modèle et ses modifications que nous allons envisager.

Le secours de la fortune Un constat récurrent chez La Calprenède, qui nous renvoie à la « démolition du héros » dont a parlé Béni chou, est celui que le héros est le fruit du hasard, celui des circonstances de sa vie, qui font qu'il a ou non l'occasion de briller plus que d'autres, et qu'il passera ou non à la postérité. La vertu ne suffit pas, c'est l'occasion qui fait le héros, déclare l'auteur à Caliste dans l'épître liminaire de Cassandre : beaucoup de personnes ne manquent à la [la vertu] pratiquer que parce que la fortune leur en refuse les occasions. Vous en voyez un exemple assez remarquable en deux Princes5 que je fais vivre en mesme temps, & de qui la fortune est tres-differente, quoy que leur naissance

4. Cassandre (5 parties, chacune de ces parties se poursuivant en une « suite ») parut entre 1642 et 1645, Cléopâtre (12 parties) entre 1647 et 1658. Quand La Calprenède meurt en 1663 son dernier roman, Faramond (1661-1670), est en cours de rédaction. La Calprenède a écrit les sept premières parties et Vaumorière les cinq dernières. Nous travaillons ici sur les deux romans entièrement écrits par La Calprenède. Notre étude poursuit celle de Marlies Mueller ( Les Idées politiques dans le roman héroïque de 1630 à 1670, « Harvard studies in Romance languages », 1984). Cependant, si elle en suit certaines interprétations, elle s'en écarte pour d'autres. 5. Oroondate et Alexandre.

LE SENS DE L'HÉROÏSME

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& leur vertu soient égales, & que par vostre jugement mesme le plus mal-heureux & le moins connû ait des avantages tres-considerables sur celui qui fut le plus favorisé des destinées & qui par le secours de la fortune a estouffé dans sa gloire, le bruit de tous ceux qui l'ont suivi, & de tous ceux qui l'avoient devancé.6

La Calprenède aurait pu, comme Mlle de Scudéry fait de Cyrus le héros de son deuxième roman, faire d'Alexandre ou d'Auguste ses personnages principaux. Mais il choisit Oroondate dans Cassandre, Césarion, )uba, Artaban dans Cléopâtre. Il choisit, pour reprendre ses mots, « le party du plus infortuné »7, le parti de ceux que le hasard a rayé de l'histoire en dépit de leur vertu. Ce parti pris mis en œuvre dans les deux romans l'est selon des modalités différentes. Dans les deux romans le rôle de la passion amoureuse est capital, mais Cléopâtre met en outre fortement en relief l'importance du contexte politique.

« Les passions ont pris un tel empire » Si l'on compare les personnages des deux romanciers alors à la mode, Mlle de Scudéry et La Calprenède, on ne peut qu'être frappé par le fait que ce dernier s'attache à mettre ses héros dans des situations inconvenantes, particulièrement dans Cassandre. Non que Mlle de Scudéry ignore les désordres de la passion, mais ils sont le fait des personnages secondaires et les couples de héros du récit principal, Justinian et Isabelle, Cyrus et Mandane, Aronce et Clélie, concilient leur devoir et leur amour, au prix, certes, d'horribles souffrances. Chez La Calprenède, les engagements sociaux, particulièrement contraignants pour des princes, héritiers de

6. Non paginée. A l'autre bout du roman, dans la suite de la cinquième partie, au livre 6, cette fois-ci dans le récit, le constat est repris. Le dénouement de Cassandre voit le mariage de Statira (alias Cassandre), veuve d'Alexandre, avec Oroondate, fils du roi des Scythes. L'illustre veuve présente de la sorte son second mariage : « j'ay esté l'espouse du plus grand, ou du plus heureux de tous les hommes, je dis du plus heureux, parce que je sçay bien que c'est par la fortune seule qu'un homme peut avoir eu des avantages sur vous (Oroondate) » p. 386. « Je n'offense point la mémoire d'Alexandre en luy donnant un successeur qui ne luy cede ny en naissance, ny en vertu, & qui pouvoit estendre ses conquestes autant que luy, si la passion qu'il eut pour moy ne luy eust donné d'autres occu¬ pations que celle de porter la guerre chez ses voisins » p. 389. 7. Epître à Caliste en tête de la première partie de Cassandre.

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royaumes, ou des souverains, sont sans force face à l'amour, à la satisfaction duquel les héros consacrent leur vaillance. La passion est l'objet de jugements partagés. Certes l'amour, bien mieux que la gloire, amène l'être à se dépasser, c'est ce qu'observe Lisimachus, dans Cassandre, quand il commente le revirement de ses sentiments - de la révolte à l'obéissance - que lui impose celle qu'il aime, Parisatis8. Mais si Lisimachus et Parisatis ne commettent strictement rien qui soit contraire à leur devoir et à leur honneur, tel n'est pas le cas du principal couple de héros, Oroondate et StatiraCassandre. Leur passion certes est grande et noble, mais elle les amène à négliger leur honneur et leur devoir, à préférer la sphère du privé à celle du public : Oroondate quitte le royaume de son père pour se rendre dans celui de ses ennemis, les Perses, par amour d'une fille de Darius, Statira-Cassandre. Il choisit, en toute connaissance de cause, de se battre contre l'armée de son père, le roi des Scythes, et contre les intérêts évidents du royaume dont il est l'héritier, avant de passer plusieurs mois à Byzance, déguisé en jardinier, pour pouvoir entretenir celle qu'il aime et qui est alors l'épouse d'Alexandre !9 De retour en Scythie, son père l'emprisonne pendant deux ans avant de le libérer, et, après une très brève campagne, il déserte de nouveau pour s'occuper de ses amours. Voilà les exploits qui sont contés dans la première partie de Cassandre. Le cas de celui qui dans ce roman est le double d'Oroondate est pire. Ataxerxe-Arsace lui aussi abandonne le royaume de son père, Darius, pour mettre sa vaillance au service du roi des Scythes, roi ennemi dont il aime la fille, Bérénice, sœur d'Oroondate. Mais si le père d'Oroondate n'a pas perdu son royaume, il n'en va pas de même du père d'Ataxerxe, que son fils n'a pas même secouru. L'épître à Caliste, en tête de la quatrième partie, souligne le problème que pose à l'auteur l'indignité de son personnage10 et dans l'« Histoire

8. « C'est peu de chose que d'entreprendre des combats & de se précipiter dans les périls pour une personne qu'on aime, la gloire seule nous peut inspirer ces des¬ seins ; mais se despotiiller des sentimens les plus pressans & les plus violens que l'ame soit capable de concevoir & de souffrir abandonner les interests de sa vie pour establir par la perte du sien propre, le repos de son ennemy, & passer d'un excez de rage, à des résignations si soûmises, c'est ce que nous voyons en peu de personnes... », deuxième partie, livre 2, « Histoire de Lisimachus », p. 243-244. 9. Dans Cléopâtre, Juba, après avoir reconquis la Mauritanie dont il est par nais¬ sance le roi, quitte son royaume pour se consacrer à ses amours avec l'héroïne éponyme, abandonnant ses partisans et ses sujets aux Romains. 10. « j'ay esté empesché, comme plusieurs autres l'eussent esté, à faire passer honnestement le temps dans la Scythie au fils de Darius, tandis que par les armes d'Alexandre son pays estait désolé, & son Pere despoüillé de ses Estats & de sa

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d Arsace », Ataxerxe, le narrateur, se blâme à plusieurs reprises d avoir abandonné son royaume et les siens à leur perte, pour se consacrer à Bérénice et vivre en Scythie sous le nom d'Arsace.* 11 Oroondate et son double Ataxerxe interprètent d'ailleurs leurs infortunes comme une juste punition des Dieux.12 L'homme est faible parce que livré à ses passions, c'est par ce constat que Talestris, reine des Amazones - qui elle aussi a abandonné son royaume et ses sujets à leur sort - ouvre le récit de ses aventures : De quelque vertu qu'une ame se fortifie, la nature humaine a des faiblesses qu'elle ne peut desavoüer, & quelque résistance qu'elle fasse par principe de vertu, a des mouvemens déréglez, si elle n'est appuyée d'une assistance du Ciel tres-particuliere ; il est mal aisé qu'elle n'y succombe quelquefois, & qu'elle ne donne des marques très visibles de sa fragilité ; les passions ont pris un tel empire sur elle, que mal¬ aisément le peut-elle secoüer ; & si quelquefois la victoire nous demeure contr'elle, je la tiens beaucoup plus avantageuse que celle que nous remportons sur des ennemis estrangers.13

Le héros se caractérise par ses passions supérieurement violentes et c'est la violence de ses passions qu'il assume jusqu'à se perdre qui le rend admirable, et non leur maîtrise. On trouve, en contrepoint, des personnages qui incarnent l'autre pôle de l'héroïsme, la soumission de la passion au devoir, à la raison, par exemple, dans Cassandre, Parisatis, sœur de Statira, qui aime Lisimachus mais se soumet à sa mère qui lui ordonne d'épouser Ephestion, ou, dans le roman suivant. Agrippa qui refuse de se servir de son pouvoir pour forcer Elise à l'épouser et la laisse à celui qu'elle aime et qu'il admire, Artaban. Mais, pour nous en tenir au premier roman, c'est StatiraCassandre l'héroïne, et le récit souligne à plusieurs reprises la froideur de Parisatis, personnage bien peu romanesque.

vie. Dans cette rencontre toutesfois, & plusieurs autres qui véritablement m'ont retenu dans une contrainte assez importune, j'ay sauvé les apparences le plus qu'il m'a esté possible » (Epître non paginée). 11. Dans la quatrième parte, au livre 2, Ataxerxe-Arsace commence par ces termes son histoire : « O Dieux ! avec quel front pourray-je vous confesser que j'estois vivant, tandis qu'Alexandre ravageoit nos terres, desoloit nostre maison, & triomphoit des estats, & de la vie de mon père ? De quelle façon vous pourray-je faire ce honteux aveu, & quelles excuses trouveray-je & dans mon amour, & dans mes mal-heurs, pour me justifier d'une lascheté si apparente ? », p. 180. 12. « Histoire d'Oroondate », première partie, livre 2, p. 228, et « Histoire d'Arsace », suite de la quatrième partie, livre 5, p. 333. 13. Cassandre, seconde partie, livre 3, p. 376-377.

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L'Histoire ne retient que les triomphes politiques et militaires, le roman héroïque, parce qu'il est roman, exalte les triomphes de l'amour, qui ont voué les amants à l'obscurité d'un destin personnel et non politique, mais auxquels le roman, avec le ton de l'épopée, va rendre hommage, comblant ainsi les lacunes de l'Histoire, qui ne fait qu'entériner l'injustice de la fortune. Dans Cléopâtre, l'amour oppose Tibère et Juba-Coriolan. Le lecteur est informé, dès le début du roman, de la prédiction de l'astrologue Trasillus à leur sujet : l'un verra son ambition satisfaite par le plus grand trône de l'univers et l'autre son amour par la possession de la personne qu'ils aiment tous deux. Le premier sera Tibère, que connaît l'Histoire, le second sera Juba-Coriolan, que La Calprenède fait sortir de l'oubli en écrivant son roman.14 Du coup, le narrateur s'ingénie à donner dans une intrigue historique de l'importance à qui n'en a pas eu dans l'Histoire, par exemple dans Cassandre à faire d'Oroondate un chef militaire de premier plan. Le ton épique est particulièrement sensible dans ce premier roman qui imite à maintes reprises Homère. Mais ce n'est pas uniquement l'éloge du héros, par l'amplification de ses exploits, qui unissent roman et épopée chez La Calprenède, c'est encore le déchaînement des passions. Son modèle n'est pas Ulysse mais Achille, que sa colère grandit et que sa passion perd, Achille à qui Oroondate est d'ailleurs comparé : comme Achile se reconnût avecque honte parmy les filles de Licomede, tandis que toute la Grece couroit au siégé de Troye.15

« Une naissance commune » De Cassandre à Cléopâtre, cette fidélité des héros à leur passion va prendre un sens différent, plus politique. L'action du deuxième roman se déroule sous le règne d'Auguste, à Alexandrie et dans les environs, où princes et princesses du monde entier se retrouvent. Pour ce faire, il faut que les tempêtes qui déroutent bien des bateaux dans ce roman, les amènent tous sur les côtes d'Alexandrie, où se

14. Seconde partie, livre 2, p. 175. Trasillus intervient de nouveau dans le dénoue¬ ment du roman (douzième et dernière partie, livre 4, p. 455). 15. Suite de la première partie de Cassandre, livre 4, p. 86-87. Oroondate alors se tient caché à Sidon pour pouvoir entretenir régulièrement Statira, alors que la guerre fait rage.

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rendent également Auguste et sa cour, ce qui explique la présence d'un nombre important de Romains célèbres parmi les personnages de ce roman. Pas de couleur locale dans cet ouvrage, encore moins que dans ceux de Mlle de Scudéry, mais une évocation de l'histoire romaine au premier siècle av. J.-C., avec un rappel des grands conflits, entre César et Pompée, Octave et le fils de Pompée, Sextus, Octave et Antoine. Octave est le point nocial de ce roman, parce que la quasi¬ totalité des personnages sont issus d'états soit tributaires de l'empire romain, soit alliés à lui, soit en conflit avec lui. Le dénouement du roman est donc le fait d'Octave, dénouement un temps incertain parce que, dans Cléopâtre comme dans Cinna, la clémence d'Auguste est longtemps douteuse. C'est le conflit entre César et Pompée et ses conséquences sur la génération suivante qui est la toile de fond des principales histoires, parce que l'héroïne éponyme est la fille de Cléopâtre et d'Antoine, et que les autres enfants de la reine d'Egypte y jouent un rôle important, Césarion, le fils de César, Alexandre et Ptolomée, les fils d'Antoine, frères de l'héroïne. Le cas de BritomareArtaban est le plus développé et le plus significatif.16 Britomare et Artaban sont jusqu'à la septième partie deux personnages distincts. On découvre dans la cinquième partie que Britomare ne fait qu'un avec un personnage présent depuis le début du récit, l'« inconnu », qui raconte alors son histoire (« Histoire de l'inconnu ») sur le modèle d'une histoire exemplaire dont voici la morale : Le Ciel, la nature, & tout ce qui concourt à la production des hommes, réglé quelquefois leur naissance, & leurs inclinations par un ordre qui ferait condamner la Souveraine providence, si elle n'agissoit par des raisons qui passent notre connoissance & la portée de nostre esprit. Souvent des Princes nés des plus grands Roys de la terre, sont venus

16. La structure de l'histoire d'Artaban, dont il va être question ici, reprend celle de l'histoire d'Arsace-Ataxerxe dans le roman précédent. Arsace apparaît dans le livre 5 de la première partie de Cassandre comme un inconnu d'obscure naissance. Quand, dans le livre 5 de la suite de la seconde partie, la princesse Bérénice racon¬ te son histoire, avant de s'interrompre, elle avoue qu'elle est amoureuse d'Arsace. Il faut attendre la suite de la troisième partie pour que le narrateur lui donne l'oc¬ casion de poursuivre son histoire et de faire savoir, au terme de son récit, qu'Arsace n'est pas un aventurier mais le prince Ataxerxe. Il y a bien un effet d'at¬ tente ménagé autour de la naissance d'Arsace, mais il est moins développé que celui concernant Artaban. Le suspense à propos de l'identité du héros rappelle évidemment Héraclius de Corneille (1647) ; il rappelle aussi que La Calprenède est un dramaturge de renom.

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au monde avec des inclinations toutes basses, & moins conformes à leur naissance qu'à celle de leurs esclaves : & quelquefois en des personne d'une naissance commune, les Dieux ont mis un courage eslevé au dessus de leur fortune, & une ambition qui s'accommoderoit avec plus de justice à la condition des grands Princes, qu'aux fortunes basses ou médiocres. J'en ay fait en moy-mesme une expérience que rien ne peut démentir, & le Ciel qui m'a fait voir le jour, sans aucun de ces avantages qu'on tire ou de couronnes ou d'une longue suite d'illustres ayeuls, m'a fait naistre avec un courage qui s'est toujours élevé aux plus hautes prétentions, qui n'a jamais ployé par aucune considération, & qui possible par une erreur condamnable, m'a toujours persuadé que par une espée que j'ay souvent tirée avec succez, je me pouvois égaler aux Princes, & que je ne trouvois point de plus grand que moy entre les hommes, s'ils n'estoient plus vaillants & plus vertueux.17

Le personnage de Britomare est donc conçu pour illustrer le problème capital de l'adéquation entre la naissance et la vertu. Dans le roman, le problème se manifeste de deux façons. L'une est l'absence de reconnaissance des rois que Britomare sert et dont il sauve les couronnes : ils le traitent, même si les apparences sont souvent flatteuses, en domestique dont on peut bafouer la gloire ou l'ambition. L'autre est l'absence de reconnaissance sentimentale : Britomare raconte comment il a été amoureux et méprisé de la princesse Candace puis de la princesse Arsinoé, avant d'être aimé de la princesse parthe Elise, héritière du royaume. Son inconstance amoureuse en fait un héros absolument atypique. Son histoire manifeste en effet que la reconnaissance amoureuse va de pair avec la reconnaissance sociale : Britomare a tout à conquérir. Ce n'est pas par hasard que ce personnage a tout d'abord été caractérisé comme « inconnu » puisque sa naissance est l'objet d'un effet d'attente qui se prolonge jusque dans la douzième partie. Là on apprend qu'il est un prince parthe, fils d'Artanez (« Histoire de Phraate »), ce qui soulage grandement la princesse qui l'aime et la mère de cette dernière. Mais Artaban dément cette haute naissance : il est le fils d'un gaulois, Briton, lequel apparaît précisément à ce moment de l'histoire. C'est un homme de pauvre mine que l'on a pris pour un des serviteurs de Britomare-Artaban. Embarras des reines : La Reyne que cette rencontre avoit estonnée, & peut-estre affligée, marquoit son estonnement par sa contenance, & la Princesse quoy qu'elle

17. V, 1, p. 13-14.

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demeurast ferme dans son dessein pour Artaban, n'avoit pû toutesfois se deffendre de quelque douleur, à la veüe d'un pere si peu sortable à la grandeur & à la fortune de son Artaban.18

Leur déconvenue est cependant de courte durée parce qu'elles apprennent de Briton qu'Artaban est le fils posthume de Pompée, que sa naissance a été toujours tenue secrète par crainte de César, puis par crainte d'Octave qui a défait et mis à mort le fils né d'un premier mariage de Pompée, Sextus (« Histoire de Briton et de Britomare », dernière histoire insérée). Artaban pourtant continuera de passer pour le fils d'Artanez : les Parthes en effet vivent sous un régime monarchique. Ce n'est donc que 250 pages avant la fin d'un roman, qui en fait environ 5000 dans l'édition de 16521658, que le scandale cesse définitivement. Le coup de force de La Calprenède, c'est d'avoir pendant la quasi-totalité du roman laissé croire au lecteur que ce héros (que l'on peut considérer comme le héros du roman notamment parce qu'il est question de lui du début à la fin) est de naissance obscure, reprenant ainsi le motif du prince déguisé. Mais ce faisant, il contrevient, tant que dure le suspens, à la convention du roman héroïque selon laquelle le lecteur sait le plus souvent ce qu'ignorent les personnages : la véritable identité du prince déguisé. Ce cas de figure ordinaire (qui est celui d'Artamène-Cyrus) est en contrepoint réalisé dans le roman avec, par exemple, Césarion-Cléomédon et AlcamèneAlcimédon (« Histoire d'Alcamène roy des Scythes, et de la reine Menalippe », VIIIe partie, livres 2-3-4). Artaban se retrouve alors dans une situation similaire à celle des deux autres principaux héros masculins du roman, Césarion et Juba-Coriolan, et à celle de l'héroïne éponyme. Il est un des enfants de ceux qui ont perdu, quand Octave, poursuivant l'œuvre de César, a mis un terme à la série des guerres civiles de la République19 : un des perdants de l'Histoire.

On saisit alors l'importance du contexte fictionnel, le règne d'Auguste. On sait qu'Octave, adopté par César, est le fondateur de l'Empire romain, même s'il n'a jamais pris le titre d'Empereur.

18. XII, 3, p. 256. 19. Rappelons que si Juba a perdu sa couronne, c'est pour avoir été du parti de Pompée.

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Octave doit sa haute situation non à sa naissance (un grand-père chevalier et banquier, un père mort avant d'avoir atteint le consulat) mais à sa « prudence » et à son « épée » (on sait cependant qu'Octave avait non un grand talent militaire mais d'excellents généraux, dont Agrippa), c'est-à-dire à son talent politique : Certainement la majesté de sa personne répondoit dignement à la grandeur de sa fortune, & on ne pouvoit regarder sans vénération, le plus grand de tous les hommes ; ou du moins le maistre de la plus grande partie de l'Univers, & qui s'en estoit rendu le maistre par le secours que sa fortune avoit receu de sa prudence, & de son épée.20

Les héros du roman sont les fils de ceux qui ont perdu contre César puis Octave, à un moment de transition qui s'est achevé par l'avènement d'Auguste et de l'Empire. Pour leurs parents, tout était encore possible, mais la génération suivante doit se soumettre et ne se soumet pas aisément, toujours prête qu'elle est à la rébellion. Le roman propose donc deux cas de figure de rébellion, le premier se résolvant dans le second : celui d'un homme de haute vertu qui n'est pas reconnu de la plupart parce qu'il n'est pas d'illustre naissance ; celui d'enfants d'illustre naissance dont les parents ont été vaincus et qui doivent désormais se soumettre. L'héroïsme amoureux est le champ d'exaltation de la liberté qui demeure aux vaincus de l'histoire. La veine épique et la veine amoureuse, constitutives du roman héroïque, s'articulent selon une cohérence historique, la seconde se développant sur les ruines de la première. Le temps des harangues est révolu - on n'en trouve aucune qui soit développée dans ce roman - ; est advenu celui des dialogues amoureux, des monologues douloureux et des tirades rebelles, au nom de la liberté des sentiments, telle celle-ci qu'adresse Juba-Coriolan à Auguste : Seigneur, luy dit-il, ce n'est que par le sort des armes de nos peres que vous me pouvez obliger à cette obéissance que vous exigés de moy comme du moindre citoyen d'entre les Romains, & je sors d'un sang qui avant l'infortune de mon pere n'en avoit jamais rendu à personne : son malheur me réduit à la nécessité de souffrir toutes choses de ceux qu'il a rendus mes maistres : mais il ne m'a pas assez abbatu le courage pour me faire recevoir des presens de vous, après

20. XI, 2, p. 160-161.

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1 indigne traittement que vous me faites21 : vous n'en avez point qui puissent recompenser en la moindre partie la perte de Cleopatre que vous m'ostez, & si les Dieux veulent que je remonte sur le thrône de mes peres, ce sera par d'autres voyes que par la libéralité d'un homme qui m'oste contre sa parole un bien plus précieux mille fois que tout ce qu'il est capable de me donner : je le refuse, je le méprisé, & au lieu de perdre par l'offre que vous m'en faites les prétentions que j'ay pour Cleopatre, je vous déclaré que sans m'oster la vie homme du monde n'en sera jamais possesseur.22

Ce discours rebelle, suivi d'une rébellion effective, puisque par les armes Juba entreprend la reconquête du royaume de ses pères contre l'armée d'Auguste, est le premier d'une série.23 La liste est longue en effet des princes et des princesses qui s'opposent à leur père et/ou à leur prince et déclament leur volonté de liberté, à tout prix, à commencer par celui de leur vie. Ces personnages ne reconnaissent leur dépendance politique que dans la mesure où elle n'empiète pas sur leur désir, qui n'est pas - qui n'est plus - désir de pouvoir mais désir d'accomplissement amoureux, et ils revendiquent une irréductible liberté, celle de leurs sentiments amoureux, ou, dans le cas de Mariamme, héroïne singulière, celle de ses convictions religieuses. Elle rejette l'autorité des juges qui l'interrogent sur l'ordre d'Hérode son mari : le seul tribunal qu'elle reconnaisse est celui de son dieu, devant qui elle se sait innocente, comme elle le déclare à Joab : Je n'ay pas appris, luy dit-elle, que des Princesses de ma naissance, ou plustot les Reynes & heritieres légitimés de la Judée reconnussent des personnes comme Joab pour leurs Juges : & celuy qui vous a donné ce pouvoir, ne l'a pas receu luy-mesme du Ciel assez grand, pour faire ployer mon esprit à cette vile soûmission : je puis repondre devant Dieu de toutes les actions de ma vie, & par sa grâce elles sont assez innocentes pour en pouvoir faire la confession à toute la terre ; mais c'est à luy seul que j'en dois rendre compte, & par ma naissance j'ay esté & je suis encore dans un rang qui ne me permet pas de regarder pour mes Juges ceux qui sont nés sujets de mes ancestres, & les miens propres.24

21. Auguste, revenant sur sa parole, offre à Juba de lui rendre la Mauritanie, roy¬ aume de ses pères, pour le dédommager de la perte de Cléopâtre. 22. II, 3, p. 283-284. 23. Pour ne citer que les plus marquants de ces discours, celui d'Artaban à Tigrane (III, 3, p. 262-263), celui de Philadelphe à son père (IV, 4, p. 384-388), ceux d'Artaban à Artaxe (V, 1, p. 105-109, VIII, 2, p. 107-108), celui de Cléopâtre à Auguste (V, 3, p. 302-303), celui de Mariamme à Joab et à Hérode (V, 4, p. 385-392). 24. V, 4, p. 385.

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Conclusion La fidélité du héros à sa passion reste le seul espace d'expression de la liberté, quand les aléas de l'histoire ont retiré toute possibilité de rôle et de liberté politiques à bien des hommes d'exception, qui ne passeront pas à la postérité. Ne reste à sauver que l'intériorité sentimentale ou religieuse, dernier bastion garantissant d'une aliénation totale au pouvoir. Mais de ce bastion âprement défendu, les héros de La Calprenède ne repartent pas à la conquête du monde : ils parviennent seulement à ne pas tout abdiquer. Par ailleurs, la passion amoureuse est ambivalente, qui réduit l'héroïsme à la sphère du privé, distrait celui qui en est la proie des devoirs de sa naissance et lui fait négliger son honneur. Dans les années 1640, chez La Calprenède, comme chez les Scudéry, l'héroïsme est objet de questions. Cela s'observe notamment dans le constat fait de la dissociation problématique entre l'acte et sa motivation, la grandeur de l'un n'allant pas nécessairement de pair avec celle de l'autre, et vice-versa. Ce constat est illustré chez La Calprenède par la reprise d'un motif du roman de chevalerie, celui du combat généreux avec cm adversaire que l'on ne (re)connaît pas. Cassnndre s'ouvre quand Oroondate interrompt le duel entre Lisimachus et Perdiccas. Il sauve de la mort ce dernier, qui est l'ennemi de la princesse qu'il aime et qui passe alors pour son meurtrier. Le premier de ces combats dans Cléopâtre se situe à la fin de la première partie. Juba, prenant aussi le parti du plus faible, prête main forte au pirate Zénodore, qu'il ne connaît pas et qui lui semble en mauvaise posture, se bat pour le défendre contre Césarion, et permet ainsi à Zénodore d'enlever Candace après avoir enlevé Elise. Par générosité Juba, à l'instar d'Oroondate, commet donc une grave injustice et permet au criminel pirate d'échapper à son légitime châtiment. On peut estimer que ces épisodes relèvent d'un goût pour les situations hors du commun, qui témoignent de l'infortune des héros. On peut aussi y voir des situations dans lesquelles un sentiment vertueux a des conséquences funestes, qui échappent totalement à la volonté du héros. Autrement dit, l'instinct héroïque peut-être catastrophique. Comment faire un roman héroïque si l'héroïsme est problématique ? Dans la préface d'Ibrahim, Georges de Scudéry, pour rendre au héros sa transparence, pour que le spectateur de l'exploit soit convaincu que sa motivation est vertueuse, héroïque, se proposait de faire parler ses héros : « Parle afin que je te vois ».25

25. « Apres avoir descrit une avanture, un dessain hardi, ou quelque evenement surprenant, capable de donner les plus beaux sentimens du monde : certains

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Ainsi le roman scudérien s'engageait dans l'analyse psychologique. L'héroïsme est également en question dans Cassandre et Cléopâtre mais différemment. Prenant largement en compte l'importance du hasard et des conditions politiques, La Calprenède place sur le devant de la scène des héros problématiques, qui se consacrent à leur accomplissement sentimental personnel, du fait de la passion, pour Oroondate mais également du fait des contraintes politiques, pour les descendants de Cléopâtre, d'Antoine et de Pompée. Ces personnages de rebelles n'ont pas manqué d'évoquer les frondeurs, d'autant plus aisément que Cléopâtre est dédié au prince d'Enghien, le futur Grand Condé et que le roman est écrit pendant l'exil espagnol de celui-ci.26 Le Grand Condé est prince de sang, en lui, comme en Artaban, se manifeste l'adéquation de la vertu et de la naissance, la première étant cependant bien supérieure à la seconde, rappelle l'auteur dans sa dédicace27, mais, à l'instar des fils d'Antoine et de Pompée, il est un perdant de l'histoire. Cette valorisation de la vertu est à rattacher à l'évolution de la noblesse entre les guerres de religion et 1650, quand avec la conception nouvelle qui dissociait noblesse et vertu, le mérite personnel apparaissait de moins en moins comme un moyen d'accession

Autheurs se sont contentez de nous asseurer, qu'un tel Héros pensa de fort belles choses sans nous les dire ; & c'est cela seulement, que je desirois sçavoir. Car que scay-je si dans ces evenemens la fortune n'a point fait autant que luy ? si sa valeur n'est point une valeur brutale ? & s'il a souffert en honneste homme, les malheurs qui lui sont arrivez ? ce n'est point par les choses du dehors ; ce n'est point par les caprices du destin que je veux juger de luy ; c'est par les mouvemens de son ame, & par les choses qu'il dit », Ibrahim, A. de Sommaville, 1641, préface non paginée. 26. Cléopâtre parut entre 1647 et 1658. Le roman est dédié au duc d'Enghien qui devint à la mort de son père, en décembre 1646, le prince de Condé (la dédicace fut donc rédigée avant la mort du père du Grand Condé). Il participa à partir de 1649 à la Fronde puis, après son échec, passa en 1653 au service de l'Espagne jusqu'à ce que, avec la Paix des Pyrénées, fin 1659, il obtînt son pardon du roi et rentrât en France au début de l'année suivante. 27. « Je n'ay rien dit de votre naissance, & c'est possible par là que j'eusse com¬ mencé, si j'eusse deu parler de tout autre que de vous, MONSEIGNEUR ; mais dans une si ample matière de vous loüer par vous-mesme, à peine m'en suis-je souvenu : & quoy que j'aye, comme je la dois avoir, pour le plus pur sang des Roys, & des premiers Roys de la terre, une sacrée vénération ; j'avoue que me lais¬ sant aller à un sentiment assez raisonnable, je vous avois plustot considéré comme le premier Prince du monde par vos vertus que par vostre naissance », (épître au duc d'Enghien, non paginée). Voir A. Adam, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1997 (première édition, Domat, 1951-1952), tome 2, p. 131-132.

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et de maintien dans le second ordre, tandis que l'hérédité en devenait l'élément déterminant et la principale justification.28

Les romans héroïques de La Calprenède sont donc des romans aristocratiques, ils s'interrogent sur ce qui fonde l'aristocratie et sur son devenir. Ils se distinguent en cela radicalement des romans de Mlle de Scudéry. Si depuis Mme de Sévigné on a pu critiquer leur style29 — on ne peut en effet que remarquer à quel point les nombreux discours qui amplifient l'argument sont chez cet auteur d'une banalité difficile à imaginer —-, c'est sans doute que l'analyse du sentiment amoureux, la politesse des propos, la civilité n'intéressent pas en priorité un auteur qui se plaît davantage à la description des armures et des armées, des duels et des batailles. Si on retrouve chez lui bien plus souvent que chez Mlle de Scudéry des motifs du roman de chevalerie, dont celui remarqué et moqué par Sorel30 du combat entre deux cavaliers qui ne se connaissent pas, par générosité toute gratuite, par sens de l'honneur sans concession, sans « prudence », c'est aussi parce que la conception féodale de la noblesse dont ces romans sont le tombeau et la mémoire nostalgique promeut avant tout la vaillance physique, la profession des armes. Ces romans témoignent de la nostalgie d'un passé où la vertu et la prouesse fondaient la noblesse et la puissance politique - la princesse Elise distingue Artaban pour sa seule vertu -, alors que s'est imposée la conception moderne de la noblesse - Artaban n'est pas le fils de Briton mais de Pompée, descendant d'une illustre famille patricienne. Le sens de l'héroïsme chez La Calprenède est allé un temps contre le courant de l'Histoire avant de le suivre finalement : il falloit de nécessité qu'un homme qui sçait si bien abbaisser l'orgueil des Roys, fust né d'un homme qui avoit veu tant de Roys humiliez.31

Marie-Gabrielle LALLEMAND Université de Caen

28. Ellery Schalk, L'Epée et le sang. Une histoire du concept de noblesse (vers 1500-vers 1650), Paris, Champ Vallon, 1996 (From Valor to Pedigree, Princeton University Press, 1986), p. 102-103. 29. Lettre du 12 juillet 1671 à Madame de Grignan, éd. R. Duchêne, Gallimard, « La Pléiade », tome 1, 1972, p. 294. 30. De la connaissance des bons livres, « Censure des romans », éd. cit., chap. II, p. 107-108. 31. Commentaire de Césarion apprenant quelle est la naissance d'Artaban, XIIe partie, livre 4, p. 499-440.

CHAPITRE V RENCONTRES GÉNÉRIQUES

Mise en prose ou mise en roman ?

Dès le début du XIIIe siècle, avec l'élaboration de la trilogie attribuée à Robert de Boron, la prose tend à investir le champ de la fiction narrative. Le Lancelot, le Tristan illustrent avec éclat le phénomène, tout en inventant une poétique qui fixera pour longtemps les principales règles du jeu du roman. Réputée plus authentique, parce que soi-disant libérée des contraintes rhétoriques et stylistiques qui pèsent sur le vers, la prose préside à l'émergence de ces récits fleuves, homologues et concurrents de la grande histoire de la Création et de la Rédemption. Même si le mécanisme a déjà été amorcé dans la série des Continuations de Perceval, la souplesse enveloppante et labyrinthique de la prose se prête à la quête d'une exhaustivité fuyante, au souci de ne rien laisser dans l'ombre et d'explorer toutes les possibilités de relance de la machine diégétique. Parallèlement, comme l'a bien montré Alexandre Leupin1, cette entreprise de saturation de l'espace narratif vise, dans le cas pionnier du Lancelot-Graal, à combler une absence, le vide que creuse en son sein la disqualification récurrente de toute instance énonciatrice crédible. Autour des années 1440, principalement dans la sphère d'influence culturelle de la cour de Bourgogne, l'attraction exercée par la prose s'amplifie et change de nature. Sans être à proprement parler innovante, la pratique du dérimage marque de son empreinte de vastes pans de la création littéraire. Dans cette optique, c'est moins le jeu de la refonte qui constitue l'innovation que la posture adoptée. La littérature médiévale, on le sait, s'est toujours présentée comme

1. Le Graal et la littérature, Lausanne, 1982.

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une réécriture, traduction d'un ouvrage latin ou version enfin correcte d'un récit gâché par des prédécesseurs incapables. L'élément nouveau ici, c'est d'une part que le modèle revendiqué s'avère bien réel, connu de nous dans la plupart des cas, et que, d'autre part, l'entreprise vise à rendre palpable, en prétendant la combler, la distance qui sépare l'œuvre source de son nouveau public. Il s'agit en effet de moderniser la langue devenue peu intelligible, perçue comme corrompue, et d'opter pour le « bon vulgaire françois » selon la formule de Wauquelin (La Manekine) ou du dérimeur de Mabrien2, de « translater » telle « mémorable histoire, de la dicte ancienne rime et obscur langaige, en prose et langaige françois cler et entendible »3. Ce faisant, il s'agit aussi de contribuer à sauver des œuvres de l'oubli. Pierre Durand, qui transcrit en prose Guillaume de Palerme, dans la première moitié du XVIe siècle, déclare avoir reçu d'un ami un « ancien livre, auquel l'histoire estoit contenue, quasi comme en friche en grant danger d'estre perdue, adnichilee et enrouillee d'oubly »4. « Pour la première fois, écrit très justement M. Zink, la littérature française joue des perspectives ouvertes par la profondeur de son propre passé. »5 À cet héritage, explicitement promu comme source d'inspiration littéraire, appartient une riche tradition épique qui, en trois siècles d'existence, a certes connu de flagrantes mutations, mais a su néanmoins globalement conserver un projet idéologique, un cadre énonciatif et formel spécifiques. Même les chansons de geste les plus tardives, marquées par ce qui nous paraît constituer une hybridation générique qu'exprime la formule « c'est d'armes et d'amours », revendiquent cette affiliation épique, quitte à accentuer certaines caractéristiques rhétoriques du modèle présumé, comme la référence à l'oralité. Or, à partir de la fin du XIVe siècle (Fierabras anonyme), mais surtout au XVe siècle6, le phénomène de la mise en prose affecte aussi massivement le répertoire traditionnel des chanteurs de geste et le coule dans le même moule narratif que la production romanesque. La chanson de geste voit alors son identité se dissoudre

2. Cités par G. Doutrepont, Les Mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du XIVe au XVe siècle, Bruxelles, 1939, p. 391 et 393. 3. Berthault de Villebresme, Prose du Chevalier au Cygne , cité par Doutrepont, op. cit., p. 51. 4. G. Doutrepont, ibid, p. 303. 5. Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, VIII, 1 La littérature française aux XIVe et au XVe siècles, Heidelberg, 1988, p. 199. 6. Nous négligeons le cas exceptionnel de la mise en prose abrégée du Cycle du Chevalier au Cygne du ms. Paris BNF fr. 781 (XIIIe s.).

,

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et se mue en une sorte de roman. Dans son étude sur la mise en prose des chansons du cycle de Guillaume d'Orange, F. Suard fait ainsi remarquer : « Nous pouvons donc considérer ce texte comme autre chose qu'un dérimage ou même qu'une compilation et parler de lui comme d'un roman. »7 Dans le sillage de nombreux travaux critiques, qui prolongent les recherches de F. Suard, on tentera de cerner certaines caractéristiques de ce « nouveau roman » dominé par le syncrétisme envahissant de la prose. La réflexion proposée s'articulera pour l'essentiel autour de deux axes en forme de questions. Le premier consiste à se demander dans quelle mesure le mouvement des mises en prose prolonge une évolution de la chanson de geste déjà entreprise au siècle précédent. Le second porte sur l'éventuelle rémanence, à l'intérieur de ces remaniements qui détruisent le cadre rhétorique de la geste, d'une spécificité épique diffuse. Le phénomène de mise en prose des textes épiques se développe dans un cadre chronologique étroit (à peine un siècle) et dans un milieu littéraire restreint, principalement bourguignon. Quoique non considérable en valeur absolue, le nombre des œuvres produites témoigne néanmoins d'une activité soutenue. G. Doutrepont et F. Suard parviennent à une évaluation très voisine du nombre des proses épiques, incluant les versions différentes du même texte : cinquante pour le premier, quarante-cinq pour le second. Celles-ci ont connu des fortunes diverses : certaines ne sont conservées que par des manuscrits et ne paraissent pas avoir retenu l'attention des imprimeurs alors que d'autres ont bénéficié d'une diffusion parfois importante grâce à ce nouveau support ; d'autres encore ne nous sont accessibles que par des éditions des XVe et XVIe siècles, sans que l'existence d'un intermédiaire manuscrit puisse être établie. Dans certains cas (Valentin et Ourson par exemple) la prose imprimée constitue la seule trace tangible d'une chanson de geste plus ancienne. Le relais éventuel de l'imprimerie fournit une indication utile sur l'impact des œuvres concernées, qui ont en outre, dans quelques cas, comme Les quatre fils Aymon ou La Belle Hélène de Constantinople, connu une longue et importante diffusion grâce aux fascicules de la Bibliothèque Bleue. On l'a souvent remarqué : toutes les chansons de geste n'ont pas bénéficié de la même fortune sur le marché de la mise en prose.

7. F. Suard, Guillaume d'Orange. Etude du roman en prose, Paris, 1979, p. V, (Le roman de Guillaume d'Orange, Éd. cr. par M. Tyssens, N. Henrard et L. Gemenne, Paris, 2000, tome I).

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Deux catégories de textes, non d'ailleurs exclusives l'une de l'autre, ont retenu en priorité l'attention des remanieurs. Il s'agit, d'une part, des compilations cycliques et, d'autre part, de chansons, souvent tardives, dites « romanesques » dans la mesure où elles exploitent un schéma narratif fondé sur le modèle de la dispersion de la cellule familiale. La tendance des chansons de geste à s'agréger en ensembles cycliques plus ou moins cohérents, d'ampleur variable, s'affirme dès la fin du XIIe siècle. Elle peut se manifester par un regroupement matériel de plusieurs poèmes, approximativement disposés selon l'ordre chronologique de la fiction, sur un même manuscrit, ou se borner à dessiner une constellation narrative virtuelle, identifiable par le retour de personnages familiers et esquissant, là encore, une généalogie. Les trois grandes gestes repérées par Bertrand de Barsur-Aube, vers 1180, s'identifient ainsi aux yeux du trouvère à l'histoire d'un lignage. Imprécis et lacunaire, ce principe de classement exprime surtout la primauté déjà accordée au narratif, voire au feuilleton. C'est à une préoccupation analogue que répond habituellement le choix des prosateurs. Au nombre de leurs productions figurent ainsi une ou plusieurs transpositions du cycle de Guillaume d'Orange, du cycle des Lorrains, de celui du Chevalier au Cygne, et de Huon de Bordeaux, toujours accompagné de ses suites. De même, la prose dite « amplifiée » de Renaut de Montauban s'appuie sur un vaste ensemble cyclique constitué au XIVe siècle et qui ajoute entre autres à la chanson éponyme, elle-même considérablement augmentée, le Maugis et le Mabrien. Exercice de mémoire et fait d'écriture, le tropisme cyclique qui s'exerce sur la production épique constitue une pratique qui, comme le remarque D. Boutet, « conduira naturellement aux vastes compilations en prose. »8. Par là, la tentation holistique qui hante, et parfois menace, le genre épique9 se mue en une ambition plus limitée, celle d'élaborer un récit exhaustif, sans zone blanche ni ligne de fracture. L'auteur du Guillaume d'Orange en est bien conscient, lui qui propose à ses lecteurs une « istoire [...] riche, belle et véritable [...], continuée de point en point du commencement du conte Aimery jusques au finement de son filz Guillaume au court nez. » Il importe en effet de « mectre les choses par ordre comme elles doivent aller, pour avoir le sentiment de la

8. D. Boutet, La chanson de geste, Paris, 1993, p. 250. 9. D. Madelénat, L'épopée, Paris, 1986, p. 12 ; D. Boutet, La chanson de geste, op. cit., p. 205.

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matere de laquelle on veult parler »10. Sur une échelle plus vaste, ce même souci d'exhaustivité préside aux compilations du type des Cronicques et Conquestes de Charlemagne de David Aubert qui combinent matériaux épiques proprement dits et, dans le sillage du Charlemagne de Girart d'Amiens, la Chronique du Pseudo-Turpin. La phase ultime de syncrétisme épique, qui viserait à fondre entre elles toutes ces données en une sorte de fresque historique totale, ne connaît que des réalisations tardives et fragmentaires. Ainsi, le Guérin de Monglave imprimé, qui accorde par ailleurs une place importante à l'épisode de Roncevaux, peut-il, tout en attribuant à son héros un rôle très limité, associer Garin de Monglane et Maugis d'Aigremontu. La prose de Meurvin, fils d'Ogier et de la fée Morgue, relie hardiment le cycle carolingien d'Ogier au cycle de la Croisade puisque Meurvin est présenté comme le grand-père d'Oriant, lui-même ancêtre d'Elias, le Chevalier au Cygne, grand-père de Godefroi de Bouillon. Dans ce cas, la prose ne fait sans doute que reproduire une donnée déjà présente dans sa source, une probable chanson de geste du XIVe siècle, aujourd'hui perdue. Les chansons dites « tardives » constituent en effet un pourcentage important des œuvres transmuées en prose, ce qui montre au passage que le « vieux langage corrompu » dont prétendent s'affranchir les auteurs désigne souvent davantage l'arsenal rhétorique épique que de réelles spécificités syntaxiques et lexicales. La Belle Hélène de Constantinople, Florent et Octavien, Ciperis de Vignevaux ont fait l'objet d'une ou plusieurs mises en prose, connues par des manuscrits et relayées plus tard par l'imprimerie. Les proses dAmi et Amile et de Jourdain de Blaye s'inspirent des versions amplifiées de ces chansons composées au XIVe siècle. Il en va de même pour la prose d’Ogier le Danois, basée sur le remaniement en alexandrins. De ce texte, la version manuscrite est aujourd'hui perdue mais la prose nous est accessible par des incunables et de nombreuses éditions du XVIe siècle12. Le cas est probablement analogue pour Theseus de Cologne, sans toutefois qu'il soit possible d'établir pour cette chanson l'existence d'un relais manuscrit. Renaut de Montauban présente un traitement particulier : le grand cycle du XIVe siècle a fait l'objet d'une mise en prose copiée.

10. F. Suard, « La prose manuscrite amplifiée de Renaut de Montauban », dans Chanson de geste et tradition Épique en France au Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1994, p. 353. 11. voir Doutrepont, op. cit., p. 136. 12. K. Togeby, Ogier le Danois dans les littératures européennes, Munksgaard, 1969, p. 221-224.

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et peut-être élaborée, par David Aubert et conservée par plusieurs manuscrits, alors que les versions imprimées des Quatre fils Aymon se réclament de la version ancienne de la chanson. Seuls quelques éléments périphériques de la prose amplifiée accèdent en effet à l'imprimerie. Une relative opacité entoure souvent le processus de filiation textuelle. Il est dans de nombreux cas difficile d'identifier avec précision le manuscrit qui a servi de support à l'adaptation. Mieux encore, il arrive qu'une étape complète fasse défaut. La mise en prose de Lohier et Malart ne nous est plus accessible que par une traduction allemande d'Elisabeth de Nassau-Saarbrück. On ne connaît pas de version française en prose de Dieudonné de Hongrie, Tristan de Nanteuil, Lion de Bourges et Hugues Capet. Toutefois les deux dernières ont fourni la matière de livres populaires allemands. Fondé sur le poème bourguignon du XIVe siècle, le Girart de Roussillon de Jean Wauquelin se situe, comme son modèle, aux frontières du registre épique. Enfin quelques chansons de geste plus anciennes, à tonalité « romanesque », ont fourni, au terme d'une histoire marquée par une succession de remaniements, la substance d'une mise en prose. On citera : Berte aus grans piés, Fierabras, Beuve de Hantone... Ce rapide et partiel essai d'inventaire illustre certaines permanences dans les choix effectués. La mise en prose conserve une vocation historique présente dans la chanson, mais, au lieu de se focaliser sur la célébration d'une succession d'événements emblématiques, elle tend à proposer un récit aussi exhaustif que possible d'une séquence élargie du passé, d'où le recours fréquent à la Chronique du Pseudo-Turpin ou aux Grandes Chroniques de France, qui comblent les espaces laissés vacants entre les textes, conformément à cette esthétique du fragment qui reste magré tout, en dépit de l'attraction cylique évoquée, celle de la chanson de geste. Par là, le mode de fonctionnement de la mise en prose s'apparente, comme on l'a souvent signalé, à celui de la chronique historique13. Tout en se rapprochant du roman en prose dont elle partage l'objectif d'une narration chronologique, qui prétend de surcroît livrer au lecteur la totalité des informations disponibles, l'œuvre bénéficie ainsi d'un statut énonciatif plus simple. Elle n'a à justifier ni son

13. R. Guiette, « Chanson de geste, chronique et mise en prose », Cahiers de Civilisation médiévale, 1963, p. 423-440. Voir aussi les réflexions de V. Naudet sur les choix didactiques de David Aubert « qui veut faire œuvre d'historien », dans « La geste des Lorrains de David Aubert. Vogue d'un genre et originalité d'un texte », Littérales, 22, 1998, L'Épopée tardive, p. 151-167.

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existence, ni la légitimité du narrateur, ni le moment, nécessairement arbitraire, retenu pour ouvrir la narration. C'est pourquoi après un éventuel court prologue ou une dédicace, le récit commence fréquemment par un commode repère historique : - Il est vray que l'an chent quatre vingts après l'incarnacion Nostre Segneur Jhesucrist estoit pappe de Romme saint Climent... (Belle Hélène anonyme, BNF fr. 1489) - En l'an six cens et trente deux regnoit en France un roy nommé Clotaire et fut le .XIII. roy qui tint le royaulme... (Ciperis de Vignevaux)

On est loin des finesses intertextuelles et des perspectives en trompe-l'œil élaborées par exemple dans l'exorde retors du roman de Perceforest. Conformément au souci souvent affiché de brièveté, d'élimination des ornementations superflues imposées par la métrique, et notamment des chevilles qui encombrent les seconds hémistiches, les mises en proses tendent en majorité à résumer, à réduire. Mais l'entreprise de réduction, au double sens du mot, à la fois remise en place et abrègement, connaît des manifestations variées. En opposition avec le choix de Philippe de Vigneulles, qui ressortit au plus strict dérimage et où Jean-Charles Herbin voit « le degré zéro de la mise en prose »14, la prose anonyme des Lorrains du manuscrit Arsenal 3346 réduit environ au septième la matière exploitée15. On pourrait faire une constatation sensiblement analogue pour la prose de Ciperis de Vignevaux16. Les passages au discours direct, fréquents dans la théâtralisation épique, sont, dans l'ensemble, considérablement limités, transposés au discours indirect, voire purement et simplement incorporés dans la narration qui est conduite sur un

14. J.-Ch. Herbin, « Approches de la mise en prose de la Geste des Loherains par Philippe de Vigneulles », Romania, 113, 1992-1995, p. 466-504 [texte cité, p. 499], Sur ces distinctions, voir aussi : H. E. Keller, « La technique des mises en prose des chansons de geste », Olifant, 17 (1-2), 1992, p. 5-28. 15. J.-Ch. Herbin, « Une mise en prose de la Geste des Loherains : le manuscrit Arsenal 3346 », Bien dire et bien aprandre, 13, 1996, Traduction, transposition, adapta¬ tion au Moyen âge, p. 237-256. 16. Il s'agit plutôt d'une estimation ici en raison de l'état lacunaire du manuscrit qui a conservé la chanson. Il existe une version manuscrite de ce texte, amputée du début (Bruxelles 3576) que suivent de près les éditions (cf. Doutrepont, op. cit., p. 62). Nous utiliserons l'édition Sylvestre (Collection de poésies, romans, chroniques..., Paris, 1842, t. 16), fac-similé d'une édition du début du XVIe siècle.

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tempo plus rapide. Toujours dans Ciperis, la relation de la guerre contre l'empereur d'Allemagne, puis de sa capture par un des fils du héros, qui occupe plus de 200 vers dans le poème (2331-2502), est ramenée à un développement de douze lignes dans la prose (G lv). Les références à Florence de Rome, à Theséus de Cologne sont éliminées, tout comme les allusions à la famille de Dammartin. L'œuvre forme ainsi un tout compact, se suffisant à elle-même, ou cherchant à tout le moins à se présenter comme telle. En revanche, cette narration minimaliste s'effectue au risque de la sécheresse, d'une relative abstraction. C'est probablement pour se prémunir contre cet écueil que le remanieur pimente, parcimonieusement il est vrai, son adaptation de quelques traits spectaculaires et bariolés. Ainsi, dans la chanson, les Frisons sont-ils présentés rapidement (au discours direct) comme des gens peu recommandables : Et se vous puis pour vray bien dire et affier Que tant que le chiel poeut la terre avironner N'a plus fellone gent, c'est pour certain et cler. Faulz traîtres malvais, telz les poeut on prouver. (1735-1738) Dans la prose, par la voix du narrateur ou de personnages dont les propos sont rapportés au discours indirect, leur cas s'aggrave. Dans la ville d'Escale, capitale de la Frise, il y avoit gens de merveilleux affaire. Car on n'y envoioit nul messager a qui ilz ne crevassent un œil ou coupassent un poing ou un pied ou une jambe ou une oreille. Et quant le roy le sceut il fut moult esbahy. Car on luy dit que, quand ilz tuoient ou blessoient bestes, que ilz beuvoient le sang tout chault et mengeoient la chair un bien peu cuyte. Et alloient les gens a grand peine a l'eglise une foys en un an.(F Ivr°)

L'intérêt pour ce que F. Suard appelle les « détails pittoresques ou émouvants »17 s'exprime, on le voit, bien au-delà du Roman de Guillaume d'Orange. Signal spectaculaire du déplacement d'accent sur le mode proprement diégétique18, la réduction des discours ne constitue pas pour autant un principe constant. L'auteur anonyme de la prose de La Belle Hélène de Constantinople ménage ainsi une place importante

17. op. cit., p. 173. 18. Cf. Y. Reuter, L'Analyse du récit, Paris, Nathan, 2000 (« Collection 128 »), p. 41.

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aux scènes dialoguées, en privilégiant les échanges nerveux de répliques courtes19. De ce fait, la narration se démarque du synopsis et les personnages gagnent en crédibilité. Pour le reste, le remanieur accélère sensiblement, lui aussi, le rythme du récit. L'épisode du vol du sceau royal par la méchante belle-mère, qui occupe près de 200 vers dans le poème, se réduit, là encore, à une vingtaine de lignes dans la prose, en éliminant la succession de présages funestes et les détails du meurtre de l'orfèvre complaisant. Le remaniement parallèle de Wauquelin suit plus scrupuleusement la trame narrative, mais porte explicitement sur elle un regard critique, commente ce qu'il considère comme ses lacunes ou ses imperfections, la complète à l'occasion par une anecdote personnelle ou par des réflexions morales20. La prose d'Ogier le Danois mime, selon Knud Togeby, la « gravité de l'histoire ». Son auteur « abrège les discours et les raisonnements, par exemple les discussions théologiques. Enfin, il se complaît encore plus que sa source au merveilleux et au licencieux. »21 En revanche, le remanieur de Huon de Bordeaux paraît privilégier une certaine forme de réalisme, au détriment des scènes militaires, religieuses ou par trop teintées de merveilleux22, s'efforçant par ailleurs de discipliner « l'intertextualité tumultueuse »23 de son modèle. Les cas de pure paraphrase ou, si l'on préfère, de dérimage linéaire et mécanique sont relativement rares. Même le prosateur de La Fleur des batailles Doolin de Maience, qui suit fidèlement la chanson de Doon de Mayence en se bornant à la réduire environ du quart, opère une sélection dictée apparemment par l'idée qu'il se fait d'un authentique projet épique24. En règle générale, le remanieur se livre à un réel travail d'écrivain qui implique une réflexion sur les données

19. Texte encore inédit mais dont l'édition est actuellement préparée par Barbara Ferrari (Université de Milan). Pour la mise en prose de Wauquelin, voir l'excel¬ lente édition de Marie-Claude de Crécy (Jehan Wauquelin, La Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, 2002). 20. Voir C. Roussel, « Wauquelin et le conte de la fille aux mains coupées », dans Bien dire et bien aprandre, n° 14, 1996, Traduction, transposition, adaptation au Moyen Age, II, p. 219-236 et, surtout, l'introduction de l'Édition précitée de M.-C. de Crécy. 21. K. Togeby, Ogier le Danois..., op. cit., p. 223. 22. M. Raby, « Huon de Bordeaux : les écarts entre version en prose du quinzième siècle », Olifant 18 23. La formule est de C. Cazanave, « Sur quelques d'Huon de Bordeaux entretient avec son modèle

la version épique (1216 ?) et la (1-2), 1993, p. 21-83. rapports que le roman en prose en vers », Littérales, 22, 1998,

L'Épopée tardive, p. 95-127 [p. 112]. 24. M.-J. Pinvidic, « La Fleur des batailles Doolin de Maience », Littérales, 22,1998, L'Épopée tardive, p. 169-188.

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exploitées, non seulement en cherchant à les adapter à un nouveau public, mais en leur restituant une cohérence, une unité, devenues à ses yeux problématiques dans l'œuvre source. A propos de la prose amplifiée de Renaut de Montauban, D. Queruel fait observer que le rôle de l'auteur du XVe siècle « a été complexe et [...] s'inscrit dans un travail de récriture qui était déjà latent et présent dans les habitudes médiévales. »25 Le choix sans équivoque du narratif caractérise les chansons de geste, souvent échevelées, composées au XIVe siècle. Par de multiples traits (nombre considérable de personnages, rôle central des enlèvements, déguisements et quiproquos, goût appuyé pour le pathétique que rehausse le mélange des tons, ambition édifiante, emphase stylistique) ces textes présentent de troublantes analogies fonctionnelles avec le roman populaire du XIXe siècle. D est révélateur de constater que nombre des analyses qu'U. Eco consacre au Comte de Monte-Cristo ou aux romans d'Eugène Sue s'appliquent à la lettre à la plupart de ces chansons26. La « consolation mystificatrice » qu'U. Eco voit à l'œuvre dans le mélodrame moderne trouve même un écho dans les propos tenus par Jean de Grouchy à la fin du XIIIe siècle sur le rôle social de la chanson de geste. Or ces textes, même s'ils se présentent avec une certaine ostentation comme des récits « d'armes et d'amours », sont en fait peu perméables à l'idéologie courtoise qui ne les affecte qu'en surface. Souvent appuyés sur des canevas narratifs inspirés du folklore, ils exploitent avec une indéniable efficacité des situations archétypales où l'effet cathartique joue à plein, sans qu'aucune recherche esthétisante vienne perturber le processus d'identification recherché. Le lyrisme de la célébration épique s'estompe au profit exclusif du récit, mais le basculement s'effectue sans rupture en exhibant, par une sorte de phénomène compensatoire, quelques procédés emblématiques, comme les appels insistants au public ou une forme de redondance narrative marquée par l'enchaînement des laisses. Ainsi, aux XIIIe et XIVe siècles, l'évolution de la chanson de geste procède, selon nous, d'un mécanisme interne et doit peu de chose au roman courtois.

25. D. Queruel, « L'art des réécritures : de Maugis à Mnbrien », in « Si a parlé par moult ruiste vertu », Mélanges... ). Subrenat, Paris, 2000, p. 455-465 [texte cité, p. 464]. Voir aussi, du même auteur, « Le verger d'Oriande ou le goût du romanesque dans la mise en prose de Renaut de Montauban », Entre Epopée et légende : Les quatre fils Aymon ou Renaut de Montauban, Langres, 2000, t. I, p. 237255. 26. U. Eco, De Superman au surhomme, Milan, 1978, trad. française, Paris, Grasset & Fasquelle, 1993 (Le Livre de Poche, 1995).

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Romanesques, ces chansons dites aussi « d'aventures » le sont, si 1 on veut signifier par là que le grand art épique du chant n'est sans doute plus chez elles qu'un souvenir, un simple artifice littéraire. En revanche, le terme de romanesques paraît inapproprié s'il prétend exprimer une contamination littéraire consciente et indiquer que le roman en octosyllabes ou en prose a influencé la structure de la geste. Portée par une vision panoramique de l'histoire littéraire, une telle appréciation, qui oppose implicitement un genre sclérosé à un genre novateur s'avère, à notre avis, trompeuse. En matière de conquête de la narrativité, la chanson de geste a fait seule une grande partie du chemin et révèle une remarquable, et à tout prendre surprenante, aptitude à l'innovation. Elle a aussi à sa manière contribué à l'élaboration d'une variante de ce genre narratif protéiforme et monopolistique que devient le roman. Le mouvement de mise en prose constitue une étape ultime de ce processus. Il prolonge une évolution antérieure mais y ajoute une influence plus perceptible des thèmes comme des techniques du genre romanesque. L'idéologie courtoise s'y manifeste aussi plus librement. Dans le Roman de Guillaume d'Orange, F. Suard distingue trois axes thématiques essentiels : les armes, la piété et l'amour. Si les thèmes guerriers et religieux proviennnent directement du fonds épique, les nombreuses scènes galantes, le tableau des tourments suscités par la passion, la conception de l'amour comme moteur de la prouesse ressortissent clairement à la littérature courtoise. C. Cazanave a bien souligné l'élimination, dans le Siège de Barbastre en prose, des traits rudes et grossiers présents dans la chanson, auxquels se substituent des « gracieusetés » chevaleresques et le respect sans faille de la morale établie27. De même, l'auteur de la grande prose de Renaut deMontauban se montre sensible à la vraisemblance psychologique et manifeste un intérêt constant pour l'expression du sentiment amoureux. « Les situations sont le plus souvent développées de façon romanesque, le langage des armes fait volontiers place au langage du cœur ou du désir, les lieux de l'action sont verger, fontaine ou chambre close autant que champ de bataille. »28 Parallèlement, le découpage de la matière

27. « Quand les correspondants épiques d'une vraie croisade s'ouvrent de plus en plus largement au romanesque : du Siège de Barbastre assonance au Barbastre du Roman en prose, constat de quelques transformations » dans L'Epique : fins et con¬ fins, sous la dir. de P. Frantz, avec la coll. de C. Cazanave, F. Jacob et P. Nobel, Besançon, 2000, p. 61-92 [passage cité, p. 91]. 28. D. Queruel, « Le verger d'Oriande... », op. cit., p. 242. Voir aussi : Ch. Brucker, « Mises en prose et genres littéraires à la fin du Moyen Âge : la quête du vraisem¬ blable », Travaux de littérature, XIII, 2000, p. 29-47.

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narrative obéit à des principes nouveaux qui se démarquent du cadre de la laisse. La mise en prose anonyme de La Belle Hélène (BNF fr. 1489) s'articule en paragraphes de longueur variable dont la phrase introductive peut s'inspirer du vers d'intonation de la laisse (« Or s'en va Ellaine en mer... » [§ 4, 4r°], « Or s'en va Henri par mer envers Romme... » [§ 7, 7r°], mais exprime le plus souvent une transition diégétique fondée sur le mécanisme de Y entrelacement (« Or lairons d'Antoine tant que poins en sera, si dirons d'Ellaine... » [§ 5, 4r°], « Or lairons du conte, si dirons d'Ellaine... » [§ 8, 12r°j). En revanche, si elle n'ignore pas, notamment en fin de séquences, des formules similaires, la mise en prose du même texte par Wauquelin s'organise en courts chapitres de taille homogène, dont les rubriques revêtent, conformément à un usage qui s'impose progressivement depuis le XIVe siècle dans la littérature romanesque, la forme d'une phrase introduite par comment et présentant un résumé de l'épisode (« XIIIe chappitre. Comment le pape donna puissance à l'empereur de espouser sa fille Helayne »)29. Dans son inspiration comme dans sa forme, la translation en prose du texte épique s'ouvre largement, quoique inégalement, aux réferences culturelles véhiculées par le roman. Cette influence tend dans l'ensemble à proposer une version plus lisse, plus policée de la fiction et opère une forme de « civilisation » de l'épique, au sens où N. Elias parle de civilisation des mœurs. Dans la mesure où, parallèlement, les translateurs en prose des anciens romans courtois tendent à réduire, comme le constate Doutrepont, la place accordée à « l'analyse psychologique de l'amour »30, cette vaste entreprise de ravalement littéraire produit une sorte de koinè romanesque qui, sans les invalider totalement, minore les clivages antérieurs. Au temps du triomphe de la prose, le remodelage de l'épique va ainsi de pair avec « une déconstruction du roman comme forme littéraire » qu'a très justement soulignée E. Baumgartner31. Dans ces conditions, la spécificité épique ne se marque plus guère que par le choix des thèmes et des personnages mis en scène. E. Besch était persuadé qu'un des critères de la sélection épique opérée par les remanieurs était le caractère féodal des chansons retenues et leur propension à contester l'autorité royale32. L'argument

29. Sur ces points, voir C. E. Pickford, L'Évolution du roman arthurien en prose vers la fin du Moyen Âge, Paris, 1960, p. 129-175. 30. op. cit., p. 657. 31. Le récit médiéval, Paris, 1995, p. 146-147. 32. E. Besch, « Les adaptations en prose des chansons de geste au XVe et au XVIe siècle », Revue du seizième siècle, III, 1915, p. 151-181. Thèse discutée par Doutrepont, op. cit., p. 638-643.

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a pu jouer sporadiquement en domaine bourguignon, mais cette lecture exclusivement politique est sûrement trop restrictive. On pressent, en parallèle, des phénomènes de modes et de jeux littéraires. Le cas de La Belle Hélène de Constantinople et de sa double translation en prose est de ce point de vue intéressant. Plus critique, plus intellectuelle, plus savante peut-être, l'adaptation de Wauquelin, commandée par Philippe le Bon (1448), ne semble pas avoir été répandue en dehors de Tunique et somptueux manuscrit qui nous Ta conservée. En revanche, la version anonyme est représentée par trois manuscrits et, une fois toilettée et débarrassée des curieux passages reversifiés qui s'y intercalent, a été largement diffusée par l'imprimerie, puis par les livres de colportage, en France et à l'étranger. Sans doute reste-t-elle plus fidèle à l'esprit du poème et conserve-t-elle mieux cette vocation « popularisante » que présentent, même si les manuscrits qui les conservent ont appartenu à des bibliothèques princières, les chansons de geste du XIVe siècle. L'épopée en prose prend ainsi la forme du roman historique et joue sur le mélange des tons, tout en exploitant avec prédilection le pathétique qui sert son dessein édifiant. On entrevoit ainsi pourquoi le Roman de Guillaume d'Orange, peut-être trop long, mais surtout trop distingué, trop tributaire de l'idéologie d'une classe, n'a pas séduit les imprimeurs. Comme sans doute, à une date plus ancienne, leur mise en écrit, la mise en prose des chansons de geste peut servir une entreprise de conservation d'un patrimoine littéraire, plus ou moins discrètement infléchi vers la glorification de tel ou tel mécène. Audelà de cette phase aristocratique, les œuvres vouées à une diffusion plus large se recommandent par leur aptitude à transposer ce qui avait fait le succès des dernières chansons de geste : des situations fortes qui tirent leur impact de leur possible superposition avec de vieux schèmes folkloriques, des personnages émouvants mais fortement typés et peu enclins à l'introspection, une cascade d'aventures propres à tenir l'intérêt en éveil mais qui sont aussi autant de tribulations aptes à susciter la pitié. La mise en prose des matériaux épiques se coule ainsi dans le cadre formel du roman mais se démarque dans une certaine mesure de la tradition romanesque. On peut penser aussi qu'elle l'influence à son tour et qu'elle n'est pas étrangère à ce paradoxe du roman de la fin du Moyen âge qui, quoique genre éminemment aristocratique, devient, selon les termes de M. Zink, « historique » et « gratifiant », s'ouvrant ainsi l'accès à un public plus large. « Définir la fascination exercée par le roman à la fin du Moyen âge comme celle du roman historique, c'est préparer la compréhension

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de la fascination exercée du XVIe siècle à nos jours par le roman comme littérature popularisante ou comme infra-littérature.»33 Claude ROUSSEL Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand

33. Grundriss, op. cit., p. 213.

La Norme et l'Anomalie dans le roman au milieu du XVe siècle

Selon que je puis aperchevoir, toutes maniérés et condicions de gens se sont muees et muent tous les jours.

(La Sale, p. 266) Le Trésor amoureux présente certaines questions qui feront l'objet de ce qui va suivre. Comment Nature peut-elle permettre qu'un enfant noble Puist prendre estrange nourreture, A sa lignie si contraire Qu'on ne l'en porroit pas retraire ? (v. 3094-96)1

Ou bien comment se fait-il que les enfants de mêmes parents soient si différents que l'un surpassera les autres par des exploits honorables ? (v. 3097-3104) Dans ces questions, la norme nobiliaire dans la hiérarchie sociale de l'époque confronte les anomalies de l'expérience selon laquelle les enfants des mêmes parents nobles ne sont pas semblables, et peuvent même forlignier. Le Trésor amoureux raconte un songe dont le réveil interrompt le récit, tout en laissant ouvertes les questions qu'il pose. Les romans contemporains mettent en scène de manière exemplaire des

1. Sur ce Dit attribué à Froissart, voir Kelly, Médiéval Imagination : Rhetoric and the Poetry ofCourtly Love, Madison, University of Wisconsin Press, 1978, p. 114-20. Cf. Histoire des Seigneurs de Gavre, éd. René Stuip, Bibliothèque du XVe siècle, 53, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1993, p. 3 : 27-29 : l'effant devoit estre bel entre tous aultres, car le pere et la mere de luy estoient sy bienfait et fourmé que de la beaulté d'eulx deux estoit renommee partout, loings et près.

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problèmes semblables à ceux qui sont évoqués dans les questions du Trésor amoureux. Si les normes médiévales, souvent idéalisées, sont faciles à discerner dans ces romans, il n'en est pas de même des anomalies. Quelles sont en effet ces anomalies qui peuvent faire sourire, voire rire et, en même temps, inquiéter les publics de cette époque aussi bien que les personnages dans les romans ? Ces conflits entre normes et anomalies, situés à la frontière entre le rire et l'inquiétude, font sujet de nombreux romans et nouvelles écrits surtout, mais pas exclusivement (voir Stierle 1980), vers le milieu du XVe siècle. De manière peut-être plus originale, ils apparaissent dans des milieux plus contemporains plutôt que, par exemple, dans les forêts arthuriennes ou dans un lointain passé gréco-romain.2 J'examinerai notamment les romans inclus dans les deux manuscrits recueils de Jean de Saintré et quelques autres, ainsi que certaines nouvelles parmi les Cent nouvelles nouvelles. Tous ces écrits datent de la même année, 1456. Les Cent nouvelles nouvelles que le prologue dit inspirées du Décaméron diffèrent, selon le même prologue, de la collection italienne de par leur nouveauté et de par le fait que leurs récits sont contemporains. Si les romans doivent préserver la mémoire des hauts faits du passé, ils représentent pourtant, comme les nouvelles, un passé assez récent. Ils sont donc escrips pour exemple et mémoire a la loenge d'ancêtres récents.3 Or, il y a deux catégories d'exemples. L'une, qui illustre ce qu'on veut faire voir, par exemple les prouesses qui doivent plaire à un public aristocratique, et l'autre, qui donne à réfléchir, voire inquiète et qui peut susciter un débat (voir von Moos 1988). On trouve dans ces romans une noblesse dont on prétend vouloir illustrer et mettre en mémoire les exploits glorieux, tandis que leur intrigues inquiètent parce qu'elles révèlent des anomalies vraies ou supposées vis-à-vis des normes que ces romans sont censés glorifier.

2. Voir Jehan de Saintré, éd. Joël Blanchard, trad. Michel Quereuil, Paris, Livre de Poche, 1995 (« Lettres Gothiques »), p. 20-22, 404, n. 102; cf. R. Dubuis, « Saintré ou les illusions perdues de Lancelot » dans l'Œuvre de Chrétien de Troyes dans la lit¬ térature française : réminiscences, résurgences et réécritures. Actes du Colloque (23 et 24 mai 1997), éd. Claude Lachet, C.E.D.I.C., 13, Paris, Champion, pp. 187-96 (ici : p. 192); Stuip, éd. Gavre, p. xviii-xix, et, sur l'atelier du maître de Wavrin, p. xxxi, xliv-xlv. Sur le rapport entre cet atelier et bon nombre de romans, voir R. Stuip, « Wat doet de afgewezen minnaar in de Histoire des Seigneurs de Gavre ? » dans Tussentijds : Bundels studies aangeboden aan W. P. Gerritsen, éd. A. M. J. van Buuren [et ahi], Utrecht, H&S, 1985, p. 252-62, 364-65. 3. Gavre, p. 1 : 3; cf. 1 : 22-2 : 39.

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Commençons par les Cent nouvelles nouvelles : comment s'y manifeste l'anomalie dans la norme sociale ? La nouvelle typique présente une situation stéréotypique, donc normale, d'où elle tire un dénouement logique, vraisemblable et surprenant - ce qu'on a appelé un trait (Ferrier 1954, p. 31-32). La surprise introduit ainsi l'anomalie, de manière souvent comique, dans un milieu conventionnel. Ainsi la nouvelle 57 raconte un cas qui finit en farce et esbatement (Cent nouvelles 57:7,126-27) quand un gentilhomme accepte le mariage de sa sœur avec un berger. Celle-ci, impressionnée par le nombre extraordinaire de lances que le berger se vante de pouvoir briser, convie le berger à lui démontrer sa vigueur sexuelle. Le berger réussit si bien dans ses joûtes nocturnes que la sœur du gentilhomme l'engage à venir les répéter régulièrement. Une liaison s'établit. Le récit est relancé quand plusieurs gentilhommes se présentent pour lui demander sa main. Elle refuse résolument toute offre. Pressée d'expliquer son refus, elle finit par révéler sa liaison avec le berger. A la surprise générale, son frère accepte le mariage de sa sœur avec le berger et ce mariage a lieu. C'est logique, estime le frère gentilhomme. Mieux vaut, dit-il, un mari qui plaît qu'un aultre bien grand, maistre au desplaisir d'elle (57 : 125-26). Il n'hésite pas à raconter volontiers et quotidiennement ce cas à tous ceux qui veulent bien l'écouter. D'où la farce et esbatement. On imagine mal semblable sens de l'humour chez celui qui a posé les questions du Trésor amoureux. La réaction du frère gentilhomme dans la nouvelle est une anomalie. Quel gentilhomme de cette époque aurait accepté d'avoir un berger pour beau-frère, tout simplement parce que celui-ci a impressionné une sœur par ses exploits sexuels ? Or, cette nouvelle laisse entrevoir la réaction selon les normes de l'époque. Quand on parle de ce mariage dans la région, on s'étonne que le frère n'ait fait batre ou tuer le bergier (57 : 121-22).4 L'anomalie dans la nouvelle 57 rappelle l'interprétation de Paris et Vienne proposée par Jean-Jacques Vincensini dans un article récent.5 Dans les deux versions de ce roman, l'anomalie et donc le désordre d'une mésalliance éventuelle déclenche une crise.6 Pourtant, si Paris

4. Cf. les mêmes sentiments dans Jehan de Paris, éd. Edith Wickersheimer, SATF, Paris, Champion, 1923, p. 12 : 20-30, p; 13 : 27-30. Dans Saintré, p. 470, l'abbé craint la même violence. 5. Jean-Jacques Vincensini, « Désordre de l'abjection et ordre de la courtoisie : le corps abject dans Paris et Vienne de Pierre de la Cépède » Medium Aevum, 68 (1999), p. 292-304. 6. A contraster avec l'exemple d’Erec et Enide où Chrétien de Troyes occulte la question d'une mésalliance aussi radicalement, et remarquablement, qu'il fait l'adultère dans le Chevalier de la charrette.

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n'est pas un berger, il est tout de même de naissance inférieure à Vienne. Il finit pourtant par l'épouser. Comment l'anomalie s'y rendelle acceptable ? Paris se rend aimable aux yeux de Vienne en rompant de vraies lances dans un tournoi spectaculaire. La déclaration réciproque d'amour des deux jeunes gens est suivie d'une demande en bonne et due forme de la main de Vienne. Le père de celle-ci rejette la demande avec dédain, et le père de Paris perd l'estime dont il jouissait à la cour du père de Vienne. Amour de seigneur change tost en ire (Gavre, p. 169 : 6). Paris et Vienne s'enfuient, mais le Rhône grossi par de fortes pluies leur barre la route. Vienne est ramenée à sa famille. Paris seul réussit à traverser le fleuve, échappant ainsi à la colère du père de Vienne, qui l'aurait certainement battu et peut-être tué conformément à la norme évoquée dans la nouvelle 57. Il lui faudra repasser ce fleuve afin de retrouver son amie. Il le fera. Car le dénouement du roman est tout aussi heureux que celui de la nouvelle 57. Mais dans ce dénouement, s'il y a esbatement, il n'y pas de farce. Car Vienne a toutes les raisons du monde d'aimer Paris. Le roi de France n'aurait-il pas été ravi d'avoir un fils aussi vaillant que Paris ?7 Aux yeux de Vienne, les nobles condicions de Paris le rendent égal aux fils de roi, car toultes choses sont complies en luy.8 Sa noblesse révélée pas ses exploits dans les tournois le rend donc digne de l'amour de Vienne. Pourtant la farce n'est pas totalement absente du roman, et s'y révèle parfois de manière assez surprenante. Emprisonnée par son père parce qu'elle se refuse à abandonner Paris, Vienne prétend souffrir d'une grave maladie. Un poulet pourri dissimulé sous son aisselle éloigne par son odeur les prétendants à sa main.9 Cette ruse lui réussit jusqu'au retour de Paris déguisé en Maure qui, lui, ne sent rien quand il s'approche d'elle. Elle non plus, semble-t-il.

7. Cf. aussi Gavre, p. 213 : 27-38. 8. Paris XIII : 8-10 (version courte), éd. Anna Maria Babbi, Milan, FrancoAngeli, 1992. Cf. p. 453 : 5-8 (version longue, éd. Robert Kaltenbacher, Romanische Forschungen, 15, 1904, 321 -688a[a]) ; Gavre, p. 7 : 8-10 : « se vous estes noble de lignye encores devés plus estre de vertus, car la noblesse des bonnes meurs vault trop mieulx que la noblesse des parens » ; et Saintré, p. 68. 9. Le même stratagème sert comme défense contre le viol dans la Cité des dames de Christine de Pizan (cf. Alison Ramsay, « On the Link between Râpe, Abduction and War in Christine de Pizan's Cité des dames » dans Contexts and Continuities : Proceedings of the IVth International Colloquium on Christine de Pizan (Glasgow 21-27 ]uly 2000), Published in Honour of Liliane Dulac, éd. Angus J. Kennedy [et alii], Glasgow, University of Glasgow Press, 2002, t. 3, p. 693-703 [notamment p. 6997001).

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Son amant est en effet exceptionnel, véritable anomalie dans cette scène de farce dont est victime le prétendant digne de la main de Vienne, le fils du duc de Bourgogne! La nouvelle 57 et Paris et Vienne ont donc en commun un happy end. Il n'est pas toujours ainsi dans les romans et les nouvelles du XVe siècle. La nouvelle 98 raconte une histoire semblable à celle du roman Floridan et Elvide. Dans ces deux récits une mésalliance constitue une anomalie semblable à celle qu'on trouve dans Paris et Vienne. Comme eux, Floridan et Elvide s'enfuient. Mais la fuite tourne mal, et même très mal, non pas en raison d'un obstacle naturel tel que le Rhône10 mais parce que des lourdauds ivres* 11 barrent la route aux jeunes gens. Ils menacent de violer Elvide, refusant de croire qu'elle soit une demoiselle et la traitant de ribauldelle (p. 8 : 158-59 ; nouvelle 98. 35). Floridan est tué en la défendant. Elvide se suicide plutôt que de subir le viol.12 Dans Floridan et Elvide l'ivresse rend les quatre lourdauds incapables de reconnaître et donc d'apprécier la norme qu'ils violent. Pourtant, Floridan n'est-il pas lui-même en train d'enfreindre la même norme en partant avec Elvide ?13 L'anomalie de la nouvelle se retrouve donc dans le roman qui en est une variante. Mais sans farce et esbatement. Dans ces romans l'anomalie peut susciter soit le rire soit l'inquiétude, ou bien on peut hésiter entre les deux. Le choix entre l'une ou l'autre réaction n'est pas toujours facile. La norme n'admet même pas les apparences de l'anomalie dans les Seigneurs de Gavre. La femme de Gui, seigneur de Gavre, se permet de plaisanter au sujet de la naissance de leur fils Louis : est-il, en fait, légitime ? Mais - Molière le savait bien - si c'est une étrange entreprise que celle défaire rire les honnêtes gens, il est encore plus délicat de le faire quand il s'agit de la noblesse, comme il le savait également. Le noble ne plaisante ni sur son rang ni sur son sang. Les vraies

10. Ou bien l'oiseau qui vole les bijoux dans Pierre et Maguelonne, éd. Régine Colliot, Senefiance, 4, Aix-en-Provence, CUER MA, 1977, p. 31-32. 11. Floridan et Elvide, éd. H. P. Clive, Oxford, Blackwell, 1959, p. 8 : 152-53. On pense aux pages « tresmalvais garçons » dans Saintré p. 118 et 146. 12. Faute d'espace je ne peux pas examiner le motif analogue dans La fille du comte de Ponthieu dans la version du XIVe siècle ; mais voir Danielle Quéruel « L'Histoire de "La Fille du Comte de Ponthieu" : distorsions et avatars d'une nouvelle » dans La Nouvelle : définitions, transformations, éd. Bernard Alluin et François Suard, Collection UL3, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1991, p. 139-50, (ici, p. 14345). 13. Cf. Pierre et Maguelonne, éd. cit., p. 52 : Sire Dieu, j'ay mérité et deservi d'en souf¬ frir de pires. Car j'ay esté cause pour quoy elle a delayssé son pere et sa mere et aussy tout son royaulme.

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anomalies l'inquiètent profondément. D'où la colère du seigneur de Gavre contre son épouse qui ne prend pas au sérieux les normes seigneuriales. Quand celle-ci, en soy cuidans jouer et soy esbatre a son seigneur (Gavre, p. 3 : 36-4 : l)14 émet des doutes sur la légitimité de leur fils, elle est sommairement renvoyée à ses parents avec le fils, rendu suspect par l'élément de farce. Tout comme est disgrâcié le père de Paris pour avoir osé demander la main de Vienne, fille de son seigneur, pour son fils, le fils d'un vassal très fidèle, mais de ce fait de rang inférieur à Vienne. Seul le fils du duc de Bourgogne peut prétendre à sa main de plein droit. Les Seigneurs de Gavre entrelacent une intrigue de roman avec des motifs de farce. Gui de Gavre refuse de reconnaître son fils, mais accepte de lui donner un « viel chappel de feutre enfumé » (Gavre, p. 9 : 25) que celui-ci portera désormais attaché à son heaume. Cette anomalie, d'abord un objet d'étonnement et de risées, finit comme cri de guerre.15 L'anomalie est évidente pour ceux qui regardent les armes de Louis, maintenant duc d'Athènes, juxtaposées au vieux chappel au tournoi de Compiègne. Quant le chappel orrent advisé la pluspart d'eulx encommencherent de rire : les ungs disoyent que aultrefois avoit esté porté du roy Baudemaghu ou du Brun sans pityé, ly aultres disoit qu'il avoit esté a Renewart au tinel, les aultres, en eulx truffant, disoyent qu'il avoit esté porté par le Morholt d'Irlande et par Galehoult, le seigneur des Lonctaines Isles; il n'y ot celluy d'eulx que du timbre n'alast truffant (Gavre, p. 198 : 16-22).

Seul Gui de Gavre n'est pas amusé (Gavre, p. 211). Pourtant le chappel qui 'ne valoit riens' (Gavre, p. 9 : 27; cf. p. 213 : 4) est précieux aux yeux de Louis (Gavre, pp. 9 : 29-30, 10 : 6-8, 83 : 19-20). Cet objet l'identifie tout en le distinguant. Un motif qu'on trouve souvent dans ces romans est celui de l'éloignement, et plus particulièrement de la fuite de la norme à cause de l'anomalie.16 Floridan et Elvide s'enfuient, et la femme du

14. Cf. 1 allusion à sa folye (Gavre, éd. cit., p. 9 : 10-11). Gui de Gavre se fâche aussi à la fin du roman, p. 211. Par contraste, le duc d'Athènes peut gaber sa fille pour les mêmes raisons (p. 174 : 14). 15. Gavre, éd. cit., p. 12 :9 (« aloit cryant "Gavres au chappelet" »); voir p. 200 : 13, 201 : 7, 202 : 8, 203 : 22, 27-28, 204 : 34, 205 : 13, 207 : 24. 16. La nouvelle 57 fait exception, où le mode cocasse caractéristique de la farce semble admettre l'anomalie malgré la norme.

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seigneur de Gavre est chassée avec son fils, qui plus tard, ayant échoué dans la tentative de réconciliation avec son père résumée ci-dessus, s'en va chercher la gloire en Italie, et ensuite le long de la côte Dalmate et enfin en Grèce. En même temps ses exploits révèlent qu'il est d'un noble et haultain corrage, par coy il se monstroit estre partys de haulte estracion (Gavre, p. 54 : 2-3). Paris pour sa part s'enfuit pour avoir la vie sauve. Il va jusqu'à se réfugier chez les Sarrasins où il se déguise si bien qu'il est pris pour l'un des leurs. C'est là aussi qu'il trouve un moyen de rentrer en France et d'épouser Vienne, en libérant de prison le père de Vienne, capturé pendant une mission d'espionnage en Egypte afin de préparer une croisade. D'autres dénouements heureux se réalisent dans un retour après l'éloignement. Le comte d'Artois abandonne sa femme parce qu'elle ne lui donne pas de fils. Il place sa femme en face d'obstacles apparemment insurmontables à leur réunion, qu'il lui impose comme conditions d'une réconciliation et d'une réunion. Desraisonnable départie, selon l'auteur anonyme du Comte d'Artois, car jamais plus estrange ne fu veue ne oÿe (p. 25 : 71-72).17 Pour se réconcilier, la comtesse d'Artois est tenue de devenir enceinte de son mari, de se faire donner un cheval auquel il est très attaché et enfin d'obtenir un diamant lui appartenant - et tout cela sans qu'il la reconnaisse ! Cette « anomalie insensée » (Vincensini 1999, p. 297) mélange le rire et l'inquiétude. Loin de l'Artois, le comte entame une nouvelle vie de chevalier errant et, tel un jeune dans le sens de Georges Duby, il cherche à former une liaison avec la princesse de Castille. Pourtant la comtesse d'Artois, sous un déguisement, réussit à satisfaire aux exigences de son mari et à le ramener dans l'Artois et dans la vie conjugale. Elle préserve ainsi la norme. Il en est de même dans la huitième des Cent nouvelles nouvelles, où un jeune compagnon picard engrosse une Bruxelloise, puis prend congé d'elle avec une promesse de retour qu'il n'a pas l'intention de tenir. Quand la fille révèle son état à sa mère, celle-ci la chasse : elle ne peut pas revenir avant que son Picard ne te defface ce qu’il t'a fait (8 : 45). Bien que les circonstances soient opposées - l'un abandonne sa femme parce qu'elle n'est pas enceinte, tandis que l'autre abandonne son amie parce qu'elle l'est - les obstacles à la réunion restent parfaitement desraisonnables, qu'ils viennent du comte d'Artois ou de la mere cruelle et fumeuse de la nouvelle (8 : 49). Ce

17. Dans Paris et Vienne version longue, Paris est desrasonable en demandant la main de Vienne (éd. cit., p. 485 : 14; cf. p. 486 : 14, 487 : 14-15, 488 : 2) ; la version courte parle de sa folie (XVI : 15, XVII : 2-3, 6).

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qui revient à dire que, dans un cas comme dans l'autre, l'éloignement crée une anomalie insensée. Or, la Bruxelloise réussit à rejoindre son Picard au moment où il se marie. Au lit après les noces, la nouvelle épouse interroge son mari au sujet de la Bruxelloise et il lui explique la situation. Sur quoi l'épouse se gausse de la simplicité d'esprit de la pauvre Bruxelloise, déclarant qu'elle-même a couché plus de quarante fois avec le charretier18 sans faire la bêtise d'en parler à sa mère. Estes vous telle ? s'écrie le Picard. Or allez a vostre charreton, si vous voulez, car je n'ay cure de vous! (8 : 118-20) Sur quoi le Picard abandonne sa nouvelle épouse pour retourner à la Bruxelloise. L'aventure de la Bruxelloise fait penser à une autre des les Cent nouvelles nouvelles. Dans la nouvelle 26 la jeune femme s'appelle Katherine. Elle est une damoiselle (26 : 13), et qui de plus est loin d'être stupide. Gérard son ami, jeune, gent et gracieux gentilhomme (26 : 11-12) doit s'éloigner quand on apprend leurs amours, car Gérard, comme Paris, n'estoit pas de si grand lieu ne de si grande richesse comme Katherine (26 :185-86). Il promet de donner de ses nouvelles, puis s'en va et bientôt Katherine n'entend plus parler de lui. Comme les prétendants ne manquent pas, ses parents la pressent d'en épouser un autre. A l'instar de la comtesse d'Artois, Katherine se déguise en homme et va retrouver Gérard. Mais son ancien ami a oublié Katherine dans les bras d'une autre fille, tout comme le comte d'Artois a l'intention d'oublier sa propre femme avec la princesse de Castille. Dans le Comte d'Artois les exigences déraisonnables du comte sont déjouées par l'astuce de sa femme. Gérard est dupe lui aussi de la ruse de Katherine. Celle-ci, toujours déguisée en homme, apprend la vérité de la bouche de Gérard lui-même sans qu'il la reconnaisse : il dit avoir oublié Katherine. Elle repart en laissant un message dans lequel elle révèle son identité, tout en lui reprochant son inconstance. Gérard, apparemment touché, cherche à la rejoindre, mais elle épouse un autre malgré ses efforts. Ainsi... perdit le desloyal sa femme. S'il en est encores de telz, ils se doyvent mirer a cest exemple (26 : 586-88), opine le narrateur. La farce de la nouvelle 8 fait rire tandis que l'intrigue de la nouvelle 26 fournit un exemple destiné à faire réfléchir sur la valeur de la parole donnée. Donc, dans le roman et dans quelques nouvelles « sérieuses >> comme la 26e, l'anomalie insensée finit par normaliser une situation

18. Les lourdauds exercent le même métier dans les différentes versions de Floridan.

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apparemment inquiétante que la nouvelle a tendance à intégrer comme farce, c'est-à-dire comme élément cocasse, comme la réconciliation (si c'est bien le terme qui convient) entre le Picard et sa Bruxelloise dans la nouvelle 8. On voit que la portée des questions posées dans le Trésor amoureux dépend des genres, soit nouvelle soit roman, dans lesquels on confronte les problèmes que ces questions soulèvent. Comment régler les anomalies dans un monde où la norme est absolue ? Que faire quand on quitte le monde de la farce où l'anomalie est le trait qui définit le genre ? L'anomalie de la farce n'inquiète guère parce qu'elle ne fait que faire rire sans que le monde dans lequel on rit, c'est-àdire, le public, pense s'y mirer. Il n'en est pas ainsi dans le roman, reflet d'une norme exemplaire. Si parfois l'anomalie dérive d'une vision erronée de la réalité normale, comme dans le roman des Seigneurs de Gavre, ce roman montre aussi qu'on plaisante sur cette réalité à ses risques et périls. Mais l'échec initial permet de reconnaître des qualités initialement méconnues, comme cela se produit dans les cas de Louis de Gavre et de Paris. La volonté y a raison de la mauvaise fortune et finit par surmonter les actes déraisonnables, comme dans Le comte d'Artois. Mais parfois le malheur arrive, quoi qu'on fasse, comme dans Floridan et Elvide,19 ou alors parce qu'on ne respecte pas le devoir qu'on s'est imposé, comme cela arrive à Gérard dans la nouvelle 26. La norme dans ces romans dérive donc d'une instance supérieure. Il s'agit souvent du roi (aucun roi n'intervient dans les Cent nouvelles nouvelles20). C'est lui qui réconcilie le seigneur de Gavre avec son fils {Gavre, p. 213-14). Prenons un autre exemple mieux connu aujourd'hui, mais que j'ai plutôt négligé jusqu'ici : Jean de Saintré. On sait que Madame des Belles Cousines aime farser21 avec les hommes qui lui plaisent. Elle s'amuse d'abord à tourmenter Saintré avant de former avec le jeune page ce qu'on peut appeler un amour courtois. Dans la dernière partie du roman elle approuve les efforts faits par l'abbé bon vivant pour humilier le même Saintré. Mais la cour finit par réimposer la norme. Le roi condamne l'ambition de Jean de Saintré,

19. Cf. l'inssident qui est la mort de Gallias de Mantoue, le pere et l'ospital de tous les nobles desvoyez (Saintré, éd. cit., p. 324) et que les Vénitiens font étrangler en prison. 20. Le roi figure comme témoin dans une plaisant nouvelle que raconte Jean de Saintré devant la cour (éd. cit., p. 334) ; cf. p. 392, ainsi que la farce montée par l'abbé et Belles Cousines (p. 474, 486, 506, 522) et la nouvelle (p. 520) sur elle que Saintré raconte devant la cour. 21. Saintré, p. 50, 110 ; cf. p. 130 (ris et... jeux), 132 (esbattement), 136 (grant ris).

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qu'il estime immodérée, ce qui justifie par la suite la colère et le dépit22 - mais non le débordement ! - de la Dame des Belles Cousines. Comme le dit si à propos la dame elle-même : Mon ami, il n y a que faire de entrer en la dansse, mais la façon est de en saillir a honneur (Saintré, p. 136). Afin d'imposer et de préserver la norme établie il faut une instance supérieure - par exemple, le roi - qui rétablit cette norme tout en condamnant les excès et l'immodération individuelle. Dans le cas de Jean de Saintré, c'est d'abord la Dame, puis le roi et enfin Dieu qui imposent les normes.23 Les dames de la cour condamnent également Belles Cousines quand Saintré révèle son rôle dans la nouvelle de l'abbé dont elle est jugée responsable. Les Cent nouvelles nouvelles offrent un exemple de Dieu en tant qu'instance supérieure.24 La nouvelle 99 comme la 26e révèle la transition de la farce vers un monde plus « normal » parce que conforme à une norme préétablie d'en haut.25 Un vieux marchand a envie de se retirer des affaires. Il épouse une jolie fille de quinze ans avec qui il compte passer ses vieux jours dans la paix et la tranquillité. On s'imagine aisément dans le monde des Cent nouvelles nouvelles le repos qu'il peut s'attendre à trouver dans ce mariage. C'est la norme de l'infidélité dans des mariages dépareillés.26 Pourtant, le temps passe. Et avec le temps, revient chez notre vieux marchand le désir de faire encore un voyage avant la fin de ses jours. Il sait le danger qu'il court en laissant seule sa jeune épouse. Il se souvient sans doute aussi de l'histoire de l'enfant de neige, racontée pour la énième fois au moyen âge dans la nouvelle 19. Mais ce mari est claivoyant et tressaige (99 : 422), et cette anomalie le distingue des

22. Guenièvre réagit de la même façon quand elle croit que Lancelot agit sans son congé. 23. Pierre Demarolle, « Le corps dans Le Jehan de Saintré d'Antoine de La Sale » dans Education et hygiène du corps à travers l'histoire : Actes du Colloque de l'Association Interuniversitaire de l'Est (Dijon, 26 et 27 septembre 1989), éd. Pierre Lévêque, Dijon, Presses de l'Université de Dijon-Bourgogne, p. 7-15. La hiérarchie est évidente dans les leçons données au jeune Saintré par la Dame des Belles Cousines, dont celles données par la Dame de Wavre à Louis de Gavre sont presque le résumé (Gavre, éd. cit., p. 6-7) ainsi que celles de son père vers la fin du roman (p. 218 : 715). Cf. Michel Stanesco, Jeux d'errance du chevalier médiéval : aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen Age flamboyant, Brill's Studies in Intellectual History, 9, Leiden, Brill, 1988, p. 104, à propos du Comte d'Artois : « En metteur en scène expérimenté, le roi distribue les rôles, dispose de l'espace et du temps de l'exhibition, incite les répliques, se procure des spectateurs ». 24. Gavre, éd. cit. p. 49 : 14-15, 58 : 23-28. 25. Cristina Azuela, « L'avant dernier récit des Cent Nouvelles nouvelles : une antiGriselda du XVe siècle » Cultura Neolatina, 61 (2001), p. 361-381. 26. Cf. jehan de Paris, éd. cit., p. 21 : 12-13, 44 : 14-20.

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nombreux vieux maris, victimes de leur propre sottise dans les récits médiévaux. 11 conseille donc à sa femme la prudence, prudence qui consiste à ne prendre, s'il le faut absolument, qu'un seul amant, qui soit discret afin de sauvegarder sa réputation aussi bien que celle de son mari. Le mari parti, le désir charnel de la jeune femme de quinze ans ne tarde pas à se manifester. Elle décide prudemment de suivre le conseil de son mari. Pour ce faire elle se met en rapport avec un jeune et beau clerc qui semble intelligent, et qui sera discret à cause de sa vocation d'homme d'église. Quand elle lui a fait comprendre ce qu'elle désire, le tressage jeune clerc (99 :444) n'hésite pas à accepter sa proposition. Mais il y a un obstacle à leur bonheur : il est en train de faire pénitence27 pour un péché antérieur. 11 lui reste soixante jours (99 : 667), après quoi il sera libre d'être tout à sa nouvelle amie. Mais on peut raccourcir l'attente si la jeune femme accepte de faire pénitence avec lui et pour lui. Ainsi pourront-ils faire ce que veut la nature au bout de trente jours seulement. La jeune femme accepte cette proposition. Et l'inévitable se produit. Le jeûne est efficace, 28 puisqu'à la fin des trente jours l'abstinence a fini par chastier [le] désir charnel (99 : 72829) de la femme. Celle-ci est ramenée à son devoir d'épouse et donc à la norme de la chasteté ordonnée par Dieu. Le clerc « anormal » n'est pas non plus un Tartuffe, ni un ribault moisne comme l'abbé dans Jean de Saintré (p. 508). Homme bien sage malgré sa jeunesse, doulcement il l'amonnesta qu'il luy sourvint desoremais de chastier sa nature par abstinence (99 : 731, 754-56). Puis il se retire. Le mari finit par revenir, mais il ne saura jamais ce qui s'est passé entre sa femme et le clerc, car elle luy cela; sifist le clerc pareillement (99 : 759-60). Le clerc, instance supérieure de la morale chrétienne, réussit à rétablir non seulement la norme chrétienne de la chasteté, mais aussi l'honneur des deux conjoints ainsi que celui de leurs parents et leurs amis (99 : 742-45). De manière analogue deux dames suppriment l'amour naturel pour l'enfant en faveur de l'honneur de leur seigneur, de leur famille et de leur roi dans Le Réconfort de Madame de Fresne de La Sale. On admet depuis longtemps les rapports entre la nouvelle telle qu'on la trouve dans les Cent nouvelles nouvelles et certains romans du XVe siècle. J'ai tenté ici d'approfondir ces rapports là où la frontière entre la nouvelle et le roman est incertaine et même floue. C'est-à-

27. Noter le contraste avec la pénitence bien autrement observée de l'abbé dans Saintré, éd. cit., p. 424-46. 28. Comparer avec le jeûne de Belles Cousines dans Saintré (éd. cit., p. 438).

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dire là où les anomalies qui dans la nouvelle en font la farce et Yesbatement passent dans le roman où elles posent de sérieux problèmes. Le roman n'accepte pas les anomalies pour le plaisir de faire rire. 11 privilégie la norme, car on croit à la norme. C est-àdire, si les solutions du moins fictives proposées dans nos romans sont diverses, on constate une préférence pour la stabilité imposée par la norme dans un monde nettement hiérarchisé. Cette stabilité se réalise dans la conformité avec une hiérarchie que les anomalies risquent d'ébranler. Au faîte de cette hiérarchie se trouve souvent le roi. C'est lui qui, dans jean de Saintré, impose la modération à Saintré, et qui trouve des accommodements avec la norme dans d'autres récits. L'Eglise remplit la même fonction dans la nouvelle 99. Le clerc très sage29 y est en effet la contrepartie de l'abbé immodéré et bourgeois de jean de Saintré, qui enfreint la norme morale de son ordre et la norme sociale par son aventure avec l'amie de Saintré et cousine du roi. De son côté, la Dame des Belles Cousines est à rapprocher de la sœur, amante du berger dans la nouvelle 57. Saintré appelle son histoire une nouvelle, mais la cour ne rit pas plus que le seigneur de Gavre. Mais ces personnages ne sont pas sans ressources. Le poignard de Saintré donne une fin violente à cette farce de manière analogue au dénouement violent de Floridan et Elvide. Catherine dans la nouvelle 26 fait preuve d'une intelligence et d'une maîtrise de soi remarquables. L'anomalie dérangeait. Le choix d'une matière à raconter peut correspondre à une préférence dans la manière de traiter l'anomalie. Mais une comparaison des romans examinés ici montre que la solution atteinte n'était guère facile, et que les questions déconcertantes posées par le Trésor amoureux restaient ouvertes. Le récit exemplaire peut inquiéter et faire enrager ; il peut tout aussi bien faire réfléchir, même quand il finit par confirmer ou imposer la norme. On a noté au début de cet article l'intention qu'ont des romans de conserver la mémoire des faits et dits des anciens preux. Ils doivent donc inspirer les contemporains grâce à l'exemple de leurs ancêtres, préservant ainsi une norme aristocratique et idéale. Mais les souvenirs du passé glorieux comportent des anomalies troublantes quand celles-ci disloquent la norme, la menaçant sans complètement ébranler l'idéal et le monde idéal dont les romans sont censés être

29. Il correspond donc à l'évêque de Saint Lauren dans Paris et Vienne, qui a une vision plus juste des qualités de Paris ; voir III : 2.

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le reflet. Ces romans ne vont cependant pas plus loin. Même quand les effets néfastes détruisent les individus ou les familles, la norme reste intacte. Il se peut que Jean de Saintré soit celui qui représente le mieux l'élément inquiétant que j'essaie de signaler dans ces romans. Je parle de Saintré après la fin de ses amours avec la dame des Belles Cousines, et même après la révélation du scandale30 dans la vie de son ancienne amie quand il lui rend sa ceinture bleue devant la cour. Selon le narrateur la Dame des Belles Cousines est une oyseuse, qui par druerie se perdit, et que Dieu punit comme il fit de maintz aultres hommes et femmes, pugnis par leurs désordonnées voullentez (p. 528),31 comme Gérard dans la nouvelle 26, peut-être aussi Floridan et Elvide. Et Saintré lui-même ? On se rappellera que le roi condamne l'initiative du jeune chevalier en lui demandant : vostre coeur et vous ne cesserez jamais de entreprendre armes et voiaiges ? Et de faire remarquer de sa part : Il me semble que c'est assez (p. 412). Or, après avoir révélé la conduite scandaleuse de Mme des Belles Cousines, Saintré fut quand même en maintes aidtres battailles par mer et par terre, et fist corps a corps maintes aultres armes, et voyaga très longuement (p. 528). Il ne cessa donc jamais à’entreprendre armes et voiaiges32 jusqu'à ce que, à la fin de sa vie, comme pour se faire pardonner telles choses vaines défendues par Dieu,33 comme le lui dit le roi (p. 414), il reçoive les saints sacrements et meure ainssy que a tout vray chrestien se appartient (p. 528). Cette vie exemplaire est-elle celle d'un tresvaillant chevalier (p. 528), ou bien, comme le dit Saintré lui-même en relatant son histoire devant la cour, révèle-t-elle les effets de Fortune, comme dist le bon Boesse dans la Consolation de Philosophie ? (p. 520-22)34

30. Cf. Saintré, éd. rit., p. 80, où Belles Cousines semble préfigurer son propre pechié de ingratitude. 31. Cf. Saintré, éd. rit., p. 72-74 sur l'oisiveté. Cf. Gavre, éd. rit., p. 1 :17-18 : « Uiseuse, marastre de vertus, guide et conduiresse de mener les homez et femmes a dampnacion », et p. 7 : 13-14. 32. Cf. aussi Gavre, p. 165 : 9-11 : « O mon vray Dieu, ceste gloire mondaine ne voel en riens attribuer a moy, mais a toy dont tous les biens procèdent. Ja ne voelles consentir que pour ceste vanité mon coer s'eslieve en orgoel ». 33. Dieu est au-dessus du roi (p. 354). R. Dubuis (« Introduction : pour une lecture "moderne" de Saintré » dans J. Dufournet, éd., 'Saintré' d'Antoine de La Sale entre tradition et modernité, dans Revue des Langues romanes, 105, (2001), p. 1-29) fait remarquer que Saintré n'a pas d'autres amours, ni Madame non plus (p. 23-24). 34. Cf. Saintré, éd. cit., p. 106 sur la fortune et la gloire, et « la variableté de Madame » annoncée p. 136. Vienne évoque Boèce dans Paris (version longue), éd. cit., p. 531 : 8-18.

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Saintré, après Belles Cousines et victime de Fortune, se comporte t-il par désespoir, ou bien parce qu'il s'est réintégré dans la norme ? La question reste ouverte, me semble-t-il, comme celles du Trésor amoureux.35 Douglas KELLY Université du Wisconsin, Madison

35. L'ambivalence de ce roman est évoquée dans plusieurs articles parus dans le recueil dirigé par J. Dufournet (op. cit, 2001) ; voir notamment ceux de Danielle Quéruel, Elisabeth Gaucher et Denis Lalande. Un manuscrit cherche peut-être à corriger cette impression dans une note marginale : Saintré « fut l'un de seize chevaliers et escuiers qui combatirent au Caire devant le souldan xxij chrestiens regnoiez et les desconfirent pour la foy de Nostre Seigneur » (éd. MisrahiKnudson, TLF, 117, Genève, Droz, 1967, p. 308 ; voir aussi l'éd. Eusebi, CFMA, 114115, 2 t., Paris, Champion, 1993-1994, p. 450 n. 27).

Théorie du récit, aux marges de l'épopée et du roman, dans les paratextes des Amadis au XVIe siècle en France

Dans la préface des Illustres Françaises, Robert Challe prend la précaution de nous en avertir : On ne verra point ici de brave à toute épreuve, ni d'incidents surprenants (...) ; si j'avais voulu, j'aurais embelli le tout par des aventures de commande (...j1.

Il se défendra encore, un peu plus loin, d'avoir voulu s'appli¬ quer « à inventer une économie de roman »2. « Incidents », « aventures », « économie » romanesque, autant de termes alors visiblement déjà entrés dans l'usage pour caractériser, plus ou moins techniquement, un certain « horizon d'attente » du « romanesque », correspondant assez bien à ce que nous appellerions aujourd'hui le roman « baroque ». Challe prétend en dénoncer les poncifs, et leur substituer une narration parfaitement « naturelle », le tout non sans quelque mauvaise foi, d'ailleurs. D'où, au fil du texte, mainte remarque à double tranchant, telle que celle-ci : « vous croyez que ce déguisement est un incident de roman purement inventé, il n'est pourtant rien de plus vrai »3, ou d'autres du même acabit. Si nous remontons un peu plus haut dans le temps, nous ne nous étonnons pas de trouver tout ce vocabulaire déjà en place chez Scarron, notamment dans les titres de chapitre du Roman

1. R. Challe, Les Illustres Françaises, ed. J. Cormier et F. Deloffre, Paris, Livre de Poche, 1996, Préface, p. 59. 2. Ibid., p. 61. 3. Ibid., p. 213-214.

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comique ; à incident est seulement substitué accident 4 : « h aventure du pot de chambre »5, « Aventure du corps mort et autres accidents surprenants. »6 Comme l'atteste le jeu critique, chez Challe, ou parodique, chez Scarron, les termes en question sont perçus comme désignant des procédés narratifs convenus et sclérosés ; le terme aventure nous renvoie au roman médiéval, avec toute la complexité qu'y revêt cette notion fondatrice ; le terme accident, en revanche, est apparu pour l'essentiel au début du XVIe siècle, et son apparition coïncide, à bien des égards, avec la formation du cadre narratif du roman « baroque. » Nous sommes renvoyé par là à une configuration narrative caractéristique, dont les prémisses se laissent nettement deviner aussi bien dans le texte que dans le paratexte du premier roman baroque, et déjà, dans ceux du « roman » de la Renaissance ; les Amadis peuvent comparaître à ce titre, avantageusement - comme pourrait le faire aussi le Roland Furieux, qui leur est étroitement lié dans la sphère éditoriale française, notamment. Ils constituent donc un observatoire privilégié pour qui souhaite assister à la genèse de cette représentation de « l'accident » - puisque on commence à user du terme, et que, surtout, on élabore les cadres narratifs dont il est l'expression - et entrevoir sa signification profonde pour la méta¬ morphose de la forme romanesque à l'orée des temps modernes. Si, en effet, pour Challe, le terme d'incident ne renvoie plus qu'à un poncif narratif, élément d'une « économie » romanesque, il faut bien noter qu'il n'en est nullement de même à la Renaissance, et encore au début du XVIIe, chez Honoré d'Urfé, par exemple. « L'accident » s'inscrit au contraire d'abord dans le plan du réel que l'histoire est censée « peindre», il est un « accident de Fortune7 », et manifeste le pouvoir imprévisible et incontrôlable de cette mys¬ térieuse entité, la Fortune, présidant à la « vicissitude » des choses. Le futur poncif est au centre d'une vision du monde, dont « l'é¬ conomie » romanesque - et le terme fait également son apparition à cette époque dans la critique - constitue un reflet adéquat, et

4. Il serait intéressant de voir dans quelles conditions incident en est venu à prendre la place d'accident. Peut-être l'italien a-t-il joué un rôle. Cela demanderait une enquête lexicologique riche d'enseignements. Mais le contenu est clairement le même. 5. Scarron, Le roman comique, I, 6, p. 76. 6. Ibid., II, 7, p. 239. 7. Voir notamment la préface du Vingt-deuxième livre, infra.

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reconnu universellement comme tel ; on est loin de ce badinage artificiel et galant aux limites de l'invraisemblance auquel finira par se résumer le roman baroque, aux yeux d'un Challe et d'une certaine postérité critique. En examinant les paratextes des Amadis nous voudrions donc tenter parallèlement : 1° de déceler les traces d'un investissement du discours sur le « roman » par une « moralisation », centrée sur la figuration des « jeux de Fortune ». 2° de marquer les origines probables de cette démarche dans le développement de la lecture humaniste de l'épopée antique, et par¬ ticulièrement de l'Enéide8. 3° de repérer les médiations critiques, notamment rhétoriques, à travers lesquelles la méditation morale sur « l'empire de la Fortune » débouche sur la constitution d'une « économie romanesque », définie d'abord par analogie avec « l'économie » épique, et cela, au départ, dans un cadre de réflexion qui échappe à l'influence directe de la poétique aristotélicienne, encore mal connue, avant le milieu du siècle. La figure de la Fortune, on le notera, revêt une certaine impor¬ tance dans les textes mêmes qui nous occupent, indépendamment de leur commentaire. La critique italienne s'est déjà employée à souligner le rôle central occupé par la Fortune dans la thématique et l'organisation du Roland Furieux9. On relèverait sans peine les traces d'une place croissante accordée à l'action de la Fortune dans le roman français des XIVe et XVe siècles10. On ne s'étonne donc pas d'en relever quelques témoignages notables dans le corps de Y Amadis. Montalvo risque ainsi telle imprécation contre la VenturaFortune * 11. Le texte en évoque ici et là la présence, préférant pour¬ tant en général souligner la prescience de « ce grand et puissant

8. Voir aussi notre article « Lectures romanesques de Virgile à la Renaissance », Cahiers de l'A.l.E.F., mai 2001, 53, pp. 191-212. 9. Voir M. Santoro, L'Ariosto e il Rinascimento, Naples, 1989. Sur la Fortune, en général, on pourra consulter avec profit La Fortune. Thème, représentations, discours, ed. Y. Foehr-Janssens et E. Métry, Genève, Droz, 2003. 10. Voir l'étude de Y. Foehr dans le présent volume. Quelques allusions déjà chez Chrétien de Troyes, Erec, 2778 sq., dans le cadre d'une imprécation, déjà. 11. On voit, par le parallèle franco-espagnol, comment Fortune et aventure s'articulent l'une sur l'autre. On se reportera à A.- M. Capdeboscq, « Le labyrinthe d'amertume (livre II) », dans Les Amadis en France au XVIe siècle, Cahiers Saulnier, 17, Paris, Ed. Rue d'Ulm, 2000, p. 73-94.

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fabricateur de toutes choses par la permission duquel ce fait se conduisoit pour son service. »12 C'est surtout à l'occasion du renversement subit du début du livre II, quand Amadis se voit chasser par Oriane, circonvenue sur un faux rapport d'inconstance, que Fortune intervient en force : Ce que ne peut faire Amadis lorsque la muable fortune lui fit sentir les poisons qu'elle luy apprestoit, estans au meilleu (ce luy sembloit) de ses prosperitez. Et tout ainsi que sans moyen elle l'auoit fauoris (luy tenant le menton) aux choses qui luy feurent occurrentes sans luy donner empeschement quelconques semblablement elle luy tourna le visaige, le rendit en telle perplexité, et ennuy, que ny la force des armes, le continuel souuenir de sa dame, ou la magnanimité de son cœur, n'eurent moyen de luy procurer remede : mais seulement la grâce et miséricorde du Seigneur Dieu (qui le regarda en pitié) apres qu'il eut quelque temps esté en l'ennuy et tribulacion que pourrez entendre (.. .).13

Mais on pourrait également déceler la présence d'une Fortune intériorisée, plus ou moins assimilée à l'amour, comme dans le Roman de la Rose 14, dès le premier chapitre ou la Damoiselle Elisene, après avoir gardé longtemps une inviolable chasteté, et découragé tous ses prétendants, cède séance tenante à la séduction du Roi Perion qu'elle va rejoindre en cachette dans sa chambre, le soir même15. L'inconstance féminine, médiation éminente de la « Fortune muable », est ainsi mise en jeu d'emblée, comme une sorte d'annonce du motif qui formera le centre de l'intrigue, le revirement d'Oriane, certes fondé sur une méprise. Mais Fortune gagne encore du terrain chez les successeurs de Montalvo, à partir du livre VII : [L'hermite] luy demanda (...) quelle avanture l'amenoit en ce desert tant inhabitable (...). Fortune a voulu me faire ces iours passez cognoistre

12. Le premier livre de Amadis de gaule (...) traduit (...) par (...) Nicolas de Herberay, Paris, J. Mongis, 1548, f. VIr°. 13. Le second livre de Amadis (...), Paris, J. Mongis, 1550, f° VII r°. 14. Roman de la Rose, vv. 3979 sq. ; voir C. Lucken, « Les Muses de Fortune », dans La Fortune, op.cit., p. 145-175, p. 155 sq. 15. On pense aussi à Didon renonçant subitement à son serment de fidélité envers les mânes de Sychée, épisode d'inconstance - leuitas - remarquable souvent relevé par les commentateurs de Virgile à la Renaissance, en particulier F. Dubois, dans sa Poetica, Paris, J. Bade, 1520. Montalvo réécrit souvent des épisodes de la fable antique. On notera aussi qu'Hélisenne de Crenne (pseudonyme significa¬ tif ?) dans les Angoisses douloureuses (1538), se peindra dans la même situation que son homonyme, en invoquant explicitement le pouvoir de Fortune sur le cœur des êtres humains, dont sa triste aventure sera l'illustration. Avait-elle lu Y Amadis espagnol (la traduction date de 1540) ?

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asseurément l'entier effait de sa mobilité. Mais si elle estoit autre, le nom qu'elle porte ne luy serait en rien convenable, atendu qu'elle esleve ores l'un jusques au sommet de sa roue, et sans l'auoir mérité, et abaisse tantost l'autre au bas de ses pieds contre tout droit et raison. Ce qui s'espreuue bien en moy, qu'elle auoit coloqué par longues années au trosne de toute prospérité, et à un fil d'œil, n'a pas trois iours, m'a tellement ruiné et abatu, que quand ie considéré l'estât ou ie suis et voyant tant de malheurs en moy, ie pense songer, ne pouuant comprendre comme pourquoy, ny en quelle sorte cela m'est auenu (.. ,)16.

Et Fortune ne cesse plus d'exprimer régulièrement sa volonté dans les péripéties qui suivent. Toutes ces mentions du rôle de la Fortune, plus ou moins développées, ne s'accompagnent toutefois, dans le texte espagnol, d'aucune forme spécifique de réflexion sur la conduite de la narra¬ tion. « L'économie » de l'intrigue est d'ailleurs souvent assez som¬ maire, indépendamment de l'entrelacement des aventures des divers personnages, et d'un certain nombre de péripéties spectacu¬ laires. Pour trouver des indications sur ces données, il faut se reporter aux préfaces françaises, à partir de 1548, et de la traduc¬ tion du livre VIII. Composées très longtemps après le texte, et dans le but d'en prendre la défense contre les critiques17, ces préfaces nous renseignent moins, sans doute, sur les intentions réelles de l'auteur - ce qui ne signifie pas qu'elles soient tout à fait dénuées de pertinence à cet égard - que sur l'idée que l'on se fait en France, autour de 1550, de la nature et de la signification d'une « économie de roman ». Fe modèle de l'Arioste, notamment, a dû entrer en ligne de compte autant que la lecture des Amadis eux-mêmes, surtout si les préfaces de Y Amadis utilisent celles du Roland Furieux, comme le pense Sergio Capello18. Mais, d'une façon générale, on relève les correspondances étroites qui se tissent entre ces préfaces

16. Le septiesme liure d'Amadis de Gaule, Paris, J. de Marnef, 1546, f° V v°. Le texte espagnol a été composé entre 1510 et 1526, le texte de Montalvo, lui, avant 1510. Voir Juan Luis Albarez, Historia de la literatura espafiola, Madrid, Gredos, 1992, p. 471. 17. Elles ont déjà suscité une importante littérature critique. Citons notam¬ ment : M. Stanesco, « Premières théories du roman. Les folles amours des paladins errants », Poétique, 70, 1987, pp. 167-180 ; S. Cappello, « Il Discours sur les livres d'Amadis de Gaule de Michel Sevin (1548) », Il Romanzo nella Francia del Rinascimento, Fasano, Schena, 1996, p. 207-224 ; « I prologhi del Premier Livre d'Amadis de Gaule (1540) », Filologia moderna, 11, Pise, 1991, p. 25-41 (nous n'avons pu nous procurer ces deux derniers articles) ; également Les Amadis en France, op.cit. 18. Voir S. Cappello, op.cit.

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et les réflexions générales sur la théorie du récit développées en France à la même époque. On prendra d'abord en considération le « Discours sur les Amadis par Michel Seuin d'Orléans » (1548), paru en tête du huitième livre, « ou sont mile en auant infinies avantures [...] ren¬ dant aux lecteurs de quoy s'esmerveiller, et plus encor de quoy prendre exemple », traduit par Herberay des Essarts19. Sevin loue le style de l'auteur, et passe à la construction de l'intrigue. Les per¬ sonnages sont bien dessinés, l'auteur « approprie le bon maintien » à « chaque personne ». C'est le critère du décorum, repris d'Horace et de ses commentateurs, ainsi que de toute la tradition critique, médiévale et humaniste. On note donc l'application au roman espagnol des critères de la critique « docte » élaborés pour le théâtre et la poésie épique de tradition antique. Cette qualité est notam¬ ment gardée dans la peinture des « offices » des personnages, du Prince en particulier. Là encore, il y a reprise de la tradition critique, plus spécialement des préfaces des commentaires de Y Enéide20. On ne s'étonne donc pas que Sevin attribue à Y Amadis une intention morale, sur le modèle explicite de Virgile et d'Homère : Penser ne fault que l'histoire soit vaine De l'Amadis : elle est vraye et certaine Car sens moral de grand invention Gist sous la lettre et la belle fiction.21 [...] Ainsi lit on d'Homere et de Virgile Que le labeur avec un soin agile Fondé dessus vraye similitude Les a induitz d'employer leur estude A prudemment dire et narrer les faitz Des grands seigneurs pour les rendre parfaitz Les descrivant des l'heure de leur naistre Non telz qu'ilz sont : mais telz qu'ils doivent estre.

19. Le Huitiesme liure d'Amadis, Paris, E. Groulleau, 1548, f°aiii sq. (n.p.). Notons qu'en liminaire, avant le « Discours », dans la dédicace, des Essarts déclare vou¬ loir servir le dédicataire « si la fortune m'apreste ocasion de ce faire » ! 20. On se reportera essentiellement sur ce point à : D. Comparetti, Virgilio nel Medio-Evo, Livorno, F. Vigo, 1872, 2 t. ; V. Zabughin, Vergilio nel Rinascimento italiano da Dante a Torquato Tasso. Fortune-Studi-lmitazioni-Tradizioni-Iconografia, 2 t., Bologne, N. Zanichelli, 1923, ainsi qu'à notre édition de la Poetica de F. Dubois (en préparation). 21. Ibid., Paiiii.

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Ce motif est universellement développé dans les commentaires de YEnéide, à la suite de Beroaldo, cité par Landino22. Déjà annon¬ cée par les commentaires antiques, cette façon de voir a connu un renouveau à partir de la lecture de Virgile par Pétrarque, qui a insisté sur l'interprétation morale, la représentation d'Enée comme exemplar perfecti viri23. On trouve ensuite la description de l'alternance dans l'histoire d'événements heureux et malheureux : Encor y a un point plus amiable Qui fait trouver ce livre fort louable Car imitant tant Virgile qu'Homere La chose douce entremesle à l'amere : Et nonobstant la fiction se fonde A enseigner et delecter le monde. Là peult on voir amitié, et discord : L'humble, le fier, estre ensemble d'acord : L'aigre, et le doux : la paix et guerre ensemble En union. Car ce moment assemble Mars et Venus (...) Dont le lecteur qui vient cest œuvre à lire. Se prend souvent à plorer, puys à rire, Puys il est triste, et puys en ioye il vient : Puys paoureux est, puys asseuré devient24. On est encore dans le sillage de l'exégèse virgilienne. Sevin reprend le motif de la varietas divine de Virgile, célébrée par Macrobe, suivi de Landino et d'autres, et placée au cœur de sa poé¬ tique par le théoricien français du récit François Dubois (1516). On remarquera que cette « variété » est un effet esthétique, à certains égards, propre à « delecter » le lecteur, comme pour Dubois. Mais c'est également un élément de moralisation : il résulte de la peinture des « vicissitudes » de l'existence des héros, et donc de l'action de Fortune trop variable (qui) désirant faire cognoistre à chacun sa mobilité, et à fin qu'elle jouysse avecq'plus de raison du filtre d'inconstante, prend un plaisir singulier à se manifester farouche, legiere et sans aucun arrest : spécialement lors que l'on pense auoir ioye et prospérité plus prochaine et asseurée, ainsi qu'elle fit expérimenter au bon vieillard Empereur de Trebizonde.25

22. Voir Virgile, Aeneis, éd. J. Bade, Paris, 1512 ou Lyon, 1528, etc. : non semper qualisfuit sed qualem fuisse decuit perscribens. 23. Voir notamment C. Kallendorff, ln Fraise ofAeneas, Londres, 1989. 24. Le huitiesme livre..., n.p.

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C'est ce qu'attestent aussi bien les expressions du roman luimême que le « Discours de G. Aubert sur sa traduction » (1556) en tête du Douzième liure d'Amadis26, qui contient « le discours entier des fortunes de Diane »27 : Car si par voir la purité et naifveté d'une langue, se recreer en considérant les diverses humeurs et passions des humains, représenter l'experience de l'art militaire, s'encourager aux armes par la louange de la prouësse, et par la vitupération de la couardie, contempler (comme en un theatre de tout l'univers) les variables changemens de la fortune, les remuements des affaires du monde, l'inconstance des choses humaines, les hazards de la guerre, les Trophées des Princes victorieux, et la vergongne des vaincuz (choses qui se depaignent beaucoup mieux en une narration inventee qu'en une histoire véritable) la pense temps estre perdu et mal employé. Il faudrait dire que tout le temps qui est employé à la lecture de plusieurs autres bons livres qui ne tendent qu'à mesrnes instructions, serait pareillement inutile aux lecteurs, opinion tant inepte que ie ne sçache homme si effronté qui l'osast soustenir [...]; s'ils se vouloient opiniastrer et dire que les Romans sont choses fabuleuses et qui ne contiennent que mensonges. Pour mesme occasion il faudrait encores chasser Homere, Virgile, et tous leurs semblables [...].28 Bien entendu, Aubert a salué au passage l'observation par le romancier du décorum. La vulgate critique, notamment celle du com¬ mentaire virgilien, s'étale ainsi au grand jour. Le primat de l'interpré¬ tation morale n'empêche pas de retrouver en arrière plan la disposition si particulière de la narration, le jeu de varietas souligné par Sevin, et rapporté ici explicitement aux « variables changemens de la fortune ». On est bien près également du point de vue de Jacques Peletier du Mans, dans l'Art Poétique (1555), parlant, quant à lui, de l'Enéide : Premièrement, le Poète, pour montrer les choses du monde, ou plutôt les faits humains, être alternatifs avec adversité et félicité : a rempli tout son Poème de joie et de tristesse, successives l'une à l'autre. [...] Voici comment les infortunes parmi les félicités, les joies parmi les tristesses : sont le jeu du Théâtre de ce monde : dont le Poème est le miroir. 29

25. Ibid., f°l r°. Soudain malade le roi se fait attirer cette réplique : « Helas ! Monsieur, d'ou vous peult procéder cet accident. » 26. Le Douzième liure d'Amadis de Gaule, Lyon, F. Didier, 1577. 27. Ibid., f°a5 r°. 28. Ibid., n.p. 29. J. Peletier du Mans, Art poétique (1555), II, 8, éd. F. Goyet, Paris, Livre de Poche, 1990, p. 282.

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Les Amadis se trouvent donc interprétés en fonction d'un schéma désormais bien acquis, fondamentalement conçu pour la lecture de l'épopée, et indistinctement appliqué à toutes les formes narratives littéraires, notamment à l'Arioste30 ou aux romans, ce qui prouve qu'on n'établit alors en France aucune cloison étanche entre roman et épopée. On ne s'étonnera pas, dès lors, de voir Peletier proposer aux poètes français les romans de chevalerie comme canevas d'épopée virgilienne, sur le modèle du Roland

Furieux31, dont le caractère épique est admis comme allant de soi32. L'épopée n'est qu'un roman « anobli » et le roman une épopée plus détendue en prose. Sur le plan de la construction narrative et des fins morales, ils sont fondamentalement identiques, par la peinture des « alternatives de Fortune », notamment. Dans la dédicace du Treizième livre d'Amadis de Gaule (1571 )33, Jacques

Gohory

reprend

plusieurs

des

arguments

de

ses

prédécesseurs, toujours, globalement, sur le modèle de l'exégèse virgilienne, sans doute également passée au crible des préfaces françaises du Roland Furieux, auquel il renvoie. Mais il présente l'intérêt de conclure par un exposé relativement systématique de théorie du récit romanesque : Je feray donques fin à ce discours par une demonstrance de l'art Rhetoricale qui consiste en la composition ou construction des Rommans, non croyable qu'à ceux qui en contemplent de toute part l'architecture34. Les expressions employées renvoient à la dispositio oratoire, mais aussi manifestement à la notion d’œconomia, présente chez

30. « Chant aux divers accidents advenuz à la pauvre Dame Olympe et a son amy Birene, sont contenuz les diuerses mutations de la Fortune : laquelle semble qu'elle s'esouy quand elle peut mieux affliger, et tourmenter les bons », L'Arioste, Roland furieux... par Jean Martin, Lyon, J.Thellusson, 1544, p. 3. 31. Voir aussi nos « Lectures romanesques de Virgile ». En 1610, inversement, Deimier conseillera aux romanciers d'imiter Virgile : « Ainsi donc, si je voulois imiter en ceste façon la fortune et les Amours d'Enee et de Didon, en la personne d'un Prince que je nommerai Lisimont, je diray que ce Prince estant en Mer avec une armee de cent galeres, pour aller guerroyer et conquérir quelque Royaume sur la coste de Barbarie, serait contrainct par les vents qui s'opposeroyent à son voyage de prendre autre route et d'aller mouiller l'ancre en un bord de qui le Pais serait commandé sous le régné d'une Princesse encore fille et laquelle ayant receu Lysimont en sa principalle ville maritime et en estant devenue esprise d'amour l'aurait espousé .(...) », L'Academie de l'Art Poétique, Paris, 1610, p. 253 (cité par G. Reynier, Le roman sentimental avant l'Astrée, Paris, Colin, 1908, p. 272). 32. Ce n'est déjà plus le cas, à la même date, en Italie. 33. Le trezieme livre d'Amadis de Gaule Paris, L. Breyer, 1571, f°aii sq. 34. Ibid., n.p.

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Donat et vulgarisée par Bade et Melanchthon : on en relève la glose étymologisante derrière les termes de « construction » et d'« archi¬ tecture », avec sans doute aussi une allusion à Quintilien35. Il caractérise le style « Floride, net et coulant », et insiste sur le con¬ tenu, et son organisation : quant au suget, que l'ordre des temps y est observé, la description des lieux, les conseils des entreprises y vont devant, puis le fait, les evenemens apres. Qu'il ne traitte pas seulement les actes, mais les modes et maniérés d'icelles, des evenemens il assine les causes ou des cas fortuits ou de pourvoyance ou de témérité. Et quant aux gestes des hommes, il touche de ceux qui excellent en los et renom la vie et les complexions.36 Pour l'essentiel, il s'agit encore de consignes procédant des com¬ mentateurs de Virgile, notamment pour l'exposé des « causes ». Il se peut toutefois qu'en parlant de « l'ordre des temps », Gohory vise ce que les commentateurs appellent « l'ordre naturel » du récit, opposé à « l'ordre artificiel », avec entrée in médias res et retour en arrière, normalement préconisé pour l'épopée. Et de fait, de ce point de vue, les Amadis s'écartent du modèle épique. Ebauche d'une scission, peut-être donc, entre épopée et roman37. Gohory poursuit : Or pour rendre la narration plus plaisante il met en avant choses nouvelles ou non jamais ouyes ne veuës, il la rend plus agréable par admirations, attentes, issues inopinées, passions entremeslées, deuis de personnes, douleurs, coleres, craintes, ioyes, désirs euidens38. On notera que ce développement n'est rien d'autre que la para¬ phrase d'un passage du De Inventione de Cicéron, également présent, presque mot à mot identique, dans la Rhétorique à

Hérennius39. C'est ce passage qui servait de point de départ à la Poetica de Dubois, qui n'en est qu'un long commentaire appuyé par

35. Gohory (ibid., n.p.) cite « l'institution oratoire de Cicero » ! Voir Quintilien, Institution oratoire, VII, Praefatio ; M. T. Herrick, Comic Theory in the Sixteenth Century, Urbana, 1950, p. 101 sq. 36. Ibid., n.p. 37. Toutefois nombre de romans de la fin du XVIe, et YAstrée, pratiquent Yordo artificialis, comme YEnéide. 38. Ibid., n.p. 39. Cicéron, De Inventione, I, XIX, 27 (= Rhétorique à Hérennius, I, 12) : debet inesse festiuitas confecta ex rerum uarietate, animorum dissimilitudine, grauitate, lenitate, spe, metu, suspitione, desiderio, dissimulâtione, errore, misericordia, fortunae commutatione, insperato incommodo, subita laetitio, iucundo exitu rerum.

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des exemples détaillés empruntés pour l'essentiel à l'Enéide. On le trouvait également reproduit dans la Rhetorica de Césarius et son adaptation française, la Rhétorique françoise de Pierre de Courcelles40. Avec Gohory, c'est donc Cicéron, bien plus qu'Aristote - qui est pourtant cité un peu plus loin41 - qui procure ses bases techniques à la théorie du récit épico-romanesque. Comme en témoigne la Poétique de Dubois, le passage fournit en effet une liste détaillée de situations dramatiques qui dépeint à merveille un certain type d'intrigue, celui que les gens de la Renaissance reconnaissaient volontiers dans l'Enéide, et qui, à nos yeux, sembleraient plutôt caractéristiques du roman grec ou du roman baroque. Ce sont donc elles qui, pour Gohory, trament la « disposition » de YAmadis ; il la décrit en ces termes, qui nous sont déjà familiers, puisqu'il les emprunte vraisemblablement à ses prédécesseurs, non moins qu'à la critique virgilienrte : [le romancier passe] « aucunes fois des petites choses aux grandes [...] . [Il met] les tristes avec les gayes, les incroyables parmy les vraysemblables : qui n'est pas besongne de legere industrie 42. Le détour par la rhétorique cicéronienne nous ramène à la varietas, également célébrée par le De Inventione, et, partant, implicite¬ ment, à la Fortune, dans l'alternance, notamment, des choses « tristes » avec les « gayes », de « joies et de tristesses successives l'une à l'autre ». On y insistera, la poétique sous-jacente à ces remarques est une poétique de la variété et de la surprise : varietas, insperatum, dit Cicéron, « attentes, issues inopinées , passions entremeslées», glose Gohory43. On est très proche de l'idée de suspens, également en gestation à cette époque44. Mais c'est plutôt à ce qu'Aristote

40. Jean Caesarius, Rhetorica Johannis Caesarii in septem libros siue tractatus digesta..., (lre éd., 1528), Paris, 1542 ;Pierre de Courcelles, La rhétorique de Pierre de Courcelles, Paris, S.Nyvelle, 1557. 41. Le trezieme livre, f° eiii, « [les romans] sont imitateurs de Poesie fondée selon Aristote en fiction contenant toutesfois des secrets d'érudition profonde » — ce qui montre assez que Gohory n'a jamais lu la Poétique dont il parle ! 42. Ibid., n.p. 43. Dans la table du Douzième livre, on relève : « secours inespéré », « estrange tromperie ». 44. Terence Cave, « Suspendere animos : pour une histoire de la notion de sus¬ pens » in Les commentaires et la naissance de la critique littéraire en France, textes réunis par G. Mathieu-Castellani et M. Plaisance, Paris, Aux amateurs de livres, 1990, p. 210-218.

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nomme l'événement para tên doxan, au cœur de sa conception de la « péripétie », que s'attache l'esthétique nouvelle. Fortune y prépare « l'admiration », au sens latin, cette stupeur fascinée que désigne également Melanchthon comme effet de la nouitas - « choses nou¬ velles » - tragique45. Amyot, dans la préface de Théagène et Chariclée, ne dira pas autre chose en évoquant « l'esbahissement et la délectation »46. Grandement indifférente à la tension globale de la « fable », à « l'unité d'action » organique spécifiée par Aristote, l'esthétique épico-romanesque organise un jeu de détours, un « labyrinthe de Fortune », où le lecteur se perd, sans cesse menacé d'une délicieuse suffocation, quand, au moment où il devrait le moins s'y attendre - et où, du fait de la convention narrative, il s'y attend justement quand même un peu - il se voit délicieusement suffoqué par un imprévu subit, agréable ou lamentable. Suffoqué mais aussi édifié. Poétique, éthique, donc, - (pré-)baroques ? - de la péripétie. De proche en proche, nous l'avons vu, à partir de la stratégie de défense des Amadis, la réflexion critique française constitue une vision cohérente de « l'économie romanesque », fondée à la fois sur le plan technique, rhétorique, à partir d'une consigne de varietas épaulée par la théorie cicéronienne du récit « festif », et sur le plan moral, par le renvoi à la peinture des vicissitudes de la Fortune. Cette configuration, plus ou moins bien adaptée à la description des Amadis eux-mêmes, se trouve désormais disponible pour qu'on l'applique systématiquement à la création de romans proprement dite. Le roman dit « baroque » s'y appliquera, non sans le renfort, appréciable, mais point aussi décisif qu'on pourrait le penser, a priori, du roman grec redécouvert par Amyot. A bien des égards, il suffisait d'un certain nombre de lieux communs transmis par la tra¬ dition humaniste du commentaire de l'épopée virgilienne, déjà mis en œuvre, sinon par les Amadis, du moins par le Roland Furieux, et largement diffusés par les apparats critiques de ces derniers ouvrages.

45. P. Melanchthon, Praefatio in librutn : Virgilium cum Philipp. Mel. Scholiis, Hagan, Io. Secorius, 1530 (rééd 1534, etc.), n°668 du Corpus Reformatorum, t. II, ed. C. G. Bretschneider, Halle, A. Schwetschke, 1835, p. 22, p. 23 et Enarratio comoediarum Terentii, C.R., II, Halle, 1835, p. 681 (reproduit ed. Tübingen, 1516). 46. Voir sur ce point L. Plazenet, L'ébahissement et la délectation. Réception com¬ parée et poétique du roman grec en France et en Angleterre aux XVIe et XVIe siècles, Paris, Champion, 1997 et S. Cappello, « La prefazione », op. cit.

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De cette évolution, alors que le roman baroque français a déjà largement amorcé sa floraison, la dédicace au roi et la préface de la traduction du Vingt et deuxiesme livre d'Amadis de Gaule (1615) vont tirer un bilan exemplaire.

L'auteur célèbre, comme de bien

entendu, la pureté de la langue de l'ouvrage, sa valeur morale, à l'exemple d'Homère et de Virgile, qu'il dépasse même souvent en « honnesteté » : La variété des belles matières qui y sont discouruës orne non seulement le langage avec un plaisir indicible du lecteur : mais aussi ceste mesme variété contient diverses instructions et beaux préceptes.47 « La valeur et la générosité (y) paroissent ainsi qtie sur un thé¬ âtre, pour y faire monstre de leurs plus nobles exercices ». Nous retrouvons l'image de G.Aubert et de Peletier, certes banale, alors. Mais la conclusion se fait plus ample : Nous y avons au reste un exemple continuel des accidens humains en ceste vie mortelle, pour estre prudemment sur nos gardes, et ne nous estonner legerement si nous recevons coup sur coup des traverses et algarades de fortune en ceste mutation continuelle, et autant ordinaire à toutes personnes que l'ombrage est au corps l'accompagnant en tous lieux et places. Outre cela, et avec la prudence que nous voyons par tels evenemens tout inconstans nous estre necessaire est le principal point qui est de nous recommander à Dieu (...).48 Nous voyons apparaître ici nos « accidents ». Leur mention était restée jusque là peu fréquente dans le paratexte : il fallait aller les chercher dans le texte lui-même, ou des pièces annexes. C'est qu'ils appartenaient clairement au contenu moral de l'œuvre, renvoyant à l'intervention « inopinée » de Dame Fortune, sur laquelle les pré¬ faces préféraient mettre directement l'accent, et à son « alter¬ nance », facteur de « variété ». C'est encore le sens que revêt le terme « accident » dans le paratexte de 1615, mais sa présence - la comparaison avec les romans contemporains, 1 ’Astrée, notamment, l'atteste - y est sans doute un signe de banalisation ; le stéréotype est en cours de figement ; la solidarité entre la vision du monde et le procédé narratif est encore très lucidement perçue, mais l'équili¬ bre est désormais susceptible de se rompre au profit du procédé. Dès lors, au lieu de nous placer au cœur d'une expérience « catas¬ trophique » et « chaotique » qui modélise le nœud existentiel de la condition humaine, « l'accident » romanesque risque vite de n'être

47. Le vingt et deuxiesme livre d'Amadis de Gaule, Paris, C. Rigaud, 1615, n.p. 48. Ibid.

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plus perçu que comme un « truc » facile et dénué de vraisemblance, de surcroît usé jusque à la corde, le maniérisme le plus clinquant d'une technique narrative gratuite et désuète. La porte est entrou¬ verte à Scarron et à Challe. Le détour par YAmadis, l'Arioste, Cicéron, Virgile et leurs com¬ mentateurs humanistes nous aura ainsi peut-être aidé à revitaliser une vision profonde qui fut celle du roman baroque en gestation. Elle nous aura peut-être dit quelque chose, également, de la soli¬ darité entre une forme romanesque et une forme épique que la cri¬ tique italienne de la fin du XVIe, dans le cadre de la « querelle du Roland Furieux », s'emploie à disjoindre, qu'il s'agisse, comme pour Jason De Nores, de condamner le roman, et l'Arioste, ou, pour Giraldi Cinzio et Pigna, de lui conférer ses lettres de noblesse comme genre autonome - en un sens, certes, qui n'est pas exacte¬ ment le sens moderne49. L'inscription de la « roue de Fortune » au cœur de la réflexion occidentale sur « l'épico-romanesque » nous ramène d'ailleurs au principe de ce colloque, au roman médiéval, et plus particulièrement à un aspect qu'en ont lumineusement révélé les travaux de Francine Mora : cet Enéas qui surgit d'une relecture « romanesque » de Y Enéide, sous-tendue par un commen¬ taire philosophique dont le fondement est la Consolation de la Philosophie de Boèce, tout entière placée sous le signe de « Fortune muable »50. L'Enéas, pour l'essentiel, juxtapose le récit virgilien et le commentaire moral référant aux vicissitudes de Fortune51 : pour inventer son « nouveau roman », il aura suffi, au fond, à l'huma¬ nisme, de les fusionner, en particulier par le biais de la théorie nar¬ rative cicéronienne. « L'aventure » du roman chevaleresque sera amenée ainsi à tisser des rapports étroits avec « l'accident de Fortune », ce qui la charge d'un sens philosophique nouveau. Processus dont les Amadis et leurs commentaires, non moins que le Roland Furieux, auront constitué des jalons majeurs. Non, toutefois, peut-être, sans que la figure de Fortune ne se soit chargée d'une aura plus positive, puisque c'est à la faveur de son incoercible

49. Sur ces points voir B. Weinberg, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, The University of Chicago Press, Chicago, 1961, pp. 954 sq. et M. Stanesco, op. cit. 50. Voir F. Mora, L'« Enéide » médiévale et la naissance du roman, Paris, P.U.F., 1994. 51. Voir notre « Lectures romanesques de Virgile », et les vv. 629-641 de Y Enéas, éd. A. Petit, Paris, Livre de Poche, 1997, p. 86.

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varietas que le roman baroque, après les Amadis, s'emploie à nous suggérer qu'entre heurs et malheurs « inopinés», tout compte fait, la vie se prête au moins à être « mise en conte. »52 Jean LECOINTE Université de Poitiers

52. Sur l'ambivalence de la Fortune « baroque », figure d'auteur, dans YAstrée, notamment, on se reportera avec profit à E. Ftenein, « Fortune des chevaliers, for¬ tune des bergers », Cahiers du Dix-septième, VI, 1996, pp. 1-12, qui cite (p. 8) les Epistres morales d'Honoré d'Urfé : « Du commencement à la fin du monde tout ce qui s'y fait n'est qu'une comédie dont l'univers est le théâtre, les hommes les per¬ sonnages, les Dieux les auditeurs, et la Fortune le Poète. » (I, 19, 164)

La confluence des genres dans le roman de la fin du XVIe siècle : La Mariane du Filomène

Selon Gustave Reynier,1 la fin des guerres civiles en France aurait vu la naissance d'une seconde époque du roman sentimen¬ tal. A partir des années 1590, au moment même où se développait la mode des salons, efficaces foyers de la lecture mondaine, ce genre un peu assoupi aurait connu à la fois une renaissance et une métamorphose. Un peu moins plaintifs et moins doloristes, moins enclins à l'analyse, mais, en contrepartie, plus riches en péripéties et surtout beaucoup plus moralisateurs que leurs devanciers, les romans de Nicolas de Montreux, de Nervèze, Des Escuteaux ou Du Souhait, multiplient alors les récits de « chastes amours » contra¬ riées, en exploitant une formule éprouvée : une intrigue amoureuse mettant en scène des amants exemplaires, toujours bien nés et sou¬ vent affublés de noms grecs, de raisonnables longueurs, quelques emprunts choisis au roman d'aventures (déguisements, voyages, enlèvements),2 mais racontés d'une plume sage, un peu lente, et soucieuse de vraisemblance, un épilogue qui réconcilie le bonheur des cœurs et la paix des familles, et l'usage généralisé d'un style qui fuit la trivialité.3

1. Le roman sentimental avant l'Astrée, Paris, Colin, 1908 (repr. 1970). 2. Ainsi les Religieuses amours de Nervèze font se succéder une intrigue au cou¬ vent, l'enlèvement de la jeune fille déjà professe (mais l'amoureux s'est muni de dispenses), une fuite en bateau, une attaque de pirates, un duel suivi d'emprison¬ nement, une épidémie mortelle et des retrouvailles avec une tendre mère sur une île (VIe histoire des Amours diverses, Lyon, T. Ancelin, 1608). 3. Voir R. Zuber, « Grandeur et misère du style Nervèze », dans J. Lafond et A. Stegmann éd., L'Automne de la Renaissance, Paris, Vrin, 1981, p. 53-64.

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Si nous acceptons ce schéma d'évolution, alors La Mariane du Filomène, roman anonyme publié en 1596,4 pourrait être jugée un peu retardataire. Ce récit d'un amour opiniâtre, longtemps incon¬ solé, cultivé en dehors de tout projet de mariage, semble entendre le sentiment à la mode ancienne. Il est plus proche de la première partie des Angoisses douloureuses d'Hélisenne de Crenne (1538),5 ou de modèles déjà classiques, comme la Fiammetta de Boccace, que des Amours diverses6 d'un Nervèze : donnant la parole à la victime d'un abandon (dont on devine assez tôt qu'il a peu à espérer), il sacrifie l'intérêt dramatique à l'épanchement de la déploration amoureuse. A Boccace (non seulement pour la Fiammetta, mais aussi pour le Filostrato ou le Filocolo) et aux romanciers du début de la Renaissance, La Mariane emprunte également plusieurs traits de style, comme un goût prononcé pour l'ornementation mytholo¬ gique, et certains procédés narratifs, comme l'insertion de songes prémonitoires. Pourtant, ce « vieux roman » aurait aussi bien le droit de s'ap¬ peler « nouveau roman »7 par la façon même dont il exploite un héritage désormais en partie démodé. Sa construction est fort com¬ plexe, puisqu'elle associe une narration première (le journal rétros¬ pectif où Filomène consigne les menus événements, les rencontres, les accès de désespoir, les songes qui lui sont advenus pendant cinq jours et cinq nuits de désarroi8), une narration seconde (le récit fait par Filomène à sa confidente, Diane, de ses amours passées et de leur échec), et deux sortes d'histoires enclavées : d'une part l'auto¬ biographie de Diane, confidente du narrateur, de l'autre le

4. A Paris, chez Claude de Monstreuil et Jean Richer. 5. H. de Crenne, Les Angoysses douloureuses qui procèdent d'amour, éd. Christine de Buzon, Paris, Champion, 1997 ; Ph. de Lajarte, « La passion amoureuse et sa représentation dans la première partie des A. D.... », dans La peinture des passions de la Renaissance à l'Age classique, Saint-Etienne, 1995, p. 61-77. L'amant ressuscité de la mort d'amour de Nicolas Denisot (« Théodose Valentinian »), publié en 1557, a aussi, par sa donnée initiale, quelques points communs avec l'intrigue principale de La Mariane : la victime d'un amour malheureux y raconte la trahison qui le tue de désespoir et dont il a été vaguement averti en songe. Il se réveille, après qu'on l'ait cru mort, guéri de toute passion (voir l'éd. de V. Duché, Genève, Droz, 1997). 6. C'est sous ce titre que les romans de Nervèze, d'abord imprimés séparé¬ ment, ont été rassemblés en collection (éd. 1605 et 1608). 7. C'est l'avis de Nicole Cazauran, « Un nouveau roman en 1596 : La Mariane du Filomène », dans Mélanges Jacques Truchet, Paris, PUF, 1991, p. 89-94. 8. Seule la seconde partie du livre V dépasse ce cadre : Filomène y raconte la fin de sa passion et la naissance d'un amour nouveau ; l'ensemble du texte est donc censé avoir été écrit quand Filomène s'était dépris de Mariane.

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concours de nouvelles organisé par les amis de ce dernier, dans l'intention avouée de le guérir de son obsession en le persuadant définitivement de l'incurable inconstance féminine. Tissé de ces différents fils, le roman ne les emmêle jamais, et il joue sur des plans temporels distincts, en observant une chronolo¬ gie assez précise et serrée, sans commettre de confusion ou d'in¬ exactitude. Selon Gustave Reynier,9 la plupart des romans anonymes de cette période ont dû être écrits par des amateurs, généralement des gentilshommes : si c'est le cas de La Mariane, on a lieu de s'en étonner un peu. Une égale maîtrise se révèle d'ailleurs dans la gestion du point de vue ; notre roman est entiè¬ rement conçu à la première personne, toutes les lignes de perspec¬ tive convergent vers son héros-narrateur, Filomène : on n'y apprend rien qu'il n'ait su, on n'y entend aucun discours qu'il n'ait écouté, l'image des autres personnages ne nous parvient qu'à tra¬ vers sa propre perception, et la voix indiscrète d'un « sur-narra¬ teur », mieux informé ou plus sage, ne vient jamais doubler la sienne.10 Roman un peu archaïque ou roman d'avant-garde, La Mariane du Filomène semble nous donner l'exemple d'une manière de racon¬ ter plutôt singulière en son temps, et cette impression est confirmée par la façon dont son auteur a emprunté à différents genres pour enrichir la composante fondamentale du texte (la confession senti¬ mentale), lui donner une architecture plus complexe et réorienter sa signification. Les songes, dont le développement exceptionnel donne à La Mariane un attrait singulier et énigmatique, constituent déjà à eux seuls une sorte de creuset générique, où la lyrique amou¬ reuse du XVIe siècle rencontre la tradition plurielle du récit allégo¬ rique, mais la narration principale et ses annexes doivent aussi beaucoup à l'histoire tragique et à la pastorale, dont elles utilisent les caractéristiques contrastées comme autant de contre-poids. Bien entendu, le simple fait de mélanger des matériaux hétéro¬ gènes n'avait rien d'exceptionnel à une époque où le roman, sans même parler de codification, n'avait pas de modèle dominant et faisait son miel de tout. De plus, l'histoire tragique et la pastorale étaient au plein de leur vogue à la fin du XVIe siècle, et leur popu¬ larité était notamment attestée par la façon dont elles investissaient

9. Op. cit., p. 263 sq. 10. Voir La Mariane du Filomène, éd. par N. Cazauran et I. Pantin, Paris, Klincksieck, 1998, Introduction, 2e p. : « L'auteur et son double : Filomène meneur de jeu ».

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le champ romanesque, soit par le biais de discrètes contaminations, soit par de totales prises de possession. A partir de la forme origi¬ nelle, la pastorale-églogue, et à côté de la forme dérivée, la pasto¬ rale dramatique, la pastorale-roman faisait son chemin dans la littérature française, sans rompre encore, il est vrai, avec la forme du prosimètre, héritée de Sannazar.11 Et quoique de façon moins nette, le roman tragique cherchait à naître de l'histoire tragique : le Discours de la Perfidie d’Amour de Joseph de la Mothe (Paris, P. le Phénix, 1594) n'est qu'un fait-divers étiré, élevé à la dignité d'une fiction exemplaire, sans perdre les troubles attraits de la chronique judiciaire.12 Pour un romancier des années 1590, le type pastoral ou le type tragique faisaient donc partie des options possibles ; en revanche, il était moins habituel de les combiner, étant donné que ces deux genres, par leur décor, par leur style et par leur idéologie, pouvaient paraître incompatibles. Aux scènes de plein air, dans une campagne peuplée d'animaux sauvages, en plus des vaches et des moutons, stylisée et intemporelle (même lorsque l'histoire était censée se passer « de notre temps »), s'opposaient les scènes d'in¬ térieur ou les scènes de rue, voire de grands chemins, dans un cadre moderne et souvent urbain.

11. La mode pastorale avait été favorisée par des traductions, celle de Y Arcadie de Sannazar par Jean Martin (Paris, Vascosan et Corrozet, 1544), celle de la Diana de Jorge de Montemayor par Nicole Collin (Reims, 1578). La première pastorale romanesque française est la Pyrénée de Belleforest (1571), voir Y. Giraud, « Et in Arcadia ego. Belleforest sur les traces de Sannazar », dans M. Simonin éd.. Du Pô à la Garonne. Recherches sur les échanges culturels entre l'Italie et la France à la Renaissance, Agen, 1990, p. 353-97. Elle sera suivie par La Bergerie de Belleau (éd. complète, 1572), par La Camille de Pierre Boton (Paris, J. Ruelle, 1573), et par les Bergeries de Julliette de Nicolas de Montreux (en 5 livres, 1585-1598). Voir notam¬ ment Jules Marsan, La pastorale dramatique en France à la fin du XVIe et au commen¬ cement du XVIIe siècle, Paris, 1905 ; Alice Hulubei, L’éclogue en France au XVIe siècle, Paris, 1938 ; E. T. Lincoln éd.. Pastoral and Romance : Modem Essays in Criticism, Engelwood Cliff, 1969 ; Le Genre pastoral en Europe du XVe au XVIIe siècle, SaintEtienne, 1980 ; Nathalie Dauvois, De la Satura à la Bergerie. Le prosimètre pastoral en France à la Renaissance, Paris, Champion, 1998. 12. Voir Reynier, op. cit., p. 186 sq. Sur le développement de l'histoire tragique en France, voir notamment René Sturel, Bandello en France au XVIe siècle, Bordeaux, 1918 (art. parus dans le Bulletin italien, XIII-XVIII, 1913-1918) ; Donald Stone, « Belleforest's Bandello : a bibliographical study », BHR, 34, 1972, p. 489-499 ; Michel Simonin, Vivre de sa plume au XVIe siècle ou la carrière de François de Belleforest, Genève, Droz, 1992 ; Idem, François de Belleforest et l'histoire tragique en France au XVIe siècle, Thèse d'Etat dactyl., Paris XII, 1985, t. II ; Sergio Poli, Storia di storie. Considerazioni sull'evoluzione délia storia tragica in Francia dalla fine delle guerre civili alla morte di Luigi XIII, Albano Terme, 1985 ; Idem, Histoire tragiques. Anthologie/Typologie d'un genre littéraire, Fasano, Schena, 1992.

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Comme l'a très bien montré Nathalie Dauvois, l'écriture de la pastorale romanesque était restée déterminée par ses origines poé¬ tiques : le prosimètre avait même servi de terrain expérimental pour favoriser le transfert ;13 elle se distinguait par une abondance de motifs caractéristiques, tels que les « descriptions de paysages »,14 les ekphraseis (comme la description du temple et des tombeaux dans la Prosa terza de Y Arcadia),15 les invocations ou les stances élégiaques, et elle usait largement des effets de cadence et d'harmonie sonore. Tandis que l'histoire tragique n'avait que faire du « folklore pastoral », si j'ose dire ; et, sans se rapprocher du style bas ou simple, elle se plaçait dans un registre différent. Des procédés ana¬ logues (phrases périodiques, images, accents pathétiques) s'orien¬ taient, dans un cas, vers la recréation d'un éden ou d'un enfer également imaginaires, et, dans l'autre cas, vers la dénonciation des vices et des misères d'une humanité trop réelle : l'histoire tra¬ gique pouvait parcourir toute la gamme allant du sermon inspiré à la comédie de mœurs, il était rare qu'elle abordât le lyrique. Enfin, malgré une lointaine similarité de sujets, les deux genres développaient deux philosophies bien diverses. Les accidents amoureux, la fragilité des sentiments, la trop facile conversion de l'amour en haine, l'esclavage de la passion donnaient lieu, dans l'un et l'autre genre, à des analyses et à des tableaux presque contraires. Dans la pastorale, le « Ciel » en portait la plus lourde responsabilité, qu'on entendît par là les Astres, le pouvoir univer¬ sel de l'Amour, ou un hasard subtilement divinisé ;16 et cette vision, qui libérait les personnages du poids de la culpabilité, laissait aussi

13. Selon N. Dauvois (De la Satura...), les descriptions en prose jouent un rôle essentiel dans ce processus : « Ainsi retrouve-t-on de Y Arcadia à La bergerie, cette rivalité de la prose et de la poésie dans ces descriptions entièrement assu¬ mées par une première personne en qui se renouvelle l'expression lyrique » (p. 254). 14. Ainsi commence le titre du roman de Belleforest : La Pyrenee et pastorale amoureuse, contenant divers accidens amoureux, descriptions de paysages... (Paris, Gervais Mallot, 1571). Le modèle du genre était la Prosa prima de Y Arcadia. Sur ce texte, voir notamment Giuseppe Toffanin, L'Arcadia: saggio critico, Bologne, 1946 ; W. J. Kennedy, /. Sannazaro and the Uses of Pastoral, Univ. of New England, 1983 ; Pilar Fernandez-Canadas de Greenwood, Pastoral Poetics, Madrid, 1983. 15. Voir aussi, dans la Pyrénée, la description du palais proche du temple de Pan (éd. 1571, p. 160 sq.). 16. Dans Y Arcadia, la belle chasseresse dont l'indifférence désespère Carino se trouve par hasard cachée sous le promontoire d'où son amant tente de se précipi¬ ter, ce qui amène un heureux dénouement (Prose VIII, trad. cit., 51v°).

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place à l'espoir ;17 il était réconfortant de savoir que le chassé-croisé des amants était réglé par une forme de providence, et que le bon¬ heur arrivait parfois par des voies surnaturelles : Enareto, le magi¬ cien de YArcadia, eut beaucoup de successeurs avant de se changer en « devin de village ». Dans l'histoire tragique, en revanche, les désordres de la passion étaient imputables au vice, aux excès du tempérament ou au défaut d'éducation ; réglés par une fatalité vis¬ cérale et punis par un Dieu implacable,18 ils n'avaient pas droit aux secours envoyés d'en haut, aux présages encourageants, aux fon¬ taines d'oubli ou aux sortilèges bienfaisants. La sensualité des bergers, même si, comme dans la Pyrénée de Belleforest, il s'agissait de montagnards chasseurs d'ours, restait dans les limites de la douceur, elle ne se changeait jamais en appé¬ tit ogresque, comme il arrivait fréquemment dans les histoires tra¬ giques où la pente était raide et glissante qui menait du désir à la voracité, puis à la cruauté. La violence du héros pastoral s'exerçait seulement contre lui-même, et surtout par l'abstention (il cessait de dormir et de manger) ; elle était si contraire à sa nature qu'il avait peine à en réunir assez pour mener à bien ses projets de suicide. Ainsi le Sincero de Y Arcadia se révèle-t-il incapable de se supprimer. ...je pourgettay diverses et estranges conditions de mort. Et véritablement j'eusse mis fin a mes tristes jours ou par corde, ou par poyson, ou par une espee trenchante, n'eust esté que mon ame dolente, surprise de je ne sçay quelle pusillanimité, devint craintive et peureuse de ce qu'elle desiroit...19 La différence était encore plus marquée dans les personnages féminins. Les chasseresses les plus farouches de la pastorale ne poussaient pas l'agressivité au delà de l'indifférence,20 tandis que

17. Dans la prose VIII de Y Arcadia, le retour d'une vache égarée est le signe faste qui permet à Carino de promettre à Sincero un prochain retour heureux dans sa patrie, en invoquant « les augures et promesses des dieux » (trad. cit., 4v°). 18. Sur la fatalité dans les histoires tragiques, voir S. Poli, « La forza del destino nella storia tragica tra cinque e seicento (1590-1640) », et M. Simonin, « Faits divers tragiques », dans Tragedia e sentimento del tragico nella letteratura francese del Cinquecento (Colloque, Gargnano, 1989), Florence, Olschki, 1990, p. 127-40 et 141-53. M. Simonin montre bien les contradictions internes de la vision d'un Belleforest : ses héros sont prédestinés, par leur nature effrénée et parce que leur châtiment futur est comme inscrit dans le plan de la Providence, et cependant il voudrait conserver une petite place au libre-arbitre (art. cit., p. 143). 19. Sannazar, L'Arcadie, trad. J. Martin, Paris, 1544, 42r°. 20. Dans Y Arcadia, il suffit à une jeune fille de recevoir un aveu d'amour en se taisant et en se détournant pour que l'amant, Carino, désire se tuer (trad. cit., 49r°).

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la célèbre collection de Bandello, accrue par Belleforest, abonde en figures de lionnes et de louves mémorables : Violente,21 Pandore22 ou la Comtesse de Cellant23 sont là pour montrer que les femmes, dès que « leur colere s'allume et s'enflamme... deviennent quelque fois furieuses et entreprennent des choses que les plus cruels tyrans auraient horreur d'executer ».24 L'auteur de La Mariane a pourtant risqué ce mariage improbable, en jouant sur les différences de timbre et de climat pour accentuer les contrastres entre les différentes parties de son roman et en rendre l'architecture plus frappante. Pour simplifier, et compte tenu du fait que le principal fil narratif est un récit sentimental qui peint la déception amoureuse d'un jeune homme de bonne famille, nous dirions que la pastorale remplirait une fonction de cadre, tan¬ dis que l'histoire tragique marquerait le centre. Dans La Mariane, en effet, l'histoire tragique semble enchâssée dans la pastorale, tout comme Paris est encerclé par la campagne. Filomène, qui va de l'une à l'autre (à la ville pour retrouver sa maison et courtiser sa maîtresse, dans les champs pour exhaler sa douleur), assure le lien entre les deux en endossant un rôle à deux parties. Mais le roman ne se contente pas de jouer sur un rythme d'alternance binaire, il adopte aussi une structure concentrique. Son milieu (au livre III) est matériellement occupé par une série de nouvelles dont deux sont des histoires tragiques ; il s'agit, pourrait-on dire, de la transposition du topos bucolique du concours de chant. Or ces nouvelles sont conçues par leurs narra¬ teurs comme des miroirs tendus à Filomène, dont l'aventure pré¬ sente des situations et des personnages similaires et risque de tourner aussi mal. Mais le début de la Mariane est une superbe ouverture pastorale où le héros, « esperdu soubs l'horreur d'un obscur nüage de tris¬ tesse, et battu d'une violente borasque de regret et d'ennuy, AU XVIIe SIÈCLE

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changement de modèle. Les romans contemporains sont à même de plaire aux hommes de son temps parce que, prenant exemple sur le roman grec, ils ne relèvent plus d'un art du roman fondé sur une fausse valeur des personnages14. Il caractérise également cette rupture par le respect des règles qui est observé par les modernes. Selon Lenglet-Dufresnoy, c'est cette régularité qui permet de dis¬ tinguer le roman moderne, et donc d'opposer les anciens romans, dans lesquels il inclut ceux du XVIe siècle, aux modernes. Le tour¬ nant opéré au XVIIe siècle correspondrait alors à la naissance d'une exigence nouvelle dans la mise en œuvre de l'art des romans, l'exactitude15. Cette rupture est fréquemment mise en avant par les romanciers. Dans la préface de Faramond, La Calprenède juge nécessaire de dis¬ tinguer son ouvrage des romans de chevalerie auxquels il a emprunté cadre et personnages. Cette stratégie de différenciation débute par un refus du terme « roman » qui désigne des ouvrages fabuleux et irréguliers. Puis l'auteur justifie successivement le choix du cadre, le grand nombre de récits de combat et enfin la peinture d'un héros qui peut paraître « trop extraordinaire et pour son pro¬ cédé et pour ses aventures »16. Le discours préfaciel a essentiellement pour fonction de prévenir la critique de parenté avec les romans de chevalerie en fondant ses choix narratifs sur un code romanesque. En dehors de quelques réflexions purement historiques, c'est à l'intérieur d'un débat pour et contre le vieux roman que sont envi¬ sagés ces textes. L'image dominante de contre-modèle pourrait alors fournir des renseignements sur la conception du roman au XVIIe siècle.

Un contre-modèle significatif À la différence du XVIe siècle où les romans de chevalerie sont surtout l'objet de critiques morales17, c'est le genre dans son entier

14. Sorel, La Bibliothèque française (lre éd., 1664), Paris, Compagnie des Libraires du Palais, 1667, p. 164. 15. Lenglet-Dufresnoy, De l'usage des romans, Amsterdam, Veuve de Poilras, vol. I, p. 205. 16. La Calprenède, Faramond ou l'histoire de France, Paris, A. de Sommaville, vol. 1, 1661, avertissement n. p. 17. Voir Nicole Cazauran, « Les romans de chevalerie en France : entre "exemple" et "récréation" », Le Roman de chevalerie au temps de la Renaissance, Centre de recherches sur la Renaissance, J. Touzot, 1987, p. 29-48.

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mais plus spécialement les ouvrages récents que vise cette critique au XVIIe siècle ; le roman de chevalerie semble simplement mépri¬ sable pour ses extravagances. L'aspect le plus frappant de cette cri¬ tique du vieux roman est « l'absence de doctrine » qui le distingue radicalement du roman moderne. Huet exclut de son étude ce sous-genre qui ne relève pas de la définition qu'il établit du roman, et, selon son analyse, ce n'est qu'avec d'Urfé que l'art du roman quitte la « barbarie » pour la régularité. La critique la plus fréquente et la plus convenue est celle de la matière romanesque, à laquelle sont reprochés l'extravagance, la répétition d'un même schéma et le recours à la magie. Cette cri¬ tique, dont Sorel se fait le promoteur, apparaît sous une forme condensée dans les Remarques du Berger extravagant : Jamais un Chevalier ne se marie qu'il n'ait joui de sa Maîtresse auparavant, et l'enfant est toujours perdu ou nourri secrètement quelque part, puis quand il est grand il fait tant de beaux exploits qu'il est assez connu. Il va à quelque tournoi et après il rencontre quelque Damoiselle qui lui demande de l'assistance contre un Géant. Il va avec elle, et rencontre un pont dont le passage est défendu. Ayant abattu le Chevalier qui le garde, il arrive à une forteresse dont il délivre ceux qui sont enchantés. Voilà le sommaire de toutes ces fables [...].18

Sont ici épinglés l'aspect répétitif, la trame ridicule et les hasards trop bien arrangés d'ouvrages dont Sorel prétend procurer un « sommaire » collectif. La critique n'envisage que rarement un ouvrage précis, encore plus rarement un passage, et le merveilleux est considéré par la quasi-totalité de nos textes comme une marque de reconnaissance, mais n'est jamais défini. Ce refus d'une matière répétitive et invraisemblable caractérisée par le merveilleux s'ad¬ joint à une exigence de vraisemblance, concept omniprésent dans la réflexion du XVIIe siècle sur le roman, mais également de vérité. Sorel attribue l'oubli dans lequel sont tombés les romans de cheva¬ lerie à un souci de vérité, et Huet condamne ces ouvrages dont l'art est fondé sur la seule invention du romancier. En revanche Chapelain les réhabilite en mettant au jour la vérité historique qui est la leur et qu'il appartient au lecteur de distinguer de la fable qui l'entoure, aboutissant au paradoxe d'un ouvrage à la fois fabuleux et historique. Disposition et élocution font également l'objet de critiques. Dans le dialogue de Chapelain, celui-ci reconnaît l'absence d'art du

18. Sorel, Le Berger extravagant, « Remarques », Paris, T. du Bray, 1627, p. 681-682.

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Lancelot en constatant sa mauvaise organisation et la rudesse de son expression. À son interlocuteur Ménage qui lui oppose le fait « que tout art en est banni, que rien n'y surprend, que rien n'y pique, et que, très souvent, il s'y mêle une certaine simplicité qui approche fort de la niaiserie et de la sottise », il convient que « l'au¬ teur [...] ne s'est jamais douté de ce que c'était qu'un plan d'ou¬ vrage, qu'une disposition légitime, qu'un juste rapport des parties, qu'un nœud subtil ni qu'un dénouement naturel. Il va tant que terre le porte ; il est toujours sur une même figure et chante tou¬ jours sur un même ton »19. Reprenant les catégories rhétoriques de Yinventio, de la dispositio et de Yelocutio, il arrive au constat que cet ouvrage est irrégulier dans tous ses aspects. La technique de l'entrelacement et la longueur des épisodes sont souvent décriées. Huet dresse une comparaison entre les modes de composition du roman grec et du vieux roman pour montrer tout ce qui sépare une technique fondée sur un art et une multiplication désordonnée20. Nombre de textes leur reprochent désordre et confusion qu'ils réunissent dans l'expression « galimatias ». Le style des vieux romans est parfois exclu de la critique pour sa naï¬ veté. Lenglet-Dufresnoy et Jacquin louent le style du Roman de la Rose, naïf et simple selon l'un, doté d'ingénuité et de traits spiri¬ tuels selon l'autre21. Ces critiques permettent de mettre au jour une triple exigence de clarté, de naturel et d'agrément pour l'écriture romanesque. Enfin, les vieux romans suscitent des questions qui concernent la fiction dans son ensemble. Chez Fancan, la défense des romans est, plus qu'une réhabilitation, une interrogation, à propos d'ou¬ vrages marqués par l'invraisemblance, sur le goût des hommes pour le fabuleux. La question des goûts du lecteur et de l'effet pro¬ duit par la fiction est fréquemment envisagée. Selon l'analyse d'Anne Mantero, la réflexion sur la place du lecteur chez Chapelain permet de montrer la façon dont l'écriture littéraire est commandée par le public qu elle vise, et définit une loi de la fiction roma¬ nesque, « plaire au public de son temps »22. C'est en cela que la fic¬ tion romanesque est à la fois fabuleuse et historique : si elle est fondée sur un récit inventé, ce sont la langue et les mœurs effec-

19. Chapelain, op. cit., p. 180. 20. Huet, op. cit., p. 87. 21. Lenglet-Dufresnoy, op. cit, tome II, p. 235. Jacquin, Entretiens sur les romans, Paris, Duchesne, 1755. 22. A. Mantero, art. cit., p. 161.

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tives d'un temps donné qu'elle met en scène. L'importance de concilier ces deux éléments apparaît dans la lettre du texte par la récurrence du terme « conformité »23. L'exigence d'une fiction fon¬ dée sur des éléments vraisemblables et donc reconnaissables par les contemporains s'accompagne d'une interrogation sur la façon de mettre en œuvre cette vérité. Est alors définie une vérité roma¬ nesque distincte de la vérité du récit historique : au contraire de l'historien, qui a pour fonction de rapporter des faits et de prouver des vérités générales, le romancier est « l'historien des mœurs de son temps » et, pour le Moyen Âge, propose « le supplément des annales qui nous en restent, lesquelles ne nous apprennent que la naissance et la mort des princes, avec les accidents qui y ont signalé leurs règnes. ». Il permet donc au lecteur de connaître une époque au moyen du particularisme que seule l'écriture romanesque peut offrir : Vous ne le croyez que pour ce qu'ils en rapportent assez généralement [les historiens], au lieu que par celui-ci [l'auteur du Lancelot] vous le voyez dans les actions particulières et dans les paroles mêmes de ses personnages, telles que les faisaient et les proféraient les véritables hommes de ces temps-là.24

L'interrogation sur une possible historicité de romans en appa¬ rence entièrement fabuleux débouche alors sur la définition d'une vérité romanesque qui serait la peinture des mœurs d'une époque. La question de la nature et surtout de la fonction de la fiction apparaît notamment à propos de la visée allégorique ou philoso¬ phique. Les auteurs du XVIIe siècle considèrent en général que cette visée a totalement disparu du roman moderne et vont jusqu'à réfuter la possibilité d'une lecture allégorique des ouvrages du Moyen Âge. La position de Villiers est intéressante car, dans un dialogue, il oppose deux conceptions de la fiction romanesque qui prennent toutes deux appui sur les vieux romans. L'un des interlo¬ cuteurs prône, par opposition aux ouvrages allégoriques qui « [abusaient] de la crédulité des simples », une fiction visant le seul divertissement. L'autre veut allier utile et agréable et proposer au lecteur un enseignement, partant du constat que si le roman ne recherche que le plaisir du lecteur, comme dans les vieux romans, il se réduit à des « sottises » 25.

23. Chapelain, op. cit., p. 177 et 191. 24. Chapelain, op. cit., p. 181 et 184. 25. Pierre de Villiers, Entretiens sur les contes de fées, Paris, J. Collombat 1699 p. 99-100.

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La notion de vieux roman, en dépit de son caractère vague qui recouvre souvent une mauvaise connaissance de la littérature médiévale, procure une voie d'entrée instructive dans la poétique romanesque du XVIIe siècle. En plusieurs points, la critique des vieux romans chez les théoriciens du roman rejoint celle des adver¬ saires du genre romanesque : critique de la matière invraisemblable et répétitive, des longueurs et de l'artifice de la construction, de l'expression qui se réduit à un « galimatias ». Mais les vieux romans sont également le point de départ d'une réflexion histo¬ rique et d'une interrogation à propos de problèmes clés - goût pour le fabuleux, exigence de vérité, distinction entre vérité romanesque et vérité historique, fonction de la fiction - sur la place de la récep¬ tion et sur l'effet de la fable. Il resterait à étudier, et la question est vaste, l'impact du corpus que constituent les vieux romans sur la pratique romanesque du XVIIe siècle pour voir en quelle mesure ce contre-modèle est le modèle caché du roman « moderne ». Camille ESMEIN Université de Paris IV-Sorbonne

BIBLIOGRAPHIE Établie par E. Bury et F. Mora

Cette bibliographie ne prétend pas à l'exhaustivité : elle reprend pour l'essentiel les indications qui figurent dans les notes au fil du texte, et ajoute seulement quelques références complémentaires. Il s'agit exclusivement de la bibliographie secondaire : on trouvera en effet la liste des auteurs et des œuvres étudiés et cités dans l'index ; il sera ainsi commode de retrouver les éditions de références utili¬ sées dans chaque article.

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INDEX DES AUTEURS ET DES ŒUVRES CITÉS

Abélard 82 Adam de la Halle, Le Jeu de la feuillée 81 Adenet le Roi 203, 284 Agrippa de Nettesheim (HenriCorneille) 419 Alamanni (Luigi) 426 Alexandre d’Aphrodisée, De sensu communi 169 Allègre (Antoine) 422 Alménar (Jean), Morbi Gallici Curandi Ratio 166 Amadas etYdoine 30, 174 Arnadis de Gaule 26, 28, 34, 92, 97, 144, 375, 379, 420, 423, 437, 449, 452, 455-456 Amadis primitivo 27 Ami etAmile 343 Amyot (Jacques) 7-8, 19, 37-45, 48-51 — L’Histoire Æthiopique 42, 4445, 51, 56 — Éthiopiques 52-53, 55-59, 6263, 196-197, 203, 378, 419-420, 431, 434-435 — Les amours pastorales de Daphnis et Chloé 44 — Les œuvres morales de Plutarque 42

— Les vies des hommes illustres 42 — Projet d’une éloquence royale 43 Anacréon 73 André le Chapelain, L’Art d’aimer 181, 185 Aneau (Barthélémy), Alector 45 Antiochus et Stratonice 167 ; voir Valère Maxime et Rodulphus Tortarius (Raoul le Tourtier) Apollodore 49 Apulée 88 Arioste (Lodovico Ariosto dit 1’) 9, 18-19, 29, 34, 67-68, 96, 253, 371, 375, 380, 393, 397-400, 403, 408-409, 417, 425-427, 437 — Le Roland furieux (Orlando Furioso) 9, 18-19, 67-68, 96, 368-369, 371, 375, 378, 380, 397-398, 417-418, 425-426, 428, 437 Aristote 39, 60, 67-68, 100, 102, 166, 177, 197-198, 201, 378, 418, 438, 440, 444-448, 453 — Éthique à Nicomaque 447 — Poétique 67-68,197-198, 301, 418, 438, 440, 444, 448 — Problème XXX 166-167 — Rhétorique 447 Arnaud de Villeneuve 171-172

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DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

Arnaut de Carcasses, Las Novas del papagay 154 Arnoullet (Olivier) 30 Artus de Breta(i)gne (Le Petit) 11, 28, 30, 107-108, 110, 115-117, 129,450 Athénagoras 46, 48, 50 Athénée 438 Aubert (David), Cronicques et conquestes de Charlemagne 343 Aubert (Guillaume) 377, 379 Audiguier (Vital d’)5 La Flavie de la Ménor 92 Augustin (saint) 143, 453 Aulnoy (Marie-Catherine d’) 10, 87-88, 90 — Le Cabinet des fées (Belle-Belle ou le chevalier fortuné, Hile de la félicité) 87-88 — Histoire d’Hypolite, comte de Douglas 87

Avicenne, 170-171 Bade (Josse) 370, 373, 376 Baïf (Jean-Antoine de) 421 Bandello (Matteo) 389, 393 Basile (Giovanni Battista), Pentamerone 79-80 Baudouin comte de Flandre

Il

15,

285 Baudoin (Jean) 176 Baudri, abbé de Bourgueil 167 Belleforest (François de) 101,388389, 391, 393, 404 — Histoires tragiques 389, 392 — La Pyrénée 388 Belleau (Rémy), La Bergerie 386 Belle Hélène de Constantinople (La)

(chanson de geste en vers) 116, 201, 203, 205-206, 221-222, 341, 343 Belle Hélène de Constantinople (La)

(mise en prose anonyme) 211, 220, 228, 345-346, 350-351 ; voir aussi Jean Wauquelin 195 Bellère (Jean) 311-312

Bembo (Pietro), Les Azolains (Gli Azolani) 48 Benoît de Sainte-Maure 28 — Chronique des ducs de Normandie 123 — Le Roman de Troie 28 Bergeries de Juliette (Les) 92 Bernard de Chartres, Commentaire de P Enéide 165

Bernard de Gordon, Lilium rnedicinae 171, 176 Bernard de Ventadorn (Ventadour) 148-149, 164 Béroalde de Verville (François), L’Histoire Véritable ou le Voyage des princes fortunez 183-185, 190

Beroaldo (Filippo) 373 Béroul 148 Berte as grans piés 344 Berthault de Villebresme 340 Bertrand de Bar-sur-Aube 342 Beuve de Hantone 344 Bible des poètes (La) 256 Boaistuau (Pierre) 395 — Histoires tragiques 389 — Le Théâtre du monde 176 Boccace 163, 177-178, 384 — La Généalogie des dieux 238 — Le Décaméron 354 — L’Elegia di Madonna Fiammetta 163, 384 — Filocolo 384 — Filostrato 384 Boiardo, Orlando innamorato 28, 67 Boèce, Consolation de philosophie 365, 380 Boileau (Nicolas) 73, 90 — L’Art poétique 73 — Dialogue sur les héros de roman 7 3 Boisrobert (François de), Histoire indienne 459 Bonaventure des Périers, Nouvelles récréations et joyeux devis 79 Borel (P), Bibliotheca chimica seu catalogus librorum philosophorum hermeticorum 50

INDEX DES AUTEURS ET DES ŒUVRES CITÉS

Bossuet (Jacques-Bénigne) 54 Boton (Pierre), La Camille 306 Bugnyon (Jean) 33 Caburacci (Francesco) 418 Caelius Aurélien 172 Camus (Jean-Pierre) 16, 25, 57, 309, 313 — Agatonphile 25, 36 — Le Cléoreste 37 — Pétronille 36 Cartheny (Jean de), Le Voyage du Chevalier errant 16 309-311,313315, 320 Caseneuve (Pierre de), Caritée ou la Cyprienne amoureuse 182-183, 185 Caviceo, Il Peregrino 163 Caylus (le comte de), 135 Célestine (La) 419 Cent Nouvelles Nouvelles (Les) 79, 85, 354-355, 359-363 Cercamon 164 Cervantès (Miguel de) 45 — Don Quichotte 34, 45, 264 — Les Travaux de Persilès et de Sigismonde 45 Césaire de Heisterbach, Dialogus Miraculorum 128 Césarius (Jean), Rhetorica 277 Challe (Robert), Les Illustres Françaises 367 Changy (Pierre de) 422 Chatison de Roland 279 Chapelain (Jean) 6,65-69, 71-75,464 — De la lecture des vieux romans 65, 464, 468 — La Pucelle 65, 72, 75 — Lettre ou discours à Monsieur Favereau 68, 72 Chappuys (Gabriel) 404 Charles d’Orléans 170 Charnes (l’abbé Jean-Antoine de) 36 Charron (Pierre), De la sagesse 446 Chartier (Alain) 177, 302 Chateaubriand (François-René de),

,

René

162

499

342-343 Chevalier au papegau (Le) 116 136, 138-140, 146, 157 Chevalier du papegau (Le) 12, 135137, 141, 143, 146, 156 Chrétien deTroyes 7, 20, 114-115, 136, 139-140, 142-143, 146, 164, 174, 450, 452 — Cligès 164 — Erec 210, 215-216, 221 — Le Chevalier au lion 20, 132133,453-455 — Le Chevalier à la charrette 117 Christine de Pizan, La Cité des dames 356 Chronique de Turpin 30, 344 Cicéron 19, 376-377, 380, 439440, 442-446, 448 — De Inventorie 376-377 — Epistolce familiares (Epîtres familières) 442 Cinzio (Giraldi) voir Giraldi Ciperis de Vignevaux 343-346 Cleomades 284 Cleriadus et Meliadice 15, 267-268, 281, 287 Cligès (en prose) 164 Colet (Claude), Histoire Palladienne 421, 439 Colonna (Egidio), De regimine Principium 26 Colonna (Francesco), Le Songe de Poliphile 317,433 Comte d’Artois (Le) 15, 17, 281, 295, 299, 304, 307, 359-361 Comte de Monte Cristo (Le) 348 Constant (Benjamin), Adolphe 162 Constantin l’Africain 169 — Pantegni 171 — Viaticum 168-169 Chevalier au cygne (Le)

,

Conte de Floire et Blancheflor (Le)

13, 147, 174, 196, 198-199 Conte de la dame et des trois perroquets (Le)

153

Continuations de Perceval 339

Corneille (Pierre), Cinna 329

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

500

Corrozet (Gilles), Richard sans peur (mis en prose) 11, 123-124 Courcelles (Pierre de). Rhétorique française 377 Crenne (Hélisenne de). Les Angoysses douloureuses 12, 161, 163-164, 167, 384 Cupeperus (G.) 47 Cy nous dit (recueil d’exemples moraux) 153-154

Du Perret, La Cour d’amour, ou les bergers galants 191 Du Pré (Galliot) 14, 233 Du Puy-Herbault (Gabriel), Theotimus 179, 416, 419 Durand (Pierre), Guillaume de Païenne 340 Du Souhait (François) 303 Du Verdier (G.) 36 Eneas (Le Roman d’) _ Erec (en prose)

Dame et des trois papegaulz (Le conte delà)

153

Dante, La Divine Comédie 390, 429 Darmancour (Pierre) 79 ; voir Perrault (Charles) Deimier (Pierre de), L’Académie de l’art poétique 375 Delvau (éditeur d’Artus de Bretagne dans la Nouvelle Bibliothèque Bleue au XIXe siècle) 108, 121 Denisot (Nicolas), L’Amant resuscité de la mort d’amour 19, 440 Des Caurres (Jean) 438 Des Escuteaux (Nicolas) 303 Des Gouttes Qean) 426-428 Des Masures (Louis) 424 Deulin (Ch.)5 Contes de ma mère l’Oye avant Perrault 79 Devise des armes des chevaliers de la Table Ronde 244 Dieudomié de Hongrie 344

Diodore 44 Dolce (Lodovico) 426 Donat 376 Doon de Mayence 347 Dorât (Jean) 450 Don Belianis 36 Drouart La Vache 170 Du Bellay (Joachim) 450 Dubois (François), Poetica (Poétique) 373, 376-377 Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniae

123 Du Ferrier (A.) 46 ducum

174,210,215-216,

221 Ésope 152 Estoile (Pierre de 1’) Euripide 44, 100

165

Fabricius (A.), Bibliothecae Graecae 47 Fancan (François Langlois, sieur de), Le Tombeau des romans 462 Fauchet (Claude) 100 Fierabras 27, 31, 33, 340, 344, 450 Filandrier (G.) (dit Philander) 51 Fille du comte de Pontieu (La) 210, 305 Flaubert (Gustave), Aiadame Bovary 162 Flavius Josèphe 38 Fleur des batailles Doolin de Mayence

347 Flore (Jeanne), Contes amoureux 167 Florence de Rome 346 Florent et Octavien 343 Floridan et Elvide 357, 361, 364 Folengo (Teofilo) 253, 264 Fresnoy (N. du) 50 Froissart Qean), Mèliador 28, 33 Fumée (Martin) 8, 46-52, 56 — Du vray et parfait amour 8, 4652, 56 (La)

— Histoire des guerres faictes par l’empereur

Justinian

contre

les

Vandales et les Goths 47

— Histoire générale des troubles de Hongrie et de Transylvanie 47

INDEX DES AUTEURS ET DES ŒUVRES CITÉS

— Traité pour l’union et concorde entre ceux qui se disent chrestiens 47 Furetière, Dictionnaire 94 Galeran de Bretagne 298 Galien 168 Garbin (Louis) 240 Geoffroy de Monmouth 28, 253 Gérard de Berry, Glosses auViaticum 176 Gerson (Jean) 420 Gerzan (Fr.), L’Histoire africaine 50 Geste des Lorrains 345 Gide (André) 162 Gillion de Trazegnies 296 Giolito (Gabriele) 425 Giraldi (Giovan Battista) 67-68, 70, 380, 417-418 — Discorso intorno al comporre dei romanzi 67, 417 — Ercole 68 Girart d’Amiens, Charlemagne 343 Goethe (Johann Wolfgang von) 34 Gohory (Jacques) 17, 38, 375-377, 432-433 Gomberville (Marin Le Roy de), Polexandre 100 Gondi (Paul de, cardinal de Retz) 65 Gossuin de Metz 140 Gouberville (Gilles Picot, sire de) 32 Gournay (Marie de) 47 Grandin (François), Destruction de l’orgueil mondain 422 Graville (Anne de) 95 Groulleau (Estienne) 31 Guazzo (Stefano) 404 Guéret (Gabriel), Le Parnasse réformé 7 3 Guérin de Monglave 343 Guez de Balzac (Jean-Louis) 459 Guillaume IX d’Aquitaine 164 Guillaume de Digulleville, Pèlerinage de vie humaine 309 Guillaume de Jumièges 123 Guillaume de Lorris, Le Roman de la rose 95,151,370,420,429,462,467

501

Guillaume de Machaut, Le Voir Dit 108 Guillem Torroella, La Faula 144 Guillon (R.) 39 Guiron le Courtois 14, 25, 233-234, 240-244, 247 Guy de Warwic 13 5 Gyron le Courtoys 233, 237, 245, 248, 426 Haillan (du) 100 Heldris de Cornouaille, Le Roman de silence 88 Hélie de Borron (pseudo-) (auteur de Guiron le Courtois) 245-246 Héliodore, Les Ethiopiques 8, 35, 38-39, 42-45, 48, 51, 434 Henri de Mondeville 168 Herberay des Essarts (Nicolas d’) 32, 34, 37-38, 45, 239, 372, 417, 423-424, 426-427, 430-431, 433, 441, 455, 457 — Amadis 417 — Dom Florès 38, 45 — Primaléon 38, 462 Hérodote 49 Hésiode 49 Histoire d’Olivier de Castille et Artus d’Algarbe (U) 291,288 Histoire de la Reine Berthe et du Roy Pépin (H)

195

Histoire de Merlin (H) 233 Histoire des seigneurs de Gavre (H) 17 Histoire du chevalier doré et de la pucelle Cuer d’Acier (L’)

93, 85,

89, 415 234 Homère 49, 68, 74, 328, 372, 379, 418 — Iliade 70,74 — Odyssée 70, 197 Horace, Épîtres (De Arte poetica)

Histoire du Saint Graal (L’)

71, 430 Huet (Pierre-Daniel) 8-9, 20, 51, 53-62, 70-72, 459, 463-464, 466467

502

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

— Commentaire d’Origène sur saint Matthieu 54

— De interpretatione 54 — Diane de Castro ou le faux Inca 54 — Lettre à mademoiselle de Scudéry 54, 57 — Lettre-traité sur l’origine des romans 8, 51, 53-56, 58-59, 62, 70, 72 — Mémoires 53-54 Hugues Capet 344 Huon de Bordeaux 30, 116, 342, 347, 461 Isidore de Séville, Les Etymologies 172 Jacquin (Armand-Pierre), Entretiens sur les romans 467 Janot (Denis) 30-32, 63, 235, 239 JeandeWavrin 210 Jehan d’Avesnes (d’Avenues) 15,210, 217, 222, 227 Jehan de Paris 355 Jehan Bretel 165 Jehan de Grieviler 165 Jehan le Bel 172 Jehan le Bourg(e)oys 242 Joan Rois de Corella, L’Historia de Jason i Medea 148 Jodelle (Étienne) 421, 439-440, 450 Johan Garcia de Castroxeriz 26 Jourdain de Blaye 343 Jules César 97, 177, 329, 331-332 La Calprenède (Gautier de) 16,62, 73, 323-325, 328, 331, 334-336, 465 — Cassandre 16, 73, 323-328, 331, 334-336, 465 — Cléopâtre 16, 73, 324 — Faramond 323, 465 Lafayette (Marie-Madeleine de) 53-54

— La Princesse de Clèves 36, 192 — Zaïde 53-55 La Fontaine (Jean de) 34, 88, 158, 192 — L’Histoire de Psyché 88 Laigneau (D.), L’Harmonie mystique 50 Lalaing (Jacques de) 133 La Mothe (Joseph de), Discours de la perfidie d’amour 386 La Motte du Brocquart, Les Amours d’Archidiane et d’Almoncidas 183, 190 Lancelot du lac (ou Lancelot en prose) 9, 25, 65, 69, 72, 74, 92, 110, 179, 251, 255, 261, 428, 463 Lancelot-Graal 65, 89, 339 Landino (Cristoforo) 373 La Noue (François de), Discours politiques et militaires 25 La Sale (Antoine de) 295, 300, 302, 305-307, 353, 363 — Jean de Saintré 17, 295, 300, 305, 354, 361-364 — Des anciens tournois et faits d’armes 302 — Le Reconfort de Madame de Fresne 306, 363 Lemaire de Belges (Jean) 101, 155 — Les Epistres de l’amant vert 155 Lenglet-Dufresnoy (Nicolas), De l’usage des romans 465, 467 Le Nobletz (Michel), Carte du Psaltérion 314 Le Noir (Michel) 30 Léon Hébreu, De l’amour 185 Lettres portugaises (Les) 162 L’Héritier de Villandon (MarieJeanne), L’Adroite Princesse ou les avantures de Finette 82, 86 Lion de Bourges 344 Lisdam (Henry du), Histoire ionique 92 Logeas (le sieur de) 36 Lohier et Malart 344 Longis (J.) 420

INDEX DES AUTEURS ET DES ŒUVRES CITÉS

503

Longus, 54

Meurvin 343

Lopez de Gomara (Fr.), Histoire

Mézières (Philippe de), Le Songe du vieil pèlerin 309 Montaigne (Michel de) 108 Montalvo, Amadis de Gaula 26, 34 Montemayor (Jorge de), La Diana 386 Montlyard (Jean de) 45 Montreux (Nicolas de) 35, 52, 383 — L’œuvre de la chasteté 52 — Les Bergeries de Juliette 92 Morgant le Géant 461 Mort le roi Artu (La) 140 Muret (Marc-Antoine) 450

générale des Indes occidentales et Terres Neuves 47 Lourdelot (Jean) 182, 184-186 Lucien, L’Histoire vraie 40 Lucrèce, De rerum natura 442 Mabrien 340, 342

Machiavel, Discours sur Tite-Live 49 Macrobe 18, 49,373, 438 Magny (Olivier de) 450 Maillart (Jean), Le Roman du comte d’Anjou 15, 197, 200, 267-268 Malatesta (Giuseppe) 418 Mallarmé (Stéphane) 162 Manekine (La) : voir Philippe de Remi (roman en vers) etWauquelin (Jean) (mise en prose) Mansion (Colard) 256 Marcassus (P. de) 36 Marguerite de Navarre 162,440 — L’Heptaméron 79 Marie de France 151, 156, 164 — Lai de Guigemar 164 — Lai du Laüstic 151 Mariane du Filomène (La) 18, 383395 Marot (Clément) 156 Marsile Ficin, Sur le Banquet de Platon ou De l’amour 185 Martial d’Auvergne (pseudo-), Les Arrêts d’amour 12,182-183 Martin (Jean) 375, 386, 388, 390 Martorell (Joanot), Tirant le Blanc 12, 135-136, 145, 148 Maugin (Jean), Le Nouveau Tristan 125 Maugis d’Aigremont 343

Melanchton (Philippe) 376, 378 Meliadus de Leonnoys 233-234, 245 Mélusine 27, 30 Ménage (Gilles), Origines de la langue française 67, 260 Merlin en prose

Nassau-Sarbrück (Elisabeth de) 344 Nervèze (Antoine de) 18, 383-384, 397-398 — Les amours diverses 18, 384, 397, 399-411 — Les Amours d’Olympe et de Birène 18,397-411 — Essais poétiques 398 Nores (Jason de) 380 Nostre Dame (Jehan de). Vie des poètes provensaux 183 Obsopœus (Vincentius) 38 Ogier le Danois 27, 343 Orderic Vital 123 Oudot (Nicolas) 108, 121 Outreman (Henri d’), Histoire de la ville et comté de Valentiennes 310 Ovide 151, 155, 168, 177, 256, 429 — L’Art d’aimer (Ars arnatoria) 168 — Les Amours 151,155 — Les Métamorphoses 256, 429 — Les Remèdes à l’amour (Remedia Amoris) 168 Ovide moralisé 256 Palmerin d’Olive 430, 462 Pasquier (Étienne), Les Recherches de la France 98

504

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

Passion Jhesuscrist (La)

237

Pausanias 49 Peletier du Mans (Jacques), L’Art poétique 374, 430 Perceval (en prose) 234 Perrault (Charles), Contes de ma Mère l’Oye (La Belle au bois dor¬

9, 78-80, 8283 Petit (Jehan) 233 Pétrarque 177, 373, 429 Philippe de Remi 210 — Jean et Blonde 174 — La Manekine 210 Piccolomini (Eneas Silvio), Histoire d’Eurialus et Lucretia 419 Pierre de Beauvais, Bestiaire 155 Pierre d’Espagne, Commentaire du Viaticum 168, 171 Pierre de La Cépède, Paris et Vienne 17, 175, 355, 357 Pierre de Provence 419 Pierre et Maguelonne 357 Pigna (Giovanni Battista), I Romanzi 67-68, 70, 380, 417 Plantin (Christophe) 31 Platon, La République 39 Plutarque 41-43, 48-50, 170, 323, 438 — Œuvres morales 42 — Vies des hommes illustres 42 Poissenot (Bénigne) 28 Pomponius Mêla 49 Ponthus et Sidoine 267 Possevino (Antonio) 423 Primaleon 38, 462 Procope 49 Prophéties de Merlin (Les) 262, 264 Pure (l’abbé de), La Prétieuse 94 Puy-Herbault (Gabriel du), Theotimus, mant, Peau d’Âne)

sive de tollendis et expungnandis malis libris

179,419

Quatre Fils Aymon (Les)

Rabelais 419, 429 Raimbaut d’Orange 164 Raymond Lulle 145 Recueil des histoires de Troie 95

Renart (Jean) 147 — Le lai de l’ombre 147 — L’Escoufle 298 Renaut de Montauban 342-343, 348-349 René d’Anjou, Le Livre du Cuer d ’A mours espris 151, 175 Rhétorique à Hérennius 376 Richard sans peur 11, 123-124, 128129, 133 Ripa (Cesare), Iconologie 176 Robert de Borron 246 Robert le Diable 27, 30, 123, 133, 461 Rodulphus Tortarius (Raoul le Tourtier) 167 Roman d’Apollonius de Tyr (Le) 196 Roman de Guillaume d’Orange 342, 346, 349, 351 Roman de Horn 267 Roman de Perceforest (Le) 9, 77, 8384 Roman de Tristan (Le) (en prose) 95, 165 Roman du Chastelain de Coucy et de

210 Roman du Graal (Le) en prose 95 Ronsard (Pierre de) 90, 101 — La Franciade 101 Rusticien de Pise (Rustichello da Pisa), Compilation 240-241, 244, 247 la dame de Fayel (Le)

Saint-Gelais (Mellin de) 44 Sainte-Gemme (Pierre de), Première

27, 341,

461 Queste del Saint Graal (La)

Quinte-Curce 49 Quintilien 51, 376, 453

247

Partie

du

La

Grand Roy

amoureux 189 Sala (Pierre) 132, 165 — Le Chevalier au lion 138, 455

20, 132,

INDEX DES AUTEURS ET DES ŒUVRES CITÉS

— Tristan 25, 26, 30, 82 Saladin 210, 305 Salel (Hugues) 430 Sales (saint François de) 57 Sannazaro (Jacopo), Arcadia 388, 390

— Advertissement sur l’histoire de France 92

387-

San Pedro (Diego de), Tractados de Amores de Arnalte y Lucenda 441 Sarasin (Jean-François) 65-67, 71, 74-75 — Discours de morale sur Épicure 71 — S’il faut qu’un jeune homme soit amoureux 66 Scarron (Paul), Le Roman comique 367 Scudéry

(Georges

de),

Préface

35, 70, 74 Scudéry (Georges et Madeleine de) 9, 35, 53-54, 57, 66, 70, 73-75, 325, 329, 334, 336 — Artamène ou le Grand Cyrus 73, 331 — Clélie , histoire romaine 73, 192 — Ibrahim ou l’illustre Bassa 35, 70, 74, 334 Scudéry (Madeleine de) 66, 73 Segrais (Jean Régnault de) — Les Nouvelles françaises ou les d’ibrahim ou l’illustre Bassa

Divertissements

de

la

Princesse

Aurélie 73

Serres (Jean de) 102 Sertenas (V.) 44 Sévigné (Marie de) 34, 62, 336 Sevin (Michel), Discours sur les livres d’Amadis 38, 431 Siégé de Barbastre (Le) 349 Sigogne 25 Somme

des pechez et les

505

remedes

d’iceux (La) 188 Sonnius (M.) 46 Sophocle 49 Sorel (Charles) 26, 53, 62, 91-93, 100-101, 191, 336, 460, 462, 464, 466

— Francion 26 — Histoire de la monarchie fran¬ çaise 91, 99 — La Bibliothèque françoise 26, 100, 460 — La Connaissance des bons livres 26, 336, 462, 463 — Le Berger extravagant 26, 62, 99, 182, 191, 466 — Orphize 92 — Polyandre 48 — Récréations galantes 191 — Remarques sur le Berger extrava¬ gant 99 Strabon 39,41,49 Sue (Eugène) 348 Suite du Merlin 89, 253, 256 Tallemant des Réaux 36 Tasso (Bernardo) 426 Tasse (Le) (Torquato Tasso) 29, 68, 70, 88, 96, 323, 439-440 La

Jérusalem

délivrée

(Gerusalemme liberata) 29, 88, 437 — Les discours de l’art poétique et du

poème

héroïque

(Discorsi

dell’arte poetica e del poema eroico)

29, 68 Thenaud (Jehan) 166 Theseus de Cologne 343 Thibaut de Champagne 82 Thomas d’Angleterre, Tristan 129 Thomas d’Aquin (saint) 453 Thomas de Saluces, Le Chevalier errant 153,409 Tirant le Blanc : voir Martorell (Joanot) Tite-Live 49 Trésor amoureux (Le) 353-355,361, 364, 366 Tressan (Louis, comte de) 108, 121, Bibliothèque universelle des romans 22

Trissino (Gian Giorgio) 67-68

506

DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

— Al Clementissimo et Invittissimo Imperatore V Carlo Massimo 67 — LTtalia liberata dai Goti 67 — Sofonisba 44 Tristan : voir Roman de Tristan (Le) Tristan de Nanteuil 344 Trognese (Joachim) 312-313 Tyron (Antoine) 432 Urfé (Honoré d’) 9, 10, 12, 35, 5354, 57-58, 61, 70, 73-75, 92-102, 182-191, 368, 466 — Epistres morales 98 - L’Astrée 10, 35, 57, 70, 73-74, 85, 92-101, 147, 183, 186, 188, 190-191, 379 — La Savoisiade 98 — La Triomphante entrée 98 Valdès (Juan), Dialogo de la lengua 28 Valentin et Orson 27 Valentinian (Théodose) 440 ; voir Denisot (Nicolas) Valère (Maxime), Facta et dicta memorabilia 167 Valéry (Paul) 162 Vascosan (Michel) 44, 386, 390, 422 Vaumorière (Pierre d’Ortigue de) 324

Vellutello (Alessandro) 429 Vérard (Antoine) 14, 31, 233, 236239, 241, 244-245, 251, 253, 256-260, 262, 264, 426 Verlaine (Paul), Sagesse 101 Veyssière de Lacroze (Mathurin) 47 Vigneulles (Philippe de), Garin le Lorrain (mis en prose) 215 Villiers (Pierre de), Entretiens sur les contes de fées 468 Virgile, Énéide 17,418,429 Vitruve 51 Vivès (Juan Luis) 419 Voiture (Vincent) 34 Wace, Roman de Rou 123 Warswiczcki (S.) 39 Wauquelin (Jean) 195, 210, 212, 340, 344, 347, 350-351 La

Belle

Constantinople

Hélène

de

(mise en prose)

195, 351 — Girart de Roussillon 344 — La Manekine (mise en prose) 80, 195, 201, 210, 212, 340 Woolf (Virginia) 162 Y s aïe (Ysaÿe) le Triste (Le roman d)

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction, par Emmanuel BURY et Francine MORA ...

7

I - Ruptures, ou continuité ? Michel BIDEAUX (Université de Montpellier) : Le roman de chevalerie de la Renaissance : héritage ou innovations ? Pour un état présent de la question .

25

Laurence PLAZENET-HAU (Université de Paris-IV) : L’impulsion érudite du renouveau romanesque entre 1550 et 1660.

35

Giorgetto GIORGI (Université de Pavie) : La structure et les thèmes des récits chevaleresques dans le dialogue De la lecture des vieux romans de Jean Chapelain.

65

Anne BERTHELOT (Université du Connecticut) : Traces du Roman de Perceforest à la fin du XVIIe siècle ....

77

Eglal HENEIN (Tufts University, Medford, Massachussetts) : Le Mirage du Moyen Age.

91

II - La merveille et l’amour Christine FERLAMPIN-ACHER (Université de Rennes-II) : Artus de Bretagne du XIVe au XVIIe siècle : merveilles et merveilleux.107

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DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

Elisabeth GAUCHER (Université de Brest) : Richard sans peur, du roman en vers au dérimage : merveilles et courtoisie au XVIe siècle.123 Patricia VICTORIN (Université de Montpellier) : Psittacisme et captivité dans le Chevalier du papegau et Tirant le Blanc.135 Michel STANESCO (Université de Strasbourg) : Mélancolie amoureuse et chevalerie dans les Angoysses douloureuses d’Helisenne de Crenne .... 161 Frank GREINER (Université de Reims) : La juridiction des sentiments : tribunaux et cours d’amour dans le roman français de l’âge baroque.181

III - Stratégies éditoriales et narratives

Yasmina FŒHR-JANSSENS (Université de Genève) : Connaître, reconnaître, méconnaître : retrouvailles différées et dénouements suspendus dans les récits de femmes persécutées au Moyen Age.195 Maria COLOMBO TIMELLI (Université de Milan) : Pour une « défense et illustration » des titres de chapitres : analyse d’un corpus de romans mis en prose au XVe siècle . 209 Barbara WAHLEN (Université de Lausanne) : Du manuscrit à l’imprimé : le cas de Guiron le Courtois.... 233 Nathalie KOBLE (ENS-Ulm) : Le testament d’un compilateur : montages textuels et invention romanesque dans l’édition princeps des « livres de Merlin » (Antoine Vérard, 1498). 251

IV - Éthiques et idéologies

Catherine ROLLIER (Université de Rennes-II) : L’errance du couple noble : évolution d’un outil didactique dans le roman du XIVe au XVe siècle (l’exemple de Cleriadus et Meliadice).267 Danielle BOHLER (Université de Bordeaux-III) : Péninsule ibérique et îles de Bretagne : la géopolitique de l’imaginaire romanesque au XVe siècle . . 279

TABLE DES MATIÈRES

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Catherine GAULLIER-BOUGASSAS (Université de Paris-III) : La croisade dans le roman chevaleresque du XVe siècle ... 295 Nancy ODDO (Université de Paris-III) : Rémanence littéraire et propagande catholique : les pieux enjeux du Voyage du Chevalier errant de Jean de Cartheny (1557). 309 Marie-Gabrielle LALLEMAND (Université de Caen) : Le sens de l’héroïsme chez La Calprenède.323

V - Rencontres génériques Claude ROUSSEL (Université de Clermont-Ferrand) : Mise en prose ou mise en roman ?.339 Douglas KELLY (Université du Wisconsin-Madison) : La norme et l’anomalie dans le roman au milieu du XVe siècle.353 Jean LECOINTE (Université de Poitiers) : Théorie du récit, aux marges de l’épopée et du roman, dans les paratextes des Amadis au XVIe siècle en France. . . 367 Isabelle PANTIN (Université de Paris-X) : La confluence des genres dans le roman de la fin du XVIe siècle : La Mariane du Filomène.383 Yves GIRAUD (Université de Fribourg, Suisse) : L’Arioste à la française. Les Amours d’Olympe et de Birène : réécriture par Nervèze d’un épisode du Roland Furieux.397

VI - Poétiques immanentes et théories du roman Sergio CAPPELLO (Université d’Udine) : Aux origines de la réflexion française sur le roman.415 Ullrich LANGER (Université du Wisconsin-Madison) : Le roman humaniste : vers le plaisir du fini.437 Marian ROTHSTEIN (Carthage College, Wisconsin) : Le lecteur, le texte et la mémoire : lire le roman à la Renaissance.449

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DU ROMAN COURTOIS AU ROMAN BAROQUE

Camille ESMEIN (Université de Paris-IV) : Les « vieux romans » entre contre-modèle et étape historique. Place et fonction du roman du Moyen Age dans la réflexion théorique sur le genre romanesque au XVIIe siècle.459

Bibliographie.471

Index.497

Cet ouvrage, publié aux Éditions Les Belles Lettres, a été achevé d'imprimer en mai 2004 sur presse rotative numérique de Jouve 11, bd de Sébastopol, 75001 Paris, France

N° d'éditeur : 6091 N° d'imprimeur : 349202Y Dépôt légal : juin 2004

DATE DUE

TREMT UN VERSITY

0 1164 0527764 5

D,

u roman courtois au roman baroque, quelles ruptures, quelle

continuité ? Les romans des XVIe et XVIIe siècles, lointains ancêtres du roman contemporain, se sont-ils construits par opposition au roman médiéval, ou dans une filiation plus ou moins avouée ? Telle est la question à laquelle ont essayé de répondre la trentaine de spécialistes réunis du 2 au 5 juillet 2002 à l'Université de Versailles - SaintQuentin-en-Yvelines. En diversifiant les angles d’approche, en inter¬ rogeant tour à tour la merveille et l’amour - ces deux piliers du roman médiéval -, les stratégies narratives, le rapport à l’éthique et aux idéo¬ logies, les poétiques immanentes et les rencontres génériques, ils ont tenté de cerner les contours d’une évolution complexe où tantôt l’innovation se glisse subrepticement au sein d'un maintien affiché de la tradition, et où tantôt au contraire une volonté affichée de rupture dissimule la permanence souterraine de certaines pratiques ou de certains concepts. Du XIVe au XVIIe siècle se laisse ainsi percevoir une série de mutations d’autant plus multiformes que le roman, genre novateur mais mal défini, absent du système générique légué par l’Antiquité, connu pour sa tendance à phagocyter d’autres genres, est en fait un genre éminemment social, très sensible donc aux mutations d’une société dont il intègre et répercute les désirs ou les fantasmes. Mais en même temps, à travers un effort de théorisa¬ tion croissant où le roman médiéval, face au roman de l’âge baroque, sert tour à tour de modèle et de repoussoir, se tisse peu à peu le fil d’une continuité et même d’”"~ •* " de siècle en siècle des aspin Titel:Du roman courtois au rom Autor.Hrsg.: Bury, Emmanuel Art.-.472539

ISBN:2-251-44259-

Acquisitions Department, Pete

SdNr.:676610 Lief. -.86567, Couverture : L'offrande du cœur (tapiss* Paris, Musée du Louvre. © RMN.

007782 16.08.2006

49,00

A06-1699

jpT ISBN : 2-251-44259-6

Auf.Hr.:150823

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